Mutation du système français de production d'armement… · thèse présentée par Jean-Paul...

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thèse présentée par Jean-Paul HEBERT Mutation du système français de production d'armement: la fin d'une régulation administrée Directeur de thèse: M.Jacques FONTANEL, Professeur à l'Université Pierre Mendès France. Suffragants: M. Jacques ABEN, Professeur à l'Université de Montpellier I, Mme Laure DESPRES, Professeur à l'Université de Nantes, M. Alain EUZEBY , Professeur à l'Université Pierre Mendès France, M. Bernard GERBIER, Professeur à l'Université Pierre Mendès France, M. Alain JOXE, Directeur d'études à l'EHESS, M. Bernard REVERDY , Professeur associé à l'Université Pierre Mendès France. Soutenue le 21 décembre 1993

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  • thse prsente par

    Jean-Paul HEBERT

    Mutation du systme franais de production d'armement:la fin d'une rgulation administre

    Directeur de thse: M.Jacques FONTANEL, Professeur l'Universit Pierre Mends France.

    Suffragants: M. Jacques ABEN, Professeur l'Universit de Montpellier I, Mme Laure DESPRES, Professeur l'Universit de Nantes, M. Alain EUZEBY, Professeur l'Universit Pierre Mends France, M. Bernard GERBIER, Professeur l'Universit Pierre Mends France, M. Alain JOXE, Directeur d'tudes l'EHESS, M. Bernard REVERDY, Professeur associ l'Universit Pierre Mends France.

    Soutenue le 21 dcem bre 1993

  • Remerciements Je remercie le Professeur Jacques FONTANEL de l'aide qu'il m'a apporte tout au long de la rdaction de cette thse. Ses critiques, ses encouragements, son dynamisme et sa matrise du sujet m'ont trs utilement pouss en avant et aid progresser. Je remercie galement celles et ceux qui dans des changes d'articles et de correspondances, Grenoble, Paris, Nantes, Montpellier, Lyon, Bruxelles, York, Hambourg, Barcelone, Montral, ont contribu enrichir ma rflexion. La documentation de cette thse a bnfici de la comptence et de la disponibilit de Laurence MARCELLI, (FEDN), Josette MEASSON (IREM de Rouen) et de Sada BEDAR (CIRPES). Qu'elles trouvent ici l'expression de ma gratitude ainsi que Youssef BENSMINA qui a relu la troisime partie et que Anne PESQUE qui a bien voulu corriger l'ensemble du manuscrit. A Rouen, j'ai profit de l'amiti et du soutien de Grald ORANGE, de Philippe JEANNE et d'Elisabeth HEBERT. Ils et elle savent combien je leur dois. Pierre, Pascal et Benot m'ont tour tour aid en me dictant les tableaux de chiffres ncessaires la ralisation des graphiques, tche ingrate mais si utile... Enfin, je voudrais qu'Alain JOXE trouve ici l'expression particulire de ma gratitude. Ce sont ses travaux et sa rflexion qui, depuis vingt ans, m'ont aid progresser dans la comprhension des enjeux de l'industrie d'armement. Ce sont son aide et son amiti qui, dans le cadre du CIRPES, m'ont donn les moyens de travailler cette thse.

  • Petit Larousse Illustr 1907. A la planche Armes sont reprsents: Bouclier Ecu Massue Flau d'armes Fronde Arc et flche Arbalte Trousse ou carquois Coutelas Poignard Epe-baonnette Epe Fleuret Hallebarde Pertuisane Pique Lance Cimeterre Briquet Dague Bancal Latte Hache Sabre de marine Arquebuse Fusil piston Carabine Canardire Revolver Pistolet Fusil Lebel Fusil de chasse Canon revolver Mortier Canon de campagne actuel

    Petit Larousse Illustr 1957 A la planche Armes sont reprsents: Bouclier Ecu Massue Flau d'armes Fronde Arc et flche Arbalte Trousse ou carquois Coutelas Poignard Epe-baonnette Epe Fleuret Hallebarde Pertuisane Pique Lance Cimeterre Briquet Dague Bancal Latte Hache Sabre de marine Arquebuse Fusil piston Carabine Revolver Pistolet Pistolet automatique Fusil de chasse Fusil mitrailleur M1929 Fusil rptition M1936 Mitraillette Mortier de 81

    Grenades Mitrailleuse Lance-flammes Bazooka Petit Larousse illustr 1987 Il n'y a pas de planche "armes". A Arme, on indique des catgories gnrales. Les seules armes cites prcisment sont: Canon Mitrailleuse. A Armement, on lit: L'armement moderne de plus en plus diversifi comprend, outre les armes feu classiques, les systmes autopropulss (roquettes, missiles), les vhicules mcaniss et blinds, les aronefs et leur infrastructure, les navires de surface et sous-marins, les moyens de transmission et de dtection, les armes nuclaires stratgiques et tactiques, etc.

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    Jean-Paul Hbert: Mutation du systme franais de production d'armement.

    Sommaire: Introduction gnrale ...................................................................................................................... 7

    section I: Nature du militaire ................................................................................... 11 section II: Le mode de production des armements dans le cas franais .................. 30 section III: Les transformations du contexte international et la remise en cause des quilibres internes.............................................................................................. 52

    Partie I: Typologie de la stratgie des acteurs productifs ........................................................... 59 Introduction.............................................................................................................. 60

    Chapitre 1: Formation et volution du noyau dur et du contour largi du systme franais de production d'armement.................................................................... 65

    section I: Place centrale du lien l'Etat pour le systme de production d'armement. 66 Section II: Noyau dur, contour largi et mouvance du systme franais de production d'armement............................................................................................. 77

    Chapitre 2: L'AEROSPATIALE: Une firme du secteur nationalis avec une croissance en cercles concentriques partir de ses mtiers. ........................................ 93

    section I: L'hritage historique................................................................................. 93 section II: Acclration des restructurations franaises partir de 1987: ............... 98 section III: Les alliances europennes. .................................................................... 101 section IV: Une stratgie de croissance interne, la recherche d'un optimum conomique et social. ............................................................................................... 106

    Chapitre 3: THOMSON-CSF: Mobilit, croissance externe et ingnierie financire. ............................................................................................................ 109

    section I: Gense de Thomson-CSF. ........................................................................ 109 section II: Une firme en renouvellement constant. .................................................. 112 section III: Les choix stratgiques de Thomson-CSF. ............................................. 126

    Chapitre 4: DASSAULT-AVIATION: Excellence technique, influence sur l'Etat et repli sur les tudes. ........................................................................................... 133

    section I: L'influence sur l'Etat................................................................................. 134 section II: Un environnement industriel clairsem. ................................................. 145 section III: Le resserrement sur le savoir-faire. ....................................................... 150

    Chapitre 5: MATRA: le dveloppement diversifi partir d'une base d'activit militaire dans la perspective de forger un des tout premiers groupes privs industriels de France. .................................................................................. 161

    section I: Le changement de taille d'un groupe priv............................................... 161 section II: Un groupe mobile dans un rseau dense et diversifi de relations industrielles. ............................................................................................................. 172 section III: La position du challenger....................................................................... 184

    Conclusion de la premire partie: Les quatre configurations de base du rapport entreprise/Etat constituent pour celui-ci un ensemble souple de moyens de rgulation administre du systme. ........................................................................................................ 195

    Partie II: Caractristiques et volution des marchs suivant les types de productions d'armement. ................................................................................................................ 209

    Introduction. ......................................................................................................................... 210 Chapitre 6: Le nuclaire militaire, filire de souverainet. ................................................. 221

    section I: Spcificit de la production nuclaire militaire dans l'ensemble politico-industriel de l'armement. ............................................................................ 222 section II: Produits et producteurs nuclaires. ......................................................... 225

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    section III: Le nuclaire militaire: au croisement de la politique de dfense et de la politique industrielle, un espace conomique peu contestable de l'extrieur. ................................................................................................................. 248

    Chapitre 7: L'arospatial, socle de la puissance internationale. ......................................... 269 section I: Le lien l'Etat. .......................................................................................... 270 section II: Productions et producteurs. ..................................................................... 278 section III: L'arospatial: le moins menac des domaines de production militaire. 293 section IV: Un ensemble de marchs fragments partiellement substituables......... 305

    Chapitre 8: L'lectronique de dfense: le dveloppement rapide de productions rcentes dans un march subordonn. .................................................................................. 309

    section I: Emergence de l'lectronique de dfense comme catgorie et comme ralit. ....................................................................................................................... 309 section II: Extension de l'lectronique de dfense et mutations des doctrines stratgiques............................................................................................................... 311 section III: L'Etat et le rseau des producteurs et des produits de l'lectronique de dfense. ................................................................................................................ 316 section IV: Contraintes conomiques et recompositions transfrontires et transactivits dans l'lectronique de dfense............................................................ 325 section V: Mutations de la place de l'Etat. ............................................................... 336

    Chapitre 9: Les marchs d'armement classique: Fin des arsenaux, fin de l'arsenalisation.. .................................................................................................................... 349

    section I: La Socit nationale des poudres et explosifs. ......................................... 353 section II: Giat industries. ........................................................................................ 358 section III: La direction des constructions navales. ................................................. 373 Conclusion: Le mouvement de dsarsenalisation. ................................................... 388

    Chapitre 10: L'volution des marchs d'armement classique pour les producteurs franais facteur de mutation du mode de rgulation du systme.......................................... 391

    section I: Contraction des marchs d'armement classique. ...................................... 392 section II: Evolution des marchs des matriels navals. .......................................... 396 section III: Les transformations du systme de production des armements classiques constituent la fin d'une rgulation administre. ...................................... 407

    Conclusion de la deuxime partie. ........................................................................................ 433 Partie III: Prix et rgulation administre: quilibre et dsquilibres. .................................... 439

    Introduction........................................................................................................................... 440 Chapitre 11: La drive des prix des matriels d'armement: mesure, facteurs et nature du phnomne........................................................................................................................ 443

    section I: Elments de mesure d'un phnomne mal connu. ................................... 443 section II: Modlisation de la dialectique quantit-qualit. ..................................... 471 section III: Le freinage de la drive des prix par l'allongement des sries: l'effet d'apprentissage. .............................................................................................. 518 Section IV: Les dimensions techniques et politiques de la drive des prix ............. 546

    Conclusion du chapitre 11. 585 Chapitre 12: La drive des prix, analyseur du mode de rgulation administre du systme franais de production d'armement. ............................................... 591

    section I: La drive des prix des matriels d'armement, analyseur du blocage du mode de rgulation administre........................................ 592

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    section II: Le basculement des compromis fondateurs de la rgulation administre du systme franais de production d'armement. .............................................................................................................. 606

    Conclusion de la troisime partie......................................................................................... 635 Conclusion gnrale......................................................................................................................... 637

    La table des matires dtaille se trouve page 755 et sq.

