Mollat, M.(1984), Pauvres Et Marginaux

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    M I C H E L MOLLATPAUVRES ET MARGINAUX

    11 serait difficile de renouveler mon approche des problemes de la pauvret,aprks trente ans de recberche, sans le renfort de travaux rcents. 11s sont parti-cufierement prcieux du cat de I Europe mditerranneme. Sans ouber 1 Ita-e, la pninsule ibrique a fourn i une contribution importan te. Aptks avoirparticip I organisation Lisbonne, en 1972, grace la tres regrette VirginiaRau, d un coiioque sur la pauvret et l assistance dans la pninsule ibrique auMoyen Age, I Espagne, en Navarre notamm ent, e t plus particulierement, enCatalogne, a enrichi le dossier de nos recherches de facon particulierement f-conde.2 Pou rtan t, le problkme est si vaste e t si complexe qu il reste encorebeaucoup a faire.

    Texto d e una conferencia pronunciada por el autor en junio d e 1983 en la Universidadde Barcelona.1. P. RACINI,Poverta e Assistenza nel Medioevo: L esempio di Piacenza, in NuovaRivista Storica, LXII, 1978, 505-520.1 T u m dt o dei Ciompi. U>r momento di Storia Fiorentina ed Europa (Convegno,sept. 1979 Florence 1981.- h. RIIS (d.) Aspects of Poverty in Early Modern Europe M. Fiesole, janv. 1979Florence 1981.- aniele MENOZZI biesa, Pover i e Societa nell eta moderna e contemporanea Brescia(Queriniana 1980 .. SPECIANI, T he sPo ver i Vergognosi in Fifteenth-Caituty Florence. The first 30years activity of the B uonomini di S. Martino in Aspectr of Poverty in Early Modern Ezlro-pe, l.h Riis, Florence, 1981, 119-181.- . SPICCIANI,a poverth involutaria e le sue cause economiche nel pensiero enena predicazione di Bernardino da Siena in Atti del Simporio Internazionale Cateriniano-Bernardiniano, d. Maffei et P. Nardi, Sienne 1982, 811-834.. Rrccr, Poverth, vergogna e poverth vergognosa in Societd e Storia 11, 1979,pp. 305-337, trad. par. J. Revel, Naissance d u pauvre honteux: ent re i histoire des ideset l histoire sociale in Annales ESC, juin-fv. 1983 158-177.2. V. R u e t E. SAEZ,A Pobreza e a Rrrirtncia s Pobres na Peninrrrla Iberica

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    7 M. MOLL TL ide m e parait tres heureuse de lier ensemble la pauvret et la marginaiitpour les consid6rer d un meme coup d oe. Sans doute, no tre regard va concen-trer son attention sur le seul Moyen Age. Mais puisqu y a toujours despauvres parmi nous, la question reste d actuaiit e t son tu de dans le passpeut etre claire par des aspects actuels tout comme elle peut contribuerl explication du prsent. Puisque l honneur m choit de parler le premier, j es-saierai, en quelques instants , de dgager l essentiel de ce qu i rapproche et dece qui oppose, au cours du Moyen Age, les ralits de la pauvret et de la mar-ginalit, dans la mesure, naturellement ob nous pouvons les saisir dans le temps,dans l espace, parm i les mutations de leurs aspects.Qu tait un pauvre, qu etait un marginal au Moyen Age? Les comparer sup-pose qu on dfinisse leur condition. Celle du pauvre, je m e contenterai, pouravoir eu djA I occasion d e proposer les termes qui la caractrisent, de rappelerqu elle est, essentiellement, une faiblesse en face des autres homm es: une fai-blesse relative, comportant des niveaux spares par des seuils, rsulant de laprivatiou des moyens d affirmer sa prsence et sa dignit personelle dans lasocit. Concrtement c est le manque de ressources pour manger, se vetir, seloger, entretenir une familie; le manque de travail, de qualification professio-nelle; l infirmit physique ou mentale; la limitation ou la privation de libert;l humiliation sociale; enfin, l incapacit d chapper cette condition ou d e s enrelever sans l aide d autru i. La pauvret est donc prcarit, dnuement, dpen-

