Molière et la philosophie du XVIIe siècle
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Faculteit Letteren en Wijsbegeerte 2007-2008
Aurlie Tillekaerts
Master in de taal-en letterkunde Frans - Italiaans
Molire et la philosophie du XVIIe sicle
Mmoire ralis sous la direction du Dr. A. Roose
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2
Je tiens remercier le Dr. Alexander Roose de ses multiples conseils, de son
aide prcieuse, ainsi que de sa patiente lecture tout au long de llaboration de
mon mmoire.
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1. Introduction
Depuis bien longtemps, la vie de Molire est une nigme jalonne de mystres, de
rumeurs et de lgendes spectaculaires. Cette tendance a t encourage par le manque de
manuscrits ou de correspondance de sa main. Ceci pose un problme fondamental. Une lgende
populaire est ne de cette carence de tmoignages crits de lpoque: aux alentours de 1820 un
paysan se serait prsent la Bibliothque Nationale, avec dans sa charrette tire par un ne
tous les papiers de Molire 1. On aurait renvoy le paysan qui disparut avec tous les
documents.
Molire avait-il une philosophie? Ou peut-tre en avait-il plusieurs? Peut-tre n'a-t-il
jamais choisi2 ? Que savons-nous vraiment de Molire qui a laiss si peu de traces hormis ses
pices de thtre ? On ne connat de Molire [] que deux fois quatre lignes autographes, et
encore suspectes : deux quittances pour de largent reu au nom de sa troupe 3. De nombreux
biographes ont tent de reconstruire la vie de Molire, jusqu aller dans les plus menus dtails,
tel Grimarest, par exemple.
Est-il seulement concevable quun des plus grands crivains du XVIIe sicle nait laiss
aucune trace ? On ne conserve de lui que quelques signatures en bas dactes dtat-civil ou de
contrats. En 1919 Pierre Lous avance dun pas en lanant la thorie que lauteur des
nombreuses comdies de Molire ntait autre que Corneille. Cette thorie se base surtout sur des
prjugs utiliss par les ennemis de Molire au XVIIe sicle : un farceur et un autodidacte
naurait pas pu crire de telles comdies et connatre une telle ascension dans le monde thtral.
Cette popularit reviendra cher Molire, accus de dbauche, de libertinage et dinceste ( il
aurait pous sa propre fille).
Molire tait-il un grand comdien ou un bouffon farceur ? Avait-il des intentions difiantes
ou cherchait-il simplement faire rire son public ? Les historiens et les critiques ont vu en
Molire une multitude de personnalits diffrentes. Jusquau dbut du XXe sicle lglise, par
exemple, cherchait toujours dpeindre Molire comme un bouffon, athe par sa propre
ignorance. Si toutes ces histoires et lgendes sont intressantes pour connatre limportance de
Molire du XVIIe sicle nos jours, elles ne constitueront pas le principal argument de cette
tude. Nous allons tenter didentifier linfluence ou non de la philosophie du XVIIe sicle dans
1 Roger DUCHENE, Molire, Fayard, Paris, 2006, p. 7.
2 Henri BUSSON, La Religion des Classiques (1660-1685), Presses Universitaires de France, Paris, 1948 , p. 229.
3 Roger DUCHENE, op.cit., p. 7.
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luvre de Molire. cette intention nous allons nous concentrer sur trois pices majeures : Le
Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope.
Tartuffe est un pauvre homme qui passe tout son temps lglise quand il rencontre Orgon,
bourgeois fortun. Ce dernier se laisse impressionner par la dvotion religieuse dont tmoigne
son nouvel ami. Empress de garantir son salut dans lau-del, Orgon invite Tartuffe rester
chez lui jusqu en faire son unique hritier, au dtriment de ses propres enfants. Les autres
habitants de la maison sont pourtant convaincus de la fourberie et de limposture de Tartuffe. Il
sera finalement dmasqu quand il essaie de sduire Elmire, la femme dOrgon. On constate
quil sagit dun type de personne peu louable. Tartuffe, cet imposteur, est rattach la religion
et la dvotion. Un hasard ?
Dom Juan est un aristocrate suivi de son fidle valet, Sganarelle. Son principal plaisir est de
sduire les jeunes femmes jusqu les convaincre de lpouser, aprs quoi il les dlaisse et sen
va. Grand raisonneur il discute de religion et de philosophie avec son valet. Ce dernier est
dsespr devant lapparente impit de son matre quil se voit contraint de servir. Dom Juan,
ayant abandonn sa future femme, est poursuivi par ses futurs gendres, soucieux de dfendre
lhonneur de leur sur. Dom Juan finit par insulter le tombeau dun homme quil a tu.
Finalement Dom Juan sera puni pour son impit et son absence de toute moralit. Frapp par la
foudre, il disparat de la scne. Sagit-il simplement dune punition exemplaire dun vil
personnage ?
Dans Le Misanthrope, Alceste dnonce la socit factice et coquette dans laquelle il est forc
de vivre. Mconnu et misrable il ne dsire que se retirer dans le dsert , en paix, loin de tous
les marquis et coquettes. Pourtant Climne, jeune veuve dont il est dsesprment amoureux,
lempche de quitter cette socit. Sagit-il uniquement dune moquerie de la socit
aristocratique ?
Le Tartuffe et le Dom Juan ont t lobjet de graves querelles et polmiques vers la
deuxime moiti du XVIIe sicle. Un grand nombre de personnes se sont acharnes condamner
et faire interdire ces deux pices, ainsi que Lcole des femmes. Si Molire navait t quun
simple bouffon, comme le soutenaient ces mmes critiques, comment ses pices auraient-elles pu
avoir un tel impact sur la socit parisienne du XVIIe sicle ? Il est vident que ces deux pices
ont caus un tel scandale parce quelles choquaient les murs et le bon got.
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Le Misanthrope quant lui na pas caus un tel scandale. Pourtant cette pice partage la
thmatique de lhypocrisie et celle du masque avec les deux autres pices. Les pices ont en effet
ts accuses de faire lloge de lhypocrisie, un des pires vices de la socit. Si Molire
navait pas crit Tartuffe, Dom Juan et le Misanthrope, il vivrait sa gloire posthume en
compagnie dAristophane, de Plaute et dautres bons ouvriers du rire. Mais cette trilogie lui
donne pour compagnons les gnies solitaires, Eschyle ou Shakespeare, dont lenvergure exalte et
la profondeur inquite.4
Molire crit ces pices une poque o les dvots sont particulirement hostiles lgard
du thtre. La comdie tait accuse de perptuer, dans une culture aspirant la dlicatesse et
la distinction, les turpitudes et limpudence de la farce 5. Cest galement peu aprs la cration
de lAcadmie franaise par Richelieu que Molire connat les premiers succs. Malgr tous les
scandales et les querelles entourant Molire et ses pices il a connu un grand succs au XVIIe
sicle. Auprs de la populace certes, il a maintes fois fait rire le parterre , mais galement
auprs de la cour et du roi. Molire jouissait dune certaine protection du roi qui fit de lui le chef
de la Troupe du roi au Palais Royal.
Malgr cette faveur royale, Molire a d subir de nombreuses critiques et attaques contre
sa propre personne. Ses ennemis le dpeignaient volontiers en tant que bouffon et farceur
ignorant, qui navait pas le droit daspirer une position dlite dans le milieu du thtre. Ce
mythe du bouffon comdien persiste encore jusqu nos jours. Alfred Simon signale pourtant
qu il y a un autre mythe rserv aux universitaires : celui dun Molire homme de lettres
bourr de thses philosophiques et morales, peintre de caractres universels, dfenseur dune
morale bourgeoise du juste milieu6 .
Le XVIIe sicle est galement lpoque de lessor du libertinage et de la libre-pense.
Lglise voyait dans le libertinage un comportement de murs dissolues et dathisme. Bien sr
Molire fut accus de libertinage lpoque. Cette ide a persist travers lhistoire de la
critique littraire, bien quil sagit plutt de la libert de pense.
4 Alfred SIMON, Molire par lui-mme, Seuil, Paris, 1957, p. 81.
5 Michel JEANNERET, ros rebelle, littrature et dissidence lge classique, Seuil, Paris, 2003, p. 277.
6 Alfred SIMON, op.cit., p. 18.
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De nombreux clichs, solidement ancrs dans notre hritage culturel, circulent ainsi au
sujet de Molire. La critique traditionnelle aime voir dans les personnages principaux le reflet de
Molire. Ainsi Molire serait libertin, esprit libre, en somme, dont Dom Juan serait
lincarnation sur scne, la fois dans le mpris quil affiche lgard des normes et des barrires
sociales et dans le dfi quil lance Dieu 7. Le dfaut de ces tudes classiques est de vouloir
voir une incarnation de Molire dans chaque personnage polmique. Nous allons plutt tenter de
dcouvrir des traces de philosophie dans ses pices et puis, ventuellement, de les mettre en
rapport avec les philosophes contemporains que Molire a pu connatre ou non. Parmi les grands
philosophes du XVIIe sicle dont Molire aurait pu subir les influences nous pouvons citer :
Pierre Gassendi, Franois La Mothe Le Vayer et Descartes.
Nous allons galement examiner certains rapports avec la science, plus spcifiquement
avec la mdecine et le personnage du mdecin, souvent prsents dans les pices de Molire. La
lgende veut que, comme Dom Juan, il dtestait les mdecins : Ils nont pas plus de part que toi
aux gurisons des malades, et tout leur art est pure grimace (Dom Juan, Acte III, scne 1) .
Cette haine des mdecins aurait t confirme par sa mort spectaculaire sur scne. Il faut donc
faire abstraction de nombreuses ides reues en examinant les pices de Molire.
Le Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope semblent contenir des ides profondes , des
ides [que Molire] jugeait les meilleures pour la conduite de la vie 8, mais pourra-t-on parler
de philosophie ? Nous allons examiner chaque pice sparment afin dessayer de rpondre
cette question.
