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Module 5

Comprendre les processus d’élaboration de la politique sanitaire

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Résumé

Ce module cherche à étudier une question nébuleuse : la formulation de la politique sanitaire et l’absence de cette politique, voire sa disparition, dans les secteurs de la santé en crise. Il s’appuie pour cela sur diverses situations bien documentées, observées en Afghanistan, en Angola, au Kosovo, au Mozambique, en Ouganda, en République démocratique du Congo et au Soudan. L’analyse de la politique existante et de la façon dont elle est défi nie livre de nombreuses informations sur le secteur de la santé et sur ses facteurs d’infl uence. Elle donne des indications sur ses orientations, ainsi que sur les obstacles à la prise de décisions et à la mise en œuvre. Ce type d’analyse peut empêcher de retomber dans les pièges et les erreurs du passé, et permet d’identifi er les pistes et aspects prometteurs. Ce module traite des schémas communs et propose des méthodes d’analyse de la politique. Il décrit brièvement les principales caractéristiques des acteurs les plus infl uents qui interagissent. Sa dernière partie est consacrée à la coordination des ressources extérieures, qui constitue un élément essentiel lors de crises prolongées.

L’Annexe 5 examine l’importance d’une cellule d’information dans un environnement perturbé, et présente des propositions pour sa structure, ses activités et son positionnement institutionnel, afi n que cette entité puisse fonctionner effi cacement.

Modules connexes :

Module 3. Comprendre le contexte passé, présent et futur du pays

Module 6. Analyser le fi nancement et les dépenses du secteur de la santé

Module 7. Analyser les modèles de prestation des soins de santé

Module 8. Analyser les systèmes de gestion

Module 12. Formuler des stratégies pour le relèvement d’un secteur de la santé en crise

Introduction

Lorsque le secteur de la santé est en crise, ses acteurs sont confrontés à un dilemme. Ils doivent en effet décider de :

a. s’attacher à préserver les fonctions de base du système, en colmatant les brèches dès qu’elles apparaissent et, si possible, en introduisant des innovations avec prudence, de façon marginale et à un rythme permettant au système de les absorber, ou au contraire :

b. conclure que le système est irréparable, l’abandonner à son sort et concevoir un système entièrement nouveau.

Même si ce dilemme n’est pas explicitement reconnu, il imprègne l’analyse des politiques avant et après la crise, à tous les niveaux de décision.

Une évaluation détaillée des forces et des faiblesses du système doit donner de précieuses indications aux décideurs. Elle est par nature diffi cile, tant pour les acteurs directs que pour les intervenants extérieurs. Les premiers, qui opèrent depuis toujours à l’intérieur d’un cadre précis, bien délimité et qu’ils tiennent pour acquis, peinent à en sortir pour trouver des approches nouvelles. Ils ont donc tendance à privilégier la prudence. Les seconds, qui, dans la plupart des cas, n’ont pas une connaissance approfondie du secteur de la santé, sont susceptibles de réagir au désordre qu’ils observent en concluant que rien d’essentiel n’a survécu à la crise et que, par conséquent, la seule solution sensée consiste à repartir de zéro.

Aucun pays en crise ne ressemble à un autre. À l’une des extrémités du spectre, le souhait de maintenir les fonctions de base du système (et la capacité du ministère de la Santé à présenter au monde extérieur la situation sous un jour favorable) peut expliquer l’approche prudente adoptée par la plupart des parties prenantes pendant et après une guerre civile, comme au Mozambique. Dans ce pays, les appels périodiques à un changement radical, qui n’étaient généralement pas étayés par des arguments convaincants, n’ont guère été pris en compte. À l’autre extrémité, l’effondrement du système, comme en Afghanistan ou en Somalie, ou la naissance de nouvelles entités politiques, telles que le Kosovo et le Timor-

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Leste, encourage des approches innovantes, avec redéfi nition des fondamentaux. Il reste néanmoins à déterminer si les stratégies énergiques donnent de bons résultats dans certains environnements diffi ciles. Pour une analyse du cas du Kosovo, voir l’Étude de cas n° 7 et l’Exercice 5 dans le Module 15.

En privilégiant la prudence, on risque de passer à côté d’excellentes opportunités de changement, ainsi que de gaspiller des efforts et des ressources pour tenter de maintenir un système qui ne peut déjà plus être sauvé. A contrario, un changement radical peut faire disparaître des fonctions qui avaient survécu et peser encore plus sur des capacités déjà fragiles, ce qui aggrave les dégâts provoqués par le confl it. Dans ce cas, le secteur de la santé considéré hâtivement comme condamné fi nit par mourir, confi rmant le diagnostic initial (qui est cependant erroné).

Le terme « politique » recouvre un large éventail de lois, d’approches, de dispositions, de lignes directrices, de règles et d’usages. Certaines mesures au niveau macro ont des répercussions dans la plupart des domaines, voire dans tous, y compris dans le secteur de la santé, et les acteurs de ce secteur ont peu de possibilités d’agir sur ces effets. La politique budgétaire et la politique relative à la fonction publique entrent dans cette catégorie. La politique sanitaire peut avoir un champ large ou limité. Les mesures de niveau macro, qui ont des répercussions de grande ampleur, ont le plus souvent un caractère fortement politique, même lorsqu’elles sont prônées pour leurs prétendus mérites techniques. C’est par exemple le cas pour la politique des soins de santé primaires, la décentralisation, la réforme du secteur de la santé, ainsi que pour les nouveaux mécanismes de fi nancement, qui infl uencent (ou devraient infl uencer) la plupart des aspects de la prestation de services de santé. D’autres politiques, de nature strictement technique, ont un champ plus restreint, tel que la lutte contre une maladie transmissible ou le contrôle de la qualité des médicaments. Ce module est principalement axé sur les politiques de niveau macro et sectorielles, qui ont des conséquences pour l’ensemble du secteur de la santé ou pour d’importants pans de ce secteur.

La politique sanitaire est identifi able (ou plutôt devrait l’être) même lorsqu’elle ne fait pas l’objet d’une présentation par écrit (ou quel que soit le contenu de cette présentation). Les mécanismes qui permettent de fournir des services de santé, de décider de la répartition des ressources, de produire des informations et de les utiliser, d’assurer l’interaction des différentes parties prenantes, de mettre en œuvre des pratiques anciennes et d’introduire des pratiques nouvelles forment ce que l’on appelle la « politique » applicable au secteur de la santé sur une période donnée. Ce sont aussi des décisions innombrables et éparses qui façonnent un mode de fonctionnement spécifi que.

La politique évolue au cours du temps sous l’effet de multiples facteurs. Si l’environnement est instable, cette évolution peut s’accélérer. Ainsi, de brusques changements sont susceptibles d’entraîner l’inversion complète de certains processus et, si la crise s’aggrave, le cadre déjà fragile qui régit le secteur de la santé peut s’effondrer. Ce sont les méthodes de travail transmises oralement par les intervenants chevronnés à leurs collègues plus novices, qui risquent le plus de tomber dans l’oubli. N’étant pas au fait des pratiques en vigueur avant la crise, ces nouveaux acteurs risquent d’accélérer cette tendance. Dans cet environnement de crise, les documents d’orientation deviennent l’unique référentiel dont disposent les parties prenantes, qui en déplorent parfois l’absence ou qui demandent à ce qu’ils soient plus détaillés.

L’environnement

Durant une crise prolongée, presque tous les facteurs font obstacle à une élaboration effi cace de la politique. L’autorité de l’État est contestée, les hauts dirigeants perdent leur poste ou en changent, le secteur public est paralysé, l’instabilité et l’incertitude dissuadent de mener des projets de long terme, l’information est médiocre, les acteurs se multiplient ou sont remplacés par d’autres, la mémoire institutionnelle est fragile, l’analyse de la politique comporte souvent des sous-entendus politiciens, et les responsabilités ainsi que la transparence sont diffi ciles à

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faire appliquer. Il n’est donc pas étonnant que les exemples documentés de bonnes pratiques d’élaboration de la politique de santé soient rares.

Le secteur de la santé s’inscrit dans un cadre plus général, qui infl ue sur les choix opérés. Ainsi, le libre-échange, la nouvelle gestion publique et la décentralisation font tous partie de processus mondiaux qui infl uent sur le secteur mais qui résultent d’une logique politique et économique qui n’est pas forcément souhaitable si l’on considère uniquement le point de vue du secteur de la santé (Reich, 2002). Les négociations politiques entre pouvoirs publics, groupes rebelles, agences des Nations Unies, donateurs, banques de développement, entreprises et prestataires privés, armées étrangères et forces de maintien de la paix aboutissent à des décisions importantes qui concernent le secteur de la santé et qui déterminent la marge de décision de ses acteurs. Comme au cinéma, les acteurs d’une situation de crise doivent, dans une certaine mesure, respecter des scénarios déjà écrits, obéir aux instructions du réalisateur et de la production, et tenir compte de la réaction des critiques et du public.

« L’État puissant idéalisé, dans lequel le ministre de la Santé a la haute main sur l’élaboration des politiques, sur la répartition des ressources et sur la régulation de ce secteur, est de moins en moins présent dans de nombreuses régions du tiers- monde. Dans bien des pays en développement, et particulièrement en Afrique, l’État ne dispose pas des capacités nécessaires ni, dans certains cas, de la volonté politique, pour exercer sa souveraineté […]. Dans ces pays, la fragilité de la politique publique et la préférence que donnent actuellement les organismes d’aide publique aux prêts à l’appui de politiques […] refl ètent une internationalisation croissante de la politique sanitaire : dans les pays aidés, les décisions portant sur des volets importants de cette politique sont souvent prises à Washington, Copenhague ou Londres, plutôt que dans la capitale du pays concerné […]. » (Lanjouw, Macrae et Zwi, 1999)

Le secteur de la santé lui-même est souvent l’objet de tractations politiques, comme en Angola, où le ministère de la Santé a été confi é aux rebelles dans le cadre du règlement négocié du confl it armé. Souvent perçue comme un secteur technique ayant peu d’importance politique, la santé peut faire partie des domaines sur lesquels un gouvernement affaibli sera davantage enclin à faire des concessions. De plus, ce secteur peut offrir aux rebelles leur première expérience de gouvernance formelle. De même, à la fi n d’une guerre de libération nationale, la prestation de soins de santé peut permettre aux nouveaux dirigeants de montrer leur volonté d’améliorer le bien-être social, et d’asseoir leur popularité.

Les discussions sur la politique sanitaire se déroulent souvent à l’intérieur du cercle étroit des professionnels de santé, qui, parfois, n’ont pas du tout conscience de l’infl uence exercée par les facteurs politiques, économiques, juridiques et administratifs sur leur secteur. Pour déterminer quelle devrait être la structure de ce secteur, les autorités sanitaires issues des milieux universitaires, du monde de l’entreprise ou des organismes professionnels se joignent aux fonctionnaires du ministère de la Santé et au personnel des organisations internationales ou des ONG. Ces parties prenantes ne tiennent absolument pas compte du contexte national, ni des décisions qui auront de fortes répercussions sur le secteur de la santé, ou, si elles en tiennent compte, elles le font avec réticence et les perçoivent uniquement comme des obstacles à surmonter ou à contourner. La politique sanitaire qui résulte de ce processus en circuit fermé a peu de chances d’être appliquée.

Voici quelques exemples fréquents de cette situation : formulation d’une politique des ressources humaines incompatible avec celle relative à la fonction publique, élaboration de plans d’investissement sans fi nancement adéquat, ou adoption de mesures de décentralisation défi nies indépendamment du cadre régissant l’administration publique. Les appels visant à faire participer de grands décideurs extérieurs à l’analyse de la politique sanitaire, ou à négocier avec eux des engagements mutuels réciproques concernant la politique en débat, risquent alors de ne pas être entendus. Néanmoins, pour concevoir une politique sanitaire réaliste et applicable, il est nécessaire de rompre l’isolement dans lequel les professionnels de la santé se sont eux-mêmes emmurés.

Dans un même pays, la formulation de la politique sanitaire comporte souvent des failles analogues à celles de la politique de l’aide. Ainsi, en 2006, la politique sanitaire du Libéria n’était manifestement pas cohérente : tandis que le ministère de la Santé était occupé à

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élaborer sa propre politique avec le soutien de l’USAID (l’Agence des Etats-Unis pour le développement international), de la Commission européenne et de l’OMS, la Stratégie de réduction de la pauvreté a produit un rapport dont le volet santé n’avait aucun lien identifi able avec les travaux du ministère. De plus, le bilan commun de pays, fi nalisé par les Nations Unies la même année, comportait une section consacrée à la santé qui, elle aussi, n’avait apparemment rien à voir avec la politique ministérielle, ni avec la Stratégie de réduction de la pauvreté. Et aucun de ces documents ne tenait dûment compte du volet santé de l’évaluation conjointe des besoins qui ne datait que de deux ans.

L’analyse des politiques offi cielles

Un secteur de la santé en crise manque généralement de ressources et de capacités, et peut aussi être envahi de conseillers et submergé de documents d’orientation.

« Tant les économistes que les analystes de la politique sanitaire ont tendance à décrire en détail ce qui devrait être fait, mais sans donner d’instructions claires sur la façon de procéder, ni d’explications convaincantes des raisons pour lesquelles tel ou tel processus échoue. » (Reich, 1996).

Le vide laissé par la crise de la gouvernance incite de nouveaux acteurs à se lancer dans l’élaboration de mesures. Dans les pays en transition, les institutions, le leadership et les attentes du public évoluent. Des fenêtres d’opportunité politique peuvent s’ouvrir, et des mesures qui avaient été écartées car jugées non souhaitables ou non applicables peuvent susciter un regain d’intérêt.

Étant donné le caractère politique de l’élaboration des mesures sanitaires et l’incertitude à laquelle tous les acteurs, surtout locaux, sont confrontés au cours d’une crise, cet envahissement du champ d’action empêche souvent la réalisation de projets concurrents, ou ne permet que la mise en œuvre de quelques-unes de leurs composantes, qui n’ont pas de lien entre elles mais qui bénéfi cient du soutien des parties prenantes les plus puissantes. Dans un tel contexte, il est parfois impossible de comprendre la logique de certaines décisions.

