MONTAIGNE ET LA THEOLOGIE

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Dieu à nostre commerce et société MONTAIGNE , ET LA THEOLOGIE Etudes publiées sous la direction de Philippe DESAN LIBRAIRIE DROZ S.A. 11, rue GENEVE 2008

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Dieu à nostre commerce et société

MONTAIGNE,ET LA THEOLOGIE

Etudes publiées sous la direction de

Philippe DESAN

LIBRAIRIE DROZ S.A.11, rue ~assot

GENEVE2008

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LE DIVIN INTERLOCUTEUR:LE SOUCI DE SOI,

LA CONFESSION ET L'ESSAI

LA FOI,,LA THEORIE ET LA PRAXIS

Il y a au moins trois formulations possibles de la quest~on du christianismede Montaigne. La première cherche à découvrir si Montaigne, le .personnagehistorique, était un «vrai» chrétien, un croyant authentique, c'est àdire quel­qu'un dont la foi était «vive» et sincère. La discussion entre ceux qui voiaientMontaigne comme un vrai chrétien et ceux qui voulaient souligner dans sonœuvre une critique cachée de la religion a occupé pendant un temps les spécia­listes. Finalement, ils ont constaté qu'il y a des arguments pour chaque thèse,puisqu'à l'époque les conditions politiques n'étaient pas du tout propices à laliberté d'expression, mais obligeaient à «[C] ne dire qu'à derny, à dire confusé­ment, à dire discordamment» (III, 9, 996)1. Après avoir reçu une attention assezimportante dans la première moitié du xxe siècle, la discussion à propos de la«vraie» foi de Montaigne semble avoir été abandonnée; la cause en a été proba­blement une formulation trompeuse du problème, qui donnait l'impression 'de .considérer la foi d'un personnage comme une sorte de fait historique, suscep­tible d'une vérification ou démonstration plus ou moins tortueuse. La foicomme fait, et le fait comme quelque chose d'empiriquement vérifiable, commesi nous sachions «[Cl que c'est que croire» (II, 12, 442)2.

Les Essais sont cités avec l'indication des pages de l'édition Villey-Saulnier, Paris, PressesUniversitaires de France, 1965. Maturin Dreano a offert l'interprétation classique de la sincé...rité de la foi de Montaigne dans La Religion de Montaigne, Paris, Nizet, 1969. Sur la censureau temps de Montaigne, voir Malcom C. Smith, Montaigne and Religious Freedom. The DawnofPluralism, Genève, Droz, 1991; et Marianne S. Meijer «De l'honnête, de l'utile et du repen­tir», The Journal ofMedieval and Renaissance Studies, vol. XII, 1982, p. 259...274.On peut trouver un bilan de cette polémique dans l'article de Henri Weber «I!Apologie deRaymond Sebond et la religion de Montaigne», Bulletin de la Société des Amis de Montaigne,nO 33...34, 1993, p. 183...196. Quelques-uns des articles recueillis dans ce volume (par exempleceux de André Tournon, Jean-Yves Pouilloux, Fausta Garavini) montrent une révision de laquestion de la foi, où cette formulation quasi-positiviste est heureusement surpassée.

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La seconde formulation laisse de côté le problème de la foi, et centre sonattention sur l'aspect purement théorique de la question: dans ce sens-là,quelques auteurs sont en train d'accomplir l'importante tâche de chercher dansles Essais les appuis chrétiens et théologiques de son scepticisme3

• M'ais nous nepoursuivrons pas non plus cette deuxième voie, qui semble parfois donner uneimportance démesurée à l'aspect théorique et gnoséologique du scepticisme deMontaigne. Nous considérons que, plus que le doute à propos des savoirshumains, ce qui hante Montaigne en général est le doute à propos de nos capa­cités d'agir, c'est-à-dire à propos des forces de l'homme (dans la morale, la poli­tique, l'art ou la connaissance)4.

Cette position se rapproche de la troisième formulation du problème, celleque nous proposons de poursuivre ici, qui considère la philosophie deMontaigne comme une praxis, plus que comme une façon de penser. SiMontaigne est un philosophe sans doctrine ce n'est pas tout simplement parcequ'il cherche à soupçonner les doctrines des autres, mais parcé qu'il considèreque la tâche la plus essentielle de la philosophie n'est pas strictement cognitive,théorique, gnoséologique, mais pratique: une façon d'agir sur soi-même àtravers la réflexion et l'écriture. Le but de notre travail sera de demander si lapratique de ressai est une activité dérivée et dépendante de la pratique religieusede la confession. La réponse, évidemment, sera un peu plus complexe qu'unsimple «oui» ou «non».

Si nous devons considérer la philosophie de Montaigne comme praxis, on nedoit pas chercher ses racines parmi les doctrines métaphysiques ou théologiquesqui lui ont précédée, mais parmi les pratiques qui ont été à la base de cesdoctrines, et qui ont pu avoir une certaine influence sur ressayiste. Parmi cespratiques, quelques-unes sont d'un caractère purement philosophique, comme,celles de l'ascétisme stoïcien - qui mènent le sage vers l'autonomie et l'ataraxie- celles du scepticisme classique - la zététique, qui conduit vers l'epojé du juge­ment - ou celles de l'hédonisme épicurien - la pondération des plaisirs et desdouleurs~ l'usage des «pilules» qui nous éloignent de la crainte et la souffrance.D'autres sont plutôt religieuses - la prière, la confession - médicales - lediagnostique, la thérapie - juridiques - le témoignage, la 4élibération - ouherméneutiques - l'interprétation, la glose.... D'autres, enfin, qui ne peuvent

Voir les études de Vincent Carraud, André Tournon, Ruedi Imbach, et Jean..Luc Marion, dansMontaigne: scepticisme, métaphysique, théologie, dir. V. Carraud et J.-L. Marion, Paris, PressesUniversitaires de France, 2004. Cf. aussi Frédéric Brahami Le Scepticisme de Montaigne, Paris,Presses Universitaires de France, 1997, et «'Pourquoi prenons...nous titre d'&tre?' Pensée de soiet pensée de Dieu chez Montaigne et Descartes », Revue de Métaphysique et de Morale, nO 1,2006, p. 21-39.Nous avons récemment développé cette lecture du scepticisme de Montaigne dans Pensar sincertezas, Montaigne y el arte de conversar, Madrid, Fondo de Cultura Econ6mica, 2007.

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pas ~tre considérées comme strictement académiques, telles l'art de la conversa­tion, de la diplomatie, de la séduction.... Voilà quelques-unes des manières defaire qui sont à la base de l'essai et qui, selon l'approche que nous venons d'ex­poser, devraient ~tre étudiées plus comme des activités que comme des contenusdoctrinaires, c'est à dire en faisant plus attention à ce que les sujets font, qu'à cequ'ils croient ou dissent - au moins que nous considérons, comme Austin, ledire comme une façon de faire.

Quelques-unes de ces activités ont déjà reçu l'attention des spécialistes. Nousallons ici diriger la nôtre vers deux groupes de pratiques, dont l'influence dansl'essai est indiscutable: les stoïciennes et les chrétiennes. La raison de ce choixest que nous allons prendre comme point de départ l'étude faite par MichelFoucault dans quelques-unes de ses dernières œuvres: un travail qui peut serévéler profitable afin de répondre à la question que nous nous posons5

• Dansces ouvrages, Foucault fait un parcours historique qui commence à la Grèce dePlaton, traverse la Rome du stoïcisme, et finit avec les formes du christianismeprimitif, une période de six siècles de l'histoire de l'Europe où les liens que lessujets ont établis avec eux-m~mes - avec leurs pensées, leurs actions, leurs

· "f d' f'prOjets - ont ete pro on ement trans ormes.

