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MÉMOIRE DE FLIC

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Robert Mesini

M É M O I R E

D E F L I C

Albin Michel

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© Éditions Albin Michel S.A., 1991 22, rue Huyghens, 75014 Paris

ISBN 2-226-04943-6

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A Maèva et Jonathan.

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PROLOGUE

La France a peur

A l'heure dite, les stars pénètrent chez nous. Elles s'enca- drent dans la lucarne et nous narrent les innombrables malheurs — et les rares bonheurs — de notre pauvre monde. Leur parole est bue littéralement, fourchette levée, verre stoppé entre table et lèvres. Il ou elle parle, il ou elle annonce la vérité.

Comment ne pas croire la star de l'époque, Roger Gicquel, lorsque de sa voix grave et émouvante il annonce : « La France a peur. »

Il ne s'agit pas d'une fuite dans une centrale nucléaire ni de l'arrivée des martiens, d'un typhon ou d'une armée étrangère, mais d'un fait divers, un de ceux qui, parmi la multitude quotidienne, émerge quelquefois et donne le frisson.

« La peur », c'est aussi sur elle qu'est construit le titre des journaux quand sévit, ici ou là, un tueur de vieillards ou un assassin de gamines.

« L'insécurité » a été un argument électoral très exploité au cours des dernières années. Le bon peuple s'émeut : « On ne peut plus sortir le soir », disent les citadins de nos grandes villes. » « Tel quartier est un ghetto », ajoutent certains. « D'ailleurs, la police elle-même n'ose plus y aller », confir- ment les mieux informés.

C'est en grande partie « grâce » à cette information que les rues de nos villes se vident dès la nuit tombée. Et on n'entend plus la voix du guet : « Citoyens dormez en paix... tout est tranquille... »

A sa place passent en trombe de modernes argousins

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motorisés qui se grisent de vitesse et dont les sirènes ajoutent à l'angoisse des chaumières. Des chaumières modernes : HLM de banlieues, résidences des hauteurs ou Maisons Bouygues de la « ville nouvelle » abritent des Français qui vérifient les fermetures renforcées, connectent les systèmes d'alarme et, rassurés, allument leur poste de télévision.

... « La guerre au Liban, ce n'est pas nouveau... le détournement d'avion en Corée... le naufrage en mer de Chine... le typhon Adélaïde aux Antilles... » Tout cela est loin et que les images sont belles ! Ces nouvelles n'interrom- pent pas les conversations ; en revanche on se tait lorsque arrive le moment où il est question du crime.

Le dernier, celui qui saigne encore à deux pas d'ici ou à tel endroit où l'on a passé les vacances, évoque un coupable qui court toujours. L'enquête piétine, toutes les polices recher- chent... Quelques jours plus tard, le feuilleton recommence.

La peur officielle évacuée, la famille française vérifie une dernière fois les fermetures de la maison puis se cale, munie de quelques douceurs qui font grossir. Elle branche l'autre peur, celle que procure, moyennant une simple redevance, le feuilleton américain, le film américain, où des gangs, la Mafia et ses parrains, bref des bandits du passé ou du présent, font passer le frisson.

La peur de l'an 1000 avait fait long feu. Va-t-on se mettre à redouter celle de l'an 2000 ?

Cette question, et bien d'autres touchant à la criminalité et aux criminels, je me les étais posées alors que je faisais de la police judiciaire aux quatre coins de France, de Lille à Bordeaux, de Lyon à Paris, et dans une ville incomprise au- dessus de la Durance : Marseille !

Pendant toutes ces années et à tous ces postes, je m'étais ingénié à faire toujours mieux afin que les malfrats, meur- triers, braqueurs, voleurs, escrocs ne profitent pas du bien qu'ils avaient mal acquis. Je dois admettre que je n'y suis pas toujours parvenu. Pour m'en consoler, je me suis dit que l'échec n'était pas un « privilège » réservé aux flics. Ce n'est pas faire injure aux disciples d'Hippocrate, par exemple, de dire qu'ils ne guérissent pas tous leurs malades. Il est vrai que l'échec des flics est particulièrement mal ressenti dans

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l'opinion. Romans, films, séries télévisées offrent l'image d'êtres infaillibles à qui tout réussit. Il n'est pas toujours simple de faire le distinguo d'avec la réalité.

U n jour, comme tant d'autres avant moi, j 'a i reçu le fameux papier m'annonçant que la police allait continuer sans moi. J 'étais autorisé à « faire valoir mes droits à la retraite ». A présent, j 'a i du temps à consacrer à la réflexion. J ' a i choisi de l'employer à jeter un regard sur le passé, sur ces affaires qui m'ont été confiées, aussi bien celles qui ont réussi que celles qui échouèrent.

