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larevuenouvelle, n° 10 / octobre 2005 42 dossier Nous sommes en juillet 2003. Après des négociations quelque peu difficiles, la « violette » est constituée. La longueur des négociations s’explique notamment par les difficultés qui attendent la nouvel- le équipe sur le plan budgétaire : finis, les fruits de la croissance qui ont permis au gouvernement arc-en-ciel d’additionner les volontés des uns et des autres, en reportant en outre les couts sur les années ultérieures par le phasage de certaines réformes, dont la réforme fiscale sur laquelle nous reviendrons. Les perspec- tives de croissance sont nettement moins bonnes et le demain d’hier, c’est aujour- d’hui. Il faut donc, dans un contexte plus serré, payer en outre les promesses des belles années. C’est à nouveau l’heure de l’austérité, et un des enjeux des négocia- tions fut de dresser l’épure budgétaire à moyen terme et de chiffrer les « marges de manœuvre » du nouveau gouvernement. Didier Reynders, confirmé ministre des Finances, se rend au Palais pour la pres- tation de serment. Interviewé par un jour- naliste, il déclare, de sa voiture, sa satis- faction d’être de nouveau au poste et pro- met des nouvelles réductions d’impôt. Didier Lebeau La réforme de l’impôt sur les revenus a été le cheval de bataille du retour des libéraux dans la majorité fédérale en 1999, et son application intégrale le thème de la campagne qu’ils ont menée lors des élections de 2003. L’évaluation d’une telle réforme suppose qu’on se réfère à un cadre général pour en mesurer les effets au regard des différentes orientations annoncées. M.R. et politique fiscale : libéral ou « lobby-phile »?

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dossier

Nous sommes en juillet 2003. Après desnégociations quelque peu difficiles, la« violette » est constituée. La longueurdes négociations s’explique notammentpar les difficultés qui attendent la nouvel-le équipe sur le plan budgétaire : finis, lesfruits de la croissance qui ont permis augouvernement arc-en-ciel d’additionnerles volontés des uns et des autres, enreportant en outre les couts sur les annéesultérieures par le phasage de certainesréformes, dont la réforme fiscale surlaquelle nous reviendrons. Les perspec-tives de croissance sont nettement moins

bonnes et le demain d’hier, c’est aujour-d’hui. Il faut donc, dans un contexte plusserré, payer en outre les promesses desbelles années. C’est à nouveau l’heure del’austérité, et un des enjeux des négocia-tions fut de dresser l’épure budgétaire àmoyen terme et de chiffrer les « marges demanœuvre » du nouveau gouvernement.

Didier Reynders, confirmé ministre desFinances, se rend au Palais pour la pres-tation de serment. Interviewé par un jour-naliste, il déclare, de sa voiture, sa satis-faction d’être de nouveau au poste et pro-met des nouvelles réductions d’impôt.

Didier Lebeau

La réforme de l’impôt sur les revenus a été le cheval de bataille du retour des libéraux dansla majorité fédérale en 1999, et son application intégrale le thème de la campagne qu’ils ontmenée lors des élections de 2003. L’évaluation d’une telle réforme suppose qu’on se réfère àun cadre général pour en mesurer les effets au regard des différentes orientationsannoncées.

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Cette anecdote permet de mettre le doigtsur un des aspects de la politique fiscaledu M.R. : réduire l’impôt, réduire « lescharges » sans dire un mot des biens etservices publics et de la protection socia-le que ces impôts et ces « charges » per-mettent de financer.

Le credo, c’est la baisse de la pression fis-cale. Les conséquences sont passées soussilence. Il ne faut pourtant par être unéconomiste haut de gamme pour com-prendre que, à moins de profiter d’unebaisse des charges d’intérêts ou d’accep-ter une hausse du déficit budgétaire,moins d’impôts et moins de cotisationssociales (les « charges » dans le vocabu-laire libéral) signifient moins de presta-tions sociales et moins de biens et deservices publics. Ce discours, en voulantflatter le citoyen, est un choix politiquepour un retrait de l’État.

Cela n’est toutefois qu’un des aspects dela politique fiscale du M.R. Avant d’exa-miner plus avant ce qu’elle fut sous lesdeux dernières législatures, dont celletoujours en cours, il est utile de préciser,d’un point de vue théorique, ce que seraitune politique fiscale libérale. La confron-tation avec les orientations politiquesprônées et, dans la plupart des cas, misesen œuvre par le M.R. depuis 1999 nouspermettra alors de répondre à la questionposée en titre de cet article : le M.R. est-illibéral? Pour répondre à cette question, ilnous faudra parfois décanter certainesréformes et entrer dans une certaine tech-nicité : quand le diable est dans le détail,c’est le prix à payer pour le découvrir.

QU’EST-CE QU’UNE POLITIQUE FISCALE LIBÉRALE?

Les objectifs d’une politique fiscale sontmultiples et les choix étant essentielle-ment de nature politique, il n’est pasétonnant de trouver des positions contra-dictoires. Restons-en cependant aux posi-tions des économistes.

L’école libérale propose comme objectif àla politique fiscale un binôme efficacité-neutralité. Ces critères se déduisent d’unraisonnement théorique où le marché estle mode de fonctionnement optimal d’uneéconomie: c’est le libre jeu des prix (ycompris les salaires et les taux d’intérêtqui sont les variables de prix du marchédu travail et du marché du capital) quiassurent la meilleure allocation des res-sources. Le modèle théorique sous-jacentest celui de l’équilibre général, de Walraset Pareto (Gilbert).

Dans ce modèle, les pouvoirs publicsn’ont qu’un rôle supplétif. Il n’y a d’im-pôt que pour deux raisons. La premièreest l’existence de biens publics, stricte-ment limités à ceux que le marché ne peutpas produire, pour lesquels il n’y a pasd’autre financement possible qu’un finan-cement par l’impôt. La seconde consiste àsuppléer le marché lorsque les prix fixéspar le marché ne prennent pas en comptecertains couts ou avantages — dits effetsexternes — qui doivent alors être suppor-tés par la collectivité.

