Mouvement ouvrier et question nationale catalane de 1907 à 1936

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Mouvement ouvrier et question nationale catalane de 1907 a 1936 par Albert BALCELLS* Les dimensions de la contribution d'A. Balcells ont empeche de la reproduire dans sa totalite'. Avec son accord, nous presentons un resume des pages qui concernent l'attitude du mouvement ouvrier face a la question nationale catalane avant la constitution de Solida- ridad Obrera. A. Balcells souligne que, non sans difficultes, des convergences se sont maintenues entre le catalanisme populaire et une partie du courant libertaire. II est significatif, d'apres lui, que le federalisme republicain recueille apres la revolution de 1868 un grand echo elec- toral. Ce courant exprime < les aspirations du particularisme demo- cratique catalan , et une bonne partie des classes populaires (y com- pris de la classe ouvriere), de la petite bourgeoisie, des professions liberales se reconnait en lui. Les ouvriers catalans re,oivent ainsi de maniere presque simultanee le fede'ralisme communaliste de Proudhon et le federalisme republicain de Pi i Margall. Certes, l'irrup- tion de la Premiere Internationale en Espagne provoque une rupture nette entre le collectivisme libertaire et le federalisme, mais des liens persistent (la figure de Pi i Margall est entouree du respect des anar- chistes). La distance grandit apres la fin de la Premiere Republique lorsque la Federation regionale espagnole de I'AIT est contrainte de se refugier dans la clandestinite puisqu'en son sein les tendances insurrectionnelles l'emportent. La vague repressive de 1883 - apres les circonstances qui en 1881 ont favorise', grdce au laxisme du gou- vernement Sagasta, la reconstitution du mouvement syndicaliste en Catalogne - aboutit a la dissolution de la Fede'ration. L'anarcho- communisme s'en trouve conforte dans le courant libertaire. Les consequences pour la comprehension des aspirations nationales n'en etaient pas forcement negatives : I'anarcho-collectivisme qui domi- nait en Catalogne avait une orientation souvent etroitement ouvrie- riste ators que l'anarcho-communisme etait plus soucieux de rassem- bler autour de l'idee de liberation sans s'en tenir a une clientele exclusivement ouvriere. C'est hors de ce clivage que se situe l'activite du typographe anar- chiste Llunas (bien que lie a la pratique syndicale), soucieux de mettre sur pied un mouvement culturel ouvrier qui s'exprime en langue catalane. Il met l'accent sur l'importance de l'instruction, sur * Traduction de Michel RALLE.

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Mouvement ouvrier et question nationale catalane de 1907 à 1936Author(s): Albert BalcellsSource: Le Mouvement social, No. 128, Mouvements Ouvriers Espagnols et Questions Nationales 1868-1936 (Jul. - Sep., 1984), pp. 59-82Published by: Editions l'Atelier on behalf of Association Le Mouvement Social

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Mouvement ouvrier et question nationale catalane de 1907 a 1936

par Albert BALCELLS*

Les dimensions de la contribution d'A. Balcells ont empeche de la reproduire dans sa totalite'. Avec son accord, nous presentons un resume des pages qui concernent l'attitude du mouvement ouvrier face a la question nationale catalane avant la constitution de Solida- ridad Obrera.

A. Balcells souligne que, non sans difficultes, des convergences se sont maintenues entre le catalanisme populaire et une partie du courant libertaire. II est significatif, d'apres lui, que le federalisme republicain recueille apres la revolution de 1868 un grand echo elec- toral. Ce courant exprime < les aspirations du particularisme demo- cratique catalan , et une bonne partie des classes populaires (y com- pris de la classe ouvriere), de la petite bourgeoisie, des professions liberales se reconnait en lui. Les ouvriers catalans re,oivent ainsi de maniere presque simultanee le fede'ralisme communaliste de Proudhon et le federalisme republicain de Pi i Margall. Certes, l'irrup- tion de la Premiere Internationale en Espagne provoque une rupture nette entre le collectivisme libertaire et le federalisme, mais des liens persistent (la figure de Pi i Margall est entouree du respect des anar- chistes). La distance grandit apres la fin de la Premiere Republique lorsque la Federation regionale espagnole de I'AIT est contrainte de se refugier dans la clandestinite puisqu'en son sein les tendances insurrectionnelles l'emportent. La vague repressive de 1883 - apres les circonstances qui en 1881 ont favorise', grdce au laxisme du gou- vernement Sagasta, la reconstitution du mouvement syndicaliste en Catalogne - aboutit a la dissolution de la Fede'ration. L'anarcho- communisme s'en trouve conforte dans le courant libertaire. Les consequences pour la comprehension des aspirations nationales n'en etaient pas forcement negatives : I'anarcho-collectivisme qui domi- nait en Catalogne avait une orientation souvent etroitement ouvrie- riste ators que l'anarcho-communisme etait plus soucieux de rassem- bler autour de l'idee de liberation sans s'en tenir a une clientele exclusivement ouvriere.

C'est hors de ce clivage que se situe l'activite du typographe anar- chiste Llunas (bien que lie a la pratique syndicale), soucieux de mettre sur pied un mouvement culturel ouvrier qui s'exprime en langue catalane. Il met l'accent sur l'importance de l'instruction, sur

* Traduction de Michel RALLE.

A. BALCELLS

la ndcessitd de la prise de conscience par les intellectuels du pro- bltme ouvrier. Outre l'organisation de concours ideologico-litteraires, Llunas publie pendant quinze ans l'hebdomadaire La Tramontana redige en catalan. Comme dans certaines publications precedentes, moins ambitieuses et moins radicales, des ecrivains y collaborent. L'episode rappelle que des anarchistes ou d'anciens anarchistes avaient collabore au Diari Catala de Almirall qui, das 1879, avait essays de former un premier front catalan pre-nationaliste. Le contexte cultu- rel, par ailleurs, n'est plus celui d'une production mineure puisque t'apogde des lettres catalanes est proche (Verdaguer, Oller, Guimerd).

Dans la decennie 1890 il y a d'autres exemples plus remarquables d'une telle collaboration. L'impact croissant de l'anarcho-communis- me kropotkinien joue en sa faveur. De 1889 a 1893 le journal L'Aveng reunit intellectuels modernistes et anarchistes; plus tard, la revue Ciencia Social essaie de faire reculer les obstacles a une catatanisa- tion de la culture que constituent le prejuge favorable dont jouit le castillan, l'identification entre anticatalanisme et internationalisme, les options reactionnaires du catalanisme politique exprime par Uni6 Catalanista.

La periode des grands attentats anarchistes (1893-1897) va creuser un fosse entre la gauche intellectuelle catalane et le mouvement ouvrier. C'est alors que les options politiques du nationalisme conser- vateur ddbouchent sur la creation de la Lliga Regionalista, apres I'echec de sa participation au gouvernement conservateur de Silvela en 1899. Les tensions sociates s'accentuent considerablement et le point culminant en est la greve gendrale de 1902. Les possibilitds de tier la tutte pour l'emancipation sociale et la lutte pour l'emancipa- tion nationale sont ainsi fortement reduites : le catalanisme qui est le premier a s'implanter electoralement est en rupture avec te fded- ralisme republicain; I'anarcho-syndicalisme, apres la rdpression de la greve gdnerale, essaie de retrouver sa base sociale en accentuant ses traits ouvridristes.

Ces obstacles politiques ne semblent pas avoir interrompu une continuite souterraine : de nombreux ouvriers libertaires sont sensi- bles a un catalanisme populaire qui ne se reconnait pas dans la Lliga (on en trouve des dchos dans La Revista Blanca entre 1899 et 1905, dans ta revue Avenir). Le lien est plus net a partir de 1907 avec Tra- muntana qui parait t'annee des grands succes ldectoraux des redpu- blicains qui sont engages dans Solidaridad Catalana. On y retrouve l'idee, deja exprimee & quelques reprises dans La Revista Blanca et dans Avenir, que l'internationalisme collectiviste suppose l'emanci- pation de toutes les nationalitds opprimdes. La vie de Tramuntana est courte : les liens entre anarchisme et catalanisme populaire ne sont pas a toute dpreuve. Francisco Ferrer est un exemple de ces difficultes puisque L'Escuela Moderna, malgre te developpement tit- teraire du catalan, malgre une certaine presence d'ecoles catalanes, I'dcarte comme tangue de scolarisation au nom de la recherche d'un langage universel.

Michel RALLE.

Exemple stimulant tout autant qu'involontaire, I'existence de la r Solidarite catalane > (Solidaritat Catalana) encouragea la consti-

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tution de la a Solidarite ouvriere e (Solidaridad Obrera). Celle-ci ne fut d'abord, en juillet 1907, qu'une federation syndicale barcelonaise. En septembre 1908 elle devint federation catalane. Sur la couverture du premier numero du journal Solidaridad Obrera un dessin allego- rique montrait la a Solidarite ouvriere > en train de reveiller un ouvrier qui revait de la ' Solidarite catalane >. En fait, lopposition n'etait pas aussi evidente (meme si en 1910 Josep Prat pouvait 6crire dans La burguesia y el proletariado que c'etaient deux blocs enne- mis). Dans le journal La Publicidad du 30 juillet 1907, le socialiste Antoni Badia Matamala precisa, en effet, que Solidaridad Obrera ne devait pas etre considere comme un adversaire de Solidaritat Cata- lana puisqu'elle ne lui etait ni favorable ni defavorable (1). Cette prudence avait ses raisons : il s'agissait non seulement d'eviter que l'on puit voir dans la nouvelle federation syndicale une alliee du ler- rouxismo, qui luttait farouchement contre Solidaridad Catalana, mais encore de ne pas heurter les travailleurs catalanistes.

Le courant lerrouxista comptait, bien sur, de nombreux dlecteurs ouvriers (2) et il avait meme, l'occasion, ete le porte-parole du pro- letariat. Il est significatif, cependant, qu'un libertaire comme Joan Montseny ait publie dans le journal republicain et < solidaire , La Publicidad un article intitule ( un nouveau solidario ? dans lequel il appuyait Solidaritat Catalana (3). Pour la plupart des anarcho- syndicalistes qui combattaient les republicains de Lerroux cela n'avait

(1) X. CUADRAT, Socialismo y anarquismo en Catalaia (1899-1911). Los origines de la CNT, Madrid, Ediciones Revista de Trabajo, 1976, p. 187. Voir la reproduc- tion du dessin alldgorique dans ce numero.

