Mme Nouard et Petit-Poulet

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Daniel MACOUIN Mme Nouard & Petit-Poulet **** roman * édition dMc Mme Nouard & Petit-Poulet DM,2002 1

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Roman en français, qui se passe dans le Bordeaux des années 1970, avec un sujet vaguement policier.Ecrit en 2002

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Daniel MACOUIN

Mme Nouard&

Petit-Poulet****

roman

*

édition dMc

Mme Nouard & Petit-Poulet DM,2002 1

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Glossaire Bordelais

Cavaillons : levée de terre autour des ceps de vignes quand on les chausse, qu’il faut étaler quand on les déchausse. Opération autrefois faite à la main : « tirer les cavaillons ». Chartron : négociant en vin, du nom du quai des Chartrons où ce sont installés anciennement les chais des exportateurs.Cruchade : galette de maïs, un peu fade, qu’on fait revenir dans une poêle.Gardale : grand récipient de cuisine.Gonze : garçon.Gueille : serpillière ; au pluriel désigne les habits avec un sens péjoratif. Place des Quinconces : immense place de Bordeaux donnant sur la Garonne, sur laquelle se trouve le monument aux Girondins.

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PRÉAMBULE

Cela pourra vous paraître difficile à croire, Mesdames, mais je n'ai pas toujours été cet honorable (mais élégant) quinquagénaire aux tempes argentées dont vous goûtez les manières exquises. Même, et je puis m'offrir la coquetterie de l'avouer aujourd'hui, je fus — dirais-je naguère? — un grand benêt poussé en graine, gauche dans ses manières et si emprunté de son corps qu'on aurait cru qu'il se prenait les pieds dedans. Ce n'est point sans quelques hontes rétrospectives que je me remémore parfois cette période où mon adolescence s'éternisait, mais l'évocation de mes ridicules d'alors est compensée par le souvenir d'une femme qui fut déterminante pour l'avenir qui m'est advenu et je ne saurais sans quelque injustice l'effacer de ma mémoire, bien qu'elle me mêlât à des évènements auxquels j'étais si peu préparé que je faillis en perdre, outre ma vertu, mon honnêteté, mon honneur et ma vie.

Ceci se passait dans le Bordeaux du début des années soixante-dix, quand l'horizon de l'an 2000 semblait si loin qu'on le peignait à l'image d'un Eldorado. J'avais eu seize ans en 1968, et les évènements m'étaient passés au-dessus de la tête sans que j'en visse l'importance malgré l'agitation et les discussions que mes parents, d'ordinaires si peu « engagés », tenaient entre eux au cours de ces mois-là. Ayant grandi d'une bonne quinzaine de centimètres dans l'année qui avait suivi, j'avais atteint la taille d'un mètre quatre-vingt-deux qui à l'époque restait peu courante. Mais comme je n'étais pas, loin s'en faut, un athlète, je ne savais que faire de ces bras soudain trop longs, de ces jambes qui s'emmêlaient, de cette colonne vertébrale qui faisait l'esse, et de cette gaucherie qu'une timidité exagérée accentuait aux pires moments.

Après un baccalauréat moyen obtenu avec un an de retard pour conclure des études moyennes dans un lycée d'Angoulême, j'avais opté pour des études comptables car je ne brillais en rien et que le droit paraissait s'adresser à des couches sociales plus aisées que celle dont j'étais issu. C'est pourquoi je me retrouvais alors à Bordeaux où à l'ombre de la cathédrale, place Pey-Berlan, je suivais sans bruit des cours à l'Institut d'études supérieures comptables. Je logeais non loin de là dans un affreux bâtiment datant de Mathusalem (les Meublés Thomas) du côté de l'église Saint-Pierre, où je disposais, une fois franchi un escalier en colimaçon suintant l'humidité salpêtreuse et sentant tout à la fois le graillon, l'urine et le désinfectant (une fois par semaine), de l'intimité de 13 mètres carrés, d'un réchaud de camping, d'une table, d'un lit de 70 cm de large, et d'un trou dans le mur fermé par un rideau à fleurs faisant office de lavabo, ainsi que – Ô richesse – d'une armoire rescapée des termites.

Mais comme je goûtais l'éloignement de mes parents et le plaisir de découvrir une ville importante, je ne me plaignais pas du sort qui m'était fait. Cependant les difficultés pécuniaires qui commençaient tôt dans le trimestre, la bourse allouée par l'État obéissant à ce rythme, m'entraînaient à compléter mes revenus par des petits boulots qui m'amenèrent un jour dans les locaux d'une officine de détective privé.

L'annonce proposait à ceux qui voulaient arrondir leurs fins de mois de s'adresser à l'agence Nouard, place Gambetta. Excité par l'aspect romantique de Marlowe, je me présentai au deuxième étage d'un immeuble de bureaux promettant plus en façade qu'il ne comptait tenir en son for intérieur. Aussi trompeur, le travail se révéla de la distribution publicitaire

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qu'un individu, à qui on n'aurait pas acheté une automobile d'occasion, me vanta comme l'affaire du siècle.

— Bruneau – se présenta-t-il – publicitaire conseil. Il y a de l'argent à gagner pour un jeune homme dynamique!

Le reste à l'avenant. Renvoyant ma carrière de Nestor Burma aux calendes grecques, et puisqu'il le fallait

pour de vulgaires questions d'argent, je pris mes paquets de prospectus et m'en fus œuvrer pédestrement au royaume des boîtes aux lettres.

Mon stock épuisé (moi aussi) je revins pour la paye. Le marchand de papier n'était pas là, mais à sa place trônait, cigare au bec, pieds sur la table, un verre de quelque chose à la main, une grande jument poulinière, à la poitrine de nourrice bourguignonne, le crin raide mais l'œil vif.

Surpris, m'attendant à voir le premier larron, j'hésitai à entrer.— Entre mon petit poulet, je ne vais pas te manger! …même si je te croquerais bien! Je rougis jusqu'aux oreilles.— Que me vaut l'honneur de ta visite petit poulet?Je bredouillai une misérable bouillie.— Doucement… On recommence. — Je voulais voir votre collègue, M.Bruneau, pour la paye. — Ah! les prospectus. Mon petit, j'ai bien peur que tu te sois fait avoir. Toi, les autres,

et moi aussi. Je la regardai interloqué.— Et oui on s'est fait avoir : il est parti sans dire au revoir et m'a laissé une ardoise pour

la location du bureau. Bruneau c'est pas un associé, juste un gars à qui j'ai loué le bureau pour la journée.

Je commençais à comprendre moi aussi, car si j'étais timide, je n'étais pas complètement idiot. Ce qui ne m'empêcha point d’énoncer une remarque idiote :

— Ben! mais j'ai travaillé, moi! — Pour la peau. J'étais brutalement confronté à la filouterie et j'en restai comme deux ronds de flan.— Oh! je le retrouverai ce saligaud – dit-elle – et il me paiera ce qu'il me doit et le

pouce. J'eus le courage de dire qu'à moi ça ferait une belle jambe qu'elle soit remboursée, elle.— Mon petit, si je l'attrape il paiera tout. Tu peux me croire. Je l'aurais crue bien volontiers si je n'avais pas eu besoin d'argent maintenant, et un pas

entraînant l'autre, je lui fis le reproche d'avoir mis ses bureaux à la disposition de ce monsieur et d'avoir ainsi cautionné sa manœuvre.

— Et comment je fais moi, pour manger? — Tu sais taper à la machine? Je répondis par l'affirmative, pour la bonne raison que je savais faire.— Et balayer? — J'ai travaillé pour « Le Renard » à nettoyer le Suma du Pont de la Maye. Je précise pour ceux qui n'ont pas connu le Bordeaux de ces années-là que Suma était

alors une enseigne de grandes surfaces réparties autour de la ville, et que « Le Renard » était une petite entreprise de nettoyage dont les locaux se situaient du côté du marché des Capucins. J'avais pour elle assuré pendant quelques mois l'entretien matinal du Suma de Talence, puis de celui du Pont de la Maye, m'initiant ainsi au maniement du balai-papillon, de la machine à laver les sols et devins expert du balai-brosse et de la serpillère.

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— J'ai besoin de quelqu'un pour un peu d'entretien, classer les papiers, taper quelques lettres et tenir la comptabilité. Trois heures par jour.

Je jetai un regard autour de moi, mesurai l'étendue de la pagaille, des dossiers partout qui dégueulaient leurs feuillets, de la poussière datant de l'ère glacière, la machine à écrire qui avait sans doute été neuve un jour, le bureau de bois dont la cire brillait par son absence et je dis : « d’accord ».

C'est ainsi que j'entrai chez Mme Elizabeth Nouard, détective privée, à Bordeaux en 1972, en qualité de, de je ne sais trop quoi. Bon à tout faire?

Et je ne décide toujours pas, trente ans après, si ce fut une bénédiction ou si j'aurais mieux fait de me casser la jambe.

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CHAPITRE 1

Le bureau se ressentait de mon passage, les dossiers avaient retrouvé leur contenu, le mobilier rutilait d’une couche de cire dont l’odeur luttait avec les relents de tabac froid (combat perdu), le courrier en retard avait été expédié, du moins celui que je pouvais traiter sans l’imprimatur de Mme Nouard, les écritures comptables s’alignaient dans le grand-livre et j’avais même lavé les vitres comme on me l’avait enseigné à la société « Le Renard ». Car, si je ne faisais pas preuve d’une imagination débridée, tout petit déjà je possédais la vertu ménagère du comptable, du genre jeune garçon qui fait l’émerveillement des amies de sa maman par sa chambre bien en ordre et ses cahiers si soignés. Ces qualités sans éclat trouvaient ainsi un lieu darwinien à leur fonction dans ce troisième étage sans ascenseur où, à la suite de son mari décédé d’un arrêt brutal de sa Ford Taunus contre un pin maritime sur la route d’Arcachon, Mme Nouard perpétuait le louche travail de traque des femmes mariées et des maris volages.

Car le classement des dossiers m’avait instruit sur la nature même d’un travail de détective privé : pour deux ou trois recherches dans l’intérêt des familles (enfants fugueurs, héritiers inconnus…) on dénombrait pas moins de quatre-vingts espionnages de femmes pour le compte de leur mari ou de maris pour le compte de leur femme. Le solde consistait en des enquètes de « moralité » sur des candidats salariés au profit de quelques entreprises, pour la plupart à capitaux américains. Communiste s’abstenir.

Mais le divorce par consentement mutuel n’existait pas encore et je n’avais pas d’idées politiques particulières, aussi ne trouvais-je rien à redire aux activités de ma patronne. Et depuis un mois que j’officiais ici trois heures par jour, samedi compris, je m’étais habitué aux fonctionnements de l’agence. La plupart du temps j’étais seul, Mme Nouard enquêtant quelque part. Entre quelques coups de téléphone je m’occupais aux tâches quotidiennes, du ménage d’abord, puis du courrier et de quelques écritures comptables. Le retard ayant été résorbé, la charge de travail s’avérait légère et j’avais pris l’habitude de feuilleter les anciens dossiers dont la monotonie aurait lassé un esprit plus vif que le mien. Photos de couples devant une porte d’hôtel, photos des mêmes couples s’embrassant en voiture, re-photos des mêmes attablés dans un restaurant campagnard, bref : la sauce connue des amours clandestines qui pour moi – puceau comme on ne peut plus l’être – satisfaisait, sans que je m’en rendisse totalement compte, un penchant bénin pour le voyeurisme. Voyeurisme comblé parfois d’une vue plus intime d’un lit où deux corps s’accouplaient. Ces photos-là ne présentaient pas de grandes qualités esthétiques, ; souvent la vue était gâchée par un pan de rideau, une vitre sale, un montant de lit, une chaise mal placée. Si Doisneau eût renié ces clichés, ils n’en demeuraient pas moins fort explicites et les visages des protagonistes fort reconnaissables.

J’en étais à étudier un de ces dossiers quand Mme Nouard entra en coup de vent comme à son habitude alors que je ne l’entendais pas monter.

— Alors mon petit poulet! on reluque! Je rougis comme à chaque fois, ne pouvant lui donner le change. Mais elle semblait plus

s’amuser de mes manières qu’autre chose et, n’était ma timidité qui me plongeait dans la confusion, rien ne justifiait que je me sentisse en faute.

— Toi mon poulet, il faudra que je te croque un jour, en attendant tire-toi dans le cagibi, j’ai quelqu’un à recevoir.

Le cagibi était une petite pièce, ou un grand placard selon l’optimisme du jour, munie cependant d’un fenestron donnant sur la cour qui elle-même ressemblait plus à un puits qu’à la place des Quinconces. Une fois débarrassé par mes soins de l’accumulation de vieux

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papiers, vieux cartons, vieille vaisselle même, meubles de rebut et ustensiles de ménage hors d’usage, j’en avais fait un coin de travail grâce à une table achetée aux puces (quelques-unes élirent domicile sur moi en complément) et une chaise de semblable provenance, que j’occupais quand Mme Nouard utilisait son bureau pour recevoir quelqu’un. La cloison ne souffrant pas de surplus d’isolation, je profitais en général fort bien de la conversation qui s’y déroulait. Je vous fais grâce d’en retranscrire quelques-unes, leur banalité ne les autorisant pas dans un ouvrage de si haute tenue littéraire. Sachez néanmoins que la litanie des « je soupçonne mon mari d’avoir une liaison » ou les « ma femme me trompe, j’en suis sûr!», faisaient l’ordinaire de la maison.

Surprise! ce jour-là on allait changer le scénario.

Mme Nouard s’installa à son bureau comme un grenadier, s’affalant dans son fauteuil avec la délicatesse d’un rhinocéros, fit le geste de poser les pieds dessus, se ravisa, se releva et fit les cents pas dans le bureau, ce qui demandait quelques aller-retours pour le compte, du fait de l’exiguïté des lieux.

C’était vraiment une grande femme, elle devait avoisiner le mètre quatre-vingt, bâtie solidement pour résister aux tempêtes, le bassin large, la poitrine forte, des épaules qui auraient paru exagérées sur quelqu’un de plus petit, le cou assez long pour que la tête parût à sa place. Mais elle avait dû voir trop de films américains, car elle affectait des manières à la John Wayne, plus ou moins mâtinées de Humphrey Bogart. Il fallait supporter ses cigares qui empestaient les locaux longtemps après qu’elle fût sortie, ses paroles de charretier, ses manières brusques, les bouteilles de Bourbon (du Bourbon! quand on habite si près de Cognac) qui traînaient lamentablement certains matins dans un coin du bureau … et j’en oublie pour ne pas vous accabler. Une vraie caricature de « privé américain » en jupon. Sauf que des jupons, je n’en avais jamais vu sur elle : blue-jean, chemise d’homme, veste d’aviateur de la seconde guerre mondiale ou imper et chapeau les jours de pluie. Elle était d’un aspect intimidant pour les pauvres clients qui venaient la voir, mais elle ne faisait rien pour améliorer les choses ; on aurait même pu penser qu’elle prenait du plaisir à rendre nerveux ces époux jaloux qui payaient ses services et qui constituaient pourtant son fond de commerce.

« Font chier, peuvent pas laisser les autres baiser tranquilles… », l’entendais-je parfois marmonner, si l’on pouvait parler de marmonnement à propos d’une voix si forte.

Une fois, même, elle me dit :— Tu vois, mon petit Jean-Pierre, un jour les gens pourront divorcer sans être en tort de

quoi que ce soit, et ils seront bien emmerdés tous ces jacouilles de mes deux loups. Me faisant par-devers moi la remarque qu’elle serait, elle aussi, bien ennuyée pour son

chiffre d’affaires, je notai la délicatesse inaccoutumée dont elle avait fait preuve à cette occasion en m’appelant par mon prénom au lieu d’utiliser comme à son habitude des qualificatifs de basse-cour.

Cependant, ce jour-là, je voyais bien que quelque chose la tracassait. Elle se redressait dans son fauteuil, puis elle s’y réavachissait, posait une fesse sur le bord, se recalait au fond, on eut dit qu’un boisseau de puces occupait le terrain.

Une fois de plus, elle se releva dans son fauteuil, arrangea l’ordonnancement de ses stylos, puis se leva carrément pour regarder dehors, sembla guetter quelque chose, plus probablement quelqu’un, retourna s’asseoir, se releva et se mit à de nouveau à tourner en rond. Preuve que ça ne tournait pas rond.

J’étais bien contrarié de la voir là, car j’avais besoin du bureau pour étudier les cours du matin que je sautais depuis que je travaillais ici tous les jours. À part la première quinzaine où

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j’avais dû faire face à un retard accumulé, je pouvais sans forcer expédier en une heure et demie le travail que j’étais censé effectuer en trois, utilisant à mon profit le reste de la matinée que je passais dans le bureau, seul la plupart du temps. Mme Nouard m’avait un jour trouvé en train d’étudier le fonctionnement de la bourse, mais elle n’avait pas paru opposée à mes travaux universitaires. Néanmoins, moins elle saurait combien de temps je passais à ce genre de tâche, et mieux je m’en porterais. Aussi, sans vraiment me cacher, je faisais en sorte d’éviter d’être vu trop souvent plongé dans mes études personnelles. J’avais quelques cours à rattraper et je pestai intérieurement de la voir encombrer son bureau, mais il aurait fallu se montrer fort niais pour ne pas comprendre que quelque chose n’allait pas comme à l’accoutumée. J’étais encore trop timide, et trop impressionné par sa grande carcasse et ses manières pour m’aventurer à poser une question.

De toute manière, ce n’était pas la peine car il suffisait d’attendre.Pas longtemps maintenant. Quelqu’un frappait à la porte.— Ferme la porte! Elle parlait de celle du cagibi. Je restai derrière après l’avoir refermée sur moi. J’avais

pris l’habitude d’écouter ce qui se disait dans le bureau, ce qui me permettait d’être au courant des affaires et d’expédier plus facilement une grande partie des travaux inhérents à l’activité du cabinet, sans avoir à attendre que Mme Nouard fut présente.

La porte était par bonheur un modèle d’époque (fin XIXe) et les panneaux de bois, peu épais, présentaient quelques fissures me procurant une vue partielle sur le bureau, mais heureusement centrée sur l’endroit où je disposais le fauteuil visiteur. La personne qu’attendait Mme Nouard avec autant d’impatience, ou plus exactement autant d’anxiété, s’avéra être un vieux monsieur. Du moins me parut-il alors, mais j’avais vingt ans. En réalité, je l’appris plus tard, il n’avait pas encore atteint les « soixante et dix ans ».

Ce « vieux » monsieur, donc, ne présentait rien de particulier si ce n’était un air de prospérité anciennement acquise, des manières tout à la fois courtoises et distantes, le tout emballé dans un costume qui devait valoir, malgré l’allure un peu surannée de sa coupe, un mois de SMIC. Même moi, caché derrière ma fine meurtrière et peu au fait du prix des choses et des canons de la mode, j’étais capable de m’en apercevoir. Une chemise claire ornée de boutons de manchettes discrets, une cravate grise à rayures grenat (ou l’inverse) joliment assortie au complet fil-à-fil sur un gilet gris tourterelle. Les chaussures en harmonie fleuraient la vieille Angleterre ; je gageai que les fines socquettes ne connaissaient pas les trous et que les sous-vêtements (de fine soie, cela va sans dire) s’ornaient d’initiales de délicate broderie. Ça sentait le fric et la bourgeoisie, un rien snob, de Bordeaux.

Mme Nouard fit assaut d’amabilité comme je ne l’avais jamais vue se mettre en frais. Mais son visiteur lui coupa, avec élégance, la parole et proposa d’en venir à l’objet de sa visite.

— J’ai pris quelques renseignements auprès d’amis sur votre agence, chère Madame, et je crois pouvoir compter sur votre discrétion pour l’affaire, heu… délicate qui m’amène ici. J’ai préféré venir moi-même, plutôt que de vous proposer de venir chez nous, car justement c’est peut-être là que le bât blesse.

Il marqua une pause, que Mme Nouard éprouva le besoin de rompre en l’assurant de la parfaite discrétion de la maison. Moi qui écoutais aux portes, j’aurais pu trouver cocasse une telle assertion, mais j’étais trop sérieux pour qu’une telle pensée me vînt, alors qu’aujourd’hui il serait surprenant qu’elle ne me vienne pas.

— Je n’en attends pas moins de vous – dit le vieux singe – mais l’affaire est délicate et sort peut être de vos compétences habituelles.

Quelle agréable manière de s’entendre traiter de pipi de chat.Mme Nouard avala la couleuvre et attendit la suite.

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— J’ai besoin d’une enquête discrète sur diverses personnes de mon entourage, mais si je me trompe, je ne veux pas qu’elles aient eu eu connaissance de ma suspicion.

C’était bien un bordelais pour utiliser des temps super-composés inconnus ailleurs.— C’est la moindre des choses… avança Mme Nouard.— Et, bien entendu, je ne veux pas qu’on sache que je vous ai eu confié une enquête. Il y

va de l’honneur d’une famille et d’une maison d’ancienne renommée. Il trouva le moyen de répéter la même chose trois fois en utilisant des mots différents et

quelques autres conjugaisons à la bordelaise. À ce train-là, on y passerait la nuit. Mme Nouard qui d’habitude n’y allait pas par quatre chemins subissait la conversation avec toutes les marques de déférences dues, semblait-il, au rang du visiteur.

Puis il en vint au fait.— C’est délicat, mais il me semble que quelqu’un dans notre société, se livre à des fr…

euh… en quelques sortes des manipulations de nature euh…délicates. Mais je n’en suis pas sûr… et je ne voudrais pas que… enfin qu’on soupçonne… enfin qu’on ébruite. Enfin! vous me comprenez. Certaines pratiques sont courantes dans notre profession, mais elles doivent rester discrètes, le public ne voudrait pas qu’on soumette le vin à trop d’améliorations, pourtant bien nécessaires pour que le négoce puisse présenter chaque année la même qualité, et... enfin…euh…trop c’est euh …délicat.

Je n’étais pas bien malin à l’époque, mais je sus comprendre du premier coup que le digne monsieur en question savait s’arranger avec sa conscience et la réglementation tant que la façade était sauve. Et que ce n‘étaient pas tant les « manipulations…euh…délicates » qui bousculaient ses valeurs morales que le risque d’un scandale…euh…nuisible aux affaires. Je n’étais pas lent d’esprit au point de ne pas avoir noté que l’aristocratie du bouchon nous avait envoyé un de ses meilleurs représentants. Ça sentait le Chartron.

Mme Nouard, retrouvant un zest de professionnalisme, se mit à faire parler son visiteur qui, bien qu’ayant effectué la démarche de venir à l’agence, manifestement de son plein gré, éprouvait de la difficulté à exprimer de lui-même les raisons qui la motivaient. Un mot entraînant l’autre, puis le savoir-faire de l’homme d’affaires reprenant le dessus, le marchand de vin (je supposais, mais l’avenir me l’a eu confirmé) exposa ses difficultés sans plus de circonlocutions.

— Notre société, comme vous le savez, est l’une des plus anciennes maisons de négoce de Bordeaux, rouges et blancs (petit signe d’assentiment de Mme Nouard) et … de la ville, bien sûr! Nous avons une place prépondérante au CIVB1, à la chambre de commerce et, bien entendu, quelqu’un de notre famille fait partie du conseil municipal. C’est dire si je me dois d’être prudent dans mes démarches. Il faut être …euh…discret.

« Discret, bien sûr! » crut bon de glisser Mme Nouard.On ne savait toujours pas sur quoi il fallait être discret, mais on savait qu’il fallait l’être.

Il est des règles de bases qu’on doit inculquer dès le biberon aux enfants qui naissent dans l’étiquette mais qu’il faut savoir préciser aux employés subalternes. Nul doute que ma patronne occupait ce rang dans le monde de ce monsieur-là.

— Voilà …Enfin!

— Notre maison possède depuis longtemps le château Rougon, grand cru classé, que nous avons pu agrandir il y a quelques années en acquérant le château Les Hauts de

1 Comité interprofessionnel des vins de Bordeaux

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Rougon, qui produisait un bon cru bourgeois. Ce qui fait que le Château Rougon, aujourd’hui, peut commercialiser trente pour cent de vin en plus sans qu’on ait dû augmenter le rendement des ceps.

— Vous voulez dire que les vignes des Hauts de Rougon font partie aujourd’hui du Château Rougon? demanda maladroitement Mme Nouard.

— Oui, naturellement, mais pas toutes, nous avons gardé une appellation Hauts de Rougon pour un deuxième vin moins coté, ce qui nous permet de mieux répondre à la demande, et d’étaler les années moyennes. Mais là n’est pas le problème, car il s’agit là d’une opération habituelle et parfaitement légale, l’important est de ne pas diminuer la qualité du château. Vous savez, c’est du Médoc, et les variations du sol ne sont pas aussi excentriques que du côté de St Emilion, les terres se valent à peu près si elles sont situées dans des graves.

Un ange passa. Puis il reprit :

— Non en réalité ce qui m’inquiète, c’est qu’il y a trop d’anciens millésimes de Château Rougon en circulation. Certaines années dont les stocks étaient épuisés réapparaissent sur le marché, soi-disant des collectionneurs qui revendraient leurs caves. Je crains que… euh…

Ça avait du mal à sortir.— Je crains en fait que ce soit mon gendre. — Votre gendre… relança ma patronne. — Mon gendre. C’est un garçon de bonne famille, excellent joueur de tennis, bon

cavalier, ses parents étaient des confrères bien établis dans le négoce. Certes, ils faisaient dans le bordeaux générique, mais nous avons, nous aussi une marque maintenant dans ce créneau où les marges sont bonnes, et leur affaire aurait pu tenir longtemps sans la maladie de son père. C’était lui qui était habile, quand il est mort il y a une dizaine d’années, l’entreprise a périclité, la veuve n’était pas très au fait du commerce, le fils était trop jeune et n’a pas su abandonner sa vie aisée de fils de famille et il a fallu vendre.

— Qui a racheté? — Nous. — ??…

Mme Nouard avait retrouvé ses moyens, et relançait son visiteur par une mimique à peine appuyée.

— Oui, par amitié, aussi pour faire plaisir à ma fille aînée qui s’était entichée de ce jeune homme, mais l’affaire était bonne et ne demandait qu’à être gérée par quelqu’un du métier.

— Qui la dirige aujourd’hui?… Mme Nouard savait qu’il n’y a rien de tel que de laisser parler quelqu’un de son métier pour qu’il perde sa retenue et se sente en confiance.

— Mon gendre officiellement... Je suis président du conseil d’administration, mais en réalité mon frère suit très attentivement cette marque qui nous procure de bonnes marges et un bénéfice régulier, plus important souvent que certaines de nos activités plus prestigieuses qui nécessitent des investissements plus importants. Oui vraiment une bonne affaire.

— Votre gendre est-il rémunéré pour sa participation? — Oui bien sur, il est considéré comme directeur-général, et reçoit un salaire en

conséquence ; je ne laisserais pas ma fille ni ma petite-fille dans une situation délicate.

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De plus il est très décoratif, parfait dans les repas mondains, et nous sert de ce fait pour nos hauts de gamme.

— S’occupe-t-il des Rougon? — D’une certaine manière, oui. Il est notre chargé de relations publiques et représente la

maison quand il suffit de paraître. Il est très photogénique. À ce titre il est présent pour nos opérations sur nos châteaux, notamment Rougon qui est un de nos produits de prestige.

Comme on pouvait le constater, l’urbanité s’accommodait bien d’une dent dure et d’un sens développé des priorités.

— Vous soupçonniez votre gendre?… — Et bien, j‘ai su par ma fille qu’il avait eu des problèmes d’argent, ayant la fâcheuse

manie d’acheter des chevaux de course, et il aurait beaucoup perdu. — Est-il coutumier du fait?— A vrai dire non…Euh…en fait, il se révèle plutôt habile dans cette activité. Jusqu’à

présent il avait toujours eu la main assez heureuse pour que cette manie ne lui coûte pas trop. Je repense même à une jument qui a couru souvent au Bouscat et qui s’est révélée excellente. Il l’avait achetée à un petit éleveur de Corrèze, et l’a revendue un bon prix à Chantilly. Je dois reconnaître qu’il est meilleur maquignon que négociant en vin.

— Mais cette fois… — Il semblerait qu’il ait eu fait une mauvaise transaction, ou plus exactement qu’une

épidémie ait entraîné des coûts importants et la perte d’une jument. — Et c’est pour ça que … — Je ne vois que ça. Mais quelqu’un se livre à une arna… euh… une indélicatesse avec

Rougon. Il faudrait que vous enquêtiez… euh… discrètement sur cette complication et me rendiez compte pour que j’agisse. Je ne veux pas que ça s’ébruite, je n’aurais rien à y gagner, et je préfèrerais tout savoir avant d’intervenir.

Il fit alors un certain nombre de recommandations à Mme Nouard, lui fournissant des indications sur les endroits où elle pourrait enquêter, les noms de quelques personnes qu’il faudrait traiter avec le plus grand ménagement et, pour finir, réinsista sur la nécessité de la plus grande discrétion. Prenant son chapeau, car c’était le genre à en porter, il sortit enfin dignement et euh… discrètement, de la maison Nouard, maison poularde pour cocus.

Naturellement, n’ayant pas pris de notes (pourquoi en aurais-je pris?) je ne garantis pas l’exactitude de tous les détails que je vous narre. Pourtant, dans l’ensemble, le discours réinventé trente ans plus tard pour vous être agréable est conforme à mon souvenir. Bien sûr, dans les pages à venir, je serai obligé de broder un peu, relatant quelquefois des faits que je ne connais que par ouï-dire, enjolivant sans doute mon rôle ici ou là, mêlant peut-être aux évènements de l’époque des éléments dont je n’aurais eu connaissance que plus tard et dont je ne me souviens plus de l’exacte chronologie. Si d’aventure quelqu’un me reprenait sur tel ou tel détail, je lui donnerais, bien volontiers, raison et le remercierais en votre nom pour l’exactitude ainsi rectifiée. Néanmoins, soyez assuré que, pour l’essentiel, les évènements se sont déroulés tels que je vous les expose, et je vous prie de m’excuser des quelques chevilles que je serais contraint de glisser ici ou là pour maintenir la cohérence de ce récit.

Pour en revenir à notre prince de la bouteille bouchée, il sortit donc, discrètement, du bureau de l’agence Nouard et ma patronne attendit que ses pas ne résonnassent plus dans l’escalier de bois dont les marches n’étaient pas recouvertes d’épaisse moquette, pour, regardant par la fenêtre, s’assurer de son départ définitif.

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— Et bien mon petit Jean-Pierre! faut pas la rater celle-là. Moi, je ne soufflai mot, sachant que la suite viendrait.— C’est pas de la petite bière, ce gonze, va falloir faire mousser. — J’ai bien noté que c’était plutôt du pinard, me crus-je autorisé à formuler platement (je

me croyais spirituel à vrai dire). — Holà! jeune homme, on ne badine pas avec ça! C’est peut-être mon chiffre d’affaires

pour les années à venir qui vient de sortir. C’est pas avec les divorces que je ferai marcher la boutique dans quelque temps, les gens seront devenus normaux et divorceront sans enquêtes ni procès. Seulement, moi, il faut que je gagne mon verre de Bordeaux, je ne le fabrique pas. Alors un peu de respect pour la grosse galette.

— Oui, Madame. — Tu vois mon petit canard – notez le nouveau volatile – c’est pas la première fortune de

Bordeaux, mais c’est mon premier vrai contact avec les Chartrons, et il ne faut pas se mélanger les pinceaux. Ça se saura si je foire, plus vite que si je réussis, et c’est un milieu où il y a du travail pour un fouille-merde, mais il faut mettre des gants blancs, et arroser de déodorant.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors? — Toi, tu m’établis un dossier au nom de Luc-André Macquard et tu lui envoies le

contrat chez lui, confidentiel comme d’habitude, ou tu lui portes toi-même demain et tu le rapportes signé. Moi, je sors.

Ce qui fut dit fut fait : elle sortit et j’envoyai le courrier à monsieur Macquard, car on a beau dire, ce qui est fait n’est plus à faire.

(Comme il se pourrait que certains d’entre vous ne soient pas bordelais ((comment vous en vouloir?)) je fais une parenthèse dès maintenant pour vous expliquer, chose que je ne savais pas encore ce jour-là, que le Quai des Chartrons, en aval du Pont de Pierre et de la Place des Quinconces, était traditionnellement le siège du négoce des vins bordelais « nobles ». Un chartron était donc un riche négociant en vin, apparemment issu de la cuisse de Jupiter. En amont du pont, le Quai de Paludate avait vu s’installer entre les deux guerres des négociants de vins plus courants, méprisés par les premiers en place dont l’ancienneté faisait oublier l’éventuelle origine douteuse de leurs fortunes. Macquard Frères était chartron, Bertin, le père du gendre amateur de chevaux, était un paludate. Paix à ses cendres.)

Je n’avais pas envie de remuer les vieux dossiers, les querelles de divorce paraissant soudain un peu fades et comme j’avais du retard dans mes cours, je me plongeai dans les délices du ratio crédit-clients/crédit-fournisseurs. Le professeur Merlin-Beau avait péroré sur l’estrade de l’IESC sur ce sujet et certaines de ses remarques m’avaient paru subtiles mais contradictoires. Jugez-en : une entreprise bien gérée doit rechercher le maximum de couverture de son encours clients par un crédit fournisseur de façon à minimiser ses frais financiers, mais si on reprend une entreprise en difficulté, ou si, étant banquier, on a à accorder un crédit à une entreprise, on apprécie que le crédit fournisseur soit faible et le crédit client élevé!

Bien entendu il suffisait de le dire pour comprendre : une entreprise mal gérée possède un potentiel, une entreprise bien gérée et en difficulté est condamnée.

L’heure de fermer boutique ayant eu le bon goût d’arriver sur ces entrefaites, content de moi et de ma brusque compréhension des arcanes financières, je pus clore mon livre et la porte et me rendre aux derniers cours de la soirée.

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CHAPITRE 2

Je sors du bureau pour aller m’en jeter un petit derrière la cravate, en laissant Jean-Pierre se débrouiller avec les papiers du contrat Macquard. Il fait ça beaucoup mieux que moi et c’est pour ça que je le paye.

Le vieux Macquard chez moi, pour une première, c’est une première. Ça mérite un petit coup de remontant. Je descends donc au café Régent où Régis, à qui

je commande mon Bourbon au bar, me dit que je commence tôt aujourd’hui.— T’as quelque chose à fêter ma grande ou c’est la déprime?— Les deux mon pote! : une bonne biznesse mais qui me fout le tracsir. Car faudrait

pas la foirer. J’avale la moitié de mon godet et je rumine des pensées mêlées d’éléphants roses, car je

sais bien que j’abuse sur la bibine. D’ailleurs j’aime pas beaucoup maintenant la gueule de bois le matin. Faut croire que je vieillis.

Ou alors c’est la présence du petit Jean-Pierre. Je ferais péter mon soutien-gorge quand je pense à ce poulet mignon. C’est tendre à cet âge et tout à fait craquant.

De plus, il gagne bien son argent le Jean-Pierre. Depuis qu’il est là, non seulement le bureau est propre, mais il m’a fait rentrer de nombreux chèques sur des factures impayées que je laissais traîner. Faut dire que c’est pas mon fort, la paperasse. Maintenant les contrats sont à jour, les factures envoyées, relancées et réglées. Le plus beau, c’est la déclaration pour les impôts : avec tout ce qui est rentré en frais professionnels, décote de ceci et exonération de cela, c’est presque l’État qui me devrait des sous. Pour un peu on me prendrait pour Chaban-Delmas.

Il y a un grand miroir derrière le bar et je lève mon verre à la santé de mon reflet. C’est pas une bonne idée, car je me vois.

— Ma vieille, va falloir mettre du fond de teint, ça commence à se voir les bouteilles de Bourbon.

Je repose mon verre et décroche mes fesses du tabouret.— Hé! la Grande, tu finis pas ton verre? s’étonne Régis.— Ta gueule! — Ho là, faites excuses, Madame. Mais c’est pas ton habitude. Je change de sujet.— Tu connais quelqu’un dans le milieu des courses?— Peut-être…Ça c’est une réponse qui fait avancer le schmilblick.— Quelqu’un qui connaît bien l’élevage des pur-sangs et les courses, et les magouilles

bien sûr.— Bien sûr.— Alors? t’as l’oiseau?— Ouais…Je refile un pourliche maousse. Ce n’est pas qu’il soit vénal, Régis, mais c’est une

question de principe, il faut payer pour consommer.— Au Bouscat à l’hippodrome, tu demandes Nénesse de ma part. Du coup, j’écluse mon fond de verre machinalement et le regrette aussitôt. Ce n’est pas

la première fois que je sens qu’il faut y aller mollo avec la bouteille et ça me fout le cafard.Bah! Allons bosser. Puisque c’est moi le boss.

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Ma Renault 8 Major est garée rue Judaïque, à moitié sur un bateau devant une porte. Pas de scandale autour quand j’arrive. Pas de papillon bleu sous l’essuie-glace. Tout n’est pas toujours moche. Coup de pot, elle démarre au premier tour de clé. Direction le Bouscat. Évidemment ça bouchonne sur les boulevards et il me faut un temps dingue pour passer la barrière Saint Médard. J’en profite pour gamberger sur Macquard, ses châteaux, son gendre, son pinard et sa respectabilité de Chartron.

Je n’ai pas une admiration sans borne pour les pinardiers, même enrubannés de papiers de soie. Pendant la guerre, tout ce joli monde a fricoté à qui mieux mieux avec les Allemands (faut dire à leur décharge qu’ils étaient souvent cousins, les familles se répartissant les territoires, et en parfaite relation commerciale avant guerre), et qu’ils ne se gênaient pas pour piquer leurs biens à leurs anciens concurrents plus ou moins juifs qu’ils dénonçaient à la Gestapo (ou aux autorités françaises, ce qui revenait au même).

Mais j’habite Bordeaux, et si je veux sentir l’odeur des roses tous les jours, il faut changer de métier. Le problème c’est que je ne sais rien faire d’autre, m’étant mariée à dix-huit ans avec ce grand con de Nouard, sous prétexte qu’il était le premier à qui je ne faisais pas peur et qu’il m’avait engrossée. Mes parents, épiciers à Saint-Ciers-sur-Gironde, tout contents, avaient exigé que je me marie. Moi j’étais pas fâchée de foutre le camp de Saint-Ciers, j’avais pas dit non.

J’avais pondu une fausse-couche, pas exprès, mais ça m’allait bien, je n’avais pas la fibre maternelle à dix-huit ans. Ce que je voulais c’était l’amour, mais tous les gars du village étaient intimidés par ma taille ; il avait bien fallu un bal du quatorze juillet pour qu’un bordelais de passage me bouscule la fourrure. Dommage c’était pas Sean Connery, mais la connerie, il l’avait bien. Je m’en suis aperçu un peu tard, j’étais déjà à Bordeaux, mariée, en train de laver la vaisselle et le ménage pour un mec au lieu de passer la gueille dans la boutique de mes parents.

Ça n’a pas duré. Un jour j’ai dit à Nouard : « Ou je bosse ou je me tire ».Il avait besoin de quelqu’un pour espionner les parties de jambe en l’air. C’était un

travail pour une jeune femme, même de ma taille. J’ai fait l’affaire. Nouard avait trente ans à l’époque, et je me demande encore comment il avait pu monter son agence. Sans moi ça n’aurait pas tenu longtemps, car il était flemmard, vantard et flambeur. Il lui a fallu dix ans pour débarrasser le plancher en enroulant sa Taunus autour d’un arbre. Je n’ai pas beaucoup pleuré, il y avait longtemps qu’en dehors de l’agence, il n’y avait plus rien entre nous. En fait il n’y avait eu qu’une heure derrière une palisse un soir de bal. Sept ans maintenant que je me débrouille sans ce boulet à traîner. Amen.

Je ne suis pas très fière du boulot de l’agence et si je pouvais changer de genre de spécialité, ça m’irait bien. Et le Macquard c’est un autre topo. Vas-y ma vieille, c’est tout bon.

J’arrive à l’hippodrome. Bien que ce ne soit pas le bon jour pour les courses, forcément il y a du monde qui s’agite. J’avise un gonze mince comme une sarbacane.

— Pourriez-vous me dire où je peux trouver Nénesse?— C’est pour quoi? — Truc privé.— Qui le demande?— Moi de la part de Régis, du Régent.— Ah. Bon. Derrière les tribunes.— Merci. Il avait déjà tourné les talons.

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Je fais le tour des tribunes, un gamin est en train de seller un cheval. C’est Nénesse, sauf que c’est pas un gamin, mais un quasi-vieillard, haut et ridé comme trois vieilles pommes et sec comme un sarment en hiver. Bien sûr un ancien jockey. La patte qu’il traîne un peu après lui explique toute l’histoire.

Je lui dis qui je suis, d’où je viens, et ce que j’aimerais savoir.— Bertin-Macquard? pardié…que je le connais le gonze. C’est pas un enculé. Il a le

respect pour les chevaux, lui. C’est pas comme certains pédés rouges que je pourrais dire. Hein?

Je n’ai pas d’opinion sur la question. J’attends. — Tu lui veux pas de mal?— Non, quelques renseignements sur ses chevaux. — C’est bien parce que Régis t’envoie. Je laisse venir. Ça vient.— Bertin, il s’y connaît. Surtout pour les trotteurs. Il a l’œil. Pourtant il préfère le

steeple, faut toujours qu’on préfère ça qu’on y vaut pas plus que la moitié de pas grand-chose. Pas vrai? On le connaît bien ici, car il fait souvent courir ses chevaux.

— Rien de louche?— Jamais entendu parler. — On m’a dit qu’il avait eu des pépins avec un cheval récemment.— C’est pas lui c’est l’entraîneur. Une épidémie. Je ne sais pas qui a payé, mais j’ai

rien entendu de bizarre. Vous pouvez aller le voir, il est pas loin, au Haillan.

Je remercie Nénesse qui refuse mon pourboire. — Je suis pas garçon de café.— Mille excuses, monsignore! mais c’est l’usage dans mon métier de rémunérer les

collaborateurs occasionnels. Il n’y a pas d’offense.— Bon, dans ce cas envoie la monnaie. Merci.— Pas de quoi. On taille le bout de gras pendant un petit quart d’heure histoire de justifier le

déplacement, mais Nénesse ne m’apprend rien de plus. Je déhotte et direction le Haillan.

C’est pas loin ; c’est pas grand ; je trouve facilement l’élevage de canassons.Ça m’a eu plu les bourrins quand j’étais gamine, mais c’était surtout des chevaux de

labours qu’on voyait par chez nous. Et puis les tracteurs ont commencé à les remplacer. Mais ces chevaux-là, c’est pas du pareil au même. C’est beau, c’est chic, c’est cher, même leur crottin doit coûter les yeux de la tête. Ils sont mieux logés que les ouvriers à La Benauge et sans doute mieux traités que les lads qui s’occupent d’eux.

Enfin, je suis pas là pour réformer le monde et je gare ma Renault 8 au bout de l’allée bordée de rosiers. Un élégant bipède botté s’avance vers moi et d’un ton à refroidir le pôle nord me demande :

— Que puis-je pour votre service? Sans doute qu’ajouter : « Madame », lui aurait écorché les lèvres.En représailles, je ne lui dis pas bonjour à cette face de fesse coincée. — Je fais une enquête sur la maladie de vos chevaux. M.Bertin-Macquard aurait perdu

une jument? Ce type ne me plait pas, et j’ai la très nette impression que c’est réciproque.— À quel titre je vous prie? — Assurances.

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— Voyez ma compagnie. La Suisse Internationale. C’est Bertin qui vous envoie?— Mmmm…— Il sait très bien que je n’y suis pour rien, et il a été indemnisé par l’assurance. Mais

s’il veut entraîner ses chevaux ailleurs, je le regretterais ; je croyais que nous avions une certaine amitié.

— Non, ce n’est pas M.Bertin-Macquard qui n’est pas au courant de ma démarche. J’agis pour le compte de quelqu’un qui se renseigne sur les écuries de la région, pour ses chevaux. C’est un Américain qui est propriétaire d’un château dans le Médoc, et qui ne veut pas choisir sans avoir fait le tour de la question.

Je lui tends la main :— Mme Nouard, détective privé.— Jean Lapébie, entraîneur éleveur. À contrecœur il me la serre, mais il plaque immédiatement un sourire à quatre francs

quatre-vingt-quinze sur ses lèvres, aussi franc qu’un discours d’Edgar Faure.— Puis-je vous proposer de visiter? Tant qu’on y est. Je dis oui. Et je subis la visite du domaine, les écuries avec les box

individuels, les stalles, la sellerie (rutilante), le manège N°1, le N°2, la piste d’entrainement, l’infirmerie, la nursery et la fosse à purin. J’en ai plein les bottes et la tête farcie d’explications et justifications : en aucun cas une aussi regrettable histoire comme cette maladie ne pourrait se reproduire, on assure les meilleurs soins, la meilleure nourriture, le meilleur entrainement, les meilleurs ceci et les meilleurs cela. Et patati et patata.

À part l’odeur du crottin, c’est nickel et luxueux comme une clinique de chirurgie esthétique.

Enfin je peux remonter dans ma voiture et quitter les lieux. Arrêt bistrot au village. Café des sports. PMU comme il se doit. Un comptoir rutilant de

Formica. Des sièges en tube et assise d’enroulement de fil plastique rouge, vert, bleu. C’est beau comme Broadway. Trois vieux avec béret penché sur l’oreille, mégot collé à la lèvre. Ils doivent avoir été mis là par le syndicat d’initiative, pour la couleur locale. J’entends que la vigne cette année : c’est pas comme dans le temps ; la taille n’a pas été faite comme il faut ; les traitements d’aujourd’hui ça ne vaut rien ; mais les tracteurs, faut pas dire, ça fait du travail, mais pour les cavaillons faut quand même finir à la main, quoiqu’il paraît que du coté de Pauillac… ; en tout cas, c’est sûr, pour vendanger on pourra jamais inventer une machine…

Je commande un Bourbon.— Non, donnez-moi un Schweeppes plutôt.— Comme vous voudrez, Madame.— Et l’annuaire.— Je n’ai que la Gironde.— C’est le monde entier. Je sirote mon breuvage antialcoolique en cherchant le petit-suisse de l’assurance dans

les pages jaunes. Il n’y a qu’une adresse à Bordeaux, rue Fondaudège, mais une autre à Langon et encore à Libourne.

