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MONTESQUIEU ŒUVRES COMPLÈTES ÉDITION ÉDOUARD LABOULAYE GARNIER FRÈRES, 1875 ESSAI SUR LE GOÛT DANS LES CHOSES DE LA NATURE ET DE L’ART

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Essai d'un de plus grand philosophes de l'age de Lumieres sur le probleme du gout

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MONTESQUIEU

ŒUVRES COMPLÈTESÉDITION ÉDOUARD LABOULAYE

GARNIER FRÈRES, 1875

ESSAI SUR LE GOÛT

DANS LES CHOSES DELA NATURE ET DE L’ART

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AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

D’Alembert, dans son Éloge de Montesquieu,dit :

« Il nous destinait un article sur le Goût, qui aété trouvé imparfait dans ses papiers. Nous le don-nerons en cet état au public, et nous le traiteronsavec le même respect que l’antiquité témoigna au-trefois pour les dernières paroles de Sénèque. »

Au tome VII de l’Encyclopédie, publié en 1775,on lit à l’article Goût :

« Ce fragment a été trouvé imparfait dans sespapiers. L’auteur n’a pas eu le temps d’y mettrela dernière main ; mais les premières pensées des

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grands maîtres méritent d’être conservées à la pos-térité, comme les esquisses des grands peintres. »

Dans les Œuvres posthumes de M. de Montes-quieu, Paris, 1783, in-12, on a reproduit ces frag-ments sous le titre de Réflexions sur les causes duplaisir qu’excitent en nous les ouvrages d’esprit et lesproductions des beaux-arts. C’est ce texte, donnépar le fils de Montesquieu, que nous suivons, touten ayant soin de reproduire en note les variantesde l’Encyclopédie.

A l’origine, le fragment s’arrêtait au chapitre in-titulé des Règles ; ce chapitre a été publié dans lesŒuvres posthumes, édition de 1798, comme termi-nant l’Essai sur le goût. On y a joint une histoiremerveilleuse, de la vérité de laquelle je n’oseraisme porter garant1. La fin du morceau a été publiéepour la première fois, en 1804, dans les Annales lit-téraires, t. II, p. 301.

1 Au citoyen Walkenaer, à Paris.

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P... veut bien se charger de te remettrele manuscrit que je t’ai annoncé. Je souhai-terais que le présent fût plus considérable.Ce n’est, à proprement parler, qu’un frag-ment de l’Essai sur le Goût. Malgré cela, jepense que tu ne parcourras pas sans intérêtces lignes écrites par Montesquieu et que tuéprouveras un certain sentiment de respectpour ce papier, en songeant aux illustresmains qui l’ont touché. Notre ami le tenaitdu secrétaire de M. de Secondat qui, vers lafin de 1793, lorsque le sang commençait àcouler à Bordeaux, jeta au feu beaucoup depapiers et de manuscrits de son père dansla crainte, disait-il, qu’on ne vînt à y décou-vrir des prétextes pour inquiéter sa famille.Le secrétaire de M. de Secondat, qui l’aidaitdans cette fatale opération, à laquelle il es-saya en vain de s’opposer, eut la permissionde distraire le morceau que je t’envoie...

[La lettre est datée de Bordeaux, 29 ven-tôse an IV ; on croit qu’elle est de Millin.]

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ESSAI SUR LE GOÛTDANS LES CHOSES DE

LA NATURE ET DE L’ART

Dans notre manière d’être actuelle, notre âmegoûte trois sortes de plaisirs : il y en a qu’elle tire dufond de son existence même ; d’autres qui résultentde son union avec le corps ; d’autres enfin qui sontfondés sur les plis et les préjugés que de certainesinstitutions, de certains usages, de certaines habi-tudes, lui ont fait prendre.

Ce sont ces différents plaisirs de notre âme quiforment les objets du goût, comme le beau, le bon,l’agréable, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, leje ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, les ma-jestueux, etc. Par exemple, lorsque nous trouvonsdu plaisir à voir une chose avec une utilité pour

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nous, nous disons qu’elle est bonne ; lorsque noustrouvons du plaisir à la voir, sans que nous y démê-lions une utilité présente, nous l’appelons belle1.

Les sources du beau, du bon, de l’agréable, etc.,sont donc dans nous-mêmes ; et en chercher les rai-sons, c’est chercher les causes des plaisirs de notreâme.

Examinons donc notre âme, étudions-la dansses actions et dans ses passions, cherchons-la dansses plaisirs ; c’est là où elle se manifeste davantage.La poésie, la peinture, la sculpture, l’architecture,la musique, la danse, les différentes sortes de jeux,enfm les ouvrages de la nature et de l’art peuventlui donner du plaisir : voyons pourquoi, commentet quand ils le lui donnent ; rendons raison de nossentiments : cela pourra contribuer à nous formerle goût, qui n’est autre chose que l’avantage de dé-couvrir avec finesse et avec promptitude la me-sure du plaisir que chaque chose doit donner auxhommes.

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DES PLAISIRS DE NOTRE AME.

L’âme, indépendamment des plaisirs qui luiviennent des sens, en a qu’elle aurait indépen-damment d’eux, et qui lui sont propres : tels sontceux que lui donnent la curiosité, les idées de sagrandeur, de ses perfections, l’idée de son exis-tence, opposée au sentiment du néant, le plaisird’embrasser tout d’une idée générale, celui de voirun grand nombre de choses, etc., celui de com-parer, de joindre et de séparer les idées. Ces plai-sirs sont dans la nature de l’âme, indépendammentdes sens, parce qu’ils appartiennent à tout être quipense ; et il est fort indifférent d’examiner ici sinotre âme a ces plaisirs comme substance unie avecle corps, ou comme séparée du corps, parce qu’elleles a toujours, et qu’ils sont les objets du goût : ain-si nous ne distinguerons point ici les plaisirs quiviennent à l’âme de sa nature, d’avec ceux qui luiviennent de son union avec le corps ; nous appel-

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lerons tout cela plaisirs naturels, que nous distin-guerons des plaisirs acquis, que l’âme se fait par decertaines liaisons avec les plaisirs naturels ; et de lamême manière et par la même raison, nous distin-guerons le goût naturel et le goût acquis.

Il est bon de connaître la source des plaisirs dontle goût est la mesure : la connaissance des plaisirsnaturels et acquis pourra nous servir à rectifiernotre goût naturel et notre goût acquis. Il faut par-tir de l’état où est notre être, et connaître quelssont ces plaisirs, pour parvenir à les mesurer, etmême quelquefois à les sentir.

Si notre âme n’avait point été unie au corps,elle aurait connu ; mais il y a apparence qu’elle au-rait aimé ce qu’elle aurait connu : à présent nousn’aimons presque que ce que nous ne connaissonspas.

Notre manière d’être est entièrement arbi-traire ; nous pouvions avoir été faits comme noussommes, ou autrement. Mais si nous avions étéfaits autrement, nous verrions autrement2 ; un or-

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gane de plus ou de moins dans notre machine nousaurait fait une autre éloquence, une autre poésie ;une contexture différente des mêmes organes au-rait fait encore une autre poésie : par exemple, sila constitution de nos organes nous avait renduscapables d’une plus longue attention, toutes lesrègles qui proportionnent la disposition du sujetà la mesure de notre attention ne seraient plus ; sinous avions été rendus capables de plus de péné-tration, toutes les règles qui sont fondées sur la me-sure de notre pénétration tomberaient de même ;enfin toutes les lois établies sur ce que notre ma-chine est d’une certaine façon, seraient différentessi notre machine n’était pas de cette façon.