    dance. Ailleurs, j ai eu l occasion d insister su r la ncessit de nuancer les degrsde pauvret, d en dmeler les ambiguits, d en reconnaltre les formes, variablesavec les poques. Observons, en passant, qu il ne s agit ici que de pauvres invo-lontaires, subissant le so rt auquei leur naissance les a vous ou qu une info rtune(veuvage, infirmit, accident, ruine, calamits) leur a inflig.Nous n avons pas l temps d e reprendre la description d e l mergence suc-cessive, et nimulative, des gentes les plurs reprsentatifs de la pauvret au coursdu Moyen Age. Retennons seulement quelques traits rvls par le vocabulairelatin puis en langue vulgaire. Le pauvre classique, peut-on dire, ce fut tou-jours I mdigent secouru par son entourage, le mendiant que tant d e maison enmaison, la porte des monasteres e t des glises, le rustre sans dfense devantla violence, le vieillard ncessiteux, l infirme incapable de travailler. Le tempspeupla cette galerie de nouveaux personnages, sous l effet des u ansforma tionssociales e t conom iques: au pauvre rural s ajouta le pauvre citadin, q ui origi-nellement, tait souvent un paysan chass de sa tenure par quelque calamit oupar son endettement, et venu tenter sa chance dans la ville en voie de dvelop-durante a ldade Media las. Tornadas Luso-Es~anholas e Historie Medieval) vol., Lis-borne 1973.a Pobreza y la A~ istencia los Pobres en la Cat~luamedieud 2 vol. Barcelona1980-1982.

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    PAUVRES ET M RGIN UX 75pemen t. Ce furen t aussi, et peut- re surtout, ses descendants, victimes auxxrve et xv sikcles, des diffidts conomiques: chdmage, insuffisance des salai-res ont multipli cette pauvret Iaborieuse dont de rcents travaux ont dvoilla dtresse en Toscane et en Espagne? Tels sont, avec les paysans cribls dedettes envers les usuriers, les sottoposti italiens, les ongles bleus* flamands,excutant en sous-ordre, et pour des salaires insuffisants, les humbles besognesdes industries du drap, de la soie, du cuir et de la teinturerie: certains mtierssont dcris et le mpris social rejoint la misere du gain des bergers, des sau-niers, des matelots. L'mergence des catgories dfavorises du monde du tra-vail, la fin du Moyen Age, se fait partir de la deuxieme moiti du x rn e si -cle, des avant la Peste noire. A ces infortuns, auxquels les historiens appliquentla dnomination de pauvres epublicsn, ou officiels, s'ajoutent les pauvreshonteaux, existant de to ut temps, incapables de tenir leur rang, mais don t la pu-deur voulait cacher la misere; les personnes charitables ailaient chercher parfoisjusque chez eux et I'histoire a d'autan t plus de peine les trouver. Tous cespauvres, dont nous essaierons d'valuer, sinon le nombre rel, du moins laproportion numrique dans I'ensemble de la population, taient dcompts parmiceile-u. Dgrvs d'impdts, comme nihil habentes ou lgkrement taxs, ils n'enfigurent pas moins sur les listes fiscales. Saint Thomas d'Aquin (Surnrna, 11 a 11ae 105 a2) en avait clairement dfini la situation: Les mercenaires qui louentleur travail sont des pauvres, car ils attendent de leur travail leur pain qu0tidien.nL'humilit d e leur condition ne contredit pas leur appartenance la Cit. Deja,au xIIe siecle, Jean de Salisbury reconnaissait en eux les pieds du corps socialqui, saus eux, ne pourrait pas se tenir debout. Plus tard, la fin du xrve sisclee t au dbut du xve si cle,un po te, Eustache Deschamp, et u n thologien, JeanGerson, les appelaient des povres lo y a u x ~ ; ls les distinguaient clairement destruands et des vagabonds, qui nous conduisent vers le milieu, alors en pleinecroissance, des marginaux.Bien que les termes marginaux et marginalit n'aient resu leurs acceptionsactuelles qu'a une date rcente, les ralits sociales et psychologiques qu'ellesexprim ent, existaient au M oyen Age.5 Comme le mot pauvre, marginal a com-menc par re un adjectif avant de devenir un substantif; une teile drive s-