Va pour la rue Fondaudège.

Je profite d’une place à moitié autorisée pour laisser ma voiture, et j’aligne quelques pas jusqu’au bureau de l’assureur. L’immeuble n’est pas engageant, mais les bureaux mêmes de la compagnie pètent le cossu et la solidité du franc suisse.

Quand la secrétaire, canonique à défaut d’être canon, m’annonce, le patron me reçoit sans difficulté. Ce n’est pas un zurichois mais un bordelais bon teint, son accent fait foi.

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— Jean Lapébie m’a appelé, j’attendais votre visite. — Tout est donc plus facile, Monsieur Doumègue. J’avais lu son nom sur la plaque de cuivre de l’entrée. Je pose mes questions, il me répond quand il le peut, c’est-à-dire presque tout le temps,

mais il évite les noms de ses clients, les affaires qu’il traite avec eux, les incidents survenus et les indemnisations éventuelles. Autrement dit, tout en parlant il reste muet. Je ne saurais bien sûr en rester là, aussi je sors l’appât du gain de ma poche, et lui évoque mon client américain, ses vignobles et ses chevaux. Je me mets du Guerlain devant les dents.

— Je ne peux pas me découvrir plus avant, Monsieur Doumègue, vous le comprendrez bien, mais il est important pour mon client que je fasse toute la lumière sur cet embarras, il ne voudrait pas s’engager sans garanties. De plus, comme ses chevaux ne sont pas encore en Europe, il faudra trouver une compagnie à la fois locale et internationale pour couvrir les risques de ce côté-ci de l’Atlantique.

C’est un peu gros, mais il ne peut courir le risque de rater un gros client. Je peux aborder ce qui m’intéresse :

— Y a-t-il eu des difficultés pour indemniser Lapébie et Bertin-Macquard? — Non, pas du tout, les expertises étaient concluantes et convergentes, il s’agissait

vraiment d’une épidémie, que l’éleveur ne pouvait deviner avant les symptômes de fièvre. Les installations de Lapébie ont permis d’ailleurs qu’elle soit vite circonscrite. Seuls deux chevaux de clients sont morts en plus d’une jument de l’entraîneur, celui de Bertin et celui du marquis de Ponfrade qui n’est pas assuré par nous mais par la "Continental" qui a envoyé son propre enquêteur dont je ne connais pas le nom.

On se quitte bons amis, mais je vais vérifier auprès de la "Continental" où je connais quelqu’un. Un gars que sa femme nous avait fait suivre à ses frais à lui (un grand classique). Comme elle c’était vraiment une garce, j’avais arrangé le coup pour qu’il gagne son divorce, avec tous mes vœux de bonheur avec sa nouvelle copine qui était bien gentille. Aux dernières nouvelles, je crois qu’elle l’est restée.

Il est en poste à la Continental à Paris, donc je me ruine en téléphone, mais j’obtiens la confirmation de ce que m’a révélé le suisso-aquitain. Comme Nénesse de son côté n’avait rien entendu de louche, j’en conclus que c’est bon et que le père Macquard s’est mis le doigt dans l’œil, Bertin n’a pas laissé de plumes dans cette histoire d’épidémie chevaline, l’indemnisation ayant été correcte.

La journée a été suffisamment remplie, je me vote un arrêt-buffet.Je rentre chez moi, à Caudéran, où l’assurance de ce con de Nouard m’a quasiment payé

un appartement dans un immeuble demi-grand-chic, rue du Grand Lebrun. L’appartement est à peine meublé parce que je m’en fiche comme de l’an quarante. J’ai juste besoin d’un lit où j’amène un homme de temps en temps. Encore que je préfère l’hôtel pour ne pas subir les envies de revenez-y de types qui m’emmerdent. Je suis quand même équipée d’un frigo, d’une gazinière, de deux tables et quelques chaises. Il y a des grands placards, donc les armoires sont superflues. Un fauteuil est la seule chose à laquelle je tienne sentimentalement, je l’ai récupéré dans la grange de mon grand-père, parce que j’y jouais dedans quand j’étais petite. C’est vous dire l’état du fauteuil, au rebut déjà il y a trente ans!

Il est assez facile de se garer dans la rue. Je ne prends pas la peine de descendre dans le parking de l’immeuble. Je résiste à l’appel du Bourbon et je fouille dans mon frigo. À part une tranche de jambon anémique et un yaourt périmé, il n’y a rien à se mettre sous la dent. J’ai le choix entre faire des courses ou aller au resto. L’appartement me flanque le cafard, j’opte pour le restaurant.

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C’était pas une bonne idée non plus car, à part quelques cacahuètes, je dîne de quelques Bourbons. Du coup, comme je ne sais plus où j’ai mis la Renault 8, je termine la nuit au bureau sur une espèce de canapé de cuir particulièrement inconfortable. Mais c’est toujours mieux que le dépôt de nuit du commissariat.

***

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CHAPITRE 3

Le samedi était alors travaillé, du moins pour moi, car la patronne s’accordait parfois un week-end de deux jours dont elle revenait la mine un peu plombée, ce qui faisait que souvent, qu’elle travaillât ou qu’elle fît la java, j’étais seul à l’agence et amené à recevoir des clients (ou leurs conjoints mécontents).

Ce samedi matin là j’ouvris donc le bureau sur le coup des neuf heures, prêt à effectuer un ménage succinct et quelques révisions personnelles, mais il était écrit que les évènements ne me permettraient pas ce programme peu palpitant, mais combien nécessaire.

Rien qu’à l’odeur d’alcool qui régnait dans la pièce, je sus que Mme Nouard avait forcé sur le Bourbon et que la nuit s’était terminée sur le canapé comme cela lui était déjà arrivé une fois au moins depuis que je travaillais pour elle. Effectivement son grand corps était étalé sur le cuir de son espèce de banquette et les chaussures stratégiquement postées dans des coins opposés de la pièce en compagnie d’un soutien-gorge (grande taille de bonnets) ce qui me permit, par la chemise déboutonnée à moitié, de visionner une poitrine de belle tenue naturelle, spectacle qui fit jouer brutalement l’ascenseur de ma glotte et augmenter ma température.

Au bruit que je fis dans la pièce, Mme Nouard s’ébroua et, rajustant sa chemise d’un geste automatique, me regardant d’un œil pas frais de poisson trop longtemps à l’étalage, déclara d’un air ahuri :

— Quelle heure est-il? C’est toi petit poulet?Je confirmai que c’était bien moi.— Oui et il est neuf heures.— Quel jour?Du moins je suppose que le borborygme voulait dire « quel jour? ».— Samedi.Suivirent quelques jurons dont probablement « putain de con » et « bordel d’enculé de

merde » qui lui étaient familiers.M’étant habitué à ces manières, je ne me formalisai pas de ce langage et ouvris la

fenêtre pour aérer la pièce qui en avait bien besoin et moi aussi. — Je dois être à faire peur… dit Mme Nouard, en se tapotant les cheveux comme une

midinette, ce qui ne laissait point de me surprendre.À sa tête, j’aurais répondu par l’affirmative si j’avais osé, mais je tempérai mon

jugement au souvenir du vallon entrevu au déboutonné de la chemise. De fait, je gardai un silence de bon aloi sur cette question et bottai en touche :

— Je vais faire un peu de ménage.— Me ferais-tu du café, s’il te plait? Le moyen de refuser, quand le patron demande si poliment? Mais c’était bien volontiers

que je me livrais à ces tâches subalternes, car la patronne avait le bon goût – on se demande bien comment – de se fournir en vrai café auprès d’un torréfacteur de la rue Porte-Dijeaux, et moi qui subissais plus souvent qu’à mon tour des breuvages si robusta que j’en aurais eu des palpitations de tachycardie, je goûtais fort ce penchant de Mme Nouard pour les harrars rares et les custepecs impecs, même si à l’époque je ne connaissais pas les noms des cafés qu’elle achetait, tâche ménagère qu’elle ne m’avait pas déléguée.

Une porte s’ouvrait sur un « placard de toilette » comprenant un lavabo, un petit meuble de rangement par-dessous, ainsi qu’une glace (en bon état et propre par mes soins) et une étagère où l’on stockait le nécessaire à café. Aussi le fis-je au moyen, luxe suprême pour l’époque, d’une cafetière électrique, engin dont je n’avais jamais entendu parler avant de

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travailler pour Mme Nouard. Cette machine est tant répandue aujourd’hui et si bon marché qu’il faut un effort sur soi pour admettre qu’on n’a pas connu de toute éternité cette manière de filtrer le café. Le plaisir que je prenais au luxe révélé d’un appareil si efficace et d’une matière d’œuvre de première qualité m’incitait à prodiguer un soin extrême à la préparation dont je goûtai bientôt les premiers effluves ensorcelants et les premières gorgées trop chaudes obligeant à différer un peu la dégustation d’une tasse préparée, non point avec l’eau javellisée du robinet, mais avec de l’eau de la source des Abatilles, qu’on puise du côté d’Arcachon, et qu’on trouvait déjà facilement à acheter à Bordeaux en ce temps-là.

Installés de part et d’autre du bureau, nous sirotions nos tasses dans un moment d’intimité qui installait entre nous une égalité momentanée dans la communion d’un arôme fugace. Mme Nouard me raconta sa fin de journée de la veille, ses promenades dans le monde des courses et des assurances hippiques. Elle jeta un voile pudique sur la fin de sa soirée, mais m’avoua qu’elle n’avait pas eu le courage de passer seule la soirée chez elle.

Il ne me serait pas venu à l’idée que cette grande bonne femme, qui m’en imposait comme elle en imposait à ses clients, pouvait certains soirs (je découvrais le monde) se sentir si mal qu’elle ne trouvait pas d’autre remède que le Bourbon jusqu’à plus soif.

— Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire, mon petit Jean-Pierre, car il n’y a rien de louche avec les chevaux.

— Je ne comprends pas…— Macquard n’est pas venu pour rien, son chose-bidule de bouteilles trafiquées n’est

pas du genre qu’on avoue quand on est marchand de vins, aussi ai-je tendance à y croire. Mais pourquoi accuser tout de suite le gendre et lier l’histoire à cet incident sans conséquences de jument perdue?

— Sans doute parce qu’il ne l’aime pas. Je prenais facilement mes hypothèses pour des théories éprouvées. — Hum! Il y a autre chose. Je verrai ça lundi, il faut que j’aille me coucher et manger

un morceau. Dans l’ordre inverse peut-être. Bref, il faut que je cuve, je ne suis pas en état. Tu fermeras l’agence.

Elle sortit alors, me laissant la responsabilité, légère au demeurant, de maintenir le service aux cocus mécontents. Je fis un ménage approfondi et me plongeai dans la rationalisation des choix budgétaires, méthode dont on faisait ses délices dans les cabinets d’ingénieur-conseils. J’en étais aux comparaisons entre les espérances de gains de deux investissements quand la sonnette de la porte palière vrombit. Je fus surpris, me demandant un instant ce que c’était que ce vrombissement, tant était peu usitée cette manière de s’annoncer, les clients toquant plus naturellement à la porte du bureau.

J’ouvris et invitai courtoisement le visiteur à entrer dans la pièce. Il ne se le fit pas dire deux fois ; on le sentait remonté comme une pendule. J’avais pris l’habitude de traiter les irascibles, d’autant qu’ils avaient quelquefois toutes les bonnes raisons de l’être, par une attitude de calme et d’empathie qui étalait en général les colères les mieux établies. Je pratiquai comme à l’accoutumée, m’effaçant pour permettre au visiteur de pénétrer dans le bureau où je le priai de s’asseoir et de m’informer des motifs de sa visite.

— Je suis Paul-Gérard Bertin. Ces mots lui parurent suffisants, et ce n’était pas suffisance de sa part, mais il semblait

attendre des explications. Je fis silence n’ayant rien à dire, pratique qui me vaut, aujourd’hui encore, bien des désagréments. Comme je ne savais pas par quel bout prendre le morceau, je lui laissai l’initiative :

— Messieurs les Anglais, tirez les premiers.— Je ne suis pas d’humeur à plaisanter – me rétorqua-t-il sèchement – pourquoi

enquêtez-vous sur moi, mon assureur et mon entraîneur m’ont appelé pour m’en

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informer. Je ne crois pas à votre histoire d’américain, je connais tous les propriétaires qui ont château viticole et chevaux.

— Mme Nouard n’est pas ici ce matin peut-être serait-il judicieux de votre part de rappeler lundi matin…, suggérai-je avec, me semblait-il, assez d’à propos.

Hélas, le bonhomme s’avérait fâché et peu enclin à se laisser mener par des manœuvres dilatoires.

— Si votre patronne n’est pas là, c’est vous qui allez me fournir les explications que j’attends.

Sa colère solide n’altérait en rien l’élégance du personnage : un mètre soixante-quinze ou seize de muscles fins, un élégant pantalon de serge gris moyen cohabitait avec un blazer, disons élégant, sur un simple polo, juste ce qu’il fallait de pas trop habillé pour un samedi matin. Les traits du visage à la Phidias, les cheveux drus pétant la santé comme une publicité de Pétrol-Han et les mains manucurées de frais. Il avait beau me rendre une demi-tête, on eut dit que c’était lui qui me regardait de haut. Comme je sentais confusément qu’il n’avait point tout à fait tort de se plaindre du droit que Mme Nouard s’était accordé de se mêler de ses affaires, mais comme je sentais aussi, tenant les comptes, que les nôtres nécessitaient qu’on se mêlât des siennes pour honorer le contrat passé avec son beau-père et nourrir la banque, il me fallait taire les premiers symptômes de conscience morale qui commençaient à me gêner aux entournures. Dans le doute, la mauvaise foi est souvent bonne manière, aussi fis-je honneur à cet adage en lui rétorquant d’un air naïf :

— Du droit que nous confère la loi. C’était aussi faux que creux, mais ça jeta un froid suffisant pour que je reprisse mes

esprits et que lui perdît les siens l’espace d’un instant dont je profitai pour pousser mes feux à l’encontre de mes habitudes conciliatrices.

— Auriez-vous quelque chose à cacher pour vous montrer si inquiet d’une enquête de routine pour les assurances?… Nous ne sommes pas le fisc tout de même.

Je ne sais pas d’où m’était venue cette idée du fisc (les cours de comptabilité?) mais elle fut magique et j’avouerais sans honte que j’ai souvent eu recours à cette astuce par la suite dans ma carrière.

— Pourquoi les impôts? me dit-il éberlué et inquiet. Qui n’avait rien à cacher à Giscard hors un smicard?— Soyez sans crainte, nous ne recherchons pas d’informations pour le fisc, nous

agissons à titre privé pour des personnes qui ne tiennent pas à porter plainte abusivement et préfèrent la discrétion de notre cabinet à l’étalage de scandales dans la presse.

Comme sur tout chartron qui se respecte, le rappel de la discrétion fit son effet calmant, la crainte d’un scandale étalé au grand jour inquiéta et la recherche d’une solution diplomatique fut la politique qui s’adopta de facto. Je me découvrais des qualités de négociateur, d’aucuns diront perfidement plus tard de rouerie, que mon parcours scolaire en demi teinte n’avait pas révélées, pas plus à moi-même qu’aux autres, maîtres et condisciples.

La situation, de plus, m’amusait.— Voulez-vous porter plainte contre notre agence? — Non, non! pas du tout! Je voulais juste savoir pour quelle raison vous enquêtez sur

moi, je n’ai rien à cacher, et surtout pas dans mes activités personnelles dans le domaine des chevaux.

Je notai par-devers moi qu’il n’avait rien à cacher, mais surtout dans tel domaine. Dans tel autre aurait-il un peu moins ou un peu plus rien à cacher?

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— Nous n’enquêtions pas directement sur vous, mais nous sommes très intéressés par cette épidémie qui a touché l’établissement Lapébie au Haillan et qui a entraîné la mort de votre jument, entre autres.

— Mais je n’y suis pour rien! je ne suis qu’une victime dans cette histoire, d’ailleurs l’assurance n’a fait aucune difficulté pour m’indemniser.

— C’est effectivement ce qui se dégage de la petite investigation que notre agence a menée, vous n’avez donc aucune raison de vous inquiéter et je suis heureux que vous ayez pu passer nous voir ce matin pour dissiper un léger malentendu.

— Vous reconnaîtrez qu’il est désagréable d’apprendre qu’on enquête sur vous.— Je le répète, nous n’enquêtions pas sur vous, mais sur une épidémie de chevaux dont

vous n’êtes en aucune manière responsable. Comme vous le constatez, notre maison s’efforce d’agir dans la plus grande confidentialité afin de ne pas nuire aux personnes innocentes qui peuvent incidemment croiser une recherche en cours. Nous considérons qu’il y moins de risques pour les tiers que les soi-disant enquêtes de journalistes qui étalent au grand jour la vie de gens qui se trouvent là par hasard. Si vous-même éprouvez le besoin un jour de faire appel à nos services, vous souhaiterez que nous fassions preuve de la prudence maximale vis-à-vis des personnes concernées.

— Bien entendu, il ne faut pas que des histoires fausses soient répandues, il en reste toujours quelque chose.

— Soyez assurés que nous veillons à ce que rien de nos recherches ne transpire, nous tenons à la plus grande confidentialité qui soit, surtout en ce qui concerne la vie privée.

Nous continuâmes sur ce ton-là quelques minutes encore, lui finissant presque par s’excuser de m’avoir dérangé, moi lui assurant que nous étions à son service aujourd’hui comme éventuellement plus tard. Il finit par s’en aller, visiblement soulagé.

J’étais en proie à une excitation inhabituelle, tout surpris de ma performance. Où donc étais-je allé dénicher une telle imagination de faux-cul? Je me surprenais, ne sachant si je devais me réjouir ou m’inquiéter de ces dispositions révélées à berner autrui. Enfin, je suppose rétrospectivement que je me posais alors ces questions, bien qu’au fond de moi je sache qu’il n’en fut rien ; je me montrais simplement content de m’être tiré d’un mauvais pas et d’avoir proposé nos services à un client putatif.

Paul-Gérard Bertin descendait à peine l’escalier qu’une visiteuse se présenta. C’était une visiteuse médicale qui s’était trompée de porte, un toubib officiant à l’étage inférieur. Je refermais la porte sur son postérieur qu’on heurta de nouveau à l’huis. Il y a des jours comme ça!

Un personnage d’emblée antipathique, la main molle et moite voulait voir Mme Nouard pour une discussion confidentielle. Je l’informai qu’elle n’était pas ici, qu’il lui faudrait ou revenir ou me confier son tracas.

— Vous êtes bien jeune pour ces histoires-là.Je convins que sans doute j’étais jeune, mais que, la valeur n’attendant point le nombre

des années, il était en mon devoir d’écouter de suite ses desiderata afin que Mme Nouard puisse agir le plus vite possible.

Il hésitait, mais crevait d’envie de se confier. Je pris l’attitude attentive d’un frère jésuite et attendis que se déclenchât la porte des aveux (pour parler comme Achille Talon). Ce qu’il fit bien sûr. Je vous épargnerai la litanie du pauvre représentant de commerce qui travaille dur (« seize heures par jour sur la route, pas comme les fonctionnaires »), obligé de passer sa vie dans des hôtels, de manger trop, de boire de même, tandis que son épouse, à qui rien ne

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manque, alors qu’elle n’a rien à désirer car il possède une belle maison avec de la moquette2, une grosse voiture et même un bateau de dix mètres, est partie avec un type qui n’a même pas le rond.

Il voulait qu’on trouve son adresse. Je lui soutirai un chèque de provision, l’assurant que nous ferions vite, mais qu’il y aurait des frais car c’était difficile à effectuer, car elle n’avait rien fait de répréhensible.

— Elle a quand même abandonné le domicile conjugal! — Je vous l’accorde, mais tant que nous ne l’avons pas établi en apportant la preuve de

son adultère et sa nouvelle adresse, c’est vous qui êtes dans une situation difficile, car on ne peut pas savoir si vous ne l’avez pas fait disparaître. La police peut vous soupçonner d’assassinat.

J’aurais alors doublé la demande de provision qu’il m’aurait embrassé pour accepter de m’occuper de son affaire. Je me passai fort bien d’une telle extrémité. Je le raccompagnai à la porte, l’assurant de la diligence que nous ferions pour lui, puis j’imputai les comptes banque et client du montant de son chèque.

La matinée n’était pas tellement avancée, mais je n’avais plus le cœur à m’astreindre à du contrôle de gestion ou des ratios d’amortissement dégressif, aussi je rejetai l’étude de mes cours comptables à plus tard, puis, le ménage expédié, j’attendis midi en consultant un petit opuscule relatif au commerce des vins que j’avais déniché la veille chez le bouquiniste du cours Pasteur. La modestie du manuel m’incitait à croire que la réglementation était simple, mais c’était moi qui me montrais simplet à défaut d’être modeste, car si les principes de base se réduisaient à peu de choses, les combinaisons qu’on pouvait effectuer dépassaient rapidement les possibilités de mon entendement. Heureusement l’INAO que le monde nous envie et copie de son mieux veille sur le meilleur des mondes où naissent, s’élèvent, se boivent, mais jamais ne meurent, les vins d’appellation contrôlée.

Quand sonna l’heure, je m’en allai vers ma demeure.

***

2 C’était chic à l’époque, n’ayant pas encore subi la démocratisation.

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CHAPITRE 4

Je laisse le poulet joli s’occuper du bureau et vais cuver le bourbon. Je retrouve la Renault 8 Major à sa place et je file à Caudéran. Comme de bien entendu je me gare dans la rue et monte les trois étages jusqu’à mon appartement. J’essaie de vomir, mais je n’y arrive pas. Je me prends deux aspirines, sans Bourbon pour faire passer. Je me dépouille de mes habits et me colle sous la douche chaude. Je n’ai pas le courage d’attendre de laisser couler un bain. En m’essuyant je me vois à poil dans la grande glace derrière la porte. Les seins sont encore beaux, le ventre ne pend pas trop, même pas du tout, en revanche les cuisses se relâchent un peu. Je m’astreins à quelques roulé-boulés d’un masseur électrique que j’avais acheté un jour d’optimisme et qui dort la plupart du temps dans le placard. J’avais oublié comme ça fait du bien. La séance dure plus longtemps que prévu car des cuisses, je passe au ventre puis aux fesses, assez fermes pour mon âge. Je me tartine d’une huile aux amandes douces qui « me feront une peau de jeune fille ».

Pour le visage en revanche, j’ai beau me regarder sous le bon angle, la lumière est implacable : la couperose gagne. Je n’en suis pas tout à fait au point d’une pocharde comme celles qui font le trottoir du côté de la gare. Mais je ne dois pas m’illusionner, je ne ferai pas illusion longtemps si je n’arrête pas mes conneries. Je me plaque un masque raffermissant et me colle deux rondelles de concombre sur les yeux pour lutter contre les poches. J’avale un grand bol de tisane verveine-tilleul et m’allonge sur mon Dunlopillo. Ce matelas, c’est mon luxe dans l’appartement, pour le reste du lit c’est pas vraiment baldaquin la marquise.

Il est treize heures quand je me réveille. Les rondelles de concombre ont glissé sur l’oreiller et le masque me gratte la peau. Mais le somme m’a fait du bien. Je vais pisser la tisane et décoller le caoutchouc de mon visage. Je rince au lait d’amandes avant d’étaler une couche de crème de jour. Les dents lavées à m’en user les gencives, je me prépare un vrai petit déjeuner à l’anglaise. Thé à la bergamote, bacon frit avec des œufs au plat, verre de jus d’orange. Même si ce n'est pas l’heure, c’est bon et je n’ai de compte à rendre à personne.

Prise d’une espérance en l’avenir, je m’abstiens de fumer et prends la décision d’arrêter de boire.

C’est samedi, je n’ai rien à bidouiller au bureau, même pas pour voir le petit poulet à croquer qui ne travaille pas l’après midi. Je me décide pour les courses au Bouscat. On faisait ça des fois avec Nouard. C’est pas de la nostalgie, j’ai toujours aimé les courses de chevaux. Pour les chevaux, car je ne parie jamais, j’ai été vaccinée par les pertes de ce grand con de flambeur de mari.

Fait rare, je me sors une robe légère du placard. Ça sent pas la naphtaline parce que j’ai jamais pensé à en mettre. Du coup, je vérifie quand même qu’il n’y a pas de trous de mites. Une veste en jersey des grandes occasions. Sapée comme si j’allais à un mariage, je grimpe dans ma voiture et en route pour le Bouscat en évitant les boulevards, ce qui est logique en partant de Caudéran. En retrouvant l’ambiance d’un après-midi de course, j’oublie la gueule de bois du matin, l’agence et l’industrie du divorce.

Je tournicote autour des chevaux. J’aime les regarder. Je les trouve beaux. En fait ils ne servent qu’à ça : être beaux et courir.

Une connaissance m’invite au bar, surprise de ma tenue, plus encore du Schweeppes que je commande. C’est un type que j’ai connu du temps de Nouard et qui tient une cave du côté de la barrière de Toulouse. On s’était un peu mélangé après mon veuvage, mais ça n’a pas duré. De fait il est plutôt tantouze et c’était mon allure hommasse (merci du compliment) qui l’avait attiré chez moi. Mais comme j’ai trop de nichons pour faire illusion, nos ébats avaient

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cessé sans qu’on s’engueule, faute de combattants, comme dit je ne sais qui. On est resté copains. J’en profite pour soutirer quelques informations.

— Dis donc Louison, as-tu des vieilles bouteilles chez toi?— Qu’entends-tu par vieilles bouteilles?— Des vraies vieilles, de celles qu’on n’achète pas tous les jours. Des vieux Margaux,

des Haut-Brion d’avant guerre, ce genre de choses.— Pour qui tu me prends? C’est pas le grand chic la barrière de Toulouse, moi je fais

surtout dans le vin à la tireuse et les bordeaux supérieurs pour le dimanche. Pourquoi tu me demandes ça?

— C’est pour une enquête, une histoire de grands bordeaux épuisés qui réapparaissent.— J’ai pas la clientèle pour ça, mais je peux demander autour de moi. C’est urgent?— Oui et non ; mais si tu peux te renseigner, je te revaudrai ça.— Tu sais bien que je le ferai pour tes beaux yeux, jolie tourterelle.— Cause toujours, beau merle.— Si tu es là pour un moment, j’aurais peut-être quelque chose pour toi tout à l’heure,

j’ai aperçu un gonze que je connais et qui fraye un peu dans le grand monde. À tout de suite.

Je fais durer mon Schweeppes jusqu’à l’annonce de la prochaine course. Trot attelé. Je regarde les noms dans l’espoir de voir apparaître Bertin-Macquard. Je ne trouve que Paul-Gérard Bertin, propriétaire de Une du Haillan, numéro 15, drivée par Philippe Ladoumègue, casaque machin-truc et bidule-chouette. Je repère le quinze à son entrée au paddock. La figure de mode qui l’accompagne doit être le propriétaire. Beau mec et très smart, une jolie femme à son bras. Laquelle ressemble au vieux Luc-André Macquard. Sa fille très probablement, accompagnant son mari dans son vice.

Une du Haillan est une jument de six ans de taille moyenne, robe isabelle avec une étoile blanche sur le front. Très calme. Pas comme d’autres chevaux qui s’agitent, manifestant leur impatience. La jument du pinardier ne paraît pas au niveau, mais je ne m’y connais pas assez pour porter un jugement sur les chances des uns et des autres.

Bientôt les chevaux sont sous les ordres. Ça me fait de l’effet, je suis tout-excitée. C’est parti.

Un grand cheval noir prend d’emblée la tête et ne la lâche pas dans la ligne droite opposée, mais petit à petit, Une du Haillan remonte au train et vient le menacer à l’entrée du virage. Elle n’insiste pas et demeure en seconde position. C’est une course longue, il reste encore un tour quand ils passent devant les tribunes. Un troisième larron vient se mêler de la partie. C’est le numéro neuf. Je regarde le programme. C’est un cheval qui vient des Landes, propriétaire baron de Lafaurie-Naujac. Ça ne me dit rien.

Les concurrents sont dans la ligne opposée, le neuf fait le forcing pour passer le grand cheval noir qui fait alors la faute de galoper et perd une longueur dans la bataille. Les autres chevaux sont trop loin pour inquiéter le quinze et le neuf. La jument reste en seconde position à une demi-longueur. À l’approche du virage, elle ne passe pas, elle doit fournir l’effort à l’extérieur. Toujours une demi-longueur à l’entrée de la ligne droite. Tout le monde se lève dans les tribunes. Une du Haillan accélère alors irrésistiblement, laissant sur place le Landais et termine en flèche avec une bonne longueur d’avance. Je suis fourbue comme si j’avais joué ma chemise ou plutôt si le cheval était à moi!

Je fais alors une chose curieuse, je vais féliciter le propriétaire qui rayonne à côté du vainqueur du plus gros prix du jour. J’attends que le gratin lui lâche la guibolle.

— Je suis très contente que cette jument remporte cette course, lui dis-je d’entrée de jeu.

Il me regarde d’un air interrogatif.

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— Je me présente : Elizabeth Nouard, en faisant une enquête pour autre chose, j’ai été amenée à avoir connaissance des ennuis que vous avez eus avec une autre jument, et j’en ai été désolée pour vous. Je n’y connais rien en matière de chevaux et je n’aurais pas deviné que cette bête ferait une telle course.

Je vois qu’il hésite entre m’envoyer chez les Grecs (merci, Louison suffit) ou roucouler devant le compliment. Évidemment la gloriole gagne, mais sa réponse me surprend.

— J’étais chez vous ce matin, prêt à en découdre, j’ai été reçu par votre collaborateur qui m’a rassuré. Oui, cette jument ne paie pas de mine si on ne sait pas bien voir. Vous n’êtes pas la première à qui ça arrive, son ancien propriétaire s’obstinait au concours complet avec des résultats décevants et me l’a cédée pour une bouchée de pain. Vous intéressez-vous aux courses?

— En fait j’aime bien venir ici, j’aime voir courir les chevaux, mais je ne suis jamais montée dessus, sauf sur un ardennais quand j’étais gamine.

— Belle bête un ardennais.— Oui, mais c’est pas le même gabarit que Une du Haillan.— Bien sûr! dit-il en souriant de toutes ses dents, mais chaque cheval possède sa

beauté. J’ai vu un ardennais au travail de débardage en forêt, ça vaut le coup d’œil. C’est superbe avec la lumière qui filtre dans les branches et les cris des bûcherons.

Un vrai poète ce gonze.

Nous sommes les meilleurs amis du monde quand sa femme nous rejoint.— Chérie je te présente Mme Nouard, enquêtrice privée qui s’intéresse à mes affaires. — Ah! c’est vous. Geneviève Bertin-Macquard.Elle me tend une main franche et ferme.Après quelques banalités, on se sépare, eux pour retrouver leur monde, moi le reste.

Je traîne un peu par-ci par-là. Je passe une bonne après midi au soleil. Mais le travail me rattrape. C’est Louison qui m’entraîne dans un coin d’un air de conspirateur.

— J’ai à te parler.— Je t’écoute.— Il y a une combine à saisir en ce moment. Des grandes bouteilles introuvables qui

reviennent sur le marché. Un négociant de Langon aurait racheté une collection en Suisse. Il y aurait des Château La Bégune et des Château Rougon.

La Suisse, Langon, cela me rappelle quelque chose. L’assureur de Bertin et de Lapébie. Je coince ça dans mes bagages, me promettant d’y voir de plus près plus tard.

— Château La Bégune, tu sais à qui ça appartient?— Comme Rougon, aux frères Macquard. Je n’avais pas fait le rapprochement. Tu crois

qu’il y a anguille sous roche? — Je ne sais pas, c’est justement sur des poissons gluants comme ça que j’enquête.

Mais il ne s’agissait pas des Macquard, c’est sans doute une coïncidence. Je n’allais pas lui livrer mon financeur.— Tu me le dirais si c’était le cas, n’est ce pas? Non bien sûr. Bon, je ne dirai rien,

mais je n’achèterai pas de ces bouteilles. Je ne fais pas de commentaires, Louison tire fort bien les conclusions lui-même.— De toute manière, c’est pas ma clientèle. À part le député qui habite pas loin, les

gens ne m’achètent pas à plus de dix francs la bouteille.— Tu connais le nom du gars de Langon?— Oui, on m’a dit qu’il s’agit de Sausac et Barterne. Je connaissais Sausac, mais il est

mort et la société a été reprise par un groupe il y a deux ans. Je ne sais rien de plus.

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— Merci Louison, t’es un amour.— À ton service, passe un jour, je déboucherai une bouteille que je n’arrive pas à

vendre.— Empoisonneur public! Il rit en s’éloignant.

Je ne suis pas venue au Bouscat pour le travail, mais je pourrai mettre ça sur ma note de frais. Macquard pourra bien encaisser ça et il n’y a pas tromperie. J’ai vraiment travaillé. Et bien même.

Je quitte avant la dernière course pour éviter les embouteillages et je m’arrête à la barrière de Caudéran. Je remplis le panier de la ménagère pour le dîner et pour demain. Tant que j’y suis, je fais le plein en pommes, jus d’orange, bacon et œufs frais. Je fais l’effort de descendre au parking souterrain de mon immeuble, et monte mes petites emplettes à mon appartement. Une fois les produits frais au frigo et le reste au placard, je m’avise du bazar et me lance dans un ménage trimestriel. Car le petit Jean-Pierre et sa manie de la propreté me donne des envies de netteté.

C’est pas mon habitude, mais je me mets un peu en cuisine, pour couper l’envie de me servir un Bourbon. Je pèle quelques pommes de terre, je nettoie deux poireaux, un navet, deux carottes, pas de chou car j’ai oublié d’en acheter. Je lance un pot au feu des familles dans la cocotte-minute qui ne sert que dans les grandes occasions. Une heure plus tard, je m’attable pour le repas du mois. Je me prendrais bien un peu de vin, mais je n’en ai pas et il vaut mieux ne pas commencer l’alcool.

Je sors vers neuf heures pour aller voir un western dans un cinéma du boulevard. Il n’y a pas grand monde dans la salle, c’est la fin d’une époque. Il y a la moitié d’une bande de jeunes et quelques familles endimanchées qui se payent des chocolats glacés à l’entracte. Je m’en paye un aussi car c’est jour de fête et ça combat l’envie d’un bourbon. Je regarde les hommes seuls pour voir s’il y en a un possible. Il n’y a pas grand choix. Un grand type s’avance dans l’allée à la recherche d’une place. Je me prépare à lui en proposer une à côté de moi en enlevant ma veste que j’avais mise sur le dossier. Il aperçoit une femme qui le guettait manifestement et il l’embrasse en s’asseyant à ses côtés. Ce sera pour une prochaine fois. C’est dommage, l’après midi et le pot au feu m’avaient empli d’une langueur propice et de démangeaisons diverses. Tant pis, on se contentera toute seule pour cette fois.

Le film fini je rentre chez moi, j’accroche mes habits de dame dans le placard et me couche avec un livre à défaut d’un homme.

Le matin me voit fraiche et dispose. Pas une seule goutte d’alcool la veille. Pas de tremblements le matin. Je ne suis peut-être pas trop atteinte. Avant, je me prenais une bonne biture certains soirs où je ne pouvais plus m’arrêter après avoir commencé. Mais il m’arrivait de ne pas boire de la semaine. Seulement ces derniers temps, ne pas boire c’était deux ou trois bourbons. Faut que je lâche le sacré nom de dieu de jolie bouteille.

Comme c’est dimanche et que je ne peux rien pour Macquard, je m’occupe d’une autre affaire en cours. Pattes en l’air et compagnie. Un bilieux s’inquiète de sa femme qui tous les samedis soirs et tous les dimanches après midi voit une amie tandis qu’il travaille. Il est maitre d’hôtel dans un grand restaurant. Sur le coup des onze heures, je poireaute devant son domicile, rue d’Ornano, pas loin du stade, au volant de la Renault 8 en écoutant la radio. Rien de palpitant. Je me retrouve avec un cigare au bec. Je l’allume. Merde! on peut pas tout arrêter d’un coup. Je patiente depuis une demi-heure quand je vois sortir la femme du bilieux. Je la repère car il m’a fourni une photo. Elle n’a rien de la ravageuse dans son manteau léger bleu marine. Elle descend vers le centre ville à pied. Laissant la voiture, je lui emboîte le pas, comme un vrai détective privé de cinéma. Aujourd’hui j’ai repris ma tenue habituelle, c’est

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pas tous les jours fête. Comme il fait un peu frais, mon blouson d’aviateur est le bienvenu pour cette petite filoche.

Je suis la femme un moment, elle marche d’un bon pas, mais sans inquiétude, elle ne se retourne pas, n’hésite pas quand elle tourne à droite pour s’engager vers la place Rodesse. Une femme arrive en sens inverse et s’arrête devant un hôtel restaurant. Elle attend que ma « cliente » arrive à son niveau, elles s’embrassent sur la joue et pénètrent en rigolant dans le restaurant. Bon, c’est une intrigue de gouines. Je vérifie mon appareil photo miniature, balance mon mégot et entre à mon tour. De toute manière il fallait que je mange. Elles ne sont pas dans la salle qui est encore vide de clients. Un cuisinier s’avance vers moi et me dit qu’il est trop tôt, ils ne servent pas avant midi et demi le dimanche.

Bien obligée de ressortir. Où sont passées les gougnottes? Elles doivent avoir leurs habitudes et entrer par le restaurant pour accéder aux chambres de l’hôtel. J’ai envie de retourner chercher la voiture et de m’installer pour prendre des photos quand elles ressortiront, mais j’ai la flemme de courir. J’opte pour le pied de grue. J’ai faim et au bout de trois quarts d’heure à voir entrer des groupes qui se promettent bombance, je me lasse et me dis qu’elles sont peut être là pour un long moment. Peut-être en train de se taper la cloche tandis que je la saute, ou en train de se sauter alors que je fais la cloche.

Je pousse la porte du restaurant, avise une table libre et je m’assois. Pas de Mme Bilieux à l’horizon. Pas de copine non plus. La salle est quasi bondée. J’attrape un menu sur une table de service et la lecture m’absorbe un moment. Ça a l’air d’une bonne table mais je ne vais pas me laisser tenter par quelque bourre-cochon si je suis obligée de partir rapidement. Je relève la tête un instant et je vois l’honnête femme de mon client en tenue de serveuse qui apporte trois assiettes d’anguilles d’un coup à une table. Je ris toute seule de ma méprise et de celle de mon client qui se fait de la bile. Madame ne se paie pas un petit extra conjugal, mais elle fait des extra dans un restaurant. Du coup, je me commande des anguilles à la persillade, mais toujours sans alcool car il faut tenir vingt-quatre heures de plus. Les anguilles qui me sont servies par la copine sont excellentes. Je saute le dessert et termine par un café. Dégueulasse, forcément, mais qu’y faire?

Je me demande bien comment pondre un rapport au mari.

Pour ne pas traîner dans les bars, je reprends la voiture et file à Lacanau-Océan m’aérer les bronches. Il y a des gens sur la plage qui arpentent d’un air décidé, d’autres qui se déplacent lentement en famille. Les femmes devant causant chiffons, les hommes derrière parlant bagnoles, ou les hommes devant causant Girondins de Bordeaux et les femmes derrière égrenant leur tracas d’accouchement. Je suis plutôt du genre arpenteur, aussi d’un pas de fantassin je parcours des kilomètres de sable humide. Je finis par enlever les santiags’ et les socquettes et à retourner mes bas de jeans, comme une vraie petite fille de Saint-Ciers-sur-Gironde. Pendant ce temps là, je ne bois pas, je ne fume pas et j’emmerde personne. Je reviens par l’intérieur des dunes et les maisons fermées encore pour l’hiver. Le vent a poussé le sable le long des maisons, des herbes se baladent comme dans le désert du film d’hier soir. Curieuse sensation de ville abandonnée à laquelle je trouve un charme insolite. J’ai mes minutes de poète, moi aussi.

Je rentre chez moi à la nuit tombée, quand presque tout le monde est rentré. Je dîne d’une soupe de poisson, d’un morceau de fromage et d’une pomme. Au lit. Dodo. À demain les petits.

L’air marin ou l’envie de baiser m’empêche de dormir. Alors je me lève, me grille un petit cigare et me paye un verre. Juste un. Puis deux.

Je me réveille avec le jour et mal au crâne. Je vais pour me prendre un café vite fait quand je me ravise car je sais qu’un verre suivrait. J’ai pas tenu les vingt-quatre heures de

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plus. Aujourd’hui est un nouveau jour.. J’évite le premier verre en croquant une pomme. C’est bon aussi une pomme, merde!

La Renault n’en revient pas de la batterie neuve offerte le mois dernier, elle prend plaisir à démarrer au premier coup de clé. Direction Langon. Barrière de Toulouse je passe devant la cave de Louison qui est encore fermée comme tous les lundis matin avant onze heures, et je file vers La Brède. L’autoroute en construction n’est pas encore achevée. Il en aurait fallu plus pour empêcher Chaban-Delmas de l’inaugurer. On m’a raconté qu’on avait planté les poteaux de circulation juste pour l’occasion et qu’on les a enlevés le lendemain pour passer des câbles électriques. Les ouvriers étaient vachement motivés.

À Langon, je cherche la société Sausac &Barterne. Je rentre dans un bar pour l’annuaire. Héroïque je commande un thé et j’appelle le bureau.

— Allo! C’est toi petit poulet?— Oui Madame.— Je suis à Langon. Tout va bien?— Avez vous lu le journal ce matin?— Non. T’es en photo?— Vous devriez le consulter. De plus il serait bon de rentrer après l’avoir lu, une dame

vous attend.

Je raccroche le bigophone et attrape le « Sud-Ouest » du patron. « Suicide quai des Chartrons : Luc-André Macquard a été retrouvé dimanche

soir à son domicile. Il s’était tiré une balle dans la tête. »Suit une notice nécrologique et du bla-bla.Je paye mon thé et mon coup de fil, grimpe dans la voiture et fissa-fissa : Bordeaux.

***

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CHAPITRE 5

J’arrivai à l’agence à neuf heures moins deux. J’aérai la pièce principale et le cagibi et me préparai un café qualité Nouard. Un ménage succinct suffirait, puisque personne n’avait cuvé durant le week-end dans les bureaux.

Mon week-end, lui, avait été solitaire, studieux et mal nourri. J’avais sué sur un exercice comptable relativement simple, jusqu’à ce que, reprenant une leçon pour débutant, je me rendisse à l’évidence que je répétais éternellement la même erreur sur l’imputation du compte caisse, inscrivant selon mon sens des mots en crédit ce qui doit s’inscrire en débit selon la logique du double compte. Mais je ne vais pas vous ennuyer avec ça un lundi matin.

Le courrier n’étant pas arrivé, n’ayant pas l’envie de ressasser les règles de la comptabilité générale, je rêvassais devant ma tasse de café. On frappa à la porte. J’allais ouvrir naturellement, puisque j’étais rémunéré pour cela. Une jolie femme se tenait sur le seuil, vêtue d’un beau tailleur noir qui s’alliait bien à son teint pâle de blonde et à la perle de ses boucles d’oreille, comme j’en avais vu sur la reproduction d’un tableau hollandais.

— Mme Nouard est-elle présente, je désirerais lui parler?— Elle n’est pas encore passée, mais elle ne devrait pas tarder.— Puis-je l’attendre?— Naturellement, c’est à quel sujet?— J’aurais eu préféré lui en faire part, c’est assez…euh délicat.— Installez vous, je vous en prie. Désirez-vous un café?— Oui merci. Je lui servis un arabica en cherchant qui son tic de langage me rappelait ; la regardant je

lui trouvais une ressemblance avec le vieux chartron qu’on avait vu la semaine précédente.— Êtes-vous parente avec monsieur Macquard?— Je suis sa fille, Mme Bertin-Macquard. Avez vous lu le journal ce matin?— Non, pas encore, pourquoi? Elle ouvrit son sac et en sortit le « Sud-Ouest » du jour, et me le tendit.

« Suicide quai des Chartrons : Luc-André Macquard a été retrouvé dimanche soir à son domicile. Il s’était tiré une balle dans la tête. »

Suivait un encadré retraçant les principales étapes de la carrière de feu Macquard puis diverses considérations et hypothèses ou conjectures sur les raisons éventuelles de son suicide.

Après avoir parcouru l’article, je relevai la tête et, rencontrant le regard, bleu, de la visiteuse, je lui exprimai mes condoléances en termes gauches et affreux bafouillements, n’étant pas habitué à ce genre de discours. De plus, bien qu’il soit malséant de l’évoquer eu égard aux circonstances, cette belle femme me troublait, sans pourtant que le désir que je ressentais dépassât un seuil alarmant. J’ai dit, je crois, qu’il s’agissait d’une belle femme. Je puis dire aujourd’hui, ayant plus de points de comparaison qu’alors, qu’elle était charmante ; mais la qualité de l’emballage, des soins de coiffure, d’esthétique et de haute-couture participaient pour beaucoup dans l’allure qui m’émouvait. Son sourire seul était franc et bien à elle, il l’éclairait par moment, bien que ce lundi là elle s’en montrât, et c’était bien compréhensible, assez parcimonieuse.

Un quart d’heure passa. Son parfum qui emplissait la pièce me troublait, un parfum que je ne connaissais pas alors, mais dont je peux vous dire aujourd’hui qu’il s’agissait du classique N°5 de Chanel. Je ne savais quoi faire, ni de mes bras, ni de mes jambes, ni quoi

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dire, la situation de vis à vis dans ces locaux restreints m’était pénible. Le téléphone eut le bon goût de sonner. C’était la patronne.