Si notre vue avait été plus faible et plusconfuse, il aurait fallu moins de moulures et plusd’uniformité dans les membres de l’architecture ; sinotre vue avait été plus distincte, et notre âme ca-pable d’embrasser plus de choses à la fois, il auraitfallu dans l’architecture plus d’ornements ; si nosoreilles avaient été faites comme celles de certains

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animaux, il aurait fallu réformer bien des instru-ments de musique. Je sais bien que les rapports queles choses ont entre elles auraient subsisté ; maisle rapport qu’elles ont avec nous ayant changé, leschoses qui, dans l’état présent, font un certain effetsur nous, ne le feraient plus ; et comme la perfec-tion des arts est de nous présenter les choses tellesqu’elles nous fassent le plus de plaisir qu’il est pos-sible, il faudrait qu’il y eût du changement dans lesarts, puisqu’il y en aurait dans la manière la pluspropre à nous donner du plaisir.

On croit d’abord qu’il suffirait de connaître lesdiverses sources de nos plaisirs pour avoir le goût,et que, quand on a lu ce que la philosophie nousdit là-dessus, on a du goût, et que l’on peut hardi-ment juger des ouvrages. Mais le goût naturel n’estpas une connaissance de théorie ; c’est une applica-tion prompte et exquise des règles mêmes que l’onne connaît pas. Il n’est pas nécessaire de savoir quele plaisir que nous donne une certaine chose quenous trouvons belle, vient de la surprise ; il suffit

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qu’elle nous surprenne, et qu’elle nous surprenneautant qu’elle le doit, ni plus ni moins.

Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous lespréceptes que nous pourrions donner pour formerle goût, ne peuvent regarder que le goût acquis,c’est-à-dire ne peuvent regarder directement quece goût acquis, quoiqu’ils regardent encore indi-rectement le goût naturel ; car le goût acquis af-fecte, change, augmente et diminue le goût naturel,comme le goût naturel affecte, change, augmenteet diminue le goût acquis.

La définition la plus générale du goût, sansconsidérer s’il est bon ou mauvais, juste ou non, estce qui nous attache à une chose par le sentiment ;ce qui n’empêche pas qu’il ne puisse s’appliqueraux choses intellectuelles, dont la connaissance faittant de plaisir à l’âme, qu’elle était la seule félicitéque de certains philosophes pussent comprendre.L’âme connaît par ses idées et par ses sentiments3 ;car, quoique nous opposions l’idée au sentiment,cependant, lorsqu’elle voit une chose, elle la sent ;

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et il n’y a point de choses si intellectuelles qu’ellene voie ou qu’elle ne croie voir, et par conséquentqu’elle ne sente.

DE L’ESPRIT EN GÉNÉRAL.

L’esprit est le genre qui a sous lui plusieurs es-pèces : le génie, le bon sens, le discernement, la jus-tesse, le talent et le goût.

L’esprit consiste à avoir les organes bien consti-tués, relativement aux choses où il s’applique. Si lachose est extrêmement particulière, il se nommetalent ; s’il a plus de rapport à un certain plaisir dé-licat des gens du monde, il se nomme goût ; si lachose particulière est unique chez un peuple, le ta-lent se nomme esprit, comme l’art de la guerre etl’agriculture chez les Romains, la chasse chez lessauvages, etc.

DE LA CURIOSITÉ.

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Notre âme est faite pour penser, c’est-à-direpour apercevoir : or un tel être doit avoir de la cu-riosité ; car, comme toutes les choses sont dans unechaîne où chaque idée en précède une et en suitune autre, on ne peut aimer à voir une chose sansdésirer d’en voir une autre ; et, si nous n’avions pasce désir pour celle-ci, nous n’aurions eu aucun plai-sir à celle-là. Ainsi, quand on nous montre une par-tie d’un tableau, nous souhaitons de voir la partieque l’on nous cache, à proportion du plaisir quenous a fait celle que nous avons vue.

C’est donc le plaisir que nous donne un objetqui nous porte vers un autre ; c’est pour cela quel’âme cherche toujours des choses nouvelles, et nese repose jamais.

Ainsi, on sera toujours sûr de plaire à l’âmelorsqu’on lui fera voir beaucoup de choses, ou plusqu’elle n’avait espéré d’en voir.

Par là on peut expliquer la raison pourquoi nousavons du plaisir lorsque nous voyons un jardinbien régulier, et que nous en avons encore lorsque

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nous voyons un lieu brut et champêtre : c’est lamême cause qui produit ces effets. Comme nousaimons à voir un grand nombre d’objets, nous vou-drions étendre notre vue, être en plusieurs lieux,parcourir plus d’espace ; enfin notre âme fuit les bornes, et elle voudrait, pour ainsi dire, étendrela sphère de sa présence : ainsi c’est un grand plai-sir pour elle de porter sa vue au loin. Mais com-ment le faire ? Dans les villes, notre vue est bornéepar des maisons : dans les campagnes, elle l’est parmille obstacles ; à peine pouvons-nous voir trois ouquatre arbres. L’art vient à notre secours, et nousdécouvre la nature qui se cache elle-même. Nousaimons l’art, et nous l’aimons mieux que la na-ture, c’est-à-dire la nature dérobée à nos yeux ; maisquand nous trouvons de belles situations, quandnotre vue en liberté peut voir au loin des prés, desruisseaux, des collines, et ces dispositions qui sont,pour ainsi dire, créées exprès, elle est bien autre-ment enchantée que lorsqu’elle voit les jardins deLe Nostre ; parce que la nature ne se copie pas, au

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lieu que l’art se ressemble toujours. C’est pour ce-la que dans la peinture nous aimons mieux un pay-sage que le plan du plus beau jardin du monde ;c’est que la peinture ne prend la nature que là oùelle est belle, là où la vue se peut porter au loin etdans toute son étendue, là où elle est variée, là oùelle peut être vue avec plaisir.

Ce qui fait ordinairement une grande pensée,c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir ungrand nombre d’autres, et qu’on nous fait décou-vrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espé-rer qu’après une grande lecture.

Florus nous représente en peu de paroles toutesles fautes d’Annibal. « Lorsqu’il pouvait, dit-il, seservir de la victoire, il aima mieux en jouir : cum vic-toria posset uti, frui maluit. »

Il nous donne une idée de toute la guerre de Ma-cédoine, quand il dit : « Ce fut vaincre que d’y en-trer : introisse victoria fuit. »

Il nous donne tout le spectacle de la vie de Sci-pion, quand il dit de sa jeunesse : « C’est le Scipion

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qui croît pour la destruction de l’Afrique : hic eritScipio qui in exitium Africœ crescit. » Vous croyezvoir un enfant qui croît et s’élève comme un géant.

Enfin il nous fait voir le grand caractèred’Annibal, la situation de l’univers, et toute lagrandeur du peuple romain, lorsqu’il dit : « Anni-bal fugitif cherchait au peuple romain un ennemipar tout l’univers : qui, profugus ex Africa, hostempopulo romano toto orbe quœrebat. »

DES PLAISIRS DE L’ORDRE.