7 Anthony MCKENNA, Molire dramaturge libertin, Honor Champion, Paris, 2005, p.7.
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2. Le XVIIe sicle
2.1 Molire
Aprs sa mort, Molire a t associ pendant bien longtemps lathisme et la
dbauche libertine. En 1922, par exemple, loccasion du trois centime anniversaire de la
naissance de Molire. Les festivits de cette commmoration renouvelaient une fois de plus les
anciennes disputes entre thtre et glise9. Mme selon Lanson, Molire tait profondment
ignorant de la religion et du christianisme : il ne le comprend pas 10. Mais cela nempchait
pas Lanson dattribuer une grandeur indniable Molire. Vers 1880-1914, une tendance
gnrale rgnait faire de Molire le symbole de la grandeur franaise, athe ou non. Nanmoins
Lglise continuait voir en Molire un personnage douteux et potentiellement dangereux pour
les murs et la religion. Un des sujets de prdilection de cette mise en question tait la
philosophie de Molire.
Pour Jean Calvet11
, par exemple, la sagesse de certains personnages des pices na pas
de grande valeur, puisquelle se trouve dans une comdie, dont le premier but est de faire rire.
Ces critiques ne mettent pas en question le talent de Molire, mais sa moralit12
. Curieusement
cest souvent la religion de Molire qui intresse, au lieu du soi-disant contenu religieux de ses
pices : For many commentators a more fundamental question than the religious content of the
plays was whether Moliere himself was a Christian, or more accurately what sort of Christian he
was, because, interestingly, the view of Moliere as an atheist [] is exceptional 13. Pour Calvet
Molire avait trop peu de moralit pour comprendre profondment la religion et le christianisme.
Whatever his innermost beliefs, Moliere was assuredly not a Christian thinker. Like Gassendi,
who was a priest, and La Mothe Le Vayer, who had been a protg of the great Cardinal's, he
accepted the forms of Catholicism, but without conviction or enthusiasm and rather as a matter
of good breeding.14
Molire tait probablement un diste. Mais au lieu de se pencher sur le
destin humain, il prfrait soccuper de valeurs morales sociales. Instead of speaking of
Moliere's 'philosophy,' it would be more accurate to say, Moliere's 'ethics.15
8 Daniel MORNET, Molire, Hatier, Paris 1962, p. 77.
9 Henry PHILIPS, Molire and Tartuffe: Recrimination and Reconciliation , The French Review, Vol. 62, No. 5,
(Apr., 1989), p. 749. 10
Gustave LANSON, Histoire de la littrature franaise, Hachette, Paris, 1912., p. 526. 11
Jean CALVET, Le Centenaire de Molire , Cahiers catholiques 59 (10 Janvier1922), pp. 977-82. 12
Henry PHILIPS, op.cit., p. 752. 13
Ibidem., p. 753. 14
Arthur LYTTON SELLS, Molire and La Mothe le Vayer , The Modern Language Review, Vol. 28, No. 4,
(Oct., 1933) ,p. 444. 15
Ibid.
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8
2.2. Un philosophe?
Bien que les biographes soient incertains au sujet de son ducation, Molire a nanmoins
une rputation de philosophe parmi eux. The problem of Moliere's 'philosophy' is the harder to
solve, since it is one in which all the critics are at variance.16
Ce qu'il savait de philosophie, il l'a dvers dans les personnages de ses comdies qui
reprsentent la science 17
. Le personnage du savant ou du mdecin tient en effet une (petite)
place dans de nombreuses pices : Le bourgeois Gentilhomme (1670), Le malade imaginaire
(1673), Les femmes savantes (1672), etc. Laissant de ct les mystres de son ducation, on peut
constater une volution au fil de ses uvres. Dans ses premires pices, telle la Jalousie du
Barbouill (1650) ou le Mariage forc (1664), les mdecins ressemblent fortement aux docteurs
bouffons de la comdie italienne. Ils citent du latin de temps en temps ou ils font appel des
axiomes de philosophie bien connus. Molire puise-t-il dans ses souvenirs de collge et de
terminologie scolastique ?
Il est certain que Molire est entr en contact avec la nouvelle philosophie , trs
probablement par le biais de son amiti avec certains vulgarisateurs du Cartsianisme. Citons
Jacques Rohault, auteur du Trait de physique (1671), le seul ouvrage proprement dit
scientifique en possession de Molire, dont nous retrouvons des chos dans les leons du
professeur de philosophie de Monsieur Jourdain. Avec Molire et Boileau, Jacques Rouhault
sopposait au programme denseignement de la Sorbonne qui interdisait lenseignement
philosophique dans ses cours. Molire a lu Rouhault et le Discours physique de la parole (1668)
de Graut de Cordemoy, si on peut en juger par Le bourgeois gentilhomme et par Les femmes
savantes o la philosophie nouvelle supplante la scolastique.
Parmi les amis de Molire se trouvent surtout des libertins : Chapelle, Bernier, La
Mothe Le Vayer et son cercle. Il est probable que sa bibliothque personnelle comprenait les
uvres de ses amis. Aprs sa mort on en fit un inventaire. Parmi les livres se trouvait la Bible,
Plutarque, de nombreux volumes de comdie, les Essais de Montaigne et les uvres de La
Mothe Le Vayer18. Il ny a aucune mention de Gassendi. Information-cl, puisque quon a
toujours voulu voir en Molire un lve de Gassendi, aux cts de Chapelle et Bernier.
Le XVIIe sicle est marqu par des querelles religieuses animes principalement, selon
lopinion publique, par les jansnistes et les jsuites au sein du camp catholique. Louis XIV,
16
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 444. 17
Henri BUSSON, op.cit., p. 230. 18
Arthur LYTTON SELLS, op.cit., p. 445.
-
9
aprs Richelieu et Mazarin, a consacr des efforts considrables la destruction de la
communaut de Port-Royal. Le foyer du jansnisme qui continuait rsister aux bulles papales
et au triomphe des jsuites. Molire, qui suivait attentivement la politique royale, ne put qutre
sensible cette grande querelle qui animait son sicle. Cest dans la grande bourgeoisie surtout
que va se dvelopper le jansnisme19
. Les jansnistes semblent dfendre lautorit de Saint-
Augustin. Ils adhrent lide de la thologie positive. Les jsuites, en revanche, sont partisans
de la thologie spculative et depuis les Provinciales (1657) ils apparaissent comme des
moralistes laxistes qui cherchent contourner la svrit de la morale afin de ladapter la vie
mondaine. Cest prcisment cette image dichotomique de la religion chrtienne qui sera
reprsente par Molire dans ses grandes pices, telles que Tartuffe, Dom Juan et Le
Misanthrope20
.
2.3. La Philosophie au temps de Molire
La philosophie antique
Le premier contact avec la philosophie pour les jeunes de bonne famille tait la
philosophie scolastique quon enseignait dans les coles. Les biographes de Molire ne sont pas
daccord sur lendroit de lducation scolaire de Molire. tait-ce ou non le Collge de Clermont
o il tudia aux cts de Chapelle et de Bernier ? Les trois amis et Cyrano de Bergerac auraient
alors reu des leons de philosophie du pre de Chapelle. Aucun document ne confirme ces
amitis de Molire. Elles relvent de la pure spculation. Quoi quil en soit, cette philosophie des
coles base sur laristotlisme et dveloppe par Thomas dAquin tait de notorit publique et
Molire devait bien la connatre. En dehors de lenseignement, cette philosophie avait la
rputation dtre une pense archaque et dmode qui se servait de formules figes creuses et
dpourvues de sens, de principes arbitraires, etc.
La philosophie moderne ou nouvelle au dbut du XVIIe sicle est celle que nous
appelons philosophie de la Renaissance, venue en particulier dItalie, qui se dpartage en deux
courants : le naturalisme et le ralisme politique.
Le naturalisme essaie de tout expliquer par les pouvoirs de la nature. Elle dtermine le destin
de lhomme par une puissance suprieure et des forces caches. Ces forces sont concevables
uniquement travers la raison et limagination, indissolubles lune de lautre, qui nont pas
besoin de laide dune crature suprieure ou de quelque esprit. Cette philosophie se situe
19
Jean-Louis DUMAS, Vivre et philosopher au grand sicle, Privat, Toulouse, 1984, p. 32.
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10
volontiers dans une veine grco-romaine, et en particulier dans le stocisme ou le noplatonisme.
Ces traditions stociennes et aristotliciennes nourrissent des courants qui vont dvelopper des
reprsentations et pratiques magiques et superstitieuses, voire mystiques. Ces orientations
avaient tendance loigner les fidles de la religion au profit de la superstition ou de lathisme.
En France on voit ces personnes comme des affranchis qui veulent se dfaire de la doctrine
chrtienne. Ce sont des libres-penseurs, des libertins rudits 21
(cf. infra).
De lItalie venait galement le ralisme politique de Machiavel dont Gabriel Naud (1600-
1653) se fit le propagandiste dans une version franaise du Prince linfluence mazarinienne.
Linfluence de lAntiquit passe galement par Michel de Montaigne qui fournit une
interprtation du scepticisme au dbut du XVIIe sicle.
Les philosophies nouvelles
La nouvelle philosophie peut tre rpartie entre deux chefs de file : Gassendi (1592-1655)
et Descartes (1596-1650).
Inspir par le scepticisme, Gassendi constituera un point de dpart pour Descartes.
Gassendi
Prtre catholique, il stait fait remarquer dans sa jeunesse par ses observations
astronomiques et par un volume d Essais polmiques contre les aristotliciens , mais il sera
amen bien vite se consacrer ltude dEpicure et de sa philosophie, dlaisse par le sicle
prcdent. Gassendi visait adapter cette philosophie - dont le critre fondamental de la
connaissance tait la sensation au savoir contemporain et aux croyances prdominantes du
sicle. Il voulait exposer cette philosophie dans une enqute sur la vie dpicure (De vita et
doctrina Epicuri), mais finalement cet ouvrage devint un trait philosophique (Syntagma
philosophicum) auquel il travailla jusqu sa mort et qui fut dit de faon posthume par ses amis
qui en possdaient des pages manuscrites. De 1641 1648, Gassendi rsida Paris chez son ami
Franois Luillier (1600-1652), afin de travailler son trait philosophique. Il tait donc Paris
pendant la jeunesse de Molire. Gassendi tait galement ami de Bernier et Chapelle, amis leur
tour de Molire. Son passage Paris ne passa pas inaperu puisquil complta de nombreuses
parties de son trait et surtout parce quil sattaquait avec dautres la mtaphysique des
Mditations Mtaphysiques de Descartes. Parmi les disciples de Gassendi se trouvaient Chapelle,
Franois Bernier et Cyrano de Bergerac22
.