LE SOUCI DE SOI STOÏCIEN

L'importance et influence dans l'antiquité du précepte delphique «connaistoi toi-m~me» est bien connue6

• En revanche, ce qui a été parfois ignoré est quece précepte a toujours été uni, bien que de façon irrégulière, à un autre aujour­d'hui moins connu, mais qui n'avait pas moins d'importance à l'époque: l'exi­gence du souci de soi, l'obligation de se considérer soi-m~me, non seulementcomme objet de connaissance, mais aussi comme lieu de travail. C'est cetteconsidération du moi comme matière première, comme quelque chose qu'ilfaut transformer et modeler selon des critères établis, qui donne lieu aux «tech­niques de soi », c'est-à-dire aux pratiques qui, selon Foucault,

permettent aux individus d'effectuer, seuls ou avec l'aide d'autres, un certainnombre d'opérations sur leur corps et leur ame, leur pensées, leurs conduites,leur mode d'être; de se transformer afin d'atteindre un certain état debonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d'immortalité7

Nous nous référons àl'Histoire de la sexualité, livre III (Paris, Gallimard, 1984), «L'écriture desoi» (dans Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 415-430) et, principalement, «Les tech­niques de soi» (id., p. 783-812).Pierre Courcelle a dédié à la question l'ouvrage classique Connais-toi toi-même de Socrate àsaint Bernard, Paris, Etudes Augustiniennes, 1975.Michel Foucault, «Les techniques de soi», op. cit., p. 785.

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Quoique ces pratiques aient leurs racines dans la pensée grecque, ce n'estqu'avec le stoïcisme romain de l'époque impériale - Sénèque, Epictète, Marc­Aurèle - que la double exigence de la connaissance et le souci de soi donne lieuà un réseau explicite. des services et obligations du sujet avec soi-même, qui seprolonge tout au long de la vie. Ce qui àl'origine n'avait qu'un caractère propé­deutique -le besoin de se soucier - acquiert un sens propre: on doit devel1ir unesorte de médecin pour soi-même, en surveillant constamment sa propre santé ­autant, physique que mentale - et en remplissant le temps d'oisiveté avec denombreuses occupations et activités. Mais le principal objet de ces pratiques estd'acquérir l'absolue autonomie, une maîtrise de soi qui ne peut être atteinte quepar l'adéquation de la conduite aux normes de la rationalité. Le sujet doit tenirles rênes de sa propre existence, et devenir ainsi un sage, c'est-à...dire quelqu'unqui a transformé ce qui pour le reste des mortels ne sont que de viles passions,dans des actions volontaires et rationnelles.

Le souci de soi prend chez les stoïciens la forme d'une épuration du moi, uneidée dont on'peut trouver l'expression la plus pure dans l'Enchiridion d'Epic­tèteS. La première des règles de ce manuel de sagesse est de distinguer «les chosesqui dépendent de nous» - «la pensée, l'impulsion, le désir, l'aversion, bref, toutce en quoi c'est nous qui agissons» - de tout ce qui ne dépend pas de nous - «lecorps, l'argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n'est pasnous qui agissons». Ce qui dépend de nous, nous dit Epictète, est par naturelibre, tandis que ce qui n'en dépend pas est «faible, esclave, exposé aux obstacleset nous est étranger.» L'intérêt de cette idée est principalement pratique, puis­qu'elle mène vers un principe d'action:

Donc~ rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclaveet pour un bien propre ce qui t'est étranger, tu vivras contrarié, chagriné;tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux; mais si tu ne jugestien que ce qui l'est vraiment - et tout le reste étranger-, jamais personne nesaura te contraindre ni te barrer la route; tu ne t'en prendras àpersonne, n'ac­cuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra tefaire de mal et tu n'auras pas d'ennemi puisqu'on ne t'obligera jamais à rienqui pour toi soit mauvais. (Enchiridion) 1)

Une fois que le noyau de l'identité -l'hegemonikon ou centre de gouverne­ment du sujet - est purifié, le sage sera capable de ne pas se confondre avecquelque chose d'autre, c'est-à-dire de ne pas diriger les affections - si nous

Nous avons utilisé Pédition bilingue grec/espagnol.de José Manuel Garcia de la Mora (Barce­lone, Anthropos, 1991). Nous prenons Epictète comme paradigme du sage stoïcien par lapureté de ses formulations, bien qu'il n'ait pas eu une influence particulièrement importantesur Montaigne. En fait, la lecture que celui-ci fait de ses œuvres semble avoir été plutôtpartielle et indirecte. C'est le modèle stoïcien en général qui a eu une énorme influence surl'essayiste.

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devons en avoir - vers ces choses qui nous réduisent en esclavage, -mais enverscelles qui nous libèrent des entraves, et nous mènent vers l'autarcie. La sagesse,selon cette perspective, n'est pas un savoir que l'on peut acquérir et accumulercomme une succession d'opinions vraies et fondées à propos de la réalité, c'est­à-dire comme une doctrine (un aspect qui, même s'il est aussi à l'origine de laphilosophie stoïcienne, perd partiellement son importance dans son développe­ment romain). Par contre, cette sagesse est un savoir-faire: être un philosophepour eux n'est pas avoir compris les idées, mais être capable de les mettre enpratique, et de vivre selon les préceptes de la sagesse9

Les techniques du moi dont parle Foucault entrent en jeu quand il s'agit demener à bien ce projet. Quelques-unes de ces pratiques sont des procédés d'en­traînement; d'autres, des systèmes de surveillance ou des procédés mnémotech­niques. L'idée d'askêsis, par exemple, ramasse un ensemble de pratiques dontl'objet est de mettre à l'essai la fermeté du propre esprit. Généralement c'est àtravers la méditation (meletê) que le sujet doit devancer les m9UX qui l'attendent,en les souffrant mentalement par avance; parfois, pourtant ce n'est pas 'seule­ment dans la pensée, mais par moyen d'une vraie gymnastique (gymnasia) qu'ildoit se priver transitoirement des biens et commodités, afin de constaterqu'elles ne lui appartiennent pas vraiment, et n'arrivent donc qu'à la surface deson identité. Si c'est possible de perdre l'argent, la santé, l'honneur ou même lafamille et les amis, c'est évident que rien de cela ne nous appartient pas propre­ment. Ce sont des exemples des choses qui sont essentiellement d'autrui, et qui,si nous les croyons propres, nous imposent une violente hétéronomie, en nousfaisant perdre cette autonomie absolue, qui devrait être l'objet de notre visée.Même le pire des maux qui peut nous atteindre, notre propre mort, doit êtreanticipée par la réflexion, afin de la faire propre: pas un événement involontairequi nous arrive, mais une action choisie et désirée par le sujet. A raide despratiques comme la meletê ou la gymnasia le sujet se met à l'essai, à l'épreuve, envivant d'une certaine façon la propre'vie par avance, comme lorsque l'on faitdes répétitions avant la première d'une œuvre de théatre. Tout ce qui nouseffraie doit nous sembler bien connu quand il arrive.

Outre ces pratiques d'askêsis, il est aussi essentiel pour le stoïcien de mainte­nir une vigilance constante: être attentif à ses propres actions tout au long dujour, remémorer le soir tout ce qu'il a fait ou pensé, en considérant s'il a agiconforme aux préceptes. L'examen de conscience - et même de l'inconscient et.des rêves - doit être quotidien et systématique10

• Pour cela l'écriture est uninstrument précieux: une écriture qui pouvait n'être dirigée qu'à soi-même -

9 «Il y aurait de quoi rougir si, lorsqu'on me dit: 'Apprends..moi à lire Chrysippe', je n'étais pasen mesure de montrer une conduite semblable et conforme à ses écrits» (Enchiridion, XLIX).

10 A propos des examens des rêves, voir ~oucault, Histoire de la sexualité, op. cit., III, 1.

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comme les registres des actions propres (hupomnêmata) -, mais qui normale­ment avait comme destinataire le maître ou les amis, et dont l'objet était d'ana­lyser ce qu'on a fait ou pensé pendant le jour, et rappeler les règles que nousdevrions avoir suivi. Il s'agit des réflexions sur soi qui ne prenaient pas la formed'une autobiographie, ni racontaient l'histoire du salut de l'âme, comme le ferala littérature chrétienne ultérieurement:

Ils ne constituent pas un 'récit de soi-même); ils n'ont pas pour objectif defaire venir à la lumière du jour les arcana conscientiae dont l'aveu - oral ouécrit - a valeur purificatrice. Le mouvement qu'ils cherchent à effectuer estinverse de celui-là: il s'agit non de poursuivre l'indicible, non de révéler lecaché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit; rassem­bler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien demoins que la constitution de soi11.

