Moreau Rhétorique, Dialectique Et Exigence Première B

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RHETORIQUE, DIALECTIQUE ET EXIGENCE PREMIERE JOSEPH MOREAU Ce n'est pas le moindre mérite, et c'est peut-être la plus remar- quable originalité de M. Perelman, que d'avoir voulu parmi les phi- losophes contemporains réhabiliter la rhétorique. Dans une tradition scolaire. postérieure a la Renaissance et d'ailleurs devenue désuète, la rhétorique était considérée comme un art de l'expression, ou la méthode de l'éloquence; M. Perelman a retrouvé son rôle authenti- que, celui qu'elle avait aux yeux d'Aristote, pour oui elle était l'art d'argumenter en public, devant un auditoire: tribunal ou assemblée politique. Les figures de rhétorique, précise M. Perelman malgré l'avis de Quintilien, ne sont pas de simples ornements; elles ont valeur d'argument (I). Mais ramener ainsi la rhétorique de sa corruption littéraire à sa fonction argumentative ne suffit pas à sa justification philosophique. La rhétorique, telle que l'entendait Aristote, n'a-t-elle pas dû être défendue par lui contre les mépris de Platon, qui lui reprochait d'être un art de persuader, indifférent à la vérité des thèses soutenues par l'orateur ? Celui-ci est également capable d'ar- gumenter pour et contre, de faire triompher l'erreur ou la vérité, de rendre plus forte la raison injuste, au détriment de la raison juste ( 2 Cette puissance ambiguë de la rhétorique ne suffit pas sans doute a sa condamnation, car il faudrait à ce compte condamner toutes les techniques, toutes également susceptibles d'usage ambigu; mais elle soulève du moins la question du bon usage de la rhétorique ( 3 et cette question ne saurait être éludée par celui qui, tel M. Perel- man, reconnaît à l'argumentation u n rôle d a n s nelle des rapports humains, dans la réalisation de ce qu'on peut appeler l'idéal de la raison pratique ( 4 la tâche impliquée dans le projet • de M . P e re lma n rhétorique et l'intérêt de ses travaux pour le philosophe qui s'intéres- se au problème de la vérité et à la théorie des valeurs. C'est de cet intérêt que je voudrais apporter ici le témoignage; et s'il m'arrive (') Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation, p.226. ( taV iitTO) k6yov xesit-nr.o notCov. ( ( la Société française de philosophie, janvier-mars 1961. 206

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le rôle e la dialectique chez Aristote. un article rare.

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RHETORIQUE, DIALECTIQUE ET EXIGENCE PREMIERE

JOSEPH MOREAU

Ce n'est pas le moindre mérite, et c'est peut-être l a plus remar-quable originalit é de M. Perelman, que d'avoir voulu parmi les phi-losophes contemporains réhabiliter la rhétorique. Dans une t radit ionscolaire. postérieure a la Renaissance et d'ailleurs devenue désuète,la rhétorique était considérée comme u n art de l'expression, ou l améthode de l'éloquence; M. Perelman a ret rouvé son rôle authent i-que, celui qu'elle avait aux yeux d'Aristote, pour oui elle était l 'artd'argumenter en public, devant un auditoire: t r ibunal ou assembléepolit ique. Les f igures de rhétorique, précise M. Perelman malgré l'avisde Quint ilien, ne sont pas de s imples ornements; elles ont v aleurd'argument (I). Mais ramener ains i l a rhétorique de sa corrupt ionlit téraire à sa fonct ion argumentat ive ne suf f it pas à sa jus t if icat ionphilosophique. La rhétorique, telle que l'entendait Aristote, n'a-t -ellepas dû êt re défendue par l u i contre les mépris de Platon, qu i l u ireprochait d'êt re u n ar t de persuader, indif f érent à l a v érit é desthèses soutenues par l'orateur ? Celui-c i est également capable d'ar-gumenter pour et contre, de faire t riompher l'erreur ou la vérité, derendre plus forte la raison injuste, au détriment de la raison juste (2) .Cette puissance ambiguë de l a rhétorique ne suf f it pas sans doutea sa condamnat ion, c ar i l f audrait à c e compte condamner toutesles techniques, toutes également susceptibles d'usage ambigu; maiselle soulève du moins la question du bon usage de la rhétorique (3) ;et cette quest ion ne saurait êt re éludée par celui qui, t e l M. Perel-man, reconnaît à l'argumentat ion un r ô l e d a n s l ' o r g a n i s a t i o n r a t i o n -

nelle des rapports humains , dans l a réalisat ion de c e qu'on peutappeler l' idéal de la raison prat ique (4) . O n v o i t p a r l a l ' é t e n d u e d e

la tâche impliquée dans le projet •d e M . P e r e l m a n d e r é h a b i l i t er l a

rhétorique et l'intérêt de ses travaux pour le philosophe qui s'intéres-se au problème de la vérité et à la théorie des valeurs. C'est de cetintérêt que je voudrais apporter ic i le témoignage; et s' il m'arrive

(') Ch. PERELMAN et L. OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation, p.226.(2) PLATON, Gorgias, 454e sch 458e-459c; cf. Apologie de Socrate, 19bc: xat

taV iitTO) k6yov xesit-nr.o notCov.(3) In., Gorgias, 456c-457c.