Même si la police me colle toujours à la peau, j 'ai tenté de réfléchir de l'extérieur à ce métier pas tout à fait comme les autres. J e me suis interrogé sur nos méthodes souvent critiquées, nos erreurs, nos titres de satisfaction. J e n'ai pas résisté à la tentation de confier ces réflexions au papier et j 'a i repris ma machine à écrire. Elle s'est mise à raconter des histoires de flic.

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1.

Le faux mystère Dominici

Les Français ne sont pas plus peureux que d'autres. Le Journal du dimanche du 12 octobre 1986 en témoigne qui annonce : « Le paradis français effraie les Anglais. » Il explique : « Trente-quatre ans après l'affaire Dominici les meurtres de touristes britanniques dans la campagne fran- çaise semblent un article rituel de notre folklore national. Un couple de jeunes touristes anglais disparus depuis l'été dernier ont été découverts dans un champ noyé de boue en Normandie. Vingt-quatre citoyens britanniques — au moins — ont été assassinés chez nous depuis treize ans sans qu'aucun meurtrier ait été arrêté. »

Difficile après un tel récit d'accuser un citoyen britannique de poltronnerie s'il évite de traverser notre pays pour se rendre en Espagne. Difficile de ne pas comprendre que la presse britannique stigmatise avec violence l'inefficacité des enquêteurs français. Des reporters anglais, venus en nombre enquêter sur place, auraient été sidérés par la façon de travailler de nos flics, s'étonnant par exemple que les promeneurs aient pu à loisir piétiner les lieux et enlever ainsi toute chance de relever éventuellement des indices laissés par les meurtriers.

Cet article me navre. Après tout, je pourrais m'en laver les mains mais je suis solidaire de la corporation, même si l'histoire ne dit pas qui sont exactement ces policiers un peu « légers » : des gendarmes ou des policiers de la PJ ?

Quant à rappeler, en cette occasion, l'affaire Dominici survenue dans notre belle Provence à l'opposé de la boueuse Normandie, c'est un exercice auquel se sont livrés avec délice

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des générations de journalistes depuis trente ans. Après bien d'autres, l'un d'eux, en 1989, choisit le prétexte de l'assassi- nat d'un « patriarche » à Forcalquier, au pays de Giono, pour rappeler que la victime allait être inhumée près de trois croix « elles aussi enveloppées de souvenirs mystérieux, celles de la famille Drummond, les victimes du fameux crime de Lurs, l'affaire Dominici, pas loin d'ici ».

Ce rappel persévérant doit bien avoir une raison. Il est vrai que le meurtre des trois Anglais à Lurs avait fait pas mal de bruit à l'époque. Est-il pour autant demeuré un mystère ? Ou bien a-t-on bâti une légende autour d'un fait divers éclairci ? Je ne serais pas tenté de reparler de cette affaire s'il ne fallait éclairer nos quadragénaires d'aujourd'hui qui étaient à peine nés à l'époque et si je n'avais pas connu celui qui a conduit les investigations, le commissaire Sébeille. Il me fit part de sa certitude : il ne reste aucun mystère.

Cette enquête représente à mon sens l'exemple même de la situation ambiguë, des relations complexes et des tensions qu'une énigme policière provoque entre les flics, les journa- listes et l'opinion publique.

Les Alpes de Haute-Provence s'appelaient alors les Basses-Alpes. Lurs est un joli petit village, inconnu comme tant d'autres, vivant tranquillement sous ce ciel réputé pour sa pureté : la France profonde. Nous étions, en 1952, au lendemain d'une guerre qui, pour n'avoir pas été la « grande », n'en avait pas moins occasionné des dizaines de millions de victimes, militaires et civils confondus. Des morts, on en avait eu, déchirés par les bombes, abattus par l'ennemi, la milice, la Résistance. On était en droit d'être blasé. Et pourtant non. Ces trois malheureuses victimes de Lurs, qui avaient échappé à la guerre pour trouver là une fin horrible, allaient donner au village provençal sa notoriété peu enviable.

Il s'agissait de trois Britanniques : le père, un savant, un héros dans son pays pour sa contribution à l'effort de guerre, son épouse et leur jeune fille. Ils ont été découverts un beau matin dans un champ de luzerne. Ils n'atteindraient jamais

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les eaux bleues de la Méditerranée vers lesquelles, premiers touristes de la paix, ils se dirigeaient lorsque, fatigués par le voyage, ils avaient décidé de camper pour la nuit dans le champ proche de la ferme Dominici. Alertés, les gendarmes du lieu accoururent. La division du travail « entre polices » était alors chose bien établie et ils firent appel aussitôt à la PJ, en l'occurrence la Brigade mobile de Marseille.