L'objet de ces pratiques est d'être constamment en garde, «se surveillant soi­même comme un ennemi insidieux» (Enchiridion, XLVIII) afin d'empêcherl'infiltration de l'autre dans son identité. On épure ainsi l'espace d'un moi, quiappartient tout proprement au sage, mais, et c'est une question cruciale, onn'aperçoit pas dans ce moi une vraie intériorité, au sens fort du terme. Ce n'estpas le but ni l'objet de ces pratiques: «le sujet [chez le stoïcisme] n'est pas leterrain sur lequel s'opère le processus de décryptage, mais le point où les règlesde conduite se rencontrent dans la mémoire. Le sujet constitue le point d'inter­section des actes qui nécessitent d'être soumis àdes règles et des règles qui défi­nissent la manière dont il faut agir.»12 Il n'y a pas besoin de chercher le péchéderrière les actes, ni la concupiscence derrière les pensées: pas de sentimentsobscurs et profonds qu'il soit précis de décrypter devant l'autre" De cette façon,le souci stoïcien n'a pas un caractère moralisant ni juridique, puisque le sujet nejoue pas le rôle d'un accusé auquel aurait été imputé un péché ou un délit. Ils'agit plutôt d'une tâche presque administrative: la règle n'est qu'une méthodepour faire quelque chose correctement, sans juger ce qui est arrivé dans le passé.L'objectif est d'abord mnémotechnique - apprendre les règles, être capable dese les rapP,eler au moment précis - et puis pratique - savoir les comparer avecles actions propres et agir en conséquence. En cas de dérèglement il n'y a pasveritablement de culpabilisation ni de récrimination du péché, mais la constata­tion d'une erreur et la mise en œuvre des moyens pour la résoudre dans le futur.Montaigne lui-même nous rappellera que les stoïciens «[B] nous ordonnet biende corriger les imperfections et les vices que nous reconnoisons en nous, maisnous defendent d'en estre marris et desplaisants» (III, 2, 813).

11 Michel Foucault~ «L'écriture de soi», op. cit., p. 419.

12 Michel Foucault, «Les techniques de soi», op. cit.) p. 799.

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,LA CONFESSION CHRETIENNE

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Foucault s'intéresse aux techniques stoïciennes afin de montrer la brusquedifférence introduite par le christianisme, qui transformait ces pratiques dusouci de soi dans des processus de confession et d'expiation de la faute. Dans cebut, il centre son attention sur deux pratiques assez répandues à l'époque deJean Chrysostome, qui ont été les précédents de la pratique de la confessioncomme nous la connaissons: la« reconnaissance du fait» (exomologêsis) et « l'exa­men de soi» (exagoreusis)13.

La «reconnaissance du fait» (publicatio sui, selon le terme de Tertulien) consis­tait en l'acceptation publique de la foi, c'est àdire du fait d'être chrétien, àtraversun rituel de la reconnaissance de soi comme pécheur. Il ne s'agissait paS toutsimplement d'une conduite verbale, mais d'une dramatisation complexe parlaquelle l'individu deyait rendre visite à l'évêque, solliciter le statut de pénitent,expliquer quelles ont été ses fautes, et se soumettre à l'humiliation: une revéla­tion du moi qui fonctionnait tout d'un coup comme violente destruction de soi.

D'autre part, 1'«examen de soi» était une réinterprétation des techniquesstoïciennes qui avaient régi la relation maitrelélève, bien que dans sa versionchrétienne disparaisse son caractère purement administratif. Le christianismemonastique, d'origine syrienne et égyptienne, cherche à développer cet examende soi comme une obéissance absolue du disciple au maitre, qui mène finale­ment vers la contemplation de Dieu. Il fallait purifier les mouvements de l'amequi éloignent le sujet de cette contemplation - principalement parce qu'ils,. h'" l'etaIent enc aInes au corps -, en scrutant constamment es propres pensees, en ycherchant le reste le plus imperceptible de concupiscence. Cette nouvelle tech­nique du moi a plus àvoir avec la pensée qu'avec l'action, et se déroule commeun processus de décryptage: il y a quelque chose cachée en nous, un secret donton ne voit que les signes externes, qu'il faut montrer à l'extérieur afin de surpas­ser l'image fausse que le sujet a de soi-même. Dans ces pratiques, l'examen de soia pour objet d'établir « le rapport entre une pensée cachée et une impureté del'ame», ce qui mène vers «l'herméneutique de soi chrétienne et son déchiffre­ment des pensées intimes »14.

L'examen stoïcien de la conscience, simple comparaison de l'action avec lespréceptes, mène à la confession de la faute, une suite infinie des théatralisationset verbalisations, par lesquelles le sujet s'oblige soi-même à extérioriser lesaspects cachés et condamnables de sa personnalité. Cette transformation dusujet a son reflet dans la structure et le sens des lois, dont le cadre d'applications'étend progressivement vers l'intérieur:

13 Ibid., chap. V et VI.14 Ibid., p. 810.

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A la différence de la loi politique qui ne gère que les actions publiques, la loicatholique, apostolique et romaine a un droit de regarder sur les pensées.C'est le fondement même de la relation non pas vraisemblable mais néces­saire entre la foi et les œuvres15

La subjectivité commence à être considérée comme un abîme sans fond, danslequel le sujet a l'obligation de s'introduire, afin d'extérioriser par le langage

1 h' ., L'A lAI b dtout pee e qUI s y trouve. a creature meme ne peut p us etre e ut uparcours: elle n'est qu'un lieu de passage dans la recherche de son créateur. Acause de cette transformation, le précepte du souci de soi va être obscurci parcelui de la connaissance de soi: le moi ne sera plus quelque chose qu'on doitpréserver et fortifier, mais quelque chose qu'on est obligé de connaître pour lesacrifier au nom d'un principe supérieur. Au lieu de se connaître pour se guérir,il faut se connaître pour se nier, et la connaissance ne doit pas seulement serapporter aux actes, mais aux intentions cachées qui sont à sa base, même sinous n'en sommes pas conscients.

Il faut constater aussi une autre différence essentielle sur laquelle Foucault nemet pas l'accent: le caractère élitiste et aristocratique des pratiques stoïciennes atout à fait disparu des pratiques chrétiennes. La sagesse stoïcienne n'aspirait pasà devenir un modèle universel de conduite: il s'agissait plutôt d'un cheminréservé aux forts d'esprit, à ceux qui ont la fermeté d'âme nécessaire pourdevenir autonomes, tandis qu'au reste des mortels cette sagesse demeurerait àtoujours inaccessible. Par contre, les pratiques chrétiennes ont l'intention dedevenir universelles, c'est-à-dire d'être pratiquées d'une façon généralisée par legenre humain, et pas seulement par rélite des esprits vigoureux.

A partir de ces précédents, la pratique de la confession prenait forme, maisFoucault n'emmène pas sa recherche si loin. Nous allons ici franchir ce pas, aumoins jusqu'aux Confessions d'Augustin d'Hippone, paradigme du souci de soicomme décryptage, où l'écriture joue un rôle essentiel:

Pour moi du moins, Seigneur, [u.] je peine sur moi-même. Je suis devenupour moi·même une terre excessivement ingrate qui me met en nage. [.u] Iln'est pas tellement étonnant que soit loin de moi tout ce qui n'est pas moi.Mais quoi de plus proche de moi que moi-même? (Confessions, X, XVI, 25)16

15 Marie-Luce Demonet, «L'interpretation de l'action (Action et probabilité)>>, Bulletin de,laSociété des Amis de Montaigne, nO 17-18, 2000, p. 43. Dans ce sens-là, Montaigne indique que«[A] Les sciences qui reglent les meurs des hommes, comme la theologie et la philosophie,elles se meslent de tout. Il n'est action si privée et secrette, qui se desrobe de leur cognoissanceet jurisdiction» (l, 30, 198).

16 Les Confissions sont citées aVèc l'indication des pages de l'édition des Œuvres de Saint Augus­tin, Etudes Augustiniennes, 1992, vols. 13 et 14. Nous soulignons ici et dans les citationssuivantes. Il y a un passage des Confessions (l'histoire de la conversion de Victorinus, VIII, ii,3.5) où saint Augustin rappelle clairement la pratique de la «reconnaissance du fait» (exomo­logêsis), étudié par Foucault.