Il ne suffit pas de montrer à l’âme beaucoupde choses, il faut les lui montrer avec ordre : carpour lors nous nous ressouvenons de ce que nousavons vu, et nous commençons à imaginer ce quenous verrons ; notre âme se félicite de son éten-due et de sa pénétration ; mais dans un ouvrageoù il n’y a point d’ordre, l’âme sent à chaque ins-tant troubler celui qu’elle y veut mettre. La suiteque l’auteur s’est faite, et celle que nous nous fai-

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sons, se confondent ; l’âme ne retient rien, ne pré-voit rien ; elle est humiliée par la confusion de sesidées, par l’inanité qui lui reste ; elle est vainementfatiguée, et ne peut goûter aucun plaisir : c’est pourcela que, quand le dessein n’est pas d’exprimerou de montrer la confusion, on met toujours del’ordre dans la confusion même. Ainsi les peintresgroupent leurs figures ; ainsi ceux qui peignent lesbatailles mettent-ils sur le devant de leurs tableauxles choses que l’œil doit distinguer, et la confusiondans le fond et le lointain.

DES PLAISIRS DE LA VARIÉTÉ.

Mais s’il faut de l’ordre dans les choses, il fautaussi de la variété : sans cela l’âme languit, car leschoses semblables lui paraissent les mêmes ; et, siune partie d’un tableau qu’on nous découvre res-semblait à un autre que nous aurions vue, cet objetserait nouveau sans le paraître, et ne ferait aucunplaisir. Et, comme les beautés des ouvrages de l’art,

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semblables à celles de la nature, ne consistent quedans les plaisirs qu’elles nous font, il faut les rendrepropres, le plus que l’on peut, à varier ces plaisirs ;il faut faire voir à l’âme des choses qu’elle n’a pasvues ; il faut que le sentiment qu’on lui donne soitdifférent de celui qu’elle vient d’avoir.

C’est ainsi que les histoires nous plaisent parla variété des récits, les romans par la variété desprodiges, les pièces de théâtre par la variété despassions ; et que ceux qui savent instruire modi-fient le plus qu’ils peuvent le ton uniforme del’instruction.

Une longue uniformité rend tout insuppor-table ; le même ordre des périodes, longtempscontinué, accable dans une harangue ; les mêmesnombres et les mêmes chutes mettent de l’ennuidans un long poëme. S’il est vrai que l’on ait faitcette fameuse allée de Moscou à Pétersbourg, levoyageur doit périr d’ennui, renfermé entre lesdeux rangs de cette allée ; et celui qui aura voyagélongtemps dans les Alpes en descendra dégoûté des

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situations les plus heureuses et des points de vueles plus charmants.

L’âme aime la variété ; mais elle ne l’aime, avons-nous dit, que parce qu’elle est faite pour connaîtreet pour voir : il faut donc qu’elle puisse voir, et quela variété le lui permette ; c’est-à-dire, il faut qu’unechose soit assez simple pour être aperçue, et assezvariée pour être aperçue avec plaisir.

Il y a des choses qui paraissent variées et ne lesont point, d’autres qui paraissent uniformes etsont très-variées.

L’architecture gothique parait très-variée ; maisla confusion des ornements fatigue par leur peti-tesse ; ce qui fait qu’il n’y en a aucun que nouspuissions distinguer d’un autre, et leur nombre faitqu’il n’y en a aucun sur lequel l’œil puisse s’arrêter :de manière qu’elle déplaît par les endroits mêmesqu’on a choisis pour la rendre agréable.

Un bâtiment d’ordre gothique est une espèced’énigme pour l’œil qui le voit ; et l’âme est em-

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barrassée comme quand on lui présente un poëmeobscur.

L’architecture grecque, au contraire, paraît uni-forme ; mais, comme elle a les divisions qu’il faut,et autant qu’il en faut pour que l’âme voie préci-sément ce qu’elle peut voir sans se fatiguer, maisqu’elle en voie assez pour s’occuper, elle a cette va-riété qui la fait regarder avec plaisir.

Il faut que les grandes choses aient de grandesparties : les grands hommes ont de grands bras, lesgrands arbres de grandes branches, et les grandesmontagnes sont composées d’autres montagnesqui sont au-dessus et au-dessous ; c’est la nature deschoses qui fait cela.

L’architecture grecque, qui a peu de divisions,et de grandes divisions, imite les grandes choses ;l’âme sent une certaine majesté qui y règne par-tout.

C’est ainsi que la peinture divise en groupesde trois ou quatre figures celles qu’elle représentedans un tableau : elle imite la nature ; une nom-

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breuse troupe se divise toujours en pelotons ; etc’est encore ainsi que la peinture divise en grandesmasses ses clairs et ses obscurs.

DES PLAISIRS DE LA SYMÉTRIE.

J’ai dit que l’âme aime la variété ; cependant,dans la plupart des choses, elle aime à voir uneespèce de symétrie. Il semble que cela renfermequelque contradiction : voici comment j’expliquecela.

Une des principales causes des plaisirs de notreâme lorsqu’elle voit des objets, c’est la facilitéqu’elle a à les apercevoir : et la raison qui fait que lasymétrie plaît à l’âme, c’est qu’elle lui épargne de lapeine, qu’elle la soulage, et qu’elle coupe pour ainsidire l’ouvrage par la moitié.

De là suit une règle générale. Partout où la symé-trie est utile à l’âme, et peut aider ses fonctions, ellelui est agréable ; mais partout où elle est inutile, elleest fade, parce qu’elle ôte la variété. Or les choses

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que nous voyons successivement doivent avoir dela variété ; car notre âme n’a aucune difficulté àles voir. Celles au contraire que nous apercevonsd’un coup d’œil doivent avoir de la symétrie : ainsi,comme nous apercevons d’un coup d’œil la façaded’un bâtiment, un parterre, un temple, on y met dela symétrie, qui plaît à l’âme par la facilité qu’ellelui donne d’embrasser d’abord tout l’objet.

Comme il faut que l’objet que l’on doit voird’un coup d’œil soit simple, il faut qu’il soitunique, et que les parties se rapportent toutes àl’objet principal ; c’est pour cela encore qu’on aimela symétrie ; elle fait un tout ensemble.

Il est dans la nature qu’un tout soit achevé, etl’âme qui voit ce tout, veut qu’il n’y ait point departie imparfaite. C’est encore pour cela qu’onaime la symétrie ; il faut une espèce de pondérationou de balancement : et un bâtiment avec une aile,ou une aile plus courte qu’une autre, est aussi peufini qu’un corps avec un bras, ou avec un bras tropcourt.

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DES CONTRASTES.

L’âme aime la symétrie, mais elle aime aussi lescontrastes ; ceci demande bien des explications.

Par exemple, si la nature demande des peintreset des sculpteurs qu’ils mettent de la symétrie dansles parties de leurs figures, elle veut au contrairequ’ils mettent des contrastes dans les attitudes. Unpied rangé comme un autre, un membre qui vacomme un autre, sont insupportables : la raison enest que cette symétrie fait que les attitudes sontpresque toujours les mêmes, comme on le voit dansles figures gothiques, qui se ressemblent toutes parlà. Ainsi il n’y a plus de variété dans les productionsde l’art. De plus, la nature ne nous a pas situés ain-si ; et, comme elle nous a donné du mouvement,elle ne nous a pas ajustés dans nos actions et nosmanières comme des pagodes4 : et, si les hommesgênés et contraints sont insupportables, que se-ra-ce des productions de l’art ?

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Il faut donc mettre des contrastes dans les atti-tudes, surtout dans les ouvrages de sculpture, qui,naturellement froide, ne peut mettre de feu quepar la force du contraste et de la situation.