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    Nota bene: * Parmi les tableaux (71) et figures (105) qui suivent, six sont la reprise de figures et tableaux raliss par d'autres auteurs. Il est alors prcis: "reproduit de...". Les autres sont des ralisations originales labores pour ce travail. La mention "source..." indique seulement la source primaire de donnes chiffres partir de laquelle a t ralis la figure ou le tableau correspondant. * On a report en annexe (pages 699 754) l'ensemble des donnes chiffres reprsentes par des graphiques l'intrieur du texte. * La rapidit des changements qui affectent les firmes d'armement oblige dater les reprsentations qui les concernent. On s'est cependant efforc d'inclure les modifications les plus significatives intervenues entre la rdaction des passages concerns et le tirage du texte. Octobre 1993.

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    Introduction gnrale France, mre des arts, des armes et des lois....

    (Joachim Du Bellay, Les regrets).

    Plan :

    Introduction gnrale ........................................................................................................................................ 7 section I : Nature du militaire................................................................................................ 11

    .1 Difficults de l'analyse conomique du militaire : les leons de l'histoire de la pense conomique. ......................................................... 12

    La dsarticulation entre richesse et puissance. .......................................... 12 La prise en compte de la violence et du militarisme. ................................ 16 Le double caractre, conomique et politique, des dpenses militaires. ................................................................................... 19

    .2 Spcification conomique du militaire.............................................................. 23 Les moyens en capital du secteur de la dfense. ....................................... 23 Production de scurit, production de puissance, production d'imaginaire. ........................................................................... 26

    section II : Le mode de production des armements dans le cas franais ............................... 30 .1 Signification et limites du concept de complexe militaro-industriel. ................................................................................................................ 31

    Le CMI : Diversit des acceptions. ........................................................... 31 Limites de la notion de CMI. .................................................................... 34 Htrognit de l'"institution militaire"................................................... 36

    .2 La production d'armement dans le cas franais : un systme original, mis en ordre par l'Etat, en fonction d'objectifs stratgico-politiques............................................................................... 37

    Un systme socital................................................................................... 37 Un systme politico-stratgique. ............................................................... 38 Un systme au coeur de l'Etat . ................................................................. 40 Un systme dont l'architecture est dfinie par la structuration particulire de la Dlgation gnrale pour l'armement. ....................................................................................... 40 Reprsentation du systme. ....................................................................... 43

    .3 Un systme trouvant son quilibre dans un mode de rgulation administre............................................................................................. 45

    Une rgulation administre. ...................................................................... 46 Un ensemble de compromis institutionnaliss. ......................................... 48

    section III : Les transformations du contexte international et la remise en cause des quilibres internes. ........................................................................................... 52

    Les facteurs internationaux ....................................................................... 52 Les questions nouvelles pour la doctrine franaise de dfense. ................................................................................................ 53 Le poids nouveau de la dimension europenne......................................... 54 Le mouvement des mentalits et les transformations sociales................... 55 Les contraintes conomiques .................................................................... 56

    Caractriser le mode de rgulation du systme franais de production d'armement et montrer sa mue. ............................................................. 56

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    Depuis le dbut des annes quatre-vingt, les travaux d'conomie de la dfense1 ont pris une importance grandissante et les publications se sont multiplies. Une grande part de ces recherches porte sur le lien entre les dpenses militaires et la croissance conomique.2 Celle-ci est-elle affecte par les dpenses militaires? Et, si oui, dans quel sens? Les dpenses de recherche-dveloppement militaires exercent-elles un effet d'viction sur la R&D civile? Est-il possible, sur la base de travaux conomtriques, d'tablir l'existence de relations significatives?3

    1 On trouvera une prsentation synthtique de grand nombre des travaux cits ci-aprs dans ABEN J., Economie politique de la dfense, Cujas, Paris, 1992, 170 pages. 2 Sur tous ces points, voir: FONTANEL J. et SMITH R., "Analyse conomique des dpenses militaires", Stratgique, 3e trimestre 1985. FONTANEL J. et SMITH R., "L'influence des estimations et des stratgies de l'Etat sur l'analyse conomique de la dtermination des dpenses militaires", Cahiers de sciences conomiques, Facult des sciences conomiques de Grenoble, N11, 1991, p.95-121. HEBERT J-P., "L'effort militaire franais et ses retombes sur l'conomie", ARES, N4/1990, p.47-70. KALDOR M., The baroque Arsenal, Abacus, Londres, 1983, 239 pages. et KALDOR M., SHARP M. et WALKER A., "Industrial Competitiveness and Britain's Defence", Lloyds Bank Rewiew, N162, octobre 1986, p.31-49. LICHTENBERG F.R., L'initiative de dfense stratgique et la comptitivit industrielle des Etats-Unis, in SALOMON J-J.(dir.), Science, guerre et paix, Economica, Paris, 1989. 3 Dans la grande diversit de ces travaux, on peut citer: MELMAN S., The permanent war economy. American capitalism in decline, Simon & Schuster, New York, 1974, 384 pages. LEVITT M.S., The Economics of defence spending, NIESR, discussion paper N92, Londres, mai 1985. SMITH R., "Military expenditure and investment in OECD countries, 1954-1973", Journal of Comparative Economics, mars 1980, Vol.4, p.19-32. ALEXANDER W.R.J., "The impact of defence spending on economic growth", Defence Economics, 1990, Vol.2, N1, p.39-55. ou KINSELLA D., "Defence spending and economic performance in the United States", Defence Economics, 1990, Vol.1, N4, p.295-310. ou, dans une certaine mesure ATESOGLU H.S. et MUELLER M.J., "Defence spending and economic growth", Defence Economics, 1990, Vol.2, N1, p.19-27. THOMAS R.W., STEKLER H.O. et GLASS G.W., "The economic effects of reducing US defence spending", Defence Economics, 1991, Vol.2, p.183-197. BENOIT E., Defence and economic growth in Developping Countries, Lexington books, Lexington (Ma.), 1973, 327 pages. SMITH R.P., "The demand for military expenditure", The Economic Journal, 1980, Vol.90, p.811-820

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    Dcoulant logiquement de ce premier type d'interrogation, un autre pan important de l'conomie de dfense cherche prciser les termes du couple dsarmement/dveloppement. Le dsarmement est-il un facteur favorable au dveloppement?4 Quelle est l'importance des effets de substitution, d'viction, de diversion des ressources qu'entranent les dpenses militaires?5 Quelles sont les consquences pour les pays du tiers monde d'un effort national d'armement?6 A quelles conditions la rduction des dpenses militaires peut-elle avoir des effets positifs sur l'emploi et la croissance de ces pays?7 Ces questions ont trouv des formulations renouveles avec les controverses autour de la notion de dividendes de la paix.8 Comment comprendre cette notion? Une telle perspective est-elle raliste?9 Ne risque-

    FONTANEL J. et MATIERE J-P., Rle des dpenses militaires sur la croissance conomique de la France, Journes d'tudes du SGDN, 1982. LEONTIEFF W. et DUCHIN F., Military Spending, Facts and figures, Worldwide Implications and Future Outlook, Oxford University Press, Oxford, 1983. 4 voir: FONTANEL J., Incidences pour les pays en voie de dveloppement de la procdure de dsarmement entre l'Est et l'Ouest, p.107-133 (p.119) in SUR S. (dir.), Dimensions conomiques des ngociations et accords sur le dsarmement, UNIDIR, Genve, 1991, 212 pages 5 voir: GYIMAH-BREMPONG K., "Defence spending and economic growth in subsaharan Africa: an econometric investigation", Journal of peace research, 1989, N1. SMITH R. et SMITH D., The economics of militarism, Pluto press, Londres, 1983. MELMAN S., The permanent war economy, Simon & Schuster, New York, 1974, 384 pages. 6 FONTANEL J., "The economic effects of military expenditure in third world countries", Journal of peace research, novembre 1990, Vol.27, N4, p.461-466. BALL N., Security and economy in the third world, Princeton University Press, Princeton, 1988. DEGER S., Military expenditure in the third world countries. The economics effects, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1986 LOONEY R., Third world military expenditure and arms production, Macmillan press, Londres, 1988. SCHMIDT C., "Dpenses militaires, industries d'armements et endettement du tiers-monde", Dfense nationale, dcembre 1984, p.75-84. 7 voir: ROGALSKI M., "Armements et conomie: une nouvelle donne pour les dividendes de la paix?", Les temps modernes, mars 1993, N560, p.140-173. 8 voir: SUR S. (dir.), Dimensions conomiques des ngociations et accords sur le dsarmement, UNIDIR, Genve, 1991, 212 pages. HARTLEY K.(dir.), Aspects conomiques du dsarmement: le dsarmement en tant qu'investissement, UNIDIR, Genve, 1993, 104 pages. 9 voir LECANUET J. et alii, Rapport d'information au nom de la Commission des affaires trangres, de la dfense et des forces armes, sur quelques enseignements