En analysant la politique sanitaire qui donne son orientation formelle à un secteur de la santé en crise, on peut identifi er plusieurs tendances, qui ne s’excluent pas mutuellement :

• Certaines mesures sont anciennes (leur formulation date d’avant la crise) ou ne sont plus appliquées depuis longtemps. Dans une situation de crise très durable, où alternent phases d’amélioration et phases de dégradation, les documents d’orientation peuvent cycliquement apparaître et disparaître. Ils sont archivés quand une guerre éclate, puis à nouveau consultés, et légèrement modifi és, des années plus tard, lorsque les perspectives redeviennent plus favorables. Des politiques anciennes présentées sous un nouvel habillage mais qui ne sont déjà plus pertinentes étant donné les changements survenus dans le pays peuvent aussi être prônées avec vigueur, voire offi ciellement adoptées.

• Certaines politiques offi cielles sont des patchworks composés d’éléments de plusieurs sous-secteurs. Elles résultent souvent de programmes verticaux, sont mal intégrées dans un cadre homogène et excluent des zones ou des aspects importants. La plupart des actions à mener sont qualifi ées de « priorités », aucune orientation claire du système n’est identifi able et les principales lacunes du secteur ne sont ni défi nies ni traitées.

• Certaines politiques sont élaborées hâtivement, parce que des fenêtres d’opportunité inattendues s’ouvrent brusquement et qu’il faut limiter les dégâts causés par les actions désordonnées de la communauté internationale, comme par exemple au Kosovo (Shuey et al., 2003) et au Timor-Leste (Tulloch et al., 2003). Dans ces deux cas, les organismes d’aide ont joué un rôle prépondérant dans la formulation de la politique sanitaire.

• Il arrive que les nouveaux dirigeants d’un pays défi nissent de nouvelles mesures sanitaires parce qu’ils sont impatients de s’affi rmer, ou parce qu’ils veulent faire un geste politique et rompre avec le passé. Cette nouvelle politique n’est pas forcément plus réaliste, ni mieux adaptée au contexte national. Elle est souvent formulée de manière à répondre aux attentes de la communauté internationale, afi n de donner une image positive du secteur de la santé du pays et de permettre l’obtention d’un soutien extérieur.

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• Des mesures de substitution aux mesures nationales sont parfois élaborées par des groupes ayant des aspirations autonomistes ou nationalistes, comme au Sud-Soudan en 2002. En général, le poids politique de ces propositions l’emporte alors sur leur contenu technique. Étant donné cette caractéristique, il est habituellement diffi cile de débattre de manière franche et lucide sur leurs mérites.

• Dans certains cas, la politique est inspirée de modèles internationaux proposés par les experts extérieurs mandatés par des organismes d’aide. La plupart du temps, le manque de contextualisation est fl agrant. Il arrive aussi qu’une politique non controversée soit formulée dans des termes si vagues qu’elle ne permet pas d’orienter l’action. Dans une situation de confl it, les questions techniques, moins sujettes à controverse, ont tendance à prendre le pas sur les questions sensibles, même si ces dernières peuvent avoir davantage d’importance pour le développement du secteur de la santé.

• Certaines politiques sont imposées à un pays par les organismes d’aide, parfois dans le cadre d’un programme d’assistance extérieure. Certaines organisations, telles que la Banque mondiale, cherchent souvent à piloter l’introduction d’une nouvelle politique, en s’appuyant généralement sur les forces du marché.

• Il arrive que d’importants acteurs de terrain formulent une politique idéalisée, sans lien avec la réalité. Étant donné la notoriété de ces intervenants, une telle politique peut, malgré ses objectifs trop ambitieux et ses défauts techniques fl agrants, être tenue en haute estime par les dirigeants locaux.

• Certaines mesures sont élaborées par le pays lui-même, parfois avec un appui extérieur, et sur une longue période, comme au Mozambique en 1990-1992 (Noormahomed et Segall, 1994) ou en Afrique du Sud avant l’accession au pouvoir d’un gouvernement démocratiquement élu en 1994.

• Certaines mesures résultent d’une combinaison de pressions exercées par l’extérieur, par exemple en faveur d’une cause ou d’un fi nancement, et de pressions exercées par de nouveaux groupes d’intérêts locaux, par exemple pour l’adoption d’une législation relative à l’avortement ou pour l’obtention de médicaments antirétroviraux contre le VIH/sida. Le pouvoir constitue le pivot autour duquel les mesures sont conçues et introduites ou, au contraire, ne soient écartées.

• Certaines mesures sont de simples instruments de realpolitik. Ainsi, le transfert aux autorités locales de pouvoir de gestion des ressources et de prise de décisions (y compris le recouvrement des recettes qui fi nanceront les services publics) peut constituer un moyen de protéger l’État central des pressions politiques et des critiques, et d’alléger le fardeau pesant sur son budget.

• Dans certains cas, aucune politique n’est clairement identifi able, comme en Ouganda dans les années 1970 et 1980. « […] pendant des années, la politique a été défi nie par décret, nul ne savait en quoi consistait réellement la politique sanitaire, qui, au fi l des ans, était devenue un ensemble de déclarations au cas par cas, plutôt qu’un cadre juridique intégré pour l’action gouvernementale […]. On peut affi rmer que, sur cette période, la politique était en chute libre » (Macrae, Zwi et Birungi, 1994).

Dans de nombreux cas, plusieurs de ces tendances coexistent (et sont parfois soutenues par des donateurs en concurrence les uns avec les autres). Plus le gouvernement est incertain et hésitant sur la direction à prendre, plus les propositions de politiques risquent de se multiplier. Ces propositions sont souvent validées sans pour autant être mises en œuvre, ce qui aboutit à une « mosaïque » de mesures instables, avec des alliances entre acteurs dont les points de vue convergent sur certains aspects qui les intéressent tout particulièrement à un moment donné, mais dont l’attention est rapidement accaparée par d’autres préoccupations. Étant donné que les acteurs et le contexte ne cessent de changer, ce processus de regroupement/dispersion des efforts est erratique et désordonné. Au fi l du temps, on peut parfois identifi er des tendances cycliques : certaines questions cruciales focalisent toute l’attention pendant un temps, puis on s’en désintéresse (peut-être parce qu’il est diffi cile de trouver des solutions),

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et elles ressurgissent des années plus tard. N’étant pas au courant de ce qui a déjà été fait, les nouveaux acteurs accueillent ces discussions comme une nouveauté intéressante. En outre, la mémoire est fragile, ce qui induit de nouvelles tentatives, et de nouvelles erreurs. On redécouvre des leçons qui étaient tombées complètement dans l’oubli et on reproduit les mêmes erreurs.

Parfois, la concurrence entre plusieurs mesures proposées n’apparaît pas utile : l’environnement étant défaillant, la politique qui sera retenue in fi ne a peu de chances d’être mise en œuvre d’une manière ou d’une autre. Les parties prenantes ont donc tout intérêt à se pencher sur les failles structurelles du secteur de la santé, au lieu d’argumenter en faveur ou à l’encontre de mesures vouées à rester à l’état de projets : « […] les mauvaises politiques ne sont que les symptômes de facteurs institutionnels à plus long terme, et les changer sans changer les institutions aura peu d’effets positifs sur la durée » (Easterly et Levine, 2002).

Effrayés par les conséquences éventuelles de certaines mesures vigoureuses destinées à s’attaquer à des questions sensibles, et devant l’incertitude due à un contexte brouillé et instable, certains intervenants ont tendance à différer les décisions diffi ciles. Néanmoins, ce choix compréhensible constitue lui-même une décision : celle de ne pas donner d’orientation au secteur de la santé, qui continuera de toute façon d’évoluer. Il existe des exemples saisissants de ce « processus de décision non-interventionniste » dans presque tous les secteurs de la santé en crise : outre l’incapacité à trouver de nouvelles sources de fi nancement, la réticence à introduire un paiement formel des services de santé aboutit à faire payer, sans qu’un contrôle ne soit exercé, des utilisateurs qui en ont de moins en moins les moyens, en l’absence de fi let de sécurité pour les plus démunis.

Étude de cas n° 6 Les analyses de la politique sanitaire en Angola

dans les années 1990

En Angola, dans les années 1990, le manque d’informations fi ables et l’arrêt du processus d’élaboration de la politique sanitaire a eu des répercussions négatives sur le secteur de la santé et amené à lancer plusieurs analyses importantes, avec l’appui de trois unités d’exécution spéciales, chargées de mettre en œuvre les réformes : le Health Transition Project, fi nancé par le ministère britannique pour le Développement international (DFID) et géré par l’Organisation mondiale de la Santé, le Health Sector Project, fi nancé par un prêt de la Banque mondiale, et le Post-Emergency Health Project, fi nancé par la Commission européenne. Ces programmes étaient dotés de moyens substantiels, gérés dans le cadre d’accords spéciaux et supervisés par des administrateurs angolais très qualifi és et très expérimentés, qui avaient déjà occupé des postes à responsabilité au sein du ministère de la Santé. Ils relevaient tous de ce ministère (département de la planifi cation), mais chacun était régi par un cadre différent. Leurs relations mutuelles dépendaient de la bonne volonté et du bon sens de leurs administrateurs (qui, heureusement, n’en manquaient pas). Cependant, les mécanismes de coopération informelle prévalaient.

Les analyses menées ont permis de formuler des propositions importantes, qui ont été examinées régulièrement et ont parfois suscité un débat, mais qui n’ont jamais été appliquées. Cette paralysie du processus d’élaboration de la politique peut s’expliquer par le manque de poids des ministres de la Santé successifs, par l’issue incertaine de la guerre civile angolaise, par la désorganisation au sein du ministère, par l’ampleur impressionnante des problèmes à traiter et par la pénurie de compétences techniques pour le déploiement des réformes.

L’arrêt de deux des programmes, dont le fi nancement venait à expiration, a permis de mieux remédier à ces problèmes considérables. Le programme restant a continué d’être le point focal incontesté pour l’analyse et la formulation des politiques. L’évolution positive de la crise angolaise a encouragé le ministère de la Santé à adopter une attitude plus anticipative, et certaines des mesures proposées dans les années 1990, ont fi ni par être offi ciellement validées et mises en œuvre. Cependant, même si la paix et la stabilité règnent dans le pays depuis 2002, et malgré l’amélioration spectaculaire des fi nances publiques, les progrès sont mitigés. Voir l’Étude de cas n° 17, qui présente l’une des initiatives lancées : un ambitieux plan de développement du capital humain.

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La politique est parfois conçue dans l’intention réelle de remédier aux failles et d’améliorer la situation. Néanmoins, les raisons qui motivent son élaboration et celle des plans sanitaires, ne sont pas toujours en rapport avec les effets offi ciellement souhaités. Une politique peut également être considérée comme un instrument de négociation vis-à-vis des organismes d’aide, comme un moyen d’obtenir une reconnaissance politique, comme un mécanisme permettant de différer des décisions (pendant le temps que prendra sa formulation), comme une façon de masquer l’impuissance des autorités sanitaires, comme une tactique visant à calmer de puissants lobbies, comme une obligation envers les lointains dirigeants d’organisations internationales, ou comme un moyen de justifi er tel ou tel poste. Une politique sanitaire qui n’existe que sur le papier peut avoir des conséquences importantes (effacement d’une dette, par exemple), même si celles-ci n’ont pas forcément de lien avec la prestation des services de santé.

Certaines politiques sont déployées sans documents offi ciels, parce qu’elles répondent à des intérêts en place qui seront mieux servis par des mesures discrètes. En effet, conscient de la résistance que pourrait susciter la présentation explicite de certaines politiques aux différents acteurs, le lobby qui les soutient peut préférer manœuvrer en coulisses. C’est ce type d’approche que privilégient l’industrie pharmaceutique, le lobby hospitalier et les associations professionnelles.

Mettre en adéquation la politique offi cielle avec la réalité du terrain

Dans un contexte de crise durable, la politique offi cielle, généralement soutenue par différentes parties prenantes, comporte des mesures diverses et variées. Il est donc nécessaire d’examiner sa mise en œuvre. Pour cela, il faut faire abstraction des déclarations de principe et se concentrer sur les mesures qui ont de réelles répercussions dans le secteur de la santé. Cette analyse comporte une étape cruciale, qui consiste à déterminer si une politique offi ciellement adoptée est effectivement appliquée, et par quels intervenants. Cela suppose :

a. d’identifi er le problème/la situation qui a amené à formuler cette nouvelle politique ;

b. d’identifi er les indicateurs de référence permettant d’évaluer le problème auquel cette politique est censée remédier. On sait que, pour certaines politiques, il est diffi cile de trouver des indicateurs quantitatifs solides et qu’il faut donc recourir à des variables de substitution soigneusement choisies. Des effets inattendus peuvent également se manifester et devront être évalués. Si les documents d’orientation présentent les indicateurs, ou a contrario ne les citent pas, on a une idée de l’ampleur de l’examen auquel le contenu et les conséquences d’une politique ont été soumis au cours du processus de formulation ;

c. d’identifi er les actions concrètes en cours ou en projet, qui sont destinées à permettre la mise en œuvre de la politique en question. De plus, il faut évaluer l’adéquation et la faisabilité pratique des mesures retenues ;

d. de comparer l’ampleur du problème qu’une politique doit traiter et le volume des ressources allouées aux actions visant à mettre en œuvre cette politique, ce qui donne une indication sommaire sur le degré d’engagement en faveur d’une politique et la fi abilité de l’analyse sous-jacente. Bien souvent, une politique est adoptée sans que des efforts sérieux ne soient déployés pour évaluer les moyens de mise en œuvre requis, et le coût total de cette mise en œuvre n’est guère, voire pas du tout, pris en compte. Même lorsque des ressources adéquates sont disponibles (elles proviennent généralement des donateurs), le manque de capacités ou une infl uence politique indue risquent de condamner une politique qui est sincèrement soutenue par les parties prenantes.

Il n’est pas étonnant que peu de mesures passent avec succès le test sommaire décrit ci-dessus (et pas uniquement dans un secteur de la santé en crise). Dans un contexte fragmenté, l’analyse des mesures produit souvent des résultats eux aussi fragmentés. Par exemple, le lobbying agressif d’une organisation internationale peut aboutir à la formulation d’une politique qui sera ensuite validée par un département du ministère de la Santé désireux de profi ter des ressources de cette organisation. D’autres acteurs manifesteront peut-être

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un total désintérêt pour cette politique, ou s’y opposeront vivement. L’« engagement » est donc susceptible d’être de qualité inégale. Dans cette situation, l’analyse ne doit plus se limiter aux politiques elles-mêmes, mais porter également sur les effets systémiques des mesures multiples, sans lien entre elles, qui façonnent le secteur de la santé. Certaines de ces politiques sont présentées explicitement en tant que telles, alors que d’autres sont souterraines et offi cieuses. En étudiant les schémas à long terme, les tendances identifi ables et les forces à l’œuvre, on peut obtenir de précieuses informations sur l’évolution du secteur de la santé au cours du temps et sur la direction qu’il pourrait prendre si rien n’est décidé.

