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éditorial 1 FR CHRONIQUE DUNE NOUVELLE NAISSANCE L’Afrique a été colonisée : elle a subi une exploitation matérielle à grande échelle, elle s’est vu imposer un découpage territorial non conforme aux lignes de légitimité traditionnelle, des idéologies politiques et religieuses importées, des virus et des endémies jusqu’alors inconnus sur son territoire. Après les indépendances formelles, fut inaugurée l’ère dite de la néoco- lonisation. Le plus illustre des agents de mise en œuvre de ce nouveau système a pour nom le FMI (Fonds Monétaire Inter- national). En effet, ce dernier s’avère être un bourreau encore plus efficace et plus dévastateur : il provoque, dans le Tiers- Monde, des guerres et leur cortège de misères (famine, épidémies…) en octroyant à des dirigeants sans scrupules les moyens de s’armer jusqu’aux dents. Il prête à certains autres dirigeants des devises que ces derniers mettent à l’abri dans des paradis fiscaux occidentaux tels que la Suisse ou le Luxembourg. Par la suite, il accroît la pauvreté, dans cette partie du monde, en imposant des plans de réajustement structurel néfastes et des taux de remboursement inacceptables aux populations et à leurs petites entreprises locales qui n’ont aucunement bénéficié de l’argent prêté à la poignée de dirigeants. Puis, avec cynisme, on stigmatise le marasme et l’agonie de l’économie de l’Afrique et aussi, au passage, la décrépitude de ses institutions bancaires. Mais une telle prophétie ne tient pas compte de quelques initiatives persé- vérantes qui, même de petite taille, ont un grand avenir : c’est le cas de ce qu’on appelle les tontines, des véritables oasis bancaires bien organisées et qui s’oxy- gènent dans les “tripes” et les valves économiques de quelques collectivités africaines et auxquelles un des intervenants consacre quelques lignes dans ce numéro. Le lecteur parcourra, dans cette même livraison, tant d’autres textes ancrés sur le rôle moteur de la femme et de l’artiste dans l’essor possible de l’économie africaine. Emmanuel NDE FEUKAM Vice-Président du CCAE/B-RVDAGE/B

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éditorial

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CHRONIQUE D’UNE NOUVELLE NAISSANCE

L’Afrique a été colonisée : elle a subi uneexploitation matérielle à grande échelle,elle s’est vu imposer un découpageterritorial non conforme aux lignes delégitimité traditionnelle, des idéologiespolitiques et religieuses importées, desvirus et des endémies jusqu’alorsinconnus sur son territoire.Après les indépendances formelles, futinaugurée l’ère dite de la néoco-lonisation. Le plus illustre des agents demise en œuvre de ce nouveau système apour nom le FMI (Fonds Monétaire Inter-national). En effet, ce dernier s’avère êtreun bourreau encore plus efficace et plusdévastateur : il provoque, dans le Tiers-Monde, des guerres et leur cortège demisères (famine, épidémies…) enoctroyant à des dirigeants sans scrupulesles moyens de s’armer jusqu’aux dents. Ilprête à certains autres dirigeants desdevises que ces derniers mettent à l’abridans des paradis fiscaux occidentaux telsque la Suisse ou le Luxembourg. Par lasuite, il accroît la pauvreté, dans cettepartie du monde, en imposant des plansde réajustement structurel néfastes et destaux de remboursement inacceptables

aux populations et à leurs petitesentreprises locales qui n’ont aucunementbénéficié de l’argent prêté à la poignée dedirigeants. Puis, avec cynisme, onstigmatise le marasme et l’agonie del’économie de l’Afrique et aussi, aupassage, la décrépitude de ses institutionsbancaires.Mais une telle prophétie ne tient pascompte de quelques initiatives persé-vérantes qui, même de petite taille, ont ungrand avenir : c’est le cas de ce qu’onappelle les tontines, des véritables oasisbancaires bien organisées et qui s’oxy-gènent dans les “tripes” et les valveséconomiques de quelques collectivitésafricaines et auxquelles un desintervenants consacre quelques lignesdans ce numéro. Le lecteur parcourra,dans cette même livraison, tant d’autrestextes ancrés sur le rôle moteur de lafemme et de l’artiste dans l’essorpossible de l’économie africaine.

Emmanuel NDE FEUKAMVice-Président du CCAE/B-RVDAGE/B

La lecture des stratégies adoptées par lespopulations d’Afrique de l’Ouest pouraméliorer la qualité de leurs vies dévoilela prévalence de deux mécanismes :l’accès au crédit et aux moyens decommunication. Ces deux processusétant particulièrement développés dansles pays du Nord Ouest de l’Afrique, unepetite incursion dans leur passé peuconnu du grand public pourrait éclairercertaines de leurs difficultés actuelles.

L’AFRIQUE OCCIDENTALE PRÉCOLONIALESelon Hérodote, en 600 avant J-C, lepharaon Mecho II ordonna à un amiralphénicien de parcourir le continentafricain, appelé “Libya”, en ces temps-là.Le mot “Africa” fut usité plustardivement. Après un périple de troisans, les navires partis du Golfe de Suezen Mer rouge revinrent via Gibraltar. Lesecond voyage connu fut entrepris par lecarthaginois Hanno qui parcourut lescôtes nord et nord-est de l’Afrique. Entre400 et 300 avant. J-C, Eutiminio visital’Afrique de l’ouest et vers 200, un autregrec, Plibius qui voyagera là, décrivit lefleuve Gambia, plein de crocodiles.En 200, un troisième grec Eudoxus deCyzicos navigua à travers l’Afrique.Le désert du Sahara ne favorisa pastellement les voyages plus au coeur du

continent. C’est seulement entre 146 et12 avant J-C, lorsque les pays del’Afrique du nord, Egypte, Libye,Tunisie, Algérie et Maroc furent sous ladomination romaine que certainsexplorateurs pénétrèrent le Sahara ets’aventurèrent vers le Sud. Les récits deces voyageurs décrivent des Etats bienstructurés.L’histoire officielle écrite considère leroyaume du Ghana comme le premier deces États. Ce royaume émergea à partirdu Ve siècle après J.-C., dans le sud-estde l’actuelle Mauritanie, sur le site deKoumbi Saleh qui devint la capitale duroyaume du Ghana. Ce royaume avaitétabli sa notoriété sur l’exploitation desmines d’or du Haut-Sénégal-Niger.C’est le géographe arabe Ibn Howgal quimentionna le premier l’existence de ceroyaume du Ghana qui prospéra libre etindépendant durant plus de 700 ans. En700 des voyageurs arabes décrivent lacour du Roi du Ghana comme unsplendide palace rutilant d’or et decristal.Vers le début du XIe siècle, la cour duGhana comptait des conseillers musul-mans. Les marchands musulmansvivaient dans des grands quartiersréservés, d’où ils dirigeaient uncommerce lucratif à grande échelle.

À la fin du XIe siècle, le royaume deGhana fut détruit par les Almoravides, unmouvement fondé par les Berbèressanhadja dénommés aussi Maures. Ilsimposèrent la religion musulmane etesclavagisèrent de nombreuses popu-lations. Les fugitifs se réfugièrent dans laforêt Ashanti au sud; ils furentdénommés Ashantis.Au siècle suivant, les Soussous du Fouta-Djalon, anciens vassaux du Ghana,prirent le contrôle de la région, maisdurent se soumettre à l’empire du Malidont la capitale se trouvait à Niani, dansle nord-est de la Guinée actuelle (vers1240).L’empire du Mali s’est développé vers ledébut du XIe siècle, dans le courssupérieur des fleuves Sénégal et Niger, àpartir d’un ensemble de peuples delangue mandé. Au milieu du XIIIe siècle,l’État commença son expansion sous ladirection de Soundiata Keita. L’empireconnut son apogée sous le règne dumansa (roi) Moussa, qui conquit lacélébrité lors d’un fastueux pèlerinage àLa Mecque (1324-1325) au cours duquelil distribua des pièces d’or en tellequantité que le cours du métal s’effondrasur les marchés du Caire.Il s’investit essentiellement dans ledéveloppement économique et culturel

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HISTORIQUE DE L’AFRIQUE OCCIDENTALE

de son empire. Il fonda la fameuseuniversité de Sankore à Tombouctou.Il établit des relations diplomatiques avecla Tunisie et l’Égypte, et fit venir desenseignants et des artisans. Sous le règnede son fils qui lui succéda à sa mort,commence le déclin de l’empire et lestouaregs envahissent Tombouctou.Après 1400, l’empire s’écroula et leroyaume de Gao, fondé en 1464, par unroi des Songhaï, émergea à son tour,s’agrandit florissant et devint l’empireSonghaï. A son apogée, l’EmpireSonghaï s’étendait de l’Atlantique au lacTchad sur 2500 km, et donna àTombouctou ses heures de gloirecommerciale. Mais Tombouctou futdétruite par une expédition marocaineéquipée d’armes à feu (les premières àêtre utilisées au sud du Sahara), envoyéepar le sultan Ahmad al-Mansur quivoulait mettre la main sur le commercede l’or (1591).À l’est de l’Empire songhaï, entre lefleuve Niger et le lac Tchad, sedéveloppèrent les cités-États desHaoussa et l’empire de Kanem-Bornou.Les États haoussa (Biram, Daura,Katsina, Zaria, Kano, Rano et Gobir) seformèrent vers le Xe siècle et tirèrentprofit de la chute de l’Empire songhaï. Lecommerce transsaharien se déplaça versl’est et passa sous le contrôle de Katsinaet de Kano, qui devinrent les centres d’uncommerce et d’une vie urbaineflorissants.Le Kanem fut fondé au VIIIe siècle aunord et à l’est du lac Tchad et formait unÉtat doté d’une structure assez lâche. Àla fin du XIVe siècle, au terme demultiples invasions nomades, les sultansdu Kanem investirent la région duBornou pour former le Kanem-Bornou.Le plus célèbre des dirigeants bornouans,maï Idris Alooma (1580-1617) introduisitles armes à feu achetées aux Turcsottomans. À son apogée, le Kanem-Bornou contrôlait les routes du Saharaoriental, mettant l’Afrique centrale enliaison avec l’Égypte et la Libye ; ilamorça un long déclin à partir du XVIIesiècle. Par la suite, des petits royaumes(Macina, Gonja, Ségou, Kaarta) tentèrentde dominer l’Ouest africain, mais ils nepurent ranimer le commerce trans-saharien en déclin par suite del’ouverture des comptoirs commerciauxeuropéens sur la côte de la Guinée àpartir du XVIe siècle.

L’ENTRÉE EN SCÈNE DES OCCIDENTAUXHenri le Navigateur, prince de Portugal,fut l’initiateur des premières expéditionsautour de l’Afrique, qui débutèrent en1434 et aboutirent au doublement du capde Bonne-Espérance par BartolomeuDias en 1488 et à la découverte de laroute des épices (l’océan Indien) parVasco de Gama (1497-1498). LesPortugais établirent des comptoirs (fortd’El Mina sur la Côte-de-l’Or en 1482) etfurent bientôt suivis par les Français, lesHollandais et les Anglais. Les nouveauxvenus négociaient avec les peuplescôtiers les produits africains locaux (or,ivoire, gomme, peaux d’animaux) et lesesclaves contre de la verroterie, desgadgets et des fusils élémentaires.Partout où ils accostèrent, les ensemblescommerciaux et politiques existants ouen cours de formation furent perturbés(disparition du grand commerce trans-saharien et des grands empires), et, lessystèmes économiques et religieux furentprofondément modifiés (instauration ducommerce inégal et de la traite négrière ;introduction du christianisme). Au coursdes quatre siècles du commerce desesclaves, des millions d’Africains furentvictimes de ce trafic d’êtres humains. Laplupart furent capturés par d’autresAfricains et échangés contre différentsbiens de consommation. Le premiergrand royaume à tirer profit ducommerce des esclaves fut le Bénin, dansl’actuel Nigeria, fondé au XIIe siècle.Vers la fin du XVIIe siècle, le Bénin futsupplanté par les royaumes du Dahomeyet d’Oyo. Au milieu du XVIIIe siècle, lesAshanti de l’actuel Ghana commencèrentleur ascension. Sous l’asantehene (roi)Osei Kojo (qui régna de 1764 à 1777), ilss’approchèrent des comptoirs commer-ciaux européens établis le long de laCôte-de-l’Or. Plus à l’est, le royaumeyorouba d’Oyo déclina à la fin du XVIIIesiècle, entraînant l’intervention des Peul

du nord. Vers 1835, Oyo fut abandonnée,mais les Peul furent repoussés à labataille d’Oshogbo (vers 1840).À la fin du XVIIIe siècle, les sociétésphilanthropiques britanniques s’oppo-sèrent au commerce des esclaves. À lasuite de la décision Mansfield, qui avaitlibéré les esclaves au Royaume-Uni en1772, des projets furent établis pour lacréation d’une colonie d’esclaves libérésen Afrique occidentale. La premièretentative (1787-1790) dans la baie deSaint-Georges (en Sierra Leone) fut unéchec. Une seconde tentative, lancée parles abolitionnistes, aboutit à la fondationde Freetown, dans la même région(1792). L’exemple de la Sierra Leoneattisa l’intérêt des libéraux américains et,au début de 1822, une société phi-lanthropique américaine, l’AmericanColonization Society, fonda sa proprecolonie du Liberia.