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    t-elle pas d'entraner une dsindustrialisation?10 Comment peut-elle tre supporte par les diffrents groupes sociaux concerns?11 Le dsarmement suffit-il faire natre un monde "apais"? L'ensemble de ces travaux est bien loin d'avoir dgag des conclusions homognes. Nanmoins, ils ont permis de mieux cerner les problmes mthodologiques, de jalonner le champ de la recherche et ils ouvrent la voie des analyses portant sur des objets plus dlimits. En effet, la majeure partie des travaux raliss jusque-l porte sur des notions globales et s'intresse plutt aux dpenses militaires et leurs effets gnraux qu' la production d'armement et aux conditions socio-conomiques de sa ralisation. C'est prcisment sur ce dernier phnomne, tel qu'il s'observe dans le cas franais, que nous proposons de centrer l'analyse. Une telle dmarche ncessite de prciser ce qu'est, conomiquement, le "militaire". Il s'agit de montrer quelles sont les difficults de la pense conomique rendre compte du militaire dans sa spcificit, de dfinir l'articulation entre la production d'armement et le militaire et donc de proposer un mode adquat d'analyse de la production d'armement. Ce mode d'analyse doit prciser quelles sont les spcificits du systme franais, quels sont les facteurs d'quilibre de ce systme, tels qu'ils se sont forgs et ont fonctionn depuis l'aprs-guerre, quelle est la

    immdiats de la crise du Golfe quant aux exigences nouvelles en matire de dfense, Snat, Document N303, 25 avril 1991, 152 pages. (p.141). PAECHT A. et BALKANY P., Rapport d'information de la Commission des finances, de l'conomie gnrale et du plan sur la politique militaire de la France et son financement, Assemble nationale, document N415, 2 juillet 1993, 85 pages. 10 BLAIR D., "Criteria for planning the transition to lower defence spending", Annals AAPSS, septembre 1991, p.146-156. 11 voir COMMISSION DES COMMUNAUTES EUROPEENNES, The economic and social impact of reductions in defence spending and military forces on the regions of community, Office for official publications of the european communities, Bruxelles, 1992, 108 pages. HARTLEY K., Reducing defence expenditure: a public choice analysis and a case study of the UK, in SCHMIDT C. et BLACKABY F.(Ed.), Peace, defence and economics analysis, Macmillan, Londres, 1987.

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    porte des transformations stratgiques et conomiques, internationales et nationales, qui affectent cet ensemble depuis la fin des annes quatre-vingt.

    SECTION I : NATURE DU MILITAIRE

    Prciser la nature conomique du militaire, c'est chercher prciser un ensemble de comprhension large. Les armements sont ordonns un ensemble plus large qui est le "militaire", ce que dans les annes actuelles on nomme la "dfense". Le militaire lui-mme est ordonn la guerre. Mais ces diffrents domaines ne s'identifient pas12. Ils s'identifient mme de moins en moins puisque, pour les puissances qui depuis bientt cinquante ans ont fait les plus gros efforts de dpenses militaires, les perspectives concrtes de guerre se sont loignes. L'ordre nuclaire bipolaire qui a rgi cette priode s'est accompagn d'un loignement des guerres relles hors du champ des puissances nuclaires, parce que, selon la formule d'Alain JOXE, la guerre nuclaire serait trop destructrice pour permettre la poursuite d'un but politique raisonnable,13 ce que le gnral LE BORGNE exprimait en conclusion de l'un de ses ouvrages : La guerre est morte, la bombe l'a tue.14 Pour la France, dont l'histoire est scande par les priodes de guerre, les trente dernires annes apparaissent comme une priode nouvelle puisque depuis 1962, ce pays n'a plus t engag dans des situations de guerres comparables ce qu'ont t auparavant les guerres mondiales, les guerres d'Algrie et d'Indochine, la guerre du Rif, la guerre franco-prussienne, les expditions de conqutes coloniales, la guerre du Mexique, la conqute de l'Algrie, etc.15. Dans l'histoire rcente, c'est une priode de paix exceptionnellement longue qui n'chappe cependant pas au paradoxe. En effet, l'effort de dfense n'a dcru que de deux points de pourcentage du PIB par rapport la priode

    12 Cf. SCHMIDT C., Penser la guerre, penser l'conomie, Editions Odile Jacob, Paris, 1991, 350 pages. 13 JOXE A., Voyage aux sources de la guerre, PUF, Paris,1991, 443 pages. p.21. 14 LE BORGNE C., La guerre est morte...Mais on ne le sait pas encore, Grasset, Paris, 1987, 284 pages. P.267. 15 Mme l'engagement de la division "Daguet" dans la guerre du Golfe n'est pas comparable en dure, en importance et en cot des engagements de guerre majeure.

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    antrieure, comme s'il n'y avait pas de lien marqu entre priode de paix et effort de dfense. Cette constatation oblige bien sr essayer de prciser quoi correspond alors cet "effort de dfense", s'il n'est pas directement reli la guerre (ou la paix)? Que "produit-il"? La nature de cette production est-elle immuable dans le temps? Comment s'articulent les armements, le militaire et la dfense, la violence et la guerre?

    .1 DIFFICULTES DE L'ANALYSE ECONOMIQUE DU MILITAIRE : LES LEONS DE L'HISTOIRE DE LA PENSEE ECONOMIQUE. En reprenant grands traits certains apports de la pense conomique16 sur les questions des armes, du militaire et de la guerre, on peut mieux comprendre comment l'analyse hsite mettre en relation ces diffrents objets. La nature mme de ces hsitations et de ces difficults aidera alors dfinir les moyens d'analyse qui peuvent tre pertinents pour comprendre les enjeux de la production d'armement, mme si, l'heure actuelle encore, les questions de l'conomie de la guerre et des armements ne sont que trop rarement un objet central d'analyse17. La dsarticulation entre richesse et puissance. Les mercantilistes n'ont jamais perdu de vue dans leurs raisonnements le lien intime entre richesse et puissance. Ils trouvent les signes et les moyens de cette richesse dans le commerce, l'industrie et l'or. Ils sont les adeptes de l'Etat fort, en train de se constituer. Dans cette

    16 On trouvera un expos dtaill de cet aspect dans la premire partie de la thse de Claude SERFATI (Thse cite). 17 Il est significatif de ce statut de seconde zone du sujet que, dans une collection importante de dictionnaires d'conomie, sociologie et thorie conomique, le volume "Dictionnaire conomique et social" ne comporte pas d'entre "armes", ni "arme", ni "dfense", ni "guerre", ni "militaire". [BREMOND J. et GELEDAN A. (dir), Dictionnaire conomique et social, Hatier, Paris, 1990, 416 pages] et que mme le fort volume (854 pages) consacr "la pense politique" ne comporte que deux entres ayant un rapport avec le sujet : "guerre juste" et "pacifisme". [MILLER D. et alii (dir.), Dictionnaire de la pense politique. Hommes et ides, Editions Hatier, Paris, 1989, 854 pages.]

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    perspective, puissance du prince et richesse de la nation sont lies. Les mercantilistes cherchent les moyens d'accrotre la prosprit de la Nation, et la guerre peut tre un de ces moyens si elle permet des conqutes profitables, mais ils voient aussi que la prosprit est un gage de puissance, qui, elle-mme, peut tre un moyen d'augmenter la prosprit. Ils seront caractriss comme des "bellicistes" par SILBERNER18. Les physiocrates vont tre l'origine d'une premire transformation dans cette articulation entre richesse et puissance, conomie et Etat. Alors que pour les mercantilistes, le rle de l'Etat se justifie dans tous les domaines, le Prince (et l'Etat) tant aussi bien commerant ou banquier, les physiocrates ont une vision d'ensemble diffrente. Pour eux, il existe un ordre essentiel et naturel des socits, voulu par Dieu, la Providence ou la Nature19. L'ordre conomique naturel s'inscrit dans cet ensemble et il est fond sur l'harmonie des intrts, la proprit individuelle, la libert des changes, la poursuite par chacun de son propre intrt, l'abstention de l'Etat en matire conomique. Il s'agit d'une premire version du libralisme. Cependant, dans cette perspective, l'Etat ne disparat pas. La libert conomique signifie la fois le bonheur pour tous et la prosprit du Souverain. Mais l'Etat a la responsabilit de reconnatre et de promulguer les lois naturelles et d'enseigner cet ordre naturel afin qu'il soit respect. L'Etat, dans cette vision du monde, est une sorte de mandant de Dieu ou de la Raison, un intermdiaire entre les hommes et la Nature ou la Providence. Les physiocrates ne nient pas la place de l'Etat, au contraire, ils lui reconnaissent une autorit fondamentale. D'autant plus que l'horizon international n'est pas absent de leurs analyses. Le lien entre richesse et puissance demeure. QUESNAY crit :

    Le vritable fondement de la force militaire d'un royaume est la prosprit mme de la nation...Plus les richesses de la nation se

    multiplient et plus la puissance de l'Etat augmente.20

    18 SILBERNER E., Guerre et paix dans l'histoire des doctrines conomiques, Sirey, Paris, 1957. 19 suivant les textes, mais la nuance entre les trois termes est mince. 20 QUESNAY F., Tableau conomique des physiocrates, Calmann-Lvy, Paris, 1969. p.62.

