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http://lib.ulg.ac.be http://matheo.ulg.ac.be Mouvements sociaux et complexe développeur international: arrangements discursifs et enjeux stratégiques négociés. Le cas de l'« empoderamiento » au sein du mouvement élargi des femmes au Nicaragua Auteur : Poncelet, Anaïs Promoteur(s) : Pirotte, Gautier Faculté : Faculté des Sciences Sociales Diplôme : Master en sciences de la population et du développement, à finalité spécialisée Coopération Nord-Sud Année académique : 2015-2016 URI/URL : http://hdl.handle.net/2268.2/1695 Avertissement à l'attention des usagers : Tous les documents placés en accès ouvert sur le site le site MatheO sont protégés par le droit d'auteur. Conformément aux principes énoncés par la "Budapest Open Access Initiative"(BOAI, 2002), l'utilisateur du site peut lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces documents, les disséquer pour les indexer, s'en servir de données pour un logiciel, ou s'en servir à toute autre fin légale (ou prévue par la réglementation relative au droit d'auteur). Toute utilisation du document à des fins commerciales est strictement interdite. Par ailleurs, l'utilisateur s'engage à respecter les droits moraux de l'auteur, principalement le droit à l'intégrité de l'oeuvre et le droit de paternité et ce dans toute utilisation que l'utilisateur entreprend. Ainsi, à titre d'exemple, lorsqu'il reproduira un document par extrait ou dans son intégralité, l'utilisateur citera de manière complète les sources telles que mentionnées ci-dessus. Toute utilisation non explicitement autorisée ci-avant (telle que par exemple, la modification du document ou son résumé) nécessite l'autorisation préalable et expresse des auteurs ou de leurs ayants droit.

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Mouvements sociaux et complexe développeur international: arrangements

discursifs et enjeux stratégiques négociés. Le cas de l'« empoderamiento » au

sein du mouvement élargi des femmes au Nicaragua

Auteur : Poncelet, Anaïs

Promoteur(s) : Pirotte, Gautier

Faculté : Faculté des Sciences Sociales

Diplôme : Master en sciences de la population et du développement, à finalité spécialisée

Coopération Nord-Sud

Année académique : 2015-2016

URI/URL : http://hdl.handle.net/2268.2/1695

Avertissement à l'attention des usagers :

Tous les documents placés en accès ouvert sur le site le site MatheO sont protégés par le droit d'auteur. Conformément

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Master en Sciences de la Population et

du Développement

Mouvements sociaux et complexe développeur

international: arrangements discursifs et enjeux

stratégiques négociés

Le cas de l’« empoderamiento » au sein du mouvement élargi

des femmes au Nicaragua

Présenté par : Anaïs PONCELET

Membres du Jury :

M G. Pirotte (Promoteur)

Mme C. Gavray (Lectrice)

Mme L. M. Aguilar Tiraboschi (Lectrice)

Année Académique 2015-2016

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« Le principal fléau de l'humanité n'est pas l'ignorance, mais le refus de

savoir »

Simone de Beauvoir

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REMERCIEMENTS

Avant toute chose, il me parait plus que primordial de remercier les personnes qui ont

contribué de près ou de loin à ce travail.

Tout d’abord, j’adresse un remerciement particulier à mon promoteur, M. Pirotte, pour ses

conseils tout au long de la rédaction de mon mémoire. Qu’il s’agisse du sujet de recherche ou de

l’hypothèse, les idées et propositions de M. Pirotte ont été précieuses. Ensuite, je remercie mes deux

lectrices, Mme Aguilar et Mme Gavray, d’avoir accepté de faire partie de mon jury, et plus en

particulier Mme Gavray pour ses explications sur le féminisme qui ont été très enrichissantes.

Je ne peux oublier de remercier les Nicaraguayennes et les Nicaraguayens que j’ai connus et

qui, à chaque moment de mon stage et de mon terrain, ont participé avec joie et enthousiasme à mes

recherches et à ma vie de tous les jours.

À la promotion 2015-2016 de Population et Développement, et plus en particulier à mon

acolyte de toujours Tatiana Malchair, et à mes amies Elora Majean, Anne-Sophie Mertz et Mélanie

Wattiez, avec qui j’ai partagé des moments inoubliables durant ces deux années.

Enfin, un grand merci à ma famille et plus en particulier à Maxime, qui m’ont soutenue dans

tous ces moments de stress, de questionnements, de remises en question, et qui m’ont aidée à

reprendre confiance.

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SOMMAIRE

REMERCIEMENTS .............................................................................................................................. i

SOMMAIRE .......................................................................................................................................... ii

LISTE DES ACRONYMES ................................................................................................................ iv

INTRODUCTION ................................................................................................................................. 1

PARTIE I : PROBLÉMATISATION .......................................................................................... 3

CHAPITRE 1. Approche générale du féminisme en Occident à partir du cas français ................... 3

1.1 Droits réels et droits formels, une double revendication à la française ............................... 4

1.2 L’incorporation des femmes au monde du travail : un tournant pour les féministes ........... 5

1.3 Remise en question et « radicalisation » ............................................................................ 8

CHAPITRE 2. Femmes, développement et empowerment ............................................................ 10

2.1 Femmes et développement : bref historique de plusieurs courants ................................... 10

2.1.1 Les années Boserup ....................................................................................................... 10

2.1.2 Le courant GAD ............................................................................................................ 12

2.2 Empowerment, seulement un fuzzword ? .......................................................................... 14

2.2.1 Liberating empowerment, l’empowerment des mouvements sociaux........................... 15

2.2.1.1 La conscientisation de Paulo Freire : des racines latino-américaines ........................ 15

2.2.1.2 Le pouvoir, question centrale de l’empowerment ..................................................... 16

2.2.1.3 Visées politiques et structurelles ............................................................................... 18

2.2.2 Liberal empowerment, l’empowerment du complexe développeur international ......... 20

2.2.2.1 Aspect individualiste ................................................................................................. 21

2.2.2.2 Aspect instrumentaliste et techniciste ....................................................................... 21

2.2.2.3 Des indicateurs quantitatifs ....................................................................................... 22

2.2.3 Une double ambiguïté fonctionnelle ? ........................................................................... 23

CHAPITRE 3. Particularités des féministes latino-américaines et nicaraguayennes .................... 24

3.1 Des origines révolutionnaires et militantes ....................................................................... 24

3.2 De la subordination au parti à l’autonomie ....................................................................... 27

3.3 Un État confessionnel contre le mouvement féministe ..................................................... 29

3.4 La professionnalisation des féministes, toujours synonyme de déradicalisation ? ............ 31

Conclusion de la problématisation et mise en place de l’hypothèse .................................................. 34

PARTIE II : ANALYSE ................................................................................................................ 36

APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE ................................................................................................ 36

A. Les différentes étapes de la recherche ............................................................................... 36

A.1 La recherche documentaire ................................................................................................ 36

A.2 L’observation participante ................................................................................................. 37

A.3 Les entretiens semi-directifs .............................................................................................. 37

B. Les limites de la recherche ................................................................................................ 38

CHAPITRE 1. Contextualisation ................................................................................................... 39

1.1 Quelques données générales sur le Nicaragua ................................................................... 39

1.2 La place des femmes dans la société nicaraguayenne ....................................................... 41

1.2.1 L’importance du patriarcat ............................................................................................ 42

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iii

1.2.2 Le triple rôle des femmes nicaraguayennes ................................................................... 42

1.2.3 Politiques nationales ...................................................................................................... 44

1.2.3.1 Le Code de la Famille (loi 870) ................................................................................. 44

1.2.3.2 Autres positions ......................................................................................................... 45

1.3 Le complexe développeur au Nicaragua ........................................................................... 46

CHAPITRE 2. Le cas du mouvement élargi des femmes .............................................................. 48

2.1 Brève présentation du mouvement élargi des femmes ...................................................... 49

2.2 Le cadre de l’analyse ......................................................................................................... 51

2.3 Le pouvoir, un enjeu micro et macro social ...................................................................... 51

2.4 Les doubles usages de l’empoderamiento ......................................................................... 54

2.4.1 De l’utilisation du mot « genre » ................................................................................... 54

2.4.2 L’empoderamiento dans les discours officiels .............................................................. 55

2.4.3 L’empoderamiento économique .................................................................................... 56

2.4.4 L’empoderamiento idéologique ..................................................................................... 59

2.4.5 L’empoderamiento politique ......................................................................................... 64

2.5 Une vision idéalisée des féministes nicaraguayennes ? ..................................................... 67

CONCLUSIONS GÉNÉRALES ........................................................................................................ 70

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................. I

LISTE DES ANNEXES ...................................................................................................................... IX

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iv

LISTE DES ACRONYMES

AMNLAE Asociación de Mujeres Nicaragüenses Luisa Amanda Espinoza

AMPRONAC Asociación de Mujeres ante la Problemática Nacional

BID Banque interaméricaine de développement

BM Banque mondiale

CIA Central Intelligence Agency

CISAS Centro de Información y servicios de asesoría en salud

FMI Fonds monétaire international

FSLN Front Sandiniste de Libération Nationale

GAD Gender and Development

IEDHH Instrument européen pour les droits de l’homme et la démocratie

LGBT Mouvement lesbien, gay, bisexuel et transsexuel

MAM Movimiento autónomo de mujeres (mouvement autonome des femmes)

MFN Movimiento feminista de Nicaragua (mouvement féministe du Nicaragua)

ODD Objectifs de développement durable

OMD Objectifs du millénaire pour le développement

ONU Organisation des Nations Unies

ONG Organisation non-gouvernementale

PVD Pays en voie de développement

PLC Parti libéral constitutionnaliste

PPTE Pays pauvres très endettés

PAS Plans d'ajustement structurel

PNUD Programme des Nations Unies pour le Développement

UNO Union nationale de l'opposition

WAD Women and Development

WID Women in Development

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INTRODUCTION

Depuis toujours, les pratiques du développement1 sont énoncées dans des « cadres

langagiers » variés, correspondant à des paradigmes particuliers. Bien que ces discours2 paraissent

évoluer et s’adapter aux nouveaux enjeux auxquels font face nos sociétés, la littérature scientifique

laisse entendre que cette évolution apparente est surtout superficielle, et qu’il est davantage question

de « faire du neuf avec du vieux ». Dans cette perspective, les buzzwords sont souvent considérés

comme étant des alliés utiles du complexe développeur international3, lui permettant d’exercer un

pouvoir d’influence à un niveau global (Cornwall et Brock, 2005). Ces buzzwords, « concepts à la

mode » aux contours flous et au contenu souvent inconnu, sont utilisés dans des chaînes

d’équivalence4, sélectionnant des concepts et des termes qui se conforment à des cadres particuliers de

référence et d’action. Dans le cas des institutions internationales formant le complexe développeur

international, ces cadres particuliers s’inscrivent fortement dans une vision néolibérale de

privatisation, de libéralisation des marchés et de réduction de la pauvreté (Cornwall et Brock, 2005).

Deux paramètres doivent alors être considérés. D’une part, le rôle joué par les organisations

internationales n’est pas à négliger car, grâce à leurs ressources et leur influence, elles ont le pouvoir

de définir les significations des buzzwords (Eyben et Napier-Moore, 2008). D’autre part, ces critiques

émises ci-dessus relatives à l’utilisation des buzzwords permettent de « problématiser les paradigmes

dominants et d’ouvrir le chemin à des discours alternatifs » (Cornwall et Brock, 2005 : 1044).

En ce sens, nous inscrivons notre démarche à l’intersection des discours des paradigmes

dominants et des discours entendus comme alternatifs, comme ceux des mouvements sociaux. Nous

parlons ici d’intersection, car le mouvement élargi des femmes du Nicaragua (« movimiento amplio de

mujeres » en espagnol), mouvement social que nous avons choisi d’analyser, s’inscrit directement

dans un double cadre d’action : celui du complexe développeur international dont il dépend dans la

plupart des cas, et celui qui lui est propre en tant que mouvement social.

Notre choix d’investigation s’est par ailleurs porté sur un des buzzwords clé du

développement, l’empowerment ou empoderamiento5. En effet, celui-ci a été fortement influencé par

les mouvements féministes, et ces derniers utilisent fréquemment le concept.

1 Pour une lecture plus claire et visuelle, nous avons choisi de mettre en gras différents mots-clé et concepts importants de notre travail. 2 Par « discours », nous entendons un ensemble d’idées, de concepts, et de catégories à partir desquels un acteur donne du sens à des actions, à des phénomènes (Cornwall, 2005). 3 « Soit ce maillage planétaire d’organisations et institutions en charge de la définition et de la mise en œuvre au quotidien de la coopération internationale » (Pirotte, 2010). 4 Des chaînes d’équivalence sont des « chaînes de mots qui fonctionnent ensemble pour évoquer un série particulière de significations » (Laclau, 1996 ; cité par Cornwall et Brock, 2005). 5 Équivalent de l’« empowerment » dans le langage hispanophone. Nous justifierons intra notre utilisation tantôt du terme empowerment, tantôt du terme empoderamiento.

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Il nous a dès lors été possible d’énoncer notre question de départ, qui guidera notre partie

théorique : « Le type d’empoderamiento mis en place par le mouvement élargi des femmes du

Nicaragua est-il, d’une manière ou d’une autre, différent de celui prôné par le complexe développeur

international ? »

Il convient de se poser la question, car ce concept aux origines radicales et revendicatrices a de

fait été intégré aux discours internationaux du développement, ce qui a signifié pour beaucoup la

dépolitisation et la déradicalisation du terme. Cela implique-t-il pour autant qu’il serait préférable de

« renier et abandonner le concept » d’empowerment ? Ou d’inventer un nouveau terme pour le

remplacer ? Ou encore, de « le réinvestir et lui redonner son sens premier ? » (Calvès, 2009 : 747).

Des réponses à ces questions seront apportées en investiguant le mouvement élargi des

femmes du Nicaragua. De fait, notre étude ne peut se résumer à un simple détour par la littérature. Le

Nicaragua est un choix convaincant et pertinent pour notre problématique, qui vise à appréhender les

relations entre les acteurs du complexe développeur et un mouvement social tel que le mouvement des

femmes. L’histoire révolutionnaire du pays ainsi que le contexte politique actuel en font un site

intéressant pour étudier les dynamiques changeantes de la participation des femmes (Neumann, 2013).

Notre étude envisagera donc de comprendre les divers fonctionnements qui animent le

mouvement des femmes du Nicaragua, lorsque celui-ci interagit avec le complexe développeur, et

tente de se réapproprier les discours de ce dernier, afin de « reconstruire (non sans tensions et

difficultés) » ses propres discours, logiques d’action et activités (Marteu, 2011 : 58). Une attention

particulière sera donc donnée au concept d’empoderamiento ou empowerment, et à la manière dont

cette notion est adaptée et reconstruite à un niveau local.

Ce travail est divisé en deux grandes parties. Dans un premier temps, il sera question de

revenir sur les origines européennes du féminisme et sur le traitement de la question de la femme dans

les processus de développement. Nous serons alors en mesure d’expliquer les racines de

l’ empowerment ou empoderamiento, et d’en comprendre les dynamiques et les deux grandes visions

qui l’appréhendent. Ensuite, nous nous attarderons sur l’histoire du féminisme et du mouvement des

femmes au Nicaragua, étant donné que les contextes forgent aussi les courants de pensée. Dans un

second temps, notre partie analytique sera abordée : la méthodologie utilisée sera d’abord énoncée, et

ensuite nous discuterons et approfondirons notre cadre d’analyse afin d’étayer notre hypothèse

principale.

En outre, ce thème de recherche a incontestablement sa place dans le cadre de notre master en

Sciences de la Population et du Développement car, en mettant en relation la diversité des expériences

féministes du Nord et du Sud avec les pratiques de développement, nous tentons de mettre en lumière

les « transformations sociales et la problématique de développement » (Verschuur, 2009). Celles-ci

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représentent des enjeux importants qui contribuent à forger, jour après jour, les discours et les

pratiques du monde du développement.

PARTIE I : PROBLÉMATISATION

Le cadre théorique a mobilisé deux objectifs principaux. Après la formulation de notre

problématique et de notre question de départ, nous avons utilisé la théorie qui nous a permis d’aboutir

à l’hypothèse. Ensuite, cette partie donnera au lecteur certains repères indispensables à la bonne

compréhension de la partie pratique et de l’ensemble du travail. Elle ne se déclare pas exhaustive, car

cela aurait sous-entendu un travail d’une plus grande ampleur. Nous avons donc sélectionné les

concepts et sujets qui nous paraissaient les plus judicieux par rapport à notre thème de recherche et par

rapport au contexte étudié : le Nicaragua. La question de départ énoncée dans l’introduction est

articulée autour de différents concepts que nous allons déconstruire afin de mieux en comprendre les

subtilités.

Il nous sera possible de voir les parallèles et les interconnections entre nos trois concepts-clés :

l’ empowerment ou empoderamiento, le féminisme et la place de la femme dans le développement.

Pour mieux comprendre notre travail, il est indispensable de revenir sur ces termes, car ceux-ci ont,

selon les contextes, les acteurs et les moments historiques, été apparentés à différents cadres d’action,

différentes théories et mises en pratique.

Lorsque nous abordons les mouvements de femmes et les mouvements féministes, il nous

parait cohérent de s’attarder sur le terme « féminisme ». Comme l’explique Bisilliat (1997 : 9), « la

réflexion et le savoir féministes déplacent et transforment certains concepts, leur accordent de

nouveaux champs de constitution et de validité, de nouvelles règles d’usage ». Ceci reflète très bien les

interdépendances et influences des mots du développement.

CHAPITRE 1. APPROCHE GÉNÉRALE DU FÉMINISME EN OCCIDENT À PARTIR DU CAS FRANÇAIS

« Le féminisme est une pensée en mouvement et un mouvement sociopolitique riche de pensées »

(Leroy, 2015 : 21)

Le féminisme sera un terme récurrent au sein de ce travail. Il s’agit d’un courant de pensée

qui a été utilisé par un nombre incalculable d’acteurs, dans des dimensions temporellement,

géographiquement, historiquement, et politiquement distinctes. Les différentes définitions qui lui ont

été attribuées sont parfois contradictoires (Leroy, 2015). C’est pour cette raison que nous ne tenterons

pas de donner une définition générale du féminisme, car la majorité des auteurs se consacrant à ce

sujet considèrent que ce sont bien une pluralité de « féminismes » qui existent de nos jours (Castro,

2001). De plus, l’absence de définition type encouragera une lecture plus ouverte et plurielle.

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Soulignons tout d’abord que les différentes périodes du féminisme, aussi appelées vagues, ne

sont que partiellement dissociables. Il est donc difficile d’en présenter des dates précises, celles-ci se

se chevauchant et se complétant (Verschuur, 2009). En outre, en pensant historiquement les enjeux de

pouvoir des relations homme-femme tel que nous allons le faire brièvement, nous entrons plus

profondément dans les dispositifs hiérarchiques des sociétés, qui sont révélateurs de toute une série

d’enjeux relatifs au développement (Riot-Sarcey, 2004).

Bien que notre sujet de mémoire concerne le mouvement féministe dans un pays latino-

américain, il est indispensable d’ancrer le concept du féminisme en partant du contexte dans lequel il

est né : la France du XVIIIème siècle. Cette démarche nous permettra de comprendre de quelle façon le

féminisme a pris forme et a évolué, et de quelle manière des enjeux politiques, idéologiques et

économiques peuvent influencer fortement un courant de pensée.

1.1 Droits réels et droits formels, une double revendication à la française

Bien que la plupart des recherches fixent la naissance du courant féministe au XVIIIème

siècle, il est évident que les premières manifestations de cette pensée se décelaient déjà avant que

certaines personnes ne se déclarent « féministes » (Ryan, 1992 ; Verschuur, 2009). Nous allons

cependant nous concentrer sur la Révolution française, car c’est surtout à partir de cette époque qu’ont

surgi les premières manifestations dites féministes, également appelées féministes de la première

vague.

Un élément majeur a concouru à l’établissement d’une vision unique et particulière de la

femme, qui prévaudra pendant de nombreuses années : la Révolution Industrielle. Cet événement

constitue en effet un changement significatif pour les peuples européens : la société traditionnelle

agraire bascule vers une société basée sur l’industrialisation, le commerce et le capitalisme (Larousse,

2016). De cette manière, les femmes sont confinées au secteur privé, c’est-à-dire aux tâches

domestiques, à la fonction reproductive, et à l’éducation des enfants. Les hommes quant à eux sont

associés au domaine public, qui leur est exclusivement réservé, autant sur le plan politique qu’au

niveau des opportunités d’emploi (Gavray, 2016). La puissance de l’industrie requiert une force de

travail toujours plus importante et efficace, et les hommes sont alors vus comme les mieux placés pour

répondre à cette demande.

Cependant, cette vision collait rarement aux expériences vécues par les femmes. Alors qu’il

est communément admis qu’à cette époque, ces dernières étaient confinées au domaine domestique,

beaucoup d’entre elles étaient en réalité poussées à travailler afin de subvenir à leurs besoins et à ceux

de leur famille, en d’autres termes, « l’idéal de la femme au foyer est contrecarré par la nécessité mais

aussi par le goût du travail » (Sohn, 1995 : 179). Cette situation était dès lors considérée comme

transitoire : une fois que le système se serait stabilisé, que les rémunérations des hommes auraient

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augmenté, et qu’ils pourraient nourrir entièrement leurs familles, les femmes pourraient « rentrer à la

maison » et retrouver leur rôle de mères et de gardiennes du ménage.

Deux éléments primordiaux surgissant de cette situation vont alors faire émerger des

revendications « féministes ». D’un côté, les femmes des classes aisées ne se voyaient pas obligées de

travailler, car leur situation financière était favorable. Bien qu’elles étaient elles aussi maintenues à la

maison, ces femmes « bourgeoises » avaient tout de même accès à un certain savoir, et à un échange

de réflexion avec d’autres femmes de la même classe, ce qui leur a fourni certains outils intellectuels.

D’abord à un niveau individuel puis ensuite à un niveau plus collectif, elles ont pu se rendre compte

que la société ne les traitait pas de la même manière que les hommes. En effet, les lois en faveur de

l’égalité, inscrites dans la Constitution établie à la suite de la Révolution française, restaient « au

service de la masculinité », ce qui représentait un obstacle à l’émancipation des femmes (Riot-Sarcey,

2004 : 21). Les femmes observaient donc un décalage entre une égalité de droit, inscrite dans les

textes, et une égalité de fait, qui dans la pratique n’existait pas.

D’un autre côté, contrairement aux idées reçues, les femmes bourgeoises de la première vague

féministe avaient des contacts avec celles des classes moins aisées. Ce sont justement les

fréquentations entre ces deux classes qui ont permis de renforcer et d’approfondir les revendications

des féministes (Gavray, 2016). Ainsi, ces femmes participaient, appuyaient et formaient des réseaux

mettant en relation des femmes victimes de surexploitation au travail. Ces relations avec les milieux

les plus défavorisés de la société ont permis d’enrichir la réflexion féministe, et de dénoncer non

seulement la condition de toutes les femmes, mais aussi les conditions particulières des femmes

ouvrières et défavorisées. De cette manière, les Françaises des classes aisées, rejointes par des femmes

défavorisées ou même par des hommes, ont commencé à faire entendre leur voix, pour réclamer les

droits réels dont elles étaient censées bénéficier (Mossuz-Lavau, 2004), en plus des droits formels

qu’elles entendaient renforcer et faire respecter. Le mouvement fut d’autant plus renforcé puisque,

malgré les tensions entre elles, les féministes bourgeoises et les féministes syndicalistes ont réalisé

qu’une politique féministe est possible, et ce même à travers les classes (Frader, 1995). En outre,

soulignons que le rôle traditionnel des femmes, et de leurs identités maternelles, n’est dans la majorité

des cas, par remis en question par les féministes (Franceschet, 2004). Ces premières revendications

féministes s’inscrivent dans la catégorisation des féministes différentialistes, souvent assimilées aux

essentialistes. Celles-ci considèrent la maternité comme différence naturelle des femmes, et réclament

« l’identité dans la différence »(Leroy, 2015 : 10).

1.2 L’incorporation des femmes au monde du travail : un tournant pour les féministes

Des enjeux politiques, historiques, idéologiques et politiques, comme nous venons de le voir,

ont influencé la naissance et l’évolution du féminisme. Cela a aussi été le cas pour la formation du

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féminisme européen du XXè siècle, frappé par deux guerres mondiales. La guerre 14-18 est marquée

par un tournant concernant la vision « officielle » du rôle assigné aux femmes : alors que les hommes

ont dû partir au combat, les femmes les remplacent dans les usines pour continuer à faire tourner

l’industrie et l’économie. Ce n’est pas pour autant que leur charge de travail à la maison est diminuée ;

justement, il est attendu d’elles qu’elles accomplissent la double journée. Ainsi, pour des besoins

économiques engendrés par une guerre politique et idéologique, la promotion de la participation des

femmes dans le domaine public est instrumentalisée. Cependant, ce qui paraît une avancée et une

opportunité pour les femmes ne l’est que partiellement : dès la fin de la guerre, beaucoup d’entre elles

sont renvoyées à la maison.

Néanmoins, l’entre-deux-guerres est marquée par une expansion du secteur tertiaire6, qui

représentera de nouvelles opportunités d’emploi, places largement occupées par des femmes. La main

d’œuvre nécessaire au bon fonctionnement de la société n’est plus seulement physique. Ainsi, le

discours officiel concernant le rôle des femmes est à nouveau revu et adapté, et la pensée féministe en

tant que telle évolue également : plus les femmes ont de nouvelles opportunités dans le domaine

public, plus le féminisme de revendication prend de l’ampleur (Chafetz et al., 1990 ; cités par

Franceschet, 2004). Ce féminisme, aussi souvent connu comme féminisme de la seconde vague, opère

un changement d’analyse et étend les demandes féministes au domaine privé, en insistant par exemple

sur les violences faites aux femmes (Kabasakal Arat, 2015).

Dans cette perspective, même si la vision traditionnelle de la femme est toujours présente, un

féminisme particulier apparait en France durant la Seconde Guerre mondiale (Kabasakal Arat, 2015) et

prend de l’ampleur durant la Guerre froide : le féminisme marxiste. Selon Lépinard (2005 : 113), la

notion de classe développée par Karl Marx « a donné une des clés conceptuelles pour comprendre la

nature politique et la dimension d’exploitation des rapports de genre ». Le féminisme marxiste a pour

particularité d’attribuer les origines de la subordination des femmes et d’autres subordinations au

capitalisme, et donc en d’autres mots, à la propriété privée des moyens de production (Kabasakal Arat,

2015). En traitant l’État comme l’instrument de prédilection de pouvoir de la classe dominante, les

marxistes considèrent que le seul moyen de mettre fin à la subordination des femmes est de mener une

révolution prolétaire, qui intégrerait celles-ci au processus de production. Néanmoins, le courant de

pensée féministe-marxiste sera largement critiqué car certaines féministes considèrent que la

révolution des classes met de côté les femmes et n’en fait pas son objectif premier, ce qui empêche

d’atteindre l’égalité des genres.

Les Golden Sixties, période marquée par le plein emploi, par une croissance économique et

par une certaine insouciance, engendre l’apparition d’une certaine remise en cause du courant

féministe. Cette nouvelle « libération » généralisée, ainsi que la force des mouvements sociaux qui

6 Le secteur des services.

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dénoncent l’autorité injustifiée de certaines hiérarchies, ont été indispensables pour créer une certaine

rupture avec la vision de la femme qui prévalait dans la pensée générale avant l’entre-deux-guerres. Ce

féminisme qui évolue et se détache de « l’ancien » est aussi connu sous le nom de féminisme

égalitariste ou matérialiste en opposition au féminisme différencialiste. Ces divergences au sein du

mouvement féministe seront présentes tout au long de son histoire, jusqu’à le diviser complètement

(Lépinard, 2005). Le féminisme égalitariste questionne les rôles attribués aux femmes et aux hommes,

et propose d’aller plus loin dans l’analyse des rapports de pouvoir entre ceux-ci, et dans l’analyse de la

subordination des femmes.

Notons cependant que cette rupture n’est pas homogène et n’est pas aussi forte aux Etats-Unis.

D’une part, les Américaines n’ont pas été impliquées de la même manière dans la guerre, et n’ont donc

pas vécu la même réalité ni les mêmes conditions qui auraient pu faire émerger une remise en question

telle que celle opérée en Europe. D’autre part, la place importante qu’occupait la religion aux Etats-

Unis a également joué un rôle dans la perpétuation du modèle dit essentialiste/différencialiste. Cela ne

signifie pas qu’une déconstruction du courant essentialiste n’a pas été opérée, mais plutôt que cela l’a

été de manière moins forte, et plus tard.

Alors que le féminisme marxiste a occupé une certaine place dans le paysage français durant la

Seconde Guerre mondiale, des opportunités historiques ont donné lieu à des évolutions divergentes

dans les théories et les pratiques féministes. En ce sens, la période des Golden Sixties a également

permis au libéralisme et à un certain type de féminisme de se rejoindre sur certains points. En effet, le

libéralisme, qui promeut plus de liberté pour les individus et davantage d’initiatives individuelles, était

compatible à l’époque avec les revendications de certaines féministes, souhaitant libérer les femmes en

leur donnant des opportunités. Celles-ci s’inscrivaient surtout dans un cadre économique : le

féminisme libéral a pour caractéristique de reconnaître l’oppression dont souffrent les femmes, et

cherche à la résoudre en les intégrant aux institutions et infrastructures publiques (Kabasakal Arat,

2015). Comme son nom l’indique, ce féminisme fait appel à des notions politico-économiques

libérales. Il considère que des réformes doivent être mises en place pour l’incorporation des femmes

au marché du travail (De Miguel, 2007) et que l’égalité de droit doit être considérée comme une

condition suffisante pour l’amélioration des conditions de vie des femmes. Cette convergence fera

l’objet de critiques, car l’émergence du libéralisme aurait affaibli le discours radical des féministes et

l’aurait transformé en une « simple identité politique » (Kabasakal Arat, 2015).