(2) Deux des leaders de la greve generale de Barcelone de 1902, Ies anarchis- tes Ignasi Claria et Joan Homedes deviennent plus tard militants du radicalisme republicain de Lerroux. Homedes ainsi qu'un autre ancien anarchiste, Enric Pu- jol, furent en juillet 1909 des agitateurs remarques de la revolte de la ( Semaine tragique? , alors que les principaux dirigeants du Parti radical eviterent de prendre la tete de l'insurrection. Ils nierent, par la suite, avoir eu la moindre responsabilitd dans les incendies d'eglises, de couvents, d'ecoles religieuses, 6vitant tout ce qui aurait pu les rapprocher de l'anarchiste Ferrer Guardia avant son execution. Malgre leur implantation ouvriere les radicaux ne r6ussi- rent pas a controler a Solidarite ouvriere , demeurant minoritaires face aux anarchistes, aux syndicalistes et aux socialistes qui les combattirent ouverte- ment avant la < Semaine tragique ). En 1907, les districts les plus ouvriers de Barcelone donnerent leurs meilleurs pourcentages aux republicains de Lerroux, mais l'abstention y fut plus elevee qu'ailleurs alors que dans la ville la parti- cipation electorale fut d'un niveauu exceptionnel : cinquante-deux pour cent des inscrits. II faut signaler que des districts essentiellement ouvriers oU la propor- tion d'immigrants etait plus faible, ofu 'analphabetisme etait moins massif, donnerent a Solidaritat Catalana la moite de ses voix. Cela apparait bien dans B. DE RIQUER, ( Les eleccions de la Solidaritat Catalana a Barcelona ?, Recer- ques, no 2, 1972. I1 n'y eut qu'un district majoritairement proldtarien, le num6- ro I, of la candidature ? antisolidaire > obtint cinquante-deux pour cent des voix. Les radicaux conserverent leur electorat en 1910, alors que l'abstention ne fut que de quarante-deux pour cent, en obtenant 22,5 % des inscrits (en 1907 ils avaient atteint 23,4 %). Cf. pour ces r6sultats A. BALCELLS, J. B. CULLA, Con- xita Mir, Les eleccions generals a Catalunya de 1901 a 1923, Barcelone, Funda- cio Jaume Bofill, 1982. En 1910, les radicaux eurent la majoritd absolue dans les districts I, V, VII et X, c'est-tadire dans tous les quartiers de Barcelone a predominance ouvriere. Aux elections d'avril 1923, les radicaux 6taient encore en tete dans ces districts, mais les pourcentages obtenus par Lerroux et Emi- liano Iglesias allaient de trente et un a quarante-deux pour cent, loin de la majoritd absolue.

(3) J. Montseny ecrivit dans son article < L'esprit catalan chasse de Cata- logne *, La Revista Blanca, aoft 1934: ( Quand se produisit le mouvement d'opi- nion contre le gouvernement de Madrid connu sous le nom de a Solidarite Catalane >, j'ai ecrit dans La Publicidad un article intitule ( Un nouveau soli- dario >. Emilio Junoy en fit un commentaire enthousiaste.

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pas le sens d'une prise de position catalaniste. Certains d'entre eux, cependant, combattaient Lerroux parce qu'il dtait anticatalaniste. Les positions de Joan Montseny, qui n'appartenait pas encore au mou- vement syndical, etaient toujours les memes en 1912 malgre les 6ve- nements qui avaient affecte Solidaritat Catalana. Des 1912 il publia dans le journal Foment - organe du Foment Nacionalista Republica de Reus, membre de I'UFNR (4), une serie d'articles sous le titre Per Catalunya. Le catalanisme idealiste et irreductible dont il y faisait preuve a de quoi etonner car Joan Montseny proclamait sa foi dans 1'efficacite sociale qu'aurait un gouvernement catalan, quelque qu'en soit la couleur politique, a condition qu'il soit respectueux de la li- berte et du droit. C'etait la revendication implicite du droit a l'auto- determination (5).

L'importance de Solidaridad Obrera fut davantage d'arracher le mouvement ouvrier a son etat de desorganisation que de constituer une force qui avant la < Semaine Tragique , de 1909 ne fut guere effective : avec 15 000 membres elle n'encadrait que cinq pour cent des travailleurs de Barcelone. Lorsque fut declaree la greve generale et revolutionnaire contre l'envoi de reservistes destines a de nou- velles operations au Maroc - c'est cette greve qui se termina, a Bar- celone, par la semaine tragique de juillet 1909 -, le comite de greve de Solidaridad Obrera fut totalement deborde. Au soir de la deu- xieme journee de la greve, en tant que membre de ce comite, le so- cialiste catalan Fabra Ribas offrit au depute Jaume Carner, leader des republicains nationalistes, de l'aider a prendre la direction du mouvement. Cela venait apres des tentatives infructueuses aupres de Emiliano Iglesias et de ses radicaux, le premier parti du conseil municipal de Barcelone : ils avaient refuse de faire deboucher le mouvement sur la proclamation de la Republique (6). Carner, com- me les radicaux, refusa de prendre cette responsabilite. En tout cas l'empressement de Fabra Ribas, personnalite si peu catalaniste, a solliciter les republicains nationalistes montre que les relations n'etaient pas si mauvaises entre Solidaridad Obrera et le nationalis- me catalan.

Apres la fondation, en 1910, de la CNT et le triomphe de l'anarcho- syndicalisme qui devient l'axe du mouvement ouvrier en Catalogne et qui s'etend dans le reste de l'Espagne en rivalisant avec I'UGT (socialiste), les tentatives d'une partie des anarcho-syndicalistes pour apparaitre comme plus explicitement catalans demeurerent. Une troisieme epoque de Tramontana vit le jour en fevrier 1913 : c'etait un hebdomadaire libertaire, ecrit surtout en catalan, auquel colla- boraient Salvador Segui, le a gars du sucre , (Noi del Sucre), et me-

(4) Unio Federal Nacionalista Republicana. Coalition des republicains cata- nistes, mise sur pied le 1er avril 1910 (N.d.t.).

(5) P. ANGUERA, ? Federic Urales i la "qiiesti6 catalana" >, Serra d'Or, no 246, 1980, p. 13-15. Le 10 janvier 1910, J. Montseny avait 6crit dans la revue de Reus, Foment: ' J'estime sinc&rement que Camb6 est plus radical que Lerroux. Sa conclusion 6tait : Je desapprouverais tout rapprochement entre la gauche catalane et la politique de Lerroux. De meme toute separation entre la gauche catalane et sa droite m'attristerait, j'entends par "droite catalane" les r6gio- nalistes. , Montseny considerait que l'unite etait indispensable pour resister aux gouvernements de Madrid.

(6) J. CONNELLY ULLMAN, La Semana Trdgica, Barcelone, Ariel, 1972, p. 424-429.

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me Anselmo Lorenzo (7). La parution fut de courte duree. Pourtant il ne s'agissait plus d'un groupe sans lien avec le mouvement syndical mais de dirigeants syndicaux : S. Segui, par exemple, etait dejh en 1907 un des signataires du manifeste inaugural de Solidaridad Obrera. L'annee 1913 fut riche en conflits sociaux avec, en particulier, la grande greve generale du textile dont l'issue fut un succes partiel du syndicat anarcho-syndicaliste ( La Constance >, meme si en tant que confederation syndicale la CNT etait contrainte de demeurer encore dans la clandestinite (8).

Le catalanisme de Tramontana etait evident. Elle proposait un catalanisme democratique qui fait penser a celui du dirigeant de l'Unio Catalanista Domenec Marti i Julia, tel qu'il apparait dans les articles recueillis en 1913 dans son livre Per Catatunya, ou il defend l'idee que le socialisme est indissociable du nationalisme des natio- nalites opprimees. Ce nationalisme anti-imperialiste et social-demo- crate de Marti i Julia etait l'alternative theorique de gauche au natio- nalisme de Prat de la Riba qui dans La Nationalitat Catalana (1906) considerait que l'imperialisme etait la phase supreme du developpe- ment d'un nationalisme (9).

La these de Marti i Julia (l'internationalisme socialiste etait inse- parable de l'emancipation des nationalites opprimEes) avait eu un precedent lointain et oublie : le federaliste Narcis Roca Farreras. Celui-ci, dans son essai, ( El patriotismo social >, paru dans La Inde- pendencia de janvier 1872, avait anticipe sur des theses qui articulant lutte des classes et lutte pour l'emancipation nationale seraient for- mulees quarante ans apres par Lenine et Staline (10).

Les socialistes

Avant la Premiere Guerre mondiale Marti i Julia ne fut pas le seul a defendre des positions a la fois nationalistes et social-demo- crates. En 1902, un intellectuel < moderniste >, Gabriel Alomar avait expose dans La Revista Juridica de Catalana cette double approche dans son article < Harmonisation des courants socialiste et nationa- liste >. Republicain nationaliste, collaborateur de El Poble Catala, Alomar approfondit cette premiere esquisse dans ses essais Negacions i afirmacions del catalanisme et Catalanisme socialista qui datent de 1910. L'annee suivante I'UFNR rejoignait la coalition republicaine- socialiste et se rapprochait du Parti socialiste ouvrier espagnol (PS-

(7) X. CUADRAT, ( El PSOE i la qiesti6 nacional catalana fin l'any 1923 , L'Avenf, n" 5, 1977, p. 60-61. Cuadrat n'a pu verifier si Segui avait ete le direc- teur de la troisieme Tramontana comme l'affirment J. TORRENT et R. TASIS, Histbria de ta premsa catalana, Barcelone, 1966, p. 536. L'information est em- pruntee A la Bibliografia Catalana de Givanel.

(8) A. BALCELLS, < La mujer obrera en la industria catalana durante el primer cuarto del siglo XX , in Trabajo, industrial y organizaci6n obrera en la Cata- luiia contempordnea, Barcelone, Laia, 1974, p. 26-30.

(9) F. CUCURULL, ( El doctor Marti i Julia i la teoria socialista de l'allibera- ment nacional in Consciencia nacional i alliberament, Barcelone, La Magrana, 1978, p. 75-89.

(10) F. CUCURULL, Consciencia nacional i alliberament, op. cit., p. 58-79. Le texte a ete reproduit par F. CUCURULL, Panoramica del nacionalisme catalt, Paris, Edicions catalanes, 1975, vol. II, p. 264-286.

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OE) apres que le parti radical l'eut quittee (ou en ait ete expulse). Aux elections municipales de novembre 1911 deux candidats socia- listes figurerent a Barcelone, sans succes, sur les listes de l'UFNR (11). En 1923 Gabriel Alomar etait elu president de l'Unio Socialista. Le PSOE niait que la question catalane existat et qu'elle put etre posee d'un point de vue de classe alors qu'en 1910 Gabriel Alomar declarait :

L'ouvrier catalan doit devenir socialiste et le socialisme doit s'em- parer du catalanisme. Ce n'est qu'ainsi que la Catalogne rejoindra le mouvement europeen et international.

C'6tait la profession de foi d'un socialiste catalaniste. L'ouverture du PSOE vers les autonomistes catalans eut lieu au

moment ou son extreme faiblesse en Catalogne contrastait avec la grande force de l'anarcho-syndicalisme. I1 y fut incite par l'arrivee dans sa federation catalane de jeunes venant de 1'UFNR, en declin depuis 1914. Parmi eux il y avait Andreu Nin - qui en 1919 rejoin- drait la CNT et deviendrait communiste -, Marti Vilanova - mem- bre plus tard de Estat Catala -, Rafael Campalans, Joan Comorera. D'autres adherents vinrent de l'Unio Catalanista : Manuel Serra i Moret, Ram6n Pla i Armengol. C'etait apres la tentative infructueuse de Domenec Marti i Julia : pendant la guerre mondiale il essaya de faire de la vieille Unio un parti social-democrate.

