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PRESENTATION Emily CAUWET ENSATT 2007-2008 Scénographie 67ème promotion Projet personnel de fin d'études - Mémoire LE PLI, UNE EXPERIENCE DU CORPS ET DE L’ESPACE SCENIQUES Tutrice / Dominique FABREGUE, costumière, plasticienne. Accompagnatrice / Claire DEHOVE, coordinatrice du Département Scénographie de l'ENSATT, Maître de Conférence en Scénographie du spectacle vivant, scénographe et plasticienne.

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PRESENTATION

Emily CAUWET ENSATT 2007-2008Scénographie 67èmepromotion

Projet personnel de fin d'études - Mémoire

LE PLI , UNE EXPERIENCE

DU CORPS ET DE L’ESPACE SCENIQUES

Tutrice /Dominique FABREGUE, costumière, plasticienne.Accompagnatrice /Claire DEHOVE, coordinatrice du DépartementScénographie de l'ENSATT, Maître de Conférence en Scénographiedu spectacle vivant, scénographe et plasticienne.

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PRESENTATION 3

FICHE DU MEMOIRE

TITRE : Le Pli, une expérience du corps et de l'espace scéniques.AUTEUR : Emily CauwetDATE : juin 2008TUTEUR : Dominique FabregueACCOMPAGNATRICE : Claire DehoveDEPARTEMENT : ScénographieTYPE DE RECHERCHE : Mémoire de projet personnel de fin d'étudesETABLISSEMENT : ENSATT

MOTS-CLES : Pli / Déploiement / Développement / Acte de création / Paysage / Costume /Mouvement.

RESUME : Le pli est ici entendu comme une métaphore conceptuelle et formelle de l'acte de création.Le pli est partout dans l'existant : dans le paysage, dans le végétal, l'animal, l'humain, l'organique… par-tout, mais surtout là où on ne l'attend pas. Je souhaite en démontrer sa dimension intime, politique etartistique afin d'aborder sa portée concrète dans les usages scéniques, en privilégiant la scénographie, lalumière et les costumes. Cette étude propose un regard construit par l'identification du " pli ", lequel segénère ainsi comme concept opérant dans des domaines transversaux.

Je soussignée Emily Cauwet, autorise la consultation de mon mémoire en bibliothèque ou de sa copie en CD-ROM.Signature de l'étudiante

Mémoire consultable par des personnes étrangères à l'ENSATT

OUI NON

Signature du président du jury

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TABLE DES MATIERES

TABLE DES MA TIERES

INTRODUCTION p.8

AVANT PROPOS p.12

LE PLI : UNE MÉTAPHORE DE LA PENSÉE EN MOUVEMENT

GENÈSE INTIME DE L'ACTE DE CRÉATION p.15

Chemin de l'inconscient p.15Structure de l'infini et élasticité de la sensation p.22L'âme projetée dans le paysage p.27

LE LIEU DU SECRET p.38

Complexité des accès p.38Caches et objets transitionnels p.44Processus caché dans l'œuvre p.51

LA DÉMARCHE CRÉATIVE EN PROCESSUS p.55

Le sujet de l'œuvre est sa temporalité p.56L'œuvre mise en abyme p.60"L'œuvre en prolongement " p.64

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

LE CORPS PLIÉ ET DÉPLIÉ p.77

Pliures, articulations, tensions : des plis de la chair à la danse des ténèbres. p.79La notation du mouvement p.90

EXTENSION DU CORPS À L'ESPACE p.99

Le mouvement des objets comme matrice spatiale p.99Le costume comme prolongement du mouvement p.107

LE COSTUME : DU PLIÉ AU DÉROULÉ p.114

Des plis textiles aux plis du costume p.114Déplier un corps pour l'habiller p.119L'espace en " un morceau " p.129

TABLE DES MATIERES 5

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TABLE DES MATIERES

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

LE PLI NARRATIF p.139

Les polyptiques et retables p.139Du pli-papier aux livres animés p.147Dispositifs éventail, ou le pli comme réserve p.166

LES ARTICULATIONS DE L'OBJET VIVANT p.170

La combinatoire et la " théorie du domino " p.170Alexandre Calder : des Mobiles au Cirque p.174La marionnette et le castelet p.177

STRATÉGIES SCÉNIQUES DU PLI p.184

Les boîtes à jouer et la machinerie p.184La plasticité du souple p.189Dispositifs du déploiement p.196

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CONCLUSION p.204

BIBLIOGRAPHIE p.208

REMERCIEMENTS p.213

TABLE DES MATIERES 7

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INTRODUCTION

Emplie de

Emplie de moi

Emplie de toi.

Emplie des voiles sans fin de vouloirs obscurs.

Emplie de plis.

Emplie de nuit.

Emplie de plis indéfinis, des plis de ma vigie.

Emplie de pluie.

Emplie de bris, de débris, de monceaux de débris.

De cris aussi, surtout de cris.

Emplie d'asphyxie.

Trombe lente.

Henri Michaux, La Vie dans les plis

" Pli est un mot incroyablement petit, et c'est là toute sa grandeur. Il résume en

trois lettres l'histoire de tous et de chacun. "

Claude Chestier (scénographe et jardinier)

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INTRODUCTION

Après neuf années d'études dont quatre consacrées à l'apprentissagedu métier de scénographe, mon regard sur les choses (et particulièrement surl'Art et le Théâtre) a fait beaucoup de chemin. D'une simple curiosité passion-née je suis passée à la pratique professionnalisante des métiers du spectacle.Ce sont tour à tour la découverte de l'art dramatique, puis du costume, puisenfin de la marionnette, qui m'ont conduite en toute logique à la scénogra-phie. L'initiation à toutes ces disciplines, ainsi que les différents stages effec-tués, m'ont ouvert des champs d'intérêt infinis, et de découvertes en décou-vertes, j'ai surtout gagné la conviction d'avoir trouvé actuellement un axed'expression propre et un mode d'expérimentation de ma future pratique artis-tique.Comme tout parcours, celui-ci ne va pas sans hésitations, retours à la ligne etratures…J'aimerais que ce mémoire soit une recherche témoin de ce qui meconstitue, de ce que j'ai fait ou de ce que j'aime. Je souhaiterais que cemémoire active une projection de moi-même dans le métier auquel je vais meconsacrer. En effet, la conception d'un projet scénographique interrogedavantage que l'espace. Il questionne tout d'abord la " façon de " créer, conce-voir, déplier une pensée jusqu'à la réalisation. Mais il questionne aussi le rap-port à l'Autre dans la création. Des premiers échanges avec un metteur enscène, d'une envie de dire qui lui est propre, naît alors un besoin personnel dedire autrement ou autre chose, un désir qui part de l'intime mais qu'il fautconstruire pour la rendre accessible, intelligible et sensible.

Je souhaite interroger, par cette recherche, la façon dont se construit une pen-sée et un espace en mouvement. Je vois mon chemin d'apprentissage bien"raconté" dans cette forme qu'est le pli.Le pli m'est apparu comme étant à la fois une démarche et une forme éviden-tes en relation avec la pratique de la scénographie. C'est dans cette dynami-que articulée que je me positionne pour écrire. En effet, le point d'articulationoù je me trouve artistiquement et personnellement me conduit à interroger lesdifférentes temporalités de ce parcours à travers cette recherche pédagogique

INTRODUCTION 9

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INTRODUCTION

et personnelle. Le pli sera le fil conducteur, avec des ruptures possibles, etdes vis-à-vis, sans cesse ramené à la question spatiale, montrant une conti-nuité dans la discontinuité.

J'envisage, pour ce mémoire, le pli comme une métaphore formelle del'acte de création. Je souhaite démontrer sa dimension intime et politique,pour conclure sur sa portée concrète dans son usage à la scène et chez lesplasticiens.Par "le pli", j'ai trouvé une une attitude transversale qui réunit des modesd'expressions divers tout en étant une métaphore de ma façon de penser mavie, l'art, le monde. J'adopte cette démarche pour problématiser l'articulationdes mouvements, des corps et des objets. Le pli m'intéresse donc tout autantpour sa portée philosophique, que pour son intérêt matériel. Je pose un postulat, un axiome (1) : "on peut voir le pli partout". Il est par-tout dans l'existant. Dans le paysage, dans le végétal, l'animal, l'humain, l'or-ganique… Partout, mais surtout là où on ne l'attend pas : je prolonge l'axiomejusqu'à parier qu'il est la forme de notre pensée inconsciente, intrinsèque-ment, ce qui fait de nous des êtres complexes. Je cherche à donner du sens àcette complexité, à travers une matière puisée dans différents points de vue,différentes disciplines artistiques, différents axes. Je cherche comment tour-ner autour du " pli ", à la manière cubiste, jusqu'à épuiser fond et forme,jusqu'à trouver des " punctum " pertinents pour observer comment ce conceptet cette forme opèrent.

Nous commencerons par l'étude du pli " philosophique " commemétaphore de la pensée en mouvement : en quoi il est la forme de notre pen-sée inconsciente. S'ensuivra l'hypothèse que le pli est le lieu du secret parexcellence, avec l'étude des boîtes, des caches, des objets transitionnels, pouren venir à l'idée que la force de l'œuvre est relative à son processus de créa-tion. Puis nous verrons comment l'œuvre se déplie dans le temps depuis sanaissance jusqu'à sa réception par un public.

En deuxième partie, le pli sera abordé par le biais du corps et du costume.Nous verrons tout d'abord comme le corps se plie ou se déplie sur lui-mêmeet dans l'espace (notation du mouvement et danse Butô). Puis nous verrons

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(1) “énoncé répondant à troiscritères fondamentaux: êtreévident, non démontrable, uni-versel.” Dictionaire Larousse.

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comment des éléments extérieurs agissent avec lui pour mettre en mouve-ment et développer l'espace scénique, avec notamment l'exemple d'AlwinNikolais et Loïe Fuller. C'est ici qu'interviennent ensuite le pli textile et le tra-vail du costume en un morceau. De là nous interrogerons l'espacedéplié/déroulé par l'étude de plasticiens qui "déplient" des empreintes d'es-pace. Le projet que j'ai imaginé pour la soutenance de ce mémoire se situedans cette problématique, entre le corps, le costume et l'espace en un mor-ceau.

C'est dans la troisième partie que le pli sera entendu dans ses qualités etpotentiels scénographiques. Nous chercherons à comprendre par quelles for-mes le pli peut " raconter " : polyptyques, livres d'artistes, éventails…Et com-ment le pli fonctionne par combinatoire, articulation, et changementsd'échelle, en prenant l'exemple des chaînes, des mobiles et des marionnettes.Enfin, cela nous conduira à parler du pli " machiné ", de la plasticité du sou-ple et des dispositifs de déploiement spatiaux que cette forme permet.

INTRODUCTION 11

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AVANT PROPOS

DE LA NUANCE ENTRE PLIER ET ROULER...

Il me paraît important d'introduire dès à présent la notion de roulé /

déroulé, car nous utiliserons souvent ces deux mots pour parler d'une même

idée.

Le pli marque, au sens propre et figuré. C'est une de ses caractéristi-

ques importantes qui va suivre notre problématique de bout en bout. Plier,

c'est toujours travailler ou abîmer la matière. Le pli textile, par exemple, naît

souvent d'une fragilisation ou d'une transformation moléculaire de la matière

(c'est l'action de la chaleur qui casse les fibres du tissu). Cette transformation

par chaleur opère dans un sens comme dans l'autre et permet une certaine

réversibilité du pli (action de froisser ou repasser le linge). Cependant, les

marques du pli peuvent agacer, déranger, ou évoquer le défaut de manière

immédiate, surtout quand il s'agit du vêtement ou du costume. C'est un triste

constat : le pli n'est pas toujours désiré. L'acte de rouler / dérouler s'avère être

une alternative à l'acte de plier / déplier. On pourrait dire qu'ils sont "cou-

sins". Ce qui différencie plier de rouler, c'est donc, premièrement, le fait que

l'enroulement d'une chose ne la fragilise pas, ne la blesse pas, ne la marque

pas. Enrouler, c'est plier en douceur. De plus, l'enroulement nécessite un

point de départ, une origine, que le pli n'exige pas puisqu'il est la "structure

de l'infini"(2) . Comment voir l'origine d'un pli ? Des plis du vêtement, com-

ment savoir lequel est le premier pli ? Si le pli génère des plis, l'enroulement,

lui, ne génère rien d'autre que la continuité de son mouvement roulé, ou à

l'inverse, son déroulement. Enfin, l'idée de pli induit une compartimentation

que l'enroulement ne permet pas puisqu'il se fait " d'un seul tenant ", en un

mouvement unique : il est "la partie pour le tout". Si l'on désire accéder à un

point précis d'une chose roulée ou enroulée, il n'y a pas d'autre solution que

de dérouler la matière jusqu'à ce point. Le plié, par sa construction "en îlots"

permet un accès permanent à n'importe quelle entité des "stations" du pliage,

AVANT PROPOS12

(2) Gilles Deleuze, Le Pli, LesEditions de Minuit, 1988.

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recto-verso."Le tout pour la partie", le pli est un fait de mille…

Cette nuance est importante, en tant que simple constat. Pourtant, outre ces

différences, ce qui est valable pour le pli s'applique aussi souvent à l'enrou-

lement…

Le point de rencontre du pli et de l'enroulement, c'est l'acte de développer.

AVANT PROPOS 13

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

LE PLI : UNE METAPHORE DE LAPENSEE EN MOUVEMENT

"Pli, pliure : marque qui reste à ce qui a été plié."

Définition du Larousse

Cette partie amorce le dépli du sujet par une réflexion esthétique et

philosophique sur l'acte de création. C'est ici que je souhaite démontrer que

le pli est la forme de notre pensée en mouvement et qu'il est une métaphore

de la démarche de créer.

Nous chercherons, dans un premier temps, à comprendre comment l'être se

déploie et construit une pensée consciente ou inconsciente, et, comment l'in-

time se meut vers le politique par une dialectique du dehors et du dedans qui

s'exprime dans une forme pliée.

Nous établirons ensuite un lien entre le lieu du secret, le pli et le processus

de création.

Enfin nous verrons comment ce processus se prolonge dans l'œuvre jusqu'à

sa réception par un public.

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GENESE (OU GENEALOGIE) INTIME DE L’ACTE DE CREATION

CHEMIN DE L’INCONSCIENT

" La genèse comme mouvement formel constitue l'essentiel de l'œuvre. Au comence-

ment le motif, insertion de l'énergie, sperme. "

Paul Klee, Théorie de l'art moderne

" Le pli, c'est le corps, c'est le sexe, c'est la mémoire de nos passés "

Anonyme.

La "petite histoire" qui nous constitue, grandir, marcher.Le pli serait comme un chemin, le chemin de notre histoire. Nous

naissons pliés, nous nous déplions, nous nous dressons, nous avançons, nous

nous replions sur l'histoire passée pour nous redéplier sur l'histoire à venir.

Nous sommes des êtres pliés. Notre histoire intime nous constitue et nous

amène à faire sans cesse des allers et retours sur nous-même.

Le pli est l'état d'origine des êtres et des choses. Déplier et replier c'est gran-

dir et développer… Jamais le pli ne va sans son dépli.