L’analyse des principales lacunes du secteur de la santé donne des indications permettant de déterminer si les politiques existantes remédient à ces failles, c’est-à-dire si elles sont adaptées à la situation, actuelle ou anticipée. Ainsi, quand l’accès aux services de santé est très limité, il semble injustifi é de donner la priorité à l’amélioration de la qualité des soins plutôt qu’à l’élargissement de cet accès. De même, dans un secteur très ineffi cient, si les niveaux de fi nancement s’améliorent nettement grâce à un emprunt massif, mais sans être accompagnés de mesures corrigeant les ineffi ciences, le problème fondamental reste entier et la situation risque même de s’aggraver.

Certaines politiques peuvent paraître judicieuses, mais, en raison de leur caractère sensible, de l’inadéquation de l’information ou du manque de capacités, elles ne remédient pas aux lacunes les plus graves. Ce fut le cas au Mozambique après la fi n de la guerre civile : des questions essentielles, telles que le partage des coûts et la réglementation, ont continué d’être considérées comme des aspects secondaires par les autorités locales. Pour évaluer la pertinence et le bien-fondé des politiques existantes, il ne faut donc pas se contenter d’examiner leurs mérites, mais aussi déterminer si les mesures qui mobilisent l’essentiel des efforts et de l’attention remédient effectivement aux problèmes les plus importants. En l’absence d’analyse approfondie et globale du secteur, c’est très peu probable. Étant donné le délai qui s’écoule entre sa validation et sa mise en œuvre, il est tout aussi fondamental qu’une politique soit adaptée à l’évolution future du secteur de la santé et du pays. En effet, la fi n d’une crise peut entraîner de profonds changements politiques, économiques et institutionnels, ce qui conditionnera la durée d’application et l’impact de la politique sanitaire choisie.

Contenu de la politique sanitaire et allocation des ressources

L’élaboration de la politique sanitaire est étroitement liée à la planifi cation, et donc à la défi nition des priorités. Dans les secteurs de la santé qui manquent de ressources, la défi nition des priorités consiste principalement à renoncer aux activités que les capacités existantes ne permettront pas de mettre en œuvre. Le phénomène le plus fréquent dans un secteur de la santé fragilisé (mais pas nécessairement « perturbé ») est la prolifération des priorités, qui sont avalisées les unes après les autres pour apaiser les inquiétudes des acteurs anciens et nouveaux, ainsi que pour obtenir des moyens supplémentaires. Or, un nombre excessif de priorités empêche de défi nir les vraies priorités, ce qui peut entraîner un éparpillement des capacités et des ressources, déjà rares, entre de multiples activités, ainsi que, d’une manière générale, une mauvaise mise en œuvre. Dans d’autres cas, les autorités font mine de se conformer aux documents d’orientation, mais allouent en fait les ressources en fonction des priorités qu’elles estiment être les vraies priorités et non des priorités offi cielles. Ce processus de décision fragmenté, qui repose sur l’art de l’esquive, permet rarement de déterminer une orientation cohérente et claire.

Afi n de défi nir les vraies priorités du point de vue des dirigeants, il est par conséquent beaucoup plus instructif de s’intéresser aux mécanismes d’allocation des ressources qu’aux documents d’orientation. Cependant, si les informations sont inadéquates, il peut être impossible de faire la lumière sur ce point. Il arrive que des affi rmations discutables restent longtemps non controversées. Ainsi, en raison des lacunes de certains systèmes d’information, il peut être très diffi cile d’estimer la proportion des ressources allouées au ministère de la Santé, c’est-à-dire au niveau de l’État central. Il n’est donc pas toujours évident de voir quand une politique de décentralisation est réellement accompagnée de mesures de réallocation.

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Ce n’est pas parce qu’une politique n’est pas appliquée qu’il n’existe pas d’engagement en sa faveur. Dans certains cas, cette carence s’explique davantage par des objectifs disproportionnés par rapport aux ressources et aux capacités disponibles. Lorsque le secteur de la santé est perturbé, il est toujours diffi cile d’évaluer la faisabilité d’options concurrentes. L’expérience d’autres pays revêt alors une valeur inestimable, car elle aide les acteurs locaux à déterminer si une politique a des chances d’être fructueuse. Trop souvent, au lieu de montrer les résultats d’une évaluation non biaisée que différents pays ont obtenus en suivant une certaine politique, les intervenants extérieurs préconisent des approches en vogue tout en masquant les diffi cultés que pose ailleurs leur mise en œuvre.

À quoi reconnaît-on une politique solide ?

Lorsqu’une politique bien pensée est proposée, et tout particulièrement une politique qui contribue à ramener un peu d’ordre dans un environnement chaotique, elle peut être accueillie chaleureusement par certains acteurs, qui constituent alors une masse critique de soutiens attachés à sa mise en œuvre. Ce fut le cas au Mozambique dans la première moitié des années 1990, et plus tard au Kosovo. Des politiques solides et convaincantes peuvent rallier des soutiens en cours de route, même si elles ne sont pas appuyées par les acteurs les plus puissants. Des « alliés » inattendus peuvent en effet se manifester. Une politique convaincante, capable d’obtenir un réel soutien, présente quelques-unes des caractéristiques suivantes :

• Elle repose sur une connaissance approfondie du contexte et sur une approche systémique réaliste et de long terme ;

• Les résultats que l’on en attend ont été obtenus dans d’autres contextes ;

• Elle prend explicitement acte des défaillances et des distorsions qui affectent le secteur de la santé, et propose des solutions judicieuses pour y remédier ;

• Elle défi nit explicitement les conditions préalables et les risques, les mesures à introduire, les obstacles probables et l’ordre de priorité des actions proposées ;

• Elle s’attache à anticiper les phénomènes et événements négatifs plutôt que de tenter d’agir sur ceux qui sont déjà survenus ou qui sont en train de se produire ;

• Sa conception est techniquement rationnelle et tient compte des ressources et capacités nécessaires à une bonne mise en œuvre ;

• Elle est formulée dans des termes compréhensibles par les différents acteurs, et largement diffusée ;

• Elle s’attaque à des aspects jugés cruciaux pour les acteurs concernés ;

• Elle tient compte des rapports de force qui s’exercent au niveau du pays et du secteur de la santé, et vise à permettre des arbitrages réalistes et des alliances politiques.

Viabilité de la politique choisie

La viabilité, qui est une préoccupation fondamentale pour le développement, prend des connotations particulières dans un contexte de crise persistante, qui est par défi nition instable. La plupart des pays en crise étant largement tributaires d’une aide extérieure, leurs structures politiques, économiques et même sociales ne sont pas viables. C’est pourquoi il est nécessaire d’évaluer la viabilité d’une politique sanitaire ou des autres options envisageables sur la durée. Il faut notamment déterminer si, à l’issue d’un long processus de relèvement, la politique mise en œuvre par un pays avec une aide extérieure conservera l’aval et le soutien plein et entier des autorités nationales.

On considère trop souvent que la viabilité ne dépend que de la disponibilité de ressources internes adéquates (qui dépend elle-même du relèvement de l’économie et de l’assainissement des fi nances publiques du pays), ce qui constitue une vision réductrice. La stabilité politique, la capacité de mise en œuvre locale, les autres priorités en concurrence pour attirer capacités et ressources, les préférences culturelles et les infl uences extérieures sont autant de facteurs qui déterminent la viabilité à long terme d’une politique.

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On peut penser que les pays qui disposent d’abondantes ressources minérales, tels que l’Angola ou l’Iraq, pourraient devenir fi nancièrement viables plus rapidement que l’Afghanistan ou la Somalie, par exemple. Cependant, les répercussions négatives des chocs exogènes, les troubles politiques, l’incurie et la corruption sont susceptibles d’éroder cet avantage fi nancier. Étant donné les diffi cultés à renforcer les capacités d’un pays, et plus encore à importer ces capacités, certaines politiques qui disposent d’un fi nancement adéquat risquent donc de ne pas produire de résultats tangibles longtemps après avoir été introduites.

À propos de la viabilité dans un contexte de crise, voir également le Module 8. Analyser les systèmes de gestion.

Formuler une nouvelle politique sanitaire au début de la phase de transition de la guerre à la paix

Dans différents pays où le secteur de la santé amorce une transition, les autorités sanitaires peuvent se sentir obligées d’élaborer des documents d’orientation détaillés, afi n de guider les décisions des parties prenantes. Bien qu’il soit compréhensible de vouloir investir dans la formulation d’une nouvelle politique sanitaire, il existe aussi plusieurs contre-arguments : l’attention des instances décisionnaires est mobilisée par des tâches administratives urgentes, l’information dont disposent ces décideurs est souvent inadéquate, le débat sur la politique est fragmenté entre plusieurs institutions, lieux et processus différents, et de nombreux décideurs ne connaissent pas de manière approfondie les systèmes que leurs décisions sont censées régir ou réorganiser. De plus, le coût d’opportunité est élevé lorsque l’on investit massivement dans l’élaboration d’une politique alors même que les capacités sont rares. Au début d’un processus de transition, les instances décisionnaires sont confrontées à un trop grand nombre de problèmes complexes pour pouvoir défi nir une politique sanitaire permettant de remédier à la plupart d’entre eux de façon cohérente et simple. Elles sont condamnées à tâtonner.

Malgré les objections, de nombreux pays en transition formulent une nouvelle politique sanitaire en faisant appel à des consultants extérieurs mandatés par des organismes d’aide. Cette approche révèle une grave méconnaissance du processus d’élaboration de mesures publiques, qui est intrinsèquement politique. Aucun appui technique d’experts ne peut prémunir les autorités sanitaires contre les répercussions politiques des mesures qu’elles avalisent. Et aucun document d’orientation luxueusement présenté ne saurait non plus leur donner le poids politique nécessaire pour faire appliquer ces mesures. Il n’est pas rare que les mesures défi nies hâtivement par des experts extérieurs restent à l’état de projets, même si les pouvoirs publics y font régulièrement référence. Il arrive aussi, dans le cas de mesures présentées dans des termes vagues, que les parties prenantes continuent de faire avancer leurs propres priorités, sans aucun contrôle, tout en affi rmant qu’elles mettent en œuvre la politique sanitaire offi cielle.

Dans ces conditions, un secteur de la santé en transition doit-il renoncer à se doter d’une nouvelle politique ? Le mieux, peut-être, est d’éviter de se lancer dans de grands débats, particulièrement sur des problèmes mal appréhendés, pour lesquels les erreurs sont susceptibles d’avoir de graves conséquences. Des recommandations intérimaires sur les questions essentielles (ou considérées comme telles, étant donné le manque d’informations disponibles) peuvent faciliter la prise de décisions, et être ajustées à mesure que la situation est mieux maîtrisée et que les éléments nouveaux sont clarifi és, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du secteur de la santé.

Pour être réellement utiles, les recommandations intérimaires doivent présenter clairement les mesures proposées et leurs limites, mais aussi leurs implications, les problèmes potentiels et les actions correctives à envisager. Il convient de réviser et d’actualiser fréquemment ces recommandations en tenant compte des résultats de leur mise en œuvre, de manière à renforcer progressivement leur contenu et leur portée. Cette mise à jour régulière est néanmoins diffi cile, particulièrement pour les autorités sanitaires dont l’attention est constamment accaparée par d’autres priorités, ainsi que par les nouvelles propositions présentées par les partenaires du développement. Les informations apportées par les analystes peuvent largement aider les

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Étude de cas n° 7 Réforme radicale du secteur de la santé au Kosovo, 2001-2006

En mettant fi n à la domination serbe et en aboutissant au placement du Kosovo sous administration intérimaire des Nations Unies, l’intervention de 1999 a ouvert à la voie à une période de changements rapides dans l’ancienne province yougoslave. L’affl ux soudain d’intervenants et de moyens extérieurs, la transition attendue vers une économie de marché intégrée à l’Europe occidentale et le triste héritage de nombreuses années d’incurie et de troubles civils ont incité à des transformations radicales.

À l’époque, le secteur de la santé du Kosovo était en piteux état : le système de soins public était à l’abandon et le dispositif parallèle mis en place par l’opposition albanophone avait largement souffert des violences. La plupart des agents de santé serbes qualifi és étaient partis, et les mesures disparates prises par les nouveaux acteurs, qui disposaient d’un budget important mais agissaient isolément les uns des autres, avaient donné naissance à un système de santé incohérent, inéquitable et non viable. La politique sanitaire instaurée au début de la transition et avalisée par les principales parties prenantes a été considérée comme un moyen d’inverser cette tendance.

En l’absence de ministère de la Santé, c’est l’Organisation mondiale de la Santé qui a piloté le processus de formulation d’une politique sanitaire. Quelques mois après la fi n de la guerre civile, elle a introduit des recommandations intérimaires pour cette politique (Interim Health Policy Guidelines for Kosovo). La pierre angulaire du nouveau secteur de la santé devait être constituée par un réseau de médecins de famille, soutenu par d’importantes capacités d’orientation des patients, avec une gestion décentralisée. Il fallait éliminer les redondances et maîtriser le développement des services de santé sans trop augmenter les coûts. L’activité des prestataires de soins privés a été réglementée, et un programme d’accès aux médicaments essentiels introduit. La réforme du système de santé se voulait équitable, non discriminatoire et pérenne.

Ce plan ambitieux reposait sur des arguments convaincants. On a estimé que l’ancien système de santé ne pouvait pas être remis en état, car il était obsolète, ineffi cient et non viable. L’encouragement de réformes inspirées de celles déployées en Europe occidentale a été considéré comme une étape logique. L’aide apportée par les donateurs a permis d’accroître les ressources disponibles pour la mise en œuvre des réformes. Et on pensait que la transition politique allait amoindrir la résistance des groupes d’intérêts opposés au changement. Selon les partisans des réformes, il ne fallait pas manquer cette opportunité unique.