LA PÉRIODE COLONIALEET SON INCROYABLE DÉNOUEMENTAvec le développement des intérêtsprivés en Afrique, l’engagementeuropéen s’intensifia. Les Françaisentamèrent la conquête de l’Algérie et duSénégal dans les années 1830.L’occupation systématique de l’Afriquetropicale commença au cours de laseconde moitié du siècle dans le sillagedes explorations. Les premières missionseuropéennes qui pénétrèrent à l’intérieurse heurtèrent aux États en voie deconstitution, mais le continent avait étéravagé par la traite des Noirs etl’importation de fusils. Les chefsafricains ne purent s’opposer à lapénétration européenne, trop violente ettrop forte. En effet, outre leur puissancedes armes, les européens, en substituant àl’économie de traite (échange desproduits de la cueillette, des défenses etdes peaux d’animaux contre des biensmanufacturés sans valeur) la recherchede matières premières destinées àalimenter leurs usines chez eux, ontsérieusement consolidé leur puissanceéconomique. Ils étaient devenus seulsmaîtres à bord.À la conférence de Berlin (1884-1885),les puissances occidentales, auxquelless’était jointe la Turquie, au faîte d’unearrogance méprisante, définirent leurssphères d’influence, laissant la déli-mitation des frontières encore inconnuesà une date indéterminée. Aucun État

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africain n’avait été invité à cetteconférence qui divisa le continent etscella son devenir.Les décisions prises se heurtèrent à unerésistance lors de leur application partoutoù la situation le permettait. Les Françaisfirent face à une révolte en Algérie(1870) et mirent longtemps à contrôler leSahara (1881-1905; 1920 en Mauritanie).Dans l’ouest du Soudan, Samory Touré etAhmadou, fils et successeur d’El-HadjOmar, tentèrent, en vain, de garder leurindépendance. Le Dahomey fut occupépar les forces françaises en 1892 et leOuaddaï, au Tchad, fut la dernière régionà tomber aux mains des Français (bataillede Kousséri contre Rabah, 1900).Une fois les territoires pacifiés, lesEuropéens construisirent des routes etdes chemins de fer afin de faciliterl’acheminement des matières premièresvers les ports. Ils firent entrer lespopulations dans leur système écono-mique en instaurant un système d’impôtspayables en numéraire grâce à l’intro-duction de cultures industrielles, dites de“rente” (arachide, coton, huile de palme,sisal), ou sous la forme de travail nonrémunéré (le “travail forcé”) pour laconstruction des infrastructures (routes,barrages).Au cours de la Première Guerremondiale, les territoires africainsallemands furent conquis et la Sociétédes Nations en fit des territoires sousmandat des puissances alliées. Desdizaines de milliers d’Africains furent

réquisitionnés pour combattre dans lesarmées alliées sur les champs de batailleeuropéens.En 1895, la France fédéra les territoiresde la Guinée, de la Côte d'Ivoire, duSoudan, du Dahomey, de la Haute-Volta,de la Mauritanie, du Niger et du Sénégalen Afrique-Occidentale française (AOF).La circonscription de Dakar en était lacapitale administrative. A la fin de laseconde guerre mondiale, conformémentà la constitution française de 1946, quistipulait l’Union française des territoiresd’outre mer, l’AOF acquit le statut deterritoire français.En 1958, la France commença à céderaux aspirations à l’indépendance de sescolonies. La nouvelle constitutionfrançaise préparée par De Gaule établit laCommunauté française, remplaçantl’ancienne Union française. Cetteconstitution laissait la faculté de choisirentre l’indépendance complète et l’appar-tenance à la Communauté française.Seule la république de Guinée opta pourl’indépendance totale. Les pays ayantchoisi d’entrer dans la communautéacquirent l’autonomie intérieure. Maisl’administration des finances, de ladéfense nationale, de la justice, del’enseignement de degré supérieur, desaffaires étrangères, des transports àl’extérieur des pays, des télécom-munications et le contrôle des matièrespremières stratégiques furent confiés àl’organisation centrale de la communautéfrançaise noyautée par la France. Ils

accédèrent à l’indépendance deux ansplus tard.Surgirent ainsi les républiques deSoudan, du Niger, de la Mauritanie, de laCôte d’Ivoire, de la Haute-Volta (BurkinaFaso), du Sénégal et du Dahomey (actuelBénin). Celles de Tchad (ancienOubangui-Chari), du Congo, du Gabon,de la République Centre-Africaine seformèrent en Afrique équatorialefrançaise. La Guinée a formé une unionprovisoire avec le Ghana (ancienne Côted’Or britannique). L’ancien Cameroun etle Togo français qui étaient placés sous latutelle des Nations Unies devinrentindépendants en 1960. La Côte d’Ivoire,le Niger, le Dahomey et la Haute Voltaformèrent un groupe, le Conseil del’Entente, relativement semblable auCommonwealth britannique.Ces nouveaux états devaient faire face àd’écrasants problèmes. A part unepoignée de dirigeants, le reste despopulations était illettré. Il n’existait pasde langue commune ; 400 langues étaientparlées par 60 millions d’habitants alorsque la langue de travail dans l’admi-nistration, l’enseignement et tous lesservices publics demeurait le français.C’est du tréfonds de cet entropieindicible, que des populations bafouéesse battent pour retrouver leurs identités etleur dignité, et vivre décemment.

Hélène MADINDA

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HISTORIQUE,TENDANCES,RAPPORTSAVECLESFLUXFINANCIERSISSUSDEL’IMMIGRATION

Par Yéra NDEMBELEPrésident de la FAFRAD

Constitués de réseaux d’épargne-créditde proximité souvent déconnectés dessystèmes centralisés, les micro-finan-cements font l’objet d’une diversitéd’approches, reflet de leur origine, et desdynamiques sous-jacentes.Venant suppléer l’inadaptation dusystème bancaire classique aux réalitéssocio-économiques locales, les actionsde micro épargne-crédit sont souventmenées dans le cadre des programmesfinancés par les institutions bilatérales etmultilatérales dont elles sont de plus enplus dépendantes. Ce qui pose leproblème de leur pérennisation enl’absence des appuis extérieurs. Aussicommence-t-on à s’interroger sur lanécessité de les connecter aux réseauxcentralisés et aux flux financiers issus del’émigration. Le développement auto-nome de ces systèmes suppose un cadreinstitutionnel et juridique appropriérépondant à la fois à une nécessité

d’équilibre financier et à des contraintesd’ordre socio-culturel. Le système ban-caire classique des pays africains peut-ilintégrer ces nouvelles dimensions ?Cet article tente de présenter unhistorique des systèmes de micro-finances en Afrique de l’Ouest etd’esquisser une analyse explicative deleur genèse et évolution en vued’explorer des pistes pouvant débouchersur une pérennisation endogène.

DEL’INADAPTATIONDESMODÈLES IMPORTÉSLe dualisme post-colonial des sociétésafricaines concerne tant la sphèrefinancière que la sphère sociale. D’uncôté, nous avons des institutions héritéesde la colonisation, de l’autre, nous avonsdes systèmes traditionnels enracinés dansce qu’on appelle le pays réel. Lespremières sont d’autant moins capables àcouvrir les besoins de la majorité de lapopulation qu’elles sont initialementconçues pour une couche relativementrestreinte de la population : celle qui estsusceptible d’assimiler la cultureoccidentale et qui peut apporter desgaranties formelles au crédit etindépendamment de la confiance.

Ainsi l’inadaptation des modèlesimportés peut se situer à deux niveaux :

AU NIVEAU DE LADISTANCE SOCIOLOGIQUEETCULTURELLE ENTRE SOCIÉTÉ D’ORIGINEDUMODÈLE ET SOCIÉTÉ D’ACCUEILIl se trouve que la culture est comme “ lapaire de lunettes que l’on porte sur sespropres yeux ”(1) la chose la plus difficileà voir. L’erreur souvent commise enAfrique est la croyance aveugle aucaractère universel des méthodes degestion et des règles permettantd’instaurer des relations de confianceentre organismes d’épargne-crédit et laclientèle. On sait maintenant que tout engardant une même base scientifique, lesoutils de gestion varient dans leurapplication d’une société à l’autre :différence entre méthodes japonaises,méthodes françaises et méthodes amé-ricaines. Pourquoi ces différentespratiques seraient-elles transposablessans adaptation aux sociétés africaines ?

(1) Alain HENRY, Caisse Française deDéveloppement dans “Techniques Finan-cières &Développement” N°38-39 Mars/Juin 1995 P.39Epargne Sans Frontière

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SYSTÈMES DES MICRO-FINANCES ENAFRIQUE DE L’OUEST

AU NIVEAU DES FONDEMENTSDE LA CONFIANCEDans les sociétés des pays industrialisés,la confiance en un individu reposeessentiellement sur son patrimoine,même si la réputation intervient éga-lement mais en second lieu. En règlegénérale la réputation des clients dépendsurtout de leur richesse. On a vu ce quede tels fondements matériels ont donnéen Afrique. Beaucoup de banques ont faitcrédit à tort et à travers en se basant surdes garanties apportées par la clientèle etqui n’ont pourtant pas suffi pour que lesdettes correspondantes soient honorées.En revanche les sociétés africainesaccordent la primauté à la connaissancede l’autre pour lui faire confiance ou non,même si la capacité de rembourser estégalement à prendre en compte dansl’accord de crédit.La conjonction de ces deux facteurs afortement contribué à l’échec desmodèles importés en Afrique.Dans les années 20-30, des modèlesd'établissements publics de crédit, àplusieurs échelons (organismes mutu-alistes à la base et caisses centrales ausommet), sont créés pour financerl'agriculture “indigène”. Ces établis-sements financiers vont être rapidementconfrontés au problème de garantie. Eneffet, le régime foncier traditionnel nepermettait pas à l'immense majorité despaysans africains de recourir au crédit enprésentant des garanties hypothécaires.Les caisses de crédit agricole n’avaientpar conséquent pas d’autres emprunteursque des organismes publics ou despersonnalités politiques qui honorent peuleurs dettes aux échéances.“Ainsi paralysées dans leurs activités parles garanties obligatoires que leurimposaient leurs statuts, mais en mêmetemps soumises à des pressions qui lesconduisirent à faire des opérationsdiscutables, ces caisses de crédit agri-cole n'ont rendu à l'agriculture africaineque des services négligeables ”.(2)Il en a été de même pour lesétablissements spécialisés créés pardifférents Etats sous l'égide des bailleursde fonds, entre 1960 et 1980, (caissenationale de crédit agricole (CNCA) auBénin et banque nationale dedéveloppement agricole (BNDA) auMali) qui n’ont guère eu plus d'impact.Hormis le financement des campagnes decommercialisation des produits d'agro-

exportation, comme l'arachide, le cotonou le cacao, leur intérêt pour le secteurrural est resté insignifiant.Ainsi, les études comparatives surl'Union monétaire ouest-africaine mon-trent les résultats suivants de certainesbanques agricoles (3) : sur six banquescréées, entre 1967 et 1984, quatre ont étéliquidées (Bénin, Togo, Côte d'Ivoire,Niger) et seules deux subsistent (Mali etBurkina Faso), grâce à la filière-coton etau recyclage de l’épargne mobilisée dansdes réseaux financiers décentralisés(crédit solidaire et caisses villageoises).

(2) Belloncle G., in Gentil D. et Fournier Y. :“Construire des outils financiers au service dudéveloppement rural au Bénin” et “Lefinancement solidaire en Guinée Conakry”, inLes Cahiers de la Recherche-développement,dossier sur “Systèmes financiers ruraux”, n°34&35, 1993.(3) Cf. par exemple Le Breton Ph.,“Les banques agricoles en Afrique del’Ouest”, Notes et études, Caisse française dedéveloppement n° 24, mai 1989.

DE L'ÉMERGENCE DESSYSTÈMES D’ÉPARGNE-CRÉDITDÉCENTRALISÉSLes systèmes d’épargne-crédit ont faitl’objet d’une réelle promotion en Afriquede l’Ouest suite à la crise financière desannées 80. Ils ont été introduits dans uncertain nombre de pays notammentanglophones bien avant les indépen-dances.La crise de la dette des années 80 a révélél’inadaptation du système bancairetraditionnel aux besoins de la majoritédes populations. Il s’en est suivi desmesures de libération financière et desréformes structurelles censées réduire lerôle de l'État pour supprimer lesdistorsions liées à l'économie admi-nistrée. Mais ces réformes ne sont pasallées dans le sens d’une plus grandecouverture des besoins pour despopulations moins intégrées dans l’éco-nomie monétaire et notamment lespaysans. Elles ont au contraire agrandi lefossé entre les couches de la société quiont besoin de micro-crédits, peuintéressants pour les banques commer-ciales, et les autres.Sans chercher à se substituer auxbanques classiques, ni même à lesconcurrencer, les systèmes d’épargne etde crédit décentralisés vont intervenirpour répondre au besoin de bancarisation

en milieu rural ouest africain. L’éclosionde petits métiers ou activités liées à lafabrication de produits d’import-substitution impliquant de nouveauxbesoins de financement, va égalementêtre déterminante pour leur expansion.Les systèmes financiers décentralisés(SFD) africains relèvent de trois princi-pales approches allant de l’innovationlocale à l’appropriation de modèlesimportés, de l’informel au formel plus oumoins institutionnalisé.