Voici la première des applications du pli à développer, puisqu'elle semble être

"l'origine" et le chemin de l'inconscient.

Le pli, dans cette acception, ne peut être pris en compte sans la notion de tem-

poralité, puisqu'il s'agit d'un parcours. Le pli est un mouvementqui ne fait

qu'avancer, reculer, avancer…Formellement, il fonctionne par retours

…mais toujours, même par le retour, il s'agit d'une avancée dans le temps.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 15

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Dans Ailleurs, Henri Michaux imagine que l'on puisse naître avec vingt-deux

plis et passer son existence d'homme à les déplier :

" L'enfant, l'enfant du chef, l'enfant du malade, l'enfant du laboureur, l'enfant du sot,

l'enfant du Mage, l'enfant naît avec vingt- deux plis. Il s'agit de les déplier. La vie

de l'homme alors est complète. Sous cette forme, il meurt. Il ne lui reste aucun pli à

défaire. Rarement un homme meurt sans avoir encore quelques plis à défaire. Mais

c'est arrivé. […] Le Dépli seul est important. Le reste n'est qu'épiphénomène. "

Henri Michaux,Ailleurs, Au Pays de la magie

Nous naissons des plis du ventre et du sexe de la mère.

C'est d'abord la naissance qui contraint à se déplier. Apprendre à se tenir

debout et à marcher ensuite… jusqu'à ployer ou plier de nouveau… sous le

poids des années.

Cette première "histoire" du pli est importante parce que c'est d'elle que

découlera une multitude de sujets et d'objets : peinture, sculpture et psycha-

nalyse.

Sigmund Freud n'a-t-il pas vu, à travers l'étude des plis de la robe de la

Vierge, dans le tableau La Vierge, l'enfant Jésus et Sainte Anne(1508-18,

Musée du Louvre, Paris), de Léonard de Vinci, les traces d'un désir incons-

cient ou refoulé de l'artiste? Daniel Arasse (3) n'en a-t-il pas fait de même à

propos des plis de la robe de la fiancée dans L'Accordée de village, de Jean-

Baptiste Greuze (1761, Musée du Louvre, Paris) ?

Gaétan De Clérambault " Passion érotique des étoffes chezla femme ". Si l'Inconscient est "ce qui échappe entièrement à la conscience,

même quand le sujet cherche à le percevoir."(4) , l'exemple des névroses

obsessionnelles autour des étoffes et du plissé, nous montre comment l'in-

conscient travaille par retours et par plis.

(3) Delacroix, Journal, cité parDaniel Arrasse.

(4) Définition du Petit Robert.

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La Vierge, l’enfant Jésus etSaint Anne, Léonard de Vinci,1508-1510, Musée du Louvre, Paris.

L’Accordée du village, Jean-Baptiste Greuze, 1761, Muséedu Louvre, Paris.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 17

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

"Où commence la pathologie ? C'est au moment où l'amour d'un détail quelconque

devient prépondérant au point d'effacer tous les autres. Ici la partie se substitue au

tout ; l'accessoire devient le principal. L'amour fétichique est une pièce de théâtre

où un simple figurant s'avance vers la rampe et prend la place du premier rôle."

Gaétan De Clérambault

Que ce passe-t-il dans le pli de notre inconscient ?

La pathologie commence parfois par un pli, une main à l'écart, un rêve…

Gaëtan Gatian de Clérambault est né à Bourges en 1872. Il était psy-

chiatre de profession et toute sa carrière s'est déroulée à l'Infirmerie spéciale

du Dépôt, où il fut médecin-chef des urgences psychiatriques de la Préfecture

de Paris de 1920 jusqu'à sa mort. Comme tel, il s'illustra par ses travaux cli-

niques sur l'érotomanie et sur l'automatisme mental, et fut le seul maître

avoué de Jacques Lacan.

Ayant fait par ailleurs des études à l'Ecole nationale des beaux-arts, il y ensei-

gna ensuite lui-même le drapé, pour lequel il avait une véritable passion. Il

prit, notamment au Maroc, entre 1917 et 1920, de nombreuses photographies

de femmes voilées, dont certaines ont été rééditées en 1996 par Serge

Tisseron.

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(5) La Passion du drapé, G. deClérambault, psychiatre etphotographe, Les Empêcheursde penser en rond, 1990.

(6) Gaétan De Clérambault,Passion érotique des étoffeschez la femme, Empêcheurs depenser en rond, 2002

Serge Tisseron écrit sur ces photographie de drapés : "Ce ne sont plus des

corps drapés qu'il photographie, mais des étoffes animées d'une vie propre.

Non plus des vêtements, mais des peaux, littéralement des tissus cutanés.

Clérambault fixe sur ses photographies les boursouflures délirantes de

l'étoffe, comme il a su, à d'autre moments, trouver des images pour dire les

excroissances envahissantes des délires de l'inconscient". (5)

En effet, comme psychiatre et aliéniste, Clérambault a consigné, entre 1902

et 1906, un grand nombre de témoignages de femmes qui cherchaient dans la

soie (la plupart du temps volée) un plaisir sexuel dont elle étaient privées, ou

qu'elles avaient refoulé depuis l'enfance.

Dans les notes de Clérambault, on peut lire : " La malade B… a éprouvé

dans l'enfance une sorte de délire du toucher. Nous disons seulement une

sorte de délire du toucher, parce que le syndrome de ce nom n'existait pas

au complet chez elle."(6) C'est ce trouble tactile qui, plus tard, donnera

l'éveil à la synesthésie génitale. L'étoffe semble agir par ses qualités intrin-

sèques : consistance, éclat, odeur, bruit, toucher… Le plaisir du froissement

et du plissement n'est qu'un moyen de mieux s'imprégner de toutes les qua-

lités de l'étoffe. Le contact de l'étoffe avec une surface cutanée quelconque,

avec frôlement, avec ou sans froissement, suffit à produire un orgasme.

Le souvenir d'un premier contact, génitalement voluptueux, est certaine-

ment pour une "hystérique" un élément d'auto-suggestion capable d'aviver

la sensibilité et la synesthésie aux moments d'essais ultérieurs.

La recherche érotique de l'étoffe, caressante, enveloppante, tenterait d'apai-

ser tout en la réitérant, la nostalgie du contact définitivement perdu avec le

corps de la mère. Dans l'étoffe, c'est la trace ; la chaleur, le chiffonnement

des plis perdus qui sont recherchés.

On comprend bien que chez Clérambault, les plis sont doués de présence et

d'histoire. Dans chaque pli : un segment de l'histoire intime de la personne

qui porte l'étoffe, et qui peut lui valoir des névroses dans des cas extrêmes.

Le pli semble alors être, à travers cet exemple, le fond et la forme de l'in-

conscient et des névroses qu'il génère. Comme le suggère Gilles Deleuze

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

"c'est suivant les plis qu'il retrouve [Clérambault] les petites perceptions

hallucinatoires des éthéromanes." (7)

Dans L'Inconscient Esthétique, Jacques Rancière dit qu'"il y a du sens dans

ce qui semble n'en pas avoir, de l'énigme dans ce qui semble aller de soi, une

charge de pensée dans ce qui paraît être un détail anodin. […] Si la théorie

psychanalytique de l'inconscient (formulée par le médecin Freud) est formu-

lable, c'est parce qu'il existe déjà, en dehors du terrain proprement clinique,

une certaine identification d'un mode inconscient de la pensée, et que le ter-

rain des œuvres de l'art et de la littérature se définit comme le domaine d'ef-

fectivité privilégié de cet inconscient."(8)

Dès lors, il nous paraît évident que l'acte créatif trouve sa genèse dans les plis

de notre inconscient, c'est-à-dire dans ce qu'il y a de plus profond en nous :

l'intime.

L'IntimeL'intime, c'est "ce qui est contenu au plus profond d'un être… Qui est

tout à fait privé et généralement tenu caché aux autres…." (9)

Pour exister, l'intime doit fixer le mouvement intérieur qui le génère et qui lui

échappe en permanence. Là, se pose la question du dedans et du dehors, qui

est une question intime, mais aussi politique en ce qu'elle travaille notre

société. Nous sommes fascinés par la question du familier et de l'étranger, par

les questions d'identité, de normes et de hors/norme…

Nous venons de définir le pli comme étant le chemin de notre incons-

cient et/ou de l'intime.

Mais à cette idée que l'intime est à l'origine de nos actes (créatifs ou non), et

que ce même intime conduit au politique, on peut confronter la pensée de

Gilles Deleuze.

La thèse deleuzienne est essentiellement vouée au dehors, à tout ce qui s'ap-

parente à du pré-personnel, du pré-individuel, du pré-subjectif. Il réfute une

(7) Gilles Deleuze s'exprimantsur le concept de paradigme,cite, dans son ouvrage Le Pli,les études et photographies deClérambault.

(8) Jacques Rancière,L'inconscient esthétique,Galilée, 2001.

(9) Définition du PetitRobert.

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(10) Cette idée est emprunté àla pensée de Michel Foucaultanalysée par Caroline SanMartin dans A propos duFoucault de Gilles Deleuze,article sur “Les Plissements, oule dedans de la pensée (subjec-tivation)”, Lignes de fuite, larevue électronique du cinéma.

(11) Caroline San Martin,op.cit.

(12) Gilles Deleuze cité parCaroline San Martin, op. cit.

partie de la théorie psychanalytique en bâtissant sa pensée sur la dénoncia-

tion de toute intériorité psychologique ou existentielle. Pour Deleuze, l'artiste

n'a rien à dire sur lui-même et la question du soi intime ne l'intéresse pas.

Pour lui, tout ça n'est qu'une exhibition narcissique de ses "expériences pri-

vées". Mais si "je" est un autre… ?

L'intime n'aurait d'intérêt que s'il ouvre sur le politique. Le paradoxe de l'in-

time et du politique rejoint celui du dedans et du dehors. L'intime n'est pas à

proprement parler un retour à soi mais serait plutôt constitué de machines, de

flux, d'événements qui traversent le soi mais qui viennent d'ailleurs. Et la pro-

duction de l'œuvre n'est qu'un juste retour à cet ailleurs. C'est en visant à l'ob-

jectif, mais en ne le visant que "par soi" et non pas "en soi", qu'il peut y avoir

de l'intime et du politique dans l'art.

L'intériorité, ou l'intime, n'est qu'un pli du dehors (10). "L'espace du dedans

est coprésent à celui du dehors, sur la ligne du pli. […] Le dedans est une

opération du dehors, son pli. Notre parcours n'est pas une ligne droite mais

une oscillation" entre dedans et dehors, entre la vie ou la mort, entre la

mémoire et l'oubli.

Et Gilles Deleuze de poursuivre : "Ce sont ces plis qui sont éminemment

variables, d'ailleurs sur des rythmes différents, et dont les variations consti-

tuent des modes irréductibles de subjectivation"(11) . Ce que dit Deleuze,

c'est que la subjectivation est une lutte pour un droit à la différence, à la varia-

tion, à la métamorphose, et qu'elle est bien représentée par l'image du pli. Ce

plissement du dehors est propre aux formations occidentales : la force se plie

sur soi dans son rapport avec d'autres. Le pli est redoublement de la mémoire

du dehors. L'oubli c'est le repli qui retrouve le pli dans la mémoire. "Le temps

devient sujet parce qu'il est le plissement du dehors, et, à ce titre, fait passer

tout présent dans l'oubli, mais conserve tout le passé dans la mémoire, l'ou-

bli comme impossibilité du retour, et la mémoire comme nécessité du recom-

mencement"(12) .

Et ce sont ces strates qui font voir ou dire du nouveau.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 21

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Le pli dans sa singularité est transformation et catastrophe (puisqu'il

est irrégulier et imprévisible). Le pli arrête, déforme, fige dans sa marque les

cascades du ça, et en même temps, ainsi se dévoile la trace de l'inconscient.

Sjef Houppermans dit dans ses Lectures du désirque "le pli inscrit la sexua-

lisation dans le corps et les esprits. Le pli constitue ainsi la cicatrisation ima-

ginaire de la castration. […] Le plis de l'écriture, le pli tout court en tant

qu'expression métonymique pour la lettre et encore pour son contenu, permet

de faire entrer dans l'univers symbolique articulé la symptomatique chute

obsessionnelle, métaphore première du baiser entre Eros et Thanatos. […] Le

pli voile et dévoile le mouvement vertigineux de la chute, l'être jeté

[…]."(13)

“STRUCTURE DE L’INFINI ET ELASTICITE DE LA SENSATION”

"…D'une part le dehors, de l'autre le dedans, ça peut être mince comme une lame,

je ne suis ni d'un côté ni de l'autre je suis au milieu je suis la cloison, j'ai deux faces

et pas d'épaisseur c'est peut être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tym-

pan, d'un côté c'est le crâne, de l'autre le monde, je ne suis ni de l'un ni de l'autre…"

Samuel Beckett, L'Innommable, Paris, Minuit, 1953.

" […] je ne retiens des plis que les orientations, que les remous, les courants, les

perturbations, les tensions qui agitent l'espace. "

Gilles Deleuze, Le Pli.

Nous venons de définir le pli comme étant le chemin de l'inconscient

qui nous suit, et que nous suivons, et comme étant une sorte d'alètheia [vérité

en grec] selon laquelle la véritéissue de l'oubli serait le dévoilement de l'être,

son dépli. (14)

(13)Sjef Houppermans,Lectures du désir, Rodopi,1997.

(14) Heidegger, dans son coursde 1942/43 sur " Parmenides ",prête une grande attention à ladimension de la lèthè dans lavérité (ou alètheia). Un tel cèle-ment au sein de la présenced'une chose peut être mis enévidence par une descriptionphénoménologique de l'oubli,du rare, du secret. C'est surtoutl'analyse d'un " secret ouvert ".

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(15) Gilles Deleuze, Le Pli, op.cit.

Ce postulat nous conduit à étudier les mouvements des plis de la matière et

de l'âme à travers l'analyse deleuzienne.

En effet, Gilles Deleuze, dansLe Pli, commente et explique la philosophie de

Leibniz qui voit dans le pli la forme Baroque par excellence, et l'amorce

d'une théorisation du pli comme structure de l'infini(15). C'est dans et par le

déploiement que se manifeste la vie, de la molécule à l'homme, des mathé-

matiques à la métaphysique. Comme nous l'avons dit plus haut, nous sommes

des êtres pliés, dépliés, repliés ...de corps et d'âme. Pour Deleuze, le pli est

une "inclinaison de l'âme" qui s'exerce dans un continuum dynamique d'un

espace sans fin.

La thèse de Leibniz est celle de l'âme comme monadesans porte ni fenêtre,

qui tire d'un sombre fond toutes ses perceptions claires : on peut la comparer

avec l'intérieur d'une chapelle Baroque, de marbre noir, où la lumière n'arrive

que par des ouvertures imperceptibles à l'observateur du dedans ; aussi l'âme

est-elle pleine de plis obscurs.

Dans cet ouvrage Gilles Deleuze, d'après Leibniz, définit le baroque comme

un mouvement qui va vers deux infinis :

- En bas, les replis de la matière, dans lesquels il distingue deux genres de

plis. D'une part la matière amassée, d'autre part les organes pliés différem-

ment et plus ou moins développés. Cet étage d'en bas est un labyrinthe du

continu dans la matière et ses parties.