Cependant, la rapdité d’exécution de cette réforme s’est accompagnée de quelques inconvénients. Les informations disponibles étaient insuffi santes, le plan de réorganisation peu novateur et la participation locale restreinte. Les perspectives politiques, législatives et fi nancières incertaines ont compliqué la situation. De plus, les capacités locales de gestion du processus de changement étaient insuffi santes et certains esprits critiques redoutaient que les réformes soient trop ambitieuses et prématurées pour le Kosovo.

Une nouvelle politique sanitaire, élaborée avec la participation des acteurs locaux, a été présentée en 2001. La même année, un gouvernement élu a hérité des réformes sanitaires lancées deux ans auparavant par les Nations Unies. À ce jour, ces réformes ont toutefois produit des résultats mitigés. Parmi les mesures phares effectivement introduites fi gurent la mise en place d’un réseau de médecine familiale, de nouveaux descriptifs d’emplois et programmes de formation, le respect des contraintes budgétaires pour les dépenses récurrentes et la remise en état de nombreux établissements de santé (Shuey et al., 2003 ; Campbell, Percival et Zwi, 2003).

D’autres réformes prennent du retard : la privatisation anarchique des soins s’accroît, la part des coûts supportés par les patients devient prédominante et les hôpitaux restent les principaux prestataires de soins. L’effectif de santé est resté plétorique, tout comme le personnel d’appui. Le transfert de la responsabilité des soins primaires aux municipalités tarde également, on continue d’observer un manque d’intérêt des médecins pour une carrière dans la médecine familiale, le système de santé reste inéquitable et ineffi cient, les fonds abondants apportés par les donateurs sont injectés lentement et via des intermédiaires et les services de santé sont de plus en plus différenciés selon des critères ethniques. Le processus de réformes est considéré comme une réussite sur le plan organisationnel, mais comme un échec en ce qui concerne le changement de comportement. Il est également diffi cile de déterminer si les autorités sanitaires s’attachent effectivement à mettre en œuvre les réformes, dont la faisabilité reste à démontrer compte tenu du contexte politique et culturel du Kosovo (ministère de la Santé, 2004).

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instances décisionnaires, à condition que ces dernières aient le temps de procéder à une analyse approfondie et non biaisée.

On trouvera dans les documents suivants des exemples de politique sanitaire formulée au cours de processus de transition :

• Kosovo United Nations Civil Administration [administration civile intérimaire au Kosovo]. Health and Social Services. Interim health policy guidelines for Kosovo and Six month action plan, 1999. Disponible en ligne à l’adresse suivante : www.who.int/disasters/repo/5635.doc, consulté le 10 janvier 2011 (cité dans l’ Étude de cas n°7 et analysé dans l’Exercice 5 dans le Module 15).

• Gouvernement du Sud-Soudan. Ministère fédéral de la Santé. Health Policy for the Government of Southern Sudan, 2006-2011, 2007.

• Gouvernement du Libéria. Ministère de la Santé et de la protection sociale. National health policy. National Health Plan 2007-2011. Monrovia, 2007. Disponible en ligne à l’adresse suivante : www.liberiamohsw.org, consulté le 10 janvier 2011.

Les acteurs : rôle, perceptions et programmes

L’analyse de la situation dans différents pays en guerre révèle un schéma récurrent, à mesure que le rôle des partenaires du développement évolue. Pendant la phase d’urgence, les agences des Nations Unies jouent un rôle important et bien visible, à l’interface entre, d’un côté, les donateurs, qui évitent de s’engager directement dans un pays en guerre, et, de l’autre, les prestataires de soins de santé, tels que les ONG. À mesure que la situation se stabilise, un nouveau gouvernement se met en place, exerce ses responsabilités et établit des budgets récurrents. Durant la phase de reconstruction, d’importants donateurs et de grandes banques de développement apportent du capital. Plus tard, les donateurs bilatéraux fi nancent les dépenses publiques, parfois directement.

Les perceptions des acteurs correspondent généralement à deux schémas extrêmes. Pour les acteurs directs, la crise est unique et empreinte d’affect : c’est « leur crise », et ils s’attachent essentiellement à en réparer les dommages. Il faut trouver des solutions localement, par une expérimentation patiente. La plupart du temps, les enseignements tirés d’événements survenus à l’étranger ne sont pas du tout pris en considération, ou sont même rejetés. Les nouveaux acteurs qui font partie de réseaux internationaux ont habituellement une approche opposée de la crise. Ils peuvent venir d’autres pays en crise et avoir des a priori étant donné l’expérience qu’ils ont acquise ailleurs. Ils appliquent alors sans discernement des remèdes qui se sont révélés effi caces lors de la crise qu’ils ont vécue précédemment dans un autre pays. Lorsque le contexte est totalement différent (il est bien sûr diffi cile, tant pour les acteurs directs que pour les intervenants extérieurs, d’évaluer la situation), de graves erreurs sont commises. Ces deux perceptions divergentes risquent d’être intrinsèquement fallacieuses. Dans la mesure où, généralement, les crises affi chent à la fois des caractéristiques récurrentes et des caractéristiques inédites, les approches fructueuses sont celles qui résultent d’un bon dosage entre la prise en compte du contexte local et l’expérience internationale. Pour bien comprendre une situation, il faut au préalable admettre que la diversité est l’un des traits communs des situations chroniquement perturbées.

Certains acteurs locaux ont développé un état d’esprit qui découle d’une vision idéalisée de la situation d’avant la crise, lorsque le secteur de la santé était censé être performant et aller de l’avant. Considéré sous cet angle, tout problème actuel qui affecte ce secteur résulte forcément de perturbations. Dans certains cas, ces acteurs locaux ont exercé des fonctions importantes qui leur ont été retirées, ou ont vécu longtemps à l’étranger. N’étant pas au fait des évolutions survenues dans leur pays d’origine et dans le secteur de la santé, il arrive qu’ils aient leur propre vision du secteur et qu’ils élaborent des projets en faisant référence à ce passé idéalisé que la crise leur a « volé ». Parfois, ces projets sont présentés au cours d’une phase de transition, dans le cadre d’un débat sur l’avenir du secteur de la santé, et sont très appréciés des dirigeants locaux parce qu’ils répondent, d’une certaine façon, au besoin ressenti par toute victime de limiter le plus possible les souffrances infl igées par

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la crise. Étant donné la manière dont ces réfl exions sont menées, elles peuvent produire des résultats assez élégants, car ceux-ci ne sont pas entravés par les obstacles de la vie réelle. Par exemple, le manque de capacités est rarement évoqué, de même que le manque de fi nancement, qui risque pourtant de compromettre le relèvement du secteur de la santé. En République démocratique du Congo, le débat sur la politique sanitaire a pâti de ce type de perceptions (ministère de la Santé, 2006).

L’État (pouvoir central et autorités périphériques)

Le concept d’« État » englobe un grand nombre d’organismes, d’institutions et d’individus qui ont diverses motivations. Dans une situation de crise et de contestation, à mesure que s’ouvrent de nouveaux champs d’action, cette multiplicité des intérêts devient généralement fl agrante. La divergence des perceptions et des intérêts infl ue sur l’action des différentes composantes du pouvoir central, telles que le ministère des Finances, l’administration de la fonction publique, le ministère de tutelle des autorités locales et le ministère de la Santé, qui ont tous voix au chapitre en ce qui concerne les événements survenant dans le secteur de la santé. Les autorités locales, notamment au niveau des provinces et des districts, jouent, elles aussi, un rôle important, surtout si la guerre a nettement érodé le pouvoir de l’État central.

Même si le pouvoir est théoriquement détenu par le corps législatif et par l’exécutif, la fonction publique, qui se compose des fonctionnaires des différents ministères, peut exercer un contrôle plus étendu sur la décision d’élaborer (ou non) une politique publique, sur le mode d’élaboration de cette politique et sur la façon dont elle sera mise en œuvre. Tout particulièrement lorsque le pouvoir politique est contesté, il arrive que son personnel soit renouvelé avant que les mesures qu’il a adoptées aient une quelconque chance d’être déployées, alors que les fonctionnaires restent, eux, le plus souvent en poste ou sont mutés dans une autre administration. Par leurs connaissances techniques et leur savoir-faire, les agents de la fonction publique peuvent infl uer largement sur les politiques ministérielles.

Le ministère de la Santé occupe le plus souvent un rang peu élevé dans la hiérarchie des ministères. Ce rang est nettement inférieur à celui des ministères des Finances, de la Défense, des Affaires étrangères et de l’Industrie, par exemple. Il n’a donc guère la capacité d’exercer des pressions pour obtenir une part plus substantielle d’un budget public limité ou pour infl uer sur les programmes d’autres administrations qui ont un impact sur le secteur de la santé (planifi cation, agriculture, éducation, etc.). De plus, le ministère de la Santé doit généralement faire face à des intérêts multiples, exprimés par des groupes de pression et par des services en concurrence les uns avec les autres. Et il se peut que même certaines de ses propres entités, telles que celles chargée de la planifi cation, souhaitent une intégration horizontale des activités tandis que les entités prestataires, qui ont habituellement des préoccupations plus ciblées, auront tendance à agir chacune de leur côté. Il est par conséquent préférable que le ministère de la Santé considère toutes ces entités comme des administrations ayant des objectifs différents, et non une orientation clairement défi nie.

Le manque d’homogénéité au sein du ministère de la Santé risque d’être fl agrant pendant les périodes de transition, qui se caractérisent par la cohabitation d’anciens ennemis au sein des structures de gouvernement. Par exemple, si un ministre issu d’un groupe rebelle est censé diriger de hauts fonctionnaires hostiles qui, eux, font partie de l’élite qui contrôle l’appareil d’État, il rencontrera des diffi cultés particulières.

Les groupes rebelles

Ce sujet, qui est diffi cile à étudier en raison de son caractère politique, a jusqu’à présent peu intéressé les universitaires et les intervenants de terrain. Les caractéristiques des services de santé dans les zones contrôlées par un mouvement d’opposition dépendent du territoire concerné et des moyens dont ce mouvement dispose, du soutien qu’il reçoit, de son positionnement idéologique, du degré de priorité qu’il donne au secteur social et de l’emprise qu’il exerce sur la population.

Ainsi, au Mozambique, la RENAMO (Résistance nationale mozambicaine) n’avait que des services de santé rudimentaires, alors qu’apparemment, ses dirigeants bénéfi ciaient des

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services médicaux de l’armée sud-africaine. Pour des raisons politiques et idéologiques, la communauté internationale a décidé de ne pas intervenir dans les zones contrôlées par la RENAMO, hormis quelques actions menées par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et par quelques autres organisations. En revanche, en Angola, l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola), dont les moyens fi nanciers étaient plus importants et qui pouvait compter sur un soutien local et international plus solide, est parvenue à améliorer les services de santé, avec l’aide de différentes agences étrangères. En Afghanistan, l’Alliance du Nord, qui combat les talibans dans le nord du pays, a également bénéfi cié d’un appui extérieur et d’une reconnaissance internationale.

Au Sud-Soudan, où une multitude d’ONG et de nombreuses agences des Nations Unies étaient présentes, le SPLM (Mouvement populaire de libération du Soudan) a défi ni une politique sanitaire correspondant à son programme politique général, mais n’a guère pu la mettre en œuvre. De même, il semblerait que l’Érythrée ait, elle aussi, instauré en temps de guerre des services de santé relativement bien structurés, en s’inspirant du programme politique de son mouvement nationaliste.

À l’inverse, les groupes rebelles prédateurs se désintéressent totalement des soins de santé. Cependant, il arrive aussi qu’ils fassent main basse sur ce secteur lorsque l’occasion s’en présente ou s’ils ont des besoins particuliers, et qu’ils mettent à profi t les préoccupations de sécurité des organismes d’aide humanitaire, comme en Somalie.

Les administrations transitoires (Nations Unies)

Dans certaines situations post-confl it, les administrations transitoires jouent un rôle de premier plan, car elles agissent à la fois comme une antenne des Nations Unies et comme un gouvernement pendant la phase de transition. L’Administration transitoire des Nations Unies au Timor oriental (ATNUTO) et la Mission intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK) en sont deux exemples. Ces deux administrations transitoires ont été confrontées à des systèmes de santé laissés à l’abandon depuis de longues années et dévastés par la destruction ciblée de leur infrastructure, ainsi que par l’exode d’une proportion importante du personnel. Elles sont néanmoins parvenues à réunir acteurs directs et intervenants extérieurs pour élaborer une politique sanitaire cohérente, dans le cas de l’ATNUTO, et à créer des commissions civiles conjointes, composées de professionnels locaux et internationaux, dans le cas de la MINUK. En outre, les administrations transitoires sont largement considérées comme légitimes, tant par la population locale que par les organismes d’aide humanitaire. Grâce à l’infl uence de grands donateurs, l’ATNUTO et la MINUK ont ainsi pu, toutes les deux, convaincre la plupart des ONG internationales d’agir dans le cadre de la politique sanitaire qui avait été validée.

En revanche, les administrations transitoires manquent manifestement de moyens pour formuler une politique sanitaire ou remettre en état un système de santé. Premièrement, leur mission de maintien de la paix peut être incompatible avec leur mission humanitaire et avec l’objectif de développement du secteur de la santé. Parfois aussi, les administrations transitoires hésitent à faire appel aux acteurs locaux, et surtout à ceux qui sont affi liés à un parti, de crainte qu’on ne pense, avant la tenue d’élections nationales, qu’elles soutiennent une formation politique en particulier. Enfi n, le personnel qu’elles emploient à titre temporaire n’étant pas toujours à même de rendre des comptes à long terme, il arrive qu’elles centralisent la prise de décisions à tel point qu’elles ne sont plus en mesure de s’adapter rapidement à l’évolution de la situation sur le terrain.

Les agences des Nations Unies

Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) a pour mandat d’assurer la protection internationale des réfugiés et de trouver des solutions durables pour atténuer leurs diffi cultés. Comptant près de 7 000 agents, dans 116 pays, qui accueillent environ 20 millions de réfugiés et d’autres personnes en diffi culté (demandeurs d’asile, personnes de retour dans leur pays, apatrides, personnes déplacées dans leur propre pays, notamment), le HCR est l’un des principaux acteurs de l’aide humanitaire, parallèlement au Programme

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alimentaire mondial (PAM) et au Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF). Il joue un rôle essentiel dans les opérations de secours, en apportant une aide alimentaire, des soins de santé et des soins nutritionnels, des abris, une alimentation en eau et des installations sanitaires, des services d’éducation, des vêtements et des services communautaires de base. Une grande partie de cette aide transite par ses partenaires d’exécution (autorités du pays d’asile et ONG).