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Voici à nouveau la relation du sujet à soi-même, conçue comme aliénation etdistanciation intérieure. De la ,même façon qu'Epictète disait s'épier soi-même«comme un ennemi insidieux» afin de distinguer ce qui lui est propre de ce quine l'est pas~ Augustin réfléchit ici sur ses actions passées en se détachant d'unmoi dans lequel il ne se reconnait plus:

Pour moi, quand je délibérais en vue de servir enfin le Seigneur mon Dieu,comme je m'y étais depuis longtemps disposé, c'était moi qui voulais, moiqui ne voulais pas, c'était moi. Et je n'étais pas pleinement à vouloir, ni plei­nement à ne pas vouloir. C'est pourquoi, j'étais en lutte avec moi-même etdissocié d'avec moi-même. Cette dissociation même se faisait contre mon gré,il est vrai [...]. Ce n'était donc plus moi qui la produisais, mais le péché quihabitait en moi. (Confessions, VIII, x, 22.)

Entre le sujet même et l'image qu'il a de soi s'introduit une distance quidevra être raccourcie par l'écriture. Le texte raconte la lutte de rame contre lepéché qui habite en elle, une lutte qui est reconstruite en forme d'autobiogra­phie, qui conduit de la chute originale au salut et à la béatitude. Si ce procédé estviable, c'est parce qu'Augustin, guidé par le regard de Dieu, assiste au spectaclede sa propre vie - «j'entrai dans l'intimité de mon être sous ta conduite: je l'aipu parce que tu t'es fait mon soutien» (Confessions, VII, x, 16) -, devant lequel ilse confesse:

je repasse mes voies d'iniquité dans l'amertume de mon ressouvenir afin quetu me deviennes doux, ô douceur qui ne trompe pas, ô douceur de bonheuret de sécurité, toi qui me rassembles de la dispersion, où sansfruit je me suis épar..pillé, quandje me suis détourné de toi, l'Unique, pour meperdre dans le multiple.(Confessions, II, l, 1)

Il ne s'agit pas seulement d'articuler les faits dans une narration, mais avanttout d'interpréter, au delà des événements, un péché resté occulte, et qui doitêtre illuminé et expié. Derrière les actions, il faut chercher les pensées, etderrière les pensées l'impensé, c'est-à-dire ce qui était caché même pour l'agent.Et le soupçon ne se détient même pas devant les actes apparemment prudents etvertueux, puisque ce n'est pas à nous de les considérer comme tels. Du point devue divin, comme dira plus tard Montaigne, «(C] nostre vertu mesme estfautiere et repentable» (II, 6, p. 379). De cette façon, le travail du déchiffrementdu moi n'aura pas de fin dans ce monde, puisque le seul lieu où il pourrait s'ar­rêter est transcendant à la création. Ce besoin infini de traverser l'opacité del'ame, qui était absent du stoïcisme, ne peut être accompli que parce que l'in­terlocuteur de la confession est Dieu. Toute l'exégèse augustinienne est possibleparce qu'en fait elle ne dit rien de nouveau de la perspective de son interlocu­teur, dont le regard a toujours été présent, tout au long de sa vie:

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J'ai sur ce point une moindre connaissance de moi-même que de toi. Je t'enconjure, mon Dieu, éclaire-moi aussi sur moi-même, pour que je confesse àmesfrères, qui prieront pour moi, toutes les blessures que je découvrirai en moi.(Confessions, X, XXXVII, 62)

Face àl'autarcie des stoïciens, qui cherchaient àredonner au sujet le contrôlede son existence, nous trouvons ici la constatation d'une hétéronomie absolue17

Le sujet constate sa propre impuissance, et situe ainsi hors de soi non seulementle principe de l'action, mais aussi celui de la connaissance: il n'est plus l'agent dela connaissance de soi, puisque c'est Dieu qui le juge, Dieu qui seul est capablede pondérer la valeur de nos actions et de les situer dans l'unité de sens qui estnotre vie:

je ne puis pas moi-même saisir tout ce que je suis. [u.] la stupeur s'empare demoi.» (Confessions, X, VIII, 15.)

Je confesserai donc ce que je sais de moi; je confesserai aussi ce que j'ignore demoi: car, d'une part, ce que je sais de moi, c'est quand tu fais la lumière surmoi que je le sais; de l'autre, ce que j'ignore de moi, je l'ignore toujours,jusqu'à ce que mes ténèbres deviennent comme un plein midi devant taface. (Çonfessions, X, v, 5) .

Le moi est ainsi considéré comme l'espace privilégié où la vérité divine peut êtrerévélée: Noli foras ire, in teipsum redi; in interiore homine habitat veritas18

• Mais,encore une fois, il faut que, dans cette voie de l'intériorisation, le regard cherchele créateur, et ne s'entienne pas dans la joie de la condition même de la créature.Le chemin vers l'Autre traverse le moi, mais seulement d'une façon provision­nelle et transitoire (une idée dont on entendra encore les échos chez RaymondSebond, et qui conduira, après Montaigne, vers le cogito cartésien).

Le déchiffrement de soi prend ainsi la forme d'une ouverture à Dieu, quiapprête le sujet à la réception de sa parole. Augustin ne se trouve soi-mêmequ'au moment où il trouve Dieu chez soi, condition de possibilité d'une écri­ture qui n'est qu'une façon de rendre explicite le regard divin. C'est la seulegarantie de son discours àl'heure de transformer l'obscurité en lumière, le boisen chemin, la fortune en providence, le chaos des événements en l'ordre de l'his­toire. Et l'importance de l'obligation de publier les fruits du décryptage - afinque le reste du genre humain puisse en être témoin - ne doit pas être sous-

17 Comme l'a indiqué Frédéric Brahami, «Il est désormais possible de comprendre plus précisé­ment en quoi le christianisme a altéré le scepticisme grec. Celui-ci était fondamentalement, etdans sa dimension pratique aussi bien que théorique, un rationalisme. Le bien était dansl'ame, dans le rapport réglé de rame avec elle-même. Mais l'introduction du concept chrétiende Dieu va rendre cette configuration impossible, car ce concept implique que tout se passe enDieu, l'être et la raison», Le Scepticisme de Montaigne, op. cit., p. 73.

18 Saint Augustin, De ~ra Religione, xxxix, 72.

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LE DIVIN INTERLOCUTEUR 231

estimée. En fait, la confession est un acte de publication autant que de connais­sance: ce qui constitue proprement le succès de la pratique n'est pas laconscience intime de la faute, mais l'acte performatif de dire, àpropos du quelnous reviendrons plus tard: un acte de langage qui a lieu tout nécessairement àl'extérieur de la subjectivité, dans l'espace partagé de la parole.

L'ESSAI COMME SOUCI DE SOI

N 1\ , , 1 · , d'b d ' dous sommes prets a retourner a a questIon posee au e ut e cette etu e,à savoir, si l'activité de l'essai, à laquelle Montaigne se consacre principalementdepuis sa retraite, est une variation des pratiques stoïciennes du souci de soi ouplut8t des pratiques chrétiennes de la confession. La première impression qu'ildonne est celle d'avoir persévéré dans la tradition romaine. D'abord, sa retraiten'est pas justifiée par le déclin et la vieillesse, mais présentée comme un projetqui exige force et vigueur: c'est le fait d'être «encore dispos» qui permet des'adonner à la tâche ardue et difficile du souci de soi19

• En plus ce souci n'ajamais eu une intention religieuse; tout au contraire, quand il dit abandonner lavie publique - qtielque chose qu'il ne fera que d'une façon partielle et provi­soire -, sa visée est purement profane: il ne se retire pas dans la tour avec l'in­tention de purifier son ame, expier ses péchés et se préparer pour la vie future.Il s'agit plut8t, au moins à première vue, d'un projet d'autarcie: la constructiond'un moi qui soit autonome, capable de récupérer le contr8le perdu.