Malgré les critiques qui dans certains cas ont évolué en un féminisme parfois décrit comme de

la troisième vague dès les années 1980, cette « pensée libérale de rattrapage » (Gavray, 2016) a été

incorporée au sein d’un nombre important d’entités : institutions financières internationales, États,

ONG, ainsi que par certains mouvements de femmes. L’égalité entre les hommes et les femmes est

énoncée en termes quantitatifs et numériques, et l’objectif est que les femmes « rattrapent » les

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hommes en termes de salaire, et de droits formels, entre autres. La capacité critique des féministes est

alors mise de côté, et la remise en cause des relations de pouvoir n’est plus que rarement abordée. Le

féminisme libéral, en outre, s’accorde bien avec les grandes institutions telles que la Banque Mondiale

ou le Fonds Monétaire International, qui ont joué un rôle central dans le Consensus de Washington7:

« aucune position critique face aux politiques d’ajustement structurel ni à la mise en œuvre du

néolibéralisme » n’est opérée par ces acteurs, et la mondialisation est appréhendée comme un

phénomène définitif et irrévocable (Vanden Daelen, 2008 : 8).

1.3 Remise en question et « radicalisation »

De l’autre côté du tableau, certaines ONG, de nombreux chercheurs en sciences sociales et des

féministes ont une autre vision des choses. Pour eux, la lutte pour l’égalité de fait est toujours

indispensable pour que les femmes puissent exercer leur pleine liberté, car de simples lois et mesures

politiques ne sont pas suffisantes. Ainsi, dès les années 80, les féministes de la troisième vague

amorcent une critique réflexive en condamnant le paradigme dominant du néolibéralisme et des

politiques de modernisation (Leroy, 2015) qui est véhiculé à travers les politiques de développement.

Cette nouvelle « pensée critique subversive » est portée en majorité par les femmes vivant dans les

pays du Sud, ainsi que celles ayant émigré au Nord (Leroy, 2015 : 233), celles provenant du « Black

feminism8 », mais aussi par les spécialistes occidentales des rapports sociaux de sexe. Celles-ci

critiquent, entre autres, le fait que les femmes du Sud soient positionnées dans une relation

d’infériorité par rapport aux femmes blanches. Elles dénoncent le cadre d’analyse féministe dominant,

qui n’est pas adapté aux expériences vécues au Sud, car ce cadre privilégie une analyse à partir du

contexte vécu par les « femmes blanches anglo-saxonnes hétérosexuelles issues des classes

moyennes » (Fraser, 2005 : 35). Grâce à cette mise en lumière, les féministes tiers-mondistes,

influencées par le socialisme et le marxisme dans certains cas, analysent les différents rapports de

force dépassant le domaine habituel homme/femme. Par exemple, elles critiquent toute une série de

systèmes d’oppression tels que l’ethnie, la race, la classe, la nationalité, l’orientation sexuelle, le

capitalisme, et les rapports Nord/Sud (Kabasakal Arat, 2015). Pour elles, les inégalités de genre ne

sont donc pas les seules discriminations qu’elles subissent, et sont interconnectées avec ces autres

systèmes d’oppression. Elles dénoncent ainsi le postcolonialisme et le néoimpérialisme des grandes

puissances occidentales, ce qui leur vaudra également la dénomination de « féministes

postcoloniales ».

7 Le Consensus de Washington fait référence à une série de prêts à conditions octroyés par les institutions économiques internationales (basées à Washinton) à plusieurs pays en voie de développement. Les conditions en vigueur étaient entre autres l’austérité budgétaire, la privatisation, une politique monétaire stricte, l’accent mis sur les investissements étrangers, et les réformes fiscales. 8 Mouvement féministe porté par les femmes afro-américaines pendant la période de revendication des droits civiques aux États-Unis (1960-1970).

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Une des contributions majeures de ces féministes est donc l’accent mis sur la nature

multidimensionnelle de la stigmatisation des femmes, ainsi que sur les politiques de développement

mises en place par l’Occident (Leroy, 2015). Même si cette notion d’intersectionnalité a mis en

lumière la pluralité des discriminations subies par les femmes, elle a rarement pris en compte la

question des rapports de pouvoir qui traversent le mouvement féministe en lui-même et les

dynamiques au sein même du mouvement. L’absence de remise en question et d’autocritique ont donc

affaibli la « nouvelle » approche du féminisme de la troisième vague (Lépinard, 2005).

Cette approche radicale qui insiste sur l’intersectionnalité et la nature simultanée des

discriminations subies par les femmes sera peu à peu intégrée aux discours des grandes institutions

internationales (Castro, 2001). Cependant, nous verrons par la suite que ce qui paraît être un

changement significatif au sein de ces institutions sera souvent vu par beaucoup de chercheurs comme

un simple outil rhétorique (Kabasakal Arat, 2015). Alors que les textes fondateurs sur

l’intersectionnalité mettaient en avant le croisement des rapports sociaux, le concept a été réduit avec

le temps à l’analyse du croisement de caractéristiques individuelles (Gavray, 2016), s’intégrant à

l’approche libérale voulue par le complexe développeur international.

Alors qu’une grande partie de la littérature s’attarde à insister sur la radicalité du féminisme de

la troisième vague et à le décrire comme un changement significatif par rapport à celui de la seconde

vague, Lamoureux (2006) raisonne d’une manière différente. D’après elle, une certaine « continuité

thématique et organisationnelle » marque ces deux vagues, ce qui vaudrait à la seconde vague d’être

une superposition partielle de la première, et non une rupture. Bien que le développement des

arguments de Lamoureux soit pertinent et enrichissant, cela ne remet pas en question les contributions

apportées par les féministes postcoloniales du Sud à la pensée féministe.

Ce premier chapitre nous permet de mettre en avant deux grands apprentissages. D’une part, la

diversité de la pensée féministe déjà présente depuis ses origines peut être sujette à différentes

catégorisations. Premièrement, la pensée féministe peut être plutôt libérale, radicale ou postmoderne9.

Deuxièmement, elle peut également être catégorisée sous les termes de féminisme différentialiste ou

essentialiste, ou sous les termes de féminisme matérialiste ou égalitariste (Leroy, 2015). Ces catégories

ne sont évidemment pas exclusives l’une de l’autre, et leurs contours sont parfois flous. D’autre part,

le féminisme occidental s’est façonné selon les événements auxquels il a fait face durant son histoire.

Il a parfois été instrumentalisé, parfois marginalisé, et rarement été écouté. Cependant, certaines

visions féministes ont pu être intégrées aux discours et pratiques des États et des institutions

internationales, mais à quel prix ?

9 Le féminisme postmoderne ou postmatérialiste fait référence à la remise en cause de l’hétérosexualité et à la mise en avant de la diversité des identités sexuelles (Gavray, 2016). Ce féminisme est en lien direct avec les mouvements LGBT et queer.

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CHAPITRE 2. FEMMES, DÉVELOPPEMENT ET EMPOWERMENT10

Nous allons maintenant présenter une vue d’ensemble de deux autres thèmes-clé de notre

mémoire : les femmes et le développement ainsi que l’ empowerment.

Nous reviendrons d’abord sur plusieurs courants ayant mis en relation les femmes et la

problématique du développement. Après, les origines du concept de l’empowerment et de

l’empoderamiento seront mises en avant, car elles nous donneront des renseignements cruciaux sur la

vision dite radicale du concept, qui nous intéresse pour la suite de notre étude. Ensuite, nous

détaillerons l’évolution et l’appropriation du concept au sein du complexe développeur international.

2.1 Femmes et développement : bref historique de plusieurs courants

Verschuur (2009 : 792) souligne que, comme les vagues du féminisme, les courants de la

place de la question de la femme dans le développement ne « se succèdent pas nécessairement de

manière chronologique, mais peuvent coexister ou s’interpénétrer ». Il est important de garder cet

élément à l’esprit en les abordant.

2.1.1 Les années Boserup

Avant les années 1970, les politiques de développement considéraient que les femmes étaient

affectées de la même façon que les hommes par le processus de développement (Momsen, 2010).

Cependant, un écrit publié la même année marqua un changement relativement important de cette

vision. Il faut tout d’abord savoir que ce sont les mouvements féministes qui ont exercé une pression

afin que de nouvelles études soient consacrées aux conditions de vie des femmes du Tiers-monde

(Verschuur, 2009). Ester Boserup divulga à travers son étude « La femme face au développement

économique » une critique des pratiques de développement qui, selon elle, défavorisaient les femmes

et les marginalisaient (Demanche, 2013). L’ouvrage avait pour but d’établir un constat selon lequel le

travail accompli par les femmes dans la plupart des cas était dévalorisé et rendu invisible (Verchuur,

2009). Cette œuvre maitresse est souvent considérée comme fondatrice pour la prise en compte des

femmes dans le développement, et elle inspira grandement le premier courant qui nous intéresse, celui

du « Women in Development/ Femmes dans le Développement » (WID) .

Il faut également savoir que le contexte du complexe développeur était favorable à la

« réception » de cette approche. En effet, comme l’expliquent Bähr Caballero et Degavre (2006),

l’échec des politiques de développement des années 70 a mené les institutions internationales à

rechercher de nouvelles approches qui prenaient davantage en compte une dimension sociale et

humaine de la croissance économique, celle-ci étant toujours privilégiée. L’approche WID développée

10 La structure de ce chapitre, et plus particulièrement celle de la partie sur l’empowerment, s’inspire du mémoire réalisé par Céline Orban (Empowerment is (in the) air, 2011).

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dans les années 1970 privilégiait l’intégration des femmes au développement économique, en

s’appuyant sur des projets générateurs de revenus (Momsen, 2010), ainsi que sur l’éducation

(Sardenberg Bacellar, 2008). Ce paradigme du développement mettait donc l’accent sur le rôle des

femmes en tant que bénéficiaires du développement, pour atteindre les grands objectifs mis en avant

par les institutions internationales, tels que la croissance économique, l’efficacité et la lutte contre la

pauvreté (Eyben et Napier-Moore, 2008).

Ce courant de pensée se verra par la suite largement critiqué. Tout d’abord, car il s’apparente

au féminisme libéral et de façon plus générale aux théories de la modernisation (Kabasakal Arat,

2015). En effet, l’approche libérale favorisait un point de vue occidental, plaçant toutes les femmes

dans un même moule, et comme vivant les mêmes expériences. En outre, le courant WID était critiqué

car les projets mis en place à l’époque suivaient exclusivement les formules-type du capitalisme et du

néolibéralisme, en promouvant des activités économiques relatives au rôle traditionnel des femmes

(Chowdhry ; 1995 ; Kabeer, 1994 ; Staudt, 1985 ; cités par Kabasakal Arat, 2015) et ne proposaient

aucune dimension sociale. En juxtaposant l’agenda néolibéral centré sur l’efficacité des marchés et en

considérant les femmes comme des acteurs économiques, le courant WID a donc souvent été décrit

comme relevant d’un féminisme libéral mondial (Arat, 2015).

Ensuite, bien que le courant WID ait défendu une plus grande intégration des femmes aux

processus de développement ainsi qu’une plus grande égalité des sexes, il n’a pas pour autant cherché

à expliquer les causes de ces inégalités. En négligeant des facteurs déterminants comme la classe, la

race, l’ethnicité et la nature patriarcale de certaines sociétés, l’approche WID est passée à côté d’une

analyse plus profonde de la subordination de la femme (Sardenberg Bacelllar, 2008). Ainsi, « l’accès

aux facteurs de production et aux activités économiques fut certes garanti, mais pas le contrôle ni les

‘fruits’ de ceux-ci » (Orban, 2011 : 16).

Enfin, une autre réflexion avancée mettra en lumière la vision homogène des femmes

véhiculée par l’approche WID (Momsen, 2010). Comme l’explique Momsen (2010), les projets

générateurs de revenus n’étaient pas adaptés aux réalités du Sud, et prenaient pour acquis que les

femmes du Sud avaient du temps disponible pour les réaliser, alors que c’était rarement le cas. En

outre, l’intégration des femmes aux projets de développement aurait été exécutée d’une telle façon que

les « stéréotypes propres à la vision modernisatrice » auraient été reproduits, bien que justement

dénoncés par cette même approche (Bähr et Degavre, 2006 : 6). Cette réflexion, assemblée à d’autres

facteurs, contribua à l’échec de nombreux projets mis en œuvre dans les pays du Sud. Cependant,

Kabeer (1994 ; citée par Sardenberg Bacellar, 2008) souligne que bien que ces critiques soient parfois

vues comme radicales, elles ne remettaient en question que dans peu de cas le modèle dominant et

mainstream de la modernisation. Elles condamnaient surtout le fait que les femmes n’en aient pas

profité. Dans la suite de ce mémoire, nous verrons effectivement que les institutions internationales,

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bien qu’elles semblent s’être souvent éloignées du discours modernisateur de cette époque, ont

rarement opéré un changement dans leurs pratiques (Peemans, 2002 ; cité par Bähr Caballero et

Degavre, 2006).

Alors que ces différents arguments mettent en lumière les dysfonctionnements de l’approche

WID, celle-ci a cependant rendu possible l’institutionnalisation de la condition féminine avec la prise

en compte des inégalités homme/femme lors de la première conférence de l’ONU sur les femmes à

Mexico en 1975 (Demanche, 2013). Cette conférence, comme les suivantes mises en place par les

institutions internationales, seront les « lieux privilégiés » des nouvelles stratégies de certaines

féministes, qui veulent « passer de l’agitation politique à l’institution politique » (Vanden Daelen,

2008 : 6). On y reconnaît que le développement est mené selon un biais masculin (Verschuur, 2009),

qui doit être changé au plus vite. À Mexico, les participants instaurent le « siècle de la femme » et se

mettent d’accord sur les trois thèmes principaux du siècle : l’égalité, le développement et la paix.

Néanmoins, ils ne s’accorderont pas sur des stratégies concrètes pour y parvenir (Kabasakal Arat,

2015).

Parallèlement au développement du courant WID, d’autres approches prennent forment

également. La conférence de Mexico en 1975 et la vision qui y sera développée représente en partie la

cible des critiques provenant du courant « Women and Development/ Femmes et Développement »

(WAD) . Selon l’approche WAD, la vision adoptée lors de cette conférence est dépourvue d’une

perspective qui prendrait en compte les expériences et réalités des femmes du Sud. Les féministes de

ce mouvement voyaient l’éradication de la pauvreté et la prise en compte des effets du colonialisme

comme plus importants que l’égalité homme-femme (Momsen, 2010). Cette théorie peut être mise en

parallèle avec les arguments développés par la théorie néo-marxiste de la dépendance, qui soulignait «

les inégalités reproduites par les politiques néocoloniales » et « le travail reproductif et domestique

non reconnu des femmes » (Kabasakal Arat, 2015). Le courant WAD , se place à l’opposé de la pensée

libérale WID, et met l’accent sur la subordination sociale des femmes, qui « est située dans le cadre du

processus historique capitaliste » (Bähr Caballero et Degavre, 2006 : 6).

2.1.2 Le courant GAD

En se plaçant à l’intersection des deux approches WID et WAD (Bähr Caballero et Degavre,

2006), le courant « Gender and Development/Genre et développement » (GAD) va se développer dès

le milieu des années 1970 (Momsen, 2010), pour évoluer jusqu’à son institutionnalisation quelques

années plus tard. Alors que l’approche WID avait été critiquée pour ses lacunes en analyse des

relations de pouvoir, le courant GAD va s’intéresser à la façon dont le développement les affecte. Il

enrichit donc la pensée, en « liant les rapports de production aux rapports de reproduction en tenant

compte de tous les aspects de la vie des femmes » (Jaquette, 1982 ; citée par Dagenais et Piché, 1994 :

84).

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De plus, comme son nom l’indique, la nouvelle approche introduit le concept de genre, qui

sera adopté par les grandes institutions et qui est toujours d’actualité. Ce changement n’est pas

seulement établi dans un but langagier, il répond surtout à un désir de ne plus s’attacher qu’aux

femmes, mais bien de s’intéresser aux relations sociales de genre, c’est-à-dire aux rapports sociaux de

sexe et à la construction de l’attribution de différents rôles tant aux femmes qu’aux hommes. Dans la

même perspective, l’approche GAD considère que si les hommes ont le même idéal d’équité, d’égalité

et de justice sociale, il est bénéfique qu’ils contribuent et participent aux projets de développement

visant à rétablir des rapports sociaux de sexe juste (Dagenais et Piché, 1994).

L’approche GAD porte également son attention sur le rôle de l’État dans la prise en charge de

services sociaux, qui sont très souvent assumés par les femmes « sur une base individuelle et privée »

(Dagenais et Piché, 1994 : 84). Quant au rôle des femmes dans le développement, celui-ci ne se réfère

plus seulement à une réception passive des programmes et projets de la coopération au développement.

Il s’agit de voir les femmes comme des actrices de changement (Charlier, 2006 ; citée par Demanche,

2013), qui doivent s’organiser afin de faire entendre leur voix. Les esquisses de l’empowerment se

dessinent tout doucement.

L’approche GAD considère que les liens entre les femmes soient importants pour faire

avancer la cause féminine, et par ailleurs elle souligne également que les relations de pouvoir existent

aussi entre les femmes elles-mêmes, et au sein de catégories en apparence homogènes. Dans une

vision analogue au féminisme de la troisième vague, l’approche GAD met en lumière les rapports de

force entre les sexes, mais aussi les classes, les races, les ethnies, et les appartenances sexuelles, entre

autres (Dagenais et Piché, 1994). En outre, le courant GAD, à travers sa critique des politiques de

développement qui considéraient les femmes comme un tout homogène, va favoriser des approches

dites bottom-up et donc appuyer l’action des organisations de base (Kabasakal Arat, 2015).

Malgré ces analyses novatrices, des faiblesses et obstacles ont également marqué l’approche

GAD. Tout d’abord, comme l’expliquent Dagenais et Piché (1994), la nature des agences nationales et

internationales a représenté un frein en ce qui concerne l’adoption de l’approche GAD. Ces grandes

organisations sont difficilement perméables à des changements radicaux et structurels tels que ceux

visés par l’approche GAD, car ils questionnent les relations de pouvoir et supposent des transferts.

Cela aurait mené le courant GAD, dans certains cas, à davantage insister sur la dimension économique

de l’émancipation des femmes (Saint Hilaire, 1996 ; cité par Bahr Caballero et Degavre, 2006).

De plus, Verschuur (2009) rapporte que malgré l’incorporation du concept genre au discours

officiel des organismes internationaux, aucun changement important n’aurait été amorcé. En effet,

d’un côté, les scientifiques et féministes à l’origine de ce concept mettaient en avant la multiplicité des

rapports de pouvoir qui menaient à la marginalisation des femmes, et à la pauvreté en général :

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« Le genre n’est donc pas un synonyme de ‘sexe’ mais désigne à la fois le ‘système social qui crée et légitime la bi-catégorisation sexuelle’ (Le Feuvre, 2003), l’ensemble des normes sexuées qui découlent de cette bi-catégorisation et les rapports de domination que ces normes permettent de perpétuer. Autrement dit, le genre, comme système, structure la société dans son ensemble et ne s’arrête donc pas à la porte des associations féministes » (Dussuet, Flahault, Loiseau, 2013 : 6)

De l’autre côté, les institutions internationales quant à elles, ont utilisé le genre comme

synonyme du mot femme ou pauvreté, et « comme outil descriptif plutôt que comme outil analytique

et associé à des prescriptions normatives plutôt qu’à des revendications de droits » (Verschuur, 2009 :

786 ; Bähr et Degavre, 2006). De cette manière, le répertoire du développement aurait vidé le concept

de son contenu analytique critique et les apports des mouvements dissidents des femmes du Sud

auraient été gommés (Verschuur, 2009), mettant seulement en avant la pauvreté économique des

femmes comme un problème majeur (Bähr Caballero et Degavre, 2006). Quant au problème de la

pauvreté, Bähr Caballero et Degavre (2006) expliquent que celui-ci aurait été abordé dans la pratique

selon une approche orthodoxe du développement. Par cela, ils entendent que lorsqu’il s’agit de

constater « des situations de mal-développement », l’approche « n’interroge pas les rapports sociaux

de sexe ou de classe qui les sous-tendent » (2006 : 8). En effet, les femmes sont considérées comme

naturellement pauvres, comme si cette caractéristique leur collait à la peau.

Le même débat autour du concept d’empowerment, décrit dans les paragraphes suivants, fera

également son apparition quelques années plus tard. Cet aspect pourrait donc déjà mettre en lumière

un questionnement : l’appareil international du développement, par sa nature organisationnelle et

idéologique, dépolitise-t-il inévitablement les approches « radicales » qui tentent de l’influencer?

2.2 Empowerment, seulement un fuzzword11 ?

Le mot « empowerment » fait directement allusion à toute une série de disciplines,

d’approches, et de domaines d’action. Il est donc à la fois utilisé dans divers champs tels que la

psychologie sociale et communautaire, le travail social, la santé publique, l’émancipation des femmes,

la conscientisation, ou encore le développement international (Bacqué et Biewener, 2013). Il apparaît

que c’est bien la richesse du concept qui a pu lui donner une place dans une diversité d’approches et de

visions (Orban, 2011). Nous allons nous focaliser sur deux d’entre elles, directement en lien avec notre

sujet d’étude : l’empowerment ou empoderamiento d’origine véhiculé par les mouvements sociaux, et

l’approche empowerment du complexe développeur international. Ces approches renvoient à deux

conceptualisations de l’empowerment, qui ont été mises en lumière par Sardenberg Bacellar (2008) : le

liberating empowerment renvoyant aux mouvements sociaux, et le liberal empowerment renvoyant à

la traduction du concept opérée par les institutions internationales. Tentons de faire apparaître les

11 Connotation négative du mot buzzword, qui implique un choix délibéré relatif au manque de précision du mot, et à son caractère flou (en anglais, « fuzzy » signifie « flou »).

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caractéristiques et les utilisations des deux approches, afin de donner une vision compréhensible et

cohérente du concept utilisé par ces différents acteurs.

Dans les deux cas – sauf quand nous le mentionnerons –, lorsque nous parlerons

d’empowerment ou d’empoderamiento, nous ferons référence à une approche orientée vers les

femmes. En effet, bien que le terme, comme nous le verrons, n’ait pas seulement été utilisé pour se

référer aux femmes, il est largement utilisé en relation avec celles-ci. De fait, comme l’explique Orban

(2011 : 18), l’empowerment a « largement été relayé dans le monde du développement par les

féministes, c’est pourquoi il est généralement associé au genre ». Outre cela, étant donné que notre

sujet de recherche concerne les mouvements féministes, il est plutôt logique de se focaliser sur cette

approche. Le terme « empowerment » sera utilisé d’une part lorsque nous nous référerons à

l’ empowerment des origines véhiculé par des acteurs anglophones, et d’autre part lorsqu’il s’agira de

l’utilisation du terme adoptée par le complexe développeur. L’ « empoderamiento » sera utilisé pour

faire référence à l’utilisation du terme par les mouvements sociaux latino-américains et en particulier

les mouvements de femmes, et plus tard dans notre partie analytique pour mettre en lumière notre

hypothèse énoncée à la fin de la partie théorique.

2.2.1 Liberating empowerment, l’empowerment des mouvements sociaux

L’ empowerment tel que préconisé dans les années 1960 et 1970 résonne toujours aujourd’hui

au sein de divers mouvements sociaux, qui pour certains continuent à revendiquer un empowerment

« radical », faisant allusion aux origines du concept. Afin d’aborder notre sujet d’étude et de pouvoir

établir des pistes de réponse pour définir quel type d’empowerment est utilisé par le mouvement élargi

des femmes au Nicaragua, il convient de retourner aux origines du concept.

2.2.1.1 La conscientisation de Paulo Freire : des racines latino-américaines

Nous soulignions précédemment les premiers éléments de l’approche GAD qui laissaient

imaginer l’émergence du concept d’empowerment, en relation avec la mobilisation et l’organisation

des femmes préconisée par l’approche GAD. Une autre caractéristique de la vision GAD est qu’elle

considère les femmes non pas comme un ensemble homogène, mais bien comme des individus vivant

des réalités différentes. Ainsi, « en identifiant les rapports de pouvoir comme problématiques, GAD

amorce la réflexion en termes d’empowerment » (Orban, 2011 : 18). L’empowerment et

l’ empoderamiento puisent leurs racines dans des revendications et démarches radicales des années

1960 et 1970.

Les premières apparitions des termes empowerment et empoderamiento12 sont apparues à la

fin des années 196013, dans des contextes situés tant au Nord qu’au Sud (Bacqué et Biewener, 2013).

12 Ces paragraphes sont inspirés de Bacqué et Biewener (L’empowerment, une pratique émancipatrice, 2013).

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Les acteurs ayant véhiculé ces concepts sont hétérogènes et différents ; cependant, ils se rassemblent

dans la nature de leurs revendications. Ils s’opposent ainsi « aux différentes formes d’autorités

hiérarchiques imposées ‘du haut’ » et se placent du côté des rejetés, des marginalisés (Bacqué et

Biewener, 2013 : 13). Il faut savoir qu’à cette époque, les mouvements sociaux sont en plein essor et

contribuent à la diffusion de ces revendications. Ils font également écho à la seconde vague du

féminisme, qui désire lier les sphères publique et privée. De cette façon, le concept d’empowerment

apparait, car il permet justement de lier l’individuel, le collectif et le social, en questionnant les

relations de pouvoir. Trois groupes d’acteurs ont été particulièrement féconds dans la production

théorique et dans la mise en pratique de l’empowerment : le mouvement Black Power des États-Unis,

le mouvement prônant la pédagogie de Paulo Freire, ainsi que le mouvement féministe.

Concentrons-nous sur les deux derniers, car ils font directement écho à notre problématique.

Bien avant que le concept d’empoderamiento ou empowerment ne devienne « à la mode », les

mouvements de femmes du Sud appliquaient déjà les pratiques d’empowerment qui les ont

caractérisés. En effet, ils favorisaient les activités visant à acquérir du contrôle sur les vies des

femmes, à connaître leurs droits, et à « être parties prenantes des décisions et des politiques de

développement local, national et international des gouvernements » (Fortin-Pellerin, 2006 : 57). Il

n’est donc pas étonnant que lorsque le terme d’empoderamiento a commencé à être utilisé par les

mouvements sociaux, que le mouvement des femmes latino-américaines se le soient approprié, cela

grâce à des réseaux féministes transnationaux forts.

Comme l’explique Charlier (2006), il est évident qu’un parallèle peut être tracé entre

l’utilisation du concept par les féministes latino-américaines, et le mouvement d’éducation populaire

développé par le brésilien Paulo Freire, qui représente à l’époque un cadre de référence et d’action

en Amérique latine. Dans son ouvrage « La pédagogie des opprimés » (1974), Freire développe un

argumentaire visant à établir de nouveaux rapports sociaux, à partir d’une conscientisation individuelle

et collective des individus (Grabe, 2012). L’émancipation des opprimés doit avant tout s’opérer par

l’éducation, qui est abordée sous l’angle de la prise de conscience. Les individus « analysent

collectivement leur situation, prennent conscience de l’oppression qu’ils subissent et comprennent

ainsi la nécessité de s’organiser pour changer la structure de la société » (Bacqué et Biewener, 2013 :

12).

2.2.1.2 Le pouvoir, question centrale de l’empowerment

Bien que Freire n’ait pas fait de lien direct entre sa théorie et la situation particulière des

femmes, les mouvements féministes latino-américains ont quant à eux enrichi le concept

d’empoderamiento en complexifiant la question du pouvoir, et en privilégiant les processus de

13 Nous faisons référence à l’empowerment tel que revendiqué par les mouvements sociaux, car en effet, déjà dès le XVIIè siècle, le mot existait dans le vocabulaire anglophone et se rapportait au procédé par lequel une instance supérieure donnait du pouvoir à d’autres acteurs (Pirotte, 2015).

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17

conscientisation de Freire. En effet, ils ont mis en lumière la complexité des rapports de pouvoir qui

oppressaient les femmes et les empêchaient d’être actrices de leur propre développement. La nature

multidimensionnelle du pouvoir, lié directement à l’empowerment, est soulignée et relevée par les

chercheuses féministes :

(1) « le pouvoir sur » : c’est un pouvoir de domination qui s’exerce sur quelqu’un (Pirotte,

2015). Demanche (2013) souligne que cette notion a été critiquée pour sa dualité, qui

sous-entend qu’il y a nécessairement un dominé et un dominant, et que les rapports de

force ne peuvent pas s’équilibrer.

(2) « le pouvoir de » : c’est le pouvoir de décision, qui fait appel à la créativité de l’individu

et à ses capacités intellectuelles, qui permet d’accomplir des choses (Orban, 2011) et de

résoudre des problèmes. Au final, c’est une façon de « se réévaluer soi-même » pour

adopter un comportement permettant un changement social (Charlier, 2006).

(3) « le pouvoir intérieur » : c’est le pouvoir que l’individu acquiert lorsqu’il développe une

meilleure estime de lui-même. L’individu prend conscience des rapports de force dans

lesquels il est acculé en se conscientisant (Demanche, 2013).