LES SYSTÈMES D’ÉPARGNE-CRÉDITINFORMELS : LES TONTINESIssues de traditions ancestrales, lestontines se sont développées ces dernierstemps surtout par défiance aux systèmesfinanciers formels. Une diversité detontines se rencontrent en Afrique del’Ouest. On peut en citer : la tontinemutuelle classique organisée sous formed’association rotative d’épargne et decrédit où chaque membre du groupeattend son tour (par tirage au sort) pourempocher la cagnotte; la tontinefinancière qui accorde le crédit parenchère de la décote; la tontinecommerciale pratiquée par lescommerçants et qui consiste à confier àun tiers (tontinier, banquier ambulant,garde-monnaie…) la collecte journalièredes fonds qui sont reversés en fin de moisdéduction faite de la rémunération dutontinier.Les tontines ont ainsi la particularitéd’être totalement endogènes et en généralinformelles, même s’il existe des conne-xions avec le réseau bancaire classique. Ilreste que l’absence de réglementation lesrégissant expose les sociétaires à uncertain nombre de risques.

LES SYSTÈMESMUTUALISTES OUCOOPÉRATIFSCe sont des modèles développés enl'Europe depuis le XIXe siècle. Introduitsdans certains pays de l’AfriqueAnglophone bien avant les indépen-dances, ces systèmes se sont étendus à denombreux pays dont le Bénin(Coopératives d’épargne et de crédit –Coopec créées en 1975), dans les années60 et 70. De nouvelles créations ont eulieu au Bénin, au Mali (Kafo Jiginew), auSénégal et en Guinée (Crédit mutuel).Cherchant à répondre aux besoins deservices bancaires de proximité (sécuritécontre les risques physiques et lessollicitations sociales, facilité de retrait,

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accès au crédit), ces réseaux fonctionnentselon un système d’épargne-crédit,l’épargne étant préalable au crédit, et descomités élus en assemblées générales.Ces comités octroient le crédit ets’efforcent d'adapter les règles defonctionnement aux réalités locales touten veillant à un bon déroulement ducrédit. Ce qui a permis d’arriver à destaux de remboursement très élevés,souvent proches des 100 %. Si cessystèmes ne sont pas à l’abri d’échecssouvent causés par l’intervention étatique(liquidation de la Caisse Nationale deCrédit Agricole au Bénin), ils restent lesplus fiables aux yeux de la majorité despopulations. Ils sont toutefois limités pardes volumes financiers réduits au niveaumacro-économique. Ce qui ne les empê-che pas d’être la première source definancement accessible en milieu rural.En réalité la véritable limite de cetteapproche est le fait de soumettre l’accèsau crédit à une épargne préalable. On saitque la capacité d’entreprise et doncd’investissement d’un agent est rarementproportionnelle à la capacité d’épargne.Lier le crédit à une épargne préalable asouvent conduit à limiter le système àceux disposant d’un niveau suffisant derevenus et d’exclure les autres entre-preneurs potentiels susceptibles de mieuxvaloriser l’épargne collectée.

LE CRÉDIT SOLIDAIREInspirée des principes de la GrameenBank (Bangladesh), cette approche estfondée sur la conception selon laquelle lapauvreté ne rime pas forcément avec lerisque d’insolvabilité si les prêts sontadaptés aux capacités économiques etfinancières des actions qu’ils permettentde financer. Investi dans des activitéssuffisamment rémunératrices, le créditdevient une source de revenus permettantson remboursement et même d’épargnerpar la suite. À la place de la garantie enpatrimoine qu’un agent démuni ne peutfournir, intervient la garantie solidaireconsistant à constituer un système decautionnement mutuel. Très développédans des nombreux pays asiatiques(Philippines, Indonésie...), ce système aété adapté en milieu rural d’un certainnombre de pays africains dont le BurkinaFaso et la Guinée Conakry et concerneplusieurs dizaines de milliers d'em-prunteurs. Dans d’autres pays, le systèmed’épargne-crédit est renforcé par le crédit

solidaire pour toucher les plus pauvres.C’est le cas de la Fececam au Bénin qui,pour avoir plus d’impact, a mis en placeun système de “tout petit crédit auxfemmes” (TPCF) sur la base ducautionnement mutuel. Souvent composéde cinq à dix membres issus d'un mêmevillage et de même statut socio-économique, et qui se cooptent libremententre eux sur la base des connaissancesmutuelles, le groupe est solidaire dans leremboursement. Cette solidarité inter-vient à la fois sous forme d’entraide dansl’accès au crédit et de pression sociale surle mauvais payeur. En effet, toutedéfaillance d’un membre du groupeentraîne la fermeture de l’accès au créditpour les autres membres.Conçu au Bangladesh où il existe unclivage bien marqué entre propriétairesterriens et paysans sans terre, le modèleGrameen Bank a été adapté au contexteafricain en ouvrant le crédit à toutes lescouches sociales à l’exception desfonctionnaires. Le crédit a été plafonnéde manière à désintéresser les groscommerçants ou les entrepreneurs rurauxintéressés par des crédits d’un montant

élevé. Les autres adaptations concernentles modalités de remboursement etl’approche socioculturelle. Ainsi, on faitappel à des liens sociaux établis dans lecadre d’organisations traditionnelles ouprofessionnelles (groupements villageoisdes zones cotonnières au Bénin, auBurkina-Faso et au Mali) où la cautionsolidaire est associée à un contrôle sur lacommercialisation du coton. Dans tousles cas, la crédibilité de l’emprunteurrepose, avant tout sur la confiance duproche entourage. L’avis des autoritéscoutumières réunies dans un “conseil dessages”, peut également être sollicité pour“éviter que des groupes de truandsviennent gâter l'honneur du village”.Cette approche a l’avantage de concevoirla notion de garantie bancaire d’unefaçon très originale et adaptée à lasituation de chaque emprunteur. Elle metl’homme et son environnement social aucentre du système pour apporter uneréponse à des préoccupations purementmatérielles.Toutefois, elle comporte l’inconvénientde dépendre, pour son démarrage, d’uneépargne exogène au groupe concerné.

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Ainsi, l’épargne provient davantage desfonctionnaires, des gros commerçants oud’organisations telles que les centres desanté, les ONG et autres associations quireprésentent plus des deux tiers descomptes en Guinée. Plus de 90 % desépargnants sont urbains alors que lesemprunteurs sont beaucoup plusdispersés.Les statistiques montrent par ailleurs quemoins de 5 % des emprunteurs devien-nent épargnants grâce aux revenusgénérés par leurs activités financées surles crédits du système. Ce qui a commeconséquence une très forte dépendancevis-à-vis des non-sociétaires des caissesde crédit. C’est pourquoi, il a été instauréau niveau de certaines pays unprélèvement direct sur le montant ducrédit octroyé en vue de constituer uneépargne de garantie.

TENDANCES ACTUELLESEn plus des limites spécifiques à chaquesystème, les systèmes financiersdécentralisés ont en commun la nécessitéd’arriver à un équilibre financierpermettant d’évoluer vers la péren-nisation. Reléguée au second plan audémarrage de ces systèmes, cettepréoccupation revient de plus en plus etcommence à prendre le pas sur le soucide couvrir une large proportion desbesoins de financement. Elle se traduitrapidement par des besoins d’économied’échelle que procurent les réseauxcentralisés et les gros crédits. Fondementdes systèmes financiers décentralisés, lesystème de contraintes et de solidaritéqu’instaurent les liens sociaux deproximité constitue aussi une desprincipales limites des micro-finances.L’économie d’échelle permettant uneplus grande rentabilité et donc unemeilleure rémunération de l’épargne,suppose une interconnexion entreréseaux. Mais on sait aussi que lasolidarité de groupe n’existe réellementqu’à la base du système et vients’opposer à toute dynamique d’ou-verture.Il y a pourtant une nécessité de trouverune complémentarité entre les approchescrédit-solidaire et épargne-crédit.Le crédit solidaire est indéniablement ungrand progrès par rapport à l’approchedons. Elle conduit à une meilleureresponsabilisation des acteurs, mêmesdans des zones les plus défavorisées.

Ainsi, c’est l’orientation que semblentadopter des organismes multilatérauxcomme la Banque Mondiale.L’équilibre financier est plus facile àatteindre dans les systèmes mutualistesbasés sur l’épargne préalable que pour lessystèmes de crédit solidaire basés sur uneapproche socioéconomique.Tous les systèmes financiers décen-tralisés sont confrontés à la mêmeproblématique, celle de la maîtrise deleur croissance qui passe par une certaineinstitutionnalisation : accroissement etdiversification des acteurs concernés parla démarche SFD ; nécessaire diver-sification des produits pour répondre auxbesoins d’épargne et de crédit liés à unediversification de projets; progrèstechniques et organisationnels; pro-motion de l’échange entre systèmes etorganisation des articulations et despartenariats avec les systèmes tontiniers,les banquiers ambulants, les micro banquesvillageoises, le système bancaire, lesgroupements des producteurs, d’artisans,de pêcheurs, de commerçants, de femmesqui peuvent aider à limiter les coûtsd’intermédiation et servir de relais deproximité.La consolidation des réseaux implique unrenforcement des responsabilités desdirigeants de la base au sommet. Il setrouve que l’importance grandissante desSFD tant en nombre qu’en termes devolume d’épargne collectée et de crédits,pousse les autorités monétaires etfinancières à rechercher un cadrage poursécuriser les épargnants. Ainsi, parexemple la FECECAM du Bénin estpassée 400 millions de FB de dépôts et125 millions de FB de prêts en 1994 àplus de 1,25 milliards de FB de dépôts et875 millions de FB de crédits en 1998avec 250 000 sociétaires dans 583 caisseslocales et un taux de remboursementsitué autour de 95%. C’est ainsi que laBCAO (Banque Centrale des Etats del’Afrique de l’Ouest) met en place unenouvelle réglementation visant à définirles formes et mode d’organisation dessystèmes mutualistes ou coopératifsd’épargne et de crédit ainsi que lesmodalités de leur contrôle par lesautorités monétaires. Ce qui offre lapossibilité à un réseau mutualisted’accéder directement au marchéfinancier en se dotant d’un organismefinancier. Si cette loi-cadre exclut de sonchamp d’application les systèmes non

mutualistes ou coopératifs, elle peutconstituer une amorce à l’institution-nalisation des réseaux des SFD. Ceux-cidoivent s’engager dans une démarched’ouverture pour atteindre l’équilibrefinancier nécessaire à leur reproduction.Une telle démarche pourrait ouvrir unlarge champ d’activités financières où lesflux financiers issus de l’immigrationtrouveraient des placements mieuxvalorisants.

RAPPORTSAVECLESFLUXFINAN-CIERS ISSUSDEL’IMMIGRATIONLes migrations internationales génèrentune épargne importante destinée à sou-tenir la famille restée au pays et àpréparer le retour du migrant.Ainsi, les flux financiers issus del'immigration en France des ressor-tissants de la seule Vallée du FleuveSénégal (région frontalière entre le Mali,la Mauritanie et le Sénégal), sont évaluésentre 150 000 000 et 200 000 000 FF (4)par mois. Le Fonds Monétaire Interna-tional estime les transferts par remisepour toute l’Afrique de l’Ouest à prèsdeux milliards de dollars par an (5). Cesflux correspondent à un effort d'épargned'environ 2000 FF par migrant actif et parmois et proviennent de sacrifices énor-mes par de multiples privations dont laséparation avec femmes et enfants aveclesquels les migrants ne passent que troisà six mois de congés, chaque deux outrois ans. Ce qui n'est concevable quedans une perspective de retour définitif.Cette épargne est, en grande partie,transférée sous forme liquide, dans lespays d'origine où elle est directementaffectée à des dépenses de consommationou d'investissement de prestige. Elledemeure sans effet d'entraînement sur ladynamique de progrès des savoir-faire etdes productivités locales et encore moinsde création de richesse.Seuls les secteurs de l'élevage et l'habitatconnaissent un certain engouement.Toutefois, tandis que le premier se traduitpar un déboisement et une désertificationsans contrepartie en termes de croissanceéconomique, le second souffre d'uneabsence ou d'une insuffisance du marchéde logements pour rentabiliser cesinvestissements et de permettre auxpromoteurs de vivre des revenus qu'ilsgénèrent.Le fait que cette épargne est affectée engrande partie à de la consommation en