Ces dernières années, le HCR a dû revoir sa stratégie et ses approches pour tenir compte du changement de contexte. Premièrement, la généralisation des crises, qui touchent souvent des régions entières ou des pays entiers, conduit les acteurs de l’humanitaire, y compris le HCR, à renoncer à implanter des camps de réfugiés, et donc à ne plus planifi er et déployer la majeure partie de l’aide dans ce cadre-là. Deuxièmement, l’évolution de la nature des situations d’urgence complexes contraint aussi les agences, dont le HCR, à s’adresser aux autorités nationales et aux organismes parapublics, au détriment du principe d’indépendance des actions menées dans les camps de réfugiés. Cette mutation pose un problème supplémentaire aux organismes tels que le HCR et le CICR qui doivent à la fois aider et protéger, et, donc, répartir leurs activités entre ces deux types de missions.

Étant donné le savoir-faire du HCR dans la gestion des mouvements massifs de populations lors d’une crise, et dans la mesure où les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays se retrouvent souvent dans une situation analogue à celle des réfugiés, c’est en général le HCR qui procure une protection et une aide à certaines catégories de personnes déplacées dans leur propre pays, notamment une aide au retour et à la réintégration. Ainsi, depuis l’examen, en 2005, de l’aide humanitaire apportée par les Nations Unies, c’est lui qui est chargé de la protection des personnes (y compris de leur retour dans leur pays d’origine), de la coordination des actions dans les camps de réfugiés et des abris d’urgence, dans le cadre d’un mécanisme instauré à l’échelle de tout le système des Nations Unies. Or, ce mandat est contesté par plusieurs autres organisations, qui craignent que les fonctions et les moyens du HCR deviennent encore plus importants.

Le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF). Grâce à sa capacité à lever des fonds, à l’autonomie dont bénéfi cie chacun de ses bureaux de pays, à la priorité qu’il donne à l’action concrète et à un solide appui logistique, l’UNICEF joue, lui aussi, un rôle de premier plan dans de nombreuses crises persistantes. Son entrepôt, l’UNIPAC, qui livre dans le monde entier des médicaments essentiels génériques à des prix relativement bas, est l’un des plus importants fournisseurs de matériel médical dans de nombreuses crises. L’UNICEF a ainsi pu agir dans des situations de crise, comme au Cambodge ou au Sud-Soudan, quand d’autres organisations ont préféré s’abstenir en raison de la légitimité douteuse du gouvernement qui recevait l’aide. Du fait de sa philosophie, l’UNICEF s’attache davantage à mener des activités de terrain qu’à analyser des systèmes. Il conçoit habituellement ses programmes en s’appuyant sur un solide plan d’action, mais agit parfois séparément des autres organismes d’aide. L’UNICEF cherche le plus souvent à travailler avec le pays qui reçoit l’aide. Rarement intéressé par les questions de niveau macro, il pilote généralement très activement des programmes liés à son mandat d’intervenant au service de la santé des femmes et des enfants : programmes de vaccination élargis, nutrition et éducation à la santé, notamment. Dans les cas d’urgence, l’UNICEF soutient des campagnes de vaccination spéciales, telles que celles lancées pour lutter contre la rougeole en Afghanistan et en Iraq. Dans la plupart des pays où il est présent, l’UNICEF fi nance aussi la réalisation d’enquêtes standard (MICS, voir Module 2. Donner un sens (approximatif) à des données (bancales)). Certains de ses bureaux de pays disposent d’un important centre de ressources, qui n’est cependant pas toujours bien connu ou utilisé par les analystes ou les chercheurs.

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a joué un rôle essentiel en Afghanistan, au Kosovo, en Somalie, au Soudan et au Timor-Leste, avec toutefois des résultats mitigés. Si cette organisation a été appréciée au Kosovo et au Timor-Leste, elle a en revanche été vivement critiquée par les autorités en Afghanistan, où d’autres organisations l’ont supplantée. Lors de crises antérieures, par exemple au Mozambique et en Angola, l’OMS a été moins visible, préférant agir sur des « créneaux » plus spécialisés ou parce qu’elle n’a pas eu le choix. Cependant, ayant tardé à réagir à l’évolution de la situation sur le terrain,

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elle est passé à côté de précieuses opportunités à plusieurs reprises. Ainsi, au Mozambique, en Angola et en Afghanistan, elle n’a pas reconnu l’importance des analyses effectuées par ses propres experts, et elle n’en a pas diffusé ni exploité les résultats, qui auraient pourtant permis de diffuser des informations sur les actions qu’elle mène dans ces pays.

Depuis son siège, l’OMS participe activement à la formulation de politiques ayant une portée mondiale. Au niveau des pays, ses activités concernent principalement des aspects techniques ou relatifs aux maladies, domaines dans lesquels l’OMS dispose traditionnellement de solides compétences. Elle est moins à même de déployer rapidement et effi cacement des spécialistes des questions de niveau macro, par exemple l’élaboration des politiques publiques, la planifi cation et le fi nancement.

La complexité des structures de l’OMS, où le pouvoir et les responsabilités sont dispersés entre le siège, les bureaux régionaux et les bureaux de pays, explique en partie les diffi cultés de cette organisation, qui sont accentuées par la volonté de maîtriser tous les aspects des systèmes, des programmes et des projets. Il en résulte un manque de ciblage et une incapacité à hiérarchiser les interventions et les efforts par ordre de priorité. Néanmoins, dans le cas de crises durables, le principal avantage comparatif de l’OMS réside dans sa compétence technique reconnue, qui, par rapport à celles d’autres agences ou organisations, dépend moins de considérations politiques. L’OMS peut ainsi jouer un rôle central dans l’analyse et la formulation de politiques, à condition qu’elle ne participe pas à la mise en œuvre. C’est ce que suggèrent Shuey et al. (2003) dans leur étude consacrée au Kosovo.

La Banque mondiale

La Banque mondiale contribue très activement à la formulation de la politique sanitaire, car, par sa philosophie, elle s’attache à encourager des réformes standard du secteur de la santé, y compris dans les pays sortant d’une crise. Par le passé, elle est intervenue dans de nombreuses situations d’urgence complexes, notamment au Mozambique et en Angola, même si elle n’y a joué qu’un rôle secondaire. Son champ d’action peut s’élargir durant une période de transition de la guerre vers la paix, comme en Afghanistan, en République démocratique du Congo et en Iraq. Lorsque la Banque mondiale s’engage pleinement dans un pays en transition, c’est le signe que la communauté internationale s’attend à un accord imminent entre les parties en confl it. C’est aussi un moyen de conférer de la légitimité à un gouvernement jusqu’alors contesté, ou à une autorité intérimaire. La Banque mondiale est également réputée, à juste titre, pour ses compétences techniques. Soucieuse de rester un acteur majeur du développement, elle procède souvent à des réorganisations internes, mais sa structure centralisée, descendante et qui repose sur un vaste ensemble de procédures, semble bien résister à ces réformes.

Cependant, ces procédures lourdes, mises en œuvre depuis le siège, paraissent inadaptées aux situations de crise, comme au Timor-Leste (Tulloch et al., 2003). Élaborées au fi l des ans pour fi nancer des investissements substantiels, elles ne sont a priori pas adéquates dans les contextes instables, quand il faut adapter sans cesse les projets et que les emprunteurs ont du mal à satisfaire aux conditions d’accès à des prêts. Les bureaux-pays de la Banque mondiale sont généralement peu développés, leur autonomie est limitée et ils exercent essentiellement des fonctions de liaison. En outre, conscient de la puissance fi nancière et technique de la Banque mondiale, le personnel de cette institution ne tient pas toujours compte du contexte local et se montre parfois indifférent à l’égard du travail accompli par des partenaires moins visibles mais mieux informés.

Il n’est donc guère étonnant que la Banque mondiale affi che de très médiocres performances dans les environnements instables, d’où, souvent, d’intensives et harassantes négociations sur des prêts, des programmes trop détaillés que l’évolution de la situation rend rapidement obsolètes, des retards de mise en œuvre, la réorganisation d’activités et la prolongation de nombreux prêts. Les fonds fi duciaires multidonateurs, dont la mise en place a nécessité plusieurs années d’efforts exténuants, souffrent des mêmes problèmes. Voir le Module 8. Analyser les systèmes de gestion.

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Le Mouvement de la Croix-Rouge

Le Mouvement de la Croix-Rouge compte trois catégories de membres : les Sociétés nationales de la Croix-Rouge/du Croissant-Rouge, la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge/du Croissant-Rouge (FISCR) et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

C’est la FISCR qui a fondé le Mouvement de la Croix-Rouge, organisation indépendante privée qui veille sur le droit humanitaire international (DHI). Le CICR, le plus ancien organisme d’aide humanitaire, créé en 1863, agit en tant qu’intermédiaire neutre dans les confl its armés. Il veille à ce que les parties à ces confl its respectent les Conventions de Genève, il apporte une protection, des soins médicaux et une aide matérielle d’urgence aux victimes des confl its, notamment aux civils, il organise des services d’identifi cation et s’efforce de remettre en contact les membres de familles qui ont été séparés, il assure un suivi des prisonniers et leur rend visite. Le CICR coopère avec les Sociétés nationales, mais mène des missions spécifi ques et organise ses propres opérations le plus souvent isolément, par l’intermédiaire de ses propres bureaux. Disposant généralement d’une solide structure opérationnelle et logistique locale, il lève des fonds via des appels à la communauté internationale.

Depuis sa création, le CICR s’attache à exercer son mandat et ses activités de manière neutre et impartiale sur le plan politique, idéologique et religieux, même si cette philosophie est mise à mal lorsque les droits de l’homme sont bafoués et que le DHI n’est pas respecté. Pour préserver ses principes humanitaires, le CICR continue à cultiver un certain goût du secret. « [le fait que] le CICR reste mal connu s’explique par sa culture du secret et par la faiblesse de la politique de communication de cette importante organisation » (Forsythe, 2005). Depuis peu, des signes d’un changement apparaissent néanmoins : le CICR s’ouvre à la coopération et au partage de l’information avec d’autres acteurs de l’aide humanitaire.

Leur structure et leurs activités diffèrent d’un pays à l’autre, mais toutes les Sociétés de la Croix-Rouge/du Croissant-Rouge offi ciellement reconnues (par le CICR) sont tenues d’appliquer les principes fondateurs du Mouvement, en particulier la neutralité. Les Sociétés sont des auxiliaires des autorités nationales, et se concentrent sur les activités liées à la santé publique : premiers secours et soins de santé primaires, entre autres. Elles ont l’obligation d’agir sans discrimination raciale, religieuse ou politique. Dans certains pays, elles jouent un rôle central dans l’organisation des opérations de secours. Beaucoup gèrent des stocks d’aide d’urgence.

La FISCR est la fédération mondiale des Sociétés nationales, qui encourage et soutient les actions humanitaires. Lorsqu’une catastrophe survient, elle peut aider une Société nationale à évaluer les besoins, à mobiliser des ressources, à dispenser des formations et à organiser les secours. La FISCR lance fréquemment des appels à la communauté internationale pour déployer des programmes d’urgence spécifi ques, qui sont défi nis en concertation avec une Société nationale. L’aide qu’elle centralise est systématiquement transférée à la Société nationale du pays concerné. La FISCR peut avancer des fonds au début d’une opération, en attendant de recevoir des dons.

L’aide humanitaire

Au début des années 2000, la prise de conscience des carences de l’aide humanitaire (fragmentation, imprévisibilité, ineffi cience, décalage entre le fi nancement et les besoins réels) a abouti à une succession de réformes, qui améliorent peu à peu le fonctionnement de cette aide. En 2003, de nombreux donateurs occidentaux ont approuvé l’initiative GHD (Good Humanitarian Donorship). De nouveaux instruments fi nanciers ont également vu le jour, tel que le Fonds central d’intervention d’urgence (Central Emergency Response Fund, CERF) des Nations Unies et les Common Humanitarian Funds (pour des informations détaillées, voir le Module 14). En outre, afi n de rationaliser les activités humanitaires et d’améliorer leur effi cacité, le système des Nations Unies a déployé une approche dite « de responsabilité sectorielle » (Cluster Approach). Même si l’aide fi nancière humanitaire reste fondamentalement erratique, plusieurs tendances se dégagent aujourd’hui.

Globalement, le fi nancement destiné aux situations d’urgence a nettement augmenté, à la fois en valeur réelle et en proportion de l’aide publique au développement (APD). Depuis 2004,

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sa croissance s’est toutefois ralentie. Ce sont les agences des Nations Unies qui ont le plus bénéfi cié de ces fonds. À l’échelle mondiale, on ne constate toutefois aucune amélioration sensible de la prévisibilité et de l’adéquation de l’aide aux besoins. Il reste également à savoir si les réformes seront effi caces (Stoddard, Haver et Harmer, 2007).

Les activités des pays occidentaux membres du Comité d’aide au développement (CAD) qui contribuent à l’APD sont relativement bien documentées. À côté de ces donateurs, on trouve une multitude d’aidants privés et informels, qui forment un ensemble disparate et mal étudié. Dans certains cas, par exemple en Somalie, cette participation informelle est jugée importante. Par ailleurs, des pays émergents, comme l’Arabie saoudite, la Chine et l’Inde, deviennent de nouveaux acteurs de l’aide humanitaire. La contribution de ces donateurs extérieurs au CAD, lequel se compose des États donateurs traditionnels, peut représenter jusqu’à 12 % de l’aide humanitaire publique apportée sur une année. Notons par ailleurs des différences de comportement entre les nouveaux donateurs et les donateurs traditionnels (Harmer et Cotterell, 2005).