(4) « le pouvoir avec » : c’est un pouvoir acquis en groupe, par des liens collectifs et

solidaires. Les intérêts communs rassemblent les individus, qui grâce à leur pouvoir

collectif et leur organisation, défendent leurs revendications (Orban, 2011).

Ces trois dernières formes de pouvoir correspondent donc davantage à l’empowerment voulu

par les féministes. En effet, elles regroupent (2) le pouvoir créateur qui permet à l’individu de faire le

choix de « s’empowerer » ; (3) la conscientisation individuelle qui lui permet de se rendre compte de

son oppression et de ses capacités ; et (4), la dimension collective qui permet d’établir des

changements de rapports de force à des niveaux supérieurs (Demanche, 2013). De cette façon, les

changements politiques et structurels sont aussi importants que les changements individuels, subjectifs

et interpersonnels. Comme Demanche (2013) et Orban (2011) l’ont fait remarquer, l’empowerment est

bien un processus bottom-up qui permet d’aboutir sur des changements sociétaux.

Le processus bottom-up est une composante essentielle de l’empowerment, car il évince

automatiquement la possibilité qu’une entité supérieure puisse « empowerer » des individus. Le

groupe est acteur de son propre empowerment, celui-ci se construit sur des forces préexistantes qui

sont propres au groupe, afin de les renforcer et de mettre l’accent sur ses capacités (Atria et al., 2003).

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18

En plus d’être un processus non linéaire et itératif14, Orban (2011) souligne que l’empowerment peut

également être appréhendé comme un instrument et une fin .

2.2.1.3 Visées politiques et structurelles

Naila Kabeer a participé activement aux réflexions sur l’empowerment, en théorisant certaines

dynamiques qui animent ce processus. Elle a insisté sur l’importance des choix pour l’empowerment et

sur le contexte dans lequel ils sont entrepris. Il ne s’agit pas seulement d’être capable de faire un

choix, mais d’avoir plusieurs alternatives à sa portée et de pouvoir choisir l’une d’entre elles. Ainsi,

pour Kabeer, l’empowerment est « le développement de la capacité à faire des choix de vie

stratégiques dans un contexte où cette capacité ne pouvait pas s’exercer » (Kabeer, 2002 ; citée par

Orban, 2011 : 21). Ces choix sont influencés par plusieurs facteurs indissociables : les ressources, la

capacité d’action et les résultats (Kabeer, 2008). Les ressources sont matérielles, humaines et sociales,

et leur distribution chez un individu reflète sa position dans l’intersection de différentes oppressions15

dans lesquelles il se situe (Kabeer, 2008). En outre, l’accès à ces ressources est déterminé par « les

règles, les normes et les pratiques dominantes dans les différentes sphères institutionnelles » (Orban,

2011 : 22). Ce sont donc ces sphères qui ont le pouvoir de distribuer les ressources aux individus. Il ne

faut cependant pas oublier que l’acquisition et la possession de ressources chez les femmes ne

signifient pas toujours que celles-ci en profitent, car rappelons le, dans certaines sociétés et plus en

particulier les sociétés patriarcales, c’est souvent l’homme qui gère les revenus. La capacité d’action

se réfère à la capacité des individus de définir des objectifs et des changements et à y parvenir. Par

exemple, un point important est donné à la possibilité pour une personne d’échapper à une situation

qui lui est défavorable. Cela dépend fortement des ressources qu’elle possède et auxquelles elle a

accès, mais aussi de celles de ses « adversaires ». Il ne s’agit donc pas seulement d’un potentiel

individuel, mais bien d’un procédé interpersonnel qui implique un pouvoir de négociation entre

différents individus (Kabeer, 2008). Les résultats font référence à des résultats concrets qui se

conforment ou non avec ceux voulus et énoncés par l’individu au départ. Le simple fait de contester

des rapports de pouvoir et de vouloir les changer est pour Kabeer (2008) tout aussi significatif que de

parvenir à des résultats voulus.

La visée transformatrice est une des caractéristiques les plus importantes de l’empowerment

radical. En effet, c’est la société dans son ensemble qui est analysée lorsqu’il s’agit de comprendre

pourquoi les femmes sont « désempowerées16 ». Kabeer (2008) et d’autres auteurs comme Grabe

(2012) ont approfondi la réflexion en insistant sur plusieurs éléments. Par exemple, bien que l’accès

aux ressources soit une condition nécessaire pour l’empowerment, l’ idéologie culturelle joue

également un rôle. En effet, les règles sociales, les normes et les valeurs qui gouvernent les rôles

14 Non linéaire et itératif, car il est dynamique et il dépend d’un nombre incalculable de facteurs et d’acteurs (Orban, 2011). 15 La classe, le genre, la race et d’autres divisions sociales (Kabeer, 2008). 16 En d’autres termes, sont dépourvues d’empowerment, de pouvoir.

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19

genrés à un niveau sociétal sont à prendre en compte. L’empowerment des femmes doit donc

« impliquer une sensibilisation à l’environnement sociopolitique, qui a pour effet de faire émerger de

nouvelles croyances quant au droit d’exercer des capacités et de tirer profit des opportunités

auxquelles les femmes ont accès » (Grabe, 2012 : 236). En ce sens, Kabeer (2008) nuance la capacité

d’action des femmes en expliquant que le silence de certaines femmes est également à prendre en

compte, car il reflète souvent une infériorité internalisée et naturalisée, ce qui nécessite donc des

changements structurels au sein des sociétés.

Trois catégories d’acteurs interdépendants peuvent donc influencer les processus

d’empowerment des femmes : les individus eux-mêmes, les groupes d’individus, ainsi que les

institutions de la société. De fait, comme l’a fait remarquer Orban (2011), les institutions sociétales

ont un pouvoir sur l’individu, à travers les normes et valeurs qu’elles véhiculent et qu’elles désirent

imposer. Les individus et les groupes quant à eux ont, selon les contextes et les processus

d’empowerment, le pouvoir ou non d’influencer ces dites institutions. Parvenir à l’empowerment voulu

par les féministes radicales en tant que processus et idéal à atteindre sous-entend donc que les

individus soient personnellement conscientisés, qu’ils se rassemblent en groupes sous la forme

d’actions collectives, mais aussi qu’ils parviennent à faire entendre leurs demandes à des niveaux

supérieurs, pour que les normes et les valeurs véhiculées par les acteurs dominants de la société

puissent être contestées et changées. Le schéma que nous proposons en tant que récapitulatif explicite

parfaitement les différentes dimensions qui animent l’empowerment (Demanche, 2013 : 35) :

Figure 1 Schéma de l'empowerment proposé par Demanche (2013: 35)

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20

Pour résumer, l’empowerment radical porté par les féministes du Sud « engage les multiples

dimensions, individuelles, collectives et structurelles du pouvoir dans une perspective

émancipatrice » (Bacqué et Biewener, 2013). Il fait appel à la mobilisation de la société civile et des

mouvements sociaux sur « des enjeux locaux, avant que le processus gagne le terrain de la lutte

politique afin de combattre l’oppression au niveau national et international » (Calvès, 2009 : 740). Il

est lié aux connaissances, à l’accès et au contrôle des ressources, à l’estime de soi, et à l’acquisition de

pouvoirs (Orban, 2011).

2.2.2 Liberal empowerment, l’empowerment du complexe développeur international

Après avoir survolé les grandes particularités du liberating empowerment, penchons-nous sur

le liberal empowerment véhiculé par le complexe développeur international. C’est par la cooptation

du concept en son sein que le liberating empowerment a commencé à être adouci, pour devenir le

liberal empowerment favorisé par les acteurs internationaux du développement (Calvès, 2009). Le

mot est devenu un buzzword, une notion politiquement correcte dont les institutions ne savent plus se

passer, du moins sur le plan discursif17 (Calvès, 2009). Bien que le terme ne possède pas de définition

précise qui ait pu faire l’objet d’un consensus, il est possible, grâce à la littérature, de dégager des

constantes et des particularités qui le caractérisent. Voyons tout d’abord quel contexte a permis au

concept de s’imposer.

La restructuration de l’économie mondiale qui a eu lieu dès les années 1980, en d’autres

termes la mondialisation, a contribué à l’adoption d’un nouveau discours en faveur des droits des

femmes et de leur empowerment. Cela s’est établi dans un contexte des plus pertinents, dans un monde

où la féminisation de la pauvreté et du travail informel ont représenté des défis majeurs pour le

développement (Grabe, 2012). L’empowerment, après avoir fait son chemin au sein de divers

mouvements sociaux, s’est vu institutionnalisé dès l’année 1995 à Pékin, lors de la quatrième

Conférence mondiale sur les femmes organisée par les Nations Unies. L’agenda principalement

instrumentaliste18 qui considérait que les femmes étaient « utiles » pour le processus de

développement a alors été mis de côté, en faveur d’une vision centrée sur des transformations sociales

globales, à l’empowerment au cœur de cette perspective (Eyben et Napier-Moore, 2008). Cependant,

cela n’a pas duré longtemps, car cette vision semble s’être perdue dès les années 2000, lorsque le

concept a acquis une nouvelle acception plus consensuelle et a perdu les notions revendicatrices

provenant des travaux des féministes des années 1980 et 1990 (Cornwall, 2016). L’empowerment a

donc été associé à « une variété de stratégies, indépendamment des programmes centrés sur les

femmes, et a été davantage appliqué à des stratégies globales associées au développement néolibéral »

17 En effet, nous verrons par la suite que bien que l’empowerment figure dans de nombreux documents officiels, peu d’actions concrètes sont mises en place, ou alors elles ne se réfèrent que majoritairement à un empowerment économique. 18 Les programmes de développement visant les femmes étaient considérés comme utiles, car les femmes pouvaient y participer et ainsi augmenter la croissance économique des PVD.

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21

(Perkins, 1995 ; cité par Grabe, 2012 : 234). Parcourons plusieurs constances caractérisant cette

diversité de stratégies.

2.2.2.1 Aspect individualiste

L’ empowerment, dès son adoption par le complexe développeur, a été appréhendé davantage

selon une vision exclusivement individualiste, passant fréquemment sous silence la dimension

solidaire et collective du concept, essentielles pour les mouvements sociaux se revendiquant de

l’ empowerment radical. Les seules fois où elle est mentionnée, c’est avec, comme l’explique Calvès

(2009 : 744), une « vision romantique du pouvoir local » où « les inégalités internes sont minimisées

ou ignorées ». L’accent est mis sur l’aspect individuel du changement, où l’autonomie et

l’indépendance financière des femmes sont synonymes d’empowerment. La question du pouvoir

auparavant centrale passe donc dans l’oubli, ce qui empêche de lier l’empowerment à toute forme de

changement structurel. De cette manière, les institutions internationales répondent à des besoins et à

des préoccupations des bénéficiaires, tout en ne menaçant pas les gouvernements concernés par ces

projets (Calvès, 2009).

Lorsque le concept de pouvoir est utilisé, il l’est de façon interchangeable avec les sources de

pouvoir. Ce glissement a permis encore une fois de mettre l’accent sur le côté individuel de

l’ empowerment : il s’agit de la capacité d’un individu à réaliser des choses, indépendamment de

toute structure qui l’en empêcherait (Arat, 2015). De fait, comme l’a expliqué Fortin-Pellerin (2006),

les institutions internationales ont surtout tendance à compter sur les personnes touchées par un

problème pour la résolution de celui-ci, en les responsabilisant pleinement. De cette manière,

l’ empowerment des femmes ne dépend que d’elles-mêmes dans un contexte où elles ont accès à un

nombre défini de ressources, et le possible échec des programmes de développement ne peut être

imputé aux organismes de coopération.

2.2.2.2 Aspect instrumentaliste et techniciste

Ces sources de pouvoir proposées par les projets d’empowerment s’inscrivent dans la plupart

des cas dans un cadre financier et économique. En effet, afin d’atteindre l’OMD 1, qui vise à éliminer

l’extrême pauvreté, les institutions internationales ont favorisé la lutte pour les droits des femmes non

pas comme une fin en soi, mais comme « l’instrument des politiques de croissance et de lutte contre la

pauvreté » (Orban, 2011 : 27). En ce sens, les projets de microcrédits visant les femmes ont été

particulièrement encouragés, car ils permettent aux femmes de devenir autonomes et indépendantes

financièrement parlant, et ils s’inscrivent dans une démarche individualiste (Falquet, 2003). Grâce à

cet accent mis sur l’empowerment économique des femmes, les grandes institutions proposent en

réalité le seul changement qu’elles peuvent apporter, c’est-à-dire un appui financier (Orban, 2011). En

outre, cet accent mis sur les intérêts économiques de l’empowerment sert également dans un souci

d’efficacité et d’efficience, termes récurrents de l’aide internationale énoncés dans la Déclaration de

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22

Paris. Un rapport de la BM révèle explicitement une approche du développement en lien avec

l’économie libérale : « l’empowerment des femmes signifie avant tout de faire fonctionner les

marchés pour les femmes, et d’ « empowerer » ces dernières pour qu’elles puissent y participer »

(Eyben et Napier-Moore, 2008 : 23). Au premier abord, il apparait que la BM ait intégré les travaux de

Kabeer mettant en avant la nature relationnelle de l’ empowerment. Cependant, comme le fait

remarquer Cornwall (2016), cette caractéristique a été oubliée, au profit de l’accent porté sur le capital

économique.

En outre, Eyben et Napier-Moore (2008) expliquent que ce souci d’efficacité a pour

conséquence de marginaliser les initiatives de base et les organisations grassroots. En effet, les

bailleurs de fonds considèrent que l’appui à de si petites entités représente des coûts de transaction

trop élevés, ce qui contribuerait à l’éparpillement de l’aide. Encore dans une perspective d’efficacité,

les thèmes empowerment et genre sont aussi régulièrement utilisés comme thèmes transversaux, de

plus en plus obligatoires pour tout projet de développement. Alors que cela intègre la prise en compte

des femmes dans l’agenda du développement, cela a aussi eu pour conséquence de réduire les projets,

programmes et fonds essentiellement destinés à celles-ci. Cela peut donc refléter une sorte de

« maquillage », de « déguisement » des discours officiels, qui intègreraient en surface la promotion

des femmes, mais surtout dans un souci d’efficacité.

2.2.2.3 Des indicateurs quantitatifs

La nature bureaucratique et techniciste du complexe développeur international fonctionne

avec des indicateurs, justement afin de mesurer l’ efficacité des projets mis en place, et d’évaluer les

résultats. Ces indicateurs se veulent principalement quantitatifs , car ils sont ainsi plus faciles à

mesurer et ils permettent « de pouvoir effectuer des comparaisons diachroniques et internationales »

(Falquet, 2003 : 71). De cette façon, les institutions internationales et régionales peuvent montrer à

quel point tel OMD ou ODD a été atteint grâce à leur action. Les projets d’empowerment n’y ont pas

échappé, or, comme certains l’ont remarqué, ce procédé est totalement contradictoire avec la nature

même de l’empowerment. Comme l’explique Calvès (2009 : 746), « l’essence même de

l’ empowerment est de laisser aux principaux intéressés sur le terrain le rôle de définir les objectifs et

modalités d’action ». Lorsque des indicateurs sont imposés, la participation et l’initiative des

bénéficiaires sont donc largement réduites.

De plus, l’utilisation d’indicateurs tend à standardiser les projets. Comme le souligne

Falquet (2003), cela pose un problème pour les processus d’empowerment, car une part de leur

réussite dépend justement de la prise en compte des expériences, des acteurs et des enjeux locaux. En

apparence, les organismes de développement peuvent utiliser l’ empowerment comme œuvrant pour

une plus grande participation de la société civile et de ses acteurs. Or, en réalité, en imposant ses

cadres et ses indicateurs, le complexe développeur s’inscrit dans une approche top-down qui consiste à

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23

« donner quelques parcelles de pouvoir » aux plus marginalisés, tout en les gardant sous contrôle en

décidant quelle « quantité » d’empowerment peut leur être octroyée afin de maintenir le statu quo des

organismes de développement (Falquet, 2003; Eyben et Napier-Moore, 2008). En outre, l’utilisation

d’indicateurs reflète l’approche « résultat » de l’empowerment. En effet, les indicateurs se réfèrent à

des résultats concrets et quantifiables, qui sont mesurés à un moment précis. Or , l’empowerment des

individus est à l’origine un processus relationnel et dialectique, qui n’est jamais acquis et peut être

temporaire, et donc difficilement évaluable (Summerson Carr, 2003). Cette vision du « résultat à tout

prix » est d’autant plus renforcée depuis plusieurs décennies, lorsque la coopération au développement

a commencé à favoriser les projets de type court, en réponse directe à la diminution des ressources

financières du complexe développeur (Meentzen, 1999). En proposant des actions à court terme qui

fournissent des résultats rapides, les institutions internationales ont mis de côté la possibilité de tout

changement structurel en faveur de l’empowerment, surtout possible sur le long-terme.

Ces éléments nous permettent d’assurer que le paradigme de l’aide visant à plus d’efficacité et

d’efficience, par sa nature organisationnelle et bureaucratique, aurait donc directement dépolitisé et

déradicalisé le concept d’empowerment dès l’incorporation du concept. De plus, bien que l’égalité de

genre et l’empowerment des femmes figurent dans un nombre important de documents de l’ONU,

« tant qu’ils ne se transforment pas en action, ils demeurent des mots sans aucune signification » et

« n’ont aucune force de loi » (Vanden Daelen, 2008 : 7).

2.2.3 Une double ambiguïté fonctionnelle ?

Pour résumer notre partie sur l’empowerment et l’empoderamiento, nous avons pu voir qu’un

concept à la base revendicateur et radical a pu subir un processus de dépolitisation lorsqu’il est passé

dans les mains du complexe développeur international, qui a pu profiter du flou et de la diversité de

significations qui entourent ce concept. Cela signifie-t-il pour autant que les mouvements sociaux et

plus en particulier les mouvements féministes en ont été totalement victimes, et qu’ils ont dû

nécessairement changer leurs pratiques et adapter leurs discours pour pouvoir continuer à exister,

comme si les deux formes d’empowerment s’excluaient mutuellement ?

Quel type d’empowerment le mouvement élargi des femmes au Nicaragua met-il en place

actuellement ? N’aurait-il pas su profiter de l’ambiguïté fonctionnelle du concept pour se créer ses

propres marges de manœuvre ? Afin de répondre à ces questions, il est nécessaire de revenir sur

quelques éléments historiques du féminisme au Nicaragua.

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CHAPITRE 3. PARTICULARITÉS DES FÉMINISTES LATINO-AMÉRICAINES ET NICARAGUAYENNES

Partout, le féminisme est varié dans ses formes organisationnelles, stratégiques et théoriques.

En Amérique latine et particulièrement en Amérique centrale, les contextes particuliers ont donné

forme aux différents mouvements féministes qui les ont traversés. En effet, la dépendance

économique, l’exploitation par le Nord, ainsi que la répression politique présentes dans cette région

ont délimité les contours d’un féminisme qui se centrera « à l’intersection de l’oppression de genre, et

dans des formes plus locales d’exploitation et de domination » (Saporta Sternbach et al., 1992 : 403).

3.1 Des origines révolutionnaires et militantes

Lavoie (2009) comme beaucoup d’autres, réfute la possibilité d’une conscience latino-

américaine se développant de manière endogène, indépendante et spontanée. De fait, l’auteur

rapproche l’émergence de la pensée féministe en Amérique latine à « l’influence d’un autre secteur

géographique, comme par exemple les mouvements nord-américains des suffragettes ». Elle explique

que cette idéologie est parvenue sur le continent par « deux voies de pénétration », qui font référence à

deux groupes de personnes ayant été en contact avec les femmes latino-américaines : les femmes de la

classe aisée qui étaient en relation avec le mouvement féministe au niveau international ; ainsi que les

femmes associées au parti communiste, qui luttaient pour le droit de vote. Les féministes

nicaraguayennes quant à elles revendiquent leur pensée comme s’inspirant des Lumières et du

contexte français.

À partir du cas nicaraguayen et de celui de beaucoup d’autres pays latino-américains, nous

pouvons déjà établir un parallèle entre l’apparition de revendications féministes dans cette partie du

globe et en France. Comme nous l’avons vu dès le départ, la Révolution française de 1789 et son

contexte ont favorisé l’émergence de demandes féminines. Le Nicaragua quant à lui, s’est trouvé dans

une position similaire, si bien que les femmes y ont joué un rôle encore plus crucial dans le

démantèlement de la dictature de Somoza que dans le reste du monde (Chinchilla, 1990). Comme en

Europe, les premières manifestations féministes étaient déjà présentes avant la Révolution. González-

Rivera (2014) parle de deux mouvements de femmes étant apparus avant la Révolution : un féminisme

de la première vague (1920s-1950s), et un féminisme « somociste » (1950s-1979). Nous ne nous

attarderons que brièvement sur ceux-ci, car c’est bien le féminisme de la deuxième vague des années

1980 qui nous intéresse. Retenons simplement un élément soulevé par González-Rivera (2014) : selon

elle, les deux mouvements, bien qu’ils aient apporté de nouvelles opportunités politiques, sociales et

éducatives pour certaines femmes, ont laissé un héritage collectif anti-démocratique au sein de leurs

propres organisations. En outre, comme l’expliquent Hamlin Zúniga et Quirós Víquez (2012), ces

premières féministes qui ont lutté pour le droit de vote suivaient la tendance du modèle traditionnel,

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selon lequel le rôle de la femme dans la famille ne devait pas être changé, nous rappelant les premières

féministes européennes.

La Révolution populaire sandiniste, qui a débuté dès les années 1960, a été portée par les

femmes qui ont pu, par leur nombre et leur organisation, influencer l’aboutissement de la Révolution

et le succès du Front Sandiniste de Libération Nationale (FSLN) (Chinchilla, 1990), parti

d’inspiration marxiste. En effet, une grande mobilisation des femmes des quartiers populaires a permis

de faire émerger une certaine conscience dénonçant la dictature, car c’était celle-ci qui était avant tout

dénoncée, avant la condition des femmes en particulier. Il faut savoir que, comme l’explique Millán

(2012), les féministes latino-américaines faisaient fréquemment appel aux idées de progrès, de

socialisme et de marxisme. Dans cette perspective, les intérêts des femmes étaient surtout mobilisés

pour le succès de la Révolution qui était l’objectif premier. Cet esprit se superposait donc sur les

idéaux marxistes et sur le féminisme marxiste: en aboutissant à une révolution des classes, la société

nicaraguayenne évoluerait naturellement et placerait les femmes sur le même pied que les hommes

(Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011). Les femmes qui entendaient réaliser des changements

sociaux étaient donc intimement liées au FSLN, ce dernier ayant établi une branche politique qui leur

était spécifiquement réservée, l’AMPRONAC19. D’une part, l’AMPRONAC a joué un rôle important

dans la remise en cause de l’autorité traditionnelle. De l’autre, les liens étroits qu’il entretenait avec le

FSLN, parti dominé par les hommes, l’ont souvent empêché de réellement défier les inégalités de

genre (Kampwirth, 2011).

La participation des femmes nicaraguayennes à la Révolution sandiniste a eu lieu à plusieurs

niveaux : elle consistait d’actions allant de la lutte armée aux côtés des hommes, à un appui logistique

répondant à un rôle plus traditionnel, comme le secrétariat, le soutien aux communautés et l’aide aux

familles orphelines de combattants. Elles ont également mis en place des campagnes d’alphabétisation

et d’éducation populaire, qui avaient parmi leurs objectifs la promotion de l’idéologie sandiniste

(Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011). Il est important de noter que bien que les femmes

révolutionnaires aient pu prendre part à des actions vues à l’époque comme strictement réservées aux

hommes, elles ancraient néanmoins leur réflexion dans leurs « identités maternelles », en insistant sur

le « domaine politique, qui avait grandement besoin de leurs qualités découlant de ces identités »

(Bashevkin, 1985 ; Randall, 1987 ; Strange, 1990 ; cités par Franceschet, 2004 : 519). En effet, en

Amérique latine, les premières publications féminines vantent les vertus des femmes dans leur rôle

traditionnel de mères et de gardiennes du ménage, en les liant à des « idées de transformation de

l’environnement social » (Franceschet, 2004 : 520). De plus, si les femmes participaient à la guérilla

sandiniste, c’est surtout parce que les leaders du mouvement étaient influencées par les idées

19 L’ « Asociación de Mujeres ante la Problemática Nacional », ou en français, l’ «Assocation de femmes face à la problématique nationale », devenue par la suite l’AMNLAE, l’ « Asociación de Mujeres Nicaragüenses Luisa Amanda Espinoza », ou en français, l’ « Association de femmes nicaraguayennes Luisa Amanda Espinoza », en référence à la première femme morte dans la guerre contre le dictateur Somoza.

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marxistes, selon lesquelles « la route vers l’égalité de genre était possible grâce à l’intégration des

femmes à la sphère publique » (Kampwirth, 2011 : 5).

Comme le souligne Kampwirth (2011), la coalition sandiniste qui a renversé la dictature était

formée de diverses idéologies : catholiques radicaux, marxistes-léninistes, nationalistes, ou simples

opposants au régime. Il n’est donc pas étonnant de voir qu’une fois le régime de Somoza écarté du

pouvoir, de nombreuses tensions aient émergé au sein du mouvement sandiniste, et surtout autour de

la question des femmes et de la manière d’émanciper celles-ci. Kampwirth (2011) regroupe ces

différents arguments autour de deux conceptions émanant des instances politiques nicaraguayennes,

une féminine et féministe. D’un côté, les deux visions se rejoignent sur certains points, comme

l’amélioration de l’accès aux soins de santé pour les femmes. Cependant, la justification sous-jacente

est loin d’être identique : la vision féminine considère que « la révolution doit ouvrir de nouvelles

opportunités pour les femmes en vue de mieux remplir leurs rôles traditionnels », tandis que la vision

féministe appelait à « contester et défier la répartition traditionnelle des rôles entre les sexes »

(Kampwirth, 2011 : 5).

L’année 1979 a été marquée par la victoire des Sandinistes, mais aussi par le début de la

guerre des Contras, opposant les Sandinistes aux contre-révolutionnaires soutenus par les États-Unis

et la CIA. Ainsi, alors que tout comme en France au lendemain de la Révolution, les femmes

nicaraguayennes jouissent de nouveaux droits20 inscrits dans la Constitution, leurs intérêts sont

rapidement relégués au second plan, car toutes les forces des Révolutionnaires se concentrent sur

l’effort de guerre, et « les identités de genre des femmes se voient substituées par leurs identités

sandinistes » (Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011 : 7), nécessaires pour mobiliser le peuple et

gagner la guerre. La violence envers les femmes, parfois déjà dénoncée par certaines féministes, est

justifiée par les hommes politiques comme étant « une forme d’affection », ou comme faisant partie de

« la culture et de l’idiosyncrasie nicaraguayennes » (Hamlin Zúniga et Quiróz Víquez, 2012 : 8). En

outre, les femmes qui osent dénoncer à cette époque le désir de ne pas avoir d’enfants, se voient

cataloguées comme ennemies de la Révolution, qui ne veulent pas participer à l’effort reproductif pour

« rendre » des hommes à la patrie (Kampwirth, 2011). Nous voyons donc, comme pour le cas français,

que « le système dominant réadapte continuellement ses modèles et ses discours en fonction des

différents changements structurels opérés au sein de la société nicaraguayenne » (Montenegro, 2005 :

1). Cette période a donc consisté pour les organisations de femmes à « maternaliser la crise », c’est-à-

dire à établir des stratégies collectives, individuelles et communautaires pour répondre à la crise, en se

posant en « première ligne » des luttes pour la survie (Alvarez, 2015 : 332).

20 Une nouvelle législation est mise en vigueur, qui reconnaît un nombre important de droits en faveur des femmes, dont la majorité s’inscrivant dans le domaine de la famille et du travail (Montenegro, 1997).

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27

3.2 De la subordination au parti à l’autonomie

Dès le milieu des années 1980, certaines féministes nicaraguayennes commencent à éprouver

un besoin d’autonomie par rapport au FSLN. De fait, les femmes se sentent délaissées par les

promesses de la Révolution qui ne sont pas honorées, et ressentent le besoin d’établir de nouvelles

stratégies, car les conditions de vie des femmes sont de plus en plus désastreuses21. Néanmoins, leur

implication dans la Révolution ne s’est pas faite sans apprentissage : elles ont acquis de l’expérience

dans la défense des droits fondamentaux, mais aussi dans la capacité d’organisation (Montenegro,

1997). Le mouvement évolue donc de manière significative, en se détachant petit à petit du FSLN et

des syndicats. D’ailleurs, cette question cruciale de l’autonomisation par rapport au parti se posera au

sein du mouvement féministe pendant plusieurs années, et sera au cœur des débats (Cuadra Lira et

Jiménez Martínez, 2011). C’est surtout à l’aube des années 1990, lors de la défaite du FSLN et de

l’élection de Violeta Chamorro22, que cette rupture a pu s’opérer.

Comme l’explique Montenegro (1997), la défaite de 1990 a été une opportunité pour les

femmes de construire un réseau organisé indépendant constitué par des collectifs de femmes, des

centres et institutions qui se sont rassemblés sous le mouvement des femmes. À la surprise de tous, le

FSLN a perdu les élections, et le nombre important de femmes qui y étaient incorporées perdent leur

travail et se retrouvent désorientées dans cette nouvelle transition démocratique très fragile (Cuadra

Lira et Jiménez Martínez, 2011). Ce nouveau contexte politique s’appuyant sur des principes

démocratiques a permis « l’ouverture de l’espace civil », et donc la possibilité pour les femmes de

s’organiser autrement (Lacombe, 2011 : 22). C’est donc une division qui va s’opérer: certaines

féministes décident de continuer à défendre envers et contre tout la Révolution et donc les intérêts du

FSLN ; tandis que les autres soulignent le rôle des mouvements sociaux, qui est de défendre leurs

propres intérêts et pas obligatoirement ceux du parti, même si ceux-ci s’éloignent de ceux que le

mouvement défendait à ses origines (Kampwirth, 2011).

