Mort d’un témoin : hommage à Claude Lefort · Claude Lefort a montré que la démocratie...

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humeurs / LNA#56 27 U n seul mot résume son abondante production : liberté. Témoin de son siècle, il est celui qui n’a pas cédé un pouce sur la liberté, la défendant même contre ceux, comme Sartre, qui pensaient en suivre toujours les chemins. Il a réussi à ne pas transiger sur son refus du stalinisme parce qu’il est, en France, celui qui l’a le mieux décrit et combattu, à l’écart des oppositions stéréotypées. Il a su identifier la nature du régime soviétique et a fait de l’épreuve du totalitarisme et de sa critique en acte l’ins- trument d’une pensée renouvelée de la démocratie. « Le totalitarisme apparaît d’une part comme le renversement et d’autre part comme le prolongement de la démocratie » (1978). On aurait tort de croire que si le communisme, sous sa forme stalinienne, appartient désormais au passé, il n’y a plus rien à en dire : la question du communisme reste au cœur de notre temps. Non comme promesse, mais comme l’énigme du renversement de la liberté en servitude, un des possibles de nos démocraties tant que subsiste le fantasme de l’Un, du corps Un. Car la démocratie, vue à la lumière du XX ème siècle, c’est à la fois la désintrication, la désincor- poration du pouvoir, du savoir et de la loi fusionnés dans l’État-Parti totalitaire. Claude Lefort a montré que la démocratie suppose la disso- lution des repères de la certitude, l’évanouissement de tout référent ultime. La démocratie est bien autre chose qu’un simple régime dont il suffirait d’exporter les élections libres et la séparation des pouvoirs pour la voir fleurir partout. Elle est d’abord « l’ élément dans lequel chacun se rapporte aux autres ». Ce terme d’ « élément », repris du dernier Merleau-Ponty, désigne à la fois un concept et une chose : c’est ce dans quoi l’on vit et l’on pense et, pour cela, cible de l’entreprise de désolation de la déportation dans les camps  1 . Et, pour cela, il fallait remonter jusqu’au jeune Marx, celui qui faisait une critique déformalisante des Droits de l’Homme, avec le succès que l’on sait. En 1981, Claude Lefort montre d’une façon très convaincante comment Marx, en 1843, s’aveugle lui-même sur cet élément dont 1  Un homme en trop. Réflexions sur l’Archipel du Goulag, 1976. pourtant, dans le même temps, il se nourrit : la liberté de l’expression et de la communication. Claude Lefort était un écrivain politique, comme la France en a connu quelques-uns depuis La Boétie, Montesquieu ou Tocqueville. « Je ne connais d’autre autorité que celle du lecteur », disait-il, rejetant toute tutelle idéologique. « Notre contemporain n’écrit pas pour glorifier les dieux, ni pour plaire, ni pour éclairer l’humanité (…) La littérature est d’abord une pratique : un travail d’expression et de com- munication » (1954). Affranchi des tutelles idéologiques, il l’est aussi de la littérature comme tradition ou de l’histoire de la philosophie. « Je n’écris à la suite de personne » disait Tocqueville, repris par Lefort. On peut être choqué par son analyse à chaud des grèves de 1995, juger tiède le libéralisme auquel, comme d’autres, il a su redonner du lustre. Qui ne voit pourtant que nous sommes bien dans ce malaise structurel de la démocratie moderne : destruction des hiérarchies et expérience d’autrui comme semblable, mais aussi repli sur soi, l’ici et le maintenant ? Homme de liberté, Claude Lefort était un homme de la relation. Généreux et attentif dans son contact, il l’était aussi par la pensée et l’écriture. « L’activité philosophique ne consiste pas à comparer des doctrines, mais à entendre des voix en provenance de temps très divers et à faire en sorte qu’elles gagnent en relation les unes avec les autres, grâce à nous, en nous, nous lecteurs présents. » Lire ou relire Lefort, désormais, ce doit être un acte de résistance. À l’évidence, l’œuvre est ouverte. Deux possibilités s’offrent à nous : continuer à déceler, dans la démocratie, ce qui tendrait à se développer comme une dynamique tota- litaire, mais aussi revenir à nouveaux frais à l’initiative révo- lutionnaire, à l’invention démocratique, au-delà des bornes que les versions actuelles du libéralisme politique imposent à notre imagination d’une société plus juste. Mort d’un témoin : hommage à Claude Lefort Professeur de philosophie à l’IUFM/Université d’Artois Par Jean-François REY Une grande voix s’est éteinte le 3 octobre 2010. Claude Lefort adorait échanger avec rigueur et chaleur, comme peu- vent en témoigner tous ceux qui l’ont écouté et rencontré à Lille en novembre 2007 lors des semaines européennes de la philosophie (Citéphilo). Claude Lefort a accompagné les convulsions, les crises, les promesses et les désillusions de ce dernier demi-siècle. Né en 1924, initié à la philosophie par Merleau-Ponty, son nom reste d’abord attaché à la revue et au groupe Socialisme ou Barbarie.