Mais, comme nous avons dit que la variété quel’on a cherché à mettre dans le gothique lui a don-né de l’uniformité, il est souvent arrivé que la va-riété que l’on a cherché à mettre par le moyen descontrastes est devenue une symétrie et une vicieuseuniformité.

Ceci ne se sent pas seulement dans de certainsouvrages de sculpture et de peinture, mais aus-si dans le style de quelques écrivains, qui, danschaque phrase, mettent toujours le commence-ment en contraste avec la fin par des antithèsescontinuelles, tels que saint Augustin et autres au-teurs de la basse latinité, et quelques-uns de nosmodernes, comme Saint-Évremont. Le tour dephrase, toujours le même et toujours uniforme, dé-plaît extrêmement ; ce contraste perpétuel devientsymétrie, et cette opposition toujours recherchée

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devient uniformité. L’esprit y trouve si peu de va-riété que, lorsque vous avez vu une partie de laphrase, vous devinez toujours l’autre ; vous voyezdes mots opposés, mais opposés de la même ma-nière ; vous voyez un tour de phrase, mais c’est tou-jours le même.

Bien des peintres sont tombés dans le défautde mettre des contrastes partout et sans ména-gement ; de sorte que, lorsqu’on voit une figure,on devine d’abord la disposition de celles d’àcôté : cette continuelle diversité devient quelquechose de semblable. D’ailleurs la nature, quijette les choses dans le désordre, ne montre pasl’affectation d’un contraste continuel ; sans comp-ter qu’elle ne met pas tous les corps en mouvement,et dans un mouvement forcé. Elle est plus variéeque cela ; elle met les uns en repos, et elle donneaux autres différentes sortes de mouvement.

Si la partie de l’âme qui connaît, aime la varié-té, celle qui sent ne la cherche pas moins : car l’âmene peut pas soutenir long-temps les mêmes situa-

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tions, parce qu’elle est liée à un corps qui ne peutles souffrir. Pour que notre âme soit excitée, il fautque les esprits coulent dans les nerfs ; or il y a làdeux choses : une lassitude dans les nerfs, une ces-sation de la part des esprits, qui ne coulent plus, ouqui se dissipent des lieux où ils ont coulé.

Ainsi tout nous fatigue à la longue, et surtout lesgrands plaisirs : on les quitte toujours avec la mêmesatisfaction qu’on les a pris ; car les fibres qui en ontété les organes ont besoin de repos ; il faut en em-ployer d’autres plus propres à nous servir, et distri-buer pour ainsi dire le travail.

Notre âme est lasse de sentir ; mais ne pas sentir,c’est tomber dans un anéantissement qui l’accable.On remédie à tout, en variant ses modifications ;elle sent, et elle ne se lasse pas.

DES PLAISIRS DE LA SURPRISE.

Cette disposition de l’âme, qui la porte tou-jours vers différents objets, fait qu’elle goule tous

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les plaisirs qui viennent de la surprise : sentimentqui plaît à l’âme par le spectacle et par la prompti-tude de l’action ; car elle aperçoit ou sent une chosequ’elle n’attend pas, ou d’une manière qu’ellen’attendait pas.

Une chose peut nous surprendre comme mer-veilleuse, mais aussi comme nouvelle, et encorecomme inattendue ; et, dans ces derniers cas, lesentiment principal se lie à un sentiment acces-soire, fondé sur ce que la chose est nouvelle ou in-attendue.

C’est par là que les jeux de hasard nouspiquent ; ils nous font voir une suite continuelled’événements non attendus ; c’est par là que lesjeux de société nous plaisent ; ils sont encore unesuite d’événements imprévus, qui ont pour causel’adresse jointe au hasard.

C’est encore par là que les pièces de théâtre nousplaisent : elles se développent par degrés, cachentles événements jusqu’à ce qu’ils arrivent, nous pré-parent toujours de nouveaux sujets de surprise, et

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souvent nous piquent en nous les montrant telsque nous aurions dû les prévoir.

Enfin les ouvrages d’esprit ne sont ordinai-rement lus que parce qu’ils nous ménagent dessurprises agréables, et suppléent à l’insipidité desconversations, presque toujours languissantes, etqui ne font point cet effet.

La surprise peut être produite par la chose, oupar la manière de l’apercevoir : car nous voyons unechose plus grande ou plus petite qu’elle n’est en ef-fet, ou différente de ce qu’elle est ; ou bien nousvoyons la chose même, mais avec une idée acces-soire qui nous surprend. Telle est dans une chosel’idée accessoire de la difficulté de l’avoir faite, oude la personne qui l’a faite, ou du temps où elle aété faite, ou de la manière dont elle a été faite, oude quelque autre circonstance qui s’y joint.

Suétone nous décrit les crimes de Néron avecun sang-froid qui nous surprend, en nous faisantpresque croire qu’il ne sent point l’horreur de cequ’il décrit. Il change de ton tout à coup, et dit :

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« L’univers ayant souffert ce monstre pendantquatorze ans, enfin il l’abandonna : Tale monstrumper quatuordecim annos perpessus terrarum orbis,tandem destituit5. » Ceci produit dans l’esprit dif-férentes sortes de surprises ; nous sommes surprisdu changement de style de l’auteur, de la décou-verte de sa différente manière de penser, de safaçon de rendre en aussi peu de mots une desgrandes révolutions qui soit arrivée : ainsi l’âmetrouve un très-grand nombre de sentiments diffé-rents qui concourent à l’ébranler et à lui composerun plaisir.

DES DIVERSES CAUSES QUI PEUVENTPRODUIRE UN SENTIMENT.

Il faut bien remarquer qu’un sentiment n’a pasordinairement dans notre âme une cause unique.C’est, si j’ose me servir de ce terme, une certainedose qui en produit la force et la variété. L’espritconsiste à savoir frapper plusieurs organes à la fois ;

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et si l’on examine les divers écrivains, on verrapeut-être que les meilleurs, et ceux qui ont plu da-vantage, sont ceux qui ont excité dans l’àme plusde sensations en même temps.

Voyez, je vous prie, la multiplicité des causes.Nous aimons mieux voir un jardin bien arrangéqu’une confusion d’arbres : 1º parce que notre vue,qui serait arrêtée, ne l’est pas ; 2º chaque allée estune, et forme une grande chose, au lieu que dans laconfusion chaque arbre est une chose, et une petitechose ; 3º nous voyons un arrangement que nousn’avons pas coutume de voir ; 4º nous savons bongré de la peine que l’on a prise ; 5º nous admironsle soin que l’on a de combattre sans cesse la nature,qui, par des productions qu’on ne lui demande pas,cherche à tout confondre : ce qui est si vrai, qu’unjardin négligé nous est insupportable. Quelquefoisla difficulté de l’ouvrage nous plait, quelquefoisc’est la facilité ; et, comme dans un jardin magni-fique nous admirons la grandeur et la dépense dumaître, nous voyons quelquefois avec plaisir qu’on

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a eu l’art de nous plaire avec peu de dépense et detravail. Le jeu nous plaît, parce qu’il satisfait notreavarice, c’està-dire l’espérance d’avoir plus : il flattenotre vanité par l’idée de la préférence que la for-tune nous donne, et de l’attention que les autresont sur notre bonheur ; il satisfait notre curiositéen nous donnant un spectacle ; enfin il nous donneles différents plaisirs de la surprise.

La danse nous plaît par la légèreté, par une cer-taine grâce, par la beauté et la variété des atti-tudes, par sa liaison avec la musique, la personnequi danse étant comme un instrument qui accom-pagne : mais surtout elle plaît par une dispositionde notre cerveau, qui est telle qu’elle ramène ensecret l’idée de tous les mouvements à de certainsmouvements, la plupart des attitudes à de certainesattitudes.