Cette autonomie des mouvements féministes a été opérée durant ces années dans la plupart

des pays d’Amérique du Sud. Plusieurs facteurs sont entrés en jeu. D’un côté, « l’Église Catholique, la

Gauche, et les partis politiques conventionnels bloquaient délibérément l’empowerment des

21 A cette époque, et encore plus dès 1990 lorsqu’un gouvernement ouvertement néolibéral arrive au pouvoir, un nombre important de plans d’ajustement structurel (PAS) sont mis en place. En effet, avec la guerre des Contras qui a duré plusieurs années, le pays est dans une situation de crise économique et sociale. Ainsi, les mesures monétaires, la libéralisation financière et les privatisations représenteront un « coup dur » pour les femmes, dans un contexte où les cadres juridiques sont peu favorables à la reconnaissance de leurs droits, et où les politiques macroéconomiques mises en place sont loin d’être neutres en termes de genre (Montenegro, 1997). De plus, alors que le pays entrait en pleine phase de transition démocratique, les mesures néolibérales d’ajustement structurel et de libre marché ont créé des conditions défavorables pour les processus de démocratisation. En effet, les préoccupations principales sont la crise économique et la survie des personnes, au détriment de la création d’espaces dédiés à l’exercice de la citoyenneté et au dialogue entre la société civile et l’État (Meentzen,1999). 22 Femme politique issue du parti « Unión Nacional Opositora » (UNO, « Union nationale d’opposition » en français), qui représentait une coalition de plusieurs partis visant à renverser les Sandinistes.

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femmes23 » (Saporta Sternbach et al., 1992). De l’autre, l’organisation de différentes rencontres, en

espagnol Encuentros, organisées sur le continent depuis 1981, et en particulier celle au Mexique en

1987, ont aussi influencé le désir d’une nouvelle identité. Tous les deux ans, des centaines de

féministes s’y sont rencontrées afin de débattre, d’enrichir les réflexions, mais surtout de partager des

expériences. La rencontre au Mexique a été un moment historiquement important, car le mouvement

de femmes nicaraguayen y a participé massivement (Saporta Sternbach et al., 1992), mais aussi car y

sont apparues les revendications d’autonomisation des mouvements féministes latino-américains, qui

nécessitaient un renouvellement de leurs bases théoriques (Lépinard, 2005). Notons cependant que le

Nicaragua est un cas particulier par rapport à la production théorique, dans le sens où « tout au long

de son histoire, ce mouvement s’est plus investi dans le travail direct avec les femmes et dans le

plaidoyer envers l’État et les politiques publiques que dans l’élaboration théorique » (Blandón

Gadea, 2015 : 234).

La nouvelle recherche d’autonomie au Nicaragua a correspondu à la construction d’une

identité collective, d’espaces de rencontre, mais surtout à un agenda propre au mouvement, qui ne

devait plus obéir au FSLN (Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011). Le retrait et l’affaiblissement de

l’État dans les politiques sociales24 ont par ailleurs permis au mouvement des femmes de devenir un

acteur à part entière, prenant en charge les responsabilités délaissées par les autorités. Celles-ci sont

devenues les principales « cibles » et adversaires des féministes, à qui elles se sont adressées pour25

leur réclamer leur rôle de principal garant des droits des femmes (Blandón Gadea, 2011).

Alors que la question de la rupture avec le FSLN se pose au sein des organisations de femmes

et organisations féministes, ces dernières évoluent avec le contexte politique national et international,

qui posera de nouveaux questionnements. D’une part, l’instauration de la démocratie à la suite des

élections de 1990 a donné aux femmes la possibilité « d’être rémunérées par un secteur associatif en

construction que financent les ONG internationales et la coopération bi et multilatérale » et la quête

d’autonomisation à l’égard du parti a contribué à la construction d’un nouveau réseau d’associations

indépendantes, qui ne pouvaient plus compter sur le financement du parti et devaient donc partir à la

recherche de nouveaux financements propres (Lacombe, 2011 : 22). D’autre part, l’influence des

conférences et programmes mis en œuvre par de grandes institutions internationales, telles que l’ONU,

a favorisé l’émergence d’une nouvelle génération de relations plus ouvertes et coopératives entre les

23 Au Nicaragua, la création du Ministère de la Famille par les autorités étatiques a été fortement influencée par la hiérarchie catholique, ce qui a eu pour conséquence de donner une allure traditionnelle et conservatrice au Ministère (Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011). 24 La vague néolibérale qui a débuté dès les années 1980 a été caractérisée par la « crise de l’État développeur », qui est considéré comme « coupable » de l’échec des politiques de développement. Dans cette perspective, l’accent est mis sur la participation de la société civile et des ONG, et sur le retrait de l’État en tant qu’acteur idéal du développement (Pirotte, 2015). 25 La vague néolibérale qui a débuté dès les années 1980 a été caractérisée par la « crise de l’État développeur », qui est considéré comme « coupable » de l’échec des politiques de développement. Dans cette perspective, l’accent est mis sur la participation de la société civile et des ONG, et sur le retrait de l’État en tant qu’acteur idéal du développement (Pirotte, 2015).

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États et les organisations de femmes. En effet, ces organismes internationaux privilégiaient dans leur

approche néolibérale un certain retrait de l’État en faveur d’une plus grande participation de la société

civile, et donc des mouvements sociaux. De nouveaux espaces de dialogue se créèrent alors entre les

États et les organisations féministes. C’est ainsi que petit à petit, une grande partie de ces organisations

commencèrent à s’incorporer au paysage politique et publique, en y participant activement de manière

indépendante. Pour celles qu’on appellera les institutionnelles, l’institutionnalisation répond à une

certaine logique : celle que le monde politique, comme l’Etat, les lois et les partis, peuvent être utiles

pour promouvoir les conditions de la femme (Alvarez 1998 ; citée par Gargallo 2010).

Les autonomes quant à elles, peu nombreuses, rejettent toute forme de collaboration avec les

autorités et la coopération internationale. D’une manière plus générale, l’institutionnalisation

correspondait également au processus de démocratisation à l’œuvre dans la région, et au

rétablissement de régimes électoraux, qui sous-entendaient la participation active de la société civile

dans l’élaboration et la mise en place de politiques publiques (Alvarez, 2015). De cette manière, les

organisations féministes institutionnalisées « peuvent être définies comme celles qui existent grâce au

financement des institutions publiques nationales ou internationales, ou qui cherchent à en bénéficier;

et celles qui sont engagées dans une interaction avec l’État […] et les organismes internationaux »

(Stoffel, 2007 : 38).

3.3 Un État confessionnel contre le mouvement féministe

Depuis l’année 1998 jusqu’à aujourd’hui, une nouvelle génération de relations s’est instaurée

entre le mouvement des femmes du Nicaragua et les autorités. Cette période a été caractérisée par une

confrontation ouverte entre le mouvement des femmes et l’État, soutenu par les autorités religieuses

(Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011). La rupture a eu lieu en 1998, lorsque Daniel Ortega, leader

de la Révolution sandiniste et du FSLN, est accusé de viol par sa fille adoptive. Le mouvement

féministe a défendu avec ferveur26 la jeune fille et en a profité pour dénoncer l’impunité des hommes

en général (Lacombe, 2011). Par cette dénonciation, et par la défense de plusieurs cas emblématiques

de jeunes filles violées, le mouvement féministe nicaraguayen amorce de nouvelles discussions en son

sein, telles que l’avortement, les violences sexuelles, la division des pouvoirs dans l’appareil d’État,

etc. (Lacombe, 2011). Il a ainsi pu mettre en évidence la complicité de l’État, des partis politiques et

de l’Église catholique pour nier l’accès à la justice des femmes victimes de violences de toutes sortes.

Un autre événement de taille a également permis de faire reconnaître le mouvement des

femmes comme un acteur social à part entière dans la société civile nicaraguayenne. En 1998,

l’ouragan Mitch frappe le pays de plein fouet et plonge la population dans une détresse matérielle,

26 Certaines organisations de femmes ont cependant tenu à défendre Daniel Ortega, ce qui a mis une nouvelle fois en lumière le conflit entre les autonomes du parti et celles qui avaient décidé de le défendre jusqu’au bout, sous prétention de défendre la Révolution.

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30

sociale, économique et psychologique. Alors que l’aide internationale se mobilise et envoie

énormément de fonds pour cette catastrophe humanitaire, une grande partie de cette aide sera

centralisée par le gouvernement et plus en particulier par Arnoldo Alemán, qui sera accusé de

corruption (Quíroz, 1999). C’est dans ce contexte que le mouvement de femmes et les ONG se sont

fortement impliqués dans l’aide aux communautés les plus touchées, et ont également dénoncé les

pratiques illégales du gouvernement. En plus de cette aide d’urgence, les femmes ont poursuivi leur

action dans la continuité, tant au niveau psychologique et social que matériel (Cuadra Lira et Jiménez

Martínez, 2011). Le mouvement de femmes a donc acquis une certaine légitimité au sein des

communautés les plus précaires.

Suite aux deux événements décrits ci-dessus (la dénonciation du viol commis par Ortega ainsi

que les accusations concernant le détournement de fonds publics), le gouvernement d’Arnoldo Alemán

tente d’intimider le mouvement des femmes. En effet, alors que le Parti libéral Constitutionnaliste

(PLC) d’Alemán avait participé à la coalition politique de 1990 pour vaincre Ortega et le FSLN, ces

deux personnages ont établi en 1999 un pacte parlementaire, connu au Nicaragua sous le nom de El

Pacto, visant à contrôler les institutions de l’État et à mettre fin au pluralisme politique ébauché sous

Chamorro (Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011). De plus, El Pacto aurait également permis, grâce

à de nouvelles mesures judiciaires et constitutionnelles, à Alemán d’échapper aux poursuites pour

corruption, et à Ortega d’échapper aux poursuites pour le viol de sa fille adoptive (Lacombe, 2011). Il

est également essentiel d’attirer l’attention sur la supposée laïcité de l’État inscrite dans la

Constitution, « supposée » car dès la venue au pouvoir d’Alemán, s’établissent de nouvelles alliances

entre gouvernement et Église catholique. Cela aura des conséquences considérables pour le

mouvement des femmes, car la majorité de la population nicaraguayenne étant catholique, celle-ci

appuiera avec force le gouvernement et sa vision traditionnelle des femmes, ce qui signifiera un coup

dur pour les féministes et les avancées qu’elles avaient permises. Comme l’a déclaré une féministe, «

l’essence de la période 1998-2006 nous a montré que le mouvement des femmes, en plus d’être une fin

en soi, est directement imbriqué dans l’histoire politique du pays » (Cuadra Lira et Jiménez Martínez,

2011 : 18). La stratégie du gouvernement a été de tenter de coopter certaines organisations du

mouvement, et de poursuivre et persécuter celles qui tentaient de lui résister. C’est ainsi que plusieurs

perquisitions injustifiées ont été dirigées contre des dirigeantes de plusieurs ONG et associations de

femmes, ce qui déclencha une animosité officielle entre d’un côté les ONG et organisations de

femmes, et de l’autre, le gouvernement du pacte avec à ses côtés l’Église catholique (Cuadra Lira et

Jiménez Martínez, 2011).

Une nouvelle génération de relations s’est donc établie, et a été encore renforcée lorsque le

gouvernement a décidé de fermer tous les espaces nationaux de dialogue avec les organisations de

femmes, les laissant de côté de toute discussion publique. Cependant, au niveau local, les femmes ont

pu continuer à participer aux différents espaces de dialogue, leur laissant donc encore une fine

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ouverture dans les discussions politiques et publiques locales (Cuadra Lira et Jiménez Martínez,

2011).

L’année 2006 s’inscrit dans le prolongement de ces animosités et est marquée par

l’aggravation des mesures contre les femmes, surtout lorsque l’avortement thérapeutique27, auparavant

autorisé grâce à des actions collectives des femmes, a été rendu illégal. Quelques jours avant les

nouvelles élections, le FSLN, qui présidait l’Assemblée Nationale, a fait passer cette réforme du code

pénal. Cela à la surprise de tous, car le parti révolutionnaire de gauche avait à l’origine établi dans ses

objectifs la prise en compte des intérêts des femmes. Or, comme l’expliquent Humlin Zúniga et Quirós

Víquez (2012 : 15), ce changement dans la loi est avant tout un message à faire passer, selon lequel

« la vie des femmes a moins de valeur que celle d’un enfant pas encore né ». Depuis cette date, la lutte

pour la dépénalisation de l’avortement a représenté une des stratégies principales du mouvement élargi

des femmes.

Les résultats électoraux des élections de 2006 ont donné la victoire au FSLN et à Daniel

Ortega, absents de la présidence depuis 1990. Cette victoire de la gauche déclencha au sein de la

population de grandes attentes, d’autant plus pour ceux qui s’étaient sentis marginalisés et mis de côté

par les trois gouvernements libéraux antérieurs. Alvarez (2015) a associé l’arrivée des gouvernements

de la vague rose28 en Amérique latine à une plus grande écoute des mouvements de femmes sur la

scène politique, qui ont pu s’exprimer plus facilement. Qu’en est-il actuellement au Nicaragua ? La

venue de l’ancien président révolutionnaire a-t-elle favorisé de nouvelles relations positives avec le

mouvement élargi des femmes, ce qui lui aurait permis d’influencer l’agenda politique ? Pour pouvoir

esquisser une ébauche de réponse, il est essentiel de tenir compte de tous les paramètres qui peuvent

influencer le mouvement élargi des femmes. Dans cette perspective, tournons-nous vers les relations

entre le mouvement et le complexe développeur international, à travers le débat sur l’ONGisation, qui

a parcouru tous les mouvements féministes du continent latino-américain et qui reflète les différentes

stratégies que le mouvement a pu mettre en place.

3.4 La professionnalisation des féministes, toujours synonyme de déradicalisation29 ?

Nous évoquions précédemment l’institutionnalisation du féminisme qui s’est généralisée dès

les années 1980 sur le continent latino-américain. Ce processus a donné lieu à de vifs débats qui

traversent toujours les féministes latino-américaines, mais aussi le mouvement élargi des femmes au

Nicaragua. Nous allons voir que ce genre de contradictions et de conflits présents chez les féministes

sont fondamentaux pour leur évolution car, comme l’explique Alvarez (2015 : 355), lorsqu’ils sont

27 L’avortement thérapeutique est une interruption de grossesse lorsque la femme est en danger pour des raisons de santé. 28 Les gouvernements « de la vague rose », dans la littérature, font référence à l’arrivée au pouvoir en masse en Amérique latine de partis de gauche « édulcorés », c’est-à-dire avec des revendications socialistes adoucies (Kampwirth, 2011). 29 Titre inspiré de Lacombe (2010 : 19).

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assumés, ils « peuvent être productifs dans la mesure où ils sont à l’origine d’une autocritique

essentielle à la redynamisation des discours et des pratiques ».

Alors que l’institutionnalisation du féminisme, à travers les nombreuses conférences des

Nations Unies des années 1990, a permis au mouvement d’acquérir de la visibilité sur la scène

internationale et régionale, elle a souvent été considérée comme un problème. En 1996, la VIIème

rencontre féministe continentale a lieu au Chili, où l’adjectif « autonome » prend un sens nouveau,

qui signifie une nouvelle distance vis-à-vis des organismes internationaux (Lacombe, 2011). Les

arguments évoqués par Vanden Daelen (2008) reflètent assez bien la vision des autonomes :

l’institutionnalisation de certaines organisations féministes a mené à une hiérarchisation des ONG et

des associations féministes, où l’ONU s’emploie à entretenir une certaine concurrence entre

organisations de femmes pour l’obtention de fonds. Cette concurrence est « déloyale devant l’avantage

évident des organisations les plus puissantes (principalement nord-américaines) qui concentrent les

ressources et, par conséquent, limite l’accès à la représentation » (Vanden Daelen, 2008 : 7). En

somme, l’ONU, comme représentatif des institutions internationales, est vu comme problématique, car

il coopterait les grands organismes et ne prendrait pas en compte les plus petits, en neutralisant les

voix critiques des mouvements féministes et en faisant semblant de tenir compte des revendications

des femmes (Vanden Daelen, 2008). Gargallo (2010) va dans le même sens et explique que

l’institutionnalisation de certaines organisations féministes aurait adouci les revendications et leur

caractère radical. Prenons l’exemple des PAS mis en place dès le début des années 1980. Ceux-ci

intégraient un nombre important de propositions politiques modérées allant dans le sens des grandes

puissances financières telles que le FMI ou la BM. Ainsi, le mouvement de femmes a dû s’ajuster en

produisant des cadres de référence facilement classifiables dans ce type de doctrine politique. De plus,

Gargallo (2010) précise que ce procédé aurait également apporté une confusion entre le domaine du

travail et le domaine purement militant, menant encore une fois à une modération des revendications

auparavant radicales.

Cet élément est à mettre en relation directe avec le processus d’ONGisation qui a aussi touché

un nombre important de mouvements de femmes. Alvarez (2009 : 176) définit ce concept non pas

seulement comme étant la prolifération d’ONG durant les années 1990, mais aussi et surtout comme «

la promotion active et officielle ou la sanction de formes particulières d’organisations féministes et

d’autres secteurs de la société civile ». L’éclosion d’un nombre important d’ONG de femmes au

Nicaragua a répondu à deux influences : la nécessité d’accéder aux fonds de la coopération

internationale à travers des organisations pourvues de la personnalité juridique, ainsi que les tentatives

du gouvernement de contrôler les ONG, en les obligeant à avoir la personnalité juridique (Cuadra Lira

et Jiménez Martínez, 2011).

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L’ONGisation et l’institutionnalisation des mouvements de femmes sont des faits

interdépendants. D’un côté, les mouvements féministes transformés en ONG doivent répondre à

certaines exigences émises par les gouvernements, car les ONG ne peuvent exister qu’en détenant la

personnalité juridique. De l’autre, ces gouvernements déterminent souvent leurs orientations politiques

et économiques par rapport aux conditions des bailleurs de fonds, car le financement que ces derniers

fournissent est indispensable pour soutenir la crise de la dette dont sont victimes beaucoup de pays

latino-américains (Leroy, 2015). Cela transforme les bailleurs en « donneurs d’ordre », et « laisse à

nouveau transparaitre le rapport Nord-dominant/Sud-dominé » (Leroy, 2015 : 234). La capacité

critique des féministes est contrecarrée et freinée par une logique organisationnelle et financière. En

outre, pour Gargallo (2010), les États ont pu profiter de la création d’entités exclusivement dédiées aux

femmes afin de se déresponsabiliser et donc d’éviter de devoir tenir compte des revendications

féministes dans l’agenda des politiques publiques.

Les arguments développés par les autonomes laissent à penser que l’incorporation des

institutions internationales aux contextes nationaux des pays latino-américains aurait nécessairement

discipliné et dépolitisé les voix radicales et revendicatrices des mouvements de femmes. Évidemment,

tout n’est pas aussi simple, et les interactions entre le complexe développeur et les féministes ont

surtout donné lieu à « une combinaison complexe et contradictoire de contraintes et de potentialités »

(Alvarez, 2015 : 231). Lacombe (2011) place sa réflexion au-delà de la simple dichotomisation

autonomes/institutionnelles, en soulignant que la notion d’autonomie s’est élargie en Amérique latine.

Cette notion a permis une nouvelle lecture des systèmes d’oppression en général, en dénonçant par

exemple la domination postcoloniale, l’économie néolibérale ou encore l’hétéronormativité. Dans la

même ligne d’idée, Alvarez explique qu’au début de l’institutionnalisation et de l’ONGisation des

années 1990, la majorité des groupes féministes ont mis en place des logiques d’action hybrides. Ces

groupes ont donc consenti des efforts pour développer une expertise dans les programmes de genre en

plaidoyer politique et en fournisseur de services, mais tout en continuant à revendiquer l’établissement

de nouveaux rapports de pouvoir et l’empowerment des femmes (Alvarez, 2015 : 343). Plusieurs

auteurs ont décrit ce processus comme l’hybridation du mouvement (Alvarez, 2015 ; Lacombe, 2011).

Alvarez (2015) donne cependant raison aux autonomes, lorsqu’elle souligne que le milieu des

années 1990 a été marqué par une déshybridation, qui a fait basculer les demandes pour des

changements sociaux comme étant secondaires. Elle lie cette déshybridation à la propension des

agences intergouvernementales, internationales et nationales à faire appel aux ONG seulement sous

certaines conditions. Il s’agissait de recourir à leurs services, mais plutôt pour leurs compétences en

expertise de genre que pour réellement appuyer leurs demandes pour les droits des femmes. En outre,

les organismes de développement ont choisi de ne plus coopérer qu’avec les groupes féministes qui

n’émettaient pas de critique envers l’ordre néolibéral et la vision dominante par rapport aux femmes

(Alvarez, 2015). La coopération au développement s’est aussi adaptée pour jouer un rôle de

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34

compensation des impacts catastrophiques des PAS, en se concentrant sur l’aide d’urgence, l’aide

humanitaire et les politiques économiques. Ces changements ont été accompagnés de programmes à

court et moyen termes, empêchant les acteurs sociaux de prévoir des projets à long terme, ayant la

potentialité d’opérer les changements structurels voulus par les féministes (Meentzen, 1999). Tout cela

a fortement contribué à dépolitiser le mouvement au sein de l’État et des institutions de

développement, même si Alvarez (2015) souligne que les féministes ont tenté de continuer à adopter

une attitude critique envers eux. Cela a donné lieu à ce que Grau, Pérez et Olea (1997 ; cités par

Alvarez, 2015 : 345) ont appelé les « arrangements discursifs », qui consistent à « adapter son profil

discursif aux exigences explicites et implicites de l’interlocuteur impliqué dans le conflit ». Où se situe

aujourd’hui le mouvement élargi des femmes dans le cas du Nicaragua ?

CONCLUSION DE LA PROBLÉMATISATION ET MISE EN PLACE DE L’HYPOTHÈSE

Les recherches théoriques nous ont permis de montrer que le féminisme, dès ses premières

manifestations en Occident, a évolué en fonction de toute une série d’événements et a pu s’enrichir au

gré de ceux-ci. Cependant, le courant féministe se nourrit avant tout d’enjeux locaux, et « s’ancre dans

l’expérience et les savoirs des militantes » (Vanden Daelen, 2008 : 5), tout comme tout mouvement

social30.

L’historique du mouvement de femmes au Nicaragua nous a permis d’affirmer cette première

déduction. En effet, les différents événements qui ont traversé le pays ont représenté « parfois des

possibilités pour les femmes, mais aussi souvent des obstacles, face à des gouvernements hostiles à la

cause des femmes » (Lacombe, 2011 : 18). Les féministes nicaraguayennes ont, depuis leur naissance

et au fil des difficultés qu’elles ont rencontrées, acquis une capacité d’adaptation. Une certaine

ambivalence de l’engagement des féministes nicaraguayennes dans le développement a aussi semblé

se dégager : il s’agit de garder leurs propres revendications, tout en choisissant entre l’option

quasiment impossible de l’autonomie totale, ou celle du partenariat avec le complexe développeur

international. Une autonomie dite relative peut néanmoins être envisagée : comme l’explique Lacombe

(2011 : 19), « l’autonomie signifie d’abord être en capacité de construire des marges de manœuvre et

de desserrer des contraintes tant nationales qu’internationales ». En ce sens, alors que nous avons

opposé deux approches31 de l’empowerment dans notre partie théorique, nous avons également

suggéré que ces deux visions pouvaient cohabiter sans s’exclure, et s’influencer mutuellement pour

donner forme à de nouvelles croyances et pratiques, et de nouveaux discours.

30 Grâce à plusieurs éléments abordés dans notre partie sur le mouvement de femmes au Nicaragua, il nous est maintenant possible d’affirmer que ce mouvement est bien un mouvement social. Pour une brève explication, se référer à l’annexe n°1. 31 Le liberating empowerment et le liberal empowerment

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Grâce à ces éléments, nous pouvons dès à présent émettre des pistes de réponses relatives à

notre question de départ : « Le type d’empoderamiento mis en place par le mouvement élargi des

femmes du Nicaragua est-il, d’une manière ou d’une autre, différent de celui prôné par le complexe

développeur international ? » Une première hypothèse s’est donc dessinée : l’incorporation du

complexe développeur international au Nicaragua, avec son discours axé sur le liberal empowerment,

a poussé le mouvement élargi des femmes à s’adapter une fois de plus. Cette adaptation s’est exprimée

par une déradicalisation partielle au niveau du discours, et par une extension des activités auprès des

femmes.

Notre hypothèse centrale surgit donc : cette adaptation a influencé fortement la notion

d’empowerment. Alors que l’empoderamiento était à l’origine utilisé par les féministes dans une

approche radicale, il semblerait que l’intervention du complexe développeur international au

Nicaragua ait donné lieu à l’apparition d’un phénomène discursif et stratégique : le concept

d’empoderamiento utilisé par le mouvement élargi est devenu une expression syncrétique à la

jonction entre la base radicale et historique de l’empoderamiento, et une version importée de

l’ empowerment à la façon du complexe développeur international.

Le mouvement élargi des femmes au Nicaragua a donc, selon nous, produit un nouveau

discours et de nouvelles pratiques à partir d’éléments existants et d’éléments importés de l’extérieur,

véhiculés par le complexe développeur international. Grâce à l’ambiguïté fonctionnelle de

l’ empowerment et à sa capacité d’adaptation, le mouvement a pu construire ses propres marges de

manœuvre. Notre hypothèse est par ailleurs renforcée par l’argumentaire de Lacombe (2011) qui a

étudié le mouvement des femmes du Nicaragua. Selon elle (2011 : 31), les logiques d’action mises en

œuvre par le mouvement relèvent « d’une adaptation stratégique permanente aux ressources proposées

par les programmes de développement, tout autant que de la mise en œuvre d’un agenda propre ».

Notre partie analytique va maintenant tenter de mettre ces éléments en lumière, en

approfondissant les discours et les activités relatives à l’empoderamiento utilisés par le mouvement

élargi des femmes. S’agit-il bien de pratiques s’inscrivant dans le cadre d’un empoderamiento dit

syncrétique ?

Page 43: Mouvements sociaux et complexe développeur international ...©moire...Master en Sciences de la Population et du Développement Mouvements sociaux et complexe développeur international:

36

PARTIE II : ANALYSE

APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE

L’hypothèse étant énoncée, une méthode de recherche a été établie afin de la confirmer ou

l’infirmer. Notre approché méthodologique décrira les différentes étapes de notre recherche ainsi que

les limites de celles-ci. La description des choix méthodologiques permettra au lecteur de saisir les

enjeux de notre recherche et de son contexte. Pour cette recherche, nous avons privilégié deux grandes

dimensions : la lecture de littérature scientifique et grise d’une part, et d’autre part le terrain.

A. Les différentes étapes de la recherche

A.1 La recherche documentaire

La recherche documentaire nous a tout d’abord permis de « démêler » les concepts-clés de

notre mémoire. Nous avons pu saisir la complexité de notre problématique, et les points de vue de

nombreux spécialistes à cet égard. Pour commencer, nous avons utilisé la littérature scientifique car

elle permet au lecteur de dégager l’état de l’art du sujet, et elle reflète également son évolution depuis

ses origines. La recherche documentaire a évidemment été mobilisée tout au long de notre rédaction,

car l’apparition de nouveaux éléments théoriques et analytiques nécessite un retour constant vers la

littérature scientifique, considérée comme valable et relativement objective.

Ensuite, nous avons privilégié le terrain, c’est-à-dire le Nicaragua, pour effectuer une

recherche ciblée sur le mouvement des femmes en Amérique latine, en Amérique centrale, et puis

enfin au Nicaragua. Notre lieu de stage nous a placée dans une situation plus qu’avantageuse : en son

sein, l’ONG CISAS abrite un centre de documentation de plus de 30 ans, avec de nombreux ouvrages

pertinents pour notre recherche.

Afin d’analyser le discours des acteurs étudiés, c’est-à-dire les différentes organisations

formant le mouvement élargi des femmes, nous avons également mobilisé la littérature grise, car

celle-ci représente le discours officiel des organisations, qui fait partie intégrante de notre étude. De

plus, plusieurs conversations informelles durant notre stage nous ont aidée à orienter nos lectures, afin

de saisir des aspects primordiaux en rapport avec notre sujet. Il s’agissait de thèmes tels que la

politique, la religion, l’histoire récente du pays, ainsi que son actualité en relation avec les acteurs de

la coopération internationale. Pour ce dernier aspect, les articles de presse en ligne ou en version

papier nous ont également été d’une grande utilité. Nous avons cependant agi avec précaution pour

bien nous renseigner sur la véracité des propos véhiculés par la presse. En effet, la liberté d’expression

au Nicaragua est fréquemment entravée par le gouvernement (Movimiento Feminista de Nicaragua,

2011).