(4) Ch. PERELMAN, L'idéal de rationalité et la règle de justice, Bulletin de

la Société française de philosophie, janv ier-mars 1961.

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de m'écarter parfois des vues de M. Perelman, ce n'est point refusde le suivre, mais plutôt souci de prolonger sa pensée en remon-tant vers ses sources.

Ce qui permet à. Aristote de réhabiliter la rhétorique, c'est qu'ellese relie pour lu i à l a dialect ique, dont on sait quelle es t ime faisaitPlaton. La dialect ique est originellement l'art du dialogue; le dialec-ticien es t celui qu i sait interroger et répondre, mener ou soutenirune discussion; la dialect ique est l 'art de la discussion bien condui-te (5) . Cet art, remarque Aristote, est indépendant de toute compé-

tence part iculière; i l est indif férent à la nature des questions débat-tues et peut s'exercer en tous les domaines (6) ; i l n ' e n a p a s m o i n s

un champ d'applicat ion priv ilégié. C'est ce qu i ressort d'un passagede l'Euthyphron de Platon. O n ne discute pas, en effet, de ce qu ipeut êt re déterminé objectivement, par des procédés incontestables.Si nous dif férions d'avis, t oi et moi, dit Socrate à Euthyphron, sur lenombre (des oeufs dans u n panier), s ur l a longueur (d'une pièced'étoffe) ou sur le poids (d'un sac de blé), nous ne nous disputerionspas pour cela; nous n'entamerions pas une discussion; i l nous suf-f irait de compter, de mesurer ou de peser, et not re dif férend seraitrésolu. Les dif férends ne se prolongent et ne s'enveniment que là oùnous manquent de tels procédés de mesure, de tels critères d'ob-jectivité; c'est le cas, précise Socrate, quand on est en désaccord surle juste et l'injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, en un motsur les valeurs (7) . O r , s i l ' o n v e ut é v it e r en p ar ei l cas que le désac-

cord ne dégénère en conf lit et ne soit résolu par la violence, i l n'estd'autre moyen que d'avoir recours à une discussion raisonnable. Ladialectique, a r t de l a discussion, apparaî t c omme l a méthode ap-propriée à la solut ion des problèmes pratiques, ceux qui concernentles f ins de l'act ion et où sont engagées des valeurs; c'est à l'examende telles questions qu'elle est employée dans les dialogues socrati-ques, et c'est la raison de l'est ime où el le est tenue par Platon.

Mais s i l a dialect ique t rouve dans la délibérat ion prat ique, dansla discussion sur les valeurs, son applicat ion priv ilégiée, e l le n'enest pas moins capable de s'exercer en tous les domaines, dans lesquestions de t out ordre: son champ d'applicat ion est universel; e t

(5) PLATON, République, VII, 533a: i Ta b'LaÀiyEaffat 8iNcting...; 534dr

ic note tv TE XŒ ti l tOX ONE CIOCE I .7 tta r r i t.tov é .c r tav a ° t o i T' E c o v - r a t. A R IS TOTE , T o -piques, I l , 100a 18-21.

(5) ARISTOTE, ibid. et Analytiques seconds, 111, 77a 31; Rhétorique, I

1354a 1-4, 1355a 27-30, b 8-9.(7) PLATON, Euthyphron, 7b-d.

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surtout, étant un art f ormel de la discussion, indif férent a la naturedes questions traitées, el le peut raisonner aussi bien pour ou contre,sans souci de la vérité (8)• L a d i a l e c t i q ue e l l e -m ê m e , d a ns sa g én é -

ralité, encourt donc le reproche que Platon adressait en part iculierla rhétorique, et Aristote lui-même reconnait cette ambiguï té dans

l'usage de la dialectique: i l dist ingue entre l'habileté dialectique, quiest une capacité, une puissance ambigué, et l'usage bon ou mauvaisqui en est f ait suivant le choix de celui qui exerce un tel art ; c'estle mauvais choix qui f ait du dialect ic ien un sophiste (').

Il ne suff it donc pas, pour just if ier la rhétorique, de la relier, com-me le veut Aristote, à la dialect ique ("), puisque la dialect ique elle-même est susceptible d'un bon et d'un mauvais usage; en outre, s ila dialect ique elle-même, en tant qu'art f ormel de la discussion, estindifférente à la vérité, et si à cet égard encore son usage demande

être just if ié, comment la t enir pour la méthode appropriée à l adélibérat ion sur les valeurs ? Comment v oir l'organe général de l ajustif ication dans un art qui est sujet à just if icat ion ?