20
Anthony MCKENNA, op.cit., pp.104-107. 21
Olivier BLOCH, op.cit., p. 38. 22
Ibidem., p. 54.
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11
Descartes
Plus clbre que Gassendi, la carrire de Descartes est mieux connue et bien plus vaste. La
toute premire vocation de Descartes tait celle de gomtre qui lui permettait de soccuper
de mathmatiques. Elles lui plaisaient normment cause de la certitude et de lvidence de
leurs raisons 23
. Les certitudes purement rationnelles fournies par les expriences gomtriques
linspirent tenter dtendre cette certitude dans tous les autres domaines ouverts lesprit
humain, afin de crer une science universelle qui procdait la manire des gomtres .24
La premire certitude inbranlable pour Descartes est la certitude de lexistence du propre je,
puisque ce je est capable de douter de tout. Le philosophe cherche travers une dmarche
mtaphysique prouver le fondement du systme philosophique en faisant appel un Dieu non
trompeur. Ces vrits garanties permettent de distinguer deux domaines dans le systme : celui
du corps et celui de lme, purement spirituelle. Une des grandes questions qui proccupait les
cartsiens tait par consquent lunion nigmatique entre le corps et lme.
La relation de Molire avec le thtre est trs particulire : acteur et auteur, rnovateur,
chef de troupe, metteur en scne, thoricien du thtre dramatique et de la comdie, qui se met
lui-mme en scne. la faon de Descartes, la place du je savre prpondrante dans ses pices
et Molire nhsite pas mettre en scne son propre ego par le biais de diffrents procds qui
tmoignent de la vritable rflexion qui habite ses pices25
.
Les premires trs grandes comdies qui se rapprochent des questions fondamentales de
la culture et de la moralit concrte, telle Lcole des femmes, ont permis Molire dorganiser
une dfense du thtre, de son thtre. Trs vite il est attaqu par la critique. En consquence il
se voit contraint de rtorquer avec La critique de Lcole des femmes (1663) et plus tard
Limpromptu de Versailles (1663).
2.4. Le libertinage au XVIIe sicle
Il existe diffrentes vues du libertinage tel quil existait au XVIIe sicle. Beaucoup
dhistoriens ou de critiques mettent laccent sur la dbauche, labsence de toute vertu et de
moralit. Cette conception du libertin se rapproche du courant libertin du XVIIIe sicle. Mais au
23
Ibidem., p. 43. 24
Ibidem., p. 44. 25
Ibidem., p. 76.
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12
XVIIe sicle libertin veut essentiellement dire : indifference to religion, and more
specifically religious incredulity 26
.
Vers la fin du XVIe sicle il y a une diffusion de traditions de lantiquit classique.
Lhritage du stocisme et sa conception de la nature sera notamment un lment prpondrant
pour le dveloppement de la libre-pense. Montaigne, entre autres, a rassembl une grande partie
de lhritage classique et de la Renaissance : Les essais (1595) is the livre de chevet of
gentlemen in town and country. 27
Si on veut comprendre la signification du mot libertin au
XVIIe sicle on peut le rapprocher de lusage quen fait La Mothe Le Vayer. Il se considre
libertin dans la mesure o il naccepte aucune rgle venue de lextrieur et aucune censure 28.
Plusieurs formes de libertinage se sont dveloppes dans la France du XVIIe sicle.
Dabord il y a le libertinage des murs, connu par des tmoignages et des rcits de seconde
main 29. Bien quil se dveloppe partout en France, il se concentre surtout la cour. Le
libertinage des murs indique un affaiblissement de la croyance religieuse et plus tard une
libration des murs.
Ensuite il y a le libertinage littraire. Chansons, pomes satiriques, pamphlets et
confessions sont les formes littraires dun libertinage de murs. Parmi les potes on trouve
Thophile de Viau (cf. infra) et Des Barreaux. Il faut galement signaler lexistence de
nombreuses uvres anonymes. Ce libertinage littraire se dveloppe surtout la cour, o les
potes bnficient de protection, mais galement en ville, o la pit se perd.
Enfin il y a les auteurs savants, appels libertins rudits , qui sont accuss dathisme.
Ils appartiennent le plus souvent la noblesse de robe, lglise et la haute bourgeoisie.30
Ils changent ides et uvres entre eux, souhaitant rester discrets et labri des perscutions.
Les libertins sont anims dun dsir de libert totale. Mais cette libert totale
sexprime souvent par le biais de lrudition. Cest une rudition qui se dtache de celle de la
Renaissance qui visait surtout la dcouverte et la restitution des textes antiques. Cest galement
une rudition qui revendique la libert de penser le monde sans devoir tenir compte de lglise et
de ses rgles.
26
Philip George NESERIUS, Libertinage in France in the Seventeenth Century , The Journal of Religion, Vol.
11, No. 1, (Jan., 1931), p. 30. 27
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 31. 28
Franoise CHARLES-DAUBERT, Les libertins rudits en France au XVIIe sicle, Presses Universitaires de
France, Paris, 1998, p. 5. 29
Ibidem., p. 11. 30
Ibidem., p. 12.
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13
Les potes revendiqueront le droit de libert de faon polmique et provocatrice. Au
dbut du XVIIe sicle, un esprit nouveau se rpand parmi la jeunesse parisienne. De jeunes
potes , dits moucherons de taverne , font surface, dont la principale proccupation est de
samuser. There is now a group of reckless, wild youths in Paris, who pride themselves on
emancipation from all rule, religious and moral.31
Parmi ces jeunes il y avait Thophile de Viau
(1590-1626) et son disciple Des Barreaux (1599-1673). En dpit dune svre ducation
protestante, Thophile de Viau volue vers la libre pense notamment sous linfluence de Vanini
(cf. infra)32
. cette poque, Thophile de Viau est un esprit fort et non un philosophe. Il cherche
surtout choquer en manifestant son incrdulit religieuse. Le mouvement libertin commence
inquiter et donnera lieu une vritable crise dans les annes 1623-1625 (cf. infra).
Un autre personnage, quelque peu mystrieux, dans lessor de lesprit de libert et de
libertinage fut Vanini (1585-1619). Ce napolitain loquent tait venu en France, o il
fonctionnait comme une espce de prcheur ambulant de 1614 1616. Under a frivolous form
Vanini spread epicurean doctrines, and above all sowed incredulity. [...]His favorite method was,
in the character of the honest Christian, to propose some topic of religion, giving both sides of
the question. While ostensibly striving to prove the case of Christianity, his criticisms were
stronger than his defensive arguments. 33
Malheureusement pour lui, il devint plus imprudent et
on lui coupa la langue pour le brler ensuite. Ainsi il est en quelque sorte devenu le premier
martyr du libertinage. The death of Vanini was in some measure a check to libertinage, but on
the whole this event in the far-away Languedoc was scarcely sufficient to frighten the free-
thinkers in Paris.34
Le libertinage se rpand parmi la noblesse, le clerg et la population. En
1623, le pre Mersenne estime quil y a cinq mille athistes Paris : le libertinage est son
apoge.
Le XVIIe sicle connat aussi lapparition dun disme prpondrant. En 1622 sortent les
Quatrains du diste, ou lantibigot. L'auteur inconnu rcuse lglise et ses dogmes. Au Dieu
jaloux et vengeur du christianisme il substitue un culte intrieur du crateur35
. Le diste rejette la
conception dun Dieu juste qui rcompense les bons et punit les mauvais . Mersenne
sactive contre eux au nom de Richelieu. Les distes sont perus comme des athes et des
31
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 32. 32
Jean-Pierre GUTTON, Dvots et socit au XVIIe sicle, Construire le ciel sur la terre, Belin, Paris, 2004 , p. 13. 33
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 32. 34
Ibidem., p. 34. 35
Franoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 30.
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14
hrtiques qui se cachent derrire le nom de Dieu. The diste practices virtue for the love of it,
not in the hope of any recompense.36
Pendant les annes 1640 on assiste lapoge de la nouvelle gnration rudite37. Les
libertins rudits 38
se tiennent lcart des scandales causs par les potes. Ils trouvent des
modles suivre chez les auteurs de lAntiquit, chez les paens donc. Mais lexigence de
rationalit au service de lincrdulit 39 ne signifie pas toujours que ces rudits sont des athes.
Pour ces libertins il sagit plutt dune attitude intellectuelle que dun contenu de pense. Le
cercle des libertins rudits prsente une grande variation : rationalistes, sceptiques,
picuriens, etc. Cet ensemble htrogne sapplique mettre en question les dogmes. Ils
critiquent, par exemple, le surnaturel, les oracles et les miracles. Le libertinage rudit accentue
le ct humain de la vie et sefforce de considrer lhomme tel quil est et non plus tel quil
simagine lui-mme travers la reprsentation imprgne de tragique du christianisme 40. Ils
acceptent les imperfections de ltre humain. Toutefois il reste suprieur aux autres tres naturels
grce au pouvoir de la pense rationnelle.
Mais quen est-il de lopposition au libertinage ? Les deux principaux critiques et
opposants sont le pre Mersenne et le pre Garasse. Le pre Mersenne (1588-1648) visait surtout
persuader et convertir les dissidents libertins par le biais darguments forts. cette intention il
crivit L'impit des distes, athes, et libertins de ce temps combattue et renverse de point en
point par raisons tires de la philosophie et de la thologie ; uvre longue de 1340 pages41.
Le pre Garasse (1585-1631) pratiquait une autre mthode envers les libertins et les
distes. Dans son livre, Garasse dcrivait toutes les ides impies et condamnables de lpoque. Il
tait galement convaincu quon pouvait sauver ceux qui navaient pas encore compltement
sombr dans lathisme. Mais il se montrait bien moins indulgent envers les autres. His method
is a more practical one, namely, to terrorize the worldly libertins such as Thophile de Viau.42
Il
participa, en effet, activement au procs de Thophile de Viau.
Vers 1622, parat le Parnasse satyrique, un recueil de pomes licencieux. Le livre
rapparat au cours de lanne suivante, mais avec un dtail crucial en plus quant lauteur du
receuil : par le sieur Thophile . Le recueil tait sans doute le fruit de quelques potes de
36
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 34. 37
Jean-Louis DUMAS, op.cit., p. 36. 38
Lexpression libertinage rudit a t introduit par Ren PINTARD dans Le libertinage rudit dans la premire moiti du XVIIe sicle, Slatkine, Paris, 1983. 39
Franoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 6. 40
Ibidem., p. 112. 41
Philip George NESERIUS, op.cit., p. 34.