Une polémique s'éleva presque aussitôt au sujet des constatations. Les policiers marseillais trouvaient les lieux passablement piétinés par les curieux. Cet état de choses regrettable aurait été dû au retard avec lequel nos Marseil- lais avaient rejoint Lurs. Les inspecteurs étaient dirigés par le commissaire Sébeille, un petit homme mince, l'œil pétil- lant de malice, vrai « mobilard » comme on l'appelait, c'est- à-dire un de ces flics qui ratissaient l'année durant la même région. Sébeille s'enorgueillissait, à juste titre, de succès nombreux dans les enquêtes qu'il avait menées sur ce qu'il appelait les « crimes de sang ». Il faut dire qu'il connaissait bien le pays, ses habitants et leurs mœurs, et qu'il avait l'art de provoquer des confidences au cours d'interrogatoires dont nulle école de police ne lui avait enseigné les rudiments de l'art. Or, on parle peu dans les campagnes.

Chacune des enquêtes qui lui avaient été confiées était devenue son affaire. Sa conviction établie après un examen rationnel des faits et des pistes, il ne lâchait plus le suspect jusqu'à obtenir des aveux, cette preuve parfois discutable certes mais néanmoins bien convaincante quand on n'en fait pas une religion. Sébeille était de ceux qui ne ménageaient pas leur peine. Dans un cas comme celui-ci, il ne prenait même plus le temps de « descendre » à Marseille pour changer de linge. Il dissimulait le col douteux de sa chemise sous un foulard, ce qui lui valut le surnom de « l'homme au foulard » aussitôt attribué par les journalistes.

Car les journalistes étaient là. Nombreux ! Ceux du coin bien sûr, mais aussi ceux de Paris venus à la rescousse car on était en plein mois d'août. Aucune guerre ou révolution ne pointant à l'horizon, cette affaire survenait au bon moment pour meubler les colonnes. Ils allaient amplifier l'événement, pour le plus grand profit des premiers vacanciers de la Côte,

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qui le matin prenaient en même temps que leur café une bonne ration de mystère.

Du mystère il allait y en avoir. Sébeille et ses hommes avaient retrouvé dans la Durance toute proche l'arme du crime : une carabine héritée de la guerre comme beaucoup d'autres qui armèrent les tueurs d'alors. Indiscutablement, Sébeille établit que cette arme était la propriété du vieux Dominici qui la dissimulait dans un coin de sa grange. Avec nombre d'autres éléments plus ou moins subjectifs, l'arme permettait d'attribuer la qualité de suspect principal au vieux Dominici. Ce patriarche — le terme lui allait bien — régnait en maître sur son « clan » : épouse, fils, fille, bru, gendre, et sur son patrimoine dont faisait partie le pré utilisé par les Anglais et situé à peu de distance du bâtiment principal de la ferme. Sébeille aurait pu, comme c'est devenu l'usage depuis, conduire le Vieux à Marseille dans les locaux de la PJ, pour le « dépayser » dans la froideur d'un bureau anonyme, sans le ciel des Alpes au-dessus de sa tête. Il est difficile de dire aujourd'hui si cela aurait changé quelque chose. Mais selon sa méthode personnelle, le petit flic accrocheur entreprit le harcèlement du Vieux, des membres de sa famille, des témoins.

Sa conviction était faite et il pensait que tôt ou tard à l'occasion de l'un de ces tête à tête qu'il provoquait, le patriarche allait enfouir son visage dans ses mains noueuses et raconter : ... par exemple, qu'il était venu dans la soirée après la nuit tombée rôder autour du campement des Anglais, dissimulé derrière un buisson comme un chasseur à l'affût, regardant la lady qui se déshabillait... et que l'Anglais l'avait surpris, insulté peut-être, humilié, ce que le Vieux n'avait pas supporté... Il était allé chercher la carabine... comment il avait tiré et tué les parents, puis poursuivi la gamine qui s'enfuyait vers la Durance et comment il l'avait rejointe et assommée à coups de crosse corroborant le fait que l'arme retrouvée était cassée...

C'était le scénario auquel le policier était arrivé, à la fois le plus simple et le plus crédible. Le Vieux avouant, une instruction rapide aurait été menée et une cour d'assises réputée pour sa rigueur aurait condamné lourdement Domi-

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nici. Mais celui-ci ne se laissa pas piéger. Durant des semaines, des mois, les deux hommes s'affrontèrent et devinrent des familiers. Dominici tutoyait Sébeille, l'appe- lant « Petit » comme il l'eût dit à son fils. Les rebondisse- ments ne manquèrent pas, les pistes non plus, signalées par des témoins, les hypothèses formulées par les journalistes et les autres. L'été finit, puis l'automne et l'hiver. On eut le temps d'évoquer les maquis de la région qui avaient peut- être..., ou un service d'espionnage chargé de supprimer le savant anglais, ou plus simplement le crime d'un rôdeur.