Pour répondre à ces questions, i l est nécessaire de prendre pleine-ment conscience de l'universalité de la dialect ique et de se rendrecompte que, s i elle se dist ingue de la science par son caractère for-mel et l'universalité de son champ d'applicat ion, par cette universa-lité même e l le déborde l a science, e t pa r l a l a domine: l a c er-titude de la science, à laquelle on oppose d'ordinaire l'ambiguï té dela dialect ique, indif férente au v rai et au faux, ne peut êt re fondéeque pa r l a dialec t ique elle-même. Aris tote oppose d'ordinaire a usyllogisme scient if ique, q u i par t d e prémisses v raies e t certaineset about it à l a démonstrat ion, l e syllogisme dialect ique, qu i prendpour prémisses des opinions reçues ( v b o t a ) e t ne peut about irdes conclusions absolument certaines. Mais l e sy llogisme sc ient if i-que et le syllogisme dialect ique ne sont pas formellement différents;le syllogisme est un raisonnement qui conclut v i formae, et toujours,par conséquent, de façon rigoureuse; on peut seulement dis t inguerdivers usages d u raisonnement. S i le raisonnement est ut ilisé pourétablir la vérité, i l doit part ir de prémisses vraies et certaines; encela consiste l a démonstrat ion, l ' us age sc ient if ique d u raisonne-ment ("). On peut aussi ut iliser le raisonnement non pour ins t ruire

(a) ARISTOTE, Rhétorique, 1-1, 1355a 34-36: tetvartia auXXcryitEtat.

(°) ib id. , 1355b 18-22.('°) Ibid., I l , 1 35 4a 1: La r hé to ri qu e est «réciproque* (eorriateocpog) de la

dialectique.(11) Id., Topiques, 11, 100a 25-30; Analytiques seconds, I 2, 71.1r 18-24.

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ou démontrer, mais seulement pour persuader; i l suf f it alors que lesprémisses soient admises p a r l'auditeur, ma is i l n'es t pas néces-saire qu'elles soient vraies; l 'auditeur ne pourra refuser la conclu-sion s'il admet les prémisses: sa croyance sera transférée des prémisses

la conclusion; mais la conclusion ne sera pas prouvée avec cert i-tude; elle ne s'imposera pas à qui n'admet pas les prémisses. Un telusage du raisonnement peut être appelé rhétorique, car c'est à cettefin, pour persuader les juges ou le peuple, que le raisonnement estutilisé par les avocats et les orateurs polit iques (").

Mais o n peut concevoir d'autres usages d u raisonnement: celui,par exemple, qui, partant de prémisses incertaines, en t ire des con-séquences pour v oir s i elles s'accordent entre elles ou avec des opi-nions déjà admises. Le raisonnement ne se propose pas, en parei lcas, de prouver des conclusions en s 'appuyant s ur des prémisses,mais d'éprouver des prémisses en en t irant des conclusions et en lesconfrontant avec ce que l 'on c roit déjà savoir. Cet usage probatoire(ou, comme d i t Aristote: peirast ique) d u raisonnement est, à not reavis, le plus caractéristique de la dialect ique ("); c'est par lui, nousl'allons voir, que l a science elle-même se mont re t ributaire de l adialectique.

La science, nous dit Aristote, repose sur la démonstrat ion et a pourinstrument le syllogisme. Mais encore que le syllogisme, par la fonc-t ion du moyen terme, soit part iculièrement approprié à l'expressionde la causalité, à l'explicat ion scient if ique ("), i l n'en est pas moinsun raisonnement formel, dont la rigueur est indépendante de la vé-rité des prémisses et ne suf f it pas à celle de la conclusion. Par cecaractère formel, le syllogisme se relie aux procédés de la dialect i-que; organe de la nécessité logique, i l correspond à la perfection duformalisme dialect ique (1 5) ; m a i s l a n é c e s s i té l o g i qu e n ' é q ui v a u t p as

la vérité; la vérité n'est établie que par des procédés de vérif icat ion,irréductibles aux axiomes logiques. D'où nous v iennent ces procédéset qu'est-ce qui nous en garant it la valeur ? Elaborés progressivementau cours des recherches de l a science elle-même, i l s se jus t if ientspontanément par leur succès, par l'accord qu' i ls permet tent d'éta-bl ir ent re les savants ("). C'est ains i que les procédés élémentaires

(12) Id., Rhétorique, Il, 1355a 24-29; 2, 1355b 25-33.

(18) Id., Métaphysique, r 2, 10041) 25: La dialectique est probatoire

(ns1ctacrrtx#1) relat ivement aux choses que la philosophie veut rendre notoires.(14) Id., Analytiques seconds, 112, 90a 6-7: ri) tiv yiLE) attiov rbuicrov

(15) Cf. notre ouvrage: Aristote et son école, p.49-50.

(1s) Cf. les remarques de Kant au début de la Préface de la seconde édi-

tion de la Crit ique de la raison pure.