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    On trouve le mme lien entre richesse des sujets et puissance du prince chez BOISGUILBERT dans son "Dtail de la France". Toutefois, dans cette vision, la diffrence des mercantilistes, les dpenses militaires apparaissent comme un manque gagner, comme un emploi improductif, spcialement en ce qui concerne les hommes retirs de la production pour tre employs ces tches militaires. QUESNAY note ainsi que :

    L'homme d'Etat regrette les hommes destins la guerre,

    comme un propritaire regrette la terre employe former le

    foss qui est ncessaire pour conserver le champ21. L'oeuvre nuance22 d'Adam SMITH ne se laisse pas facilement rsumer en quelques propositions trop cartsiennes, mais les grandes lignes de sa pense sont connues : le bien-tre de tous s'obtient par le moyen de la libert de la production, du commerce, des prix, des changes. La ralisation de l'intrt gnral rsulte de la poursuite par chaque individu de son intrt personnel. La richesse est constitue non pas d'or - comme le pensaient les mercantilistes - mais de biens et la mesure relle de la valeur d'change des marchandises se trouve dans le travail. Il distinguera donc du coup des formes de travail productif et des formes de travail improductif. Dans cette dernire forme se trouve place l'activit militaire :

    La totalit, ou la presque totalit, du revenu public est, dans la

    plupart des pays, employe maintenir des bras improductifs.

    Ainsi en est-il des gens qui composent une cour nombreuse et

    splendide, un grand appareil ecclsiastique, de grandes flottes

    et de grandes armes, qui ne produisent rien en temps de paix,

    et qui en temps de guerre n'acquirent rien qui puisse

    compenser la dpense de leur entretien, mme si la guerre se

    21 Ibidem, p.181. cit par FOURQUET F., Richesse et puissance. Une gnalogie de la valeur, La Dcouverte, Paris, 1989, 318 pages, p.134. 22 Touffue, dsordonne, la Wealth of Nations est aussi dnue d'architecture que riche d'aperus originaux. Elle ressemble l'ide classique que nous nous faisons du roman anglais... crivait Daniel Villey dans sa remarquable histoire des doctrines conomiques. VILLEY D., Petite histoire des grandes doctrines conomiques, Editions M.-Th. Gnin, Paris , 1964 (5e dition), 302 pages. (p.120).

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    prolonge. De tels gens, puisqu'il ne produisent rien, sont tous

    entretenus par le travail des autres hommes23. L'Etat chez Adam Smith a un rle institutionnel important, en particulier dans l'organisation de l'ducation et pour ventuellement suppler aux carences des individus ou du march. Surtout, le Souverain a en charge la Dfense du royaume et la Justice. Dans cette perspective, la guerre n'est plus un des moyens de continuation de la politique, mais a seulement une fonction de protection dont le cot conomique est justifi par la lucidit sur ce qu'est la "nature humaine", comme le rsume Jacques FONTANEL :

    Adam Smith considre que les forces militaires sont ncessaires

    pour assurer la souverainet des Etats. Parce qu'elle est

    suppose plus efficace, il recommande mme l'utilisation d'une

    arme de mtier de prfrence aux milices mi-temps. Dans ces

    conditions, une conomie dveloppe peut donc plus aisment se

    protger contre des voisins pauvres et barbares. Ainsi donc, si

    la guerre est condamnable et est contraire aux principes bien

    compris de l'conomie de march, les Etats ont le devoir de se

    protger contre leurs voisins. Cette contrainte est d'ordre

    politique24. Adam Smith considre donc, la fois, que les "dpenses militaires" sont un prlvement sur le produit d'ensemble et qu'elles sont ncessaires et utiles :

    Le Souverain ainsi que tous les officiers de Justice et d'Arme

    qui servent sous lui, toute l'arme et la marine de guerre, sont

    des travailleurs improductifs. Ce sont les serviteurs du public, et

    ils sont entretenus par une partie du produit annuel de

    l'industrie d'autrui. Leur service, si honorable, si utile, si

    ncessaire qu'il soit, ne produit rien qui permette ensuite de se

    procurer une gale quantit de service. La protection, la

    scurit et la dfense du Commonwealth, rsultat de leur travail

    23 SMITH A., An inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Clarendon Press, Oxford, 1976. (II.3, p.342);. Cit par FOURQUET F., (Op.cit), p.134-135. 24 FONTANEL J., "Le dsarmement pour le dveloppement dans la pense conomique", ARES, 1986, p.147-161. (p.149).

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    de cette anne, n'achtera pas la protection, la scurit et la

    dfense de l'anne prochaine25.

    Improductives et ncessaires, les dpenses militaires ressortissent en fait d'un ordre de ncessit politique, distingu de l'conomie et rduit une perspective de scurit plutt que de guerre proprement dite. La prise en compte de la violence et du militarisme.

    C'est cette sparation entre politique et conomie qui sera remise en cause par les courants d'analyses marxistes. La violence et la guerre sont prsentes dans l'analyse de Marx, non pas comme un problme politique ou "moral" spar des ralits conomiques, mais au contraire comme le produit de la stratification sociale en classes qui s'opposent. Cette comprhension de la violence est le noeud de la polmique de ENGELS avec DRHING : ce dernier qui pense que la forme des rapports politiques est l'lment historique fondamental et les effets conomiques ne sont qu'un effet, Engels rpond que le rapport est inverse :

    La violence n'est que le moyen, tandis que l'avantage

    conomique est le but. Et, dans la mesure o le but est plus

    fondamental que le moyen employ pour y parvenir, dans la

    mme mesure le ct conomique du rapport est plus

    fondamental dans l'histoire que le ct politique26. Si la guerre et les conflits sont donc le produit des rapports sociaux antagonistes, les instruments mme de la guerre sont galement dtermins par la nature et le rle de l'Etat. L'Etat n'est pas une instance neutre au-dessus des classes sociales, mais un instrument utilis par la classe dominante. Analysant la Commune de Paris, Marx crit :

    En prsence de la menace de soulvement du proltariat, la

    classe possdante unie utilisa alors le pouvoir de l'Etat, sans

    25 SMITH A., p.330-331, cit par FOURQUET F., (Op.cit), p.210. 26 ENGELS F., Le rle de la violence dans l'histoire, Editions sociales, Paris, 1969,123 pages. (p.7 et 9).

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    mnagement et avec ostentation, comme l'engin de guerre

    national du capital contre le travail27. Dans cette logique, l'arme n'est pas l'arme de la "nation", mais un instrument lui aussi socialement situ et le "port d'arme"28 est li au rapport de force des classes sociales :

    Le bourgeois de nos jours se considre comme le successeur

    lgitime du seigneur de jadis, pour lequel toute arme dans sa

    propre main tait juste contre le plbien, alors qu'aux mains du

    plbien la moindre arme constituait par elle-mme un crime29. Et Marx de rappeler que :

    Le premier dcret de la Commune fut donc la suppression de

    l'arme permanente, et son remplacement par le peuple en

    armes30. Ce que LENINE reprendra avec insistance, en soulignant que ce pouvoir qui s'appelle l'Etat, qui est issu de la socit mais, se plaant au-dessus d'elle, lui devient de plus en plus tranger, consiste principalement en des dtachements spciaux d'hommes arms31 et il distingue ces dtachements spciaux d'hommes arms, au service de la classe dominante de l'organisation arme autonome du peuple, au service de la classe domine :

    La socit civilise est divise en classes hostiles et, qui plus est,

    irrmdiablement hostiles, dont l'armement "autonome"

    entranerait une lutte arme entre elles. L'Etat se forme ; il se

    cre une force spciale, des dtachements spciaux d'hommes

    arms, et chaque rvolution, en dtruisant l'appareil d'Etat,

    nous montre de la faon la plus vidente comment la classe

    27 MARX K., La guerre civile en France. 1871, Editions sociales, Paris, 1968, 128 pages. (p.61). 28 L'analyse politique et tactique de l'usage des armes dans les mouvements rvolutionnaires sera en France essentiellement au coeur des proccupations de Blanqui, dont l'Instruction pour une prise d'armes (...L'essentiel, c'est de s'organiser...) a des intuitions trs modernes. Cf. BLANQUI A., Textes choisis, Editions sociales, Paris, 1971, 223 pages. (p.214-220). 29 Ibidem, p.86. 30 Ibidem, p.63. 31 LENINE V., L'Etat et la rvolution. La doctrine marxiste de l'Etat et les tches du proltariat dans la rvolution, Editions en langues trangres, Pkin, 1966, 156 pages. (p.10).

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    dominante s'efforce de reconstituer les dtachements spciaux

    d'hommes arms qui la servaient, et comment la classe opprime

    s'efforce de crer une nouvelle organisation de ce genre,

    capable de servir non les exploiteurs, mais les exploits32. Mais cette analyse, essentiellement "sociale" tend faire disparatre la guerre sous la violence sociale. Elle se proccupe plutt de la constitution des "dtachements d'hommes arms" et de la fonction de "serviteurs de la classe dominante" que de la fonction politique internationale de la guerre et du rle des armes. Elle n'aborde pas vraiment la question de la place conomique du militaire. Dans ce domaine, l'apport essentiel est celui de Rosa LUXEMBURG, dont un chapitre de L'accumulation du capital est intitul : Le militarisme, champ d'action du capital33. Rosa Luxemburg considre que le militarisme a une fonction dtermine dans l'histoire et accompagne toutes les phases historiques de

    l'accumulation. Ces formes changent : conqute du Nouveau Monde et des pays producteurs d'pices, puis conqute des colonies modernes, introduction par la contrainte des changes commerciaux et du travail salari, largissement des sphres d'intrt du capital europen, enfin, arme dans la concurrence des pays capitalistes en lutte pour le partage des

    territoires de civilisation non capitaliste34. Mais elle ajoute que le militarisme a une fonction purement conomique, en tendant le champ d'accumulation. Pour cela, elle distingue deux sortes de dpenses du militarisme : la consommation personnelle des mercenaires et la production d'engins de guerre. Toutes les deux sont finances par le transfert d'une partie du pouvoir d'achat de la classe ouvrire, par le moyen de la fiscalit. Mais si les premires ne changent rien du point de vue de la production de la plus-value, les secondes, parce qu'elles sont utilises la production, offrent au capital un nouveau champ d'accumulation35. Ce que Rosa Luxemburg rsume ainsi :

    32 Ibidem, p.11. 33 voir LUXEMBURG R., L'accumulation du capital, Tome II, Editions Franois Maspero, Paris, 1969, 230 pages. (p.118-130). 34 Ibidem, p.118. 35 Ibidem, p.127.