De la première justification de l’impôt,l’école libérale en déduit des modalitésqui doivent être telles que l’impôt pertur-be le marché le moins possible (De

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Meester et Gerard; Maldague et Valen-duc). L’idéal est de ce point de vue l’im-pôt par tête qui couta à Margaret That-cher, digne représentante de cette école,ni plus ni moins que sa tête. L’impôt partête appauvrit, mais ne modifie pas lesprix relatifs et les mécanismes du marchéne sont donc pas perturbés.

À défaut de cet idéal, l’école libérale sesatisfait d’un impôt qui soit le plus baspossible et le plus uniforme. En fait, celarevient à dire « Taxez peu mais taxeztout ». Sans entrer dans des démonstra-tions formalisées, ce principe peut secomprendre de manière intuitive : sitoutes les formes d’épargne sont impo-sées au même taux, le choix de l’épar-gnant entre les différentes formes d’épar-gne restera guidé par les rendementsavant impôt puisque les rendementsaprès impôt sont relativement inchangéspar rapport aux rendements avant impôt.On peut reproduire le même raisonne-ment au choix entre produire avec ducapital ou du travail pour l’entreprise : sil’impôt corrige le cout du capital et du tra-vail de la même manière, il n’influencepas le choix entre capital et travail au-delà des paramètres du marché. Con-crètement, suivre cette voie revient à prô-ner la baisse des taux d’imposition etl’élargissement maximal de la base impo-sable. C’est le principe directeur repris au« deuxième commandement » du Consen-sus de Washington: la réforme fiscale doitviser à être la plus large et la moins désin-citative, ce qui signifie que l’assiette doitêtre large et que les taux marginaux doi-vent être modérés. On en trouve de trèsnombreuses concrétisations, notamment

dans les études de l’O.C.D.E. lorsqu’ellesabordent la politique fiscale des Étatsmembres.

Cette école de pensée se concrétise actuel-lement dans une forme relativementabsolue, par les propositions de « flat-tax », ou plutôt de « flat-rate tax » (Hall etRabushka) : il s’agit d’un impôt à tauxunique donc sans progressivité1 appliquéà tous les revenus, sans aucune déductionni avantage fiscal particulier. Ce sont lesthèses de Kirchhof qui était pressenticomme ministre des Finances par laC.D.U. allemande avant les élections. Detelles réformes, recommandées depuislongtemps par le F.M.I., ont été mises enœuvre par des gouvernements libérauxen Slovaquie ou dans les pays baltes.

La seconde justification de l’impôt intègreune nuance, celle des taxes « pigou-viennes », en référence à Pigou qui prônal’internalisation des couts externes. Leraisonnement est ici le suivant : si l’utili-sation d’un bien a un cout pour la sociétéet qu’il n’est pas incorporé au prix dubien, il faut l’y inclure pour que les com-portements des offreurs et demandeurs,guidés par le prix ainsi corrigé, intègrentle cout externe dans l’optimum générépar le marché. On voit ici se pointer lesécotaxes. On a quelque peine à le croirequand on connait l’histoire de ces éco-taxes en Belgique, mais leur utilisation aété prônée par la très docte O.C.D.E. etd’autres milieux tout aussi orthodoxes, autitre d’instrument « conforme au mar-ché », et à ce titre économiquement supé-rieurs aux procédures de réglementation.

1 Un tel impôt peut toutefoisêtre progressif s’il estcombiné avec une trancheexonérée pour toutcontribuable.

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En prônant le binôme « efficacité-neutra-lité », l’école libérale se base donc philo-sophiquement sur la confiance au marché.Ces objectifs s’opposent partiellement àla redistribution et s’opposent nettementà l’utilisation de la fiscalité à des fins inci-tatives. Le conflit avec la redistributionvient du fait que la progressivité n’est pascompatible avec des taux « les plus baspossibles », puisqu’elle requiert de lesfaire croitre en fonction du revenu ou dupatrimoine. Utiliser l’impôt pour pro-mouvoir certains biens ou services (lestitres services, l’épargne pension, l’assu-rance vie, etc.), c’est corriger le marché etdonc cette mécanique qui conduit à l’op-timum, ce que l’école libérale refuse trèslogiquement.

La meilleure façon d’illustrer ces conflitsest de reprendre un schéma de Valenduc(2005), où l’école libérale se situe claire-ment « au-dessus de la ligne ».

Confiance au marché

Efficacité Neutralité

Incitations Équité

Correction du marché

À l’inverse, une politique fiscale social-démocrate attachera plus d’importanceaux objectifs de redistribution, en accep-tant les perturbations du marché qui enrésultent. Les défenseurs des mesures

incitatives veulent également imprimerune « marque politique » sur le fonction-nement du marché: ils souhaiteront, parexemple, pousser les ménages à rénoverleur habitation ou à construire ou encoreà épargner en vue de leur retraite, et don-neront pour cela des avantages que lemarché ne donne pas. Ces politiques inci-tatives sont souvent prônées par des lob-bies : il n’y a rien d’étonnant à ce que laConfédération nationale de la construc-tion défende les « aides à la brique » etque l’Association belge des banques etl’Union professionnelle des entreprisesd’assurance défendent vigoureusementl’épargne pension ou plus globalementles pensions complémentaires. Qu’uneassociation professionnelle défende sonsecteur est une chose, mais que son argu-mentation soit reprise au nom de l’intérêtgénéral en est une autre, qui ne va pasnécessairement de pair.

LA POLITIQUE FISCALEDEPUIS 1999 ET LE RÔLE DU M.R.