De plus, les politiques des donateurs diffèrent nettement en fonction des objectifs stratégiques nationaux et/ou internationaux. Seule une analyse par pays peut donc mettre en lumière le rôle joué par chaque donateur. Le charisme de son dirigeant importe parfois davantage que la taille ou que la politique offi cielle de l’organisme donateur. Ainsi, au Mozambique, la Suisse, via sa Direction du développement et de la coopération (DDC), joue désormais un rôle de premier plan dans le secteur de la santé, ainsi que dans l’élaboration de politiques nouvelles pour la transition de la guerre à la paix. Ce succès s’explique notamment par le dynamisme et l’audace du coordinateur de la DDC. Voir le Module 3 pour une analyse de l’aide et de la politique de l’aide.

Les archives et la mémoire des donateurs peuvent constituer de précieuses sources d’information et d’analyse. Cependant, la sensibilité de certaines informations (principalement les données fi nancières) peut empêcher leur diffusion. Malgré ces obstacles, il est toutefois fondamental d’associer les principaux donateurs à l’analyse des politiques sectorielles, ce qui nécessite une certaine préparation. Une lettre d’accréditation ou un simple appel téléphonique passé par le directeur d’un organisme partenaire peut permettre de déverrouiller des portes, d’ouvrir des dossiers ou de délier les langues. Pour des détails supplémentaires sur l’obtention d’informations auprès des organismes donateurs, voir le Module 13. Élaborer le profi l d’un secteur de la santé.

Le Service d’Aide humanitaire de la Commission européenne (ECHO)

Doté d’un budget annuel supérieur à € 671 millions en 2006, le Service d’Aide humanitaire de la Commission européenne (ECHO) est le plus important organisme d’aide humanitaire (Harnmeijer et Meeus, 2007). Il achemine l’aide humanitaire européenne via un grand nombre d’organismes d’exécution (68 en 2006). Cependant, la brièveté de ses cycles de fi nancement (12 mois au maximum pour les projets qu’il soutient) limite les actions sur le terrain et dissuade les interventions à long terme. De plus, étant donné que beaucoup de crises durent longtemps, ses ressources fi nancières doivent être reconstituées fréquemment, d’où un surcoût administratif. Dans les pays où les États membres de l’UE ont du mal à maintenir de bonnes relations avec les autorités et hésitent à apporter directement des moyens d’appui, ECHO constitue un bon circuit pour l’acheminement de l’aide. Ainsi, vers la fi n de la longue guerre civile qui a dévasté l’Angola, les membres de l’UE ont décidé de réduire leur exposition directe à ce pays et de faire largement appel à ECHO.

Dans le passé, ECHO a été critiqué pour ses procédures lourdes et complexes, pour ses longs délais de décaissement et pour le laxisme du contrôle qu’il exerçait sur les organismes d’exécution qu’il fi nançait. On lui reprochait également de s’intéresser avant tout aux crises survenant en Europe, et d’accorder donc peu d’attention aux nombreuses « situations d’urgence oubliées ». Ainsi, en 1999, la situation dans les Balkans a absorbé 55 % de son budget. « […] ECHO reste considéré, y compris par nombre de ses amis, comme un organisme qui n’a pas encore pleinement fait correspondre ses capacités et ses résultats » (International Crisis Group, 2001).

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En 2007, Harnmeijer et Meeus ont évalué les actions sanitaires fi nancées par ECHO et constaté des avancées dans plusieurs domaines. C’est l’Afrique qui reçoit aujourd’hui la majeure partie de l’aide humanitaire provenant de l’Europe, et les crises oubliées tiennent une place de plus en plus grande dans les activités d’ECHO. Cet organisme a acquis des compétences dans le secteur de la santé et renforcé sa présence locale. Cependant, le même rapport d’évaluation souligne que sa direction générale ne tire pas pleinement profi t de ses atouts : « […] ECHO n’est pas perçu et n’agit pas comme un donateur de référence, et manque des occasions d’infl uer sur l’évolution de l’aide humanitaire et d’accroître sa visibilité ». On considère que son siège bruxellois est déconnecté de la réalité du terrain et accaparé par les problèmes administratifs (Harnmeijer et Meeus, 2007).

Par conséquent, malgré les améliorations observées, il semble que les constats de l’International Crisis Group (ICG) en 2001 soient toujours d’actualité. ECHO paraît avoir autant de diffi cultés que ses partenaires (organismes d’aide et organisations humanitaires) à tirer des leçons de l’expérience : « Les résultats sont là, sous différentes formes et à différents niveaux, sans que des enseignements en soient tirés, car leur utilisation potentielle est mal ou pas du tout défi nie, ou parce que, tout simplement, personne ne s’y intéresse » (Harnmeijer et Meeus, 2007).

Les organisations non gouvernementales

Étant donné la diversité des organisations non gouvernementales (ONG), toute généralisation les concernant serait insuffi sante et trompeuse. Lors des crises prolongées, les ONG internationales, qui sont souvent de grande taille, spécialisées dans les opérations de secours et présentes dans de nombreux pays, occupent le devant de la scène. Certaines, comme Oxfam et Save the Children Fund, jouent un rôle de plaidoyer important en encourageant l’élaboration de documents normatifs, tels que le manuel Sphère ou un code de conduite dans les situations d’urgence. Les ONG qui font largement appel à un fi nancement privé peuvent prendre des positions franches et autonomes dans les débats sur les politiques et les questions sanitaires. Celles qui dépendent dans une large mesure de fonds publics agissent généralement plus discrètement et sont donc, le plus souvent, considérées comme les services d’aide humanitaire du ou des gouvernements qui les fi nancent.

Plusieurs ONG spécialisées ont été créées spécifi quement pour répondre à des situations d’urgence politique complexes. C’est notamment le cas du Swedish Committee for Afghanistan, qui possède et gère un énorme réseau de structures de santé et qui a accumulé un savoir et des compétences considérables au niveau local.

Nombre d’ONG internationales, et la quasi-totalité des ONG locales, sont plus petites, elles s’appuient souvent sur le travail des bénévoles et elles ont parfois été créées à l’initiative d’une seule personne, à laquelle elles sont généralement identifi ées. Les pratiques informelles y prédominent. Les liens horizontaux sont, eux aussi, informels, et hétérogènes : un certain nombre d’ONG travaillent de manière isolée et leurs activités ne sont souvent pas documentées.

La rapidité et l’ampleur de la réaction des ONG dépendent de la disponibilité des fonds apportés par les donateurs. Les domaines d’action que les donateurs riches fi nancent le plus, notamment des programmes destinés à assurer la survie des enfants ou à lutter contre le VIH/sida, peuvent donner lieu à une multiplication des projets, qui, souvent, empiètent les uns sur les autres. Nombre d’ONG se concentrent sur des domaines d’action spécifi ques, par exemple sur la promotion de la santé ou sur la rééducation des amputés, en déployant parfois une grande compétence technique. Cette spécialisation ne concerne parfois qu’un seul pays en raison de conditions locales particulières qui ont amené une ONG à y intervenir. Néanmoins, dans bien des cas, il est faux de penser qu’une ONG dispose d’un savoir-faire permanent dans un domaine. En réalité, une partie de son personnel d’encadrement clé n’est pas renouvelé assez rapidement, et l’ONG se réoriente en conséquence.

Il n’est pas évident de dresser un état des lieux de l’implantation et des activités des ONG, surtout dans les contextes où une multitude d’acteurs sont présents, comme au Kosovo ou en Afghanistan. Outre leur nombre, les ONG sont généralement disséminées sur de vastes

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territoires où elles rencontrent des problèmes de communication, leurs pratiques ne sont pas homogènes, par exemple en ce qui concerne la budgétisation et l’information, elles communiquent dans des langues différentes, etc. Certaines n’ont pas pour habitude de travailler avec des partenaires ou avec les pouvoirs publics et peuvent donc être réticentes à donner des informations sur leurs activités. Étant donné qu’elles sont nombreuses à intervenir dans divers domaines, il peut être diffi cile et coûteux d’obtenir des informations portant exclusivement sur leurs interventions sanitaires.

Nombre des pays qui reçoivent une aide cherchent à piloter, coordonner ou contrôler les activités des ONG via divers dispositifs : système d’agrément, cellules de coordination, obligation de communiquer certaines informations ou de procéder à des inventaires périodiques, par exemple. L’énorme volume de données disparates produites par les ONG dans le cadre de ces dispositifs peut empêcher toute analyse pertinente, surtout en ce qui concerne les données agrégées. Les ONG elles-mêmes peuvent ressentir le besoin d’améliorer l’information et de travailler les unes avec les autres de façon plus coordonnée, comme en Somalie, où le consortium des ONG présentes publie chaque année un manuel très détaillé.

Néanmoins, dans l’ensemble, ces efforts louables semblent le plus souvent éphémères et peu effi caces. L’univers des ONG se prête diffi cilement à une exploration, à une orientation, à une gestion ou à une régulation, et les informations disponibles à son sujet sont généralement incomplètes. Avant de lancer tout nouveau projet d’analyse des activités des ONG qui opèrent dans le secteur de la santé, les porteurs de ce type de projet (qu’ils travaillent dans l’administration publique, dans une agence des Nations Unies ou pour un donateur, ou qu’ils fassent eux-mêmes partie d’une ONG) ne devraient pas oublier que des moyens considérables ont déjà été consacrés à de telles études, pour de maigres résultats.

En l’absence d’informations solides sur les ONG, ou de volonté de lancer une étude spécifi que sur ces entités, il faut se contenter d’examiner les caractéristiques générales des activités de ces acteurs :

• Répartition spatiale. La répartition sur le terrain est le plus souvent extrêmement inégale : les activités des ONG se concentrent dans certaines zones, en fonction des conditions de sécurité, des possibilités opérationnelles et des motivations politiques. Si des zones négligées sont identifi ées, de nouveaux acteurs peuvent être incités à leur apporter une aide.

• Domaines d’action privilégiés. Ils peuvent être très variés : lutte contre une maladie, soins de santé communautaires, nutrition, promotion de la santé, prestation de services, soins d’urgence, etc. Si ce sont les ONG qui centralisent une grande partie des moyens utilisés par le secteur de la santé et qui fournissent l’essentiel des services de santé, il est fondamental de déterminer quels domaines sont négligés et si d’autres acteurs (l’État, organismes d’aide) y sont présents.

• Relations avec le secteur public. Dans de nombreux cas, les ONG préfèrent soutenir les services de santé publics en apportant notamment des compétences, des fonds, du

Étude de cas n° 8 Inventorier les projets des ONG dans

le secteur de la santé au Soudan

Au Soudan, toutes les ONG ont dû déclarer leurs activités et rendre compte de leurs résultats auprès de la Commission de l’aide humanitaire, la plus haute autorité dans ce secteur. À Khartoum, lors une réunion consacrée en février 2003 aux opérations de reconstruction et à leur coordination, la Commission de l’aide humanitaire a demandé aux représentants des ONG d’actualiser la liste des projets qu’elle-même était chargée de gérer. Après quelques heures de travail, le nombre des projets répertoriés avait triplé. Cependant, étant donné que seules les ONG disposant d’un bureau à Khartoum participaient à cette réunion, et que toutes n’étaient pas présentes, le nombre effectif de projets en cours dans le secteur de la santé était probablement supérieur à celui qui a été déterminé dans le cadre de cette réunion.

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personnel ou des moyens logistiques ; en revanche, dans un pays dont les structures étatiques se sont effondrées, il est plus probable qu’elles dirigeront des structures de santé et qu’elles fourniront elles-mêmes des services.

• Nature, origine et affi liation des ONG. Dans certains pays, les associations caritatives religieuses sont de très importants prestataires de soins de santé (soins curatifs, principalement). Il arrive ainsi que des ONG locales prospèrent pendant une crise. Par ailleurs, beaucoup d’ONG internationales sont membres de fédérations ou d’alliances structurées et ont des liens avec des acteurs politiques (rebelles ou puissances étrangères intervenant dans la politique locale), en particulier lorsqu’elles opèrent dans une zone de confl it ou dans un no man’s land. Il arrive aussi que des États agissant comme médiateurs dans un confl it s’appuient largement sur les ONG locales, dont le nombre peut se multiplier dans certaines situations.

• Principales sources de fi nancement. Souvent, diverses ONG sont soutenues par un petit nombre de donateurs qui s’intéressent à un pays ou à un domaine ou un aspect en particulier, tel que le contrôle des naissances. Il est diffi cile d’étudier les sources de fi nancement des ONG en raison de leur hétérogénéité (et, dans certains cas, de leur caractère informel).

• Présence locale. Lors de crises prolongées, comme en Angola ou en Afghanistan, certaines ONG s’engagent sur le long terme. À l’inverse, au Kosovo ou au Timor-Leste, la plupart étaient de nouveaux acteurs dans le pays et dans le secteur de la santé lorsque la crise a commencé.

C’est en élaborant une matrice des ONG pour présenter leurs caractéristiques en se fondant sur les critères ci-dessus que l’on pourra mieux cerner la situation. Pour une analyse des ONG humanitaires, voir Stoddard (2003).

Les associations professionnelles

Étant donné que les ressources humaines représentent une composante clé du système de santé, et souvent l’essentiel des dépenses annuelles récurentes, les associations professionnelles exercent une grande infl uence sur la majeure partie des mesures sanitaires. Jusqu’à une date récente, dans la plupart des pays, les professionnels de santé, en particulier les médecins, jouaient un rôle prépondérant dans l’élaboration de ces mesures. Ils exerçaient un large contrôle sur la formation et sur les activités de leurs pairs, sur les différentes prestations fournies et, dans une certaine mesure, sur le tarif de ces prestations. Alors que cette situation commence à changer dans les pays développés, le corps médical reste très puissant dans les pays pauvres. La fédération du personnel infi rmier peut, elle aussi, être très infl uente, car elle compte de nombreux adhérents.

La participation des associations professionnelles à la défi nition des politiques après un confl it varie considérablement d’un contexte à l’autre. Dans certains pays, l’accès aux professions médicales est resté non réglementé pendant de longues années, d’où un trop grand nombre de prestataires et une érosion de leur capacité à négocier avec les pouvoirs publics. Pour des informations supplémentaires à ce propos, voir le Module 10. Analyser les ressources humaines du secteur de la santé.