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    Pratiquement, sur la base du systme d'impts indirects, le

    militarisme remplit ces deux fonctions : en abaissant le niveau

    de vie de la classe ouvrire, il assure d'une part l'entretien des

    organes de la domination capitaliste, l'arme permanente, et

    d'autre part il fournit au capital un champ d'accumulation

    privilgi36. Elle ajoute que le pouvoir discrtionnaire de l'Etat permet que les volumes de pouvoir d'achat, ainsi soustraits aux consommateurs pour tre concentrs sous la forme de commandes de matriels de guerre, soient l'abri des fluctuations ou des oscillations subjectives de la consommation individuelle, ce qui dote la croissance de l'industrie d'armement d'une rgularit presque automatique37. Mais, dans sa vision "catastrophiste", elle considre que cette militarisation mme contribuera la destruction du systme, les conditions de l'accumulation se transformant en conditions de l'effondrement du capital38. Quelque discutable qu'elle soit, en particulier dans ses conclusions, l'analyse de Rosa Luxemburg, mlant l'approche gopolitique et l'approche conomique, est beaucoup plus riche que l'expos trs sec de Lnine. Le double caractre, conomique et politique, des dpenses militaires. Bien qu'appuye sur des considrations conomiques sensiblement diffrentes, on retrouve la mme largeur d'analyse chez les reprsentants plus modernes de l'analyse marxiste en ce domaine que sont BARAN et SWEEZY. La partie la plus connue de leur analyse, dans une optique de "sous-consommation", consiste montrer que les dpenses militaires sont une des manires d'absorption du surplus, et mme la manire privilgie. Le concept de surplus recouvre plusieurs ralits : le surplus effectif est la diffrence entre la production courante effective de la socit et sa consommation effective. Le surplus potentiel est la diffrence entre la production qui pourrait tre ralise dans un ensemble de ressources

    36 Ibidem. 37 Ibidem, p.129. 38 Ibidem.

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    technologiques et naturelles donn et ce que l'on pourrait y considrer comme "consommation vitale". La troisime forme de surplus inhrente au systme capitaliste est ce qui pourrait tre regroup sous le terme gnral de gaspillage et irrationalit de l'organisation de la production.39 Les auteurs montrent d'abord que :

    En capitalisme monopoliste, la nature des politiques en matire

    de prix et de cots des firmes gantes dtermine une tendance

    puissante et systmatique la hausse du surplus la fois en

    termes absolus et relativement au produit total40. Puis ils s'interrogent sur la manire dont ce surplus peut tre absorb et , aprs avoir montr que ni la consommation prive, ni l'investissement, ni les frais de l'"effort pour vendre"41, ni la consommation publique civile n'voluent un rythme suffisant pour absorber ce surplus croissant, ils investissent la dpense militaire de ce rle privilgi, non sans avoir insist sur le fait que :

    La diffrence entre la profonde stagnation des annes trente et

    la relative prosprit des annes cinquante est pleinement

    imputable aux normes dpenses militaires des annes

    cinquante42. Dans cette optique, les dpenses militaires jouent un rle irremplaable pour l'quilibre du systme. Il est cependant deux points de la thorie de Baran et Sweezy qui sont peu souvent rappels et qui n'en sont pas moins importants dans la cohrence de leur analyse. D'une part, c'est que, ct de ces considrations relativement "mcanistes" sur le rle quilibrant des dpenses militaires, ils insistent beaucoup sur la ncessit politique de ces dpenses. D'aprs eux, il faut tenir compte d'un phnomne historique nouveau : la monte d'un systme

    socialiste mondial, se prsentant en rival et en solution de rechange du

    39 Voir BARAN P., Economie politique de la croissance, Editions Franois Maspero, Paris, 1967, 344 pages. (p.70 et sq. "Le concept de surplus conomique"). 40 BARAN P. et SWEEZY P., Le capitalisme monopoliste, Editions Franois Maspero, Paris, 1968, 343 pages. (p.85). 41 publicit, marketing, assurances, immobilier, finances... 42 BARAN P. et SWEEZY P., (Op.cit), p.163.

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    systme capitaliste mondial43. Ayant rfut l'ide que ce rival socialiste aurait des vues agressives justifiant que les Etats-Unis se prmunissent contre une menace, ils expliquent ce besoin d'une norme machine militaire par :

    La mme haine implacable du socialisme, la mme

    dtermination mise le dtruire qui a domin les principales

    nations du monde capitaliste depuis le jour o les Bolcheviques

    s'emparaient du pouvoir en octobre 1917. Le but principal a

    toujours t le mme : empcher l'expansion du socialisme, le

    limiter dans une aire aussi restreinte que possible et en fin de

    compte le balayer compltement de la surface du globe44. D'autre part, ils soulvent eux-mmes in fine une question importante : si l'efficacit des dpenses militaires est telle, pourquoi ne pas les augmenter encore? - Pourquoi le prsident n'a-t-il pas adapt ses demandes de crdits aux exigences d'une conomie prospre? - Ce quoi ils rpondent que le montant des dpenses militaires n'est pas une variable parfaitement autonome et que la capacit conomique de ces dpenses stimuler l'conomie est de plus en plus limite par la nouvelle technologie de la guerre, qui se traduit dans la modification de la nature des biens et services achets par les militaires (de plus en plus de R&D, de gnie, de contrle, d'entretien, de moins en moins de "quincaillerie")45. Cette volution leur parat une tendance lourde. Ils considraient que le rquilibrage par les dpenses militaires n'aura t qu'une phase transitoire :

    La question fatidique de savoir "sur quoi dpenser?" et

    laquelle le capitalisme monopoliste ne peut trouver de rponse

    dans le cadre de la dpense civile semble s'tre introduite

    43 Ibidem, p.170. 44 Ibidem, 172. Il est d'ailleurs noter que le titre du chapitre consacr cette absorption du surplus par les dpenses militaires mle significativement les deux points de vue: L'absorption du surplus: militarisme et imprialisme. L'importance et la vigueur de ces considrations politiques conduisent d'ailleurs penser qu'il peut y avoir deux lectures de Baran et Sweezy: ct de la lecture courante (l'existence du surplus ncessite des dpenses militaires qui trouveraient s'employer dans des tches "imprialistes"), on peut faire une lecture plus politique inversant la chane causale: la priorit des objectifs imprialistes implique des dpenses militaires leves. Et toute la thorie du surplus ne servirait alors qu' expliquer comment le systme capitaliste russit trouver les ressources ncessaires pour ces dpenses. 45 Ibidem, p.195.

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    subversivement dans l'appareil militaire lui-mme. Tout semble

    indiquer que l non plus il n'y a pas de rponse possible46. Dans la perspective de Baran et Sweezy, les "vertus" rquilibrantes des dpenses militaires constituaient videmment une critique radicale du systme capitaliste, oblig pour perdurer de fuir dans la militarisation. Il n'empche qu'aujourd'hui, o nombre de travaux ont remis en question ces consquences supposes des dpenses militaires sur la croissance et l'emploi, leur analyse sonne curieusement. Tout comme sonne curieusement un certain "keynsianisme militaire"47 qui consiste essentiellement considrer les dpenses militaires comme toutes dpenses publiques, c'est--dire susceptibles, en situation de sous-emploi, d'exercer un effet positif sur la croissance conomique par la relance de la demande intrieure permise par les salaires distribus. Les dpenses militaires auraient donc, elles aussi, un effet multiplicateur.48 Bien entendu, les dpenses militaires ont globalement le caractre de dpenses publiques, mme s'il faut souligner que les conditions concrtes de ralisation de ces dpenses et le type de relations qui s'tablit avec les autres secteurs de l'conomie ne seront pas sans influence sur leurs effets.49 Toutefois, on voit bien qu'on ne peut simplement rduire les dpenses militaires leur caractre de dpenses publiques. Elles sont aussi "autre chose". Elles sont une dpense spcifique, oriente vers la fonction de guerre, vers la fonction meurtrire de l'Etat. L'Etat, assumant lgitimement la violence gnralise, force par cette assomption les citoyens le reconnatre comme l'expression d'une Souverainet qui est d'un autre ordre qu'une "simple" puissance conomique. Il prend place galement sur la liste internationale des acteurs susceptibles de s'affronter

    46 Ibidem, p.198. 47 caractris comme tel par Franois Chesnais. (CHESNAIS F., (Op.cit), p. X et XVIII. 48 On trouvera dans le chapitre 2 de la thse de Claude Serfati un expos dtaill des positions des principaux courants post-keynsiens sur ce point: effets positifs (HANSEN) ou apprciations critiques (KURIHARA, KALECKI). SERFATI C., (thse cite), p.44-75. 49 Sur ces effets prcisment, voir l'analyse critique de Franois CHESNAIS. in CHESNAIS F. (dir.), Comptitivit internationale et dpenses militaires, Economica, Paris, 1990, 245 pages.

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    dans des conflits, dont les "guerres conomiques" ne sont que des mtaphores affaiblies, puisque seules les guerres utilisent la destruction comme telle, des biens mais surtout des vies humaines, pour la vertu effrayante de ces destructions.