Les premiers actes du M.R. traduisentlogiquement en propositions concrètes ladéclaration gouvernementale de « l’arc-en-ciel » : stop fiscal, réforme de l’impôtdes personnes physiques, réforme del’impôt des sociétés, baisse des « char-ges », puisque c’est ainsi que sont dési-gnées les cotisations patronales de sécuri-té sociale. Nous commencerons par com-menter et analyser ces premières déci-sions. Nous passerons ensuite au « do-maine réservé » du ministre Reyndersque fut le positionnement de la Belgiquedans les débats sur la concurrence fiscaleau niveau international, avant d’aborder

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les principales initiatives politiques de laseconde législature du M.R.

Le « stop fiscal » et le démantèlement des mesures « Maastricht »

Le premier acte du ministre Reynders estde signer un « stop fiscal ». Cela va jus-qu’à s’approprier le rétablissement del’indexation des barèmes fiscaux, déjàopéré sous le gouvernement Dehaenedans sa dernière ligne droite. La déclara-tion gouvernementale énonce que« Toutes les tranches imposables enmatière d’impôts sur les personnes phy-siques seront réindexées à partir de19992 » alors que c’est déjà fait puisque legouvernement Dehaene n’avait pasreconduit une suspension temporaire3. Ceretour à l’indexation était en soi logique:la suspension était l’une des mesuresphares de l’assainissement opéré pouratteindre le seuil de 3 % de déficit quidevait nous qualifier pour l’Union moné-taire, objectif alors atteint. Dans la foulée,le gouvernement s’accorde rapidementsur le démantèlement de la contributioncomplémentaire de crise (C.C.C.) l’autremesure phare, sur le plan fiscal desannées Dehaene4. Au milieu des annéesnonante, des propositions avaient étéfaites (Valenduc, 1996), et relayés par leP.S.C. et le P.S., pour consolider cettecontribution complémentaire de crise enune cotisation sociale généralisée(C.S.G.), mais elles sont restées lettremorte. La C.S.G. n’est pas davantagementionnée dans l’accord de gouverne-ment de l’arcs-en-ciel et la « C.C.C. » avecson appellation qui sent le temporaire etfait ringarde en période de fruits de la

croissance, ne résiste pas au bulldozer dela détaxation. Le démantèlement est tou-tefois assez étrangement limité à l’impôtdes personnes physiques. En ce quiconcerne l’impôt des sociétés, la contribu-tion complémentaire de crise reste enplace et il n’est pas question de revenirsur les autres mesures du plan global etphases de l’assainissement. Malgrél’abondance des fruits de la croissance, onse limite à rendre au citoyen ce qu’on luia fiscalement pris.

La réforme de l’impôt des personnes physiques

La réforme de l’impôt des personnes phy-siques est le deuxième acte majeur duM.R. Les lignes de force en étaient tracéesdans la même page 16 de l’accord de gou-vernement déjà cité : « limitation dunombre de barèmes, augmentation durevenu minimum imposable, regroupe-ment des possibilités de déduction en unnombre limité de catégories forfaitairesentre lesquelles le contribuable pourrachoisir […], neutralité à l’égard desmodes de vie. »

L’annonce est particulièrement orches-trée: une brochure détaillée de près decent pages, signée par le ministre, large-ment diffusée dans les médias avantd’être communiquée au Conseil desministres. Le procédé politique est singu-lier et habile. Sur un thème aussi populis-te que la baisse de l’impôt, l’opinion estprise à témoin de la volonté d’un desacteurs du gouvernement. Dans uncontexte d’aisance budgétaire, endosser lerôle du détracteur devenait politiquementsuicidaire, et la réforme de l’impôt des

2 La voie vers le XXIe siècle —accord de gouvernement,7 juillet 1999, p. 16.

3 La suspension de l’indexationdes barèmes fiscaux étaitjuridiquement une dispositiontemporaire, venantautomatiquement à échéancepour les revenus de 1998. Sanon-reconduction en 1999signifiait donc le retour àl’indexation complète.

4 Le principe de cedémantèlement estégalement annonce dansl’accord de gouvernement,op. cit., page 16.

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personnes physiques ne fut retouchéequ’à la marge par les autres partenaires dela coalition. Aux deux axes du projet ini-tial — réduire la pression fiscale sur lesrevenus du travail et assurer la neutralitéde l’impôt à l’égard des modes de vie — ladiscussion du projet ajouta un troisièmeconsacré à une fiscalité plus favorable auxenfants à charge et un quatrième concer-nant une fiscalité plus écologique. Sur untotal de 3 milliards d’euros, les deux pre-miers axes pèsent 2,8 milliards, et la« touche verte » est de 37 millions d’eu-ros. L’autre retouche à l’œuvre du maitrefut une substitution partielle du « créditd’impôt sur les bas revenus de l’activitéprofessionnelle » vers une augmentationdes charges professionnelles forfaitaires.La discussion porta essentiellement sur lephasage en oubliant, que plus on étalaitdans le temps, plus on donnait du tempsau M.R. pour se parer médiatiquementdes vertus de la réforme…

Les effets de cette réforme fiscale ont étéanalysés sous plusieurs angles. Laissonsde côté les aspects macro-économiques(Saintrain) pour nous concentrer sur lesoptions de politique fiscale, telles queretracées dans le schéma ci-dessus. Lesdeux études les plus pertinentes sontbasées sur des données individuelles(Cantillon, Kerstens, Verbist ; Valenduc,2002), ce qui permet de voir clairementqui gagne le plus (car personne ne perd,sauf les générations futures qui paierontle ralentissement du désendettement) etqui permet également de mesurer avecprécision les effets redistributifs. Globa-lement, la réforme n’est pas antiredistri-butive : les deux études convergent sur ce

point, quoi qu’en disant certains discoursde gauche se croyant obligés de condam-ner sans base intellectuelle pertinente.Elles constatent même une hausse de laprogressivité de l’impôt, et ce malgré labaisse du taux marginal. Cela tient essen-tiellement au crédit d’impôt octroyé auxbas revenus, une mesure qui se présentenettement dans la filiation de l’État socialactif (Valenduc, 2002).