- En haut, les plis de l'âmequi vont à l'infini, constituant ainsi un labyrinthe

qui est dit multiple puisqu'il est composé de beaucoup de plis, pliés de nom-

breuses façons et “compartimentés”. Ce labyrinthe est celui de la liberté en

ce qu'il est le lieu de l'inclinaison de l'âme.

Ensemble, ces deux "étages" communiquent : les plis d'en haut passent à

l'acte sous la sollicitation de la matière d'en bas.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 23

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Fluidité de la matière

Deleuze résume la forme baroque par la courbure (16) et explique que le

labyrinthe du continu "n'est pas une ligne qui se dissoudrait en points indé-

pendants, comme le sable fluide en grain, mais comme une étoffe ou une

feuille de papier qui se divise en plis à l'infini ou se décompose en mouve-

ments courbes, chacun déterminé par l'entourage consistant ou conspirant.

[…] Le dépli n'est donc pas le contraire du pli, mais suit le pli jusqu'à un autre

pli." Le dépli est la condition de la manifestation du pli.

Elasticité des corps

La formation de l'organisme n'est pas une division de la matière en points

indépendants, mais plutôt une "infinité d'états intermédiaires (déjà repliés)

dont chacun comporte une cohésion." Ces états intermédiaires disent bien le

mouvement du pli, sa métamorphose et ses bascules. L'infini passe par le

continu. Les états intermédiaires sont des plis déjà repliés du mouvement glo-

bal d'un système. On assiste alors au passage insensible du pli vers le

dépli.(17)

Le ressort comme mécanisme

L'élasticité et le mouvement font du pli une matière-tempsqui opère dans la

possibilité de traiter la matière comme un corps musclé, spongieux, élastique,

fluide, qui se contracte et se dilate, se comprime et explose, pliant et dépliant

dans un rythme d'accroissement et de réduction, qui est celui de la vie et de

la mort.

C'est parce qu'il est fluide, élastique et ressort, que le pli génère des plis. Il

est une forme douée d'extensibilité.

Deleuze dresse une "théorie de la préformation" ou de l'emboîtement qui

conçoit l'organisme comme un pli, pliure ou pliage original. On admet donc

le passage d'un pli matériel à un pli immatériel par analogie ou par point com-

mun. Ce qui est vrai pour un pli organique sera vrai pour un pli dans l'âme :

"[…] un pli organique découle toujours d'un autre pli, du moins à l'intérieur

d'un même type d'organisation : tout pli vient d'un pli, plica ex plica." (18)

(16) Deleuze appuie son ana-lyse sur la pensée de Leibnizqui distingue trois phénomènespropres à la forme baroque : lafluidité de la matière / l'élasti-cité des corps / le ressortcomme mécanisme.

(17) Projet personnel de find'études, Mémoire de LoraineDjidi, Le Seuil : état de l'entre-deux.

(18) Id.

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(19) Id.

(20) Id.

(21) Deleuze se réfère à l'ou-vrage Jeanclos-Mossé, sculptu-res et dessins, Maison de la cul-ture d'Orléans.

Tout pli ne peut être ajouté ou supprimé sans modifier l'ensemble. De même

l'œuvre est un ensemble irréductible, où chaque élément se justifie et justi-

fie la composition.

Tout ce qui est de l'ordre de la masse ou de l'organique vivant rempli

l'étage du bas. Quant à l'âme, qui habite le haut, elle est un "principe imma-

tériel de vie". A la mort, elle reste là où elle était, dans une partie du corps.

"Le point de vue est dans le corps, dit Leibniz. […] Il n'y a pas seulement pré-

formation des corps, mais préexistence des âmes dans les semences. Il n'y a

pas seulement du vivant partout, mais des âmes partout dans la matière. Alors

quand un organisme est appelé à déplier ses propres parties, son âme animale

ou sensitive s'ouvre à tout un théâtre, dans lequel elle perçoit et ressent […]."

L'âme, dans le Baroque est inséparable du corps car elle s'empêtre dans ses

replis de matière, ce qui lui permet de s'élever pour accéder à d'autres plis.

Par ces considérations qui sont d'abord des constats d'ordre physique, on

comprend que l'on passe des replis matériels à des plis plus intérieurs. "C'est

que le pli est toujours entre deux plis, et que cet entre-deux-plis semble pas-

ser partout."(19)

La dialectique du dedans et du dehors, évoquée plus haut, se retrouve

dans la forme du pli et renvoie aux deux étages : les plis intimes à l'étage du

haut sont coéxistents aux replis issus de la matière à l'étage du bas. Il sem-

blerait, alors, qu'on ne puisse en déplier un sans replier l'autre, dans une

"coextensivité du dévoilement et du voilement de l'Etre." (20)

Le pli s'actualise dans l'âme et se réalise dans la matière.

C'est l'exemple des sculptures de Georges Jeanclos qui se joue des change-

ments d'échelle dans les plis, en sculptant des "dormeurs spirituels ou têtes

de monades qui donnent un plein sens à l'expression "les plis du som-

meil"".(21)

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 25

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

"Incantation de tout mon corps

Pour faire sortir de la terre

Humide ces êtres endormis,

Ces corps ressuscités qui

Glissent dans leurs plis

Jusqu'au dévoilement"

Georges Jeanclos, La Part féconde du hasard

La plupart de ses œuvres sont faites de terre grise, matériau qui ne

contribue pas à leur donner un pouvoir d'émotion particulier, et pourtant, c'est

bien les replis de la matière qui s'élèvent vers ceux de l'âme que représentent

ces sculptures. Les figures sont comme repliées sur leurs plis d'origine. Ces

personnages, aux visages lisses, aux crânes chauves, sont vêtus d'étoffes plis-

sées qui pourraient aussi bien être des draps de lits, ou linceuls, ou encore

quelques plissements de la terre dont les corps tentent de s'extraire pour célé-

brer la mémoire d'un peuple. (22)

Si Deleuze parle d'une élasticité de la sensation, c'est pour mieux dire

que chaque pli est constitué d'une infinité de petits plis qui ne cessent de se

défaire en toutes directions, et qui sont des microperceptions. Ces percep-

tions petites et obscures composent les macroperceptions ("grands plis", ou

inclinations). "Déplier signifie tantôt que je développe, que je défais les plis

Georges Jeanclos, Urnes, 1980

(22) L'œuvre de GeorgesJeanclos a pour principal thèmele génocide du peuple juif.

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(23) Cocteau, La Difficultéd'être, Ed. du Rocher, . 1979-1980.

infiniment petits qui ne cessent d'agiter le fond, mais pour tracer un grand pli

sur le côté duquel apparaissent des formes, et c'est l'opération de la veille : je

projette le monde "sur la surface d'une pliure"…" (23)

La loi des plis est celle des changements de direction : l'âme suit cette loi.

Décrivant et commentant les différentes variations d'une courbe et de ses for-

ces "par pli", Deleuze aborde la question du perspectivisme. Le perspecti-

vismeest une "condition sous laquelle apparaît au sujet la vérité d'une varia-

tion". C'est le point de vue qui singularise l'espace, et qui est le point de

départ, différent pour chacun, du chemin sur lequel on va pouvoir déplier

notre pensée, et créer.

L'informel que représente l'âme ne nie pas la forme (en l'occurrence, celle du

pli) : il la pose comme forme pliée n'existant que dans un paysage mental.

Fond et forme correspondent, par pli.

L’ÂME PROJETÉE DANS LE PAYSAGE

"Un nuage ici fait un nez, un large nez tout répandu, comme l'odeur autour de lui,fait un œil aussi, qui est comme un paysage, son paysage devant lui, et maintenanten lui, dans la géante tête, qui grandit, grandit démesurément." Henri Michaux,La Vie dans les plis

" A présent il me sembleQue même quand je reculeJe vais en avantVers un haut portailDerrière lequel s'étendent des mursOù dorment des tonnerres éteintsEt des éclairs brisés.

Seul est mien Le pays qui se trouve dans mon âme. "Marc Chagall

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Qu'est ce que le pli libère ?

L'espace qui se déploie devant soi donne à la pensée une place infinie pour

se répandre. Les plis de l'âme se libèrent, au rythme du paysage et de la mar-

che. C'est la pensée qui se met en mouvement.

Le paysage n'a pas besoin d'être immense, car, comme le dit Bachelard, "l'im-

mensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d'expansion d'être que la vie

réfrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude."

L'immensité, en nous ou hors de nous, est une des caractéristiques de la rêve-

rie tranquille et du déploiement des idées. (24)

PaysageLe pli est à l'origine du paysage. La montagne n'existe que par plisse-

ments successifs. Le paysage est en mouvement de pli et dépli perpétuels…

En géologie, on appelle plissementou pli la modification de tracé qui affecte

telle ou telle couche sédimentaire constitutive de la lithosphère (croûte ter-

restre). Cette modification est due à certains effets de forces (comme la

dérive des continents), qui sont étroitement liés à la tectonique des plaques et

qui correspondent à une cinétique continue du globe terrestre.

On dit que la Suisse ferait dix fois sa surface si on la dépliait. Il en va de

même pour notre cerveau : le cortex cérébral, épais de deux millimètres, est

la région qui participe le plus à la formation d'associations nouvelles. Il est

extrêmement plissé, mais, si on le dépliait, il occuperait plus de cinq fois sa

surface.

L'eau aussi plisse : moutons, risées, vagues… Et c'est là ce qui inquiète ou

inspire : qu'y a-t-il sous ces mystères des profondeurs ? Les remous… mou-

vements des origines terrestres…

Tout, dans le paysage, peut devenir pour le rêveur ou pour le marcheur une

surface de projection de sa pensée en mouvement.

Dans Sutures, l'artiste italien Giuseppe Penone confirme cette intuition que le

paysage est avant tout un lieu pour se perdre et se retrouver : c'est un lieu dont

on ne peut prévoir les multiples embranchements, un rhizome.

(24 )GastonBachelard,Poétique de l'espace, PUF,2004.

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Giuseppe Penone, Sutures,1978-1990

" C'est un véritable paysage, avec des dépressions, lits de rivières, montagnes, pla-

teaux, un relief semblable à la croûte terrestre. Le paysage qui nous entoure, nous

le possédons à l'intérieur de cette boîte de projection. C'est le paysage à l'intérieur

duquel nous pensons, le paysage qui nous enveloppe. Un paysage à parcourir, à

tâter, à connaître avec le toucher, à dessiner point par point […] "

Giuseppe Penone, L'Image du toucher

Marcher / La marche conscienteOn peut envisager la marche comme la première action de dépli face

au paysage. Le pli comme chemin pour Mettre en jeule corps qui marche et

solliciter sa mobilité.

Pendant la marche, en silence, nous expérimentons notre présence à nous

mêmes et au monde: l'attention est portée sur les pieds, la respiration, le corps

en mouvement, les sons extérieurs, l'espace en soi et autour de soi. C'est la

quiétude en mouvement, le flux de la pleine conscience. Chaque pas nous

conduit vers ce que nous sommes et que la marche révèle petit à petit.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 29

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

La pleine conscience ne consiste pas seulement à être tranquille ou détendu;

elle implique un engagement tout entier du corps et de l'esprit dans toutes les

activités de la vie. En fait toute activité se prête à la pratique de la pleine

conscience et peut servir de support à l'attention, à ce qui est ici, hors du

passé et du futur, dans le seul instant présent.

"Dans la marche, le sens, c'est la marche. Prenant le corps entier, elle avale

la pensée, se remplit de son propre mouvement, s'imprègne du paysage qui

avance avec elle. […] Ici ou ailleurs, le paysage est déjà là, offert à celui qui

choisit l'espace pour s'exprimer, à l'homme qui le danse, le chante, l'inscrit et

le construit un peu, à celui qui se fait avec ça. Le paysage est un fond" (25).

Jean-François Pirson, architecte et marcheur, prend l'homme qui marche et

l'artiste comme des faiseurs d'espace, chacun à leur manière. Ils avancent en

dépliant le paysage, où en y projetant leur âme.

Depuis la Renaissance, l'iconographie de l'art occidental est traversée

par des "hommes qui marchent". Que la signification en soit mythologique,

religieuse, sociale ou politique, la marche et la promenade n'en sont pas

moins un art. Marcher ne se réduit pas à un simple mouvement. Il s'agit au

contraire d'engager sa pensée et son esprit dans le mouvement. Pour celui qui

marche, chaque pas est une intervention dans l'espace, parce qu'il est mouve-

ment. Même imperceptiblement, l'espace est modifié par le déplacement. La

pensée du marcheur aussi. Le mouvement est l'état même de la pensée créa-

trice.

"Ainsi va le marcheur : il est tout autant en prise avec une géographie physi-

que qu'avec une cartographie psychique". Thierry Davila fait un parallèle

entre la marche et l'œuvre : " L'œuvre participe d'un mouvement oscillatoire

capable d'œuvrer en intérieur et extérieur. Elle se développe comme un mou-

vement dialectique. "(26) C'est ce qu'il appelle la cinéplastique, c'est-à-dire

une pratique dans laquelle le mouvement interroge aussi bien la stabilité de

la forme que son processus. Marcher tient du processus de déplacementqui

vaut aussi bien en physique et kinesthésie (27), qu'en psychanalyse (28). Ce

(25) Jean-François Pirson,Comme une danse, dans l'ou-vrage collectif Comme unedans, Les Carnets du paysagen°13&14, Actes sud et l'EcoleNationale Supérieure duPaysage, 2007

(26) Thierry Davila, Marcher,Créer, déplacements, flâneries,dérives dans l'art de la fin duXXe siècle, Editions du Regard,Paris, 2002.

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(27) Kinesthésie, Définition duPetit Robert : qui concerne lasensation de mouvement desparties du corps. (28) Dans L'Interprétation desrêves, Sigmund Freud parle duprocessus de déplacement, ouVerschiebungsarbeit.Le dépla-cement est ici entendu commele décalage qui contient lasignification des rapports entrele désir et ses images.

(29) Je me réfère ici à l'articlede Jean-Pierre Deffontaines,“Agriculture et paysage cultu-rel, un détour par les formesvisibles,” dans l'ouvrage col-lectif Comme une danse, LesCarnets du paysage n°13&14,op. cit.

Mouvement d’un troupeau debrebis: paysage culturel, dessind’André Leroy.

que dit Thierry Davila, c'est qu'il faut entendre la cinéplastique comme la

"prise en charge du mouvement, des déplacements, dans toute leur ampleur,

dans toutes leurs manières, y compris dans leurs dimensions psychiques et

fantasmatiques."

Lorsque l'espace est approprié, utilisé, géré, rêvé, on parlera de paysage cul-

turel "Un paysage culturel est un paysage qui a du sens et qui donne du

sens”.(29) On peut considérer le paysage comme un ensemble d'objets dans

l'espace et qui présentent, par leur agencement, des formes visibles caracté-

ristiques. Tout espace naturel sur lequel on intervient devient donc un pay-

sage culturel. C'est dans ce type de paysages que certains artistes déclinent

leurs interventions, car ces espaces sont chargés d'une histoire qui dépasse

leur nature intrinsèque. L'intervention en ces lieux est alors l'acte de déplier

l'espace pour en recouvrir la mémoire.