Le < Centre socialiste >> de Barcelone (PSOE) apporta son soutien au projet de loi de Mancomunidades Regionales et, en 1914, la Justi- cia Social de Reus, porte-parole de la federation catalane du parti, ouvrit un debat sur la question nationale catalane. Ce fut l'occasion pour Andreu Nin de publier la premiere defense du nationalisme catalan faite par un socialiste, alors que Antoni Fabra Ribas develop- pait des arguments qui s'y opposaient (12). Malgre tout, les socia- listes catalans deciderent, en juin 1914, de defendre un projet de restructuration de l'Etat, la < confederation republicaine des natio- nalites iberiques >. Cette formule, assortie de quelques restrictions, fut adoptee par le PSOE lors de son neuvieme congres, en 1918. On discuta aussi de la necessite de mettre sur pied une autre organi- sation sur la base de partis regionaux, autonomes et confederes selon le modele austromarxiste, mais cela n'eut pas de suite.

En 1918, le socialiste castillan Largo Caballero fut elu depute de Barcelone dans la coalition de gauche et le 12 decembre de la meme annee Julian Besteiro apporta, devant les Cortes l'appui du PSOE a l'idee de l'autonomie catalane, revendication adoptee en juin 1916 par la federation catalane du PSOE. Elle avait egalement pris la defense de l'usage du catalan a qui il fallait donner droit de cite a

(11) S. ALBERTi, El republicanisme catala i la Restauraci6 mondrquica 1875- 1923, Barcelone, Alberti ed., 1972, p. 315 et 324.

(12) X. CUADRAT, ? La cuesti6n catalana y el PSOE : algunas consideraciones o, Perspectiva social, n? 5, 1975, p. 129-156. Du meme auteur : ( El debate sobre socialismo y nacionalismo de agosto-diciembre de 1915 >, Revista de Estudios Sociales, 1974-1975, p. 59-89. Voir aussi l'edition de textes et l'etude de M. DOLORS CAPDEVILA y R. MASGRAU, La Justicia Social, organ de la Federaci6 Catalana del PSOE, 1910-1916, Barcelone, 1979, 430 p.

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l'ecole et dont il fallait exiger des fonctionnaires publics qu'ils le connaissent (13).

D'un point de vue pratique, pas plus qu'en theorie, on ne parvint a articuler avec le principe de la lutte des classes la question de l'au- tonomie des nationalites de l'Etat espagnol, car les socialistes n'y voyaient qu'une concession a faire au nationalisme catalan. Ce der- nier, en echange, les aiderait a mettre sur pied une solide democratie bourgeoise dont ils consideraient qu'elle serait le premier pas vers la realisation du socialisme en Espagne. Nul ne s'etonnera qu'avec une telle orientation le PSOE ait pu revenir, en 1923, sans beaucoup d'hesitations, a des positions anti-autonomistes. La rupture avec la CNT, la scission communiste, la conjoncture de crise de l'apres- guerre, l'impatience et les desillusions du parti face aux maigres re- sultats de son virage pro-autonomiste - il en avait espere une vague d'adhesions en Catalogne -, le decouragement devant l'effondre- ment de la gauche nationaliste et devant l'hegemonie, au sein du nationalisme catalan, d'une Lliga Regionalista de plus en plus droi- tiere, tout cela contribua au repli defensif de la direction du PSOE, desarmee face a la realite catalane (ce n'etait qu'un avant-gout de sa soumission a la dictature de Primo de Rivera des que le coup d'Etat de septembre 1923 fut consomme). C'est un internationalisme abs- trait, c'est la conviction dogmatique que bourgeoisie et nationalisme etaient la meme chose qui, en janvier 1923, firent dire a Indalecio Prieto, devant le Centre de Lecture de Reus, a Antoni Fabra Ribas, devant l'Ateneo Barcelones, que le socialisme n'etait pas compatible avec le nationalisme catalan. Campalans leur repondit, en fevrier, au cours d'une autre conference, devant le Centre Autonomiste de Dependents del Comerg i de la Industria, sur El socialisme i el pro- blema de Catalunya:

Si les socialistes proclament les principes de la liberte le nationa- lisme catalan pose un probleme de liberte collective. Socialistes de Catalogne, a cote de tous les principes fondamentaux qui figurent dans le programme du parti - lutte des classes, socialisation des moyens de production, de distribution et d'echange, etc. -, au meme niveau, ni plus haut, ni plus bas, nous devons consacrer un nouveau principe, tout aussi fondamental a nos yeux : celui de la liberte totale et absolue de la Catalogne (14).

Le premier pas vers la fondation de l'Unio Socialista de Catalu- nya en juillet 1923 etait fait. Au debut ce ne fut qu'un club politique ouvert aux socialistes membres du PSOE mais aussi aux nationa- listes sociaux-democrates, tel Jaume Aiguader membre de Estat Ca- tald, ou aux communistes independants comme Jordi Arquer. La deuxieme epoque de Justicia Social parut a Barcelone de novembre 1923 a mai 1926. Elle etait totalement redigee en catalan. Meme si Besteiro et le socialiste catalan Josep Recasens avaient adresse un

(13) A. BALCELLS, < El socialismo en Catalufia durante la IIa Republica ) in Trabajo industrial y organizacion obrera en Cataluna, op. cit., p. 162-163. Voir aussi X. CUADRAT, < El PSOE... ,, art. cit., p. 56-63 ; ainsi que J.M. RODS, (< So- cial-democrhcia catalana i qiesti6 nacional 1910-1934 >>, Recerques, n0 7, 1978, p. 124-132.

(14) A. BALCELLS, Ideari de Rafael Campalans, Barcelone, Portic, 1973, 171 p. 5

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salut cordial h l'USC, la rupture avec le PSOE etait proche. A l'in- comprehension du centre s'ajoutait l'hostilite du noyau anti-catala- niste de l'organisation socialiste de Barcelone. C'est lui qui, jusqu'au printemps 1936, allait decourager toute tentative pour creer un so- cialisme catalan, autonome sur le plan de l'organisation, autonomiste sur celui de l'orientation politique. Le desaccord a propos de la col- laboration des socialistes espagnols avec Primo de Rivera, l'adoption du mot d'ordre de front unique avec les communistes et les anar- chistes, allaient hater la rupture. L'USC devient un parti en 1931. Au mois de mars de la meme annee, elle avait repousse la proposi- tion de se fondre dans la nouvelle organisation Esquerra Republi- cana de Catalunya. Elle accepta, cependant, de conclure avec elle des accords electoraux qui survecurent a toutes les elections de la periode republicaine et qui permirent a l'Unio d'avoir des elus, par- lementaires et municipaux, bien plus nombreux que ceux qu'elle aurait obtenus en se presentant seule. Il y avait, certes, un incon- venient : aux yeux de l'electorat ouvrier, elle ne se differenciait pas du parti qui conserva l'hegemonie de 1931 a 1936. Elle ne parvint donc pas a creer une alternative a l'Esquerra. La seule organisation a s'en distinguer etait la Lliga Regionalista - Lliga Catalana depuis 1933 - qui surmontait peu a peu son effondrement du 12 avril 1931 quand elle avait soutenu une monarchie a l'agonie.

Si l'on ne peut pas ne pas tenir compte de l'evolution, pendant cette periode, des rapports entre socialistes et catalanistes, l'attitude des anarchistes face au mouvement national catalan est d'une autre importance historique puisque l'anarcho-syndicalisme domine alors le mouvement ouvrier catalan.

Les anarchistes

L'objectif de la greve generale d'aoCut 1917, que dirigent la CNT et 1'UGT, etait d'imposer le programme de reformes adopte par l'As- semblee des parlementaires, tenue un mois auparavant. L'autonomie de la Catalogne y tenait une place essentielle. Les dirigeants de la CNT refuserent cependant de rencontrer Camb6 qui cherchait a negocier avant la greve d'aout. Cela n'empeche pas la CNT d'etre indirectement liee au bloc regionalistes-republicains-socialistes du fait de son alliance avec l'UGT et de ses contacts avec des republi- cains autonomistes comme Marcelino Domingo et Francesc Layret. La majorite de l'Assemblee des parlementaires consid6ra que la greve generale, severement r6primee par l'armee, etait un deborde- ment de ses positions reformistes. Grande fut la deception des anar- cho-syndicalistes chez qui s'amplifiaient la tendance a l'inhibition politique et la mefiance a l'Fgard des socialistes espagnols et des republicains catalanistes. En meme temps commencaient les atten- tats contre les patrons et contre les ouvriers hostiles aux consignes de la CNT. Les dirigeants qui avaient la responsabilite de la conf6- deration, incapables d'y mettre fin, se bornerent a condamner le terrorisme.

C'est a la fin de la guerre mondiale que la Catalogne connut la

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plus grande campagne autonomiste du premier tiers du siecle. La Lliga qui n'avait plus de representants au gouvernement central passait a l'opposition nationaliste, beneficiant a nouveau de l'appui reticent des republicains et des socialistes. Solidaridad Obrera ne pouvait se taire devant une question aussi brulante, d'autant plus que la CNT, grandissant tres vite, n'etait plus une force secondaire. Elle se cantonna dans une reserve hostile face au front autonomiste dont seuls les monarchistes - pas tous - et les anarcho-syndica- listes ne faisaient pas partie. Un editorial du 16 decembre 1918, , Ni avec les uns ni avec les autres ), essayait de justifier et de nuancer une inhibition qui tranchait avec l'appui des socialistes a la cause de l'autonomie catalane. La CNT avait fort a faire pour que cette m6- fiance ne fut pas regue comme une collaboration passive avec le cen- tralisme monarchique (15).

Lors d'un meeting, le 12 janvier 1919, quatre jours avant la sus- pension des garanties constitutionnelles par le gouvernement Roma- nones et la detention des principaux dirigeants de la CNT, Salvador Segui prononce un discours qui est significatif de ces preoccupa- tions. Prevoyant que la repression et l'epreuve de force sont immi- nentes, les dirigeants cenetistas donnent des consignes de calme et de discipline aux ouvriers pour qu'ils ne se laissent pas tenter par la violence qui risquerait de fournir un pretexte b la repression. Si Pes- taia renouvelle ses attaques contre Camb6, au nom du mepris que lui inspire la cause autonomiste, les propos de Segui, sont par contre, nettement favorables a l'autonomie catalane:

Nous ne voulons pas que la Catalogne soit une colonie (16) sem- blable a celles oZu ces messieurs les fabricants de Barcelone font vivre leurs ouvriers comme des esclaves. Nous voulons que la Catalogne soit un peuple libre, conscient et bien administre. Nous sommes plus catalans qu'eux, pourtant si fiers de leur catalanisme. Mais nous ne voulons pas davantage faire le jeu du pouvoir central, car celui-ci n'attend que le moment ou les autonomistes seront reduits h l'im- puissance, ou un quelconque autre pretexte, pour revenir sur des concessions et pour affirmer qu'ils ne peuvent ni dominer ni gouver- ner les diverses composantes de la Catalogne (17).