Un des aspects les moins connus de laréforme Reynders est la répartition desgains entre les groupes socioprofession-nels. Dans le discours officiel, c’est unebaisse de l’impôt sur les revenus du tra-vail et l’essentiel est au bénéfice des sala-riés. Ce discours est doublement faux:d’abord parce que la baisse de l’impôtconcerne tous les revenus globalisés,donc aussi ceux du patrimoine immobi-lier, mais aussi parce que les mieux lotissont les travailleurs indépendants. Dansles deux études citées, seul Valenduc(2002) le montre, en détaillant les effetspar groupe socioprofessionnel : c’est chezles indépendants qu’on trouve à la fois leplus grand pourcentage de gagnants(97,2 % contre 93,8 % chez les salariés) etle gain moyen le plus élevé (38 474 francsbelges contre 33 094 pour les salariés).

Les indépendants sont encore avantagéspar un autre aspect de la réforme qui n’estpris en compte dans aucune de cesétudes : ils peuvent bénéficier directe-ment de la réforme, en réduisant leursversements anticipés, alors que les sala-riés devront patienter deux ans de pluspour une bonne partie de la réforme quin’est pas intégrée dans le calcul du pré-

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compte professionnel. En d’autres termes,là où un indépendant tire le plein bénéfi-ce de la réforme en 2004, le salarié atten-dra 2005 et 2006 pour une bonne part deseffets de la réforme.

La manœuvre est donc habile. On ne peutpas reprocher au ministre Reynders d’êtreantiredistributif, mais ce sont les indé-pendants (globalement proches du M.R.)qui sont les mieux lotis. En fait, les « basrevenus », soignés par la réforme, sontpour une large part des bas revenusimposables de travailleurs indépendants.

Fin 2004, ce dispositif est tout aussi habi-lement détricoté. Dans une loi votée le30 décembre, le crédit d’impôt sur les basrevenus de l’activité professionnelle estsupprimé pour les salaires… avec effetpour toute l’année 2004. Il n’est donc plusoctroyé qu’aux revenus de l’activité indé-pendante. Juridiquement, il parait quec’est permis, si on en croit le silence duConseil d’État. Mais imaginez un instantqu’au 30 décembre 2004, on ait suppriméles avantages fiscaux pour les versementsd’épargne pension faits en 2004… Il y afort à parier qu’on aurait hurlé à la néga-tion de l’État de droit. Le crédit d’impôtest remplacé par un bonus emploi, déduitdes cotisations sociales, applicable à par-tir de 2005. On peut certes considérer quele bonus emploi, octroyé en cash, seraplus incitatif pour la reprise du travailqu’un avantage fiscal obtenu deux ansplus tard. Il n’empêche que pour 2004, lehold-up est parfait.

Un des axes inscrit dans la déclarationgouvernementale est laissé de côté : ils’agit du regroupement en « corbeilles »

des déductibilités pour l’impôt des per-sonnes physiques. Une mission d’étudeest confiée au Conseil supérieur desFinances, chargé par ailleurs d’explorercomment faire une réforme de l’impôt dessociétés budgétairement neutre. Voici unebelle répartition des rôles : au politiquel’annonce de la baisse généralisée de lapression fiscale, aux experts de creuser leschoix les plus douloureux.

Fin 2002, le Conseil supérieur des Finan-ces remet son rapport et propose deregrouper les déductions en trois cor-beilles : une pour l’épargne à long termeet l’immobilier, une pour les dépensessociales et les services aux personnes, unetroisième pour les dépenses fiscales rela-tives à l’environnement et au développe-ment durable. Le C.S.F. recommandeaussi de ne plus créer de nouvellesdépenses fiscales et de privilégier la tech-nique de la réduction d’impôt à taux fixepar rapport à la déduction sur le revenuimposable. Une déduction sur le revenuimposable profite en effet plus aux reve-nus élevés qu’aux bas revenus, ce qu’uneréduction d’impôt peut éviter.

Le ministre des Finances « approuvel’analyse », ce qui ne l’empêchera pas defaire le contraire sur certains points etd’oublier soigneusement l’architecturegénérale proposée par le C.S.F. Le regrou-pement proposé est en effet resté lettremorte. Il avait le tort irrémédiable degénérer des perdants pour maintenir lecout budgétaire de l’opération dans deslimites raisonnables. La seule suite posi-tive qui ait été donnée à ce rapport est lenouveau régime de déduction unique

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pour habitation qui reprend très partiel-lement certaines propositions du C.S.F.,en s’appuyant notamment sur le constatqui y était fait et selon lequel le régimeactuel défavorise les jeunes dans l’acces-sion à la propriété. Mais le ministreReynders revient à la déduction sur lerevenu imposable, rejetant la réductiond’impôt à taux fixe recommandée par leC.S.F., et privilégie ainsi clairement leshauts revenus.

La recommandation du C.S.F. de ne pascréer de nouvelles dépenses fiscales ne futpas davantage suivie d’effets, sinoninverses. Ayant sans doute eu « vent dequelque chose », le C.S.F. avait écrit sansambages : « Ce n’est pas à priori le rôle dela fiscalité que d’encourager la pratiquedu sport ou de veiller à la sécurité descitoyens. » Cela n’empêcha pas le minis-tre d’octroyer une déduction majoréepour les « investissements qui tendent àune sécurisation des locaux profession-nels et dont l’installation a été recom-mandée et approuvée par le fonctionnairechargé des conseils en techno-préventionet territorialement compétent » (sic).Notons au passage, qu’en donnant unincitant fiscal au paiement électronique,on aurait atteint le même résultat tout enluttant contre la fraude fiscale, mais celales autres composantes de l’arc-en-cieln’y ont pas pensé et ont laissé passer…

Pour en terminer avec le « suivi » du rap-port du C.S.F., on vit arriver une déduc-tion fiscale pour les travaux de rénovationdans les zones d’action positive desgrandes villes, alors que le C.S.F., interro-gé sur l’opportunité d’une telle mesure,

avait conclu: « Il existe donc des argu-ments tant théoriques qu’empiriques quivont à l’encontre de l’utilisation de l’ins-trument fiscal pour revaloriser les quar-tiers défavorisés. Ceci n’empêche pas quel’intervention publique soit justifiée,mais l’instrument fiscal n’est pas le plusefficace. »

La « baisse des charges »

La nécessité de baisser les cotisationspatronales de sécurité sociale, surtout surle travail peu qualifié, est largement par-tagée, tant dans les milieux économiques(Cockx, Sneesens, Van Der Linden, 2003;Pierrard, 2004) qu’entre les partis poli-tiques. Ce n’est pas une spécificité duM.R. que de prôner cette option. Déjàsous le gouvernement Dehaene, les raresmarges de manœuvre disponibles pen-dant cette période d’assainissementavaient été utilisées pour introduire desréductions de cotisations patronales surles bas salaires.