-
15
taverne. Ce livre soutient que lhomme nest que mlange dair et de boue, il nest que le produit
de forces aveugles. Il nest pas exclu que Thophile ait particip la cration de ce recueil. Mais
il reste incertain pourquoi le nom de Thophile a t ajout la deuxime publication. :
Theophile's name was affixed no doubt as a speculation by some unscrupulous publisher 43
.
Thophile est condamn lexil et tre brl en effigie. Finalement on lincarcra pendant
deux ans. Bien que Thophile chappa donc la sentence de mort, on avait fait de lui un
exemple. En 1625 la peur de rpercussions circulait dans lopinion publique et les libertins
devaient dsormais tre extrmement prudents. The complete advent of libertinage is delayed
a hundred and fifty years. []Moreover, the moral atmosphere has been cleared, made more
wholesome, preparing the way for the heroes and heroines of Corneille a dozen years later.44
Mais pour le pre Garasse ce ne sont pas tant ces potes de taverne et leurs pomes
licencieux qui prsentent un rel danger. Tous les libres-penseurs de lpoque ne font pas partie
des potes dsireux de choquer. Certains prfrent rester dans lambiance de la pense et de la
raison. Tels Gassendi, Gui Pantin ou Gabriel Naud. Dans une de ses lettres Gui Pantin dcrit
leur dbauche philosophique . It consists merely in getting together where they can talk freely
and scorn popular beliefs.45
Ce sont plutt les doctes qui constituent une menace. Leurs
uvres et mode de vie semblent proclamer un athisme. Ils vivent selon la morale naturelle
dcrite par Charron dans La Sagesse. Charron conseille de suivre une morale naturelle qui
prconise la modration des plaisirs46
. On est aux antipodes de la dbauche revendique dans les
pomes licencieux.
Ces doctes nont pas besoin du confort de la religion puisquils sappuient sur le modle des
Anciens. Ils ont compltement chapp lemprise de lglise et pourraient constituer un modle
trs dangereux. Mais ils restent dans lombre, dveloppant des penses subversives entre eux. Ce
sont souvent des hommes qui occupent des positions prestigieuses. Franois La Mothe Le Vayer,
par exemple, est conseiller dtat, secrtaire de Richelieu et prcepteur du frre du roi et du
dauphin. La Mothe Le Vayer adhre un scepticisme qui enseigne renoncer lide dune
vrit absolue et multiplie linfini les points de vue 47. Pour La Mothe Le Vayer il sagit
surtout de contempler plusieurs ides sans vritablement trancher (cf. infra Dom Juan.).
42
Ibidem., pp. 34- 35. 43
Ibidem., p. 35. 44
Ibidem., p. 36. 45
Ibidem., p. 36. 46
Franoise CHARLES-DAUBERT, op.cit., p. 31.
-
16
3. Molire et le thtre
3.1. Premiers contacts avec le thtre
La lgende veut que Molire entra en contact avec le thtre, ou plutt la foire et les
fantoches de la commedia dellarte aux alentours du Pont-Neuf. Ctait le terrain du grand
Tabarin et aprs lui de Tiberio Fiorelli dont Molire aurait t lami et plus ou moins llve48.
Ce serait parmi les foires, les bouffons et les farceurs du Pont-Neuf, de Saint-Laurent et de Saint-
Germain que ladolescent Jean-Baptiste Poquelin aurait dcouvert sa vocation pour le thtre. Il
aurait t inspir par le thtre italien trs corporel et comique. Vers ses vingt ans il aurait
interrompu ses tudes et se serait lanc dans le thtre. Ctait aprs la dclaration du 16 avril
1641 de Louis XIII qui librait le mtier de comdien de l infamie 49.
Sans coulisses, sans rideaux cest le jeu de limprovisation et la tche de capter et garder
lattention du simple passant qui devient spectateur. Les expriences thtrales de Molire le
sparent indubitablement de Racine et de Corneille, dramaturges en chambre 50
. Molire
connat bien des dboires avant de finalement devenir le chef de la troupe du roi au Palais-
Royal : lchec de lIllustre thtre, la menace des peines de prison, lloignement de Paris
pendant douze ans, etc. Mais finalement il se stabilise Paris et commence sa carrire succs et
scandales.
3.2. Farceur ou comdien ?
Au dbut du XVIIe sicle les dvots51
taient mfiants lgard du thtre et en
particulier de la comdie, accuse de prolonger les bassesses et leffronterie de la farce. Surtout
puisque la socit contemporaine aspirait une culture raffine et dlicate, souhaitant se
distinguer dautres pays. Les dvots navaient pas entirement tort en ce qui concerne la prsence
dhistoires scabreuses sur les scnes de thtre, comme par exemple celle de Iphis et Iante
47
Ibidem., p. 52. 48
Alfred SIMON, op.cit., p. 26. 49
Franois REY et Jean LACOUTURE, Molire et le roi, laffaire Tartuffe, Seuil, Paris, 2007 , p. 20. 50
Alfred SIMON, op.cit., p. 28. 51
Le premier emploi connu du mot dvot remonte 1190. Hrit du latin ecclsiastique devotus, le mot dvot
dsigne donc une personne dvoue Dieu. Mais au XVIIe sicle, en pleine rforme, le dvot est un personnage-
cl de la rforme catholique. Cest lpoque des directeurs de conscience qui aident les lacs fidles atteindre la perfection, la dvotion , selon Franois de Sales. Au XVIIe sicle, dvot a galement une signification
politique. On parle alors dun parti dvot , hritier de la Ligue. Il se regroupe dabord autour de Marie de Mdicis et dnonce les alliances protestantes de Richelieu. Plus tard sous la protection dAnne dAutriche et aprs elle de Madame de Maintenon, le parti dvot prne une politique dune Europe dalliances catholiques. Pour plus dinformations, consulter Jean-Pierre GUTTON, op.cit.
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17
(1634) de Isaac de Benserande52
. Cette pice est fort tonnante et prsente toutes sortes
dinterdits (travestissement, homosexualit, bisexualit). En mme temps elle prsente une
faade tout a fait innocente grce au langage lgant, aux alexandrins manirs et au style
dlicat. Cette pice semble entirement conforme aux rformes de la comdie introduites par
Richelieu, pourtant on ne sait pas comment a t accueilli la pice et sa premire dition fut
galement la dernire.
La plupart des dramaturges prfre adopter la prudence. Molire ne semble pas sen
soucier, ou plutt, il emploie un style assez riche et vari, allant de la comdie la farce, qui lui
permet de masquer ses intentions difiantes53. Aprs lchec de Dom Garcie de Navarre en
1661, Molire renonce crire des tragdies ou des tragicomdies. Il dcide dinterprter des
personnages comiques. Il se jette dans la farce et dans la comdie.
Le Mdecin malgr lui (1666), par exemple, abonde de clichs de la farce traditionnelle.
On reproche Molire de ressusciter le genre vulgaire et archaque de la farce. Il tmoigne de
manque de savoir-vivre et de bon got. Boileau lui reproche de tenter dtre l ami du peuple
et d aller, dans une place, / De mots sales et bas charmer la populace 54.
Au dbut du XVIIe sicle, deux traditions existent dans le domaine de la farce : dune
part la farce franaise, qui reprend les vieilles histoires gauloises des fabliaux, dautre part la
commedia dellarte, avec ses personnages masqus et ses bouffonneries. Toute la cour, et la
famille royale en particulier, adore un thtre plus comique rempli de gauloiseries et
gaillardises55. Ils apprcient le thtre abondant de clichs et dintrigues souvent connues
lavance. La farce est prdomine par le caractre physique des changes entre les personnages.
Les Italiens surtout misent sur les tours acrobatiques, les costumes, les masques, la danse,
la pantomime, etc. Les dialogues sont simples et courts. Il sensuit que le caractre dun
personnage sexprime par son costume, son maintien mais aussi par les difformits physiques,
tandis que les gestes sexpriment par les gestes et les mimiques 56. Les comdiens italiens []
gardrent leur charabia pour fond sonore de la pantomime, avant dintroduire quelques vocables
franais et de jouer pour finir sur les rencontres saugrenues de sonorits intraduisibles57
. Les
acteurs franais y ajoutent une importance croissante pour le comique verbal et Molire aurait
mis nu la carcasse sonore du langage 58
. Les grands discours des raisonneurs des pices de
52
Michel JEANNERET, op.cit., pp. 277-278. 53
Ibidem., p 279. 54
Nicolas BOILEAU, uvres compltes, Antoine Adam, Seghers, Paris, 1971, p. 178. 55
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 15. 56
Michel JEANNERET, op.cit., p. 281. 57
Alfred SIMON, op.cit., p. 72. 58
Ibid.
-
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Molire son souvent dnus de vritable sens. Ce ne sont que des maximes gnrales prescrivant
un certain mode de vie. Ces discours constituent surtout un bruit de fond incessant qui va faire
rire : Mais il est rare que la comdie donne raison au raisonneur. 59
Contrairement la farce, la comdie nest donc pas ouvertement caractrise par la
trivialit et par une atteinte la biensance. La farce est un ennemi explicite de cette biensance,
tandis que la comdie semble plus raffine et police. Pourtant cette dernire est dautant plus
dangereuse puisquelle opre dans lombre par le biais de lambigut. Cela explique pourquoi
une pice comme Lcole des femmes a suscit plus dindignation que Le mdecin malgr lui ou
LAmour mdecin, pices ouvertement situes dans un registre rotique et bouffon. Lcole des
femmes (1662) apparat comme une pice parfaitement innocente et respectueuse de la
biensance et de lidal du thtre purifi. La pice subit pourtant de graves accusations et
soulve un scandale digne de Tartuffe et Dom Juan.