Le patriarche ne craqua qu'un an plus tard. Sébeille avait eu largement le temps de communiquer sa conviction au juge d'instruction Périès. La Cour et ses jurés l'acquirent à leur tour et condamnèrent le vieux Dominici à une lourde peine sans aucun état d'âme. Tant pis pour ceux qui doutaient encore ou qui étaient persuadés de l'innocence du Vieux. Ces remous en province, la popularité de ce commissaire marseil- lais, indisposèrent les hautes instances parisiennes, celles de la PJ comme celles de la magistrature. On décida d'envoyer à Lurs un « as de la PJ » pour effectuer une contre-enquête. Le Parisien ne trouva rien qui infirmât la conclusion du Marseillais.

Tout ce bruit fit pourtant une autre « victime » : Sébeille. Il tomba en disgrâce, n'eut aucune promotion et fut plus ou moins forcé de quitter la PJ. Ce qui me valut la chance de le voir arriver au commissariat de la Belle de Mai où j'exerçais depuis peu mes talents supposés de jeune inspecteur. Le personnage me séduisit par sa rigueur intellectuelle, sa droiture, son goût de la recherche et il influença largement mon avenir en me donnant le goût de la PJ. « Il n'y a pas de petites affaires », avait-il coutume de dire et, mettant ses actes en accord avec ses idées, il arrivait à s'intéresser à ces banales affaires de quartier qui étaient notre lot quotidien et qui généralement ne méritaient pas le moindre regard d'un as de la PJ. Il me conta son affaire en long et en large. C'est ainsi que j'acquis la conviction que, malgré tout ce qui avait pu être dit ou écrit, le Vieux était le seul et vrai coupable de la tuerie. Un an plus tard, il partait à la retraite sans qu'on lui ait accordé le grade de principal.

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Dominici devait être, quant à lui, gracié par le général de Gaulle. Il est mort dans son lit. En 1988, le commissaire Sébeille décéda à Marseille où il a toujours vécu. Le Monde lui consacra un article où il est décrit comme l' « Hercule Poirot » de l'affaire Dominici, désormais un classique de l'histoire du crime. Trente-six ans plus tard, un grand journaliste, Frédéric Pottecher, vint à Digne pour les troi- sièmes Oralies de Haute-Provence. Il conduisit ses soixante- dix auditeurs sur les lieux du crime, à la ferme « La Grand Terre », ce qui ne fut pas du goût de son nouveau proprié- taire. Il exposa une nouvelle fois l'affaire dans la salle du tribunal où fut jugé le patriarche. Quelques jours plus tard TF 1 programmait pour la énième fois : « L'affaire Domi- nici. » Une affaire criminelle restée mystérieuse, dit le commentaire.

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2.

Flics et journalistes

Sébeille et les journalistes, ce pourrait être le titre d'une fable. Ce n'est que le reflet d'un fait de société. Le crime et ses composantes — criminel, policier, juge, Cour d'assises — intéressent l'opinion publique, que la presse est chargée d'informer. D'où vient ce goût quelque peu douteux ? De la peur diffuse qui se dégage du crime, du mystère qui l'entoure, de l'irrationalité de la démarche de l'assassin, ou de cette « idée criminelle » qu'on dit latente chez les gens les plus normaux ?

Pirandello disait : « Chacun, extérieurement, devant les autres, se montre plein de dignité. Mais chacun sait bien tout ce qui se passe d'inavouable dès que nous nous trouvons seuls avec nous-mêmes. » La façon de raconter le crime — un art — n'est pas étrangère non plus au goût du public. « Dans la presse le grand art est de plaire ! » écrit Claude Imbert. Le « succès » d'une affaire criminelle dépend donc de deux facteurs : son intérêt propre et la façon dont elle est décrite, « mise en scène » en quelque sorte.

Le triple crime de Lurs s'est inscrit dans l'immédiat après- guerre comme le type même de la « belle affaire » que des médias en plein développement allaient exploiter. Il rejoi- gnait quelques affaires célèbres d'avant-guerre : Stavisky, la bande à Bonnot, l'empoisonneuse de Loudun et préfigurait la médiatisation à outrance du fait divers « de qualité ».