[B] J'essaye à n'avoir expres besoing de nul. [C] In me omnis spes est mihi. [B][...] Il fait bien pitieux et hazardeux despendre d'un autre. Nous mesmes, quiest la plus juste adresse et la plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Jen'ay rien mien que moy et si en est la possession en partie manque et emprun...tée. Je me cultive [Cl et encourage, qui est le plus fort, et encores en fortune,[B] pour y trouver de quoy me satisfaire quand ailleurs tout m'abbandonne...roit. (III, 9, 968) 20

Dans ce projet, à différence de la confession chrétienne, le sujet se considère soi­même comme le but de la réflexion. C'est un regard qui ne se dirige pas vers lecréateur mais vers la créature: «[A] je replie ma veue au dedans, je la plante, jel'amuse là. Chacun regarde devant soy; moy, je regarde dedans moy: je n'ayaffaire qu'à moy, je me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste» (II,17, p. 657). Comme l'a montré Fausta Garavini,

Le chrétien doit se détacher de soi: il doit rechercher l'annihilation, la passi...vité totale, la perte et la mort du je. Or la question de l'éclipse du sujet dans

19 Il rexprime ainsi dans l'inscription de la tour (cf. Pierre Villey, «La vie et l'œuvre deMontaigne», édition de Les Essais, Paris, Presses Universitaires de France, p. xxi).

20 Citation de Térence, Adelphes, III, v, 9: «C'est en moi que sont toutes mes espérances».

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le rapport avec le divin ne semble même pas effleurer Montaigne: sa disposi­tion ne correspond pas à celle du sage chrétien [...]. Montaigne est très prochepar contre du sage ancien, qui se détache de tout pour finalement prendreconscience de la non-aliénabilité de son âme21

'En fait, on peut considérer que si Montaigne se trouve si souvent dans l'obli­gation de s'excuser quand il parle de lui-même, c'est parce qu'il est en train derétablir les anciennes pratiques du souci de soi, en les détachant de sa révisionchrétienne. C'est sa façon de suivre les idéaux du stoïcisme: une philosophie quilui est bien connue par ses lectures de Sénèque, Plutarque, Cicéron,... et qu'iladmire avec un vif enthousiasme hérité de son ami La Boétie. Chez lui,Montaigne dit avoir trouvé un exemple éventuel de la possibilité d'atteindrecette sagesse, et il se met ainsi à la tâche de l'accomplir lui même à l'aide desexercices et pratiques que nous venons de décrire. On en trouve de bonsexemples tout au long des Essais: d'abord la gymnasia, paradigmatiquement dansl'essai «De l'exercicement» (titre qui probablement n'est qu'une traductiondirecte du terme grec); puis la meletê, qu'il récupère d'une façon critique etrévisée en questionnant la convenance de préméditer les maux, la douleur, lamaladie, la pauvreté et, tout particulièrement, la propre mort22

; ensuite les tech­niques de surveillance, comme l'examen de conscience, qui remémore lesactions propres, les pensées, les lectures; l'évocation des rêves, pour lesquelsMontaigne manifeste un intérêt spécial23

; et, tout particulièrement, l'écriture,qui chez les stoïciens prenait la forme des lettres et des registres mais qui, chezl'essayiste, donnera lieu àun nouveau genre.

La nouveauté apparente de ce genre a clairement des origines dans l'écriturede soi des stoïciens: d'un côté, le caractère épisodique des Essais - le manqued'un lien narratif tout au long de l'ouvrage - rappelle les «hupomnêmata» dontparle Foucault: Montaigne met en rolle les événements de sa vie, sans besoin deles raconter sous la forme d'une autobiographie, ou d'une histoire unifiéecomme lutte de l'âme. Par ailleurs, les Essais peuvent être considérés commeune suite de lettres pour lesquelles Montaigne n'a pas trouvé de destinataire,étant absent celui qui aurait pu agir comme maître, en analysant et sanctionnant

21 Fausta Garavini, «Quel malheur de douter qu'on croit», Bulletin de la Société des Amis deMontaigne, nO 33-34, 1993, p. 123..124.

22 Depuis les études de Pierre Villey, l'évolution de l'opinion de Montaigne à propos de la mortest bien connue: il passe d'une position strictement stoïcienne, qui propose de l'anticiperconstamment par la pensée, à la recherche d'une distanciation volontaire, par la méthode de ladiversion (cf. Les Sources et l'évolution des Essais de Montaigne, Paris, Hachette, 1908, vol. II).En tout cas, le dialogue avec l'idéal stoïcien est constant tout au long de l'œuvre.

23 «[B] A celle fin que le dormir mesme ne m'eschapat ainsi stupidement, j'ay autresfois trouvébon qu'on me le troubat pour que je l'entrevisse» (III, 13, 1112).

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LE DIVIN INTERLOCUTEUR 233

ses actions et pensées quotidiennes24• Le titre même de l'ouvrage semble ramas­

ser ce réseau complexe d'exercices autour d'une écriture dont la finalité parfoisne semble être autre que celle qu'Epictète avait soutenue: l'identification claireet distincte de ce qui nous appartient proprement, c'est-à-dire le lieu où nousdevons diriger notre attention et nos affects:

[B] Regardez dans vous, reconnaissez vous, tenez vous àvous; vostre espritet vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en say; vous vousescoulez, vous vous respandez; appilez vous, soutenez vous; on vous trahit,on vous dissipe, on vous desrobe à vous. (III, 9, 1001)

Cette confiance initiale dans les modèles stoïciens, on le sait bien, s'affaibliten faveur des positions plus hédonistes après ce que l'on appelle «crise scep­tique ». Cette crise, selon la perspective que nous suivons ici - et qui donnepréférence à l'action, plus qu'à la connaissance-, ne se montre pas seulementdans la méfiance envers le savoir humain, mais principalement dans le soupçonenvers les capacités d'action de l'homme. L'impossibilité de la connaissance quel'«Apologie)) cherche à démontrer, comme nous l'avons indiqué au début, nesemble être qu'un aspect dérivé et secondaire de son scepticisme. Dans cecontexte, la figure de La Boétie représente en même temps la renaissance et laperte du modèle stoïcien: sa mort éloigne la possibilité d'avoir le sage commeinterlocuteur, en obligeant Montaigne à abandonner le genre épistolaire, qu'ilaurait probablement suivi s'il avait eu «à qui parler» (l, 40, 252).4e texte se voitforcé à multiplier ses destinataires, ce qui déchire son unité, n'étant plus capabled'atteindre une sagesse qui semble distante, inabordable, reflet d'une époqued'héros et de géants. Montaigne semble réfléchir à propos de sa propre époqueselon le modèle classique de la décadence: on n'est plus capable d'atteindre lesforces et la grandeur des classiques, et il ne part donc à la recherche de la sagesseperdue que pour constater l'impossibilité de sa récupération25

Alors si le modèle de la sagesse est élitiste, s'il s'appuie sur des réussites et dessacrifices dont nous ne sommes plus capables, nous sommes perdus: comment

24 Il y a plusieurs réminiscences du genre épistolaire dans la première édition des Essais: voir ladédicace du chapitre «De l'institution des enfants~) àDiane de Foix (1,26, p. 145); le chapitredes sonnets de La Boétie (l, 29), qui ressemble aux lettres avec lesquelles Montaigne avaitintroduit les autres publications de son ami dans leur édition de 1572; la mystérieuse interlô­cutrice de 1'«Apologie» (II, 12, 557); ou la dédicace de «De la ressemblance des enfans auxperes» àMme de Duras (II, 37, 783).

25 La question de l'histoire dans les Essais est très controversée. Voir l, 26, 157; III, 6, 908, ou III,9, 959. Cf. Hugo Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1993, p. 215; Marcel Conche,Montaigne et la philosophie, Paris, PUF, 1996, p. 50; Claude Blum, «Ecriture et système depensée. 1580: L'Histoire dans les Essais», in Montaigne et les Essais 1588..1988, dir. PierreMichel, Paris, H. Champion, 1990; et le chapitre IV de notre livre La extrafieza de St mismo:identidad y alteridad en Michel de Montaigne, Séville, Fénix Editora, 2005.