Page 44: Mouvements sociaux et complexe développeur international ...©moire...Master en Sciences de la Population et du Développement Mouvements sociaux et complexe développeur international:

37

A.2 L’observation participante

Notre stage a été un lieu privilégié pour pouvoir analyser le discours du mouvement élargi des

femmes, mais également pour comprendre les activités mises en place ainsi que la justification donnée

par le mouvement. Grâce à l’intégration de l’ONG CISAS au sein du mouvement élargi, nous avons

été en mesure de rencontrer un nombre important de femmes impliquées dans la lutte pour le droit des

femmes. Nous avons donc appréhendé l’observation participante sous plusieurs angles. D’abord, nous

prenions part aux conversations formelles et informelles des femmes associées au mouvement,

qu’elles soient bénéficiaires, employées, bénévoles ou activistes. Ensuite, dans le cadre des activités

liées à notre stage, nous avons participé à plusieurs réunions relatives à l’élaboration de projets

directement ou indirectement associés à la thématique genre. Enfin, grâce au réseau que nous avons

construit au fil des semaines, nous avons été conviées à plusieurs conférences organisées par des

organisations de femmes, qui avaient à chaque fois pour sujet un thème relatif à la lutte des femmes.

Cette phase, bien qu’elle nous ait déjà permis de saisir plusieurs éléments importants pour

notre analyse, n’était pas suffisante. De fait, alors que nous avions décidé de nous concentrer sur

l’ empoderamiento, l’observation participante ne nous a pas permis de nous focaliser sur ce concept,

étant donné que les femmes ne l’utilisaient pas toujours de manière naturelle. Nous avons donc jugé

utile de compléter cette phase par un terrain plus actif, en choisissant les entretiens semi-directifs.

A.3 Les entretiens semi-directifs

Il est tout d’abord pertinent de justifier le type de notre démarche, qui a été une enquête

qualitative plutôt que quantitative. L’enquête quantitative, qui fait souvent appel à une passation de

questionnaire, peut être vue comme artificielle et directive (Olivier de Sardan, 1995). La passation

d’entretiens a donc été choisie, car davantage qualitatifs, les entretiens permettent « d’effectuer une

opération essentielle, qui est l’analyse des discours » (Blanchet et Gotman, 2007 ; cités par Aglione,

s.d. : 17), ce qui est bien un des objectifs de notre étude. Un « plan d’entretien32 » a été privilégié, afin

d’ouvrir la porte à une discussion la plus ouverte et honnête possible. Le plan d’entretien a donc été

rédigé et adapté selon chaque entretien, et comprenait des mots-clés faisant référence aux thèmes

principaux de notre enquête.

Notre hypothèse de départ impliquait que deux mouvements différents (le MAM et le MFN),

tous deux faisant partie du mouvement élargi des femmes, avaient des visions et des activités

différentes par rapport à l’empoderamiento. De fait, dès le départ, nous avions choisi d’évincer le

troisième grand mouvement (le Réseau des Femmes contre la Violence), car ce dernier a une approche

davantage assistancialiste que les deux autres (Palazón Sáez, 2007). Dans cette perspective, nous

32 Annexe n° 4.

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38

avons choisi d’interroger huit femmes appartenant à des organisations, collectifs ou ONG33 faisant

partie des deux mouvements. Nous nous sommes cependant rendu compte que leurs discours et leurs

activités convergeaient, c’est pourquoi nous les avons par la suite regroupés. Néanmoins, le choix de

cette diversité d’acteurs (organisations, collectifs et ONG appartenant au MAM et au MFN) s’est

révélé intéressant, car cela nous a permis de mettre en lumière la convergence qui les rassemblait, en

dépit d’une diversité de stratégies et de discours.

B. Les limites de la recherche

La première grande limite de notre recherche relève de la diversité des acteurs interrogés.

Dans un premier temps, nous aurions aimé inclure la perspective des organisations de femmes

dépendantes du gouvernement, afin d’avoir un regard croisé sur le rôle des autorités par rapport à la

question des femmes. Néanmoins, après avoir mentionné notre envie à plusieurs Nicaraguayens, cela

est apparu comme une mauvaise idée, car il était déjà arrivé que des étrangers trop « curieux » soient

expulsés du pays. Nous avons donc joué la carte de la prudence afin de ne prendre aucun risque. Dans

un second temps, l’analyse du discours des coopérants internationaux aurait été enrichissante pour

notre analyse. Cela n’a pas été rendu possible car les tentatives de prise de contact avec ces derniers se

sont soldées infructueuses. Nous avons cependant été en mesure d’appréhender certaines

caractéristiques de ces acteurs grâce à la participation à trois grandes conférences et séances

d’information organisées par l’Union Européenne et l’agence étatsunienne USAID.

Le lieu de notre enquête représente la deuxième limite de notre recherche. Nous avons décidé

de centrer notre analyse sur le milieu urbain, avec sept entretiens à Managua (capitale), un à Masaya

(ville principale), ainsi qu’un autre à Chinandega (autre ville principale). De fait, pour des raisons

d’ordre pratique, il nous a été difficile d’organiser des rencontres avec des femmes travaillant dans des

organisations rurales, les transports étant désorganisés et compliqués à prévoir. Cependant, nous avons

tout de même pu avoir une idée des activités mises en place dans les zones rurales, puisque bon

nombre d’organisations interrogées incluent dans leurs projets des activités organisées dans les

villages et dans les campagnes.

Enfin, il est évident que notre implication dans notre lieu de stage a représenté en elle-même

une limite. Bien que nous ne voulions pas nous identifier en tant que « stagiaire du CISAS » lors de

nos entretiens, les femmes interrogées étaient fréquemment au courant de notre position, étant donné

le réseautage du mouvement élargi des femmes, dont fait partie le CISAS. Néanmoins ce réseautage a

permis de rentrer en contact avec des femmes du mouvement. De plus, dans un souci d’objectivité,

nous avons choisi de ne pas inclure l’ONG où nous avons travaillé dans nos entretiens.

33 Un tableau explicatif des femmes interrogées et des informations récoltées lors de ces entretiens sont disponibles en Annexe n° 5.

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39

Malgré ces limites, notre recherche a été effectuée avec le plus de rigueur et d’objectivité

possible. Nous estimons donc qu’elle représente un travail utile et intéressant pour toute personne

désireuse d’en savoir plus sur les différents concepts en lient avec notre problématique, et sur le

développement en général.

CHAPITRE 1. CONTEXTUALISATION

Afin de bien comprendre l’entièreté des enjeux gravitant autour du mouvement des femmes et

de ses relations avec l’État et le complexe développeur international, il est essentiel de connaître

quelques caractéristiques générales sur le Nicaragua, sur la situation des femmes nicaraguayennes et

sur l’actualité politique de ce pays.

Notre contextualisation va fonctionner à la manière d’un « entonnoir » : quelques données

générales sur le Nicaragua seront présentées, la place des femmes dans la société sera ensuite abordée

du point de vue du gouvernement et du complexe développeur international, les origines du

mouvement élargi seront présentées, pour enfin déboucher sur la partie centrale de notre analyse.

1.1 Quelques données générales sur le Nicaragua

Le Nicaragua, plus grand pays d’Amérique centrale situé entre la mer des Caraïbes, l’océan

Atlantique et l’océan Pacifique, est peuplé par presque six millions d’habitants. Il est considéré comme

le deuxième pays le plus pauvre du continent américain, après Haïti. Les habitants occupent les quinze

départements et les deux régions autonomes du territoire34. Les deux régions autonomes se partagent la

côte nord et la côte sud de l’Atlantique, l’entièreté de cette côte étant également connue sous le nom de

côte Caraïbe. Il faut savoir que les Nicaraguayens ont fortement tendance à considérer les deux régions

autonomes comme étant « à part » du reste du pays. En effet, la côte Caraïbe ne fut jamais colonisée

par les Espagnols, et a été influencée par une diversité de cultures, telles que la culture africaine,

créole et la culture métisse, entre autres. La population nicaraguayenne est donc variée : amérindiens,

métisses, immigrés, et autres ethnies forment une population hétérogène, bien que la seule langue

officielle soit l’espagnol.

Au niveau politique, plusieurs éléments mettent en péril les principes constitutionnels du

pays, tels que la laïcité et la démocratie. En prévision des élections d’octobre 2016, le gouvernement

du président Daniel Ortega a modifié la Constitution en 2014, permettant de cette manière au président

de pouvoir se représenter indéfiniment, alors qu’il est à la tête du pays depuis 2007. Cela a été rendu

possible grâce au «pacte35 », qui a permis au FSLN d’obtenir l’accord de l’autre parti officieusement

au pouvoir, le PLC. De fait, le pacte et le clientélisme qui caractérisent actuellement la politique

nicaraguayenne jouent en faveur d’une démocratie de plus en plus fragile, et d’un autoritarisme

34 Pour une carte du Nicaragua, se référer à l’annexe n°3. 35 Pour davantage d’explications sur le pacte, se référer à la page 29.

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toujours plus menaçant. Le peuple n’a qu’une seule option face à cette situation qui, au final, se

résume à choisir entre les partis du pacte (le FSLN, le PLC et implicitement l’Église) et les partis de

l’opposition, qui pour la plupart ont été déclarés illégaux par le gouvernement. La société

nicaraguayenne se voit donc polarisée entre les « pro » et les « contre » sandinistes, ce qui donne

souvent lieu à des conflits intenses (Union européenne, 2014). Cela en dépit du slogan36 du

gouvernement, qui dit œuvrer à la réconciliation et à l’union nationale. Ce dernier s’est également

déclaré « socialiste », faisant directement référence aux origines révolutionnaires du parti. De réels

programmes sociaux ont en effet été mis en place, visant directement la population largement

précarisée en tentant de réduire les inégalités sociales via l’argent public (Kampwirth, 2011).

Néanmoins, la plupart de ces programmes ont été considérés comme clientélistes, avec comme seul

objectif d’entretenir les partisans du président (Kampwirth, 2011).

Du point de vue de la religion, celle-ci occupe un rôle prédominant au sein de l’État, en

régulant les règles de vie de tout un peuple. La population est majoritairement catholique ou

protestante, et très souvent pratiquante. Alors que la Constitution inscrit la laïcité de l’État et la

religion comme faisant partie du domaine exclusivement privé, le gouvernement se réclame

ouvertement chrétien37 et est vu comme providentialiste (Montenegro, 2007). Le discours de l’Église

s’articule autour de trois axes fondamentaux : « (1) la femme doit se subordonner à l’homme, (2) les

relations sexuelles sont seulement envisageables dans un objectif de reproduction biologique et la

femme ne peut choisir le nombre d’enfants qu’elle mettra au monde car seule la volonté de Dieu en

dépend, et enfin, (3) le destin de la femme est de remplir son rôle d’épouse et de prendre soin de la

famille et du foyer » (Montenegro, 2005 : 8). Ces préceptes et règles morales affectent de manière

considérable les femmes, et contribuent à faire perdurer une vision essentialiste et différentialiste des

femmes. En effet, tout type d’avortement a été rendu illégal, et la santé reproductive des femmes est

un sujet tabou. Il n’existe tout simplement pas d’éducation sexuelle qui reposerait sur des bases

scientifiques. La santé maternelle et la santé des jeunes filles est par conséquent mise en danger, car

lorsqu’elles sont victimes de viol, ou ne désirent simplement pas avoir davantage d’enfants, elles ont

recours à des opérations « illégales » qui sont effectuées dans des conditions précaires. Enfin, en se

reposant sur l’hétéronormativité voulue par l’Église, le gouvernement met de côté l’acceptation de

toute autre identité sexuelle que l’hétérosexualité, qui est pourtant une réalité de la société

nicaraguayenne.

L’ économie du Nicaragua possède une activité soutenue avec les États-Unis, ce dernier

représente le premier marché à l’exportation, et le premier investisseur pour le Nicaragua (BNP

Paribas, 2016). Il existe donc une très forte dépendance économique du Nicaragua vis-à-vis des États-

Unis. L’économie nicaraguayenne repose donc sur le commerce de marchandises, mais aussi

36 Voir image de la « propagande » gouvernementale en annexe n°2. 37 Ibid.

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sur l’extraction de minerais, l’agriculture et la pêche (Warnier, 2012). Alors que le pays portait

lourdement les dettes engendrées dès les années 1980 lors de la guerre des Contras, il a pu bénéficier

de l’initiative « pays pauvres très endettés – PPTE ». Néanmoins, alors que plusieurs de ses

indicateurs économiques sont à la hausse, le pays est chaque jour plus plongé dans les inégalités. Le

gouvernement de Daniel Ortega a d’ailleurs annoncé en 2013 la construction d’un canal comparable à

celui du Panama, qui devrait générer des revenus importants, la création de centaines d’emplois et la

réduction de la pauvreté.

Cependant, les mouvements sociaux et les scientifiques ont rapidement dénoncé ce projet qui

pour eux représente une très grande menace pour les populations. Le deuxième plus grand lac d’eau

douce d’Amérique latine dont dépendent des milliers de personnes serait exposé à la pollution et aux

risques engendrés par la mise en œuvre d’un tel projet. En plus du « problème canal », le Nicaragua

doit faire face aux conséquences du réchauffement climatique, et à l’aggravation des catastrophes

naturelles38 avec des populations toujours plus vulnérables. L’insécurité alimentaire est une

conséquence catastrophique des sécheresses et des dérèglements climatiques. « Catastrophique », car

l’économie du pays et la survie de milliers de paysans reposent principalement sur l’agriculture, qui

représente souvent la seule source de revenus et d’alimentation d’une grande partie du peuple

nicaraguayen.

Il parait pertinent de penser que ce sont les nicaraguayens les plus pauvres et les plus

marginalisés qui sont les plus grandes victimes de ce contexte de « crise nationale » qui touche tous les

aspects de la société. En plus des oppressions liées à la race, à la pauvreté et à la classe (entre autres),

les femmes nicaraguayennes doivent supporter la crise avec un obstacle en plus, celui du patriarcat et

du machisme. Bien qu’étant en supériorité numérique (57% de la population), les femmes restent dans

un cycle perpétuel d’oppressions. Focalisons-nous maintenant sur la place des femmes dans la société

nicaraguayenne, afin de mieux comprendre les obstacles qu’elles doivent affronter et les « solutions »

que le gouvernement propose.

1.2 La place des femmes dans la société nicaraguayenne

En 2015, le nombre officiel de féminicides au Nicaragua était de 53. Nous parlons ici de

chiffre officiel, car comme le mentionne Amnesty International (CONFIDENCIAL, 2016), peu de

crimes à caractère essentiellement misogyne et machiste sont reconnus comme tels. Les viols et abus

sexuels sont aussi légion dans le pays, où plus de la moitié des victimes ont moins de seize ans. Le

harcèlement moral et psychologique, quant à lui, est encore plus difficilement quantifiable, car il est

rarement dénoncé, et lorsque c’est le cas, la plupart des plaintes ne sont pas reçues car les femmes sont

dans l’impossibilité de fournir des preuves, ou simplement car les autorités publiques ont tendance à

38 Éruptions volcaniques, sécheresse permanente depuis plus de deux ans, tremblements de terre, ouragans, phénomène d’El Niño.

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les victimiser. Ces exemples de violences physiques et mentales reflètent la vision dominante au sein

de la société, celle de l’homme-sujet face à la femme-objet.

1.2.1 L’importance du patriarcat

Qu’il s’agisse de parler de machisme, de patriarcat ou de sexisme, les scientifiques,

féministes ou acteurs du développement utilisent fréquemment ces termes comme synonymes pour se

référer à un ensemble de normes, de valeurs et de règles qui caractérisent des comportements et des

formes d’organisation sociale particuliers. Nous ne ferons pas non plus de distinction entre les

différents termes. Cette organisation sociale base ses fondements sur la supériorité des hommes tant

dans le domaine public que privé. Il s’agit d’une conception socialement construite qui se perpétue,

que les individus – les femmes également - intériorisent et naturalisent.

Montenegro (2005) relève deux éléments qui auraient participé à la formation d’une société

patriarcale au Nicaragua. Tout d’abord, l’auteur explique que les valeurs véhiculées par les colons

espagnols valorisaient fortement la masculinité à des fins purement reproductives, délaissant la prise

en charge de la famille par les hommes. Ensuite, le développement d’un capitalisme basé sur le

modèle agro-exportateur aurait favorisé l’irresponsabilité des hommes dans le domaine familial. En

effet, les emplois saisonniers effectués par les hommes les poussaient à établir plusieurs familles au

gré de leurs déplacements, ce qui rendit les pères absents, et les mères omniprésentes. Malgré la crise

de ce modèle et la Révolution de 1979 qui a certes permis certaines avancées, le modèle culturel qui

subordonne la femme à l’homme est toujours d’actualité, et est perpétué par l’État, l’Église et la

population. Les relations familiales au Nicaragua, tout comme dans la plupart des pays latino-

américains, sont toujours fortement marquées par la violence domestique, psychologique et physique

envers les femmes.

Comme le signale Wightman (2014), les conditions de pauvreté extrême dont souffre la

majorité de la population nicaraguayenne exacerbent davantage la propension des hommes au

machisme et au sexisme. Les hommes nicaraguayens sont « oppressés économiquement et

financièrement, dépourvus de pouvoir et sans contrôle sur leur avenir, ils réclament donc du pouvoir là

où c’est possible » (Wightman, 2014 : 18). Pour les hommes vulnérables et privés de leurs droits, le

machisme représente une norme facile à adopter qui leur donne des parcelles de pouvoir dans un

contexte où ils se sentent au bas de l’échelle et méprisés par la société et les institutions.

1.2.2 Le triple rôle des femmes nicaraguayennes

La théorie développée par Moser sur le triple rôle des femmes peut être directement associée

aux valeurs patriarcales présentes au sein de la société nicaraguayenne. Selon Moser, trois rôles sont

assumés par les femmes : le rôle reproductif, le rôle productif et le rôle communautaire (1989 ; citée

par Demanche, 2013). Le rôle reproductif fait référence à « l’utilisation » de la femme exclusivement

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dans l’objectif d’assurer la procréation, mais aussi à sa fonction de « gardienne » du ménage et

d’éducatrice des enfants. Le second rôle, le rôle productif, concerne essentiellement la dimension

financière à laquelle les femmes sont censées participer, en fournissant un travail générateur de

revenus. Enfin, le rôle communautaire consiste à entretenir des liens de réciprocité au sein d’une

communauté, souvent dans un contexte de crise et de survie.

Ce triple rôle aurait été, selon Moser, accentué par l’adoption de PAS dans les pays du Sud

ainsi que par les nouveaux programmes d’aide au développement visant l’empowerment des femmes

(Neumann, 2013). Comme nous le savons, le Nicaragua n’a pas échappé à ces mesures et à

l’incorporation de programmes d’empowerment au sein de ses ONG et autres organisations. Le rôle

reproductif des femmes, valorisé fortement depuis la colonisation espagnole, ne s’est pas amoindri au

cours des dernières années, étant donné le contexte politique et religieux dans lequel les femmes se

trouvent. En ce sens, l’absence d’éducation sexuelle et de services en matière de santé reproductive ne

peut être considérée comme anodine de la part des autorités.

Par ailleurs, le rôle productif des femmes est également essentiel pour la population

nicaraguayenne. Déjà lors de la Révolution, les femmes destinaient déjà une partie de leur temps au

travail, en plus de leurs occupations liées à la sphère domestique. Il était essentiel de générer des

revenus pour subvenir aux besoins des familles, étant donné que les hommes étaient au combat. Ce

rôle productif est, comme l’explique Montenegro (1997), caractérisé par l’importance du travail

informel chez les femmes nicaraguayennes. La sociologue a en fait associé l’émergence de la

féminisation du travail informel à la mise en place des PAS dès les années 1990. De fait, les

différentes mesures adoptées telles que les privatisations, la dérégulation de l’économie ou encore les

mesures monétaires strictes ont engendré la chute du marché interne nicaraguayen (Montenegro,

1997). Par conséquent, le secteur informel de l’économie s’est démultiplié, mais aussi féminisé, car

étant donné la situation marginale des femmes, celles-ci ont été davantage enclines à accepter les

conditions d’un travail précaire et sous-rémunéré.

Enfin, Neumann (2013) accuse deux acteurs d’avoir renforcé et encouragé le rôle

communautaire des femmes. D’une part, les agences de développement et les grandes ONG, via leur

approche empowerment comme stratégie de réduction de la pauvreté, ont pu insister sur l’importance

de la participation et la mise en œuvre des projets par les femmes, devenues les responsables

principales de l’entretien du lien social au sein de la communauté. D’autre part, les PAS et l’ordre

néolibéral ayant favorisé un certain désengagement de l’État, ont également permis aux

gouvernements de partiellement se retirer des services sociaux et de l’aide sociale en s’appuyant

essentiellement sur le travail non-rémunéré des femmes au niveau communautaire. Ainsi, en plus

d’être responsabilisées par les ONG pour l’implémentation de leurs projets et pour leur participation

nécessaire s’inscrivant dans le nouveau paradigme de l’aide, les femmes nicaraguayennes deviennent

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aussi les personnes sur qui la société tout entière repose en temps de crise et de restrictions

budgétaires. Alors que l’approche empowerment est censée permettre aux femmes de se réapproprier

un espace de droits qui leur est dû et est censée questionner les rapports de force, les programmes mis

en œuvre dans cette perspective renforcent justement les inégalités de genre en s’appuyant

essentiellement sur le travail non-rémunéré des femmes.

1.2.3 Politiques nationales

Quelle position le gouvernement nicaraguayen adopte-t-il face à la situation défavorable dans

laquelle se trouvent les femmes ? Quelles solutions et propositions offre-t-il ? Le cadre légal du pays,

ainsi que les conventions internationales auxquelles il adhère, sont des bons indicateurs pour répondre

à notre question, et pour saisir de quelle manière les institutions gouvernementales gèrent la question

de la femme.

1.2.3.1 Le Code de la Famille (loi 870)

Après plus de vingt ans de négociations et d’élaboration, un Code de la Famille a été adopté

par l’Assemblée Générale en 2014. Il s’agissait de la première fois où toutes les lois se référant à la

famille ont été mises en commun et unifiées, afin de créer un seul et unique « code ». Celui-ci est

d’une importance capitale, car il définit le pouvoir que détient l’État sur la vie privée des individus.

Ainsi, il résume le pouvoir que s’arroge l’État dans les définitions « officielles » relatives au genre,

mais aussi sur les interdictions et autorisations de comportement relatives au domaine sexuel.

Plusieurs éléments positifs du Code de la Famille ont été retenus autant par les spécialistes des

droits de l’homme que par le mouvement des femmes :

- La reconnaissance du droit de toutes les personnes à fonder une famille ;

- Le paiement obligatoire d’une pension alimentaire jusqu’aux 21 ans de l’enfant ;

- La paternité reconnue comme un droit et un devoir ;

- L’expansion des lois protégeant les droits des mineures enceintes ;

- La possibilité de divorcer sans qu’il ne doive exister un litige entre les époux ;

- La possibilité pour les femmes de demander une ordonnance de restriction visant à ne pas

se faire approcher d’un individu leur ayant porté un préjudice physique ;

- La création d’un cadre juridique pour lutter contre la violence intrafamiliale.

Cependant, un nombre important de critiques ont également été reçues. Tout d’abord, alors

que le préambule du Code de la Famille établit que tous les citoyens ont le droit de former une famille,

il exprime par la suite que le terme « famille » se réfère en réalité à la famille nucléaire

« traditionnelle », formée par un homme et une femme. Toute attitude qui ne s’inscrirait pas dans le

cadre de l’hétéronormativité est donc considérée comme une dérive. Comme cela a été exprimé lors du

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forum « Portées et Défis du Code de la Famille du Nicaragua39 » (2012), le Code ne prend pas en

compte l’évolution de la société et des identités de genre, et adopte une position très conservatrice. En

effet, il nie autant les personnes s’identifiant à d’autres identités sexuelles que celle de

l’hétéronormativité, qu’il ne prend pas en compte les familles monoparentales, la plupart du temps

gérées par des femmes seules. Ensuite, le mouvement des femmes a fortement dénoncé le manque de

volonté des autorités vis-à-vis de la violence à l’égard des femmes. En exprimant la violence en

termes de violence intrafamiliale, le Code de la Famille fait fi de la loi récemment adoptée contre la

violence à l’égard des femmes. Alors que cette loi reconnait que la violence de genre est le produit de

rapports de force inégaux exercés par les hommes, celle sur la violence intrafamiliale ne mentionne

pas de tels conflits et ne laisse pas la place à des changements plus structurels et

culturels (Movimiento feminista de Nicaragua, 2012). Enfin, le Code de la Famille a été également

critiqué car il permettrait aux institutions étatiques de s’immiscer intimement dans la vie privée des

individus. Ces éléments nous permettent d’affirmer que bien qu’il existe certains droits formels

positifs par rapport à la condition des femmes, l’application de ceux-ci, ainsi que l’existence de droits

réels, ne sont tout simplement pas à l’ordre du jour.

Blandón Gadea (2015 : 231) a rapproché le cadre juridique relativement progressiste en faveur

des femmes à « l’acceptation pragmatique d’accords internationaux », ceux-ci obligeant les autorités à

mettre en place des lois favorisant l’égalité des sexes, du moins sur le plan formel.

1.2.3.2 Autres positions

Dans sa position officielle, le Nicaragua a signé plusieurs accords internationaux importants,

tels que la Convention des droits de l’Homme. Cependant, comme le souligne la Commission

Européenne (2007 : 11), « il n’a pas signé le statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, ni le

protocole facultatif à la Convention sur l’Élimination de Toutes les Formes de Discrimination à

l’Égard des Femmes ». Bien qu’il ait signé cette dernière convention, le Nicaragua n’a pas adhéré au

protocole, qui donne la possibilité aux citoyens de porter plainte contre le pays si celui-ci ne respecte

pas la Convention (Meron, 1990). En ce qui concerne les documents nationaux du pays, le Nicaragua a

développé en 2009 son « Plan National de Développement Humain », dans lequel est énoncée la

restauration des droits économiques, sociaux, environnementaux et culturels des personnes

marginalisées, incluant les groupes suivants : les femmes, la communauté LGBT40, les personnes

handicapées, les minorités ethniques et linguistiques, et les personnes vivant dans l’extrême pauvreté

(USAID, 2013). Pour ce qui est des mesures formelles, le gouvernement a fait des efforts pour

promouvoir l’égalité des sexes en établissant une parité obligatoire entre les sexes pour les listes

électorales.

39 En espagnol « Alcances y Desafíos del Código de la Familia de Nicaragua ». 40 Mouvement lesbien, gay, bisexuel et transsexuel.

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46

1.3 Le complexe développeur au Nicaragua

Des événements historiques et humanitaires ont poussé les bailleurs de fonds à être présents

sur le territoire nicaraguayen depuis plusieurs siècles et plus en particulier depuis la Révolution

sandiniste. La majorité de l’aide au développement dont le pays a bénéficié au long des années

provient de l’UE (en tant qu’aide multilatérale ou bilatérale directement en provenance des pays

membres), des États-Unis, du Japon et de plusieurs agences internationales telles que le FMI, la BM,

l’ONU et la Banque Interaméricaine de Développement (BID). Passons rapidement les domaines

prioritaires et enjeux actuels de ces différents acteurs qui forment le réseau complexe de la coopération

internationale au Nicaragua.

Les États-Unis, en plus d’entretenir des relations soutenues avec le Nicaragua au niveau des

exportations et des investissements, ont un rôle clé dans le pays en ce qui concerne l’aide au

développement. Les deux objectifs principaux guidant l’aide bilatérale en 2013-2017 sont

l’engagement des citoyens nicaraguayens dans une gouvernance démocratique, ainsi que la sécurité et

l’éducation des enfants et adolescents de la région autonome du Sud de la Côte Caraïbe (USAID,

2013). L’agence de coopération étatsunienne USAID ne formule donc pas explicitement l’objectif de

l’égalité des sexes ou de l’empowerment des femmes, mais elle considère qu’il s’agit d’une stratégie,

et d’un thème transversal à tous ses projets et programmes (USAID, 2013). Ainsi, chaque objectif, en

plus des indicateurs qui lui sont propres, est assorti « d’indicateurs genre », afin de vérifier qu’une

attention particulière a été portée à l’égalité des sexes. Les États-Unis, via l’aide multilatérale41 de la

BID, participent également au financement de plusieurs projets de développement.

Un nombre important de pays membres de l’UE participent à l’aide au développement du

Nicaragua. Sous la forme de l’aide bilatérale directe42, les pays nordiques (surtout le Danemark, la

Norvège et la Suède), l’Espagne, le Luxembourg, l’Allemagne ainsi que les Pays-Bas sont les

principaux donateurs. La Suisse43 joue aussi un rôle important dans l’approvisionnement de l’aide.

Pour l’aide multilatérale, l’UE a prévu dans son plan stratégique multiannuel de fournir un montant de

204 millions d’euros pour 2014-2020 (Union Européenne, 2014). Selon ce même plan, les axes

prioritaires officiels mis en avant sont les suivants : la bonne gouvernance, l’adaptation au changement

climatique, le soutien au secteur productif avec un accent mis sur les milieux ruraux, et une éducation

en adéquation avec l’offre du marché de l’emploi. En apparence, l’UE appuie donc peu de

programmes à destination exclusive de l’égalité des genres et de l’empowerment des femmes.

Cependant, un outil peu connu mis en place par l’UE, l’Instrument européen pour les droits de

l’homme et la démocratie (IEDHH ) occupe une place importante au Nicaragua pour la promotion de

41 Aide d’un État à un autre, mais via une agence internationale/communautaire/régionale. 42 Aide directe d’un État à un autre. 43 Bien qu’elle ne fasse pas partie de l’UE, nous l’incluons dans notre paragraphe sur l’aide des pays européens, étant donné que géographiquement parlant elle fait partie de l’Europe.