La spécificité de l’approche du M.R.concerne la sémantique et le financement.Son discours est celui « de la baisse descharges »: le financement de la protectionsociale y est donc présenté comme un far-deau dont il faut décharger l’entreprisepour qu’elle soit plus compétitive. Leremède semble par ailleurs convenir àtous les problèmes, qu’il s’agisse de l’in-dustrie automobile ou des camionneurs.Le M.R. se singularise également en refu-sant tout financement alternatif. Or, cetaspect est crucial. Les baisses de cotisa-tions patronales s’autofinancent dans unecertaine mesure5, puisqu’elles créent del’emploi, mais l’autofinancement n’est

5 D’après les travaux duBureau fédéral du Plan,l’autofinancement de cettemesure est de 20 % dans unscénario à salaires brutsinchangés, mais de plus de50 % dans un scénario desalaires libres. Les gainsd’emploi sont cependantmoindres dans cette dernièrehypothèse.

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que partiel et l’équilibre financier de lasécurité sociale est donc menacé. Il l’estd’autant plus que tous les économistess’accordent à dire qu’une action vigou-reuse sur le chômage des peu qualifiésrequiert une baisse importante des cotisa-tions. Le M.R. refuse la C.S.G. et aprèsune prise de position assez surprenantedu ministre Reynders en faveur d’unecotisation sur la valeur ajoutée, il est reve-nu au discours classique selon lequel cequi est mauvais pour le capital est mau-vais pour l’emploi.

La réforme de l’impôt des sociétés

En mars 2001, une tempête se lève dansles milieux politico-financiers. Des fuitesdans la presse dévoilent le projet deconclusions du Conseil supérieur desFinances, que le ministre avait chargé depréparer la réforme de l’impôt des socié-tés. Ce projet suggère de baisser le tauxd’imposition et d’élargir la base impo-sable, suivant à la lettre l’ordre de mis-sion contenu dans la déclaration gouver-nementale. Pourquoi donc une tempête?Ce projet propose de supprimer les tauxréduits des petites et moyennes entre-prises, d’assujettir à l’impôt des per-sonnes physiques les sociétés person-nelles et autres petites entreprises (qui sesont mises en société uniquement pourréduire leur charge fiscale!), d’en finiravec les régimes fiscaux préférentiels endiscussion au niveau européen, dontcelui des centres de coordination, d’êtreplus strict sur la définition des pensionscomplémentaires dont les cotisations sontdéductibles, de limiter l’exonération desplus-values et de ne détaxer les divi-

dendes reçus de sociétés filiales que s’ilsont été effectivement taxés en amont : évi-ter la double imposition, d’accord, maisorganiser la double désimposition, non.Et pour corser le tout, le projet de conclu-sions propose de soumettre les intercom-munales à l’impôt des sociétés…

L’auteur de ce texte ne faisait en faitqu’appliquer scrupuleusement les recom-mandations de l’école libérale et duconsensus de Washington: baisser lestaux, élargir la base, progresser vers l’im-pôt uniforme en supprimant les exonéra-tions catégorielles, régimes préférentielset autres traitement de faveur. Cela n’apas empêché qu’un article de Trends Ten-dances allume le bucher et le qualifie« d’homme à gauche du M.O.C. ».

Le rapport ne paraitra que quelquessemaines plus tard; tout y est resté, maisavec des nuances subtiles, et voici donc lebrulot dans les mains du ministre. Qu’enest-il advenu? La comparaison entre lerapport du C.S.F. et le projet du gouver-nement est éloquente.

Premièrement, là où le rapport propose,dans la version politiquement correcte, degeler les actuels avantages fiscaux desP.M.E., le gouvernement décide de lesétendre et les ministres M.R. obtiennentsatisfaction sur un autre point majeur : lesP.M.E. ne sont pas concernées par la plu-part des mesures compensatoires, quisont prises pour assurer la neutralité bud-gétaire de la réforme.

Deuxièmement, il n’y a plus aucune tracede la taxation des intercommunales, desmesures envisagées pour les cotisations

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aux pensions complémentaires et les scé-narios proposés par le C.S.F. pour « éviterla double imposition sans permettre ladouble désimposition » en matière dedividendes de filiales et de plus-valuessur action sont réduites à la portioncongrue.

Troisièmement, alors que le rapport duC.S.F. recommandait d’adopter une stra-tégie claire pour assurer la compétitivitéfiscale de la Belgique sans utiliser lesrégimes fiscaux préférentiels, le gouver-nement s’accorde sur une procédure deruling, c’est-à-dire d’accord préalable aucas par cas sur l’application de la législa-tion fiscale.

Enfin, pour assurer la neutralité budgé-taire, on cherche et finalement on porteatteinte à un principe fondamental enrefusant la déductibilité des impôts régio-naux… tout en maintenant la taxation dessubsides octroyés par les Régions. Onappréciera l’asymétrie! Et pas questionde toucher aux voitures de société!