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considérer l'adéquation de notre pauvre et faible réalité aux préceptes d'unidéal irréalisable? N'est-ce pas une folie d'essayer de devenir sage, puisque cesmodèles «partent d'une vigueur d'esprit qui estoit sans comparaison plusgrande en eux qu'en nous»? (1, 49, 299). Comment développer un souci quisemble être destiné à l'échec dès le début?

Ces circonstances empêchent Montaigne de mener à bien le souci de soicomme une rigide comparaison «administrative» des préceptes avec les faits oules pensées. Les paradigmes stoïciens souffrent chez lui d'une révision manié­riste, dans le sens qu'Arnold Hauser a donné au terme26

: les formes classiques semettent au service d'un moi tout privé et particulier qui, dans ce cas, fait l'apo­logie du nonchaloir et de la volupté. Même si La Boétie a disparu, même si l'idéalde la sagesse est devenu une chimère inabordable, voilà la pratique qui reste, ensurvivant l'idéal qui lui avait donné un sens.

L'ESSAI COMME CONFESSION

Bien que cette influence du souci de soi stoïcien soit indiscutable, la manièredont Montaigne accompli la mission est tout à fait inusitée, autant pour le stoï­cisme que, en général, pour toutes les morales gréco-romaines, y inclus l'épicu­risme. Si l'analyse stoïcienne de l'action et de la conscience avait un sens dansson temps, c'était parce que l'adéquation des actions aux préceptes de la sagesseétait concevable. Mais une fois constatée l'impossibilité de cette adéquation-ci ­au moins dans une époque où les forces de l'homme semblent avoir faibli ­Montaigne doit parcourir d'autres chemins. En abandonnant l'élitisme du soucide soi stoïcien, il cherche une sagesse qui ne soit pas limitée aux forts d'esprit,mais qui aie cette portée universelle qui est propre au christianisme: «[C] C'està nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoïque, de pretendre à cette divine etmiraculeuse metamorphose» (II, 12, 604).

Voilà une des raisons pour lesquelles le développeme~t du souci de soi chezMontaigne poursuit une démarche plus proche de la confession chrétienne: ilne s'agit pas d'une constatation de l'adéquation ou inadéquation des actes auxrègles, mais d'un déchiffrement de l'intériorité, une herméneutique du moi:

[C] C'est une espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyvre unealleure si vagabonde que celle de nostre esprit; de penetrer les profondeursopaque~de ses replis internes; de chosir et arrester tant des menus airs de sesagitatÎolis. (II, 6, 378)

26 Arnold Hauser, El manierismo. Crisis dei Renacimiento y origen deI arte moderno, Madrid,Guadarrama, 1963, p. 37.

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LE DIVIN INTERLOCUTEUR 235

Il n'y avait pas de «profondeurs opaques» ni de « replis internes» dans lasubjectivité stoïcienne: on pouvait bien trouver dans l'âme un aspect ~oujoursindocile et rebelle, mais elle n'était pas considérée comme une intériorité inson­dable. Nous l'avons vu dans l'analyse foucauldienne: le sujet du stoïcisme nesemblait ~tre plus que le point où confluent les règles dans la mémoire, un sujetconstitué par une gestion quasi-administrative. Ce sont les pratiques chré­tiennes de la reconnaissance du fait, l'examen de soi, et son postérieur dévelop­pement dans la confession, qui transformeront la relation des sujets avec eux­m~mes dans des procédés d'extraversion herméneutique27

• Tandis que rienn)emp~chait le sage stoïcien d'accomplir parfaitement sa tâche par lui-m~me

dans ce monde - s'il avait les forces nécessaires -, dans la confession, la tâche dudécryptage n'est possible que parce que l'interlocuteur est Dieu. Si la nouvellepratique est accessible à tout le monde, c'est parce que son vrai agent n'est pasle sujet m~me, mais son interlocuteur divin. En fait, la recherche du péchéocculte n'a pas de fin qu'au-delà de la mort, par le jugement à venir d'un Dieuomniscient28

Face au mystère de la subjectivité, Montaigne constate la multiplicité et ladispersion de sa propre identité, d'une façon assez proche de celle d'Augustin29

Alors que ce dernier disait «avoir été brisé en mille parts », Montaigne réfléchitsur soi-même selon cette «ontologie du lopin» qui a été décrite par AntoineCompagnon30

:

[A] Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse,que chaque piece, chaque moment, faict son jeu. Et se trouve autant de diffe­rence de nous à nous mesmes, que de nous àautruy. (II, 1, 337)

[A] nous sommes, je ne sçay comment, doubles en nous mesmes, qui faict quece que nous croyons, nous ne le croyons pas, et ne nous pouvons deffaire dece que nous condamnons. (II, 16, 619)

27 Charles Taylor arrive àdes conclusions similaires, avec des intentions idéologiquement oppo­sées à celles de Foucault. Cf. Sources ofthe self: the making ofthe modern identity, Cambridge,Cambridge University Press, 1992, chapitre VII.

28 Cet héritage du christianisme est à la base du développement de la morale de Montaignecomme éthique de l'intention, dans la tradition de Sénèque, Augustin, Abélard et Sebond, quiaboutira plus tard dans l'éthique kantienne. Voir le deuxième chapitre de notre Pensar sincertezas, op. cit., p. 83-122.

29 Il ne s'agit pas ici de chercher des relations textuelles directes, puisque la lecture que faitMontaigne des œuvres d'Augustin est bien partielle. Particulièrement, il ne semble pas qu'ilait lu les Confessions, une œuvre qui n'avait pas en France au XVIe siècle l'influence qu'elleavait par contre en Allemagne ou en Espagne (cf. Pierre Courcelle, op. cit., p. 379). GiselleMathieu-Castellani a souligné certains traits textuels et thématiques dans les Essais qui rappel­lent les Confessions (cf. La Scène judiciaire de l'autobiographie, Paris, Presses Universitaires deFrance, 1996, p. 200-201), mais ils ne semblent pas, par eux mêmes, démontrer qu'il les ait lu.

30 Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Paris, Le Seuil, 1980.

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On constate un même diagnostic, mais suivi par des thérapies assez diffé­rentes: chez Augustin, en suivant Saint Paul, la division et multiplicité du moiest l'effet de sa double nature charnelle et spirituelle; tout ce qui le mène vers lachair, le péché et la concupiscence doit être purifié par la pénalisation du désiret le martyre. Chez Montaigne, par contre, il reste peu de cette attitude deculpabilisation. L'humiliation est encore présente, mais la faute, le repentir et lapénitence semblent avoir disparus:

[B] Quant àmoy, je puis desirer en general estre autre; je puis condamner etme desplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entierereformation et pour l'excuse de ma faiblesse naturelle. Mais cela je ne le doitsnommer repentir, ce me semble, non plus que le desplaisir de n'estre ny Angeny Caton. (III, 2, 813)31

«Ny ange ny Caton», c'est-à-dire ni saint, selon les prescriptions chrétiennes, nisage, selon le modèle stoïcien. Le but de la recherche n'est plus la perfection del'âme ni l'expiation du péché, mais l'acceptation de la propre finitude, la consta­tation de ses limites, et la joie complaisante d'une vie qui ne cherche pas à sortird'elle-même: «[B] Les autres forment l'homme; je le recite et en represente unparticulier bien mal formé» (III, 2, 804). On n'y trouve même pas trace de cettepurge de l'âme qui la dirigeait, àtravers la confession, vers l'état de béatitude etla contemplation divine. En fait, l'idée de la récompense ou du châtiment del'ame dans sa vie future semble avoir perdu son importance pour le développe­ment d'une morale personnelle32

Une autre caractéristique spécifiquement chrétienne demeure elle-aussi: lebesoin de publicité du souci de soi, c'est-à-dire l'idée qu'«[C] il faut estreprudent àestimer de soy, et pareillement consciencieux àen tesmoigner» (II, 6,379). Le sage stoïcien n'avait aucun besoin intrinsèque de communiquer auxautres la réussite de son travail, et s'il le faisait, ce n'était que par acte de géné­rosité. En revanche, comme nous l'avons vu, la reconnaissance publique du

31 Comme le note Pierre Statius, «Il y a, chez Montaigne, une volonté de contentement et uncontentement effectif, un désir de joie et une joie réelle qui contrastent avec la haine de soi, lacertitude intime de la souillure - le péché - et le sentiment attristé de la finitude propres auchrétien », in «La religion de Montaigne, essai d'interpretation », Bulletin de la Société des Amisde Montaigne, nO 33-34, 1993, p. 97.