DE LA SENSIBILITÉ.

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Presque toujours les choses nous plaisent et dé-plaisent à différents égards : par exemple, les vir-tuosi d’Italie6 nous doivent faire peu de plaisir :1º parce qu’il n’est pas étonnant qu’accommodéscomme ils sont, ils chantent bien : ils sont commeun instrument dont l’ouvrier a retranché du boispour lui faire produire des sons ; 2º parce queles passions qu’ils jouent sont trop suspectes defausseté ; 3º parce qu’ils ne sont ni du sexe quenous aimons, ni de celui que nous estimons. D’unautre côté ils peuvent nous plaire, parce qu’ilsconservent longtemps un air de jeunesse, et deplus, parce qu’ils ont une voix flexible, et qui leurest particulière. Ainsi chaque chose nous donne unsentiment qui est composé de beaucoup d’autres,lesquels s’affaiblissent et se choquent quelquefois.

Souvent notre âme se compose elle-même desraisons de plaisir, et elle y réussit surtout par lesliaisons qu’elle met aux choses. Ainsi une chosequi nous a plu nous plaît encore, par la seule rai-son qu’elle nous a plu, parce que nous joignons

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l’ancienne idée à la nouvelle. Ainsi une actrice quinous a plu sur le théâtre, nous plaît encore dansla chambre ; sa voix, sa déclamation, le souvenir del’avoir vu admirer, que dis-je ? l’idée de la princesse,jointe à la sienne : tout cela fait une espèce de mé-lange qui forme et produit un plaisir.

Nous sommes tous pleins d’idées accessoires.Une femme qui aura une grande réputation et unléger défaut pourra le mettre en crédit, et le faireregarder comme une grâce. La plupart des femmesque nous aimons n’ont pour elles que la préventionsur leur naissance ou leurs biens, les honneurs oul’estime de certaines gens.

AUTRE EFFET DES LIAISONSQUE L’AME MET AUX CHOSES7.

Nous devons à la vie champêtre que l’hommemenait dans les premiers temps, cet air riant répan-du dans toute la Fable ; nous lui devons ces des-criptions heureuses, ces aventures naïves, ces divi-

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nités gracieuses, ce spectacle d’un état assez diffé-rent du nôtre pour le désirer, et qui n’en est pasassez éloigné pour choquer la vraisemblance, en-fin ce mélange de passions et de tranquillité. Notreimagination rit à Diane, à Pan, à Apollon, auxnymphes, aux bois, aux prés, aux fontaines. Si lespremiers hommes avaient vécu comme nous dansles villes, les poëtes n’auraient pu nous décrire quece que nous voyons tous les jours avec inquiétudeou que nous sentons avec dégoût ; tout respire-rait l’avarice, l’ambition, et les passions qui tour-mentent.

Les poëtes qui nous décrivent la vie champêtrenous parlent de l’âge d’or qu’ils regrettent, c’est-à-dire nous parlent d’un temps encore plus heureuxet plus tranquille.

DE LA DÉLICATESSE.

Les gens délicats sont ceux qui à chaque idée ouà chaque goût joignent beaucoup d’idées ou beau-

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coup de goûts accessoires. Les gens grossiers n’ontqu’une sensation ; leur âme ne sait ni composer nidécomposer ; ils ne joignent ni n’ôtent rien à ceque la nature donne : au lieu que les gens délicatsdans l’amour se composent la plupart des plaisirsde l’amour. Polyxène et Apicius portaient à la tablebien des sensations inconnues à nous autres man-geurs vulgaires ; et ceux qui jugent avec goût desouvrages d’esprit ont et se font une infinité de sen-sations que les autres hommes n’ont pas.

DU JE NE SAIS QUOI.

Il y a quelquefois dans les personnes ou dansles choses un charme invisible, une grâce naturelle,qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appelerle « je ne sais quoi ». Il me semble que c’est uneffet principalement fondé sur la surprise. Noussommes touchés de ce qu’une personne nous plaîtplus qu’elle ne nous a paru d’abord devoir nousplaire, et nous sommes agréablement surpris de ce

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qu’elle a su vaincre des défauts que nos yeux nousmontrent, et que le cœur ne croit plus. Voilà pour-quoi les femmes laides ont très-souvent des grâces,et qu’il est rare que les belles en aient : car une bellepersonne fait ordinairement le contraire de ce quenous avions attendu ; elle parvient à nous paraîtremoins aimable ; après nous avoir surpris en bien,elle nous surprend en mal ; mais l’impression dubien est ancienne, celle du mal nouvelle : aussi lesbelles personnes font-elles rarement les grandespassions, presque toujours réservées à celles quiont des grâces, c’est-à-dire des agréments que nousn’attendions point, et que nous n’avions pas su-jet d’attendre. Les grandes parures ont rarementde la grâce, et souvent l’habillement des bergèresen a. Nous admirons la majesté des draperies dePaul Véronèse ; mais nous sommes touchés de lasimplicité de Raphaël et de la pureté du Corrége.Paul Véronèse promet beaucoup, et paie ce qu’ilpromet. Raphaël et le Corrége promettent peu, etpaient beaucoup ; et cela nous plaît davantage.

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Les grâces se trouvent plus ordinairement dansl’esprit que dans le visage : car un beau visage paraîtd’abord, et ne cache presque rien ; mais l’esprit nese montre que peu à peu, que quand il veut, et au-tant qu’il veut : il peut se cacher pour paraître, etdonner cette espèce de surprise qui fait les grâces.

Les grâces se trouvent moins dans les traitsdu visage que dans les manières ; car les manièresnaissent à chaque instant, et peuvent à tous les mo-ments créer des surprises ; en un mot, une femmene peut guère être belle que d’une façon, mais elleest jolie de cent mille.

La loi des deux sexes a établi parmi les nationspolicées et sauvages, que les hommes demande-raient, et que les femmes ne feraient qu’accorder :de là il arrive que les grâces sont plus particulière-ment attachées aux femmes. Comme elles ont toutà défendre, elles ont tout à cacher ; la moindre pa-role, le moindre geste, tout ce qui, sans choquerle premier devoir, se montre en elles, tout ce quise met en liberté devient une grâce ; et telle est la

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sagesse de la nature, que ce qui ne serait rien sansla loi de la pudeur, devint d’un prix infmi depuiscette heureuse loi, qui fait le bonheur de l’univers.

Comme la gêne et l’affectation ne sauraientnous surprendre, les grâces ne se trouvent ni dansles manières gênées ni dans les manières affectées,mais dans une certaine liberté ou facilité qui estentre les deux extrémités ; et l’âme est agréable-ment surprise de voir que l’on a évité les deuxécueils. Il semblerait que les manières naturellesdevraient être les plus aisées : ce sont celles qui lesont le moins ; car l’éducation, qui nous gêne, nousfait toujours perdre du naturel : or nous sommescharmés de le voir revenir.

Rien ne nous plaît tant dans une parure quelorsqu’elle est dans cette négligence ou même dansce désordre qui nous cache tous les soins que lapropreté n’a pas exigés, et que la seule vanité auraitfait prendre ; et l’on n’a jamais de grâce dans l’espritque lorsque ce que l’on dit est trouvé8 et non pasrecherché.