La suite allait lui donner raison. La greve de La Canadiense et celle des ouvriers des compagnies d'electricite, prolongees par la

(15) c, Quant au probleme de l'autonomie de la Catalogne [...], nous ne pou- vons etre ni pour les uns ni pour les autres [...]. Que tous les travailleurs d'Es- pagne sachent bien que le mouvement pour l'autonomie que m6nent les plou- tocrates de la Lliga n'a ni l'accord ni la sympathie des travailleurs de Catalogne. Les travailleurs pensent qu'avec ou sans l'autonomie, en Catalogne, ils seront les victimes propitiatoires que l'on sacrifiera au dieu Capital [...]. La reven- dication de l'autonomie ne nous interesse pas, si ce n'est lorsque le peuple descend dans la rue. Cela, qui peut se transformer en emeute, cette emeute qui peut deboucher sur une revolution liberatrice, nous interesse, car cela reflete le malaise du peuple et la volonte de sortir de son etat [...]. Nous resterons a l'ecart, mais nous y preterons attention.

(16) Segui fait allusion aux colonias, etablissements industriels de la mon- tagne catalane oui les ouvriers et ouvrieres sont loges, contr6les, gardds etc. (N.d.t.).

(17) Ce sont les mots que El Diluvio du 13 janvier 1919 attribue a Segui lors du meeting du Teatro Bosque. Le texte est reproduit par A. ELORZA, Articulos madrilenos de Salvador Segui, Madrid, Edicusa, 1976, p. 33.

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greve generale, causerent un tel traumatisme a Barcelone et dans la region que la campagne autonomiste fut arr'ete net et reduite, desormais, des actions marginales.

La polarisation sur laquelle debouchait maintenant la lutte des classes rendit les positions plus raides, plus univoques. Cela peut expliquer que Salvador Segui ait tenu a la Casa del Pueblo de Madrid, le 4 octobre 1919, des propos qui ne sont pas ceux de janvier, des propos que l'on n'aurait pas attendus d'un dirigeant au catalanisme evident et qui avait, en outre, d'excellents rapports avec Francesc Layret, avec Lluis Companys, avec d'autres republicains catalans (18). On ne peut, cependant, en conclure que Segui etait desormais d'ac- cord avec ces anarcho-syndicalistes convaincus que les ouvriers de- vaient se detourner de la cause de l'autonomie puisque le mouve- ment etait domine par la Lliga. A c6te de la version du discours de Segui publie par Espaha Nueva et a c6te de celle que la memoire de Pere Foix a reconstituee quarante ans plus tard, il en existe une autre, reproduite par Josep Viadiu dans sa brochure Salvador Segui, el hombre y sus ideas, publiee en 1930, a Valence. I1 s'agit, peut-etre, du discours que prononca le < gars du sucre , a Saragosse en 1919, lors du voyage de retour qui suivait son intervention a la Casa del Pueblo de Madrid. Cette deuxieme version est plus coherente que la premiere, bien qu'elle en soit plus proche que de la recreation de Pere Foix : Salvador Segui voulait souligner, hors de Catalogne, que le nationalisme catalan n'etait pas independantiste, que la Lliga, qui voulait monopoliser la representation de la Catalogne, etait, du fait de sa base bourgeoise, moins nationaliste qu'elle ne le pretendait, que la CNT n'etait pas contre l'autonomie de la Catalogne, meme si elle etait decidee a ne jamais faire partie d'un mouvement dirige par la Lliga Regionalista (19).

C'est l'engrenage de la violence, en quoi avait degenere la Iutte des classes a Barcelone avant la dictature de Primo de Rivera, qui empecha toute nuance, toute alternative, et qui fut responsable de l'assassinat de Francesc Layret en 1920, de la tres dure repression

(18) A. ELORZA reproduit ce discours entier dans le livre cit6 dans la note pr6ecdente, p. 47-60. Pere Foix, alors cadre de la CNT, qu'il quitta sept ans plus tard, se fondait sur des extraits du discours de Segui en 1919, tel qu'il les avait entendus de la bouche du Noi del Sucre en 1922. L'image de Segui qui s'en ddgage est celle d'un syndicaliste qui, tout en reprochant a la Lliga Regio- nalista son inefficacit6 due a son souci de collaborer avec le gouvernement de Madrid, ddfinissait les conditions de I'adhesion du mouvement ouvrier - et donc de la CNT - i un catalanisme rdvolutionnaire, presque ((independan- tiste >. Comme 1'6crit Elorza : ( Segui aurait ete ainsi un surprenant defenseur de l'id6e d'un Etat multinational s'appuyant sur la classe ouvriere. > Cf. P. FoIx, Apostols i mercaders, Mexico, 1957, p. 97-98. X. Cuadrat a trouve dans Espaiia Nueva, de Madrid, la version stenographiee et il a remarque des differences notables avec la version de P. Foix (X. CUADRAT, Serra d'Or, 1975).

(19) Reproduit dans J. VIADIU, Salvador Segui, su vida, su obra, Choisy-le-Roi, Cuadernos populares, 1960, p. 46-47 et 6galement dans le livre de I. MoLAs, Sal- vador Segui, Escrits; Antologia Catalana, Barcelone, Ed. 62, 1975, p. 52-53. Dans la version de Viadiu le paragraphe cle est identique i celui de Espaiia Nueva et donne une position autonomiste : o Que l'on donne l'autonomie a la Cata- logne, qu'on aille jusqu'a lui donner son independance, savez-vous qui seront les premiers a la refuser ? Nous ? En aucun cas. Nous essayerions au contraire de nous entendre d'une maniere ou d'une autre avec la bourgeoisie catalane. Les premiers a refuser l'inddpendance de la Catalogne seraient les marchands de la Lliga. C'est la bourgeoisie catalane qui se rassemble dans la Lliga qui, a coup sur, la refuserait. >

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des annees 1920-1922 - on put voir un republicain comme Lluis Companys arrete et deporte a Mahon en meme temps que les prin- cipaux dirigeants de la CNT -, de l'assassinat, enfin, de Salvador Segui en 1923.

Comme cela etait deja arrive h la fin du xIxe siecle, le terrorisme anarchiste - sous la forme, cette fois-ci, du pistolerismo anti-patronal et anti-jaunes - isola le mouvement ouvrier et dechaina une repres- sion brutale qui frappa durement les hommes politiques, republi- cains et catalanistes, de la classe moyenne qui avaient ete les avocats des cenetistas lors de leurs proces et qui recherchaient une alliance entre le nationalisme de gauche, desorganise et divise, et la CNT. L'aboutissement concret en aurait ete le souhait emis, semble-t-il, par Layret avant son assassinat que Salvador Segui fut candidat aux elections legislatives sur sa liste (20).

Pris entre, d'un cote, la violence extreme de l'affrontement de classes, et, de l'autre, la crainte irraisonnee d'une revolution sociale, la gauche catalaniste perdait des suffrages dans la petite bourgeoi- sie sans en gagner chez les ouvriers. Lorsqu'il sortit de prison, Lluis Companys, devenu depute de Sabadell a la place de Layret disparu, abandonna la ligne de rapprochement avec la CNT. De son c6ot Segui ne faisait plus allusion a l'autonomie de la Catalogne. Le (gars du sucre , fut assassine en mars 1923 avant qu'il ait pu definir une strategie revolutionnaire et entamer la moindre initiative pour creer un parti ouvrier, ce qui etait pourtant l'intention que les anarchistes lui pretaient et qui les scandalisait si fort (21).

Salvador Segui, le plus connu des dirigeants de la CNT de cette periode, ne voulait pas d'un syndicalisme subordonne a l'anarchisme ni que l'un et l'autre puissent etre confondus. La CNT etait trop faible pour mener a bien une revolution sociale et, en meme temps, trop forte pour etre ignoree par les partis politiques, en particulier ceux de l'opposition. C'est parce que le < gars du sucre > voulait evi- ter l'isolement de la CNT qu'il rechercha - et qu'il accepta - des alliances avec les socialistes et avec les republicains aussi bien cata- lanistes qu'espagnols.

En 1896, le terrorisme avait coupe les ponts entre deux forces alors desorganisees : la gauche nationaliste catalane et l'anarchisme. En

(20) P. Foix decrit les contacts avec les republicains catalanistes Layret, Alo- mar et Marcelino Domingo et avec les socialistes Serra i Moret, Comaposada et Campalans dans Serra i Moret, Mexico, 1967, p. 111. En ce qui concerne la candidature a laquelle pensait Layret, voir le temoignage du journaliste F. Ma- drid dans l'article qu'il a publid le 30 novembre 1929 dans La Campana de Gracia. C'est le texte qu'utilise J. FERRER, Layret 1880-1920, Barcelone, Nova Terra, 1971, p. 201-203.

(21) Un an apres l'assassinat de Segui, J. Montseny ecrivait encore dans le numero 21 de La Revista Blanca (lel avril 1924) : < Ni les projets ni les iddaux de Segui n'etaient libertaires, meme s'il a ecrit dans un de ses deriers articles publies dans Solidaridad Obrera "Nous, les libertaires". Mais etait-il socialiste ? Pas davantage. Communiste ? Encore moins. Dans un autre contexte il aurait ete socialiste; a Barcelone il ne pouvait pas l'etre. Ce que voulait Segui c'etait fonder un nouveau parti avec les ouvriers membres des syndicats d'orientation bakouniniste. D'oii cette invention, le "possibilisme libertaire"; d'oui ses phra- ses : "nous devons faire de la politique pour occuper les positions de la bour- geoisie"; d'oiu son penchant pour les procedes et les greves politiques, ses amities et ses relations avec des politiciens.> L'article du socialiste catalaniste R. Campalans du 8 mars 1924 (cf. A. BALCELLS, Ideari de Rafael Campalans, op. cit.) est assez proche des jugements de J. Montseny.

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1920, il fit A nouveau obstacle B leur entente alors qu'elles etaient desormais organisees, l'une en parti et l'autre en centrale syndicale majoritaire. Par sa presence, la Lliga Regionalista, qui n'existait pas en 1896, rendait plus compliquee encore cette possibilite d'entente anarcho-catalaniste. I1 est, certes, inutile de speculer sur les inten- tions du , gars du sucre >, mais l'evolution de nombre de ses compa- gnons est significative. Huit ans aprts la mort du celebre dirigeant cenetista, certains allaient rejoindre l'Esquerra Republicana de Cata- lunya ou rester dans son orbite. Ce fut le cas de Marti Barrera, de Grau Jassans, de Sim6 Piera, de Pere Foix. D'autres allaient quitter la CNT, ou en etre exclus, A cause de leurs choix syndicaux < tren- tistes > (22) : Joan Peir6, Sebastia Clara, d'autres encore, et aussi Angel Pestania qui creait en 1934 le Parti syndicaliste, ce parti dont les anarchistes avaient craint en 1923 qu'il ne fit fond6 par Segui. Il est A noter, enfin, que c'est la coincidence de fait, en 1931, de la CNT et de la gauche nationaliste et republicaine, unifide au sein de l'Esquerra Republicana, qui allait permettre cette addition de suf- frages ouvriers et petits bourgeois qu'avaient recherchee en vain, avant 1923, ceux qui comme Layret voulaient modifier le rapport des forces en marginalisant le lerrouxismo et la droite catalaniste. C'est cette addition qui amena la proclamation de la Republique a Barcelone, le 14 avril 1931, et qui en fit pendant trois jours une Re- publique catalane, ( en tant qu'Etat membre de la Federation ib6ri- que > comme le proclama Francesc Macia.

