Mode de recherche 8

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Mode de recherche, n ° 8. bution, de commercialisation et de consommation. D’autre part, au-delà du périmètre de la mode classiquement ratta- ché au vêtement, il s’agira d’évaluer les opportunités économiques – en matière d’innovations au sens large – liées à la géné- ralisation de ce système économique de la mode à d’autres secteurs, que ce soit au design ou à l’alimentation, à l’automobile ou aux loisirs. Editorial La question qui occupe ce numéro est essentiellement économique : quels sont les traits saillants d’un modèle économique spécifique à la mode ? Evidemment, il est d’autant plus problématique de parler de « modèle » économique que la mode repose sur des facteurs de création et de consom- mation – des désirs et des goûts labiles – qui échappent en partie à la prédictibilité et à la rationalité économique. A l’intérieur du dossier, d’une part, les diffé- rentes contributions reposent sur une identification et une analyse des caractéris- tiques typiques de ce système de la mode en termes de création, de conception, de distri- Publication semestrielle – juin 2007 Le modèle économique de la mode Dossier/ Le modèle économique de la mode Entretien/ Pascal Morand La mode comme modèle économique ? La compétitivité des agglomérations spécialisées dans les industries de la mode David Zajtmann Quelle est la spécificité de la mode en tant que modèle économique original ? Christel Carlotti Gildas Minvielle Darwin et la mode La modélisation des innovations Dany Jacobs Abonnement 47 4 8 15 24 3

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Le modèle économique de l amode

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Modede recherche,n°8.

bution, de commercialisation et deconsommation. D’autre part, au-delà dupérimètre de la mode classiquement ratta-ché au vêtement, il s’agira d’évaluer lesopportunités économiques – en matièred’innovations au sens large – liées à la géné-ralisation de ce système économique de lamode à d’autres secteurs, que ce soit audesign ou à l’alimentation, à l’automobileou aux loisirs.

Editorial

La question qui occupe ce numéro estessentiellement économique : quels sont lestraits saillants d’un modèle économiquespécifique à la mode ? Evidemment, il estd’autant plus problématique de parler de « modèle » économique que la mode reposesur des facteurs de création et de consom-mation – des désirs et des goûts labiles – quiéchappent en partie à la prédictibilité et à larationalité économique.A l’intérieur du dossier, d’une part, les diffé-rentes contributions reposent sur uneidentification et une analyse des caractéris-tiques typiques de ce système de la mode entermes de création, de conception, de distri-

Publication semestrielle – juin 2007

Le modèle économiquede la mode

Dossier/ Le modèle économique

de la mode

Entretien/Pascal Morand

La mode comme modèle économique ?

La compétitivité des agglomérations spécialisées dans les industries de la mode

David Zajtmann

Quelle est la spécificité de la mode en tant que modèle économique original ?

Christel CarlottiGildas Minvielle

Darwin et la modeLa modélisation des innovations

Dany Jacobs

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Dossier/ Le modèle économique

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Entretien/Pascal Morand

La mode comme modèle économique ?

La compétitivité des agglomérations spécialisées dans les industries de la mode

David Zajtmann

Quelle est la spécificité de la mode en tant que modèle économique original ?

Christel CarlottiGildas Minvielle

Darwin et la modeLa modélisation des innovations

Dany Jacobs

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Le Centre de Recherche de l’IFM bénéficie du soutiendu Cercle IFM qui regroupe les entreprises mécènesde l’Institut Français de la Mode :

ARMAND THIERYCHANEL

DISNEYLAND PARISGALERIES LAFAYETTE

GROUPE ETAMKENZO

L’ORÉAL PRODUITS DE LUXEVIVARTE

YVES SAINT LAURENT

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Les enjeux d’un modèle économique de lamode concernent l’optimisation des per-formances des acteurs économiques et lapossibilité de rationaliser l’extension de lamode à d’autres secteurs de production etde consommation.

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bien sûr, est que ce cantonnement volon-taire amène à négliger des paramètres quipourtant importent. Par exemple, la théoriedu consommateur à laquelle les économis-tes font le plus couramment référence, issuedes travaux des économistes néo-classiques,est à la source de la conceptualisation de l’é-quilibre entre l’offre et la demande, et de lafixation des prix par le marché, ce qui esttout à fait important. Mais elle fait l’hypo-thèse que les individus ont des goûts struc-turés et stables, ce qui prête à discussion.

O.A : Existe-t-il des modèles économiquestypiques ?

P.M : La science économique comprend denombreuses familles de modèles. Ainsi, les modèles décrivant le commerce inter-national reposent sur une approchemicroéconomique se rapportant à la forma-lisation de l’équilibre général des marchés ;les modèles macroéconomiques, utiliséspour simuler les effets de la politique économique, sont souvent d’inspiration keynésienne, etc. Le développement denouveaux modèles, dans un paradigmedonné, prend la forme d’extensions à partird’une base bien identifiée, d’un noyau dur.Parfois interviennent, au-delà des enrichisse-ments, de réelles ruptures. Ce n’est paspropre à la science économique. Ainsi lathéorie quantique a-t-elle bouleversé lamodélisation en science physique, Einstein,en particulier, ayant alors déclaré qu’il refu-sait de croire que Dieu joue aux dés.

O.A : Dans quelle mesure le passage à uneéconomie dite de l’immatériel – qu’ilconvient de redéfinir – oblige-t-il à sedémarquer des modèles classiques ?

P.M : Un premier point est qu’il est désor-mais compris que la croissance, sur le longterme, repose notamment sur la productionde connaissances. De fait, la théorie de lacroissance, sous l’impulsion d’économistestels que Philippe Aghion, a fait de remar-quables progrès. Elle influence d’ailleursmassivement les débats, et est notamment

Pascal Morand, diplômé HEC et docteur ensciences économiques, est directeur généralde ESCP-EAP et professeur associé à l’IFM. Ilest l’auteur de nombreux travaux et articlesen économie du textile et de la mode, ainsique d’un ouvrage sur les fondements écono-miques, politiques et culturels de l’Unionéconomique et monétaire : La Victoire deLuther. Essai sur l’Union économique etmonétaire (Maison des Sciences del’Homme/ Vivarium, 2001).

Olivier Assouly : Qu’est-ce qu’un modèleéconomique ? Est-ce un impératif de l’éco-nomie en tant que science ou bienfinalement une simple traduction de laréalité des phénomènes observés ?

Pascal Morand : Un modèle économique estune représentation focalisée du réel, faisantappel aux concepts clefs de la science éco-nomique, se rapportant donc aux activitésde production, de consommation et d’é-change, et à l’allocation des ressourcesrares. La modélisation est une résultante duprincipe de scientificité, selon laquelle uneproposition doit être réfutable pour êtrescientifique. Il faut donc définir précisémentles conditions qui doivent être réunies pourque cette proposition soit effective. L’enjeuest d’éviter les arguments de café du com-merce, les généralités sans intérêt, et debien cerner le champ de l’analyse. Le risque,

Entretien /Pascal MorandLa mode comme modèle économique ?

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l’une des sources de la prise de consciencedes enjeux de la réforme de l’enseignementsupérieur en France, ayant montré que lespays qui se trouvent à la pointe du progrèstechnologique (la « frontière technologique »)investissent davantage dans l’enseignementsupérieur qu’ils ne le font dans l’enseigne-ment secondaire. C’est l’inverse de ce qui sepasse en France aujourd’hui.

Un second point est la prise en compte del’impact des technologies de l’informationet de la communication dans la production,la consommation et l’organisation des marchés. Il est à cet égard aujourd’hui actéque le textile a été le premier concerné parl’intensification de ce processus, et par ledémantèlement de la chaîne de valeur qu’ilinduit. Ce mécanisme se généralise aujour-d’hui, avec la montée en régime del’outsourcing et de l’offshoring, dans tousles secteurs confondus. C’est probablementsous la plume d’économistes de Princeton,au premier rang desquels Richard Baldwin,qu’il a récemment trouvé sa formulation laplus aboutie. Conceptualisation ne signifiepas pour autant modélisation. Celle-ci est àmon sens loin d’être achevée, et les effortsdoivent être poursuivis, car ils sont nécessai-res à la pleine compréhension des enjeux etconséquences de la révolution informa-tionnelle et organisationnelle que nous traversons.

Enfin, l’immatériel se rapporte également àla compréhension des nouveaux imaginairesde consommation, et c’est plutôt ici le mar-keting et les sciences humaines qui doiventfaire référence. C’est bien dans ce contextequ’une partie de la littérature marketing sepenche sur les enjeux du branding, et queles consultants y voient souvent le meilleurmoyen de se démarquer de la concurrence.Les sciences humaines se penchent égale-ment depuis longtemps sur le sujet.Pourquoi ceci est-il une d’importance crois-sante aujourd’hui ? D’une part, parce que lesconsommateurs ont de plus de plus besoinde se distraire et de rêver pour être disposésà acheter, étant donné l’abondance de pro-duits et services dont ils disposent. D’autre

part, parce que se positionner sur l’enter-tainment, la mode, le luxe, etc. est unemanière efficace pour les entreprises occi-dentales de se différencier dans lamondialisation. Il faut pour cela recourir àd’habiles stratégies de séduction, détecterles attentes voilées, savoir surprendre sanstrop déconcerter. Bref, s’attacher à com-prendre autrui, ce qui n’est jamais unemince affaire. Réduire à des équationsmathématiques le rapport de l’homme aujeu, au plaisir, à l’ostentation, au rêve, est une ambition vaine et dérisoire. Et il est nécessaire de recourir aux scienceshumaines, notamment à l’anthropologie,pour saisir une partie de cette réalité. Ce quine veut pas dire pour autant que la modéli-sation est exclue, mais elle est d’une autrenature. Les travaux de Bruno Remaury rela-tifs à l’assimilation du monde des marques àcelui des légendes et récits sont une enri-chissante illustration de cette approchealternative. La formalisation mathématiqueest souvent précieuse, elle l’est d’autant plusqu’elle n’est pas obsessionnelle.

Un dernier mot sur la créativité, souventreliée dans le raisonnement à l’immatériel.Ce qu’il faut dire ici est que la créativité, entant que processus, est immatérielle, puisqu’elle se rapporte à l’imprévisible che-minement de l’esprit humain, mais aussi queson champ d’application peut être parfaite-ment matériel, lorsqu’il s’agit de la créationd’un objet ou d’une technologie. Ce qui estvrai en revanche est que nous sommes sortisde l’ordre mécanique du monde, que lesproduits et services que nous consommonsfont désormais appel aux cinq sens et queloin est le temps où le capitalisme ne portaitque sur des produits et objets palpables.Dans cet environnement, la créativitéapporte nouveauté, surprise, humanité, etelle est donc d’autant plus déterminanteque notre univers de consommation se déta-che du matériel. La difficulté est que lacréativité comprend toujours, par définition,une part de mystère. Elle est une incertitudeirréductible et la modélisation touche là seslimites.

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On trouve ainsi de nombreuses référencesaux traditions et habitudes chez AdamSmith. C’est l’avènement de l’école néo-clas-sique, dans la seconde moitié du XIXe sièclequi, en définissant la rationalité du consom-mateur, et en l’axiomatisant un peu moinsd’un siècle plus tard, a occulté ces différents facteurs. Je pense effectivement que le mou-vement de balancier est allé trop loin, etc’est pourquoi j’insiste sur l’importance del’anthropologie économique pour compren-dre le monde contemporain. Il ne faut paspour autant opposer les deux paradigmes,ce serait une solution de facilité qu’il fautéviter en tant que telle. La micro-économiecontemporaine a fait largement progresser,par exemple, la compréhension des situa-tions d’incertitude, en tout cas tant qu’ellespeuvent être approchées par la théorie desprobabilités. Deux phrases peuvent illustrerles deux versants de l’analyse, et les deuxfacettes du consommateur. D’un côté, lesrègles du marché s’imposent à chacun d’en-tre nous, ne serait-ce que du point de vuedes processus d’arbitrage que nous mettonsen permanence en œuvre ; de l’autre, pourchanger quelqu’un, il faut commencer parson grand-père...

O.A : Ce modèle est-il par ailleurs statiqueau sens où il rendrait encore compte desphénomènes de mode du siècle passé ounécessite-t-il d’être en permanence rééva-lué ? Pour quelles raisons ?

P.M : La grille d’analyse consistant à isoler lesquatre facteurs définissant un produit demode est en elle-même intemporelle. Et ilest vrai que, par exemple, Paris à la fin duXIXe siècle avait ses modes et son air dutemps. Mais la grande différence est que lesystème de la mode s’est étendu dans toutesles dimensions de la consommation : por-tant au départ sur un petit nombre deproduits et de services et sur un pourcen-tage très réduit de la population, il s’estgénéralisé et démocratisé. C’est le fruit de la croissance continue que nous avonsconnue, du passage de l’économie debesoins à l’économie de plaisirs, de l’exten-

O. A : Peut-on considérer que la mode constitue un modèle économique à partentière ? Qu’est-ce qui le distingue parexemple du modèle de l’habillement ?

P.M : Tout est affaire de définition. La défini-tion est ici d’autant plus instable que l’idéemême de mode est riche en affects, parcequ’elle renvoie à la création, à l’apparence, àla séduction, parce qu’elle évoque la futilitéet la légèreté. Il est donc d’autant plusnécessaire pour prétendre à quelque objec-tivité de faire dans l’ascétisme métho-dologique, de ne pas tomber dans le piègedu débat entre les pour et les contre, audemeurant parfaitement inepte. Il est utilede distinguer la mode en tant que secteur(l’habillement en étant le cœur, les accessoi-res de mode, les parfums et cosmétiques,l’environnement de la maison pouvant s’ins-crire dans ce cadre) et la mode en tant quesystème. Il s’agit alors de définir les caracté-ristiques de ce qui peut être qualifié de « produit de mode ».

O.A : Quelles sont les caractéristiquessaillantes de ce modèle économique de lamode ?

P.M : A mon sens, un produit de mode doitêtre doté de quatre caractéristiques : ildonne lieu à une activité créative et esthé-tique, il fait l’objet de cycles courts(marketing, logistiques…), il est associé àune marque ou à l’identité d’un créateur/designer, il est dans l’air du temps et peutdans certaines circonstances le devancer.

O.A : Ce modèle économique n’oblige-t-ilpas à mesurer ou tout du moins à intégrerdes éléments – la culture, les traditions, leshabitudes, les goûts, la versatilité des opi-nions – généralement négligés parl’économie politique classique parce qu’ap-paremment hors du champ des échanges etqui plus est difficilement quantifiables ?

P.M : Il faut clairement intégrer ces différentséléments, qui figuraient de manière hono-rable dans l’économie politique classique.

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sion incontournable du champ du capita-lisme. Le désir de mode peut grandementdifférer d’un individu à l’autre, mais il estomniprésent, même s’il est parfois de bonton de le déconsidérer, et donc de mésesti-mer le fait que la légèreté et la futilité sont lesel de la démocratie.

Ce qui compte aujourd’hui est bien l’em-prise du système de la mode, qui vient decelle du capitalisme contemporain, cognitifet immatériel, et aussi de celle, concomitam-ment, de la culture urbaine. Arrêtons-nousun instant sur ce point : la culture urbaineest l’ultime étape d’un processus qui a com-mencé avec l’exode rural. Dans l’imaginairecollectif, la figure du paysan est à l’opposéde la mode : il s’habille mal, et toujours de lamême manière, ne sait pas se tenir, et s’ex-prime de manière peu compréhensible. Lamode est alors affaire de ville, mais aussi derichesse, car peu nombreux sont ceux quipeuvent se permettre d’être des acteurs decette scène émergente. Puis arrive le tempsde l’accès du plus grand nombre à la mode,qui commence avec l’arrivée des grandsmagasins et prend son réel essor après laseconde guerre mondiale, avec l’avènementdu fordisme. La mode est alors urbaine, touten étant hiérarchique. Pour l’essentiel, ellepart des couturiers, de quelques marques,de l’élite. Mais déjà la publicité commence-t-elle à démocratiser la mode : elle projette lesconsommateurs dans l’air du temps, qu’ellealimente. La télévision fait connaître les ten-dances, propage de nouvelles vagues col-lectives. Et ce qui fait fureur à Saint-Germain-des-Prés est loin de se réduire auxamusements d’une jeunesse dorée. Enfin, lacréativité et les tendances parachèvent leurdémocratisation, et la culture urbaine fran-chit un nouveau cap, s’enrichit et se mixe,sur fond de marques mondiales, de culturestribales, de sport, de hip hop, de design, detransversalité. Ce bouleversement sociétaltransparaît dans la littérature, dans lecinéma, dans la musique bien sûr, aussi chezles humoristes. Il suffit de comparer les textes de Jamel à ceux de Fernand Reynaud.

O.A : Peut-on appliquer ce modèle écono-mique de la mode à d’autres secteurs deconsommation ?

P.M : Cela se fait naturellement, à travers laréférence à un système transversal et nonsectoriel. Libre à chacun de l’appliquer auxjeux vidéo, à la téléphonie, à l’automobile, àla restauration ou au commerce des idées.Prenons ici l’exemple de l’automobile et dutéléphone. Dans les deux secteurs, l’esthé-tique tient une grande importance, et ledesign est un facteur clef de réussite. Lescycles se sont considérablement raccourcisdans l’automobile, et sont très courts dans latéléphonie, tant en ce qui concerne le tempsde recherche-développement que la duréede vie sur le marché. La marque revêt uneimportance considérable ; il en est de mêmepour l’air du temps, qui peut porter sur lacouleur, le design, etc.