La puissance de la presse est devenue une évidence. Le quatrième pouvoir (?) s'ouvre les recoins les plus secrets de la société. Comment l'enquête criminelle, la justice lui résiste- raient-elles ? Ce n'est pas en France que devrait continuer

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l'hypocrisie du secret de l'instruction, mis à mal chaque jour par des policiers ou des magistrats, alors que la télévision diffuse une enquête criminelle filmée de A à Z à... Moscou. Qu'on le veuille ou non, policiers et journalistes ont une matière première commune : le fait divers. Or, leurs intérêts divergent souvent ce qui provoque des conflits, comme celui que j'ai connu au 36 quai des Orfèvres en 1983.

Au siège de la PJ parisienne, rendu célèbre par Maigret, l'Agence France-Presse (AFP) avait, depuis la nuit des temps, détaché un correspondant chargé de recueillir les informations à la source. L'homme était un vieux routier du journalisme, éminemment sympathique, qui entretenait des relations amicales avec tous. Il connaissait les inspecteurs mieux que les directeurs qui défilaient à ces postes. Il savait les limites qu'il devait respecter et sa déontologie lui aurait interdit d'exploiter une confidence maladroite susceptible de nuire à une enquête. Il était devenu autant flic que journa- liste. Mais il y eut, un jour, une fuite ! La fuite c'est cette information dont les responsables politiques se désintéres- sent jusqu'au moment où la presse la leur apprend.

Le ministre de l'époque — Gaston Defferre — se fâcha tout net. Il exigea la fermeture immédiate du Bureau de presse, en fait l'expulsion de notre correspondant. Ce fut un déchirement. Cet homme qui, depuis des années, voyait passer devant son bureau, situé au point stratégique, des hordes de gens menottés conduits pas des policiers, qui d'un coup d'œil évaluait l'importance de l'affaire, dut partir. Comme il était entendu qu'il faudrait tout de même informer la presse, on désigna un jeune commissaire pour cette tâche. Il fit merveille. Tous les journalistes s'accordèrent à le trouver courtois, distingué, affable même. Ils ne lui repro- chaient qu'une seule chose : il n'avait jamais rien à leur dire. Heureusement, les « liaisons parallèles » subsistaient. Celles qui se nouent dans les « annexes », ces bars proches des commissariats, où journalistes et policiers tissent, au long de ces années de galère commune, des liens forcément amicaux.

Que de fuites sont venues de là.

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Il existe un moment privilégié où le flic et le journaliste s'entendent : c'est celui où ils conviennent qu'ils se trouvent devant un « beau crime ». L'assemblage de ces deux mots pourrait offenser la sensibilité s'il ne faisait partie du vocabulaire commun aux deux professions. Maître Vergès, pour avoir voulu exposer la « beauté du crime » aux élèves de Normale Sup, aurait, lui, reçu des œufs.

Ce « beau crime » des journalistes et des policiers est complexe à souhait, mystérieux, posant aux enquêteurs une énigme, donnant aux journalistes matière à des « papiers ». Il n'est pas évident de le déceler dans la grisaille des faits divers, meurtres domestiques ou autres minables imbroglios quotidiens. Il va passionner le policier que ne rebutent pas les difficultés, qui aime la recherche, les rebondissements, qui compte sur son étoile. Il va exciter le journaliste qui sait ce que ses lecteurs attendent de lui : les informations avec « autour » quelques détails inédits ou croustillants, la photo, des hypothèses...

Une fois lancé, le policier met un point d 'honneur à résoudre son affaire. Le journaliste veille surtout à entretenir la flamme chez le lecteur. C'est dans ces motivations et ces buts différents que résident parfois les sources de conflits. Un jeu subtil s'instaure. Le flic entraîne le reporter sur une fausse piste pour préserver la vraie, le reporter prêche le faux pour connaître le vrai. Le but de la recherche diverge fondamentalement : pour le premier c'est l'arrestation du coupable, pour le second, l'intérêt d'une histoire. Il est bien connu « qu 'une vieille personne mordue par un chien n'intéresse personne. Alors qu'une vieille dame qui mord un chien... ».

Toute carrière de flic de PJ est jalonnée de « beaux crimes ». Tous n'ont pas le même succès médiatique, ce qui n'est pas un critère suffisant pour attester de la qualité de l'enquête. Quelques belles réussites ne font pas de bruit. Quelques échecs, ou des résultats jugés tels, deviennent des classiques, telle l'affaire de Lurs.