— Allo! C’est toi petit poulet? Qui voulait-elle que ce fût d’autre? Je répondis poliment :— Oui Madame.— Je suis à Langon. Tout va bien? Je ne savais pas si tout allait bien. Il est parfois difficile de répondre à une question

simple, aussi, tel un jésuite rompu à la manœuvre, je répondis à la question par une question :— Avez vous lu le journal ce matin?— Non. T’es en photo?Pourquoi aurais-je eu droit aux honneurs du journal? Ne lit-on « Sud-Ouest » qui si on

est dedans? La rubrique nécrologique, alors, qui la lirait?— Vous devriez le consulter. De plus il serait bon de rentrer après l’avoir lu, une dame

vous attend. Je n’avais pas eu le temps de lui fournir le nom de la visiteuse qu’elle avait déjà

raccroché.— Mme Nouard se trouvait à Langon, elle arrive. Du moins, je l’espérais.— Elle en a pour à peu près une heure, je vais revenir. Je me relevais à peine du bureau pour la raccompagner (Mme Nouard m’avait appris ça

et je m’y conformais de plus en plus naturellement) qu’elle atteignit la porte et sortit dans le couloir. Le bureau retrouvait une dimension normale bien qu’il y flotta encore un bon moment le souvenir du parfum de la dame en noir.

Il aura fallu en effet une heure pour que Mme Nouard fasse le trajet et franchisse la porte de son agence. Comme je guettais impatiemment son retour, je l’entendis bien avant qu’elle n’y pénétrât, mais dès qu’elle le fit je l’entendis encore plus.

— Où elle est la bonne femme, bordel, je vois personne. Heureusement qu’elle n’était plus là, je voyais mal comment elle aurait apprécié cette

entrée en matière.— Qu’est-ce que c’est que ce bordel de merde de suicide à la con. Tu avais envoyé le

contrat?— Bien sûr, dès vendredi soir.— De toute façon il n’a pas eu le temps de le signer. C’est pas notre veine, un client qui

changeait et il s’envoie en l’air avec un revolver. La vie fait chier des fois. Merde de bordel à la con!

Bon, c’était un jour à juron. Non pas qu’il se passât des jours sans qu’elle jurât, mais il en était des plus chargés que d’autres. Celui-ci commençait bien, dans la densité à défaut de variété.

— Qui c’est la gonzesse?— Mme Bertin-Macquard. La fille de M.Macquard.— Ah! merde alors. Qu’est-ce que c’est que ce… On m’évita d’avoir à retranscrire une nouvelle bordée de grossièretés, dont on peut

supposer qu’elle aurait ressemblé aux précédentes, en frappant à la porte.— Cagibi, mon poulet. Mme Nouard ouvrit la porte palière tandis que je refermais sur moi celle de mon poste

d’observation. Nouvelle entrée de la femme élégante.— Bonjour Mme Bertin-Macquard, triste jour n’est-ce pas…— En effet. J’ai à vous parler.

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Mme Nouard fit entrer la visiteuse, lui offrit un siège (dans l’axe de la fente dans la porte du cagibi) et, s’installant derrière son bureau, l’enjoignit à lui expliquer les motifs de sa visite.

— Que puis-je pour vous?… Phrase ouverte adaptée aux circonstances et qui joua son rôle.— Mon père vous avait engagée, n’est-ce pas?— Mummm…— Je le sais, j’ai trouvé votre courrier. À l’hippodrome, vous enquêtiez vraiment sur

mon mari.— Pas exactement, je commençais une enquête pour le compte de votre père, mais qui

ne visait pas particulièrement votre mari, cependant il fallait bien commencer quelque part, et j’aime les chevaux. Je joignais l’utile à l’agréable.

J’étais de nouveau étonné par la faculté de Mme Nouard de châtier son langage quand elle en avait besoin.

— Qu’avez vous découvert sur mon mari?— Que ses opérations hippiques allaient bien, contrairement à ce que craignait votre

père.— Bien. Elle marqua une pause, semblant peser le pour et le contre de quelque chose. Elle reprit

la parole— Mon père ne s’est pas suicidé.Je fus surpris, mais Mme Nouard, supériorité de l’expérience professionnelle, ne le parut

pas, enchaînant sans la moindre marque d’étonnement :— Quels éléments vous permettent de vous montrer catégorique?— J’ai toujours entendu mon père dire qu’il était contre le suicide, il trouvait que c’était

de la lâcheté. Je sais bien qu’on ne tient pas toujours ce qu’on dit, mais quand même! Mon père n’était pas dépressif, les affaires n’ont jamais été aussi florissantes avec l’envolée des prix du vin depuis deux ans, alors on ne voit pas pourquoi il se serait suicidé. Bien sûr il y a cette étrange demande d’enquête, mais mon père venait de signer votre contrat et l’avait préparé pour vous le poster. Il aurait attendu vos résultats avant de décider quoique ce soit, ne croyez-vous pas?

— C’est probable.— C’est certain : mon père ne s’est pas suicidé, il a été assassiné. Vous allez mener une

enquête.— Mme Bertin-Macquard, ceci est difficile, il ne s’agit pas d’investigations habituelles

pour notre agence. Les mésaventures de la vie privée ordinaire, les études économiques, voilà notre champ d’intervention. Ce que vous demandez est du ressort de la police.

— Je ne vous demande pas d’enquêter sur le décès de mon père, je vous demande de continuer le travail que mon père vous avait demandé. Je vous ai rapporté le contrat signé de sa main.

— Je ne sais pas s’il est encore valide du fait de son décès…— Les contrats en cours doivent être honorés par les héritiers, mais en tout état de

cause, je suis disposée à vous engager à titre personnel à poursuivre les démarches que vous avez entreprises pour le compte de mon père.

— Dans ce cas… Je vais demander qu’on prépare un contrat. Excusez moi. Mme Nouard se leva et ouvrant la porte du cagibi, me confia la tâche de le rédiger.

Chose que j’accomplis sans difficulté, il ne s’agissait que de remplir un imprimé, et je le lui

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portai pour qu’elle le fît signer par sa nouvelle cliente qui, paraphe apposé, se leva et prit congé, laissant traîner dans l’air un effluve entêtant de N°5.

La porte refermée sur elle, je sortis de mon trou.— Qu’en penses-tu. Nous voilà dans une putain d’histoire. Je me demande, bordel, si

j’aurais pas mieux fait de déclarer forfait. Je suis bien conne des fois, n’est-ce-pas? Il est des moments ou ne pas répondre est la bonne réponse. — D’un autre côté si on veut se sortir des histoires de cocus, faut bien s’attendre à ce

que ça bouillonne dans la gardale.J’osai une remarque.— Croyez-vous que ce soit légal d’établir deux contrats? Ne risque-t-il pas d’y avoir

conflit d’intérêts? Si c’est la fille ou son mari qui a assassiné le père.— Oh! l’enculé! il pense à tout ce petit poulet.— J’ai besoin de gagner ma vie.— T’as raison, mais j’y ai pensé. Si le contrat du père est valable, la fille en tant

qu’héritière doit l’honorer, il n’y a donc pas conflit, et si il est caduque du fait que le vieux a avalé son bulletin de naissance, alors seul le contrat de fifille est valable. Il faut bien que quelqu’un paye nos services, aussi je me protège.

Rassuré pour mon salaire, je lui demandai alors comment elle comptait s’y prendre.— Comme d’habitude, en surveillant les uns et les autres, en posant des questions par-

ci par-là. — Et la police?— Oh les flics! On verra bien. Pour l’instant on va creuser cette histoire de faux grands

crus. J’ai quelques visites à rendre, tu garde la boutique. — Bien Madame, fis-je avec une courbette et un respect exagéré.— Te fous pas de ma gueule. Elle me planta là et disparu dans l’escalier.

Le reste de la matinée se serait traîné comme un jour sans pain s’il n’y avait eu d’autres clients en cours qui se manifestèrent. Comme Mme Nouard courait vers de palpitantes aventures, il convenait que ce fût moi qui m’occupasse des simples histoires de gens malheureux, ou jaloux, ou les deux, en tout cas inquiets du cours perturbé de leur vie. Car si le cocu prête à rire, ce qu’il vit n’est pas forcement drôle, de son point de vue.

Je m’en rendis compte quand rentra dans le bureau un homme assez grand, entre deux âges, habillé comme un pingouin, mais avec des chaussures éculées. Profession : garçon de café ou serveur de restaurant. Un teint un peu jaune signe de difficultés hépatiques récurrentes.

Il venait aux nouvelles de l’enquête qu’il avait demandé à Mme Nouard. Elle ne m’avait rien dit, je ne savais même pas si elle s’en était occupé.

— Nous ne pouvons rien dévoiler de définitif pour le moment, mais Mme Nouard m’a demandé de vous dire de ne pas vous inquiéter, que vous auriez de bonnes nouvelles très bientôt.

— Vous croyez? C’est que je ne voudrais pas que ma femme se mette dans un mauvais pas, elle est si fragile.

— Nous vous ferons signe très bientôt, soyez sans crainte. Je m’avançais beaucoup, mais il n’y a pas de mal à rassurer quelqu’un : soit j’avais

raison et tout irait bien, soit j’avais tort, il serait assez tôt pour lui d’entendre des mauvaises nouvelles. C’était mon jour de bonté. Il le fallait car revint le représentant de commerce de la semaine dernière qui se plaignait que sa femme l’ait quitté pour un type sans le sou. Il était aussi antipathique ce matin là que la fois précédente. Il me demanda si j’avais des nouvelles,

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nous accusant de ne rien rechercher (ce qui en un sens n’était pas faux), de lui piquer son argent en restant assis sur notre chaise comme des fonctionnaires, et cœtera.

— Vous pouvez vous adresser directement à un fonctionnaire de police, c’est gratuit. — Non, je ne veux pas de ça, vous comprenez, ma femme n’a pas le droit de me faire

ça, elle doit revenir à la maison. Je ne veux pas y mêler la police.— Faites nous confiance, Monsieur, nous comprenons très bien votre situation, croyez

bien qu’on y travaille. Mme Nouard vous le voyez n’est pas là. Elle est justement en train de s’occuper de vous. Mais vous comprenez bien que ces choses là sont difficiles, sinon vous auriez fait vous même votre enquête.

Je noyai le poisson encore un peu, il se rasséréna et perdit de son agressivité. Je l’aurais pris en pitié s’il n’avait pas agité son argent en permanence, ne sachant pas à l’époque que c’était quelquefois la seule image positive que les gens ont d’eux même.

Comme il fallait bien dire quelque chose, je commençai à poser des questions, ce qui était d’ordinaire l’apanage de Mme Nouard, essayant d’obtenir des débuts de piste pour retrouver l’épouse envolée. Je cherchai quelques indications sur l’amant. Cet andouille de client en fait savait pas mal de choses. L’autre s’appelait Pierre Tiffont, serait technicien et travaillerait dans l’industrie pharmaceutique ou la chimie.

J’arrivai enfin à me débarrasser du client et effectuai quelques recherches de base. Noms, adresses, téléphone des différents laboratoires pharmaceutique de la région de Bordeaux, nom des responsables du personnel dans l’annuaire de l’ANDCP3, même système pour la chimie. J’avais une demi-heure avant de fermer boutique, je pris le téléphone et appelai les Laboratoires Sarget à Mérignac, demandai à parler à M.Tiffont. La standardiste ne connaissait personne de ce nom, et me passa le service du personnel. On me dit qu’on ne fournissait pas de renseignements et que de toute manière il n’y avait pas de M.Tiffont employé ici. Je présentai mes excuses pour les avoir dérangés, et rayait les Laboratoires Sarget de ma liste.

Même opération chez Labaz. Ce fut plus long car c’était plus grand, mais aux formes près j’obtins l’information négative permettant de rayer aussi les Laboratoires Labaz, non pas de la surface de la terre, mais de mon ana, ce qui suffisait à mon ambition.

Continuant sur ma lancée, j’appelais la Société Hermlich-Sipa à Lormont. Comme c’était une petite entreprise, la secrétaire comptable s’occupait aussi du standard et me répondit sans difficultés que M.Tiffont ne travaillait plus ici. Aussitôt je lui racontai une histoire abracadabrante de papiers égarés de la plus haute importance qu’il aurait fallu que je lui remisse. Elle n’y vit point malice et me livra l’adresse du coupable, toute retournée d’avoir frôlé, fût-ce par téléphone, un détective privé, ce qui prouve l’influence pernicieuse de la littérature sur les âmes candides. Tout frétillant, trouvant plus amusant et plus facile d’enquêter que d’établir un bilan annuel, je fis une note à Mme Nouard que je laissai en évidence sur son bureau.

Midi le juste brillait de tous ses feux. Je fermai boutique et m’en allai rendosser l’habit triste d’étudiant de triste discipline.

***

3 Association nationale des directeurs et chefs du personnel.

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CHAPITRE 6

— Cette fois, ma grande, il faut faire gaffe. Tu mets les pieds dans un fût qu’a tourné vinaigre. Déjà que tu sortais de ton monde, t’es pas dans de la cruchade, me dis-je in petto.

Je ne sais pas comment aborder cette embrouille qui prend une tournure qui me déplait et pour laquelle je n’ai pas d’expérience. J’avais roulé des mécaniques devant le petit Jean-Pierre, noblesse oblige, mais je n’en mène pas large. Je pourrais me présenter chez Calvé, tellement je fais de l’huile.

Je m’arrête au Régent et m’envoie un petit Bourbon, ce n'est pas le jour d’arrêter de boire. Mécontente de moi mais le corps apaisé, je file à deux pas de là chez les flics, rue de l’abbé de l’Épée. J’y connais quelques gars, mais c’est aux mœurs. On fait avec ce qu’on a.

Il y en a un qui est là à se tourner les pouces. Bruno quelque chose, un nom polonais. Brunolowsky ou quelque chose d’approchant. À part ça son prénom c’est Tadeus, aussi on l’appelle Bruno. Il me demande comment ça va.

— Couci-couça, j’ai un client qui s’est fait sauter le caisson.— Pourquoi? tu lui as dit qu’en fin de compte sa femme voulait revenir?— Rigole pas, c’est Macquard.— Macquard le roi du pinard?— Oui. Il siffle d’admiration.— Ben ma Lise-bête, tu te mouches pas avec un dail.— Tu sais qui s’occupe de l’affaire?— Un peu nous à la mondaine pour le coté beau linge, un peu la criminelle pour la

poudre.— À ce point?— Pas vraiment, c’est par principe. Tu veux voir Duponh, c’est lui qui est sur l’affaire

pour la crim’.— Ma foi, je ne dis pas non. Bruno passe un coup de fil. On nous dit de monter. Nous montons par des escaliers en

colimaçon dont la dernière réparation remonte aux croisades mais qui mènent directement au bon endroit.

Duponh porte une moustache à la Hergé sous une calvitie de même origine. Je le regarde estomaquée.

— Dupont c’est votre vrai nom?— Oui, mais avec un « h ». C’est pour ça que je me déguise, quitte à être flic et

s’appeler Dupon(h), autant aller jusqu’au bout. Qu’est-ce qu’il y a pour ton service Castafiore?

Je l’avais cherché, aussi je rigole. Je lui explique le toutim, enfin ce que j’estime nécessaire de lui dire dans le peu que je sais, ce qui ne fait pas lourd.

— Macquard. Il s’est dessoudé tout seul, pas trop de doutes la dessus, si ce n’est que le mobile n’est pas clair. Son frère nous a dit qu’il était inquiet et méfiant ces derniers temps, renfermé sur lui-même. Son gendre et ses deux filles l’ont confirmé sans pouvoir fournir de précisions. Le comptable nous a dit que Monsieur Luc-André lui avait demandé des chiffres sur les ventes des derniers mois, ce qu’il faisait de temps en temps, mais il aurait trouvé ça bizarre cette fois. On sait que tout devient étrange a posteriori.

— Sa femme?

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— Il est veuf et remarié. Il ne vivait plus avec sa seconde femme. Divorce de chartron : lui d’un côté, elle de l’autre et une réception annuelle en commun. La fille cadette est du second mariage. Geneviève Bertin du premier. Mme Macquard n’avait pas vu son mari depuis un mois, elle prenait les eaux à Capvern, problèmes de calculs rénaux, elle est rentrée dans la nuit, en taxi! après qu’on l’ait informée du décès. Elle n’a rien pu nous dire.

— Rien de louche alors?— Il ne semble pas. Mais allez donc savoir avec les rupins.

Je n’en sais pas beaucoup plus en sortant qu’avant d’entrer, si ce n’est que la police ne soupçonne pas de coup foireux. J’en suis un peu soulagée, car je n’ai pas envie d’être mêlée à un meurtre.

Il est trop tard pour retourner à Langon ce matin. Comme la Renault est garée à la fous-moi-le-camp, je prends le volant pour trouver une place qui ne soit pas un billet de fourrière. Il faut que je tourne vingt minutes dans le quartier pour qu’enfin une 2cv libère un coin de trottoir. J’arrive, en poussant un peu, à me loger au même endroit que cette balançoire sur quat’roues. Mais il est midi passé. Je file au bureau, vide, l’employé n’a pas fait d’heures supplémentaires.

Faut pas être vache, il a bien travaillé si j’en juge les mémos qu’il m’a laissés. Le bilieux est passé. Dossier à clore : je téléphone au restaurant du gars. Je lui dis avec prudence l’occupation de sa femme. Il n’en revient pas. Le couple avait des problèmes d’argent, il n’aurait jamais pensé que sa femme pourrait travailler. Il en pleure quasiment de soulagement, et me remercie comme si c’était moi qui avais sauvé le monde. Je raccroche et mets un mot pour Jean-Pierre pour qu’il envoie une facture très légère au couple sans le sou et rabiboché grâce à Sainte Nouard.

Pour le représentant de commerce perturbé par la chimiothérapie, je note le nom du gars, l’adresse supposée et met le bout de papier dans ma poche pour m’en occuper quand j’aurai un moment.

Le bourbon du matin ne fait pas un déjeuner pour ma carcasse, je vais casser une graine vite fait chez Lulu, derrière la poste. C’est un restaurant d’habitués qui travaille surtout le midi avec les postiers du coin, quelques flics, des employés du « Printemps » et de commerces moins connus. Comme c’est lundi, il y a moins de monde que d’habitude, certaines boutiques n’ouvrant que l’après midi, voire pas du tout. Lulu me sert son plat du jour et un dessert dans la foulée, que j’arrose d’un verre d’eau.

— Régime sec, la Grande? Qui c’est le beau mec?— Mon âge, hélas.— On en est toutes là.Lulu doit approcher les cinquante ans. J’ai de la marge.Je me passe de son café mais j’allume un cigarillo en rejoignant ma voiture. Comme la

voiture devant est partie, je n’ai pas besoin de jouer les autos tamponneuses pour quitter la place, et je retourne à Langon. Une heure plus tard je pose la Renault 8 devant la porte de Sausac & Barterne. L’immeuble n’est pas refait à neuf, mais ça ne veut rien dire. L’intérieur sent le moisi. Derrière des demi-cloisons vitrées, végète une employée desséchée.

— Madame…— Mademoiselle!— Mademoiselle, j’aimerais rencontrer le directeur.— Il est pas là.— Va-t-il revenir?— Dans dix minutes. Vous pouvez attendre.

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L’accueil clientèle laisse à désirer, mais au moins on ne me chasse pas. Je fais le poireau dix bonnes minutes, puis un gros type rougeaud fait son entrée.

— Quoi de nouveau, Mlle Servais?— Cette dame veut vous voir.Il se tourne vers moi en me tendant la main.— Hector Barterne.— Elizabeth Nouard.— Entrez donc dans mon bureau. Le bureau ressemble au reste de la maison, pas jeune et poussiéreux, mais plein de

registres, de catalogues et de caisses de vin.— Que puis-je pour vous? Je lui dis que je recherche des bouteilles de Château Rougon dans des vieux millésimes.— J’en ai eu… et je les ai vendus.— Pourriez-vous en ravoir?— Non.— Pourquoi?— Je n’y tiens pas.Je tente ma chance. Je joue franc-jeu, je ne sais pas pourquoi. Peut-être l’absence de

méfiance du bonhomme. Je lui dis qui je suis et ce que je recherche réellement, des bouteilles trafiquées.

— Écoutez, je me suis laissé séduire par un lot de bouteilles de Rougon et de Château La Bégune. L’affaire semblait correcte, les prix très intéressants. Je ne fais pas dans ce genre de vins d’habitude, moi c’est plutôt Sauternes et compagnie. Seulement voilà, les liquoreux ce n’est plus à la mode, j’ai voulu essayer autre chose. J’ai bien gagné sur ces caisses de rouges, mais avec ce que j’ai entendu ici et là depuis, je n’ai pas repris un nouveau lot. À vous voir ici, je me dis que je n’ai pas eu tort. Qu’est-ce qu’il y a de louche?

— On soupçonne des bouteilles remplies d’autre pinard que ce que dit l’étiquette. D’après Macquard, ces millésimes étaient épuisés.

— Macquard, celui du journal de ce matin.— Oui.— Oh là là! J’espère qu’on va m’oublier. J’ai pas une grosse affaire, mais elle me fait

vivre, ainsi que Mlle Servais et quelques garçons de chais. Je lui demande comment il a acheté ses bouteilles de Rougon.— Un coup de téléphone d’un gars que je ne connaissais pas qui me parle d’un Suisse

qui voulait vendre sa collection discrètement pour se ménager de la trésorerie. C’est un truc classique dans le négoce, on vend en douce pour ne pas alerter ses clients ou ses fournisseurs ou ses concurrents. Comme j’étais moi-même à la recherche d’un bon truc, j’ai suivi.

— Vous avez traité avec le Suisse directement?— Non avec le gonze qui avait établi le contact. Il est venu me livrer, il avait tous les

papiers en règle.— Des papiers pour l’importation?— Non, juste les acquits locaux. Je n’ai pas aimé ça, mais c’était un peu tard pour me

dédire. C’est aussi pourquoi je n’ai pas recommandé quand j’ai entendu des rumeurs.— Le gars, vous savez qui c’est?— J’ai un nom. Il fouille dans un dossier au milieu du tas de dossiers.— Voilà. Henri Noubel, négociant en vin, c’est à Lormont.

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Je le remercie de son accueil et de son aide.— Et si vous voulez un bon Sauternes, j’ai un Loupiac qui fera l’affaire si vous changez

l’étiquette. On rit et on se quitte bons amis. Ou alors c’est un enculé de vieux roublard de

comécouille de mes deux diens.

La piste était bonne sans l’être. Elle renvoie ailleurs, c’est toujours ça. Allons voir le Henri Noubel en question. Retour Bordeaux, la gare, le Pont de Pierre, rive droite et direction Lormont. L’adresse est sur les quais. Ce n’est pas trop le coin des négociants en vins par là. Je trouve l’endroit. Ce n’est vraiment pas le paradis des négociants en vins, on ferait plutôt dans les produits métallurgiques. La maison Noubel se signale par une carte de visite collée sur une porte en tôle ondulée. Les Chartrons, sur l’autre rive du fleuve, c’est un autre monde, celui-ci semble si peu près à tutoyer les grands crus que le moins méfiant des agents des contributions indirectes sortirait ses imprimés de procès verbal à la vue des lieux.

Il n’y a pas de sonnette, bien entendu. Je frappe du poing sur la tôle et les clébards se déchaînent. Je ne me risque pas à entrer. Un œil me scrute dans l’entrebâillement de la porte et une bouche me parle.

— C’est pourquoi?— M.Noubel s’il vous plaît.— Qui le demande? Je passe ma carte au cerbère. La porte se referme. J’attends. La porte s’entrouvre à

nouveau. — C’est pourquoi?— Château Rougon et Château La Bégune.— Attendez. Il y a du progrès, cette fois on ne me ferme pas la porte au nez sans un mot. Un moment.

La porte s’ouvre plus grand. Je me glisse derrière et pénètre dans une cour qu’on prendrait pour une casse. Je note un camion neuf qui détonne un peu : « Tordesillas /Transport et Levage/Bordeaux». Je suis le chien à deux pattes jusqu’à des bureaux qu’on croirait vides. Pourtant il y a un individu en bleus de travail pleins de graisse.

— Vous vouliez voir Noubel?— Oui. Pour du Rougon.— Il n’est pas là pour l’instant.— Quand sera-t-il ici?— En fait il ne passe pas, c’est juste une adresse, il travaille auprès de sa clientèle.— Son courrier.— Il a une boite postale.— Son téléphone.?— On prend les messages, il retéléphone aux gens.— Dites-lui que je suis passée. Je jète un pavé dans la marre.— Je suis à la recherche de ces faux millésimes de Château Rougon qui s’écoulent sur

le secteur et qui viendraient de Suisse. Je sais qu’il fait partie de la filière. À plus tard.

Je me dirige raide et digne vers le portail, craignant qu’ils lâchent les chiens, ou que leurs regards, transformés en revolvers, me fusillent dans le dos. J’en sors indemne malgré tout. Je rentre au bureau. Une 404 Peugeot me colle au train, sans se cacher. Je trouve à stationner Cours de l’Intendance, à deux pas de l’immeuble de l’agence. La 404 reste en

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double file un peu plus loin et un truand en sort. Si ce n’est pas un truand, je change de marque de bas. Je monte au bureau, ne trouve rien d’urgent, et redescends au Régent où je me paye le premier verre de l’après-midi, que j’avale avec soulagement.

Je fais durer le second en bavardant avec Régis au bar, puis je me décide à monter à mon bureau. La porte est ouverte mais pas fracturée, en revanche les dossiers sont éparpillés partout. Je fais le tour. Apparemment on n’a rien volé, ni cherché quelque chose en particulier. Juste un saccage organisé. Ce qui me vient à l’esprit c’est : AVERTISSEMENT.

Qu’on soit rentré chez moi pour vandaliser me met en colère, et en colère je ne suis ni délicate ni prudente, une vraie éléphante rancunière dans un magasin de porcelaine. Je décroche le téléphone et appelle Noubel. J’agonis d’injure le type qui répond et lui dis de porter la commission à qui de droit :

— Ça va chier, bordel de merde. Je vais foutre votre combine en l’air, bande d’enculés de pédés rouges. Et vous serez logés au fort du Ha. Vous vous souviendrez de la mère Nouard, raclures d’avortement.

Je m’allume un cigare pour calmer ma rage et retrouve peu à peu mon calme. Ce n’était peut-être pas malin de ma part de me mettre en colère mais c’est fait. On ne pleure pas sur le lait répandu.

J’effectue un vague rangement, contente que mon petit poulet soit là demain pour mener ça bien, je n’ai pas envie de ce genre de ménage. Je passe quelques coups de fils pour des affaires ordinaires en cours, renseignements généraux, hôtels, restaurants discrets et autres auberges de campagne. La nuit est tombée quand j’arrête.

Je ferme boutique et décide d’aller tourner dans les bars sur le Quai Richelieu. Je reprends la R8 Major et tourne un moment derrière le Cours Alsace-Lorraine pour trouver un coin disponible. Je finis par en trouver une derrière chez Manpower, sur une petite place, devant une fabrique de filets. Je descends vers les quais par la rue du Loup, plus calme que le cours Alsace-Lorraine. Je vais prendre à droite par la rue Ausone pour rejoindre le Bar des Paludiers aussi je coupe par la petite rue de la Blanchisserie. Je ne les ai pas entendu arriver. Ils me tombent dessus sans crier gare! Quatre types, passe montagne sur le visage et le costume du blouson noir à la mode il y a dix ans. En fait je suis presque comme eux avec mon jean et mon blouson d’aviateur. Ils ne font pas de grands discours, ils cognent d’abord. J’ai beau envoyer des coups de pieds dans tous les sens, des coups de coudes dans quelques estomacs, je ne fais pas le poids. À un moment, j’arrache un passe montagne. Je ne connais pas cette tête, mais je lui donne trente ans. Toi mon gars, je me souviendrai de ta trombine, tu peux me croire!

Ça ne dure pas aussi longtemps que les impôts. Je tombe au sol où je récolte toute une cuisine de marrons et de châtaignes relevés aux petits oignons. Ils me laissent sur le carreau en mauvais état. Bien entendu il n’y a pas un chat dans cette rue de la Blanchisserie. Aucun bras secourable où m’accrocher. S’il y avait quelqu’un, mille balles qu’il serait manchot! Tout devient noir.

Je me réveille trois siècles plus tard, en réalité je n’ai dû être aux abonnés absents que quelques secondes, ce que ma montre qui marche me confirme. Quand je me relève, j’ai les côtes qui me scient sous les seins, une jambe qui refuse de suivre la cadence, le nez qui pisse le sang. Le reste pour l’inventaire.

Jean-Pierre habite pas trop loin, rue du Chai des Farines, je m’y traîne comme je peux. Je crois que je vais abandonner et m’allonger par terre quand je repère le numéro de son taudis. On entre comme dans un moulin dans l’escalier qui pue. Les boites aux lettres m’informent de l’étage.

— Bordel de merde, il pourrait crécher ailleurs qu’au troisième!

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Je rampe dans l’escalier jusqu’à sa porte. J’espère qu’il est là. Je frappe. Enfin on ouvre. Bye bye!

***

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CHAPITRE 7

Si la comptabilité – utile occupation – cache de passionnants aspects, comme Janus elle présente aussi une face ennuyeuse qui m’était une croix : législation du personnel, feuilles de paye, taux de cotisation pour ceci et taux pour cela. J’y avais consacré la soirée, sans enthousiasme, et je rangeai enfin les manuels quand on frappa à ma porte. La vie ne m’ayant pas appris la méfiance ni entamé mon sentiment de sécurité au milieu de mes semblables, j’ouvris sans malice.

Mme Nouard s’effondrait sur le paillasson.Ma stupeur passée, j’entrepris de lui faire recouvrer ses esprits. Devant l’inanité de mes

efforts, je m’attelai à la tâche consistant à la déplacer pour atteindre la seule place disponible de ma chambre pour une telle carcasse : mon lit. Je n’étais pas à moi seul l’armée romaine, aussi de tels grands travaux ne se purent mener à bien qu’avec peine. Il me fallut tout d’abord pivoter le corps dans l’axe de ma porte, la tête orientée vers l’intérieur, les pieds en direction de l’escalier. Je pus alors, redressant le buste en le tenant sous les aisselles, traîner tête, tronc, bras et jambes dans la chambre. La porte refermée au prix de quelques tassements, il fallut encore hisser le tout sur le lit, par bonheur pas très haut.

Ceci fait, je me retrouvais dans la situation d’une poule qui vient de trouver un couteau. À tout hasard je fis chauffer de l’eau, je l’avais vu dans un film. Certes il s’agissait d’un accouchement, mais je n’avais pas d’autres références. Selon les mêmes enseignements secouristes de cinéma, je défis le corsage pour faciliter la respiration, mais je tombai sur un soutien-gorge que je ne savais pas dégrafer. Croyez-moi ou pas, je ne nourrissais en cet instant aucune arrière pensée libidineuse, d’autant que le spectacle n’offrait rien de bien excitant avec le sang coagulé autour du nez et de la bouche, le teint blême et le jean déchiré.

J’avais atteint les limites de mes compétences et commençais à douter de ma capacité à aller plus avant dans l’aide sanitaire, quand Mme Nouard ouvrit un œil, le seul non tuméfié. Puis la bouche s’entrouvrit pour évacuer un gargouillis qui devait signifier quelque chose. Je trempai un gant de toilette dans l’eau tiédie, car il fallut bien qu’elle servît, et réparai les dégâts les plus apparents du visage. Quand le sang fut nettoyé, la pâleur du visage me fit peur. La bouche émis cette fois quelques mots, mais si faiblement que je dus demander de répéter en tendant l’oreille.

— Urgences…emmène-moi aux urgences.— Oui, mais comment? Après quelques questions, quelques laborieuses réponses, je compris que la Renault 8

stationnait pas trop loin, qu’il fallait que je l’amène à ma porte, qu’on descendrait ensemble et que je la véhiculerais jusqu’à l’hôpital Pellegrin.

— Sois prudent …— Soyez sans crainte pour moi! Un brave loup à trois poils.Je trouvai la voiture sans difficultés, ne vis rien de bizarre aux alentours et, comme je

possédais le permis de conduire financé par des travaux d’été, je me glissai au volant et démarrai pour retourner vers mon logis. Par bonheur je pus stationner pas loin de mon immeuble, sur un bateau devant un entrepôt fermé la nuit. Remonter jusque chez moi ne constitua pas un exploit sportif, mais en redescendre en aidant Mme Nouard à ne pas s’écrouler dans l’escalier releva de ce registre. L’ayant enfin installée sur le siège arrière de sa voiture, je dus traverser Bordeaux pour atteindre les urgences de l’hôpital et déposer ma patronne aux bons soins d’une équipe aguerrie. Pour nourrir votre nostalgie, je signale, et je vois l’incrédulité dans vos yeux, jeunes amis, qu’on s’occupa de ses blessures avant de

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réclamer des papiers, des numéros de sécurité sociale et des attestations d’assurances chirurgicales complémentaires.

J’attendis dans un couloir au milieu d’autres gens rongés par l’inquiétude. Une blouse blanche s’approcha de moi :

— C’est vous qui avez amené Mme Nouard?— Oui.— Savez-vous ce qui lui est arrivé.— Pas exactement mais j’ai cru comprendre qu’elle a été agressée et battue dans la rue.— C’est bien ce qu’on pensait. Nous sommes obligés de signaler son cas à la police.— Naturellement.— Nous allons la garder au moins pour la nuit, elle souffre de contusions multiples,

mais les côtes ne sont pas cassées, il y en a deux fêlées, mais c’est sans conséquences, juste douloureux. Nous ne pensons pas qu’il y ait un traumatisme crânien important, mais comme elle a perdu connaissance, il y a un risque et nous devons la surveiller. Soyez cependant rassuré, nous ne pensons pas qu’il y ait de complications, vous pouvez rentrer chez vous tranquille.

Je rentrai chez moi, inquiet du sort de ma patronne et troublé de cette violence que je n’avais jamais côtoyée. Je casai la Renault 8 comme je pus dans ma rue. Un peu plus loin, deux hommes qui discutaient dans une 404 Peugeot en descendirent. Je poussais la porte de mon escalier quand je reçus une bourrade dans le dos qui m’envoya valser contre les premières marches ; je m’affalai mais eus la présence d’esprit de m’accrocher à la rampe, évitant ainsi de tomber complètement. Je me redressai aussitôt en me retournant. Les deux hommes de la 404 se gênaient mutuellement pour pénétrer dans le couloir et refermer la porte derrière eux. Je ne pus voir leurs visages derrière l’espèce de cagoule qui les recouvrait, mais l’œil n’était pas amical. À l’analyse, il se serait avéré peu judicieux de prétendre engager avec eux une discussion philosophique sur, par exemple, la corrida ou la chasse aux papillons.

Le plus proche, plus petit que moi, lança un coup de pied vers ma jambe qui me fit un mal de chien. Je me relevai brusquement et, à ma grande surprise, fonçai sur lui. Je lui envoyai mon poing vers le visage et j’atteignis un nez qui s’écrasa sous le choc. Je me défendais, et pas qu’un peu! Je ne me souviens plus si on savait alors le rôle de l’adrénaline mais, qu’on le connût ou pas, elle se manifesta avec beaucoup d’à propos dans mon organisme qui, survolté, se mit à marteler le corps du plus proche de mes agresseurs. L’exiguïté des lieux les empêchait de se déployer et ils ne pouvaient m’attaquer que l’un après l’autre.

— Je vais te crever! eut-il le mauvais goût de me dire, sortant un couteau de sa poche, un de ces ridicules couteaux dont la lame jaillit quand on appuie sur un bouton.

Je vous le donne en mille, je n’ai pas eu peur! Au contraire, quasiment inconscient du danger – mais quelles angoisses rétrospectives! – je lui expédiai un coup-franc à la Platini dans les parties, l’amenant à lâcher son arme pour se recroqueviller sur son moi intime. Comme il avait baissé la tête, j’en profitai pour entraîner mon genou dans un mouvement ascendant qui fut arrêté sans tendresse par le nez déjà mal en point, dont le propriétaire s’écroula sous les boites aux lettres.

Son compagnon de travail préféra ne pas envenimer notre discussion et, se protégeant du corps de son acolyte tout en l’aidant à faire machine arrière, recula vers la rue. Ils l’atteignirent enfin et disparurent de ma vue derrière la porte qui se refermait toute seule grâce à un ressort.

J’eus un mouvement vers cette porte comme pour les poursuivre, tout chargé encore d’humeurs belliqueuses, mais les jambes lâchèrent les premières en se mettant à trembler,

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refusant de me porter plus avant, puis tout le corps fut pris d’une transe et de sueurs. Je m’assis sur la première marche et contemplai mes mains comme si elles ne faisaient pas partie de mon corps. Je ne me savais pas capable d’une telle sauvagerie, fier de m’être défendu et d’avoir mis en fuite ces deux individus mal intentionnés à mon égard, cependant inquiet de cette face de moi-même qui m’était inconnue.

Je ne doute pas que n’importe qui d’autre se serait précipité dans la rue, aurait bloqué la 404 et conduit les occupants au commissariat le plus proche. Ou au moins aurait noté le numéro de la plaque minéralogique. Hélas, j’en fus incapable, me contentant, quand mes tremblements eurent diminué, de gravir au pas de sénateur les marches jusqu’à ma chambre où, barricadant comme je pus la porte en papier-mâché, je m’écroulai sur le lit qu’avait occupé dans la même soirée, Mme Nouard, que j’aurais cru indestructible.

Mon sommeil fut agité, je me relevai plusieurs fois pour vérifier le verrou, je dus même me relire un chapitre de comptabilité analytique pour penser à autre chose (n’y comprenant rien alors que je le connaissais par cœur ou presque), boire plusieurs verres d’eau pour compenser la sueur répandue et me relever pour l’évacuer. Bref, le matin me vit pâteux, morose et fourbu, mais heureux de la lumière du jour qui rendait aux choses un visage familier et rassurant.

Avant d’aller au bureau, je me rendis au chevet de ma patronne au volant de sa voiture. Elle n’était pas très fraîche, mais réveillée et semblait avoir récupéré toute sa tête. Je lui racontai l’épisode glorieux de mon combat de la veille, elle me fit part de son agression. On pouvait penser que mes deux sparring-partners appartenaient au groupe qui l’avait secouée. La 404 eut l’air d’intéresser Mme Nouard.

— J’ai été suivie par une 404 depuis Lormont. Je parie que ce sont ces enfoirés qui ont mis le souk au bureau, il se pourrait bien que ce soient les mêmes, que tu as boxés, et eux plus deux autres qui m’ont amochée. Je ne sais pas ce qu’on a secoué, mais on a secoué quelque chose, du genre nid de frelons. Fais gaffe à tes miches, petit poulet, ça ne rigole plus.

Pas besoin qu’on m’abreuvât de conseils, j’avais fermement l’intention de faire attention à l’intégralité de ma personne physique, miches comprises.

— Tu ne vas pas aller au bureau aujourd’hui, on va laisser refroidir. En revanche si tu pouvais aller me chercher des vêtements chez moi, je t’en serais reconnaissante, ceux que j’ai ici ne sont plus très présentables. Je ne sais pas si je vais pouvoir sortir d’ici, je ne me sens pas trop fraîche pour galoper et ici je peux me remettre en sécurité.

Mme Nouard me fournit son adresse (je ne lui dis pas que je la connaissais déjà par les papiers que j’avais manipulés depuis un mois), des indications sur les effets à rapporter à la place de ceux que j’emportais et qui avaient souffert dans la bagarre : le jean est déchiré, la chemise pleine de sang séché, même le blouson aurait besoin d’un nettoyage. Elle rajouta des conseils de prudence, notamment aux approches de son appartement.

— On ne sait pas ce qu’ils veulent, il est possible qu’ils connaissent mon appartement ou qu’ils nous aient suivis à l’hôpital et qu’ils te guettent à la sortie.

La poésie de Marlowe perdait de son charme et, n’eût été mon désir de rendre service, je n’aurais pas fait le bravache, laissant à d’autres la traque des mystères des étiquetages des vins et la réapparition des vieux millésimes. J’aurais trouvé soudain un charme fou aux déclarations URSSAF, aux versements libératoires pour la formation professionnelle et le 1% logement.

Le besoin créant l’organe et la nécessité faisant vertu, je pris la posture nécessaire à l’accomplissement du devoir. Quittant la chambre, j’épiai les couloirs d’un regard en coin,

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avançai quasiment en rasant les murs, lançant un coup d’œil circulaire au sortir des bâtiments et regagnai la R8 sur le parking. Pas de malfrats en vue. Manque d’habitude de ma part ou bobine et vis platinés récalcitrants, la voiture se fit prier avant de consentir à tourner rond. J’embrayai alors et sortis de la place de stationnement. Pas de mouvements suspects dans les automobiles à l’intérieur de l’hôpital, mais nos amis à la 404 attendaient juste à la sortie. Je les aperçus à temps pour continuer discrètement dans la cour de l’établissement et m’éclipser derrière un des bâtiments. Je tournai au hasard entre les immeubles, trouvai enfin un parking réservé au personnel dont la sortie interdite au public me permis de m’éloigner sans personne à mes basques.

Je pris un chemin détourné pour me rendre à Caudéran, vérifiant plutôt deux fois qu’une que je n’étais pas suivi, redoublant de vigilance à l’approche de la rue du Grand Lebrun. J’hésitai entre le parking souterrain, craignant de m’y trouver coincé dans le noir, et la rue où il était facile de me repérer. J’optai pour une troisième solution. Je continuai pour rejoindre les boulevards, tournai à gauche puis à droite en me faufilant dans une petite rue derrière une pompe à essence qui se trouvait alors en face des établissements Bardinet, autrement dit le Rhum Négrita. Car, oui, le Rhum Négrita que chacun utilise pour ses crêpes arrive des Antilles à Bordeaux avant de se répandre dans le reste de l’hexagone.

Comme un vrai détective privé, hypersensible aux signaux de mes sens exacerbés, je me rapprochai de l’immeuble de Mme Nouard, guettant les infimes détails révélateurs d’une présence hostile dans les parages. Soit qu’il n’y eut personne, soit que je ne fusse pas à la hauteur de l’agent 007, je ne vis rien et ne sentis pas plus. Relativement confiant j’entrai dans l’appartement de ma patronne. Par courtoisie je ne le décrirai pas, mais comment passer sous silence que le ménage y semblait une notion abstraite?

Je fis le tour de l’appartement qui aurait pu paraître luxueux avec un peu de décor, mais Mme Nouard semblait se soucier comme de l’an quarante de cet aspect des choses. J’ouvris les placards pour prendre des habits comme elle me l’avait demandé. Il n’y avait pas grand choix. Trouvant deux valises par terre dans une des penderies, j’en ouvris une et y enfournai un jean et une chemise écossaise à base de rouge. À tout hasard, et je fus surpris de trouver ce vêtement ici, n’ayant jamais vu Mme Nouard dans cette tenue, je décrochai une robe légère et une veste en une sorte de tricot ornée d’un écusson St James.

Dans une boite sur une étagère, je découvris les culottes, dans une autre les chaussettes, une troisième abritait les bas (sans jarretelles) et ce qui était alors encore une nouveauté, les collants. Les soutien-gorges quant à eux, pendaient sur des cintres. J’étais un peu gêné de m’immiscer dans l’intimité de ma patronne, mais à la guerre comme à la guerre, je complétai la valise d’une paire de bas, d’un slip et d’un soutien-gorge. À tout hasard je rajoutai une paire de socquettes et un foulard. De toute manière, c’était juste pour sortir de l’hôpital, elle viendrait ensuite se choisir elle-même ce qu’elle voudrait se mettre sur le dos.

J’ouvris le réfrigérateur. Il y avait encore de quoi manger, et s’il le fallait, je pourrais toujours lui faire des courses si elle ne pouvait pas trop marcher. Je calculai que j’avais le temps de passer au bureau quoiqu’en ait dit Mme Nouard. Je sortis de l’appartement précautionneusement, je n’avais pas oublié nos amis à la Peugeot, mais rien ne troublait le calme de la résidence. La valise à la main, je descendis l’escalier, et par prudence un tantinet exagérée, je pris la porte qui donnait sur le derrière de l’immeuble et atteignis la rue sans encombre. De là je rejoignis la voiture, non sans me retourner vingt fois, non sans vérifier que la voie était libre au coin de la rue, non sans craindre dans chaque voiture qui s’approchait un char d’assaut de l’armée adverse.

En réalité je ne vis rien et pus me glisser dans la voiture. Je ne trouvai pas le système d’ouverture du coffre (à l’avant, le moteur était à l’arrière sur la Renault 8) aussi sans

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chercher davantage, je posai la valise sur la banquette arrière, et après quelques areuh areuh laborieux du démarreur, je filai vers la place Gambetta. Je pus laisser la voiture sur une petite place triangulaire au bout de la rue Castéja, juste devant un magasin de meubles modernes, genre scandinave, et me dis à part moi qu’un ameublement de ce type apporterait beaucoup à l’appartement de Mme Nouard.

Je gagnai le bureau à pied, traînant la valise que je ne tenais pas à laisser à la vue, et me lançai dans un ménage plus sérieux que celui de la patronne : j’avais horreur de voir mes papiers déclassés. Il me fallut une heure pour venir à bout de la tâche, mais par bonheur il n’y avait rien eu de volé, ni même de détruit. Juste une grande pagaille.

Le téléphone sonna comme je m’apprêtais à partir. C’était Mme Bertin-Macquard qui voulait parler à Mme Nouard. J’expliquai les péripéties qui l’avaient conduite à l’hôpital et son indisponibilité actuelle.

— Oh Mon Dieu! C’est donc si grave que ça! Je crus qu’elle faisait allusion à l’état de son enquêtrice, mais elle continua, dissipant

ma méprise et quelques illusions.— C’est bien une histoire aussi grave que je l’avais craint, et mon père ne s’est pas

suicidé. Pourriez vous demander à Mme Nouard de m’appeler dès qu’elle le pourra, j’ai besoin de la voir rapidement.

— Je n’y manquerai pas, je passerai la voir à l’hôpital cet après-midi. Je raccrochai le téléphone.— Crève salope! Le vocabulaire d’Elizabeth Nouard déteignait sur moi.