Pour le marcheur ou l'artiste, la ville ou la campagne sont indifféremment des

lieux de projection où l'âme peut se déplier. Qu'importe que le paysage soit

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

de verdure et d'horizon à perte de vue ou d'entrelacs de rues, de béton ou d'as-

phalte. Pour certains la ville sera, mieux que le jardin ou la campagne, le

théâtre d'opérations perceptives et intellectuelles en ce qu'elle est un tissu

complexe. Ce qui change, c'est la forme du dépli : le dépli sera linéaire en

campagne, et labyrinthique en ville.

Groupe Stalker / Déplier la mémoire du paysageLe laboratoire d'art urbain Stalker, fondé en 1993 à Rome, a déve-

loppé une réflexion sur le territoire urbain en pratiquant des "dérives urbai-

nes", véritables traversées des creux de la ville. Sous le terme de "territoires

actuels", ils envisagent une perception de l'espace qui engage autant le corps

(la marche, le franchissement ou le contournement des obstacles) que l'esprit

(la mémoire des lieux traversés, la perception de leur utilisation sauvage). Le

groupe a rendu un hommage à Robert Smithson (Land Art) avec une instal-

lation Stalker Rundown (ommaggio a Robert Smithson), à Rome en 1996. Ils

se sont rendus sur le site où l'artiste avait réalisé Asphalt Rundown (1969),

une intervention dans un paysage désolé de Rome où un camion avait déversé

une benne remplie d'asphalte. Le groupe a dévalé le monticule depuis lequel

fut déversé l'asphalte, en une sorte de réappropriation, par la marche, de la

pièce de Smithson et de son mouvement interne.

Cet acte, plus qu'un hommage, est une façon de traiter la mémoire des gestes

au moyen du déplacement. L'œuvre souligne, par un processus de déploie-

ment spatial (mouvement de dévaler pris dans un espace lui-même en mou-

vement), les rapports entre le land art et le nomadisme actuel (ici, un noma-

disme urbain).

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Robert Smithson, AsphaltRundown, 1969

Stalker, Stalker Rundown, 1996

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 33

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Si le "réel doit être fictionné pour être pensé"(30) , c'est que la marche et le

déplacement ont le pouvoir d'intervenir comme des éléments capables de réa-

gencer le paysage (qu'il soit urbain ou non). Le réel devient un mouvement

dans lequel le marcheur se déplace lui aussi pour être partie prenante dans

l'univers qu'il découvre en marchant. Chemin faisant, le marcheur "fabrique

de l'expérience" et cherche, parfois sans le savoir, une nouvelle façon d'être

au monde et à lui-même.

La marche n'est que déploiement et apparition de la pensée en mouvement,

dans un espace donné et lui-même en mouvement.

"Le paysage, dans sa conception classique, est d'abord ce que l'on contem-

ple, ce qui s'offre au regard, ce qui est devant soi, quand bien même le ravis-

sement de la contemplation peut conduire à s'y perdre" nous dit Anne

Boissière (31) . L'espace du paysage est immobile tant qu'il exclut la présence

du corps vivant et du mouvement. Ce sont la marche du corps et de la pen-

sée qui font se mouvoir le paysage.

Dans le rapport entre le paysage et la scène, on peut retenir trois éléments

essentiels :

- le déploiement d'un corps (avancée, marche)

- la ligne d'horizon comme point d'attraction du regard et de la pensée

- l'ancrage au sol

Il me semble que c'est la danse qui a su le mieux interroger ces éléments. En

effet, l'espace de la danse est pensé en fonction de ces trois éléments, c'est-à-

dire en fonction de la manière dont le corps se meut dans le paysage (ici, la

scène).

Comme pour la marche, le sol de la danse attire, absorbe et repousse le corps.

Depuis plusieurs années, les chorégraphes français se sont emparés des espa-

ces extérieurs, exerçant par là le regard du spectateur à un changement per-

manent d'horizon. Pour la danseuse et chorégraphe Emmanuelle Huynh, c'est

(30) Rancière Jacques, Le par-tage du sensible, Esthétique etpolitique, Ed. La Fabrique,2007

(31) Anne Boissière, “Appia etles Espaces rythmiques”, dansl'ouvrage collectif Comme unedans, Les Carnets du paysagen°13&14, op.cit.

34

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(32) Emmanuelle Huynh,“L'Enfance de l'art”, dans l'ou-vrage collectif Comme unedans, Les Carnets du paysagen°13&14, op. cit.(33) A Vida Enorme/ perfor-mance, Jardins de Barbirey,Dijon, août 2002. ConceptionEmmanuelle Huynh.

le corps lui-même qui devient le lieu du voyage, la nature à découvrir, et le

paysage en mouvement. Dans son travail, la nature est pensée comme prota-

goniste et prolongement du corps. Le noir de la salle est lui aussi un paysage

dans lequel "nous sommes plongés dès que nous avançons dans le monde,

tous sens en éveil."(32) La performance A Vida Enorme(33) a été jouée dans

des jardins et dans des lieux urbains avant d'être jouée en salle. En milieu

naturel, les corps dialoguent par la danse : le paysage est alors comme une

expansion du corps. Ils sont le paysage. D'autre part, le paysage lui-même

devient "comme un corps qui s'ajoute par couches à celui des danseurs […].

La nature devient un personnage de la pièce : sa dimension cosmique entre

activement dans les corps qui témoignent d'elle." Ce mouvement entre le

monde et le corps est un mouvement qui répond très bien à la dialectique du

dedans et du dehors, qui s'opère par pli, dont parle Gilles Deleuze. "Le cou-

lissage des plans fait du paysage urbain et naturel le sujet principal de la pièce

[…]. En ce sens, la nature, en étant chorégraphiée, devient paysage et peut

entrer dans la pièce A Vida Enorme." Dans un environnement naturel (rural

ou urbain), les danseurs sont partis prenant de l'espace et le déplient comme

s'il était un partenaire de jeu. Lorsque la performance est présentée à la villa

Gillet, à Lyon, c'est dans une pièce dont les fenêtres ouvrent sur un parc. Là,

le paysage n'est plus domestiqué mais retrouve plutôt une dimension pictu-

rale à travers les fenêtres. Il devient décor et non plus partenaire.

Cet exemple intéresse notre étude car il montre un processus dans lequel

corps et pensée sont dépliés en plusieurs temps, dans des paysages (ou

contextes spatiaux) opposés qui opèrent comme des variations de possibles

pour le déploiement des corps.

Chacun des gestes du marcheur ou de l'artiste est comme une danse

dont le paysage devient témoin. L'artiste rampe, roule, plie, déplie, gratte,

creuse et caresse. Le paysage est saisi à travers diverses attitudes qui permet-

tent de le raconter avec l'âme aussi bien qu'avec le corps.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 35

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

A Vida Enorme, EmmanuelleHuynh, Jardins de Barbirey àDijon, Istanbul, Villa Gillet àLyon.

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Experiment in the environment,Anna Halprin, 1962

Challenging Mud, KazuoShigara, 1955

Inclinaison, Maris Denis, parcolympique de Munich, 2003

Cuentos patrioticos, FrancisAlÿs, 1997

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 37

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

LE LIEU DU SECRET

Ou comment le parcours qui conduit aux creux des plis est plus important

que ce que l'on y trouve…

Le pli est le lieu du secret, lui-même lieu de refuge pour l'intime. Le secret

est dans le creux des plis. Le principe qui le régit est d'être inatteignable d'au-

trui. Et par-là même il est attirant. Dans les replis sont les choses cachées,

secrètes et enfouies, que la curiosité pousse à aller chercher. Plus l'être et ses

conditions d'être son pliées, plus il rêve…

COMPLEXITE DES ACCES

"Environner ; couvrir ; cacher ; protéger ; déguiser ; cerner ; voiler ; entourer…Il

faudrait écrire un Traité des enveloppes du corps, étudier les emballages dont

l'homme s'enveloppe, multipliant ses épidermes. Chaque maison est un vêtement de

pierre. Chaque manteau est déjà une demeure et (simultanément) une peau."

Gilbert Lascault, Six fragments écrits de plis, d'étoffes et de vêtements,1979.

"Toujours, imaginer sera plus grand que vivre."

Gaston Bachelard, Poétique de l'espace.

A en croire Bachelard, la découverte du secret peut aussi bien se réa-

liser dans l'imagination immobile de ce qui est dans les creux, que dans l'ac-

tivité de les déplier.

Par définition, le secret n'a d'intérêt que par la possibilité ou le risque de sa

découverte. Il est une chose pliée. Aller chercher dans les creux, c'est déjà

déplier. Pour trouver le secret, il faut mettre en œuvre une "fouille" organi-

sée.

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Le secret ne peut pas décevoir car c'est le processus qui y conduit qui prime

sur ce qui résulte de la "fouille".

Les plis du labyrintheLe labyrinthe est un thème incontournable pour qui parle du pli et de

la difficulté des accès. Par définition, le labyrinthe est un édifice composé

d'un grand nombre de pièces disposées de telle manière qu'on en trouve que

très difficilement l'issue.

Parce qu'il est une surface connexe, il peut avoir des topologies différentes :

simple, ou comportant des anneaux ou îlots.

Ces îlots sont repliés sur eux même et forment ainsi un nœud complexe. Pour

trouver le centre ou l'issu du labyrinthe, il faut redéplier chacun de ces îlots,

par le cheminement mental ou physique. Le tracé sinueux, muni ou non d'em-

branchements, est destiné à perdre ou à ralentir celui qui cherche à s'y dépla-

cer.

Il est important de rappeler l'origine mythologique du labyrinthe. Il désigne,

dans la mythologie grecque, une série de galeries construites par Dédale pour

y enfermer le Minotaure (monstre hideux à corps d'homme et à tête de tau-

reau).

C'est à la forme du labyrinthe que l'on doit la légende du " fil d'Ariane ", qui

illustre bien la notion de dépli comme étant la solution permettant de trouver

une issue : Thésée, venu en Crète pour combattre le monstre du Minotaure,

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 39

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

rencontre Ariane qui lui offre comme gage d'amour une pelote de fil qu'il

déroulera derrière lui en avançant dans les galeries. Cette ruse lui permet de

retrouver son chemin une fois sa mission accomplie.

Le mythe du labyrinthe est une représentation de l'Homme obscur à lui-

même qui se perd en essayant de se connaître. Il symbolise l'âme humaine

dans toute sa complexité (et renfermant peut-être le mal au fond du labyrin-

the ou dans les creux des plis). Le labyrinthe pose l'Homme face à l'univers

et le contraint à se poser la question de son existence : d'où je viens ? Qui je

suis ? Où je vais ? Il faut comprendre ici que les réponses à ces interrogations

existentielles sont enfouies si profondément dans les plis de notre pensée que

l'accès en est très complexe.

Le pli suppose le jeu du visible et du caché, de l'apparition et de la

disparition. Dans le pli ou le repli, la part d'ombre inquiète et attire. Sous les

plis : un corps ? un secret ?

Dans Les Portes de la perception(1954), Aldous Huxley raconte son expé-

rience de la mescaline et s'extasie devant les plis (en citant par exemple Piero

Della Francesca, Leonard de Vinci et Watteau). Pour lui, le pli est labyrinthe

et hiéroglyphe... Il y voit le "mystère insondable de l'être pur". En effet, les

traités du pli de la Renaissance évoquent le travail de la lumière sur les plis.

En peinture comme en sculpture, le pli n'est qu'ombre et lumière. On peut

voir dans le pli une application évidente du procédé du clair-obscur, et dans

cette obscurité, la noblesse des âmes et des corps aussi bien que leurs énig-

mes.

De ce mystère naît du désir : désir de trouver ce que cachent les plis, ce qu'ils

enrobent, ce qu'ils conservent et protègent comme un trésor.

Le premier secret caché dans les plis, c'est le corps. Les vêtements qui le cou-

vrent comprennent les plis qui cachent les formes ou les révèlent. A la ques-

tion "comment traiter le corps dont les plis révèlent les formes qu'ils

cachent?", le peintre Roger de Piles répond par la recommandation de des-

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(34) Roger de Piles, 1635-1709.

(35) Deleuze, Gilles, Le Pli,Leibniz et le baroque, éd. deMinuit, 1988.

(36) Lady Sarshina, musique etlivret: Peter Eötvös; directionmusicale: Alejo Pérez ; Mise enscène: Ushio Amagatsu.Création mars 2008, Opéra deLyon dans le cadre du FestivalJapon pour l'année du Japon.

(37) Le transformismeest unethéorie biologique selonlaquelle les espèces végétaleset animales, loin d'être fixes, sesont transformées graduelle-ment au cours du temps et deleur dissémination à la surfacedu globe, et se sont engendréesles unes les autres. Mais nousl'entendons ici comme une dis-cipline spectaculaire de traves-tissement ou de changementsde costumes en un temps dereprésentation extrêmementcourt.

siner le nu avant de le recouvrir. (34) Ce précepte sera suivi par grand nom-

bre de peintres. Mais si l'on suit ce principe, le pli n'est plus le lieu du secret

puisque l'objet n'est plus tant de masquer le corps que de le révéler ! Il peut

être intéressant de tromper le corps qui porte le pli. Le spectacle a parfois

recours à ce genre de renversements ou d'opérations perceptives, ne serait-ce

que par le traitement des costumes et des espaces par couches ou par strates.

Un espace petit et à encoignures s'ouvre sur une étendue infinie… Et dans le

cas du costume, les couches peuvent être si nombreuses que le corps est com-

plètement dissimulé, laissant sa vérité à l'imagination du public. Gilles

Deleuze voit dans l'art baroque une réponse différente à cette question : le

costume baroque "entourera le corps de ses plis autonomes, toujours multi-

pliables, plus qu'il ne traduira ceux du corps […] … des plis qui ne s'expli-

quent plus par le corps, mais par une aventure spirituelle capable de l'embras-

ser. […] Le trait du Baroque, c'est le pli qui va à l'infini." (35)

Transformisme japonaisDans l'opéra Lady Sarashina, mis en scène par Ushio Amagatsu en

mars 2008 à l'Opéra de Lyon (36), le travail du costume répond à la problé-

matique du secret et de la complexité des accès.

Les costumes de Masatomo Ota (rencontré à Tokyo lors de mon voyage

d'études en janvier 2008) racontent plus que le corps. Ils disent les stratifica-

tions de l'âme des personnages.

En effet, les nombreuses couches et strates qui les composent se déplient par

des manipulations savantes. Ce principe de strates et de superpositions est

inspiré des traditions théâtrales japonaises mais ce sont les acteurs eux-

mêmes qui opèrent les changements à vue sur leurs costumes. Cet acte qui

d'ordinaire nous est caché en France est, dans les formes théâtrales tradition-

nelles japonaises, une opération visible et opérée par des koken (sortes d'ha-

billeurs ou machinistes à vue, parfois cachés derrière une ombrelle pour le

temps du changement.). Les solistes défont donc seuls leurs costumes, à vue.

