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106 107 Lorsqu’il m’a été proposé de présenter quelques réflexions sur la mécanique quantique, j’ai eu un instant d’embarras. Que dire d’un outil quotidien banal ? Et puis, en remontant d’un demi-siècle, les souvenirs quantiques m’ont envahi… L’aventure a commencé pour moi avec le cours d’Albert Messiah. Au milieu du XX e siècle, nous avions hérité d’une situation paradoxalement archaïque. Certes la physique nucléaire expéri- mentale avait fleuri dans notre pays, certes Louis de Broglie avait apporté une contribution cruciale à la naissance de la mécanique ondulatoire, mais un courant hostile à la physique théorique, « science allemande », dominait encore en France ; de plus, la recherche avait souffert des saignées des deux guerres. Loin de constituer comme actuellement une discipline de base, la physique quantique ne faisait l’objet d’aucun enseignement structuré. Cependant, une poignée de jeunes physiciens français venait de séjourner aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou à Copenhague. Ils s’y étaient initiés à la physique nouvelle ; ils nous ont servi de maîtres. Novice, j’ai ainsi été accueilli en 1957 par Claude Bloch et Jules Horowitz au Service de physique mathématique (SPM) de Saclay où commençaient à se développer en parallèle la phy- sique des réacteurs et la physique théorique. On y apprenait des rudiments de mécanique quanti- que dans le livre de Schiff et on essayait d’accéder au Dirac. L’émerveillement est venu avec le cours que Messiah donnait à Saclay dans le cadre de l’INSTN (Institut national des sciences et techni- ques nucléaires). J’ai eu le privilège et le plaisir de lui servir de cobaye, en résolvant tous les exerci- ces qui peu après illustreraient son livre. D’autres cours de l’INSTN, plus spécialisés et alors sans équivalent, nous montraient la puissance et l’ubi- quité de la mécanique quantique, celui de Claude Bloch sur la théorie des réactions nucléaires, celui d’Anatole Abragam sur la résonance magnétique, celui d’André Herpin sur la physique des solides. La formation de la plupart des physiciens de ma génération a été complétée à l’École d’été des Houches, que Cécile DeWitt avait fondée en 1951 après avoir souffert elle-même de l’insuffi- sance dramatique de l’enseignement théorique en France. Avec une énergie et une efficacité sans pareilles, elle a réussi à faire venir tous les étés aux Houches, dans des conditions spartiates, les phy- siciens les plus prestigieux afin qu’ils y dispensent des cours à la fois élémentaires et modernes. La durée de deux mois de chaque session permettait aux participants non seulement d’acquérir des bases approfondies, en particulier en physique quantique, mais aussi de créer entre eux des liens durables à travers les frontières. On ne soulignera jamais assez combien la physique française (et même mondiale) doit à cette institution. Pour ma part, la session de 1958, qui marquait un début de spécialisation, a été une révélation. Dans une ambiance internationale amicale, j’y ai découvert le « problème à N corps », théorie quantique des systèmes comportant un grand nombre de parti- cules ; en particulier, la théorie BCS alors toute nouvelle de la supraconductivité était enseignée par ses auteurs (des années plus tard, grâce à la confiance que Cécile DeWitt m’a accordée, j’ai eu le bonheur de lui succéder à la direction de l’École). La rédaction de ces souvenirs me fait prendre conscience du rôle central joué par la physique quantique dans mes travaux. Les tout premiers, en collaboration avec Vincent Gillet, lui aussi débutant, ont porté sur des questions de physi- que nucléaire. Puis, avec Claude Bloch et Cirano De Dominicis, il s’est agi d’adapter des métho- des de théorie des champs à l’étude des liquides quantiques à température non nulle. Au cours d’un séjour d’un an à La Jolla, en 1962, j’ai eu la chance que Walter Kohn m’accorde, comme à ses élèves, un rendez-vous hebdomadaire. Guidés par ses conseils, Richard Werthamer et moi avons élaboré une théorie de l’hélium 3 superfluide en partant d’une analyse critique de l’appariement des atomes. Nos prévisions n’ont été confirmées expérimentalement qu’une dizaine d’années plus tard ; elles concernent la phase B de l’hélium 3 Roger Balian IPhT / CEA Saclay Académie des sciences Société royale d’Uppsala Académie d’Arménie Mon parcours quantique