Il importe d’ajouter que ce n’est pas parceque le système de la mode est généraliséqu’il résume l’économie, la perception desconsommateurs et les conditions de perfor-mance des entreprises. Son importanceabsolue est indéniable et systématique, maisson importance relative diffère selon les sec-teurs. Ainsi, l’innovation technologique estbeaucoup plus importante dans l’automo-bile ou la téléphonie que dans l’habillement.Et des critères tels que le confort et la fiabi-lité, sans oublier le service et l’attention auclient, sont fondamentaux. Il peut arriverqu’ils soient supplantés par les critères demode (ex : une chaussure inconfortable quin’en est pas moins un must), mais c’estexceptionnel, et la norme est l’adjonction etla complémentarité des critères. Il faut doncaccorder à la mode le poids relatif qui luirevient, et acter qu’elle est une conditiondésormais nécessaire, mais pas pour autantsuffisante, du succès économique, au mêmetitre que l’innovation technologique et laqualité du service. Il importe donc de mettreen garde ceux qui n’envisagent le mondequ’à travers son prisme, et rappeler à ceuxqui la dédaignent qu’ils s’engagent dans uneimpasse.

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tère « artisanal » de la création de mode, l’ar-ticulation des connaissances tacites etcodifiées est particulièrement appropriéepour décrire l’activité des industries demode.

C’est naturellement aux districts italiens quel’on peut penser si l’on s’intéresse aux travaux d’économistes sur l’industrie de lamode. L’analyse des succès de la « troisième Italie » a en effet souvent étéreprise. Mais nous souhaitons nous intéres-ser plutôt à ce qui pourrait constituer desexplications économiques du succès des « grandes capitales » de la mode. L’attrac-tivité des villes de mode est singulièrementmise en valeur et de manière très visible aumoment des défilés à Paris, Londres, Milanet New York. Cette exposition très média-tique correspond-elle à une réalité écono-mique à l’échelle de ces agglomérations ?Que peuvent nous dire les économistesnotamment sur la question de la concentra-tion des industries dans un même lieu ?

L’approche de Marshall

Dans un premier temps, la vision deMarshall reste d’une grande actualité pourcomprendre les ressorts de la création et del’innovation dans les industries de la mode,notamment du fait de la mise en avant durôle des échanges informels, notion quinous semble occuper une place importantedans ces industries. L’économiste anglaisAlfred Marshall a le premier mis en avant leséchanges informels qui se développent ausein d’un lieu. Les lignes suivantes extraitesde l’ouvrage Principles of Economics paru àLondres en 1898, sont particulièrementéclairantes, notamment parce que les idées,voire les expressions elles-mêmes seront,nous le verrons, reprises jusqu’à nos jourslorsque des économistes ou des sociologuesvoudront expliquer et caractériser la perma-nence d’une activité économique dans unlieu ou une région donnée et décrire lesmécanismes de diffusion des connaissancesau sein de ce lieu ou de cette région. « Whenan industry has thus chosen a locality foritself, it is likely to stay there long (...) The

S’interroger sur la spécificité de l’économiede la mode renvoie à notre sens à une inter-rogation sur deux composantes des pro-duits de mode : leur composante matérielleet leur composante immatérielle. Afin d’envisager comment ces caractéristiquespeuvent jouer, il nous semble intéressant denous pencher sur le rôle joué par les agglo-mérations spécialisées dans les industries dela mode. La mondialisation de la productiondes produits de mode, et ce pour tous lesniveaux de gamme, est une évidence. Orl’on note que parallèlement, les activités decréation restent concentrées dans quelquesgrandes agglomérations. Les maisons deluxe sont en effet en grande partie situéesdans des capitales. Les défilés de mode deParis, Londres ou Milan restent extrême-ment médiatisés. Les économistes se sontintéressés à cette question de la concentra-tion d’activités industrielles dans un lieu ou une région précise ; et leurs réflexionssont, nous le verrons, éclairantes pour com-prendre ce phénomène de concentrationdes activités de mode dans des grandes capitales.

Cet article aborde de fait l’importance de lanotion de localisation dans l’économie de lamode. L’idée est de partir principalementdes réflexions d’économistes (en particulierAlfred Marshall, les économistes italiensayant étudié les districts industriels et PaulKrugman) et d’un sociologue (Allen J. Scott)et de tenter de montrer en quoi leurs analy-ses peuvent être tout à fait pertinentes pourles industries de la mode. Nous nous inter-rogerons ensuite sur la pertinence del’utilisation de la notion de connaissancestacites. Il nous semble qu’en raison du carac-

La compétitivité des agglomérations spéciali-sées dans les industries de la modeDavid Zajtmann

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tionnelle ». Les économistes italiens ontnotamment relevé le rôle joué par la coopé-ration, de l’entraide pour expliquer le succèsde ces districts. On serait selon eux dans uneforme d’organisation plus proche du mar-ché que celle de la hiérarchie. Mais en mêmetemps, la communauté d’intérêt des firmesles pousserait à une forte coopération,coopération qui cependant se limite aux fir-mes du district.

Becattini s’est par ailleurs demandé si lesdistricts industriels marshalliens pouvaientêtre considérés comme un milieu créatif.Dans un article paru en 1992 dans la revueEspace et Sociétés3, il apporte une réponsepositive à cette question en la décomposanten cinq thèmes : la psychologie de la créati-vité, la question de l’enseignement et de lacréativité, les liens entre contexte social etcréativité, une tentative de définition descaractéristiques du milieu créatif et enfinune étude du district industriel marshallienen tant que milieu créatif. Concernant le pre-mier point, celui de la psychologie de lacréativité, il distingue « créativité générique »qui permet selon lui d’évaluer la capacitéd’un individu ou d’un groupe à associer lesidées existantes à un moment et un lieu don-nés, et selon une formule de son invention « créativité ciblée » qui désigne la capacité àassocier des idées, idées qui doivent selonlui déboucher sur des créations en adéqua-tion avec les critères des communautésauxquelles l’on appartient. Il ressort de l’examen par Becattini des liens entre enseignement et créativité, une vision asseznégative de l’enseignement scolaire quiréduirait les capacités de réaction d’un indi-vidu à des situations inattendues.

Concernant les caractéristiques du milieucréatif, Becattini estime que celles qui sontnécessaires à un lieu pour devenir ce qu’ilnomme un « centre de processus créatifs »sont les suivantes :

1. la coexistence de compétences multiples.Il existerait selon lui dans ces districts une « approche type » de la pratique, reconnais-sable, qui ne serait pas de l’ordre de lalogique mais serait plutôt issue de circons-tances historiques.

mysteries of the trade become no mysteries;but are as it were in the air, and childrenlearn many of them unconsciously. (...) ifone man starts a new idea, is taken up byothers and combined with suggestions oftheir own; and thus it becomes the source offurther new ideas »1. (Traduction française :F. Sauvaire-Jourdan, Paris, V. Giard et E.Brière, 1906 : « Lorsqu’une industrie a ainsichoisi une localité, elle a des chances d’yrester longtemps (…) Les secrets de l’indus-trie cessent d’être des secrets ; ils sont pourainsi dire dans l’air, et les enfants apprennentinconsciemment beaucoup d’entre eux.(…)Si quelqu’un trouve une idée nouvelle, elleest aussitôt reprise par d’autres, et combinéeavec des idées de leur crû ; elle devient ainsila source d’autres idées nouvelles. »)

Peut-on transposer l’analyse des districtsindustriels aux capitales de mode ? En quoiles « mystères » des industries de la mode ysont-ils dans l’air ? En apparence, il existeplusieurs lieux de diffusion de l’informa-tion : les bureaux de style, les salons, les défi-lés, bien entendu. Il reste que cetteinformation porte essentiellement sur l’a-mont et surtout qu’elle n’implique pasnécessairement de la part de l’entrepriseune localisation précise.

Cette vision des districts a été remise àl’honneur en Italie. Plusieurs économistesont en effet dans les années 1970 et 1980tenté d’expliquer le succès économique dela troisième Italie, plus particulièrementcelui de villes de taille moyenne, spécialiséesgénéralement dans une activité, notammenttextile, et parvenant à exporter une majeurepartie de leur production. Ces analyses s’ap-puient notamment sur le rôle joué par lesexternalités marshalliennes. Compte tenude la multiplicité de ces contributions, nousavons choisi de retenir les travaux les plus enrapport avec notre sujet.

Becattini et Rullani2 ont mis en avant le rôlejoué par le milieu local, dans la mesure oùcelui-ci est source d’inputs aux titres desquels ils citent notamment « les infras-tructures matérielles et immatérielles, la culture sociale et l’organisation institu-

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2. La présence de ce qu’il nomme un « agent de liaison » (rôle joué en Italie parl’impannatore).Enfin, l’étude du district industriel marshal-lien en tant que milieu créatif amèneBecattini a penser que coexiste au sein dudistrict « concurrence acharnée et (…) soli-darité, (…) coutume et (…) institutionsinformelles ». Les ressources technolo-giques sont mises en commun au sein dudistrict industriel marshallien ce qui favorisele développement de l’innovation. Au final,la compétence détenue par le districtdevient plus importante du point de vueéconomique que celle de la firme. On assisteà un mélange entre créativité ciblée, créati-vité générique et connaissances propres audistrict industriel marsallien. L’auteur enconclut en appelant à une réforme de l’en-seignement en vue de favoriser la créativitéet à l’apparition de villes « culturelles ». C’estselon lui, en développant fortement la « créativité spontanée » que ces districtsréussiront à perdurer.

Un autre économiste italien, Bianchi (1997)4

a, pour sa part, développé la notion d’inno-vation formelle, type d’innovation carac-téristique des produits tels que ceux de lamode et du design. L’innovation formelleprésente selon lui cinq particularités :

1. Elle n’implique pas des phénomènestypiques du modèle schumpéterien tels quede nouvelles technologies ou des change-ments organisationnels, cependant ils leursont fréquemment associés ;

2. Ce type d’innovation peut, sans pourautant que ce soit une condition nécessaire,associer de nouveaux matériaux ;

3. Ce type d’innovation génère des produitsdéjà existants, mais avec de nouvelles formes ;

4. De plus, au moyen de ces nouvelles for-mes, l’innovation met en avant le contenuesthétique ou symbolique du produitinnové formellement ;

5. Enfin, après ajout de la « valeur ajoutéeformelle », l’offre acquiert un avantage enmatière de compétitivité.

Enfin, Garofoli (2002) a synthétisé en sixpoints principaux, ce qui était les caractéris-tiques des districts industriels italiens :

1. Un degré élevé de division du travail entreles firmes du district, ce qui entraîne desrelations clients-fournisseurs très proches, àla fois intrasectorielles et intersectorielles ;

2. Une spécialisation de la production ;

3. Un grand nombre d’agents locaux, ce quientraîne un comportement de type essais-erreurs avec une probabilité élevée detrouver des solutions satisfaisantes aux pro-blèmes du district, au moins de la part decertains opérateurs, suivie d’une imitationimmédiate par les autres opérateurs ;

4. L’existence d’un système efficace de trans-mission de l’information au niveau local, cequi garantit une circulation rapide de l’infor-mation sur :– les marchés de gros– les technologies alternatives– les nouvelles matières premières– les composants et produits intermédiairesqui peuvent être utilisés sans le processusde production– les nouvelles techniques commerciales etfinancières.Ce système de transmission permet detransformer le savoir de chaque opérateuréconomique individuel en « héritage com-mun » de la zone ;

5. Le niveau élevé de qualification des tra-vailleurs ;

6. L’augmentation des relations bilatéralesentre opérateurs économiques.

Ces descriptions correspondaient commenous l’avons mentionné à des villes italien-nes de taille moyenne spécialisées dans uneactivité particulière. Il nous semble qu’ilpourrait être intéressant de l’appliquer à desmétropoles spécialisées dans la mode tellesque Paris, Milan ou Londres.

Pourquoi un lieu est-il désavantagé par rap-port à un autre ? C’est cette question, enopposition avec la théorie classique querépond la théorie de Krugman.

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L’approche de Krugman

La notion de « dépendance au sentier » ou « path dependence » est particulièrementintéressante compte tenu de l’histoire del’industrie de la mode et peut fournir unéclairage complémentaire aux analyses pré-cédentes. Pour être schématique, elleredonne un rôle aux événements histo-riques et tient compte des événementsaccidentels, ainsi selon Leibowitz et Margolis : « The claim for path dependence is that aminor or fleeting advantage or seeminglyinconsequential lead for some technology,product or standard can have importantand irreversible influences on the ultimatemarket allocation of resources, even in aworld characterized by voluntary deci-sions and individually maximizingbehaviour »5. La démarche de l’économisteaméricain Krugman s’inscrit d’une certainemanière dans cette lignée.

Si l’analyse de Krugman (appartenant aucourant de la « Nouvelle géographie écono-mique ») ne porte pas sur le caractèreinformel des échanges, elle est intéressanteen ce qu’elle insiste sur le rôle joué par l’his-toire dans la géographie économique.Krugman (1991 et 1992) ne s’appuie pas surla théorie standard de la localisation réfutantnotamment ses hypothèses de rendementsconstants et de concurrence parfaite. Il seplace plutôt dans la perspective de l’écono-mie industrielle, en concevant l’espace demanière dynamique et en se fondant surl’hypothèse de rendements croissants. Ilexiste ainsi un « processus endogène cumu-latif de divergence régionale » (Lecoq)résultant de l’interaction de la demande, desrendements croissants et des coûts detransport.

Dans cette analyse, les trajectoires(Courlet6) déterminent la forme de l’écono-mie. Une région peut alors fortementbénéficier d’un avantage initial, et bénéficierde rendements croissants. Par conséquent,on peut en déduire que ces régions bénéfi-cient d’un avantage résultant d’unedistribution initiale inégale.

Le point le plus important analysé parKrugman est la propension à se concentrerdans l’espace. Nous ne sommes plus dansun schéma optimal du point de vue concur-rentiel. Krugman a mis de ce fait en avantl’importance de la géographie économiquepour comprendre ces processus de diver-gence régionale. Selon lui une industrie aune forte propension à se grouper dansl’espace. Il en résulte l’importance des économies externes. Pour Courlet : « unavantage régional initial peut devenircumulatif ». Selon cette approche, le déve-loppement régional n’obéit pas seulement àdes raisons rationnelles.

Courlet met également en avant le terme de« verrouillage » qui nous semble intéressant.Peut-on parler de « verrouillage » pour carac-tériser la place des agglomérations dans lesecteur des industries du luxe ? La « concen-tration dans l’espace » des industries duprêt-à-porter de luxe et de couture est uneévidence. Pour autant peut-on constater une« propension à se concentrer » ? L’industriede la mode comprenant peu d’innovationsproduit, on peut estimer que cela est favora-ble à une forte localisation. Le rôle deséconomies externes est également souligné.On peut penser par exemple, si l’on prend lecas de Paris, aux écoles, centres de forma-tion, défilés et salons professionnels.

Venons en maintenant à un auteur qui seconsacre à l’économie des industries cultu-relles et qui a développé de manière assezprécise les raisons de la concentration géo-graphique de ces industries.

L’approche de Scott

L’analyse de Scott, qui n’est pas à propre-ment parler celle d’un économiste maisrelève plutôt de la sociologie, est particuliè-rement intéressante en ce qu’elle concerneexplicitement les industries culturelles.Nous sommes donc en présence d’une ana-lyse qui ne porte pas nécessairement sur unsecteur très tourné vers la technologie, deplus cet auteur a concentré son étude sur degrandes agglomérations et non pas sur desvilles de taille moyenne.

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Scott décrit un processus dans lequel lesmarchés locaux du travail connaissent unecroissance. Il emploie ce faisant le terme d’« atmosphère industrielle ». Il reste que lesaffirmations de cet auteur ne sont pasappuyées sur des données chiffrées, il estvrai, difficiles à cerner.

Scott s’intéresse au rôle joué par un « lieudominant ». S’inscrivant clairement dansl’optique de Marshall (il emploie en effet leterme d’« atmosphère industrielle »), ilestime que ce phénomène se caractérise parune croissance des marchés locaux du travail, et l’émergence de nouvelles qualifications. Au final, ce lieu possédera des« attributs culturels identifiables marquéspar des conventions et des habitudes dis-tinctes ». Ainsi pourrait-on expliquer laprédominance sur la scène mondiale dequelques capitales de l’industrie de la mode :Paris, Londres et Milan.

Ces deux approches (Krugman et Scott)expliquent la domination de certains lieuxou régions. Revenons maintenant à lamanière dont se diffusent les connaissancesau sein d’un même lieu, et à ce qu’ont pu endire les économistes. En quoi les connais-sances relatives aux industries de la modeont-elles un caractère particulier ?

La question des connaissances tacites

Dans un ouvrage récent rédigé par deux uni-versitaires, on constate un net parti-pris enfaveur d’une importance forte des connais-sances tacites dans les industries de la mode.Barrère et Santaga estiment en effet que « ladifférence entre connaissance tacite etconnaissance explicite, certes subtile, estcependant bien visible dans le secteur de lamode. »9

Ces auteurs estiment donc qu’il existe dansle secteur de la mode une différence entreconnaissance tacite et connaissance expli-cite. Cette approche, là encore, s’inscrivantdans la lignée de Marshall (le terme « dansl’air » étant employé), met bien en valeur lefait que le monde de la mode échappe à unecodification complète. Mais elle va à notre

Scott7 étudie les interactions entre la régula-tion locale et les industries culturelles autitre desquelles il compte la mode. Pour cetauteur, l’origine de la notion marshalliennede district peut se résumer en trois points :

1. les cultures régionales sont porteusesd’effets informels de connaissance significa-tifs. Il affirme alors que le savoir-faire taciteest aussi présent dans la plupart des régions ;

2. Du point de vue des producteurs, leuragglomération au niveau régional est carac-térisée par « une accumulation de conven-tions culturelles, de rituels sociaux, et deformes routinières d’échanges personnels » ;

3. Enfin, les produits eux-mêmes bénéficientde leur localisation, car ils détiennent de cefait un « contenu sémiotique ».