Nous appellerions ça transformisme. (37)

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 41

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Chaque couche ôtée reste accrochée au costume comme une trace. Ce dépli

est comme la mémoire du personnage et témoigne d'une variation qui passe

par une “infinité d'états intermédiaires (déjà repliés)”. (38)

Le dépli est toujours le repli d'une partie. Le dedans existe toujours dehors

(ou l'envers existe toujours replié ou déplié sur l'endroit), comme pour agir

contre l'oubli.

Chaque couche est une nouvelle humeur, chaque dépli un nouveau paysage.

Le changement marque un changement de caractère ou de mouvement dra-

maturgique.

Peu à peu, la silhouette se transforme, au gré de la musique, portant avec

elle, derrière elle, l'histoire, les âges, les temps…

L'action de déplier et replier produit un effet de suspens plus que de sur-

prise. C'est que les mouvements intermédiaires du dépli sont plus intéres-

sants que le résultat. Le processus se nourrit de la complexité des couches

et de leurs attaches. Les mains qui cherchent les accroches fascinent par

leurs hésitations (jouées) et semblent se perdre dans les revers et envers.

Plus les solistes se défont des couches qui les habillent, plus ces couches

s'amassent. Et plus le corps se dénude, gagnant pourtant en majesté puisque

les couches sont toujours là, derrière soi…

(38) Gilles Deleuze, Le Pli, op.cit.

Lady Sarashina, U. Amagatsu,Opéra de Lyon, 2008

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(39) The Written face, réalisa-tion Daniel Schmid, avecTamasaburo Bando et KazuoOhno, 1995.

The Written face

The Written face, film de Daniel Schmid (39), a également pour sujet les

repliements et déploiements du costume et du corps dans le théâtre japo-

nais.

Désépingler, tirer un fil … Déplier le costume pour accéder à ses couches

inférieures et intérieures… Le costume en porte un autre dans son envers.

Le principe vaut aussi pour les coiffures. Ce changement rapide s'appelle

shkinoki.

La maîtrise est minutieuse et efficace dans tous les mouvements. Un seul

geste : le bon geste.

Les détails sont discrets mais pourtant explicites : quelque chose de brech-

tien… On nous montre sans nous montrer. Là encore, on désigne le secret

comme un lieu difficile d'accès. Le dépli s'opère en plusieurs temps, jusqu'à

montrer, à sa dernière étape, une tache de sang manifestée par un morceau

de tissu rouge dans une pliure du dos du kimono, juste au-dessus de la cein-

ture qui est portée très haut sous la poitrine.

Déplier aura permis d'accéder au secret d'une blessure, après les nombreu-

ses manipulations, dans le temps d'une danse. La dernière danse. Le person-

nage expire enfin.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 43

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Le corps est paradoxal : il place le secret là où on ne l'y attend pas. Si le

corps est recouvert, les plis sont autant de signes qui ne font, finalement

que le révéler parfaitement. A l'inverse, un corps nu dans une demi obscu-

rité ne se révèlera pas si bien : l'ombre et la lumière vont marquer les plis

de la chair. Mais ces plis sont impénétrables. Derrière eux : le suspens. Et le

secret de ce qu'ils retiennent en est d'autant plus grand ! L'imagination tra-

vaille alors à dénuder ce qui est déjà nu, c'est-à-dire à percer les secrets de

l'âme…

Le pli est un défi à la discrétion puisque sans cesse, dans sa mobilité, il pro-

met de se déplier.

CACHES ET OBJETS TRANSITIONNELS

"(…) les images d'intimité qui sont solidaires des tiroirs et des coffres, solidaires de

toutes les cachettes où l'homme, grand rêveur de serrures, enferme et dissimule ses

secrets."

Gaston Bachelard

"L'armoire est pleine de linge

Il y a même des rayons de lune que je peux déplier."

André Breton

Le lieu du secret est aussi un écrin, un coffre, une boîte… Comment

ces objets sont-ils formellement conçus pour protéger le secret, puis pour

qu'il s'y laisse pénétrer ? L'espace clos renvoie à la mémoire des choses.

Cette mémoire est donc autant spatiale que mentale "L'espace habité trans-

cende l'espace géométrique"(40) nous dit Bachelard. Dans La Poétique de(40) Gaston Bachelard, op. cit.

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(41) Id.

(42) Nous ne nous attarderonspas ici sur le mythe de Pandore,mais on peut toutefois le citerpuisqu'il est à l'origine de l'idéede la boîte comme cache dessecrets les plus importants del'humanité, autrement dit, deses " beaux maux " (Hésiode).Pandore, cédant à sa curiosité,ouvre la boîte offerte par Zeuset libère ainsi les fléaux et lesmalheurs qu'elle contient, àl'exception du plus grand d'en-tre eux, celui de devoir atten-dre.(43) Georges Didi-Huberman,Être crâne, Lieu, contact, pen-sée, sculpture, Les Editions deminuit, 2000.

l'espace, il analyse longuement le fonctionnement des caches que sont les

boîtes, coffres, tiroirs…

Les cachesLa cache comme lieu propre à dissimuler est souvent construite sur

un modèle plié.

Les caractéristiques essentielles de ces objets sont de s'ouvrir et d'être un

contenant. Fermés, ils sont rendus à la communauté des objets et prennent

leur place dans l'espace extérieur. Lorsqu'ils se déplient et s'ouvrent, le dehors

ne signifie plus rien. "Les dimensions du volume n'ont plus de sens parce

qu'une dimension vient de s'ouvrir : la dimension d'intimité."(41)

"On place les premiers secrets dans la première boîte. S'ils sont découverts

l'indiscrétion sera rassasiée. On peut aussi la nourrir avec de faux

secrets."Les faux secrets seront les faux fonds ou les doubles fonds.

L'homologie entre la géométrie du coffret et la psychologie du secret est évi-

dente.

Le secret a un espace propre. Appliqué à l'image de la représentation, c'est

dans l'image du pli qu'il se matérialise.

Dissimuler ses secrets revient à dissimuler son mystère d'être, qui ne

demande pourtant qu'à être découvert. (42)

Considérons le crâne comme première boîte. Plus qu'une boîte, il est

l'écrin qui renferme la pensée et son infinité de plis. Elle appartient à la caté-

gorie des boîtes qui s'adaptent à la forme qu'elles protègent. Cette boîte com-

porte plusieurs types de plans (postérieurs, supérieurs, antérieurs, latéraux,

inférieurs). Elle pose la question que pose tout coffre magique ou tout écrin

: la question de l'intérieur, la question des replis. Comme le dit Georges Didi-

Huberman, "si le crâne est une boîte, ce sera une boîte de Pandore : l'ouvrir

véritablement revient à laisser échapper tous les maux, toutes les inquiétudes

d'une pensée qui se retourne sur son propre destin, ses propres replis, son pro-

pre lieu. Ouvrir cette boîte, c'est prendre le risque d'y plonger, d'y perdre la

tête, d'en être - comme de l'intérieur - dévoré." (43)

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 45

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Voilà peut-être pourquoi les peintres ont tant peint de vanités à l'époque baro-

que.

Dürer, dans sa représentation de Saint Jérôme, développe le trajet entre le

crâne vivant en pleine pensée et une tête de mort dont les cavités sont visi-

bles. La main du penseur est appuyée sur l'objet de sa pensée, c'est-à-dire sur

le crâne mort. De son autre main, il soutient sa tête pensante et vivante, lieu

de sa pensée.(44) Il nous montre ainsi le chemin de l'un à l'autre, ou comment

il déplie sa pensée sur l'objet qui la représente.

La vanité représente la boîte crânienne comme étant le crâne-lieu qui

"inquiète la pensée et cependant la situe, l'enveloppe, la touche et la

déploie".(45)

De Humani corporis fabrica,André Vésale, 1543-1555.

(44) Id.

(45) Id.

Saint Jérôme, Dürer, 1521,détails.

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(46) Gaston Bachelard, op.cit.

Boîte en papier plié

Boîte à tiroirs pivotants

Boîtes de Lucas Samaras: Boxet Box #, 1963

La boîte comme objet-lieuplié sur une chose ou une pensée procède de la

miniaturisation. C'est alors que "le grand sort du petit, non pas par la loi logi-

que d'une dialectique des contraires, mais grâce à la libération de toutes les

obligations des dimensions, libération qui est la caractéristique même de l'ac-

tivité d'imagination."(46) La boîte, le coffre, ou le tiroir qui cache devient un

monde en soi. Ils illustrent aussi la "philosophie de l'avoir" : on se nourrit de

leur contenu. Ils représentent aussi bien l'achèvement de la possession qu'une

réserve de rêverie d'intimité. C'est ce que Bachelard dit très bien: "L'armoire

et ses rayons, le secrétaire et ses tiroirs, le coffre et son double fond sont de

véritables organes de la vie psychologique secrète. […] Ce sont des objets-

sujets. Ils ont, comme nous, par nous, pour nous, une intimité."

Il s'agit alors de faire la part des choses entre la forme de l'objet impliquant

son mode propre de fonctionnement, et ce qu'il en émane qui est de l'ordre de

la psychologie, du souvenir, de l'histoire et des choses vécues à travers l'ob-

jet…

L'objet transitionnel/ Annette Messager

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 47

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Le concept d'objet transitionnel a été élaboré par Donald Woods

Winnicott (47) . Selon sa définition, l'objet transitionnel est un objet privilé-

gié, choisi par l'enfant. L'enfant a la capacité de créer, d'imaginer, d'inventer,

de concevoir un objet et d'initier avec lui une relation affectueuse. Un objet

transitionnel peut être une peluche, un morceau de tissu, un édredon, un mot,

une mélodie, ou un geste rituel.

Il est la première possession non-moi qui n'est ni la mère ni un objet intérieur,

mais le prolongement de la présence rassurante maternelle. L'objet permet le

cheminement de l'enfant du subjectif vers l'objectif, chemin qui sera plus tard

désinvesti pour laisser place au jeu puis aux activités culturelles de l'adulte.

L'objet transitionnel est un objet-lieuqui contient un monde caché. C'est l'es-

pace de repos psychique autant que du défoulatoire.

Annette Messager travaille depuis toujours avec l'objet comme s'il

s'agissait d'un objet transitionnel, ou vaudou. Collectionneuse, elle amasse.

Puis elle malmène, déchire, pique, transperce. Les traitements qu'elle réserve

à un simple objet nous renvoient à notre être de chair, directement projeté

dans ce qu'elle fait subir aux formes. Ainsi, elle déploie et développe un

monde imaginaire qui nous parle de notre besoin ambivalent d'avoir peur et

d'être rassuré (exactement comme avec l'objet transitionnel chez l'enfant).

Dans cette façon de collectionner les objets et de les mettre ensuite en scène,

il y a de l'enfance et du jeu. Et l'enfance et le jeu peuvent être perçus comme

une "antichambre" de l'art. Annette Messager affronte cette part de l'obscur

et du refoulé, non pas par le dispositif du caché, mais par une œuvre protéi-

forme qui donne à voir de l'intime, du temps, du mouvement.

Les cheminements de la pensée en mouvement et de l'intime sont si récur-

rents chez Annette Messager que la notion de pli est très présente dans son

œuvre. Celle-ci génère de l'imagination et convoque la mémoire (collective

et individuelle) puisque l'enfance est un de ses principaux motifs. Elle la

convoque avec ambiguïté mais sans nostalgie. "Je suis la colporteuse des

rêves simiesques, des délires arachnéens […], la menteuse, la messagère des

(47) Donald Woods Winnicott,1896 - 1971, médecin, pédiatreet psychanalyste britannique.

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(48) Annette Messager est citéepar Bernard Marcadé dans l'ar-ticle, “L'Artiste et ses doubles”dans la Revue Beaux-ArtsEdition Annette Messagerconteuse, truqueuse, ensorce-leuse, parue à l'occasion de sonexposition au Centre GeorgesPompidou, 2007.(50) Heidi Clément dans l'arti-cle “La Comédie humaine”, Id.

(50) Annette Messager est citéepar Sophie Duplex dans l'arti-cle “Corps à corps”, Id.

Annette Messager

Petite Parade, 1997Mes petites éffigies, 1988Doomestic, 2000

fausses prémonitions, des amours douteuses, des souvenirs suspects, la

dompteuse des araignées de papier"(48). On peut voir dans sa démarche une

référence déterminante à tout ce qui attrait aux vœux, ex-voto, talismans, reli-

ques, dépouilles et fragments. Elle joue sur le rapport entre l'inanimé et le

faussement animé dans ces travaux qui exposent le monde animal comme

substitut de la peluche ou de la poupée, c'est-à-dire des objets transitionnels

ordinaires. "Entre doudous démantibulés, sacrifiés sur l'autel des illusions

perdues de l'enfance, et objets transitionnels d'une réalité contempo-

raine"(50), l'œuvre se dévoile autant qu'elle laisse le mystère s'épaissir.

Son œuvre entière fonctionne sur le mode du rituel, rituel que l'on peut rap-

procher de la démarche de plier/déplier un secret. Dans son exposition au

Centre Georges Pompidou en 2007, elle cherche dans l'espace un rythme, une

alternance entre des espaces secrets, labyrinthiques et de grands espaces de

respirations. Le mode de présentation des œuvres est le prolongement de leur

propos. C'est notamment l'idée de la mue qui est dominante dans ses œuvres:

de la robe au gants en passant par les peluches disséquées, elle appréhende

l'homme au travers de son enveloppe. La mue comme trace de ce qui n'est

plus et que l'on ne peut retrouver que par une multiplicité de fragments.

Parmi les matériaux qu'elle affectionne, on reconnaîtra les tissus, se rappelant

le travail de Docteur Clérambault : "J'ai grand plaisir à toucher les tissus […].

Ce sont des éléments familiers, les matériaux de la maison. Ils renvoient bien

sûr au corps : le drap, le linceul, le vêtement. Et ils ont leur bruit." (50)

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Annette Messager

Balance, 1998Casino dehors, détail, 2005Parade, 1995

Histoire des robes, 1990Promesse des petites éffigies,1990

Ouvrages, 1991Mes voeux, 1989Pénétration, 1993-94

50

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PROCESSUS CACHE DANS L’OEUVRE

L'œuvre procède parfois comme les caches ou les objets transitionnels. Elle

interroge la "conscience". La boîte se fait métaphore de notre cerveau qui

associe, par synesthésie, un objet à un son, à une couleur (ou inversement),

ou encore à une histoire passée ; l'objet raconte et témoigne de sa légitimité

d'être parce qu'il contient sa propre histoire pliée… Petite histoire qui permet

de recomposer ou de reconvoquer la mémoire…

C'est la démarche minimaliste et conceptuelle qui illustre le mieux

l'idée de processus dans l'œuvre. L'art conceptuelne se soucie plus du savoir-

faire de l'artiste ni même de l'idée qu'une œuvre doit être "finie" car l'idée

prime sur la réalisation. Le minimalisme (ou art minimal), qui inclut l'art

conceptuel, est un courant de l'art contemporain né au début des années 1960

aux États-Unis. Il est caractérisé, entre autres, par un souci d'économie de

moyens. Les artistes de ce courant ont mené une réflexion qui porte avant

tout sur la perception des objets et leur rapport à l'espace. Leurs œuvres sont

des révélateurs de l'espace environnant qu'elles incluent comme un élément

déterminant.