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Lorsqu’il m’a été proposé de présenter quelques réflexions sur la mécanique quantique, j’ai eu un instant d’embarras. Que dire d’un outil quotidien banal ? Et puis, en remontant d’un demi-siècle, les souvenirs quantiques m’ont envahi…

L’aventure a commencé pour moi avec le cours d’Albert Messiah. Au milieu du XXe siècle, nous avions hérité d’une situation paradoxalement archaïque. Certes la physique nucléaire expéri-mentale avait fleuri dans notre pays, certes Louis de Broglie avait apporté une contribution cruciale à la naissance de la mécanique ondulatoire, mais un courant hostile à la physique théorique, « science allemande », dominait encore en France ; de plus, la recherche avait souffert des saignées des deux guerres. Loin de constituer comme actuellement une discipline de base, la physique quantique ne faisait l’objet d’aucun enseignement structuré. Cependant, une poignée de jeunes physiciens français venait de séjourner aux Etats-Unis, en Grande Bretagne ou à Copenhague. Ils s’y étaient initiés à la physique nouvelle ; ils nous ont servi de maîtres. Novice, j’ai ainsi été accueilli en 1957 par Claude Bloch et Jules Horowitz au Service de physique mathématique (SPM) de Saclay où

commençaient à se développer en parallèle la phy-sique des réacteurs et la physique théorique. On y apprenait des rudiments de mécanique quanti-que dans le livre de Schiff et on essayait d’accéder au Dirac. L’émerveillement est venu avec le cours que Messiah donnait à Saclay dans le cadre de l’INSTN (Institut national des sciences et techni-ques nucléaires). J’ai eu le privilège et le plaisir de lui servir de cobaye, en résolvant tous les exerci-ces qui peu après illustreraient son livre. D’autres cours de l’INSTN, plus spécialisés et alors sans équivalent, nous montraient la puissance et l’ubi-quité de la mécanique quantique, celui de Claude Bloch sur la théorie des réactions nucléaires, celui d’Anatole Abragam sur la résonance magnétique, celui d’André Herpin sur la physique des solides.

La formation de la plupart des physiciens de ma génération a été complétée à l’École d’été des Houches, que Cécile DeWitt avait fondée en 1951 après avoir souffert elle-même de l’insuffi-sance dramatique de l’enseignement théorique en France. Avec une énergie et une efficacité sans pareilles, elle a réussi à faire venir tous les étés aux Houches, dans des conditions spartiates, les phy-siciens les plus prestigieux afin qu’ils y dispensent

des cours à la fois élémentaires et modernes. La durée de deux mois de chaque session permettait aux participants non seulement d’acquérir des bases approfondies, en particulier en physique quantique, mais aussi de créer entre eux des liens durables à travers les frontières. On ne soulignera jamais assez combien la physique française (et même mondiale) doit à cette institution. Pour ma part, la session de 1958, qui marquait un début de spécialisation, a été une révélation. Dans une ambiance internationale amicale, j’y ai découvert le « problème à N corps », théorie quantique des systèmes comportant un grand nombre de parti-cules ; en particulier, la théorie BCS alors toute nouvelle de la supraconductivité était enseignée par ses auteurs (des années plus tard, grâce à la confiance que Cécile DeWitt m’a accordée, j’ai eu le bonheur de lui succéder à la direction de l’École).