Scott vise à montrer qu’il existe un lien fortentre lieux et « réputation et authenticitédes produits culturels ». Cela est lié à laforme du capitalisme moderne, post-for-diste. Scott précise que la connexion entrel’image produite et le lieu crée une sorte de« rente exclusive » au profit de ces lieux. Il esten effet tentant de penser que des villescomme Paris ou Milan bénéficient d’unavantage assimilable à une rente, avantagerésultant de leur activité ancienne de hautecouture pour la première et de textile pourla deuxième.

L’apport de Scott consiste notamment encette mise en valeur de la « réputation etauthenticité ». Est introduite une dimensionqui relève plus de l’ordre du marketing quede la qualité intrinsèque des produits propo-sés par ces lieux. Les lieux de créationpeuvent être utilisés par les firmes pourvaloriser leurs produits. Scott parle à ce sujetd’un « processus multiforme d’auto-trans-formation ». Petit à petit, une agglomérationacquiert des « attributs culturels identifia-bles marqués par des conventions et deshabitudes distinctes. »8 Si l’on applique cettedescription à la mode parisienne, il est clairque la mise en place progressive d’organisa-tions professionnelles (Chambre syndicalede la couture parisienne) va dans le sens dece schéma.

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sens trop loin. En quoi la notion de connais-sances tacites est-elle applicable au domainede la mode ? Cerner cette notion dans ledomaine de la mode est en effet difficile. Lanotion de connaissance tacite a été mise enavant par Michael Polanyi. Cet auteur consi-dérait en effet que le savoir d’un êtrehumain était supérieur à ce qu’il pouvait endire (« I shall reconsider human knowledgeby starting from the fact that we can knowmore than we can tell »10).

Le milieu de la mode est un domaine danslequel la circulation de l’information est unesource importante de compétitivité. Lerythme au moins bi-annuel des collectionsde prêt-à-porter s’y prête. « L’air du temps »,par exemple, peut difficilement être codifié.Chaque entreprise doit cependant utiliserune série d’informations pour créer et pro-duire sa collection. Elle utilise pour cela desthématiques inspirées de l’art, de mouve-ments sociaux… qui circulent. Il n’y a riendans tout cela de codifié. Ces thématiques seretrouvent notamment dans les salons pro-fessionnels. On pourrait ainsi considérer lesdifférentes capitales de la mode commeautant de districts industriels, avec commespécificité des liaisons entre eux. Peuventdonc être considérés comme tacites les thè-mes qui circulent chaque saison.

Il reste que le type de connaissances qui s’é-change, ou de « secrets de l’industrie » pourreprendre la formule de Marshall doit êtredéfini. Comme nous l’avons vu, il peut êtredans une première approche tentant deconsidérer que ce sont les connaissancestacites qui sont particulièrement utiliséesdans le secteur de la mode. A notre sens,cette approche est critiquable. Il nous sem-ble en effet particulièrement intéressant dese référer à des travaux récents sur l’articula-tion des connaissances tacites et codifiées.

Cette approche surestime également à notresens le caractère informel des connaissanceséchangées. En effet, elle ne tient pas comptedu rôle joué par le développement des formations (formation première comme formation continue) dans le domaine de lamode qui se développent, et ce dans toutes

les grandes agglomérations. De même,l’existence d’un calendrier des défilés àParis, comme à Londres et Milan montre unecertaine organisation. La localisation est unpoint réel si l’on s’intéresse aux studios decréation. La part de l’externalisation et/ou dela délocalisation y est en effet très faible.Cela peut-être lié à la nécessité de se situer àproximité des sources de connaissancetacite (cf. par exemple les liens entre art etmode).

De plus, il faut souligner que l’industrie de lamode n’est pas une construction intellec-tuelle, ou encore un processus industrielcomparable à la fabrication de micro-proces-seurs par exemple. Il s’agit en effet d’uneindustrie pour une part d’origine artisanale(comme en témoigne la transformation enFrance des couturières anonymes en créa-teurs signant leurs produits). Ainsi, dans unarticle de 1999, pour la revue Design Studies,Louridas11 assimile le design au bricolage ausens où Lévi-Strauss l’entendait dans LaPensée Sauvage. Dans cet ouvrage ClaudeLévi-Strauss s’attarde sur les significationsdu terme de bricolage afin d’établir une ana-logie avec la pensée mythique. Traitant dubricoleur, il explique qu’il « est apte à exécu-ter un grand nombre de tâches diversifiées ;mais à la différence de l’ingénieur, il nesubordonne pas chacune d’elles à l’obten-tion de matières premières et d’outilsconçus et procurés à la mesure de son pro-jet : son univers instrumental est clos, et larègle de son jeu est de toujours s’arrangeravec les « moyens du bord », c’est-à-dire unensemble à chaque instant fini d’outils etde matériaux, hétéroclites au surplus. »12

De fait, Louridas considère qu’il y a une divi-sion en grande partie historique entre ledesign antérieur à sa professionnalisation etle design postérieur à cette professionnalisa-tion. Mais les produits de design reflètent lestatut, la personnalité, le goût.

Si l’on s’intéresse de près à la notion deconnaissance tacite, on voit que pour l’au-teur qui l’a mise en avant (Polanyi), celle-cin’est pas transférable. La transférabilité nepouvant se faire que par les connaissances

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térielles comme l’industrie cinématogra-phique. Cela nous entraîne à notre sens, àrelativiser la singularité de l’économie de lamode et à se placer dans le contexte pluslarge des industries créatives.

David ZajtmannProfesseur, IFM

1. Marschall A., Principles of Economics, Londres,Macmillan, 1898, p. 350.2. Rallet A. et Torre A. (éd.), Economie industrielle et écono-mie spatiale, Paris, Economica, 1995, p. 174.3. Becattini G., « Le district industriel : milieu créatif », inEspaces et Sociétés, 1992, n° 66-67, p. 147-163.4. Bianchi G., “On the Concept of Formal Innovation”, inWorking Paper Series, Tuscany High Technology Network,1997, n° i5.5. Liebowitz S.J. et Margolis S.E., “Path Dependence, Lock-inand History”, in Journal of Law, Economics andOrganization, vol. 11, n° 1, 4/1995, p. 205.6. Courlet C., Territoires et régions. Les grands oubliés dudéveloppement économique, Paris, L’Harmattan, 2001.7. Scott A.J., « L’économie culturelle des villes », inGéographie, Economie, Société, 1999, vol. 1, n° 1, p. 25-47.8. Scott A.J., Les Régions et l’économie mondiale, Paris,L’Harmattan, 2001, p. 99.9. Barrère C. et Santagata W., La Mode. Une économie de lacréativité et du patrimoine, à l’heure du marché, Paris, LaDocumentation française, 2005, p. 203.10. Polanyi M., The Tacit Dimension, (1966), Gloucester,Peter Smith, 1983, p. 4.11. Louridas P., “Design as Bricolage: Anthropology MeetsDesign Thinking”, in Design Studies, 1999, vol. 20, n° 6, p. 517-535.12. Lévi-Strauss Claude, La Pensée sauvage, Paris, Plon,1962, p. 31.

articulées. Comme le soulignent Catin,Guilhon et Le Bas dans un article de syn-thèse sur cette question : « l’articulation(…) [entre connaissances tacites et connais-sances codifiées] a nécessairement unecertaine « épaisseur » et qu’elle ne peut sereproduire (être pérenne) que dans le fonc-tionnement des institutions. » ReprenantSimon et Lorino, ils rappellent que laconnaissance est à la fois formelle et tacite.Force est de constater que dans chacune desgrandes agglomérations spécialisées dansles industries de la mode, de telles institu-tions existent.

On comprend alors l’importance du rôlejoué par les institutions dans l’industrie de lamode (par exemple, s’agissant de Paris, laFédération de la couture, du prêt-à-porterdes couturiers et des créateurs de mode quirégit notamment le calendrier des défilés).Or, dans le cas de l’industrie de la mode, ilnous semble que le type de connaissanceséchangées est variable : coordonnées defournisseurs, tendances à venir, éventuelle-ment ressources humaines.

Ces auteurs soulignent le fait que pourPolanyi, la connaissance tacite pour êtretransmise, entraîne des « coûts d’imitationet d’apprentissage ». Ils ajoutent que lesavoir tacite individuel ne peut s’échangerque par contacts interindividuels » et quepar conséquent la transmission de ce savoirest difficile et en tout état de cause fonctioncroissante de la distance.

On le voit, l’analyse par les économistes deséchanges informels dans un même lieu, estancienne, de même que la mise en valeur ducaractère informel de ces échanges. Lesagglomérations peuvent à notre sens, du faitde leur histoire, faire bénéficier les firmesprésentes d’avantages matériels et immaté-riels. Cette double composante, matérielleet immatérielle, explique à notre sens, larelative permanence de la force des grandesagglomérations spécialisées dans la mode.Les idées émises par Marshall continuentd’inspirer des analyses d’économistes et desociologues, analyses portant sur l’industrietextile mais aussi sur des activités plus imma-

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La seconde composante réside dans lescycles courts propres à la mode. Ce renou-vellement à rythme forcé de l’offre, permetd’une part – grâce à des temps de concep-tion/fabrication courts – de coller au mieuxaux aspirations des consommateurs, et d’au-tre part – via l’introduction régulière denouveautés en magasin – de susciter lacuriosité des chalands et d’inciter à l’achatd’impulsion.

Ces deux composantes de la mode, unevaleur ajoutée immatérielle attachée au pro-duit ainsi que des cycles de renouvellementrapides de l’offre ont, durant ces vingt der-nières années, modelé un système originalet performant. Mais peut-on parler demodèle économique de mode ? Si modèleéconomique il y a, dans quelle mesure cons-titue-t-il un parangon marketing, logistiqueet commercial pour d’autres secteurs ?

La dématérialisation de l’économie de mode

Le secteur textile-habillement est embléma-tique de la mondialisation. En premier lieu,parce qu’il a été au cœur de la révolutionindustrielle grâce aux innovations interve-nues dans les secteurs de la filature et dutissage à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre,mais également, parce qu’il est le seul sec-teur présent dans la plupart des pays dumonde, quels que soient leurs niveaux dedéveloppement. La confection, qui n’a jus-qu’à présent jamais connu d’automatisation,reste essentiellement une industrie de main-d’œuvre ne nécessitant qu’un faible investis-sement initial. Cette spécificité a favorisé sondéveloppement dans les pays les moinsavancés (l’habillement totalise par exempleplus de 70 % des exportations du Bangladeshou du Cambodge5). Le fait que le secteur textile soit présent surtous les continents a contribué à exacerberla concurrence internationale. Les confec-tionneurs des pays industrialisés ontsouffert de la pression sur les prix exercéepar les pays à bas salaires. Un mouvement dedélocalisation de la production d’habille-ment s’est ainsi amorcé à partir des annéessoixante-dix en Allemagne et dans les

Une jeune française âgée de 15 à 24 ans s’offre en moyenne près de quatre soutiens-gorge et neuf culottes dans l’année1. UneAméricaine compte en moyenne huit jeansdans son placard et porte régulièrement sixd’entre eux2. Or il ne semble pas nécessairede posséder autant de soutiens-gorge ni dejeans pour assurer ses besoins physiolo-giques, telle la protection contre le froid(premier degré de la satisfaction desbesoins3), ni même pour répondre à un sen-timent d’appartenance sociale (degré troisde la pyramide de Maslow).

La mode, en inscrivant le produit dans uncontexte de temps (une époque), et de cul-ture (valeurs partagées), s’ajuste auxaspirations du consommateur, et ce faisantle pousse à acheter bien au-delà de sesbesoins, en volume comme en valeur.

Cette superbe performance commercialetient essentiellement à deux composantes.La première est la valeur immatérielle atta-chée au produit, tout ce contenu imaginairede modernité, d’élégance, de décontraction,de codes sociaux, qui joue sur l’estime desoi, voire sur le sentiment de réalisation desoi. Les consommateurs français évoquentainsi la mode comme un moyen de se distin-guer, d’exprimer son originalité, sapersonnalité, comme une possibilité dejouer, de s’évader, de compenser4. Lesmarques s’appuient sur ce sentiment deréalisation de soi qu’elles entretiennentsavamment. Il ne s’agit donc pas seulementde la fierté de porter un beau vêtement,mais d’un sentiment, généré par l’offre, quele valorisant réside dans la nouveauté, l’objetqui n’est pas encore possédé et qui faitrêver.

Quelle est la spécificité de la mode en tant quemodèle économique original ?Christel CarlottiGildas Minvielle

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années quatre-vingt en France. L’Allemagnea ainsi figuré parmi les premiers pays euro-péens à délocaliser sa production d’habil-lement dans les pays d’Europe de l’Est dontle savoir-faire trouve son origine dans lafabrication de pièces à manches pour l’armée soviétique. Le mouvement de délo-calisation de l’industrie allemande s’estd’abord opéré pour pallier une pénurie rela-tive de main-d’œuvre. La main-d’œuvre, engénéral plus qualifiée en Allemagne qu’enFrance, se tournait en effet plus volontiersvers l’automobile. La délocalisation apparais-sait alors comme le seul moyen dedévelopper le secteur de l’habillement enAllemagne6.

Les délocalisations en France se sont, enrevanche, développées plus tardivementdans les années quatre-vingt vers les pays duMaghreb et correspondaient à une recher-che de gains de compétitivité des grandesentreprises de confection françaises de l’é-poque (Devanlay, Biderman, Playtex, etc.),grâce à des coûts salariaux sensiblementinférieurs. Si ces délocalisations se sontaccompagnées d’une certaine désindustria-lisation sur le territoire national, il reste quel’organisation de la filière continuait dereposer pour une grande part sur unelogique industrielle, dans la mesure où lesmarchés de consommation restaient alimen-tés par les produits confectionnés par lesfabricants en France ou au Maghreb, et dis-tribués par les grands magasins etindépendants multimarques. En 1985, lecommerce indépendant multimarque étaitde loin le premier circuit de distribution enFrance, avec une part de marché de 38 % dela consommation textile-habillement envaleur.

Par la suite, la concentration de la distribu-tion, qui s’est accélérée sous l’impulsion dudéveloppement des chaînes spécialisées àpartir de la fin des années quatre-vingt, aconduit à précipiter le déclin du commerceindépendant multimarque. En consé-quence, les industriels de l’habillement ontété confrontés à une contraction importantede leurs débouchés. Nous sommes ainsi pas-

sés d’un paradigme à un autre en une ving-taine d’années : après avoir été pilotée parles activités industrielles, la filière est doré-navant conduite par les distributeurs. EnFrance, le taux de concentration de la distri-bution dépasse aujourd’hui les 70 %(somme des parts de marché de tous les cir-cuits de distribution, hors commerce indé-pendant multimarque et marchés et foires).

La distribution concentrée a marqué sonemprise sur les marchés sans pour autantdétenir de moyens de production. Le sec-teur de la mode tend ainsi vers une certainedématérialisation caractérisée par une exter-nalisation des activités manufacturières. Lelien avec la consommation est devenu straté-gique : c’est l’aval de la filière qui détientl’information de consommation et s’appuiesur cette information pour créer ses pro-duits nouveaux. La distribution, du fait desvolumes qu’elle achète, représente le don-neur d’ordres le plus puissant : elleconcentre des marges plus importantes quel’amont et détient le pouvoir de négociation.

Le secteur de la mode se caractérise ainsi parla domination de la distribution concentréesur le marché et tout l’amont de la filière :elle conçoit son offre au plus près des at-tentes de consommateurs, et pilote la fabri-cation grâce à une connaissance suffisantedes processus amont. Les marques se sontprogressivement ralliées à ce modèle déma-térialisé, recentrant leur valeur ajoutée sur lacréation et se délestant pour nombre d’en-tre elles de leur outil de confection.L’ensemble du marché de la mode (habille-ment et accessoires) se caractérise ainsiaujourd’hui par l’importance accordée à lacréation du produit, son style, ses codes,tout un contenu esthétique porteur d’imagi-naire. Cette valeur ajoutée, immatérielle,repose d’un point de vue économique surun équilibre savamment orchestré entre lacréation et la gestion au sein des entreprisesde mode. Qu’il s’agisse d’un créateur quiimprime son style à une collection, ou d’unearmada de stylistes à l’affût des dernièrestendances comme chez les fameuses chaî-nes H&M ou Zara, leur rôle est essentiel.

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équipement », d’où son poids dans les col-lections), et le connu appelé à « garantir » unniveau minimal de ventes… avec la part derisque due au fait que le produit connuappartient déjà au passé, ses performanceségalement. L’équilibre entre création (lenouveau) et gestion (le mesurable) est doncfragile : la mode entraîne des modèles d’af-faires instables. Les maisons de modes’appuient généralement sur une forme d’« expérience de renouvellement », endosant de façon empirique la part de nou-veauté. La remise en cause permanente del’offre et les constants arbitrages entre impé-ratifs de renouvellement et impératifs desécurisation du chiffre d’affaires en phase deconstruction de collection, sont un autretrait caractéristique du secteur de la mode.Les prises de décision sur un nouveaumodèle sont fréquemment collégiales, et lefruit d’atermoiements. Le gong des délaisvient généralement clore les débats, géné-rant une intense activité de dernière minute,les veilles de défilés par exemple.Une autre particularité du secteur de lamode est qu’il vit des équilibres écono-miques éphémères. Les succès comme leséchecs sont rapides. Un produit juste, enphase avec les aspirations du moment et lepositionnement de la marque ou de l’ensei-gne, connaît un engouement instantané etdes résultats commerciaux immédiats. Carles consommateurs sont à l’affût. Mais lanouvelle saison amenant un contexte demode nouveau, la réussite ou l’échec valentpour six mois. Les outils de gestion n’ont pasinversé cet équilibre instable en équilibrestable. Ils n’ont pas permis de prolonger lesuccès commercial. Ils permettent une lec-ture affinée du passé (grâce au suivi desventes), non pas une lecture du futur ni unelecture de mode. La prééminence de l’outil amême focalisé certains distributeurs sur unevision apparemment sécurisée tournée versle passé, entraînant ainsi l’érosion de leursventes en quelques saisons sur un marché de mode éminemment conjugué auprésent.