    7 Ch. DE LA RONCIERE,P X e: salaires d Florence au X N e s . (1280-1380) Rome(Ecole francaise) 1982. Voir aussi suma n. 1L MART~NEZ GARC~A,I Asistencia a los Pobres en Burgos en la Baja EdadMedia. El Hospital de Santa Mara la Real 1341-1400 Burgos 1981.4. M. BERTHE.Famines et eoidmies dans le monde Davsan de Navarre aux XIVe tXVe s. in ~ o m p L s endus de i ~ c o d . d e s nrcr iptions er Behe Lettrer, Paris 1983.M. MOLLAT t Ph. W O L ~ , ngles bleur, Jncques et Ciompi. Les ruolutions popu-laires en Europe aux X N e el XVe s.. Paris 19705 . B. V ~ N C E N T et coiiab., L e s marginawx et les exclus dans l'bistoire (Coll. CahiersJussieu, Univ Paris VII, nP 5 , Paris 1979.

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    PAUVRES ES MARGINAUXNous nous loignons de la pauvret. La voici de nouveau cependant, si,changeant de point de vue, nous placons celui des marginaux qui font de lamarginalit un choix et dont l'exclusion n'en est que la sanction. Ce choix,c'est le refus des regles du jeu, c'est dire des conditions d'appartenance a unmilieu. R o b ii des Bois est demeur le protype des juvenes des xIe e t xIIe si -cles, laisss-pour-compte, sans doute, d'une socit dmographiquement pleine,incapable de leur procurer d'autres occasious que la violence pour exprimer leurdynamisme. De meme I'allemand Helm recht est au x m e sikcle l'exemple litt-raire du jeune paysan qui refuse de charger le fumier sur la charrette paternelleet s'expose finir une vie affranchie, pendu comme un clochard. La rvoltecontre le Pkre a rameut des jeunes dans la clebre croisade des Enfan ts 1212)et dans les bandes de Pastoureaux. Plus tard, des troupes de gueux, jusqu'au

    xvIe sikcle au moins et en toute l'Europe, ont oppos aux structures verticale-ment hirarchises des contre-socits organises, ayant jusqu'i un jargon propre,iticomprhensible aux non-initis. La marginalit volontaire prenait le contrepiedde l'autorit et des principes communment admis. Au gain par le travail, elleopposait, entre autres, la fraude, les jeux de hasard, la mendicit injustifie, levol au hesoin par la violence; elle substitua it l'oisivet I'activit laborieuse.

    Pauvret et marginalit sont donc deux notions et deux ralits historiquesqui ne se recouvrent pas. De ce qui precede, il rsulte que le pauvre, meme leplus dmuni, n'est ni un asocial, ni un exclu; le milieu qui l'assiste, loin de lerejeter, l'aide, plus ou moins efficacement sans doute, vivre, au moins sur-vivre. Inversement, le marginal n'est pas ncessairement un indigent, du moinsau dbut de sa marginalisation. La lepre a frapp des personnes fortunes, ca-pables de Iguer, des hritages substantiels; elle ne les sparait pas moins deleur milieu. Les sorcieres extorquaient de I'argent de ceux qui se fiaient 2 elles.La clientele, souvent cossue, des prostitues n'tait pas sans leur sacrifier mieuxque des aurnanes. Enfin, parmi les vritables marginaux, qui avaient dlibre-ment rompu avec leur m ilieu social, quelquefois de haut rang, e t s'taient agrgsaux bandits q ui dtroussaien t les voyageurs, hantaien t les nuits ohscures des villesou constituaient des troupes armes, ou en v it acqurir des fortunes confortables.D'ailleurs, a ce rnoment-la de leur carriere, quelques uns te1 Viandrando enFrance, revinrent vers la socit organise et s'y taillkrent une place.Les passages d'une situation I'autre doivent en effet &re considrs. Ainsila pauvret peut conduire la marginalit, comm e la marginalisation peut en-trainer la pauvret. Mais, inversament, en face de ces chutes d'une situationz i I'auue, le relevement n'est-il pas possible? autrement dit, peut-on sortir de lapauvret et de la marginalit? et par quels processus?Dans 1'Europe mdivale, la forme peut-etre la plus frquente du passage