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Lorsque vous dites des choses qui vous ont coû-té, vous pouvez bien faire voir que vous avez del’esprit, et non pas des grâces dans l’esprit. Pour lefaire voir, il faut que vous ne le voyiez pas vous-même, et que les autres, à qui d’ailleurs quelquechose de naïf et de simple en vous ne promettaitrien de cela, soient doucement surpris de s’en aper-cevoir.

Ainsi les grâces ne s’acquièrent point : pour enavoir, il faut être naïf. Mais comment peut-on tra-vailler à être naïf ?

Une des plus belles fictions d’Homère, c’estcelle de cette ceinture qui donnait à Vénus l’art deplaire. Rien n’est plus propre à faire sentir cettemagie et ce pouvoir des grâces, qui semblent êtredonnées à une personne par un pouvoir invisible,et qui sont distinguées de la beauté même. Or cetteceinture ne pouvait être donnée qu’à Vénus. Ellene pouvait convenir à la beauté majestueuse de Ju-non ; car la majesté demande une certaine gravi-té, c’est-à-dire une gêne opposée à l’ingénuité des

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grâces. Elle ne pouvait bien convenir à la beautéfière de Pallas ; car la fierté est opposée à la douceurdes grâces, et d’ailleurs peut souvent être soupçon-née d’affectation.

PROGRESSION DE LA SURPRISE.

Ce qui fait les grandes beautés, c’est lorsqu’unechose est telle que la surprise est d’abord mé-diocre, qu’elle se soutient, augmente, et nous mèneensuite à l’admiration. Les ouvrages de Raphaëlfrappent peu au premier coup d’œil : il imite si bienla nature, que l’on n’en est d’abord pas plus éton-né que si l’on voyait l’objet même, lequel ne cau-serait point de surprise. Mais une expression ex-traordinaire, un coloris plus fort, une attitude bi-zarre d’un peintre moins bon nous saisit du pre-mier coup d’œil, parce qu’on n’a pas coutume de lavoir ailleurs. On peut comparer Raphaël à Virgile,et les peintres de Venise, avec leurs attitudes for-cées, à Lucain : Virgile, plus naturel, frappe d’abord

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moins, pour frapper ensuite plus ; Lucain frapped’abord plus, pour frapper ensuite moins.

L’exacte proportion de la fameuse église deSaint-Pierre fait qu’elle ne paraît pas d’abord aus-si grande qu’elle l’est. car nous ne savons d’abordoù nous prendre pour juger de sa grandeur. Si elleétait moins large, nous serions frappés de sa lon-gueur ; si elle était moins longue, nous le serions desa largeur. Mais à mesure que l’on examine, l’œil lavoit s’agrandir, l’étonnement augmente. On peutla comparer aux Pyrénées, où l’œil, qui croyaitd’abord les mesurer, découvre des montagnes der-rière les montagnes, et se perd toujours davantage.

Il arrive souvent que notre âme sent du plai-sir lorsqu’elle a un sentiment qu’elle ne peut pasdémêler elle-même, et qu’elle voit une chose ab-solument différente de ce qu’elle sait être : ce quilui donne un sentiment de surprise dont elle nepeut pas sortir. En voici un exemple. Le dôme deSaint-Pierre est immense. On sait que MichelAngevoyant le Panthéon, qui était le plus grand temple

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de Rome, dit qu’il en voulait faire un pareil, maisqu’il voulait le mettre en l’air. Il fit donc sur ce mo-dèle le dôme de Saint-Pierre ; mais il fit les pilierssi massifs, que ce dôme, qui est comme une mon-tagne que l’on a sur la tête, parait léger à l’œil quile considère. L’âme reste donc incertaine entre cequ’elle voit et ce qu’elle sait, et elle reste surprisede voir une masse en même temps si énorme et silégère.

DES BEAUTÉS QUI RÉSULTENT D*UNCERTAIN EMBARRAS DE L’AME.

Souvent la surprise vient à l’âme de ce qu’ellene peut pas concilier ce qu’elle voit avec ce qu’ellea vu. Il y a en Italie un grand lac qu’on appelle leLac Majeur, il Lago Maggiore : c’est une petite merdont les bords ne montrent rien que de sauvage. Aquinze milles dans le lac sont deux îles d’un quartde lieue de tour, qu’on appelle les « Borromées »,qui sont, à mon avis, le séjour du monde le plus

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enchanté. L’âme est étonnée de ce contraste roma-nesque, de rappeler avec plaisir les merveilles desromans, où, après avoir passé par des rochers et despays arides, on se trouve dans un lieu fait pour lesfées.

Tous les contrastes nous frappent, parce queles choses en opposition se relèvent toutes lesdeux : ainsi, lorsqu’un petit homme est auprès d’ungrand, le petit fait paraître l’autre plus grand, et legrand fait paraître l’autre plus petit.

Ces sortes de surprises font le plaisir que l’ontrouve dans toutes les beautés d’opposition, danstoutes les antithèses et figures pareilles. QuandFlorus dit : « Sore et Algide (qui le croirait ?) nousont été formidables ; Satrique et Cornicule étaientdes provinces ; nous rougissons des Boriliens et desVéruliens, mais nous en avons triomphé ; enfin Ti-bur, notre faubourg ; Préneste, où sont nos mai-sons de plaisance, étaient le sujet des vœux quenous allions faire au Capitole9 » ; cet auteur, dis-je, nous montre en même temps la grandeur de

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Rome et la petitesse de ses commencements ; etl’étonnement porte sur ces deux choses.

On peut remarquer ici combien est grande ladifférence des antithèses d’idées d’avec les anti-thèses d’expression. L’antithèse d’expression n’estpas cachée ; celle d’idées l’est ; l’une a toujours lemême habit, l’autre en change comme on veut ;l’une est variée, l’autre non.

Le même Florus, en parlant des Samnites, ditque leurs villes furent tellement détruites, qu’ilest difficile de trouver à présent le sujet de vingt-quatre triomphes : ut non facile appareat materiaquatuor et viginti triumphorum10. Et par les mêmesparoles, qui marquent la destruction de ce peuple,il fait voir la grandeur de son courage et de son opi-niâtreté.

Lorsque nous voulons nous empêcher de rire,notre rire redouble à cause du contraste qui estentre la situation où nous sommes et celle où nousdevrions être. De même, lorsque nous voyons dansun visage un grand défaut, comme, par exemple,

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un très-grand nez, nous rions à cause que nousvoyons que ce contraste avec les autres traits du vi-sage ne doit pas être. Ainsi les contrastes sont causedes défauts aussi bien que des beautés. Lorsquenous voyons qu’ils sont sans raison, qu’ils relèventou éclairent un autre défaut, ils sont les grands ins-truments de la laideur, laquelle, lorsqu’elle nousfrappe subitement, peut exciter une certaine joiedans notre âme, et nous faire rire. Si notre âme laregarde comme un malheur dans la personne qui lapossède, elle peut exciter la pitié ; si elle la regardeavec l’idée de ce qui peut nous nuire, et avec uneidée de comparaison avec ce qui a coutume de nousémouvoir et d’exciter nos désirs, elle la regarde avecun sentiment d’aversion.

De même dans nos pensées, lorsqu’ellescontiennent une opposition qui est contre le bonsens, lorsque cette opposition est commune et ai-sée à trouver, elles ne plaisent point et sont un dé-faut, parce qu’elles ne causent point de surprise ; etsi au contraire elles sont trop recherchées, elles ne

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plaisent pas non plus. Il faut que dans un ouvrageon les sente parce qu’elles y sont, et non pas parcequ’on a voulu les montrer ; car pour lors la surprisene tombe que sur la sottise de l’auteur.