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de la mesure, auxquels f ait allus ion Socrate avec Euthyphron, s ' im-posent en vert u de leur apt itude à résoudre u n désaccord s ur lesgrandeurs. Mais s i l ' on e n réc lame une jus t if icat ion c rit ique, o ns'apercevra que leur autorité est liée à leur transparence spirituelle;ils s 'imposent à l'esprit parce qu' i l reconnaît en eux les condit ionsélémentaires indispensables à l'exerc ice de son ac t iv ité o u à s onapplication à des objets. I l s 'ensuit de l à que ces procédés serontd'autant plus sûrs que leu r c hamp d'applicat ion sera idéalementdélimité; l a cert itude n e semble pouv oir êt re obtenue qu'au p r i xd'une réduct ion idéale, d'une abstraction transcendentale. Si la con-naissance mathémat ique est certaine, c'est en tant qu'elle ne concer-ne pas immédiatement l a réalit é sensible, ma is qu'el le s 'applique

des objets idéaux, déf inis pa r la pensée ("). C'es t parce que lesthéorèmes mathématiques sont des proposit ions hypothétiques, énon-çant seulement des relat ions, qu' i ls peuvent prétendre à une cer-t itude absolue; et si le Cogito est, aux yeux de Descartes, la premièrevérité, c'est qu' il correspond à la réduct ion suprême, effectuée par ledoute méthodique: en af f irmant ( le pense)), je n'af f irme r ien de plusque ce qui est requis pour af f irmer quoi que ce soit.

Si l'établissement de la vérité ne peut résulter de raisonnementspurement formels, s ' i l suppose des procédures object ives de vérif i-cation, i l s'ensuit de là:

V qu' i l ne peut y avoir de vérité solidement établie et de cert i-tude scient if ique qu'A l ' intérieur d ' un c hamp d'applicat ion dél imit épar ces procédures mêmes;

20 que la just if icat ion de ces procédures, par lesquelles se constituela science, échappe à la science et ne peut être demandée qu'à desraisonnements dialectiques. C'est en raison de l'universalité de sonchamp d'applicat ion que la dialect ique apparaî t susceptible d'appor-ter la just if icat ion des procédés constitutifs de l a science; mais , v ule caractère f ormel de ses raisonnements, n'en est-elle pas radicale-ment incapable ? Comment , au moyen d'un art indif férent à l a vé-rité, pourrait -on obtenir le fondement de la cert itude ?

Ce serait absolument impossible s i nous ne pouv ions nous réfé-rer à une source transcendante de certitude. Le raisonnement, dansson usage peirastique, permet de met t re à l'épreuve certaines pro-

(17) Cf. le mot bien connu d'Einstein, La géométrie et l'expérience, p.4:

(Pour autant que les proposit ions de l a mathémat ique s e rapportent a l aréalité, elles ne sont pas certaines; e t pour autant qu'elles s ont certaines,elles ne se rapportent pas a la réalité)).

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positions ou hypothèses en les confrontant, par le moyen de leursconséquences, avec d'autres proposit ions tenues pour vraies; ma issi l'c in parv ient de l a sorte à écarter certaines hypothèses c ommeinadmissibles, e t à en ret enir d'autres c omme probables, o n n 'enprouve, de cette façon, aucune; à plus forte raison ne saurait-on,par c e moyen, ét abl ir les princ ipes premiers et constitut ifs d e l aconnaissance. De tels principes ne sauraient d'ailleurs être prouvés;ils ne seraient pas, en ce cas, des principes; mais i ls ne sauraientnon p lus nous êt re donnés, êt re saisis immédiatement , sous uneforme déterminée, dans une int ui t ion évidente. S' i ls nous étaientdonnés, dans une f ormule explic ite, i l s seraient aussitôt mi s e nquestion, à moins que l'évidence ne nous éblouisse, abolissant dèslors t out exercice de la pensée. L'absolu ne se révèle à nous quedans une exigence, antérieure à toute déterminat ion discursive. I ln'y a pas de vérités absolues, de principes premiers qui se puissenttraduire en des énoncés immuables ; mais c'est une obligat ion abso-lue que de chercher toujours l a vérité; sans quoi, i l n ' y a pas depensée qui vaille. Et c'est à nous qu' i l appart ient de forger les ins-truments de cette recherche, de déf in i r nos procédés de vérif ica-tion, les principes constitutifs de la science; ceux-ci se vérif ient parleur apt itude à résoudre les dif f icultés que rencontre l a pensée,servir l'exigence qu i l 'anime. C'es t dans l 'examen et l a discussionde cette apt itude qu' interv ient l a dialect ique, e t c'est ains i qu'elleest regardée par Aris tote c omme l 'aux il iaire de l a philosophie (I 8) .

On ne saurait contester que les raisonnements par où s 'édif ie unethéorie de l a connaissance n e soient de caractère dialect ique, o uplus précisément peiras tique. Les princ ipes s ur lesquels repose no-tre connaissance ne sauraient être prouvés: on les éprouve. Mais l'é-preuve, l 'examen probatoire, s'effectue dans c e cas non p a r con-frontat ion avec des proposit ions déjà reçues, mais avec une exigen-ce antérieure à toute formulat ion. C'est à part ir d'une telle exigence,impliquée dans l e j e pense, dans l'ac t iv ité transcendentale de l aconscience, que se déterminent, chez Kant , les principes constitutifsde l'expérience; c'est également par référence à une exigence abso-lue de l a pensée qu'est établie l a cert itude du Cogito, l e priv ilègede l ' idée c laire e t dis t inc te (' ), e t qu'Aris tote défend, cont re sesnégateurs, le princ ipe de contradict ion ("). Si donc le raisonnementdialectique, malgré son caractère formel, peut serv ir la vérité, v oi-

(1R) AmsToTE, Topiques, 1 2, 101 a 34-10lb 4.