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la société civile, de la démocratie, du respect des droits de l’homme, et de l’empowerment des femmes.

Ce dernier thème est énoncé comme composante essentielle de l’instrument européen (IEDHH, 2014).

Pour la majorité des autres programmes de l’UE, le genre reste un thème transversal, qui implique

souvent les femmes en tant que bénéficiaires des projets, mais rarement lorsqu’il s’agit de les

concevoir et de les mettre en œuvre.

L’aide bilatérale de plusieurs pays cités ci-dessus finance le « Fonds de soutien au genre et aux

droits sexuels et reproductifs » (Union Européenne, 2014 : 21). Ce fonds est important car il permet

d’appuyer et de financer de manière directe les organisations de la société civile nicaraguayenne en

matière de genre et de droits sexuels et reproductifs. Il s’agit essentiellement d’ONG, mais les

organisations de base et les mouvements sociaux ont également la possibilité d’avoir accès aux fonds à

travers une « percolation » de l’aide depuis les ONG.

L’aide bilatérale indirecte, c’est-à-dire l’aide d’un État à un autre via des acteurs

intermédiaires (Pirotte, 2014), représente aussi une part significative du soutien financier des ONG,

organisations de femmes, organisations paysannes, et mouvements sociaux nicaraguayens. Un nombre

important d’ONG internationales et nationales, ainsi que de réseaux régionaux et ASBL, ont donc un

rôle actif au Nicaragua. Certains sont géographiquement implantés sur le territoire et mettent en œuvre

leurs propres projets, tandis que d’autres fonctionnent davantage comme partenaires financiers,

politiques et logistiques. Ces acteurs de l’aide bilatérale indirecte ont, selon différents degrés

d’intensité, la possibilité de poursuivre des projets impliquant directement l’empowerment des femmes

et l’égalité des sexes. Certains acteurs utilisent ces thèmes comme leur raison d’être et comme objectif,

alors que d’autres l’incluent dans une approche transversale.

De manière générale, il est possible de faire surgir une constante qui caractérise les stratégies

relatives au genre utilisées par la coopération internationale : il s’agit de considérer la thématique

avant tout comme une dimension transversale, qui traverse tous les secteurs, tous les composants et

toutes les activités. Cela a donc signifié l’élimination des fonds spécifiques à destination des femmes.

Comme l’explique Quirós Víquez (1999), cette stratégie, dans la plupart des cas, reste comme un

discours abstrait, qui n’est pas inclus dans la planification d’actions concrètes en faveur de l’égalité et

de l’empoderamiento des femmes.

Par ailleurs, il faut savoir que le contexte politique et économique dans lequel se trouvent

l’Union Européenne et ses pays membres depuis quelques années a fortement contribué à réduire le

montant de l’aide, qu’elle soit bilatérale (indirecte et directe) ou multilatérale. En effet, la crise des

subprimes de 2008, et de manière encore plus forte la crise migratoire depuis les années 2010 a appelé

l’Union Européenne à appliquer des restrictions budgétaires et à rediriger ses fonds pour la gestion de

ces crises. Beaucoup d’ONG européennes qui finançaient des programmes se sont aussi partiellement

retirées, pour répondre aux nouveaux défis de la crise migratoire. En outre, l’aide bilatérale de la

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communauté internationale à destination du Nicaragua s’est également réduite de manière drastique

depuis ces dernières années. En plus de raisons financières provoquées par la crise de 2008, beaucoup

de pays ont réduit ou même interrompu toute forme d’aide bilatérale, car ils ont estimé que le

gouvernement nicaraguayen bafouait les principes démocratiques. En effet, les élections municipales

de 2008, les élections présidentielles de 2011, ainsi que les élections municipales de 2012 ont été

accusées d’être faussées et truquées (USAID, 2013).

En 2013, le PNUD – agence responsable de la mise en œuvre et coordination des projets de

l’ONU au Nicaragua – réaffirmait sa position en déclarant l’égalité des sexes comme un objectif

principal des actions de l’ONU au Nicaragua (PNUD, 2013). Pour y parvenir, il s’agissait de

contribuer à « la destruction des modèles intériorisés, des schémas culturels, des normes et des valeurs

qui rendent invisibles la contribution des femmes au pays, et qui légitiment l’usage de la violence et la

discrimination envers les femmes » (PNUD, 2013 : 11). Une série d’épisodes va cependant changer la

donne. En 2010, le gouvernement exige la sortie immédiate du représentant de l’UNICEF, accusé

d’avoir falsifié et augmenté le nombre de morts prématurées dans le pays. En octobre 2015, les

autorités nicaraguayennes exigent de pouvoir gérer à elles seules et sans intermédiaires les

programmes d’aide au développement financés par le PNUD. Elles dénonçaient l’ingérence politique

de l’ONU, mais aussi son financement à destination de groupements politiques autres que ceux liés au

pacte. Depuis ces incidents, le PNUD a réagi en « annonçant la suspension de ses projets de

développement dans le pays ainsi que la réduction drastique de son personnel» (Salinas, 19 février

2016).

En résumé, bien que les fonds du complexe développeur international s’amenuisent petit à

petit, ils représentent toujours une manne financière importante pour les acteurs de la société civile

nicaraguayenne. L’aide et les fonds administrés par les acteurs de la coopération internationale,

souvent considérés comme essentiels par le mouvement élargi des femmes du Nicaragua,

conditionnent cependant les activités et les discours des féministes. Explorons plus en détails les

différents enjeux de ces relations, en rentrant dans le cœur de notre analyse.

CHAPITRE 2. LE CAS DU MOUVEMENT ÉLARGI DES FEMMES

Dans cette partie, nous allons analyser différentes dimensions de l’empoderamiento mis en

œuvre par le mouvement élargi des femmes du Nicaragua. Nous nous référerons tant au discours

qu’aux activités du mouvement, afin de faire ressortir des éléments qui pourront confirmer ou infirmer

notre hypothèse44 Les discours et activités ne seront pas différenciés, car il existe une imbrication forte

44 Pour rappel, notre hypothèse est la suivante : l’intervention du complexe développeur international au Nicaragua a donné lieu à l’apparition d’un phénomène discursif et stratégique : le concept d’empoderamiento (utilisé par le mouvement élargi) est devenu une expression syncrétique utilisé par le mouvement, à la jonction entre la base radicale et historique de

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entre les deux, et il est donc difficile de les distinguer (Leroy, 2015 :11). Il s’agira donc de voir quels

éléments se rapportent à des caractéristiques qui rappellent l’empoderamiento radical, et ceux qui se

rapportent à des caractéristiques qui sont davantage associées à l’empowerment véhiculé par le

complexe développeur international. Bien que certaines femmes et organisations ne le déclarent pas

explicitement dans leurs objectifs ou dans leurs activités, certaines données nous ont clairement

renseigné sur les processus d’empoderamiento qu’elles mettent en œuvre. Il s’agit donc d’un côté

d’analyser le discours officiel, mais aussi d’approfondir la réflexion en examinant les manifestations

moins visibles d’empoderamiento.

Pour la bonne compréhension du lecteur, nous avons traduit personnellement et avec rigueur

les extraits d’entretien qui seront utilisés. Ainsi, les citations mises en italique seront toutes des

traductions personnelles depuis l’espagnol.

2.1 Brève présentation du mouvement élargi des femmes

Trois grands réseaux de femmes et de la diversité sexuelle sont présents au Nicaragua : le

Mouvement autonome des femmes45 (MAM), le Mouvement féministe du Nicaragua46 (MFN) et

le Réseau des femmes contre la violence47. Ce dernier, comme évoqué précédemment, a une approche

presque uniquement assistancialiste et axe ses actions principalement sur les violences faites aux

femmes. Pour cette raison et pour une analyse davantage variée, nous avons décidé de ne pas nous

concentrer sur ce réseau.

Le Mouvement autonome des femmes (MAM ) et le Mouvement féministe du Nicaragua

(MFN ) représentent les deux autres réseaux présents sur le territoire. Nous évoquions précédemment

les événements marquants de la fin des années 1990 qui ont été significatifs pour le mouvement des

femmes au Nicaragua. Alors qu’un processus d’autonomisation vis-à-vis du FSLN était déjà en route

depuis cette période, c’est bien l’animosité exprimée ouvertement par le gouvernement lors de son

pacte avec l’Église catholique et lors de son interdiction de l’avortement qui a jeté les bases d’un

renouveau organisationnel au sein du mouvement. Celui-ci opéra un long processus interne de

dialogue et de réflexion, qui ne s’est pas fait sans conflit ni contradiction. Cela a donné lieu à la

constitution de deux nouveaux réseaux en 2005 : le MAM et le MFN. Comme l’explique Lacombe

(2011), le MAM a décidé, lors du processus de réflexion, de ne pas fermer la porte à de nouvelles

alliances potentielles avec des partis politiques en accord avec les valeurs du mouvement. Le MFN

quant à lui s’est détaché du MAM, car il considère que la coopération avec les partis politiques est

l’ empoderamiento/empowerment, et une version importée de l’empowerment à la façon du complexe développeur international. Cela se manifeste par une déradicalisation partielle au niveau du discours, et par une extension des activités menées auprès des femmes. 45 En espagnol, « Movimiento autónomo de mujeres ». 46 En espagnol, « Movimiento feminista de Nicaragua ». 47 En espagnol, « Red de mujeres contra la violencia ».

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vaine. Malgré cette différence, les deux mouvements se veulent autonomes vis-à-vis de tout parti

politique.

La composition et l’organisation des deux mouvements est sensiblement différente. D’un côté,

le MAM est formé majoritairement par des femmes qui s’engagent à titre individuel. Elles prennent

des décisions sous la forme d’une assemblée, et élisent les membres de la coordination, pour pouvoir

avoir des représentantes du mouvement. De l’autre, le MFN est également constitué de femmes à titre

individuel, mais compte aussi en son sein des organisations féministes, féminines, LGBT et mixtes. Le

MFN n’a pas de structure hiérarchique organisée, et est davantage flexible et horizontal (Cuadra Lira

et Jiménez Martínez, 2011). Les deux mouvements s’associent également de manière temporaire ou

permanente à un nombre important d’ONG luttant pour le droit des femmes, les droits de l’Homme,

les droits indigènes, les droits paysans, etc. La majorité des femmes interviewées reconnaissent que les

alliances avec les ONG sont indispensables, car elles permettent de capter des ressources financières et

d’assurer une diversité d’activités et de services. Les deux mouvements ne sont pas exclusifs, il est

donc possible pour une femme ou une organisation d’adhérer à l’un autant qu’à l’autre.

Le MFM se déclare féministe, ce qui n’est pas le cas du MAM. Malgré cela et leur distinction

de nature organisationnelle, les deux réseaux ont pour objectif de lutter pour le droit des femmes et

pour le démantèlement des valeurs patriarcales. Pour ce faire, les deux mouvements agissent très

souvent ensemble et s’enrichissent réciproquement en interagissant dans la vie féministe

nicaraguayenne. C’est pourquoi, pour notre analyse, nous avons décidé de ne pas faire de différence

entre les femmes interviewées appartenant au MAM et celles appartenant MFN. Ces deux

mouvements font partie du « Mouvement élargi des femmes », terme utilisé tout au long de notre

travail.

Le mouvement élargi assume son institutionnalisation. Pour lui, l’institutionnalisation

n’implique pas nécessairement qu’il s’affilie à un parti politique ou qu’il obtienne la personnalité

juridique. Il s’agit davantage de la construction d’une identité commune, d’un ensemble de valeurs, de

pratiques et de savoirs qui réunissent les femmes. C’est l’essence même du mouvement, qui est le

produit d’un développement à travers le temps (Cuadra Lira et Jiménez Martínez, 2011).

Nous utiliserons les termes « associations féministes » et « associations de femmes » comme

synonymes. De fait, dans une définition large, des associations qui ne se déclarent pas toujours

féministes se donnent fréquemment pour « mission générale la lutte pour les droits des femmes, pour

l’égalité entre les femmes et les hommes ou contre les inégalités et la domination masculine », même

si leur répertoire et leurs modalités d’action varient (Dussuet et al., 2013 : 8).

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2.2 Le cadre de l’analyse

Notre partie théorique ainsi que notre contextualisation sur la place de la femme au Nicaragua

nous accordent à placer le patriarcat comme une des sources principales de la subordination des

femmes. Cette subordination est en partie causée par la privation de différents types de pouvoirs dont

les femmes sont censées bénéficier. En d’autres termes, pour que les femmes nicaraguayennes puissent

être réellement48 « empowerées », il est essentiel que les valeurs patriarcales qui caractérisent la

société deviennent des valeurs humaines, prenant compte de tous les individus sur un pied d’égalité.

Cet élément a été également mis en lumière par Sternberg, qui dénonce le machisme et le patriarcat

comme pouvant être une des causes principales du « disempowerment » des femmes (2000, cité par

Lakin, 2010).

Reeves et Baden (2000 : 28) ont identifié les « lieux » principaux où se manifestent les valeurs

patriarcales : « le travail domestique, le travail formel et informel, l’État, la culture, la sexualité et la

violence ». Pour mettre fin au patriarcat et parvenir à l’empoderamiento des femmes nicaraguayennes,

il s’agirait donc d’élaborer des actions qui agissent sur ces différents « lieux ». En analysant les

discours et les logiques d’actions mis à l’œuvre par le mouvement élargi des femmes en relation avec

ces « lieux », il nous a été rendu possible de catégoriser ces discours et actions sous trois grandes

perspectives49 d’empoderamiento :

1) L’ empoderamiento économique

2) L’ empoderamiento idéologique

3) L’ empoderamiento politique

Étant donné que ces trois perspectives sont censées englober les différents « lieux » où se

manifeste le patriarcat, il serait éventuellement possible d’y mettre fin et de parvenir à un

empoderamiento des femmes en agissant simultanément sur ces trois dimensions. Examinons dès à

présent où se place le mouvement élargi des femmes par rapport à ce cadre d’analyse d’un

empoderamiento qui mènerait à des changements de relations de pouvoir entre les hommes et les

femmes.

2.3 Le pouvoir, un enjeu micro et macro social

Puisque, comme nous l’avons vu dans notre partie théorique, le pouvoir est un enjeu central et

une composante clé de l’empoderamiento, il convient tout d’abord de revenir sur les dynamiques et

dimensions50 des organisations investiguées vis-à-vis de ce concept.

48 Par « réellement », nous entendons un empowerment/empoderamiento des origines, c’est-à-dire radical. 49 Ces trois grandes perspectives ont été élaborées par la sociologue Sofía Montenegro (2001). 50 Ces deux visions du pouvoir ont été mises en lumière par Lizana Salas (2014) lors de son investigation sur l’action féministe collective au Chili.

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D’un côté, la dimension microsociale du pouvoir, c’est-à-dire au sein même du mouvement,

est largement débattue. Bien que le MAM et le MFN se distinguent par leur nature organisationnelle,

les femmes des deux mouvements considèrent qu’il est essentiel d’équilibrer la prise de décision et de

réflexion, et donc les relations de pouvoir entre les membres. Dans la plupart des cas, elles concèdent

cependant que leur objectif n’a pas encore été atteint, et qu’il devrait s’appliquer de manière générale

au mouvement élargi des femmes :

« Les lieux de pouvoir et de détention de l’information au sein du mouvement sont dans les mains d’un petit noyau de femmes, tout comme les ressources financières et matérielles.. les porte-paroles sont celles qui détiennent le pouvoir, et à partir de ce noyau de personnes, se définissent les priorités et la manière de faire pour la défense des droits des femmes » (M451)

Cette autocritique et ce processus de réflexion au sein du mouvement élargi des femmes sont

amorcés depuis quelques années, et se veulent de plus en plus inclusifs. En effet, en incluant la

diversité de femmes qui luttent pour les droits des femmes dans les processus de décision et

d’élaboration de stratégies, le mouvement des femmes favorise une approche populaire et bottom-up.

D’un côté, la réflexion et la remise en question perpétuelles représentent des facteurs importants pour

l’évolution d’une pensée féministe critique et en adéquation avec la conjoncture nicaraguayenne. De

l’autre, la prise en considération des aspirations et des besoins des femmes auparavant marginalisées52

au sein du mouvement représente un avancement pour la mise en place d’un empoderamiento se

basant sur les origines radicales du concept. En effet, puisque comme nous l’avons vu, les processus

d’empoderamiento ne représentent pas l’attribution de parcelles de pouvoir par un rang hiérarchique

plus élevé et qu’il n’est pas l’affaire de quelques femmes mais bien d’un collectif de femmes, il est

nécessaire d’impliquer tous les individus dans ces processus. Bien que ce désir d’horizontalité et

d’inclusion représente une étape positive pour un empoderamiento « réel », nous avons pu voir sur le

terrain qu’il existe toujours des formes de résistance de la part de certaines femmes, et qu’il est

souvent difficile pour le mouvement de mettre la théorie et la réflexion en pratique.

Dans cette perspective, la coopération internationale représente souvent un obstacle. D’un

côté, la plupart des femmes interrogées considèrent que les fonds du complexe développeur

international sont importants pour la visibilité du mouvement et pour la mise en place d’actions

nationales :

« Le fait d’avoir accès à moins de fonds de la coopération ne signifie pas que notre action politique se réduise. Mais par contre, cela a un impact sur l’ampleur de nos actions. Par exemple, sans les fonds, on ne sait plus faire venir les femmes des campagnes jusqu’à la capitale pour organiser des grandes manifestations nationales. Les femmes se mobilisent donc localement

51 Dans un souci de respect de l’anonymat des personnes interrogées, nous donnons comme référence « M » pour membre d’une telle organisation. Les organisations sont présentées en annexe. Les chiffres (M1, M2, M3, etc.) reflètent l’ordre chronologique selon lequel nous avons rencontré les femmes des différentes organisations formant le MAM et le MFN. 52 Les jeunes, les indigènes, les lesbiennes, les personnes transgenre.

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avec leurs propres ressources.. c’est déjà bien, mais on a aussi besoin de grandes actions collectives et localisées pour se faire entendre » (M5)

D’un autre côté, les femmes sont conscientes que les ONG avec de l’expérience sont souvent

favorisées, discriminant les initiatives de base. L’Union Européenne a récemment intégré au sein de

ses projets visant le renforcement de la société civile l’idée de « subventions en cascade » comme

thème transversal et obligatoire53. Cette démarche est positive car elle permet aux organisations de la

société civile sans personnalité juridique de recevoir une partie de l’aide internationale. Cependant, à

part pour ce côté financier, les documents de l’Union Européenne ne mentionnent pas la participation

de ces organisations considérées comme secondaires dans la conception des projets, ce qui

n’encourage pas une horizontalité entre les féministes. Et plus encore, étant donné que le mouvement

élargi des femmes n’a pas de personnalité juridique, il lui est indispensable de s’allier à des ONG

ayant accès à des fonds.

Cela n’a cependant pas empêché le mouvement de femmes d’adopter une posture s’inscrivant

dans son désir d’évolution énoncé ci-dessus. Ainsi, nous avons pu observer lors de notre enquête de

terrain qu’il était habituel que non seulement les ONG membres du mouvement élargi concèdent les

fonds d’un projet à une organisation de base, mais qu’elles leur laissent l’entière liberté d’élaborer et

de mettre en œuvre un projet. En plus de répondre aux conditions exigées par l’UE, le mouvement

élargi favorise l’intégration des femmes depuis la base et les considère comme parties prenantes

actives des projets. Tout en répondant aux grandes lignes des appels à projet du complexe

développeur, les organisations de femmes intègrent donc leurs propres stratégies et poursuivent des

procédés voulus et réfléchis au sein du mouvement. Par exemple, les femmes vont favoriser le

dialogue et les groupes de réflexion pour définir les activités du projet par rapport aux besoins locaux

des communautés visées. Il s’agit donc, par un processus collectif de mise en commun, d’« enrichir »,

d’approfondir et de faire des propositions à partir de l’expérience concrète des femmes :

« Nous on s’adapte, on n’est pas des robots qui faisons tout ce que veulent les grandes institutions. Avant, les femmes du mouvement étaient beaucoup plus naïves.. mais maintenant, on a compris. Évidemment, on élabore nos projets en fonction de ce que veut la coopération. Mais ce n’est pas pour cela qu’on ne va pas continuer à appliquer notre façon de faire, et à impliquer les femmes pour connaître les besoins réels de tous les individus » (M7)

D’un autre côté, la dimension macrosociale du pouvoir se réfère aux connections entre le

mouvement des femmes, et plus en général la société civile, avec les institutions et l’État. Depuis

2006, le MAM a établi une alliance avec le « Mouvement Rénovateur Sandiniste54 », qui est un parti

politique issu de la gauche sandiniste et voulant se différencier du FSLN. Le MFN quant à lui n’a pas

fait de même, mais a accepté la décision du MAM.

53 En comparant des appels d’offre de 2012 et de 2016, nous avons pu nous rendre compte qu’un changement avait été opéré : en 2012, les subventions en cascade étaient possibles alors qu’en 2016, elles étaient obligatoires. 54 Traduction personnelle depuis l’espagnol : « Movimiento Renovador Sandinista ». Il a récemment été déclaré comme illégal par la présidence, ce qui l’empêche de participer aux prochaines élections d’octobre 2016.

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En ce qui concerne les connections avec le gouvernement actuel, aussi bien le MAM que le

MFN refusent catégoriquement depuis leur confrontation avec le gouvernement à la fin des années

1990, de coopérer ou même d’espérer une quelconque ouverture honnête venant des personnages

politiques étant liés de près ou de loin au pacte. En effet, les féministes interrogées ont compris depuis

plusieurs années que le changement devait venir de l’intérieur, grâce à un « pouvoir avec » et un

« pouvoir l’intérieur » émergeant des femmes elles-mêmes et de la société civile :

« Il arrive parfois que le gouvernement parle de questions féministes importantes pour nous.. mais en réalité, il le fait à des fins démagogiques et clientélistes, et quand il met en place des programmes sociaux, il n’y a que les femmes ‘ortegistes’55qui peuvent en profiter » (M3)

En réponse à l’inertie du gouvernement en matière de services sociaux, le mouvement élargi

considère que grâce à son action et à sa force, les femmes et les communautés ont la capacité de

s’occuper d’elles-mêmes, mais aussi et surtout de se défendre face à l’imposition de normes culturelles

patriarcales qui assujettissent les femmes. Pour parvenir à faire face à l’ordre établi, le mouvement

élargi met en place une diversité de stratégies et d’activités relatives à l’empoderamiento des femmes,

qui révèlent à la fois d’un discours partiellement dépolitisé, et partiellement radical.

2.4 Les doubles usages de l’empoderamiento

2.4.1 De l’utilisation du mot « genre »

L’ empoderamiento, lorsqu’il est utilisé par le mouvement des femmes, est rarement énoncé en

tant qu’objectif prioritaire. En effet, ce concept s’est vu largement substitué par le concept de

« genre », ou d’« égalité des sexes56 ». Arat (2015) souligne que cette substitution peut constituer une

faiblesse. En effet, l’égalité des sexes peut être atteinte à un niveau global sans pour autant

« empowerer » ou émanciper les femmes. Il est donc question, pour Arat (2015), d’apporter quelques

changements superficiels et quantifiables afin de pouvoir améliorer nettement les indicateurs du

développement et des ODD. De cette manière, les programmes de microcrédits reflètent en réalité « un

libéralisme conciliant des droits économiques et des droits sociaux, en fournissant le strict minimum »

(Arat, 2015 : 685). Les féministes quant à elles nuancent leur utilisation du concept, en expliquant

qu’elles y ont trouvé une opportunité à saisir :

« Le genre, c’est un concept utile qui nous permet de capter des fonds en impliquant des acteurs qui se soucient de cette thématique, comme les institutions financières par exemple. Mais le problème, c’est que ces autres acteurs qui ont utilisé ce concept-là l’ont vidé de son sens, de son potentiel critique et de ses propositions revendicatrices. Nous, nous l’utilisions pour de réels changements » (M6)

Les femmes interviewées qui travaillent dans le domaine de la coopération depuis la

Révolution ont souvent le sentiment que leur discours a été coopté par les grandes institutions

55 En espagnol, « ortegistas », faisant directement référence aux partisans du président Daniel Ortega. 56 En anglais « gender equality », dans les deux cas le terme « genre » est utilisé en anglais.

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internationales. Elles déplorent l’utilisation du concept de genre par ces institutions, qui l’utiliseraient

comme un outil permettant de planifier et de définir des indicateurs, alors qu’elles considèrent qu’il

doit être utilisé comme un instrument d’analyse pour identifier les inégalités entre les sexes, afin de

parvenir à l’empoderamiento des femmes.

Il faut cependant reconnaître que l’intégration de la thématique au sein du complexe

développeur est également fonctionnelle pour les organisations de femmes. Lors de notre terrain au

Nicaragua, nous avons pu nous rendre compte que le mouvement élargi des femmes avait pu s’adapter

vis-à-vis de la cooptation et de la dépolitisation du terme par les grandes institutions.

En mars 2016, nous avons eu la possibilité d’assister à une convention organisée par la

délégation de l’Union Européenne au Nicaragua, qui avait pour objectif de présenter un appel d’offres

pour des projets visant la société civile. Alors que la thématique genre y a été présentée comme

transversale et obligatoire (Union Européenne, 2016), elle ne présente en rien un objectif principal

pour le projet proposé par l’UE. Pour le mouvement élargi des femmes, l’intégration du concept dans

le discours mainstream du développement a aussi signifié une opportunité à saisir. À la suite de cette

convocation, nous avons participé à la conception et à la rédaction d’un projet destiné à l’appel d’offre

de l’UE. D’une part, nous nous sommes aperçue que les femmes utilisaient naturellement le concept

de genre, malgré leur dénonciation de son utilisation par les grandes institutions. Au lieu de se

focaliser sur le thème central voulu par l’UE, c’est-à-dire le renforcement de la société civile, les

femmes visaient directement la thématique genre en élaborant un projet pour lutter contre la

cyberviolence dont les jeunes femmes sont victimes. D’autre part, nous avons remarqué que lors de la

rédaction du projet, un discours en totale adéquation avec le langage des institutions était utilisé. Dans

les documents officiels, il était question d’accompagner les femmes victimes de violence en leur

proposant des services psychologiques (Union Européenne, 2016). Néanmoins, lors de la réflexion sur

les activités s’inscrivant dans le cadre du projet, il s’agissait clairement de former des groupes de

conscientisation. Contrairement à une simple consultation psychologique qui place les femmes dans

un rôle passif, les groupes de conscientisation considèrent les femmes comme actrices de changement.

De plus, il était prévu que le projet permette aux femmes d’analyser le rôle de l’État et son absence

lors de la prise en charge de services sociaux en discutant et en réfléchissant à des solutions possibles.

Cette approche bottom-up et dénonciatrice nous rappelle à la fois le sens originel de l’approche GAD,

mais aussi la mise en pratique d’activités menant à l’empoderamiento des femmes.

2.4.2 L’empoderamiento dans les discours officiels

Avant toute chose, il est essentiel de considérer le discours « officiel » sur l’empoderamiento

mis en avant par les femmes appartenant au mouvement élargi. Ensuite, nous pourrons approfondir la

réflexion en examinant les logiques d’action moins explicites par rapport au concept

d’empoderamiento, mais tout aussi significatives.

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56

Au fil de nos entretiens, une première contradiction a pu apparaître. D’une part, la majorité des

femmes interrogées assuraient que les organisations dont elles étaient membres n’avait en aucun cas

adapté leur discours depuis l’arrivée en masse des bailleurs dans les années 1990. De l’autre,

lorsqu’elles mentionnaient l’empoderamiento des femmes, elles faisaient largement référence à une

approche individuelle et économique, en d’autres termes, elles appréhendaient le concept sous l’angle

du « liberal empowerment » :

« L’empoderamiento, c’est avant tout le libre choix de décider de nos vies, et de pouvoir investir notre argent là où on le désire » (M2)

« Les femmes de Xochilt Acatl57, elles, sont « empowerées », elles ont reçu des machines pour travailler la terre. Grâce à cela, elles ont pu devenir indépendantes sur un plan financier » (M1)

À première vue, ce paradoxe pourrait contredire notre hypothèse et nous faire aboutir à la

conclusion selon laquelle le mouvement aurait dépolitisé l’entièreté de son discours suite à l’arrivée

des bailleurs. Cependant, en approfondissant la discussion et en abordant des sujets autres que celui de

l’ empoderamiento, nous avons pris conscience que le mouvement élargi des femmes proposait un

discours et certaines activités favorisant un empoderamiento davantage « liberating » et radical, visant

à la remise en question des rapports de genre. Les positions et stratégies qu’il a choisi d’adopter sont

en réalité le résultat d’une combinaison entre ce que préconise et subventionne le complexe

développeur international, et ce que le mouvement considère comme son agenda propre depuis de

nombreuses années. Passons donc en revue les activités et les discours du mouvement pour évoquer

les trois perspectives de l’empoderamiento que l’on peut dès lors caractériser de syncrétiques. Faisons

en outre remarquer que nous avons délibérément choisi de ne pas distinguer les trois types

d’empoderamiento sous des classifications telles que « discours », « activités », « avortement »,

« violence » etc. De fait, toutes les dimensions sont fortement interdépendantes et peuvent s’inscrire

dans différentes catégories à la fois.