Les nouveaux acteurs de l’aide humanitaire

En Afghanistan et en Iraq, les travailleurs humanitaires ont été confrontés à de nouveaux acteurs, avec lesquels ils ont souvent dû être en contact : les militaires et paramilitaires engagés dans les opérations de secours. L’armée avait déjà eu l’occasion d’apporter aux travailleurs de l’humanitaire une assistance dans d’autres situations d’urgence complexes (notamment au Zaïre en 1994 et en Macédoine en 1999) et, dans d’autres cas, des moyens d’appui (transports), ainsi qu’une protection aux travailleurs de l’humanitaire. Cependant, en Afghanistan et en Iraq, les militaires et leurs partenaires civils ont joué un rôle plus étendu. Ils ont pris une part active à la défi nition de l’espace humanitaire (et, ainsi, contrôlé

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l’accès aux populations dans le besoin), à la fourniture d’une aide d’urgence (eau, nourriture, médicaments), à la remise en état des infrastructures essentielles (ponts, réseaux d’électricité, etc.), à la sécurité et au renseignement. Grâce à leur grande capacité à assurer la sécurité et à leurs moyens logistiques, ils ont souvent pu réagir plus rapidement que les organisations humanitaires.

Ce nouveau rôle actif des militaires met en évidence le manque de clarté de la répartition des fonctions et responsabilités entre l’armée et les travailleurs humanitaires. Que l’armée prenne part à une guerre ou au maintien de la paix, les acteurs civils considèrent que sa participation aux opérations de secours enfreint le principe de neutralité, qui est l’un des principes fondateurs de l’aide humanitaire. Une nouvelle constellation d’organisations paramilitaires est apparue autour des forces armées. Ces organisations se composent de soldats non armés, qui sont chargés de travailler et d’assurer la liaison avec les Nations Unies, les ONG et les autorités civiles, ainsi que d’apporter une aide directe. Il n’est cependant pas toujours facile, pour la population civile et les travailleurs humanitaires, de les identifi er comme faisant partie des forces armées, et la confusion qui en résulte rend ces relations encore plus problématiques. Les différences politiques et idéologiques ne sont pas seules en cause : certains craignent également que les opérations de secours mises en œuvre par les militaires ne soient pas économiquement effi cientes et qu’elles privent les acteurs humanitaires traditionnels de précieuses ressources.

La reconstruction des pays sortant d’un confl it élargit considérablement les opportunités commerciales qui s’offrent aux organisations à but lucratif et au secteur privé, c’est-à-dire, pour citer Duffi eld (2001), les possibilités de privatisation et de marchandisation de l’aide humanitaire. Ce phénomène a été particulièrement visible en Iraq après l’invasion de ce pays, lorsque des sociétés commerciales américaines ont reçu des montants substantiels pour remettre en état les infrastructures et les réseaux de communication. Ces entreprises étaient souvent en concurrence avec les agences des Nations Unies et les ONG. Dans le secteur de la santé, par exemple, les travaux de génie civil peuvent nécessiter un fi nancement important. Les entités privées peuvent également tirer profi t de la tendance à l’externalisation. Et celles à but lucratif peuvent largement infl uer sur l’élaboration de la politique, principalement lorsqu’elles opèrent dans des domaines essentiels et sont chargées d’études dont les résultats serviront à la prise de décisions.

Comprendre la coordination

En raison des coûts supportés par les partenaires qui cherchent à coordonner leurs activités, des effets négatifs des activités menées sans être mises en relation les unes avec les autres et des avantages potentiels de la coordination, toute analyse du secteur de la santé doit se pencher sur les interactions entre les différents acteurs. De fait, toutes les parties prenantes affi rment régulièrement que la « coordination » est cruciale pour réaliser des avancées, et que son absence pose un grave problème. Le portrait saisissant que Bower (2002) dresse du secteur de la santé en Afghanistan semblera immédiatement familier à de nombreux intervenants de terrain chevronnés :

« […] l’« univers » de la coordination est un chaos familier, avec de multiples réunions, souvent au cas par cas, et un maigre ordre du jour, des représentants non représentatifs, l’absence de mécanisme de retour d’information, des procès-verbaux publiés tardivement ou jamais, et l’omission systématique de certains points, ce qui crée un degré de paranoïa tout aussi familier. »

Dans un environnement perturbé, les rares ressources risquent d’être gaspillées, aucun acteur ne peut pas détenir à lui seul toutes les informations permettant la prise de décisions rationnelles, les doublons sont aussi courants que les carences, il n’est pas possible de répondre effi cacement aux besoins les plus urgents (que l’on ne peut souvent même pas identifi er) et nul n’est en mesure de contrôler la masse des intervenants qui agissent en toute autonomie. Aucun axe de développement cohérent ne pouvant émerger d’activités sans lien les unes avec les autres, la coordination est un objectif aussi essentiel qu’impossible à réaliser.

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Il n’est pas étonnant que la coordination ne soit pas perçue de la même façon par tous les participants. Pour certains, c’est une perte de temps totale, qui doit être absolument évitée. Pour d’autres, c’est une nécessité coûteuse et déprimante, qui doit être judicieusement gérée. Pour d’autres encore, c’est une occasion de discuter avec les partenaires, qui doit être pleinement mise à profi t. Enfi n, pour beaucoup, la coordination est une activité sociale gratifi ante, et un bon prétexte pour rester loin du terrain, surtout lorsque les réunions sont organisées dans des capitales et que les événements se déroulent dans des stations touristiques chic.

Une bonne coordination est diffi cile, onéreuse et mobilise beaucoup de personnes. Son succès dépend largement du contexte et des acteurs. En effet, il se peut que la diversité des intervenants fasse obstacle à la recherche d’un consensus, que les résultats soient lents à se matérialiser, qu’il y ait des problèmes de communication, que la mémoire institutionnelle soit fragile et que des arbitrages soient fréquemment nécessaires. La coordination s’accompagne aussi de coûts d’opportunité élevés, comme le montre l’Étude de cas n° 9. Au-delà d’un certain niveau (qui n’est pas simple à défi nir), elle peut même devenir contre-productive, car elle accapare l’attention des différents acteurs au point que la mise en œuvre des activités en pâtit.

Il n’existe pas de modèle unique pour une bonne coordination. En principe, quand les lieux de discussion et les mécanismes sont nombreux, il est probable qu’aucun d’eux ne sera vraiment utile. Et, souvent, les approches informelles sont plus effi caces que les approches formalisées. Pour accroître leurs chances de succès, les partenaires doivent donc consacrer des ressources adéquates à la coordination, diversifi er leurs approches, expérimenter d’autres mécanismes, s’appuyer progressivement sur les plus prometteurs, et faire état à la fois de leurs réussites et de leurs échecs, car on peut tirer des deux des enseignements utiles. L’Organisme pour la coordination de l’aide en Somalie (voir l’Étude de cas n° 12, dans le Module 8), qui est un exemple de bonne coordination dans un contexte diffi cile, satisfait dans une large mesure à ces critères. Néanmoins, sa mise en place a eu un coût substantiel, en termes d’efforts, de risques et de controverses.

« Coordination » est un terme utilisé de façon vague et qui prend un sens différent en fonction des perceptions, des attentes et des circonstances. Elle peut être réalisée de différentes manières :

• Information/incitations : réunions de coordination, centres de documentation, analyse et diffusion d’informations pertinentes, réseaux informels, ou élaboration de politiques, stratégies et plans réalistes. Dans un environnement perturbé, où le leadership est inexistant ou controversé, c’est souvent la meilleure forme de coordination à laquelle il est possible de parvenir. On reproche fréquemment au partage d’informations de ne pas être une forme de coordination effi cace. En Afghanistan, il a été observé que « plutôt qu’un ‘partage d’informations’, il y avait une vaste ‘diffusion’ d’informations, par laquelle étaient annoncés les projets, les problèmes ou les points de vue, mais que rien n’était systématiquement fait de ces informations, que ce soit en termes de collecte, d’analyse, de diffusion ou d’action » (Bower, 2002). L’effi cacité du partage d’informations dépend de la pertinence et de la fi abilité des données. Si les intervenants peuvent en tirer des indications qui leur permettront de prendre des décisions éclairées, d’évaluer leur rôle et de programmer des activités, la coordination peut s’améliorer nettement. Cela peut inciter les participants à améliorer l’information qu’ils produisent et à la diffuser plus effi cacement.

• Simplifi cation/rationalisation : réduction du nombre des acteurs opérant dans une zone donnée, concentration des interventions des organismes sur des domaines spécifi ques via un « zonage » et adoption de normes, de critères et de principes directeurs communs. Dès lors, les réunions prennent une dimension plus gérable, les participants approfondissent certains aspects et acquièrent un savoir-faire dans un domaine, et le consensus est plus facile à trouver. La cartographie précise des parties prenantes peut engendrer une redistribution spontanée des tâches dans le secteur de la santé, en fonction des chevauchements et des lacunes identifi és. En outre, la rationalisation permet un

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recentrage des structures de coordination sur des niveaux de décision plus appropriés, de sorte que les problèmes qui se posent à l’échelle des provinces ne sont plus traités au niveau central, et inversement. Elle n’est cependant pas toujours bien accueillie par les autorités qui reçoivent l’aide, qui peuvent préférer avoir affaire à plusieurs partenaires plutôt qu’à quelques uns ou qu’à un seul.

• Effi cacité/effi cience de la gestion de l’aide : mutualisation des ressources externes, appui budgétaire sectoriel, programmation intégrée et fonds communs. Voir le Module 8 pour une analyse de ces outils de gestion de l’aide et de leurs mérites respectifs. Voir aussi Pavignani et Durão (1999) pour une analyse de la mise en place de ces instruments au Mozambique, dans une situation de post-confl it.

• Suivi et contrôle : création d’une entité de coordination (au sein du ministère de la Santé, si celui-ci existe), rédaction d’un code de bonne conduite et d’un protocole d’accord, défi nition de principes directeurs opérationnels pour les partenaires du développement, et tous les outils de coordination classiques. La plupart des ministères de la Santé apprécient une telle approche, qui leur confère le contrôle formel du processus. Cependant, dans la plupart des cas, les pouvoirs publics ne sont pas à même de contrôler réellement les différents partenaires. Ceux-ci peuvent déclarer qu’ils adhèrent aux règles défi nies, mais agissent en fait à leur guise. Étant donné que les mécanismes de contrôle formels ont tendance à mobiliser des ressources et une énergie considérables, leurs coûts de mise en place risquent également d’être supérieurs aux effets bénéfi ques attendus. De surcroît, les contrôles formels découragent l’innovation et l’initiative, et peuvent ralentir la gestion des situations d’urgence et des aléas, surtout lorsqu’ils sont appliqués par un État qui a peu de pouvoir.

On comprend mieux la complexité de la coordination de l’aide en allant au-delà de l’un des principes théoriques des partenariats, à savoir l’unicité des objectifs des donateurs, des Nations Unies, des banques et des ONG. En réalité, la diversité de ces acteurs garantit celle de leurs objectifs, qui, souvent, divergent et évoluent aussi sur la durée, ce qui explique les alliances et les confl its. Les décaissements, la levée de fonds, les idéologies, les modes, les rivalités personnelles et les relations avec le niveau central sont autant de puissants facteurs qui infl uent sur les décisions des organismes d’aide et qui les encouragent à aller dans des directions très différentes. Malheureusement, ces forces, souvent souterraines et qui ne sont pas directement reconnues par les parties prenantes, ne deviennent parfois visibles qu’à long terme, lorsque le mal est déjà fait.

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Étude de cas n° 9 Les coûts de transaction liés à la coordination : négociation d’une

politique salariale standardisée en Afghanistan, 2002-2003

En Afghanistan, une forte proportion des services de santé étaient fournis par des ONG, qui recrutaient directement leur personnel dans le cadre de différents accords salariaux. Le projet visant à instaurer une politique salariale commune paraissait particulièrement séduisant dans la perspective de l’introduction de mécanismes de contractualisation dans dix provinces sous-desservies. Le fi nancement nécessaire avoisinait US $60 millions pour trois ans, et était apporté par la Banque mondiale. En mars 2002, les ONG ont commencé à envisager de standardiser la politique salariale. Ces discussions ont permis la rédaction d’un protocole d’accord par un petit groupe de travail composé de quatre ONG. En août/septembre de la même année, ce protocole a été présenté à une plateforme sanitaire nationale réunissant les ONG, et accepté comme point de départ d’un long processus transparent, consensuel et planifi é.

L’approche retenue avait plusieurs objectifs : 1) amener les ONG à s’entendre en six mois sur une nouvelle politique salariale et à en accepter dans son principe le résultat, 2) rédiger le document présentant cette politique, 3) obtenir que le ministère de la Santé, les Nations Unies et les donateurs valident ce document et 4) obtenir l’adhésion de la plupart des ONG et lancer la mise en œuvre. On pensait que la pression de leurs pairs inciterait la majorité des autres ONG à souscrire progressivement à une politique nationale soutenue par toutes les autres grandes parties prenantes.

En septembre 2002, le ministère de la Santé a avalisé ce processus lors d’une réunion de coordination de haut niveau avec les donateurs, les Nations Unies et les ONG. Cependant, cette décision n’a jamais été consignée dans le procès-verbal de de la réunion, ni inscrite à l’ordre du jour d’une réunion suivante. À l’époque, un nouveau mécanisme de coordination entre les donateurs et le ministère de la Santé avait remplacé le dispositif précédent, mais aucune ONG n’y participait, peut-être parce que ce deuxième dispositif était appelé à être lui-même remplacé par un troisième système de coordination entre le ministère, les donateurs, les Nations Unies et les ONG. Le projet de politique salariale a été examiné dans le cadre du nouveau dispositif, sans pour autant fi gurer dans le procès-verbal de la réunion, ni à l’ordre du jour, et sans recevoir le feu vert ministériel. Le manque de soutien administratif, d’autres problèmes plus urgents et les fréquents déplacements à l’étranger de plusieurs hauts fonctionnaires du ministère ont entraîné la suspension du processus pendant plusieurs mois, malgré le lobbying exercé au sein du ministère par des conseillers expatriés.