( ) Cf . notre ouvrage: L'horizon des esprits, p. 129-130.(20) Cf. P. AUBENQUE, Le problème de l'être chez Aristote, p. 124-126.

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re contribuer au fondement de la certitude, c'est en se référant à uneexigence transcendante. C'est de sa référence à l'absolu que la pen-sée t ire sa valeur et son sens; mais cette référence ne se traduit

la conscience que par une exigence dont le contenu est originaire-ment informulé, e t dont la détermination est la tâche primordialede la pensée. C'est cette tâche que remplit la dialectique. Sans dou-te ne saurait-elle parvenir dans cette détermination à une certitudeabsolue, ou du moins comparable à celle de la science, de la con-naissance démonstrative; mais une telle certitude, nous l'avons vu,n'est accessible qu'au p rix d'une réduction idéale du champ d'ap-plication de la connaissance; et cette réduction, où se fonde la cer-titude de la science, ne peut être effectuée que par la dialectique. I lserait donc vain et contraire à toute conscience critique de faire dela connaissance scientifique, objective, le modèle exclusif de toutepensée, de toute activité intellectuelle, et de discréditer la dialecti-que sous prétexte qu'elle n'est pas équivalente à la science. En de-hors du domaine de la connaissance objective, un champ s'ouvreencore à l'exercice de la pensée rationnelle; c'est un des mérites deM. Perelman de l'avoir rappelé et mis en lumière ("), e t i l est radi-calement impossible que ce champ puisse jamais être intégré danscelui de la science. Le domaine de l'objectivité scientifique se déli-mite dans le champ ouvert à l'activité de l'être conscient, à qui i lappartient de déterminer ses f ins suivant l'exigence qu i l'éclaire;et i l se délimite en faisant abstraction provisoirement des fins, enne considérant que la liaison des causes et des effets, le déterminismedes moyens. Quelque fin que je me propose, je dois m'appuyer pourl'afteindre sur l'ordre de la nature; et c'est pourquoi la représentationde cet ordre, utilisable aux fins les plus diverses, s'impose si aisémentà l'assentiment de tous, devient le modèle de l'objectivité. Mais laconstitution de l'objecdvité scientifique laisse subsister les problè-mes de l'action, que la pensée doit résoudre suivant l'exigence quil'inspire, en déterminant les valeurs incluses dans cette exigence,mais qui ne peuvent s'expliciter que par le discours et moyennantl'expérience de la vie. On vo it qu'en dehors d u domaine de lascience un champ immense est ouvert à l'activité rationnelle, oùClle ne peut s'exercer que dialectiquement, par voie de discussionou de délibération, de dialogue avec autrui ou avec soi-même; maisle dialogue ou la discussion, autrement d it la dialectique, n'est unmoyen d'atteindre la vérité et de parvenir à un accord, de saisir lesprincipes de la connaissance ou de découvrir les valeurs qui règlent

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(21) Cf. Traité de l'argumentation, p. 4.

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l'action, que si son exercice se réfère à l'exigence transcendante paroù l'absolu se révèle à not re conscience et sans quoi la pensée neserait point .

Ainsi, p a r cette référence a une exigence informulée, l a dialec -tique se relève de l'ambiguï té à laquelle elle semblait condamnéepar son caractère f ormel; el le dev ient propre à serv ir la recherchede la vérité, en procurant une méthode pour la just if icat ion de l ascience et la déterminat ion des valeurs; et c'est alors que la rhéto-rique, pa r ses liens avec la dialect ique convert ie à son rôle vérita-Ne, est réhabilitée à son tour. La rhétorique semble ne faire aucuncas de la vérité: elle ne fait pas du raisonnement un usage probatoi-re, elle l'ut ilise comme moyen de persuasion au service d'une causequelconque; mais sa puissance ambiguë est soumise à la disc iplinedes inst itut ions dans l e cadre desquelles e l le s'exerce. L e rô le del'avocat se just if ie, bien que son argumentat ion soit essentiellementpartiale, par le rôle réciproque de l'avocat de la part ie adverse, desorte qu'ayant plaidé respectivement le pour et le contre, développéles arguments de chacune des parties, i ls ont éclairé la décision dujuge; l eu r part ialité a serv i l a justice. C'est que la rhétorique s'estexercée dans un procès en règle, devant un juge qui incarne l'exigen-ce de vérit é ("). L'usage de l a rhétorique se jus t if ie pareil lementdans une assemblée délibérante, où_ les dif férents av is sont défen-dus tour à tour, et pour autant qu'on peut présumer chez ses mem-bres le souci prédominant de la vérité. Mais ces conditions, qui ren-dent légit ime l'usage de la rhétorique, ne sont pas toujours égale-ment remplies: devant un jury , l' intérêt de la vérité est moins ga-rant i que devant un juge, ou un collège de magistrats, et le sérieuxde la délibérat ion diminue à mesure 'qu'une assemblée se rapprochedavantage d'une foule. Dans de telles condit ions, l a rhétorique, af -franchie des régulat ions que lu i imposent les inst itut ions ou la qua-lité de l'auditoire, se prête à tous les abus ou i mot ivaient les sar-casmes de Platon.