L’économie de la série limitée

L’orchestration de cet apport via le marke-ting, la logistique, la gestion transforme cesessais créatifs en rouleaux compresseurscommerciaux. Certes d’autres secteursintroduisent également de la création dansleur offre, mais la mode présente cette double spécificité de la radicalité du renou-vellement des gammes de produit, et de lasaisie de l’instant.

Chaque saison, c’est la page blanche… oupresque. La grande chasse d’eau. Les soldesbalaient les « fins de séries », permettantdeux fois par an l’avènement du « tout nou-veau tout beau ». Quand d’autres secteursajoutent prudemment une ou deux référen-ces nouvelles à une gamme déjà éprouvée etle plus souvent vieille de plusieurs années,l’habillement propose une collection entiè-rement nouvelle qui crée l’événement. Si larupture d’ensemble est nette – une nouvellepage s’écrit chaque semestre – le produitnouveau est le fruit d’une évolution plus qued’une révolution. L’écriture reste la même,le texte évolue de chapitre en chapitre.

Ce type d’écriture engendre certaines particularités. Le produit est sacrifié prématurément, bien avant la fin de sacourbe de vie naturelle, au profit d’un autrequi promet une meilleure rotation. Certesdes produits « basiques » ou « intemporels »dont on fait varier le coloris, le détail, parfoismême rien du tout, font office de produits« vache-à-lait »7. Il s’agira par exemple d’unpantalon droit noir, d’un T-shirt ou d’unpull-over à la forme sobre et moderne. Maisles produits fantaisie, avec des particularitésde coupes, d’ornements, n’auront pas cetteseconde chance à l’identique. Le fait de reti-rer le produit de la vente avant que sonpotentiel commercial ne s’épuise appelle unsurinvestissement en création et développe-ment de produits nouveaux.

Cela dit, le nouveau est inconnu, donc com-mercialement risqué. Assurer le chiffred’affaires de la saison à venir suppose alorsun subtil dosage entre le nouveau, appelé àséduire (et sans lequel il n’y a pas de « sur-

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Le cycle, spécificité de mode

La double nécessité de créer de la valeurajoutée immatérielle et de vendre a conduità des équilibres – certes précaires, mais per-formants – entre création et gestion, voireentre créatifs et gestionnaires. Le produitissu de ce binôme est lui-même éphémèrepuisqu’il s’inscrit dans un temps court, la sai-son. La gestion de cette instabilité, de cescycles rapides, est au centre du système demode.

Ces cycles courts confèrent bien des avan-tages commerciaux et placent le produit demode sur le devant de la scène marketing. Cetype de fonctionnement présente deuxatouts majeurs : le premier est de coller auxaspirations des consommateurs (pull), lesecond est de susciter de nouveaux besoins(push). En effet, le fait de remplacer artificiel-lement un produit avant sa fin de vie par unautre produit, pressenti comme mieuxadapté au contexte de mode pour la nouvellesaison, pousse l’offre à répondre au mieux àun segment de marché. L’exigence marke-ting prime ici sur l’exigence comptable quiconduirait à amortir autant que faire se peutles frais de conception et mise au point duproduit, frais relativement faibles dans l’ha-billement. Ces améliorations permanentesdu produit sont autant de tests en grandeurréelle. De plus, ces réponses sans cesse adap-tées modifient elles-mêmes les repères demarché, et contribuent ainsi à l’évolution desaspirations des consommateurs. La pous-sette pour bébé fonctionne depuis desgénérations avec quatre roues. L’introductionde la poussette jogger a créé un engouementpour un produit au design modernisé etvalorisant, conférant au possesseur de l’objetun statut de parent moderne. Les joggersn’en sont plus, loin s’en faut, les seuls utilisa-teurs. Ce nouveau modèle a égalementpoussé certains parents à remplacer leurpoussette devenue trop classique. Le prin-cipal avantage de la mode via le renou-vellement des produits est ainsi d’inciter aurachat alors que le besoin premier de s’équi-per est déjà satisfait. La nouveauté crée larareté sur un marché saturé d’offres.

Cette notion de cycle, essentielle au modèleéconomique de mode recouvre une plura-lité de systèmes et d’unités de temps. Onpeut distinguer des cycles subis, liés aux processus industriels et temps de fabrica-tion, des cycles suivis, liés à la mode et aux saisons, et des cycles voulus, liés à l’actua-lisation de l’offre au sein d’une saison. Cettearticulation permet de mettre en évidenceles leviers marketing et économiques déve-loppés dans le secteur de la mode.

Les cycles subis, tout d’abord, reposent surles temps d’élaboration du produit. S’il estvrai que les temps de teinture ou de confec-tion sont difficilement compressibles à uncertain degré de productivité, il n’endemeure pas moins que l’habillement demode a su développer des chaînes de valeuroriginales lui permettant d’exploiter aumieux ces différents types de délais.L’optimisation « industrielle » des délaisrepose sur la capacité à anticiper, s’engagersur les délais longs (la fabrication du tissu) etretarder au maximum les délais courts (laconfection). Le distributeur ou la marqueanticipe ses besoins en fonction de ses pré-visions de ventes et réserve des métragesqu’il lancera en confection au fur et àmesure de ses ventes. Certains distributeursréservent même des écrus, ce qui leur per-met de désigner le coloris ou l’imprimé auplus tard. Si le succès commercial n’est pasau rendez-vous, le tissu pourra être réutilisésur un autre modèle, voire bradé. Au-delà d’une optimisation des délais, cesystème permet de réduire les risques liés àla caractérisation anticipée du modèle. Lecoloris par exemple est une composantedéterminante du choix d’un produit par leconsommateur. C’est également pour leconcepteur de l’offre un facteur particulière-ment sensible à l’erreur8, devant le modèleou la taille. La désignation retardée du colo-ris permet ainsi d’être au plus près de lademande du moment, donc de multiplierles ventes.

Cette maîtrise de cycles industriels conduit àune forme de paradoxe. Les distributeurs etmarques qui centrent leur valeur ajoutée surla création du produit et se délestent autant

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et une dynamisation de l’offre qui s’appuiesur des tendances courtes (le jupon àvolants avait réalisé d’excellents scores letemps d’une saison) à ultra-courtes (unmotif, un esprit spécifique, qui n’aura unedurée de vie que de six à huit semaines). Unmême produit combine parfois des tendan-ces longues et courtes : la jupe sera remiseen mode au fil des saisons sur des coupes etmatières différentes.

Le suivi de ces cycles de mode est propre àchaque marque ou enseigne. C’est un arbi-trage entre l’expression de l’identité d’unemaison de mode et des tendances annon-cées ou pressenties. C’est également unecapacité interne de réaction de la marque àces évolutions de tendances. Une offre hautde gamme requiert des temps de création etdéveloppement produit plus longs qu’uneoffre de distributeur qui va s’inspirer decréations existantes d’autres marques, etpour qui la vitesse de mise sur le marchéprime sur la qualité de mise au point.

Ces cycles suivis ne sont pas sans évoquerune vie propre au secteur de la mode avecses renouvellements complets d’offres (sonprintemps), ses rituels de passage (cérémo-nies des défilés, sacrifice des soldes), sestemples (les boutiques), et l’univers quasi-ment perçu comme sacré de la hautecouture, de ses artisans d’art, du luxe.Lorsque les consommateurs parlent demode, ils disent ainsi « c’est la vie », « on sesent vivant »10.Le troisième type de cycle, le cycle voulu, vaplus loin. Il repose sur un fort degré de maî-trise des cycles subis et suivis qui permet depousser à l’extrême cette notion de rythme,et d’user de ce levier pour stimuler encoreles ventes. Cet usage ultime de la mode entant que levier commercial et marketing estle propre de l’habillement et de l’accessoire,sur le marché féminin notamment. Lerythme s’accélère. En 200611, l’offre s’articu-lait en moyenne autour de deux collectionspar saison, soit quatre collections par an. En2010, les plus grands distributeurs etmarques européens prévoient de passer àplus de trois collections par saison en

qu’ils le peuvent de la production, sont amenés à s’engager en amont dans laconnaissance et le pilotage du processusindustriel afin de conjuguer au mieux cesdélais incompressibles. La dématérialisationde l’économie de la mode se conjugue doncavec une forme d’expertise de la produc-tion. Citons la chaîne Zara pour sa maîtrisede ce paradoxe.

Si cette maîtrise des temps liés à l’outilindustriel est utile, ce n’est pas celle quisous-tend principalement le système. Lamode se caractérise en effet, bien au-delà deses processus de fabrication, par ses cyclessaisonniers. Les rituels biannuels, propres àla mode, sont uniques. Ils rythment l’activitédes maisons de mode, de la conception à lacommercialisation. D’abord les salons de tis-sus, les défilés, tiennent lieu de repères pourle calendrier de la profession : ils lancent lasaison. Ensuite, c’est l’arrivée des nouvellescollections en magasin qui marque le ren-dez-vous des consommateurs avides dedécouvrir les nouveautés. 85 % des Ita-liennes9 déclarent ainsi qu’elles s’adonnentà un shopping systématique en début de saison.Ces cycles suivis par l’ensemble du secteurrelèvent de la conjugaison de l’évolution destendances de la mode et du passage à la saison d’été ou d’hiver (même si le critèrede réponse physiologique d’adaptation auxtempératures extérieures tend à s’estom-per). Ces rythmes entraînent uneirrégularité d’activité pour nombre de fabri-cants spécialisés (balnéaire, lainages) quiréalisent en quelques mois leur chiffre d’affaires de l’année, et voient en outre leuractivité fluctuer à l’extrême en fonction destendances (mode de l’imprimé, de la den-telle, du lin).

Les tendances en question se caractérisentpar des cycles d’amplitudes très diverses,qui vont de plusieurs années à quelquessemaines. Il s’agit ici encore de construireun équilibre délicat entre une offre sécuri-sée qui s’appuie sur des tendances longues(le retour en grâce de la jupe) à moyenne (lajupe déstructurée a vécu plusieurs saisons),

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moyenne, soit 6,8 collections par an. Deplus, 86 % d’entre eux disent apporter desnouveautés entre ces collections. Ce fabu-leux levier de ventes que constitue lerenouvellement accéléré des collections enmagasin est peu à peu adopté par la plupartdes marques et distributeurs, bien entendusur le bas et le moyen de gamme, mais peu àpeu également sur le haut de gamme.

Si cet objectif de renouvellement converge,les méthodes divergent. On peut ici distin-guer les actualisations anticipées desactualisations réactives. Les premières sontplanifiées. Les temps d’élaboration demeu-rent relativement longs. Ce sont d’une partles collections conçues sur un rythme clas-sique (en moyenne onze mois à l’avance)comme pour les « collections croisières »dans le haut de gamme. Ce sont d’autre partles « mini-collections » conçues en moyenne5 mois avant le début de la saison. Les livrai-sons sur le point de vente sont cadencées,sur un rythme mensuel à hebdomadairedans le moyen à bas de gamme. L’appétit deconsommation de la cliente est stimulé ; leproduit est semi-frais. Cette forme d’actuali-sation anticipée, permet un compromisacceptable entre les risques commerciauxliés à une trop forte anticipation des tendan-ces, d’une part, et les difficultés inhérentes àune production de dernière minute, d’autrepart. Cet apport de nouveauté va crescendo :il représentait en 2004 environ 13 % desapprovisionnements en valeur des distribu-teurs et marques européens ; il constitueaujourd’hui environ 25 % de leurs achats.Les actualisations réactives reposent sur desprouesses organisationnelles : le produit estconçu et livré en cours de saison sur un délaide trois à huit semaines. Le circuit de distri-bution est intégré, ce qui permet desdécisions rapides d’achats et d’allocationsaux points de vente. Les achats jouent, pourles délais les plus courts, sur des stocks detissus ou d’écrus disponibles, et le plus sou-vent sur des capacités de productionproches (près de 60% des productions encours de saison s’appuient sur des tissusachetés en Europe, tissus ensuite générale-ment confectionnés en Europe ou dans les

pays du Bassin méditerranéen). Ces lance-ments s’appuient sur des tendances quis’affirment en cours de saison ou sur despropositions nouvelles de créateurs.L’appétit de consommation de la cliente estcomblé ; le produit est ultra-frais. Le proces-sus d’approvisionnement est périlleux :aucun rattrapage n’est possible en cas deproblème de production, tant l’engouementpour le produit et la saison sont éphémères.La part de cet ultra-court terme, liée à unprocessus d’achat et de logistique, n’estainsi passée que de 12 % à 15 % des approvi-sionnements en valeur au cours des troisdernières années.

En d’autres termes, si la machine s’emballeet les rythmes s’accélèrent, ce n’est que surdes processus bien huilés. Ces processussont entièrement tournés vers le consom-mateur qui doit percevoir un intérêtnouveau, donc avoir envie d’acheter, àchaque visite en magasin.

La géographie originale de l’économie de mode

La spécificité du secteur de la mode, tientainsi en grande partie au renouvellement deplus en plus rapide des collections en coursd’année et à son corollaire : la prééminencede la toute dernière collection, faisant tablerase des fins de séries qui finiront prématu-rément leur cycle de vie lors des soldes. Lagéographie du secteur textile est toutentière modelée par cette spécificité. Là oùd’autres secteurs concentreraient massive-ment leurs approvisionnements en Asiedans un souci de rationalité économique (laChine produit par exemple 70 % des jouetsdans le monde), le secteur de la modeadopte pour une grande partie de ses achatsun mode de fonctionnement plus mesuré(petites séries, production proche).Comme nous l’avons déjà évoqué, le véri-table moteur de la consommation,notamment en vêtements féminins (laconsommation de vêtements fémininsreprésente, à elle seule, la moitié de laconsommation d’habillement en valeur enFrance, contre 30 % pour les vêtements mas-culins et 20 % pour les vêtements pour

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des régions méditerranéennes se sont spé-cialisés dans ce que les Italiens appellent lepronto moda ou fast fashion en misant surla réactivité et le raccourcissement des délaisde fabrication. C’est ainsi que le dynamismedes exportations marocaines en 2006 sousl’impulsion des commandes de l’Espagneatteste que certaines chaînes spécialiséespratiquent un sourcing diversifié et complè-tent leur panel de sous-traitants nationauxpar un approvisionnement dans les régionsméditerranéennes. Le groupe Inditex (Zara,Massimo Dutti, Bershka, etc.) est ainsi enpasse de devenir le plus gros client duMaroc.

Si les fournisseurs des pays du Bassin méditerranéen proposent une alternatived’approvisionnement plus onéreuse auxdonneurs d’ordres européens (en raison decoûts salariaux trois fois supérieurs à ceuxde la Chine), ces derniers seront en contre-partie livrés plus rapidement et sans se voirimposer des quantités de commandes trèsimportantes (contrairement aux produc-teurs asiatiques). La vitesse et la souplesse(production de petites séries) constituentainsi une valeur marchande dans le secteurde la mode.

La mode : un modèle économique original, spécifique

Tous les secteurs de biens de consommationet services à la personne développent peuou prou des offres à la conception et audesign actualisés qui invitent au rachat. Ilsen ont en tout cas le potentiel. La modes’immisce partout. C’est précisément parceque la mode, d’une part, colle au plus prèsaux aspirations des consommateurs, et passeulement à leurs attentes fonctionnellesmais bien au-delà à leur besoin de se valori-ser par l’objet ou la prestation choisie, etd’autre part, incite à un renouvellement pré-maturé donc à une surconsommation duproduit, qu’elle peut être posée en modèlemarketing et commercial.

Cependant, aucun secteur, hormis ceux duvêtement de la chaussure et de quelques

enfant), réside dans le renouvellementrapide des produits, ce qui stimule l’appétitdes consommateurs. Les chaînes spéciali-sées, en bousculant le rituel des deuxcollections par an au profit de la multiplica-tion des minis collections, ont bâti leursuccès en partie sur cette stratégie.

La spécificité du sistema moda, comme disent les Italiens, conduit le plus souventles acheteurs européens à adopter une stra-tégie qui combine les approvisionnementsen Asie et le sourcing en zone proche. Outreune meilleure répartition des risques moné-taires entre la zone dollar et la zone euro,cette stratégie est indispensable pour pou-voir augmenter le nombre de collectionsproposé chaque année. De plus, un sour-cing diversifié permet de valoriser lessavoir-faire spécifiques des différentesrégions du monde (on pourra ainsi se tour-ner vers le Maghreb pour la jeannerie, versl’Inde pour les broderies ou vers laRoumanie pour les pièces à manches).

Parmi l’ensemble des vêtements consom-més en Europe, plus de la moitié en valeuront été produits dans la zone Euromed(Union européenne et pays du Bassin médi-terranéen réunis). Les pays du Bassinméditerranéen, s’ils ont connu une certaineérosion de leur position concurrentielle surla période récente, restent cependant desfournisseurs privilégiés des marchés euro-péens. L’ensemble des pays du Bassinméditerranéen représente aujourd’hui plusde 20 % des approvisionnements européensd’habillement en valeur (hors importationsintra européennes). Les cycles de modecontribuent ainsi à préserver l’activité despays méditerranéens et permettent aux don-neurs d’ordres européens de diversifierleurs approvisionnements pour équilibrerles risques liés à une trop forte dépendancevis-à-vis d’un fournisseur unique.