Selon le journaliste François Landon, « le tueur des vieilles dames du X V I I I arrondissement n'a pas fait recette, à l 'encontre de Jack l'Éventreur. [...] Les beaux crimes

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français, ceux qui durent, qui font rêver et vivre, pour lesquels on s'engueule en famille par-dessus les barbecues, sont des productions provinciales. » Cette affaire parisienne est pourtant l'illustration des difficultés rencontrées dans la recherche d'un criminel solitaire autant que pervers. Quelle somme de travail, quelle patience, quel flegme sous la critique sont nécessaires avant d'arriver à un résultat. Je peux en témoigner.

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3.

Les vieilles dames de Paris

Les vieilles dames. Elles seraient plus nombreuses que les veufs selon les statistiques. On les aperçoit dans la rue, seules, courbées, trottinant, leur panier de provisions à la matin, rejoignant leur domicile. Elles intéressent peu de monde : les candidats aux élections en période électorale, quelque neveu de province dont les visites sont fonction des espoirs d'héritage. Elles n'ont pratiquement pas de visites. D'une manière générale, à Paris ou ailleurs, les vieux ont toujours été la cible privilégiée d'une catégorie méprisable de malfrats : ceux qui profitent de la faiblesse de leurs victimes. Ils convoitent ce fameux bas de laine dont la légende dit qu'il contient les économies de toute une vie et qu'il est bien caché dans la maison. Les « chauffeurs du Nord », ces bandits du début du siècle qui brûlaient la plante des pieds des vieux pour leur faire avouer le lieu de la cache, ont été à l'origine d'une création policière : les « Brigades mobiles », ancêtres de la PJ actuelle, inventées par Clemenceau et immortalisées à la télévision dans les « Brigades du Tigre ».

Les personnes âgées paient un lourd tribut à la criminalité, que ce soit dans l'anonymat des villes ou la profondeur des campagnes, sans que pour autant, lorsque les cas sont isolés, une émotion particulière s'empare de l'opinion. L'émotion peut surgir lorsque la victime est un personnage connu comme le père Fressoz, ce curé particulièrement charitable d'une paroisse de Savoie, et que les circonstances du drame rappellent à s'y méprendre un épisode des Misérables. Un meurtre sordide, la cure dévalisée, le grand âge et la réputation de l'ecclésiastique dans la région, toutes choses

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qui avaient ému les foules. Fort heureusement les « Javert » locaux avaient été aidés par la population. Il faut dire que les meurtriers étaient des « étrangers », jeunes, une apparence de chemineaux modernes, autrement dit tout ce qu'il faut pour être repéré. Des témoins avaient même précisé : « Deux hommes qu'on pouvait comparer à ces miséreux qu'on voyait au Moyen Age. » Grâce à ces témoignages, l'arresta- tion ne traîna pas. Ce qui fit dire au boucher du coin qu'il « hésitait parfois à tuer des bêtes mais qu'il n'aurait pas hésité à tuer ces deux hommes ».

Et à Paris ? De nos jours, il y a toujours plus de « vieilles » — la vie ne s'allonge-t-elle pas? — retraitées, veuves, célibataires définitives, qui vivotent, souvent chichement. De temps en temps, l'une d'elles est trouvée morte chez elle. De vieillesse ou assassinée. Généralement, l'affaire ne fait pas plus de bruit que n'en faisait la vieille dame. Sauf lorsque débute une série, comme celle qui commença à l'automne 1984.

Une première personne était découverte avec un certain retard, étouffée selon les constatations. Le plus souvent, c'est le facteur ou l'employé du gaz plutôt que les voisins qui s'étonnent devant une porte qui ne s'ouvre plus à leurs appels. Ils insistent, cherchent à savoir si la locataire n'est pas partie et finalement alertent la police. Plusieurs jours se sont écoulés. Les voisins de palier, de l'immeuble, de la rue, ne savent rien, n'ont vu personne qui ait attiré leur attention. La Brigade criminelle arrive, constate que l'appartement a été fouillé. Le vol paraît lié au meurtre. Il n'y a aucune trace particulière, aucune empreinte. Le premier crime « n'aurait pas fait recette » s'il n'avait été suivi par un autre, puis un autre. Manifestement, il y avait lieu à rapprochement entre ces crimes : ils avaient pour cadre le XVIIIe arrondissement, et ils avaient été commis au retour de courses ou après que les victimes avaient encaissé leur pension au bureau de poste le plus proche. Il fallait admettre comme hypothèse que la dame avait été suivie dans la rue, accompagnée jusque chez elle où il avait été facile de s'introduire une fois la porte ouverte. La suite, on pouvait l'imaginer : l'étouffement, pour éviter les cris, la fouille des lieux en toute tranquillité pour

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retrouver l'argent, les valeurs. Il ne restait plus au criminel qu'à tirer la porte en partant et essayer de ne pas se faire remarquer d'une manière ou d'une autre, ce en quoi il avait parfaitement réussi.