32 «(C] je voy tenir en plus de prix qu'elle ne vaut, qui est seule quasi en usage entre notis,certaine image de preud'hommie scholastique, serve des preceptes, contraincte soubs l'es­perance et la crainte» (III, 12, 1059). Cf. Claude Blum, La Représentation de la mort dans lalittérature française de la Renaissance, Paris, H. Champion, 1989, p. 524-863. RobertAulotte ra exprimé avec clarté: «La volonté de bonheur chez Montaigne est volonté deperfection, qui donne à la vie d'ici-bas (la seule dont il se préoccupe dans les Essais) un prixsupérieur», «Montaigne et le devoir d'être heureux», in Montaigne 1580-1980, dir. MarcelTetel, Paris, Nizet, 1983, p. 9-15. Voir aussi Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, op.cit., p. 77-78.

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péché et de la foi est essentielle pour le chrétien. L'extraversion du résultat dudéchiffrement intérieur, que ce soit devant le confesseur, devant l'évêque oudevant la communauté des fidèles, n'est pas du tout accessoire mais indispen­sable pour le salut.

Ce besoin d'extraversion linguistique est clairement un autre trait de l'essaiqui procède de la pratique confessionnelle. Montaigne dit devoir un portrait aupublic33

, de façon que son œuvre se débâte constamment, comme l'a montréGiselle Mathieu-Castellani, entre la prohibition de parler de soi - par le narcis­sisme que cela implique- le désir de parler de soi - un besoin impérieux de «sefaire connoistre» - et l'obligation de le faire - une fois que l'auteur a promis sonportrait au public34

• Autant que celui qui se confesse, Montaigne se soumet àl'impératif de parler de soi devant l'autre, et il rappelle parfois explicitementcette réminiscence de la confession religieuse:

[A] Par ces traits de ma confession [u.] (II, 17, 653).

[B] En faveur des Huguenots, qui accusent nostre confession privée et auri­culaire, je me confesse en publicq, religieusement et purement (III, 5, 846).

Dans ce sens là, la confession et l'essai ont en commun leur caractère perfor­matif: ils sont tous les deux constitués par des actes de langage qui transformentle sujet qui parle, source de l'énonciation, à travers l'émission des mots. Dansun cas, ses péchés seraient prêts à être expiés, et ainsi ses actions réincorporéesà l'ordre moral; tandis que, dans l'autre, la personnalité même du sujet parlantserait définie, fixée, endurcie, en acquérant une présence nouvelle, plus réelle,plus ferme: «(C] Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleursplus nettes que n'estoyent les miennes premieres» (II, 18, 665); «(C] Encore sefaut-il testoner, encore se faut-il ordonner et renger pour sortir en place. Or jeme pare sans cesse, car je' me descris sans cesse» (II, 6, 378). Selon la terminolo­gie d'Austin et Searle, la confession comme l'essai cherchent la réalisation d'uncertain effet illocutionnaire, qui ne serait accompli que par la reconnaissance,chez l'auditeur, de l'intentionnalité du discours35

• Dans les deux cas, on partd'un état de dissolution et de rupture où la condition pour redevenir un est laréalisation des actes de langage par lesquels le sujet se déchiffre soi-même devantun autre, en accomplissant sa propre connaissance et sa propre construction, defaçon entièrement simultanée à l'émission de ses paroles.

33 «[C] Je dois au puhliq universellement mon pourtrait» (111,5, 887).

34 Giselle Mathieu-Castellani, Montaigne. L'écriture de l'essai, Paris, Presses Universitaires deFrance, 1988. Voir aussi La scène judiciaire de l'autobiographie, op. cit.

35 Voir John L. Austin, Quand dire, c'estfaire, Paris, Le Seuil, 1970; et John R. Searle, Les Actesde langage: essai de philosophie du langage, Paris, Hermann, 1972.

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A QlTI PARLER?

JESUS NAVARRO-REYES

Dès que le souci de soi devient une tache essentiellement linguistique, étantla parole «[B] moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l'escoute» (III, 13,1088), l'interlocuteur acquiert un rôle essentiel. L'acte illocutionnaire n'auraitproprement pas lieu sans l'intervention de cet autre qui a le droit de connaitrele moi, et qui est donc chargé de recevoir et pondérer les fruits du déchiffre­ment. Chez Augustin, c'était l'omniscience et toute-puissance de Dieu quidonnait une garantie au processus de décryptage; mais que dire de Montaigne?Peut-il trouver Dieu comme interlocuteur de sa pratique de l'essai? Ne semble­t-il pas plutôt que l'essai soit un discours profane, et pas de tout théologique ?36.La raison est claire: pour entrer en échange avec Dieu, il faudrait savoir distin­guer et interpréter sa parole. L'art de cette interprétation est la théologie, etl'opinion de Montaigne envers cette discipline est donc déterminante:

[B] J'ay veu aussi, de mon temps, faire plainte d'aucuns escris, de ce qu'ilssont purement humains et philosophiques, sans meslange de Theologie. Quidiroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison: [...] Que lesraisons divines se considerent plus venerablement et reveramment seules eten leur stile, qu'appariées aux discours humains. (l, 56, 322-323)

L'essayiste délègue les arguments théologiques chez ceux «(C] qui y sontvouées, que Dieu y appelle» (1, 56, 321), parmi lesquels il ne se compte pas (II,16, 619), et devant lesquels il manifeste une soumission absolue: «(A] Ou il fautse submettre du tout àl'authorité de nostre police ecclesiastique, ou du tout s'endispenser. Ce n'est pas à nous à establir la part que nous luy devons d'obeï­sance» (l, 27, 182). S'il entre parfois dans la discussion des thèses théologiques,c'est généralement de façon secondaire et transitoire, en y montrant un certainmélange de soumission et scepticisme37

• Le reste des mortels qui, même s'ils ont

36 Au moins c)est l'opinion de Pascal, selon lequel Montaigne réfléchit «en considérantl)homme destitué de toute révélation» (<< Entretien avec M. de Sacî », Œuvres Complètes, éd.Louis Lafuma, Paris, Le Seuil, 1963, p. 293). En structurant les idées d'une façon assez diffé­rente, Pascal réfléchit dans ce texte justement à propos d'Epictète, Montaigne et Augustin, enles considérant respectivement '(si Pusage d'une terminologie dialectique nous est permis)comme la thèse de l'orgueil humain, l'antithèse de la paresse, et la synthèse de la foi chrétienne.

37 Nous effleurons ici la deuxième formulation de notre problème, c'est à dire l'attitude théo­rique de Montaigne envers la religion. On pourrait se demander jusqu)à quel point le conser­vatisme de Montaigne, qu)il concentre dans ce qu)i1 appelle la loi de lois, s'étend également auxcroyances religieuses (( c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que chacun observecelles du lieu où il est»: 1,23, 118). Et on pourrait sans doute interpréter certaines passages desEssais dans ce sens-là: «le meilleur et le plus sain party est sans doubte celuy qui maintient etla religion et la police ancienne du pays» (II, 19, 668). En suivant ce parcours, on pourrait sedemander encore si sa défense d'un espace tout à part pour la théologie n)a pour fin la préser­vation, comme dans le cas des lois civiles, du fondement mystique de son autorité... mais cesquestions nous emporteraient trop loin de notre visée.