Le nombre de pièces commandées au Marocet en Tunisie est souvent constitué de petites séries, mais il peut également repré-senter des volumes importants lorsqu’ilémane de chaînes spécialisées aux nom-breux points de vente. Les confectionneurs

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accessoires, n’a modelé de système capablede susciter une consommation qui surpasseà ce point les besoins d’équipement de lapersonne. Là où les entreprises de modeconstruisent des modèles originaux et insta-bles, les autres secteurs recherchent d’abordune pérennité de leur modèle d’affaires. Làoù la mode joue sur des cycles et sacrifie desproduits encore frais lors de soldes bian-nuelles, les autres secteurs privilégient larentabilisation de leurs investissementsindustriels et les transitions progressivesentre anciennes et nouvelles gammes. Dansla mesure où nul ne se risque à suivre ce sys-tème de fonctionnement propre à la mode,peut-on le qualifier de modèle ? Peut-il seposer en référence ?

Le modèle économique recouvre trois typesd’approches : les modèles économiques desentreprises (business models), les organisa-tions économiques des sociétés et lesmodèles mathématiques de l’économie.Quoi qu’il en soit, le modèle économiques’appuie, pour schématiser un système defonctionnement et d’échanges, sur des argu-ments logiques, généralement quantifiableset vérifiés. Quantifier la création, modéliseret vérifier des équilibres instables, variés etéphémères, pondérer le degré de renouvel-lement d’une offre semblent antinomiqueavec ce qui sous-tend toute la constructionde mode : l’intuition. La mode ne serait doncpas un modèle. La mode serait même unanti-modèle car sans cesse en recompositiond’un équilibre non éprouvé et éphémère.

Au vu de ce système de mode, on peutmême se demander si la notion même demodèle ne nuit pas à la performance éco-nomique… Poussons artificiellement leraisonnement. Le modèle stable estéprouvé, donc duplicable et dupliqué.Lorsque des entreprises concurrentes sebattent sur les mêmes marchés avec lesmêmes armes, il advient un moment où lesproduits et les services sont comparablesaux yeux des consommateurs. La concur-rence se fait par les prix. L’enjeu pour lesentreprises va consister à prendre des partsde marché aux entreprises concurrentes, sur

un marché déjà équipé donc de renouvelle-ment, au lieu de se centrer sur les nouveauxbesoins des consommateurs. Une offre sta-ble, donc inerte, conduit également à uneinertie des consommateurs. Le modèle sepaupérise ainsi peu à peu, à moins que l’unedes structures s’aventure hors du modèle oùelle cherchera un nouveau souffle. Lemodèle, en se posant strictement enmodèle, conduirait alors à sa propre fin.

La mode, à l’inverse, est un nouveau soufflepermanent. D’une part l’offre évolue sanscesse. D’autre part, le secteur est constituéd’une multitude d’entreprises de taillesdiverses dont l’objectif permanent est dou-ble : coller aux aspirations de leur cible etdévelopper des offres originales pour se dif-férencier des entreprises concurrentes auxpositionnements proches. Les modèlesd’entreprises les plus observés aujourd’hui(H&M, Zara, Mango pour ne citer que ceux-là), s’avèrent fondamentalement différentsles uns des autres. Or ces équilibres origi-naux et instables (risqués car reposant pourune large part sur des produits aux perfor-mances commerciales inconnues) sontparvenus à produire des succès internatio-naux. La spécificité de la mode en tant quemodèle économique original tiendrait ainsià sa caractéristique plurielle, précaire… ethumaine. Humaine car s’appuyant sur laprojection intuitive d’un positionnement,sur une vision produit. Humaine car s’ap-puyant sur un équilibrage interne auxentreprises (aux « maisons » de mode) depersonnalités créatives et gestionnaires.

S’il est vrai que la folie créative remet sanscesse du carburant dans la machine, tandisque la rigueur gestionnaire couplée à l’intui-tion filtre, sélectionne ; s’il est vrai que lescalendriers et la réactivité de quelques distri-buteurs poussent la machine à avancer à unrythme de plus en plus soutenu, il n’endemeure pas moins que le système a cepen-dant ses limites, et non des moindres.Surconsommation, gaspillage, nécessité derecyclage, pollution (champs de cotonbuveurs d’eau et de pesticides, teintures,carburants nécessaires aux transports inter-

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6. E.M. Mouhoud, Changement technique et division inter-nationale du travail, Paris, Economica, 1992.7. Matrice BCG, mise au point à la fin des années 60 par leBoston Consulting Group : le produit « vache-à-lait », quigénère de fortes ventes sur un marché arrivé à maturité,demande peu d’investissements et génère une margeimportante. 8. Laurent Raoul, étude XL Conseil, 2007.9. « Les nouveaux comportements de consommation d’ha-billement des européens. Quels enjeux pour la distributionà l’horizon 2005-2010 ? », rapport IFM pour Défi, 2003.10. « Quelle offre customisée pour le textile et l’habillement ? »,op. cit.11. « Où va la mode ? Les stratégies d’achats des grands dis-tributeurs et marques européens », rapport IFM pour TissuPremier, janvier 2007.

nationaux, etc.), sous-rémunération d’ou-vrières « lointaines », sont autant de poten-tielles remises en cause du système… maislà encore, la mode a la possibilité d’êtrepionnière en matière de solutions, dans lamesure où ses propositions rencontrent lasensibilité des consommateurs.

La mode en tant que repère esthétique tou-che certes tout notre environnement(produits et services), modèle notre percep-tion des offres de produits et services. Ils’agit ici de renouvellement via le design,renouvellement qui stimule l’achat. Mais lamode en tant que système économique nemodèle qu’une partie de notre environne-ment, celle du vêtement, de la chaussure, dequelques accessoires, qui sont les seuls sec-teurs ayant développé cette prouessemarketing à nous pousser à une consomma-tion dépassant largement nos besoins. Seulce système ose le renouvellement completde l’offre tous les six mois. Il crée de nou-veaux standards qui rendent les anciensobsolètes et simultanément propose uneoffre qui répond à ces nouveaux standards,sur des rythmes accélérés. Ces performan-ces création-temps dessinent en amont unegéographie mondiale de fabrication éclatéeen zones coûts-temps-savoir-faire. Elles des-sinent en aval des modèles d’affaires variéset précaires (car sans cesse en recomposi-tion d’un difficile équilibre entre création etgestion) mais fortement porteurs de valeurajoutée et commercialement efficaces. Lamode est peut-être appelée à rester unmodèle économique original. Un modèleunique, pionnier, différent.

Christel Carlotti, Consultant, IFMGildas Minvielle, Responsable de l’Observa-toire économique, professeur, IFM

1. Nathalie Gennérat, « Le marché de la lingerie », rapportIFM, 2006.2. Lifestyle Monitor, Cotton Incorporated, denim issue 2005.3. Abraham Maslow, « A Theory of Human Motivation », inPsychological Review, vol. 50, n° 4, 1943.4. « Quelle offre customisée pour le textile et l’habillement ? »,rapport IFM pour Up-Tex, mars 2006.5. Source Organisation mondiale du commerce : statistiquesdu commerce international 2006.

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Introduction

Dans L’Empire de l’éphémère GillesLipovetsky montrait comment dans ledomaine de la mode une culture d’innova-tion constante était établie, se diffusantensuite vers d’autres secteurs. L’innovationcontinue réussie est ainsi au centre de toutmodèle économique des entreprises demode. Dans cet article, nous verrons qu’ilest utile d’utiliser le schéma darwinien de lavariation, de la sélection et de la rétention/spéciation pour comprendre et évaluer laréussite dans le domaine de l’innovation demode. D’ailleurs, l’évolution est toujours co-évolution, pour preuve le développementinteractif des unités et des espèces avecleurs environnements adéquats. Cettecontribution fait partie d’un projet plus largesur les aspects culturels liés à toutes sortesd’innovation (y compris l’innovation tech-nique) qui sont développés dans mon livreAdding Values. The Cultural Side ofInnovation1. Travailler sur l’innovation demode m’a permis de mieux comprendre lamultitude et la complexité des interactionsliées aux environnements économiquessélectifs. Dresser la carte des environne-ments des systèmes de sélection nous aide àpenser plus systématiquement les élémentsles plus importants et à nous concentrer surces derniers afin d’optimiser le degré de suc-cès des innovations.

Dans la première partie, je présente leschéma darwinien de base et sa pertinencevis-à-vis de l’innovation en général et de l’in-novation dans la mode en particulier. Dansla seconde partie, je m’interroge sur les cri-tères possibles d’aptitude à l’innovation enmatière de mode. En fait, je propose une dis-

tinction entre deux types de critères d’apti-tude : les éléments techniques (fonction-nalités objectivement mesurables) et les éléments culturels (évaluations plus subjec-tives). Il est important de comprendre quele domaine technique est également partieprenante de l’environnement culturel : leschances de succès des nouvelles technolo-gies, considérablement éloignées du cadreculturel actuel des individus, sont très fai-bles. Ceci nous amène à la troisième partieoù la question de l’innovation progressive etradicale dans le secteur de la mode est abor-dée. Les innovations sont radicales dans lamesure où elles sont relativement éloignéesdes cadres culturels actuels. C’est ainsi queparfois les experts jouent un rôle décisif en « formulant » des innovations plus radicales,leur conférant des valeurs en les associant àdes schémas existants et probablement aussià d’autres innovations et à des développe-ments sociaux. Par conséquent, les systèmesde sélection, décrits dans la quatrième par-tie, ne sont pas que des marchés, mais dessystèmes plutôt complexes et co-évolution-nistes dans lesquels les subcultures, lesgroupes de pairs, les experts et autres lea-ders d’opinion jouent des rôles importants.Leur élaboration aide à comprendre où setrouvent les éléments les plus décisifs dansces systèmes de sélection afin qu’ils aug-mentent les chances de succès des différentstypes d’innovation. Dans la cinquième par-tie, les systèmes de sélection sont davantagedifférenciés sur la base des subcultures, des« nouvelles tribus » et des réseaux. Dans ladernière partie, avant de conclure, je m’in-terroge sur la reconnaissance à laquellepeuvent prétendre les individus contribuantà la création de valeur.

Un cadre darwinien d’innovation

Dans le cadre de la théorie de l’évolutiondarwinienne, chaque innovation est ungenre de recombinaison génétique ou mutation (variation) qui est acceptée (sélec-tionnée) ou non par son environnement (lesystème de sélection) et pouvant peut-êtresurvivre durant une longue période (réten-

Darwin et la modeLa modélisation des innovationsDany Jacobs

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tain environnement, un système de sélec-tion. Dans le secteur de la mode, lesinnovations doivent d’abord être validéespar une organisation – naturellement il peuts’agir du designer de l’entreprise –, puis parle marché. De plus, la sélection subit proba-blement l’influence de certains experts ouleaders d’opinion, mais je reviendrai sur cepoint dans la quatrième partie.– La rétention (et probablement la spécia-tion) : ce peut être une innovation, ou bienjuste un article qui survit pendant un certaintemps, mais ce peut également être le pointde départ pour une nouvelle « espèce », unenouvelle catégorie qui survit pendant uneplus longue période, durant laquelle on observe l’introduction de nouvelles innova-tions : par exemple des pyjamas, des bikinis,des mini-jupes, des combinaisons. Les nou-velles catégories sont importantes, car ellesfournissent le cadre culturel à l’aide duqueldes innovations plus radicales se laissentmieux comprendre. Ceci sera traité dans latroisième partie.

Avant d’aller plus loin dans le débat sur lasélection des innovations, il faut soulignerque la sélection dans les systèmes socio-éco-nomiques diffère de celle dans la biologie,puisque dans les premiers l’apprentissage yest possible4. L’information culturelle peut « sauter » d’une lignée à une autre. Or, celaest tout à fait impossible pour l’informationgénétique. Dans ce sens, dans l’évolutionsocio-économique, impliquant à la fois uncomportement déterminé et un héritageculturel des caractères acquis, leLarmarckisme est important – contraire-ment à une simple variation et une sélectionbiologiques, totalement aléatoires et n’of-frant pas de possibilités d’un transferthéréditaire des savoir-faire. Mais les proces-sus de groupe et l’apparition des culturesont émergé historiquement de ces proces-sus évolutionnistes plus « simples » et sansissue. Ainsi, ils ne représentent qu’un nou-veau développement dans la sélectionnaturelle5. Par conséquent, dans les systè-mes socio-économiques des développe-ments plus rapides sont possibles par lacombinaison de l’imitation, de l’améliora-

tion). En biologie, la plupart des variationsproviennent de la seule recombinaison desgènes des parents (un type d’innovationprogressive ou marginale) et des mutationsne se produisent que de temps en temps(erreurs aléatoires de reproduction). Enoutre, principalement à cause de chocsexternes (impact de météorites, éruptionsvolcaniques...), une évolution plus rapidepeut avoir lieu quelquefois, laquelle engen-dre une pause dans l’équilibre.

Si nous appliquons cette idée à l’innovation,nous voyons que des innovations plus radi-cales – provenant de nouveaux concepts oude nouvelles perspectives technologiques –sont tout à fait comparables aux mutationsgénétiques. De telles innovations radicalespeuvent mener à de nouvelles catégories(comparables à la « spéciation » ou au « déve-loppement phylogénétique », à l’apparitionde nouvelles espèces dans la sélection natu-relle). Au regard des concepts signalés(entre parenthèses dans la première phrasede cette partie), les approches évolution-nistes concernent généralement trois procé-dés : variation, sélection et conservation2.Cependant, dans de nombreux cas l’utilisa-tion du terme « tri » est plus approprié que « sélection » – distinction opérée par desauteurs néo-darwiniens comme Gould, Vrbaet Eldredge. Le tri concerne la survie relati-vement aléatoire en tant que conséquencedu pur hasard, tandis que la sélectionimplique la causalité : la survie commeconséquence d’une plus grande aptitudedans un environnement donné3.Si nous appliquons ces mécanismes auxinnovations dans le domaine de l’économieen général et de la mode en particulier, leurssignifications sont alors les suivantes : – la variation : d’un point de vue évolution-niste, tout écart à la routine ou à la tradition,qu’il soit intentionnel ou non, est une varia-tion. De surcroît, dans le secteur de la mode,les innovations ne sont pas toujours prémé-ditées. Certaines personnes s’habillentd’une certaine façon et cela peut en influen-cer d’autres.– la sélection (ou le tri) : c’est la survie d’uneinnovation en tant qu’aptitude dans un cer-

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tion, du savoir et du transfert de ces derniersaux nouvelles générations6.

Mais tout ceci ne contredit pas le fait qu’éga-lement dans de nombreux systèmesculturels humains, des essais et des erreurs– variation aléatoire et tri – surviennent.D’ailleurs, des innovations apparemmentinefficaces ou inutiles peuvent être desexemples de sélection réussie dans lamesure où elles s’adaptent probablementdans un certain environnement sélectif. Lasurvie du clavier QWERTY, pourtant loin d’ê-tre un exemple d’optimisation, a ses raisons.Lorsque celui-ci a été adopté, sa conceptiona fait la preuve de son utilité en empêchantla surabondance des « clefs » de machine àécrire. Un très grand nombre de personnesutilisant cette norme à travers le monde, ilest difficile d’en changer7. Cet exempledémontre qu’aptitude, adaptation et savoirsont toujours corrélés à un environnementspécifique. Quand nous étudions la sélec-tion des innovations, il est donc nécessairede les relier à leurs propres systèmes desélection, chacun possédant ses règles spé-cifiques, sa culture, ses sélectionneurs et ses« critères d’aptitude ».

Caractéristiques de l’« aptitude » dans l’environne-ment de mode

Dans le schéma darwinien seuls les plusforts survivent, c’est-à-dire les unités qui s’a-daptent le mieux dans un certainenvironnement. Mais dans tous les systèmesécologiques, y compris les systèmeshumains, nous voyons également un déve-loppement co-évolutionniste aller versencore plus de différentiation8. Toutes sor-tes d’espèces trouvent des niches danslesquelles elles s’adaptent au mieux.D’ailleurs, nombre d’espèces s’adaptent nonseulement à leur environnement mais yapportent également des changements :elles y construisent des niches9. Par consé-quent, il y a de plus en plus de place pourencore plus d’espèces qui, jusqu’à un cer-tain point, vont entrer en compétition pourles mêmes ressources. Cela vaut certaine-ment pour les sociétés humaines où de

nombreux types de comportements déter-minés et stratégiques peuvent être observés.Les innovateurs construisent en partie surdes événements déterminés par le change-ment social et culturel d’une part, maisessayent d’autre part, dans leur environne-ment sélectif, de stimuler certainsdéveloppements pouvant servir leur cause.

L’« aptitude » n’est donc pas un critère « taille unique » – contrairement à ce quebeaucoup d’économistes supposent. A l’évidence, en biologie, à côté des critèresd’aptitudes spécifiques des différentes espè-ces, un critère de succès plus général peutêtre défini : l’accroissement relatif des descendants d’une lignée. Ainsi rien de sur-prenant à ce que certains économistesidentifient l’aptitude des unités écono-miques en général à leur propension àl’accumulation, cette dernière étant à sontour associée à l’efficacité économique10.Ceci nous rappelle la déclaration d’OliverWilliamson selon laquelle « l’économie est lameilleure stratégie » : les unités écono-miques doivent rapidement s’adapter à desprix plus bas et se débarrasser de toutgaspillage11. Ce raisonnement présuppose,cependant, que l’environnement écono-mique est uniforme et n’a qu’un seul critèrede sélection. Tout comme en biologie l’exis-tence d’un critère général de réussiten’exclut pas la réalité des critères d’aptitu-des spécifiques au sein de chaqueécosystème. Dans la plupart des marchés, leprix (et donc les coûts) peut être un élémentimportant d’aptitude, mais il n’est certai-nement pas le seul. Chaque client nerecherche pas uniquement le plus bas prix.D’ailleurs, selon Williamson, il y aurait à l’ori-gine un genre de non-différenciation.