C'est a Pestaiia, secretaire general de la CNT, que Macia proposa le poste de conseiller du travail. Pestafia refusa, mais il reaffirma le soutien confederal au nouveau regime, qui se manifesta par le retrait du mot d'ordre de greve generale (23). Les numeros de Soli- daridad Obrera anterieurs aux elections du 12 avril 1931, avec la publication d'entretiens et de portraits sur les leaders du rdpubli- canisme catalan ou espagnol, sont revelateurs de l'attitude des anar- cho-syndicalistes. Dans son editorial du 19 avril Joan Peiro affirme que < sans l'attitude des apolitiques de la CNT les republicains et les socialistes n'auraient pas gagne les elections du 12 qui ont per- mis le changement de regime >. Federica Montseny, dans La Revista Blanca du ler mai, ecrit que l'heure n'est pas a une revolution anar- chiste, que, si les republicains tiennent leurs promesses, il pourrait s'ecouler des lustres avant qu'elle soit a l'ordre du jour; il faut donc appuyer le nouveau regime face au peril contre-revolutionnaire. El Luchador avait ddclare quelque chose de semblable dans son edito- rial du 24 avril, meme si le ton etait plus distant, plus sceptique. La nuance catalaniste etait plus nette dans l'article que Joan Montseny avait ecrit pour La Revista Blanca du 1 juin :

Ce qui est fondamental c'est la R6publique. [...] La Rdpublique espagnole et, surtout, la Republique catalane sont proches de nous aujourd'hui. Nous avons partage la vie de ses hommes, certains en

(22) Le courant doit son nom au Manifeste des Trente responsables de la CNT (parmi eux Peir6 et Pestaiia) qui prennent position contre le volonta- risme de la FAI face h la Seconde Republique (N.d.t.).

(23) F. SOLDEVILA, Historia de la proclamaci6 de la Republica a Catalunya, Barcelone, Curial, 1977, p. 72.

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prison, d'autres en exil, et nous 6tions tous persecutes par la dictature monarchique. Comment ne les prefererions-nous pas aux dictateurs qui, tels des fauves, nous poursuivaient, qui nous torturaient comme s'ils avaient ete des inquisiteurs punissant des heretiques, qui nous faisaient assassiner dans la rue ?

La politique d'extirpation du sentiment national engagee par la dictature, en reprimant les expressions les plus populaires de la cata- lanite, en dissolvant des organisations catalanistes sans appartenance politique, etait devenue insupportable : depuis longtemps les Cata- lans n'avaient connu d'interdiction aussi systematique de leur ma- niere d'etre et de s'exprimer. En outre, aux yeux de nombreux mili- tants ouvriers, cette repression avait contribue a redonner vie au catalanisme en tant que force democratique fondamentale et avait stimule, par reaction, leur conscience catalane. C'est la constatation que pouvait faire le marxiste catalan Jordi Arquer dans le numero de Treball du 21 avril 1930.

Dans les conspirations contre le regime de Primo de Rivera, dans les debats publics sur les orientations pass6es du mouvement ouvrier en Catalogne, anarcho-syndicalistes et nationalistes de gauche avaient donc eu des points d'accord pendant les annees 1920. Macia, malgre ses mauvaises relations avec Segui et Pestafia avant le coup d'Etat de 1923 (24), avait mis sur pied, a Paris, le 8 janvier 1925, un < Co- mite d'action de libre alliance > dont faisaient parti Estat Catala, la CNT - alors desorganisee par la clandestinite - et le Parti com- muniste, encore minuscule. Rafael Vidiella y representait la CNT et il a rappele dans ses m6moires qu'il etait plus souvent d'accord avec le confederalisme democratique de Macia qu'avec le sovietisme abs- trait de Bullejos, secretaire general du PCE (25). Ce comit6 ne de- boucha sur rien et, finalement, en 1926 Macia et les siens tenterent de faire penetrer des guerrillas par Prats de Mollo. La police fran- qaise les en empecha. Si quelques anarchistes prirent part, a titre personnel, a cette tentative, Macia avait surtout recu de la direction de la CNT la promesse qu'elle declencherait la greve generale a Bar- celone des que l'action armee aurait commence.

Reduits par la force des choses a leur plus simple expression, les contacts entre anarcho-syndicalistes et catalanistes de gauche ne reprirent, de maniere publique, qu'en 1928 a l'occasion de la polemi- que sur les causes de l'implantation et de l'echec respectifs en Cata- logne de l'anarchisme et du socialisme. La polemique avait ete lan- c6e par la revue L'Opinio, dont la redaction rejoindra trois ans plus tard l'Esquerra Republicana. Grace aux premiers intervenants, Joa- quin Maurin et Joan Peir6, le debat mit en relief la conviction des cenetistas catalans qu'il y avait des relations profondes entre le

(24) Dans Salvador Segui, el Noi del Sucre, Barcelone, Ariel, 1974, Manuel Cruells insiste sur ces mauvaises relations. 11 cite un article de Macia paru dans La Tralla du 16 decembre 1922 oi il demande a Pestafia de ne pas faire de lerrouxismo et oi Salvador Segui est traite avec un certain mepris.

(25) J. CARNER RIBALTA, De Balaguer a Nova York passant per Moscou i Prats de Moll6, Paris, Ed. catalanes de Paris, 1972, p. 56-57 et 101. Le Comite national de la CNT forme par Jose Brufau, Massoni et Peir6 nomma Vidiella representant de ce Comite a Paris. Cf. le t6moignage de Vidiella in M. ROIG, Rafael Vidiella, l'aventura de la revoluci6, Barcelone, Laia, 1974, p. 75-79.

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caractbre catalan et l'anarcho-syndicalisme. C'etait une reponse aux marxistes et de maniere paradoxale l'argumentation de J. Peir6 avait, sur ce point-cle (26), les memes references que l'ideologie nationa- liste. Prirent part au debat Andreu Nin, encore a Moscou, Marti Vi- lanova, Jaume Aiguader, le directeur de la revue, Lluhi i Vallesca, Jordi Arquer et quelques autres.

Le manifeste de , rassemblement > republicain, diffuse a Barce- lone en mars 1930, apres la demission de Primo de Rivera, est un reflet assez net de ce dialogue critique ouvert a l'initiative de L'Opi- nio. Il etait signe par Joan Peir6, Pere Foix, Josep Viadiu et Marti Barrera, mais les critiques des gardiens de l'orthodoxie libertaire contraignirent Peir6 et Foix a retirer leur signature. Les anarcho- syndicalistes, apres la reconstitution rapide de la CNT, furent toute- fois presents des le debut dans les comites unitaires et republicains qui conspirerent a l'automne 1930 pour renverser la Monarchie et hater la proclamation de la Republique (27).

La R6publique

En proclamant la Republique catalane le 14 avril 1931, le but de Macia n'etait pas de briser le pacte de Saint-Sebastien, conclu en aout 1930 avec les republicains et les socialistes espagnols, mais de bruler les etapes d'un processus de federalisation de l'Espagne. Apres cette proclamation du droit du peuple catalan a l'autodetermination nationale et a la souverainete immanente, il etait pret a renoncer a la Republique catalane en echange de la large autonomie politique que pourraient lui accorder les Cortes constituantes de la Republi- que. Pendant ces trois jours de vie de la Republique catalane on n'eut jamais l'intention de deboucher sur une revolte pour l'inde- pendance.

Quant a la CNT, dans un editorial de Solidaridad Obrera du 19 avril ecrit par Peir6, elle signifia qu'elle n'appuierait pas Macia dans le cas oiu un grave conflit surgirait avec Madrid car son principal souci etait de consolider le nouveau regime republicain. Si les cene- tistas catalans n'avaient pas l'intention d'aller plus loin, la CNT espa- gnole, lors du plenum de ses regions tenu a Madrid le 23 avril - le

(26) ( En Catalogne, le socialisme marxiste doit surmonter un probleme psy- chologique et un sentiment autochtone que les socialistes madrilenes ne com- prennent pas. Ce probleme et ce sentiment sont, d'une certaine maniere, incom- patibles avec le sentiment unitaire et centraliste du socialisme international. La Catalogne a vu naitre le grand polygraphe Pi i Margall : elle est le berceau du federalisme. Si on salt cela, on comprend pourquoi la Catalogne est imper- meable au socialisme marxiste et pourquoi l'anarchisme y est - et y restera - de loin le plus vigoureux. Le socialisme marxiste n'y existe pas et I'anar- chisme y est surtout federaliste. Le caractere de l'ouvrier catalan est profon- dement laborieux et revolutionnaire alors que les mots d'ordre du socialisme madrilene sont a l'image de l'apathie face au labeur, de la soif de fonctions bureaucratiques, d'oi qu'elles viennent. Voila les veritables causes de l'imper- meabilite de la Catalogne au socialisme madrilene. > (Cf. la page 65 de la ver- sion catalane et la page 56 de la castillane de cette polemique reproduites et commentees par A. BALCELLS, El arraigo del anarquismo en Catalufia; textos 1924-1934, Madrid, Jucar, 1972).

(27) Voir le tenloignage de deux delegu6s de la CNT, B. Pou et J.R. MAGRINA, Un anio de conspiraci6n, Barcelone, Ediciones Rojo y Negro, 1933, 309 p.

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LA QUESTION CATALANE DE 1907 A 1936 73

probleme catalan etait regle depuis quelques jours -, tapa sur ce clou deja enfonce et menaga, avec l'approbation des representants catalans, d'appeler a la greve generale voire a l'insurrection armee contre toute initiative ' separatiste > de la < region catalane >, du Pays basque et de la Galice. De telles menaces etaient justifiees au nom de < l'unite et de la vie organique du proletariat et d'un inter- nationalisme abstrait. Quant a Joan Peir6, dans un article de Soli- daridad Obrera du 5 mai, il essaya de justifier, de nuancer, de tem- perer des declarations aussi hostiles au catalanisme imposees par les representants cenetistas du reste de l'Espagne (28).

Les declarations faites lors du plenum de la CNT furent violem- ment critiquees par les communistes catalanistes du c Bloc ouvrier et paysan >. Leur exclusion de la centrale syndicale survint peu apres. Hilari Arlandis dans L'Hora du 21 mai 1931 accusa les anarcho- syndicalistes d'avoir rejoint le courant imperialiste qui veut l'univer- salisation par l'absorption, qui ne laisse aucune liberte pour que soit negociee une federation, qui pietine le droit revolutionnaire a l'auto- determination.