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Afrique, amène certains auteurs àl'assimiler à une consommation différéeet non à un véritable acte d'épargne. Maisl'épargne n'est-elle pas en soit uneconsommation différée impliquant uneprivation dans le présent et parconséquent une préférence pour le futur ?Le fait que ce futur soit plus ou moinsproche et localisé dans les pays d'originedes migrants, n'enlève rien au rôleessentiel de l'intermédiation financièredans la transformation de cette épargneen investissements productifs rémuné-rateurs. Cette phase manque cruellementaux migrants effectuant des transfertsdans les pays d'origine. Ils sont en mêmetemps épargnants, banquiers et inves-tisseurs ou consommateurs. Ce qui nepeut que limiter les possibilitésd'investissements productifs, tout enprivant d'autres investisseurs des sourcesde financement nécessaires.Les migrants entreprennent desdémarches allant dans le sens desinvestissements leur permettant deretourner s'installer dans les paysd'origine. Mais ils se heurtent, d'une part,à des difficultés relatives à l'informationtechnologique, au savoir-faire industrielet “entrepreneurial”, au décalage entreapports personnels relevant des capacitésd'épargne et financement nécessaire pouratteindre la taille critique industrielle oucompétitive, et d'autre part, à l'accès aucrédit.En effet, les migrants manifestent déjà uncertain effort d'investissement productifau niveau, à la fois, individuel etcollectif. Les investissements à caractèrepublic s'effectuant essentiellement àfonds perdu, il reste à donner auxinvestissements individuels des formes,contenus et cadres les rendant plusviables.Un certain nombre de dispositifs d'aideaux migrants souhaitant retourners'installer et entreprendre des activitéséconomiques dans le pays d'origine ontété mis en place dans différents paysEuropéens dont la France et la Belgique.Ces dispositifs comportent un volet appuifinancier et technique non négligeable.En effet, les porteurs de projets peuventbénéficier, à certaines conditions, d’uneformation préalable à la fois technique etportant sur la conduite d’une entreprise,d’une subvention de démarrage et d’unencadrement d’une année après démar-rage (6). Etant donné l’absence du volet

épargne préalable et de l’accès au crédit,ces dispositifs jouent plutôt un rôled’appui à la réinsertion que d’outilsfinanciers de promotion d’entreprise.Une expérience pilote en cours en Francetente de dépasser cette limite enpermettant à un migrant consentant uncertain effort d’épargne d’offrir l’accèsau crédit à un partenaire de son choixauquel il aura apporté une caution.La conception d’un véritable outild’épargne-crédit articulé avec les réseauxSFD pourrait permettre d’aller plus loindans la mobilisation et une meilleurevalorisation de l’épargne des migrants.

(4) Etude OCDE(5)Basedon IMF databases (InternationalMonetary Fund, Washington).(6) C’est notamment le cas du ProgrammeDéveloppement Local et Migration (PDLM)que la France a mis en place au Mali,Mauritanie et Sénégal avec une subventionplafonnée à 24 000 FF par promoteur et unencadrement d’une année.

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Par Bernard E. GBÉZO,journaliste et socio-économiste installé àParis, article écrit à la demande duBureau International du Travail.

L'Afrique de l'Ouest a vu se développerces dernières années de nombreusesinitiatives qui, à l'instar de la GrameenBank au Bangladesh apportent un appuiaux populations les plus démunies. Lemicrocrédit ou l'épargne de proximité adonné aux commerçantes ambulantes,brodeuses, mécaniciens, restauratrices,artisans, agriculteurs, petits entre-preneurs des zones rurales et urbainesl'espoir d'une vie nouvelle. Le journalisteBernard E. Gbézo a étudié le fonction-nement de ces modes de financementdans la région et les activités réaliséespar le Bureau international du Travail(BIT) dans ce domaine.

DAKAR - Pour une jeune fille ruralesans moyen, sans formation et sansperspective dans son village, deveniremployée de maison en ville constitueune réponse à différentes contraintes : seprocurer un revenu qui permettra de veniren aide à sa famille, préparer sa viefuture, échapper parfois à la dure réalitéde la campagne. Salima, attirée il y a unequinzaine d'années par le mirage de la vie

dakaroise, fait l'amer constat d'une viebrisée lorsqu'à trente-cinq ans elle seretrouve abandonnée par son mari avecses quatre enfants à charge. Sansressources, elle a dû se retirer dans unbidonville à quelques kilomètres de lacapitale, où, pendant plusieurs années,elle a été revendeuse de poissons, payéeà la commission.En 1993, Salima se joint à uneassociation d'entraide féminine etapprend l'existence d'un programmed'appui aux petites commerçantes deGand-Yoff, près de Dakar. Elle voudraitmaintenant créer sa propre activité et envivre : ouvrir une poissonnerie aumarché. Avec le concours d'une ONGlocale, elle obtient un prêt de 75.000francs CFA (138 dollars), remboursablesur un an. Au bout de trois ans, elle a pudégager suffisamment de bénéfices pourengager deux autres femmes qui l'aidentà faire face à l'expansion de soncommerce.Aujourd'hui Salima peut se logerdécemment, nourrir sa famille et couvrirles frais de scolarité de ses enfants. “Jeretrouve à présent ma dignité de femmeet de mère. Sans la confiance desmembres de mon association et de lacaisse d'épargne et de crédit des femmesde Gand-Yoff, je n'aurais jamais eu le

courage de me mettre à mon proprecompte” confie-t-elle.Salima est l'une de ces personnes, donton estime le nombre à près de huitmillions dans le monde à avoir recours àde très petits prêts pour s’affranchir dujoug de la pauvreté, s'élever au-dessus del'impuissance et de la vulnérabilité.

OUTIL D'ÉMANCIPATIONÉCONOMIQUE ET SOCIALEMicrofinancement ou microcrédit, ils'agit avant tout que les populationsinsolvables puissent mettre un pied àl'étrier par l’octroi de petites sommesd'argent prêtées à court terme à un tauxd'intérêt largement inférieur à celui despratiques usuraires de la place. A l'origineles fonds alloués portaient sur dessommes inférieures à 30 dollars.Aujourd'hui ils vont de 100 à 500 dollarset sont destinés principalement à lacréation d'emplois autonomes. Les béné-fices tirés de ces activités ont permis à denombreux ménages, frappés de pleinfouet par la crise économique, demaintenir la tête hors de l'eau.Mais au-delà du simple aspect financierles programmes de microcrédit ont aussiun impact sur le développement local. Eneffet, ils touchent des secteurs aussidivers que l'agriculture (groupements

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UNE BOUÉE POUR LES EXCLUS DU DÉVELOPPEMENT

villageois, coopératives paysannes,organisation professionnelles agricoles)l'artisanat (groupements d’artisans,associations artisanales féminines), lefinancement de l'économie sociale(mutuelles d'épargne et de crédit,banques villageoises), la protectionsociale (mutuelles de santé, caisses desanté primaire).Ainsi ils contribuent à l'amélioration del'accès aux services sociaux de base, auxsoins de santé, aux services deplanification familiale , et à l'eau potable.Une autre caractéristique de cemouvement est qu'il s'appuie sur desréseaux d'assurance et de solidaritétraditionnelle relativement efficaces quifavorisent le remboursement régulier desprêts. La mise en place de cesprogrammes offre également l'oppor-tunité de conduire des actions deformation, notamment en matière dedéveloppement communautaire et degestion d'entreprise.

LES GRANDS DÉFIS DES INSTITUTIONS DEMICROFINANCEMENT (IMF)La microfinance est de plus en plus po-pulaire, surtout auprès des femmes, habi-tuellement marginalisées par les banquescommerciales. Ces IMF, souvent de typemutualiste, ont révolutionné les pratiquesbancaires classiques. En adoptant desprincipes de fonctionnement innovant,tels que la caution solidaire et le crédit degroupe, et en raison de leur proximitéavec les bénéficiaires, elles ont démontréque non seulement ces derniers sontcapables d'épargner, de gérer une microentreprise viable avec peu de moyens,mais qu'ils sont également en mesure desupporter les taux d'intérêt du marché,pourvu que cela leur donne accès à desactivités économiques rentables.En effet, les expériences relevées ici et làen Afrique subsaharienne commeailleurs, montrent que les taux deremboursement avoisinent 98%. Onconstate ainsi que prêter aux plusdémunis devient une des solutions poursortir du cercle vicieux de la misère, maisaussi pour stimuler le développementéconomique et alléger le fardeau desEtats, qui doivent souvent les prendre encharge. Parmi quelques-unes des réussitescitons : le réseau des caisses populairesau Burkina Faso, le réseau dénomméKafo Jiginew (Union des greniers) auMali, l'Alliance de crédit et d'épargne

pour la production (ACEP) au Sénégal.Depuis quelques années déjà, la majoritédes institutions financières interna-tionales accorde une attention particu-lière à ce nouvel instrument d'aide audéveloppement. Un groupe consultatifd’assistance aux pauvres (GCAP) a étécréé par plusieurs institutions multi-latérales et bilatérales qui s'intéressent aumicrofinancement. Son secrétariat estinstallé dans les locaux de la Banquemondiale, et l’Organisation Interna-tionale du Travail (OlT) est membre deson Comité exécutif. Ce groupe a permisà bien des décideurs de prendreconscience de l'efficacité des inter-ventions dans ce secteur. Le sommet surle microcrédit tenu à Washington enfévrier 1997, a représenté un tournantappréciable dans la prise de consciencedes retombées importantes des activitésde la microfinance. Le défi est de toucherplus de 100 millions de familles d'ici àl’an 2005.Pour atteindre les objectifs assignés, denombreuses organisations non gouver-nementales cherchent désormais à seprofessionnaliser et à s'ériger en véri-tables institutions de microfinan-cementpouvant dégager du profit pour êtreéconomiquement viables et doncrentables. Cette logique économiques'impose dès lors qu'il s'agit d'augmenterleur capacité d'intervention sur le terrainet de devenir plus crédibles auprès deleurs partenaires financiers.Notons toutefois qu'un équilibre reste àtrouver car une attention trop poussée à larentabilité risquerait de les éloigner deleurs cibles d'origine, en faisant parexemple une sélection trop rigoureusedes emprunteurs potentiels. En revanche,une vision strictement sociale pourrait lesamener à appliquer des taux d'intérêt tropbas ou à se montrer laxiste dans l'attri-bution des prêts, ce qui mettrait leurpérennité en danger.De l'avis des experts, il convient derenforcer l'efficacité et les moyensd'action des organisations opérant dansce secteur en les incitant à nouer des liensavec des institutions plus importantes etd'un caractère plus officiel. Le pro-gramme AMINA, initié en 1997 par leFonds africain de développement (FAD),est à situer dans cette perspective.AMINA propose une gamme de servicesvisant à renforcer les capacités desdifférents acteurs concernés (ONG,

fédérations de structure mutualiste,banques villageoises), à offrir desservices financiers de façon durable auxmicroentrepreneurs et autres groupesdéfavorisés. L'appui comprend notam-ment la mise en place d'activités deformation en analyse financière, gestionde portefeuille et suivi des opérations deprêt ainsi que la création d'un systèmeinformatique.Un autre objectif important pour ceprogramme est le développement decadres réglementaires appropriés ettransparents, suscitant un environnementfavorable à l'offre de services demicrofinance. Parmi les critères retenuspour l'exécution des activités duprogramme, notons qu'il s'agit de paysmembres du FAD ayant le niveau depauvreté le plus élevé, où il existe desinstitutions de microfinance très activeset des structures de décision décen-tralisées, permettant une approcheparticipative de la réduction de lapauvreté.Au niveau des gouvernements, souli-gnons que les pouvoirs publicsfournissent également un soutienessentiel. On compte parmi leursinterventions la création par exemple, debanques de développement, de fonds degarantie et des mesures visant à inciterles banques commerciales à financer lespetits opérateurs économiques. AuBurkina Faso, l'Etat a émis en 1996 sapremière série d'obligations pour unmontant à souscrire de 5 milliards defrancs CFA (10 millions de dollars) ; lesfonds réunis sont destinés auxassociations locales d'épargne et decrédit, aux ONG et aux autresprogrammes gérant des centres ruraux demicrocrédit.De plus, pour consolider son projetd'appui aux microentreprises rurales, legouvernement du Burkina Faso, s'est vuoctroyer, en mai 1999, un prêt de 12millions de dollars du Fonds inter-national de développement agricole(FIDA). Spécialement ciblé sur lesfemmes rurales, les jeunes entrepreneurs,les paysans démunis, les artisans etcommerçants, le projet apportera àquelque 3000 personnes les concoursfinanciers et techniques indispensablespour créer ou développer leurs propresentreprises, tout en se fixant en milieurural.