Farce et comdie chez Molire se rapprochent en reprsentant des personnages profonds
qui doivent chacun raliser leur destin fatal, souvent annonc ds le dbut de la pice60
. Il y a
cependant une diffrence entre farce et comdie en ce qui concerne ce destin fatal. Dans la farce
il sagit souvent dune maldiction de la ligne dont sont issus les personnages. Tandis que les
antcdents familiaux des hros des comdies restent souvent inconnus. Lengloutissement
terminal de Dom Juan ralise sur une mode terrible et sublime la disparition finale du sujet qui
marque souvent chez Molire que le personnage vient de boucler le parcours qui lui tait fix et
quil na plus rien faire dsormais dans un monde dont il tait exclu ds le dpart :
emprisonnement de Tartuffe, retrait dAlceste, naufrage dArgan dans la folie.61
Ils apparaissent seuls face au sort tragique qui leur est rserv : toutes les comdies de
Molire montrent comment un certain caractre (limposteur, le misanthrope, lavare, le
malade imaginaire) accomplit un itinraire logique command par un trait qui, lui seul,
dtient la vrit du personnage 62
.
Molire ne semble pas pouvoir se dfaire de limage de bouffon qui le poursuit et que
ses ennemis utilisent volontiers afin de le discrditer. Un bouffon, un farceur na pas le droit
dintroduire le srieux ou le dramatique dans ses pices, il na pas le droit de chercher corriger
et exposer les murs quil trouve condamnables. Aussi les spectateurs ne semblent-ils pas
59
Ibidem., p. 73. 60
Bernadette REY-FLAUD, Molire et la farce, Droz, Genve, 1996, p. 228. 61
Ibidem., p. 229. 62
Ibid.
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apprcier les talents dacteur tragique de Molire63. Ils trouvent son jeu trop srieux et le
prfrent en tant que simple comdien.
Molire se plat mettre en scne la bourgeoisie, classe dont il est lui-mme issu, sans
pourtant la glorifier. Loin des hros tragiques et des grands sentiments du thtre classiciste de
Corneille et Racine, Molire cre un thtre dont le caractre civil soppose autant lhroque
quau religieux 64.
lpoque de la cration de lAcadmie franaise (1635), on impose de strictes rgles au
thtre. Telles la vraisemblance et la biensance, le principe des trois units, etc. Molire trouve
souvent le moyen de ruser et de fuir la pruderie raffine exige. Pourtant, partir de Lcole des
femmes, Molire na pas pu chapper aux critiques acerbes adresses sa pice et sa personne.
La tragdie, les rgles, la versification sont lantithse du comique moliresque65.
Une scne de Lcole des femmes en particulier suscit une polmique, un dbat public
sur la discipline impose : il sagit du fameux le et du quelque autre chose (v. 571-578)
qui a t pris Agns. La scne se prte volontiers des sous-entendus rotiques. Les disputes
autour de la pice se prolongent pendant bien deux ans travers les nombreux textes polmiques
qui ne cessent de se rpondre. Ce sont les honntes gens qui seffarouchent, les beaux esprits
qui protestent, comme si le milieu mondain entreprenait de se policer lui-mme et de fixer []
les limites de la pudeur dont la socit civile a besoin 66
. Molire rpond aux critiques dans la
Critique de lcole des femmes : Lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre daprs
nature. On veut que ces portraits ressemblent, et vous navez rien fait si vous ny faites
reconnatre les gens de votre sicle.
Le sieur de Rochemont (cf. infra) sera le critique le plus acharn en ce qui concerne les
trois grandes pices scandale : Lcole des femmes, Le Tartuffe et Dom Juan . Il runit les trois
uvres, hostiles lglise, dans son pamphlet. Rochemont sacharne surtout sur la comdie de
Dom Juan : pice vraiment diabolique cre par un auteur dont le cerveau est galement
vraiment diabolique 67. Rochemont reproche Molire dencourager un laisser-aller des
murs et de la moralit ainsi que de miner lautorit et la crdibilit de lglise ce qui mnerait
lathisme. Une fois de plus, libertinage de conduite et libertinage de penses sont
63
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 16. 64
Alfred SIMON, op. cit., p. 79. 65
Ibid. 66
Michel JEANNERET, op.cit., pp. 287-288. 67
Ibidem., p. 288.
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confondus 68. Rochemont sacharne la destruction de Molire avec une frocit tonnante : il
invoque le roi, il demande une excommunication et finalement il rappelle la menace de lenfer
qui attendent assurment Molire.
La polmique sanime galement au sein du cercle thtral et littraire : les uns attaquent
Lcole par jalousie et pour dfendre lintrt dune autre troupe ; les autres ont sans doute peur
de voir svaporer la rhabilitation du thtre et la respectabilit des comdiens, rudement
acquise au cours des annes prcdentes.
3.3. Trois pices polmiques
3.3.1. Le Tartuffe ou lImposteur
Lhistoire des querelles entourant Le Tartuffe de Molire remonte au printemps 1664.
lpoque foisonnent les rumeurs au sujet de la pice scandaleuse finalement interdite par le Roi
lui-mme.
Mai 1664 sannonait bien pour Molire et sa troupe, car ils avaient obtenu le privilge
de participer la premire grande fte de Versailles, organise par Louis XIV en honneur de sa
mre, Anne dAutriche, et de sa femme, Marie-Thrse dAutriche69. Le Roi veut montrer la
beaut de Versailles, fortifier la magnificence et la grandeur de son rgne personnel et surpasser
les ftes somptueuses de Nicolas Foucquet70
, le puissant surintendant. Les ftes atteignent un
gigantisme et une magnificence qui ne se reverront pas de longtemps 71
. Le crmonial, la
pompe, la magnificence de la Cour ntaient pas considres comme des choses vaines : ctaient
les marques visibles de la grandeur du Roi.72
loccasion de cette somptueuse fte le duc de
Saint-Aignan cre un monde artificiel, paen linfluence mythologique qui suggre un
rapprochement entre le roi et les hros de lantiquit classique. Le jeune Roi en effet est invit
montrer son adresse et ses talents de danseur. La troupe de Molire participe aux Plaisirs de lle
enchante inspire entre autres du Roland Furieux73. Mais cest galement Versailles lors des
prolongations des ftes, que la troupe du Palais Royal joue Le Tartuffe pour la premire fois.
Bien que la pice ait plu la cour, le Roi se voit contraint dinterdire la reprsentation de la pice
sous pression des dvots.
68
Ibid. 69
Roger DUCHENE, op.cit., pp. 365-371. 70
Ce dernier avait galement invit la troupe de Molire quelques annes au paravent une de ses somptueuses
ftes, le 17 aot 1661 o la troupe joue Les Fcheux. 71
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 65. 72
Jean-Louis DUMAS, op.cit., p. 99. 73
Ibidem., p. 67.
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loccasion de cette interdiction royale, La Gazette de France74 de Charles Robinet ,
dont laudience est vaste, fait lloge de Louis XIV et condamne le caractre irrligieux et
immoral de LHypocrite. Plus nuanc, Loret75 avance que la cour avait fortement apprci la
pice de Molire, mais elle fait galement lobjet dun conflit entre la cour et les censeurs
devant lesquels le Roi a d cder. Loret tait un chroniqueur de la gazette La Muze historique. La
gazette commentait chaque samedi lactualit de la cour et de la ville76.
Le Tartuffe met en scne un hypocrite qui sintroduit au sein dune famille afin den tirer
profit. En soi, ce thme na rien de choquant. Mais cest le rapprochement du vice et de la vertu,
de lhypocrisie et de la religion qui choque les esprits de lpoque. Le dessein de Monsieur
Tartuffe ressemble fort la mission du directeur de conscience qui veille mettre les
pnitents sur la bonne voie en les cartant de tout pch. Roger Duchne observe que Molire
en avait vu un exemple clbre et mme exceptionnel quand Conti avait accept de se soumettre
la direction de Ciron, et avait rform en consquence ses murs, son train de vie et sa relation
aux plaisirs 77
. On comprend que les religieux et les directeurs de conscience en particulier
avaient beaucoup demprise sur les pnitents. On imagine aussi que quelque faux dvot sans
scrupules ne manquerait pas dabuser de la situation. La pice tait dautant plus choquante vu
que la version de 1664 correspondait grosso modo aux premiers trois actes de la version de 1669.
En dautres termes : elle sachevait sur le triomphe de lhypocrite.
Orgon :
Et je veux qu toute heure avec elle [Elmire] on vous voie. Ce nest pas tout encor : pour les mieux braver tous, Je ne veux point avoir dautre hritier que vous, Et je vais de ce pas, en fort bonne manire,
Vous faire de mon bien donation entire.
(Acte III, scne VII, v. 1173-1178)
De nombreux dvots ont uvr pour la suppression de la comdie de Molire. On connat
le rle prpondrant de la Compagnie du Saint-Sacrement. Lanc par la Contre-Rforme,
protg par lEspagne catholique dont il a soutenu le parti dans les luttes nationales, le dvot a
form vers 1627 linquitante Confrrie du Saint Sacrement, surnomme bientt la cabale des
dvots. 78
Cette compagnie comptait parmi ses rangs de grands seigneurs, des reprsentants de
la bourgeoisie parlementaire et du haut clerg. Le prince de Conti, par exemple, ancien
protecteur de Molire, en fut membre. Elle tait donc compose de lacs et de clercs non
74
Roger DUCHENE, op.cit., p. 381. 75
Ibidem. 76
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 11. 77
Roger DUCHENE, op.cit., p. 383.
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22
rguliers. Pour assurer tout prix le salut du prochain, elle veillait au maintien de lordre
moral. Sans bruit et sans clat, grce des pressions discrtes exerces par un rseau de
personnages influents79
. Si leurs intentions semblaient sincres et honorables, la compagnie
ne manifeste pas moins des traits qui sentent la dlation, la dvotion policire, les Tartuffe de
toute sortes 80
. Ils dtestent le thtre et se mlent de la politique, dnoncent les pouses aux
maris, squestrent les femmes et les jeunes filles 81
. Le pouvoir et la pression de la Compagnie
taient considrables et malgr les efforts de Richelieu et de Mazarin lvincer et malgr
linterdiction des socits secrtes issue en dcembre 1660 par le parlement, la Compagnie
continue exister et se mler discrtement de la religion et de la politique82
.