***

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CHAPITRE 8

J’ai les côtes qui se frôlent et le foie qu’est pas droit. Mon Dieu que c’est embêtant d’être si mal portant.

Enfin! ça aurait pu être pire. Depuis le départ de Jean-Pierre, je me suis endormie et réveillée trois fois, et le reste du temps j’ai somnolé. La bouteille accrochée à la potence diffuse au goutte à goutte une potion magique dans mon corps.

— Anti-inflammatoires – avait dit l’infirmière quand je lui demandai quelle saloperie on m’injectait – ça va vous faire du bien.

— Si vous le dites… Probablement que ça me fait du bien, car je flotte un peu dans les nuages, incapable de

mettre deux idées l’une à la suite de l’autre sans oublier la première ou la seconde ; alors je laisse courir. Il paraît que je survivrai. Ce n’est jamais qu’une dérouillée, mais je n’en ai jamais reçu, ni de mes parents ni même de ce grand con de Nouard dont on aurait pu penser que ce serait le genre. Ça valait d’ailleurs mieux pour lui, je ne me serais pas laissé intimider ni molester. Et les quatre mousquetaires ne l’emporteront pas au paradis sans payer principal et intérêts.

Il est onze heures. Dans la matinée, deux aide-soignantes m’ont fait une toilette sans me demander mon avis, une personne au grade indéterminé m’a questionnée sur ce que je voulais manger, en me débitant une liste de choses insipides. Mon choix n’étant pas correct, elle cocha ce qui serait bon pour moi sur sa carte de commande.

Je me rendors à moitié. Branle bas de combat dans le couloir, ça claque, ça choque, ça s’agite. La porte de ma chambre est ouverte à la volée, on ouvre le store qui plongeait la pièce dans une agréable pénombre, on me colle un plateau sur une table à roulettes. On n’y voit qu’un assortiment de gamelles en inox chapeautées de même métal.

— Mangez! Ça vous fera du bien. Vous avez besoin d’aide? Il n’y a plus personne dans la chambre avant que je comprenne qu’on me pose une

question. De toute manière, je n’ai pas faim. Je me laisse glisser malgré la lumière trop vive. On me réveille encore. J’entends des voix. Jeanne de Nouarc.

— Ce n’est pas l’heure des visites!— Je sais merci. Vous êtes sûre que votre voiture est bien garée et que vos pneus sont

en bon état? — Co… comment? Vous ne pouv…— POLICE! Alors vos pneus?— Bé …Heu! Vous pouvez entrer.— Merci bien. Au revoir, Madame, vérifiez vos roues...Qui c’est encore? Une moustache s’approche, je reconnais Duponh. Il est plus grand que

je … en fait je n’avais aucune idée de sa taille, il était resté assis derrière son bureau lors de ma visite chez les flics.

— Bonjour. Comment vous sentez-vous?— J’ai connu de meilleurs moments, mais je n’en mourrai pas d’après les docteurs.— Ça fait mal quand même. Voulez-vous que je descende le store, j’ai l’impression que

la lumière vous gêne.Quelle prévenance!— Oui, je veux bien. Il manœuvre la ficelle – « Comme ça c’est bien? » – puis soulève les couvercles des plats.

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— Hummm! gastronomique : poireaux bouillis, poulet bouilli, pain bouilli et bouillie bouillie. Malheureusement, pas de café bouilli, on ne peut pas tout avoir.

Il me tire un sourire qui me fait du bien.— Le commissaire est curieux de ce qui vous arrive. Quel rapport y a-t-il avec le

suicide de Macquard?— Je ne sais pas, sincèrement, ça n’a peut-être pas de rapports. J’ai été tabassée dans la

rue par quatre types que je n’avais jamais vus, et qui portaient une cagoule, enfin un passe-montagne. Il n’y en a qu’un que je reconnaîtrai car j’ai réussi à lui arracher.

— Oh! Bien! Vous pourrez venir voir mes estampes quand vous sortirez, je ne serais pas surpris que la bobine du type s’y trouve.

— Promis. Comme c’est un vrai flic, il ne se contente pas de badinage et me pose des paquets de

questions. Et Macquard ceci, et Bertin cela. Et couette de rat. D’une oreille il me croit, de l’autre il me prend pour une menteuse.

Je réussis à ne rien dévoiler tout en répondant à toutes ses questions, il est vrai que la pratique des cocus susceptibles m’a rompue à ce genre d’exercice.

Lui ne m’apprend rien non plus. Match nul, balle au centre. Il termine son travail et me souhaite un bon rétablissement, me conseillant de manger un peu, bien que ce ne soit pas appétissant, me demandant si j’ai besoin de quelque chose, si quelqu’un s’occupe de moi.

— La police se dégrade, dis-je à haute voix après son départ, pour ne pas m’avouer que sa gentillesse m’avait touchée.

Je grignote quelques bouts de poireaux bouillis et avale la bouillie à la vanille. Je me rendors. Je suis réveillée par la visite du médecin.

— Comment elle va aujourd’hui?— Elle va bien.— Vous avez reçu quelques bons coups de pieds, j’ai l’impression. Avez-vous mal aux

côtes?— Un peu, mais seulement quand je respire.— Bon. Il regarde la feuille de température, grogne un « bon » ou quelque chose d’approchant et

dit deux ou trois mots à l’esclave qui le suit et qui répète indéfiniment :— Bien docteur. Ils me laissent à ma digestion. Une infirmière passe un peu plus tard, regarde sa fiche,

sort un bidule de sa poche, c’est une seringue. Je m’attends à montrer ma fesse, pas du tout, c’est le tuyau du goutte-à-goutte qui y a droit.

— Ça va vous faire du bien. Naturellement.Il ne manquerait plus qu’on me donne des trucs qui ne me feraient pas de bien!Je me rendors.Et je me réveille en pleine forme. Il est cinq heures de l’après-midi. Pourquoi laisse-t-on

les stores à moitié fermés? Je crois que j’avalerais un bœuf entier, sans boire. Justement j’ai rien bu depuis hier avec tout ça. Pas la moindre goutte d’alcool. Pourtant j’ai comme une gueule de bois. J’avale un verre d’eau qu’on a mis sur la table de nuit avec une bouteille des Abatilles. Je me lève pour aller ouvrir les stores. J’ai quelques élancements dans les côtes, mais à part ça je me sens prête à partir.

À poil? Je me souviens que Jean-Pierre a emporté les vêtements dans lesquels je suis entrée à l’hôpital, et ne reviendra pas avant demain.

Une infirmière entre dans la chambre.

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— Ah! vous êtes réveillée. Je vois que vous allez mieux, vous vous tenez debout.— Je me sens prête à partir. Quand vais-je pouvoir sortir?— Il faut attendre la visite du médecin, il passera tard ce soir, vous pourrez sans doute

sortir demain s’il n’y a pas de complications.— Je me sens très bien, très bien même.— Oui, je sais, c’est la cortisone qu’on vous a mis dans le goutte-à-goutte, mais l’effet

va se dissiper, vous serez moins fraîche dans deux heures. — Il n’y a qu’à m’en redonner.— Vous ne pourriez pas dormir de la nuit. Demain matin, vous aurez une dose qui vous

permettra de sortir sur vos jambes. …Je laisse les stores ouverts?— Oui, s’il vous plaît.Sortie de l’infirmière. Je m’assois dans le fauteuil visiteur et réalise que j’ai une

chambre individuelle. J’aime mieux ça, mais je me demande pourquoi je bénéficie d’un traitement de faveur.

Tant qu’on y est, je ferais bien de réfléchir à tout ce micmac. Le saccage du bureau, l’attaque dont j’ai été victime, l’attaque sur Jean-Pierre, pas de doute, je dérange quelqu’un. On m’a suivie depuis Lormont en 404 Peugeot, les assaillants de Jean-Pierre sortaient d’une 404 et portaient une cagoule comme mes agresseurs. Pour moi, c’est simple, c’est la même bande et il y a un lien avec ma visite sur les quais de la rive droite et mes questions sur Noubel. Dès que je sors, je m’occupe de cette bande.

Deux heures passent, on m’apporte le repas du soir, la présentation est toujours aussi peu apéritive, mais je m’avale pourtant tout ce qu’il y a sur le plateau. Un petit somme, puis le médecin effectue sa tournée du soir.

— On va bien à ce que je vois, me dit-il en prenant ma tension d’un air distrait.— On va mieux.— Bon…Vous ne pourrez pas encore sortir demain, mais après-demain certainement.

Je vous conseillerai de vous reposer. On vous donnera une ordonnance pour continuer la cortisone quelques jours, ça remplacera les anti-inflammatoires et vous donnera un peu d’entrain par la même occasion. Bonne nuit.

Je ne passe pas une bonne nuit, réveillée régulièrement par une douleur costale quand je veux me retourner dans mon lit. Au petit matin, on me rebranche le goutte-à-goutte, et je me rendors jusqu’à ce qu’on m’apporte un petit-déjeuner. La journée se traîne lamentablement. Il pleut pour faire bonne mesure. Je me sens de mieux en mieux et espère vivement sortir d’ici. Je n’ai pas eu droit à la visite de mon employé de toute la journée, mais Duponh passe dans l’après-midi. Rien de neuf dehors semble-t-il. Rien de bien nouveau ici non plus. Il s’en va en me souhaitant de bien me remettre. Merci à lui.

Le toubib confirme que je sors demain. Nourriture fade et insuffisante, pour les étoiles au Michelin il faudra repasser.

Je me réveille après une bonne nuit, en forme et impatiente de débarrasser le plancher. Et le Jean-Pierre qui n’arrive pas. En fait il est sept heures du matin. J’effectue une toilette approfondie, de haut en bas, dehors et dedans. Nickel chrome.

Il est neuf heures et demie quand il arrive enfin!

— Désolé pour hier, je n’ai pas pu venir : j’avais un partiel toute la journée, et hier soir la voiture n’a pas voulu démarrer. Mais ce matin, pas de problèmes.

— C’est l’humidité. Quand il pleut, il y a un coup de main spécial. Seule la pratique peut l’apprendre. Euh…ça a marché?

— Quoi?

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— Ton partiel.— Oh ça! oui, bien sûr. Des fois ça bafouille ces petits poulets, mais des fois c’est innocemment prétentieux. Mais je ne suis pas là pour y rester. J’attrape la valise qu’il m’a apportée et je file avec

dans le cabinet de toilette. Je fouille à la recherche de mes habits et je sors une robe. Non mais! qu’est-ce qui lui a pris, il m’a bien vu là-dedans? Heureusement il y a un vieux jean. J’enfile un slip et me glisse dans le pantalon. Glisser est un peu excessif, car il faut que je me tortille et que je tire et que je pousse pour entrer dedans. Pas mèche d’attacher la ceinture. Et de beaucoup. C’est un vieux jean que je n’ai pas mis depuis longtemps, depuis qu’il me serrait un peu trop. Trop c’est trop, et là je ne loge pas assez. Me voilà bien. Je refouille dans la valise, mais rien à chiquer, c’est le jean trop petit ou la robe. Je refais un effort en rentrant le ventre, mais ça ne joue pas sur les fesses, ni les cuisses, ni vraiment sur le ventre. Merde de merde de merde!

Je me dépiaute du pantalon. La glace ne renvoie pas pourtant une grosse dondon. Il y a juste ce qu’il faut où il faut. Mais faut croire qu’un corps qui mûrit change de volume général dans un équilibre différent. On rationalise comme on peut.

Je loge mes seins dans un soutien-gorge à ma taille, c’est toujours ça, et rentre dans la robe. C’est la même que samedi dernier, elle ne doit pas en revenir de sortir tant la même année. C’est un robe de printemps, sans manche et décolletée, faite pour valser avec ses plis qui s’enroulent autour des jambes en marchant. Pas vraiment la norme ambulance. Je me regarde dans la glace. Les bras n’ont pas souffert, pas de bleus mal placés dessus, mais l’œil, lui, pardon! quelle couleur jaune vert. Je retourne à la valise. Le petit poulet a obligeamment enfourné du matériel de réparation. J’étale une couche de crème, je tartine, je saupoudre, j’étale, j’égalise, je peaufine, termine par du fard sur l’autre œil, je mascarise le tout. Il n’y a plus qu’à cuire à feu doux et servir chaud.

Bof. Ça fait toujours cantine.Je mets des bas ou n’en mets-je point? Car bien évidemment ce ne sont pas des collants

qu’il y a dans la valise mais des bas, modèles sans jarretelles. Heureusement que j’ai balancé depuis longtemps jarretelles et porte-jarretelles aux orties! Mais si ces bas là c’est pas au point (soit ça serre trop les cuisses, soit ça tombe), on n’est encore qu’en avril – ne te découvre pas d’un fil – j’enfile les bas.

Les santiags peuvent s’oublier pour aujourd’hui ; la valise livre une paire de chaussures à demi-talon. Ouf, on m’épargne les talons aiguilles. Je me coiffe de quelques coups de brosses puis, ainsi parée, je sors du cabinet de toilette.

— Oeuiiiiiiii!Sifflement admiratif du public.— Fous-toi de ma gueule, je dirais rien.— Mais…je ne me moquais pas! dit-il en rougissant.C’est mignon à cet âge.

On attend des plombes pour les formalités de sortie. Papiers tamponnés, certifiés, ordonnance commentée par un interne débordé («N’abusez pas de ça, respectez la dose ») on quitte l’hôpital. Il fait beau, c’est-à-dire que quelques nuages rappellent la pluie d’hier et annoncent celle de demain, mais à Bordeaux, on s’en fiche, il pleut tout le temps. Je me case sur le siège passager de la Renault 8 et Jean-Pierre me conduit. Comme ça bouchonne sur les boulevards, on a le temps de faire le point. Je parle des visites de Duponh. Il me raconte que les méchants attendaient devant l’hôpital l’autre jour, qu’il les a semés et qu’il ne les a pas revus depuis.

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— J’oubliais, Mme Bertin-Macquard a téléphoné avant-hier, non pas pour prendre de vos nouvelles, mais pour que vous alliez la voir. Elle trouve l’affaire grave.

— On verra ça. Quoi d’autre?— Pas grand-chose, j’ai rangé le bureau.On passe la tour ridicule de la cité administrative. L’architecte est sans doute content de

lui. On se traîne jusqu’à la barrière de Caudéran, je vais faire le plein de cortisone à la pharmacie et prendre du pain frais. Mission accomplie on quitte le boulevard en tournant à gauche, on retourne encore à gauche rue du Grand-Lebrun, et on se gare juste au pied de mon immeuble. Pas de 404 louche aux alentours. Pas de mines patibulaires pour donner mauvais genre au quartier. Le calme d’une fin de matinée de printemps dans ce quartier résidentiel. Jean-Pierre se charge de ma valise et moi de ma carcasse.

Il est tard, je propose qu’on se casse une petite croûte. L’odeur de la baguette chaude pousserait au crime. Il y a du pâté au frigo, du saucisson et du fromage. Tout ce qu’il faut pour que je rerentre dans mon vieux jean! Mais j’ai mis ma robe large, profitons de l’aubaine.

On prépare le pique-nique, je passe une bouteille de Ketchup à Jean-Pierre qui essaie de l’ouvrir malgré une grimace explicite. Le bouchon est collé par la sauce qui a séché. Il s’arqueboute. Et le bouchon se sépare brutalement de la bouteille dont le contenu gicle sur le polo et le pantalon de Jean-Pierre. J’éclate de rire.

— C’est pas drôle. Il est encore plus drôle au contraire avec son air offusqué, la bouteille à la main et la

tomatine qui s’étend sur le plastron et la braguette.— Il n’y a plus qu’à tout ôter pour le laver avant que ça tache définitivement. Un vrai conseil de grand-mère. Le petit se déshabille dans la salle de bain, j’entends

couler l’eau de la baignoire et le plouf des vêtements qu’on rince.Dix minutes plus tard, il sort de la salle de bain la taille ceinte d’une serviette qu’il tient

soigneusement serrée.— La sauce avait traversé, j’ai dû rincer même le slip. Il est craquant debout, tout nu, tout gauche, mais quelle jolie peau, quels jolis muscles

mine de rien, quelle mignonne petite gueule d’amour. J’oublie mon âge, mon œil au beurre noir, mes côtes fêlées.

— Petit poulet, je vais te croquer!

***

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CHAPITRE 9

Et elle me croqua.Je me retrouvai sur le lit, allongé sur le dos, dans la tenue d’Adam sans feuille de vigne,

monté par une Junon dont la robe étalée en corolle autour d’elle et de moi me cachait le centre de la scène. Mais comme il est des évènements qui se peuvent passer sans le secours de la vue, je sentis mon engagement personnel dans cette corpographie particulière, et le sentiment kinesthésique fit tant et si bien qu’en très peu de temps, j’éclatai.

— Oh! le saligaud. Tel fut le commentaire qui salua mon dépucelage.— Tu ne perds rien pour attendre. Mme Nouard fit envoler sa robe par-dessus sa tête. Deux mains expertes passèrent dans

son dos et le soutien-gorge rejoignit la robe sur le sol. Passant la jambe au ras de mon nez, Mme Nouard s’assit sur le bord du lit, roula ses bas qui partirent au loin, puis se retourna vers moi tandis que mes yeux, inexplicablement avaient tendance à se fermer comme si je n’avais pas dormi de la nuit.

Mais j’avais vingt ans. Mme Nouard se tenait de nouveau au-dessus de moi, tête-bêche, et se penchait activement vers un point médian de ma personne. Je me retrouvais le nez dans la broussaille.

Qu’y faire? …Je broutai.Nous fîmes tant et si bien que se redressa ce qui se devait et que la faim venant en

mangeant, je me redressai le reste du corps pour le festin.

Avez-vous vu les mains d’un menuisier qui d’un geste sûr saisissent une pièce de bois? Comme elles en flattent la matière, comme elles en épousent le grain, comment elles la portent à l’œil qui estime le sens du fil, comment la serrant fermement dans la presse, elles forcent de quelques coups de rabot prestes et incisifs les premières nodosités, puis comment se déploie l’ample mouvement de la varlope, et enfin comment elles poncent, alternant les petites rotations et les longues traversées qui polissent le chant de la planche dressée. Et comme enfin, satisfaites, elles flattent tendrement la douce surface, testant la finesse du grain et glissent tout du long dans l’apaisement du beau geste accompli.

Je caressai la peau d’une cuisse, étendu sur le dos, fiérot et las, et je m’endormis.Je mentirais en parlant des douze travaux d’Hercule, car nous déclarâmes forfait à la

sixième reprise, K.O. couchés, quand un nouveau matin fit place à la nuit qui suivit ce premier jour.

Le café avalé, calé de pain frais beurré – le courage de se sortir du lit et de courir à la boulangerie – il fallut bien que le monde nous rattrapât.

— Dis donc Jean-Pierre, t’aurais pas des cours cet après-midi.— J’avais complètement oublié. Et le bureau, il y a deux jours qu’on n’a pas ouvert!— T’inquiète pas pour le bureau, c’est pas la première fois. Quand je travaillais toute

seule, c’était pas ouvert non plus tous les jours.— Quand même! Comme vous ne pouvez pas travailler déjà, je vais y passer avant

d’aller à l’institut. Je vais partir maintenant en bus.

*

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Il sort. Le vouvoiement a retrouvé sa place dans sa bouche, aussi simplement que ça, et c’est sans doute mieux comme ça. Je tournicote dans l’appartement, un peu empêtrée dans mon corps qui en a vu beaucoup en peu de temps. Mon Dieu, bénissez les médecins et Sainte Cortisone. On devrait pouvoir gagner le tour de France avec ce truc-là. En tout cas, moi, j’y ai gagné une sacrée partie de jambes en l’air. Quel tourbillon après la rouste qui m’a conduite à l’hôpital. Ça ne durera pas longtemps, c’est déjà sans doute fini, et basta! Mais putain de bordel que c’était bon.

Quoi qu’en dise le petit poulet, le boulot, faut s’y coller. Je fouille dans la poche de mon jean déchiré et en sort le bout de papier avec l’adresse du dénommé Tiffont, le chimiste amant d’une femme de représentant. Autant recommencer calme par un travail de routine. Je demande aux renseignements s’il y a un téléphone à cette adresse. Non. Ce serait trop facile. Je me rhabille en tenue habituelle, chemise, jean et blouson, puis file du côté de la rue Sourdis à l’adresse du Tiffont. Une petite rue perpendiculaire à la rue Xaintrailles, bordée d’échoppes bien entretenues. Mais de Tiffont point.

— Il a déménagé la semaine dernière! me dit une voisine curieuse qui me regarde l’œil d’un œil intrigué.

Je lui montre une carte professionnelle de ma fabrication, barrée plus ou moins « tricolore », c’est-à-dire orangé, blanc cassé et bleu pétrole. Trompeur mais légal.

— Avez-vous son adresse?— Non. Qu’est-ce qu’il a fait?— Confidentiel.— Euh…Il n’a rien dit. De toute manière, il n’était pas causant. Bonjour bonsoir, c’était

tout. Mais il avait pas l’air méchant, la dame non plus.— La dame?…C’est sans doute la femme du représentant. — Même que la dernière fois que je l’ai vue, elle avait un œil comme le vôtre.J’abrège.Bredouille. Pas de Ticouilles de mes deux font.— Ma grande Zabeth, faut’y remett’. C’est pas tous les jours fête. Je n’ai pas obtenu de diplôme de détective par correspondance, mais je sais malgré tout

chercher quelqu’un. L’annuaire du téléphone me fournit les numéros de quelques Tiffont de Bordeaux. Une cabine publique au bout de la rue Jean-Renaud Dandicolle (tiens! à deux pas du restaurant aux anguilles) me permet d’en joindre plusieurs.

— Puis-je parler à Hervé, s’il vous plait? Pas de Hervé ici. Dring !Vous devez vous tromper. Dring !Non, il n’y a personne de ce nom.Dring. — Puis-je parler à Hervé, je vous prie?— C’est qu’il n’habite plus ici. Vous êtes une de ses amies?— Pas vraiment. Je téléphone de la part de la Société Hermlich-Sipa. Nous avons des

dossiers à lui renvoyer, mais l’adresse que nous avons ne semble plus la bonne.— Ah oui, il vient de déménager. Bougez pas il faut que je retrouve l’adresse.

…..Voilà, excusez-moi, je ne la trouvais plus…. Rue Louis Broguet, au neuf ou au trois, je ne puis pas bien lire.

Je remercie la brave maman et regarde un plan que j’ai toujours dans la voiture. Rue Loius Braguet, non Louis Broguet. Voilà. C’est barrière de Toulouse, chez mon copain Louison.

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Roulez jeunesse! direction la cave. Louison m’accueille chaleureusement dans son établissement malgré l’heure de presse.

— Je te sers quelque chose? — Tout à l’heure. Il faut que j’aille voir quelqu’un rue Louis Broguet.— Le député?— Je ne savais pas que le député habitait là. J’aurais parié pour un quartier plus chic.— Dis tout de suite que je ne suis pas chic!— Je reviens.La boîte aux lettres me livre le gîte du coupable. Je sonne. Au bout de la moitié d’une éternité, la porte s’entrebâille et une voix chuchote :— C’est pourquoi?— Mme Pétrain?— Euh… enfin… oui.— Ouvrez, service privé de POLICE!Jolie formule juridiquement acceptable et faisant son effet. La porte s’ouvre sur une

bonne femme menue, plutôt jolie si ce n’étaient les marques de coups sur le visage. À nous deux on fait la paire. Ma tête de consœur lui inspire confiance, elle me fait entrer.

J’apprends l’histoire. Elle s’ennuyait toute seule avec, ou sans, son mari toujours parti sur les routes. Elle a rencontré Tiffont ; ils sont devenus amants parce qu’il fallait bien. Elle a cru qu’elle devait quitter son mari, et le Tiffont lui a cogné dessus quand elle a voulu repartir. Cela continue depuis.

— Venez avec moi, je vous remmène chez vous.Elle tremble de peur. Je lui explique que je suis chargée par son mari de la retrouver et

de lui dire de revenir.— Vous croyez?Je me montre plus sûre de moi que je ne le suis, mais il y a urgence et je n’aime pas

beaucoup les histoires de femmes battues depuis quelques jours.Il faut que je repasse au bureau avant de la laisser chez le mari. Jean-Pierre est encore là.

Je regarde ma montre : une heure moins dix.— Tu es encore là.— J’ai commencé tard. Ça ne rigole pas un comptable. Ça badine avec la patronne, pas avec les horaires.— Je te présente Mme Pétrain qui doit rejoindre son mari.— Il est justement passé ce matin. Il demandait ce qu’on avait fait. Il disait qu’il voulait

que madame revienne, qu’il lui achèterait ce qu’elle voudrait.— Ce n’est pas une question d’argent – murmura Mme Pétrain – j’aimerais juste qu’il

soit là plus souvent. Au début, on n’avait pas beaucoup d’argent, mais on était plus heureux. Je ne sais pas comment lui faire comprendre.

— Nous lui parlerons.Je ne vois pas trop comment je vais, moi, lui faire comprendre, mais elle a besoin

d’éprouver de la confiance. Jean-Pierre me rappelle que Mme Bertin-Macquard a retéléphoné pour que je la rencontre. Urgent.

— Elle semblait impatiente et pas contente, la dame. Je lui ai fait remarquer que vous sortiez juste de l’hôpital et qu’il fallait vous reposer.

Il sort cela sans ironie, remonté contre la chartronne. Gentil garçon, mais bien vite oublieux de certaines raisons de ma fatigue.

— Bon, je vais passer la voir. Peux-tu emmener Mme Pétrain chez elle?— Bien sûr.— Prends la voiture, je me débrouillerai.

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— Venez, Madame, je vais vous raccompagner chez vous.Autant appeler tout de suite la Bertinuche- Macquardoche.

*

Nous descendîmes, Mme Pétrain et moi, pour nous retrouver cours Clemenceau où Mme Nouard avait déniché une place pas très loin du bureau. Mme Pétrain et son mari habitaient à Cenon, de l’autre côté de la Garonne. À cette heure-là, la circulation n’était pas trop dense et, tandis que Mme Pétrain me racontait son histoire en tordant un mouchoir, je rejoignis sans problèmes les quais, empruntai le pont de Pierre, l’avenue Thiers, et dans la montée des Quatre Pavillons, Mme Pétrain me fit tourner à droite pour grimper dans les hauts de Cenon. Nous atteignîmes sa maison, jolie construction récente dans un lotissement accoté au bois.

— Sa voiture est ici. J’ai honte, je n’ose pas entrer. Qu’est-ce qu’il va dire? Je la rassurai comme je pus, mais sans effets notables.— Qu’est-ce qu’il va dire? Il est si gentil, j’ai honte. Je ne voyais pas de quoi elle aurait dû avoir honte, aussi prenant le taureau par les

cornes, lui proposai de m’occuper de tout, lui demandant de simplement me faire confiance.Ô l’admirable inconscience de la jeunesse. Je sortis de la Renault et sonnai à la porte,

moins rassuré soudain que j’en avais fait montre un instant auparavant. M.Pétrain mis le nez au-dessus de sa chaîne de sécurité, s’informant de qui était là, mais

me reconnut et me demanda si j’avais des nouvelles.— De très bonnes. Laissez moi entrer, je vous expliquerai.— Tout de suite. Il cafouilla un peu dans le maniement de sa chaîne de sécurité tant il voulut s’empresser

et la porte à peine ouverte, me fit entrer sans remarquer la présence de sa femme dans la voiture.

Je racontai l’histoire à ma façon, insistant sur l’odieux du méchant suborneur, présentait son épouse comme quasiment victime d’un enlèvement, victime de séquestration morale (concept de mon cru) et insistait sur la gentillesse qu’il devrait déployer pour permettre d’oublier son cauchemar à sa femme revenue.

— Mon Dieu! Mon Dieu! Où est-elle?— Je vais la chercher. Il ne me laisse pas ce soin, sort derrière moi puis se précipite à la voiture.— Oh! Ma chérie, ma chérie! Oh! Ma pauvre chérie! Viens vite. Fais doucement.Je suivis le mouvement, préférant m’assurer que tout irait bien et que Mme Pétrain

n’était pas tombée de Charybde en Scylla. Mais non, tout alla bien. Je pris M.Pétrain à part et lui expliquai ce que Mme Nouard avait promis à son épouse et qu’elle ne tiendrait pas.

— Il faudrait que vous soyez plus attentif à votre épouse, elle a besoin de vous, pas de votre argent. Vous devriez en parler avec elle, vous savez, elle se moque d’avoir un voilier de dix mètres, d’autant plus que vous n’avez pas le temps de vous en servir.

— Vous croyez? vous croyez? Mais moi, c’est pour elle que je travaillais, pour elle, pour qu’elle ait tout.

C’était assez cocasse de voir un jeune homme de vingt ans, à peine sorti de son cocon, faire la leçon à un monsieur qui aurait largement pu être son père. Mais il faut croire que je fus crédible, car l’histoire se termina bien entre les époux Pétrain. Je peux le dire car je les ai rencontrés, bien des années plus tard, au Cap-Ferret, coulant des jours heureux dans une petite maison où ils résidaient toute l’année, M.Pétrain ayant pris sa retraite. Je l’avais trouvé toujours aussi antipathique.

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Je pris le chemin du retour, calculant que j’arriverai peut-être à temps pour mon cours de droit pour peu que les parcmètres aient dissuadé suffisamment d’automobilistes à stationner autour de la cathédrale, et calculant parallèlement le montant de la facture que j’enverrai à M.Pétrain d’ici quelques jours. Il fallait compenser les largesses de la patronne vis-à-vis des serveurs de restaurant impécunieux. J’aimais le pouvoir d’appliquer un prix TTC, Taxe à la Tête du Client.

Les parcmètres avaient été efficaces, et je me garai à deux pas de l’institut, couru en cours, entrai avec à peine un retard qui fit tourner quelques têtes de comptables en herbe mais n’arrêta pas le discours du professeur Dorifort (c’était vraiment son nom) qui était chargé de nous inculquer les notions fondamentales du droit.

— La volonté du législateur … La formule m’énervait, comme si le législateur était un être abstrait et non pas des

députés dont on pouvait citer les noms. Il m’aura fallu de nombreuses années pour apprécier à posteriori la subtilité de l’exercice, beaucoup plus critique que la forme convenue du discours ne me le laissait comprendre alors. Salut, et pardon M.Dorifort de n’avoir pas su goûter en son temps tout le sel de l’humour que vous saviez si bien cacher.

Ce cours-là, de toute manière, je ne pourrais pas trop m’en souvenir, ne l’ayant qu’à grand peine écouté, ni compris, tant mes yeux éprouvaient des difficultés pour rester ouverts. Je fus soulagé d’en entendre la clôture. Je mis un peu de temps à ranger mes feuilles, la plupart de mes condisciples s’étaient déjà égaillés. M.Dorifort passa à côté de moi.

— Vous ne devriez pas tant travailler et dormir un peu, M.Laistradet, c’est utile pour garder les yeux ouverts.

Je levai les yeux, il me regardait et souriait derrière ses lunettes à monture dorée. Je ne sus quoi dire – y avait-il quelque chose à dire? – mais il repartait déjà, disant un mot ici ou là aux étudiants qu’il croisait. Curieux bonhomme.

Il était dix-huit heures. Des oiseaux s’excitaient dans les arbres, c’était le premier soir de l’année où je le remarquais. Je ne savais pas comment me comporter avec Mme Nouard. De toute manière, je ne pouvais garder sa voiture.

Je retournai au bureau en laissant le véhicule du côté des cinémas rue Judaïque où on échappait aux parcmètres qui avaient fait récemment leur apparition dans la ville. Le bureau était vide. Je laissai les clés et un mot d’explication sur le stationnement et trois mots sur le couple Pétrain.

Je rentrai me coucher, à pied, chez moi, seul.

***

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CHAPITRE 10

Les affaires reprennent. La cliente s’impatiente. « Allons-y Alonzo », comme dirait Pierrot.

Je me bourre de cortisone car sinon je ne tiendrais pas longtemps debout. Le toubib a dit de pas dépasser la dose prescrite. J’obéis presque : je ne dépasse pas la dose maximale inscrite sur la boîte. Il prétendait aussi qu’il fallait que je me repose!

Je téléphone à ma cliente. Elle me dit de venir de suite, à la Maison, la maison de commerce, pas chez elle.

Je suis sans bagnole, l’idée de monter dans un bus me révulse aujourd’hui, la perspective d’aller jusqu’au Quai des Chartrons à pied me désespère : je prends un taxi. La Macquard paiera les frais. Si la belle-mère peut rentrer de Capvern en taxi, je peux aller au bout du cours de la Martinique. Non mais!

Le chauffeur a tout vu et sait tout. Il trouve le temps de tout me dire de la place Gambetta au quai des Chartrons.

— Si j’étais ministre, à leur place, vous verriez un peu…Je ne note pas ses pensées fulgurantes pour le cas où, car je ne tiens pas à devenir

ministre ni à prendre la place de Chaban-Delmas4. Il me dépose devant la maison Macquard-Frères. Il n’y a pas de crêpe noir sur la façade pour marquer le deuil. La crasse et les champignons suffisent. C’est d’autant plus noir que l’immeuble d’à côté a été nettoyé à la Malraux. On m’attend, mais on me fait attendre, grand cru oblige.

— Qu’avez-vous fait, il y a deux jours que je veux vous voir? Je vais lui beigner la couenne à cette conne! Je laisse glisser, c’est quand même une

cliente. Je grogne :— L’hôpital pour votre service.— Oh! excusez-moi, je suis navrée. Il y a tant de choses qui vont de travers ces jours-ci,

je ne sais plus où j’ai la tête. Vous allez mieux? — Ça va merci. Qu’y a-t-il d’urgent?— Vous êtes sûre que ça va bien vous avez l’air toute pâle.— Oui, oui, ça va. Juste un peu de fatigue. Je ne vais pas lui raconter mes nuits de noces en plus. — Venez! j’ai quelque chose à vous montrer.Je la suis dans des couloirs et des escaliers de château. Une porte à peine assez

importante pour Louis XIV nous fait pénétrer dans un bureau meublé à la Louis XIII, mais qui sent son Louis-Philippe. Ça m’impressionne à peu près autant qu’une pellicule dans le noir. La petite Bertin-Macquard n’en fait pas de cas non plus, mais elle a l’excuse de l’habitude.

— C’est le bureau de mon père. C’est ici qu’il est mort.— …?…— Tenez, regardez ce document. Elle me tend une liasse de quelques feuilles avec des numéros, des noms, des dates et

des points d’interrogation.— Qu’est-ce que c’est?— Je ne saurais dire exactement. Je ne suis pas trop au fait du fonctionnement de

l’entreprise. Je pense qu’il s’agit de numéros de barriques. Parmi les noms, je

4 Jacques Chaban-Delmas fut maire de Bordeaux et Premier ministre de Georges Pompidou.

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reconnais des sociétés de courtage. Je n’ose pas m’informer auprès du petit personnel, et je crains, s’il y a quelque chose de louche, de demander à la famille. Qu’est-ce qu’on peut faire?

Je n’en sais foutrement rien. Ce n’est pas une raison pour ne pas avoir l’air sûr de soi, puisque je ne suis pas du petit personnel.

— Puis-je visiter les chais?— Pourquoi?— J’ai ma petite idée. Je n’en ai aucune, mais elle n’a pas besoin de le savoir. On agit d’abord, comme dit

Messmer5, on réfléchit après. Les chais s’étendent derrière les bureaux. C’est immense, il y a des cours et des entrepôts, des sorties diverses sur la rue Maurice, le Cours du Médoc et la rue-petite du Médoc. Je ne m’y repère pas très bien, mais je comprends quand même qu’il y a des milliers de litres de vins dans des énormes cuves, dans des barriques, dans des bouteilles, et beaucoup de pognon en jeu. L’argent liquide, c’est ça. En plus ça a de l’odeur. La même que celle de la cave de mon grand-père à Saint-Ciers. Les hommes qui travaillent là ressemblent d’ailleurs à mon grand-père. Même habits bleus, même tablier, même béret noir. Ils nous regardent passer d’un air déférent et indifférent. J’ai droit à une visite rapide, guidé par Mme Geneviève, qui me fournit les indications générales dont je fais semblant d’avoir besoin. Les numéros de la feuille du père Macquard semblent bien correspondrent à des barriques. Comme il y a des noms à la craie sur les barriques, je m’informe auprès d’un ouvrier de chai.

— Les noms, là, ce sont des crus?Il me regarde comme de la crotte de bique et condescend à marmonner :— Vendeurs.— Vous voulez dire que ce sont les noms des viticulteurs comme mon grand-père à qui

vous achetez le vin?Ma cote remonte.— Non Madame, il s’agit en général des courtiers qui servent d’intermédiaires.— Et les numéros?— Il y en a deux par barrique. Celui du haut, c’est le numéro de la barrique, en

dessous, ils correspondent à des acquits.À moi de savoir ce que c’est qu’un acquit. Merci Grand-père : les acquits sont des

documents fiscaux qui permettent de contrôler la circulation des vins.— C’est comme ça dans tous les chais?— Non, j’ai travaillé chez l’Américain, il y a un autre système. Chez lui, c’est surtout

des caisses de mises au château.— Alexis Lichine, me précise Mme Geneviève.Ce n’était pas le sens de ma question. — Je voulais dire dans tous les chais de la maison.— À quelque chose près, oui, ça date de Monsieur Léon.— Mon grand-père, me précise Mme Geneviève.— Quelque chose près?…Il regarde Mme Geneviève qui fait un léger signe de tête autorisant le petit personnel à

dévoiler les secrets de famille.— Il y a un stock-tampon qui sert à réaliser des appoints.— Je comprends.

5 Pierre Messmer fut Premier ministre de Georges Pompidou en remplacement de Jacques Chaban-Delmas.

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Pas grand-chose, mais comme je sens que je touche à la part secrète du négoce, je m’abstiens prudemment.

Nous ressortons du labyrinthe et la cliente me demande ce que je compte faire.— Je suis très inquiète, Papa ne peut pas s’être suicidé, quelqu’un l’a tué, je ne sais pas

ce qui se passe et crains maintenant de parler à mon entourage. C’est affreux, affreux.

Je veux bien la croire, mais mon attention est détournée par un camion que je vois s’acculer à un quai de chargement. C’est un semi-remorque pinardier, c’est-à-dire une citerne en inox sur roues à moteur servant à transporter le vin. Je me dis qu’il doit être facile de changer de produit en cours de route, pourvu que ça ait la même couleur pour correspondre aux documents fiscaux. Je ne suis sans doute pas la seule à pondre ce genre d’idées.

La citerne luit de tout son inox, en revanche le tracteur porte un nom que j’ai déjà vu : « Tordesillas : transport et levage. Bordeaux». À vrai dire il n’y a pas de quoi fouetter un chat, une entreprise de transport n’a pas qu’un client, et le chauffeur m’a tout l’air d’un gars honnête, ce qui ne prouve rien.

J’en ai marre de la Bertin-Macquard, je sens mes jambes qui n’en peuvent plus, je crève d’envie d’aller me coucher malgré la cortisone.

— J’ai une piste à suivre pour les Rougon trafiqués, je m’en occupe et vous rappelle.— Je vous en prie, faites quelque chose. Des fois ça a du bon le petit personnel. Ça me donne une idée, le petit personnel. Le mien est comptable, les papiers du père

Macquard, il peut y comprendre plus que moi.— Pouvez-vous me confier les notes de votre père? — Oui, naturellement, je ne sais qu’en faire. Tenez.J’enfourne dans la poche de mon blouson et tire ma révérence. Je lutte contre l’envie

d’aller me coucher, et entre dans le bar le plus populaire d’apparence autour de chez Macquard. Il y a là, comme je m’y attendais, la fine fleur de l’ouvrier caviste. On me regarde quand j’entre. Il y a une dizaine de gars et le rigolo de service lance :

— Té! visez le châssis de la gonzesse, faudrait s’y mettre à plusieurs. Au moins personne ne rit.— Un seul me suffit, mais des comme toi, c’est sûr, il en faudrait plusieurs pour qu’ils

aient le courage, et encore, je ne sentirais rien passer.— Te voilà servi, Albert – dit le patron en rigolant - et vous madame, qu’est-ce que je

vous sers? Je crève d’envie d’un bourbon, mais la raison l’emporte :— Un Pschiiit.— Je fais pas. Un Cacolac?— Va pour du chocolat. C’est une bonne idée au fond. J’ai plus besoin de lait que de bourbon. Je sirote mon

biberon puis pose à la cantonade :— Je cherche un dénommé Noubel, c’est un négociant, mais je n’ai pas son adresse. La cantonade se consulte. Les mouvements d’ignorance l’emportent haut la main. — Noubel? – dit une voix – c’est pas de là que venait la pièce l’autre jour?— T’as raison, maintenant que tu me le rappelles – dit un autre – la pièce livrée par le

gars de chez Tordesillas.— Excusez-nous, Madame, c’est pas un courtier habituel chez Macquard, alors on

connaît pas. C’était même la première fois, quand j’y songe, mais des courtiers il y en a plus de dix mille, on en trouve toujours des nouveaux.

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— Vous travaillez chez Macquard. J’en sors justement, je travaillais pour le père, je suis détective privée, sa fille a fait appel à moi.

J’aurai mis de la colle que les lèvres ne seraient pas plus serrées. Je n’ai plus qu’à payer et aller cuver mon petit chocolat au lait. Tu es fatiguée, ma Grande, tu perds la main.

C’est vrai qu’après une faute de débutante, il vaudrait mieux aller se coucher. Seulement, quand on pond une connerie, on se dépêche d’en produire une deuxième. Au lieu d’aller me pajoter, au lieu d’aller manger comme il faut (il est quasi deux heures), je reprends un taxi pour la place de la Victoire. Il y a une librairie universitaire et une fille que je connais – encore une histoire pas jolie – avec qui j’ai sympathisé.

Incarnacíon, fille d’immigrés espagnols, après avoir servi dans le beau monde, engrossée par le fils de la maison, avortée dans son coin par un tuyau de cocotte-minute, était au bord de la septicémie quand je l’avais retrouvée à la demande du père qui a fait semblant de ne pas comprendre le fin mot de l’histoire. J’avais arrangé le coup grâce à un toubib qui risquait le conseil de l’ordre pour des raisons militantes. La suite s’était améliorée.

J’attends l’ouverture en allant acheter des frites sur une place au bas de la rue Sainte Catherine. Cacolac et frites. Le déjeuner de la femme moderne. Pas de bourbon, c’est déjà ça de ne pas pris.

Quand la boutique ouvre sa porte, je vais voir Incarnacíon et lui demande un livre, simple, sur les fraudes en matière de vin. Je repars avec mon opuscule. Mais au lieu d’aller me coucher, je décide de retourner voir les flics. Pour la troisième fois de la journée, je paye un taxi. La course ici est très courte et le conducteur est du genre muet. Je repasse au bureau, mais il n’y a rien à voir.

Je me rends donc chez les gros poulets, à deux pas de mon bureau. — Bruno est là? Le planton me répond qu’il ne pense pas mais qu’il va voir. En fait il hurle.— Pilou! il est là Bruno?— NON!— Il n’est pas là.— J’ai entendu. Duponh alors.— Au fond, montez l’escalier, au premier, vous tournez à droite, deuxième porte à

gauche, le petit escalier en face, troisième à droite.— Merci, c’est limpide. Je trouve Dupond au bon endroit. Il se lève à demi. — Tu fais du tourisme ou il y a un service que je peux rendre? Comme on en est au tutoiement, je réponds que je viens voir ses photos cochonnes.— Passe par là. On passe dans un autre bureau, qui ressemble à mon cagibi. Duponh attrape un classeur

épais.— On commence par le basique bordelais, sinon il faut regarder des fiches dans un

agrandisseur, j’ai horreur de ça.— Va pour le basique bordelais. Le basique ressemble à vous ou moi. Quelques sales gueules, mais en général j’ai la

même tête sur les clichés de photomaton, les seuls ressemblants.— Non, non, pas celui-ci, non, pas celui-là, ah! fait voir! je le connais, mais c’est pas

ça, non…il ferait peur celui-là.— Tu peux avoir peur, c’est même prudent.— Non, pas ça, non…Les photos défilent. C’est pas croyable les têtes fichées par la police à Bordeaux. Elle

sait beaucoup de choses, la police, on se demande pourquoi elle n’arrête pas tous ces gens.

Mme Nouard & Petit-Poulet DM,2002 59

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— Parce que la plupart sont en attente de retourner en taule, ils vont se faire prendre à une prochaine boulette. Les autres, ce sont les plus marioles, ils ne se font pas avoir comme ça, on sait, mais on ne peut pas prouver. Sans compter les amis de quelques gens bien placés qu’on ne doit pas toucher, et quelques indics qui nous sont plus utiles dehors qu’au fort du Ha.

— Bien sûr… Non, non… Hop! fais voir! Pas de doute, l’un de la bande des quatre est un basique de la pègre bordelaise. Difficile

de ne pas le reconnaître celui-là. C’est pas un visage, c’est un délit.— Tu as raison Petite-Fleur, rien qu’à le voir les gendarmes l’arrêtent. La plupart du

temps, on peut lui reprocher quelque chose.— C’est quoi son nom?— Paul Papoueix, dit Paupo. Né à Limoges en 1941. Père inconnu. Maison de

correction, prison pour coups et blessures, vols minables. Rien d’énorme pour l’instant. C’est toujours le dindon d’une histoire, la preuve, sur les quatre, c’est celui que tu as chopé.

— Je vais pleurer. Tu as son adresse.— Polope! ma belle. C’est pas pour ta pomme. Tu déposes et on s’en occupe.— Ben! et moi?— Toi, comme toute bonne citoyenne, tu applaudis la police qui fait bien son travail. Je

vais chercher un imprimé pour ta plainte, attends-moi là. Il sort me laissant seule avec le fichier. Je tourne la page, apprends par cœur l’adresse de

l’affreux. Je suis sage comme une image quand Duponh revient et fait comme si je n’avais pas eu la curiosité de lire la fiche.