Michael Porter a anticipé, il y a longtemps, lepoint de vue de cet économiste traditionnelen déclarant qu’en comparaison du leader-ship du coût, « une seconde stratégie géné-rique consiste à différencier l’offre de pro-duit ou de service de la société, produisantquelque chose d’« industrywide » et perçucomme étant unique. Les approches de différenciation peuvent prendre de nombreuses formes : design ou image de

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marque (...), technologie (...), articles (...),service clientèle (…) réseau commercial(...), ou d’autres dimensions. (...) Il est ànoter que la stratégie de différenciation nepermet pas à la société d’ignorer les coûts,mais plutôt qu’ils ne sont pas l’objectif stratégique principal »12. Ainsi, le coût estcertainement un critère important dans l’é-valuation des processus d’innovation, maispas nécessairement dans les innovations deproduits.

La stratégie de différenciation de Porteraccorde plus de place aux stratégies desti-nées à des niches différentes. Dans chaquemarché ou niche, les produits sont estimésdifféremment par les clients. À cet égard, lesouvrages de sciences économiques parlentdes préférences des clients ou des consom-mateurs, longtemps considérées commedes données déterminées et fixes ou tout aumoins exogènes à l’économie. Les préféren-ces du consommateur, cependant, ne sontpas exogènes à l’économie ou à la société,mais continuellement reconfigurées demanière endogène sur la base de toutes sor-tes de développements sociaux et d’activitéséconomiques innovantes13. De telles préfé-rences sont des catégories qui relèvent de lademande. Ce qui relie les préférences avecles caractéristiques des innovations sont desvaleurs à l’origine de certaines préférencesapparemment reconnaissables dans lescaractéristiques des innovations spécifiques.Ainsi la « valeur », qui est un concept culturelprécis, est probablement le meilleur équiva-lent économique de l’expérience d’un pointde vue évolutionniste. Derrière chaquevaleur économique il y a une valeur cultu-relle ou un ensemble de valeurs, reliantl’estimation du client à des particularités deproduits tangibles et intangibles.

L’estimation est en grande partie subjective,et différente selon les divers acteurs ougroupes d’acteurs – les sélectionneurs : « Cela signifie que la valeur d’une innovationpeut seulement être déterminée dans lecontexte d’un ensemble des préférences dessélectionneurs »14. Depuis la révolutionindustrielle à la fin du XIXe siècle, la plupart

des économistes considèrent la valeurcomme une préférence individuelle et subjective. Il est vrai que sociologues et éco-nomistes ont tendance à être en désaccord.Les préférences peuvent être subjectives,mais elles ne sont jamais complètementindividuelles. Déjà au début du XXe siècledes penseurs comme Veblen et Commonsavançaient que la valeur était socialementconstruite15.

Il convient d’examiner plus avant le postulatsuivant : la valeur est-elle socialement cons-truite ? Naturellement, les prédispositionsbiologiques et les caractéristiques de fonc-tionnement technique jouent aussi un rôledans nos estimations. Nous avons besoind’air, d’eau, de sommeil, de chaleur, denourriture, d’affection, etc., mais la plupartde ces besoins sont « accessoirement renfor-cés » par toutes sortes de procédés de « socialisation » culturelle, comme par exem-ple les différents goûts alimentaires16. Ainsi,nous acquérons nos préférences par la trans-mission génétique et l’apprentissage social.

A côté des prédispositions biologiques, lescritères techniques jouent également unrôle dans la sélection. Ceci est tout à fait évi-dent pour des produits plus techniques, telsque l’acier, où les critères fonctionnelscomme la force et la longévité prévaudrontsur le prix. Généralement, une innovationtechnique, comme par exemple le systèmeEDI ou tel autre relatif au traitement desdonnées du POS (Point Of Sales), doit « faire ses preuves » afin de tenir sa pro-messe. Mais à côté des critères techniques,les préférences non-techniques sous laforme de conventions, de goûts et de modejoueront également un rôle. Pourquoi uncertain matériau est-il choisi pour une cer-taine application ? Pourquoi va-t-on choisirl’acier pour un bâtiment et non l’aluminium,le marbre ou le bois ? Nombre de logiciels nesont-ils pas sélectionnés en fonction de lastratégie du prestataire plutôt que par rap-port à leur fiabilité ? En témoigne Wijnberg :« Les aspects techniquement nécessairessont les aspects d’un produit que les sélec-tionneurs peuvent indiquer à l’avance et qui

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sembler très particulières ou même ineffica-ces en regard de la plupart des individus etde leurs notions de valeurs, mais elles seronttoujours décisives dans leur propre envi-ronnement : « Si dans une entreprise, lescritères de sélection favorisent la rationalitéadministrative et les structures de contrôleformalisé, alors les organisations adopterontces nouvelles pratiques »22. De même, unléger changement de critères dans un système de sélection peut conduire à unrésultat totalement différent.

Dans la plupart des industries existe unesorte de « prescription de production »socialement construite, un schéma mentalou encore un « paradigme » de la notion devaleur, et des facteurs essentiels de réussite23. En même temps, la diversité perdurera au sein de ces prescriptions. À ceniveau, les préférences des individus, despairs, des groupes de pairs et des sous-cultu-res jouent également un rôle. Les différentsacteurs (fournisseurs et clients) font diffé-rentes sélections parmi les « propositions devaleurs » en compétition, laissant de la placepour une multitude de stratégies. Il suffit depenser par exemple aux différentes sous-cul-tures dans le secteur de la mode : certainsportent toujours la même chose, tandis qued’autres suivent constamment les dernièrestendances. Différentes professions et autresmilieux culturels ont des habitudes et desexigences d’habillement distinctes – et évi-demment les religions ont également leurrôle à jouer. De plus en plus nous notonségalement l’influence croissante de la modedans le sport. Ainsi, il y a un phénomènecontinu de co-évolution et d’interactionentre les estimations culturelles dans lessous-cultures, laissant de l’espace pour unedescription stratégique de co-évolution, etde recherche/ou création de marchés deniche, mais j’y reviendrai dans la quatrièmepartie.

Ainsi on constate que l’environnement éco-nomique se compose d’une multitude deniches, chacune possédant ses propres critè-res d’aptitude. Derrière le concept généralde la valeur économique, il y a une quantité

pourraient, en principe, être vérifiés pard’autres acteurs, voire des robots. Si de telsacteurs existent, leur rôle est purementtechnique et non économique et laisse tou-jours aux sélectionneurs la tâche dedéterminer ou d’attribuer la valeur au senséconomique. Les autres acteurs pourrontvérifier la vitesse des microprocesseurs,mais les sélectionneurs devront indiquer àl’avance que la vitesse donne de la valeur àun microprocesseur et quel type de calculde la vitesse leur paraît acceptable »17.

De la même manière, il ressort des ouvragessur la diffusion que les deux aspects les plusimportants qui déterminent la vitesse d’a-doption d’une innovation sont l’« avantagerelatif » et la « compatibilité »18. L’« avantagerelatif » – ou « le degré par lequel une inno-vation est perçue comme étant meilleureque l’idée qu’elle remplace »19 – ressembleplus aux caractéristiques techniques de l’in-novation. Cependant, selon Rogers, cetavantage est en grande partie une percep-tion. Car même pour les innovationstechniques, les perceptions peuvent êtreplus importantes que des mesures précises.D’ailleurs, l’« avantage relatif » est égalementlié aux aspects de statut, tout particulière-ment en ce qui concerne l’adoption d’inno-vations à fort potentiel de visibilité telles queles voitures, les vêtements, les coiffures,mais également les gadgets hautement tech-niques qui peuvent être statutairementgratifiants20.

La « compatibilité », deuxième facteur impor-tant dans la diffusion, est principalementconsidérée comme compatibilité avec desidées et des valeurs culturelles actuelles etdes besoins identifiés, mais il peut égale-ment y avoir un composant technique : lacompatibilité avec des normes techniquesactuelles21.

Chaque système de sélection fonctionne ausein d’une certaine culture, avec certainesnormes et valeurs qui vont du plus généralau plus spécifique. Par conséquent, les diffé-rents systèmes de sélection fonctionnentselon différents critères d’aptitude.Certaines de ces normes et valeurs peuvent

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de valeurs culturelles en constante évolu-tion. Les éléments techniques jouent unrôle, mais au cœur de l’aptitude écono-mique nous observons l’importance desaspects non techniques de la culture, desnormes et des valeurs dans leurs différentesmanifestations telles que les idéologies dis-tinctes, les cultures des métiers et autresgroupes de pairs, les paradigmes, la mode,les mouvements stylistiques qui tousconduisent d’une part à des critères de baseplus généraux tels que le prix, la fonction-nalité et le statut, et d’autre part, à des réfé-rences plus particulières et sophistiquéespropres à la norme de qualité, qui se définis-sent en une multitude de sous-cultures.

Innovation incrémentale et radicale et le rôle desexperts

Une distinction s’opère régulièrement entreinnovation incrémentale et innovation radi-cale. Quelques observateurs considèrentl’innovation radicale comme la « seule etvraie » innovation. Mais où se situe alors lalimite ? D’ailleurs, tout comme dans la varia-tion biologique, la très grande majorité desinnovations est incrémentale, voire margi-nale.

Sans ces innovations, notre système écono-mique serait très rapidement conduit àl’immobilisation. Selon Gilles Lipovetsky24,le flux continu du style, les innovations endesign et idées et toutes les petites améliora-tions peuvent être perçus comme unprolongement de la logique de mode à tou-tes sortes d’industries. Le « processus globalcontraint les entreprises à innover, à lancersans cesse de nouveaux articles tantôt deconception vraiment inédite, tantôt, et c’estle plus souvent, comportant de simplespetits perfectionnement de détail (...) Unefirme qui ne crée pas régulièrement de nou-veaux modèles perd en force de pénétrationsur le marché et affaiblit son label de qualitédans une société où l’opinion spontanée desconsommateurs est que, par nature, le nou-veau est supérieur à l’ancien (...) Notresystème économique est entraîné dans unespirale où l’innovation grande ou petite est

reine, où la désuétude s’accélère25. Etencore : « C’est l’âge de la mode achevée, del’extension de son procès à des instances deplus en plus larges de la vie collective.[…]On est immergé dans la mode, un peu par-tout et de plus en plus, s’exerce la tripleopération qui la définit en propre : l’éphé-mère, la séduction, la différentiationmarginale »26.

La clarté de l’approche de Lipovetsky estsatisfaisante. Son concept de « différentia-tion marginale » est bien sûr relativementproche de celui de l’innovation incrémen-tale, sans cette dernière connotation surl’amélioration. Un nouveau produit n’est pasnécessairement mieux, il ne conduit pasnécessairement à un niveau plus élevé desatisfaction, sauf à se contenter de la valeurajoutée de la nouveauté ou du plus grandchoix. L’« éphémère » souligne le caractèretemporel de plusieurs de ces innovations,qui mène à une obsolescence économiquecroissante, et beaucoup de personnes avan-cent que les problèmes croissants degaspillage peuvent même conduire à unebaisse du niveau de mieux-être. Mais siaucune valeur ajoutée n’était conférée à l’in-novation, cela échouerait vraisembla-blement. La « séduction » attire l’attentionsur le fait qu’il y a un besoin croissant d’in-vestissements marketing afin de faire del’innovation un succès. Dans beaucoup decas le coût de ces tentatives est supérieuraux dépenses nécessaires au développe-ment de l’innovation elle-même.

En revanche l’innovation radicale ou « para-digmatique » est plus difficile et risquée, enraison de son incompatibilité avec les nor-mes et les valeurs en cours. De nombreusesinnovations radicales échouent soit parmanque de compatibilité avec des deman-des existantes – les valeurs –, soit parmanque d’adaptabilité aux procédés actuelstechniques et non techniques tels que lestests, l’exécution, la production, le com-merce ou la distribution. Ce manque d’adap-tabilité a pour nom « l’effet Leonardo », enréférence à l’artiste qui fût un concepteurdont les nombreuses inventions ne purentêtre réalisées ou même testées avec les

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Dans la plupart des cas les innovations sontdes développements marginaux d’objetsanciens. Dans le secteur de la mode GeorgeDarwin, un des fils de Charles Darwin, apublié en 1872 un article intéressant danslequel il décrit une série d’innovations demode en tant que développements incré-mentaux de formes anciennes. Quelquespièces, tels les épaulettes, les rubans et lesrobes, sont tout à fait particulières et ne peu-vent se comprendre que comme élémentssurvivants de fonctionnalités éloignées etsans aucune pertinence29. Dans ces exem-ples, la sélection peut seulement êtrecomprise comme une conséquence des pré-férences culturelles qui sont demeuréesidentiques ou au moins reconnaissables,même lorsque leur environnement avaitchangé. Pour cette raison Darwin n’a pasjugé bon d’analyser cet environnementsélectif, car contrairement à son père, ilconsidérait la sélection comme acquise.

Dans la seconde partie, nous avons égale-ment vu qu’en biologie, les innovationsradicales ne se produisent que rarementsauf lorsque des événements étonnants seproduisent dans l’environnement sélectif.Quand les mutations ont lieu, en règle géné-rale de nouvelles espèces apparaissent.Dans le secteur économique, de nouvellesespèces peuvent être identifiées comme denouvelles catégories ou de nouvelles « familles » de produits, de « nouveauxconcepts ». Ceci doit être pris au sens littéral :un nouveau concept correspond à une nou-velle catégorie culturelle. Cependant, lesnouveaux concepts ont un lien avec (au sensoù ils « descendent ») les catégories actuel-les, et sans cela nous ne pourrions pas lescomprendre. L’e.commerce est la combinai-son de l’électronique et du commerce, etdescend également du concept de vente parcorrespondance. Le monokini descend dubikini et la combinaison-pantalon du tailleurpour femmes, lui-même un développementdu costume masculin. Sans ces lignées, lesinnovations radicales ne pourraient ni êtrecomprises ni même perçues.

Dans de nombreux cas, les experts ou lesspécialistes jouent un rôle important dans

technologies de son époque27. Mais quanddes innovations radicales sont un succès,leur impact social est beaucoup plus impor-tant : il suffit alors de penser aux exempleshistoriques comme l’invention de l’électri-cité ou de l’automobile.

Wijnberg apporte une contribution intéres-sante à la compréhension du radicalisme del’innovation en proposant de le connecter àson impact sur les processus de sélection : « L’importance (c’est-à-dire le degré de radi-calisme) d’une innovation est à la mesurepar laquelle celle-ci est reliée aux change-ments des évaluations relatives des produitssatisfaisant le même ensemble d’options, lacomposition de l’ensemble des sélection-neurs ou des caractéristiques du système desélection lui-même »28. Ainsi Wijnberg distin-gue quatre possibilités :

– les innovations incrémentales qui amènentles sélectionneurs actuels à reconsidérer lavaleur relative des produits satisfaisant lemême ensemble d’options. Quand je voisune nouvelle voiture, est-ce que je veux rem-placer celle que je possède ?

– une innovation plus radicale qui incite lessélectionneurs à reconsidérer leurs options.Il suffit de songer au lancement des télé-phones mobiles. À un certain momentbeaucoup de jeunes ont commencé àdépenser plus d’argent sur ces derniersqu’en vêtements.

– les innovations encore plus radicaleslorsque l’ensemble des sélectionneurs estchangé. Ceci s’est également produit avecles téléphones mobiles, lorsque la cible prin-cipale s’est rapidement déplacée deshommes d’affaires aux adolescents.

– mais selon Wijnberg, les innovations lesplus radicales ou importantes sont celles quimènent à un changement dans le systèmede sélection lui-même. Auparavant les télécommunications étaient considéréesd’utilité publique, mais suite à l’arrivée denouvelles technologies et de développe-ments sociaux, cette industrie est devenueune industrie déréglementée très concur-rentielle.

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l’explication auprès du public du sens et dela pertinence d’innovations plus radicales.Parfois ces spécialistes inventent de nou-velles catégories et nous pouvons alors observer très précisément la constructionde ces nouvelles significations. Nous voyonségalement comment ces spécialistes ajoutent littéralement de la valeur à cesinnovations en présentant un schéma devaleur – susceptible de changement – et en yévaluant la place de l’innovation.

Elaboration des systèmes de sélection et identifica-tion des principaux sélecteurs

Puisque l’évaluation économique est engrande partie un processus culturel, la « sélection du marché » est co-déterminéepar l’évaluation de toutes sortes de groupesou de sous-cultures. Dans ce cas précis, unmarché n’est jamais simplement un marché,généralement, la sélection économique seproduit au sein d’une combinaison com-plexe de différents systèmes de sélection.Reflétant la distinction traditionnelle opéréepar Williamson entre marchés et hiérarchies,nous pouvons distinguer deux formes sim-ples et idéales de sélection économiquepouvant se combiner sous des formes hybri-des : la sélection hiérarchique et la sélectionde marché.