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Un seul mot résume son abondante production  : liberté. Témoin de son siècle, il est celui qui n’a pas

cédé un pouce sur la liberté, la défendant même contre ceux, comme Sartre, qui pensaient en suivre toujours les chemins. Il a réussi à ne pas transiger sur son refus du stalinisme parce qu’il est, en France, celui qui l’a le mieux décrit et combattu, à l’écart des oppositions stéréotypées. Il a su identifier la nature du régime soviétique et a fait de l’épreuve du totalitarisme et de sa critique en acte l’ins-trument d’une pensée renouvelée de la démocratie. « Le totalitarisme apparaît d’une part comme le renversement et d’autre part comme le prolongement de la démocratie » (1978). On aurait tort de croire que si le communisme, sous sa forme stalinienne, appartient désormais au passé, il n’y a plus rien à en dire : la question du communisme reste au cœur de notre temps. Non comme promesse, mais comme l’énigme du renversement de la liberté en servitude, un des possibles de nos démocraties tant que subsiste le fantasme de l’Un, du corps Un. Car la démocratie, vue à la lumière du XXème siècle, c’est à la fois la désintrication, la désincor-poration du pouvoir, du savoir et de la loi fusionnés dans l’État-Parti totalitaire.

Claude Lefort a montré que la démocratie suppose la disso-lution des repères de la certitude, l’évanouissement de tout référent ultime. La démocratie est bien autre chose qu’un simple régime dont il suffirait d’exporter les élections libres et la séparation des pouvoirs pour la voir fleurir partout. Elle est d’abord « l’élément dans lequel chacun se rapporte aux autres ». Ce terme d’ « élément », repris du dernier Merleau-Ponty, désigne à la fois un concept et une chose : c’est ce dans quoi l’on vit et l’on pense et, pour cela, cible de l’entreprise de désolation de la déportation dans les camps 1. Et, pour cela, il fallait remonter jusqu’au jeune Marx, celui qui faisait une critique déformalisante des Droits de l’Homme, avec le succès que l’on sait. En 1981, Claude Lefort montre d’une façon très convaincante comment Marx, en 1843, s’aveugle lui-même sur cet élément dont

1 Un homme en trop. Réflexions sur l’Archipel du Goulag, 1976.

pourtant, dans le même temps, il se nourrit : la liberté de l’expression et de la communication.

Claude Lefort était un écrivain politique, comme la France en a connu quelques-uns depuis La Boétie, Montesquieu ou Tocqueville. « Je ne connais d’autre autorité que celle du lecteur », disait-il, rejetant toute tutelle idéologique. « Notre contemporain n’écrit pas pour glorifier les dieux, ni pour plaire, ni pour éclairer l’humanité (…) La littérature est d’abord une pratique : un travail d’expression et de com-munication » (1954). Affranchi des tutelles idéologiques, il l’est aussi de la littérature comme tradition ou de l’histoire de la philosophie. « Je n’écris à la suite de personne » disait Tocqueville, repris par Lefort. On peut être choqué par son analyse à chaud des grèves de 1995, juger tiède le libéralisme auquel, comme d’autres, il a su redonner du lustre. Qui ne voit pourtant que nous sommes bien dans ce malaise structurel de la démocratie moderne : destruction des hiérarchies et expérience d’autrui comme semblable, mais aussi repli sur soi, l’ici et le maintenant ?

Homme de liberté, Claude Lefort était un homme de la relation. Généreux et attentif dans son contact, il l’était aussi par la pensée et l’écriture. « L’activité philosophique ne consiste pas à comparer des doctrines, mais à entendre des voix en provenance de temps très divers et à faire en sorte qu’elles gagnent en relation les unes avec les autres, grâce à nous, en nous, nous lecteurs présents. »

Lire ou relire Lefort, désormais, ce doit être un acte de résistance. À l’évidence, l’œuvre est ouverte. Deux possibilités s’offrent à nous : continuer à déceler, dans la démocratie, ce qui tendrait à se développer comme une dynamique tota-litaire, mais aussi revenir à nouveaux frais à l’initiative révo-lutionnaire, à l’invention démocratique, au-delà des bornes que les versions actuelles du libéralisme politique imposent à notre imagination d’une société plus juste.

Mort d’un témoin : hommage à Claude Lefort

Professeur de philosophie à l’IUFM/Université d’ArtoisPar Jean-François REY

Une grande voix s’est éteinte le 3 octobre 2010. Claude Lefort adorait échanger avec rigueur et chaleur, comme peu-vent en témoigner tous ceux qui l’ont écouté et rencontré à Lille en novembre 2007 lors des semaines européennes de la philosophie (Citéphilo). Claude Lefort a accompagné les convulsions, les crises, les promesses et les désillusions de ce dernier demi-siècle. Né en 1924, initié à la philosophie par Merleau-Ponty, son nom reste d’abord attaché à la revue et au groupe Socialisme ou Barbarie.