En janvier 2003, l’appui de trois donateurs a été sollicité. L’USAID (l’Agence des États-Unis pour le développement international) a refusé, considérant qu’il ne fallait pas entraver les forces du marché, la SIDA (l’Agence suédoise de coopération pour le développement) a promis son assistance, et la Commission européenne a répondu qu’elle y réfl échirait, mais a ultérieurement décidé de faire dépendre son soutien de la décision du ministère. Pendant une réunion organisée conjointement entre les donateurs et toutes les grandes parties prenantes pour discuter des accords de contractualisation, le projet de politique salariale a été réinscrit à l’ordre du jour par la Banque mondiale, qui prévoyait une escalade des coûts si les rémunérations n’étaient pas encadrées, essentiellement pour les mêmes raisons que celles que les ONG avaient invoquées en septembre 2002. Le ministère a admis qu’il avait pris du retard sur ce projet, « car il n’en avait pas saisi l’importance » et a demandé de toute urgence à une ONG de premier plan de superviser l’élaboration d’une politique salariale nationale. Un groupe de travail a été constitué. La Banque mondiale et le ministère lui ont donné un mois pour accomplir sa mission, étant entendu que le ministère enverrait à toutes les parties prenantes un courrier détaillant le projet retenu et présentant le calendrier, le mandat et le profi l du responsable du groupe de travail. En outre, un conseiller de l’USAID spécialisé dans les questions sanitaires a rejoint le groupe de travail.

Le ministère a accepté toutes ces modalités, mais, pour autant, le projet n’a pas été consigné dans le procès-verbal de la réunion et le courrier prévu n’a pas non plus été rédigé. En février, les principales ONG parties prenantes ont écrit au ministère pour lui rappeler sa promesse. Entre-temps, le responsable du département de la planifi cation au sein du ministère a demandé au groupe de travail s’il avait commencé ses activités. Le ministère a fi ni par rédiger un courrier en mars 2003, soit un an après le début du processus, ce qui a permis au groupe de travail (qui comptait un conseiller de l’USAID) de se mettre à défi nir la nouvelle politique salariale.

Module 5 Comprendre les processus d’élaboration de la politique sanitaire 153

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Conseils de lecture

Buse K., Mays N. et Walt G. Making health policy. Maidenhead, Royaume-Uni, Open University Press, 2005.

Édition revue et augmentée de l’étude classique de Walt G. Health policy: an introduction to process and power. Londres, Zed Books, 1994. Cet ouvrage, qui s’appuie sur plusieurs disciplines et théories, aide le lecteur à comprendre l’infl uence des différents acteurs, ainsi que des facteurs politiques, économiques et contextuels, sur les politiques et les stratégies qui déterminent le fonctionnement d’un système de santé. Il montre l’importance de comprendre comment les politiques sont défi nies et déployées. Des cas concrets illustrent les diffi cultés et la complexité de l’analyse du processus d’élaboration de la politique sanitaire, tout en mettant en lumière les aspects pertinents dans un contexte d’urgence, tels que le rôle et l’infl uence des organisations et institutions internationales. Le texte est ponctué par des activités qui visent à encourager la participation du lecteur et à l’inciter à explorer des thèmes judicieusement choisis.

Harmer A. et Macrae J. (eds) Beyond the continuum: the changing role of aid policy in protracted crises. (HPG Report 18) Londres, ODI, 2004. Disponible en ligne à l’adresse suivante : www.odi.org.uk, consulté le 10 janvier 2011.

Une intéressante analyse des tendances de la politique de l’aide dans les situations de crise durable, qui se penche sur les problèmes auxquels les pouvoirs publics et les organisations internationales sont confrontés dans un environnement confus, ainsi que sur les approches et les instruments qui apparaissent pour y faire face. Les activités des agences des Nations Unies, des institutions fi nancières internationales et des États-Unis sont présentées en détail. Une lecture essentielle pour tout participant au suivi et/ou à la coordination des fl ux d’aide destinés à un pays touché par un confl it.

Pavignani E. et Durão J. Managing external resources in Mozambique: building new aid relationships on shifting sands? Health Policy and Planning, 14, 243-253, 1999.

Version abrégée d’un rapport de recherche intitulé « Aid, change and second thoughts: managing external resources to the health sector in Mozambique », 1997. Ce rapport décrit l’évolution des outils de gestion de l’aide d’urgence, l’apparition de nouveaux instruments à mesure que le secteur de la santé passe d’un contexte de guerre à un contexte de paix, les obstacles rencontrés, les facteurs qui facilitent le changement et les résultats obtenus.

Pfeiffer J. International NGOs and primary health care in Mozambique: the need for a new model of collaboration. Social Science and Medicine, 56, 725-738, 2003.

Le portrait vivant d’une province du Mozambique juste après la fi n de la guerre civile, province dans laquelle des ressources externes et les ONG ont affl ué. Le lecteur expérimenté identifi era sans peine « les cowboys de l’aide », « les mercenaires de l’aide » « les spécialistes des séminaires » et d’autres sous-produits bien connus d’une situation complexe, que l’on rencontre également dans d’autres pays, par exemple au Kosovo et en Afghanistan, lorsqu’un environnement dévasté par la guerre devient le terrain d’action favori de l’aide internationale.

Stoddard A. Humanitarian NGOs: challenges and trends, 2000, in : Macrae J. et Harmer A. (eds) Humanitarian action and the «global war on terror»: a review of trends and issues. Londres, ODI (HPG Report 14), 2003. Disponible en ligne à l’adresse suivante : www.odi.org.uk, consulté le 10 janvier 2011.

Une excellente analyse des multiples facettes des ONG humanitaires, de leur évolution au cours du temps et des dilemmes auxquels elles sont confrontées lorsque des changements importants surviennent dans l’espace humanitaire.

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Références bibliographiques

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Somalia NGO Consortium [Consortium d’ONG en Somalie]. NGO Handbook 2005. Disponible en ligne à l’adresse suivante :

Module 5 Comprendre les processus d’élaboration de la politique sanitaire 155

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Tulloch J. et al. Initial steps in rebuilding the health sector in East Timor. Washington, DC, The National Academies Press, 2003.

156 Analyse du secteur de la santé dans les urgences complexes

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nexe 5

La mise en place d’une cellule d’analyse sur la politique sanitaire

L’analyse de la politique sanitaire est un processus de longue haleine, qui nécessite de recueillir patiemment des données et des informations, de les combiner pour constituer un tableau d’ensemble qui sera incomplet, de valider des conclusions provisoires en les recoupant avec de nouveaux éléments, et de repérer les changements d’orientation lorsque des évolutions se produisent. Dans un secteur de la santé en crise, les chiffres, les rapports et les informations qui proviennent des personnes connaissant bien la situation concernée sont en généralement nombreux, mais dispersés, hétérogènes, disponibles à des moments différents et diffi ciles à regrouper pour obtenir une bonne vue d’ensemble de la situation, c’est-à-dire des faits. L’analyse, la sélection, l’adaptation et l’intégration continues de ces données dans des documents de synthèse mobilisent beaucoup de personnes. De plus, la plupart des informations produites par diverses entités, telles que les ministères de la Santé, les autorités locales, les programmes spéciaux, les organismes d’aide et les ONG, sont très détaillées et très pointues, donc peu utiles aux instances décisionnaires qui, elles, travaillent à l’échelle de tout un pays. Afi n d’aider celles-ci, il faut donc assembler divers éléments pour en faire une synthèse qui facilitera la prise de décisions globales.

La sous-utilisation de chiffres et d’informations spécifi ques émanant des acteurs du secteur de la santé, pour l’analyse ou pour la défi nition d’une politique, est un signe d’ineffi cience du système. Une petite équipe permanente d’analystes expérimentés (une cellule d’information sur la politique sanitaire, ou une cellule d’analyse de cette politique), regroupant des compétences en santé publique, gestion de la santé et questions économiques, sera probablement mieux à même de réunir les éléments d’information les plus importants qui existent ici ou là sous une forme vague, qu’un processus périodique et intensif de collecte et d’analyse des données (qui est susceptible d’être mis en œuvre par des intervenants extérieurs). En outre, en recoupant constamment avec d’autres données les informations collectées, on améliore très nettement leur fi abilité, ce qui permet d’élaborer des séries historiques cohérentes et fi ables.

Étant donné le coût élevé, la faisabilité limitée et l’utilité douteuse des études spécialisées (en raison du délai d’exécution), c’est principalement sur les informations existantes, c’est-à-dire à la fois sur celles provenant des systèmes de routine et sur celles recueillies à des fi ns spécifi ques, que s’appuie la cellule d’information pour analyser la situation. Par exemple, pour suivre et évaluer leurs activités, les ONG collectent une quantité impressionnante de données, qui ne sont pas toujours diffusées à l’extérieur mais qui, si elles sont traitées de manière appropriée, peuvent permettre des analyses du système.

Dans une situation de crise, et plus encore dans une période de transition pendant laquelle les organisations qui ont apporté une aide d’urgence quittent le pays et sont remplacées par des agences de développement qui connaissent mal le contexte local, il est impératif d’instaurer un dispositif produisant des informations agrégées et permettant aux parties prenantes d’accéder librement à ces données. Une solide réputation technique (qui ne s’acquiert qu’après de nombreuses années d’un travail d’excellente qualité), l’absence d’infl uence politique, fi nancière ou idéologique, une présence constante au niveau central et sur le terrain, et la capacité à répondre aux besoins de différents acteurs sont les conditions nécessaires si l’on veut jouer un rôle de premier plan dans la mise à disposition d’un savoir et de ressources. À l’évidence, aucune agence bilatérale, aucune organisation confessionnelle et aucun organisme de prêt ne peut bien remplir ce rôle.

L’autonomie est une caractéristique fondamentale d’une cellule d’information sur la politique sanitaire, qui doit être perçue par les parties prenantes et par les utilisateurs potentiels comme un observateur réellement impartial et pouvant rendre compte de ses activités sans être bridée par une quelconque discipline institutionnelle. Si elle ne dispose pas de cette autonomie, une cellule d’information aura du mal à s’imposer par sa compétence technique. Ce point suscite toujours des controverses et il doit être défi ni précisément avant que la cellule ne commence à fonctionner. Une autre caractéristique cruciale est la stabilité. Elle est nécessaire pour le suivi permanent de l’évolution du secteur de la santé sur la durée, afi n d’identifi er les tendances à long terme.

Lors d’une crise prolongée, la cellule d’information peut être fi nancée par un ou plusieurs

Annexe 5

Annexe 5 Mise en place d’une cellule d’analyse sur la politique sanitaire 157

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organismes d’aide. Pour que son autonomie et son impartialité ne puissent être mises en doute, ce bailleur de fonds ne doit pas participer trop activement aux opérations et aux décisions politiques. Au début, la cellule d’information peut être gérée par quelques analystes expérimentés, qui travailleront éventuellement avec différentes agences (relevant ou non de l’État). Ce dispositif permet l’expérimentation, donne à la cellule le temps nécessaire pour se forger une réputation et montrer aux parties prenantes les effets bénéfi ques de son action. Un dispositif formel pourra être introduit ultérieurement. La cellule d’information peut être accueillie dans les locaux d’un organisme public autonome, par exemple un bureau statistique central, un institut de recherche ou une université. Une confi guration multi-sectorielle, avec des experts de différents domaines qui unissent leurs forces, offre des avantages évidents. Comme déjà indiqué dans d’autres parties de ce Manuel, la solution idéale consiste en un bon dosage d’experts nationaux et internationaux.

Contrairement à une idée très répandue, le ministère de la Santé n’est pas le meilleur endroit pour accueillir une cellule d’information qui est censée être impartiale, s’exprimer sans restrictions et ne subir aucune infl uence, et ce, particulièrement dans les situations de crise où l’opposition ne fait pas confi ance au gouvernement. Le ministère de la Santé doit se doter de capacités d’analyse internes, non seulement pour étayer ses propres politiques et projets, mais également pour réagir aux constats des analyses indépendantes. Un dialogue productif doit être alimenté par des informations solides, même si celles-ci ne seront probablement pas diffusées si elles déplaisent à l’institution qui les contrôle. Et même quand la transparence est totale, les tiers douteront de l’impartialité des conclusions des analystes rattachés à une institution dont le niveau de participation politique et opérationnelle est égal à celui du ministère de la Santé. Dans tous les cas, l’opposition politique contestera les mesures et les actions du gouvernement. À l’inverse, une analyse jugée impartiale peut se révéler extrêmement précieuse, non seulement parce qu’elle permet de traiter des questions techniques liées au secteur de la santé, mais aussi parce qu’elle encourage la réconciliation et un dialogue politique franc et ouvert.

Il est tout aussi important de collecter que de diffuser des informations solides. Toutes les parties concernées doivent pouvoir accéder facilement, et à tout moment, aux travaux de la cellule d’information. Il est évidemment nécessaire de créer un centre de ressources, ouvert tous les jours de la semaine, avec un personnel disponible pour aider les utilisateurs dans leurs recherches et des équipements de reprographie de documents. Un site Web sera un complément utile. La cellule d’information ne doit pas uniquement rassembler des informations : elle doit aussi procéder à leur fi ltrage et réduire le « bruit », c’est-à-dire le volume d’informations inutiles, non fi ables et trompeuses qui abondent généralement dans un contexte perturbé. Le centre de ressources et le site Web doivent tous les deux se montrer sélectifs dans le choix des documents à conserver et à diffuser. Si les documents sans utilité ou comportant des failles sont trop nombreux, ils gêneront l’accès aux rares documents valides et mobiliseront toute l’attention d’un personnel débordé.

Après avoir assis sa réputation, le centre de ressources (physique ou virtuel) enrichira son fonds à mesure que les utilisateurs partageront avec lui les documents qu’ils possèdent, produisent et souhaitent diffuser, et qu’ils l’informeront de leurs activités. Il pourra ainsi collecter une somme d’informations pour un coût relativement modeste. Ce partage spontané étoffera nettement la capacité d’analyse de la cellule d’information.

Production potentielle de la cellule d’information :

Production annuelle :

• Statistiques synthétisées, pertinentes pour les instances décisionnaires agissant à l’échelle nationale et qui s’intéressent tout particulièrement aux mécanismes d’allocation des ressources, à l’effi cience et à l’équité.

• Rapports d’analyse des politiques, qui étudient les liens entre les politiques et les ressources, qui évaluent les effets des politiques, etc.

• Rapport sur les performances du secteur de la santé, qui condense une sélection

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d’informations et met en lumière les grandes tendances. Ce rapport doit traiter de l’évolution globale du secteur.

Production trimestrielle :

• Brèves études de zones ou de questions spécifi ques (sélection de profi ls régionaux, réseau de santé, ressources humaines, médicaments, fi nancement, qualité des soins, etc.)

À la demande :

• Informations sur mesure, destinées à répondre à des besoins particuliers, études de cas, analyse détaillée de zones négligées, évaluations.