Lors du congres de la CNT, le 11 juin 1931 a Madrid, le rapport traitant de l'attitude a adopter face au nouveau regime continuait a combiner, de maniere contradictoire, la sympathie a l'egard de l'au- tonomie catalane avec l'hostilite a l'egard de l'autonomie basque ainsi que la proposition d'une generalisation du systeme federal qui eviterait que les comparaisons entre regions y suscitent d'eventuelles insatisfactions. Mais ce rapport, mis au point par les ( syndicalis- tes >, ne fut pas adopte (29). Le silence de Solidaridad Obrera a l'oc- casion du plebiscite du 2 aouit 1931 ou fut approuve, en Catalogne, le projet de statut redige a Nuria pourrait etre interprete comme le signe d'un accord implicite. Lorsqu'une annee plus tard les Cortes constituantes imposerent de substantielles restrictions au statut de- finitif, approuve en septembre 1932, certains porte-parole de la CNT condamnerent les restrictions imposees par les partis de gauche mais ils se garderent de rappeler l'opposition anarcho-syndicaliste au droit a l'autodetermination en avril de l'annee precedente (30).

En aout 1931, trente dirigeants de la CNT publierent un mani- feste qui condamnait le maximalisme tel que la centrale l'imposait dans les conflits du travail oiu elle etait partie prenante. I1 condam- nait aussi ses projets d'insurrection. Ce fut le prologue de la montee des faistas (31) a la direction de la region catalane en 1932 et de sa scission en 1933 (32). Ceux qui consideraient que le maximalisme

(28) Peir6 ecrivait : < La ligne qui separe le nationalisme du federalisme et de la liberte fondee sur la solidaritd universelle entre les peuples constitue la base de la position de la CNT face au sdparatisme catalan et a ses balbutie- ments. I1 peut, apparemment, signifier la liberte nationale de la Catalogne. Si l'on considere, cependant, l'experience historique des nationalismes, il ne pre- sente pas la moindre garantie pour assurer les libertes, politiques, economiques et sociales des Catalans. >

(29) J'ai developpe plus longuement ce point dans ( La crisis del anarcosin- dicalismo y el movimiento obrero en Sabadell entre 1930 y 1936 > in Trabajo industrial y organizacion obrera, op. cit., p. 183-320.

(30) Voir a ce sujet Solidaridad Obrera du 16 septembre 1932 et l'article de J. Peir6 dans La Tierra du 3 decembre.

(31) Nous avons conserve ce mot pour designer les membres ou sympathi- sants de la FAI (N.d.t.).

(32) M. BUENACASA, La CNT, los Treirnta y la FAI, Barcelone, 1933, p. 75.

A. BALCELLS

revendicatif et les modeles insurrectionnels etaient nocifs voire in- viables et qui s'opposaient a l'emprise de la FAI sur la CNT furent accuses par les anarchistes de faire le jeu de l'Equerra Republicana et de la Generalitat provisoire. Federica Montsony dans un article de El Luchador du 18 septembre 1931 soupgonna les dirigeants e trentistes ? de la CNT de Catalogne d'avoir negocie avec Macia en vue de favoriser l'approbation du ( statut o et d'etre prets ( a jouer a Barcelone, face au gouvernement de la Generalitat, le role que l'UGT joue a Madrid face au gouvernement de la Republique >. Elle annonga qu'une fois

la CNT catalanisee, son comit6 national installe a Barcelone, elle abandonnera le reste de l'Espagne, comme elle a deja abandonne les greves de Seville et de Saragosse.

Le courant < syndicaliste > hostile au maximalisme anarchiste l'emporta dans quelques villes industrielles ou l'immense majorite de la classe ouvriere etait catalane : Sabadell, Manresa, Badalona, Mataro, Vails et Igualada. Mais dans la federation locale de Barce- lone il dut affronter la domination faista. Rafael Vidiella, qui venait de rejoindre l'UGT et le PSOE, affirma en octobre 1935 dans Levia- tdn, de Madrid, que l'organisation de la CNT en syndicats uniques ou d'industrie avait favorise a Barcelone les manceuvres au detriment des ouvriers qualifies et, donc, la domination des ouvriers immigres sur les ouvriers autochtones et que les premiers, en ce qui concerne leurs positions a l'egard du nationalisme catalan, etaient influences par les prejuges propres au nationalisme espagnol. Vidiella consta- tait que dans les organisations de l'opposition < syndicaliste > (( on ne parlait que catalan et plutot castillan dans celles de la CNT ).

Quoi qu'il en soit, les revues Cultura Libertaria et Sindicalismo, porte-parole successifs des syndicalistes hostiles a l'action de la FAI dans la CNT, furent exclusivement publiees en castillan. De meme elles eviterent generalement les themes de l'autonomisme catalan. A Sabadell, en revanche, l'organe de la federation locale des syndi- cats, Vertical, publia de plus en plus d'articles en catalan et il alla plus loin encore que la scission ( trentiste > dans l'affirmation cons- ciente de son catalanisme, puisqu'il osa publier le 29 juin 1934, a l'occasion du conflit entre le gouvernement republicain et celui de la Generalitat - c'est la loi catalane sur les contrats agricoles qui dtait en cause - un editorial ofu il condamnait la traditionnelle timi- dite cenetista en ce qui concerne l'autonomie catalane et oiu il de- mandait que le mouvement ouvrier defende les libertes catalanes en danger. Vertical expliquait cette timidite par la facilite avec la- quelle accedaient a la direction des syndicats de Barcelone des im- migrants deracines et inexperimentes, phenom6ne dont l'anarchiste aragonais Manuel Buenacasa soulignait qu'il etait un des defauts chroniques de la CNT. Quand Angel Pestafia publia le manifeste du nouveau - et si critique - < Parti syndicaliste > le le juillet 1934, il insista sur l'adhesion A la cause de l'autonomie catalane et il pre- cisa que cela ne supposait, evidemment ni < separatisme o ni rup- ture avec les ouvriers du reste de l'Espagne puisque le parti de Pes-

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tafia voulait toucher tout le territoire de l'Etat (33). Ces positions de la federation de Sabadell ou de Pestafia etaient-elles exception- nelles ? I1 pourrait etre tentant de le croire puisque la premiere allait rejoindre 1'UGT en 1936 et que le second avait rompu en fevrier 1934 avec l'orthodoxie qui etait majoritaire meme parmi les syndicalistes dissidents de la CNT. En realite, les positions des ? trentistes >, bien que moins explicites, etaient fondamentalement semblables a celles de Vertical et du Parti syndicaliste. La seule difference etait leur souci de ne pas apparaitre aussi partisans d'une revision car cela aurait rendu impossible leur retour au sein de la CNT majoritaire.

L'entr6e des < syndicalistes , dans 1'< Alliance ouvriere >, a la fin 1933, posa la question d'une revision inevitable de leurs positions originelles, puisque l'unite d'action, defensive-offensive, avec les communistes et les socialistes face au danger reactionnaire suppo- sait une base d'accord minimale. C'est precisdment au nom de l'or- thodoxie anarcho-syndicaliste que la CNT refusait tout rapport avec 1'a Alliance ouvriere 7. Les < syndicalistes ), quant a eux, s'engageaient dans la realite immediate et, donc, dans I'etape democratique de la revolution proletarienne avec les diverses perspectives qui en etaient l'expression : l'autonomie de la Catalogne et la reforme agraire non collectiviste telle que la proposaient l'Uni6 de Rabassaires et la Gene- ratitat alors entre les mains de la gauche catalaniste. Cette correc- tion tactique etait une revision theorique de fait, qu'ils allaient ou- blier plus tard pour revenir dans la CNT en 1936 (en f6vrier de la meme annee il est vrai que les anarchistes eux-memes consideraient qu'il ne fallait pas s'opposer a la participation dlectorale ouvriere en faveur du Front populaire). En 1934, en tout cas, au sein de I'F Alliance ouvriere , les < syndicalistes ) dissidents partagerent le point de vue des communistes du ((Bloc ouvrier et paysan > et du ( Parti catalan proldtaire > : il fallait soutenir le gouvernement de

la Generalitat face au gouvernement central, mais en exigeant la pro- clamation de la Republique catalane, premier pas vers une revolu- tion dans toute l'Espagne. Cette revision conduisit Joan Peir6, dans deux articles parus dans Sindicalismo le 12 fevrier et le 7 mars 1934, a accepter le maintien de l'Etat apres la prise du pouvoir par le pro- letariat, a condition qu'il s'agisse d'une veritable republique fed6rale et que la pluralite des partis et des courants ouvriers soit conservee. II admettait meme une pluralit6 de structures collectivistes, de telle sorte que tandis que celles de la Castille pourraient etre centralistes et etatiques, celles de la Catalogne seraient tr~s decentralisees et tres syndicalisles. Ainsi Peir6 ne posait pas seulement la republique feddrale et socialiste comme but de 1'<< Alliance ouvriere 7, il fondait sur le droit a l'autodetermination la justification de la diversite des voies vers la soci6te sans classe et du pluralisme tel qu'il existerait apres la revolution sociale. L'autonomie de la Catalogne constituait donc les pr6misses d'une revolution syndicale en Catalogne qui ne serait pas une revolution socialiste d'Etat. Beaucoup de ceux qui consideraient les theses de Peir6 comme aberrantes pouvaient diffi- cilement imaginer que les evenements posterieurs au 19 juillet 1936

(33) A. PESTANA, Trayectoria sindicalista, Prologo y selecci6n de textos de A. Elorza, Madrid, Tebas, 1974, p. 782-784.

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allaient se derouler selon des schemas qui en seraient plus proches que de ceux des diverses orthodoxies.

En 1934, en tout cas, le role de 1'< Alliance ouvriere > dans la crise politique qui deboucha, en Catalogne, sur la revolte du 6 octobre ne fut guere important. Ses troupes, heterogenes, n'atteignaient que des chiffres modestes si on les compare a celles de la CNT, affaiblie mais encore largement hegemonique dans le mouvement ouvrier catalan. C'est dans la timidite de la CNT lors du differend entre le gouvernement de centre-droit de la Republique et le gouvernement de centre-gauche de la Generalitat qu'il faut chercher une des causes de l'echec soudain du Conseil executif de Lluis Companys et de la suspension du statut d'autonomie si laborieusement obtenu a peine deux annees avant.