L'usage rhétorique d u raisonnement, aut rement d i t l e raisonne-ment employé c omme moyen de persuasion, au prof i t d'une thèsequi ne peut être démontrée, ne se jus t if ie donc qu'en se subordon-nant à l a dialect ique envisagée dans son rô le peirast ique, c ommemoyen d'épreuve de la vérité. Pour défendre une conclusion, l 'ora-

(") Cf . Ibid. , p. 160.

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teur l a rel ie à des prémisses acceptées par ses auditeurs; s on ad-versaire, pour défendre une conclusion opposée, invoquera d'autresprémisses, également admises par eux. Ces prémisses, en effet, dansleur formulat ion abstraite, ne sont pas nécessairement en contradic-t ion avec les précédentes; les unes et les autres peuvent coexisterdans un même esprit et recevoir en même temps son adhésion; ellesn'en conduisent pas moins, dans les circonstances du débat, à desconclusions opposées; leur applicat ion les met en conflit . On tenterasans doute d'échapper à cette incommodité en contestant que l 'uneou l 'aut re série de prémisses s 'applique exactement au cas cons i-déré; par une aut re analyse de l a s ituat ion on pourra met t re horsde cause t e l le prémisse don t o n repousse h i c et nunc l 'applica-t ion (2 3) . I l n 'en demeure pas moins que cette tentative ne réussit pas

toujours, et que nous pouvons nous trouver devant la nécessité d'uneoption ent re deux prémisses qui reçoivent s imultanément not re ad-hésion, auxquelles nous étions attachés peut-être comme à des «prin-cipes», exprimant des valeurs indiscutables. Comment se détermineraalors not re c hoix ? A quel le argumentat ion nous rendrons-nous ?Quel sera à nos yeux l'argument f ort (24) ? S e r a - t - i l c e l u i q u i s ' a c -

corde avec nos préférences spontanées,, et not re c hoix exprimera-t-il seulement la plus grande force d'adhésion que nous apport ionsà l'une ou à l'aut re prémisse ? Si le choix ne se laisse pas déterminerpar de telles influences, s ' i l est v raiment délibéré, i l f audra que lesprémisses s u r lesquelles reposaient les argumentat ions adversessoient les unes et les autres mises en question, soumises à un exa-men probatoire. La dialect ique, dans son usage peirast ique, prendalors la relève de la rhétorique.

On d i t couramment qu'on ne discute pas avec celui qu i n ie lesprincipes; cette négation rend sans doute impossible la poursuite d'undébat public ; cependant, on doit remarquer que c'est avec la miseen question des principes que commence la discussion véritable. Larhétorique, pour établir une conclusion, suppose des princ ipes ad-mis par l'auditeur; el le doit s'adapter à l 'auditeur ("); el le ne peutle persuader qu'A part ir de ce que déjà i l croit. Les arguments pouret les arguments contre reposent les uns et les autres s ur des pré-misses qui coexistent dans la mentalité de l'auditoire; c'est lorsqueces prémisses se révèlent incompatibles, pa r leurs conséquences e tdans leurs applicat ions, que l a discussion vérit able s 'instaure.

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(25) Cf. Ibid., § 30: l'interprétation des données, notamment p. 162-163.

(24) Cf. Ibid., p. 611 sq.

(25) Cf. Ibid., 5, p. 31-34.

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ne s'agit plus alors d'arguments qui se répondent sans se rencontrer,invoquant des prémisses dif férentes et irréductibles; i l s'agit au con-traire d'une confrontat ion des diverses prémisses, tenues pour autantde «principes», à la lumière d'une exigence informulée qui les juge.La discussion n'est plus alors un débat ent re deux adversaires, éta-blis chacun sur ses posit ions et sourds parfois aux raisons l ' un del'autre; c 'est une délibérat ion, u n dialogue avec soi-même. Vo i l apourquoi Socrate rejet te l a rhétorique et recommande l e dialoguecomme moyen d'accès à la connaissance des valeurs. La discussionoù sont mis en question les principes mêmes de la conduite ne sau-rait procéder par les voies de la controverse publique; el le ressem-ble plutôt à la discussion du mathémat ic ien qui f ait un choix entreles racines d'une équation. C'est un examen probatoire, dans lequelle raisonnement ne peut se développer en discours rhétoriques, cha-que conséquence étant mise à prof i t pour en prouver d'autres; aucontraire, c haque conséquence que l ' o n t i r e es t aussitôt mis el'épreuve, et à t ravers elle le princ ipe d'où el le se déduit . Chaquepas du raisonnement est comme une quest ion à laquelle i l ne peutêtre répondu que par le recours au témoignage intérieur de la con-science, à sa sincérité crit ique; c'est pourquoi la discussion des prin-cipes se t raduit naturellement sous la f orme d'un dialogue, dans le-quel c elui qu i interroge, qu i guide les démarches peirastiques, n eréclame d'aut re aveu que celui du répondant lui-même (' ). Un t eldialogue est l ' image même de la délibérat ion.