Il est assez curieux de constater que, si ledébat fut âpre, il le fut surtout sur la neu-tralité budgétaire, à un tel point que laCour des Comptes est chargée d’une mis-sion de monitoring: elle devra vérifier,ex-post si la réforme est bien budgétaire-ment neutre. Il ne s’est pas trouvé grand-monde pour faire remarquer à l’aile libé-rale du gouvernement qu’elle s’éloignaitde l’école de pensée libérale.

Le positionnement international : arc-bouté sur le secret bancaire et sur le maintien des centres de coordination

Depuis 1998, l’O.C.D.E. et l’Union euro-péenne développent conjointement desstratégies visant à réduire la concurrencefiscale dommageable. En décembre 1997,le Conseil des ministres adopte un « pa-quet fiscal » qui met en route les discus-sions à propos d’un code de conduite surles régimes fiscaux préférentiels et surl’harmonisation de la fiscalité de l’épar-gne6. En avril, les ministres de l’O.C.D.E.adoptent un rapport sur la concurrencefiscale dommageable où l’objectif est dedémanteler les régimes fiscaux préféren-tiels et les paradis fiscaux. Nous étionsalors sous le gouvernement Dehaene. LaBelgique, malgré ses régimes fiscaux pré-férentiels qui sont sans conteste visés parles initiatives de l’Union européenne etpar l’O.C.D.E., soutient les initiatives. Lapolitique d’alors consiste à reconnaitrel’intérêt de la Belgique à soutenir undémantèlement concerté des régimes fis-caux préférentiels dans tous les pays : ellereconnait l’argumentation dénonçant leurcaractère dommageable, mais considère— à juste titre — qu’un démantèlementisolé ne fait que déplacer les activités fis-calement privilégiées et ne règle donc pasle problème.

Même si l’orientation politique est portéepar bon nombre de gouvernementssociaux-démocrates — ils sont majori-taires en nombre au Conseil européen etl’administration Clinton est au pouvoiraux États-Unis —, ces initiatives laissentune certaine influence aux thèses libé-

6 Voir les conclusions duConseil Ecofin du1er décembre 1997.

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rales ou, plus exactement, ne vont pasjusqu’au bout de ce qu’on pourraitattendre d’une politique social-démocra-te. Au niveau européen, l’option d’uneharmonisation plus poussée de l’impôtdes sociétés est rejetée au Conseil euro-péen, tandis que le rapport de l’O.C.D.E.reconnait sans ambiguïté les vertus de laconcurrence fiscale.

En juin 2001, la Belgique s’abstient lorsde la rédaction du « rapport d’étape » del’O.C.D.E. et lorsque la directive « Épar-gne » est adoptée, elle figure parmi ceuxqui refusent l’échange d’information,principe de base de l’accord européen, etoptent pour la retenue à la source. Àl’O.C.D.E., dans les travaux sur la « non-utilisation fiscale du secret bancaire7 », laBelgique fait partie des quatre réfractairesavec la Suisse, le Luxembourg etl’Autriche.

La Belgique s’est donc positionnée auniveau international comme arc-boutéesur le maintien des régimes fiscaux préfé-rentiels et le maintien de l’utilisation fis-cale du secret bancaire. Il faut savoir quele « secret bancaire » est en fait définidans le code des impôts sur les revenuscomme une exception à une règle de pro-cédure, qui dit que le débiteur de revenusdoit informer l’administration fiscale desrevenus attribués et de l’identité du béné-ficiaire8. Avouons que pour dire que lesecret bancaire est un moyen d’éviterl’impôt, il est difficile de mieux s’yprendre, mais cela devient délicat de s’ex-pliquer dans des enceintes internatio-nales où on reconnait la nécessité dusecret dans le cadre de la confidentialité

des affaires tout en combattant son utili-sation fiscale.

L’amnistie fiscale

Le parler politiquement correct nous sug-gérerait d’intituler ce paragraphe « Décla-ration libératoire unique ». Il s’agit pour-tant bien d’une amnistie fiscale. Nousavons connu deux en Belgique depuis1980, qui ont chaque fois été prônée parun ministre des Finances libéral9. Bienque protégé par le secret bancaire enBelgique, certains contribuables appré-cient le placement de l’argent à l’étranger.Les voici devant la possibilité de recevoirl’absolution. Bien sûr, il faudra faire péni-tence. Les « Pater » et les « Ave » de nosbons pères deviennent une pénalité de 6 à9 % qui viendra bien à point sur le planbudgétaire puisque le gouvernementescompte, dans son budget de 2004,850 millions d’euros de recettes.

Le taux de la pénalité mérite d’être analy-sé. Avec des taux d’intérêt à long terme del’ordre de 5 % et un précompte de 15 %,celui qui a placé son argent à l’étrangeréconomise chaque année 0,75 % de soncapital. Payer 6 %, c’est payer approxima-tivement huit ans d’évasion fiscale, ce quin’est pas mince. Par contre, pour l’argentnoir qui a éludé l’impôt et les cotisationssociales à 40 % ou plus, revenir blanchien payant 6 ou 9 %, c’est une aubaine. Lapénalité était donc forte pour celui quiavait péché le moins — l’épargnant quin’éludait que le précompte — et dérisoirepour le fraudeur patenté. N’oublions pasnon plus que cette opération intrinsèque-ment anti-éthique s’est déroulée en mêmetemps que le débat sur le contrôle des

7 Le rapport O.C.D.E. (2000),« Améliorer l’accès auxrenseignements bancaires àdes fins fiscales » est àl’initiative de ces travaux.

8 Dans des termes plusexplicites, mais toujourspolitiquement corrects, celadonne par exemple « Lelégislateur de 1962 a posé leprincipe de la globalisationdes revenus de toute naturemais l’a assorti d’uneasymétrie dans l’organisationdu contrôle des revenus :alors que tout employeurdoit communiquernominativement àl’administration les revenusqu’il paie à des tiers, lesinstitutions financières ontété dispensées de le faire ».Voir Valenduc (2000),« Politique fiscale etredistribution des revenus :quelles lignes directricespour demain? »,Communication au colloqueorganisé par le ConseilSupérieur des Finances « lesprélèvements fiscaux etsociaux face à de nouveauxdéfis », ministère desFinances, Bulletin deDocumentation, n° 2, p. 120.