On remplit la plainte, sérieux comme des papes. Je suis sur le point d’aller porter mes miches ailleurs quand un freluquet empâté fait son entrée.

— Mme Nouard, j’aimerais vous voir. Commissaire Fillaudeau.— Oui, qu’est ce qu’il y a pour votre service?— Venez dans mon bureau.— Si vous voulez ;— J’aimerais assez. On passe dans son bureau. Des reproductions de peinture au mur. Du genre qu’on voit

dans les livres d’histoire. Pourtant, il est pas vieux ce commissaire et l’ameublement de son bureau, c’est pas à Mériadec qu’il l’a dégoté, c’est neuf, moderne et administratif.

— Installez-vous, Madame, nous avons à parler. Si tu veux causer, cause toujours mon coco, tu m’intéresses.— Vous avez été engagée par M.Macquard, n’est-ce pas?— Ce n’est plus un scoop.— J’en conviens. Néanmoins, à propos des circonstances de sa mort, bien que le suicide

ne fasse aucun doute pour le Parquet, non plus qu’à la mairie m’a-t-on fait dire, que « Sud-Ouest » soit du même avis et que mes supérieurs entérinent une telle conclusion, au point que moi-même je sois autorisé à partager cette opinion et que je ne saurais me permettre de douter de tant de pressions concordantes, la brigade est en devoir de faire toute la lumière sur les éléments annexes afin que des rumeurs malveillantes ne viennent un jour perturber une telle unanimité qui fait l’honneur de notre République.

Il se fout de ma gueule ou il est comme ça tout le temps? Malgré sa petite trentaine, il a des pattes d’oie autour des yeux. Je n’arrive pas à savoir s’il est sérieux ou pas. Je la boucle. J’attends.

— Vous avez déclaré à l’inspecteur Duponh, que vous enquêtiez sur des histoires de chevaux, en quoi cela concernait-il Macquard?

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Il me fait raconter de nouveau l’histoire, mais je ne me souviens plus très bien de ma première version, je n’avais pas prévu d’être sur la sellette. C’est ma première histoire de meurtre. Les flics voient pas ça comme aux mœurs on regarde les affaires de divorce.

Il revient dix fois sur Macquard et sa visite à l’agence. Puis tout à trac :— Vous connaissez Barterne à Langon?— Je l’ai rencontré.— Philippe Fert?— Non.— Noubel à Blanquefort? J’ai une hésitation, il la remarque.— Noubel?— J’ai entendu parler d’un Noubel, mais c’est à Lormont.— Je prends note. Il m’asticote encore un moment, puis me libère.— Je vous remercie de votre participation à l’effort d’élucidation d’un déplorable

accident, je vous prie d’excuser les efforts insistants que j’ai dû déployer et vous souhaite un prompt rétablissement. Dites à votre jeune ami qu’il n’est pas obligé d’aller se garer chez Négrita : devant chez vous et dans votre parking, il y a souvent de la place. Et surtout… bonne nuit!

Je sors de son bureau un peu désarçonnée. Je croise Bruno dans le couloir. Je le prends à part :

— Qui c’est ce commissouille de mes deux caires?— Fillaudeau? C’est un mariolle. Il est plus malin que toi et moi réunis. Il se met

personnellement sur l’affaire Macquard, pourtant elle est bouclée, cadenassée, pliée et classée.

— Si vite? Ton commissaire, il veut se les mousser pour sa carrière?— Même pas! il s’en fout. En plus, ça vaudrait mieux pour sa carrière qu’il dise Amen.

Je ne sais pas ce qu’il cherche, le suicide de Macquard ne fait aucun doute.— Il cherche peut-être autre chose.— Peut-être, étudiant c’était un rouge, je ne sais pas comment il a été pris comme flic. Évidemment, un rouge, ça explique tout.Je sors du commissariat vannée. La cortisone est au bout de sa course, j’ai les côtes qui

m’élancent, les seins qui me font mal, la jambe qui se rappelle à mon bon souvenir et l’œil poché qui se ferme presque complètement.

J’ai la flemme de retourner à mon bureau vide, j’ai pas envie de me retrouver seule chez moi. Je rentre dans un bar et commande un bourbon. Un seul.

— Four-Roses, ça ira?— Ça ou un autre! L’alcool ne me fait aucun bien. Je m’en tiens à un verre. Je sors, prends le bus pour

Caudéran. Je me mets sous la douche. Essuyée je fouille le frigo, j’avale un yaourt avec de la confiture et des petits gâteaux. C’est vraiment une journée à l’alimentation haut de gamme.

Je m’allonge sur le Dunlopillo et me réveille au matin.

***

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CHAPITRE 11

Je me levai comme d’habitude, rangeai mon petit logement, et m’attablai pour un petit-déjeuner ordinaire. Ceci fait, je me lavai avec les moyens du bord, rangeai ce qui le nécessitait de nouveau, puis me rendis, à pied à mon travail Place Gambetta.

Mme Nouard n’étant pas là, je fis un rapide rangement et le ménage habituel, regardai par principe les différentes factures en souffrance, peu nombreuses, les finances de l’agence s’étant avérées très saines une fois les retards comblés et les procédures régulières mises en place, rédigeai les factures des enquêtes récentes (je nous sucrai en salant celle pour le sieur Pétrain), cherchai quelques recommandations que m’aurait laissées la patronne, n’en trouvai point et me résignai, faute de tâches plus palpitantes, à l’étude du droit commercial. Pas longtemps.

Sur le coup des dix heures trente, Mme Nouard fit son entrée. — Alors, petit poulet, déjà au travail!— Il n’y a pas grand-chose. Avez-vous trouvé la voiture hier soir?— Je ne l’ai pas cherchée, à vrai dire je n’y ai même pas songé. J’étais vannée. Ça a été

avec la famille Pétrain? Je racontai les retrouvailles des époux, et lui montrai la facture que j’avais établie.— Tant que ça! Tu n’as pas honte? La présentation de la facture plus modeste pour les modestes serveurs de restaurant

calma ses récriminations vertueuses.— On ne peut pas consentir du rabais à tout le monde, il faut bien compenser, songez à

l’URSSAF du premier trimestre qu'on doit régler ce mois-ci. Autant que ce soient les plus riches qui payent le plus.

— Vu comme ça. J’envoyai les deux factures.— Et vous, votre journée?— Affreuse et je suis en dessous de la vérité.— Mme Bertin-Macquard?— Tiens, lis ça et dis-moi ce que tu en penses. Trois feuilles de listes de numéros et de noms, quelques lignes marquées d’un point

d’interrogation.— C’est censé correspondre à quoi?— Dans l’ordre : des barriques, des acquits, des courtiers.— Et dans le désordre?— Peut-être des fripouilleries.— Bien. J’étudiai les trois feuillets, il n’y avait pas grand-chose à en dire, tout était dans la

définition : des numéros de barriques, des numéros d’acquits, des noms de courtiers.— Sans voir les chais, il est difficile de deviner s’il y a des éléments bizarres.— Regarde bien quand même, tu dois te montrer plus malin que moi avec ces chiffres. Le moyen de résister à la flatterie? Je m’usai les yeux là-dessus. Je sentais quelque

chose, mais quoi?Sur ces entrefaites, une femme se manifesta à la porte. Cliente. Cagibi. Je n’abusai pas

longtemps de mon droit de regard par la fente portière : cas classique de la maison Nouard. Le mari qui trompe, la recherche de la preuve de l’adultère. Seule incertitude : jalousie ou intérêt

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financier? À l’audition, je diagnostiquai une avide du portefeuille. Je majorai préventivement la facture qui s’ensuivrait. L’amour au moins a des excuses.

Délaissant la femme délaissée, je me remis au mystère des chais Macquard. Je me penchai sur les points d’interrogations. Ils correspondaient à des barriques variées, mais à un groupe de courtiers. Le premier groupe que j’isolai n’apparaissait que dans les lignes interrogatives. Le second comprenait des courtiers qui apparaissaient aussi dans le reste de la liste.

Je ne voyais d’autant moins quoi espérer des numéros d’acquits que je ne connaissais rien aux opérations qu’ils représentaient. Les différentes hypothèses que j’aurais pu envisager se fussent sans doute avérées inopérantes du fait de l’ignorance de la réalité qu’elles auraient été censées décrire.

Je laissai ce casse-tête en plan et revins écouter aux portes.— Vous comprenez, mon mari a une bonne situation et je ne veux pas me retrouver

dépouillée par une intrigante. Si un homme a des besoins, il y a des filles pour ça, ce n’est pas une raison pour vouloir briser un ménage, on est marié, tout de même. Non?

Mme Nouard montrait toute sa sagacité professionnelle en laissant le discours se déployer dans toute sa candide impudeur, se réservant sans doute pour les questions techniques que nécessitait une enquête comme celle-ci.

— Nous pouvons établir des documents prouvant l’adultère, que nous serons en mesure de vous remettre prochainement, il vous appartiendra ensuite de traiter avec votre avocat. Avez-vous un avocat?

— Naturellement! Me Coquinaud, c’est même lui qui m’a conseillé de venir vous voir, car il n’est pas certain, sans votre aide de me donner l’avantage.

— C’est un bon conseil. Nous allons établir un contrat, et vous verserez une provision. Je ne vous cache pas que ce que vous demandez va être difficile à établir, d’autant plus qu’ayant menacé votre mari, il sera prudent dorénavant. Monsieur Laistradet, voulez-vous venir s’il vous plait?

Je me présentai aux ordres de ma patronne, prenant l’air déférent qui sied à un employé subalterne.

— Madame?…— Veuillez établir un contrat selon le modèle P. que vous avez établi hier, c’est la

meilleure solution pour madame.— Tout de suite, Madame. Je retournai dans mon cagibi, supposai que le modèle P. correspondait au cas Pétrain, et

revins muni d’un beau contrat doté d’un redoutable tarif journalier, et d’une confortable prime de résultats. La cliente n’eut même pas de haut-le-cœur, et je regrettai de m’être montré si timoré, encore que la mimique de Mme Nouard tandis que l’autre baissait la tête pour signer un chèque, parut manifester un avis contraire.

Quand la cliente eut quitté les lieux, j’eus droit à une remarque amusée.— Tu devrais te faire banquier, c’est du vol manifeste.— Cette dame était très contente, elle n’aurait pas eu confiance autrement. De plus,

c’est vous qui m’avez demandé le modèle P.— Là c’est du P+. Ce n’est pas tout, tu regardes dans les archives 1970 ou 1969 à

Gigaut je crois, ou quelque chose d’approchant. Apporte le dossier. Je trouvai le dossier Giraud à l’année 1969. C’était le seul dont l’assonance et la

consonance ressemblassent au gigot demandé. Je le tendis à Mme Nouard.— Oui c’est bien ça, je ne me suis pas mis le doigt dans l’œil. Putain de bonne femme.

Oh! Bordel de putain de bonne femme. Regarde.

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Le dossier relatif à un certain Giraud, contenait tout le fourniment classique des dossiers de l’agence, lieux, dates, notes de restaurant, doubles de notes d’hôtel et les photos. Le Giraud en question avait bénéficié de l’attention de Mme Nouard dans des moments intimes. Notamment une auberge des Landes, discrète institution, tout à la fois loin et proche de Bordeaux. On peut dire que Mme Nouard y avait ses aises, tant elle avait eu à y engranger des clichés au cours de ces années de trous de serrure. Le monsieur en question pratiquait la levrette avec une dame, dame dont on ne voyait que très mal le visage sur les photos, sauf sur une, mise à part dans une enveloppe.

C’était notre cliente. Le monsieur Giraud n’était pas son mari.— Je ne l’avais pas donnée, celle-ci, mais elle va servir. Nous l’enverrons au mari

quand nous l’aurons mis en boîte lui-même. Les avocats s’amuseront pour les honoraires.

— Vous pourriez lui revendre.— Non, pas de chantage chez moi.— Je ne pensais pas à la dame, mais revendre au mari.— C’est déjà lui qui va payer indirectement, il s’agit juste de rééquilibrer les forces.

J’en ai ma claque de ce turbin. Faut que j’arrête ça. Je crois que je vais avoir honte de ce que je fais.

— C’est nouveau.— Pas vraiment, mais ça n’a plus de sens et des fois j’ai honte. Il m’était difficile de dire quoi que ce soit à ce sujet, n’y ayant jamais réfléchi et n’ayant

jamais été confronté personnellement à des situations de cet ordre, aussi, je n’ajoutai rien. On me trouvera peut-être un peu insouciant, puisque depuis quelques semaines déjà j’avais été plongé dans des divorces. Probablement. Mais à ma décharge, je revendiquerais plus une certaine lenteur d’esprit que de l’indifférence aux autres ; les études à mener de pair avec une activité professionnelle quotidienne dans laquelle il m’avait fallu dans un premier temps faire preuve d’autonomie et de décision, justifieraient que mes pensées – si je puis m’autoriser à m’en reconnaître – fussent si peu tournées vers autrui, et que les dossiers que je compulsais fussent d’abord des dossiers, puis des écritures comptables, des factures, des relances et, avouons-le, des situations grivoises, avant que je sois en mesure de percevoir les hommes et les femmes derrière chaque chemise cartonnée, et les drames et les douleurs que cachait la caricature des amants et des cocus.

La part active qui m’était soudain incombée ces derniers jours avaient bien amorcé un processus de prise de conscience, mais je mentirais en prétendant avoir développé alors une réflexion approfondie sur l’amour, la liberté, la liberté des amours. J’étais cependant assez sensible pour percevoir le doute chez Mme Nouard, surtout quand exceptionnellement elle ne proférait pas de grossièreté.

La matinée tirant sur sa fin, il importa que nous fissions le point sur nos relations, mais la difficulté nous incitait à nous comporter comme si de rien n’était et à continuer l’échange d’informations sur le dossier Bertin-Macquard.

— Je ne vois rien de bien net sur ces listes, sauf qu’il y a deux groupes de courtiers.Je fis part ainsi à Mme Nouard de ce qui m’était apparu et soulignai l’inutilité de

formuler des hypothèses plus élaborées sans éléments pour les valider ou au contraire les nier, retrouvant sans le savoir quelques thèses de savants épistémologues. Je ne connaissais même pas le mot « épistémologue » qu’on m’aurait dit être un médecin de la prostate que je ne l’aurais pas mis en doute, malgré un penchant cartésien natif.

— Vérifie quelques noms, proféra soudain la patronne, comme prise d’une illumination soudaine.

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— Oui (je n’étais pas contrariant) lesquels?— Noubel, Fert, Philippe Fert notamment, ainsi que Sausac & Barterne.— Noubel, oui, Fert oui, Barterne idem.— Dans quel groupe?— On retrouve Sausac & Barterne dans le reste des listes, en revanche Noubel et Fert

n’apparaissent que dans les lignes marquées d’un point d’interrogation.— Bon…— Vous pensez à quelque chose?— Il faudrait pouvoir vérifier si Barterne est un fournisseur régulier des Macquard, et si

les deux autres sont des intermédiaires récents.— Avec les livres comptables, c’est facile.— Tu es certain?— Naturellement.— Comment peux-tu être certain?— Le compte quarante, ce n'est pas fait pour les chiens.— En français?— Pardon, le compte fournisseurs.— Ah! Vous m’en direz tant! Mais on n’a pas la comptabilité des frères Macquard. Ce constat a clos ce point de débat.— J’ai l’adresse d’un de nos agresseurs. Un dénommé Paul Papoueix, dit Paupo. Né à

Limoges en 1941. Habiterait pour les flics à Bacalan, de l’autre côté du bassin à flots. Je vais y promener mes savates.

— C’est dangereux, vous devririez pas y aller toute seule.— Devriez, ça suffit. J’exprimai mon incompréhension par une mimique éloquente.— Oui, au conditionnel, devoir donne devriez et non pas devririez. On ne t’a pas appris

ça à l’école primaire?— Oh! le français et moi, ce ne fut jamais le grand amour. N’empêche qu’il vaudrait

mieux que j’aille avec vous.— Mon petit il n’en est pas question. Tu es embauché comme femme-de-ménage-

secrétaire-comptable, pas garde du corps. De plus, je n’ai pas l’intention de me bagarrer, et tu es prié de réussir tes examens et donc d’aller en cours cet après-midi. Bordel de merde! Ça fait quelques années que je bourlingue dans Bordeaux, et c’est pas un gamin qui va me dire ce que je dois boutiquer. Putain de merde!

Je ne m’attendais pas à une telle volée de bois vert, j’en restais abasourdi un instant.— ?…— Où as-tu mis la bagnole? Reprenant mes esprits, je lui indiquai.— Après les cinémas, rue Judaïque— Il n’y a pas de parcmètres, dans ce coin-là?— Pas encore.— Bon, j’y vais.— Il vous faudrait peut-être les clés? Se rasseyant :— Tu as raison. Excuse-moi.— De rien.— Peux-tu me rechercher l’adresse de Philippe Fert? C’est un courtier. Le temps que je

me prenne une pilule à la con de cortisone.

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Je ne fis point de commentaire sur la pauvre pilule qui ne méritait point un tel qualificatif désobligeant, et feuilletai l’annuaire à la rubrique courtier en vins. Pas de Fert dans le vin à Bordeaux, pas plus en Philippe qu’en n’importe quel autre prénom. Je parcourus les communes alentour, et je finis par repérer une Société FERT & Cie, vins fins, à Ambarès.

J’en fis part à ma patronne quand elle se fut avalé son comprimé de produit dopant (sur prescription médicale).

— Zut, Ambarès, c’est pas la porte à côté. Je verrai ce que je vais faire. Bon, j’y vais. Elle se leva comme pour partir. Il était midi. Difficile de reculer plus longtemps, il fallait

bien qu’on finisse par en parler.— Elizabeth. Elle se tourna vers moi.— Oui?… Merci du ton mis dans ce simple Oui.— Elizabeth, je suis content de vous avoir connue… bibliquement. — Moi aussi, je suis contente que tu m’aies connue…bibliquement. Tout était conjugué au passé, et tout était dit.— Je me sauve, ferme l’agence et pense à tes examens. À demain.— Oui, Madame. La porte se referme doucement.Je rangeai un peu le peu qu’il y eût à ranger, vérifiai que les lumières fussent bien

éteintes, refermai à mon tour la porte derrière moi, et m’en retournai à messieurs Dorifort, professeur de droit et Merlin-Beau, dont la formule préférée s’énonçait ainsi : « Tout argent coûte, même l’autofinancement qui coûte au moins le manque à gagner de ce qu’il rapporterait placé en banque. ».

Évidemment, c’était là un monde assez loin des élans juvéniles et des premières amours folles aux lendemains doux-amers.

***

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CHAPITRE 12

Je quitte le bureau en refermant doucement la porte sur moi, de peur de la claquer trop fort. Régis m’accueille au bar du Régent.

- Raide ou sobre, ma Grande?- Un bourbon.- C’est parti.Je rumine devant mon alcool. « Content de vous avoir connue... bibliquement ». Merde!

Contente que tu m’aies foutue, oui! Et s’il faut mêler de la religion à tout ça, que tu m’aies sacrément foutue, petit saligaud. Je me regarde dans le miroir. Mon œil bleu est carrément noir, autour. Valait mieux que ça s’arrête tout de suite, de toute façon. L’effet cortisone ne durerait pas éternellement, et sans la dope...

Là c’est l’effet bourbon qui m’embourbe. Mais je ne vois pas le moyen de m’en passer aujourd’hui. J’écluse le verre et me tire avant d’en commander un autre. C’est pas tous les jours fête et faut gagner sa gnôle. J’ai à peu près autant envie de m’occuper de la Bertin-Macquard que de sucer un panaris. Mais comme j’ai un compte personnel à régler avec les affreux de l’autre soir, je récupère la bagnole et file vers Bacalan. C’est plus loin en fait. Il faut passer le pont du bassin à flot et après une zone d’entrepôts, on arrive à la cité Claveau. Le Paupo habite derrière la rue Léon Blum. Taudis et terrains vagues. Je trouve la masure, genre échoppe pas remise à la mode. La porte tient par la rouille des gonds, il n’y a plus de mastic aux fenêtres et pas de rideaux coquets, la crasse en tient lieu.

Je frappe. Pas de réponse. Je pousse ce qui reste de porte. Que ça pue, nom de Dieu! Je ne suis pas une championne du ménage, mais on me bat à plate couture dans cette taule. Je fais le tour. C’est vite fait. Une pièce à droite, une autre à gauche, la chambre car il y a un lit.

Sur le lit, ça pionce ou c’est mort? Ça respire encore.Le corps à l’air d’avoir eu droit à un passage sans eau dans un lavomatique. Je

m’approche, jette un coup d’œil et reconnais le Paupo du fichier. C’est bien le putain d’encagoulé de l’autre soir.

— Toi mon pote, tu as de la chance que j’arrive après les autres, sinon t’aurais eu droit à un sacré bordel de quart d’heure.Bon le travail est déjà fait, ça sert à rien de recommencer. Je ressors, je vois personne

dans le coin. Je remonte dans la Renault et file à la recherche d’une cabine téléphonique. Qui marche. Celles qui marchent ne sont pas restées dans le quartier. Je dégote une miraculée à l’angle du Quai de Bacalan et de la rue Lucien Faure. J’appelle les flics.

— Qui êtes-vous? Je leur dis.— Ne bougez pas, nous arrivons.Je bouge quand même puisque je retourne chez Paupo. J’attends en grillant un cigarillo

qui combat l’odeur. Et le goût de bile que j’ai dans la bouche.Les pin-pons arrivent les premiers. Les képis bleus pas longtemps après. Les pompiers

embarquent la viande et les bourres veulent m’embarquer.— Appelez la criminelle, ils savent pourquoi je suis là. Je vous suis, mais avec ma

voiture, tant qu’elle a des roues. Je ne dis pas de gros mots dans certaines situations. Après quelques hésitations, leur radio crachote et une voix (Duponh?) dit qu’elle arrive.

Les flics me serrent dans le panier à salade. Nom, prénom, profession, adresse, raisons d’être ici. Et queue taira.

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Ils obtiennent ce qu’ils peuvent. Mais le grade supérieur les remplace. C’est pas Duponh, c’est pas Fillaudeau (faut pas rêver) mais une espèce d’avorton pète sec.

On s’explique. Enfin j’explique. Par grâce spéciale on met une tunique bleue dans la R8 que je ramène rue de l’Abbé de l’Épée où je n’ai pas de problème : la grille s’ouvre pour nous et je parque au poulailler.

Ça dure deux plombes à attendre. Je ne suis pas bouclée dans une cage, c’est déjà ça, mais le banc du couloir est un peu raide pour mes os. Mes côtes me font souffrir et ma jambe amochée s’ankylose.

Duponh passe dans le couloir. Je l’appelle.— Qu’est-ce que tu fais là? me demande-t-il. — J’attends, Paupo est à l’hosto, c’est ma pomme qui l’a trouvé, et on me fait sécher là

comme une figue. T’as pas un endroit plus confortable, je tiens plus, je serais mieux à l’hosto moi aussi.

— Je vais voir. Il a bien vu. On me prie d’entrer dans un bureau. Pète-sec et Duponh. Je m’assois

comme on m’en prie de nouveau. Et Pète-sec s’excuse du retard, il fallait d’abord interroger M.Popoueix, la victime. Victime mon cul!

— Cette fois, c’est lui la victime, me dit Duponh.Bien forcée d’en convenir. Je raconte une fois encore les raisons de ma présence sur les

lieux. Pète-sec demande comment je connaissais l’adresse de la « victime ».— C’est mon boulot de trouver les gens.— C’est bon, dit Duponh.Pète-sec n’insiste pas la-dessus, mais reprend l’histoire Macquard. Je re-répète l’histoire

Macquard. On finit par me lâcher.En représailles, je laisse ma caisse dans leur parking, c’est toujours ça de gagné et

remonte au bureau. Jean-Pierre est parti, je regarde l’heure : seize heures. Je ne sais pas pourquoi j’ai pu penser qu’il serait là un après-midi.

Chienne de vie! Je m’écroule sur la banquette. C’est presque aussi bon qu’un Pullman. Je crois que c’est l’heure d’un verre. Je sais qu’il ne faudrait pas, mais je n’ai pas de bonnes raisons de ne pas boire un verre.

Je m’abstiens quand même.Si je veux pas partir dans le morose, il faut que je m’occupe la tête. J’ouvre le dossier de

la bonne femme de ce matin pour voir ce que je peux torcher facilement. Le couple Labeyrie habite une maison à Caudéran, du côté du Parc Bordelais, à deux pas de chez moi. Je décide d’y péter un saut pour voir comment organiser une petite filature du monsieur.

Je boucle le bureau, toujours sans avoir touché un verre mais bourrée de cortisone, et retourne chez lez flics récupérer ma caisse. Comme je ne suis pas en peine de mauvaises idées, je demande à voir Fillaudeau.

— Je voudrais voir le commissaire Fillaudeau. C’est personnel. Le planton en réfère à qui de droit, qui demande à quelqu’un d’autre. — Montez! vous connaissez le chemin?— Pas de problèmes. Le commissaire me reçoit.— Chère Madame, je suis ravi de vous revoir. Votre œil ne vous fait-il point trop

souffrir?— Ça va merci.— Que me vaut l’honneur de votre présence?— J’aimerais savoir pourquoi vous enquêtez encore sur la mort de Macqard?

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— Mais, Madame, nous n’enquêtons plus sur ce triste épisode de notre vie bordelaise. C’est un suicide sans aucun doute, nous en avons été vite convaincus, et le juge a classé l’affaire.

— Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est bien un suicide?— Tout. Le mode opératoire, les circonstances, et la lettre.— La lettre?— Oui, Macquard a laissé une lettre d’une page, où il dit se suicider et demande pardon

d’un tel acte.— La lettre est bien de lui?— Nos experts sont formels, la lettre est assez longue pour qu’il n’y ait aucun doute.— Je peux la voir?— Ce n’est pas bien régulier, mais j’ai une photocopie que je puis vous montrer sous le

sceau du secret. Je cracherais bien par terre pour jurer-promettre, croix de bois, croix de fer, que je serai

muette comme l’armée. Mais ça n’a pas l’air d’être le genre de Fillaudeau. N’empêche que je vois la lettre. Une page. Ce n’est adressé à personne en particulier. En

gros, ça demande pardon du geste qui va être accompli. Daté et signé Luc-André Macquard.— Les taches là, c’est la photocopieuse?— Non, c’est du sang. Les empreintes sont celles de Macquard, et de son frère qui a

trouvé le corps. Fernand Macquard, celui des deux frères qui est conseiller municipal.

— Mais alors, pourquoi la fille est-elle persuadée que son père ne s’est pas suicidé?— C’est la question.— Mais alors, sur quoi enquêtez-vous? J’ai un stock de « mais alors » à écouler.— Votre agression.— Mon agression? J’en tomberais sur le cul, heureusement je suis assise.Il m’explique :— L’agression dont vous avez été la victime ne saurait laisser la police de cette bonne

ville de Bordeaux sans réagir. D’autant plus que celle de votre assistant pourrait en sembler le bis repetita augmentant les statistiques de criminalité sur ce territoire, ce que nous ne saurions tolérer. Comme il se pourrait qu’un lien, certes improbable, avec le suicide de M.Macquard puisse permettre d’expliquer cet acte de violence à votre encontre, nous pouvons donner, bien à tort, l’impression de poursuivre les investigations policières pourtant closes sur ce décès qui attriste tant le monde du vin qui nous est si cher.

Ce cossimmouille de mes quedaires, il se fout de nouveau de ma gueule ou il est sérieux?

— Vous êtes sérieux?— Mi-figue, mi-raisin. De préférence du merlot. — C’est pas un hybride.— Pardon?— Le merlot, c’est pas un hybride. — Touché! Il sourit et ses yeux pétillent. Mais ça nous éloigne de notre sujet, bien que ça nous

rapproche.— Je ne comprends toujours pas quel lien il peut y avoir si on est certain que le

Macquard s’est bien mis tout seul une balle dans la tête.

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— Chère amie, – chère amie, c’est nouveau! – nous pourrions, si d’aventure nous nous prêtions au jeu futile des hypothèses non étayées, supposer que vos agressions sont dans la logique d’une affaire qui intéresse éventuellement plus la brigade financière et les services des contributions indigestes, pardon! indirectes, que la brigade criminelle, et que le suicide de feu Macquard n’en constitue qu’un aspect annexe, malgré la gravité du résultat qui en surdimensionne l’importance apparente dans la chaîne des liens causaux.

Quand j’ai eu fini de remettre en français son charabia, je pige ce qu’il raconte et ça me fait couler du jus de cervelle dans l’aqueduc de Sylvius.

— Pourquoi vous laissez pas tomber?— Par vanité, mais tout n’est que vanité. Il se lève et je n’ai plus qu’à suivre le mouvement. Il me serre la pince et me reconduit à

la porte.— Encore une chose, M.Popoueix est toujours inconscient et n’a pu être interrogé, aussi

êtes-vous toujours suspectée par mon collègue de la Touche de l’avoir mis dans ce déplorable état avant de nous avoir appelés.

— De la Touche, qui c’est?— L’inspecteur un peu pincé qui vous a interrogée avec votre ami Duponh.— Mais il se touche votre de la Touche!— Il ne touche pas toujours sa bille, je dois l’admettre. Néanmoins, il n’y a pas moyen

d’échapper aux conjectures qu’engendre la conjoncture. Je laisse tomber, il y a trop de mots à chercher dans le dictionnaire. Je quitte le

commisseau de fillaudaire et récupère la Major, ses quatre roues indépendantes, ses quatre freins à disques, son coffre à l’avant, sa plage arrière en creux et ses ennuis d’allumage par temps humide. D’ailleurs il s’est mis à pleuvoir et elle rouspète un peu. M’emmerde pas toi aussi! Elle comprend que j’ai autre chose à tricoter que d’écouter un démarreur tousser. Elle file doux et m’emmène sans plus rouspéter à Caudéran.

Je me souviens que j’ai une cliente dans ce quartier et qu’il faut un peu de résultats dans une journée de travail. Je pousse jusqu’au Parc Bordelais. La rue en question est bordée de maisons pour rupins, en pierre de taille, avec le nom de l’architecte et l’année de construction gravés. C’est pas à la cité du Grand-Parc que l’architranche de cake met son nom en gros, pourtant il a de la place sur les barres qu’il a pondues.

Il n’y a pas à tenter quelque chose maintenant, ou le gars est rentré et ce n’est pas intéressant, ou il n’est pas encore là et je ne peux rien tenter. Dans ce genre de quartier, c’est pas la peine de compter sur les voisins. Ça cause pas. Et si ça a vu, ça dit rien.

La soirée a l’air foutue de toute manière. Je ferais mieux de rentrer chez moi et reposer la bête. La cortisone, ça remplace pas un repas normal, ni une bonne nuit de sommeil. Seulement, j’ai pas envie de rentrer chez moi et de me regarder dans la glace. De plus je fais pas avancer le schmilblick en regardant une fenêtre. Ni une ni deux, je sonne à la porte. Ça carillonne à n’en plus finir, comme si les oreilles de ces gens-là ne pouvaient entendre une simple sonnette sans penser que c’est pour les domestiques.

J’ai même pas l’air d’un représentant en assurance sur le perron. Avec mon jean et mon blouson, ils vont appeler les flics. Pour la journée j’ai assez donné, merci bien. Je repense à Fillaudeau, le commissaire qui continue les enquètes bouclées. Il n’est pas bien grand mais pas petit, pas gros mais quelques kilos de trop, châtain entre clair et foncé, lunettes quelconques qu’il ne met pas toujours, habits recherchés pour être passe-partout, et pourtant il trouve le moyen de n’être pas anodin. Il m’énerve un peu. Beaucoup, à vrai dire. Je ne sais jamais s’il est sérieux ou s’il plaisante. Et je ne sais pas ce qu’il me veut dans cette macquarderie breneuse.

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Ça bouge toujours pas dans la maison. Je re-carillonne un coup. Où est-elle la bonne femme? Et le type? Ils ne pourraient pas se faire des tours de lit et se cocufier mutuellement à domicile, ça faciliterait les enquêtes et on n’aurait pas à saucer le pied de grue devant des hôtels particuliers de poche. J’entends du bruit derrière la porte. Je frappe sur le panneau de bois avec le heurtoir d’époque. Bang! Bang!

— Qu’est-ce que c’est? dit une voix juvénile.— Cabinet Nouard, service privé de Police. Ouvrez!— Je ne sais pas si je dois, madame et monsieur ne sont pas là.— C’est madame qui nous envoie. Nous devons l’attendre.— Bon, je vous ouvre. C’est de la gamine pas trop futée. Elle est déguisée en soubrette, comme au cinéma.

Ensemble noir, col et tablier blancs brodés. Coiffe de même métal.J’entre en l’obligeant à reculer. Elle referme la porte.— Vous êtes seule ici?— Oui, monsieur est en déplacement et madame est à son bridge.Gentille et simplette. Si j’étais venue pour un mauvais coup, je saurais déjà que j’ai le

champ libre. Alors autant perpétrer un mauvais coup.— J’ai des renseignements à vous demander. Quel est votre nom?— Adèle. Mais je ne vois pas ce que je pourrais vous dire.— Voir l’avenir, c’est un don. Vous n’en avez pas forcément besoin. Monsieur

Labeyrie s’absente-t-il souvent?— Deux fois par semaine, bien sûr, puisqu’il va voir les usines.— Quelles usines?— Ben vous savez, à Condat pour le papier et à Facture.— La Cenpa sans doute.— Oui, la sent-pas, pourtant ça pue. Une fois je suis allée à Arcachon, et bien ça sentait

pas bon quand on y est passé, même que j’ai dit à mon ami que je comprenais pas pourquoi ça s’appelait la sent-pas.

— Évidemment.— Il rentre tard quand il va voir les usines?— Ben il peut pas. Il est obligé de rester dormir là-bas.— Il fait ses visites n’importe quand ou c’est un jour régulier.— Toujours pareil. Le mardi il va à Condat, et le vendredi il va à Facture.— Il rentre le lendemain matin?— Non, le lendemain soir, il faut bien qu’il aille à son bureau quand il revient.— Savez-vous dans quel hôtel il descend à Condat et à Facture.— Ben non, il ne peut pas le dire, il change à chaque fois, même que madame elle se

fâche car elle voudrait savoir avant d’aller à son bridge, parce que comme elle ne rentre que le matin, elle voudrait savoir.

— Elle voudrait savoir. — Ben oui. C’est normal.— Il se fait tard, je ne vais pas attendre, si on vous demande, vous pourrez dire que je

mène une enquête pour les impôts.Je laisse la pauvre Adèle à ses réflexions. Pas de doute, il y a tellement d’hôtels à

Condat et à Facture qu’on ne sait jamais où descendre! Il va suffire de suivre le petit père Labeyrie un mardi ou un vendredi et trouver son nid d’amour. Après c’est routine et compagnie.

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Je remonte dans ma voiture, m’arrête pour quelques courses d’urgence plus un peu d’avance et regagne mes pénates. Il s’est mis à pleuvoir, la nuit en tombe une heure trop tôt. Bof! Pour ce qu’il y a à espérer, nuit ou jour, c’est pareil. Je fais un ballot des draps qui ont souffert ces jours derniers et les emporte au dépôt de blanchisserie où je récupère un paquet de linge propre.

Comme j’en suis à donner dans le propre, je lance un tour de petite machine à laver Calor pour les slips, soutien-gorges, bas et collants et un chemisier qui traîne par terre dans un placard depuis des lustres pour échapper à la laverie.

Quand la mini-machine a terminé son brassage, je rince le linge dans la baignoire et je peste contre le mal au dos. Un jour il faudrait bien que je m’achète une vraie machine, mais je n’y pense que quand je m’échine penchée sur la baignoire. Ce soir, c’est pire que d’habitude, mes côtes se rappellent à mon souvenir. Mais ma jambe semble aller mieux et je constate que l’œil commence à s’éclaircir modestement.

J’ai pas le courage de cuisiner vraiment pour moi toute seule. J’ouvre une boîte de petits pois que je fais réchauffer et je mange à même la casserole avec une tranche de jambon servie sur son papier d’emballage. J’avale des cachets de cortisone avec un yaourt n’ayant qu’à peine dépassé sa date de péremption et qui fait figure de dessert. Elizabeth Nouard, la gastronome de référence du Tout-Bordeaux!

Je déballe la bouteille de bourbon que j’ai acheté en revenant du Parc Bordelais, et je me poivre toute seule affalée sur mon lit.

***

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CHAPITRE 13

En sortant du bureau ce samedi midi juste après Mme Nouard, je traînai un peu chez le marchand de livres à prix réduits à côté du Régent où je l’avais aperçue au bar, puis je fis un tour rue Condillac chez Torrente voir les peintures. J’arrivai juste avant la fermeture. Je n’eus donc pas le temps d’effectuer le tour des caves, aussi me contentai-je de la salle des gravures où un artiste discutait avec le maitre des lieux de la qualité du rendu de la litho qu’ils étaient en train de tirer sur une presse à bras.

Je coupai par la place des Grands Hommes, n’osant pas entrer dans le sex-shop qui, nouveauté de l’époque, venait d’y faire son apparition. Je rejoignis la rue Porte-Dijeaux de l’autre côté du cours de l’Intendance, puis la place où se dresse la cathédrale. En attendant quatorze heures, je m’autorisai un sandwich, une bière et un café sur le cours Pasteur, près de l’ancienne Faculté des lettres quasi désaffectée. Une assemblée de psychosociologues (parmi lesquels je remarquai une brune à mon goût) concentrés autour d’une table à côté de moi refaisaient, dans le désordre : le cours d’ethnopsychiatrie auquel ils avaient assisté le matin ; le cours de l’histoire dans le sens adéquat ; le monde ; mais négligeaient d’étendre le bénéfice de leurs réflexions à la réfection des papiers peints.

La musique de leurs mots incongrus aurait pu me bercer si quelques véhémences théoriques n’avaient monté brutalement le son qui, par moments, atteignait un niveau de stridulence assez difficile à supporter. J’abdiquai donc, perdant par-là une occasion de me frotter à la réflexion contemporaine, ratant quelques éclairs de pure pensée plus ou moins sauvage, passant à côté de commentaires religieux des grands auteurs marxo-freudiens et périphériques. Je dus attendre quelques années pour m’imbiber des grands textes explicatifs du monde ; pour l’heure, mon horizon se borna à l’apprentissage du plan comptable de l’époque et des numéros de comptes d’exploitation générale et de résultats : 40/fournisseurs ; 62/Impôts et taxes ; 72/Vente de déchets et d’emballages récupérables (à détailler) ; 62/ Travaux, fournitures et services extérieurs. Et quelques autres intitulés poétiques.

Je m’acheminai à pas tranquilles vers mon institution universitaire, réfléchissant aux évènements de ces derniers jours. Il n’y avait qu’un cours de marketing ce samedi après-midi, un cours en commun avec l’Institut d’Administration des Entreprises qui, s’adressant à des salariés, casait ses programmes dans des horaires qui leur soient accessibles. Il n’était pas obligatoire, mais ouvrait les comptables à d’autres points de vue. J’éprouvais un désir un peu vague de compléter l’apprentissage d’une simple technique en abordant des aspects différents de la gestion, recherchant une cohérence et une justification aux études que je poursuivais. Mon travail chez Mme Nouard, bien qu’il ne fût qu’un job pour étudiant, m’avait fait entrevoir des mondes que je soupçonnais à peine, et les situations nouvelles auxquelles je fus mêlé, en pimentant une vie tranquille, rendaient plus fades les exercices imposés pour formater une tête de jeune homme aux normes de la « balance carrée ».

Je me retournai sur une passante rousse que j’avais croisée, me faisant la remarque que j’aurais pu l’aimer pour peu que les circonstances s’y prêtassent, mais répondant aux forces de l’habitude, je rentrai dans l’amphithéâtre au lieu de me précipiter derrière ce qui eut pu se révéler le grand amour de ma vie.

Je développais depuis quelque temps une affinité élective, bien qu’encore platonique, avec une blonde qui suivait les cours de l’Institut d’Administration des Entreprises, et j’allais m’asseoir auprès d’elle. Le professeur compara l’échec relatif de la Ford Taunus et de la réussite commerciale imprévue de la Ford Capri pour démontrer que les études de marché fondées sur le culte du besoin standard ne savaient anticiper l’engouement émotif de la clientèle pour un dessin de carrosserie. J’eus quelques peines à entendre sa démonstration,

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mon attention étant fortement perturbée par le point de vue sur les cuisses de ma blonde condisciple, mises en valeur par la mode des minijupes que les censeurs n’avaient pu éradiquer. Hélas, comme à l’accoutumée, nos chemins divergèrent dès le cours terminé, et je me retrouvai seul à rejoindre mon logis.

Je passai une soirée ordinaire dans sa forme, mais troublée dans son fond par des désirs résurgents qui me faisaient regretter de n’avoir pas maintenu la relation intime que j’avais eue avec Elizabeth. Ne jugeant point inopportun l’usage du prénom de ma patronne au souvenir de la nuit agitée que nous avions passé ensemble, je me permettais cette familiarité dans ma tête.

Pour passer la soirée et m’occuper l’esprit, je lus quelques bandes dessinées qu’on m’avait prêtées, quelques belges classiques, quelques underground américains et un Lucky Luke. Le dernier cow-boy éloigné vers le soleil couchant, je repris mes rêveries et si le désir me taraudait certaines parties du corps, je me persuadais facilement que des pensées et des sentiments plus nobles m’agitaient, tant et si bien que, réprouvant la pudeur excessive et la crainte qui m’avaient le matin entraîné à ramener mes rapports avec Mme Nouard sur le plan des relations professionnelles, je sortis de chez moi et partis dans la nuit, à pied, du quartier près des quais où j’habitais pour me rendre chez Elizabeth, qui demeurait à quelques bons kilomètres de là.

J’avais vingt ans, et la distance n’était point si longue qu’avec le temps je ne parvinsse à destination, persuadé par moments qu’Elizabeth m’attendait, et l’instant d’après intimement convaincu que Mme Nouard allait m’éconduire.

J’atteignis Caudéran vers une heure du matin, dimanche donc, fit le pas de l’ours comme un novio espagnol devant la résidence de Mme Nouard dans une rue déserte, hésitant à prendre une quelconque initiative et, n’eut été la longueur du chemin du retour, je crains que je me fusse enfui avant même d’appuyer sur la sonnette.

Je me décidai pourtant et brûlai mes vaisseaux.

*

Le petit poulet joli me manque. Je ne veux pourtant pas souffrir de cette histoire. Ma Grande, tu as passé l’âge de croire aux belles histoires, t’en vois trop tous les jours pour te bercer d’illusions. Regarde-toi dans la glace! Le Père Noël t’a fait cadeau d’une sacrée putain de nuit. T’en as profité. Basta.

J’ai une soif terrible. Je me lève de mon Dunlopillo et vais me chercher un verre d’eau pour allonger le bourbon. Le verre avalé, j’ai encore soif. Pourtant ce que j’ai mangé, c’était du jambon blanc, pas du bayonne salé. Je crève de soif. Je me refais un verre avec encore plus d’eau. L’alcool est tellement dilué qu’il ne compte pas. Je tourne en rond dans mon appartement, incapable d’envisager de dormir. J’ai les idées qui s’éclaircissent à l’allure grand V. Je me sens d’une intelligence comme jamais. C’est pas croyable comme je suis en forme d’un seul coup. Je sais soudain avec une acuité de scalpel ce que je dois exécuter. Agir. Je regarde ma montre. Il n’est pas tard, surtout pour un samedi. Je ne tiens plus en place. Agir. Je vais débouler à Lormont visiter les locaux de Noubel. C’est évident que c’est ça ! C’est facile comme tout. Le Noubel c’est moins que rien. Le chien, j’en fais mon sucre. Si je rencontre des types ? Ils ne péseront pas le maxi poids. C’est pas croyable comme je me sens bien. À part cette soif de merde.

Je m’habille comme d’habitude. Jeans. Chemise. Blouson. Je mets des rangers aux pieds au lieu de mes santiags. J’avale le reste de la boîte de comprimés de cortisone. Un verre de bourbon à la flotte pour la route, et en route.

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La Renault m’emporte à toute allure. Je passe quelques feux au rouge. Font chier avec leurs feux. Je suis pressée. Faudrait pas m’arrêter. J’avale le Pont de Pierre, vire à gauche sur les chapeaux de roue, file sur les quais de la rive droite, et pile devant les locaux marqués d’un bristol au nom de cet enfoiré de Noubel.

Je claque la porte de la Renault en mettant les gants de cuir qui dorment dans la boîte du tableau de bord, et m’approche vivement du portail. Je flanque un coup de godasse dans la tôle. Ça fait un boucan de tous les diables. Personne ne moufte. Seul le chien derrière le portail se met à aboyer. Il y a un cadenas. Ils me prennent pour qui pour croire qu’un cadenas peut m’arrêter. Non mais! ils m’ont bien regardée?

Je lève un talon et le rabats violemment sur le cadenas. Il ne cède pas, mais la patte se tord. Je re-flanque un coup de tatane, et la ferraille cède. Un coup d’épaule. La porte s’ouvre assez pour que j’entre. Le chien fonce sur moi. Le con! d’un coup de poing sur la tête je l’expédie par terre. Il gémit. Je lui balance un coup de pied qui l’envoie à deux mètres complètement KO. Sale clébard.

Je m’approche des locaux. J’y vois comme en plein jour. Je me sens capable de percer un coffre-fort rien qu’en le regardant. La porte fermée s’ouvre d’un coup d’épaule. Braoummmm! J’allume la lumière. Il n’y a rien dans cette cahute. Je fouille les papiers. Rien au nom de Noubel. Le patron de la boîte semble prospérer dans la réparation automobile. Je sens la combine de la bagnole volée. Je ne suis pas là pour ça. Je visite le reste de la maison. Pas de barriques ici. Pas de caisses de vins. Aucune activité de chai. S’il y a du stock louche dans le pinard, c’est pas ici qu’on le cache.