D’une part, la sélection hiérarchique esteffectuée par des « sélectionneurs » qui fontautorité. Décisionnaires et responsables dehaut niveau au sein d’organisations en sontde parfaits exemples. On peut égalementciter les jurys ou les bureaux de rédaction.Dans la sélection hiérarchique, les « sélec-tionneurs » peuvent généralement fairejouer leurs préférences personnelles, maisagissent la plupart du temps dans un registrede règles et de critères, formels et informels.Le bureau de rédaction d’un journal scienti-fique fonctionne dans le cadre des règles deson éditeur, associées à celles de la commu-nauté scientifique en général. Dans lesorganisations produisant pour les marchés, on peut s’attendre à ce que l’éva-luation d’un succès possible sur le marchésoit un critère important de sélection. Mais

ce n’est jamais précisément le cas. Toutes lesorganisations sont régies par des règles etdes jeux politiques, avec lesquels les person-nes apportant des propositions novatricesdoivent traiter.

D’autre part, la sélection du marché esteffectuée par les consommateurs. Il estimportant de noter que les consommateursne choisissent jamais en vase clos. Natu-rellement, ils ont également des préférences– qui ne sont pas explicitement définies –,mais la plupart du temps ils subissent l’in-fluence de leur milieu culturel et de leurenvironnement proche : famille, collègueset membres des groupes de pairs (ou nou-velles tribus) ou de spécialistes dontl’opinion compte à l’instar des critiques. Enmatière de communication, nous savonsque les leaders d’opinion exercent une cer-taine influence, mais également que lesconsommateurs font une sélection parmices leaders d’opinion, qui eux-mêmes tien-nent compte des avis de leurs « adeptes ». Ily a ainsi sélection mutuelle. D’ailleurs, tousces acteurs font partie d’un groupe culturelou bien d’un ou de plusieurs groupes sous-culturels ou encore groupes de pairs(ethniques, professionnels, âge ou autresgroupes) possédant des valeurs et jouantdes rôles spécifiques.

Ces deux schémas donnent lieu à de multi-ples combinaisons hybrides. Parfois, il y a la« sélection du spécialiste » où une personneinvestie d’une autorité spécifique sélec-tionne ce que le consommateur achète : lesentreprises ou les écoles décident du choixde leurs uniformes, les professeurs de leursmanuels scolaires, les docteurs des médica-ments30. Dans ces cas-là, les départementsmarketing des sociétés qui fournissent lesbiens ou les services (éditeurs, compagniespharmaceutiques) concentreront leursefforts en direction de ces décideurs.

Dans le schéma qui suit, ce système com-plexe de sélection hybride de nouveauxproduits est examiné du point de vue del’entreprise. Sur la gauche, se situent lesentreprises au sein desquelles subsiste tou-jours une lutte entre les différents idées et

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dans les organisations, pour des raisons évidentes. Nombre de réglementationspubliques ont été spécifiquement conçuesafin de remédier à « la faillite du marché », ils’ensuit qu’une logique différente peut êtreproposée. Afin d’être subventionnés, lesthéâtres ou les productions musicales doi-vent être dans « l’expérimental » – c’est-à-direle non-commercial ; tandis que dans ledomaine de l’innovation entrepreneuriale,le département Recherche & Développementdoit anticiper la concurrence. Plus concrète-ment, cela veut dire qu’une certaine formed’art élitiste sera « difficile à avaler », tandisque les R&D ne pourront aboutir à des solu-tions concrètes. Dans d’autres situations, lestaxes externes ou les procédés de subven-tions n’ont qu’un rôle additionnel. Parfois,des décideurs prudents ont recours aux sub-ventions et aux taxes, procédés par lesquelsils sollicitent les acteurs privés à investir, àfaire des donations ou sponsoriser desobjets et initiatives à valeurs culturelles(investissement pour la sauvegarde desmonuments, ou des projets de film ou desinstituts scientifiques ; sponsoring demusées et d’expositions, ou donations à desorganisations socio-culturelles, scienti-fiques, idéologiques ou environnemen-tales). Ici, la sélection n’est pas hiérarchique– l’autorité ne soutient seulement en prin-cipe que la catégorie de produit – mais ellen’intervient pas plus sur le marché.Apparemment, dans ces cas précis, un cri-tère important de sélection pour lesdécideurs est que les acteurs privés partici-pent également à l’évaluation culturelle etéconomique.

En conséquence de toutes ces considé-rations, les responsables d’entreprisesnovateurs connaissent mieux les systèmesde sélection dans lesquels ils agissent à unmoment précis, chacun étant doté de règlesspécifiques. Au sein de leur structure, ils doivent se tourner vers leurs patron et collè-gues. Ultérieurement, ils peuvent avoir àpasser à d’autres systèmes de sélection avecdes règles totalement différentes. Tout ceciexige une flexibilité stratégique et tactique.Afin d’illustrer les nombreuses ramifications

projets. Quand la sélection hiérarchique estl’étape préliminaire avant la sélection dumarché, il faut s’attendre à ce que le résultatfinal du marché oriente la sélection hiérar-chique. Mais ce n’est pas toujours le cas. Lesfacteurs de succès liés à la sélection interne(par exemple les ordres du jour plus oumoins confidentiels, le favoritisme entre lesdépartements, la passion des dirigeantspour les chevaux, les jeux politiques au seindes organisations) peuvent être totalementdifférents de ceux propres au marché. Lesacteurs lançant des propositions novatricesse doivent de prendre ces paramètres enconsidération.

Sélection hybride complexe du point de vue de l’entreprise

Sur la droite de ce schéma, se trouvent lesconsommateurs probablement rassemblésen groupes de pairs, de sous-cultures ou denouvelles tribus ; chacun d’entre eux dotéde différents critères d’évaluation. Ils sontinfluencés par des spécialistes, des pairs etdes leaders d’opinion. Parmi ces derniers,certains peuvent également influencer lasélection hiérarchique externe, mais jereviendrai sur ce point plus tard. Entre l’of-fre et la demande figurent également despré-sélectionneurs, tels les acheteurs desgrandes ou petites chaînes de distributionou encore des stations de radio musicalesou des cinémas.

Dans certains cas, il y a également une sélec-tion hiérarchique externe notammentlorsque les producteurs ont besoin de sub-ventions. Ici, les critères de sélectionpeuvent être totalement différents de ceuxpropres au marché ou de ceux en vigueur

innovations

(pré-)sélectionpar distri-buteurset experts

influence desexperts, desleaders d’opi-nion et pairs

système de valeur diversifié

entreprisessélection interne

hiérarchique : choixentre différents

idées et projets

sélection hiérar-chique externe(subventions)

consom-mateursgroupés,tribus

sélectiondu marché

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de la co-sélection hybride, la sélection demode (revues de mode y compris) est pré-sentée sur la base de deux systèmes devaleur liés l’un à l’autre : celui des entrepri-ses de mode et celui des magazines demode. Quand nous analysons les achats demode des consommateurs, nous voyons queceux-ci sont influencés par un certain nom-bre de leurs pairs et également par lescritiques et les magazines, qu’ils choisissenteux-mêmes ! Le fait qu’il y ait également unesélection de marché des spécialistes par lesconsommateurs (et dans une certainemesure par les sociétés de mode qui sontune source de revenu importante pour lesmagazines) illustre le fait que les consomma-teurs, les sociétés de mode et les magazinesse choisissent mutuellement. Ils font partiedes sous-cultures et des sous-systèmes (voirégalement la cinquième partie). Dans le lan-gage de la théorie de la complexité, ceci estun exemple clair de co-évolution dans unsystème adaptatif complexe31.

D’autres champs culturels reliés à celui de lamode peuvent être abordés tels le sport, lecinéma ou la musique, puisque ces derniersfabriquent des modèles qui peuvent cau-tionner (souvent sur une base contractuelle)certains produits de mode. Il suffit de pen-ser à l’importance croissante du placementde produits dans les films et séries. Des busi-ness models toujours nouveaux sontdéveloppés sur la base de ces interactions,et sont parfois liés à de nouvelles formes d’e-business. Quelques chaînes de télévisionscommerciales, par exemple, veulent nonseulement gagner de l’argent grâce au place-ment de produits, mais essayent d’exploiteravec les fabricants des sites d’e-commerce.Quand une certaine actrice porte une robe,un site web pourrait alors être créé permet-tant d’acheter cette robe.

Dans certains cas, le lien avec des groupesde consommateurs peut être plus interactifet relationnel. Quelques sociétés ont trouvé,par exemple, une niche sous-culturelle(punkrockers, kite-surfers, immigrés maro-cains) avec laquelle elles développent desrelations particulières, probablement par lebiais de sites web. Marchés et industries sont

de plus en plus fragmentés et (re-)connectésen même temps. Le rôle d’Internet dans cegenre de connections ne doit pas être sous-estimé. Sur quelques sites Web des groupesde consommateurs discutent de l’offre desdifférents concurrents dans un même sec-teur. Des sociétés avisées peuvent prendrepart à ces discussions, tout comme les utili-ser afin de demander conseil à cesconsommateurs : il s’agit alors du « crowd-sourcing ».

Certaines sociétés ont créé leurs propressites Web pour annoncer des affaires attracti-ves ou pour organiser des ventes. D’autresont également créé leurs propres forum surInternet. En outre, peut-être que quelquesconsommateurs sont disposés à réfléchiraux idées novatrices d’une entreprise. Lesinitiatives de ce type illustrent le fait que deplus en plus, les sociétés s’éloignent dumodèle traditionnel d’innovation push etont conscience de la nécessité d’unemeilleure compréhension des besoins desconsommateurs et des complexités desréseaux dans lesquels ils opèrent.

Il est probable qu’aucune initiative de cegenre ne garantit le succès d’une innovationcomme nombre de marketeurs frustrés peu-vent en faire l’expérience chaque jour. Cequi plait à un groupe de consommateurspeut totalement déplaire à un autre.D’ailleurs, des marketeurs curieux et intelli-gents peuvent avoir de plus en plusd’informations concernant leurs consomma-teurs, mais le procédé s’équilibre par lasophistication et la connaissance croissantedes consommateurs des techniques marke-ting32. Cependant, ceci n’exclut pas lapossibilité que les sociétés puissent soittrouver des solutions nouvelles pour les-quelles certains groupes de consommateursexpriment un très fort désir, soit établir desrelations privilégiées auxquelles certainsgroupes souhaitent véritablement adhérer,comme le démontrent par exemple Diesel,The Lonely Planet, Apple, Ben et Jerry’s, ouHarley-Davidson. Afin de comprendre cespratiques, il est utile de revenir sur lesniches, les nouvelles tribus et les réseaux.

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C’est au niveau de leurs groupes – appeléesparfois tribus ou nouvelles tribus – que lesgens sont les plus influençables (voir l’in-fluence des pairs dans la quatrième partie).Cependant, plus nous connaissons de per-sonnes individuellement, moins chacuned’entre elles aura sur nous d’influence –indépendamment de quelques unes dontl’avis compte particulièrement comme lesamis et les leaders d’opinion dans les grou-pes de pairs. Par conséquent, dans de petitsvillages ou petites structures, il existe unplus haut degré de « monoculture » que dansde plus grands environnements.

Les gens appartiennent de plus en plus à ungrand nombre de groupes, en partie parceque ceux-ci multiplient les opportunités d’identités. Une personne peut être unefemme, une adolescente, une musulmane,une étudiante en psychologie, une les-bienne, une fan de punk-rock et uneplongeuse en même temps, mais aucune deces identités n’aura, pour cette personne, lamême signification. Zygmunt Bauman aillustré dans quelle mesure la « liquidmodernity », sous l’èthos de l’hédonisme,mène à une quête angoissée visant à attein-dre une identité acceptable, « authentique »et originale mais qui ne devient jamais plusqu’une « illusion optique indispensable » : « La recherche de l’identité est une lutteincessante pour arrêter ou ralentir le flux,pour solidifier le fluide, pour donner formeà l’informe ». La mode et le shopping four-nissent des métaphores en un sens idéales :« Etant donné la volatilité et le détachementpropres à toutes ou presque toutes les iden-tités, c’est la possibilité de « faire ses courses »dans le supermarché des identités, le degréde liberté véritable ou putative du consom-mateur pour choisir son identité et s’y teniraussi longtemps que souhaité qui devient lavoie royale à l’accomplissement des fantas-mes identitaires35. Ainsi, comprendre desclients potentiels implique en grande partiede comprendre les définitions ou les aspectsidentitaires qui aux yeux de chacun leursemblent les plus importants. Souvent l’observation, comme la façon dont ils s’ha-billent (et les codes exprimés), leurs modes

Comprendre notre environnement groupé : niches,réseaux et nouvelles tribus

Dans la troisième partie nous avons vu quela valeur d’une innovation ne peut êtredéterminée que dans le contexte d’unensemble de préférences des sélection-neurs. A cet égard, le concept de niches adéjà été mentionné plusieurs fois. De plus,dans tous les systèmes écologiques, y com-pris les systèmes humains, nous observonsun développement co-évolutionniste pourplus de fragmentation et de différencia-tion33. Même les « mass markets » deviennentplus différenciés, notamment avec l’appari-tion du concept de « mass customisation » :de plus en plus de fabricants et de sociétésde services essayent de réconcilier des économies d’échelle avec l’exigence de customisation.

Les développements récents dans les systèmes de réseaux sont utiles pour com-prendre le développement des réseauxgroupés. Dans le système des réseaux, il estavéré que les « mondes » de la plupart despersonnes sont relativement petits. Deuxpoints de vue totalement opposés expli-quent ce phénomène : d’une part, la plupartdes personnes ne connaissent seulementqu’un nombre limité de personnes (environ150), et ces autres personnes en grande par-tie partagent le même groupe deconnaissances au sein d’un plus largeréseau. D’autre part, quelques personnesappelées « connecteurs » connaissent beau-coup d’individus dans un grand nombre degroupes et créent des liens entre eux. Parconséquent, le monde devient très petit. Enfait, nous pourrions relier la plupart des per-sonnes dans le monde en seulement sixétapes ! Cette vision des réseaux groupés estmise en évidence dans le schéma suivant34.

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de comportement, fourniront des indicesimportants pour cette compréhension.Nombre de nouvelles tribus ont leurs propres codes vestimentaires, et peuimporte qu’elles soient comptables oupunks36.

Dans leur quête d’identité, des personnestrouvent parfois l’inspiration dans des com-munautés virtuelles. Ce dernier mot faitimmanquablement penser aux communau-tés sur Internet, mais les premièrescommunautés virtuelles étaient probable-ment celles inspirées par un modèlesemblable. À cet égard Michel Maffesoliinventa en 1996 le concept des nouvelles tri-bus, ce qui lui permit de réagir auxconceptualisations précédentes relativesaux sous-cultures, qui avaient parfois uneconnotation trop réaliste. Dans les années70, l’approche du CCCS (The Centre forContemporary Culture Studies inBirmingham) visait justement à qualifier desjeunes issus des classes ouvrières en tantque groupes sociaux réellement ancrés etcohérents. Plus tard, il s’est avéré qu’un cer-tain nombre de ces sous-cultures n’étaientque des constructions relativement cohé-rentes des chercheurs du CCCS et/ou desmédias, plutôt que des groupes vraimentconstitués avec un fort degré de cohérence.Il y avait bien plus de diversité dans le comportement qu’il n’avait été reconnu.Quelques types de comportement avaientété évincés, tandis que d’autres avaient étémis en avant37.

À mon avis, le terme « sous-culture » n’a pasnécessairement cette signification aussiétendue ou idéalisée. Il peut être utilisépour classer les préférences de personnesqui ne constituent pas nécessairement ungroupe, mais qui peuvent quelquefois enformer un. Elles peuvent porter des signesidentitaires à l’instar des socialistes, despunks, ou de certains chrétiens ou musul-mans. Avec son concept des tribus ou desnouvelles tribus, Maffesoli visait des niveauxplus élevés de fluidité : « Cet engagement n’apas la rigidité des formes d’organisationavec lesquelles nous sommes familiers ; il seréfère davantage à une certaine ambiance,

un état d’esprit, et doit de préférence s’ex-primer par les styles de vie qui mettent enavant l’apparence et la « forme »38. Ainsinous revenons à la métaphore de Baumansur le supermarché des identités où les indi-vidus font des courses pour acheter lacombinaison qui s’adapterait le mieux àleurs besoins. « C’est ainsi que tribus nesignifie pas « tribus » au sens anthropolo-gique traditionnel, car elles n’ont pas lapermanence et la longévité des tribus »39.D’ailleurs, les médias jouent un rôle impor-tant dans la constitution de ces groupes, à lafois dans leur origine comme dans l’allonge-ment de leur cycle de vie40. Ceci nousramène à des genres plus interactifs de mar-keting. Comme nous avons vu dans la partieprécédente, le marketing de mode notam-ment joue parfois un rôle important dans leco-développement des nouvelles tribus etdes sous-cultures.

Comprendre notre monde connecté est éga-lement important pour une autre raison.Puisque les « connecteurs » établissent desliens entre les groupes, ils jouent probable-ment un rôle primordial dans la diffusion del’information ou des innovations41.

Quand beaucoup de « connecteurs » ren-force le même message, une « cascaded’informations » ou « d’effet de mouvement »peuvent surgir – comme dans une épidémie– et en peu de temps beaucoup de gens sepeuvent être « saisis » par une même idée :quel film aller voir, quel vêtement ou actionsur Internet acheter ? Puisque ce genre decascade possède des critères semblables àceux des épidémies, on parle parfois à sonsujet de « contagion sociale »42. Il y a, cepen-dant, des différences importantes entre lacontagion sociale et la diffusion des ma-ladies. Les épidémies sont activées lorsqu’ungrand nombre de personnes sont connec-tées entre elles. La contagion socialefonctionne différemment : elle est efficacedans un environnement social – le plus com-mun – dans lequel les réseaux sontextrêmement bien connectés, mais où peude personnes établissent de liens entre lesgroupes43.