    .2 SPECIFICATION ECONOMIQUE DU MILITAIRE. La leon de l'histoire de la pense conomique, c'est qu'il existe trois cueils qui dlimitent un "triangle des Bermudes" o peut s'abmer la thorie du militaire. Le premier cueil, c'est le "bellicisme" qui considre la guerre comme un des moyens d'accrotre la richesse de la Nation, sans s'interroger sur la lgitimit du moyen, ni sur les mutations de la guerre dans l'histoire contemporaine. Le deuxime cueil, c'est le "pacifisme" qui, au nom de l'indignation morale, tend exclure le militaire de l'ordre conomique en lui refusant tout statut thorique. Le troisime cueil nat de la tentative d'chapper au couple bellicisme/pacifisme, c'est l'"conomicisme" qui considre la production de dfense comme une production strictement comparable n'importe quelle autre, en refusant de prendre en compte les dimensions institutionnelles, juridiques, sociales, stratgiques, politiques de cette production. Il faut donc rintgrer l'analyse de la production militaire dans la sphre de l'conomie et, plus prcisment, comme le souligne Jacques ABEN, de l'conomie politique.50 Il s'agit donc bien d'un point de vue qui prend en compte les donnes institutionnelles, internationales, sociologiques de cette production, en tant qu'elles concourent lui donner une physionomie particulire. Cette rintgration ne peut se faire validement sans montrer la nature et les volutions de la guerre et des guerres, comme de la non-guerre dans la priode actuelle. Dans cette perspective, on peut alors prciser certains aspects de la production militaire. Les moyens en capital du secteur de la dfense.

    50 voir ABEN J., (Op.cit), p.15.

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    Les dpenses militaires sont-elles des dpenses improductives? La difficult du terme est qu'il renvoie spontanment "inutile"51, voire parasitaire52, La distinction chez Marx entre travail productif et travail improductif a suscit des travaux nombreux53, mais en fait, malgr un usage tenace dans certaines formations sociales d'Europe de l'Est, le terme est loin d'tre fidle l'analyse de Marx qui crit au contraire :

    A partir du moment o le produit individuel est transform en

    produit social, en produit d'un travailleur collectif dont les

    diffrents membres participent au maniement de la matire des

    degrs divers, de prs ou de loin, ou mme pas du tout, les

    dterminations de travail productif, de travailleur productif

    s'largissent ncessairement. Pour tre productif, il n'est plus

    ncessaire de mettre soi-mme la main l'oeuvre ; il suffit d'tre

    un organe du travailleur collectif ou d'en remplir une fonction

    quelconque.54 C'est en ralit chez les classiques anglais que l'on trouve cette acception du terme comme rfr une production matrielle. Est dit productif le travail dont le rsultat aboutit immdiatement la cration d'un bien matriel. C'est, d'une certaine faon, dans le prolongement de cette approche que se situent des analyses conomiques qui placent la production militaire ou la production d'armement aux lisires de l'conomie. C'est le cas du point de vue de Claude SERFATI qui considre que le produit issu

    51 Voir par exemple l'article rcent publi pour battre en brche un certain nombre d'ides resurgies depuis quelque temps, comme les fameux "dividendes de la paix", o le contrleur gnral Le Mnestrel expose une interprtation conomique simple de la dfense, et, citant lui aussi Adam Smith, s'attaque au terme "improductif", cens signifier parasitage, gaspillage et strilit. L'auteur propose une interprtation micro-conomique de la dfense, o s'agrgeraient des demandes individuelles des consommateurs, attachant tel niveau de dpense militaire une utilit conomique prcise... etc. LE MENESTREL B., "De l'conomie et de la morale concernant la dfense", Dfense nationale, juillet 1993, pp.79-88. (passages cits, p.79, 81, 85). 52 comme le soulignent Salama et Ha Hac. SALAMA P. et HA HAC T., Introduction l'conomie de Marx, La Dcouverte, Paris, 1992,125 pages. (p.112). 53 voir BERTHOUD A., Travail productif et productivit du travail chez Marx, Editions Franois Maspero, Paris, 1974, 142 pages 54 C'est l'exemple du "matre d'cole", dans Le Capital (Livre premier, cinquime section, chapitre XVI, "Plus-value absolue et plus-value relative"). MARX K., Oeuvres. Tome I, Gallimard (La plade), Paris, 2000 pages. P.1001-1002.

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    du processus productif - l'arme - n'est ni un bien de production, ni un bien

    de consommation55, citant l'appui de ce point de vue un des passages du rapport d'experts remis l'ONU sur la course aux armements :

    Bien que la production militaire fasse partie du produit intrieur

    brut, elle se distingue des autres formes de production en ce

    sens que, par elle-mme, elle ne contribue ni la consommation

    directe, ni l'accroissement de la production56. Il souligne encore ce qui lui parat tre un caractre trs spcifique de la production d'armes :

    Ni bien de production, ni bien de consommation, l'arme n'entre pas dans le circuit de reproduction des richesses et doit tre

    finance par un prlvement sur le surplus social57. On peut cependant considrer que plutt que de parler de travail improductif, il serait moins ambigu de parler de travail "indirectement productif" pour dsigner le travail qui ne concourt qu'indirectement au processus de production, qu'il s'agisse d'activits lies la circulation (finance, commerce, etc.), ou d'activits lies plus globalement la capacit des travailleurs (sant, ducation,...). On voit bien qu'en ce sens particulier

    improductif n'est en rien synonyme d'inutile et renvoie plutt une sorte de "dtour de production". On voit galement que ce travail "indirectement productif" concourt l'apparition de plus-value. Dans cette acception, les dpenses militaires sont d'une nature semblable celle des dpenses de sant ou d'ducation. Parce qu'elles produisent "de la dfense" et de la scurit, elles concourent aux conditions globales de production. En ce sens, les fusils, les seringues et les craies sont d'une nature conomique semblable, comme moyens en capital utiliss dans ces secteurs particuliers qui ne produisent rien directement mais qui, produisant "de la dfense", "de la sant", "de l'ducation", soutiennent et amliorent les capacits productives des travailleurs et confortent le

    55 SERFATI C., Production d'armes, croissance conomique et systme d'innovation en France: approche mthodologique et tude de cas, Universit de Paris-X Nanterre, thse de doctorat, janvier 1992, 347 pages. (p.10). 56 ONU, Consquences conomiques et sociales de la course aux armements, Economica, Paris, 1983, 121 pages. (p.83), cit par SERFATI C. (thse cite), p.11. 57 SERFATI C., (Thse cite), p.21. Les passages en gras le sont dans le texte original.

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    cadre gnral de l'activit conomique, la scurit des transactions, la prennit des conditions socitales. Les productions d'armement apparaissent donc comme des biens consomms par le secteur de la production de dfense. Elles constituent les dpenses en capital ncessaires pour cette production de service qu'est la production militaire. Certes, les productions d'armement ne sont pas pour autant strictement assimilables aux autres dpenses en capital des autres secteurs de services, puisque la spcificit de ces "biens de production" c'est d'tre capables de produire "de la destruction", ce qui justifie qu'on insiste sur la spcificit des armes. Mais, pour apprcier cette spcificit, il ne faut pas perdre de vue que les dpenses militaires sont une catgorie beaucoup plus large que celle des dpenses d'armement. Elles comprennent d'une part des dpenses de fonctionnement (essentiellement les dpenses de personnel dans le titre III du budget), d'autre part des dpenses en capital, la nature des deux catgories n'tant pas la mme. De plus, les dpenses en capital comportent des biens qui, quoique militaires par leur finalit, ne sont pas des armes et d'autres biens qui sont des armes. Enfin parmi les armes, certaines sont "inoffensives" et d'autres - une partie seulement - sont destructives 58. Seule, cette dernire catgorie, proprement parler, est susceptible d'tre considre comme des "biens de destruction", en n'oubliant pas encore que dans la majorit des cas ce caractre destructeur reste virtuel59. Production de scurit, production de puissance, production d'imaginaire. Si on retient l'ide suivant laquelle la production de dfense est comparable la production de sant ou la production d'ducation, on n'a pas pour autant lev toutes les ambiguts. On sait que certaines questions

    58 capables de tuer, "navrantes" au vieux sens du verbe "navrer" en franais. 59 on peut ajouter un paradoxe supplmentaire cette tentative de cerner la "nature" des armes, c'est que, en ce qui concerne un bien aussi manifestement "destructeur" que les explosifs, l'explosif employ rellement dans des travaux de gnie civil sera considr comme incorpor un cycle productif, la diffrence de l'explosif, gard en stock de guerre, du gnie militaire.

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    se posent parfois sur la nature relle de ce qui est produit par le systme d'ducation : est-ce seulement "de l'ducation"? N'est-ce pas en mme temps "de la stratification sociale"60? Les questions sont encore plus fortes videmment sur la nature de ce qui est produit par le systme de dfense. L'lment premier, celui qui est ostensiblement mis en avant, c'est qu'il s'agit d'une production de scurit, de protection. On trouve la trace de cette volont dans le fait que ce qui tait encore le ministre de la Guerre en 194461 change de dnomination et devient durablement, partir de 1969, le ministre de la Dfense nationale.62 Le sens de l'inflexion est vident et, dans ce domaine o les mots, le verbe, le discours, la doctrine, le logiciel sont indispensables, c'est un changement important. Dans la priode qui va jusqu' la fin des annes quatre-vingt, la thse explicite qui structure les choix de constitution d'une force de dissuasion nuclaire - ce qui reprsente une configuration donne de la production d'armement - c'est la volont de dissuader toute menace venue de l'URSS et du pacte de Varsovie. Cette production de scurit est videmment celle qui est la plus facilement acceptable par l'ensemble des citoyens. Mme les partisans d'une dfense non violente ne remettent pas en cause la ncessit d'une scurit collective. C'est pourquoi cette fonction est si frquemment mise en avant. Ce n'est cependant pas la seule fonction du systme de dfense. Ce systme produit aussi "de la puissance". La fonction est rarement explicite car c'est un but plus susceptible d'tre remis en cause. Il n'empche que cette dimension ne peut tre nglige. Les observateurs s'accordent reconnatre qu'une des retombes de l'accs de la France la puissance nuclaire a t de conforter son sige de membre permanent du Conseil de scurit. Au-del mme de cette consquence reprable, c'est d'une certaine faon, le "rang" de la France dans le monde, dans les institutions internationales, dans les systmes d'alliance qui est de fait appuy sur ses capacits militaires, ou au moins sur le volume de ses

    60 voir les travaux bien connus de BOURDIEU et PASSERON, BAUDELOT et ESTABLET, HALLACK... 61 et nouveau pour quelques mois en 1947, mais un moment o le secteur est scind en trois: ministres de la Guerre, de la Marine, de l'Air. 62 les appellations ministre des Armes ou des Forces armes, employes seules ou associes Dfense nationale dans les annes prcdentes, disparaissent dfinitivement.