C'est en s'appliquant a la conduite d'un tel dialogue que la dialec-tique devient la méthode de la raison pratique, de la discussion surles valeurs et les f ins. Or, un t el usage de la dialectique, dans le-quel consiste sa dest inat ion suprême suivant Platon (2 7) , s u p p o s e u n eexigence absolue, seule capable de donner un sens à la délibérat ion.On entend souvent dire que le raisonnement prat ique, auquel s 'ap-pliquerait une logique des jugements de valeur, ne peut rien de plusque de mont rer la convenance des moyens aux f ins (2'3) ; m a i s c ' e s t L à

méconnaître le caractère propre de la délibérat ion, qui ne se réduitpas à des combinaisons techniques. La jonc t ion des deux rives dela Manche doit -elle être effectuée par un t unnel ou par u n pont ?C'est là un problème technique, et s 'il peut donner lieu à des conver-sations ent re experts (ingénieurs, f inanciers, usagers), c e dialogue

(22) PLATON, Gorgias, 47Id-472c.

(27) ID., République, VII 532ab, 533ab, 534bd.

(28) Cf. E. GOBLOT, Traité de Logique, § 236, et La logique des jugements

de valeur.

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n'est pas une délibérat ion au sens strict; car i l ne s'engage que pourle cas où serait déjà décidée la jonct ion, et cette décision n'est paspour lors en question: on cherche seulement quel serait le meil leurmoyen de réaliser la jonct ion. Mais quand le princ ipe même de lajonct ion est e n cause, e t qu'on délibère e n v ue de prendre unedécision à c e sujet , a lors interv iennent des v aleurs d' insularit énationale ou de solidarité internat ionale, qu i échappent à toute ex-pertise technique et qu ' i l est possible de préférer malgré tout cal-cul économique. Le problème est alors polit ique: i l s 'agit de savoirce que l 'on veut, ce qui est autre chose que de savoir comment fairepour réaliser un dessein. Ains i se dist inguent essentiellement la dé-libérat ion proprement dite, qu i concerne les f ins, e t les combinai-sons de l a technique, qu i considère seulement les moyens, encoreque dans la prat ique ces deux moments de l a réf lex ion n e soientpas toujours rigoureusement séparés, n i même séparables: les possi-bilités d'exécution d'un dessein entrent, en effet, en ligne de comptedans le choix d'une f in.

I l est v rai, d'aut re part , que beaucoup de nos choix sont déter-minés par la convenance du but chois i avec des f ins présupposées,des valeurs spontanément admises et s ur lesquelles ordinairementon ne discute pas; c'est en ce sens qu'Aris tote a pu dire qu'on nedélibère pas sur les f ins, mais sur les moyens relatifs aux fins ("). Ce-pendant, i l n'en va pas toujours ainsi. I l n'est, en effet, aucun bienempirique: plais ir, honneur, richesse, talent , santé, aucun des bien-faits de la vie, n i la v ie même, auquel on puisse accorder une va-leur absolue, c'est-à-dire qu i ne puisse en aucun cas êt re mise enquestion et telle que ce bien ne dût jamais êt re sacrif ié à quelqueautre ("). C'est lorsqu' il y a ains i concurrence entre des biens, entredes valeurs réputées incontestables, qu' interv ient la délibérat ion pro-prement dite. Comment, en pareil cas, le choix peut -il se déterminerrat ionnellement ? Dira-t -on que le choix entre des f ins échappe à ladéterminat ion rat ionnelle, qu ' i l n ' y a pas de science des f ins, quela rais on n e saurait impos er aucune préférence ? O n ne saurait ,a-t-on di t , démont rer u n dev oir qu'en s 'appuyant s ur u n v oulo i rpréexistant (3 1) , c ' e s t -à - d i r e e n co r e en m on tr an t la c on ve na nc e d'un

(29) ARISTOTE, Éthique a Nicomaque, III 5, 1112b 11.

(") C'est en ce sens, parce qu'ils n 'ont point une v aleur absolue, que lesbiens empiriques étaient dits, par les Stoïciens, indifférents . Cf . Kant, Fonde-ments de la métaphysique des mœurs, Première section, p.87 (t rad. V. De l-bos).

(31) Cf. G. BELOT, Études de morale positive (le édition), 1).53, 57 et pas-

sim., p. 486.