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    78 M. MOLLATde la pauvret a la marginalit est la fuite du paysan ruin. Le drame se noue,en effet, lorsque la terre ne produit rien ou que le tenancier est totalementinsolvable. Les calamits de la dernikre dcemie du XIIe sikcle en offrent denombreux exemples pour i'illustration desquels on peut citer ce texte de 1197exposant qu e beaucoup, rduits si cruells ncessit, ado ptirent une vie con-traire a i'usage, devinrent larrons et fuiirent pendus. A cent ans de distance,les marginaux taient redevenus aussi nombreux q~i'au emps de Pierre i'Ermi-te Robert d'Arbrisse1 et la Premiere Croisade. La faim est aussi mauvaise con-seillere que la craiente des sentences judiciaires, alors fort rigoureuses. Les foretssont un refuge frquent pour les paysans malheureux. Dans le pays de Moutail-lou, E. Leroy-Ladurie a relev le cas d'une dizaine de familles au moins vivanten nomades et sans ressources es, a la suite d'une rixe sanctionne par undn i de ju~ t ice .~ux XIVe et XVe siicles, les difficults conomiques et i'en-dettement auquel elles donnaient lieu eurent les memes effets que les mauvaisesrcoltes deux et trois sikdes auparavant. Ainsi, le dpouillement des archives ju-diciaires proven~als e la prmiire moit du XIVe sikde et lyonnaises a rkvlune proportion impressionante de fugitifs pour cause de dettes. Les documentsmentionnent laconiquement qu'un te1 est parti et ajoutent parfois: ...on ig-nore o . Parmi 40 cas en 1343 au Castellet pris de Castellane en Provence, onco mai t seulement pour 5 d'entre eux le lieu o les fugitifs sont alls. Le malheurn'pargne personne; entre 1350 et 1450, des cadets de famille noble, n'ayantpas de fief et se trouvant sans ernploi en priode de treve, s'engagent en grandnombre dans des bandes de routiers; parmi ces gens sans aveu et sans ten-dard*, on connait le cas pitoyable d'un cuyer de 1 8 ans, rescap de la batailled'Azincourt, devenu coupeur de bourse deux ans plus tard.7L'errance de ceux dont les documents disent qui'ils sont demeurant par-tout font que i'instahilit et la mobilit soient des caracteres propres de la pau-vret marginale. Les viues pourtant attirent, secrtent, et nourrissent une mar-ginalit sdentaite. Paris, avec ses presque 200.000 habitants tait l'une desplus peuples, sinon la plus peuple, en Europe. La marginalit, tudie parB. Geremek s'y recrutait parmi une masse d'hommes sans qualification profes-sionnelle, souvent venus des campagnes, qui louaient leurs bras la journe etchomaient le reste du temps. Les sentences du Chhtelet, conserves pour quel-ques anns de la fm du XIVe sikde, mentionnent par exemple Colin Lenfant,aide-macon, vagabond, conv ainp de vol; il tait, ajoute le texte qui le concerne,digne de mourir comme inutile au monde c'est di re d'etre pendu comme un

    6 . E. LEROY ADURIE ontnillou village occitan Pars 19757 M T LORCIN es compagnes de la rgion lyonnnise aux X W e e t XV e s . Lyon974.- R. LAVOIE anvret et criminat6 en Ptovence la fin du Moyen Age in Provencehistorique 1977