A bruit secret (1916) est le seul ready-made sonore de Duchamp : composé

d'une pelote de ficelle arrimée entre deux plaques de cuivre, il contient un

objet inconnu, placé là par le collectionneur Walter Arensberg, dans la pelote.

Ce petit objet ajouté secrètement produit du son lorsqu'on le secoue. Pour

Duchamp qui ignore ce qu'Arensberg a placé dans la pelote, l'œuvre est nou-

velle. Elle n'est plus simplement son idée dépliée, mais "une" idée dépliée

qu'on est venu replier sur un secret enfermé.

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

A travers l'exemple de A bruit secret, on comprend que Duchamp construit

l'objet sculpture dans la continuité du concept qu'il a élaboré et développé.

Puis il nomme l'œuvre : A bruit secret. Le bruit devient la chose elle-même.

L'attention se porte autant sur le processus que sur le résultat. Le pli n'est ici

que dépli d'une même démarche, du concept à sa réalisation. Le dépli de

l'œuvre est un "état d'émergence".

Robert Morris / The Box with the Sound of its Own Making(La boîte avec le son de sa propre fabrication)Robert Morris est un artiste plasticien américain. Il est l'un des prin-

cipaux représentants et théoriciens de l'Art minimal et conceptuel. Il inscrit

ses recherches, depuis les années 60, dans des champs d'investigations très

diverses : chorégraphie, performances, objets, films, installations… Il a éga-

lement largement participé à la naissance du Land Art et de l'Art

Performance.

A New York, il étudie le travail de Marcel Duchamp et réalise des pièces qui

font écho aux siennes : ainsi, Fountain (1963) répond à Fontaine de

Marcel Duchamp, A Bruitsecret, 1916

52

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R. Morris, The Box with theSound of its Own Making, 1961

(51) Cité dans Ecouter par lesyeux, objets et environnementssonores, catalogue de l'exposi-tion du Musée d'Art Modernede la ville de Paris, 1980

Duchamp, et Box with the Sound of its Own Making (1961) répond à A bruit

secret dont nous venons de parler.

L'œuvre de Morris intéresse la scénographie en ce qu'elle ne cesse de d'inter-

roger la relation de l'objet à l'espace.

Mais c'est plus précisément dans la démarche du minimalisme et du dévelop-

pement du concept que l'œuvre de Morris va nous servir ici d'exemple.

" La boîte, écrit Morris, est constituée de six morceaux de noyer assemblés en un

cube fermé. J'ai fabriqué la boîte avec des outils à main : marteau, scie, etc. Ca m'a

pris trois heures. Au cours de ce travail, j'ai enregistré sur un magnétophone les

bruits de la construction. Avant de fermer complètement la boîte, j'y disposai un

petit haut parleur. Je ménageai un espace sur l'un des côtés de manière à ce que l'on

puisse brancher un magnétophone au haut parleur. De cette façon, on pouvait

rejouer les sons enregistrés. La taille de la boîte est d'environ 23 × 23 × 23 cm et

l'épaisseur du noyer d'environ 2cm. " (51)

Morris loge, au cœur même de l'objet, l'enregistrement de son histoire

sonore: histoire qui d'une part témoigne de la naissance de l'objet, et qui d'au-

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

tre part lui donne sa raison d'être, son moyen d'expression, son sens, sa forme

et son fond. En faisant sourdre du cube le son murmuré de sa fabrication, il

pose, tel un logicien, le problème existentiel : "qui, de l'œuf ou de la poule

est né le premier ?" ou, "qui, du fond ou de la forme donne le premier nais-

sance à l'œuvre ?".

"[…] l'objet est en avance sur lui-même ; au-delà de son apparence (solide,

ferme, fermée), il se disloque dans son être. Ce qui ne colle pas, ce qui donc

décolle la boîte d'elle-même, c'est que le son est d'un autre temps. […] Si elle

n'est pas encore une installation sonore (on la qualifierait plutôt d'assem-

blage), cette dislocation qui la travaille tend à la faire exploser pour, selon

une certaine (quasi-)définition, "rejet[er] la concentration sur un objet au pro-

fit d'une considération des relations entre un certain nombre d'éléments".

Travaillée par ce son qui la désajointe, la boîte à musique morrissienne ten-

drait déjà vers l'installation. Si bien qu'elle contiendrait non seulement sa "

propre " histoire, mais encore ces maux qui guettent toute installation sonore.

Ils n'attendent que l'ouverture de la boîte pour se répandre."(52)

Si la majorité des œuvres de Robert Morris interroge le lieu et l'espace, celle-

ci interroge plutôt la " conscience ". La boîte se fait métaphore de notre cer-

veau qui associe, par synesthésie, un objet à un son, à une couleur (ou inver-

sement), ou encore à une histoire passée.

Ces œuvres sont génératrices d'espace, mais d'un espace mental plus que géo-

graphique ou scénographique. Elles appellent à la réflexion pure. Elles ne

sont que le continuum du parcours conceptuel accompli par l'artiste. Pour

s'exprimer, elles demandent au public le temps de s'arrêter pour les écouter

ou les regarder dire leur histoire, et, à travers elle, l'histoire de chacun.

L'oeuvre est ce dépli sans quoi il n'y a pas de vis-à-vis.

(52) Peter Szendy, cité dans LeJeu de l'exposition, ouvragedirigé par Jean-Louis Déotte etPierre-Damien Huyghe,L'Harmattan, Paris, 1998.

54

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(53) Daniel Sibony, Création,essai sur l'art contemporain,Seuil, 2005

LA DEMARCHE CREATIVE EN PROCESSUS

Proust n'a pas été le seul à vouloir retrouver le temps. C'est pourtant cette

nécessité qui l'a poussé à écrire et à déplier sa vie intime pour la donner

comme une œuvre immense et politique qui nous concerne tous.

La temporalité et mobilité dans l'œuvre sont des sujets qui intéressent le pli

directement. Nous l'avons vu déjà avec l'exemple de Morris et des minima-

listes. Le processus est synonyme de temporalité dans l'action de penser et de

créer.

" Le processus avance par dévoilement et suppression de certaines possibilités, visi-

bles ou pensables. A aucun moment on ne les voit toutes : à aucun moment on ne

voit l'être. […]

Le processus, bien qu'unifié, est éclaté. Dans le sillage de l'œuvre en cours, l'artiste

avance à coup de oui et de non, le tout surmonté par un grand " oui " à l'œuvre.

[…]L'œuvre surgit lorsqu'elle n'en peut plus de tendre vers ce qu'elle est, et que l'ar-

tiste n'a plus de risque à prendre avec. Les jeux sont faits, ce qui pouvait être atteint

par cette voie est là. Bien sûr, tout ce qui n'a pas été fait revient en force plus tard

et suscite une nouvelle œuvre. Mais pour l'instant, c'est saturé : l'acte a " rempli "

l'espace qu'il a lui-même libéré, sur le plan visuel ou émotionnel, sur le plan de

l'énergie ou de la pensée.

L'œuvre n'est pas le " résultat " des traces ou du cadre de départ, elle en est la "

résolution ", le déploiement, où toute sorte d'événements se produisent, dans un pro-

cès d'expansion, d'accroissements, d'enlèvements, d'ajointements, de recollements,

de synthèses projetantes. Soudain le processus se totalise et vous projette au-delà de

lui, là où lui-même ne peut aller. "

Daniel Sibony, Création, Essai sur l'art contemporain (53)

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

LE SUJET DE L’OEUVRE EST SA TEMPORALITÉ

"L'espace nous précède. L'espace a précédé nos ancêtres. L'espace se poursuivra

après nous. [...]Créer une sculpture, c'est un geste végétal ; c'est la trace, le par-

cours, l'adhérence en puissance, le fossile du geste fait, l'action immobile, l'attente

[…].

Comment passer le temps ? […]C'est en un espace que l'on recueille la valeur du

temps ; l'espace peut être le vide entre l'ongle et la chair, vide qui se remplit de

terre."

Giuseppe Penone,La Structure du temps (54)

Le secret de la création est dans ses différentes temporalités. La len-

teur de la pensée s'oppose parfois à la rapidité de la mise en œuvre. C'est,

dans tous les cas, le mouvement de la création qui induit ces différentes tem-

poralités.

On pourrait essayer de décomposer les étapes de la création :

1-Trouver l'essentiel / 2-le fond est là, l'urgence / 3-écrire, déplier sa pensée,

contempler / 4-trouver la forme quand elle n'est pas évidente / 5-faire des

retours : retrouver l'histoire initiale (de l'être, du pourquoi, de l'objet…)/ 6-

enfin faire : continuer de déplier, repenser la forme s'il le faut, dans un conti-

nuum avec ruptures, mais toujours de la pensée à l'action.

Le passage le plus important est dans le saisissement. Ce saisissement corres-

pondrait à l'état de seuil du dépli, à un temps suspendu, arrêté… Il est LE

point d'articulation essentiel parmi tous. On pourrait résumer par : être saisi

ou surpris/ saisir ou surprendre.

L'art ne peut être que dans une autre temporalité, ou dans une temporalité

hors des normes que nous propose la société. L'artiste revendique le besoin

de contemplation comme étant humain, primordial, nécessaire et urgent. Il

est urgent de retrouver les cycles et la nature. Ce besoin résonne comme une

(54) Giuseppe Penone, LaStructure du temps, DAO-LaPetite Ecole, 1993.

56

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(55) Giuseppe Penone,Respirer l'ombre, EcoleNationale Supérieure desBeaux-Arts, 2004

Giuseppe Penone, Paysage ducerveau, 1990

réponse à cette question contemporaine de la mobilité. Il n'y a que là que l'on

peut trouver les espaces de liberté dont la création a besoin.

Dans Respirer l'Ombre, Penone définie la fonction de l'art par le besoin de

retrouver le temps et les cycles naturels des choses pour les laisser s'expri-

mer. "L'œuvre est projetée dans le futur, elle est liée à la croissance de l'ar-

bre, à son existence.[…] Si une des fonctions de l'art est la relecture perma-

nente de le réalité, transformer la conception du temps nous offre la possibi-

lité de revoir et de recréer les conventions du réel et nous permet d'imaginer

de nouvelles formes avec de nouvelles valeurs. Toutes les choses conçoivent

et mesurent le temps selon le rythme existentiel, biologique, de leur forma-

tion et de leur vie." (55)

Si Penone est un artiste du mouvement de l'arte povera (littéralement art

pauvre), c'est parce qu'il faut entendre dans cette "pauvreté" le fait que son

œuvre travaille plus avec des traces qu'avec des objets. La trace ou l'em-

preinte sont avant tout des marques du temps. Barthes, lui aussi, parle de pli

pour évoquer la trace de l'homme qui n'est plus.

C'est ce qu'il nomme le biographème: un trait de la biographie de quelqu'un.

Ce serait comme une petite chose qui dirait des grandes choses sur l'être…

La trace et l'empreinte disent bien le pli par l'action de prélever, reporter, pré-

lever, reporter…

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"Entre “moi” et l' “espace”, il n'y a que ma peau. C'est un réceptacle, un porte-

empreinte du monde alentour qui me sculpte. C'est, en même temps, un champ de

fouille de mon destin - celui du temps qui me sculpte. ; c'est enfin une écriture de ma

chair, un ensemble de traces qu'émet, depuis l'intérieur de mon crâne, une pensée

inconsciente - pensée qui me sculpte elle aussi."

George Didi-Huberman, Être crâne.

L'oeuvre de Penone est un développement des formes. Le développement y

est synonyme de " faire apparaître ". C'est ce que Klee nomme Gestalt, ou

forme en formation, dans Théorie de l'art moderne, et qui contient déjà la

notion de temps. Son œuvre développe ce qui est enveloppé, déplie ce qui est

plié et déroule ce qui est enroulé. Ce développement est développement tem-

porel au sens d' "état naissant" comme processus de croissance de l'œuvre.

Chez Penone, l'objet n'est jamais dans l'oubli de sa propre naissance. C'est-à-

dire que l'objet achevé n'exhibe pas sa finitude ou sa clôture comme résultat,

mais affirme plutôt le temps de l'œuvre naissante. Comme le dit Georges

Didi-Huberman dans Être crâne(56), il s'agit non pas de faire un objet, mais

de "se faire à la dynamique intrinsèque des processus de formation", ce qui

inclut la dimension temporelle de l'œuvre.

A travers l'œuvre de Penone, Didi-Huberman tente de comprendre comment

la sculpture procède dans et avec le temps. Pour lui, la problématique de

Giuseppe Penone, Paupières,1978

(56) Georges Didi-Huberman,op. cit.

58

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(57) L'anamnèseest ici enten-due comme étant l'histoire dusujet et/ou de son œuvre.

(58) Georges Didi-Huberman,op. cit.

(59) Id.

(60) Giuseppe Penone,L'Espace de la main,EditionLes musées de la ville deStrasbourg, 1991.

(61) Giuseppe Penone,Respirer l'ombre, op. cit.

l'"état naissant" de l'oeuvre n'est pas seulement une nostalgie de la source

perdue de toute chose, mais bien une anamnèse matérielle, en temps pré-

sent.(57) Aussi la forme qui émerge du matériau sera le résultat d'une

fouille:"ce que la main retire du matériau n'est autre qu'une forme présente

où se sont agglutinés, inscrits, tous les temps du lieu singulier dont le maté-

riau est fait, d'où il tire son " état naissant ". Pour le sculpteur, donc, la

mémoire est une qualité propre au matériau lui-même : la matière est

mémoire."(58) Le sujet de l'œuvre de Penone concerne les temps mêlés. Il

n'est pas seulement question de creuser la matière pour retrouver en elle les

choses passées, mais aussi et surtout de la déplier sur la mémoire de son

devenir ou de ses croissances futures. La matière reste évolutive au-delà de

l'œuvre finie. C'est que l'œuvre œuvre encore. Cette fouille de l'objet est

indissociable de celle du sujet qui s'y confronte ou qui le produit : "l'art du

sculpteur consisterait-il alors à creuser des galeries, à fouiller dans la

mémoire de sa propre chair et de sa propre pensée ?"(59) La réponse de l'ar-

tiste résonne parfaitement avec la forme du pli telle que nous l'avons étudiée

précédemment :

" Nous descendons dans le cerveau par le puits vertical qui nous porte à diverses

profondeurs ; à chaque arrêt, des galeries conduisent, par le raisonnement, à l'ex-

cavation d'idées ; une fois mises à jour elles sont amenées à la surface ; et plus le

cerveau est riche en sédiments de mémoire, plus il y a de galeries, plus il y a d'ar-

rêts, plus il y a d'excavations (fronti di scavo). "

Penone, L'Espace de la main (60)

Lorsque Penone pénètre le corps d’un arbre avec son ciseau, c'est son histoire

intime qu'il pénètre. Il y trouve les jours de soleil, de pluie, les rencontres

avec les insectes, les attaques, les caresses des autres plantes. Pour lui, "c'est

une idée que seule une pensée proche de la matière peut développer. […]

Dépouiller l'arbre, couche par couche, du poids de ses gestes fixés dans le

bois, pour retrouver le moment d'équilibre entre la dimension du bois et la

forme de l'arbre." (61)

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Daniel Sibony s'est penché sur la question de la temporalité. Pour lui, l'œu-

vre ne se donne comme événement que dans son temps présent : "L'artiste

passe du temps pour produire l'instant où l'œuvre manifeste sa présence. Car

le temps créatif c'est moins la durée - cyclique ou linéaire - que l'événement

pur : choc et réponse, trauma et réplique. […]

Dans l'œuvre s'entrechoquent origine et devenir, conception et mise au

monde, temps irruptif et temps d'entrée dans la durée."