Les donnees electorales doivent etre ajoutees aux signes de revi- sion theorique reperables chez les elements dissidents de l'anarcho- syndicalisme. Elles semblent indiquer que l'abstentionnisme de colo- ration libertaire avait perdu depuis 1931 une partie de sa force ante- rieure. D'ailleurs, il ne faut pas l'oublier, la participation electorale ouvriere, privee d'une alternative a la fois socialiste et autonomiste, aida entre 1931 et 1936 au succes du nationalisme republicain au lieu d'appuyer le parti de Lerroux comme cela avait ete le cas jusqu'en 1923. Bien que les recherches n'aient pu encore confirmer cette hypo- these largement admise et que les donnees des elections de 1933 a Barcelonne (celles ou l'abstention ouvriere a diu etre la plus forte) n'aient pas ete publiees par districts, les resultats de 1932 et de 1936 sont remarquables. En novembre 1932, alors qu'il s'agissait d'elire le premier parlement catalan et que les relations entre la Generali- tat et la CNT etaient devenues fort mauvaises, les districts II, V, VII et X, ou la population ouvriere etait proportionnellement la plus nombreuse, obtinrent - a l'exception du Ve - un taux de partici- pation inferieur a la moyenne de la ville mais donnerent a l'Esquerra ses plus hauts pourcentages. Le front de gauche obtint le meme resultat en fevrier 1936, alors qu'il etait domine en Catalogne par l'Esquerra, et cette fois-ci la participation electorale dans les quatre districts cites depassa meme la moyenne barcelonaise (34): il ne faut pas oublier que l'extraordinaire mobilisation de 1936 en Catalogne fut largement favorisee non seulement par le probleme de l'amnistie des prisonniers politiques mais encore par celui du retablissement de toutes les prerogatives de l'autonomie politique. A Barcelone, le front de la gauche recueillit 62,7 % des voix.

La participation croissante de la classe ouvriere aux elections - malgre le flechissement de 1933 -, dans un climat ou grandissait 1'espoir d'une transformation sociale, semblait indiquer qu'un jour elle souhaiterait etre representee directement, par un parti politique ouvrier, au lieu de se contenter de combiner adhesion syndicale a la CNT et appui electoral a l'Esquerra. II y avait la des possibilites nouvelles pour les groupes socialistes et communistes de se faire

(34) R.M. CANALS, < L'eleccio del Parlament de Catalunya de 1932 a la ciutat de Barcelona o, Perspectiva Social, n? 10, 1977, p. 21-39. Egalement J.A. GONZA- LEZ CASANOVA et R. ViR6s, < Les eleccions del 16 febrer de 1936 >,, Serra d'Or, n? 198, 1976, p. 13-19.

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une place en Catalogne, entre la CNT et l'Esquerra, s'ils parvenaient a surmonter la tendance a l'atomisation qui les reduisait a l'impuis- sance. Ces divisions etaient, en partie, dues au centralisme des direc- tions du PSOE et du PCE qui n'assumaient qu'en paroles, et dans un but exclusivement tactique, le phenomene national catalan. Bien que faibles, les partis socialiste et communiste autochtones et auto- nomistes - l'Unio Socialista de Catalunya et le (Bloc ouvrier et paysan o- avaient plus d'adherents que la Federation catalane du PSOE et que la Federation regionale du PCE (35). Le (Bloc >, imite ensuite par les autres groupes marxistes, avait, le premier, adopte la strategie leniniste sur les mouvements d'emancipation des natio- nalites opprimees (36). Elle permettait, theoriquement, aux militants ouvriers d'appuyer le mouvement national et democratique sans en faire des nationalistes qui sacrifieraient la lutte des classes a l'eman- cipation nationale et sans mettre, donc, le mouvement ouvrier a la remorque du nationalisme petit-bourgeois. Aux yeux de ceux qui, comme Jordi Arquer et Joaquin Maurin, essayerent d'appliquer au cas catalan les theses leniniennes telles que Staline les avaient resu- mees dogmatiquement, l'inhibition ouvriere a l'egard du mouvement de la nationalite opprimee apportait un soutien indirect au natio- nalisme imperialiste de l'Etat espagnol, socle de l'ideologie affichee par l'oligarchie de la nation dominatrice. Elle laissait, en outre, la direction du mouvement d'emancipation nationale, inseparable de la lutte pour la democratie, aux couches de la bourgeoisie. I1 fallait donc batir l'internationalisme revolutionnaire sur la libre autode- termination des nations, petits ou grandes, independantes ou domi- nees (37).

Meme des communistes heterodoxes et rebelles comme Joaquin Maurin et Andreu Nin, lui-meme, idealiserent le modele sovietique d'emancipation des nationalites par la revolution socialiste. Ils sui- vaient sur ce plan les normes de l'epoque et ne tenaient pas compte du fait que sans democratie l'autonomie des nationalites etait mise a mal par la bureaucratie sovietique, l'Internationale communiste tendant, en outre, a faire des partis des autres pays des groupes en- tierement subordonnes a Moscou et donc peu soucieux de tenir comp-

(35) A. BALCELLS, E El socialismo en Catalufia durante la Segunda Republica , in Sociedad, politica y cultura en la Espafa de los siglos XIX y XX, Madrid, Edicusa. 1973; J.Ll. MARTiN, ( La Uni6 Socialista de Catalunya , Recerques, n? 4, 1974, p. 155-190; J.LI. MARTiN, Els origens del Partit Socialista Unificat de Catalunya, Barcelone, Curial, 1977, 248 p.; J.M RoDts, < Socialdemocracia cata- lana i iiesti6 nacional, 1910-1934 >, Recerques, n? 7, 1978, p. 125-146.

(36) En 1930 fut publi6e a Barcelone une selection de textes de Lenine, Sta- line et Boukharine : El comunisme i la questi6 nacional i colonial, dont le choix et la preface etaient de Jordi Arquer. C'est en 1916 que Ldnine avait synthetis6 ce qui allait constituer, formellement du moins, la position de l'Internationale communiste : (De meme que l'humanite ne peut aboutir a l'abolition des clas- ses qu'en passant par la periode de transition de la dictature de la classe oppri- mee, de meme elle ne peut aboutir a la fusion inevitable des nations qu'en passant par la periode de transition de la liberation complete de toutes les nations opprimees, c'est-A-dire de la libert6 pour elles de se separer. >

(37) J'ai aborde assez longuement ce probleme dans Marxismo y catalanismo 1930-1936, Barcelone, Cuadernos Anagramra, 1977, 108 p. II convient de signaler l'importance du recueil de textes Marxisme catala i qiiesti6 nacional catalana 1930-1936, de Roger ARNAU (Josep BENET) publi6 par les Editions catalanes de Paris en 1974. On peut completer cette s6lection par celle de F. CUCURULL, Pano- rdmica del nacionalisme catald, op. cit., t. V et VI.

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te de la realite de chaque Etat et de chaque nation. Andreu Nin, qui avait dfu quitter l'URSS a cause de son d6saccord avec l'6volution du pays vers la dictature stalinienne, justifia toutes les contradictions du modele sovietique dans un essai paru en 1935, Els moviments d'emancipacio nacional. Maurin, en revanche, ne se bornant pas a repeter, a l'inverse de la plupart, les schemas leninistes et sovieti- ques, essayait de les repenser et de les enraciner dans l'experience historique de la Catalogne, au point que sa these connue des trois phases historiques du mouvement national catalan - bourgeoise avec la Llisga Regionalista, petite bourgeoisie avec l'Esquerra et proletaire marxiste - tait encore la doctrine du PSUC en 1961 dans le livre El problema nacional catala edite par Nous Horitzons.

I1 dtait evidemment plus facile aux groupes communistes qui se trouvaient encore a des annees-lumiere du pouvoir d'adopter, en mati6re d'autodetermination, une attitude maximaliste articulee sur un point de vue de classe que cela ne l'6tait pour les socialistes de I'USC ou du PSOE qui avaient des responsabilites gouvernementales et pour qui le soutien a l'autonomie de la Catalogne constituait les premisses - dans le cas de l'USC - ou la simple consequence - dans celui du PSOE - de leur collaboration, dans une position de dependance, avec la bourgeoisie. Tant pour le PSOE, au point de vue unitaire et centralisateur, que pour 1'USC, au nationalisme fervent, le probleme de l'autonomie de la Catalogne se posait d'abord en marge de la lutte des classes et sans rapport avec elle.

Ultimes 6volutions

Seule une unification qui se fonderait sur une organisation auto- nome a l'egard des partis espagnols et sur une adhesion sans reserve a l'autonomie de la Catalogne pouvait permettre aux forces socialistes de surmonter leur situation marginale, d'acquerir une importance comparable a celle qu'elles avaient dans le reste de 1'Espagne. C'etait une question capitale, des 1934, face a l'evolution droitiere et cen- traliste de l'Espagne dans le contexte de la montee des fascismes europeens. L'unification de la Federation catalane du PSOE et de l'USC fut negociee en juillet 1933 : une organisation independante mais ayant des rapports avec le PSOE fut constituee. Il fallut atten- dre quelques mois pour que la direction du PSOE se decide A nier toute validite a cet accord. L'USC ne perdit qu'une minorite des membres de l'ancienne Federation du PSOE, elle fut exclue de 1'<< Alliance ouvriere > sous le pretexte qu'en 1934 elle etait l'alliee de l'Esquerra tant au gouvernement que pour les consultations elec- torales. Tous les groupes qui prirent une telle decision n'hesiterent pourtant pas en 1936 a entrer dans un Front de la gauche domine par l'Esquerra.

Le socialisme catalan (1'USC), dont le poids etait faible dans le monde industriel mais dont l'influence grandissait dans le mouve- ment paysan rabassaire (38), en acceptant ainsi de se soumettre B

(38) Le rabassaire est un paysan viticulteur, assujetti au contrat de rabassa morta, et qui tend a devenir un metayer au xix? siecle (N.d.t.).

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1'Esquerra ne pouvait apparaitre comme une alternative socialiste meme s'il y gagnait une representation au parlement et dans les conseils municipaux. De son c6te le socialisme espagnol controlait I'UGT de la Catalogne, mais sans intellectuels, sans specialistes, sans impact dans la paysannerie, il etait politiquement marginalise, de telle sorte que son radicalisme verbal ne reussissait pas a en faire un rival de la CNT et ne le mettait pas, non plus, a l'abri d'6lans anticatalanistes. Seul un socialisme autonomiste et autonome avait quelques chances d'attirer l'6lectorat ouvrier, les metayers, les tra- vailleurs du commerce et donc de repousser l'Esquerra vers un espace politique plus centriste.

L'unification des marxistes de Catalogne, laborieusement negociee en 1935, finit par donner naissance a deux partis. En septembre 1935 se constitua le < Parti ouvrier d'unification marxiste > (POUM) dont l'ambition etait de rayonner sur toute l'Espagne. Dix mois plus tard, c'etait le < Parti socialiste unifie >, dont l'aire ne se voulait que cata- lane; il rassembla, quelques jours apres qu'eut eclate la guerre ci- vile, les socialistes de 1'USC et du PSOE de Catalogne ainsi que les minuscules < Parti communiste de Catalogne > et < Parti catalan proletaire , dans une perspective opposee a celle des communistes - heterodoxes mais non trotskistes - du POUM. Le PSUC dut sa naissance a l'orientation de Front populaire assumee par les commu- nistes et a leur consigne de reunification des socialistes et des com- munistes dans un parti unique : c'etait aussi la ligne de 1'USC. L'uni- fication, approuvee par la direction du PCE, n'obtint pas l'accord de celle du PSOE car le PSUC avait decide d'adherer a l'Internatio- nale communiste bien que la majorite de ses fondateurs fussent socialistes.