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    P A W R E S E T M A R G i N A X 79latron. Ce d e u nstable en ville comme la campagne se recmtait 86dans une zone tendue dans un rayon de 75 km. autour de Paris?Le miiieu urbain aux deux derniers siedes du Moyen Age constitua unesorte de bouiiion de culture des germes les plus nocifs de la marginalit. 11 en-gendrait d'immenses dceptions chez les rfugis chasss de leurs campagnes parla misere et pa r la guerre; 'embauche espre n'tait pas au rendez-vous e t I'en-cadrement ancestral des pauvrets viiiageoises n'tait plus qu'un souvenir. Audracinement s'ajoutait 'isolement et les nouvelles compagnies n'tnient pas demeilleur aloi. Pour les bannis, les condamns, les tmands, les faillis en rupturede dettes, les prostitues, les bhtards, bref pour la masse douteuse des exclus,I'anonymat de la ville tait un refuge. Tavernes, champs de foires, marchs, bor-dels, constituaient des structures d'accueil; il s'y nouait des solidarits, sur piedd'galit, qui se substituaient aux dpendances hirarcbises auxquelles on s'taitsoustrait. La littrature a dcrit, per exemple dans le Roman de Renart ces lieuxde perdition, droites coles du Diable),, 06, te1 un compagnon dsireux de de-venir maitre, un apprenti coquiiiart doit excuter pour chef d'oeuvre un vol bienrussi. Fran~oisV i o n a rendu celebre ces lieux e t ces milieux. Et c'est ainsique s'explique chez beaucoup de contemporains une assimilation de l'indigentet du truand, confondus en une commune mfiance et une gale rprobation.

    Diverses, ambiges, nuances, la pauvret e t la marginalit taient- es,leurs degrs diffrents irrversibles? En queUe mesure et de quelles f a ~ o n s ou-vait-on se relever et s'affranchir de la misere, sortir de la marginalit et etre r-iutgr dans la socit? En bref, le processus de la dchance pouvait-il etre in-terrompu et invers?La cl du probleme est double, ou, plutdt, il y en avait deux, I'une entreles mains des intresss, I'autre dtenue par les membres du corps social. La pre-mier cas suppose, chez les pauvres et les marginaux, I'espoir, sinon la volont,d'amliorer leur sort. Cette attitude n'tait pas gnrale. 11 en tait que la d-tresse accula des gestes extremes. Les uns, jetant le manche apres la cogne,s'abandonnaient, nous l'avons vu I'errance et au crime. Le dsespoir en con-duisit d'autres au suicide; encore que la documentation, sans re muette, soitfort discrete, elle rvele des suicides provoqus par la misere et l'abandon, parexemple en 1396 celui d'une veuve, charge d'enfants, qui, dit le texte, s'estdtmite sur la fosse de son m a r i dLa rsignation, pour ne pas dire la passivit, fut semble-t-il, le lot de beau-

    8 B. GEREMEKes marginaux parisiens aux XIVe et XVe s. Paris 1976.9. e suicide a eu lieu en 1396 Gy, prhs de Bar su Seine (Moat, Les pauvres288 .