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L’EXPÉRIENCE DE L’OITLa promotion de l'emploi et la luttecontre l'exclusion sont au cœur desactions prioritaires de l'OIT qui depuisdes années conduit des programmesopérationnels visant à aider lesgouvernements africains à asseoir despolitiques économiques capablesnotamment d'accroître l'emploi, defaciliter la création de petites et demicroentreprises et d'améliorer l'accès aumicrocrédit. Soulignons ici l’efficacitédu programme ACOPAM dans les paysdu Sahel qui a eu un impact particu-lièrement significatif sur l'emploi desfemmes et a permis à près de 40 000personnes de créer un emploiindépendant grâce aux coopérativesd’épargne et de crédit et aux banques decéréales.Forte de son excellence dans ce domaine,1'OIT poursuit actuellement unprogramme conjoint avec la BanqueCentrale des États de l'Afrique de l'Ouest(BCEAO). Financé par les gouver-nements d’Allemagne, de Norvège et desPays-Bas, le programme PASMECprogramme d'appui aux structuresmutualistes ou coopératives d'épargne etde crédit) vise la promotion de l'épargneet des associations de crédit et autres IMFdans la sous-région, pour optimiserl'accès des populations défavorisées auxservices financiers.Sa particularité est d'établir un pont entredes initiatives opérant généralement horsde tout cadre réglementaire et lesautorités monétaires par le biais del'échange d’information, de la collecte de

données (plus de 170 institutions y sontréférencées représentant 2.280 asso-ciations locales et plus de 700.000bénéficiaires), d'actions de formation etde services consultatifs clés en main.L'Unité des finances sociales (UFS) duBIT gère entre autres le programmed'appui aux structures mutualistesd'épargne et de crédit. C'est elle quicoordonne les activités du BIT dans ledomaine du microfinancement. Elleadministre des projets de coopération etde recherche qui ont pour but de recenseret de supprimer les obstacles quientravent l'accès au crédit, à l'épargne, àl'assurance et à d'autres servicesfinanciers.En outre, elle examine l'impact despolitiques financières sur l'emploi et lapauvreté. Le PASMEC constitue l'acti-vité principale de I'UFS en Afrique del'Ouest.L'OIT s’efforce également de pro-mouvoir le principe de l'égalité entre leshommes et les femmes à travers sesactivités de coopération technique. C'estainsi qu'il convient de relever deuxprogrammes axés sur la promotion del’entrepreneuriat féminin :le programme international pour lapetites entreprises (ISEP) : lancé en 1998,son objet est de favoriser l'essor despetites et microentreprises - qui par-viennent tout juste à survivre - géréesnotamment par les femmes.le programme international pour desemplois en plus grand nombre et demeilleure qualité pour les femmes(WOMEMP) : lancé en 1997, ce pro-

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gramme vise non seulement les femmesentrepreneurs, mais aussi l'ensemble destravailleuses. Son but est d'éliminer ladiscrimination liée au sexe en matièred'emploi et de profession tout en faisanten sorte que ces emplois débouchent surl'éradication de la pauvreté et le dévelop-pement durable.A travers toutes ces interventions, l'OITmontre non seulement son implicationdans le développement de l’entrepre-neuriat, mais aussi que les femmesconstituent un groupe cible importantqu'il faut extraire au plus vite de laspirale de l'exclusion économique etsociale.Globalement, les pratiques de micro-crédit en vigueur sur le continentsemblent présenter des résultats positifs,malgré quelques dérapages relevés ici etlà qui sont dus en partie à des problèmesd'organisation et de gestion, du fait del’amateurisme de certaines ONG et degroupements locaux. Le système en lui-même ne saurait constituer une panacéepour le microentrepreneur qui, biensouvent, doit faire face à d'autrescontraintes d'ordre administratif, fiscal etcommercial ou encore dans le domainedes ressources humaines.De plus, la microfinance ne peutrésoudre tous les problèmes de dévelop-pement. Au-delà de l'accès aux res-sources fmancières, il y a des besoinssociaux, des problèmes vitaux auxquelstous les acteurs et les pouvoirs publicsdoivent prêter attention par des moyenset des mécanismes adaptés.

Par Raymond PAULIS

Le microcrédit, devenu au cours desdernières années la pierre angulaire dudéveloppement international, n’a pas quedes effets bénéfiques dans les pays envoie de développement.Il est des cas, selon Farhad Mazhar,directeur exécutif de UBINIG, (unorganisme qui cherche des modesalternatifs de développement auBangladesh) cité par le journal canadien“Le Devoir” dans son édition du 10 juin1999, où il ne contribue qu'à “endetterdes pauvres sans offrir des conditions dedéveloppement à long terme. Cela lesendette, et ensuite ils sont seuls pourfaire face au marché”.Par ailleurs, les banques qui fournissentle microcrédit aux paysans feraientparfois alliance avec des compagniestransnationales qui bénéficieraient alorsd'une clientèle pour écouler leursproduits. Des produits qui ne favorisentpas toujours l'autonomie des paysans.C'est le cas notamment des semenceshybrides ou modifiées génétiquement,qui ne peuvent être réutilisées, rendantainsi le paysan dépendant du fournisseur.“Ces semences sont conçues pour offrir

un meilleur rendement la première foisqu'elles sont utilisées. Mais lorsqu'on lesutilise une seconde fois, leur rendementest si mauvais qu'il est préférable d'enacheter de nouvelles”, ajoute Mr Rahmandans l’interview accordée au journalcanadien. Ainsi en 1998, un projetd’alliance entre la Grameen Bank, quifait du microcrédit au Bangladesh et sertde “modèle” aux organismes d'aide audéveloppement dans le monde entier, etla compagnie Monsanto, géant multi-national de la production et de lacommercialisation des semences n’a puvoir le jour suite à une opposition féroce,notamment des groupes écologistes.ABUS ET VIOLENCEUne étude effectuée par un étudiantdoctorant en anthropologie de l'Uni-versité du Manitoba, Aminur Rahman,étude financée entre autres par le CRDI(Centre Canadien de Recherches pour leDéveloppement International), dispo-nible sur le site Web du CRDI montre queles prêts de microcrédit peuvent générerabus et violence dans les communautéscollectivement responsables du rembour-sement des emprunts. “Ces résultatsétaient tout à fait contraires à ce à quoije m'attendais”, dit Rahman dans un

article sur la recherche qu'il a menée auBangladesh.Son étude révèle en effet des cas où unmicrofinancement conçu pour venir enaide aux femmes, est en fait princi-palement utilisé par des hommes. Lesfemmes sont alors des simples inter-médiaires exploitées ou contraintes parleur mari de contracter un prêt. Lespressions pour rembourser le prêt sontsouvent génératrices de violence,constate-t-il.La même étude révèle que 78 % desmicroprêts serviraient à d'autres fins quece pourquoi ils sont consentis. Une bonnepart est utilisée pour les besoins desménages, plutôt que pour le démarraged'une microentreprise.Dans d’autres cas, le remboursement dela dette se révèle trop lourd pour lesfamilles. “Ainsi, lit-on dans l'article,Rahman a rencontré des membres de labanque qui ont vendu des poules quiavaient des œufs à couver ou du riz oudes fruits d'une prochaine récolte afind'amasser suffisamment d'argent pourpayer les versements.”L’étude conclut cependant que lemicrocrédit “utilisé à bon escient” peutêtre un outil de développement efficace.

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LES EFFETS PERVERS DU MICROCRÉDIT

Par Clément KAZADIDocteur es sciences économiques

L’Afrique sub saharienne est, comme onle sait, bien plurielle. Mais elle possèdeun certain nombre de caractèrescommuns qui permettent que l’on enparle comme d’une entité unique, enmettant en exergue ces caractèrescommuns, tout en en gardant laperspective de les infléchir en fonctiondes particularités et des itinérairesspécifiques.C’est donc dans cette approche ques’inscrit notre réflexion sur les tontinesen Afrique subsaharienne. Elle s’estinspirée de l’une des expériences les plusavancées en matière de tontines, à savoircelle du Cameroun.Cette réflexion se structure autour d’unquadruple questionnement :Comment se présentent les tontines enAfrique sub saharienne aujourd’hui ?Quel rôle jouent-elles dans les domainessocial, économique et culturel ? Quelrapports entretiennent-elles avec l’éco-nomie dite moderne et, en particulier,avec les banques ? De quelles perspec-tives sont-elles porteuses pour ledéveloppement ?

Le développement suivant n’a pas laprétention de donner des réponsesdéfinitives à toutes ces questions. Il estsimplement un essai de réponse et,surtout, un appel à l’élargissement et àl’approfondissement du débat sur lesvoies et moyens du développement del’Afrique subsaharienne.

TONTINES EN AFRIQUE SUB-SAHARIENNED’AUJOURD’HUILe petit Larousse illustré définit l’entité“tontine” comme suit : “association depersonnes versant de l’argent à une caissecommune dont le montant est remis àtour de rôle à chaque membre ; montantde la caisse ainsi constituée.” Tellequ’elle est comprise, la tontine est uneréalité rencontrée, sous diverses formes,dans tous les continents. S’il est difficilede retracer l’origine et l’itinéraire duphénomène tontine dans ses diversesformes de par le monde, en français, leterme “tontine” provient de Tonti,anthroponyme d’un banquier napolitainLorenzo Tonti, qui passe pour être soncréateur en Europe.La définition ci-dessus semble faireréférence principalement à la fonctionfinancière des tontines, alors que, dans le

cas africain particulièrement, elles ontd’autres fonctions, au moins aussiimportantes que celle qui est mise enlumière dans cette définitions.Les tontines sont une réalité que l’onrencontre dans pratiquement tous lespays de l’Afrique subsaharienne d’au-jourd’hui. Si on les trouve aussi enmilieux ruraux, il semble bien que leurdéveloppement est plus important au seindu monde urbain. Cette différence estparticulièrement claire en ce qui con-cerne la fonction financière des tontines.Pour expliquer cela, il nous faut savoirque, dans les communautés villageoisesde l’Afrique subsaharienne, la monnaiejoue un rôle beaucoup plus faible quedans les centres urbains. Par ailleurs, lesrapports de parenté, les catégories d’âgeet de sexe jouent, au village, un rôleégalement important. Dans les centresurbains, les tontines se constituentsouvent sur la base de l’appartenanceethnique. Cependant, l’appartenance à unmême groupe religieux, le fait d’avoir étécondisciples, d’exercer la même pro-fession et la proximité des habitationscréent des liens de confiance permettantaux gens d’adhérer à une même tontine.En général, en Afrique comme ailleurs

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LES TONTINES ET LEUR RÔLE SOCIO-ÉCONOMIQUEEN AFRIQUE SUB-SAHARIENNE CONTEMPORAINE

dans le monde, on classe les tontinesdans la catégorie des activités ditesinformelles, celles-là même qui ontbeaucoup retenu l’attention deschercheurs depuis le début des années1980. La tendance prédominante assimileles tontines à la galaxie des activités desurvie dont l’explosion serait liée à lacrise du pouvoir d’Etat et à celle del’économie capitaliste périphérique.Effectivement, cette double crise dupouvoir d’Etat et de l’économie formellea contribué au développement decertaines branches de l’économieinformelle dont les tontines. Mais cesdernières ont une existence bienantérieure à cette crise. Elles sont doncbien parties pour survivre et sedévelopper quelle que soit l’issue de cettedouble crise.Par ailleurs, la perception selon laquelleles activités économiques dites infor-melles relèvent uniquement de l'éco-nomie de survie ne prend pas en compteses segments haut de gamme, particu-lièrement dans sa sphère financière dontfont partie les tontines. Ces dernièresjouent un rôle important et irremplaçabledans les sociétés de l’Afrique sub-saharienne contemporaine. Ce rôleirremplaçable inscrit donc nécessai-rement l’existence des tontines dans uneperspective de longue durée.

RÔLE DES TONTINES EN AFRIQUELe regard des économistes s’arrêtesouvent sur l’aspect financier de latontine, alors que cette dernière joue unrôle, au moins aussi important en matièresociale et culturelle.Rôle économico-financierDe tous les rôles joués par les tontines,l’aspect économico-financier a unevisibilité telle qu'il a réussi à marginaliserles autres aspects. Cependant, si cetaspect économico-financier possède unecertaine autonomie, il n’acquiert sapleine signification que dans ses liensavec les aspects social et culturel. Ainsiperçues, les tontines fournissent un belexemple de la manière dont une sociétépeut se donner le moyen de réinterpréterles obligations sociales pour donner droità des exigences économiques. Dans leurrôle économico-financier, les tontines ontun fonctionnement proche de celui desbanques dites mutualistes qui ont unoptique de solidarité.En cotisant, chaque membre d’une

tontine pose un acte d’épargne. Cettecotisation se fait selon une périodicitéconvenue par les membres de la tontine.La cagnotte ainsi rassemblée est remise àl’un des membres selon l’ordre préétabli.Cela indique qu’une tontine n’est pas unecaisse qui garde en dépôt de grandessommes d’argent. Elle est pour ainsi direun lieu de passage, par où transitel’argent à remettre aussitôt au béné-ficiaire du jour.Rôle socialEtre membre d’une tontine, c’estparticiper à un espace d’intégrationsociale. En effet, la tontine est une sortede club de parents et d’amis. Lesrencontres se font souvent autour d’unrepas et d’un verre de bière. Un tel cadrecrée une atmosphère propice au dévelop-pement de l’amitié et des échangesd’informations entre les membres.Plusieurs enquêtes de terrain en Afriqueont montré que le rôle de l’intégrationsociale des tontines est explicitementreconnu par leurs membres. Même si lamodernisation de la société offre aujour-d’hui d’autres possibilités d’intégration(famille, lieu de travail, proximité deshabitations…), la tontine demeure un desendroits privilégiés où se forgent lesrelations extra-familiales. L’absence devie associative condamne à l’isolement.Faire partie d’une tontine permet auxgens de se voir fréquemment, de mieuxse connaître, de s’apprécier et de discuterdes questions communes et diverses. Cebesoin de développer les liens sociaux estindissociable de l’aspect financier de latontine. Pour beaucoup d’ailleurs,l’aspect financier serait subordonné aubesoin du renforcement du lien social.La confiance entre les membres d’unetontine est indispensable à son bonfonctionnement. Cette confiance netombe pas du ciel et n’est pas accordée àn’importe qui. C’est un construit qui estcensé se développer tout au long dufonctionnement de la tontine. Pour entrerdans une tontine, il faut être bien connupar un ou plusieurs de ses membres etavoir une réputation irréprochable, bref,il faut être digne de confiance.Cette connaissance se tisse durant letemps passé ensemble à l’école, sur le faitd’avoir grandi ensemble ou travailléensemble, sur l’appartenance à unemême classe d’âge ou grâce auparrainage d’un membre de la tontine.Pour garantir le bon comportement

collectif tout au long de la durée de vied’une tontine, ses membres adoptent uncode de bonne conduite assorti desanctions appropriées.Les tontines sont également un espace desolidarité où se développe une véritablesécurité sociale. Cette solidarité agissantese constate particulièrement lorsqu’unmembre traverse des moments difficilescomme la maladie, la mort d’un proche,l’emprisonnement. La solidarité se mani-feste aussi à l’occasion d’événementsheureux (naissance, mariage …).Rôle culturelProduit du terroir où elle se développe, latontine répond à la manière particulièredont la culture locale pose le problème dela soumission de l’individu à des valeurscommunes. Elle s’appuie de ce fait surdes valeurs que personne ne songe àremettre en question. Parmi ces valeursdu terroir, nous pouvons citer lasolidarité, la fidélité à l’amitié, latempérance, la droiture.