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but proposé à une f in présupposée. Mais le seul v ouloir préexistantla concurrence des f ins empiriques, des buts proposés dans la dé-

libération, c'est la volonté de se décider librement , de se déterminerrationnellement. C'est là la seule f in présupposée à la délibérat ion;mais ce n'est pas une f in empirique, n i même un objet idéalementdéf ini; c'est une exigence formelle sans laquelle la délibérat ion se-rait impossible, n'aurait aucun sens. La délibérat ion ains i entendueest une forme de réf lex ion originale, irréduct ible à une combinaisontechnique; elle n'évalue pas les buts proposés à not re choix commedes moyens relat ivement à des f ins ; e l l e s 'applique à déterminerrat ionnellement des f ins, à donner un contenu à. une exigence f or-melle, à t raduire en une représentation objective un idéal impérieux,mais indéterminé. Te l es t l ' impérat i f catégorique d e Kant , l ' idéetranscendante du Bien chez Platon, l'appréhension naturelle du biendans la philosophie stoïcienne (3 2) . C e s e x p r e s s i o n s d e l ' a p r i o r i m o -

ral excluent l'accusation de dogmat isme autant que celle de f orma-lisme vide, qu i leur sont parfois adressées. Sans doute impliquent -elles une af f irmat ion absolue; mais l'absolu ne se l iv re pas dansune int ui t ion, u n e révélat ion immédiat e, q u i abol i ra i t toute ré-flexion, rendrait la délibérat ion inut ile; i l s 'exprime dans une exigen-ce formelle, mais qui n'accepte pas de rester vide, car elle comman-de l'évaluat ion des f ins empiriques; c'est elle qui préside à l'élabora-t ion des règles qui permettent de juger la conduite.

Mais l'appréc iat ion des conduites concrètes n'est -elle pas ind i f -férente aux règles formelles, aux principes abstraits ? Comme le faitobserver Socrate à Euthyphron, c e n'es t jamais s u r u n princ ipeconsidéré i n abstracto que s'élèvent les contestations entre les hom-mes, non plus qu'entre les Dieux. Nu l d'entre les Dieux n i les hom-mes ne conteste que celui qui a tué injustement ou commis quelqueautre injus t ice doive êt re puni. C'est sur l'applicat ion du princ ipe,sur l'appréciat ion des cas singuliers, qu' i l y a désaccord, les uns di-sant que telle act ion de tel indiv idu en telles circonstances a été ac-complie justement, les autres qu'elle l ' a été injus tement (3 3) . I l n ' e ndemeure pas moins que pour résoudre ces contestations, pour parve-nir à un accord, i l faut procéder suivant des règles universelles, seu-les capables d e t enir e n échec les prévent ions d e chacun, d es'opposer à l ' arbi t raire d u jugement , d e permet t re u n e appré-ciation object ive. C e .qu'il f au t re t en i r d e l'observat ion d e So-crate, c 'est que l a f o rmu le générale n e s aurait s 'appliquer ir a- ( ) Cf . EPICTATE, Entretiens, 122, 1-9; I I 17, 6-9; I V 1, 41-46.

(83) PLATON, Euthyphrcm,

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médiatement a u x cas part iculiers ; e l l e n'es t p a s u n rés erv oi rde sentences t out es faites ; o n s a i t q u e c haque ac t ion c o n -crète est un cas d'espèce et ne peut être appréc iée sans une ana-lyse complète de la situation. Mais cette analyse n'est possible qu'enfonction de règles établies; e t celles-ci, pas plus qu'elles n e sontsusceptibles d'applicat ion automat ique, n e s ont des prescript ionsimmuables; elles sont au contraire sujettes a d'incessantes révisions,comme l a v ie même d u dro i t en témoigne. I l n'est d'absolu quel'exigence informulée; e t c'est parce qu'elle est absolue qu'elle nepeut s 'exprimer que formellement , en des règles universelles. L'uni-versalité de la loi , de la f ormule juridique, est l a garant ie cont rel'arbitraire, les subreptions de la faveur, la prévent ion empirique engénéral. Aucune acception de personne, aucune concession part icu-lière ne doit intervenir dans l'exercice de la loi; mais, a travers la for-mule universelle, ce n'en est pas moins une structure de l'act ion em-pirique qu'elle vise. Procédant d'une exigence f ormelle qu i s 'appli-que a des situations empiriques, les formules juridiques, définissantles structures idéales de l'act ion, ne peuvent êt re déduites dogma-tiquement; elles sont construites pragrnat iquement, e n v ue de ré-soudre les problèmes de l'ac t ion, e t l 'énoncé universel d e l a l o in'est d'abord qu'une hypothèse, qu i doit êt re envisagée dans toutesses conséquences prat iques, a f i n d'êt re conf rontée avec l'ex igencepure qu i seule permet de décider de sa valeur normat ive. L'élabo-rat ion du droit suppose ainsi une dialectique, un usage de la raisondans sa fonc t ion peirast ique, u n exercice ampl i f ié d e l a délibéra-t ion morale; e t s i, c omme l e v eut M. Perelman ("), l a dialec t iquejuridique peut serv ir de modèle a la réf lex ion du philosophe appli-qué a la recherche des valeurs, dans l'ordre de la connaissance com-me dans l'ordre de l'act ion, c'est parce qu'elle se réfère à l'ex igen-ce absolue d'où toute pensée t ire son sens.

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(m) Bullet in de la Société française de philosophie, 1961, p . 22.

Joseph MOREAU