9 La première d’entre elle aété organisée par la loi du28 décembre 1983.

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chômeurs. Sur le plan de l’éthique poli-tique, on admirera « l’équilibre ».

Le débat sur l’amnistie fiscale s’est offerten outre une erreur majeure de raisonne-ment économique qui, quand on l’exami-ne, situe mieux encore la portée de cetteamnistie. Dans sa formulation la pluscaricaturale, pourtant énoncée par« d’éminents spécialistes » dans les jour-naux financiers, il s’agissait de rapatrierles capitaux de sorte que l’argent qui dortà Luxembourg travaille en Belgique pourle bien-être de l’économie: il devenaitalors disponible pour l’investissement.Passons sur ce que cet énoncé a d’irres-pectueux pour le banquier luxembour-geois. Le véritable vice du raisonnement— et de l’opération — est ailleurs. Dans lemarché de l’euro, le fait que des capitauxsoient placés au Luxembourg ou àBruxelles n’a aucune espèce d’importancepour le financement de l’investissement :les investissements de la zone euro sontfinancés par l’épargne de la zone euro, oùqu’elle soit localisée, tout comme aupara-vant, personne ne s’inquiétait de savoir siles investissements effectués à Jodoigneétaient financés par l’épargne que leshabitants de Jodoigne avaient déposéesdans les banques de Jodoigne.

Le rapatriement des capitaux n’élargitdonc pas le marché financier : il n’y a pasd’offre additionnelle, pas de baisse destaux d’intérêt et donc aucun gain pourl’investisseur… sauf s’il s’agit d’un circuitcourt qui ne passe pas par le marché. Or,un des principaux « circuits courts » estcelui des petites entreprises dont lesinvestissements sont financés par

l’épargne des dirigeants. L’amnistie fisca-le permet donc au petit entrepreneur quia fraudé de rapatrier son argent à très boncompte et de l’utiliser pour investir dansson entreprise. Avant, il devait faire unprêt « back to back », c’est-à-dire garantirun emprunt auprès d’une banque belgepar un dépôt dans la filiale luxembour-geoise de la même banque, opération parailleurs illégale. Joli blanchiment!…

Les intérêts notionnels

Les « intérêts notionnels » sont la derniè-re œuvre du M.R. Cette réforme devraitentrer en vigueur au 1er janvier 2006 mais,à ce jour, l’arrêté royal n’est pas encoreparu, puisqu’il doit être délibéré enconseil des ministres.

Dans sa présentation officielle, cetteréforme susciterait un concert d’applau-dissement. Il s’agit en fait d’atténuer for-tement la discrimination à l’encontre ducapital à risque. Celle-ci s’expliquecomme suit : pour ce qui est de l’impôtdes sociétés, les dividendes versés auxactionnaires sont imposables, tandis queles intérêts payés aux prêteurs sontdéductibles. La réforme consiste à per-mettre la déductibilité d’une partie desdividendes, plus exactement de la part durendement des actions qui correspond autaux d’intérêt à long terme, de sorte queseule la « prime de risque10 » est imposée.Qui n’applaudirait pas à une telle initia-tive? Voici le capital à risque encouragé,au plus grand bénéfice de l’investisse-ment, de la croissance et de l’emploi.

10 On désigne par là ce quel’actionnaire reçoit en pluspar rapport au prêteur pourcompenser le risque encourupar un apport en capital.

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La réalité est plus complexe

Tout d’abord, il faut relativiser la discri-mination à l’encontre du capital à risque.Pour les petites entreprises, les aides fis-cales actuelles discriminent déjà à l’avan-tage du capital à risque (Valenduc, 2005).Il en est de même pour les grandsgroupes d’entreprises qui disposent d’uncentre de coordination. Mais il reste assu-rément, entre ces deux extrêmes, beau-coup d’entreprises pour qui ces « intérêtsnotionnels » permettront assurémentd’attirer le capital à risque.

Deuxième problème: le nouveau systèmes’applique de manière générale, y com-pris aux capitaux déjà apportés. S’ils’agissait d’encourager l’investissement,il aurait suffi de le limiter aux nouveauxinvestissements : en quoi réduire la char-ge fiscale sur les dividendes que distribueaujourd’hui une société sur les apports decapitaux d’hier encourage-t-il l’investis-sement? Le seul effet positif est l’amélio-ration du cash flow de la société si elleréduit le dividende brut pour donner lamême chose en net. En fait, les grandsgagnants sont les détenteurs du capitalexistant : la valeur d’une action étant lacapitalisation des bénéfices nets futurs,l’augmentation prévisible et escompté deceux-ci augmente la valeur de l’action:voici donc pour le détenteur du capitalactuel une belle plus-value… non impo-sable, et ce en parfaite légalité.

Troisième problème, plus la prime derisque est élevée, moins les intérêtsnotionnels sont intéressants. Cette réfor-me encourage donc le capital à risque le

moins risqué, c’est-à-dire plutôt la socié-té déjà bien installée que la start-up.

En fait, on a fini par avouer pudiquementque le but de cette réforme était de sauverles centres de coordination, dont le régi-me préférentiel doit disparaitre. Le coutbudgétaire serait de 500 millions d’eurosau bas mot, dans les conditions actuellesde taux d’intérêt bas. Lors du pow-pow duConseil des ministres qui avalisa le dis-positif, l’autre aile du gouvernementreçut à peu près le même montant pourles soins de santé et le non-marchand,l’addition étant à régler par les généra-tions futures, bien entendu.

La pression fiscale a-t-elle baissé?

Certains ont crié à la farce en constatantque globalement la pression fiscalen’avait pas diminué entre 1999 et 2003.C’est exact, mais en déduire que le M.R.était l’auteur de la farce est intellectuelle-ment faux. La « non-baisse » de la pres-sion fiscale sur la législature provient,entre autres, de l’évolution de la structuredes revenus où la part du travail, plustaxé que le capital, augmente (Valenduc,2004) et sur la période 1999-2003, lahausse de la taxation du travail est bienenrayée.