RAPPORTS ENTRE LA TONTINEET L’ÉCONOMIE DITE MODERNECes rapports sont souvent nombreux etvivifiants pour les deux secteursd’activités. En effet, les membres destontines utilisent la monnaie, créée etgérée par le secteur de l’économiemoderne. Toutefois, les “crédits”qu’octroient les tontines ne s’accom-pagnent pas de la création de la monnaie,ainsi qu’il en est des crédits d’originebancaire. En général, le bénéficiaire de lacagnotte est censé l’utiliser de manièreproductive, dans un investissementrentable. Cela fait ressortir de manièreremarquable l’intérêt économico-financier d’une tontine car l’accès aucrédit bancaire n’est pas à la portée de lamajorité de la population. En outre, lacagnotte peut servir également àl’acquisition d’un bien de consommationdurable (maison, meubles…) ou àrésoudre un problème social d’impor-tance (naissance, études des enfants,deuil …). Pour aider leurs membres àfaire face aux charges occasionnées pardes événements malheureux, les tontinesgardent parfois une certaine somme dansune caisse. Cette somme peut parfoisfaire l’objet d’un placement à intérêt,auprès de l’un ou l’autre des membres oumême à la Banque.Certes, il peut arriver que le bénéficiaired’une cagnotte le dilapide dans des

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activités considérées comme inconve-nantes. Ce bénéficiaire risque doncd’éprouver des difficultés pour cotiserpar la suite. Dans l’ensemble, un telcomportement est fort décrié et fait courirà son auteur le risque d’être déconsidérépar les autres membres et par tous ceuxqui sont au courant de ses “turpitudes”.Ces précisions ainsi que les règles quirégissent le fonctionnement des tontinesgarantissent à peu de frais la récupérationde l’épargne par son auteur. Les rapportssociaux qui se nouent entre les membresde la tontine en assurent la cohésioninterne et constituent aussi un des princi-paux déterminants du bon fonctionne-ment de son volet économico-financier.Les membres des tontines utilisent leurcagnotte pour lancer une entreprise quirelève du secteur dit moderne del’économie (achat d’un camion poureffectuer le transport des biens ou despersonnes, ouverture d’un magasin,création d’une entreprise agricole,implantation d’un hôtel, …), ils achètentdes biens produits par l’économiemoderne et utilisent ses services et sesinfrastructures. Souvent, les membresdes tontines sont des employés desentreprises privées ou de l’Etat. Ilsutilisent ainsi l’argent gagné dans cettesphère moderne pour cotiser à la tontine.Par ailleurs, les bénéficiaires de cettecagnotte la placent souvent à la banque,avant de l’utiliser pour réaliser leursprojets. En outre, les tontines semblentsurclasser la banque, grâce au faitqu’elles sont accessibles à un plus grandnombre de personnes, qu’elles fonc-tionnent avec peu de frais et moins deformalités, qu’elles associent des gensqui se connaissent bien et se fontconfiance. Ainsi, elles ne connaissent pasla crise qui frappe le secteur bancairedans beaucoup de pays africains.

TONTINES ET PERSPECTIVES DEDÉVELOPPEMENT DE L’AFRIQUELes tontines ainsi que d’autres activitésde l’économie dite informelle font vivre,depuis des décennies, plus de personnesque ne le fait l’économie dite moderne.De ce fait, aucune stratégie de dévelop-pement ne peut les ignorer. Tout le pro-blème, c’est de savoir comment mettre àcontribution les tontines dans lesstratégies de développement d’aujour-d’hui et de demain en Afriquesubsaharienne.

Dans le discours des chercheursconcernant le rôle des tontines et del’économie informelle dans le déve-loppement de l’Afrique, il y a deuxvisions divergentes. La première est unevision apologétique. Pour les tenants decette vision, les tontines sont la voie d‘undéveloppement endogène, enraciné dansles cultures africaines. Elles révèlent legénie créateur des peuples de cette partiedu monde. Dans cette perspective,certains pensent que tout va pour lemieux dans le monde des tontines, queces dernières contribuent bel et bien audéveloppement de l’Afrique. Il en résulteque toute intervention de l’Etat et/ou desacteurs de l’économie dite moderne, sousquelque prétexte que ce soit, est con-sidérée comme susceptible de perturberla dynamique et la créativité des tontineset de ses membres et est donc à proscrire.La seconde vision est surtout le fait deceux qui ne voient le développement quecomme un processus de modernisation,obéissant à des principes universels, aucentre desquels on trouve la logique del'accumulation du capital et de lacroissance qu'elle anime.Dans cette optique, les tontines sontconsidérées, au mieux, comme desactivités de survie, où règne la précaritéet, au pire, comme des archaïsmes quicontrarient la logique et la dynamique dudéveloppement capitaliste, le seul quisoit à l’ordre du jour.De cette seconde vision découle l’idée dela nécessité d’une intervention pourprincipalement “normaliser”, “moder-niser” les tontines, faire fonctionner lestontines comme les banques.Ces deux visions nous semblent extrêmeset manquent de réalisme. S’il est vrai, ence qui est de la première vision, que lestontines ont permis à leurs membres derésoudre nombre de leurs problèmes, leurcontribution à l’amélioration du bien êtrematériel de l’ensemble de la populationdemeure incontestablement modeste, ce àcause de la faiblesse de la productivité dutravail que les tontines ne parviennentpas à élever. Pour la seconde vision,l’erreur consiste à ignorer que, sil’accumulation du capital est nécessaire(particulièrement pour l’élévation de laproductivité de travail), elle ne s’enracinedans un pays que si elle est prise encharge par des acteurs locaux quil’intériorisent, se l’approprient etl’adaptent à leur contexte culturel. Il y a

une position médiane à laquelle noussouscrivons et qui se préoccupe del’établissement des relations de co-développement entre le monde destontines d’une part et celui de l’Etat et del’économie capitaliste d’autre part. Lessynergies qui en découleraient pourraientjeter les bases d’une accumulationdavantage maîtrisée de l’intérieur etmoins excluante.Dans les relations entre les banques et lestontines par exemple, la rigueur et laconfiance qui caractérisent ces dernièrespeuvent servir de garantie aux pre-mières : les banques pourraient, autantque possible, conforter les relations deconfiance avec leurs clients et leurspartenaires en s’inspirant de la réussitedes tontines dans ce domaine.Mais par-delà les déclarations deprincipes, les modalités concrètes pour ledéveloppement de ces relations sonttributaires avant tout des spécificitéslocales en matière des tontines. En ce quiconcerne les relations avec l’Etat, ce quiest nécessaire de manière générale, c’estun cadre général porteur, en termesd’Etat de droit où tout arbitraire estbanni, où la sécurité des personnes et desbiens est garantie, où l’environnementmacro-économique stable incite lesacteurs socio-économiques de tous leshorizons à aller de l’avant et à prendredes risques.

BIBLIOGRAPHIE1. Alain HENRY, Guy-Honoré TCHENTE etPhilippe GUILLERME-DIEUMEGARDE,Tontines et banques auCameroun, Les principes dela société des amis, Karthala, Paris, 1991.2. Claude MEILLASSOURE,Femmes, greniers etcapitaux , F. Maspéro, Paris, 1975.3. Gaspard BAGALWA MUHEME, Le poids deséconomies non officielles, Bruylant-Academia,Louvain-la-Neuve, 1988.4. Tom DE HERDT et Stefan MARYSSE,“L’économie informelle au Zaïre” dans Cahiersafricains, Intitut Africain-CEDAF, n° 21-22,Bruxelles, 1996.5. Mbaya MUDIMBA et F. STREIFFELER,Secteur informel au Congo-Kinshasa, Stratégiepour un développement endogène, Editionsuniversitaires africaines, Kinshasa, 1999.

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Entretien avec Soce SENESocio-économiste

Je suis expert consultant auprès d’orga-nismes internationaux tels : le BureauInternational du Travail pour leProgramme des Nations Unies pour leDéveloppement (PNUD), la banquemondiale, l’agence canadienne dedéveloppement internationale et lacoopération française.Je travaille sur des missions destinées àdes programmes d’appui aux gouver-nements des pays africains comme leSénégal, le Mali, la Côte d’Ivoire, leCap-Vert et la Guinée Bissau.Je suis spécialisé sur des questions dedéveloppement humain durable, avec unaccent particulier sur les matières dugenre (gender) et développement, et, dela migration et le développement.

PARCOURSAprès mes études universitaires, dans lecadre de mon mémoire de fin d’études etde stages, j’ai été amené, en 1985, àentrer au Bureau International du Travail(BIT) au niveau du Sénégal où j’ai étéassocié à des missions d’études portantsur les micro financements. A cette

époque, il était difficile, au Sénégal, detrouver un emploi rémunéré en tant quesalarié, au sortir d’études supérieures.Cette expérience m’encouragea àm’installer à mon propre compte ; j’aialors monté le cabinet « Nord-SudConsult». Déjà à l’université, pourcompléter ma bourse d'études, j’avaiscréé une petite entreprise de photo-graphie que j’avais déjà dénomméeNord-Sud. Etant villageois de conditionmodeste, issu d’une famille d’agri-culteurs, je devais me débrouiller et jevoulais aussi décharger ma mère, defamille monoparentale, qui travaillaitseule pour élever ses enfants. Elletransformait le poisson et le commer-cialisait.En 1987, j’eus mon premier contrat avecle BIT pour travailler sur le problème dela femme et développement. A l’époqueon parlait plus de l’intégration de lefemme au développement. De la régionde Kiesse située sur la façade atlantique,un village de mi-pêcheurs, mi-agri-culteurs, je fus le deuxième jeune duvillage à aller en ville pour l’université.La bourse était de 12.000 F CFA (120 FF)par mois. J’avais une demi-bourse soit60 FF par mois pour étudier et vivre.