L’OEUVRE MISE EN ABYME

Si le sujet de l'œuvre est sa temporalité, c'est parce qu'elle se déplie en elle-

même et jusqu'à hors d'elle-même. Dans ce mouvement s'opère parfois une

mise en abyme de l'œuvre.

Marcel Duchamp / La Boîte en valise La question essentielle posée par Duchamp n'est pas tant celle de la

nouveauté et de la possibilité, que celle de trouver l'exacte valeur du ready-

made. Cette valeur se trouve dans la conscience du jeu que l'artiste a déployé/

déplié.

Quelle que soit l'œuvre que le créateur donne à voir, il oblige le récepteur à

Giuseppe PenoneCèdre de Versailles, 2003Arbre hélicoïdal, 1988

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62) Florence de Méredieu,Histoire matérielle et immaté-rielle de l'art moderne,Larousse, Paris, 2004

(63) Marc Decimo, MarcelDuchamp mis à nu : à proposdu processus créatif, LesPresses du réel, Dijon, 2004

(64) Id.

(65) Florence de Méredieu,Histoire matérielle et immaté-rielle de l'art moderne, op.cit.

se poser la question de la place de cette "chose". Certains créateurs, comme

Duchamp ont accordé autant d'importance à celui qui regarde qu'à celui qui

fait.

Le pli est la structure de l'infini, et l'Art propose l'infinité parce qu'il ne dit

pas plus que ce qu'il montre. L'interprétation, qu'elle soit ou non évidente, est

personnelle, et donc infinie. Et c'est ainsi que Duchamp pense en dépliant

coup après coup, mettant ainsi en cause les relations du spectateur à l'œu-

vre.(62)

Comme le dit Marc Decimo, la chose, l'objet, mis dans un musée, prend une

valeur d'œuvre. "Cette chose […] est communication ; elle a une visée

sociale, elle est langage, elle fait penser l'autre, le spectateur, et elle incite aux

commentaires."(63) . Ainsi, le spectateur devient à son tour concepteur en ce

qu'il cherche à concevoir l'œuvre qu'il reçoit pour la comprendre. "Comme si,

bon an mal an, Duchamp avait bricolé ses coups et n'en avait mesuré l'am-

pleur qu'avec un certain retard, peu à peu, à travers la réponse de chaque

regardeur. Ce retard est nécessaire. La portée d'un coup fait retour, comme

aux échecs, par la réponse de l'autre après un temps de réflexion. La partie

s'élabore." (64)

Là encore on se rend compte que la temporalité est une donnée essentielle de

la création. La conception d'une œuvre n'est jamais finie. Elle est "pli" parce

qu'elle est infinité et mouvement.

"Duchamp prend la matière à contre-courant, ne la revendique pas comme

matière, mais en fait un fantastique support conceptuel. Le Grand Verre (ou

la Mariée mise à nu par ses célibataires) est peut-être à ce titre comme une

icône des temps modernes : un signe et un moyen d'accès à l'invisible, cet

invisible qui se déplie et déploie en amont le secret de la pensée de l'artiste

et en aval dans la série infinie des gloses et des interprétations que suscite

l'œuvre." (65)

Cette analyse du Grand verre que fait Florence de Méredieu montre bien la

démarche artistique en mouvement, de la pensée de l'œuvre jusqu'à se récep-

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

tion. C'est ce que je tente de démontrer là : la pensée créatrice est une pensée

qui déplie la conscience, qui déplie la matière, et pour finir, qui déplie une

vision du monde.

"Pourquoi ne pas prendre d'autres lorgnettes ? Pourquoi admettre et s'en remettre à

une opinion toute faite, à l'autre qui décide pour vous, quand on peut très bien faire

ses valises soi-même ? Qui, mieux que l'intéressé, sait les effets personnels qu'il lui

convient d'emporter ? Au contenu de tous les musées du monde s'oppose le strict

nécessaire et superflu de la Boîte en valise, son musée, sa boîte à trésors, laquelle

à en plus l'avantage d'être portative pour traverser la vie. "

En 1938, Duchamp édite sa Boîte en valisequi reproduit la quasi totalité de

ses œuvres essentielles. Elle est à la fois boîte à archives et valise à usage

privé et intime. Dans tout ce qu'il archive, dans ce qu'il amasse, certaines cho-

ses feront sens immédiatement, d'autre plus tard... L'archive attend son heure.

Comme le pli. Elle ne trie pas. L'archive attend le fouineur qui lui inventera

une lecture, qui lui donnera du sens, qui lui attribuera un point de vue perti-

nent… Dans l'archive, dans l'empilement plié, ne se trouve qu'une multitude

de "petits faits vrais" mis en piles, classés, cachés, qui attendent d'être

dépliés. "S'y trouvent une vie, des informations et une infinité de précisions

qui font système pour fonder la pensée. […] L'archive ne se donne pas : elle

se mérite. Elle est suspendue à qui lui donnera du sens." (66)

La Boîte en valisesemble avoir été pour son créateur un moyen de mettre à

nu son processus créatif. Il y met les choses côtes à côte, et observe comment

elles opèrent entre elles.

C'est aussi le changement d'échelle qui lui permet de déplier ainsi son œuvre

et de la mettre en abyme. La reproduction miniaturisée donne à son œuvre

une dimension poétique et secrète. Il faut regarder de près, à la loupe…Quoi

qu'il en soit, cette archive fait dispositif et nous fait rentrer dans l'intimité

d'une conversation (entre l'artiste et son œuvre) ou dans les secrets du créa-

teur. Il faut oser franchir un seuil pour ouvrir et déplier ce que contient la

boîte.

(66) Id.

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A propos du modèle réduit, Florence de Méredieu explique que "la transpo-

sition et la réduction des propriétés et des dimensions de l'objet a pour corol-

laire la maîtrise instantanée d'une totalité. […] La réduction d'échelle, par

l'ensemble des opérations effectives qu'elle permet d'effectuer sur l'objet - ou

le monde - devient ainsi vecteur privilégié de l'expérience." C'est cette

dimension conceptuelle du modèle réduit et du dépli que Duchamp met à

l'œuvre avec la réalisation de la Boîte en valise. La démarche du modèle

réduit est très cérébrale puisqu'elle ne suppose pas le même rapport physique

avec la matière lors de la réalisation de l'œuvre. La matière est finalement,

dans cette entreprise, le dépliement de ce qui n'est au départ que concept, et

qui peut à tout moment se replier.Mais on peut dire, aussi, que le concept de

la Boîte en valiseporte beaucoup d'ironie, ou d'auto dérision. Elle procède de

la distanciation. L'auteur semble dire : "mon œuvre est là toute entière, voyez

comme elle tient dans une valise! Voyez comme elle n'est rien !". Alors

qu’au contraire cette œuvre est grande et montrée à tous dans les institutions

artistiques (Musées), elle relativise ce qu'est l'œuvre somme d'un artiste.

Aussi bien qu'elle la résume ou en fait le bilan, elle l'ironise : le catalogue

devient l'œuvre elle-même, laquelle permet d'emporter chez soi ou en

voyage, des simulacres d'œuvres. Ainsi, cette œuvre procède d'une mise en

abyme, et la mise en abyme est elle-même une caractéristique du pli en ce

qu'il appartient au phénomène du multiple.

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

“L’OEUVRE EN PROLONGEMENT”(67)

"[…] le temps de la création est aussi le temps que rayonne l'œuvre qui est là devant nous. Elle

semble avoir accumulé son passé - tout ce qui s'est passé en elle pour qu'elle se crée - et proje-

ter ce " temps " vers l'avenir, vers nous. […] C'est du temps mis en réserve, qui attend qu'on le

sollicite pour resurgir, pour se donner. […] "

Daniel Sibony, Création, essai sur l'art contemporain

.

" Bien loin que l'objet précède le point de vue, on dirait que c'est le point de vue qui

crée l'objet "

Ferdinand de Saussure (68)

Le mouvement de la création commence à la conception de l'œuvre et

ne s'achève qu'au moment de sa réception active, c'est-à-dire le moment de

sa réception par un public qui la prolonge.

Le public participe du dépli: il comprend l'œuvre parce qu'il l'aboutit. Sans

lui, parfois, l'œuvre n'est pas. Il prolonge le mouvement de la pensée du créa-

teur. Il rend le processus de création opératoire. L'œuvre, une fois reçue,

devient nouvelle pour celui qui l'a créee. Il a déplié une chose qui n'aura, en

fait, jamais fini de se déplier. Chaque personne qui la regardera la dépliera un

peu plus. Si l'auteur de l'œuvre a pensé à sa réception, il a déplié sa pensée

de l'intime vers le politique.

Le paysage comme prolongement / Ernest Pignon-ErnestErnest Pignon-Ernest dessine des figures drapées inspirées du

Caravage qu'il fait surgir des murs de Naples ou d'ailleurs (soupirail, portes,

niches). Il travaille moins sur les dessins de plis que sur les plis du tissu

urbain desquels ses œuvres surgissent. L'œuvre in situ est alors soumise aux

intempéries, aux graffitis, aux décollages intempestifs… Elle est en prolon-

gement dans une situation et un espace donné. Sans la ville, l'œuvre n'est pas.

L'oeuvre est intégrée.

64

(67) Expression empruntée àClaire Dehove, plasticienne,scénographe.

(68) Ferdinand de Saussure,(1916), Cours de linguistiquegénérale, Payot, Paris, 1982

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Ernest Pignon-Ernest intervient dans l'espace réel et s'octroie le droit de cou-

vrir la ville de centaines d'images. Chacun peut les refuser, les déchirer, leur

dégradation porte plus de sens que l'œuvre elle-même. "Je commence tou-

jours comme ça, par marcher dans la ville, marcher de jour et de nuit, j'essaie

d'en comprendre l'organisation, d'en saisir l'espace, les rythmes, les couleurs,

les textures, la lumière.... Tout ce qui se voit, et simultanément, par des ren-

contres et beaucoup par la lecture, de découvrir ce qui ne se voit pas, ne se

voit plus, l'histoire, les souvenirs qui hantent les lieux, leur potentiel sugges-

tif, poétique et symbolique.". Les images qu'il insère dans le paysage naissent

directement de cette connaissance des lieux, de leur observation. Cette ins-

cription dans le présent d'un lieu permet d'interroger la relation entre l'espace

interne de l'image, le plan du mur et l'espace réel. L'oeuvre n'est pas l'image

mais son prolongement dans l'espace de la ville. "Je pense que ça n'est pas

sans résonance sur la qualité de la réception que de découvrir une oeuvre

dans son univers social et spatial quotidien. Il se produit une forme d'identi-

fication : le "regardeur" participe de l'image, la représentation devient pré-

sence, la rencontre - plus que dans un lieu culturel - est vécue comme une

expérience personnelle.". Le travail de Pignon-Ernest repousse les limites de

l'espace tout en dialoguant avec le passé et en interrogeant le présent. L'art

réinvestit la rue à travers une démarche qui apparaît alors autant citoyenne

qu'artistique.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 65

Ernest Pignon Ernest

Naples, 1990

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Le regard comme prolongement" Les étapes principales de l'ensemble du trajet créateur sont ainsi : le mou-

vement préalable en nous, le mouvement agissant, opérant, tourné vers l'œuvre, et

enfin le passage aux autres, aux spectateusr, du mouvement consigné dans l'œuvre.

Pré-création, création, re-création. "

Paul Klee,Théorie de l'art moderne.(69)

Pour l'artiste, créer répond à un besoin vital, à une urgence. Pour que

le spectateur aille au devant d'une œuvre, il faut aussi qu'il y ait un besoin :

besoin ou curiosité d'aller voir ce que font les autres, comment font les autres.

Le spectateur a aussi parfois besoin de s'approprier l'œuvre, de l'appréhender

dans toutes ses dimensions pour qu'elle lui parle. Daniel Sibony dit très bien

cela dans Création, essai sur l'art contemporain.(70) Parlant des spectateurs,

Soweto, 2002ParisSoweto, 2002

Naples, 2000Kissing cooper, Londres, 1999

(69) Paul Klee, Théorie del'art moderne, Folio, 1998

(70)Daniel Sibony, Création,essai sur l'art contemporain,Seuil, 2005

66

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(71) Id.

(72) Id.

il dira d'eux qu' ils peuvent s'exalter" que ce soit tellement ça" et que l'artiste

ait su trouver "à ce point" ce qu'ils ont toujours " ressenti sans pouvoir l'ex-

primer. "C'est alors seulement que l'œuvre devient politique au sens où elle a

touché quelque chose d'essentiel voir d'universel en la personne qui la reçoit.

L'œuvre est reçue comme ayant été conçue pour “me parler”. Elle n'est pas

simplement la représentation publique d'un intime qui doit s'exprimer.

La thèse de Sibony est intéressante car elle confronte deux narcissismes.

L'artiste affirme une chose, il sait ce qu'il veut dire et le dit avec ses moyens

les plus personnels. Toute démarche artistique est unique mais pourtant, tous

semblent avoir la même volonté de "produire le point de rencontre entre ce

qu'ils aiment et ce qu'un public peut aimer ; rencontre de deux narcissismes,

celui de l'artiste et celui de qui regarde ; le point où ces deux amours-de-soi

peuvent se mêler, se toucher."(71)

L'œuvre en prolongement est un mouvement qui part de ce qui touche l'ar-

tiste pour atteindre à ce qui peut toucher le public. La relation est à double

sens. Ensemble, l'artiste-émetteur et l'artiste-récepteur échangent des charges

émotives. "Dans ce point performatif, les deux narcissismes se croisent dans

une réelle effusion ; l'œuvre parle d' "elle-même" au public qui en fait son

porte-voix. (Ou son porte-regard, son porte-fantasme. Sa porte ouverte sur

l'autre part de soi…) L'œuvre accouple les deux parties, artiste et foule, dans

l'autoréférence : la question "au nom de quoi ?" est plus effacée que jamais.

Le modèle de l'œuvre c'est l'œuvre elle-même, et le public qui en est la " moi-

tié"." (72)

Lorsqu'une œuvre ne se laisse pas prolonger par le spectateur, c'est qu'elle ne

se nourrit que d'elle-même dans un circuit clos. Sibony émet l'hypothèse que

si une œuvre échoue, c'est que l'artiste a été tellement porté par sa nécessité

de créer, qu'il n'a plus pensé à transmettre. L'œuvre qui ne lui appartient pour-

tant plus, ne joue qu'avec elle-même. "Alors l'effet de charge et de décharge

ne fonctionne pas. Ça touche quelque part mais ça ne touche pas juste." Si

l'on admet cette hypothèse, on comprend bien que l'œuvre ne peut être en

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 67

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

prolongement que si l'artiste accepte de ne pas être un, mais un plus un." Il y

a mouvement parce que chacune des deux parties (artiste et public) cherche

ou devine ce qui manque à l'autre."(73)

Fabien LeratFabien Lerat est un plasticien dont les oeuvres appellent une utilisa-

tion, une activation par le public. En leur présence s'effectue une prise de

conscience de phénomènes physiques ainsi qu'une appréhension du monde

par l'expérience que l'on en fait. Le spectateur s'engage physiquement à péné-

trer la matière, à informer en l'animant, à se confondre avec elle, à "tisser des

liens de sociabilité", à établir avec un tiers un contact visuel, gestuel et ver-

bal : une communication.