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    dpenses militaires. Pour une part, c'est galement l'objectif de la Souverainet qui est vis par les choix d'effort de dfense et de production d'armement faits pendant toute la priode. Il s'agit ici d'une fonction plus subtile de la production de dfense puisque la difficult principale pour maintenir la souverainet nationale rside dans la confrontation avec les Etats-Unis, puissance dominante du systme d'alliances auquel appartient la France. Or, bien que cette confrontation n'ait jamais t susceptible de prendre la forme d'une confrontation arme, une part du rapport de force rside cependant dans la capacit d'autonomie dans la dfense et l'armement. Enfin, une part non ngligeable de la production de dfense se situe dans la production de symbolique et d'imaginaire social. Les dfils militaires du 14 juillet, les ftes nationales du 11 novembre et du 8 mai, les mythologies du lgionnaire, des chevaliers du ciel, ou de la Garde rpublicaine, les lgendes de Bir-Hakeim, Koufra et de la 2e DB, les figures de Leclerc entrant dans Paris, de de Lattre et, bien sr, de de Gaulle, l'aura mondial de la Marseillaise, les images de Mirage franais volant dans tous les ciels du globe, le premier sous-marin nuclaire, le Redoutable, devenant, sa carrire oprationnelle acheve, muse flottant et lieu de "mise en scne" de la force de dissuasion, on n'en finirait pas d'numrer et d'analyser tout ce qui dans le systme de dfense, et particulirement dans la production d'armement, concourt forger les reprsentations collectives par l'appropriation desquelles l'ensemble des citoyens se mue en un ensemble unifi. Cette fonction peut d'autant moins tre ignore qu'elle comporte aussi tout l'accs au thanatos, la mort collective, la capacit meurtrire revendique dont les motivations sont bien loin de se rsoudre un simple calcul conomique, ni une pure pulsion enfantine, mais sont ancres beaucoup plus profondment dans les archtypes sociaux.63 Que la production du systme de dfense ne soit pas simplement de la scurit, mais aussi de la puissance et du symbolique, oblige videmment utiliser une gamme d'instruments d'analyse suffisamment large pour tre

    63 voir JOXE A., "Crise des chelles d'identit, dfaillance du discours politique souverain en Europe", IO, N3, 1993, pages 125-144. Particulirement pp.128-129: "Einstein-Freud: l'chelle de la pathologie".

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    adapte l'objet tudi. C'est dire qu' strictement parler l'analyse conomique du systme de production d'armement ne peut se passer d'apports sociologiques, stratgiques, institutionnels... C'est d'autant plus vrai que, par des aspects essentiels, la production de dfense se diffrencie des productions de sant et d'ducation. Elle s'en diffrencie par son objet mme videmment, parce qu'elle touche la mort individuelle et collective, ventuellement mise en oeuvre. Elle est une production, sinon agissante pour la mort, au moins menaante par la mort. Elle s'en diffrencie galement par son caractre transfrontire. Le niveau de sant d'un pays est pour l'essentiel64 dpendant de ses dpenses de sant. Son niveau de scurit dpend de son effort de dfense, mais aussi, de faon significative voire dterminante, des systmes d'alliances auxquels il appartient, de l'effort de dfense de ses voisins, de leur type de politique. Dans des systmes de dfense devenus aussi complexes et coteux que les systmes actuels, la thorie conomique des alliances trouve un champ immense d'application, qu'il s'agisse de la rduction de l'incertitude, des rpartitions de dpenses de R&D entre pays, de la constitution de bases industrielles largies, de l'accroissement des savoirs, etc. Les alliances, dans ce domaine, sont la fois des alliances stratgiques et des alliances conomiques, particulirement dans le cadre de la Communaut europenne.65 Elle s'en diffrencie enfin, parce que, si la production de services de sant ou d'ducation est une fonction monotone des dpenses de sant ou d'ducation, la production de scurit est une fonction non monotone des dpenses de dfense. L'effort de dfense est susceptible, sous certaines conditions, de produire non plus de la scurit, mais de l'inscurit. Tel est le cas si un accroissement des dpenses de dfense est compris par les pays voisins comme une prparation d'hostilits. Le maniement de la notion

    64 quoique non totalement puisque l'on peut reprer ce qui s'apparente des "systmes d'alliances", en ce qui concerne les grands systmes de vaccination par exemple. 65 voir JACQUEMIN A. et alii, Coopration entre entreprises, De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 1988, 290 pages. Et MORVAN Y., Fondements d'conomie industrielle, Economica, Paris, 1991, 639 pages. (article "Rseaux et cooprations inter-firmes", p.462-484).

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    de "production de dfense" sera donc plus compliqu que celui d'autres secteurs. Sous ces rserves et avec ces prcautions, on peut nanmoins affirmer que la production de dfense est relevable d'une analyse conomique comparable, mutatis mutandis, celle qui permet de rendre compte de la production de sant ou de la production d'ducation. Le systme de dfense ne se rduit pas un pur objet conomique, mais il est aussi un objet conomique de plein titre. Et cet objet conomique peut tre compris dans sa dynamique de moyenne priode, si l'on ne se prive d'aucun des outils d'analyse - sociologique, stratgique, politique - que sa nature particulire requiert.

    SECTION II : LE MODE DE PRODUCTION DES ARMEMENTS DANS LE CAS FRANAIS

    Dans ce cadre gnral, comment caractriser ce pan particulier de la production de dfense qu'est la production d'armement, si l'on veut montrer la fois sa cohrence et les transformations en cours? Un des concepts les plus frquemment employs pour dsigner l'organisation de cette production est celui de complexe militaro-industriel. Ce vocabulaire introduit l'ide de l'importance des relations institutionnelles, mais suffit-il rendre compte de tous les aspects systmiques de cette production dans le cas franais? En effet, l'organisation de cette production apparat comme un systme original, mis en ordre par l'Etat, en fonction d'objectifs stratgico-politiques. Cette spcificit du systme franais de production d'armement trouve sa dsignation dans un mode particulier de rgulation, dont le fonctionnement s'est forg dans la priode d'aprs-guerre et a fait mrir des mcanismes d'quilibre qui ont assur l'efficience du systme jusqu' la fin des annes quatre-vingt, en fonction des buts qui lui taient assigns. Cependant, les mutations gostratgiques, conomiques, institutionnelles considrables survenues dans les dernires annes

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    modifient ces buts, ainsi qu'un certain nombre des mcanismes de rgulation jusque-l l'oeuvre. De plus, certains de ces mcanismes paraissent s'tre dgrads ou enrays avec le temps. Le systme franais de production d'armement est donc face une mutation radicale.

    .1 SIGNIFICATION ET LIMITES DU CONCEPT DE COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL. Le CMI : diversit des acceptions. Ce concept, on le sait, a t popularis par le prsident EISENHOWER, lors de son discours de passation de pouvoir en 1961 :

    Nous avons t obligs de crer une industrie d'armement

    permanente de vastes proportions... Cette conjonction d'un

    immense appareil militaire et d'une forte industrie des

    armements est quelque chose de nouveau dans l'exprience

    amricaine. Son influence dans tous les domaines - conomique,

    politique, spirituel mme - se sent dans chaque ville, chaque

    assemble d'Etat, chaque service du gouvernement fdral/.../.

    Dans les conseils du gouvernement, nous devons tre en garde

    contre toute prise d'influence non justifie, dlibre ou non, de

    la part du complexe militaro-industriel. La possibilit d'une telle

    monte dsastreuse d'un pouvoir abusif existe et continuera

    d'exister. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette

    combinaison mettre en danger nos liberts ni notre systme

    dmocratique66. Cette expression est habituellement comprise comme dsignant l'imbrication et l'importance des liens rciproques entre les pans de l'institution militaire en charge des commandes d'armement et les industriels producteurs de ces armements, en y incluant la capacit de

    66 cit par P. NOEL-BAKER, "Cela nous rappelle quelque chose", in CALDER N. (dir.), Les armements modernes, Flammarion, Paris, 1970, 252 pages. (p.221-222).