Le taux de prélèvement obligatoireintègre tous les impôts et donc certainesmesures de hausse qui ont été nettementmoins médiatisées. Parmi celles-ci figu-rent les hausses de la fiscalité locale dontle M.R. n’est pas plus responsable qu’unautre parti. Il a cependant accepté desentorses au stop fiscal, dont le « cliquet »sur les accises s’avère au fil du temps être

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une des plus importante11. Le M.R. estégalement, par la main du ministre desFinances responsable d’un effet transitoi-re : pour boucler les budgets en évitant deremettre en cause la réforme fiscale, legouvernement fédéral a poussé le pré-compte professionnel, mais ce qui estgagné l’année « 1 » doit être remboursédeux ans plus tard…

LE M.R. EST-IL LIBÉRAL?

Au fil de ces analyses, nous découvronsce qu’est et ce que n’est pas la politiquefiscale du M.R.

Il y a une volonté évidente de baisser lapression fiscale : moins d’impôts, aug-menter le salaire poche. L’impôt est unecharge et la cotisation sociale est unecharge patronale. Celle-ci ne s’est toute-fois traduite que très partiellement dansles faits.

Non à la « flat-tax »…

La comparaison des recommandations del’école de pensée libérale avec la pratiquedu M.R. est claire : le M.R. n’est pas libé-ral. Il refuse nettement la stratégie recom-mandée par cette école de pensée quiconsisterait à élargir les bases imposablespour réduire au maximum les taux d’im-position. L’exemple le plus patent en estla réforme de l’impôt des sociétés : leM.R. s’était lié à cette option dans ladéclaration gouvernementale, il a tout faitpour la dénaturer en vidant de son sens lerapport établi par le Conseil supérieurdes Finances. La réforme de l’impôt despersonnes physiques aurait pu aller plusloin dans la baisse des taux d’impositionsi on était revenu sur certaines déductions

fiscales, mais ce que les libéraux d’Euro-pe centrale et orientale ont fait, le M.R. l’arefusé. Sa frilosité dans la réforme desdéductibilités à l’I.P.P. — revenue sur letapis fin 2002 avec un rapport du Conseilsupérieur des Finances — en est unepreuve supplémentaire.

… mais oui à la détaxe qui flatte

Au fil de notre analyse émerge une autreconstante : une attention très soutenueaux lobbies et par là à son électorat. Dansla réforme de l’impôt des personnes phy-siques, les indépendants gagnent relati-vement plus que les salariés, alors que lediscours officiel présente la réformecomme une baisse de l’impôt sur le reve-nu du travail essentiellement salarié. Puisviennent en cortège de nouveaux avan-tages fiscaux, alors que le Conseil supé-rieur des Finances trace timidementquelques pistes pour regrouper et simpli-fier les avantages actuels et recommandede ne plus en créer de nouveau. Quand ils’agit de réformer l’impôt des sociétés, lesP.M.E. sont littéralement sanctuarisées :épargnées par les mesures compensa-toires, elles bénéficient d’une réductiondes taux réduits alors que le Conseilsupérieur des Finances, constatant l’ab-sence de justification économique de cestaux, en demandait la suppression dans leprojet de conclusion rendu public par lesvents favorables… et le gel dans lesconclusions officielles. Dans le débat auniveau international, le M.R. s’est fait lacaisse de résonance de « Forum 187 »(l’association regroupant les centres decoordination) là où le gouvernementsocial-démocrate de Dehaene soutenait le

11 En cas de baisse des prix descarburants, une partie de labaisse est convertie enhausse d’accises. Uneévolution des prix « en dentsde scie » pousse donc lesaccises à la hausse.

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démantèlement concerté. Quand la poli-tique fiscale internationale progresse enétendant l’échange d’information pourcombattre l’évasion fiscale, le M.R., par lavoix de son ministre des Finances, seplace dans les opposants et défend à touscrins l’utilisation fiscale du secret bancai-re. Et derrière les bonnes intentions desintérêts notionnels, revoici les centres decoordination et le cadeau d’une belleplus-value non imposable pour tous lesdétenteurs actuels du capital.

Voici pour l’analyse de ce qui fut fait. Onpourrait ajouter tout ce qu’on aurait pufaire pour réformer notre système fiscaldans le sens des recommandations del’école de pensée libérale et dont rien nefut fait : maintien, voire sanctuarisation,des détaxations de certaines formesd’épargne, des taxations forfaitaires despetits commerçants etc.

Le lecteur averti mettra des noms sur leslobbies, là où nous n’en avons pas mis. Lepolitologue averti fera le lien avec l’élec-torat du M.R.

Et le civisme fiscal?

La D.L.U. est la cerise sur le gâteau. Sur lafraude fiscale, le M.R. tient un doublediscours : à grands renforts et avec fortevisibilité médiatique, on s’attaque àquelques mécanismes de grosse fraudetout en donnant l’absolution au petitfraudeur. La fraude, c’est donc l’autre etl’enjeu de société qu’est une véritable« culture de la fraude » est masqué.

Sur ce point, le M.R. est également à l’op-posé du libéralisme anglo-saxon. En Nou-velle-Zélande, meilleur élève du Consen-sus de Washington, il n’est point d’utili-sation fiscale du secret bancaire. AuxÉtats-Unis, si le contribuable peut utilisertous les moyens légaux pour réduire sacharge fiscale, l’utilisation des moyensillégaux est sévèrement combattue.

Le M.R. n’est pas libéral. Il est lobby-phile, clientéliste et populiste par sondiscours sur « moins d’impôts et de char-ges », bénissant le petit fraudeur : finale-ment, ce pauvre petit fraudeur ne devrait-il pas être remercié d’avoir organisé l’au-todéfense contre la rage taxatoire? ■

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