La rédaction de ces souvenirs me fait prendre conscience du rôle central joué par la physique quantique dans mes travaux. Les tout premiers, en collaboration avec Vincent Gillet, lui aussi débutant, ont porté sur des questions de physi-que nucléaire. Puis, avec Claude Bloch et Cirano De Dominicis, il s’est agi d’adapter des métho-des de théorie des champs à l’étude des liquides quantiques à température non nulle. Au cours d’un séjour d’un an à La Jolla, en 1962, j’ai eu la chance que Walter Kohn m’accorde, comme à ses élèves, un rendez-vous hebdomadaire. Guidés par ses conseils, Richard Werthamer et moi avons élaboré une théorie de l’hélium 3 superfluide en partant d’une analyse critique de l’appariement des atomes. Nos prévisions n’ont été confirmées expérimentalement qu’une dizaine d’années plus tard ; elles concernent la phase B de l’hélium 3

Roger BalianIPhT / CEA SaclayAcadémie des sciencesSociété royale d’UppsalaAcadémie d’Arménie

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liquide, atteinte à plus basse température que la phase A (décrite par la théorie d’Anderson, Brinkman et Morel). Ce séjour m’a aussi donné l’occasion d’analyser avec Jim Langer le voisinage de la transition de supraconductivité.

C’est cependant au Service de physique théo-rique (SPhT), issu du SPM et récemment devenu Institut (IPhT), qu’a été élaborée la majeure partie de mes travaux, dans une atmosphère stimulante et amicale. La coexistence de la plupart des branches de la physique théorique au sein de ce laboratoire donne lieu à des échanges fructueux, et des colla-borations originales s’amorcent devant un tableau à l’heure du café. Depuis un demi-siècle, le SPhT attire des visiteurs de tous pays et constitue un haut

lieu de la physique théorique, en particulier quan-tique. Il a servi de pépinière à la science française, comme en témoignent (en se limitant à ma seule génération) les noms de Pierre-Gilles de Gennes, Roland Omnès, Raymond Stora, Maurice Jacob ou Marcel Froissart, qui y ont débuté leur carrière. Son histoire reste à écrire.

Au risque de rebuter le lecteur par une énumé-ration fastidieuse, je souhaite donner place dans ce livre aux collègues avec qui j’ai collaboré au fil des ans sur des questions quantiques. La liste de nos travaux communs illustrera l’immense variété de la physique quantique et ses liens avec les mathématiques. Avec Claude Itzykson et Edouard Brézin, nous avons analysé la structure de grou-

pes intervenant dans le problème à N corps. Nous avons exploré avec Claude Bloch puis Bertrand Duplantier la relation entre une onde et son « squelette », le faisceau de rayons classiques qui la sous-tend, idée qui s’applique aux noyaux, aux agrégats ou à l’effet Casimir ; remarquablement, ce n’est pas seulement le comportement à haute fré-quence des ondes quantiques qui peut se déduire des trajectoires ou rayons classiques, mais même leur forme exacte – à condition de prolonger analytiquement les coordonnées dans les équa-tions classiques. La méthode des perturbations fournit souvent des développements asymptoti-ques non convergents ; nous avons montré avec Giorgio Parisi et André Voros comment on peut

en extraire une information fiable. A la frontière entre physique des particules et mécanique sta-tistique quantique, nous avons jeté avec Claude Itzykson et Jean-Michel Drouffe les bases de la théorie des champs de jauge sur réseau, méthode d’étude d’interactions fortes. Nous avons abordé la diffusion dans un liquide de Fermi avec Madan Lal Mehta, les jonctions entre semi-conducteurs avec Daniel Bessis, et mis sur pied avec Marcel Vénéroni, Paul Bonche et Hubert Flocard un pro-gramme d’étude des corrélations et fluctuations quantiques dans les noyaux. Des discussions avec Jean Morlet, ingénieur alors sur le point d’inven-ter les ondelettes, objets élémentaires qu’il avait conçus pour analyser les signaux de prospection

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pétrolière, m’ont inspiré un « principe d’incer-titude fort ». D’autres recherches quantiques menées en commun ont concerné l’entropie de von Neumann : Nándor Balázs et moi avons montré comment elle découle du principe d’in-différence de Laplace ; nous l’avons utilisée avec Yoram Alhassid et Hugo Reinhardt pour établir la dynamique dissipative des variables collectives dans des systèmes quantiques.