J’allais repartir quand deux types armés de barres de fer font leur entrée dans la pièce.— C’est la fouille-merde, dit le plus vieux que je reconnais immédiatement. Je l’avais vu lors de ma première visite, en bleus de travail. Il est tout en noir ce soir.

Avec un passe-montagne relevé qui ne cache pas son visage.— T’en a pas eu assez la dernière fois?À l’allure, je reconnais mes agresseurs de l’autre soir. Mais cette fois ils ont affaire à la

Nouard grande forme. Super-Nouard. Je les vois comme deux étrons de rien. Dommage, il en manque un.

Ils m’attaquent des deux côtés à la fois. Marrant. Je fonce sur celui de droite qui, surpris, lève sa barre de fer. Un super-coup de poing de Super-nouard dans le bide le plie en deux. Un mastard de coup de rangers dans les couilles pour mon plus grand plaisir. J’attrape sa barre de fer à deux mains, tire à moi et il lâche la ferraille sans discuter. Je me retourne vers l’autre qui m’attaquait sur mon autre flanc. Un tourniquet de la barre que j’exécute en me pliant vers le sol se termine sur sa jambe droite qui cède sous lui. Je relève la barre et la rabaisse. Ça lui fracasse à moitié la tête. Il s’effondre pour un moment. Je reviens au premier que je gratifie d’une série de coups de pieds ferrés dans les côtes. Le bruit des rangers s’écrasant sur les reins me remplit d’allégresse. Je me sens bien, sûre de moi. Je sens que je tiens toute les clés en main. Mon cerveau enregistre tout ce que mon œil infaillible ratisse.

Je rajoute à chacun une ration d’avoine.Je casse tout ce qui me tombe sous la main. Je vide les classeurs par terre, renverse du

pétrole dessus. Je casse quelques vitres histoire de leur faire comprendre qui je suis, et d’un coup de barre à mine trouvée dans leurs outils, je brise tout le mobilier. Les portes aussi, tant que j’y suis.

Ça m’a fait un bien énorme. Bon Dieu! c’était court mais c’était bon. Surtout je comprends toute l’affaire. Jamais on a vu un cerveau aussi aiguisé que le mien. Ça ira pour ce soir. Demain je fais sauter toute la combine.

Je fouille partout sans rien trouver d’intéressant. Je casse quand j’ai fini, en répression de la visite à l’agence où ils avaient tout éparpillé. Je mets le feu ou pas? C’est bon pour cette

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fois. Le chien s’est relevé et pointe son museau. Je lui dis de foutre le camp. Il se tire. Moi itou.

Le chemin du retour est plus laborieux. Je sens la fatigue me gagner. J’arrive chez moi. Il est à peine onze heures du soir. Je me verse un verre de bourbon, mais je crève de soif. Il y a quelques bouteilles de bière dans un placard. Elle est chaude mais j’ai soif. On croirait que j’ai la pépie.

Je me déshabille et m’affale sur mon lit en ruminant des pensées moroses.Une grande lassitude me prend. Une de ces crises de fatigue extrême dont on ne voit pas

comment on pourrait en sortir. Secoue-toi! Je me sens lasse, lasse, fatiguée et écœurée du monde. Un sentiment de découragement. Un insondable puits de tristesse. Le monde est un énorme tas de merde puante. Et je suis un énorme tas de merde puante. Une foirade. Un jus purulent. Une vomissure d’œufs pourris qui fermente.

À quoi bon? à quoi bon tout ça?Pourquoi faudrait-il vivre alors que tout le monde se fout de votre gueule? Le monde est

plein de dégueulasses. Le monde est dégueulasse comme je me sens dégueulasse. J’ai l’envie de me dégueuler. J’attrape dans une collection de boîtes, des comprimés qui datent de Mathusalem.

Somnifères, barbituriques et autres bricoles que j’avais confisqués à une gamine qui essayait de mourir pour punir ses parents. Je décortique le tout dans un bol. Et je m’avale les comprimés en faisant passer avec des verres de bourbon noyés car j’ai soif. SOIF.

J’ai juste la force de tourner le verrou quand on sonne à la porte.

*

J’entendis le verrou s’ouvrir à mon coup de sonnette. Je ne me sentais pas trop fier, me demandant comment j’allais être accueilli à une heure pareille. Je poussai la porte et ne pus retenir Mme Nouard qui s’écroulait.

Les élans amoureux n’étaient plus de mise. Je commençais à avoir l’habitude de ces écroulements à l’ouverture des portes, cependant je sus immédiatement que c’était grave tant le visage de Mme Nouard se décomposait. Je tentai de la ranimer en lui parlant et en lui tapotant la main, cependant l’inefficacité de la méthode se montrait si patente que je n’insistai pas et choisis les grands moyens.

Sachant qu’il n’y avait pas de téléphone dans l’appartement, je sonnai à l’autre appartement du palier. Une éternité plus tard, une voix demanda : « Qui c’est?».

Ce n’était certes pas le plombier à une heure pareille. J’expliquai à travers la porte qu’il fallait appeler les pompiers, que Mme Nouard était très gravement malade. Une vieille dame ouvrit la porte sans plus de précautions et me dit qu’elle n’avait pas le téléphone, mais qu’elle croyait que le professeur du dessous en était équipé.

Je descendis quatre à quatre les marches et tambourinai à la porte du professeur. Dorifort m’ouvrit quasi immédiatement. Dorifort!

— Ah! c’est vous – me dit-il sur le ton de quelqu’un pas surpris du tout – j’avais entendu des bruits, je m’apprêtais à aller voir. Que se passe-t-il? .

Je l’informai de l’infortune de sa voisine, il monta presque aussi vite que j’étais descendu, ce qui m’étonna plus tard quand j’eus le temps de réfléchir. Mais il n’était de fait pas aussi vieux qu’on juge à vingt ans, et une pratique régulière des sports expliquerait simplement cette vigueur maintenue.

Il prit le pouls de Mme Nouard, jeta un coup d’œil circulaire qui enregistra les bouteilles et les boîtes de médicaments.

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— Mettez toutes ces boîtes dans un sac, les médecins en auront besoin, j’appelle les pompiers.

Il disparut tandis que je ramassais les boîtes de médicaments mémorisant quelques noms bizarres : Corticuspan, Barbiton, Phénosbarbial, Trankistène.

Les pompiers arrivèrent à peine dix minutes plus tard. Ils me reléguèrent dans un coin, interrogeant le professeur Dorifort qui répondait de manière simple, précise et concise, à l’apparente satisfaction des spécialistes. Il me prit la poche aux boîtes des mains et la tendit aux pompiers qui jetèrent un rapide regard attentif sur les spécialités. Ils parlementèrent avec un autre service dans un appareil de téléphone-radio.

Barbituriques et alcool, plus complications avec de la cortisone.Le poste grésilla une réponse qui engendra un « ok! terminé ». Le corps de Mme Nouard

fut fermement, rapidement mais délicatement posé sur une civière. Quatre bras robustes saisirent les poignées du brancard et elle fut emportée à l’hôpital.

Je demeurai un peu abasourdi, piqué telle une girouette par jour sans vent, les bras ballants et à peu près aussi utile qu’une lampe de chevet sans ampoule. Le professeur Dorifort me sortit de ma torpeur.

— Venez prendre un café. — Oui. Merci.Nous descendîmes dans son appartement où il nous servit ce qui bouillottait sur un

réchaud, une de ces horribles mixtures dont on se demande comment on oserait les boire. J’appris ainsi qu’il habitait cet immeuble depuis quelques années, qu’il connaissait Mme Nouard de vue, qu’il m’avait remarqué l’autre jour avec elle à des heures non professionnelles (d’où peut-être sa remarque sibylline à la fin du cours), que ma patronne avait fait une tentative de suicide en mélangeant des barbituriques avec de l’alcool, que de la cortisone compliquait le pronostic, et qu’il se pourrait qu’elle n’en réchappât point.

Les policiers arrivèrent alors seulement, leur camionnette « aurait eu crevé ». Nous sortîmes de chez le professeur et remontâmes chez Mme Nouard. Les paliers regorgeaient de voisins venant aux nouvelles. Le professeur fit le discours ad hoc, et les agents de police demandèrent une seconde édition pour leur gouverne.

Enfin, je pus reprendre mes esprits et me rendre à l’hôpital, au volant de la voiture garée au pied de l’immeuble et dont je trouvai les clés sur la table de la cuisine sous un papier gras de jambon blanc.

***

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CHAPITRE 14

L’hôpital avait pris en charge Mme Nouard et j’eus des difficultés pour arriver jusqu’au service qui l’accueillait. Néanmoins, une fois que j’eus trouvé une oreille attentive dans ces services surchargés et sous-équipés dans la nuit, elle me fournit les explications adéquates. Je pus ainsi avancer dans le labyrinthe jusqu’aux portes de la salle de réanimation, où ma patronne avait été mise en surveillance étroite.

J’attendis dans le couloir en alternant les cent pas et les prostrations sur un bord de chaise. Je me partageai entre l’angoisse, l’espoir, l’abattement, et le sentiment de culpabilité, cette forme triste de la présomption. Un temps indéterminable passa interminablement. Quand quelqu’un sortait il n’avait pas le loisir de me parler et quand il rentrait, il courait.

Enfin, une blouse blanche m’informa, quand il fut admis que j’étais « de la famille», que tout danger immédiat semblait écarté, que le lavage d’estomac avait pu s’effectuer à temps, cependant on la garderait au moins pour la nuit. On me demanda si Mme Nouard était sujette à des tentatives de suicide. Mon ignorance de la chose n’aida pas. On me demanda encore si Mme Nouard avait fait une crise de délire maniaque avec passage à l’acte. Je ne compris pas les termes et on me précisa la question : avait-elle eu une période d’intense activité en se comportant violemment envers autrui? Je n’en savais rien et expliquai que je l’avais quittée vers midi en état normal, et revue à une heure du matin quand j’avais appelé les pompiers. Bref, je n’étais présentement d’aucune utilité dans cette bataille. Devant le regard exténué de mon interlocuteur, j’abandonnai mes propres questions, d’autant que les réponses techniques m’eussent passé par-dessus la tête et que l’essentiel avait été formulé.

Je rentrai me coucher rue du Chai des Farines. Rien de notable à signaler. Je dormis mieux qu’on eut pu le supposer et me réveillai avec la faim, que je réduisis en prenant un petit-déjeuner copieux, quoique le pain ne fut pas de cuisson matinale.

Avec le jour et l’estomac garni, la situation me parut moins sinistre que la veille dans ces couloirs vert-blafard sous les néons de l’hôpital. Je me rendis au chevet de Mme Nouard qui était réveillée quand j’arrivai, et qui avait été transportée de la salle de « réa » à une chambre particulière où je pus lui demander de ses nouvelles.

— Ça fait beaucoup en peu de temps ces séjours dans cet hôtel de grand luxe, tu ne trouves pas, Petit-Poulet?

Il n’y avait rien de bien malin à répondre. Aussi grommelai-je plutôt que je répondis. Ensuite Mme Nouard m’avoua ses folies de la veille, sa promenade à Lormont dont elle ne se souvenait pas des détails mais dont elle savait qu’elle s‘y était montrée d’une violence extrême.

— Tu n’en parles à personne, je vais dire que je suis restée chez moi. Je ne sais pas trop ce que j’ai fichu là-bas. J’aviserai quand j’irai mieux et que je saurai quel bon dieu de bordel j’ai dégoupillé.

Je promis de ne rien dire.Comme elle avait été emportée par les pompiers dans une tenue de nuit légère, elle me

demanda de lui rapporter des vêtements comme la dernière fois, mais elle ne dut pas éprouver une confiance excessive dans mon jugement, car elle prit la peine de me préciser ce que je devais prendre et où. C’était pourtant simple : jeans et chemise canadienne, slip et soutien-gorge, socquettes et santiags. Je promis de m’acquitter de cette tâche et de regarder chez elle si elle n’avait rien laissé traîner de compromettant.

Je la quittai en fin de matinée et m’en fus à Caudéran. Je fis un peu de ménage, supportant mal le désordre habituel de l’appartement. Je ne vis rien qui eut pu la compromettre dans quoi que ce fût, si d’aventure il y eut pu y avoir à être compromis.

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Trouvant dans le réfrigérateur de quoi me confectionner un repas plus savoureux que je ne pouvais m’en offrir habituellement, je fis bonne chère eu égard à mon ordinaire. Je pus clore cette bombance dominicale d’un café savoureux puisé aux meilleurs crus d’arabica d’Amérique centrale.

Je ne me sentais pas d’un désœuvrement tout l’après-midi. M’autorisant du titre d’ami de la famille, j’empruntai la Renault 8 et décidai d’aller juger de visu de l’intervention musclée que Mme Nouard se souvenait vaguement d’avoir effectuée chez Noubel.

J’avançai avec prudence sur les quais de la rive droite où je n’étais encore jamais allé. Je finis par repérer les lieux décrits par ma patronne. Le portail n’était pas fermé à clé. Je le poussai, fier de ma témérité un peu forcée, mais je ne voulais pas qu’il fût dit que j’avais eu peur, bien que ce fut effectivement le cas. Comme rien de fâcheux n’eut l’air de m’arriver quand je posai le second pied dans la cour qui ressemblait à une casse automobile, je m’enhardis à avancer vers des locaux aux portes béantes. Un chien gémissait dans un coin. Je m’avançais vers lui qui me regardait d’un air craintif. Il grogna pour la forme, mais ne fis pas mine de me mordre. Il était attaché et semblait avoir soif. J’attrapai un enjoliveur de roue traînant à l’envers par terre et que la pluie avait judicieusement rempli. Je le portai à la pauvre bête qui but avidement. Je voulus lui caresser le crâne, mais elle ne me laissa pas approcher la main. Je notai une bosse et une coupure d’où du sang avait perlé. Je ne comprenais pas qu’on pût vouloir maltraiter un chien, un chat ou même un être humain. Il faut croire qu’il y a des gens qui adorent faire souffrir. Je laissai le chien à sa gamelle pour visiter les lieux qui semblaient abandonnés.

C’était un véritable désastre. Un ouragan s’y fut engouffré que la situation eut paru meilleure. Rien qui ne fut cassé, brisé, réduit à l’état de débris. Bureaux, chaises, tables, vitres, classeurs, portes, tout jonchait le sol en morceaux. Il était difficile d’envisager autre chose que le passage d’une troupe sauvage. Du vomis, du sang : le matériel n’avait pas seul souffert. Si la ou les personnes qui avaient subi cette tornade se trouvaient dans un état proche du mobilier, c’était probablement à la morgue qu’on les avait transportées.

Que Mme Nouard put être pour quelque chose dans un tel cataclysme s’avérait difficile à croire, et n’eut été la confidence qu’elle m’en avait fait, je n’eus jamais cru quiconque me l’eut rapporté. Il n’y avait rien à trouver dans ces ruines. Je sortis de ce qui fut des bureaux, ne notai rien de particulier dans la cour, et quittai les lieux un peu désarçonné. Cependant, les évènements de cette semaine avaient modifié ma perception des choses, et au lieu de fuir vers des études plus calmes, je fis le tour du quartier pour tenter de glaner quelques informations. Le dimanche après-midi n’est pas le moment propice pour trouver une âme instruite dans ce coin de la banlieue de Bordeaux. Je vis pourtant un pêcheur qui sereinement mouillait sa ligne dans la Garonne un peu plus en amont du fleuve. J’allais vers lui et lui demandai après les salutations d’usage s’il savait ce qui était arrivé aux locaux que je venais de quitter.

— Nous y sommes venus avec ma patronne la semaine dernière, et rien n’était détruit. Que s’est-il passé?

Qu’on me pardonne ce léger mensonge.Il ne savait pas exactement ce qui s’était passé. — Mais ce matin, paraît-il, quelqu’un a appelé la police, et les flics ont trouvé deux

hommes en mauvais état qui ont été emmenés dans l’ambulance. C’était là apparemment la somme de ses connaissances sur l’anecdote. Je m’apprêtai à

prendre congé.— Quelqu’un d’autre est venu. — Ah bon!??!… Je m’étais efforcé de prendre le ton interro-suspensif que j’avais entendu souvent Mme

Nouard adopter pour relancer sans interrompre. Mais j’aurais eu encore à m’entraîner car seul

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l’écho répondit à ma voix. Le silence s’éternisant, je ne savais plus sur quel pied danser quand le pêcheur repris, après avoir relancé sa ligne :

— Ouais, un grand gonze. Grand comme vous à peu près. Mais plus vieux.— Qu’est-ce qu’il voulait?— Comme vous, savoir ce qui s’était passé.— Qu’est-ce que vous lui avez dit?— Rien, il ne me plaisait pas.— …?… J’avais dû me montrer plus efficace dans ma relance muette car il poursuivit :— Il avait une vilaine cicatrice sur la joue. Mais ancienne. Il m’a ordonné de dire que je

ne l’avais pas vu. Je remerciais le pêcheur pour sa confiance, l’assurant que je ne connaissais pas cet

homme, ce qui était vrai. Je parlais du chien attaché dans la cour. Il posa sa canne à pêche et vint avec moi voir l’animal. Il s’avança vers la bête d’un pas confiant et l’examina soigneusement en la palpant sans que celle-ci bronchât le moins du monde.

— Il s’en remettra. Je l’emmène, j’habite un peu plus haut sur le coteau. On ne peut pas le laisser ici. Si le maître revient, quelqu’un du coin lui dira bien qu’il est chez moi.

Je finis par remonter en voiture, ragaillardi par la tranquille humanité de cet homme après le spectacle désolant de la violence déchaînée.

Je retournai à l’hôpital où je livrai un paquet d’habits à Mme Nouard ainsi que les informations que j’avais glané à Lormont.

— C’est pas possible que ce soit moi. Non, c’est pas possible! Je ne savais que dire devant son désarroi.— Pourtant je crois que c’est moi. Je me revois en train de casser un classeur, et de me

battre avec deux types. C’est flou dans ma tête, mais je crois bien que c’est moi. Qu’est-ce que je vais faire? C’est pas possible!

— Ne rien dire. C’est le mieux. Vous verrez bien plus tard s’il faut changer de point de vue. De toute manière vous n’êtes pas certaine que c’est vous qui avez tout fait. Peut-être que vous vous êtes battue, mais qu’après, d’autres sont venus et ont tout cassé et blessé les deux types qu’on a emmenés en ambulance. Ce ne sont éventuellement pas les mêmes que ceux avec qui vous vous êtes battue.

Une telle tirade était censée emporter l’adhésion à ma thèse. Mme Nouard parut acquiescer. Le sommeil la gagna et je ne fis rien pour la réveiller. J’occupais toujours le fauteuil visiteur quand entra un individu assez grand pour que je regardasse aussitôt son visage à la recherche d’une cicatrice. À moins qu’il ne la dissimulât sous une moustache imposante, le visage ne portait pas de stigmate. Il observa silencieusement Mme Nouard puis, me montrant une carte de police, me fit signe de le suivre hors de la chambre.

— Duponh.— Jean-Pierre Laistradet.— Je sais. Il m’entraîna dans un élargissement du couloir qui faisait office de salle d’attente. Il

m’interrogea longuement sur ce qui était arrivé, tout en ayant l’air de croire mes réponses et en même temps de les considérer comme mensongères, ce qui dénotait une grande perspicacité car je racontais la vérité, amputée de ce que je cachais ; notamment je ne dévoilai rien de ma visite à Lormont.

Il me montra la photo de trois individus que je ne connaissais pas, bien que l’allure me rappela les deux assaillants de l’autre soir dans mon escalier. Je ne pipai mot. Je notai néanmoins la cicatrice sur le visage de l’un d’eux que je m’efforçai de mémoriser.

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— Ce sont les agresseurs de Paupo.— Très bien. Je ne les connais pas plus pour ça.— Deux sont dans cet hôpital, en mauvais état, même si aucun n’est en danger. Ils ont

été salement tabassés. Et ce n’est pas Paupo qui lui aussi est toujours sous contrôle médical. Il a fallu s’y prendre à plusieurs, car c’étaient des bagarreurs connus. Le troisième court toujours, mais on va le prendre pour les coups sur Paupo. C’est juste une question de temps.

J’essayai de lui tirer les vers du nez, naturellement je n’étais pas de taille et n’appris rien.

Je demeurais au chevet de Mme Nouard le reste de la soirée, attendant le verdict des médecins. Quand il fut entendu qu’elle sortirait le lendemain matin, je rentrai chez moi, me faisant la réflexion qu’on gardait moins longtemps à l’hôpital pour une tentative de suicide que pour quelques côtes fêlées. Sans doute que ça paraissait moins grave. Le lendemain, je servis de chauffeur sanitaire, installai Mme Nouard chez elle, encore un peu faible et la tête éventuellement confuse pour autant que je fusse capable d’avoir un avis en cette matière, et lui rendant les clés de sa voiture, je pris l’autobus pour aller ouvrir le bureau, sans que ma patronne ne manifestât la moindre remarque à ce sujet.

Je m’occupai machinalement au ménage ordinaire une petite heure peu intensive. Le courrier ne comporta que la note de l’EDF, ce qui limitait fortement les écritures que j’aurais pu passer. Mes cours ne m’attiraient pas particulièrement aussi, en cherchant à quoi m’occuper, je pris sur le bureau un petit livre sur les fraudes relatives au vin que je n’avais pas encore vu dans le cabinet. Mme Nouard en avait fait l’acquisition récemment d’après le ticket de la librairie. Je pestai contre cette habitude de se contenter d’un ticket de caisse au lieu d’une facture en bonne et due forme, passai malgré tout l’écriture correspondante sur le journal et les comptes adéquats, puis me plongeai dans la lecture de ce livre dorénavant légalement inscrit dans les biens de la maison Nouard et, de fait, déductible des bénéfices soumis à impôt.

La lecture s’en avéra passionnante. Les lois, décrets et autres circulaires (ces dernières discutables dans leur principe) décrivaient l’interdit et quelquefois, l’obligatoire. Chacun sait ça, car nul, sauf l’insensé, n’est censé ignorer la loi. Mais entre les lois, les décrets, les circulaires et la jurisprudence, quelles marges! pour peu qu’on fît preuve d’un soupçon d’imagination pour tourner légalement l’interdit, ou au pire, trouver dans les procédures les failles rendant invérifiables les pratiques prohibées.

Je m’aperçus que l’essentiel du contrôle en matière de vin tenait dans les déclarations fiscales diverses, déclarations de récoltes, acquits de circulation (pratique datant des Romains), factures d’achats et de vente, mais fort peu relevait de la technique scientifique relative à la matière même.

Je me mis à rêver à des permutations de vins dans des camions au cours de transports, à des ballets nocturnes louches, jusqu’à ce que l’évidence me frappât : rien ne vaudrait des changements d’étiquetage de barriques et de cuves dans le secret des chais du négoce, pour peu qu’on prît la précaution élémentaire de ne permuter que des produits suffisamment proches organoleptiquement pour que l’examen de routine ne pût déceler les échanges.

La pièce essentielle est l’acquit des contributions indirectes. Gratter un acquit pour transformer du rouge en blanc ou inversement paraît rudimentaire et la fraude facilement décelable. Mais changer un rouge de qualité par un rouge ordinaire dans une barrique n’altère pas les pièces administratives et comptables, ce qui rend indécelable à posteriori une manipulation de ce genre, une fois le vin expédié, vendu, bu, voire uriné.

Je m’ouvrais des horizons.

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Je repensai aux listes du père Macquard et les réexaminai à la lumière de mes nouvelles connaissances. Une hypothèse simple venait à l’esprit. Quelqu’un manipulait les barriques et les acquits, modifiant la valeur apparente des vins, permettant d’éventuelles plus-values par ce jeu de passe-passe. Il fallait dans ce dessein une complicité conjointe à un niveau élevé de la hiérarchie et à la manipulation physique du vin dans les chais.

J’imaginai facilement qu’on pût ainsi transmuter du plomb en or ou du Bordeaux ordinaire en Bordeaux supérieur, et gagner en prix sur le nouvel ordinaire grâce à sa qualité et sur le nouveau supérieur au prestige de l’étiquette. Je fis un rapide calcul sur un gain moyen multiplié par le nombre de barriques marquées d’un point d’interrogation sur la liste, et j’obtins une somme qui me fit siffler d’étonnement admiratif.

Si Luc-André Macquard avait été à la tête de cette manipulation, il n’y aurait eu aucune raison pour qu’il se manifestât auprès de Mme Nouard. Encore qu’il n’eut fait mention que des faux Rougon. Peut-être que ces jongleries administratives faisaient normalement partie de ce qu’il nommait les « opérations, euh…délicates mais nécessaires »? Pourquoi dans ce cas aurait-il marqué de point d’interrogation ces lots provenant de négociants divers?

Il paraissait plus raisonnable de considérer qu’il avait découvert un autre aspect d’un détournement frauduleux dans sa société, qu’ON avait découvert qu’il l’avait découvert, et que cela lui avait coûté la vie. La thèse de Mme Geneviève prenait alors tout son poids de conviction. On avait probablement assassiné Luc-André, ce qui jusqu’à présent ne m’avait pas apparu comme une vérité nécessaire.

Je butai cependant sur une difficulté de taille. Si le PDG n’avait pas été au courant des gains illicites, il avait fallu que l’argent s’évaporât par un moyen ou un autre pour atterrir dans les poches des manipulateurs d’acquits et de barriques.

Il devait automatiquement en subsister des traces dans la comptabilité. Je me promis d’en parler à Mme Nouard.

***

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CHAPITRE 15

Jean-Pierre parti, je rumine mes emmerdes dans cette chierie d’appartement. Je me souviens pas de grand-chose, mais ce que m'a raconté le Petit-Poulet me flanque la trouille. Qu'est-ce que j'ai bien pu fabriquer à Lormont?

Je me rappelle ma visite à côté du Parc Bordelais, la bonniche de comédie qui n'a pas découvert l'eau chaude, je me rappelle bien d'être rentré chez moi, mais après, c'est confus et compagnie. Des flashs me traversent la tête par instants, et je sais bien que j'ai fait des conneries. J'ai démoli des armoires, je me suis battue avec quelqu'un, je me souviens d'avoir eu une barre de fer entre les mains. Un chien aussi à un moment. Je me vois rouler sur les quais rive droite, mais je ne sais pas quand c'était, hier ou l'année dernière. La barre de fer sur la gueule d'un type, ça c'était hier car je ne frappe pas sur mes voisins, ni mes clients.

La cliente, justement ! il faut que je sorte d'ici, si je veux réaliser le boulot, j'ai pas beaucoup travaillé cette semaine. C'est vrai qu'aux tarifs modèle Pétrain modifié Petit-Poulet, je gagne ma vie sans me fatiguer. Seulement, ça ne durera pas aussi longtemps que le vin doux ces histoires et la boutique, il faudra bien qu’elle tourne pour payer le bourbon et les yaourts.

On sonne à la porte. C’est un flic. Non, deux flics.— On veut vous voir.— Qui?— L’inspecteur.— Lequel?— De la Touche. J’ai envie de le voir celui-là, comme d’attraper la scarlatine. Mais déprimer toute seule

dans mon coin ou subir un quatrième degré chez poulardeau, c’est pareil.— Je vous suis avec ma voiture.— Non, on vous emmène.— Vous me mettez les bracelets, tant que vous y êtes?— Si c’est nécessaire, oui.C’est aussi grave que je le craignais. Ils m’embarquent dans un véhicule banalisé, c’est

déjà ça. Le panier à salade avec gyrophare et musique deux tons, ça aurait fait jaser. Je me fiche de ma réputation comme de ma première culotte Petit-bateau, mais c’est pas la peine d’en rajouter.

Le voyage est connu. Rue de l’Abbé de l’Épée, escalier, couloir. — Attendez là!— J’attends là.— Faites pas la mariolle.— Bof!J’ai pas envie de faire la mariolle. Je poireaute un moment, et Pète-sec apparaît et me

demande d’entrer dans une pièce encombrée de bureaux. Il y a un morveux rouquin qui tape un rapport de ses deux doigts. Ils sont mieux sur le clavier que dans ses trous de nez, en fin de compte.

Pète-sec me fait asseoir. J’aime mieux car je ne tiens pas trop debout.— Qu’est-ce qui vous est arrivé?— Je ne sais pas.— Vous avez voulu vous suicider.— Si vous le dites. Il est vraiment con, ce touche mes deux. Quelle délicatesse.

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— Pourquoi?— Parce que la vie est trop belle, je ne peux supporter tant de beauté. Rien qu’à vous

voir, si intelligent, si superbe, j’ai de nouveau envie de me laisser mourir de bonheur.

— C’est interdit de se suicider.Encore un qui se croit au Moyen Âge.— Je risque la peine de mort pour un crime pareil?— Heu… — Merci de votre conseil, monsieur de la Tronche.— La Touche.— Tronche de la Touche?— De la Touche tout court.— Bien monsieur de la Touche-Tout-Court.— Arrêtez! C’est sérieux!— Comme un pape, qui rime avec panier.— Connaissez-vous ces hommes? Il me montre des photos de « basiques bordelais » dont j’ai un vague souvenir.— Je crois que votre collègue me les a montrées, les photos. Il n’est pas là, Duponh?— Non, c’est son jour de congé. Reconnaissez-vous quelqu’un?— Non.Bon, c’est des affreux, et alors? J’attends pour savoir où il veut en venir. Pour l’instant

c’est mystère et boule de gomme.— Ce sont les agresseurs de Popoueix, que vous avez trouvé dans sa maison. Il est sorti

du coma et a pu nous dire qui l’avait malmené.— Je suis contente que vous ayez pu les arrêter.— Nous ne les avons pas arrêtés.— Pourquoi?— Quelqu’un s’est chargé de les mettre hors de nuire avant nous. Nous en avons trouvé

deux qui avaient été tabassés au point qu’ils sont à l’hôpital. Le troisième a disparu. Ils ne se souviennent pas qui a saccagé les bureaux où on les a trouvés, ni qui les a réduits à cet état.

— Je constate qu’ils sont en état de parler.— Comment savez-vous qu’ils ne l’étaient pas?— Vous m’avez dit qu’ils ne se souviennent de rien, c’est donc qu’ils sont

suffisamment en bon état pour vous avoir parlé.— Euh… Vous ne m’avez pas dit pour quelle raison vous avez voulu vous suicider.— Je vous l’ai dit, mais vous n’avez pas dû entendre.— Êtes-vous allé à Lormont avant de prendre les somnifères?— Pas que je me souvienne. La porte s’ouvre sur le commissaire Fillaudeau.— Mme Nouard! Excusez-nous de vous recevoir si mal, vous devez être épuisée.

Pardonnez à l’inspecteur de la Touche son initiative malencontreuse de vous avoir fait amener ici après le terrible accident qui vous est arrivé. Puis-je espérer votre pardon en vous offrant une tasse de café dans mon bureau?

Ce fillaudaire de commisseau, comme d’habitude, je ne sais pas s’il se fout de ma bobine ou s’il est aussi pédant qu’il le paraît. N’empêche que son café est bon, ce qui m’en bouche un coin.

— Mon collaborateur est quelquefois aussi délicat qu’une écuelle en grès, mais que voulez-vous, la police n’a pas les moyens pour de la porcelaine de Limoge.

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Néanmoins sous son aspect, comment-dire? pète-sec, c’est un bon policier et un brave homme au fond.

— Vous m’en voyez ravie et prête à verser une larme.— Nous éprouvons de la sollicitude pour les malheurs des gens que nous côtoyons, et

sommes très peinés d’apprendre que vous avez voulu attenter à vos jours. Vous nous aviez donné l’impression de quelqu’une d’heureuse, et nous nous réjouissions de vos bonnes fortunes. Quel événement si terrible a-t-il pu vous amener à une telle extrémité?

Avec du papier de soie autour, c’est la même merde que Pète-sec. Seulement là, c’est le commissaire en personne qui insiste, il faut croire qu’ils cherchent quelque chose. Je lâche du lest.

— C’est bête à pleurer. J’avais un traitement à base de cortisone, et comme à mon habitude, j’ai trop bu : le mélange est cumulatif. C’est juste une déprime médicamenteuse.

— Je me suis laissé dire que la cortisone à forte dose pouvait entraîner des complications telles que des crises de manie, suivies d’un état dépressif. Une crise maniaque pouvant prendre la forme de manifestations violentes.

— J’ai peut-être jeté une tasse par terre avant de m’effondrer en pleurs. Je vérifierai s’il y a des morceaux sur ma moquette.

— Nous avons justement constaté un amoncellement de morceaux brisés où vous vous étiez rendue naguère à la recherche d’un certain Noubel. Et accessoirement deux individus en piteux état, il s’en est fallu de peu qu’on les transporte directement à la morgue.

— L’inspecteur de la Souche me l’a dit.— De la Touche, avec un T.— Oui, deux là se touchent.— Je vois que vous allez mieux et que vous avez retrouvé toutes vos dents pour mordre.

Aussi vais-je vous soumettre deux hypothèses. La première expliquerait la bagarre de cette nuit par l’incursion d’une bande encore inconnue dans les locaux qui furent saccagés où les gardiens, inférieurs en nombre, subirent les sévices ordinaires d’une bagarre violente entre gens de la pègre pour des raisons que nous saurons bientôt par nos informateurs. Je ne vous cacherais pas que cette version aurait notre préférence, mais il se trouve qu’aucune rumeur ne fait état de rivalités dans ce secteur. Les deux personnes malmenées sont cependant passibles de quelques tracas pour avoir brutalisé un de leur compagnon, M.Popoueix, pour des raisons personnelles avérées, ce dernier s’étant autorisé quelques privautés sur la personne de Gigi, une amie très protégée de l’un de ses compagnons. Cependant on ne voit guère ce Popoueix se livrer à des représailles de cette nature ni de cette ampleur. L’autre hypothèse, très rocambolesque, nous ferait imaginer une personne ayant un compte personnel à régler avec ces individus, et qui se serait, sous l’emprise d’une substance dopante, livré à des voies de fait d’une rare sauvagerie avant de retourner contre elle-même les derniers élans de fureur destructrice. Que pensez-vous de mes réflexions?

— D’après ce que m’a laissé entendre votre inspecteur, ainsi que les descriptions que vous faites vous-même, il semble difficile qu’une personne seule ait pu s’attaquer à deux ou trois hommes habitués à la bagarre.

— C’est en effet le point faible de la seconde hypothèse. C’est pourquoi nous ne la retiendrons pas, et souhaitons ne pas avoir à le regretter. Néanmoins, pour réfuter partiellement votre remarque, je me suis laissé dire par un psychiatre de mes amis, que la force déployée par un malade lors d’une crise maniaque pouvait être si

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considérable que plusieurs hommes étaient parfois incapables de maîtriser une femme d’une quarantaine de kilos. Aussi, pour improbable qu’elle puisse paraître, cette hypothèse n’est pas dénuée de fondements. J’ose à peine imaginer la force qu’une grande et belle femme telle que vous serait en mesure de mettre en œuvre.

— Je ne suis pas moi-même en mesure de l’imaginer. Surtout aujourd’hui, alors que je me sens si faible. Je ne me souviens pas de ce à quoi j’ai pu me livrer pendant ma cuite, mais vous me verriez épouvantée si une telle chose avait pu m’arriver.

— Je n’en doute pas un instant. Je vais vous faire raccompagner, en réitérant mes excuses de vous avoir dérangée dès votre sortie de l’hôpital, et en vous souhaitant un prompt rétablissement. Je sais aussi que votre habitude de boire vous jouera des tours désagréables, et je ne saurais trop vous conseiller de contacter ces personnes qui seront en mesure de vous aider.

Il me tend une carte que je mets dans ma poche. T’occupe pas de ma bouteille, elle et moi on est de trop vieilles copines pour se quitter.

Les flics me ramènent chez moi. Je me re-suicide ou je fais quelque chose ? Je n’ai aucune envie de me couper les durites. Je n’ai jamais eu, à jeun, envie de me faire sauter le caisson, ni de me pendre, ni de m’empoisonner, ni de me noyer. Merde de merde de putain de vérole d’enculé d’alcool.

C’est mardi, il fait beau. Je suis en vie. Je m’accorde un après-midi de relâche. Je file au Bouscat. Même que je ressors les

habits de printemps, robe légère et veste Deauville.À l’hippodrome, il n’y a que des petites courses ce jour-là. Ça ne fait rien, les chevaux

sont toujours des chevaux. Les jockeys toujours en casaque. Le crottin sent toujours le crottin. Et j’oublie le Macquard, le Rougon mal embouché, les maris cocus et les femmes trompées.

Je passe un après-midi de fainéante. Je ne joue pas, je ne fume pas, je ne bois pas. Je profite du soleil qui ne va pas tarder à se trouver bouffé par de gros nuages qui arrivent. La dernière course va y avoir droit! Ça ne loupe pas. Des trombes d’eau se mettent à dégringoler, tout le monde se précipite vers des abris. Je cours comme tout le monde. Un grand gonze me rattrape et me dépasse en tenant comiquement sa casquette. Je le regarde et lui trouve une ressemblance avec quelqu’un que je connais. Qui? il me sourit.

— Comment vas-tu? Je le reconnais, c’est Duponh.— Ta moustache, qu’en as-tu fait?— Dans mon tiroir. Elle est fausse. Comme ça je me déguise quand je vais travailler, et

on ne me reconnaît pas quand je suis de repos. — Malin. Et réussi. On discute un moment, et je m’aperçois que Duponh me plait bien, surtout sans sa

moustache de caricature. Je commence à me projeter un petit cinéma d’avenir.— Ah! Voilà ma femme, viens que je te présente. Et il me présente sa femme, adorable, et son gamin mignon tout plein. Il regarde sa

petite famille avec un air de bonheur qui me fait mal aux seins. Pourquoi les types bien sont-ils tous mariés? Rengaine ancienne et sans réponse.

Je souris à tout le monde et tout le monde me sourit. Le monde me paraît tout beau et moi toute moche.

Après la pluie, on fout le camp. Chacun chez soi, moi chez moi. Je monte l’escalier. Au second, je fais un effort de politesse en sonnant chez le professeur de Petit-Poulet qui est venu à mon secours.

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— Bonsoir, j’espère que je ne vous dérange pas? Je tenais à vous remercier de votre intervention l’autre nuit.

— Ah! Bonjour, Mme Nouard! Bien sûr que non, vous ne me dérangez pas. Je voulais justement prendre de vos nouvelles. Entrez! Entrez! Ne restez pas sur ce palier. Des gens pourraient nous voir, croire que vous repartez et cela ferait jaser. J’ai une réputation de séducteur à préserver.

— Dans ce cas, c’est bien le moindre que je vous sauve la mise. Ne craignez-vous pas, cependant, que je sois un peu bas de gamme dans mon état de sortie de tombeau.

— Vous êtes superbe dans cet ensemble printanier, et vous avez pris des couleurs. Le grand air sans doute?

— J’étais à l’hippodrome tout l’après-midi.— À la bonne heure! Il referme la porte derrière moi, et m’entraîne dans son séjour. Son appartement ou le

mien, c’est le même plan. Chez moi, c’est pas rangé rangé, mais là! c’est le foutoir intégral. Il y a des livres partout. Non seulement sur les murs, dans des rayonnages, mais par terre, sur les tables, sur les chaises. Partout! On se demande si une bibliothèque publique possède autant de livres. On ne croit pas possible qu’un homme lise tout ça. En tout cas ceux que je connais.

Le professeur commence à ramasser des papiers.— J’espère qu’on va pouvoir dégager un peu de place pour s’asseoir. Vous avez cinq

minutes?— Bien sûr, j’ai même tout le temps qu’on veut.— Tant mieux, tant mieux! je suis très bavard et je préfère ne pas parler tout seul. C’est comme ça que je passe une longue soirée à bavarder avec un voisin, charmant, que

je n’ai pas vu dix fois depuis des années que j’habite cet immeuble.Je dois cependant ingurgiter son affreux café jusqu’à ce que je lui propose de le

confectionner et d’aller chercher mon arabica. Je ne descends pas la putain de bouteille de bourbon pas encore vide qui trône sur la table de ma cuisine.

— Je vous envie de sentir des différences dans le café, j’ai l’impression de passer à côté de quelque chose.

— Moi, je passe à côté de tellement d’autres. Tous ces livres… Dites-moi, vous êtes bien professeur de droit?

— Oui, c’est mon gagne-pain.— Qu’en serait-il en ce qui concerne la responsabilité de quelqu’un qui sous l’empire

d’une drogue serait violent?— Par exemple une crise de démence maniaque sous l’effet de cortisone ou d’alcool…

ou les deux?— Par exemple. J’ai droit à un sacré chié-pissé cours de droit. Je monte chez moi me coucher la tête farcie de trois cents volumes reliés chagrin.

***

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CHAPITRE 16

Le mercredi matin, je me rendis comme d’habitude vers neuf heures à l’agence Nouard. Je fis un café avant toute chose et la patronne arriva comme il terminait son écoulement dans le filtre en papier de la moderne machine. L’arôme emplissait notre petit univers et fournissait l’environnement rassurant dont nous avions besoin pour faire le point sur la marche de la maison.

J’informai Mme Nouard, un rien inquiet d’avoir mal répondu, de l’interrogatoire que Duponh m’avait infligé.

— T’inquiète! J’ai eu droit au même par ce cornichon de la Touchette, et le même en pire par Fillauduche. Ils se doutent que c’est moi chez Noubel, mais ils ne sont pas certains et ne peuvent ou ne veulent rien prouver.

Je fus quelque peu rasséréné de cette nouvelle et, ne craignant plus d’avoir l’air de me préoccuper de choses secondaires eu égard à ses malheurs, je lui fis part de meilleur cœur de mes idées sur la signification possible des listes interrogatives de feu Macquard.

— Tu sais que tu feras quelque chose, toi, si les petits cochons ne te mangent pas. Je rosis sous le compliment, mais comme je commençais à ne plus avoir honte de ma

sensibilité, je continuai sur la nécessité qu’il y aurait à étudier la comptabilité de la maison Macquard Frères.

— Tu as raison, t’en sens-tu capable?— Peut-être. — La belle réponse utile. Oui ou non?

J’hésitai. En réfléchissant je me dis que le risque n’était pas bien grand, au pire je ne verrais rien dans les chiffres, et si les autres n’y voyaient rien non plus, cela ne serait pas différent que de n’y point regarder.

— Oui. — J’appelle la Genièvre Bertiquard.

Elle appela Mme Geneviève Bertin-Macquard, qui demanda un temps de réflexions, disant qu’elle rappellerait.

— Bon, tu restes là, moi je retourne à Langon, j’ai quelques questions à poser à mon ami Barterne.

Elle décrocha le téléphone et appela la secrétaire de la société « S.&B. », qui lui confirma que M.Barterne serait là vers onze heures.

— C’est bon, j’ai le temps d’y aller sans jouer les Fangio. Pour ce qui est de la Labeyrie, je vais m’occuper de son cas un de ces jours. Si elle se manifeste, dis que je suis en enquête pour elle à Facture.

— Je lui en ferai une salée, de facture.— Gros malin! personne ne l’avait jamais faite, celle-là.

J’en convins, mais proférer des bons mots suppose d’en rater quelques-uns, cela ne porte pas à conséquence, quand on n’en fait pas profession.

La patronne partie vers d’autres vignobles, je fis mon ménage quotidien et me forçai, en l’absence d’autre travail, à revoir quelques cours de droit que j’avais négligés. J’étais enfin entré dans la matière, absorbé dans cette pourtant rébarbative potion, quand la porte s’ouvrit avec fracas.

Je n’étais point habitué à une telle pratique, les clients de Mme Nouard se montrant plutôt discrets dans leur approche, ressentant plus ou moins consciemment toute l’indélicatesse de leur démarche à demander la surveillance d’un conjoint. Aussi sursautai-je à

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l’ouverture violente de la porte qui alla buter contre le mur. Je levai un regard ahuri vers l’intrus qui se précipitait dans le bureau.

Il m’était tout à fait inconnu. Un individu de taille moyenne, de vêture anodine, de traits quelconques si ce n’étaient les marques de la plus grande fureur, s’agitant comme un beau diable, éructant des invectives à mon encontre dont j’avais le plus grand mal à deviner le sens.

Je ne suis certes pas d’une agilité intellectuelle hors normes, mais je compris bien vite qu’à défaut de Mme Nouard, je ferais parfaitement l’affaire pour régler le contentieux qu’il entretenait avec l’agence où je regrettai soudain de travailler ce matin là.

Retrouvant un semblant d’esprit et le métier ayant commencé à rentrer, j’essayai les méthodes standard de la calmothérapie, inefficaces en la demeure, croulant sous le flot d’une logorrhée postillonnante et, à bout de patience, fis l’erreur d’élever la voix à mon tour.

— Je vais te crever, saleté de fouille merde. Tu vas gicler tes tripes. Enculé! ça t’apprendra à te mêler de tes affaires, sale connard de pédé!

— ÇA SUFFIT!!! — JE VAIS TE CREVER!!!!

Et il passa à l’acte, selon la formule consacrée que j’avais apprise à l’hôpital il y avait peu de temps.

Défaisant fébrilement, mais, hélasefficacement, un emballage oblong qu’il tenait à la main et qu’il agitait d’un air menaçant depuis son entrée, il en sortit un fusil de chasse dont les deux trous me regardèrent d’un air malintentionné.

Imaginez ma surprise, moi : un jeune homme bien sous tous rapports, chéri de ses parents, modeste dans ses ambitions, ayant consciencieusement rangé sa chambre depuis son plus jeune âge, poli et révérencieux avec les autorités, confronté en si peu de temps à une attaque au pied de son immeuble, aux interrogatoires policiers, aux services d’urgence d’un hôpital la nuit, au spectacle désolant d’un saccage ; maintenant menacé par un inconnu brandissant sous mon nez un double canon capable d’arracher une calotte crânienne plus résistante que la mienne.

Croyez-vous que je pris le temps de réfléchir et de choisir par exemple le volume relié du « Petit Larousse », pas du tout! J’envoyai à la tête du visiteur tumultueux le deuxième tome du « Perochon : technique comptable moderne » que j’avais sous la main, brochure intéressante certes, et fort utile en d’autres circonstances, mais peu meurtrière en tant que projectile.