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LE DIVIN INTERLOCUTEUR 239

la foi, ne sont pas versés dans l'art de l'herméneutique divine, ne pourraitcomprendre la vérité de Dieu que par une révélation déléguée: c'est une foliepour eux d'essayer d'enfermer «[A] la puissance divine soubs les loix de nostreparolle» (II, 12, 527). Après le transit sceptique de l'Apologie, Dieu est placé sihaut et si loin qu'aucun accès n'est possible: «Le Dieu de l'Apologie ne peutavoir de 'médiateur'. Il doit rester radicalement 'autre\)38, puisque la faillibilitéde notre raison nous empêche d'établir «[A] aucune communication à l'estre »

(II, 12, 601). Ainsi, l'effet de nos facultés - notre raison, notre jugement, notreentendement, notre fantaisie - reste toujours dans le terrain inconstant etprofane des opinions humaines39

L'essai n'aura donc pas la divinité comme interlocuteur, car même siMontaigne peut lui parler, il lui faudra toujours interpréter sa réponse. Parcontre, ce sera la figure changeante et diffuse du lecteur qui accomplira ce rôle:un lecteur qui ne s'adaptera pas toujours à l'idéal attendu par l'écrivain, maisqui entrera avec lui dans un certain commerce, en lui montrant autant decompréhension que de critique. I:ange et Caton étant absents de la scène, cesera au public de remplacer le lieu vide de l'interlocuteur perdu: d'abord sous lafigure de quelqu'un de proche, «[A] un voisin, un parent, un amy» (II, 18, 664),mais en acquérant ensuite un visage de plus en plus indéfini et universel, au furet àmesure que Montaigne constate l'acceptation de son œuvre et sa survivancedans la postérité40

• En tout cas, il s'agira toujours d'un interlocuteur touthumain, aussi limité dans ses capacités cognitives que l'écrivain lui-même.

Et ce changement aura des conséquences pour la constitution du sujet quiparle. La possibilité de reconstruire sa propre existence selon un récit indiscu­table devient irréalisable, puisque c'était la nature omnisciente de Dieu qui assu­rait la réussite de la confession: si le langage pouvait saisir la vérité du moi,c'était parce qu'en fait l'extraversion linguistique n'était que l'explicitation d'uncontenu qui était déjà implicite dans le dialogue. Par contre, si l'interlocuteurest si faible et faillible que le sujet même, rien ne garantit que la résolution dudéchiffrement soit certaine ni même qu'elle puisse l'être un jour. Il n'y a pas delutte de l'âme qui soit capable de transformer le chaos des événements dans le

38 Géralde N akam, «Le Dieu de l'Apologie de Raymond Sebond», Bulletin de la Société des Amisde Montaigne, nO 33-34, 1993, p. 137. Frédéric Brahami a étudié de quelle façon l'incommuni­cation du sujet avec Dieu est constitutive de la subjectivité moderne (voir «'Pourquqiprenons-nous titre d'être?' ...», op. cit., p. 21-39.

39 Montaigne apparaît ainsi comme le premier auteur de la conscience laïque: «Ellenguaje de lainterioridad y la introspeccion tiene en Montaigne su primer tratadista laico. Es mas, cabedecir que solo la ausencia (ausencia expHcita y militante) de un dios ha permitido el surgi­rniento de esa subjetividad pasmada de su propio descubrimiento », Carlos Thiebaut, Historiadei nombrar. Dos episodios de la subjetividad moderna, Madrid, Visor, 1990, p. 180-181.

40 Voir le chapitre que nous avons consacré à la figure du lecteur dans Pensar sin certezas, op. cit.,p.256..282.

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240 JESUS NAVARRO-REYES

cosmos de l'histoire, l'imprévisibilité de la fortune dans l'assurance de la provi­dence41

• L'impossibilité d'établir un récit unifié éloigne ainsi le genre de l'essaiautant de celui de l'autobiographie que de celui de la confession augustinienne.

De ce fait, le caractère performatif du souci de soi acquiert une perspectiveinusitée. Le paradoxe d'un sujet qui se transforme en se décrivant était surpasséchez Augustin par la figure de Dieu, qui recueilli en soi la complexité de l'acte.Mais chez Montaigne, qui ne fait pas intervenir le regard omniscient de Dieu,cette connaissance, ce souci et cette transformation de soi deviennent quelquechose de bien plus complexe que la représentation fidèle d'un modèle stable etfixe. Le langage n'est pas là simplement pour représenter, mais aussi pour fairele moi, et l'idée de vérité - comme adéquation de la copie linguistique au sujetréel - se transforme dans une relation d'extraversion de l'intériorité ainsi qued'intériorisation de l'autre. Le fait que l'interlocuteur ne soit plus Dieu boule­verse toute la structure d'une subjectivité, qui ne peut plus être soutenue parl'idée d'une vérité transcendante à sa finitude et imperfection.

Ainsi, l'essai est un souci de soi qui ne cherche ni à comparer ni à identifierl'action avec les règles d'une sagesse qui est devenue inabordable; un souci donc,qui ne peut plus se développer comme gestion administrative de cette sagesse,mais comme déchiffrement ou décryptage de soi. Il s'agit d'une recherchepresque confessionnelle de l'unité d'un moi brisé: une herméneutique de lasubjectivité, pratique linguistique où l'extraversion devant l'autre est nécessaireet performative. Cependant, dès que l'interlocuteur n'est plus divin, c'est-à-diredès que Montaigne constate que «Nous n'avons aucune communication àl'estre» (II, 12, 601), l'essai devient une tâche de découverte et invention du moidevant ses lecteurs, une route qui n'aura pas de fin «[B] autant qu'il y aurad'ancre et de papier au monde» (III, 9, 945).

Jesus NAVARRO-REYES

Universidad de Sevilla

+1 Voilà peut-être la raison pour laquelle Montaigne préfère utiliser le mot fortune au mot provi­dence, même si cela irrite les censeurs romains. Cf. l'introduction de Carlos Thiebaut et JoséMiguel Marinas àleur édition bilingue du Journal de voyage (Diario deI viaje a Italia, Madrid,Debate, 1994, p. x), la biographie de Donald M. Frame (Montaigne, une vie, une œuvre: 1533­1592, Paris, H. Champion, 1994, p. 229), et l'article de Géralde Nakam, «Le Dieu de rApo­logie de Raymond Sebond», op. cit.

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,TABLE DES MATIERES

Philippe DESANIntroduction. .. . . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . .. . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 7

1.

Théologie et théologiens

André TOURNONUn théologien par procuration .

Jan MIERNOWSKILa mort de Dieu dans les Essais. Montaigne, théologien au négatif. . ..

Frédéric BRAHAMIThéologie, religion, vérité chez Montaigne .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . .. .. . ..

Bernard SÈVETheologia philosophiae ancilla ?Quelques réflexions àpartir d'une remarque de Hugo Friedrich ......

Alain LEGROSLa« bouche » et la« main » de Dieu dans les Essais.. . .. .. .. .. .. .. .. ........

Vincent CARRAUDAvoir l'âme nette : scepticisme et rigorisme dans «Des prières» .......

Emmanuel FAYEMontaigne et les théologiens dans «Des prières» .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . .....

II.

Sebond et la Théologie naturelle

13

25

39

49

59

73

91

Jean BALSAMOUn gentilhomme et sa Théologie.. .. .. .. . . . . . . . . . . . .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . .. . .. 105

Philip HENDRICKLe théologien malgré lui: Montaigne traducteur de Sebond.. .. .. . . .. .. . 127

Page 23: MONTAIGNE ET LA THEOLOGIE

Olivier MILLETLe langage de la théologie : latin médiéval et éloquence humanistedans la traduction française de la Théologie naturelle. . . . . . . . . . . . .. . 139

Thierry GONTIERLa notion de «doctrine », de la traduction du prologuede la Théologie naturelle de Sebond aux Essais. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157

Philippe DESANApologie de Sebond ou justification de Montaigne? . . . . . . . . . . . . . 175

III.

Pratiques religieuses et pratique des textes

John O'BRIENUn «patenostre hors de propos»?Montaigne et l'oraison dominicale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203

Jesus NAVARRO-REYESLe divin interlocuteur: le souci de soi, la confession et l'essai. . . . . . 221

Jean CÉARDLa cité de Dieu lue par Montaigne en compagnie de Jean-Louis Vivès. 241

Jean-Robert ARMOGATHEMontaigne et la censure romaine: Julien l'Apostat. . . . . . . . . . . . . . . 251

Paul MATHIASSans Dieu ni maître: le «fidéisme» de Montaigne. . . . . . . . . . . . . . . . 259

Amy GRAVESLa théologie en voyage: Montaigne et la géographie confessionnelle. 277

André PESSELLa théologie : une théorie du témoignageet de la singularité chez Montaigne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 287

INDEX .............•...•..............••......•.......... 305