2.4.3 L’empoderamiento économique

L’ empoderamiento économique est fréquemment énoncé comme étant une composante

importante des discours sur l’empoderamiento du mouvement élargi des femmes. Tel qu’il est utilisé

par les organisations interrogées, il s’apparente dans la plupart des cas à un meilleur accès à la

propriété ou simplement à la détention de capital et de ressources matérielles. Le concept de propriété

se réfère autant bien aux terres qu’aux biens matériels et aux revenus économiques, et dans la majorité

des cas il vise l’autonomie financière des femmes en les faisant entrer dans le monde du travail formel.

Les activités mises en place vont donc d’un système de microcrédits, à la mise en commun de terres

agricoles ou à la formation à un métier en vue de l’obtention d’un travail rémunéré.

57 ONG nicaraguayenne qui a pour objectif la formation des femmes dans un contexte de développement rural et d’indépendance financière des femmes.

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57

D’un point de vue pragmatique, ces activités ont pour mérite d’améliorer les conditions de vie

des femmes, mais il est très rare qu’elles aboutissent à un réel changement dans les relations de

pouvoir entre les hommes et les femmes. Aux premiers abords, cette approche s’assimile donc à une

vision superficielle et individuelle de l’émancipation des femmes.

Cependant, lorsque les femmes interrogées « justifient » et analysent leur logique d’action,

plusieurs éléments nous rappellent déjà certaines étapes de l’empoderamiento radical. Tout d’abord,

les projets aidant les femmes dans une perspective financière sont dans la majorité conçus et élaborés

par les femmes elles-mêmes. Avec l'aide des facilitateurs58, les groupes de femmes réfléchissent à

différentes alternatives qui pourraient directement leur être bénéfiques et mettent ainsi en place des

approches bottom-up. Bien qu’elles doivent répondre aux lignes voulues par les bailleurs

internationaux, les organisations s’arrangent dans la plupart des cas pour pouvoir déjouer ces

conditions strictes et en tirer leurs propres marges de manœuvre :

« Si par exemple, nous avons rempli un document59 en référence avec les conditions des bailleurs qui ne prend en compte que des activités qui génèrent de l’argent, nous savons très bien qu’en réalité nous allons définir avec les communautés visées leurs envies et leurs besoins, et les maquiller si besoin pour avoir accès aux fonds qui permettront aux femmes de mettre en place une activité économique qui leur convient.. aussi, on va essayer de donner des notions aux femmes sur les inégalités dont elles sont victimes sur le marché du travail » (M4)

Nous avons pu remarquer que dans la plupart des cas, l’empoderamiento économique vise les

communautés rurales. Ce choix de bénéficiaires répond en fait à un obstacle difficilement surmontable

pour le mouvement des femmes : il leur est difficile de proposer aux femmes « urbaines » de réelles

solutions soutenables pour un travail formel et sûr dans les villes. En effet, le marché de l’emploi dans

les grandes villes est très précaire, et le mouvement élargi considère qu’il n’a pas les capacités pour

« s’attaquer » à ce problème. Dans cette perspective, les mêmes questions se posent dans les zones

rurales, mais il y est plus facile de proposer des alternatives aux femmes en les formant par exemple à

des techniques spéciales relatives à l’agriculture.

En temps de crise actuelle, il est également important pour les femmes de disposer d’une

source de revenus. D’un côté, en possédant leur propre travail, les femmes montrent déjà à leur

entourage et à leur communauté qu’elles défient les normes traditionnelles selon lesquelles elles

doivent s’adonner exclusivement aux tâches domestiques. Elles améliorent ainsi leur estime d’elles-

mêmes et se considèrent comme protagonistes actives des processus de production économique. Il

s’agit déjà là d’un « pouvoir intérieur » qui contribue à la construction de leur subjectivité, souvent

mise de côté par la société :

58 En espagnol « facilitador ». Ce concept fait référence à la fonction qu’exerce une personne qui est « chargée de faciliter le déroulement d’une action, d’un processus » (Larousse, 2016). Au Nicaragua, le mot est fréquemment utilisé pour désigner les travailleurs sociaux qui fournissent un travail rémunéré ou bénévole au sein d’associations à but non lucratif. 59 La personne interrogée faisait référence au cadre logique.

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58

« Rien qu’en travaillant et en pouvant se nourrir elles-mêmes et leur famille, les femmes se rendent compte qu’au final, elles ne sont pas aussi dépendantes de leur mari qu’elles ne le pensaient.. ça, les femmes qui sont toutes seules pour s’occuper de leurs enfants, elles l’ont compris depuis longtemps déjà » (M1)

Ensuite, en fournissant à elles seules60 une réponse financière à la crise ou en participant à

cette réponse, les femmes obtiennent un certain statut au sein du foyer (Momsen, 2010). De cette

façon, il peut arriver que les familles61 des femmes les considèrent d’une manière plus positive, car

elles se rendent compte qu’elles sont capables de réaliser d’autres tâches que les tâches domestiques.

Cependant, il ne faut pas oublier que les revenus générés par les femmes, s’ils sont de suite

récupérés par les époux, les pères ou les fils, ont souvent des conséquences contraires à celles

souhaitées. Plusieurs femmes interrogées, avant de travailler au sein des organisations, ont elles

mêmes été bénéficiaires de tels projets. Certaines d’entre elles, au cours des entretiens, ont signalé le

danger que pouvait comporter la contribution des femmes aux revenus des ménages, car elles avaient

elles-mêmes vécu des situations intolérables :

« Au début, quand je vivais toujours à la campagne, j’ai participé à un projet organisé par Axayacatl. J’étais tellement heureuse de pouvoir participer aux revenus et de montrer à mon mari que j’étais aussi capable de travailler. jusqu’au jour où j’ai reçu ma paye, et qu’il m’a tout pris pour aller acheter des bières et me frapper ensuite » (M6)

Momsen (2010) nuance elle aussi les conséquences de l’indépendance financière des femmes.

De fait, il arrive souvent que les hommes ne l’acceptent pas, et qu’ils réagissent en retour de flamme

par le recours à la violence ou simplement par l’abandon de l’épouse et de leurs enfants.

L’ empoderamiento économique est souvent vu par les femmes comme nécessaire, car il leur

permet de réduire leur vulnérabilité et éventuellement d’acquérir un meilleur « statut » au sein de

leurs familles. Cependant, comme l’a souligné l’une de nos interlocutrices, les femmes n’ont pas

toujours envie de trouver un emploi, car elles savent qu’elles devront continuer d’effectuer les tâches

domestiques, de s’occuper des enfants et d’être discriminées. Étant ainsi conscientes des limites de

l’ empoderamiento économique, la majorité des femmes interrogées insistent sur la nécessité de le lier

à des processus d’empoderamiento idéologique, qui représente une étape essentielle pour de réels

changements dans les attitudes. De fait, nous avons pu remarquer au fil de nos entretiens que les

activités relatives à l’empoderamiento économique des femmes étaient souvent peu nombreuses. Cela

est à mettre en relation avec d’une part les fonds toujours moins importants sur lesquels peut compter

le mouvement élargi, et d’autre part l’importance qu’accorde le mouvement aux deux autres types

d’empoderamiento.

60 Dans le cas des familles monoparentales. 61 Par famille, nous entendons toutes les personnes qui vivent sous le même toit. Au Nicaragua, une habitation peut souvent abriter les grands-parents, les oncles, les tantes, les cousins, et les enfants.

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59

2.4.4 L’empoderamiento idéologique

Le mouvement élargi des femmes l’a bien compris, s’il désire engendrer de nouvelles relations

de pouvoir au sein de la société nicaraguayenne, il doit aller plus loin que le seul empoderamiento

économique et doit engendrer des changements « mentaux » au-delà des changements purement

matériels (même si dans certains cas de tels changements peuvent avoir des effets dépassant le

matériel). C’est en partie pour cette raison62 que le mouvement élargi des femmes diversifie ses

actions, en mettant en œuvre des activités propices au développement d’un empoderamiento

idéologique auprès de ses bénéficiaires :

« L’individuel et le collectif, le privé et le public, l’économique et le culturel... Ces changements pour et par les femmes, si on veut qu’ils mènent à quelque chose63, doivent se faire en même temps, et ne doivent jamais être pris pour acquis, car nous les femmes, nous ne sommes jamais à l’abri d’un coup dur » (M3)

Tout d’abord, nous entendons par « empoderamiento idéologique » un nouveau système de

croyances, d’opinions et de représentations auquel une personne s’identifie. Il peut s’appliquer à la

fois à un individu, mais aussi à un groupe en tant que tel ou même à une fraction d’une population.

D’après notre expérience sur le terrain, nos observations ainsi que nos entretiens, nous pouvons

affirmer que la majorité des activités mises en place par le mouvement élargi des femmes s’associent

de près ou de loin à un empoderamiento idéologique, qui vise un changement des croyances, opinions

et représentations que les femmes ont d’elles-mêmes et de la société qui les entoure. Ces activités et

stratégies sont multiples, nous allons aborder les plus pertinentes en lien avec notre hypothèse de

départ. Alors que la plupart des femmes interrogées font rarement référence à un empoderamiento

autre que l’économique, leurs discours et actions laissent cependant apercevoir qu’elles considèrent

comme crucial le changement des mentalités aussi bien des femmes que des hommes. Pour y parvenir,

différentes approches sont mises en place.

Dans un premier temps, l’offre de services sociaux d’accompagnement occupe une place de

choix pour les organisations du mouvement élargi, et répond à deux préoccupations essentielles pour

lui. La première préoccupation est relative au fonctionnement et aux conditions du complexe

développeur international. En effet, dans leur perspective neutre et prudente, les grandes institutions

internationales privilégient des activités qui évitent de questionner les causes structurelles des

problèmes vécus par les femmes :

« La coopération internationale nous permet de financer certaines de nos activités, comme le suivi psychologique des femmes, par exemple. Par contre, il est très difficile pour les ONG

62 Comme nous allons le voir ultérieurement, les conditions et les manières de faire du complexe développeur international ont également favorisé l’émergence de certaines activités que nous allons développer. 63 Dans le contexte de la discussion, la personne interrogée fait référence à l’émancipation des femmes et à un meilleur équilibre entre les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes.

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internationales et les gouvernements étrangers de proposer des activités qui critiqueraient ouvertement le gouvernement et ses politiques antisociales » (M3)

Comme nous l’avons vu précédemment, l’aide internationale est dans la plupart des cas

destinée aux ONG et rarement aux mouvements sociaux, bien qu’il leur soit possible, par la

percolation de l’aide, d’en profiter. Or, puisque les ONG nicaraguayennes ne peuvent exister qu’en

possédant la personnalité juridique, le gouvernement ortegiste a un certain droit de regard sur celles-ci.

Il peut donc décider d’un jour à l’autre de les priver de leur personnalité juridique, ce qui signifierait

pour les ONG une perte des fonds provenant des bailleurs. Si cela arrivait, cela impliquerait également

pour les gouvernements participant à l’aide bilatérale et pour les bailleurs en général de perdre des

sphères d’influence dans ce pays. En somme, ce système a semblé fonctionner pendant de nombreuses

années car tous les acteurs y trouvaient leur compte. Cependant, il reste à voir si cela va pouvoir

perdurer, étant donné les dérives autoritaires du gouvernement que la scène internationale paraît ne

plus vouloir couvrir.

La deuxième préoccupation qui répond à l’offre de services d’accompagnement à destination

des femmes relève d’une valeur essentielle du mouvement. Les organisations de femmes considèrent

que l’accompagnement psychologique est une étape importante dans la vie des femmes qui ont été

victimes de maltraitance physique et psychologique. En étant soutenues et écoutées tout au long de

leur processus de guérison, les femmes ont la possibilité de surmonter le « trauma » causé par ces

violences. Wightman (2014) explique en effet que les femmes nicaraguayennes, en plus des violences

physiques et psychologiques dont elles ont pu souffrir, sont victimes de différentes « couches » de

trauma acquises au fil de leur vie, mais aussi héritées et intériorisées d’une génération à l’autre. Il

s’agit des guerres, des nombreuses catastrophes naturelles, des crises économiques, et des

« générations d’oppression » (Wightman, 2014 : 28) qui les placent dans une situation de sensibilité

intense, sans qu’elles ne s’en rendent toujours compte. Grâce au soutien psychologique, les femmes et

les accompagnatrices travaillent ensemble pour agir sur ces différentes dimensions. En plus de les

aider à guérir, ce soutien psychologique permet aussi aux femmes d’être davantage conscientes de leur

personne, de leur subjectivité. Elles sont aptes à (re)connaître leur capacité à pouvoir changer leur

réalité, et à la vivre différemment :

« Le soutien psychologique, c’est la première étape.. certaines femmes viennent juste une ou deux fois et se sentent mieux, mais c’est souvent temporaire tant qu’elles n’ont pas pris conscience d’elles-mêmes. Quand elles y parviennent, on le voit directement. Elles réclament des formations, elles veulent connaître leurs droits ! » (M8)

Deux résultats à visibilité variable sont donc possibles grâce à ces activités. D’une part, ces

accompagnements individuels permettent aux femmes de parvenir à une première étape d’un

empoderamiento idéologique. En mettant en lumière leur subjectivité et en leur donnant des outils

pour qu’elles se rendent compte de leur situation, les services psychologiques les aident à améliorer

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61

leur estime d’elles-mêmes ainsi que leur confiance en elles, composante essentielle de

l’ empoderamiento, qui relève du « pouvoir intérieur ». D’autre part, le « pouvoir de » est également

possible et envisageable, car la plupart des femmes qui font appel à de tels services expriment le désir

de passer « au niveau supérieur », c’est-à-dire de se conscientiser davantage et de participer à des

groupes collectifs de parole, par exemple. En d’autres termes, un désir de vouloir changer les choses,

ou même de les comprendre, se construit en elles.

Ensuite, en aidant les femmes à comprendre et à surmonter les différentes « couches » de leur

trauma, le mouvement élargi favorise la motivation des femmes à réellement vouloir changer. Comme

l’explique Wightman (2014), cet élément est très important pour la croissance et la visibilité du

mouvement. En effet, l’ambivalence qui marque certaines femmes peut souvent représenter un

obstacle pour la conscientisation des femmes. Cette ambivalence se manifeste lorsque d’un côté les

femmes font appel à un service psychologique, mais que de l’autre elles continuent de « perpétuer les

structures oppressives du sexisme, à cause des différentes couches de trauma qui les empêchent de

vouloir changer, mais aussi à cause du fatalisme souvent inhérent aux personnes marginalisées »

(Wightman, 2014 : 26). En agissant sur les différentes facettes du trauma, cela permet aux femmes

d’amorcer un changement, et de manière plus générale, de s’investir au sein du mouvement. Lorsque

la « simple » activité du soutien psychologique se transforme en réelle conscientisation et réel

engagement, les femmes du mouvement considèrent déjà qu’elles ont accompli une partie de leur

mission :

« Évidemment, on est déjà satisfaites quand une femme a le courage de venir ici et ose sortir de son silence en expliquant sa situation. Mais quand on arrive à l’impliquer dans nos autres activités, cela veut dire qu’elle envisage déjà un changement, et que notre mouvement est renforcé. Ça, c’est déjà magnifique » (M5)

Alors que Lacombe (2011 : 28) relate que la « publicisation des violences conjugales et

sexuelles a souvent été relayée par les gouvernements » et traitée par le complexe développeur

international car il s’agit de revendications consensuelles, le mouvement élargi des femmes aborde la

problématique différemment. De fait, il voit les violences comme faisant partie intégrale du patriarcat,

et dénonce avec force l’inertie du gouvernement en la matière.

Dans un second temps, les organisations du mouvement élargi des femmes proposent des

groupes de conscientisation avec la méthodologie de l’éducation populaire de Freire, qui est

largement appliquée en Amérique Centrale. Qu’il s’agisse de conscientisation aux droits, de

conscientisation à la violence de genre ou de conscientisation à la démocratie, ces processus mis en

place le sont sous une perspective dialectique. Grâce à notre implication dans une ONG luttant pour le

droit des femmes durant notre stage, nous avons été en mesure de l’observer. À partir de l’expérience

et des connaissances des personnes impliquées – femmes, jeunes, hommes –, des réflexions surgissent

à partir du groupe. Il s’agit donc d’un empoderamiento localisé et contextualisé, pensé à partir

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62

d’expériences particulières. Les « facilitatrices » sont là pour guider les participants, pour en quelque

sorte « dynamiser » le dialogue entre eux, et rarement pour imposer un lot d’idées préalablement

apprêté.

Par ailleurs, dans la même perspective que l’accompagnement psycho-social évoqué plus haut,

ces groupes de conscientisation aident également les femmes à passer d’une existence subjective

s’apparentant au « néant » à une existence subjective active et consciente. De fait, suite à nos

observations de terrain et à nos conversations informelles avec des femmes, nous avons pu remarquer

qu’en répondant presque toujours à leur « triple rôle » voulu par la société, les femmes

nicaraguayennes ont rarement le temps de penser à elles et de se considérer comme des sujets à part

entière. Les groupes de conscientisation représentent donc pour les femmes des espaces ouverts, où

elles se sentent libres de parler de sujets habituellement « tabou » au sein de leur famille, communauté

et lieu de travail. Les sujets abordés sont la place de l’Église dans l’espace public et privé, la violence

physique et psychologique, les droits reproductifs et sexuels, l’avortement, etc. La seule évocation de

ces thèmes est une provocation en elle-même au gouvernement, car celui-ci légifère fortement les lois

et les institutions qui les concernent. De plus, lorsqu’il s’agit d’aborder les violences faites aux

femmes par exemple, l’approche n’est pas seulement assistancialiste, comme c’est souvent le cas pour

les projets mis en place par le complexe développeur international. L’approche adoptée par les

féministes est conçue telle une pratique réflexive, qui envisage les violences dans un cadre de relations

structurelles qui mènent à l’oppression et à la marginalisation des femmes, ainsi qu’à la violence

patriarcale.

En plus de renforcer les subjectivités des femmes en parlant de sujets réprimés publiquement,

les groupes de conscientisation participent également à la remise en cause des normes culturelles

voulues par la société. Comme nous l’a appris notre partie théorique, cet élément est essentiel si

l’ empoderamiento vise à des changements structurels. En effet, en étant sensibilisées à

l’environnement sociopolitique dans lequel elles vivent, les femmes sont en mesure de comprendre

l’idéologie culturelle qui les marginalise.

Comme l’a expliqué Summerson Carr (2003 : 8), les processus de conscientisation

individuelle sont bel et bien nécessaires, car « un changement radical dans la conscience d’une

personne est une impulsion nécessaire pour amorcer une action sociale visant l’empowerment ». En

d’autres termes, l’aspect individuel de l’empoderamiento est essentiel car sans lui, les individus ne

peuvent être conscients que des changements sociaux sont possibles et nécessaires pour améliorer leur

situation.

En outre, en partageant leurs expériences avec celles des autres, les femmes peuvent se rendre

compte qu’elles ne sont pas seules, et que la solidarité peut constituer une force. Cette meilleure

estime et confiance de soi engendrent également de nouvelles conceptions, grâce auxquelles les

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femmes voient leur vie d’une autre façon, et comprennent la situation « de genre » dans laquelle la

société les inscrit. Cependant, si les féministes peuvent espérer un tel empoderamiento idéologique

chez les femmes avec qui elles travaillent, elles mettent aussi en avant la place des hommes et

particulièrement des jeunes hommes dans ce processus de changement. De fait, un nouveau cadre de

conception des relations entre les hommes et les femmes doit aussi être amorcé chez les hommes pour

pouvoir être réellement possible. Les jeunes sont une « cible » privilégiée du mouvement élargi, car il

considère qu’un changement des normes culturelles peut rarement s’opérer chez les générations les

plus âgées, car celles-ci sont rarement perméables à des remises en question :

« Les jeunes hommes de Managua ont de plus en plus tendance à suivre des cours à l’université, en plus de leur travail de tous les jours pour payer leurs études.. On a vu des grandes différences, car ils sont davantage ouverts au changement et à la discussion. C’est très important car si on éduque les gens dès le plus jeune âge avec de nouvelles conceptions des hommes et des femmes et de nouvelles relations au sein du couple,notre travail est renforcé. » (M1)

En outre, le mouvement élargi des femmes met l’accent depuis quelques années sur le thème

de la citoyenneté, en la définissant même comme son objectif principal (Montenegro, 2007). Pour

certaines d’entre elles, la citoyenneté serait l’essence même de l’empoderamiento :

« Pour le MAM, l’empoderamiento c’est l’exercice de la citoyenneté. C’est la reconnaissance de nos droits, mais aussi et surtout la reconnaissance que nous les femmes, nous sommes des sujets de droit et que nous pouvons les exiger. On parle du Nicaragua comme un État moderne, mais le paradoxe c’est que nous ne sommes mêmes pas un État vu que les droits de la moitié de la population sont niés » (M1)

Les groupes de conscientisation et les différents ateliers organisés par le mouvement élargi des

femmes sont donc axés sur ces notions de droits et de citoyenneté. En effet, bien que certaines lois64

relatives à la condition des femmes existent, la majorité d’entre elles ne les connaissent tout

simplement pas. Les organisations de femmes tentent donc de sensibiliser en matière de connaissance

des droits. Cela pourrait signifier qu’elles s’inscrivent dans la lignée « développement international »,

qui laisse de côté les critiques de l’appareil politique en faveur d’une approche dépolitisée, ce qui est

en partie le cas. Néanmoins, il arrive souvent que ces groupes et ateliers mis en place comprennent des

sessions à thème sur le rôle de l’État. Par exemple, il arrive souvent que des réflexions soient

développées au sein des groupes afin de comprendre pourquoi la majorité des femmes ne sont pas

conscientes de leurs droits. Une des conclusions qui se dégage fréquemment, à partir du groupe et ses

participants ou dans d’autres cas depuis les formatrices, est que le manque de connaissance des droits

citoyens peut être lié à une certaine volonté des autorités de maintenir les femmes dans leur « pauvreté

d’esprit65 ». En effet, en plus de dénoncer la « pauvreté de ressources66 » aggravée par le manque de

64 Que nous avons mentionnées dans notre contextualisation dans la partie des politiques nationales. 65 « Pobreza de mente » en espagnol. 66 « Pobreza de recursos » en espagnol.

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services et d‘opportunités, le mouvement élargi des femmes soutient que le gouvernement fait tout ce

qui est en son pouvoir pour appuyer les valeurs patriarcales, machistes et clientélistes sur lesquelles il

repose. Un exemple parlant est celui du cas des cartes d’identité :

« Tout le monde sait très bien que comme par hasard, il est beaucoup plus difficile pour une femme non-sandiniste d’avoir ses documents officiels que pour une femme qui travaille pour le gouvernement.. et depuis quelques mois, c’est encore pire avec l’arrivée des élections en octobre. Comme par hasard, les démarches administratives n’en finissent pas, tout prend du retard. » (M3)

Bien qu’elles impliquent des aspects collectifs, les activités relatives à l’empoderamiento

économique et idéologique ont surtout des effets au niveau individuel. Mais il ne faudrait pas les sous-

estimer, car des changements individuels sont bien nécessaires pour passer au « niveau supérieur »,

c'est-à-dire à la dimension collective du changement social. Cette dimension collective est elle aussi

essentielle, car elle a la capacité, selon les contextes évidemment, de permettre une incidence sur les

politiques publiques, avec dans l’espoir d’améliorer les conditions de toutes les femmes, qui est bien

l’objectif idéal de toutes les féministes. C’est donc dans cette perspective que le mouvement élargi des

femmes inscrit ses logiques d’action dans un cadre mobilisateur, collectif et politique.

2.4.5 L’empoderamiento politique

Nous entendons par « empoderamiento politique » les différentes stratégies et activités

élaborées afin de « porter » les changements individuels et personnels des individus à des niveaux

supérieurs, avec comme objectif de faire entendre les revendications du mouvement élargi et de

manière plus générale les réclamations de la société civile. L’empoderamiento politique est pour le

mouvement élargi une étape cruciale à ne pas négliger :

« Bien que nous sommes toutes et tous différents, que nos luttes sont multiples.. Nous convergeons vers un même but. Ce qui déterminera notre influence à un niveau politique et donc pour toutes les femmes, ce sera notre capacité à nous unir et à nous exprimer d’une seule voix » (M8)

Il est rendu possible grâce à des stratégies diverses, et il se manifeste sous différentes formes

et à différent niveaux.

Tout d’abord, les femmes du mouvement élargi estiment qu’il est important pour le

mouvement de s’allier à d’autres acteurs de la société civile. En effet, en s’associant avec d’autres

mouvements sociaux et d’autres luttes, cela leur donne plus de visibilité au niveau public. Ainsi, le

mouvement élargi des femmes travaille en permanence avec les mouvements de paysans qui réclament

la protection de leurs terres face à l’extractivisme grandissant des multinationales protégées par le

gouvernement et la construction du canal ; avec le mouvement trans et LGBT qui est victime d’une

discrimination alarmante ; et avec d’autres mouvements sociaux, régionaux ou même mondiaux qui

luttent contre le capitalisme, le néolibéralisme et qui réclament une plus grande justice sociale. En plus

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d’augmenter sa visibilité sur la scène publique, le mouvement élargi des femmes se donne

l’opportunité d’adopter une approche systémique et « intersectionnelle » des oppressions vécues par

les femmes et les autres individus marginalisés. Il s’agit donc bien de mobilisations collectives visant

des changements structurels, étant donné que les luttes des différents acteurs sont considérées comme

étant interdépendantes.

N’oublions cependant pas que les alliances, les discussions et la coopération entre ces

protagonistes répond également aux conditions de certains projets financés par le complexe

développeur international. En effet, dans un souci de meilleure représentation de la société civile et de

« bonne gouvernance », un nombre important d’acteurs du complexe développeur favorisent une

approche de participation et d’implication de la société civile. C’est le cas par exemple du dernier

lancement d’appel à projet déjà mentionné précédemment. Toute organisation qui désire poser sa

candidature doit nécessairement impliquer la participation d’une autre organisation. De plus, puisque

les thématiques imposées des projets internationaux intègrent fréquemment des approches

transversales telles que l’égalité des sexes ou la sécurité alimentaire, cela représente également une

convergence avec les intérêts et les stratégies du mouvement élargi.

Ensuite, l’aspect « leadership » est aussi valorisé. Une fois que les femmes sont passées par

des processus d’empoderamiento sur un plan idéologique et parfois économique67, la possibilité leur

est donnée de se former en leadership68. Ces formations proposées par les organisations du

mouvement visent à donner des outils théoriques et méthodologiques pour permettre aux femmes de

pouvoir communiquer à un niveau local dans un premier temps. De fait, étant donné l’animosité

ouvertement exprimée par les autorités nationales envers le mouvement des femmes, celles-ci

privilégient une incidence au niveau des communes et des départements, car elles considèrent qu’il

leur est plus facile d’avoir une influence sur ces acteurs davantage « perméables » et accessibles :

« Le gouvernement, l’Assemblée nationale, on les dénonce, mais on sait bien qu’un dialogue n’est plus possible actuellement. Par contre, il existe toujours des espaces de consultation et de participation avec les maires et les hommes politiques placés plus bas sur l’échelle » (M6)

Les femmes formées à ces outils se donnent donc les moyens de participer à la définition de

stratégies au niveau du pouvoir local, afin de promouvoir le développement humain, la mise en place

d’un agenda encourageant l’égalité des sexes, la planification politique, etc. Il n’est en outre pas

étonnant de remarquer que ce concept clé du leadership se trouve dans les stratégies clés des ODD

énoncés par l’ONU (ONU, 2016).

67 « Parfois » car étant donné que les fonds de la coopération internationale se réduisent chaque jour, le mouvement élargi des femmes se voit de plus en plus contraint de réduire ses actions aux niveaux idéologique et politique, ceux-ci nécessitant moins de ressources financières. 68 « Liderazgo » en espagnol.

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66

Pour ce qui est des actions collectives et mobilisatrices, le mouvement élargi des femmes,

conjointement avec les autres mouvements sociaux cités ci-dessus, organise et coordonne des actions

sur tout le territoire. Depuis quelques années, un accent est placé sur l’importance d’une coopération

avec les mouvements de femmes de la côte Caraïbe. Alors que plusieurs organisations caribéennes

font partie du mouvement élargi, la majorité ne l’est pas. Les régions autonomes de la côte sont de fait

reculées et souvent coupées de toute communication avec le reste du pays. Puisque les fonds de la

coopération internationale ne prennent plus en compte un certain nombre de frais comme ceux relatifs

à la mobilisation69, le mouvement élargi a adapté ses stratégies. D’un côté, il continue à mettre en

place des manifestations « de masse », visant à rassembler un nombre important d’activistes dans les

grandes villes telles que Managua ou Chinandega afin d’avoir une présence sur la scène publique.

Bien que de telles manifestations soient fréquemment réprimées par les forces policières, le

mouvement élargi considère qu’elles sont indispensables :

« À partir de nos problèmes locaux, on fait des demandes au niveau national.. pour que se résolvent nos problèmes locaux ! » (M2)

En ce sens, la conscientisation du droit à la citoyenneté rendu possible grâce à

l’ empoderamiento idéologique est systématiquement relayée par les féministes dans la sphère

publique. En effet, ces dernières considèrent que le gouvernement et les institutions sont responsables

du non-respect de la citoyenneté des individus et des femmes plus en particulier. Elles dénoncent

donc fortement certains aspects du Code de la Famille, considérés comme allant à l’encontre des

intérêts des femmes. Pour elles, la prise de pouvoir et la présence sur la scène publique représentent en

elles-mêmes une première étape vers la citoyenneté :

« Rien qu’en occupant l’espace publique, en manifestant devant l’Assemblée Générale et en réclamant nos droits de citoyens, cela met une certaine pression au gouvernement.. et c’est déjà une étape en soi, qu’ils sachent que nous connaissons nos droits, et que nous soyons conscients qu’ils sont responsables de les faire respecter » (M7)

D’un autre côté, le mouvement élargi des femmes coordonne des actions locales, pour que les

activistes puissent continuer à demander leurs droits, tout en ne sachant plus se permettre le coût d’un

transport vers les grandes villes. Les manifestations sont souvent coordonnées d’une ville, d’un village

à l’autre, afin d’avoir des actions ponctuelles sur plusieurs lieux. Cela continue à contribuer à la

visibilité du mouvement sur la scène publique, et cela lui permet également d’adapter les demandes à

un contexte particulier, en espérant que les autorités locales soient davantage ouvertes à la discussion

que les autorités nationales.