Une des choses qui nous plaît le plus, c’est lenaïf ; mais c’est aussi le style le plus difficile à attra-per : la raison en est qu’il est précisément entre lenoble et le bas ; et il est si près du bas, qu’il est très-difficile de le côtoyer toujours sans y tomber.

Les musiciens ont reconnu que la musique quise chante le plus facilement est la plus difficile àcomposer : preuve certaine que nos plaisirs et l’artqui nous les donne sont entre certaines limites.

A voir les vers de Corneille si pompeux et ceuxde Racine si naturels, on ne devinerait pas que Cor-neille travaillait facilement et Racine avec peine.

Le bas est le sublime du peuple, qui aime à voirune chose faite pour lui et qui est à sa portée.

Les idées qui se présentent aux gens qui sontbien élevés, et qui ont un grand esprit, sont ounaïves, ou nobles, ou sublimes.

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Lorsqu’une chose nous est montrée avec des cir-constances ou des accessoires qui l’agrandissent,cela nous paraît noble : cela se sent surtout dansles comparaisons où l’esprit doit toujours gagneret jamais perdre ; car elles doivent toujours ajouterquelque chose, faire voir la chose plus grande, ou,s’il ne s’agit pas de grandeur, plus fine et plus déli-cate ; mais il faut bien se donner de garde de mon-trer à l’àme un rapport dans le bas, car elle se le se-rait caché si elle l’avait découvert.

Comme il s’agit de montrer des choses fines,l’âme aime mieux voir comparer une manière à unemanière, une action à une action, qu’une chose àune chose. Comparer en général un homme cou-rageux à un lion, une femme à un astre, un hommeléger à un cerf, cela est aisé11 ; mais lorsque La Fon-taine commence ainsi une de ses fables :

Entre les pattes d’un lionUn rat sortit de terre assez àl’étourdie :

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Le roi des animaux, en cette occa-sion,Montra ce qu’il était, et lui donnala vie12.

il compare les modifications de l’âme du roi desanimaux avec les modifications de l’âme d’un véri-table roi.

Michel-Ange est le maître pour donner de la no-blesse à tous ses sujets. Dans son fameux Bacchus,il ne fait point comme les peintres de Flandres quinous montrent une figure tombante, et qui est,pour ainsi dire, en l’air. Cela serait indigne de lamajesté d’un dieu. Il le peint ferme sur ses jambes ;mais il lui donne si bien la gaieté de l’ivresse, et leplaisir à voir couler la liqueur qu’il verse dans sacoupe, qu’il n’y a rien de si admirable.

Dans la Passion, qui est dans la galerie de Flo-rence, il a peint la Vierge debout, qui regarde sonfils crucifié, sans douleur, sans pitié, sans regret,sans larmes. Il la suppose instruite de ce grand mys-

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tère, et par là lui fait soutenir avec grandeur le spec-tacle de cette mort.

Il n’y a point d’ouvrage de Michel-Ange où iln’ait mis quelque chose de noble : on trouve dugrand dans ses ébauches mêmes, comme dans cesvers que Virgile n’a point finis.

Jules Romain, dans sa chambre des Géants àMantoue. où il a représenté Jupiter qui les fou-droie, fait voir tous les dieux effrayés : mais Junonest auprès de Jupiter ; elle lui montre, d’un air assu-ré, un géant sur lequel il faut qu’il lance la foudre ;par là. il lui donne un air de grandeur que n’ont pasles autres dieux : plus ils sont près de Jupiter, plusils sont rassurés ; et cela est bien naturel : car, dansune bataille, la frayeur cesse auprès de celui qui ade l’avantage13.

DES RÈGLES14.

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Tous les ouvrages de l’art ont des règles géné-rales, qui sont des guides qu’il ne faut jamais perdrede vue.

Mais comme les lois sont toujours justes dansleur être général, mais presque toujours injustesdans l’application ; de même les règles, toujoursvraies dans la théorie, peuvent devenir fausses dansl’hypothèse. Les peintres et les sculpteurs ont éta-bli les proportions qu’il faut donner au corps hu-main, et ont pris pour mesure commune la lon-gueur de la face ; mais il faut qu’ils violent à chaqueinstant15 les proportions, à cause des différentesattitudes dans lesquelles il faut qu’ils mettent lescorps : par exemple, un bras tendu est bien pluslong que celui qui ne l’est pas. Personne n’a jamaisplus connu l’art que Michel-Ange ; personne nes’en est joué davantage. Il y a peu de ses ouvragesd’architecture où les proportions soient exacte-ment gardées ; mais, avec une connaissance exactede tout ce qui peut faire plaisir, il semblait qu’il eûtun art à part pour chaque ouvrage.

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Quoique chaque effet dépende d’une cause gé-nérale, il s’y mêle tant d’autres causes particulières,que chaque effet a, en quelque façon, une cause àpart. Ainsi l’art1 donne les règles, et le goût les ex-ceptions ; le goût nous découvre en quelles occa-sions l’art doit soumettre16, et en quelles occasionsil doit être soumis.

PLAISIR FONDÉ SUR LA RAISON17.

J’ai dit souvent que ce qui nous fait plaisir doitêtre fondé sur la raison ; et ce qui ne l’est pas àcertains égards, mais parvient à nous plaire pard’autres, doit s’en écarter le moins qu’il est pos-sible.

Et je ne sais comme il arrive que la sottise del’ouvrier, bien marquée, fait que l’on ne peut plusse plaire à son ouvrage ; car dans les ouvrages degoût il faut, pour qu’ils plaisent, avoir une certaineconfiance à l’ouvrier, que l’on perd d’abord lorsque

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l’on voit, pour première chose, qu’il pèche contrele bon sens.

Ainsi, lorsque j’étais à Pise, je n’eus aucun plaisirlorsque je vis le fleuve Arno peint dans le ciel avecson urne qui roule des eaux. Je n’eus aucun plaisir àGênes de voir des saints dans le ciel, qui souffraientle martyre. Ces choses sont si grossières qu’on nepeut plus les regarder.

Lorsqu’on entend dans le second acte deThyeste, de Sénèque, des vieillards d’Argos qui,comme des citoyens de Rome du temps de Sé-nèque, parlent des Parthes et des Quirites, et dis-tinguent les sénateurs des plébéiens, méprisent lesbleds de la Libye, les Sarmates qui ferment la merCaspienne, et les rois qui ont subjugué les Daces,une pareille ignorance fait rire dans un sujet sé-rieux. C’est comme si, sur le théâtre de Londres,on introduisait Marius disant que, pourvu qu’il aitla faveur de la Chambre basse, il ne craint pointl’inimitié de celle des Pairs, ou qu’il aime mieux la

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vertu que tout ce que les grandes familles de Romefont venir du Potose.

Lorsqu’une chose est, à certains égards, contrela raison, et que, nous plaisant par d’autres, l’usageou l’intérêt même de nos plaisirs la fait regardercomme raisonnable, comme nos opéras, il fautfaire en sorte qu’elle s’en écarte le moins possible.Je ne pouvais souffrir en Italie de voir Caton et Cé-sar chanter des ariettes sur le théâtre ; les Italiens,qui ont tiré de l’histoire les sujets de leur opéra,ont montré moins de goût que nous, qui les avonstirés de la Fable ou des romans. A force de mer-veilleux, l’inconvénient du chant diminue, parceque ce qui est si extraordinaire paraît mieux pou-voir s’exprimer par une manière plus éloignée dunaturel ; d’ailleurs, il semble qu’il est établi que lechant peut avoir dans les enchantements et dansle commerce des dieux une force que les parolesn’ont pas ; il est donc là plus raisonnable, et nousavons bien fait de l’y employer.