La physique quantique n’imprègne pas seule-ment ma recherche. Dans des conférences ou des articles destinés au grand public, j’ai trouvé inté-ressant de montrer qu’elle gouverne non seulement la microphysique, mais aussi, de manière fonda-mentale mais cachée, la plupart des phénomènes à notre échelle. Lorsque j’ai pris la responsabilité d’enseigner la physique statistique à l’École poly-technique, il m’a semblé adéquat, pour plusieurs raisons, de fonder mon cours sur deux socles, la mécanique quantique et la théorie de l’infor-mation. Du point de vue conceptuel, diverses difficultés de la mécanique statistique classique sont ainsi résolues, grâce au caractère discret des spectres quantiques et grâce au traitement sans ambiguïté des particules indiscernables ; plutôt qu’enseigner la mécanique statistique classique comme une théorie autonome, on la retrouve en tant que limite de la mécanique statistique quan-tique. D’autre part, un enseignement universitaire moderne de physique statistique se doit de réserver une place de choix à des sujets quantiques majeurs tels que thermodynamique du rayonnement, chaleur spécifique des solides, distinction entre métaux et isolants ; il importe en particulier de comprendre les propriétés des semi-conducteurs qui sous-tendent leurs multiples applications, des transistors aux diodes électroluminescentes,

des piles photovoltaïques aux photocopieuses. Enfin, le fonctionnement et l’évolution des étoiles donnent lieu à de nombreux exercices de physi-que statistique quantique ; l’intérêt des étudiants pour l’astrophysique nous a incités avec Jean-Paul Blaizot à publier un article de pédagogie exploi-tant cette approche.

Depuis quelques années, nous explorons avec Armen Allahverdyan et Theo Nieuwenhuizen le cœur même de la mécanique quantique, la théo-rie de la mesure, sujet qui depuis les années vingt a suscité bien des controverses. Pour l’aborder, nous avons résolu des modèles assez réalistes pour simuler de véritables mesures, mais assez simples pour permettre l’étude théorique détaillée du processus irréversible par lequel l’appareil, objet quantique macroscopique, enregistre une pro-priété associée au système testé. Le paradoxe de la mesure quantique se résout alors dans le cadre de la physique statistique : quoique quantique, le processus dynamique fait émerger les concepts classiques, probabilités et logique ordinaires, grâce auxquels nous parvenons à appréhender le réel. Cette analyse conforte l’interprétation statis-tique de la mécanique quantique, selon laquelle cette théorie, pourtant si fondamentale, ne peut décrire des systèmes individuels, mais fournit seulement des informations probabilistes sur des ensembles de systèmes produits dans des condi-tions semblables.

Mon itinéraire a ainsi été jalonné par des sujets quantiques d’une grande diversité. Le hasard des lectures ou des rencontres m’a porté à sauter d’un thème à un autre au gré des collaborations. Le caractère erratique de ce parcours serait-il lui-même d’origine quantique ?

Roger Balian

Les Houches (prononcer Les z’Houches), village de la vallée de Chamonix, 3 000 habitants, sta-tion de ski l’hiver, station de montagne l’été... et station de physique dix mois sur douze. L’École des Houches est un endroit singulier. Isolés du monde, cinquante étudiants et leurs profes-seurs passent leurs journées ensemble, déjeunent ensemble, se baladent ensemble, font de la physi-que ensemble – de la musique aussi. Cette école hors du commun marque les participants de façon durable, et a vu la naissance de bien des amitiés et collaborations scientifiques.

Les Houches, août 1999. École ondes de matière cohérentes. Cinq semaines hors du temps. Nous sommes une cinquantaine d’étudiants en thèse ou de jeunes post-docs rassemblés dans une dizaine de chalets pour apprendre la physique quantique moderne avec une brochette de prix Nobel actuels ou à venir. François David, le directeur de l’École, nous explique patiemment qu’il ne faut pas confondre randonnée et alpinisme, et que nous devons nous montrer prudents. Bien sûr, il y aura bien deux égarés que la gendarmerie de Chamonix récupérera dans l’ascension du Mont Blanc, mais

Hélène PerrinLPL / Université Paris-Nord

La magiedes Houches