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    80 M. MOL L ATcoup. C ombien taient sensibles aux promesses d'ternit bienheureuse annon-ce par les prdicateurs? on peut se demander, en effet si ce theme de sermoncorrespondait directement des ralits vcues. Ceiles-ci on t, sans dou te, t pe rw es par un m decin clebre d e l'universit de Paris, Simon de Couvin, autemps de la Peste noire, en 1349. Prludan t aux rflexions dsabuses du Labou-reur d'une fable de La Fo ntaine, il constatait: La foule tres vulgaire turba pau-perrisrima) accepte volontiers la mort, parce que, pour eiie, vivre, c'est mourir. 'En temps normal, d'aiileurs, un grand nombre s'accomodait de l'infortune et nefaisait gukre d'efforts pour s'en librer. Anims d'une mentalit d'assists, aureste assez rpandue dans une socit de qumandeurs du haut en bas de l'chelle,ils cheminaient sur la voie du moindre effort, se bornaient suivre le calen-dier des donnes monastiques, paroissiales, confraternelles e t testamentaires, etse contentaient d'une existente mdiocre et parasitaire. Mis a part les vraispauvres, inaptes au travail, c'est ceux-la que l'opinion fustigeait, au risqued'assimiler tous les malheureux aux paresseux et aux truands.Quant aux marginaux proprement dits, il n'existait chez certains d'entre euxaucun dsir de retourner au sein d'una socit qui les avait rejets oh dont ilss'taient volontairement afranchis. Nous les avons vus s'organiser entre eux,et si, d'aventure, ils se rinsraient dans le corps social, c'taient apres avoiracquis dans la marginalit les moyens, quels qui'ils soient, de s'imposer nou-veau; ce fut le cas, par exemple, des chefs de bandes, devenus leur tour seig-neurs et maltres.Quoi qu 'il en soit, la perte de tout e esprance est tro p contraire la nat urehumaine pour avoir t communment rpandue. Ici s'ouvre un vaste cbampd'tudes, dont nous pouvons seulement percevoir l'acces. O n pourrait nu-mrer les mythes de I'attente auxquels les dfavoriss taient plus accessiblesencore que les autres hommes. 11 nous faudrait une histoire de l'ide du bon-beur: mythe de la puret s'exprimant dans la Pataria milanaise et le mouve-ment spirituel, mythe de la paix particulierement vivace en XIe siecle, my-the de l'abondance traduit en permanence dans le reve du pays de Cocagne,mythe du regne d'un prince justicier, mythe enfin de la mutation de Fortunesymbolise par la rotation de la roue. L'accessibilit des pauvres et des margi-naux aux rumeurs et aux lucubrations de quelques prophetes tait sans limi-tes. Aux espoirs des premiers rpondaient les promesses des secouds, miroirs auxalouettes, avec leurs dsillusions. O n peu t ainsi rapprocher, tit re d'exemple,duex propos complmentaires en leur esprit, quoique distants chronologique-ment. Voici d'un &t, le chef d'une meute londonienne en 1196 GuillaumeLonguebarbe, dont le surnom traduit le facies typique d'un marginal: Je suis

    10 A. COVILLE, crit~ ontemporains sur la Peste e 13481350 in Hist Littr ranceXXYVII, Paris 1937.

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    PAUVW ET MARGINAUX 8le sauveur des pauvres. Puisez mes sources les eaux de la doctrin e du salut.Faites-le dans la joie. Car vient, le temps oh vous serez vi si t s~ ?'E t d e l'autre, voici l'espoir d un artisan florentin, u n de ces Ciompi qui at-tendaient, avec confiance l'amlioration de leur sort: Le temps viendra oh jen'errerai plus en mediant, car je m'attends tre riche pour tout le reste de mavie, et, si vous voulez vous joindre a moi, vous aussi, vous deviendrez ricbeset nous serons dans une brillante situation.Si les pauvres e t les marginaux n'avaient mis leur espoir qu'aupres demarchands d'illusion sortis de leurs rangs ou de dmagogues soucieux d'ex-ploiter leurs aspirations a leur profit personnel, la solution n'aurait guere pro-gress. Une au tre cl, disions nous plus haut, tait tenue par la socit elle-meme.La encore la distinction s'impose entre les pauvres et les marginaux. Les pre-miers n'tant pas des exdus, les oeuvres de misricorde pouvaient exercer leuraction selon les formes, variant avec les poques, qui sont l'objet d'tudes aux-quelles convient d e se reporte r. Quelques yuestions cependant exigent unecertaine attention. L'une d'elles, semblable au problkme de l'hospitaiisation desmalades, es t de savoir si i'on visait l'extinction du pauprisme ou seulementson soulagement, de meme yu'a l'hbpital on soignait plutbt qu'on ne gurissait.La rponse serait identique dans les deux cas: n'tait alors ni concevable, n ipossible, de transformer des situations dont on ne percevait pas les causes pro-fondes de structure; du moins attnuait-on les effets de circonstances conjonc-turelles catastrophiques. On pourrait cependant observer que le statut de libertoffert avec un pragmatisme certain aux hbtes des dfrichements tenait comptedes exigentes sociales et psychologiques et crait du travail. Une enquete menedans la rgion de Caen en 1297 prvoyait ainsi l'emploi de 7000 mediants.'Surtout, on doit noter i 'institution des Monts d e Pg t , comme une preuve d'uneprise de conscience authentique des donnes morales autant que sociales du re-dressement de la condition du pauvre. Le pret avec un intret tres faihle, par-fois nul, subvenait une urgence, to ut en respectant la dignit du bnficiaire,encourag devenir, par son travail, l'artisan de sa propre rhahilitation.faiait lui tendre la perche, et qu'il la saisisse.La rinsertion du marginal prsentait beaucoup plus de difficuits, parcequ'il n'est pas d'entre d e jeu dispos s'y p reter. 11 est inutile de s'attarderaux formes de rcupration contrainte; esquisses la fin du M o y a Age; e iesne se sont dveloppes qu'i l'poque moderne. La rpression du vagabondage,le travail forc, le renfermement dit des pauvres* par une extension abu-