Il y avait donc un tueur dans Paris ! En l'absence de mobile sexuel, le bruit fait autour de ces meurtres aurait peut-être, comme le remarquait François Landon été limité. Mais le tueur continua à sévir et, les campagnes électorales se succédant, les vieilles dames assassinées devenaient le symbole de l'insécurité qui régnait dans la capitale. On en parla donc beaucoup et, sous une forme ou sous une autre, l'éternelle question était posée : — Que fait la police ?

La police travaillait, tout particulièrement la PJ dont c'était le rôle, et appliquait tout l'arsenal de ses méthodes. Sensibiliser les commissaires et les inspecteurs, qu'ils soient dans les commissariats de quartier, les divisions ou les brigades centrales. Ce n'était pas difficile car il s'agissait d'un adversaire à notre taille. L'inspecteur le plus anonyme, contraint malgré lui aux tâches les plus banales, s'intéressait à cette recherche. Il avait, comme les autres, le secret espoir d'être celui qui mettrait la main au collet du tueur. Nous faisions effectuer des surveillances sur les marchés, auprès des magasins d'alimentation et des bureaux de poste à partir desquels l'une de ces vieilles dames était prise en filature jusqu'à son domicile, avec l'espoir, toujours déçu, que le tueur surviendrait en cette occasion et qu'il ne repérerait pas le flic rasant les murs. Le flagrant délit, le roi de la preuve, n'est pas facile à obtenir dans ce domaine comme dans d'autres.

Les mois passaient, les points rouges signalant le lieu d'un crime se multipliaient sur nos cartes. Il n'y avait toujours pas le moindre indice faisant espérer un succès rapide. Un beau matin une surprise nous attendait. Un quotidien parisien annonçait du nouveau dans l'enquête sur le « Tueur des vieilles dames » : un portrait-robot avait été réalisé et il trônait à la « Une ». Immédiatement, nous recevions deux séries de coups de fil, les uns émanant des « autorités » qui nous reprochaient de ne pas les avoir avisées <de cet élément d'importance, les autres, de « témoins » qui reconnaissaient

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dans la photo une connaissance, le boutiquier du coin, ou un individu rencontré la veille dans le métro. Il fallait expliquer aux uns que nous n'étions pour rien dans la réalisation du fameux portrait, pour qu'ils nous excusent, et aux autres que nous nous lancions à la recherche de l'individu qu'ils nous signalaient, pour ne pas les décevoir.

Nous verrons que ce fameux portrait-robot est une techni- que délicate à mettre en œuvre. A plus forte raison s'il n'a pas de modèle.

A Paris, en France ou dans le vaste monde, chaque jour amène son lot de catastrophes, d'événements divers. Dans l'afflux quotidien, il arrive que le « beau crime » cède momentanément la vedette à la chute d'un avion, au « sommet » de la semaine ou aux différends politiques de nos parlementaires. On revient tout de même au crime à la moindre occasion pour souligner notre carence ou trahir nos espoirs. Au bout de plusieurs mois, sur l'un des meurtres de vieilles dames, nos spécialistes de l'Identité judiciaire ont relevé une empreinte digitale. Un doigt, qui ne compte pas, comparaison faite, parmi ceux des familiers de la victime qui ont eu quelque raison de laisser une trace. A priori, il pourrait donc s'agir de celui du tueur.

Les spécialistes se penchent — au sens propre — sur leurs fichiers qui recèlent des millions de doigts de toutes sortes de malfaiteurs. Travail difficile, délicat, minutieux, qui a tou- jours fait mon admiration. Aucune informatisation n'était encore venue aider les techniciens. La tâche était manuelle — si l'on peut dire — et chaque comparaison demandait plusieurs minutes d'une observation attentive. Nous pen- sions évidemment que cette première trace devait rester confidentielle. Il n'est pas souhaitable, pour la police, que le malfaiteur apprenne que nous possédons enfin un modeste embryon de son anatomie susceptible de nous conduire jusqu'à lui. En conservant le secret, nous n'avons pas l'intention d'attenter à la démocratie ou à la liberté de la presse mais tout simplement de faire notre métier, ce qui exige de la discrétion.

Nous n'attendîmes pas longtemps avant de lire l'informa- tion dans un quotidien. La fuite. Tant pis ! Personne n'est

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découragé par ce genre d'incident, tribut que la police paie au besoin de transparence qui touche toutes les institutions.