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DE LA CONSIDÉRATION DELA SITUATION MEILLEURE.

Dans la plupart des jeux folâtres, la sourcela plus commune de nos plaisirs vient de ceque, par de certains petits accidents, nous voyonsquelqu’un dans un embarras où nous ne sommespas, comme si quelqu’un tombe, s’il ne peut échap-per, s’il ne peut suivre ; de même, dans les comé-dies, nous avons du plaisir de voir un homme dansune erreur où nous ne sommes pas.

Lorsque nous voyons faire une chute àquelqu’un, nous nous persuadons qu’il a plus depeur qu’il n’en doit avoir, et cela nous divertit ;de même, dans les comédies, nous prenons plai-sir à voir un homme plus embarrassé qu’il ne de-vrait l’être. Comme lorsqu’un homme grave faitquelque chose de ridicule, ou se trouve dans uneposition que nous sentons n’être pas d’accord avecsa gravité, cela nous divertit : de même, dans nos

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comédies, quand un vieillard est trompé, nousavons du plaisir à voir que sa prudence et son expé-rience sont les dupes de son amour et de son ava-rice.

Mais lorsqu’un enfant tombe, au lieu d’en rirenous en avons pitié, parce que ce n’est pas propre-ment sa faute, mais celle de sa faiblesse ; de mêmelorsqu’un jeune homme, aveuglé par sa passion, afait la folie d’épouser une personne qu’il aime, eten est puni par son père, nous sommes affligés de levoir devenir malheureux pour avoir suivi un pen-chant naturel, et avoir plié à la faiblesse de la condi-tion humaine.

Enfin comme, lorsqu’une femme tombe, toutesles circonstances qui peuvent augmenter son em-barras augmentent notre plaisir, de même, dansles comédies, nous nous divertissons de tout cequi peut augmenter l’embarras de certains person-nages.

Tous ces plaisirs sont fondés, ou sur notre ma-lignité naturelle, ou sur l’aversion que nous donne

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pour de certains personnages l’intérêt que nousprenons pour d’autres.

Le grand art de la comédie consiste donc à bienménager et cette affection et cette aversion, defaçon que nous ne nous démentions pas d’un boutde la pièce à l’autre, et que nous n’ayions point dudégoût ou du regret d’avoir aimé ou haï, Car onne peut guère souffrir qu’un caractère odieux de-vienne intéressant que lorsqu’il y a raison pour ce-la dans le caractère même, et qu’il s’agit de quelquegrande action qui nous surprend, et qui peut servirau dénoûrnent de la pièce.

PLAISIR CAUSÉ PAR LESJEUX, CHUTES, CONTRASTES.

Comme dans le jeu de piquet nous avons le plai-sir de démêler ce que nous ne connaissons pas parce que nous connaissons, et que la beauté de ce jeuconsiste à paraître nous montrer tout et cependantnous cacher beaucoup, ce qui excite notre curiosi-

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té ; ainsi, dans les pièces de théâtre, notre âme estpiquée de curiosité, parce qu’on lui montre de cer-taines choses et qu’on lui en cache d’autres ; elletombe dans la surprise, parce qu’elle croyait que leschoses qu’on lui cache arriveraient d’une certainefaçon, qu’elles arrivent d’une autre, et qu’elle a fait,pour ainsi dire, de fausses prédictions sur ce qu’ellea vu.

Comme le plaisir du jeu de l’hombre consistedans une certaine suspension mêlée de curiositédes trois événements qui peuvent arriver, la partiepouvant être gagnée, remise, ou perdue codille18 ;ainsi, dans nos pièces de théâtre, nous sommes tel-lement suspendus et incertains, que nous ne sa-vons ce qui arrivera : et tel est l’effet de notre ima-gination, que lorsque nous avons vu la pièce millefois, si elle est belle, notre suspension et, si je l’osedire, notre ignorance restent encore ; car pour lorsnous sommes si fort touchés de ce que nous enten-dons actuellement, que nous ne sentons plus quece qu’on nous dit ; et ce qui paraît devoir suivre

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de ce qu’on nous dit, ce que nous connaissonsd’ailleurs, et seulement par mémoire, ne nous faitplus aucune impression.

1 Après ce paragraphe on lit dans le texte del’Encyclopédie :

« Les anciens n’avaient pas bien démêléceci : ils regardaient comme des qualités po-sitives toutes les qualités relatives de notreâme ; ce qui fait que ces dialogues où Platonfait raisonner Socrate, ces dialogues si ad-mirés des anciens, sont aujourd’hui insoute-nables, parce qu’ils sont fondés sur une phi-losophie fausse ; car tous ces raisonnementstirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage,le fou, le dur, le mou, le sec, l’humide, trai-tés comme des choses positives, ne signifientplus rien. » (V. Inf. Pensées, p. 159.)

2 Encyclopédie  : Nous aurions senti autre-ment.

3 L’Encyclopédie ajoute : Elle reçoit des plai-sirs par ces idées et par ces sentiments ; car,etc.

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4 Des idoles indiennes ou chinoises.5 Suétone, Vie de Néron, chap.6 Les castrats.7 Ce paragraphe ne se trouve pas dans

l’Encyclopédie.8 Encyclopédie : paraît trouvé et non pas re-

cherché.9 Florus, lib. I, c. X.

10 Florus, lib. I, c. XVI.11 Encyclopédie : une chose à une chose :

comme un héros à un lion, une femme à unastre et un homme léger à un cerf. Cela estaisé ; mais lorsque La Fontaine, etc.

12 Livre II, fable II.13 Ici se termine l’article de Montesquieu dans

l’Encyclopédie.14 Ce chapitre a paru pour la première fois

dans les Œuvres posthumes.15 Première édition : à tous les instants.16 Première édition : doit se soumettre.17 Tout ce qui suit est tiré des Annales litté-

raires.

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18 Faire ou gagner codille, gagner sans avoir faitjouer. Dict.de l’Académie.

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COLOPHON

Cette édition ÉFÉLÉ reprend l’édition desœuvres complètes en 7 volumes établie parÉdouard Laboulaye, publiée par Garnier Frères,Paris, 1875, disponible à :• volume 1: http://books.google.com/books?

id=BAUvAAAAMAAJ• volume 2: http://books.google.com/books?

id=bgUvAAAAMAAJ• volume 3: http://books.google.com/books?

id=vwUvAAAAMAAJ• volume 4: http://books.google.com/books?

id=EwYvAAAAMAAJ• volume 5: http://books.google.com/books?

id=7AYvAAAAMAAJ

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• volume 6: http://books.google.com/books?id=ewYvAAAAMAAJ

• volume 7: http://books.google.com/books?id=oZsGAAAAQAAJ

Ce tirage au format PDF est composé en Gara-mond Premier et a été fait le 26 décembre 2010.D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks.

L’orthographe a été modernisée en remplaçantoi par ai (par example étoit remplacé par était).

Les notes de Montesquieu ainsi que les note édi-toriales de M. Laboulaye suivent immédiatementle texte, et sont numérotées 1, 2, 3,... Les variantessont placées à la fin du volume, et son numérotéesa, b, c,... Dans les deux cas, l’appel de note et le nu-méro de la note sont hyperliés.