Selon le Pre Rapin83
, Le Tartuffe aurait t une initiative du Roi contre la Compagnie du
Saint-Sacrement. Le jeune Roi se trouvait dans une situation trs dlicate, puisque la Reine-mre
aurait t la protectrice de la Compagnie. Ce choix entranait une scission entre la vieille et la
jeune cour, bien que les historiens ont pu exagrer cette scission. Il existe une image trs unie
de la famille royale et Louis XIV a un grand sens de la famille et de la vie de famille 84
. Mais
finalement, Louis XIV se serait donc vu contraint dinterdire la pice. Ds lors Molire fut oblig
de remanier la pice, en ajoutant le quatrime et cinquime acte. Molire ne se contenta pas
dajouter ces deux actes. Il composa galement trois placets au roi dans lesquels il se dfendit
des critiques acerbes faites son compte.
Dans le premier placet au roi, Molire tente de dfendre lintention de cette comdie :
Le devoir de la comdie tant de corriger les hommes en les divertissant, jai cru que, dans
lemploi o je me trouve, je navais rien de mieux faire que dattaquer par des peintures
ridicules les vices de mon sicle85
. Aussi la comdie qui tait avant tout destine instruire et
divertir se voit-elle confrer la noble cause de moralisation de la vie publique. Cest une
arrogante dviation , selon Roger Duchne: la cour et dans le monde, il na quun
emploi , celui de tapissier valet de chambre du roi 86
.
Dans le second placet au roi, Molire plaide sa cause une deuxime fois, nayant pas
encore obtenu de jouer sa pice quil avait nomme Limposteur. Tout en dcrivant les
changements oprs, Molire nous fournit une description du personnage de Tartuffe. Il confie
78
Alfred SIMON, op.cit., p. 87. 79
Roger DUCHENE, op.cit., p. 387. 80
Jean-Louis DUMAS, op.cit., p. 31. 81
Alfred SIMON, op.cit., p. 87. 82
Pour plus dinformations Jean-Pierre GUTTON, op.cit., pp 17-25. 83
Roger DUCHENE., op.cit., p. 385. 84
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 35. 85
MOLIRE, uvres compltes, Paris, Seuil, 1971, vol. I, p. 889. 86
Ibidem., p. 385.
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avoir dguis le personnage sous lajustement dun homme du monde . Et ajoute : jai eu
beau lui donner un petit chapeau, de grands cheveux, un grand collet, une pe et des dentelles
sur tout lhabit 87. Il suffit dinverser cette description pour obtenir lapparence originelle de
lhypocrite : Tartuffe avait donc un grand chapeau, des cheveux courts, un petit collet, pas
dpe et pas de dentelles. Tout cela dsignait un dvot qui a renonc toute lgance
vestimentaire, et mme [] un personnage appartenant lglise ou dsireux dy entrer 88 . Il
nest pas surprenant que lEglise et la trs secrte Compagnie du Saint Sacrement se sentaient
vises. Quand Tartuffe revient sur scne en 1667, son apparence a t soigneusement change.
Toute allusion un membre de lglise a disparue. Il sagira plutt de dterminer si Tartuffe est
un noble ou non. Tartuffe lui-mme le prtend, ainsi quOrgon89.
Selon Christophe Mory90
, Le Tartuffe tait une comdie sans gravit aux yeux de
Molire. Ctait surtout la jalousie des autres courtisans qui alimenta les rumeurs de scandale
autour de la pice.
Molire sattaque-t-il lglise et la religion ou brosse-t-il simplement le portrait dun
imposteur ; sans autre but que de dnoncer le crime dun individu isol?
3.3.2. Dom Juan ou le Festin de Pierre
Le 15 fvrier 1666, Molire prsente sa nouvelle pice succs: Dom Juan ou le Festin
de Pierre. La compagnie du Palais-Royal a besoin de cette nouvelle pice pour augmenter les
recettes, en baisse depuis linterdiction du Tartuffe. Cette premire reprsentation connat un
succs foudroyant. Comment aurait-il pu en tre autrement ? Lhistoire de Dom Juan tait une
pice succs, joue entre autres par les Italiens de Paris entre 1653 et 1658, qui linsraient
dans la tradition de la Commedia dellarte. Lhistoire de Dom Juan tait tellement la mode
quen 1661 le Festin de Pierre fut jou sur trois thtres la fois. Molire a repris cette histoire
mais en y ajoutant quelques nuances qui la sparent fortement des autres versions. Cest une
histoire populaire au sujet bien connu et Molire joue sur les motions fortes: linsolence,
ltonnement et la peur 91. Loret annonait dj la particularit du Dom Juan dans sa Gazette du
14 fvrier, la pice de Molire aura un double registre, grave et comique:
De voir se sujet admirable, Et lequel est, dit-on, capable
Par ses beaux discours de toucher,
Les curs de bronze ou de rocher; Car le rare esprit de Molire
La trait de telle manire
87
MOLIRE, op.cit., vol. I, p. 891. 88
Roger DUCHENE, op.cit., p. 383. 89
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 282. 90
Christophe MORY, Molire, Gallimard, 2007, p. 213. 91
Roger DUCHENE, op.cit., p. 411.
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24
Que les gens qui sont curieux
Du solide et beau srieux,
Sil est vrai ce que lon en conte, Sans doute y trouveront leur compte
92
Bien entendu, Molire ne se contente pas de tout simplement reprendre lhistoire. Il se
dtache de la tradition. Dans sa version le valet, par exemple, rle quil joue lui-mme, nest plus
simplement le personnage comique destin dtendre latmosphre; Sganarelle devient un
raisonneur et un observateur qui tente de convertir son matre athe. Cest le personnage de
Sganarelle qui a lhonneur dtablir le premier contact avec les spectateurs ou les lecteurs :
Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il nest rien dgal au tabac : cest la passion des honntes gens, et qui vit sans tabac nest pas digne de vivre. Non seulement il rjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les mes la vertu, et lon apprend avec lui devenir honnte homme.
(Acte I, scne 1, v. 1-13)
Voil une manire bien curieuse de commencer une pice, qui mentionne subrepticement la
philosophie et revendique le droit de fumer. Pour Christophe Mory il sagit l dune pique
ladresse de la Confrrie du Saint-Sacrement qui interdisait lusage du tabac, tandis que Louis
XIV faisait distribuer une pipe et une ration quotidienne de tabac chaque soldat. Le tabac se
fumait galement dans des cabarets de tabac lieux malfams que frquentaient les
prostitues93
. Aussi le tabac tait-il donc indissolublement li une ide de libertinage.
Si Molire commence sa nouvelle comdie en sen prenant lidal de la Compagnie du
Saint-Sacrement, il sen rapproche bien curieusement vers la fin, lors de la condamnation de
Dom Juan, frapp par la foudre. La fin de la pice constitue un renversement soudain. Aprs
avoir djou tous les priples et menaces, aprs stre fort amus Dom Juan finit condamn et
puni. Quel est le message ? Doit-on comprendre que le noble peut djouer tous les piges en
brandissant ses titres de noblesse, mais quil doit finalement sincliner devant Dieu ? Ou le
renversement est-il trop brusque et la fin trop difiante pour un Molire dont originellement un
Tartuffe triomphait la fin? Pour le grand public, la fin de la punition du mchant homme
blasphmatoire pourrait sembler entirement difiante. Pour les esprits plus critiques, cette
mme fin peut paratre suspecte. Elle pourrait suggrer que Molire se moque de cette punition
divine.
Une fois de plus, Molire joue avec le feu en mettant en scne un athe qui tient des
propos blasphmatoires et ne cesse de mettre en question lexistence mme de Dieu, comme
dans la clbre scne du pauvre:
92
Cit dans MOLIRE, op.cit., vol. II, p. 8-9. 93
Roger DUCHENE, op.cit., p. 191.
-
25
Dom Juan - Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le Pauvre - De prier le Ciel tout le jour pour la prosprit des gens de bien qui me
donnent quelque chose.
Dom Juan - Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien ton aise ?
Le Pauvre - Hlas ! Monsieur, je suis dans la plus grande ncessit du monde.
Dom Juan - Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas
manquer dtre bien dans ses affaires. (Acte III, scne III, v. 21-29)
Afin dobtenir le Louis dor que Dom Juan tient dans la main le mendiant doit mettre quelque
juron. Ce passage met en relief la jouissance perverse de Dom Juan content de ridiculiser la
croyance populaire. Ds la deuxime reprsentation la scne controverse a d tre supprime, et
ne fut plus jamais joue du vivant de Molire.
Le tmoignage le plus complet au sujet de cette scne et de sa suppression vient de
Voltaire, dans sa Vie de Molire. Voltaire crit que cette scne, convenable au caractre impie
de Dom Juan, mais dont les esprits faibles pouvaient faire un mauvais usage, fut supprime la
seconde reprsentation, et ce retranchement fut peut-tre cause du mauvais succs de la pice 94
.
En effet, aprs quelques bonnes reprsentations le succs et les recettes de la pice baissent.
Aprs la rouverture du thtre aprs Pques, la pice ne figure plus laffiche.
La question de Dom Juan ne sarrte pas l. Une libelle intitule Observations sur une
comdie de Molire intitule Le Festin de pierre crite par un certain sieur de Rochemont qui
restera non-identifi. Lauteur anonyme serait Conti95 qui reproche Molire dtre sorti de sa
condition de farceur et davoir ml religion et plaisanterie. Dautres ont vu dans le style
dcriture et dans les propos de Rochemont, Molire lui-mme96.
Le sieur de Rochemont reprsente Molire comme un simple comdien, un bouffon, un
personnage bte et infrieur qui ferait mieux de rester dans la farce:
Si le dessein de la comdie est de corriger les hommes en les divertissant, le dessin de Molire
est de les perdre en les faisant rire. De mme que ces serpents dont les piqres mortelles
rpandent une fausse joie sur le vissage de ceux qui en sont atteints97
.
De surcrot il compare le personnage de Tartuffe et Molire, qui lui aussi se mle de la
correction des murs tandis que de nombreuses accusations dimpit et de libertinage circulent
son compte. Pour donner plus de force ses propos lauteur des Observations ajoute mme de
faux tmoignages de spectateurs ayant vu la pice.
Molire na encore jamais t mis si dangereusement en cause. Il reoit galement moins
94
VOLTAIRE, Vie de Molire , Collection des uvres compltes de Monsieur de Voltaire, tome 13, Amsterdam, aux dpenses de la compagnie, 1764, p 45. 95
Christophe MORY, op.cit., p. 225-226. 96
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 196.
-
26
de soutient de la reine-mre, malade dun cancer, qui prfre contenter les dvots qui lentourent.