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    "lobbying" auprs des membres du Congrs amricain et l'influence sur les choix fdraux en matire de programmes d'armements67. Son usage s'est ensuite tendu pour tre appliqu la situation de l'URSS68 qui reprsente pourtant une variante notable puisqu'il s'agissait cette fois d'une structuration institutionnalise de huit ministres et d'un comit d'Etat, auxquels taient relies d'autres instances69 . Cet usage gnralis a, en quelque sorte, oblig tous ceux qui analysent le systme prciser leur propre dfinition. C'est ainsi que, dans deux importants articles des annes soixante-dix, un ingnieur de l'armement, constatant que l'expression a fait fortune et relve maintenant du langage courant70, dfinit ainsi le CMI, dans le cas franais :

    Le "complexe militaro-industriel" dsigne une capacit

    nationale de production d'armements, mise au service d'une

    doctrine d'emploi71. L'auteur inflchit sensiblement la notion de CMI telle que l'avait expose Eisenhower. En effet, se posant la question du pouvoir dans cet ensemble, entre le corps des ingnieurs de l'armement, l'ensemble des gnraux et officiers d'tat-major, le lobby des industriels et la classe politique, il conclut qu'un pouvoir administratif suprieur s'exerce, sans tre sous l'influence notable d'aucun de ces pouvoirs particuliers :

    Toutes ces influences existent certes, mais elles varient en poids

    relatif dans le temps, aucune ne l'emportant jamais vraiment : le

    verrouillage administratif des dcisions est une caractristique

    67 voir SOPPELSA J., "Le complexe militaro-industriel amricain et la politique extrieure de Jimmy Carter", Dfense nationale, janvier 1979, p.99-108. 68 voir une analyse dans SAPIR J., Le systme militaire sovitique, La Dcouverte, Paris, 1988, 344 pages. (p.275-300). 69 ministres de l'Industrie nuclaire, de l'Electronique, de la Chimie, de la Ptrochimie, etc. voir HEBERT J-P., "La reconversion militaire", in COLLECTIF, Grand Larousse annuel. Le livre de l'anne 1993, Larousse, Paris, 1993, 576 pages. (p.105-107). Sur la nature et l'avenir de ce CMI sovitique voir, SMART C., Conversion and the death of the soviet military-industrial complex, (p.382-405). in BRUNN A. BAEHR L. et KARPE H-J.(dir.), Conversion. Opportunities for development and Environment, Springer-Verlag, Berlin, 1992, 461 pages. 70 VARENNE F., "Un complexe militaro-industriel franais?", in VICTOR J-C. (dir.), "Armes", Autrement, N73, octobre 1985, 251 pages. (p.90-92). Il est prcis en note que Ferdinand Varenne est le pseudonyme d'un ingnieur de l'armement. 71 ibidem, p.90.

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    bien franaise, qui freine le dynamisme industriel mais a

    l'avantage de garantir l'existence d'un minimum de dbat

    dmocratique72. La gnralisation de cette tournure dans cette acception se trouve sous la plume de Jacques ABEN dans la forme suivante :

    En termes d'conomie industrielle, le complexe militaro-

    industriel devient l'organisation, institutionnelle ou spontane,

    qui se charge de l'approvisionnement des armes en matriels

    de guerre73. Il est clair cependant que cette dfinition restreint au maximum les aspects relationnels et gomme la question du rapport (influence, lobbying) l'appareil d'Etat, le CMI tant ici seulement considr comme un excutant. D'autres accents sont possibles dans la comprhension de ce concept. C'est ainsi que Franois Chesnais et Claude Serfati prcisent que cette notion fait rfrence :

    l'existence de relations interactives trs fortes entre les institutions responsables des commandes d'armes et les groupes industriels engags dans leur production, dont l'effet est de mettre en place des mcanismes d'autoreproduction et

    d'auto-expansion des activits de conception et de production

    d'armes qui parviennent, avec l'aide auxiliaire de quelques

    lobbies politiques, s'affranchir fort efficacement du contrle

    politique74. Ce genre d'interrogations sur la "puissance" du complexe militaro-industriel se retrouve dans nombre de publications, depuis l'enqute de Jean GUISNEL sur "le pouvoir militaire en France"75 jusqu'aux rflexions sur la

    72 Ibidem, p.92. 73 ABEN J., (Op.cit), p.104. Jacques ABEN donne ensuite un panorama des diffrents types de dfinitions du CMI. 74 CHESNAIS F. et SERFATI C., L'armement en France. Gense, ampleur et cot d'une industrie, Nathan, Paris, 1992, 208 pages. (p.8). Les passages souligns le sont par les auteurs. 75 GUISNEL J., Les gnraux. Enqute sur le pouvoir militaire en France, La Dcouverte, Paris, 1990,309 pages. (chapitre 11. p.231-253).

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    conduite des programmes aronautiques franais d'un spcialiste comme Claude CARLIER76. Limites de la notion de CMI. Si donc l'expression a fait fortune77, on voit que c'est au prix d'une diversit d'acceptions qui confine la confusion. D'o les rticences qui peuvent exister l'emploi de cette formule, comme celles dont font tat Franois Chesnais et Claude Serfati :

    Si nous ne l'employons pas, c'est qu'elle est devenue une

    expression passe-partout et qu'elle sonne dans certaines

    oreilles, qui ont bien oubli l'avertissement d'Eisenhower,

    comme un "slogan gauchiste". Son emploi pourrait aussi

    manciper le chercheur de faire une analyse plus pousse. Il

    nous semble plus fructueux d'exprimer la ralit que le terme

    recouvre l'aide d'analyses spcifiques, qui situent dans chaque pays donn les lieux dcisifs o les relations systmiques constitutives du "complexe" se sont formes78.

    Claude Serfati souligne que le CMI est, aux Etats-Unis, l'imbrication de deux mondes (militaire et industriel) placs sur un pied d'galit, alors qu'en France, il existe depuis trs longtemps une espce de subordination de l'industrie d'armement l'institution militaire, ce qui n'est videmment pas la mme chose :

    Le terme cr par Eisenhower vise dcrire la rencontre de

    deux "mondes", celui de l'arme et celui des industriels. Or, en

    France, comme l'avait dj montr Tocqueville, la centralisation

    tatique marque profondment depuis des sicles les relations

    conomiques et sociales. L'institution militaire plonge ses racines dans l'histoire constitutive de l'Etat en France dont elle

    est l'attribut rgalien dominant /.../. C'est l'institution militaire

    76 CARLIER C., "Les hsitations des tats-majors face au renouvellement des matriels ariens", Stratgique, N53, premier trimestre 1992, p.213-226. 77 et la fortune d'un auteur succs MARION P., Le pouvoir sans visage. Le complexe militaro-industriel, Calmann-Lvy, Paris, 1990, 268 pages. 78 CHESNAIS F. et SERFATI C., (Op.cit), p.8. Les passages souligns le sont par les auteurs.

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    qui, depuis des dcennies, structure et organise les liens

    marchands et non marchands qui caractrisent le mso-systme

    /de l'armement/79. Ce pourquoi l'emploi du terme lui parat inadquat. S'il faut reconnatre l'expression, outre ses vertus mnmotechniques, le mrite d'avoir introduit la notion de "complexe", c'est--dire de la coexistence de plusieurs lments dans cet ensemble et d'avoir ainsi suggr une piste d'analyse "organisationnelle", fructueuse, plusieurs aspects problmatiques doivent nanmoins tre souligns. - La diversit des acceptions va parfois jusqu' faire dsigner par cette expression une structure toute-puissante, occulte, ramifie, internationale... qui relve plus du fantasme que de l'analyse rigoureuse :

    Des groupes d'hommes dont le credo, la puissance et les intrts

    sont intimement lis une lecture "militariste" de l'histoire. Ils

    sont implants aussi bien dans les pays dvelopps que dans

    ceux en voie de dveloppement, dans les dmocraties que dans

    les Etats totalitaires. Ils tirent l'essentiel de leur russite ou de

    leur richesse de la tension internationale, de la production, du

    commerce et quelquefois de l'usage des armes. Ils entretiennent

    entre eux, par-dessus les frontires, souvent par des canaux

    occultes, des relations suivies. Ces groupes constituent les

    complexes militaro-industriels. /.../ Une redoutable communaut

    d'intrt /.../, communaut protge par les dimensions de secret

    et de scurit nationale qui lui sont attaches, communaut qui

    dispose de puissants moyens et d'efficaces canaux occultes

    d'influence80. Ce type de connotation cre videmment des risques de confusions dommageables. En outre, la notion de CMI met sous la mme tiquette des situations qui, des Etats-Unis la France en passant par l'ancienne URSS, sont sensiblement distinctes deux deux. On n'apporte gure de clart en amalgamant ainsi des systmes dont l'architecture diffre profondment,

    79 SERFATI C., (thse cite), p.152. Les passages souligns le sont par l'auteur. 80 MARION P., (Op.cit), p.21-22.

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    mme si la recherche de ce qu'il peut y avoir de commun entre ces situations est tout fait fonde. Htrognit de l'"institution militaire". Enfin, il existe aussi une discussion sur ce qu'est l'"institution militaire" dans le CMI. Dans le cas de la France, un certain nombre d'auteurs rangent indistinctement sous cette tiquette les tats-majors des armes et la Dlgation gnrale pour l'armement. Il y a un accord gnral pour reconnatre le rle prminent que joue cette dernire dans le fonctionnement du "CMI" en France. Mais peut-on, sans autre forme de procs, considrer qu'il s'agit de l'"institution militaire"? Nous pensons qu'une certaine distinction doit tre faite, fonde sur ce que sont les sociologies des armes d'une part et de la DGA d'autre part. La DGA est un ensemble trs majoritairement compos de personnels civils (68 000 personnels civils sur 73 000 au total, avant transformation du GIAT). Sur les 5 000 personnels militaires, un peu plus de 2 000 sont des ingnieurs de l'armement (mais ceux-ci ne sont pas tous en poste la DGA). Certes, leur statut est militaire, mais on ne peut ignorer les spcificits d'un corps qui passe l'essentiel de son temps en tenue civile, o l'on s'appelle "Monsieur", qui se dfinit avant tout comme un corps d'ingnieurs et o la fonction prime le grade. Certes encore, pour la plupart, ces ingnieurs sont polytechniciens et l'Ecole Polytechnique a le statut d'cole militaire. Qui ne voit cependant qu'il serait bien rapide de ranger sans prcaution dans la mme catgorie cette "cole militaire" et celles de Saint-Cyr ou de Saint-Maixent? Le corps de l'armement n'est videmment pas hors de l'institution militaire, mais il y occupe une place particulire, part, spare des autres catgories militaires. Ses intrts de corps81 et ses mentalits collectives sont loin de

    81 C'est d'ailleurs l'opinion d'un certain nombre de chercheurs. Ainsi, Kolodziej, qui caractrise par ailleurs la DGA comme le "ciment" (glue) du systme, considre-t-il, lui aussi, qu'il n'y a pas indistinction entre ingnieurs de l'armement et chefs