Un jour, en 1983, étant arrivé tôt à la fa-culté, j'ai rencontré des français quimontaient des stands pour une foire dulivre. En discutant avec l’un d’entre eux,j’apprends qu’ils avaient besoin durantune semaine de deux étudiants ensciences économiques pour expliquer aupublic le contenu des livres pendant lafoire. J’ai accepté le travail moyennant1000 FF sur la semaine, soit un montantéquivalent à quasi une année d’une pleinebourse. En consultant les revues, je suistombé sur un livre intitulé dialogue Nord-Sud. Avec les 1000 FF, en perspective,j’ai décidé d’enregistrer ma petiteentreprise, Nord-Sud. Avec l’évolutiondes affaires, je l’ai appelé Nord Suddistribution. Après la première expé-rience avec le BIT, la volonté de valorisermes compétences me motiva à créer unvolet de consultance; j’ai fondé ainsil’entité Nord Sud Consult et j’ai fait venirdu village mon frère pêcheur auquel j’aiconfié Nord Sud Distribution.J’emploie beaucoup de collaboratricescar je suis un militant de la promotion desfemmes.Venant d’une famille polygame et d’unezone rurale très islamisée, où sévissentencore des pesanteurs traditionnelles et

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FEMME, MIGRATION ET DÉVELOPPEMENTEN AFRIQUE OCCIDENTALE

des facteurs d’influence de diversesnatures, j'ai été depuis mon enfancesensible à la condition sociale de lafemme. Mon père avait deux femmes et ilvivait avec ses frères qui avaient l'undeux et l'autre trois femmes.Dans ce milieu, j’ai appris à aimer lafemme et à la distinguer dans notresociété. Quand j’ai été un peu plus averti,j’ai essayé de comprendre pourquoi monpère avait pris plusieurs femmes.L'explication à l'époque consistait en lanécessité d'une main d'œuvre abondantevu que l’on cultivait à la houe. Il n’ y aque trois mois de saison de pluie durantlesquels devait pousser de quoi se nourrirpendant douze mois. Jusqu’à mon départpour l’université de Dakar, je cultivais leschamps. Les femmes faisaient tout auxchamps. Il y avait environ trente femmesautour de mon père et ses deux frères, quitravaillaient aux champs et valorisaientles produits de la pêche. L'un des frèresde mon père était pêcheur, tout ce quin’était pas vendu à l’état frais devait êtretransformé et commercialisé. Toute cettecharge de travail qui reposait sur lesfemmes fut pour moi un déclic qui mepoussa à travailler pour soulager lafemme. Quand j’étais au village, étant lecadet de la famille, mes sœurs ayantquitté la maison, avant d’aller au lycée,j’aidais ma mère lorsqu’elle était decorvée. C’était à tour de rôle. Quandc’était son tour pour aller chercher l’eau,piller le mil et cuisiner pour tout lemonde, elle se levait tôt, à cinq heures dumatin, malgré son âge avancé. Ellen’avait pas de belle-fille pour l’aider, elledevait s’occuper de tout. C’était unejournée effroyable ! Je ne pouvais pas mecontenter de la regarder ; je travaillaisavec elle. Mon oncle m’appelait Fatu,c’est-à-dire la fille qui travaille. Tous lesdeux jours, je quittais l’école avecprécipitation pour aller aider maman.Lorsque je suis devenu consultant auBIT, j’ai découvert à travers ladocumentation qu’il y avait une grandepréoccupation pour soulager les femmes.Il existait une importante littérature écritepar des experts, étrangers à un systèmesocial et environnemental, qu’ils dé-crivaient en se basant sur les résultats desprojets ou des études assez ciblées. Cettetendance s'amplifia après la premièreconférence sur les femmes à Naïrobi,initiée par le PNUD, en 1982. A cetteépoque on parlait de l’émancipation de la

femme africaine. De cette conférence aémané le premier plan d’action mondialde la femme. En 1995, à la conférence deBejing (Chine) fut présentée la plate-forme des femmes africaines, rédigée àpartir de la conférence de Dakar en 1992.Cette dernière fut initiée par laCommission économique de l’Afrique,une création de l’Organisation de l'UnitéAfricaine (OUA), avec l’appui desNations Unies, basée à Addis-Abbeba,portant sur l’intégration de la femme.Deux sessions de travail au Mali et àParis ont préparé la conférence de Dakar.A travers ces écrits, j’ai retrouvé mamère. Je me suis dit : « Heureusementqu’il y a des gens qui en parlent ». LeBIT avait de son côté beaucoup écrit surla question dans le cadre de sonprogramme pour l’emploi. Je me suisdavantage intéressé au sujet.

IMPLICATION DANS LE PROGRAMMEFEMME ET DÉVELOPPEMENT.La question de l’allègement des tâchesn’a pas été pris en compte partout, dansles programmes, de la même manière. LeSénégal fut un des pays pilotes oùl’allègement des tâches ménagères a étéune préoccupation centrale dans lespolitiques et les projets programmes dedéveloppement.La polygamie n’est pas une solution àl’allègement des tâches ménagères, ellene fait que répartir un certain nombre deresponsabilités ménagères, pour les-quelles les hommes n’étaient pasengagés, à plusieurs femmes.Dans l'approche de l'allègement destâches ménagères des femmes, l’analyseporte essentiellement sur le niveau decharge des tâches ménagères réparti entrel’homme et la femme. On a remarqué quela femme avait une responsabilité entièredes tâches ménagères et que l’hommeétait toujours servi par la femme. A cettefin, le calendrier de main d’œuvre entrel’homme et la femme qui retranscrit leprofil d’activités accomplies par les deuxgenres est un outil de travail intéressant.On dispose d'une étude dans le villageMgaparou, selon cette grille d'analyse.Une des solutions préconisées futl'introduction des technologies appro-priées pour moudre, battre les céréales etdisposer de l'eau.Ce qui a permis de décharger lecalendrier de main d’œuvre des femmes,de libérer une énergie qui a été

transformée plus tard en activitésgénératrices de revenus.Actuellement, on ne parle plus danscertaines régions d’allègement destâches, c’est dépassé. On parle de lareconversion du temps libéré à desactivités économiques pour donner auxfemmes le pouvoir économique.

FLUX MIGRATOIRES ET DÉVELOPPEMENTL’exode rural est une composante quialimente les flux migratoires versl’Europe.L’exode rural fut favorisé en premier lieupar le besoin d’instruction ; le deuxièmefacteur fut l’appauvrissement du milieuagricole généré par la désertificationprononcée de la zone sahélienne : Mali,Sénégal, Niger, Tchad. Dans les années70, la zone sahélienne a été fortementtouchée par des cycles de sécheresse quine sont propagés au-delà du Sahel, et quiont eu pour conséquence des contre-performances au niveau agricole qui ontconduit à la baisse de la production, cequi a affecté l’économie de la zone. Parexemple au Sénégal, dans le vieux bassinarachidien, situé dans la vallée du fleuveSénégal entre la Mauritanie, le Mali et leSénégal, on n’avait jamais connu l’exoderural. Cependant, à cause des cycles desécheresse, la première source de revenu,la production de l’arachide étant enprofonde dépression, les gens ontcommencé à quitter la région pour alleren ville chercher de quoi vivre.Ces départs ont eut des conséquencesdirectes sur la condition des femmes.Une surcharge de travail s'est abattue surelles.Dans les années 80, on a eu en Afriqueles programmes d’ajustement structurelsimposés par les institutions interna-tionales de crédit.Le Sénégal fut un des premiers pays àappliquer des programmes de redres-sement économique et financier, en 1982sous Abdou Diouf, négociés avec le fondmonétaire international et la banquemondiale. Après le départ de Senghor, en1981, le pays était jugé fort en difficulté.Ces programmes ont eu pour effet, auniveau rural, de faire disparaître uncertain nombre d’instruments que lespaysans avaient mis en place pour ledéveloppement agricole.C’est alors que commença l’autoorganisation des paysans pour s'assumeret prendre en charge certains services

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dont l’Etat devait se désengagerconformément aux mesures d'assainis-sement préconisés. En 84, au village, onavait 1500 maîtres es sciences écono-mique, 85 docteurs en pharmacie, 25médecins et autant d’autres spécialistes,qui chômaient. Ce qui amplifia lamigration pour trouver l’emploi. Et c'estce groupe qui alimente l'émigration versl'Europe. Ce qui signifie une perte desressources humaines qui pouvaient êtremobilisées pour le développement.On assiste, à présent, à une profondeévolution du phénomène, du moins en cequi concerne l’Afrique de l’Ouest. Cesmigrants issus des zones rurales émigrentnon pas pour s’installer en Europe maispour y travailler et revenir. On a ce qu’onappelle les “etegui”, à savoir, des gensqui font du travail saisonnier en été, enItalie, en Espagne ou aux Etats-Unis. Cespersonnes ont une forte propension àtravailler pour le développement deszones d’origine. Ils détectent dans lespays d’accueil des opportunités dedéveloppement qu’ils peuvent exploiterdans leurs pays. Cette tendance estcommune aux pays d’Afrique de l’Ouest.Par exemple, à Bamako, on confectionnedes vêtements griffés, vendus à des prixtrès abordables en Afrique.L’OIM, Office International desmigrations, basé à Genève, a travailléavec la CEDEAO, la CommunautéEconomique des Etats de l’AfriqueOccidentale, comprenant seize Etats,pour établir un cadre qui permettrait auxEtats des pays d'origine, de définir unepolitique cohérente en matière de prise encompte de la dimension du rôle desmigrants dans le développement écono-mique des pays.

A partir de 2002, il y aura au niveau de laCEDEAO une libre circulation despersonnes.La question posée à la conférence deDakar, en septembre 2000, fut quellecontribution des migrants à l’effort dedéveloppement des pays d’origine.Certains Etats ont organisé des HautsConseils de leurs ressortissants résidant àl’extérieur pour discuter avec eux, lesONG et les partenaires au dévelop-pement de l’ensemble des problèmesrelatifs à l'implication des migrants dansle processus de développement.Pendant longtemps, la situation des paysétait jaugé à l’aune du PIB, produitintérieur brut par habitant. Ce critère esterroné. A titre exemplatif, les milliards defrancs que rapportent les mines dediamant du Congo ne profitent pas à tousles congolais. Il faut considérer le niveaud’accès des populations aux revenus et lasatisfaction des besoins fondamentaux del’homme.En 1992, le PNUD a décidé d’établirl’indice de développement humain etl’indice sexo spécifique. En 97, la Guinéeétait classée avant dernier pays en termede développement humain et beaucoupdes pays de l’Afrique occidentale sontpeloton de queue. L’année dernière desinstitutions comme la banque mondiale etle Fond monétaire international quijusqu’à présent ne parlaient que de lacroissance économique ont évoqué lacroissance en corrélation avec ladiminution de la pauvreté. Ce qui signifieun aveu d’échec des politiques et critèresantérieurs.

PROGRAMME DE DÉVELOPPEMENTEN AFRIQUE OCCIDENTALELes axes névralgiques seraient :la libéralisation des certain secteurs,l'allègement des procédures et l'appli-cation des incitants fiscaux pour attirerles investisseurs; le repositionnement surle milieu agricole pour la sécuritéalimentaire dans le sens de la capacité àproduire ce dont un pays a besoin pournourrir en permanence les populations;l'axe gender, la participation des femmestant au niveau économique que politique;le déploiement de la coopération Sud/Suddont la création de l'Union monétaire etéconomique de l’Afrique de l’OuestUEMAO, est une amorce décisive.

LES MICRO FINANCEMENTSET LES FEMMESLes femmes ayant gagné du temps libre,il manquait des fonds et des outils degestion pour des activités économiques.D’où l’idée des petits crédits rapidementsuivis de la mobilisation de l’épargne.Ces petits financements arrivent auxpauvres, grâce à la solidarité concrétiséepar cautionnement mutuel. Le pauvredépourvu d'une garantie matérielleaccède au crédit grâce à la solidarité dugroupe.Beaucoup des personnes s'indignent surles faibles montants accordés ; mais levolume d’un crédit dépend du niveau dubesoin et du cycle de rotation de l'activitéentreprise.Il me semble prématuré de porter unjugement sur ce processus enAfrique tantqu'une évaluation multifactorielle, enprofondeur, n'est pas encore réalisée.

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Entretien avec Djibril GUISSÉguitariste, compositeur dans l’orchestreles frères Guissé.

D’UN PARCOURS SINGULIER VERS UNEPRISE DE CONSCIENCE SOCIALELe groupe existe depuis sept ans. Noussommes quatre frères. Trois sont dansl’orchestre, le quatrième est le managerdu groupe. C’est le souci de la stabilité etde la continuité qui nous a poussés àtravailler en famille. Pour un groupe quise voulait novateur, le changement desmembres d’un groupe, ayant une telleambition, risquait de compromettre unebonne évolution. Nous avons misé sur lafamille car nous croyons en la solidaritéfamiliale africaine.Nous avons tous découvert la musique àpartir du théâtre populaire dans lesquartiers. Dans le domaine théâtral, onécrivait les pièces, on composait despoèmes, on chantait et on était descomédiens en même temps. Par le théâtrepopulaire, on était encadré par des aînésqui nous préparaient pour que nouspuissions jouer un rôle dans notresociété. Au terme du cycle, à notre tour,on a encadré d’autres jeunes. Le théâtrepopulaire c’est la préparation de la

jeunesse aux épreuves qu’elle doitaffronter. Ce passage nous a permis denous situer sur le plan politique et nous aoutillés psychologiquement pour faireface aux réalités de la société africainesénégalaise.En Afrique, on a connu l’esclavage etpuis la colonisation. Après la coloni-sation, les sénégalais marginaux étaientcontrôlés tout le temps. La société a étéécarté de la gestion de sa situation, sesmembres n’ont pas été impliqués dansson organisation, l’Etat se s’en occupaitpas. Certaines personnes prirent laresponsabilité de former les gens et de lesscolariser dans les langues qui nous sontpropres, en dehors du français. Par lesassociations de quartier, on a appris àécrire et à lire le wolof et le poular.C’était plus important pour nous que lefrançais.Aujourd’hui, les gouvernants africainsparlent des langues nationales ; auSénégal, il y a un ministère d’alpha-bétisation aux langues nationales. Avantcette dynamique émanant de la base, rienn’existait officiellement. Sur le planofficiel, la croyance allait à l’assimilationd’autres cultures, celles que véhiculent lefrançais. Il fallait aller à la campagne ou

dans des petits groupes pour connaître leslangues de nos cultures.Nous qui croyons à nos cultures, on aanticipé sur l’Etat. Il y a des personnesqui n’ont pas été à l’école française maisqui savent lire et écrire les languesnationales. C’est capital.Ce n’est pas l’Etat qui a initié cela, onapprenait dans les campagnes, dans lesquartiers. Les associations sportives etculturelles, qui sont plus proches dupeuple, ont joué ce rôle et sont trèsactives dans cette action. Il y en avaitdans chaque quartier, depuis les années80. Actuellement, on a plus d’asso-ciations sportives car le sport domine.Grâce au théâtre populaire, on a reçubeaucoup de formations, on a appris àdénoncer les problèmes de la société. Onpartait de ce que les gens constataient etne pouvaient pas exprimer. On parlait àleur place, on déplorait les situations surlesquelles ils voulaient parler, des chosesqui leur étaient propres.J’ai été là jusqu’à mes 13 ans. Après, jesuis allé au lycée, c’était la mêmemouvance.Avant de me lancer dans le théâtrepopulaire, j’ai évolué pendant 8 ans ausein d’un groupe d’étudiants musiciens.