Nanmoins le Roi invite la troupe jouer Le Favori Versailles et leur confre limmense
privilge de devenir la troupe du roi au Palais Royal . Aprs cet honneur fait la troupe,
parat une Lettre sur les observations dfendant Molire des accusations injustes : Le roi vient
enfin de connatre que Molire est vraiment diabolique, que diabolique est son cerveau, et que
cest un diable incarn. Et, pour le punir comme il le mrite, il vient dajouter une nouvelle
pension celle quil lui avait fait lhonneur de lui donner comme auteur, [] il ne se laisse pas
surprendre aux Tartuffes et [] il connat le mrite de ceux que lon veut opprimer dans son
esprit, comme il connat souvent les vices de ceux quon lui veut faire estimer98 . Selon Roger
Duchne, l'auteur de la Lettre exagre linfluence que Molire aurait pu avoir sur le roi.
Il faut toutefois remarquer que l'histoire de Dom Juan se rapproche de la politique du roi
qui veut instaurer un rgime de droit. En d'autres termes, le roi voulait empcher les nobles de
jouir des privilges dus leur rang. En condamnant le comportement odieux de Dom Juan, le
grand seigneur qui joue au mchant homme et qui effraie son valet :
Mais un grand seigneur mchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidle,
en dpit que jen aie : la crainte en moi fait loffice du zle, bride mes sentiments, et me rduit dapplaudir bien souvent ce que mon me dteste. (Acte I, scne 1, v. 81-85)
En dressant le portrait dun Dom Juan peu soucieux de la loi et imbu de son rang, Molire se
rapproche des ides du roi qui dsire brider la noblesse. On peut se poser la question si Molire a
voulu se mler activement la politique afin de servir son mcne, mais Roger Duchne signale
que Molire travaille au thtre et rien que pour le thtre. Les multiples actions (lois, guerres,
traits) qui font la vie de royaume ne l'intressent gure [...]. Il veut corriger les hommes mais ne
cherche pas rectifier les affaires de l'tat 99
. Sans vouloir se mler de la politique ou du
gouvernement du royaume, Molire observe et dcrit la socit du XVIIe sicle avec minutie.
Force est de constater que les ides exposes dans sa pice et la politique de Louis XIV sont
convergentes.
Une fois de plus Molire met en avant de la scne l'hypocrisie, rappelant ainsi son
Tartuffe interdit. Pourtant l'hypocrisie n'tait pas du tout la mode l'poque de la composition,
vers 1664-1665100
. Pas plus que les annes prcdentes en tout cas. Pourquoi alors Molire
insiste-t-il en parler, d'abord avec Le Tartuffe et ensuite avec Dom Juan? Quoi quil en soit,
avec Dom Juan Molire annonce une littrature de drision qui devait trouver sa forme au
97
Ibidem., p.226. 98
Cit dans Roger DUCHENE, op.cit., p. 425. 99
Ibidem., p. 411. 100
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 41.
-
27
sicle des lumires, avec Voltaire, Choderlos de Laclos et le marquis de Sade 101
. Il se
dmarque aussi du grand thtre en ne respectant pas les rgles imposes aux auteurs telles la
biensance, lunit de laction, etc. : La pice de Molire est discontinue comme lexistence de
son hros. Elle va de tableau en tableau comme il va daventure en aventure. Dom Juan nexiste
quen scne. 102
3.3.3. Le Misanthrope
Le Misanthrope fut reprsent pour la premire fois le 4 juin 1666, au Palais Royal. On
ne joue plus la cour en deuil pour la reine-mre. Selon Robinet, la pice est la russite qu'on
pouvait esprer d'une pice sans scandale qui semble conforme la morale et la religion. Mais
elle a donc obtenu moins de succs que Le Tartuffe ou Dom Juan. Molire a sagement suivi la
rgle classique de la comdie selon laquelle elle doit instruire et plaire, et non viser corriger les
murs. Subligny insiste galement sur la moralit de la pice. L'impression de la pice est
prcde d'une Lettre sur le Misanthrope crite par Donneau de Vis103
.
Il est bien vrai que Molire reste loin de la religion dans cette pice, mais elle n'est pas
sans intrt quant l'observation de la socit du XVIIe sicle. Il met en scne le misanthrope
jaloux, l'ami au bon conseil et la femme du monde coquette qui cherche assouvir ses propres
dsirs.
Jaloux et pessimiste, Alceste prfre s'isoler des beaux parleurs et des flatteurs. Lune des
seules personnes dont il tolre la prsence est son "ami" Philinte, qui dans la pice personnifie la
voix de la raison, mais qui lui aussi s'adonne aux rites de flatterie des gens la mode (Acte I,
Scne I, v. 42) :
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et tmoigner, pour lui, les dernires tendresses;
De protestations, d'offres, et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements:
Et quand je vous demande aprs, quel est cet homme,
peine pouvez-vous dire comme il se nomme,
Votre chaleur, pour lui, tombe en vous sparant,
Et vous me le traitez, moi, d'indiffrent.
(Acte I, Scne I, v. 17-24)
Alceste, en revanche, n'a point de got pour les flatteries et les euphmismes inutiles. Il
prne la vrit, la vraie, parce que embellir et mentir lui semble inutile. Je veux qu'on soit
sincre, et qu'en homme d'honneur, On ne lche aucun mot qui ne parte du cur (Acte I, scne
I, v. 35-36). Alceste est un personnage qui opre de faon trs rationnelle, par consquent il a de
101
Alfred SIMON, op.cit., p. 107. 102
Ibidem., p. 109. 103
MOLIRE, op.cit., p. 124.
-
28
grandes difficults s'intgrer dans une socit qui demande un minimum de politesse, comme le
lui signale Philinte: Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende / Quelques dehors
civils, que l'usage demande (Acte I, scne I, v. 65-66).
Ainsi quand un jeune homme lui demande son avis sur un sonnet qu'il vient d'crire,
Alceste n'hsite pas dcortiquer le sonnet et de souligner chaque faute nave, commise par le
jeune pote rveur et inexpriment. Molire, en se moquant du sonnet d'Oronte, reprend son
combat commenc ds Les prcieuses contre le mauvais got galant et l'amateurisme
littraire104. Il tait commun dinstruire les jeunes gens dans la composition de vers galants,
madrigaux et autres maximes damour. Ainsi, vers la fin de 1664, le jeune roi se fit instruire dans
la matire par le duc de Saint-Agnan et le marquis de Dangeau105
. Fidle ses convictions,
Alceste n'pargne pas le jeune galant:
Oronte:
Je voudrais bien, pour voir, que de votre manire
Vous en composassiez sur la mme matire.
Alceste:
J'en pourrais, par malheur, faire d'aussi mchants;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.
(Acte I, scne II, v.429-430)
Cette rplique impitoyable dAlceste par la chanson du Roi Henri 106 soppose
laristocratie qui croyait pouvoir dicter le pourquoi et le comment de lart par lautorit de la
naissance et de leur rang. Comme tant de personnages de Molire, Alceste est aussi un amoureux perdu et tortur
par cet amour; un sentiment fortement oppos la raison qui a coutume de le guider: Je
confesse mon faible, elle a l'art de me plaire: / J'ai beau voir ses dfauts et j'ai beau l'en blmer, /
En dpit qu'on en ait, elle se fait aimer; (Acte I, scne I, vv230-232). La femme aime
d'Alceste, Climne, ne lui rserve malheureusement pas l'exclusivit de son cur. Climne,
picurienne et coquette107
en qute de son propre plaisir, passe ses jours dans l'abondance des
visites masculines qu'elle reoit, et parmi celles-ci se trouve galement Alceste. Elle garde en
suspens les divers prtendants qui tournent autour d'elle, faisant souffrir Alceste de son
indcision:
Alceste - Aujourd'hui vous vous expliquerez.
Climne - Vous perdez le sens.
Alceste - Point, vous vous dclarerez.
Climne - Ah!
Alceste - Vous prendrez parti.
(Acte II, scne IV, v. 562-566)
104
Roger DUCHENE, op.cit., p. 463. 105
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 15. 106
Alfred SIMON, op.cit., p. 127. 107
Ibidem., p. 464.
-
29
4. Le Tartuffe ou lImposteur
4.1. Un nom singulier
La plupart des personnages de Molire ont des noms la rsonance latine ou grecque
(Orgon, Elmire, Clante). Le nom Tartuffe ne possde pas cette caractrisation de
lAntiquit. On pourrait avancer une provenance italienne de tartufo (trompeur). Mais la parole
tartuffe tait dj prsente en franais. Cest donc un nom typiquement franais, comique et
satirique. Au dbut du XVIe sicle, la parole est du genre fminin et vhicule une valeur
pjorative (imposture et imposteur). Dans un recueil destampes comiques de 1650 figure une
vignette reprsentant la tartuffe accompagne de ces quelques vers108
:
Cette vieille Mduse a le teint si farouche,
Lestomac si mauvais quil ne sort de sa bouche Quune haleine puante et des crachats gluants. Elle en voudrait pourtant encore bien dcoudre,
Mais son teint jaune ple et ses yeux de chats-huants
Nen rencontrent pas un qui sy veuille rsoudre.
Tartuffe est donc un nom injurieux et populaire qui rvle le caractre du personnage
lavance. Tartuffe est un imposteur. On peut comprendre que seul le nom du personnage appelle
lindignation des dvots : lhomme qui contrefait le saint sy prsente sous le nom dune
putain rforme 109
4.2. La prface
Cest en 1669 finalement que Molire pourra faire publier et reprsenter son Tartuffe sans
devoir craindre des reprsailles de la part des autorits. Cest la victoire de la prface qui dfend
la pice et son auteur. Molire emploie toutes les ressources de lcriture thtrale qui lui
permettent de mler propos ambigus et professions de sincrit. Dans cette prface Molire relie
la mdecine, la comdie, lhypocrisie et la philosophie. Dans ce tourbillon du vrai et du faux,
des apparences, des scandales, etc. le lien entre la comdie et la philosophie sentrevoit.
Ds le dbut de la prface, Molire vise les hypocrites, ceux quil a blesss et qui
lont attaqu sous le masque mme de lhypocrisie en feignant de soffusquer de latteinte Dieu
et la religion :
Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intrts de la cause de Dieu ; et Le
Tartuffe, dans leur bouche, est une pice qui offense la pit. Elle est, d'un bout l'autre,
pleine d'abominations, et l'on n'y trouve rien qui ne mrite le feu. Toutes les syllabes en sont
impies ; les gestes mmes y sont criminels ; et le moindre coup d'il, le moindre branlement
108
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 62. 109
Ibidem., p. 63.