Entre deux découvertes macabres se déroulent des semaines, parfois des mois. Nous nous posons chaque fois la question : « Notre homme a-t-il quitté Paris ? » « A-t-il été arrêté pour une autre raison tout à fait fortuite ? » Nous passons en revue les entrées dans les établissements péniten- tiaires de la région parisienne. La presse évoque d'autres meurtres de vieillards dans d'autres régions de France, qui n'ont rien à voir avec notre série parisienne, même si notre tueur a étendu son champ d'action hors du XVIIIe arrondis- sement.

En 1985 les assassinats continuent selon le même mode. A la fin de l'année nous en comptons une quinzaine qui, sans grand risque d'erreur, peuvent être attribués au même auteur. Les polémiques vont bon train. Des journaux publient des cartes avec les points rouges... comme les nôtres. D'autres se livrent à des analyses, cherchent les causes d'une telle criminalité. Le préfet de Police doit expliquer qu'il y a dans la capitale 370 000 résidents de plus de soixante-cinq ans, dont une majorité de femmes seules, et que, parallèlement, il y a 1 600 policiers en service le matin et 2 700 l'après-midi. En outre, il n'y a pas, malheureusement, que les vieilles dames à « protéger ». Il y a aussi les banques, les ambassades, les personnalités en visite, les pharmacies, les jeunes afin qu'ils ne prennent pas de la drogue et toute personne menacée à un titre ou à un autre, sans oublier ceux qui croient l'être. S'il reste un moment, il faut encore régler la circulation à l'Opéra. Ce n'est pas parce qu'une série de crimes est constatée qu'on arrête de voler et d'agresser dans Paris.

Nous sommes obligés d'organiser des opérations spéciales, dans le style de la « quinzaine du blanc » aux Galeries Lafayette, pour lutter ponctuellement contre telle ou telle forme de délinquance dans un secteur donné : ainsi les cambriolages d'appartements dans un arrondissement qui provoquent le mécontentement des électeurs. Durant huit, quinze jours, des inspecteurs sont prélevés dans des commis- sariats, dans des quartiers éloignés, distraits de leurs tâches

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habituelles, pour prêter main-forte à leurs collègues du quartier sensible. Le résultat est généralement probant : quelques arrestations, avant que la présence des flics soit connue des casseurs d'expérience qui émigrent dans les quartiers voisins. Tout est à recommencer !

L'effort concernant les meurtres de vieilles femmes était, lui, constant. Des « opérations de contrôle » menées dans divers îlots suscitaient des grincements de dents. Il y a toujours ceux qui estiment que la police n'en fait pas assez et ceux qui se montrent sourcilleux sur les méthodes lorsqu'elle est censée en faire trop.

La police travaillait. La preuve, c'est qu'ici ou là des meurtriers de femmes âgées étaient arrêtés et ces résultats ne tenaient pas du miracle. Alfreda Sarna avait été tuée par son amant, le Tunisien Abdel Sattah Bricket... L'assassin de Denise Plessy, quatre-vingt-un ans, avait été découvert deux mois après son crime lors de son arrestation dans une tout autre affaire. Mme Charbonnier avait été tuée par l 'amant de sa bonne qui fut arrêté, tout comme le jeune meurtrier de sa maîtresse connue sous le surnom de la « morte du bois de Chaville ». Eh bien d'autres encore en France. Force était pourtant de reconnaître que le tueur des vieilles dames du XVIIIe « courait toujours ».

On pourrait disserter à perte de vue sur les difficultés à résoudre cette forme d'énigme que posent des « tueurs à répétition ». J e préfère citer Jean-François Rouge qui, dans Libération, résumait nos difficultés d'une manière des plus objectives : « Il faut compter sur la chance pour arrêter ces coupables. Car il ne s'agit pas d'une délinquance structurée, les indices sont minces, les auteurs, malades mentaux ou rôdeurs, sont probablement inconnus des policiers. » Et d'ajouter : « Toute utilisation de ces prétendues séries ne relève donc que de l'exploitation politique. » A l'appui de cette dernière opinion, qui fait allusion à la politisation de l'action de la police, je citerai Le Canard enchaîné. Faisant preuve d 'une ironie cruelle, il titrait en 1986, après une alternance politique : « Les tueurs de vieilles femmes votent-ils à droite ou à gauche ? » en constatant que la série ne s'interrom- pait pas en fonction du changement de gouvernement.

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de l'argent et à tous les faussaires, de l'immigration clandes- tine au profitable travail clandestin, de la violence des stades aux routes dangereuses, on trouvera toujours pour s'ajouter une nouvelle tâche urgente, nécessitée par l'écroulement d'un nouveau pan de la morale.

Et il sera toujours plus facile et moins onéreux de confronter les flics aux conséquences que de s'attaquer aux racines du Mal.

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