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occasions de croissance rapide. Dans le sec-teur de la mode, de telles occasions peuventse révéler intéressantes, mais également trèsrisquées. Une année une société est leaderet se développe rapidement ; l’année sui-vante elle est dépassée et rencontre desproblèmes de trésorerie. Il est ainsi tout àfait compréhensible que les sociétés réagis-sent différemment à ces opportunités decroissance. Certaines peuvent profiter de lapublicité, en créant par exemple des réseauxflexibles avec les fabricants du monde entier.D’autres préfèrent maintenir une cohérencedans la marque, et ce même au détrimentd’une croissance temporaire.

Un exemple intéressant illustrant ce pointtient aux réactions opposées des sociétésTommy Hilfiger et Timberland aux oppor-tunités fournies par le succès inattendu des mouvements rap et hip-hop. TommyHilfiger, qui, à ses débuts, véhiculait uneimage plutôt « preppy », a sauté sur l’occa-sion, et a adopté un mix hybride de style « preppy » et « urban street ». Lorsque lesrappeurs L.L. Cool J et Snoop Dog sontapparus à la télévision avec des chemisesTommy Hilfiger, la folie fut totale. TommyHilfiger a connu une croissance telle qui lui apermis, vers 1995, de rattraper enfin sonmodèle et rival, Ralph Lauren.

Au même moment, Timberland a été toutaussi étonné d’apprendre que ses chaus-sures de randonnée et ses vêtementsd’extérieur réputés inusables étaient ache-tés par des gosses des villes à un rythme detrois ou quatre articles à la fois. Il n’a pasprotesté, et, contrairement à Hilfiger, a pré-féré conserver son image de marquetraditionnelle et ses consommateurs.Timberland n’a pas connu la même expan-sion que Hilfiger, mais n’a pas connu nonplus la faillite à laquelle a été confrontéHilfiger. À la fin des années 90, certains grou-pes de hip-hop ont lancé leur propre marque,entraînant Hilfiger dans la chute. Les ventesse sont effondrées et, pire encore, la marquesouffrit d’une crise d’identité. En consé-quence, l’Europe, où Tommy Hilfiger n’ajamais perdu son image « preppy », estactuellement son principal marché50.

Une conséquence quelque peu surprenantede la théorie des réseaux est que « la struc-ture du réseau peut avoir une influence toutaussi importante sur le succès ou l’échecd’une innovation que l’intérêt inhérent àl’innovation elle-même »44. Bien évidem-ment, la qualité de l’innovation joue un rôle,mais en même temps nous savons que nom-bre d’innovations aussi intéressantessoient-elles peuvent échouer, ou si elles n’é-chouent pas totalement, sont incapables desortir des niches45. D’autres messages se dif-fusent relativement rapidement. Encommunication, on parle du « caractèreaccrocheur » d’un message. Pour cette rai-son les publicitaires recherchent conti-nuellement des slogans « accrocheurs » toutcomme les politiciens et leurs conseillersdes formules ultra concises. Le caractèreaccrocheur ne s’obtient pas aussi facilement.Un jingle pour une publicité peut être accro-cheur alors que son slogan ou rapport à lamarque facilement oublié. Une publicitéplus fine, faisant appel à des jeux ou desénigmes, est en règle générale plus efficacequ’une publicité agressive46. De la mêmefaçon, les films lancés à grand renfort depublicité n’obtiennent pas nécessairementle succès escompté ou encore certains livresde célébrités ne peuvent pas couvrir lesavances considérables qui leur ont été ver-sées. Après le lancement d’un nouveauproduit, le bouche à oreille au sein desréseaux est le critère le plus important dansl’obtention d’un succès. En littérature, etplus particulièrement dans le domaine cul-turel, on parle d’une innovation « ignorée detous »47. Une exception importante est, biensûr, la réputation, qui fera qu’un auteur ouun acteur connus recevront plus d’attention,et pour cette raison demanderont des hono-raires supérieurs48. C’est pour la mêmeraison que les suites de films sont si popu-laires auprès des producteurs49.Dans le secteur des films ou des livres, lescampagnes publicitaires sont très intéres-santes pour leurs auteurs et leurs sociétés.Dans d’autres industries, par suite de feed-back positif inattendu, un battagemédiatique peut se produire, induisant des

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La structure de groupement des réseauxnous aide également à comprendre la ten-sion entre les développements interna-tionaux et les goûts locaux qui persistent.Les individus sont influencés par lesmarques de mode internationales mais cetteinfluence est atténuée par leur culture etleur environnement. Ces marques n’attei-gnent donc les groupes – sous-groupes ougroupes de pairs – que de manière diluée.Dans une situation semblable, quelques sty-les de musique et interprètes ont atteint unniveau international, tandis que beaucoupd’autres n’ont conservé une notoriété qu’auniveau national.

Dans cette partie et les précédentes, j’ai ana-lysé la manière dont la sélection fonctionnedans le domaine de l’innovation de mode.Dans la prochaine partie, j’approfondirai ladimension plus active et stratégique de lasélection. Le message en sera que la co-évolution est non seulement utile à la des-cription, mais également à la prescription.

Prêter attention

L’interaction avec des groupes de consom-mateurs ou de « connecteurs » n’est qu’uneétape mineure avant d’établir que ceux-cijouent probablement un rôle importantdans la production de valeur ajoutée, etqu’en conséquence ils devraient être rému-nérés. Les consommateurs les plus avisésaidant des sociétés à innover ont au moinsbesoin comme condition préalable que cel-les-ci ne s’approprient pas les droits depropriété intellectuelle de ces innovationsmais les laissent dans le domaine de la créa-tion commune51. Parfois du point de vuemarketing, la relation est consolidé avec les « connecteurs », les leaders d’opinion. Carnous vivons également dans une « économiede l’attentisme » dans laquelle, par suited’une offre trop importante, l’attentionhumaine est une des ressources les plusrares. Littéralement sociétés et innovateurssont disposés à « faire attention »52. La formeclassique qui en résulte est naturellement lapublicité. Experts, critiques et toutes sortesde pairs jouent un rôle en évaluant les inno-

vations et en leur donnant ainsi de la valeurajoutée (ou en en retirant).

De plus en plus de ces personnes influentessont récompensées ou même soudoyéespour jouer ce rôle. Il suffit de penser parexemple à la pratique des « pots-de-vin »dans la musique et au sein d’autres indus-tries culturelles. Les pots-de-vin sont ungenre de dessous de table, payés pourinfluencer le choix des experts et des gar-diens et amener un produit à l’attention dupublic. Cette pratique vient de l’industrie dela musique où les DJs ou stations de radiosont payées pour passer certains titres.Quelques DJs ou directeurs de programmespeuvent être achetés personnellement, maisla pratique peut également faire partie dubusiness model de la radio ou de la chaînede télévision. Ils sont ainsi payés pour passerde la musique au lieu de devoir en payer lesdroits. De la même façon, les libraires peu-vent être payés par les éditeurs pour mettreen avant certains livres sous forme de gran-des piles installées dans le magasin ou dansla vitrine. Le marché pour le placement deproduits a même mené au développementde sa propre industrie de courtage53.Quelques stars de cinéma ou de musique sevoient prêter des robes de haute couture,car les créateurs espèrent qu’elles les porte-ront lors de la cérémonie des Oscars oud’autres occasions semblables.

Il y a actuellement tant « d’experts » sur lemarché que leur contribution en termes devaleur diminue. Internet avec ses millions deblogs et de chatrooms rend cette situationencore plus opaque. Les exceptions sont les« superstars », les quelques émissions, maga-zines ou experts qui focalisent presquetoute l’attention. On dit même qu’une mau-vaise recension dans le New York TimesBook Review génère la vente de plus de 6000 exemplaires supplémentaires d’un livre.Mieux encore est la recommandationd’Oprah Winfrey qui conduit facilement à lavente de quelques centaines de milliers delivres supplémentaires. Ainsi est-il compré-hensible qu’elle ait fondé son propre club delivres afin de s’emparer d’une partie de la

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le domaine des approches d’échangesanthropologiques qui focalisent l’attentionsur une « comptabilité » informelle faite defaveurs mutuelles entre les différentsacteurs.

Tout ceci illustre le fait qu’il n’y a pas de créa-tion de valeur économique sans au moinsune reconfiguration des valeurs culturellesavec l’aide des différents acteurs agissanthors des entreprises. Ces acteurs sont deplus en intégrés dans les processus d’inno-vation et de marketing et ainsi, dans unecertaine mesure, de plus en plus indemni-sés. Au final, le fait de procéder ainsi entoute franchise apparaît comme l’approchela plus intelligente.

Conclusion

Ma conclusion se résume en 10 points :

1. Un élément primordial de tout modèleéconomique dans la mode est l’innovationcontinue et réussie. L’utilisation du schémadarwinien de variation, sélection et conser-vation/spéciation est pertinente afin d’éva-luer le succès relatif de l’innovation demode.

2. L’aptitude à l’innovation dans les environ-nements économiques peut se définircomme l’union entre les valeurs « ajoutées »aux produits et les valeurs prônées par diffé-rents types de sélectionneurs dans uncertain système de sélection.

3. La sélection des innovations se produitdans des systèmes de sélection hiérarchiqueet au sein des marchés ainsi que dans descombinaisons hybrides, et chacun de cessystèmes est doté de différents critères desuccès ou d’aptitudes (valeur).

4. La sélection est basée sur une évaluationquantitative et qualitative qui est en relationavec un ensemble de préférences détermi-nées culturellement. Quelques unes de cespréférences sont transformées en des critè-res de sélection explicitement ratifiés, maisdont la plupart demeurent tacites.

5. Les aspects techniques de l’aptitude à l’in-novation touchent principalement aux « avantages relatifs », aux aspects non-tech-

valeur qu’elle avait créée54. L’atout impor-tant des experts est, cependant, leursupposée évaluation objective, mais dès lorsqu’ils acceptent des pots-de-vin ils mettentleur réputation en jeu.

Les pairs peuvent également créer de lavaleur en portant à l’attention de leurs amiset collègues certains produits et leurs quali-tés tout en n’étant qu’incidemmentremerciés par les innovateurs. Ils peuventrecevoir un cadeau s’ils donnent à l’entre-prise les coordonnées d’un client potentiel(un abonnement à une revue ou un catalo-gue de VPC). Plus les tentatives marketingsont personnalisées plus les pairs serontremerciés par les entreprises pour la partprise dans la création de valeur. Les appro-ches modernes de « marketing viral »essaient avec plus ou moins de succès d’im-pliquer de manière commerciale ces « con-necteurs »55. Ainsi quelques pairs parvien-nent à un certain moment à être considéréscomme des experts reconnus et rémunérés.Ils peuvent être payés pour promouvoir desproduits (et spécialement ceux qu’ils préfè-rent), pour dépister de nouvelles tendances,pour écrire des comptes rendus ou pourdevenir conseils ou agent.

Depuis 2005, Procter & Gamble, à traversson programme Vocalpoint, a recruté descentaines de milliers de « connecteurs » ausein de groupes de pairs pour conseillerleurs produits par le procédé du bouche à oreille. Contrairement aux recom-mandations émises par la toute nouvelleWord of Mouth Marketing Association(www.womma.org), P&G n’exige pas deleurs connecteurs qu’ils révèlent leur affilia-tion à la société. Cette méthode n’est pasdes plus judicieuses car les personnesapprochées vont se méfier des conseils surles produits P&G avancés par les pairs, outout du moins se sentir trahi lorsqu’ellesapprendront ces pratiques. Actuellement, laplupart des pairs ne reçoivent qu’une com-pensation purement informelle : je vousaide parce que vous m’avez aidé. Si vousm’avez aidé en m’apportant des idées, jepourrais vous inviter à déjeuner ou vousfaire un autre cadeau. Nous sommes ici dans

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niques de leur (non-) compatibilité avec desnormes et valeurs culturelles actuelles.

6. La création de valeur économique par l’in-novation nécessite la reconfiguration desnormes et valeurs culturelles entraînant une reconfiguration des préférences desconsommateurs.

7. Plus les innovations sont radicales, plusradicale est la reconfiguration des valeursculturelles et plus important est le rôle desnouveaux concepts et catégories, et ainsicelui des experts faisant passer le messageau public.

8. La mode entraîne principalement desinnovations marginales, ce qui est facile-ment compréhensible. Des « différenciationsmarginales » issues du même modèle ont étéappliquées à la plupart des autres industries,faisant accroître le taux d’innovation.

9. Experts, leaders d’opinion et pairs jouentun rôle important dans la création culturellede valeur économique, en sorte qu’ils sontde plus en plus pris au sérieux par les marke-teurs.

10. Les outils d’e-business permettent à de nouveaux business models – comme parexemple la combinaison de placement deproduits auprès d’émissions de télévisionavec les ventes courantes – de renforcer lafragmentation des marchés. Ils ont égale-ment stimulé l’explosion d’acteurs s’autoproclamant experts en blogs et de factodavantage de fragmentation de la significa-tion et de l’attention. Dans une certainemesure, cela s’équilibre par l’émergence des« super stars », des quelques blogs, magazi-nes et experts vers lesquels toute l’attentionse porte.

Dany Jacobs,Professeur de management stratégique, uni-versité de Groningen, Pays-Bas(traduction de l’anglais par Dominique Lotti)

1. Dany Jacobs, Adding Values. The Cultural Side ofInnovation, Rotterdam, Veenman Publishers, 2007.2. Aldrich mentionne une diffusion non statique commequatrième procédé, puisque celle-ci implique presque tou-jours l’innovation marginale et l’adaptation, i.e. unediversité orientée vers des groupes spécifiques de consom-

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17. Nachoem Wijnberg, op. cit., p. 1477.18. Everett Rogers, Diffusion of Innovation, New York, FreePress, 5e edition, 2003, p. 229-257.19. Ibid., p. 229.20. Ibid., p. 23121. Ibid., p. 240-350.22. Howard Aldrich, Organizations Evolving, op. cit., p. 26.23. Joseph Porac, Howard Thomas, Charles Baden-Fuller,“Competitive Groups as Cognitive Communities. The Caseof Scottish Knitware Manufacturers”, in Journal ofManagement Studies, 1989, 26/4, p. 397-416 ; KoenDebackere, Bart Clarysse, Nachoem Wijnberg, MichaelRappa, “Science and Industry: A Theory of Networks andParadigm”, in Technology Analysis and StrategicManagement, 1994, 6/1, p. 21-37.24. Gilles Lipovetsky, The Empire of Fashion, Princeton,Princeton University Press, 1994, traduit du françaisL’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987, p. 188.25. Ibid., p. 188.26. Ibid., p. 183.27. Bart Nooteboon, op. cit., p. 11, 182, 194.28. Nachoem Wijnberg, op. cit., p. 1474.29. Georges Darwin, L’Evolution dans le vêtement, 1872,Paris, IFM-Regard, 2002.30. Nachoem Wijnberg, op. cit., p. 1471-1472.31. John Holland, Hidden Order. How Adaptation BuildsComplexity, New York, Basic Books, 1995.32. Stephen Brown, Free Gift Inside!!, Chichester, Capstone,2003, p. 36-37, 51-53.33. Jane Jacobs, op. cit., p. 16-17.34. Malcolm Gladwell, The Tipping Point, London, Abacus,2000, p. 34-56 ; Marco Janssen, Wander Jager, “Fashions,Habits and Changing Preferences: Simulation ofPsychological Factors Affecting Market Dynamics”, inJournal of Economic Psychology, 2001, 22, p. 750-751.35. Zygmunt Bauman, Liquid Modernity, Cambridge, PolityPress, 2000, p. 82-83.36. Andy Bennett, “Subcultures or Neo-Tribes? Rethinkingthe Relationship Between Youth, Style and Musical Taste”, inSociology, 1999, 33 (3), p 599-517 ; Geoff Stahl, “TastefullyRenovating Subcultural Theory: Making Space for a NewModel” in David Muggleton, Rupert Weinzierl (eds.), ThePost-Subcultures Reader, Oxford, Berg, 2003, p. 27-40.37. Andy Bennett, op. cit., p. 603-605.38. Michel Maffesoli, The Times of the Tribes. The Decline ofInidividualism in Mass Society, London, Sage, 1996, traduitdu français Le temps des tribus. Déclin de l’individualismedans les sociétés modernes, Paris, Livres de poche/ Biblio,1991, p. 98.39. Rob Shields, “Foreword: Masses or Tribes” in M.Maffesoli, 1996, op.cit., p. IX-XI.40. Geoff Stahl, op. cit., p. 31-32.41. Ils jouent ainsi le rôle de « leaders d’opinion » tels quenous les connaissons dans la théorie de « two-step-flowcommunication », Everett Rogers, op. cit., p. 204-312.42. De tels « effets de mouvement » sont des formes de « retours croissants à l’adoption » qui opèrent purement surl’information de la demande, contrairement à d’autres for-mes qui fonctionnent plus du côté de l’offre (économiesd’échelles, connaissance par l’usage) ou par la combinaisondes deux (externalisation des réseaux, interconnections

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Mode de recherche, n° 1.Février 2004 (L’immatériel)

Mode de recherche, n° 3.Janvier 2005 (Marques et société)

Mode de recherche, n° 2.Juin 2004 (Luxe et patrimoines)

Mode de recherche, n° 4.Juin 2005 (Développement durable et textile)

Mode de recherche, n° 5.Janvier 2006 (La propriété intellectuelle)

Mode de recherche, n° 6.Juin 2006 (La mode comme objet de larecherche)

Mode de recherche, n° 7.Janvier 2007 (La customisation : la modeentre personnalisation et normalisation )

Mode de recherche, n° 8.Juin 2007 (Le modèle économique de lamode)

Mode de recherche, n° 9.Janvier 2008 (Mode et modernité)

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Ont collaboré à ce numéro : Christel Carlotti, Dany Jacobs, Pascal Morand,Gildas Minvielle, David Zajtmann

Réalisation :Dominique Lotti