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ARTISTES ET DÉVELOPPEMENT SOCIAL

A 16 ans, j’étais déterminé à êtremusicien. Je ne pouvais pas laissertomber les études surtout pour lesparents. En outre, en Afrique de l’Ouestpour chanter, il faut être un griot ; je n’aipas osé braver cela et donc j’ai patienté 8ans.En 87, je me suis rendu compte qu’il étaittemps de me professionnaliser. J’aiintégré un groupe professionnel, Oasis.Notre groupe antérieur s’appelait àl’origine Dujam, (le grain du refus). On adû changer de nom car on nous taxaitd’être trop révolutionnaires, on a optépour Jam ( la paix).On n’a fait que chanter pendant deux ansavec Oasis. Les musiciens d’Oasis nousaccompagnaient.Il y avait, au Sénégal comme partout enAfrique en général, une tendance à neproposer au public que de la musiquedansante basée sur des rythmes du payset accompagnée des percussions, de labatterie et de guitares électriques.Deux ans après l’éclatement de cegroupe, on a mené une réflexion qui nousa conduit à faire une recherche pourtrouver une musique sénégalaised’écoute qui peut franchir les frontièrestout en étant appréciée au Sénégal. Nousnous sommes alors orientés vers lamusique acoustique folk.On a travaillé les guitares et lescompositions pendant quatre ans. On nejouait qu’avec les guitares sèches. Lesgens écoutaient et regardaient étonnés.Le genre a fini par impressionner car lesvoix étaient vraiment assises. Mais lesproducteurs n’étaient pas intéressés. En1993, on a commencé à jouer dans lescabarets ; on a été les premiers à jouer encabarets nos morceaux. Tous les autresorchestres qui jouent en cabarets nejouent que les standards de base. Pour lepremier enregistrement, les producteurssont venus vers nous, on les a remerciés.En décembre 1996, on a sorti notrepremier album : un courant nouveau,musical venait d’être reconnu : AfricanFolk Music, une musique originaleuniverselle. C’est un genre où les voixsont prépondérantes et a capella, et, dontles mélodiques tirent l’inspiration de lamusique traditionnelle poular, avec uneouverture sur l’Afrique et le monde.Nous nous inspirons de toutes lestechniques musicales de l’Afrique :polyphonie, chants traditionnels ; nousaccompagnons les morceaux avec des

instruments du terroir, on emploie la flûteet la cora, instruments employés danstoute l’Afrique de l’Ouest, le xalam ouongonu (instrument à 3 cordes). Ontravaille avec d’autres courants, enl’occurrence des jazzman, c’est l'aspectouverture qui amène le côté universel.Nous sommes nos propres producteurs,par souci d’autonomie, pour plusieursraisons : un producteur qui met sonargent en jeu, impose un genre musicalen fonction du goût du marché pourrentabiliser ce qu’il investit, on ne veutpas d’une musique commerciale ; on veutrester authentique à savoir que l’on veutque 80% de ce que nous composonss’inspirent des traditions et techniquesmusicales africaines et 20% des mu-siques du monde en terme d’ouverturepour arriver à une universalité.Nous avons commencé nos tournéeslorsque nous avons été sélectionnés pourreprésenter le Sénégal au Marché desArts et Spectacles Africains, en mars1997. Depuis lors nous faisons desspectacles un peu partout : en Afrique, enEurope et au Canada.

DE LA NOTORIÉTÉ À L’ENGAGEMENTDANS LE DÉVELOPPEMENT SOCIALLe passage par le théâtre populaire a faitde nous des avant-gardistes et nous adonné cette vision pointue du monde : lavie est un combat, il faut se battre. Entant qu’africains, nous avons appris qu’ilfaut se battre non seulement pour soimais pour la société. C’est avec cettephilosophie que nous avons grandi. Denos contacts à travers le monde, noussommes restés attachés à l’idée de resterutile à nos populations.Il y a dans les problèmes de nos payscertains que la société civile peut régleren dehors de l’Etat et des hommespolitiques.Il y a trop des gosses dans la rue dans cepays, sans avenir. Nous travaillons àmettre en place une maison des enfants,pour les accueillir et les former.Les enfants sont les futurs citoyens, ilsdoivent y être préparés.Nous les formonsaux médias. Nous parrainons une radiodes enfants issus des milieux précarisespour les sortir du ghetto du prolétariat. Ilsprennent totalement en charge toute laprogrammation et la réalisation desémissions. Nous leur avons composé ungénérique pour les soutenir.Cette année, on a fait un concert au profit

des étudiants, lequel a généré 60.000 FF.A l’origine, le but était d’offrir des ticketsrestaurant aux étudiants ayant peu demoyens. Comme on a récolté plus derecettes que prévues, on affecté unepartie des recettes à deux actions enmilieu rural : du reboisement avec desétudiants en biologie végétale et 10.000FF à une action permettant aux étudiantsen médecine d’aller soigner des gens à lacampagne car il y a des villages sansmédecin ni centres de santé. On a déplacé50 aspirants médecins qui ont soigné1700 personnes en trois jours.Durant ce séjour en Belgique, nous allonstravailler avec l’association le Djolofpour faire une collecte de médicamentspour la prochaine campagne que nousallons faire au Sénégal avec les étudiantsen médecine.Chaque année, au lieu que ces aspirantsmédecins partent en vacances, nousallons partir avec eux dans les villagespour aller soigner les gens. Ces étudiantssont appelés à gouverner le pays demain,il faut les y préparer.Pour nous ces actions sont des parti-cipations au développement du pays ànotre niveau, au niveau de la sociétécivile. Elles apprennent aux populationsà se questionner et à s’exprimer.Au niveau macroscopique, le dévelop-pement dépend de la volonté politique.Il ne peut pas y avoir de développementsans organisation. Il ne s’agit pas des’organiser individuellement, il faut sedonner la main pour essayer de trouverdes réponses à des question posées il y aquarante ans déjà. Quand Lumumba,Hailé Selassié, Amilcar Cabral parlaientde l’unité africaine, c’était pour faire faceà des réalités problématiques de l’époquequi hélas sont toujours d’actualité. Si lesEtats-Unis sont bien partis, si l’Europedémarre aujourd’hui et que l’Afriquereste derrière c’est parce qu’on n’est pasencore unis et qu’on n’est pas encoremaître de notre propre destin. Tant quedes intérêts personnels des politiquesafricains et ceux des Etats du Nordmotiveront leurs actions en Afrique,l’Afrique n’avancera pas. Les africainsdoivent s’organiser et s’unir.L’incapacité de beaucoup de paysafricains à s’organiser et à s’unir est liéeà l’histoire. C’est seulement aujourd’huiqu’on peut parler réellement del'indépendance. On est au point zéro, oncommence le départ. C’est aujourd’hui

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qu’on peut commencer à pouvoir sesituer par rapport à nos réalités et nosbesoins. Les pays africains sont lesderniers à pouvoir satisfaire les besoinsdes populations. Ils dépendent des Etats-Unis, de l’Europe, du Fond MonétaireInternational et de la Banque Mondiale;le pouvoir d’agir pour eux leur est ainsiconfisqué. L’Afrique doit d’abord selibérer et parvenir à dépendre d’elle-même. Il faut d’abord développerl’agriculture pour qu’au moins ce qu’onmange ne provienne pas de l’extérieurpour sortir de la dépendance ensuitedévelopper l’industrie et les infra-structures diverses.Ce qui nous bloque aussi c’est latendance à trop imiter le blanc. Parexemple, le revenu d’un africaincorrespond au dixième du revenu d’unoccidental ; si la France taxe à 20%, enAfrique on taxe aveuglement à 18%, aulieu de réfléchir à des taux raisonnablesen fonction des revenus des gens et taxerde manière à encourager les inves-tissements pour des usines de fabrication.On copie sans comprendre alors que l’ona des cadres et des intelligences. Il vautmieux taxer faiblement afin que tousparticipent à l’effort collectif de laconstruction du pays. Il n’y a que lesfonctionnaires qui paient les taxes enAfrique, ce qui est peu pour avancer.Pour bien démarrer nous pensons qu’ilfaut : d’abord bien se connaître; fairevraiment un effort pour trouver des mo-dèles adaptés aux réalités et aux besoinsdes pays africains; au delà des souve-rainetés nationales, abolir les frontièresartificielles érigées en dépit du bon senspar les puissances coloniales, et avoir unseul passeport et une monnaie unique ;que chaque personne de ce continent voitd’abord l’intérêt du pays plutôt que lesien.L’Europe devrait reconsidérer la detteextérieure des pays africains car elle estdéjà payée. Les prêts ont été détournéspar une poignée des prédateurs, protégéspar ceux qui cautionnaient ces emprunts,et renvoyées dans les banques euro-péennes ; les populations n’en ont pasprofité. Donc, c’est ceux-là mêmes quiréclament le remboursement de la dettequi nous la doivent. En effet, on n’a pasdemandé l’esclavagisme. Ceux quidevaient travailler pour l’Afrique onttous été déportés. On n’a pas demandé àêtre colonisé.

Si l’Afrique n’est pas actuellement enmesure de demander réparation on nedoit pas lui réclamer de dettes.Pour beaucoup d’africains, l’Europe c’estle paradis car ils vivent le calvaire chezeux. Ce sont des populations déçues quiont vu leurs espoirs brisés. Les gens s’envont par désespoir.Pour avoir la paix et ne pas être envahispar les clandestins, les européens doiventtout faire pour développer l’Afrique.L’Europe a le devoir d’œuvrer poursoutenir la créativité enAfrique dans tousles domaines. Qu’ils fassent tout pourqu’on ne leur emprunte plus de l’argent.On n’a pas besoin qu’ils nous prêtentmais qu’ils investissent réellement pourque les sociétés se développent.L’Afrique de son côte doit travailler pourredevenir son propre maître, pourretrouver ses valeurs africaines quidisparaissent au profit de l’argent, desarmes et de la notoriété personnelle.

DE L’IMPACT DES ARTISTES SURLE CHANGEMENT DES MENTALITÉSEn tant qu’artiste, on a le privilèged’exprimer nos opinions et la chanced’être plus écouté. Comme on est prochedes gens et qu'on fait des choses qui leurplaisent, au niveau local, on a plusd'influence sur les gens que les hommespolitiquesNous pouvons nous positionner face àune situation, la dénoncer et proposer dessolutions. Parmi les multiples problèmesque nous abordons, il y a la condition dela femme. La femme en politique enAfrique, joue encore un second rôle, unrôle de folklore. Lors des meetingspolitiques les femmes font le décor, nous

disons dans la chanson “Démocratieet Femme” que cela doit cesser. On lesutilise mais elles ne siègent pas àl’assemblée. On l’a faite en partenariatavec le Conseil Sénégalais des femmes,on déplore une situation qui est là. Lesfemmes se battent ; il y a de plus en plusd’associations de femmes qui luttent poursortir les femmes du rôle secondaire danslequel elles sont enfermées.Au niveau de la santé publique, nousabordons le problème de SIDA que lespopulations nient. A travers le chant surle sujet qu'ils écoutent dans leurs foyers,les gens en discutent, et, finissent parréfléchir et comprendre. Il en va demême pour d'autres thèmes relatifs à lavie en société.Les hommes politiques chez nous nevisent que leurs intérêts personnels.Lorsqu’on parle de conflits de religionsou d’ethnies, ce n’est pas du tout laréalité; on déplace le problème. La réalitéest que pour servir leurs intérêtspersonnels des politiques attisent lesrivalités. Pour mieux contrôler lespopulations, on les enferme dans leurscultures en les empêchant d’aller voir cequi se passe ailleurs. L'art engagé peutdécloisonner et amener un esprit critiquecollectif.Les médias sont aussi un outil importantdans ce champ. Ce n’est pas par hasardqu’il n’ y a dans beaucoup de paysafricains que des chaînes nationales detélévision et de radio.Nous devons nous approprier les médiaset même en créer davantage au niveaupopulaire, et les utiliser comme uneculture pour communiquer afin de neplus être manipulés ou utilisés.

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