    11. Wiron. of W i i i i m de Newburgh, VoU. Rer. Brit. Script. 82, Londres 1885, 11466473

    12. C. HIPPEAU uelques observations pmpos d une enquete en 1297 par le baiiiide Caen sur les chauss6es de Grbon, Troarn i Varaville, n Mmoires Soc. Antiq Nor-mandie XX 953, p 367

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    8 M. MOLLATsive de ce terme, ne pouvaient pas aboutir des rinsertions dignes de ce nom.11 est tres remarquable que la cbarit mdivale ait trouv6 dans les ressourcesde sa misricorde des principes tres en avance sur leur tempsu S il tait rela-tivement ais d accueillir des affligs, la visite des prisonniers pouvait constituerune approche riche de dveloppements. Ceux a se sont alfirms, avec clat,partir d e la fin du X Ie siecle, parce que certains hommes se sont ports Iarencontre des marginaux et se sont fait accepter en leur compagnie. Toute actionmisricordieuse doit tenir compte de la dignit humaine. Le pauvre, y comprisle plus abject, a bnfici du vocable de pauper Christi naguere rserv auxmoines. C est de ce nom qu un Robert d Arbrissel, ainsi que les auues em it es ,ses h u l e s , appelait les marginaux qui l avaient adopt comme l un des leurs.La fondation de Fontevraud a valeur de symbole. Marginal parmi les marginaux,avec lesquels l avait russi faire tnmber les obstacles e t rduire les distances,i ermite a exorcis la foret , comme plus tard saint Franqois d Assise a entreprisde sanctiiier la ville. Pour raliier les marginaux, il faliait itre crdible aupresd eux, comme aupres des pauvres.

    A grandes enjambes, nous avons essay d emprunter un parcours rapidee t d e suivre les cretes. C est tro p et pas assez la fois. Une invitation noterles donndes de problemes qui semblent importants ne les rsoud pas, en posede nouveaux et en omet beaucoup. De tres bau t, nous avons essay de discernerdans I immense foule des deshrits du Moyen Age, deux groupes diffrents,mais voisins, et souvent en symbiose. 11 reste une inconnue: leur nombre. Debons travaux, fonds sur des documents fiscaux et dmographiques, ont aboutid effreyants rsultats: parfois 75 80 de maiheureux, selon, bien entendu,les poques, les pays, les villes e t les campagnes. L enquete est commence.11 faut la finir, un probleme historique en effet ne prend sa vritable porteque dans la consid6ration de tnutes ses ditnensions.

    13. our I assistance n France, cf. Cahiers e Fanjeaux, n. 13, Assistance et CharitToulouse 1978; e t J. Imbert et mllab. Histoire des Hdpitaux n France, Paris 1982.