Les activités mises en place par le mouvement élargi des femmes favorisent le renforcement

de liens de solidarité à deux niveaux. D’un côté, étant donné que les organisations sont fréquemment

situées dans des quartiers précis, elles permettent aux femmes de créer des liens solidaires au niveau

69 Par exemple, les frais de transport que les femmes ne savent généralement pas assumer.

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67

communautaire, ces femmes se rendant compte qu’elles peuvent compter l’une sur l’autre,

puisqu’elles vivent à proximité. D’un autre côté, en créant des alliances et une coopération avec la

diversité d’organisations, de réseaux, de mouvements, et d’ONG luttant tous pour le droit des femmes

et de la diversité sexuelle, le mouvement élargi des femmes entretient des relations bénéfiques pour le

renforcement du capital social70. Ce capital social, s’il est entretenu, peut représenter une force

importante pour la consolidation de la démocratie. En outre, il peut être mobilisé pour « résister à une

situation de crise » (Pirotte, 2015 : dia n°15). En dénonçant d’une voix commune les dérives et

l’indifférence du gouvernement pour leurs revendications, les acteurs de la société civile s’unissent

afin de faire face aux crises multiples dans lesquelles le pays est plongé, et s’unissent pour dénoncer le

gouvernement.

Grâce à tous ces éléments, il est indéniable que le mouvement élargi des femmes compte

profondément sur son « pouvoir avec » afin de parvenir à un changement social. Qu’il s’agisse d’un

« pouvoir avec » entre les femmes elles-mêmes ou entre le mouvement élargi des femmes et d’autres

organisations de la société civile, il est considéré comme une étape indispensable pour faire avancer

les droits des femmes et pour fragiliser les valeurs patriarcales de la société par une sensibilisation

collective.

2.5 Une vision idéalisée des féministes nicaraguayennes ?

Avant d’aboutir sur nos conclusions générales et de tirer les principaux apprentissages de

notre travail, nous désirons nuancer certains éléments de notre analyse qui à première vue ont pu

paraître au lecteur comme idéalisés. Alors que notre analyse a pu mettre en lumière une partielle

radicalité du mouvement, certains éléments nous portent à croire que cette radicalité peut se voir

endiguée par d’autres facteurs. Ces facteurs, lorsqu’ils sont considérés dans les logiques d’action du

mouvement élargi des femmes, peuvent représenter des « pas en arrière » par rapport aux visées du

mouvement. Il s’agirait dont de nuancer certains éléments qui ne sont pas autant radicaux qu’ils n’y

paraissent.

Tout d’abord, nous avons dû reconnaître que pour les femmes nicaraguayennes,

l’ empoderamiento économique est primordial. En effet, il constitue une première étape dans

l’émancipation des femmes. Étant donné que les valeurs patriarcales sont fortement véhiculées par

l’importance du travail des hommes et la supposée infériorité des femmes dans ce domaine, il est

essentiel pour elles et pour les représentations des femmes en général d’être reconnues pour leurs

compétences. De plus, l’autonomie et l’indépendance financières sont indispensables pour que les

femmes nicaraguayennes puissent s’émanciper et ne plus dépendre de leurs époux. Le mouvement

70 Le tissu associatif peut être considéré comme producteur de capital social (Pirotte, 2015) en tant que producteur de réseaux sociaux et de ressources permettant à un individu ou à un groupe d’individus de pouvoir compter dessus.

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68

élargi justifie souvent la dimension économique de l’ empoderamiento en expliquant que sans lui,

l’émancipation des femmes est peu probable.

Cependant, alors que les féministes insistent sur les trois types d’empoderamiento, il arrive

très souvent que seul le premier soit de mise. Comme l’a souligné Marteu (2011), la réalité des

femmes est particulièrement difficile, et celles-ci doivent continuellement trouver des stratégies pour

survivre dans des situations de crise et de pauvreté. Les femmes nicaraguayennes, en tant

qu’habitantes du second pays le plus pauvre d’Amérique, s’inscrivent tout à fait dans ces conditions, et

comme nous l’avons vu précédemment, doivent fréquemment satisfaire les besoins d’une famille

entière, encore plus lorsqu’elles ont en charge leurs enfants sans l’aide du père. Dans ce contexte, il est

souvent logique que les femmes nicaraguayennes veulent davantage entendre parler de ressources

économiques qui répondent à des besoins matériels et ponctuels, que de vouloir revendiquer leurs

droits (Marteu, 2011) et de questionner leur rôle au sein du ménage. En ce sens, le travail du

mouvement élargi, lorsqu’il intègre des activités liées à l’empoderamiento économique, est parfois

vain. Bien qu’il tente de conscientiser les femmes, celles-ci n’ont pas toujours l’envie ni le temps de

s’impliquer, et restent donc à cette « étape » de l’empoderamiento économique. La possibilité d’un

changement social profond est donc largement diminuée, car les besoins économiques et matériels

sont souhaités dans un temps de crise.

Ensuite, nous pouvons identifier un paradoxe présent au sein du mouvement élargi. Au fil de

notre partie analytique, nous avons vu que le mouvement élargi des femmes avait souvent tendance à

vanter la capacité des femmes à prendre soin de leur communauté, et à s’autogérer. De fait, face à des

autorités qui se déresponsabilisent de plus en plus des services sociaux, les femmes ont endossé ces

responsabilités en s’organisant dans les communautés, et en faisant appel aux organisations du

mouvement élargi. Néanmoins, cette prise en charge et cette implication ne légitimeraient, voire

renforceraient-elles pas le triple rôle des femmes, qui est justement considéré comme un obstacle à

l’émancipation des femmes ? Cette question est essentielle, car comme nous l’avons vu, le travail

domestique et informel représente un « lieu » important où se manifeste le patriarcat. Les tâches

domestiques ainsi que l’éducation des enfants, qui sont des fonctions essentiellement assumées par les

femmes, sont rarement remises en question par le mouvement élargi. Bien qu’il arrive parfois qu’une

redistribution des tâches soit effectuée au sein des ménages, il s’agit plus souvent d’une conséquence

parfois inattendue que d’un réel objectif en soi. De plus, en valorisant le rôle des femmes en temps de

crise, le mouvement élargi « maternalise » d’une certaine façon la crise. Il s’agit d’une contradiction

importante, car de l’autre côté, le mouvement interpelle l’État pour que celui-ci finance davantage de

services sociaux.

Enfin, il nous paraît évident qu’une donnée importante « manque au tableau » des

organisations du mouvement. Peu nombreuses sont celles qui impliquent directement les hommes dans

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leurs discours et leurs activités. Lorsque les organisations travaillent avec les hommes, il s’agit surtout

d’individus impliqués dans le mouvement LGBT ou de jeunes universitaires. Nous considérons que

cela constitue une grande faiblesse, car si des changements culturels et sociaux sont visés et

recherchés, comme c’est le cas pour le mouvement des femmes, cela est rarement possible lorsque la

moitié de la population n’est pas prise en compte.

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70

CONCLUSIONS GÉNÉRALES

Il est maintenant temps de revenir sur les différents apprentissages et les conclusions qu’a pu

nous apporter notre étude. Rappelons tout d’abord que notre travail avait pour objectif de rendre

compte des interactions entre deux grands groupes d’acteurs : le complexe développeur international et

le mouvement élargi des femmes au Nicaragua. Dans un premier temps, notre revue de la littérature

nous a permis d’acquérir un bagage de connaissances en lien avec la thématique et nous permettant de

développer une analyse par rapport à l’hypothèse de travail.

Tout d’abord, les premiers éléments relatifs à la naissance du féminisme en Europe ont révélé

que l’évolution d’un tel mouvement social dépendait fortement du contexte, et de l’attitude des

autorités face à la question de la femme. Cette partie nous a également permis d’affirmer que les

revendications des femmes sont extrêmement complexes, car elles font référence à des logiques

d’action et des discours très diversifiés, et parfois même contradictoires. En ce sens, le chapitre relatif

à la place des femmes dans le complexe développeur international a confirmé ces affirmations, en

constatant par exemple que les institutions internationales jouaient également un rôle clé dans la

transmission d’une vision particulière vis-à-vis de la place de la femme dans les processus de

développement. Dans cette même perspective, alors qu’il s’inscrivait aux origines dans un cadre

radical, le concept d’empowerment a été approprié par ces dites institutions. Certains ont rejeté en bloc

l’utilisation du terme, car celui-ci aurait totalement été vidé de son sens, et ne serait plus qu’un

buzzword à la mode, qui ne serait accompagné d’aucune action concrète. En effet, tel est souvent le

cas lorsqu’une approche purement libérale est appliquée aux discours et aux activités dites

d’empowerment. Cependant, comme nous l’avons vu au cours de notre recherche théorique sur le

féminisme en Amérique Centrale et plus particulièrement au Nicaragua, l’introduction du complexe

développeur n’a pas toujours signifié une déradicalisation et une dépolitisation des discours employés

par les mouvements sociaux et par les féministes.

De ces éléments a donc découlé naturellement notre hypothèse, selon laquelle le mouvement

élargi des femmes du Nicaragua ne serait ni totalement radicalisé, ni totalement dépolitisé : il userait

d’un empoderamiento dit syncrétique, superposant un empowerment importé à un empoderamiento dit

« des origines ». Notre analyse a pu mettre en lumière certains résultats permettant de confirmer notre

hypothèse, mais tout de même en la nuançant quelque peu.

Au premier abord, il semblerait que le discours du mouvement élargi des femmes vis-à-vis de

l’ empoderamiento se soit tout à fait rattaché à la vision libérale du concept. En effet, les femmes

interrogées l’appréhendent fréquemment sous une approche individuelle et matérielle, en mentionnant

principalement l’autonomie financière des femmes. En réalité, en approfondissant notre analyse, nous

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avons pu déceler un nombre important d’éléments mettant à mal ce discours en apparence superficiel

de l’empoderamiento des femmes.

En effet, l’analyse de certains discours et de certaines activités a fait apparaître que le

mouvement élargi, lorsqu’il ne faisait pas directement référence au concept d’empoderamiento, usait

en réalité d’un discours à visée émancipatrice, prenant en compte les relations de pouvoir et les

conditions structurelles dans lesquelles ces relations s’inscrivent. Ainsi, alors que certaines activités

paraissent exister pour répondre aux conditions des bailleurs, la justification de celles-ci en est tout

autre, comme pour le cas de l’empoderamiento économique par exemple.

En analysant les trois niveaux d’empoderamiento mobilisés par le mouvement élargi des

femmes, il est apparu d’une part que ce dernier orientait ses activités et ses discours en faveur de la

déconstruction de la société patriarcale, et d’autre part qu’il agissait sur les trois formes de pouvoir

préconisées par l’approche radicale de l’empoderamiento : le « pouvoir de », le « pouvoir intérieur »,

le « pouvoir avec ».

Il ne faut cependant pas être naïf : particulièrement depuis les années 1990, il est clair que la

coopération internationale et la « nouvelle manne financière » (Marteu, 2011 : 57) a poussé les

organisations de femmes à adopter des approches en accord avec ses grands axes. Ces grands axes, qui

font de manière générale l’objet d’un consensus et sont dépolitisés, font surtout référence aux services

sociaux et psychologiques, à la lutte contre la violence et à l’indépendance financière des femmes.

Néanmoins, en organisant de telles activités et en répondant aux conditions des bailleurs, le

mouvement élargi des femmes ne s’est pas laissé « coopter » de manière innocente non plus.

L’adoption de ces approches est fonctionnelle avant tout : le mouvement des femmes, en s’adaptant, a

réussi à avoir accès à de nouvelles ressources, tout en « négociant » et en « manipulant » les discours

et les activités voulus par la coopération internationale.

Le mouvement élargi des femmes a donc mis en place des activités et des discours s’inscrivant

dans l’axe du complexe développeur, mais les a à son tour « politisés », re-radicalisés. Notre analyse

nous a en effet montré qu’à chaque activité, correspondait une analyse plus large des structures de

pouvoir et de la subordination des femmes. Une réflexion revendicatrice est donc « reconstruite » à

partir d’une approche en apparence libérale ne faisant pas l’état d’une analyse systémique de la lutte

des femmes. Notre hypothèse doit donc être reformulée et détaillée, car il apparaît que l’importation

d’un empowerment libéral soit surtout superficielle, et fonctionnelle pour l’obtention de fonds de la

part du mouvement élargi des femmes. De plus, les femmes nicaraguayennes n’ont pas non plus

attendu l’arrivée des bailleurs pour mettre en place des activités spécifiques qui seront plus tard

privilégiées par les acteurs internationaux. En effet, l’histoire nicaraguayenne, traversée par les

régimes militaires, la Révolution, la guerre des Contras et les plans d’ajustement structurels a depuis

des siècles plongé les femmes dans une situation doublement précaire : celle de vivre dans le pays, et

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celle d’être simplement des femmes. Il a donc été nécessaire, depuis bien avant l’arrivée des bailleurs,

de mettre en place des structures d’aide à destination d’une population lésée. L’apparition de la

coopération internationale dans le pays aurait donc renforcé les services déjà mis en place.

La déconstruction des valeurs patriarcales, pour le mouvement, fait donc doublement appel à

l’ empoderamiento. D’une part, elle n’est possible que par des processus d’empoderamiento impliquant

un certain nombre d’individus, dont les femmes du mouvement élargi et les militants d’autres

associations de la société civile nicaraguayenne. De l’autre, ce serait bien grâce à ces processus

amorcés par des personnes impliquées qu’il serait possible d’émanciper les femmes dans leur

ensemble – et donc que celles-ci soient à leur tour « empowerées ». Nous pouvons donc assumer que

le mouvement élargi des femmes voit l’empoderamiento à la fois comme processus, et à la fois comme

idéal à atteindre. Cependant, alors que le féminisme nicaraguayen s’inscrit dans une vision

relativement radicale, postmoderne et parfois libérale, il apparaît qu’il doit faire face à une société et

un État soutenant toujours plus une vision traditionnelle et essentialiste de la femme. Dans ce sens, il

est évident que la place de la religion dans la société fait perdurer ce modèle.

Il nous est à présent possible de répondre à notre question énoncée dans l’introduction :

« Doit-on tout simplement renier et abandonner le concept d’empowerment, inventer un nouveau

terme pour le remplacer ? Ou doit-on le réinvestir et lui redonner son sens premier ? » (Calvès,

2009 : 747).

Dans un premier temps, à partir du cas nicaraguayen, nous aimerions suggérer qu’il est avant

tout important de ne pas s’attarder seulement sur les discours officiels, mais aussi bien sur les logiques

d’actions souvent moins explicites. En effet, à première vue, les discours des féministes

nicaraguayennes sur l’empoderamiento étaient passibles d’abandon, car ils réunissaient tous les

ingrédients d’un buzzword vidé de son sens. Cependant, après avoir examiné de plus près l’action des

femmes nicaraguayennes, il est possible d’affirmer qu’elles visent bien des processus collectifs de

conscientisation, qui ont pour objectif de renverser les valeurs patriarcales, celles-ci étant dans le cas

du Nicaragua la forme la plus visible et vivante de la subordination des femmes. En d’autres termes,

le mouvement élargi des femmes a pu s’adapter et reprendre à son compte une partie du discours et

des activités du complexe développeur international sur l’empowerment, afin d’avoir accès à des fonds

lui permettant de faire perdurer son action. Il a donc accommodé la logique d’action des grandes

institutions à sa propre analyse du système patriarcal de la société nicaraguayenne.

Dans un second temps, il est clair que l’utilisation du concept d’empowerment par le complexe

développeur international forme une antinomie claire avec la nature organisationnelle des institutions

et organisations qui le composent. En effet, les indicateurs correspondant à tout projet de

développement balaient toute possibilité de considérer l’empowerment comme un processus, et comme

un changement qui peut être réversible et temporaire. Or, ces caractéristiques sont des composantes

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73

essentielles d’un empowerment qui impliquerait des changements structurels dans les relations de

pouvoir. Ces dernières sont de fait instables, car elles peuvent être influencées par toute une série de

facteurs et ne doivent jamais être prises pour acquises. De plus, la coopération internationale, en

énonçant vouloir promouvoir l’empowerment à partir des associations de base, se contredit largement

lorsqu’elle doit y coupler son souci d’efficacité, qui prend souvent le dessus sur la participation de

telles organisations. Il nous semble donc que tant que les institutions internationales fonctionnent de

cette façon, leur utilisation du concept d’empowerment ne pourrait que se solder – dans la plupart des

cas du moins – par des discours politiquement corrects et dépourvus de réelles actions concrètes visant

à établir des changements sociaux.

Par contre, le cas du Nicaragua nous a montré que grâce à l’intégration de buzzwords tels que

le genre ou l’empowerment aux discours de la coopération internationale, un mouvement social a pu

saisir de nouvelles opportunités financières lui permettant de faire perdurer ses actions, tout en gardant

son propre agenda et son analyse critique des conditions systémiques de la subordination des femme.

Dans de tels cas, il n’est pas question de condamner si simplement les buzzwords mais plutôt de les

appréhender sous un autre angle, lorsqu’ils peuvent permettre à des mouvements sociaux de base

d’avoir accès à davantage de ressources. En somme, plutôt que d’insister sur les aspects négatifs de

certains buzzwords, nous aimerions recommander de nous tourner davantage vers les potentialités des

mouvements sociaux pour se réapproprier les mots du développement, car ils en sont les acteurs.

S’inscrivant dans un cadre limité de recherches, notre étude ne peut malheureusement aborder

toutes les facettes de notre problématique et de notre hypothèse. En effet, il conviendrait de

s’interroger sur l’avenir du mouvement élargi des femmes au Nicaragua, et sur celui des femmes

nicaraguayennes de manière plus générale :

« Si les stratégies du mouvement élargi s’apparentent davantage à un empoderamiento dit

radical, cela signifie-t-il pour autant que ces stratégies s’avèrent efficaces ? » « Le gouvernement

ortegiste, s’il est à nouveau réélu aux élections de 2016, va-t-il entreprendre de nouvelles démarches à

l’encontre des femmes? », « La scène internationale et le complexe développeur vont-ils continuer à

coopérer avec les autorités, face à l’autoritarisme croissant de la présidence ? », « Quel avenir pour le

mouvement élargi des femmes ? Va-t-il parvenir à atteindre de changements plus importants ? », « Si

les fonds de la coopération internationale continuent de diminuer, les mouvements sociaux

nicaraguayens vont-ils davantage se radicaliser, et de façon plus ouverte ? »

Les réponses à ces questions seront certainement décisives pour l’avenir du mouvement, et

dans une plus grande mesure, pour la situation des femmes au Nicaragua.

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IX

LISTE DES ANNEXES

Annexe n°1 : le mouvement élargi des femmes du Nicaragua en tant que mouvement social

Annexe n°2 : propagande du gouvernement de Daniel Ortega : illustration par une image

Annexe n°3 : carte du Nicaragua

Annexe n°4 : plan d’entretien

Annexe n° 5 : tableau détaillé des entretiens réalisés

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X

Annexe n°1 : le mouvement élargi des femmes du Nicaragua en tant que mouvement social

Neveu (2008) définit les mouvements sociaux comme étant conduits par un groupe

d’individus, qui mènent un ensemble d’actions se rassemblant sous des revendications communes à

faire valoir. De plus, il ajoute que l’histoire de chaque mouvement social s’inscrit dans un contexte

culturel et politique particulier, qui ne peut être négligé et qui donne forme au mouvement. Enfin, un

mouvement social est politique lorsqu’il tourne ses revendications et ses demandes vers les autorités

politiques et publiques. En ce sens, le mouvement élargi des femmes du Nicaragua répond aux

« conditions » énoncées par Neveu (2008). Il s’inscrit dans une série d’événements historiques que

nous avons décrits, tels que la dictature « somociste », la Révolution sandiniste, la guerre des Contras

et l’évolution des partis politiques au pouvoir. Le mouvement élargi des femmes a une revendication

commune, celle de lutter pour les droits des femmes, bien que les diverses formes organisationnelles

qui le composent peuvent différer dans leurs stratégies. Il interpelle directement les autorités, car il

considère que celles-ci sont partiellement responsables de la subordination des femmes et des

individus ne s’inscrivant pas dans l’hétéronormativité. Nous pouvons dès lors parler du mouvement

élargi des femmes du Nicaragua comme un mouvement social politique.

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XI

Annexe n°2 : propagande du gouvernement de Daniel Ortega : illustration par une image

Traduction personnelle:

« Cristiana, socialista, solidaria ! » « Chrétienne, socialiste, solidaire ! » « Vamos adelante ! » « Allons de l’avant ! » « En buena esperanza, en victorias ! » « À l’espoir et aux victoires ! »

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Annexe n°3 : carte du Nicaragua

carte du Nicaragua

XII

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XIII

Annexe n°4 : plan d’entretien71

I – Informations générales

� Âge � Niveau éducatif � Fonction dans le mouvement/l’association/l’ONG/le collectif � (Employée ou bénévole) � Activités du mouvement/de l’association/de l’ONG/du collectif � Temps passé au sein du mouvement/de l’association/de l’ONG/du collectif

II – Le mouvement/l’association/l’ONG/le collectif concerné(e)

� Histoire, création et personnalité juridique � Explication et justification des différentes activités � Vision des nécessités des bénéficiaires au fil du temps � Revendications et objectifs � Alliance et réseautage � Relations avec les autorités � Accomplissements

Discours sur l’empoderamiento

� Type d’empoderamiento � Activités mises en place relative à l’empoderamiento � En tant qu’objectif � Manière pour y parvenir � Présence ou absence du concept avant l’arrivée des bailleurs

Évolution financière

� Importance des fonds de l’aide internationale � Financement des activités � Évolution/changement du financement au fil des années � Opinion sur la coopération internationale

III – Opinion personnelle et identité

� Raisons de l’appartenance � Signification de l’appartenance � Changements vie personnelle/relationnelle/communautaire/collective � Vision différente ou non de la question de la femme � Perception de la personne en tant que femme � Vision des rôles genrés

IV – Enjeux personnels et du mouvement

� Projets personnels et collectifs nouveaux? � Vision par rapport à l’avenir des femmes et à son avenir � Avis sur la place et l’avenir du mouvement dans la société � Forces, faiblesses et difficultés du mouvement

71 Il va de soi qu’à l’origine, ce plan d’entretien était rédigé en espagnol. Nous l’avons traduit en français pour une meilleure compréhension des lecteurs ne connaissant pas la langue espagnole.

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XIV

Annexe n°5 : tableau détaillé des entretiens réalisés

Membres

Nom et lieu de

l’organisation et

date de

l’entretien

Personnalité

juridique &

forme de

l’organisation

Fonction de

la personne

Orientation

officielle de

l’organisation

Logiques d’action et activités de l’organisation

Membre 1

« Asociación de

Mujeres

Axayacatl »

Masaya

29 février 2016

Oui

ONG

(depuis 2008)

Fondatrice et

facilitatrice

Défense des

droits des

femmes

Empoderamiento économique:

- Zones rurales � formations en agriculture et élevage

� approvisionnement en graines et semences - Zones urbaines � crédits solidaires via groupes self-help

Empoderamiento idéologique:

- Programmes éducatifs - Ateliers et formations - Groupes de conscientisation - Services sociaux d’accompagnement

Empoderamiento politique:

- Développement institutionnel - Conscientisation & dénonciation via programme radio - Manifestations - Partenariat avec groupes LGBT, réseaux féministes et universités - Incidence publique et politique - Dialogue avec les autorités locales

Membre 2 « Movimiento de

mujeres de

Oui

ONG

Responsable

générale

Conscientisation

aux droits des

Empoderamiento économique:

Appui à des coopératives paysannes

- Système de microcrédits solidaires entre femmes

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XV

Chinandega »

Chinandega

2 mars 2016

femmes Empoderamiento idéologique:

- Aide pour les démarches légales concernant des plaintes (pension alimentaire, viol, violence, etc.)

- Groupes self-help et ateliers de conscientisation

- Tournées d’une ville à l’autre pour organiser des groupes de conscientisation

Empoderamiento politique:

- Manifestations - Espaces de dialogue avec les autorités locales

- Dénonciations des faiblesses du Code de la Famille

- Réalisation de mini-reportages pour une conscientisation publique

Membre 3

« Colectivo ITZA »

Managua

4 mars 2016

Oui

ONG

(depuis 1995)

Formatrice

Défense des

droits sexuels et

reproductifs des

femmes

Empoderamiento économique:

- Libre choix utilisation revenus

Empoderamiento idéologique:

- Groupes de conscientisation - Citoyenneté et droits - Travail communautaire - Groupes self-help - Formations - Débats sur la situation politique du pays

Empoderamiento politique:

- Dénonciations publiques - Manifestations

« Centro de mujeres Services de santé Empoderamiento économique: /

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XVI

Membre 4

IXCHEN »

Nicaragua

14 mars 2016

Oui

ONG

Coordinatrice

et

d’accompagneme

nt aux femmes

Empoderamiento idéologique:

- Services sociaux et médicaux d’accompagnement

- Défense des droits « corporels »

- Services d’aide par rapport aux droits reproductifs

- Planification familiale - Prévention de la violence

Empoderamiento politique:

- Formation de « leaders » pour participation des femmes au niveau politique

Membre 5

« Movimiento

autónomo de

mujeres » (MAM)

Nicaragua

17 mars 2016

Non

Mouvement social

Directrice

générale

Articulation

d’individus

luttant pour les

droits des

femmes et de la

diversité sexuelle

Empoderamiento économique:

- Demandes pour une citoyenneté qui doit être respectée en termes économiques, et donc l’accès à un travail formel et à des ressources économiques

Empoderamiento idéologique:

- Conscientisation à la nécessité d’un État laïque

- Éducation et formations relatives aux droits sexuels et reproductifs - Conscientisation aux droits et à l’existence de la Constitution

nicaraguayenne

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XVII

pour une

présence sur la

scène publique et

politique

Empoderamiento politique:

- Coordination de plateformes féministes pour actions nationales entre différentes organisations de femmes

- Demandes pour réformes législatives en faveur des femmes (Code de la Famille)

- Conférences dans les universités

- Organisation de débats internes au mouvement élargi pour des réflexions et pour le renforcement du mouvement

- Enquêtes locales et nationales sur la situation des femmes - Actions visant à renforcer les leaderships - Demandes pour la construction d’une citoyenneté respectée - Actions pour visibiliser le problème de la violence de genre & pour

dénoncer l’inertie des autorités

- Incidence politique dans le processus de la construction démocratique

Membre 6

« Movimiento

feminista de

Nicaragua »

Nicaragua

28 mars 2016

Non

Mouvement social

Responsable

politique

Espace de

concertation

politique visant à

défendre les

droits des

femmes

Empoderamiento économique:

- Plaidoyer pour de meilleures conditions de travail pour les femmes, et pour l’ouverture de postes d’habitude occupés par les hommes

Empoderamiento idéologique:

- Cycles de formation annuels pour la construction d’esprits critiques vis-à-vis de la société patriarcale

Empoderamiento politique:

- Formulation de propositions de politiques publiques visant à améliorer la condition de la femme

- Élaboration de rapports faisant état de différents problèmes relatifs aux femmes

- Programme radio visant le débat et la sensibilisation

- Campagnes nationales de sensibilisation

Défense des Empoderamiento économique:

- Solidarité communautaire pour l’aide alimentaire

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XVIII

Membre 7

« Grupo

lésbico Artemisa »

Managua,

Chinandega, León

18 avril 2016

Non

Collectif de

femmes

homosexuelles

Responsable

éducation

droits sexuels et

reproductifs

Empoderamiento idéologique:

- Espaces de réflexion et de partage d’expériences - Outils pour faciliter le dialogue - Création d’espaces sûrs pour les personnes de la diversité sexuelle - Analyse des discriminations au sein de la famille et de la communauté - Influencer l’éducation des enfants pour des changements culturels

Empoderamiento politique:

- Manifestations - Campagnes de sensibilisation - Dénonciations publiques sur les politiques nationales - Présence aux événements organisés par d’autres mouvements sociaux

Membre 8

« Fundación Puntos

de Encuentro »

Nicaragua

27 avril 2016

Oui

ONG

(depuis 1991)

Aide juridique

et

sensibilisation

Production

d’enquêtes visant

à visibiliser la

subordination des

femmes

Empoderamiento économique:

- Demandes pour l’acquisition de terres cultivables à destination des femmes paysannes

Empoderamiento idéologique:

- Groupes mixtes de conscientisation et formations visant à questionner les relations de pouvoir au sein de la société

Empoderamiento politique:

- Actions visant à renforcer le mouvement des femmes du Nicaragua et à adopter des positions critiques

- Publication d’investigations sur les différentes formes de violence dont souffrent les femmes (accent sur violence machiste et patriarcale)

- Sensibilisation via des actions de communication publique - Publication d’un magazine trimestriel avec une vision féministe - Participation à l’élaboration de contenus théoriques pour visibiliser le

mouvement