En face en revanche on était équipé pour le gibier, et le coup partait que j’avais plongé sous le bureau dont le bois écopa de quelques plombs égarés, l’essentiel de la volée allant se nicher dans la gravure représentant les quais de Bordeaux d’après Horace Vernet.

J’attendais anxieusement la suite du programme, craignant que le bureau ne fût point un rempart suffisant dans l’adversité, quand j’entendis un son que je vous traduis par « slong-bang-aïe! ».

— Lâchez ça! c’est dangereux, vous pourriez faire du mal à quelqu’un… Vous pouvez sortir de dessous votre bureau.

Je passai un œil prudent par-dessus le rebord du meuble, et voyant mon fusilleur sagement assis sur une chaise, se tenant le bras sous la surveillance d’une dame armée d’une canne, je me déployai entièrement et retrouvai une position plus honorable.

— Vous menez une vie bien mouvementée, jeune homme. Je m’attendais à rencontrer Mme Nouard.

— Elle est sur une enquête, je suis son assistant. Pour cacher un tremblement de contrecoup, je m’affairai à redonner un peu d’ordre au-

dessus du bureau.

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— Il serait peut-être bon d’appeler la police? Je ne crois pas, jeune homme que je pourrais indéfiniment tenir debout sans ma canne.

— Bien sûr. Je fis le tour du bureau, ramassai le fusil que j’entreposai dans le placard, et demandai

son nom à l’homme effondré sur la chaise. — Tiffont. Pierre Tiffont. Le nom m’éclaira la situation, mais je ne comprenais pas le pourquoi d’une telle

animosité à mon égard. J’appelai néanmoins la police. Comme ce sont quasiment des voisins, les inspecteurs ne traînèrent pas et je vis entrer un jeune rouquin et Duponh que j’aurais reconnu entre mille à sa moustache.

Cependant, comme ils avaient fait sonner les trompettes, arrivant en trombe munis d’une trompe de police dont les deux tons remplissaient la rue, les voisins étaient enfin sortis de leurs bureaux respectifs, et tendaient des cous démesurés pour apercevoir les éléments divers de ce fait-divers. Il fallut l’autorité de la force de police pour convaincre le troupeau de regagner sa bergerie. Le dentiste du dessus retrouva sa cliente prisonnière du fauteuil, les employés de l’agence de voyage repartirent aux Bahamas, mais les inspecteurs restèrent.

Comme c’étaient des professionnels, nous déclinâmes nos noms et qualités diverses, c’est ainsi que j’appris que j’avais bénéficié de l’aide du bras armé de Mme Blanche Macquard, veuve de Luc-André Macquard, ci-devant client de l’agence Nouard. C’était une personne approchant les soixante ans, distinguée comme il se devait, habillée d’un ensemble qui trouvait le moyen d’avoir l’air porté de toute éternité et de représenter le dernier cri de la mode.

L’autre en revanche était connu en tant que Tiffont, amant gifleur de Mme Pétrain. Je résume l’histoire qui, en dehors d’avoir failli me coûter la vie, ne présente que peu d’intérêt. L’homme n’avait pu supporter qu’on enlevât sa maîtresse quelque peu contrainte, et ayant relancé celle-ci chez elle au téléphone, elle avait eu la gentillesse de l’informer qu’elle n’y était pour rien et que tout était de la faute de l’agence Nouard, qui l’avait obligée à retourner auprès de son mari. Le sieur Tiffont, présentant un caractère bouillant, ne fit ni une ni deux, il s’arma du fusil de chasse ayant appartenu à son défunt père, le chargea des cartouches qu’il trouva dans un tiroir, heureusement du petit plomb et non point des chevrotines à sanglier, courut chez Nouard, y trouva votre serviteur en lieu et place de la patronne, en fit son objet de vindicte et éprouva le loisir de tirer une première cartouche.

Fort opportunément, Mme Vve Macquard venant traiter des affaires au cabinet, munie de sa canne qui ne la quittait guère du fait de déplaisantes douleurs lombaires (en complément de calculs rénaux), pénétrant dans le bureau, curieuse de l’altercation bruyante qu’elle y entendait, en frappa d’un coup magistral le bras du tireur, l’obligeant sous la surprise et la douleur à laisser choir son fusil, et lui-même, dégonflé soudain de sa fureur vengeresse, à choir parallèlement sur la chaise la plus proche, où il resta en état d’hébétude en attendant les forces de police qui lui tirèrent les vers du nez.

Les procédures de plaintes pouvant attendre, les policiers emmenèrent le pauvre Tiffont, et je demeurai avec Mme Macquard, apparemment pas plus émue que cela. Pourtant :

— Auriez-vous un petit remontant, je crois que j’ai besoin d’un peu d’excitant, sinon je vais défaillir.

Je fouillai le placard sans trouver autre chose qu’un fond de bourbon que je lui proposai.— Je ne suis pas tombée si bas. Un peu de cognac?

Je la priai de nous excuser de ce manquement au soutien économique d’une région sœur. En désespoir de cause, je proposai un café.

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— Si vous pouvez préparer un café, j’en prendrais volontiers. Je ne sais pas ce qui m’a pris d’intervenir comme ça, je n’ai pas tellement l’habitude d’être mêlée à des mitraillages qui sont peut-être votre ordinaire.

Je l’assurai que non, nous n’avions pas l’expérience quotidienne de furieux fusiliers, mais que oui, je pouvais lui confectionner un café et que, si elle le voulait bien, j’allais suivre une semblable ordonnance.

Nous prîmes donc ensemble un café pour lequel elle me complimenta. Je l’informai que tout le mérite en revenait au choix de Mme Nouard quant à son fournisseur.

— Ce doit être une femme bien intéressante. J’aurais aimé la rencontrer. Ma belle-fille, Geneviève, m’a appelée pour m’informer d’un projet de vérification de la comptabilité de notre entreprise. Pourriez-vous l’informer de ma visite, et lui demander de reprendre contact avec moi à ce sujet?

L’assurant que je n’y manquerai pas, je précisai que l’idée venait de moi, que je soupçonnais une manipulation des barriques et des acquits, que je supposai aussi que son mari l’avait découvert et qu’il en avait perdu la vie, que cela supposait quelqu’un de haut placé néanmoins dans l’entreprise, mais qu’on devrait trouver trace de tout cela d’une manière ou d’une autre dans les registres.

Je ne sus si mes explications parurent limpides, mais au lieu de répondre à ce sujet, elle m’interrogea sur moi, mon travail ici, mes études, même mes parents ce qui ne manqua pas de m’étonner, puis, me remerciant pour le café, prit congé en promettant de nous appeler bientôt.

— Votre estimation des gains sur les vins est trop importante, vous devriez la diviser par trois.

Elle partit que je n’avais pas encore songé à la remercier de son intervention.

Je me retrouvai seul et pris seulement conscience que j’aurai pu mourir pour avoir téléphoné à des laboratoires pharmaceutiques et avoir obtenu l’adresse d’un ancien employé. Le reste s’ensuivant.

Je nettoyai les tasses et la cafetière et fis un peu de rangement dans le placard. J’avais la bouteille de bourbon à la main qui m’importunait quand le téléphone me dérangea.

C’était l’avocat d’une cliente qui voulait une référence. — Un instant, il faut que je regarde dans les archives.

Je posai la bouteille sur la table du cagibi pour retrouver dans une boîte en carton le dossier correspondant.

— Allo! La dernière fois, c’était en novembre 1971, mais nous avons des photos relatives à mai de la même année.

— …— Non, nous ne fournissons rien de plus que le rapport remis à notre client en son temps.

Désolé, nous pourrions aussi fournir des indications à la partie adverse…De rien, au revoir, j’en parlerai à Mme Nouard … oui… oui…Bien sûr, au revoir.

Il fallut encore me rendre au commissariat de police afin d’y établir la déposition d’usage. J’eus droit au rouquin qui se montra sarcastique sur les risques du métier. Dans un élan d’ingénuité, je lui déclarai que je ne portais pas plainte contre M.Tiffont, mais il me répondit ironiquement qu’il ne pouvait tenir compte de mon point de vue, que l’usage d’une arme à feu contre quelqu’un échappait aux gentlemen agreements.

Énervé par ce jeune roussin, quand je sortis enfin de son bureau, souffrant de le voir maltraiter la machine à écrire de ses deux doigts malhabiles (pour un peu je lui proposai d’assurer la frappe moi-même), je bousculai un homme qui s’apprêtait à pénétrer dans le bureau.

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— Holà! Tout doux mon jeune ami. Mais n’est-ce point Monsieur Laistradet, de l’agence Nouard qui nous rend ainsi visite? Nous bénéficions d’une présence souvent renouvelée, ces derniers temps, de la part des membres éminents de cette diligente officine. Que nous vaut cet honneur?

— Coup de fusil, cette fois, Patron, dit le rouquin. — Voyons cela.

Ce fut ainsi que je fis la connaissance de Fillaudeau.Je dus ainsi recommencer mon histoire tiffonesque pour l’édification du commissaire,

qui revint sur le décès de Luc-André Macquard. Je naviguai comme je le pus au milieu de ses questions anodines ou brutalement précises, et je me flattai en sortant de l’habileté dont je croyais avoir fait preuve.

Ils me gardèrent trop longtemps pour que je pusse raisonnablement me présenter à l’Institut pour la longue séance de travaux dirigés du mercredi. Aussi déambulai-je dans les rues de Bordeaux, me nourrissant de pâtisseries rassasiantes à défaut de s’avérer très fines, j’avais l’âge de mon estomac.

Je revins à l’agence en fin d’après-midi, désireux de raconter à Mme Nouard les évènements du matin. Elle posait le téléphone lorsque je fis mon entrée.

— Tu tombes bien, nous avons du travail supplémentaire, es-tu disponible ce soir Petit-Poulet?

***

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CHAPITRE 17

Il faut que je mette de l’ordre dans pas mal de choses. Tout d’abord, en terminer avec cette ménagerie Macquard.

J’ai le vague souvenir d’une idée qui m’a traversé le crâne récemment, je n’arrive plus à me rappeler quand, ni l’idée elle-même, mais je sais que ça a un rapport avec les Rougon et Barterne. Alors le mieux, c’est encore d’y aller voir.

La Renault 8 rechigne à démarrer, pourtant il ne pleut pas ce matin et la batterie est neuve. Je dois perdre la main, ou alors c’est Jean-Pierre qui me l’a détraquée. J’ai des décisions à prendre aussi par rapport à lui.

D’abord la bistrouillerie Macquard. Le Petit-Poulet a bien travaillé encore une fois avec cette histoire de permutations de barriques ou d’acquits. Si on trouve quelque chose dans la comptabilité, on pourra peut-être tirer un trait avec la Geneviève. Les faux Rougon, en revanche, c’est pas gagné. À part d’aller voir Barterne, je suis dans le coltard.

Au moins je ne me ressens plus de mes côtes. L’alcool a eu un effet vasodilatateur sur l’hématome de mon œil, faut croire, car il s’est bien résorbé. Je commence à reprendre ma gueule des beaux jours, ce qui ne fait pas de moi quand même une rivale de la Belle Otéro. Encore que je connais quelque petit saligaud qui me l’aurait fait croire.

Je ne dis pas ce que ça me tourneboule quelque part, rien que d’y repenser, mais je me reprends car je dois fixer mon attention sur la route. J’arrive à Langon à peine une heure après avoir quitté le bureau.

Sur une place, je remarque des camions, dont un de chez Tordesillas dont je ne vois pas le chauffeur. Je gare la Major un peu plus loin, près du Grand Café dont la verrière aurait besoin d’un coup de jeune. Je crève d’envie de boire un verre, pourtant je n’y entre pas et vais directo chez Sausac & Barterne. Mlle Servais, petit caniche joue les Cerbères.

— Monsieur Barterne est en conférence. On ne peut pas le déranger maintenant.— Je crois que si. Je précède les inspecteurs des Indirectes. Ça urge.

Il y a des mots magiques dans la profession, faut croire. Mlle Servais prend son téléphone, appuie sur une touche secrète qui la met immédiatement en liaison avec son astre patronal.

— Monsieur Barterne, il y a la dame de l’autre jour qui vient vous prévenir de la visite des « Fraudes ».

— Couic rak dzingoinn! répond l’appareil.— Vous pouvez entrer.

Elle me montre la porte du saint des saints. Le bureau de Barterne est identique à la fois précédente, pas jeune et poussiéreux, mais plein de registres, de catalogues et de caisses de vin.

— Bonjour, Barterne. C’est encore moi.Je m’installe dans un fauteuil qui a subi plus de paires de fesses qu’il n’aurait dû.

— Mlle Servais m’a parlé de la Répression des Fraudes.— Il n’y a pas encore le feu. Mais il y a de la braise sous la cendre.— Comment le savez-vous?

Comme tout courtier et marchand de vin, il y a bien une petite irrégularité quelque part, aussi sa remarque ne veut rien dire de particulier pour ce qui me concerne.

— Vous savez que Macquard est mort.— Bien sûr. Nous en avons déjà parlé la dernière fois.— Je sais, mais vous ne m’avez pas dit la vérité sur vos achats de faux Rougon.— Je ne vous permets pas.

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— Allons, tu n’as rien à permettre, tu es dans la merde et si tu veux t’en sortir, t’as intérêt à tout me raconter.

— Je n’ai rien de plus à vous dire. — Tu connais Fert, n’est-ce pas?

Il accuse le coup. C’était un coup de bluff qui m’est passé par la langue. Je voulais dire Noubel et elle a fourché. Je ne le regrette pas.

— La brigade financière de la police est après lui, les Indirectes aussi, et la Douane. Les combines sont finies.

— Qu’est-ce que vous voulez?Il se laisse tutoyer et continue à me dire vous. Il perd un peu pied, le Barterne.

— La combine des faux Rougon.— Je vous ai tout dit, je vous dis!— On va pas être copains. T’es au courant de l’endroit où tu m’as envoyé, dans quel état

ça a été mis?— À Lormont.— Oui à Lormont, soi-disant chez Noubel. Noubel de Blanquefort.— Euh…! bien, c’est-à-dire, j’en ai entendu parler, pardi!

Ma religion est faite, le Barterne est mouillé dans la combine, plus qu’il me l’a chanté. C’est pas le moment de façonner dans la dentelle.

— Tu sais ce qui est arrivé à tes copains.— Ce ne sont pas mes copains!!!

Sous l’hystérie, l’aveu.— Si, tes copains. Tu sais qu’ils sont à l’hôpital.— Oui oui!— Et tu sais qui a fait le carnage?— Oui, euh…non. Non je ne sais pas!!!— C’est moi, et tu le sais. Deux gars costauds, pas comme toi, deux malabars réduits en

bouillie, les locaux saccagés, complètement détruits. C’est ce que je vais te rejouer ici.

Je me lève et d’un coup de revers, balance le téléphone par terre.— Non! non. Je vais vous expliquer, c’est pas ma faute.

Bien sûr, que c’est pas sa faute.

Je vous raconte les pleurs. Barterne et Sausac sont dans un bateau. Sausac tombe dans l’eau, qui? qui garde les dettes : Barterne.

— Les affaires allaient mal, les liquoreux ne se vendaient plus, j’avais du stock qui perdait de la valeur et les banques qui me réclamaient des agios de plus en plus gros.

— J’écoute, ma louloutte.— Il fallait fermer et encore, je ne m’en sortais pas. — Et alors, Zorro est arrivé?— Fert.— Quoi Fert?— Il avait une combine pour écouler le Sainte-Croix-du-Mont. Je lui ai vendu à prix

coûtant, bien content. J’ai pensé qu’il le transformait en Sauternes, mais moi je ne voulais rien savoir, j’avais vendu mon vin régulièrement.

— Mais il est revenu.— Oui. Je n’avais pas remonté la pente. Il me fallait de l’argent frais. Il est venu avec un

Suisse. Un Suisse allemand qui voulait placer des capitaux. J’ai vendu une partie de mes parts, il a acheté les parts de Henriette Sausac, qui voulait vendre. Et je suis

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devenu un employé, même si je suis officiellement le gérant. Je ne commande rien, mais s’il y a des ennuis, on ne connaîtra que moi.

— Je vais pleurer.— Je ne suis plus tout jeune, je n’ai pas eu le choix.— Noubel?— C’est par lui que je reçois les ordres pour les opérations bizarres. Car j’ai conservé des

affaires honnêtes qui marchent bien. Maintenant la boutique pourrais fonctionner sans les combines de Fert.

— Et Noubel?— L’adresse que je vous ai donnée est celle que je dois connaître. Même si je sais qu’il

n’y a rien derrière, pas de chais, pas de bureaux, rien. Je sais, j’y suis allé voir moi aussi. J’espérais que vous mettriez les pieds dans le plat. J’en ai marre d’avoir peur, pour moi, pour Mlle Servais, pour les gars qui travaillent pour moi. J’étais prêt à ce que ça pète.

— Les faux Rougon?— Je ne sais rien de plus que ce que j’ai dit l’autre jour. Je n’ai pas eu plus de caisses à

écouler. Je ne vois pas quoi tirer de plus. J’ai tout appris, mais je ne sais rien de plus qu’avant.

— Dis-moi, Barterne, qu’est-ce qu’il t’a dit, Fert, quand tu l’as appelé pour dire que je venais fouiner?

— Ben… que vous aviez envoyé deux gars à l’hôpital toute seule et … de rien dire. Il hausse les épaules, fataliste.

Je rejoins ma voiture. Au passage, je note que le camion Tordesillas est toujours là. Le chauffeur doit se boire un coup au bistrot avant de reprendre la route à moitié bourré. Je monte, à jeun moi, dans la Renault, toujours aussi récalcitrante, mais elle a l’excuse qu’une petite pluie commence à tomber.

Direction Blanquefort, les entrepôts Noubel, s’ils existent. Pour varier, je prends la route de la rive droite, plus étroite, mais moins encombrée que la N113. À la sortie de Saint-Croix-du-Mont je vois un camion rouge apparaître dans mon rétro. Il va m’emmerder jusqu’à Bordeaux celui-là je parie, encore heureux qu’il ne soit pas devant! J’accélère un peu, il me rattrape. Sans doute qu’il n’est pas chargé. Pas moyen de profiter du point de vue sur la Garonne avec ce gros-cul qui me colle. À Loupiac, dans le virage, je vois le côté du camion. Décidément, encore un Tordesillas, je suis poursuivie ma parole! J’espère qu’à Cadillac, il va me lâcher les miches, que je profite du paysage.

Peau de balle! À Cadillac, il est toujours là.— Plus près encore, mon pote!

Il n’entend rien, bien sûr.Moi, j’entends un boum et je sens la voiture qui saute. Le con, il n’a pas ralenti. Je me

serre au maximum et lui fait signe de passer. Il ne passe pas. J’ai compris. J’accélère à fond. La Renault se cabre et manque de partir le cul d’abord. Je prends quelques mètres, que le camion regagne. Il me recogne par derrière. Il cherche l’accident grave. Je ne suis pas une championne du volant, je ne sais qu’appuyer sur le champignon pour aller plus vite et freiner pour ralentir. J’aperçois les poteaux signalant une route à droite. Je tourne sur les chapeaux de roue, rate le virage et tape contre le poteau indicateur (« Bouit ; Mouleyre ; Broussey ; D120). ») qui m’empêche de partir en tonneau.

Le camion s’est arrêté et le chauffeur en descend, un grand type, muni d’un démonte-pneu. J’ai pas besoin de prendre une paire de lunettes pour voir une cicatrice sur la joue. C’est complet. Le quatrième homme, le seul qui n’est pas encore à l’hosto.

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Ça m’étonnerait que ce soit moi qui l’envoie aux urgences. Le moteur de la R8 a calé. Le démarreur ne sait braire que Reu-Reu. Chierie de merde. Démarre! Démarre bordel! DÉMAARRRE!

Le gonze s’avance, il passe devant le capot pour s’approcher de ma portière. Le moteur démarre! J’avais le pied à fond sur l’accélérateur. La Renault fait une embardée qui bouscule le type, l’envoyant dans le fossé. Je ne regarde pas ce qu’il devient, je file tout droit. À Bouit, je passe par la gauche entre les deux maisons, pour rejoindre la grand-route au Paillet, puis je fonce les deux kilomètres et demi jusqu’à Lestiac où je planque la voiture dans la rue parallèle à la D10 qui va à Bordeaux.

Quand le camion passe devant moi, je note son immatriculation, et je file téléphoner aux flics de la cabine publique près des ruines du château.

— Puis-je parler à Duponh?— Qui le demande?— Elizabeth Nouard.— Ne quittez pas…— Allô! Ici la boucherie Sanzot.— Fait pas l’andouille, je viens d’être poursuivie par un camion qui voulait m’envoyer

dans la Garonne.— Tu vas trop au cinéma.— Arrête! C’est le balafré, le dernier du trio qui a assaisonné Paupo.— Envoie vite!

Je décris le camion, fournit le numéro de la plaque et l’itinéraire prévisible.— Soit il a tourné aux Portets pour reprendre la 113, soit il continue sur la D10.— On s’en occupe. Passe pour le rapport.— Je passerai, mais il faut encore que je fasse deux ou trois choses.

Au moins je ne retourne pas à l’hôpital. La voiture n’a pas grand-chose. Juste un peu de tôle froissée du côté gauche et des

bosses de carrosseries au capot moteur. La porte arrière ne s’ouvre plus, un des feux-stops est en bouillie, mais je peux rouler. L’idée de traverser tout Bordeaux pour aller voir à Blanquefort me fatigue. Seulement quand faut y aller, faut y aller. Je tourne dans toutes les rues que je connais pour éviter les embouteillages. Tout le monde connaît les raccourcis et les détours rapides, et il y a autant d’embouteillages que sur les quais ou les boulevards.

Quand j’arrive à Blanquefort, j’en ai ma claque, et je suis d’une humeur de bouledogue. Le premier qui me marche sur les pieds, je lui écrase la tête à coup de Santiags. Je cherche le Noubel qui doit crécher par là. J’ai l’adresse. C’est un marchand de bois.

Je m’approche de l’entreprise où s’agitent des salariés qui ont l’air normaux. Ça sent la résine de pin. Mes nerfs se détendent un peu. C’est bucolique, il y a des fleurs le long d’un atelier fait de planches noircies au goudron sur la partie basse. J’entends le bruit caractéristique d’une scie à ruban. En passant je jète un coup d’œil par les vitres poussiéreuses. Un homme pousse une planche sur la lame de scie. Un autre guide un bois sur la dégauchisseuse. C’est bien une menuiserie ou des charpentiers. Des braves gens! la philanthropie de l’ouvrier charpentier n’est pas un centre pot pour rien. On me demande gentiment ce que je désire et on me répond aimablement.

— Ma povre! Le Noubel, c’est qu’on ne le connaît pas bien! On lui loue un petit bureau, il vient de temps en temps quand il a du courrier. Sinon il travaille sur les routes, il est courtier en vins, il n’a pas besoin d’autre chose qu’un bureau et une voiture. Et encore un bureau, je ne sais même pas si c’est bien nécessaire. C’est pas une vie – vous croyez pas madame? – d’être toujours en déplacements. Moi, je pourrais pas.

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Je remercie la secrétaire qui est aussi la femme du patron menuisier, et je regrimpe encore en voiture. Je me doutais d’un truc comme ça, mais il fallait voir.

Noubel, c’est du vent. Des adresses de rien, pas de chais, pas de stocks, tout dans le passage de papiers. Je me demande même si l’individu existe. Peut-être que c’est un courtier fictif, une astuce de Fert ou d’un autre pour brouiller les pistes des origines des vins vendus.

C’est un peu tard pour courir après Fert. Je retourne au bureau voir s’il y a des nouvelles des dames Macquard. Petit-Poulet n’est pas là, bien entendu, et si les Macquardes ont cherché à me joindre, il n’y a pas moyen de le savoir sans les appeler.

Je sonne la Geneviève.— Allô!Mme Bertin-Macquard, Mme Nouard à l’appareil, j’étais absente de l’après-midi,

avez-vous décidé pour la comptabilité? — Oui, nous en avons discuté avec ma belle-mère, Mme Blanche, et nous souhaiterions

vous en parler ce soir. Pourriez-vous venir chez elle, cours Xavier Arnozan, vers vingt heures.

— Je pense que c’est dans le domaine des choses possibles, je regarde mon agenda. Je n’ai jamais eu d’agenda. Ma mémoire me suffit. Mais je veux réfléchir deux

secondes, et je biche un peu que la chartronneuse poireaute.— C’est d’accord, ce soir à vingt heures. Pouvez-vous me préciser le numéro?— Naturellement.

Elle me le fournit et ajoute :— Il faudrait aussi votre collaborateur.— Naturellement.

Où vais-je le trouver cet oiseau? Il peut galoper n’importe où jusqu’à demain matin. Je vais passer chez lui et lui laisser un message. C’est tout ce que je peux goupiller. À moins d’aller l’attendre à la fin de son cours. Je m’aperçois que je ne sais pas à quelle heure il termine. Il faut y aller, je verrai bien.

Je vais partir que le téléphone sonne. Merde! Qui c’est? Petit-Poulet, qui sait? Non c’est Duponh.

— Ton camionneur, il est chez nous. Les gendarmes l’ont arrêté à Latresne, et nous l’avons récupéré. Passe pour ta déclaration.

— C’est entendu, demain. — Sans faute. — Juré.

Je pose le téléphone et la porte s’ouvre sur Jean-Pierre.— Tu tombes bien, nous avons du travail supplémentaire, es-tu disponible ce soir Petit-

Poulet?

***

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CHAPITRE 18

Mme Nouard m’informa en deux mots de notre rendez-vous quasi nocturne avec les dames Macquard, au domicile de Mme Blanche, dans un des quartiers les plus huppés de Bordeaux.

Dire que cela m’impressionnait serait surestimer mon sens des réalités. Je n’étais point conscient des différences de conditions entre la grande-bourgeoisie et moi ; être reçu dans la haute ne représentait simplement rien de particulier, et il eut fallu se rendre chez un ouvrier agricole ou un des sous-dockers à la journée du port, que la promenade m’eut semblé aussi naturelle, aussi ordinaire que de prendre un café dans un bar avec un autre étudiant.

Revoir Mme Geneviève, sans paraître déplaisant, ne m’excitait tout bonnement pas ; la perspective de remercier avec quelques heures de retard Mme Blanche m’ennuyait car je ne savais pas m’y prendre pour exprimer ma réelle gratitude, bien que j’appréciasse la possibilité de m’acquitter de cette tâche.

En revanche, voir prises au sérieux mes hypothèses, être en mesure d’en valider éventuellement certaines, découvrir peut-être les traces comptables d’une malversation, en établir la preuve, tout cela me transportait d’impatience mêlée d’un rien de forfanterie.

Je l’avais quittée partant pour Langon, je l’interrogeai sur son voyage. J’appris ainsi que Monsieur Barterne avait partie liée avec le dénommé Fert, dont il semblait que la loucherie de faux vieux Rougon lui tournât autour, j’appris aussi que de Noubel, point à Lormont ni plus à Blanquefort, et j’appris la course-poursuite spielberguienne des Bords de Garonne et ce qui s’ensuivit.

— Alors la bande des quatre est mise hors d’état de nuire. Qu’en pensent les policiers?— Les flics, j’en sais rien, je les ai pas vus depuis. Et pas le temps de m’occuper d’eux ce

soir.— En parlant de policiers, ils sont venus ce matin après votre départ.— Qu’est-ce qu’ils voulaient, ces petits chéris?— Force me fut de l’informer de l’impolitesse extrême de Monsieur Tiffont, et des dégâts

qu’il occasionna à sa gravure. Elle tourna la tête pour en mesurer l’étendue.— Oh! celle-là. C’est l’occasion d’en changer.

Elle ne se formalisa pas plus des quelques plombs qui parsemaient le bois de son bureau.— Patine d’antiquaire.

En revanche, je dois avouer qu’elle s’émut de ce qui aurait pu m’arriver et qu’elle ne prit pas à la blague cette partie de l’événement.

— Mais bordel de Dieu! tu ne pouvais pas te méfier. Putain! il faut faire gaffe avec des cinglés. T’es sûr que t’as rien? Faut pas rigoler avec ça. Merde! tu te rends compte que tu aurais pu mourir?

— Vous ne me paraissez pas bien placée pour m’abreuver de leçons de morale, vous que les camionneurs fous poursuivent sur les départementales pour vous traiter au démonte-pneu.

Après quelques amabilités, nous retrouvâmes nos esprits troublés par les risques encourus, soulagés que miraculeusement rien de fâcheux ne fût advenu, et pûmes rire de nos malheurs évités, masquant sous les plaisanteries les craintes rétrospectives que nous éprouvions pour l’autre.

Nous fîmes le rapprochement entre Mme Blanche Macquard et le camionneur, tous deux armés d’une redoutable contonde, l’un au service des forces du mal, l’autre de l’innocence

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juvénile, et sans que rien ne le justifiât vraiment nous en rîmes aux larmes, pris d’un fou rire aussi heureux qu’incongru.

Comme il fallait clore ce moment d’émotion, Mme Nouard proposa que nous allions manger un morceau avant de nous rendre chez les reines de Chartronnie.

— J’ai la dalle, j’ai rien bouffé à midi, on se fait vite fait un petit graillon, je t’invite.Je n’étais pas jeune-homme à refuser une invitation au restaurant, mon ordinaire ne me

permettant pas de tordre le nez sur une telle proposition. Comme le temps imparti pour se restaurer avant notre rendez-vous n’autorisait pas des agapes prolongées, Mme Nouard se résigna à une brasserie du cours Victor Hugo, où l’on servait vite, à toute heure et quelquefois des plats mangeables. Pour moi, c’était toujours meilleur que le restaurant universitaire où les sandwiches au pain qui me servaient parfois de cale-estomac, et je ne jouais pas la fine bouche.

Nous retrouvâmes la Renault 8, touchée par la disgrâce, mais roulante, après que nous eûmes avalé une entrecôte accompagnée de pommes de terre sautées recouvertes de beurre fondu mêlé de persillade et un ramequin de crème vanillée. Mme Nouard commanda pour arroser cela une bouteille d’eau de Vichy et je me retins à temps de la bêtise d’une remarque, malgré le désir d’un verre de vin que j’aurais bien vu accompagner la viande rouge.

À huit heures moins deux minutes, nous sonnâmes cours Xavier Arnozan à la porte d’un hôtel particulier. Une femme nous ouvrit :

— Ces dames vous attendent au petit salon.— Nous vous suivons, mon collaborateur et moi-même.

Élevé au rang de collaborateur, je pris note de mon ascension fulgurante dans l’organigramme de l’Agence Nouard, me demandant s’il serait conforme à l’image de marque de la maison que j’accomplisse encore dorénavant les tâches ménagères. Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur cette épineuse question de ma définition de poste, car la porte s’ouvrait sur le petit salon, qui de fait n’était pas bien grand, du moins pour moi qui m’attendais à une pièce immense. Cela dit, et pour ne pas vous amener à plaindre outre mesure les occupantes, le décor compensait en richesse la modestie des dimensions.

Mme Blanche se leva de sa bergère dont je n’eus pu dire le numéro du Louis correspondant – pardonnez mon ignorance d’alors, je n’étais pas né dans la soie – mais que je trouvai néanmoins fort élégant à défaut de paraître confortable.

— Mme Nouard, bienvenue et merci d’avoir bien voulu répondre à mon invitation. Monsieur Laistradet! je vois que le spécialiste a pu venir aussi. Merci de cet effort.

Alors, me surprenant moi-même, je répondis comme un habitué des mondanités en rajoutant des majuscules emphatiques aux titres de civilité.

— Je ne dois cet honneur qu’à vous, Madame. Par votre intervention courageuse et si opportune, vous avez rétabli une situation fort compromise et m’avez permis de retrouver une posture plus digne que celle où vous m’avez trouvé. Croyez, Madame, en mon infinie reconnaissance.

— Charmant garçon. Je m’en serais voulu qu’on perde un si pertinent futur analyste des comptes opaques des sociétés de négoce.

— Je ne saurais prétendre à de tels éloges, n’étant qu’à peine né et devant suivre encore longtemps l’exemple de mes maîtres.

— Ne rappelez point si fort votre jeunesse, vous nous obligeriez à reconnaître que la nôtre n’est plus. Pour ce qui est de l’expertise, sachez que je me suis renseignée auprès d’un de mes bons amis, le professeur Merlin-Beau, qui n’a pas tari d’éloge sur votre sens de la subtilité financière, et votre aptitude à lire les pièges des bilans soumis à vos

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examens. Aussi je ne doute point que vous saurez répondre à ce que nous attendons de vous.

Je tombai des nues, ne me doutant pas que je pusse sortir du lot commun des étudiants laborieux, éventualité qui ne m’avait ni effleuré ni paru désirable. Que le professeur Merlin-Beau connût mon nom me surprenait tant que je ne sus qu’en penser.

Nous ne tînmes pas plus longtemps cette hauteur de propos, Mme Geneviève intervenant alors, ayant abandonné pour sa part un cabriolet du même Louis que la bergère de sa belle-mère.

— Maman, peut-être pourrions-nous exposer ce dont nous avons discuté. — Naturellement.

S’adressant à Mme Nouard, elle expliqua que les hypothèses de l’agence dont elle avait fait part à sa belle-fille et que j’avais « eu la gentillesse de lui exposer » lors de notre rencontre, nécessitaient qu’on les tirât au clair.

— Néanmoins, et comme mon mari n’aurait pas manqué de vous en faire la recommandation, il importe de se montrer discret. C’est pourquoi nous avons pensé qu’il serait judicieux d’effectuer les vérifications en l’absence du personnel et sans l’appel à un cabinet d’expertise comptable, dont la déontologie n’impose pas les mêmes devoirs de réserve que celle d’un cabinet d’enquêtes confidentielles.

Mme Nouard souligna que la plus grande discrétion était toujours de mise afin de ne pas porter préjudice à des sociétés sensibles aux rumeurs non fondées, et que son collaborateur et elle-même sauraient faire preuve du plus grand professionnalisme, allié à la plus grande discrétion.

Tous ces préalables et salamalecs nécessaires à la clarification de ce qui nous était demandé enfin exprimés de part et d’autre par trois fois au moins, nous prîmes les dispositions pratiques pour cette équipée nocturne dans les locaux administratifs de Macquard-Frères.

— Je ne peux malheureusement pas vous accompagner, il serait malséant qu’on me voit fouiller dans les papiers et qu’on me soupçonne de ne pas faire confiance aux employés. Il y a des choses qui ne se font pas vis-à-vis de ses gens.

— Il en va de même pour moi, Maman, nous en sommes convenues.— C’est exact, aussi ai-je demandé à ma fille Virginie, qui n’a pas encore eu à

s’intéresser à la marche de l’entreprise et qui se montre… euh… suffisamment moderne pour que sa présence ne puisse être mal interprétée, de vous accompagner afin de vous ouvrir les portes. Elle ne devrait pas tarder maintenant.

Je découvrais avec amusement la délicate hypocrisie de ce joli monde qui nous mettait un chaperon dans les jambes avec l’air de nous rendre service. Il fallait bien que la famille fût représentée, mais pas trop.

Nous patientâmes dans l’espérance de Virginie, Mmes Macquard et Mme Nouard devisant comme si de rien n’était, parlant de ce qu’il faut pour meubler l’attente, faisant assaut de cette amabilité sucrée qui est la substance même de la vie mondaine. Mme Nouard me surprenait toujours dans ce rôle, habillée comme elle l’était et habituée à proférer des grossièretés à longueur de journée.

Moi, je m’ennuyais. La conversation de ces dames courant sur des sujets dont j’étais non seulement ignorant mais encore inintéressé.

Enfin Virginie vint. Je ne m’ennuyai plus.

Vous décrire cette jeune femme présente quelques difficultés, car il m’est impossible de prétendre à une quelconque objectivité. Néanmoins, il n’est pas exagéré de dire que c’était une beauté. D’autres que moi vous le confirmeraient, car dire qu’elle était belle correspond à

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l’opinion générale qui prévalait et vaut encore aujourd’hui. Je préciserais néanmoins que son entrée dans la pièce, sans précautions particulières, en jeune fille toute simple qui ne se sentait pas en représentation, me fit un effet tel que j’en restai stupéfait, si stupéfait que j’avais dû paraître bien idiot à tous ceux qui m’entouraient.

« J’m’en fiche pas mal » disait la chanson. Moi aussi je me serais moqué des éventuelles moqueries si tant est qu’il se pût y en avoir de la part de ces dames, sauf en d’autres circonstances peut-être, de Mme Nouard.

Virginie ressemblait tout à la fois à sa demi-sœur et à sa mère. Le même sourire dont Mme Geneviève se montrait avare, éclatait à tout bout de champ sur celui de la cadette, et le regard gris si fin de la mère se retrouvait, d’un éclat sans doute atténué, chez la fille. Je tombai – dois-je encore le préciser? – immédiatement amoureux de cette jeune fille toute simple dans son uniforme d’étudiante, pull à col roulé, jeans, mocassins américains aux pieds, longs cheveux blonds vénitiens, et franchise inaltérable.

Il conviendrait sans doute de ne point omettre ses longues jambes, sa taille de guêpe, son sein plein et fier et d’autres détails anatomiques auxquels tout homme s’avèrerait sensible. Cependant je m’abstiendrai de ces précisions, de crainte de tomber dans un graveleux malvenu, et me contenterai de vous inviter à imaginer Virginie selon les traits de quelqu’un qui vous comblerait, afin de comprendre le trouble qui m’habitât subitement.

Je ne sus jamais quel laps je restai dans cette hébétude amoureuse, sans doute une éternité pour moi et une infime seconde pour les autres, car lorsque j’émergeai enfin de cette léthargie, Mme Blanche disait :

— Entre ma chérie, que je te présente nos invités. Nous n’étions pas des employés, pas même des fournisseurs, nous avions acquis, par je

ne sais quelle action de grâce, le statut d’invités. Mme Nouard fut présentée à l’arrivante, puis vint mon tour ; je bénéficiai d’un éblouissant sourire qui me laissa sans autre réaction qu’un bafouillement indistinct comme j’avais cru ne plus avoir à craindre d’en proférer, tant il m’avait semblé acquérir de l’aisance dans mes manières depuis que je travaillais à l’agence de détective privé.

— Si vous ne connaissez pas d’autres mots, je serai obligée d’assurer la conversation cette nuit.

Elle rit.— Ne te moque pas, ma chérie, Monsieur Laistradet sera occupé pendant que tu parleras,

espérons que ton bavardage ne le dérangera pas trop dans son travail si précieux pour nous.

— Ne sois pas inquiète, maman, s’il le faut je me mettrai du Rubafix sur les lèvres. Je finis par émerger, repris pleinement conscience de l’endroit où je me trouvais, et fus

impatient soudain de me mettre au travail sans plus tarder. Ma patronne paraissait dans les mêmes dispositions, mais je la soupçonnai de ne plus pouvoir supporter ce « petit salon » et le bavardage qui y régnait.

Nous partîmes en procession, Virginie, Mme Nouard et moi, afin de nous rendre dans les locaux de Macquard-Frères. Nous débattîmes du moyen : devions-nous prendre une automobile ou effectuer à pied, par ce beau clair de lune, les quelques centaines de mètres qui séparaient l’hôtel particulier des locaux de l’entreprise? Virginie possédait une Mini Cooper rouge et proposa de nous véhiculer. Mme Nouard ne se ressentait pas de se plier en quatre pour descendre dans cette voiture, je n’avais quant à moi pas toute ma tête et je me moquais qu’on fît une chose ou une autre. Mme Nouard prétendit qu’elle avait besoin de sa voiture pour quelques enquêtes complémentaires et nous planta là.

— Rendez-vous aux Chartrons! Je me retrouvai, les genoux dans le menton, dans la Mini de la demoiselle Macquard.

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Le trajet fut, malgré l’incroyable inconfort sur les pavés, beaucoup trop court à mon goût, j’appris cependant que Virginie prêchait la Révolution Prolétarienne, que les communistes n’étaient pas assez radicaux et qu’il fallait prendre exemple sur les Chinois et Mao Tse Toung. Il ne me vint pas à l’esprit, (en avais-je encore?) que la révolution cadrait mal avec le petit salon et la Mini Cooper. D’ailleurs nous étions arrivés, nous retrouvions Mme Nouard et le travail à venir.

Virginie ouvrit une porte, nous pénétrâmes dans les locaux déserts, elle nous conduisit au service comptable et d’un geste circulaire de la main, nous invita à prendre possession des classeurs, registres, mémos, livres et comptes.

— Je ne sais pas où l’on trouve ce qu’on doit chercher, à vous de jouer.— À toi mon poulet.

J’eus préféré qu’on se dispensât de ce qualificatif volailler devant Virginie, mais celle-ci ne parut pas troublée de l’épithète.

J’étais dans mon élément et pris d’emblée les dispositions nécessaires, recherchant le grand journal, les comptes, les factures clients et fournisseurs des derniers mois et me plongeai dans l’analyse, sans trop savoir ce qu’il fallait trouver, confiant dans mes capacités à repérer les anomalies.

***

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CHAPITRE 19

Je me fais tartir en attendant la Virginie. Tenir le drageoir aux Macquardes c’est bien parce que c’est le boulot! Les avantages d’Arcachon par rapport à ceux du Cap-Ferret, je m’en fiche et m’en contrefiche. Les « Ma chère! » me tapent sur les nerfs. De plus, je suis mal assise dans ces bibelots Louis XV qui m’obligent à me tenir droite à une heure où je préfère m’étendre.

Enfin! Voilà la dernière génisse.Bon, c’est de la belle vachette. Le pis est gonflé, la croupe est faite pour vêler, le poil est

luisant, la patte est longue et c’est vif comme de la bête landaise. Petit-Poulet en a perdu le boire et le manger, pour un peu il nettoierait le tapis avec sa langue pendante.

— Entre ma chérie, que je te présente nos invités.On me présente à la gamine, on lui présente Jean-Pierre qui lâche un gargouillis

pitoyable.— Si vous ne connaissez pas d’autres mots, je serai obligée d’assurer la conversation

cette nuit. Elle glousse.

— Ne te moque pas, ma chérie, Monsieur Laistradet sera occupé pendant que tu parleras, espérons que ton bavardage ne le dérangera pas trop dans son travail si précieux pour nous.

— Ne sois pas inquiète, maman, s’il le faut je me mettrai du Rubafix sur les lèvres. Il est temps de déhotter, je ne supporte plus d’être assise et le canard ahuri se réveille et

frétille d’impatience.Il fait un temps superbe, doux, un clair de lune à éteindre les lampadaires. Je refuse de

me tortiller dans l’Austin de l’héritière.— Ça va pas! je vais pas descendre là-dedans!

Je prends mon coche en laissant les deux gamins se caser dans la caisse à savon anglaise.

— Rendez-vous aux Chartrons! C’est à croire qu’il y a cent kilomètres entre le château et les écuries, il leur faut peut-

être la nuit entière pour me rejoindre! La gamine pose sa voiture à côté de la mienne, le grand sifflet se déplie par la portière du passager. On ouvre les portes, on arpente des couloirs, on passe devant le bureau seigneurial de Monsieur Luc-André. On arrive enfin au service comptable. Jean-Pierre en prend possession, la gamine et moi reléguées au rang de crottes de bique.

L’ambiance devient à peu près aussi palpitante que dans le foutu boudoir de ces dames, Virginie et moi, on se regarde en chien de faïence, assises sur des chaises de bureau à roulettes, et on compte les mouches, histoire de tasser les plombes. Jean-Pierre est plongé dans les paperasses. Faut croire que ça veut dire quelque chose, car il grogne par moments, se précipite sur une autre pile de papiers qu’il feuillette en cherchant comme un cochon truffier. Ça s’accompagne de « bon » ; « ah! » ; « bien sûr » ; « c’est normal ».

Je me fatigue de cette conversation et les charmes de la petite Macquard me font l’effet d’un papillon sur mon pare-brise. Ça m’agace. Je me tire ailleurs. Scène égalée.

— Je vais me baguenauder dans la maison, j’ai quelque chose à vérifier.— Voulez-vous que je…

Je n’écoute pas la fin de ce que raconte l’autre, et claque la porte derrière moi. Je parcours rapidement les bureaux sans intérêts et je me réfugie dans les chais. L’odeur me rappelle la cave de mon grand-père et je rajeunis d’un siècle. Je n’ai rien à vérifier bien sûr,

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aussi je flâne. Les chais sont immenses et je m’y perdrais facilement. Je comprends l’articulation générale : une grande halle centrale, haute de plafond où s’ouvrent des lucarnes. Le clair de lune éclaire d’une lueur de bougie et je peux m’avancer sans me cogner à chaque barrique. Une grande porte relevable ouvre sur un quai de chargement ; sur les autres murs, des portes cochères donnent sur des cours qui s’articulent tout autour de la nef centrale. C’est beau comme une cathédrale et ses chapelles.

Un alignement de barriques, en rang par deux sur une trentaine de mètres de long, occupe le centre de la salle. De chaque côté, des citernes métalliques renferment des milliers de litres de vins. Je sors du grand chai par la porte du fond et je me retrouve dans une cour pavée qui donne elle-même sur d’autres chais moins grands, mais chacun d’entre eux contient plus de vin qu’un régiment de soiffardes ne pourraient en boire dans une année sans se retrouver atteintes de cirrhose.

Au bout d’un certain nombre de détours dans les différents chais, je ne sais plus où je me trouve. Les bordels de piliers de briques et les connasses d’arcades qui tiennent la charpente sont identiques, les nom de Dieu de lucarnes d’où pénètre la lueur de la lune conne comme la lune qui me permet de me diriger ont toutes la même gueule, les alignements de barriques ou de cuves, tout est du pareil au même d’une putain de salle à l’autre. Il faut que je retrouve la halle centrale. Je me dirige mi à tâtons, mi mironton, vers une lueur au fond d’un chai.