Les anarcho-syndicalistes avaient encore une position hegemoni- que mais ils ne pouvaient plus demeurer dans l'expectative face au processus d'unification des marxistes ni, encore, face aux possibilites nouvelles dont pouvait se saisir l'UGT ni face a une strategie qui, articulant lutte des classes et lutte pour l'autonomie de la Catalogne, reconnaissait qu'elles etaient interdependantes. II n'etait pas facile, cependant, pour les anarchistes de modifier leur position a l'egard de ce mot d'ordre puisque l'appui actif a l'autonomie de la Catalogne etait inseparable de la volonte d'obtenir une representation directe du mouvement ouvrier dans les institutions catalanes. Ce n'est qu'a- pres le 19 juillet 1936, avec le changement r6volutionnaire d6clenche par l'echec du soulevement militaire et par l'eclatement de la guerre civile, que les anarchistes furent contraints de trancher, contre leurs principes, le dilemme ou la realite les avait enfermes. Avant cette date, le camp anarchiste n'etait guere parvenu a elaborer une posi- tion claire et coherente au sujet de la question nationale catalane, meme si dans les pages de La Revista Blanca, par exemple, des po- lemiques ou des declarations frequentes montrent qu'on en discutait beaucoup chez les libertaires catalans (39).

En aouft 1932, Federico Urales (Joan Montseny), considerant que le statut de la Catalogne tel qu'allaient le voter les Cortes etait res-

(39) A. CORTI, ( La Revista Blanca i el problema catala ,, Recerques, n0 2, 1972, p. 191-215.

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trictif et insuffisant, publie sur ce point l'article le plus complet et le plus engage que l'on puisse trouver dans le camp libertaire. II rappelait que l'opposition entre les caracteristiques nationales avait donne naissance a de tenaces idees recues et il soulignait que chacun de deux nationalismes antithetiques etait parvenu, independamment du poids de la lutte des classes, a enraciner des prejuges dans les mentalites : < La Catalogne a une ame qui ne peut se marier, qui ne se mariera jamais avec l'ame castillane. > Pour lui plus le catalanisme 6tait conservateur, plus il etait separatiste, alors meme que l'evolu- tion de la Lliga contredisait cette these. Dans sa conclusion, il affir- mait que les anarchistes catalans reconnaissaient le droit du peuple catalan a s'autogouverner, mais que, comme ils etaient federalistes et non pas nationalistes, la question decisive etait, pour eux, de sa- voir comment la Catalogne serait gouvernee (40). La Revista Blanca ne parvenait donc pas a formuler et a defendre une modalite anar- chiste de catalanisme : au bout du compte, il etait implicitement considere comme le patrimoine de la Lliga et de l'Esquerra.

Trois articles de Solidaridad Obrera (22, 27 et 30 septembre 1932 - on venait d'approuver le Statut) sont, egalement, significatifs de ces tentatives des libertaires pour rationaliser leurs positions sur le probleme de l'autonomie de la Catalogne. Leur titre etait < Les petits nationalismes >. Dans le premier l'auteur ecrivait que l'idee de pa- trie est un artifice imagine par le capitalisme, les politiciens et les intellectuels et qu'il empeche ( la fusion des langues, l'universalisa- tion de la culture, la disparition des frontieres materielles et spiri- tuelles >. I appartient au proletariat de < detruire les nationalites existantes et d'empecher qu'il ne s'en forme de nouvelles ,.

Cinq jours apres en revanche, sous le meme titre, un autre arti- cle affirmait que les anarchistes avaient toujours defendu les natio- nalites opprimees et que la solution libertaire se fonderait sur la

f federation volontaire des petits et des grands pays, sans se preoc- cuper des Etats deja constitues, avec liberte entiere de se separer de cette federation au cas ou cela deviendrait la volonte du peuple tra- vailleur d'un pays quelconque >. Le 30, repondant a ceux qui consi- deraient qu'il y avait une contradiction entre ces deux theses, Solida- ridad Obrera soutenait qu'elle n'en voyait pas. Pour les anarchistes < c'est aux peuples et non aux nations qu'appartenait le droit a l'auto- determination, car la nation n'est pas autre chose que l'Etat et les anarchistes refusent toute creation de nouvelles institutions etatiques >>. Bakounine, disait Solidaridad Obrera, voulait la liberte des peuples et < [...] la destruction des Etats, et par consequent des nationalit6s, soit exactement ce que nous voulons >. Elle attaquait ensuite les natio- nalistes catalans : < ce n'est pas le peuple catalan qui interesse ceux qui veulent creer la nation catalane, c'est l'organisme d'Etat, source de favoritismes, de richesse, de puissance et d'autoritarisme>. On concluait: < [...] Nous combattons les nationalites existantes et nous combattons celles que l'on veut creer, car nation et Etat sont nos plus mortels ennemis, ceux qui empechent les hommes de se lib6rer defini- tivement (41).

(40) F. URALES, ( El nacionalismo catalan ante Espafia, ante la repiblica, y ante el proletariado >, La Revista Blanca, 12 aoit 1932.

(41) F. CUCURULL, Panordmica del nacionalisme catala, op. cit., t. V, p. 35.

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Le desaccord, ideologique et strategique, des anarchistes avec le mouvement nationaliste, qu'il soit de droite ou de gauche, n'a rien d'etonnant. A la difference des marxistes catalans, cependant, qui avaient essaye d'elaborer leur propre catalanisme, different de ce qui avait precede par son contenu de classe, ses finalites sociales et politiques, il n'y eut pas chez eux une perspective catalaniste qui leur aurait ete specifique et cette lacune les penalisa gravement.

Parce qu'ils niaient la necessitd de la survivance d'un appareil d'Etat durant la transition revolutionnaire vers la socikt6 sans clas- ses, les libertaires ne pouvaient etre partie prenante dans le proces- sus d'autonomisation d'une Catalogne qui devait s'affirmer en cons- truisant son appareil administratif central.

Parce qu'ils niaient qu'il put exister une mediation quelconque entre l'individu 6mancipe dans la commune libre et une humanit6 reconciliee et sans frontieres, les anarchistes tendaient A ignorer la relation de dependance qui lie l'individualite, au cours de son deve- loppement, avec la culture nationale, avec la tradition historique. Plus encore ils combinaient un cosmopolitisme d'allure esperantiste, qui ignorait les efforts faits pour sauver la personnalite collective catalane de l'assimilation qui voulait la castillaniser, avec un commu- nalisme qu'ils opposaient au regime autonomiste catalan en train de se structurer au lieu de voir que ce pouvait en etre le fondement.

Le refus des libertaires de conquerir une representation propre dans les institutions politiques leur faisait craindre de plus en plus que toute affirmation de catalanite ne les place & la remorque de 1'Esquerra, d'autant plus que parmi les electeurs de cette derniere il y avait des adherents de la CNT.

Le confederalisme anticentraliste de la CNT favorisait la catala- nisation de sa branche regionale. Mais Solidaridad Obrera qui n'6tait qu'un organe local et regional ne fit aucune place au catalan. Bar- celone etant la capitale de l'anarcho-syndicalisme espagnol, on crai- gnait a la fois l'accusation de negligence en ce qui concerne les au- tres anarcho-syndicalistes d'Espagne et la susceptibilit6 des immi- grants a l'egard de la domination des autochtones dans les syndicats. Toutes les expressions possibles de a catalanite 6 dans la CNT s'en trouverent bloquees.

Le refus de creer une alternative catalaniste specifique et, par consequent, l'identification croissante entre catalanistes et parti au pouvoir a la Generalitat allaient deboucher logiquement sur des po- sitions antinationalistes des que l'aiguisement des conflits sociaux, que les anarchistes encourageaient, conduirait a un affrontement avec la Generalitat, d'autant plus que l'Esquerra avait tendance A rester en dech de son programme social.

A ce sujet l'evolution du groupe de La Revista Blanca est signi- ficative, car ses sympathies pour la cause de l'autonomie 6taient bien connues. C'est son appui h la ligne maximaliste de la FAI dans la CNT qui l'opposa de plus en plus a l'Esquerra, meme si elle recon- naissait que la politique d'opposition de la Lliga de Camb6 au pou- voir catalan, en particulier lorsque celle-ci demanda que Madrid abrogeat la loi sur le metayage, rendait impossible la tache de l'Es- querra a la tete du gouvernement. Ainsi dans Solidaridad Obrera

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du 12 avril 1934 Federica Montseny ecrivait qu'il etait impossible d'extirper l'anarchisme de Catalogne car l'anarchisme etait dans la nature meme du peuple catalan (42) et Joan Montseny, le 31 aoiut exprimait dans La Revista Blanca (< L'esprit catalan banni de Cata- logne a) tout le depit des anarcho-syndicalistes face aux mesures repressives - jamais totales - dont ils etaient l'objet dans ce cli- mat politique de plus en plus etrange qui allait finir par inciter Com- panys et son gouvernement a declencher la desastreuse revolte du 6 octobre. Un peu avant, le 21 septembre, toujours dans la meme revue, Germinal Esgleas avait repondu a ceux qui souhaitaient que < la CNT ne fit rien en Catalogne qui puit porter prejudice au catala- nisme > et que ( la CNT parlat en catalan au peuple [...], qu'elle fuCt l'interprete de ses sentiments > :

La CNT ne devait se soucier ni de ce qui pouvait favoriser le cata- lanisme ni de ce qui pouvait le leser. Son but est tout autre. Le cata- lanisme n'est qu'un accident secondaire dans la lutte du proletariat pour son emancipation.

Il est vrai que le gouvernement Companys ne souhaitait pas la participation de la CNT h la revolte du 6 octobre 1934, mais la timi- dite de la Confederation (en particulier le mot d'ordre radiodiffuse de reprise du travail le 7) plaga les anarcho-syndicalistes dans une situation peu enviable, surtout si on le comparait au maximalisme, aux appels a l'insurrection que l'on avait connus dans d'autres cir- constances ou encore a la participation, ces memes jours, des cene- tistas a l'insurrection asturienne. Les justifications avancees par Joan Montseny en novembre, dans La Revista Blanca, celles d'autres anarchistes, Abad de Santillan en particulier, ne parvinrent pas a etouffer 1'echo des critiques venues des groupes marxistes autono- mistes qui insistaient sur les graves consequences qui decoulaient de cette incomprehension du probleme national catalan.

On aurait, alors, difficilement imagine qu'un an apres les anarcho- syndicalistes feraient leur entree dans le Conseil de la Generalitat, deux mois apres le debut de la guerre civile, et que ce seraient eux qui invoqueraient l'autonomie de la Catalogne pour legaliser par le decret de collectivisation du 24 aout 1936 une part considerable de la revolution sociale qui avait suivi, a Barcelone, l'echec du souleve- ment militaire du 19 juin. Mais cet episode n'appartient pas a la periode que nous avons essaye d'analyser.

(42) P. GABRIEL, Escrits politics de Federica Montseny, Barcelone, Centre d'Estudis d'Historia Contemporania, 1979, p. 161-165.

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