-
30
de tte le moindre pas droite ou gauche, y cache des mystres trouvent moyen d'expliquer
mon dsavantage. (Pliade, I, p. 883)
Il ritre le reproche si bien connu des dvots qui considraient que leur rputation tait
entache :
Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comdie, on verra sans doute que mes
intentions y sont partout innocentes, et queue ne tend nullement jouer les choses que l'on
doit rvrer ; que je l'ai traite avec toutes les prcautions que demandait la dlicatesse de la
matire, et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a t possible pour bien distinguer le
personnage de l'Hypocrite d'avec celui du vrai Dvot.
(Pliade, I, p. 884)
Pour enfin aboutir la question centrale de la prface : Je sais bien que, pour rponse, ces
mssieurs tchent dinsinuer que ce nest point au thtre parler de ces matires110 . Voil ce
qui a vritablement piqu Molire, davoir entendu insinuer que la comdie nest pas digne de
parler de choses srieuses , que ce nest pas sa place et quelle doit se limiter aux
bouffonneries et grossirets habituelles. Or Molire renvoie lhistoire du thtre de lAntiquit
jusquau temps prsent avec lhtel de Bourgogne et lorigine de la comdie dans la religion.
Afin de dfendre les droits et intrts de la comdie il fait appel la philosophie et ses
procdures pour tablir une dfinition qui convienne la comdie. Ds lors il sappuie sur
lopinion des philosophes sur la comdie :
Et, en effet, puisqu'on doit discourir des choses et non pas des mots, et que la plupart des
contrarits viennent de ne se pas entendre et d'envelopper dans un mme mot des choses
opposes, il ne faut qu'ter le voile de l'quivoque, et regarder ce qu'est la comdie en soi,
pour voir si elle est condamnable. On connatra sans doute que, n'tant autre chose qu'un
pome ingnieux, qui, par des leons agrables, reprend les dfauts des hommes, on ne
saurait la censurer sans injustice; et, si nous voulons ouir l-dessus le tmoignage de
l'antiquit, elle nous dira que ses plus clbres philosophes ont donn des louanges la
comdie, eux qui faisaient profession d'une sagesse si austre, et qui criaient sans cesse aprs
les vices de leur sicle; elle nous fera voir qu'Aristote a consacr des veilles au thtre, et
s'est donn le soin de rduire en prceptes l'art de faire des comdies ;
(Pliade, I, p. 886)
Molire relie la comdie la philosophie, la religion et la mdecine ce qui lui permet de
mettre en question ces disciplines. Il rappelle que la corruption est universelle. Selon Aristote,
elle est propre tout ce qui appartient au monde :
J'avoue qu'il y a eu des temps o la comdie s'est corrompue. Et qu'est-ce que dans le monde
on ne corrompt point tous les jours? Il n'y a chose si innocente o les hommes ne puissent
porter du crime, point d'art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions,
rien de si bon en soi qu'ils ne puissent tourner de mauvais usages.
(Pliade, I, p. 886-887)
110
MOLIRE, op.cit., volume I, p. 884.
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31
Par ailleurs cette corruption et cette ambigut foncire qui touchent la comdie npargnent pas la mdecine :
La mdecine est un art profitable, et chacun la rvre comme une des plus excellentes choses
que nous ayons; et cependant il y a eu des temps o elle s'est rendue odieuse, et souvent on
en a fait un art d'empoisonner les hommes.
La philosophie, aussi thorique et discipline soit-elle, nchappe pas son caractre humain et
est donc galement susceptible de tomber dans la corruption :
La philosophie est un prsent du Ciel; elle nous a t donne pour porter nos esprits la
connaissance d'un Dieu par la contemplation des merveilles de la nature; et pourtant on
n'ignore pas que souvent on l'a dtourne de son emploi, et qu'on l'a occupe publiquement
soutenir l'impit.
La comdie, la mdecine et la philosophie se trouvent ainsi rapproches, elles partagent aussi
bien les vertus intrinsques que les dangers de corruption dont les trois disciplines sont
menaces, ce qui prouve que rien nest labri daccusations sans fondement :
Les choses mme les plus saintes ne sont point couvert de la corruption des hommes; et
nous voyons des sclrats qui, tous les jours, abusent de la pit, et la font servir
mchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les
distinctions qu'il est besoin de faire. On n'enveloppe point dans une fausse consquence la
bont des choses que l'on corrompt, avec la malice des corrupteurs. On spare toujours le
mauvais usage d'avec l'intention de l'art; et comme on ne s'avise point de dfendre la
mdecine pour avoir t bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir t condamne
publiquement dans Athnes, on ne doit point aussi vouloir interdire la comdie pour avoir t
censure en de certains temps.
Finalement, le rapprochement dmontre que la comdie peut tre affranchie de toute
condamnation de principe :
Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s'est renferme dans ce qu'elle
a pu voir; et nous ne devons point la tirer des bornes qu'elle s'est donnes, l'tendre plus loin
qu'il ne faut, et lui faire embrasser l'innocent avec le coupable. La comdie qu'elle a eu
dessein d'attaquer n'est point du tout la comdie que nous voulons dfendre. Il se faut bien
garder de confondre celle-l avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les murs sont tout fait opposes. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre que la ressemblance du nom; et ce
serait une injustice pouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien,
parce qu'il y a eu une Olympe qui a t une dbauche. De semblables arrts, sans doute,
feraient un grand dsordre dans le monde. Il n'y aurait rien par-l qui ne ft condamn; et,
puisque l'on ne garde point cette rigueur tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit
bien faire la mme grce la comdie, et approuver les pices de thtre o l'on verra rgner
l'instruction et l'honntet.
Toutefois il faut prter attention au caractre foncirement double de ce texte, lallusion au
procs de Socrate et dautres renvois savants111. Lloge de la mdecine est galement trs
ambigu puisque Molire sest lui-mme amus ridiculiser la mdecine et les mdecins dans de
nombreuses comdies et les reprsenter comme des charlatans plus aptes faire mourir une
111
Olivier BLOCH, op.cit., p. 104.
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personne malade qu la gurir. En outre on peut se poser la question sil prend vraiment la
dfense de la philosophie un prsent du ciel ? Conception dont il se moque dans Dom Juan
en faisant prononcer son loge par Sganarelle. Ainsi Molire prendrait-il au srieux le principe
de la philosophie, mais non toute philosophie : il sefforcera donc de dnoncer les usages
impropres qui ridiculisent et banalisent la philosophie.
Il semble impossible dtablir contre qui la pice est dirige: les jsuites, les jansnistes,
la compagnie du Saint-Sacrement (cf. infra). On devra mme se poser la question de savoir si
elle vise critiquer qui que ce soit. Est-elle un message politique du roi ou une vengeance
personnelle de Molire? La comparaison avec Dom Juan paru quelques annes plus tard, ne
permet pas de trancher la question. Sagit-il dune attaque dirige contre les mdecins, la
religion, les hypocrites ou les libertins? En tout cas, lglise voyait ces deux pices, ainsi que
Lcole des femmes, comme une menace. Surtout dans le contexte de la contre-rforme qui vise
reconqurir les croyants et redonner du sens aux pratiques religieuses112
.
On sent que ces deux pices sont charges de connotations qui dpassent la simple farce
et la bouffonnerie. Pourtant on a de la peine distinguer un systme ou une doctrine cohrente.
4.3. Tartuffe lhypocrite
Pour Molire il sagit peut-tre surtout de dnoncer la fausse dvotion comme tendance
universelle. Peut-tre cherche-t-il dnoncer lhypocrisie religieuse, sans explicitement viser une
personne prcise ou un groupe. Molire aurait trs bien pu tre intress par le type de
lhypocrite, comme personnage, sans avoir une intention difiante ou moralisatrice113.
La description fournie par Clante explicite la polmique que suscitera la pice:
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors pltr dun zle spcieux, Que ces francs charlatans, que ces dvots de place
De qui la sacrilge et trompeuse grimace
Abuse impunment et se joue, leur gr
De ce quont les mortels de plus saint et sacr ; Ces gens qui, par une me lintrt soumise, Font de dvotion mtier et marchandise,
Et veulent acheter crdit et dignits
prix de faux clins dyeux et dlans affects ; Ces gens, dis-je, quon voit dune ardeur non commune Par le chemin du Ciel courir leur fortune ;
Qui, brlants et priants, demandent chaque jour
Et prchent la retraite au milieu de la cour ;
Qui savent ajuster leur zle avec leurs vices,
112
Franois REY et Jean LACOUTURE, op.cit., p. 42. 113
Ibid.
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Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins dartifices, Et, pour perdre quelquun couvrent insolemment De lintrt du Ciel leur fier ressentiment ; Dautant plus dangereux dans leur pre colre Quils prennent contre nous des armes quon rvre, Et que leur passion, dont on leur sait bon gr,
Veut nous assassiner avec un fer sacr.
(Acte I, scne V, v. 359-380)
Ce discours pourrait tre une revanche personnelle de Molire contre les critiques de Lcole des
femmes. Ils en dnonaient limpit sous le masque de la dvotion, tandis quil sagissait plutt
de jalousie lgard du succs de Molire114. Il brossa ds lors un portrait peu flatteur de ses
adversaires et de son personnage principal.
Tartuffe est lincarnation mme de limposture la plus fourbe, la plus extrme et la plus
dpourvue de morale. Mais il nest pas lunique responsable de la faon dont il a t capable de
sincruster dans cette famille. Il ny serait jamais parvenu sans laveugle crdulit dOrgon,
bloui par tant de foi religieuse et apeur par son propre manque de zle chrtien. Anthony
McKenna signale que la pice est construite conformment la leon aristotlicienne115
: si
Tartuffe reprsente limposture la plus extrme, Orgon symbolise laveuglement intgral,
accompagn dune crdulit sans fin, ou presque. Orgon se laisse entirement aveugler par les
discours et la prtendue bont de Tartuffe, exagre et ridicule outrance :
Il simputa a pch la moindre bagatelle ; Un rien presque suffit pour le scandaliser ;
Jusque-l quil se vint lautre j