En m’approchant je distingue des voix. Je ne crie pas « À l’aide! », me doutant que c’est douteux. Nouard sur le pied de guerre. Un sioux au royaume de la vinasse. J’arrive près d’une arcade qui fait communiquer ce chai avec un autre. Les voix proviennent de derrière le mur, très près. Je coule un œil autour du pilier. À une dizaine de mètres de moi, deux hommes se tiennent près de barriques, éclairés par une lampe carrée portative, posée sur une futaille. Ça parle bas et ça s’engueule. Je vois que ça chauffe, mais j’entends que dalle.

Par moments le ton se pousse du col et je distingue des mots.— Je ne marche plus! …J’arrête…— On s’arrête pas comme ça, mon petit père… J’ai des moyens de …

Coquins qui se décopinent.Je me contorsionne pour entendre mieux et mon pied heurte un truc qui fait un barouf du

tonnerre en résonnant dans la salle.— Il y a quelqu’un! crie une voix.

Je ne moufte pas. Si je ne suis pas trouillarde, je ne suis pas idiote, et ne vais pas m’attaquer, à jeun, à deux hommes dans un chai désert au milieu de la nuit.

— Qu’est-ce que vous faites ici, sortez! Je vois la lumière s’approcher de ma planque. Rien à espérer. Je bondis en hurlant :

— POLICE! Le plus proche en laisse tomber sa lampe et reste coincé sur place, l’autre se carapate à

toute allure vers le fond tout noir du chai. Que faire? Quand il y a une connerie à entamer, c’est ma pomme qui s’y colle. Je me lance à la poursuite de l’ombre qui fuit. Comme on n’y voit pas grand-chose, je me cogne à des barriques, mais le type aussi, et le bruit me guide. Une porte s’ouvre, la lune découpe la silhouette d’un individu corpulent, mais pas grand. Ça me conforte dans ma résolution, me sentant plus costaude que lui. Je fonce. Tête baissée.

Et sur cette tête baissée je reçois une douelle. Le ciel est plein de chandelles, et le noir se fait.

On me secoue. — Réveillez-vous! Réveillez-vous!

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J’ouvre d’abord un œil. Le deuxième perçoit un homme penché sur moi qui me harcèle. Nous sommes dans le chai, la lumière est allumée et on y voit assez clair pour que ce qu’il y a à exposer.

— Réveillez-vous! Il manque de vocabulaire.

— C’est bon… Arrêtez de me secouer, je ne suis pas un prunier d’Agen.— Qui êtes-vous, et que faites-vous ici?

Ma parole, il inverse les rôles, le gonze! Je lui demande qui il est lui-même et ce qu’il glande à une heure pareille dans des chais.

— Je suis Ferdinand Macquard, et je suis ici chez moi. Je vous prierais de m’expliquer ce que vous, vous y faites, et à quel titre.

— Pollope! mon bonhomme. Je te prends la main dans le sac, en train de maquiller des barriques et des acquits, alors on change de ton.

Faut croire qu’il avait épuisé sa morgue de propriétaire, car il patine un peu.— Qu’est-ce qui vous fait dire cela?

J’y vais au culot, une illumination subite. — Ya pas besoin de sortir de Saint-Cyr, il suffit d’ajouter deux et deux. Quelqu’un

trafique avec les acquits, changeant de la vinasse en super vinasse, et ça peut pas être du petit personnel. Alors…

— Qui êtes-vous? La voix est un peu geignarde, on est loin du ton supérieur du Macquouille de mes

queues d’art de tout à l’heure.— Agence de police Nouard. Chargée par votre frère d’enquêter sur les tripatouillages

qu’il avait découverts. T’es pris mon bonhomme. J’ai presque de la peine pour lui, à le voir se transformer en gueille molle. Et comme je

suis la dernière des connes ou la plus intelligente des perruches du patelin, je bluffe à fond.— Ton copain Fert, il va pas être content que tu arrêtes, pas vrai?— Comment savez-vous que c’était lui?

Bingo! Je croyais que c’était Noubel qui m’avait défoncé le ciboulot. Va pour Fert, c’est encore mieux.

— Bon, on va aller voir les flics.— Je vous en prie, ne compliquez pas les choses, on peut s’arranger. Il ne faut pas qu’il y

ait de scandale, la société ne s’en remettrait pas. – Fallait y penser avant.– Mais tout Bordeaux va souffrir s’il y a un scandale sur les vins. Beaucoup de gens

seront au chômage. Ce n’est pas faux. De plus mes clientes et feu mon client n’auraient pas voulu voir étaler

sur la place publique les magouillages d’un membre de la famille. Ma belle, c’est pour étouffer ça qu’on te paye, pas pour débonder la barrique.

— Expliquez-moi le coup des faux Rougon.À la reprise du vouvoiement, il sait qu’il a gagné. Et c’est d’un ton plus affermi qu’il me

redemande pour qui je travaille.— Votre frère.— Mais il est mort!— Justement. — Je n’ai rien à vous dire.— Je crois que si. Votre frère m’a confié une mission, découvrir ce qui se cache derrière

ces bouteilles de faux vieux Rougon. J’honore toujours mes contrats. Si vous ne

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m’expliquez pas, je vais voir les flics, je raconte ce que je sais, vos histoires avec Fert, et je finirai par savoir. Choisissez, c’est moi ou les flics.

Il sent qu’il perd la main, et il se dégonfle.— Bon, mais j’ai votre promesse que vous ne parlerez pas à la police.— Si c’est pas trop moche.— Je vous en prie.— Parlez, on verra, sinon c’est moi qui parle tout de suite.— C’est une histoire simple.

C’est vrai que c’est simple. — J’avais des problèmes d’argent. Je peux vous parler franchement?

Quand ils commencent à parler, ils ne s’arrêtent plus. Faut qu’ils disent même ce qu’on voudrait pas avoir à entendre.

— Naturellement, je suis l’oreille amie dans la nuit. J’ai des formules comme ça de temps en temps. Ça mange pas de pain.

— Et bien… euh! …voilà, je ne suis plus tout jeune… On peut le dire, il tire ses soixante-dix piges, ou pas loin.

— Je ne suis plus tout jeune et je suis tombé amoureux. Roulez jeunesse, on retrouve les vieilles histoires de coucherie habituelles de l’Agence

Nouard. Bonjour le changement de clientèle.— Elle est belle et jeune et vous fait payer cher la chair fraîche.

Un sourire triste passe sur son visage.— Pas du tout, il est beau et me le fait payer fort cher. Ça revient au même en plus

compliqué. Je ne relève pas, je n’ai pas de préjugé contre ces goûts-là, on ne peut pas en dire autant

de tout le monde. — Bref, j’avais besoin d’argent. J’ai été contacté par Fert, il faut penser qu’il avait

quelques accointances dans l’entourage de Fabien. Il s’appelle Fabien.— Mummmmh…?— Nous avons monté l’échange des acquits et pris quelques bénéfices sur l’opération.

J’en serais bien resté là, mais il me tenait et m’a obligé à continuer.— Et ça vous arrangeait un peu.— Euh …oui, Fabien a des goûts dispendieux.— Votre frère se doutait de quelque chose.— Je crois. Je ne suis pas certain. Mais s’il a fait appel à vous, c’est qu’il commençait à

soupçonner quelque chose. Je dis pas qu’il se gourait complètement et qu’il accusait son gendre.

— Et les Rougon couillons? — J’ai reçu Fert à Rougon, c’était plus discret qu’ici, et en visitant il est tombé sur un

stock d’anciennes bouteilles vides et d’un stock d’étiquettes d’anciens millésimes de Rougon et de Bégune qui dormaient dans un chai. Il faut dire qu’il est très inventif, il a immédiatement trouvé la combine. Il a acheté quelques pièces de médoc quelconque quasi madérisé et en a rempli les bouteilles. L’étiquette est d’origine.

— Les bouchons? — Pas de problèmes, il est d’usage de reboucher les très vieux vins de temps en temps,

les bouchons neufs ne tiraient pas à conséquence. — Vous avez bien vendu?

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— Oh! Oui. Aux cours actuels du Bordeaux, avec tous ces fous qui croient qu’un vieux Bordeaux est un placement au lieu de le boire, il y en aurait eu le double qu’on se serait arraché les bouteilles quand même.

— Tant pis pour les poires! — J’avais besoin d’argent, c’est ce que je me suis dit. En fait c’était une bêtise, trop

visible, mais Fert ne sait pas résister à une combine, il fraude pour le plaisir. Le coup l’excitait, pas moi. C’était fatal que quelqu’un s’aperçoive de l’entourloupe.

Sur ces propos de haute moralité, je l’emmène dans les bureaux voir les deux autres.

— Oncle Ferdinand! Ça tombe bien que tu sois là, tu devinerais jamais ce que Jean-Pierre a découvert dans la comptabilité. Il va te raconter, je vais chercher Maman.

— Bien sûr, ma chérie, va! Elle sort, toute excitée de la nuit originale qu’elle est en train de vivre, elle se croit dans

le « Club des Cinq ». Tonton Ferdinand, lui, sait déjà que ça va être sa fête.Il faut que je précise un truc. Ça n’a pas d’importance, mais c’est pour mon confort

intellectuel.— Vous changiez les numéros sur les barriques, les ouvriers ne s’en apercevaient pas? — Si, bien sûr, pour qui les prenez-vous? Il y a deux équipes. C’est pas très habituel dans

le négoce, mais nous pouvions ainsi accueillir les camions tôt le matin et tard le soir, évitant les embouteillages des quais qui deviennent impossibles à gérer. Je suis conseiller municipal, je sais qu’il n’y a pas d’espoir d’amélioration.

Conseiller municipal, évidemment.— Oui et alors? — Chaque équipe pouvait faire semblant de croire que c’était l’autre qui avait déplacé les

barriques. Chacun sait qu’il y a des manipulations délicates à opérer dans le commerce.

Délicates, évidemment.— Encore un point, connaissez-vous Noubel?

Là, il m’en bouche un coin. Il se met à rire, l’instant d’avant il avait l’air accablé par le sort, maintenant il se gondole.

— Noubel. Vous cherchez Noubel! — Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle!— Vous avez raison, pardonnez-moi! Je crois que cela me fait du bien de rire, pour

relativiser mes ennuis. Ça me le rend sympathique, le Tonton Ferdinand pris par le démon de la vieillesse.

— Noubel, il n’existe pas, c’est un prête-nom pour Fert. Quand il faut l’exhiber, c’est un type qui travaille comme chauffeur chez Tordesillas qui tient le rôle. Un gars qui aurait la technique pour changer le contenu d’une citerne en cours de route, sans toucher aux plombs de la douane.

— Un grand gars avec une cicatrice sur la joue? — Vous le connaissez? — Oui, je l’ai rencontré. — Méfiez-vous, c’est un individu dangereux. — Merci du conseil… Restez avec mon collaborateur, je reviens.

C’est pas délicat de le dire, mais j’ai la chiasse.

***

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CHAPITRE 20

Mme Nouard me laisse seul avec le frère survivant. — Qu’avez-vous découvert, mon jeune ami?

Je commençais à ne pas apprécier qu’on m’appelât « mon jeune ami » d’un air condescendant. D’autant plus que je venais de déceler quelques manipulations indélicates, bien qu’élégantes en terme d’utilisation imaginative des circuits financiers.

J’informai donc Monsieur Ferdinand de ma lecture attentive des comptes et des factures.— Je voulais savoir comment l’argent sortait de la société. — Avez-vous trouvé? — Oui. — Félicitations.

Le pire, c’était qu’il proférait un compliment sincère. Cela n’avait pas l’air de l’inquiéter plus que ça.

— J’aimerais autant que la famille ne sache pas comment je m’y suis pris, ni éventuellement combien. Nous pouvons peut-être, vous et moi, nous entendre. Cette somme vous permettrait-elle de ne plus comprendre le mécanisme?

Il écrivit sur un papier ce qu’il me proposait.Il y avait de quoi ne pas travailler l’année suivante et terminer mes études

confortablement. Qui aurait pu résister?Moi.Je ne me ressentais pas de cacher à Mme Nouard ce que j’avais découvert, me

considérant comme son débiteur, ni de me percevoir comme une variété de maître-chanteur. Je déclinai l’offre.

— Vous avez peut-être raison. En fin de compte c’est peu pour se vendre, mais je ne peux offrir plus.

— Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une question de montant. — Que vous êtes rafraîchissant. — Pour ce qui est du montant de vos… délicates écritures, Mme Blanche en a fait une

estimation assez juste. Je viens de vérifier. — Chère Blanche, quel œil infaillible de rapace! — Votre frère aussi avait dû voir. Il y avait quelques marques au crayon sur diverses

factures de fournisseurs, pour lesquelles c’était toujours vous qui aviez signé les chèques de règlement.

— Je sais cela. Mme Nouard rentra à cet instant.

— Vous saviez donc que votre frère était au courant. Vous m’avez raconté des craques tout à l’heure en faisant l’ignorant.

— Quelle importance? — C’est que je ne peux m’empêcher d’avoir une mauvaise idée qui pourrait bien

intéresser mon ami Fillaudeau. — Comment cela? — J’imagine fort bien que votre frère vous ait accusé de tripatouillage ou carrément de

vols, et que vous l’ayez tué pour cacher votre petit manège et votre petit Fabien. — Êtes-vous folle! Comment penser que j’aie pu tuer mon frère? — Parce qu’il est mort et que la police tourne toujours autour de sa dépouille. — Mon Dieu! Mon Dieu! C’est impossible. Quel scandale si on me soupçonne de l’avoir

tué.

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Le scandale l’inquiétait manifestement plus que l’accusation de meurtre.— On ne peut pas laisser un bruit pareil se répandre. — Ce n’est pas un bruit, c’est un meurtre, Tonton-flingueur. — Mais non, cessez de dire cela, ce n’est pas un meurtre!

La partie se déroulait sans moi, Mme Nouard et Ferdinand Macquard échangeaient des mais-si, mais-non, sans avancer d’arguments qui pussent faire évoluer la situation.

— Ce serait un accident, je parie! — Bien sûr que non! c’est un suicide, la police le sait, la justice l’a admis. Pourquoi

vouloir dire l’inverse? — Simplement que si vos magouilles financières ne me troublent pas la rate, je ne marche

pas quand il s’agit de la mort d’un homme. Je vais appeler la police. Mme Nouard se dirigea vers un poste téléphonique et décrocha le combiné. Elle allait

pour composer un numéro. Monsieur Ferdinand appuya sur le contacteur et coupa :— Laissez, je vais vous montrer. De toute manière, vous savez déjà tout. Venez.

Il nous entraîna dans un bureau de ministre, tout en boiseries patinées, meublé à l’avenant, exhalant l’encaustique. Il s’apprêta à ouvrir un tiroir. Mme Nouard se précipita.

— Pollope mon pote! pas de blagues. Il la regarda ahuri. Puis il comprit.

— Vous craignez un revolver. Pas de danger. Passez le doigt juste derrière la traverse du tiroir, là… vous sentez une légère excroissance du bois?

— Oui. — Appuyez fort dessus.

Une tablette sortit du plateau du bureau. Il s’approcha, leva une fine plaque de bois. Dans la tablette doublement truquée, il y avait la place pour une feuille de papier. Il la tendit à Mme Nouard.

— Lisez! Elle parcourut rapidement la lettre et me la tendit à mon tour.C’était une lettre manuscrite de Luc-André, expliquant qu’il avait découvert les

malversations de son frère, et qu’il allait se suicider, ne pouvant affronter le scandale et le déshonneur. La lettre ne comportait pas de signature.

— C’est moi qui ai trouvé mon frère. Je venais d’effectuer quelques changements sur des barriques, et je suis venu dans mon bureau. Il y avait de la lumière dans le sien. J’y suis allé et je l’ai trouvé, mort depuis plusieurs heures. J’ai vu la lettre, je n’ai laissé que la deuxième page, et j’ai appelé la police.

— Désolée. — Est-ce une raison de se supprimer, ça, l’honneur et la peur du scandale ? dis-je,

quelque peu incrédule. — Pour moi, sans doute pas, mais pour mon frère, oui. Il était imbu de sa caste et

supportait mal l’évolution du monde. Le dernier des vieux Chartrons peut-être.Il rangea la lettre dans le tiroir, et referma le mécanisme.

Nous attendîmes ces dames dans un silence songeur. Elles arrivèrent bientôt. Je revis avec plaisir Virginie, mais je n’eus pas le loisir de m’absorber dans sa contemplation, Mme Blanche et Mme Geneviève se tournèrent vers M.Ferdinand et dirent quasiment en chœur :

— Que se passe-t-il?— Que se passe-t-il ?

Interpellé ainsi, d’un geste las et résigné il désigna Mme Nouard. — Juste une histoire d’amour qui a mal tourné. Il fallait de l’argent à Monsieur Macquard

ici présent pour… il lui fallait de l’argent, et il a manipulé quelques pièces de vins et

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quelques pièces administratives. Son frère s’en est aperçu, et de peur du déshonneur et du scandale, s’est suicidé. Fin. Les faux Rougon, c’est un à-côté d’un acolyte imprudent.

Mme Blanche prit la parole.— Mon pauvre Ferdinand. C’est le petit Fabien qui t’as réduit à ça? — Bien sûr. — À nos âges… — Que va-t-il se passer, maintenant? demanda Mme Geneviève. — Rien. — Rien? — Rien. Mon mari s’est suicidé, c’est une affaire classée. La société a-t-elle perdu de

l’argent dans tes opérations Ferdinand? — Non.

Mme Macquard se tourne vers moi d’un air interrogateur.— C’est exact, les vins entrés ont été payés à leur prix normal, les vins vendus sont entrés

à leur prix normal aussi en recette pour la société. Il n’y eut que la plus-value sur l’opération de permutation des appellations qui ait fait l’objet d’une sortie de capitaux.

— Parfait. La société peut-elle être poursuivie pour fraude?— Sans aucun doute. Les capitaux sont sortis par un système de faux achats de vins, donc

avec des acquits secs vers une société qui, je le suppose, appartient à Fert.— Non, à moi.

C’était M.Ferdinand qui relevait la tête. Mme Geneviève prit la parole :— Est-ce qu’on peut quelque chose pour empêcher le scandale?— Bien sûr, ma chère nièce. Il suffit de ne rien dire et de colmater les brèches. Je ne

pense pas que les vins vendus puissent aujourd’hui nous valoir des désagréments, les papiers n’ont pas été falsifiés, et les vins ne sont plus là depuis longtemps. Comme ils sont repassés par plusieurs courtiers avant d’être bus, ils ne constituent même pas une mauvaise publicité pour nous.

— Il reste les acquits secs.C’était moi qui intervenais.

— Il faut faire rentrer de l’argent correspondant pour les éliminer.Mme Blanche m’interrogea :

— C’est la seule solution?— Je crois.— Il a raison, tu le sais bien Blanche.

Mme Blanche se tourna vers son beau-frère.— Il faut que tu rachètes ce vin fictif qui ne peut rester dans la société. — Allons, Blanche, tu te doutes que je n’ai pas l’argent, sinon je n’aurais pas fait tout ça.— Je propose qu’aux filles et moi, tu vendes des parts de la société, et avec l’argent tu

rachètes le vin fictif que tu as fait entrer. J’observai cet arrangement en famille en me demandant si on s’étripait ou si on se

soutenait. Il n’y a pas de réponse, je crois.— La moitié de mes parts devrait couvrir. Tu peux pour ce montant ?— Oui, nous pouvons. — Parfait.

Mme Nouard se leva. — Je crois que nous n’avons plus rien à accomplir ici, mon collaborateur et moi-même,

nous allons nous retirer.

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— Envoyez-nous votre facture sans tarder, je préfère clore toute cette histoire le plus vite possible.

— Bien entendu. Soyez tous assurés de notre discrétion. Tu viens Jean-Pierre?Virginie sortit de sa réserve. Je ne l’avais pas trop regardée durant toutes ces

explications où elle était restée muette, étrangère aux tractations dont elle était pourtant partie prenante.

— C’est quoi un acquit sec?Je répondis :

— Un « acquit » c’est un papier des impôts, « sec » car il correspond à une marchandise qui n’existe pas.

— Bien.Elle se tourna vers moi.

— Je vous accompagne.Nous sortîmes ainsi tous les trois, Mme Nouard, Virginie et moi, laissant la famille

régler les détails des passations d’actions et de pouvoir au sein de l’entreprise, car c’était aussi de cela qu’il s’agissait.

Dehors, nous stationnâmes près des voitures rangées côte à côte. On vivait un temps de printemps d’une douceur angélique sous la clarté d’une lune resplendissante. Un vrai cliché de cinéma hollywoodien.

— Qu’est-ce que tu fais, Jean-Pierre? Virginie intervint.

— Je vous ramène, si vous voulez.— Si vous voulez.

C’est ainsi que nous nous séparâmes, ce soir-là, Mme Nouard et moi. Je me retrouvai dans la Mini Cooper, tandis qu’Élizabeth faisait démarrer la Renault 8.

Je ne m’étais jamais aperçu que Bordeaux pouvait se montrer si beau la nuit. Nous passâmes devant la Bourse Maritime, les Quinconces avec leurs monuments aux Girondins, les colonnes couronnées de bateaux, la masse du Grand Théâtre de Victor Louis, le Palais de la Bourse et les beaux immeubles des quais, dont la nuit cachait la crasse, ne laissant que l’élégance de leurs silhouettes illuminées.

Qu’on fût chahuté par les roulettes de l’Austin qui tressautait sur les pavés et les reprises du goudron, cela me fut bien égal. Après un gymkhana dans les petites rues, Virginie arrêta sa voiture au pied de mon immeuble. Nous montâmes.

— C’est drôlement bien rangé chez toi.— Cela vaut mieux, sinon quel taudis.— J’m’en fous pas mal.

Nous nous sommes couchés sur le lit étroit de ma chambre, et nous avons fait l’amour. Je vous épargnerai de filer au-delà de l’élégant une nouvelle métaphore pour décrire ce que chacun, et le plus petit mammifère, pratique naturellement. Nous nous accordâmes cependant dès les prémices, c’est assez rare pour m’autoriser à le signaler.

*

Je monte dans la Renault et rentre au bureau. Il fait une nuit de pleine lune. J’entends hurler les loups-garous. Je regarde par la fenêtre

les gens qui passent dans la rue. C’est la dernière sortie des cinémas. Les gens parlent entre eux du film ou de quelque chose qu’ils partagent.

J’ai envie de cracher sur les gens heureux.

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La nuit est bien avancée maintenant. Moi pas trop, par contre. Qu’est-ce que je vais inventer pour mon reste de nuit? J’ai pas envie de dormir, j’ai pas envie de tirer le bilan de tout ça, j’ai envie de m’enfoncer dans le noir et de tout balancer à la flotte. Quelle cagade foireuse, cette affaire. Détective privée de mes fesses, oui! Tu crois te sortir des cocus, des histoires de cul qui tournent mal, des enfoirés de première qui te conchient les pompes pour du fric, et tu te retrouves avec une vieille tante qui se ruine pour un mignon, une vieille bourgeoise qui en profite pour lui piquer le patrimoine, une gamine qui te soulève ton mignon à toi, quatre affreux qui t’envoient toute déglinguée à l’hôpital, un fou furieux qui canarde ton secrétaire dans ton bureau, un voyou qui te pousse au fossé, des flics qui sont heureux en ménage (on aura tout vu!), un client qui se suicide sans te prévenir, un commissaire de police dont on ne sait jamais ce qu’il veut. Putain! t’en as pas marre de cette merdouille?

Si, j’en ai marre. Tellement marre que je quitte le bureau et descends au Régent. Je m’installe au bar, il n’y a que là qu’on est bien.

— Il est pas là, Régis?— Non, il ne fait plus la nuit. À son âge, vous comprenez…

Je comprends qu’en voilà encore un qui me lâche. À son âge! Et puis quoi encore! Mais moi, je suis pas vieille. J’ai trente-cinq ans. J’ai des fesses, des seins, des guibolles, un ventre, un sexe. Je suis pas morte. Trente-cinq ans!

Je commande un bourbon. C’est dégueulasse. Je l’avale d’un coup tellement c’est pas bon. Le deuxième est déjà presque aimable. J’allume un panatella, c’est amer, c’est âpre. C’est un tabac italien à vous écorcher les dents rien qu’à le regarder. C’est complètement dégueulasse.

Encore un bourbon. Au bout du bon bourbon, le barman me débourre du bar. Bordel! Chier!

J’engueule le dernier passant. Je me hisse jusqu’au bureau. Je fouille dans le placard. Il n’y a plus rien à boire. Salaud de Petit-Poulet, t’as fini la bouteille. Tu fais le joli cœur, mais tu finis les bouteilles dans mon dos. Je m’écroule sur la banquette. J’envoie mes Santiags à l’autre bout de la pièce pour caler les murs. J’arrive à détacher mon soutien-gorge et je l’accroche au plafonnier. Je détache ma ceinture pour donner un peu de place.

Je fais le tour des problèmes. Premièrement, le boulot. Faut un truc. Ou alors faut pas. Permièrement Petit-Poulet. Non, deuxièmememment. Deuxièmement, faîtes excuse! Bon : premièrement, le boulot. Premièrement aussi Petit-Poulet. Deuxièmement les flics. Troisieumement le boulot.

Aussi il y a l’appartement. Et le bureau. Et le boulot. Et Jean-Pierre. Et les flics et le boulot.

Faut que je boive un coup. Il n’y a rien dans cette turne. Premièrement, boire un coup.

Il n’y a rien à boire, je sens que je vais grimper aux rideaux. Je vais sonner chez le dentiste. Le con, il habite même pas là. C’est juste un cabinet pour bousiller la gueule de ses clients. Salaud de menteur d’arracheur de dents. À l’agence de voyage, c’est pareil. Elles sont toutes parties. Salopes.

Je sors pieds nus dans la rue. Il n’y a personne. Ils dorment tous. Je hurle à la lune.— Ta gueule! y'a des gens qui dorment.

C’est un clodo qui pieute sur un banc dans le jardin au centre de la place Gambetta.Je traverse la rue. Je lui pique sa bouteille.

— On touche pas! C’est à moi, hé! la gonzesse.Je lui flanque un coup de poing sur la tronche à ce gros dégueulasse. Et je repars avec la

bouteille. C’est un muscat sucré. Le liquide le moins cher du marché de la saoulerie. Salaud

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de clodo, c’est aussi rapace que la mère Macquard. Ça tuerait pour dix balles comme l’autre pour des millions.

Je remonte dans mon repaire. J’avale le muscat. Je le dégueule par terre, et je m’endors.

***

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CHAPITRE 21

La matinée était bien entamée lorsque nous nous réveillâmes ce vendredi matin, serrés l’un contre l’autre dans un lit qui me contenait à peine en temps ordinaire.

Je serai en retard au bureau, mais à l’heure où nous avons terminé hier, je ne me sentais pas en faute, considérant que les heures de nuit valent largement les diurnes.

Virginie se leva quand le café commença à gargouiller dans la cafetière italienne. Je la regardai s’étirer dans cette chambre trop petite pour se livrer à cet exercice sans risquer de cogner dans les cloisons.

— Aurais-tu du thé?— Non, désolé.— Dommage, va pour du café!— Il faut que j’aille au bureau.— Es-tu sûr de devoir y aller?— Hélas, oui. Sinon, je ne vois pas comment je paierais le loyer de ce luxueux

appartement.— Tes parents?— Ils n’ont pas d’argent, ce qu’ils gagnent c’est déjà juste pour eux.

Nous avons bu nos cafés, avec du pain sans beurre mais avec de la confiture qui, elle, ne nécessitait pas de réfrigérateur.

Il était dix heures très largement passées lorsque je franchis les portes de l’Agence Nouard.

— Alors, Petit-Poulet, bien dormi?— Oui, merci.

Je remarquai seulement alors les traces d’alcool qui flottaient dans l’air, plus une légère odeur de vomissure. Je regardai Mme Nouard et n’eus aucun doute sur le régime alimentaire de la nuit.

Cependant, contrairement à d’habitude, la pièce était presque propre, la fenêtre sur la rue ouverte, le sol quant à lui avait eu droit à un lessivage, grossier mais un lessivage.

La situation se révélait si inhabituelle que je m’enquis auprès de Mme Nouard de son état de santé.

— Allez-vous bien?— Je ne sais pas trop, mais ça ira bien. C’est toi qui as biberonné le reste du bourbon?— Non, certainement pas! La bouteille doit toujours être à côté. Mais croyez-vous qu’il

puisse ne vous procurer que du bien?— Donne la bouteille, je ne l’ai pas trouvée cette nuit.— Je vais vous la chercher.

Passant dans le cagibi, j’attrapai la bouteille sur la table où je l’avais abandonnée par mégarde la veille et la rapportai à Mme Nouard.

— Donne-moi un verre. Je lui tendis un verre à whisky. Elle le remplit, vidant ce qui restait de bourbon. Et le

leva.— À ta santé mon salaud!

J’osai un « à la vôtre! » — Tu vois ce verre… c’est le dernier.

Elle ouvrit le placard et renversa le bourbon dans le lave-main qui faisait office d’évier. Ma tête!— Que tu es drôle! Si tu te voyais!

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Je crois que moi-même je me suis vu ahuri, stupéfait, incrédule et sans voix.

— Si on se faisait un café? Malgré celui que j’avais pris avec Virginie, je ne refusai pas l’offre de ma patronne,

parce que son café était meilleur que le mien, et que j’avais besoin de me raccrocher à un événement familier avant d’essayer de comprendre ce qu’impliquait le verre retourné.

L’odeur de l’arabica occulta les relents d’alcool et de déjections que l’air venu de la fenêtre n’arrivait pas à dissiper. Assis de part et d’autre du bureau, nous sirotions notre tasse quand Mme Nouard repris la parole.

— Je ferme l’agence. Je ne dis rien. Un ange passa.

— Oui, j’ai décidé d’arrêter tout ça. L’affaire Macquard est ma dernière. Tu vas envoyer la facture et m’expliquer comment clore les comptes. Tes examens sont début juin, la maison te paye le préavis jusqu’à fin juin.

— C’est excessif, vous ne me devez pas autant. — Hier, c’est pas du travail de femme de ménage qu’on t’a refilé. La facture, il y en a une

pincée pour toi, c’est normal. Et puis m’emmerde pas avec ça. Tu te payes jusqu’à tes examens et c’est marre! Bordel, qui c’est qui commande ici?

Je crus prudent de ne pas insister, d’autant que je me mis illico à établir la note des Macquard et que je la poivrai-salai à point, une très jolie taxe à la tête du client terminant en beauté l’ultime facture de l’Agence Nouard.

— Les Labeyrie?— J’avais oublié.

Elle décrocha le téléphone.— Allô! M.Labeyrie? Pourrais-je parler à Madame Labeyrie?— …— Allô! Madame Labeyrie? Ici Madame Nouard, rappelez-vous, nous nous sommes

rencontrées il y a quelques jours. Un instant? Oui, j’attends… … … Allô oui. Voilà, notre agence ferme ses portes définitivement, je vais vous rendre votre chèque. Dois-je y joindre la photo où vous êtes avec M.Giraud dans une auberge des Landes? … Naturellement…Bien sûr. Comptez sur moi. Oui, vous aussi…Au revoir.

— Alors?— On garde la provision et on déchire la photo. Tu envoies cet argent à Tiffont, ce sale

connard de pauvre diable, il aura besoin d’un avocat.— Je suis content que vous fassiez ça.— Je vais chez les flics, tu fais tous les papiers d’abord, et si tu as le temps, tu

commences à tout mettre en paquets, je laisse le bureau demain soir, dernier délai, j’ai déjà réglé ça avec le propriétaire qui est content de le récupérer. Il va le louer beaucoup plus cher.

Elle mit son blouson et sortit. La porte ne se referma pas tout de suite, sa tête réapparut un instant.

— Tu sais, hier, j’ai touché le fond. J’ai cogné un clochard pour lui voler son muscat et finir de me cuiter. Après ça, il n’y a plus que la sobriété. Tchao! à tout à l’heure ou à demain.

*

— … Tchao! à tout à l’heure ou à demain. Tchao mon Petit-Poulet. On jouera plus dans la basse-cour tous les deux.

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Les flics veulent me voir pour l’histoire du camionneur. Allons-y gaiement! Bonjour, monsieur le planton, je suis attendue. Donnez-vous la peine d’entrer. C’est pas de la peine, c’est un plaisir. Madame est trop bonne.

Je déconne. Ça se passe pas comme ça. Je suis reçue par le rouquin morveux. Il se cure vraiment le nez en me parlant, lui à un bureau, moi sur la chaise devant.

— C’est pour quoi?— Sais pas. C’est vous qui m’avez demandé de passer. Duponh ou le commissaire, on

pourrait appeler l’un ou l’autre.— Duponh? L’est pas là. Fillaudeau? Et pis quoi encore. Un inspecteur c’est-y pas assez

bon pour vous?— Je suppose que si, mais t’as pas l’air au courant, alors autant ne pas perdre mon temps,

je reviendrai. Bonjour au commissaire. Je m’éjecte de sa chaise rembourrée avec des noyaux de pêches pour aller voir ailleurs

car j’y suis déjà.— Attendez! C’est-y pour l’affaire Tiffont? C’est moi qui m’en a occupé de cette là.— Je ne crois pas. — Je vais voir.

Sa crotte de nez ne me manque pas, je supporte l’attente sans déprimer. Il revient en faisant la gueule.

— Le commissaire veut vous voir. Alors je vais voir le cossimmaire Yofido.

— Madame Nouard! Que je suis heureux de vous voir! Je tenais à vous remercier de l’aide que vous nous avez apportée pour retrouver Georges Marsillac.

— Qui est ce Jojo là?— Un camionneur innocent que vous accusez de vous avoir agressée.— Innocent mes fesses!— Allons, Madame, pas de grands mots si bon matin. Lisez sa version des faits que vous

nous avez décrits au téléphone. Il me passe une feuille. Jojo, honnête travailleur, roulait tranquillement sur la route de Langon à Bordeaux,

suivant une Renault 8 qui freina brutalement. Il ne put éviter de la percuter légèrement. Mais quelle ne fut pas sa surprise de voir la voiture accélérer au lieu de s’arrêter pour constater les dégâts. Il continua donc son chemin et vit cette voiture tourner brutalement à droite dans une petite route et percuter un poteau indicateur. Il s’arrêta pour porter secours, mais la voiture redémarra en le bousculant, et il ne dut de n’être point blessé qu’à un saut de côté, néanmoins il tomba à la renverse dans le fossé. Il repris son chemin, la Renault 8 ayant disparu. Il n’est pas certain de reconnaître le conducteur, mais il pense que cela pourrait être une femme.

L’enfoiré!— Vous le croyez? Quel enfoiré de menteur de mes deux.— Votre sens de l’anatomie me surprend, mais passons. Qui pourrait départager deux

versions sans autre témoin? Humes... Vous connaissez Humes?— Comme ma poche.— Humes a montré qu’on ne saurait jamais prouver la véracité de la moindre des

hypothèses. Aussi sommes-nous dans le domaine de l’indécidable.— C’est comme ça, alors! Vous le relâchez et bonjour Lisette?— Pas tout à fait, pas tout à fait. Nous devons nous livrer à quelques confrontations avec

Monsieur Popoueix, pour une histoire de coups et blessures dont vous vous souvenez certainement car vous y jouâtes le Saint-Bernard.

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— Mais pour moi, nib de nib.— J’en ai peur.

Je vais pas le lâcher comme ça le Jojo Marcillouille de mes deux sacs. Je carbure au tungstène.

— Vous savez que c’est Noubel?— Oh! Bien sûr.— Ben alors. En cherchant un peu, il n’y a pas moyen de le coincer pour fausse identité?

Il a une société à ce nom.— Pas du tout. La société Noubel appartient à une société qui elle-même a pour principal

actionnaire (mais minoritaire) un certain Fert, dont vous avez peut-être entendu parler depuis que vous avez des relations mondaines. Noubel est le nom de la société. Il n’y a rien à intenter contre ça. Monsieur Marsillac s’en sert comme surnom, ce qui n’est pas interdit.

— Rien à faire donc?— Rien.— J’ai déjà entendu ça.

Je me vote des félicitations pour avoir décidé de tout laisser tomber. Mets ton mouchoir par-dessus ta bile et tire ta révérence. Mais le Fillaudeau ne lâche pas le morceau comme ça.

— Un instant encore, s’il vous plait.— Oui.— Vous avez trouvé pour les faux Rougon?— Oui.— Alors?— On ne peut rien prouver.— Certes, mais qui?— Fert. Avec la complicité forcée de Ferdinand Macquard— Forcée vraiment?— Un peu forcée.— Un peu?— Oui. Qu’allez vous faire?— Rien. Sauf demander à Monsieur Macquard de vrais Rougon à la place des six ersatz

pour lesquels j’ai cassé ma tirelire. Il se fout de ma gueule ou il est sérieux? J’ai l’impression d’avoir déjà posé cette

question. Il reprend :— Encore une chose, savez-vous pourquoi le frère s’est suicidé?— Oui.— Je sais qu’il s’est suicidé, il n’y a jamais eu le moindre doute là-dessus, je vous l’ai

déjà dit, mais je voudrais bien savoir pourquoi. Je vous demanderai donc comme une faveur de satisfaire ma conscience professionnelle si vous le pouvez.

Je le regarde, il me regarde, et puis merde après tout! Je lui dis ce que je sais.— Ce sentiment de l’honneur exacerbé à ce point, quelle curieuse maladie, et quelle

suffisance dénotée… pourtant il a dû frauder le fisc en toute bonne conscience et « améliorer » ses bordeaux faiblards avec des vins médecins très plébéiens.

— Qu’est-ce qui va se passer maintenant?— Rien.— Rien vraiment?— Rien. L’affaire est classée depuis une semaine et j’ai déjà trop tiré sur la corde.

Suicide, authentique et officiel. Mon service ne s’occupe pas des affaires économiques.

Mme Nouard & Petit-Poulet DM,2002 117

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Son fauteuil visiteur a beau être confortable, je sens le moment d’aller me montrer ailleurs. Aussi je pousse mes deux gambettes vers la sortie. Le commissaire s’est levé aussi et se grouille pour me tenir la porte.

— Vous savez que je ferme boutique?— Ah! Non. C’est soudain, semble-t-il.— Ça couvait.— Cependant je crois que c’est une sage décision, vous n’êtes pas faite pour marcher

dans les égouts. Bonne chance. Et il se dresse sur la pointe des pieds pour me poser un bisou sur la joue!!!!

— Au revoir!Je sors de chez les poulagas toute retournée de ce petit baiser de rien du tout. Tu me la

copieras, cossimouille de tes grands airs.

*

Le samedi matin, Elizabeth et moi terminâmes le rangement de l’ex-agence de l’ex-détective privée. Les dossiers furent mis dans des cartons que nous emportâmes à l’hôpital où Duponh connaissait un employé qui voulut bien, sur sa recommandation, accueillir les archives dans l’incinérateur. Nous fîmes un feu de joie de toutes les misères des cocus.

— Je me sens plus propre. Mais j’ai une sacrée putain d’envie de boire un coup. Viens, allons prendre un verre, j’ai un copain qui tient une cave barrière de Toulouse.

Je ne pensais pas que ce fût là une initiative heureuse, mais je ne voyais pas le moyen d’éviter cette confrontation. La Renault cabossée nous emporta après quelques coquetteries de l’allumage, vers la cave précitée. Chez Louison. C’était le nom du lieu, je ne fus donc pas surpris que le patron s’appelât Louison.

— J’ai un petit « graves » blanc, parfait pour cette heure matinale.— Parfait.

Dit-elle. Louison déboucha donc un graves blanc dont je dois dire qu’il fut ma première

expérience dans la dégustation des grands bordeaux. Je ne savais pas qu’un vin pût s’avérer si agréable, si rond, si équilibré tout en restant si parfumé, si plein de fruit. Je me promis de m’acheter un château dans les Graves.

Il fut dommage – mais le moyen d'agir autrement? – que mon ex-patronne se contentât d’un Schweppse.

Le samedi vers cinq heures du soir, Mme Nouard tira la porte du bureau, vide, de la place Gambetta, et disparut de Bordeaux.

Comme tout le monde l’avait dit, il ne se passa rien. Aucun scandale sur les vins ne vint émailler l’actualité de cette année 1972. Bien au contraire, la récolte qui n’allait guère que du bon au passable s’afficha à des prix ridiculement élevés, qui commencèrent à donner la grimace à nombre de négociants et courtiers.

Virginie et moi nous vîmes et nous connûmes souvent, ainsi j’arrivai à mes examens sur les rotules. Je fus pourtant reçu, à ma grande surprise, avec les honneurs du jury grâce à une note brillante en analyse financière. Ma modestie dût-elle en souffrir, seule ma prestation à l’épreuve juridique m’empêcha d’obtenir une mention « très bien ».

Virginie en revanche fut recalée à sa première année de sciences économiques, comme elle l’avait été à une première année de médecine, malgré de faciles études secondaires.

Mme Nouard & Petit-Poulet © daniel Macouin; 2002 118

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Je passai la saison à servir des fruits de mer dans un restaurant d’Arcachon. Virginie y résidait pour l’été dans une propriété familiale d’où elle s’échappait le soir pour me rejoindre à mon terrain de camping.

L’année universitaire s’annonçait quand Mme Blanche me retint, cours Xavier Arnozan, un jour que j’attendais Virginie en retard.

— Venez mon petit Jean-Pierre, j’ai à vous parler. Elle me fit entrer dans son petit salon, et après les formules de politesse, me proposa de

travailler à mi-temps pour la société Macquard, qui avait perdu le suffixe de « frères » depuis deux mois. Le salaire proposé, sans s’avérer pharaonique, me permettrait une vie plus douce que celle à laquelle j’étais habitué.

— Ceci me gêne, Madame, et Virginie n’aurait pas dû vous proposer cette idée.— Virginie est bien incapable d'une chose pareille, elle ne fait pas de lien entre le travail

et l’argent pour payer une chose aussi élémentaire que le logement et la nourriture. Non, c’est que nous avons besoin de quelqu'un pour l’avenir et que j’investis sur vous.

C’était là un langage compréhensible, et j’entrai comme attaché de direction à la S.A.Macquard dès le mois d’octobre.

ÉPILOGUE

J’ai dit en commençant ce récit, que j’avais failli perdre outre ma vertu, mon honnêteté, mon honneur et ma vie.

Pour la vertu, tout est dit. Personne ne regrette ce genre de chose, on craindrait plus facilement de la garder trop longtemps.

Ma vie, l’irascible Tiffont envisagea de me la retirer, fort heureusement l’opération échoua à ma grande satisfaction.

Mon honneur, bien que ce soit là une valeur fluctuante, je prétends n’y avoir point failli, ne vivant pas au crochet de qui que ce soit, ne me livrant point à quelque forme de chantage que ce soit, même vis-à-vis d’un vieil homme quand cela aurait pu l’aider.

Je signalerais que l’oncle Ferdinand, aujourd’hui âgé de quatre-vingt-dix-huit ans, vit au château à Rougon, et qu’il m’est précieux par son goût préservé de la fine dégustation de nos vins.

Ma belle-mère nous a quittés dans sa quatre-vingt-sixième année. Mes parents vivent toujours en Charente et je passe régulièrement leur dire bonjour, pas aussi souvent qu’ils l’aimeraient sans doute.

Virginie et moi avons divorcé à la bordelaise, c’est dire que nous nous rencontrons régulièrement chez des amis. Elle a pris ses distances depuis longtemps avec un Mao Tse Toung rêvé, mais elle évite de prendre la Jaguar quand c’est son jour de bénévolat au resto du cœur.

Il me reste à vous parler de mon honnêteté. Je vous laisse juges.La S.A.Macquard, n’ayant pas fait preuve de dynamisme dans les années suivantes, du

fait d’un retrait de Monsieur Ferdinand, d’ennuis de santé de Mme Blanche et d’un éloignement des Bertin qui se consacrèrent de plus en plus à leurs chevaux, passa la tourmente sans que ses finances fussent défaites lors du contrecoup de la spéculation sur les vins et le scandale de 1974.

Je devins directeur financier dès 1975, puis directeur général en 1979. Je fis gagner beaucoup d’argent à la famille.

Mme Nouard & Petit-Poulet DM,2002 119

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Mais n’étant qu’une pièce rapportée sans patrimoine, marié sous le régime de la séparation des biens, il me fallut faire preuve d’un certain doigté pour me mettre à l’abri de quelque disgrâce. J’ai jonglé.

La société Macquard acheta souvent des vins par l’intermédiaire d’une société anonyme (V.S.N.) dont je possédais toutes les parts. Cette société se faisait payer au comptant par S.A.Macquard, et proposait un délai de trente jours, au lieu des quatre-vingt-dix jours habituels, aux fournisseurs qui se montraient ravis de la rapidité de la transaction et toujours désireux de traiter avec V.S.N. Vivant malgré les apparences sur le crédit fournisseurs, VSN prospéra et m’enrichit. Personnellement. La S.A.Macquard n’y perdait apparemment pas, je veillais à ce que ces transactions ne dépassassent jamais un seuil critique. Sous mon contrôle, à l’évidente satisfaction du capital réparti dans la famille, elle résista à toutes les vicissitudes du négoce bordelais et vient juste d’être rachetée par un groupe international.

V.S.N. avait eu la précaution de racheter à la société anonyme Macquard son Château Rougon, où je suis installé depuis quelques mois.

Un mot encore. Un jour, de passage chez mon beau-frère dans la propriété où il élevait des chevaux, j’accomplissais le tour rituel avec le propriétaire.

— Bordel de Dieu de putain d’enfant de garce. Lève ta Nom de Dieu de patte! Vérole de merde.

Cela m’avait rajeuni de dix ans. Mme Nouard, superbe dans sa quarantaine épanouie, exerçait son nouveau métier de maréchal-ferrant.

Levant un Coca-cola à ma santé :— Alors Petit-Poulet te voilà bien beau coq maintenant. Quel plumage!

Je répondis galant et sincère :— Et vous une volaille qui ferait une bonne poule au pot.

***

édition dMc La Flotte en Ré , France

décembre 2002

*tous droits réservés

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Mme Nouard & Petit-Poulet © daniel Macouin; 2002 120