Les oeuvres de Fabien Lerat ne s'expérimentent que physiquement. Au repos

elles changent parfois de nom.

Il est question d'un monde participé.

La plupart des pièces sont sociables et requièrent l'association éphémère d'in-

dividus. Le souhait de l'artiste est de convoquer la connaissance de chacun.

"Mais, mes pièces font appel aux présences plus qu'aux représentations, pour

en arriver peut-être à mesurer toutes les distances qui nous rapprochent et

nous séparent. Ce sont ces liens que les pièces mettent en présence avec cette

difficulté du présent, du rapport au temps de chacun. Le temps est quelque

chose de parfaitement horizontal. Tout ce qui vient traverser cette horizonta-

lité crée des ruptures. Sans ce partage du présent on pourrait à peu près tous

s'entendre. Dès qu'on est en présence on est sensible."(74) Ces œuvres sont

des moyens de mesurer notre être-là, au travers d'une proposition de paramè-

tres à éprouver, à mesurer et arpenter.

"Ce que peuvent créer ces pièces c'est un espace respirant, dans lequel il

apparaît une autre conscience de soi et des autres, qui n'est pas dans le champ

direct du politique ou du culturel, du familial ou de l'économique. Un espace

vacant où chacun, par ses prises légèrement à distance, se trouve là." (75)

(73) Id.

(74) Entretien avec FabienLerat, propos recueillis parDominique Truco, novembre2001.

(75) Id.

68

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(76) Id.

Fabien LeratEllipse parme,2002Flux, 2003

La modification de l'œuvre par le public permet d'évaluer l'écart entre ce que

l'on voit et ce que l'on projetait d'y voir. Souvent, Fabien Lerat est surpris par

son œuvre. Elle lui apparaît autre : "Je comprends et découvre des choses qui

me recouvrent, comme les mots recouvrent la pensée. Les actes les décou-

vrent. Les actes trouvent. Dans chercher et trouver, il y a deux problémati-

ques. Chercher c'est s'attendre à ne pas trouver. Trouver c'est ce à quoi on ne

s'attend pas quand on cherche." (76)

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 69

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Dans cette idée que l'œuvre est dépliée et prolongée par sa réception

et son partage avec un public, il semble important de citer l'Art relationnel

qui est un mouvement artistique contemporain, apparu en France à la fin des

années 1990, et théorisé par Nicolas Bourriaud dans son livre Esthétique

relationnelle.(77) L'esthétique relationnelle pourrait se résumer par une

phrase de Nicolas Bourriaud : "L'art est un état de rencontre". Dans ce mou-

vement, c'est l'expérience de la relation sociale qui est mise en avant et qui

peut se matérialiser par des "objets d'art" qui proposent des instants de ren-

contre. L'esthétique relationnelle appartient à une tradition matérialiste. Mais

la forme de l'œuvre contemporaine s'étend au-delà de sa forme matérielle :

elle est un élément reliant. Quand la discussion esthétique évolue, le statut de

la forme évolue. Toute œuvre d'art se définit comme un objet relationnel.

C'est cette relation qui fait l'évolution de l'art. Depuis les années 1990, les

meetings, manifestations et occupations artistiques développés dans les

années 70 reviennent sur la scène de l'art contemporain. Ce concept "réin-

venté" se présente comme un interstice social où sont rendus possibles de

nouvelles expériences, de nouvelles alternatives et de nouveaux espaces. Ce

mouvement prend ses sources dans l'art minimal et conceptuel dans lesquels

la présence du public fait partie intégrante de l'œuvre. L'œuvre en prolonge-

ment se déplie l'œuvre par interaction.

Rirkrit Tiravanija Rirkrit Tiravanija est un artiste contemporain thaïlandais dont l'œuvre

est basée sur le quotidien, les liens entre l'art et la vie. Il s'inscrit dans une

démarche proche de "l'Esthétique Relationnelle" du fait que ses installa-

tions/performances réclament la participation active des spectateurs. Fondé

sur l'altérité, le nomadisme et le déplacement des signes et des contextes, son

travail est le plus souvent composé de points de rencontre, de communication

et d'échange. Ses interventions entrent systématiquement en résonance avec

les espaces investis, remettant en question notre rapport à l'exposition tradi-

tionnelle dans les lieux d'art contemporain caractérisés par le "white cube".

(77) Nicolas Bourriaud,Esthétique relationnelle, LesPresses du réel, Paris, 1998.

70

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Untitled (The Raw and the coo-ked), 2002,

Untitled (Mobile home), 1999

Au couvent des Cordeliers à Paris en 2006, Rirkrit Tiravanija, avec son

œuvre Untitled (Tomorow is another day), ne présente aucun objet, aucun

document. Il reconstruit, en panneaux de particules beiges, dans le grand

volume du couvent, l'architecture des salles du Musée d'Art Moderne de la

Ville de Paris. Dans cette coque vide, il propose différents scénarii de sa

rétrospective. Le visiteur se promène dans un espace vide d'œuvres, mais

rempli de discours : le guide de l'exposition commente les œuvres absentes,

en proposant pour chacune d'elles une description, une histoire. C'est avec ce

concept expérimental que Rirkrit Tiravanija revisite le principe d'oeuvre. Il

cherche à créer un univers mental ouvrant différents champs de possibles.

Dans son œuvre Untitled (Pad Thaï)1990, il offre de la nourriture à des visi-

teurs devenus participatifs. Le public prolonge l'œuvre et en devient le maté-

riau essentiel. Il est le moteur de l'activation de l'oeuvre. L'art devient le lieu

de la rencontre et de la discussion.

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 71

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

Pour sa troisième exposition à la galerie Chantal Crousel en 2006,

Tiravanija présente Untitled (Tropical house). L'œuvre est un simple pavillon

fait de bois et de tôle trouée à l'intérieur duquel se trouve des toilettes à la tur-

que, une pancarte portant l'inscription "Apply for visa here" et un tas de for-

mulaires d'obtention de visa; deux peintures sur bois portant les mentions, et

pour finir, deux images idylliques des paradis tropicaux. "L'image glacée

n'est pas le réel, elle n'est que son papier peint, cliché de l'image de vacan-

ces sous les tropiques : une plage avec des palmiers en premier plan, et sur la

seconde le foisonnement de la végétation tropicale. Ce climat est surligné par

la présence de plantes vertes dans des pots de plastique, qui relèvent plutôt

de l'ambiance d'une salle d'attente d'un cabinet médical, ou d'un décor “dis-

count” d'agence de voyage. Chacun des bouts de l'espace affiche un appel au

voyage auquel le spectateur se cogne, à cause de la réalité matérielle de ces

reproductions et de par son caractère illusoire. Le voyageur se voit affublé du

statut de touriste, il ne part plus à la découverte, il se promène sur un terrain

conquis, construit socialement et économiquement. La présence d'une mai-

son tropicale où se juxtaposent toilettes et papiers administratifs, bafoue

l'idée du voyage comme moment d'oubli et de repos." (78)

Rirkrit Tiravanija veut revenir à l'essentiel et nous convier à des projections

mentales. Son intention est de rassembler en un même lieu, lui-même socio-

(78) Timothée Chaillou,http://www.visuelimage.com.

Untitled (Tropical house),2006

72

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logiquement codé, des activités différentes de celles pour lesquelles le lieu

est conçu. Mais la mémoire du lieu qui porte l'action reste déterminante et

questionne la présentation de l'art. Il développe autour de ce projet relation-

nel un vocabulaire spécifique et re-situe l'usage de l'oeuvre d'art dans un

contexte dédramatisé, désacralisé qui forme le regard et le comportement du

public à l'évaluation libre d'une proposition artistique.

"Nouveaux médias" et wiki (site Polyptique) "[…] l'ar t contemporain prend en charge le processus identitaire en tant qu'impos-

sible. Celui de l'artiste qui se cherche et se construit au fil de ses œuvres, celui d'une

société qui se regarde dans ce qu'on lui montre et ne s'y reconnaît qu'en partie. […]

Dans cet écheveau infini de filons identitaires, on se reconnaît, on s'enthousiasme,

on abandonne, on change de fil : les filons sont fragiles, partiels, précaires, mais il

faut en tenir un. Et cela produit une trame - une toile immense, comme le web - avec

réseaux, filiales, filiations, attaches, sous-groupes - dont beaucoup s'ignorent ou se

rejettent. C'est morcelé mais global, universel par des voies singulières, personnel-

les ; avec le mot rupture comme ritournelle ; rupture avec le passé - avec les autres

qui le rappellent."

Daniel Sibony

L'idée de prolongement par le public a investi l'espace web et les nou-

veaux médias. C'est l'exemple du wiki. Le wiki a été inventé en 1995 par le

programmateur informatique Ward Cunningham. Un wiki est un système de

gestion de contenude site web qui rend les pages web librement et également

modifiables par tous les visiteurs autorisés. On utilise le wiki pour faciliter

l'écriture collaborative de documents avec un minimum de contraintes (par

exemple l'encyclopédie Wikipédia).

Frédéric Madre se dit net-artiste ou net-critique. Il est à l'origine de la

conception du site Polyptique, un site au contenu évolutif et libre d'accès,

modifiable par n'importe qui et strictement dédié aux images. "L'explosion de

la créativité sur le net est le fait exclusif de la culture populaire. Ce sont des

photos de vacances, des histoires bizarres ou communes que les individus

rapportent, du désir forcené de s'exprimer librement même si a priori “ça n'in-

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 73

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LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT

téresse personne”... Ce sont de tous ces espoirs-là dont je m'inspire. " (79)

A l'origine du site : une place vide et muette. N'importe qui peut y poser une

pierre en plaçant une image dans un interstice du réseau d'images déjà exis-

tantes. Le site se plie et se déplie sur lui-même par l'intervention de tous.

Ce principe d'action sur réseauinterroge la participation et de la présence de

l'autre dans la constitution d'un groupe social depuis la montée en puissance

des nouveaux médias et du web. Ce site a donc pour intention de faire du wiki

une "expérimentation sociale". Pour Frédéric Madre, tout l'intérêt de

Polyptique réside dans ce jeu d'assignation et de refus-acceptation de partici-

per.

Je me suis rendue plusieurs fois sur ce site énigmatique. Rien de tout cela n'y

est expliqué. Et sans avoir lu le pourquoi de cette démarche, le site n'a que

peu d'intérêt. Il faut voir cette ramification comme une expérience intéres-

sante mais qui se borne à tisser des liens improductifs. Ici le prolongement ne

fait œuvre de rien et la participation n'enrichit personne. Si dans le cas de cet

exemple, le concept nuit à la pertinence de l'objet, c'est peut-être par ce qu'il

n'est pas vécu mais demeure, au lieu de ça, dans une sphère virtuelle dans

laquelle on se perd sans jamais réussir à déplier quoi que ce soit…

La forme naît du pli Paul Klee, dans Théorie de l'art moderne, évoque la notion de forme

en formation. La forme c'est la mort, la formation c'est la vie (Théorie de la

Gestaltqui entend la forme au sens vivant). "Cette signification peut s'énon-

cer ainsi : la marche à la forme, dont l'itinéraire doit être dicté par quelque

nécessité intérieure ou extérieure, prévaut sur le but terminal, sur la fin du tra-

jet. Le cheminement détermine le caractère de l'œuvre accomplie. La forma-

tion détermine la forme et prime en conséquence sur celle-ci." (80).

Il faut envisager la forme comme une genèse, comme un mouvement. Et plus

le parcours et le mouvement sont complexes, plus l'œuvre est riche (son his-

toire, ses strates…).

(79) Frédéric Madre, proposrecueillis par BertrandGauguet.

(80) Paul Klee, Théorie del'art moderne, Folio, 1998

74

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Si le pli est mouvement et que la forme naît du mouvement, alors la forme

naît du pli. (Syllogisme ?)

Si le chemin de la pensée se déplie et atteint l'universel et la modernité, alors

l'artiste raconte bien l'histoire. Par cette histoire isolée, l'humanité toute

entière se rapproche de la grande Histoire. Et n'est-ce pas ce que tout proces-

sus créatif devrait chercher à faire ?

" L'œuvre d'art naît de l'intérieur, tel un germe minuscule, prend forme peu à peu,

se précise, se concrétise dans l'espace extérieur, acquiert du volume, investit l'es-

pace, prolifère, se développe et finit par tout envahir. […] Surface picturale plane,

papiers, collages, reliefs, objets, boîtes, machines et sculpture, environnements et

happenings : l'œuvre d'art fonctionne sur le mode du pli, de la pliure et dépliure, de

l'enveloppe et du développement. De la surface plane, on passe à un plan, un pli,

puis deux, puis trois, jusqu'à une multitude de plis. La matière ainsi parvient à faire

masse .D'autant que le rapport à l'œuvre se modifie en fonction des dimensions du

travail effectué. "

Florence de Méredieu,Histoire matérielle et immatérielle de l'art moderne,

Larousse, Paris, 2004

LE PLI : UNE METAPHORE DE LA PENSEE EN MOUVEMENT 75

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

" Pli : nom masculin. Partie d'une matière souple rabattue sue elle-même et formant

une double ou une triple épaisseur / plissé : ondulation ; mouvement qui forme une

ondulation / plissement, repli… "

Définition duLarousse

" Le moment est venu de prendre conscience de la nature fluide du mouvement "

Rudolf Laban

Dans cette partie, c'est le mouvement du pli au dépli qui est à l'œuvre.

Nous porterons notre analyse sur le rapport du corps à l'espace à travers les

figures de la danse ; puis sur le rapport du costume à l'espace, le costume et

ses déploiements étant générateurs de figures et de mouvements. Le pli est

ici une extension des corps soit par le mouvement de ces mêmes corps, soit

par un élément rapporté (le costume) qui génère de l'espace.

Nous l'avons vu avec Deleuze, qui dit pli dit mouvement : que le corps bouge

ou reste immobile, s'il est vivant, le pli l'est aussi. Les éléments ne sont pas

seuls à venir déranger les plis. Le corps modifie le pli au gré de ses mouve-

ments. Alors le pli du vêtement se double des plis du corps. Ils se trahissent

en traduisant leurs attitudes respectives. Ensemble, ils ne forment qu'un

grand plissement. C'est ce mouvement d'ensemble que le regard considère.

76

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LE CORPS PLIÉ ET DEPLIÉ

" L'enjeu problématique de la danse se resserre autour de la question des plis et des

puissances - qui est aussi la question du dépli et du déploiement. "

Georges Comtesse (80)

" Les genoux se plient comme si les forces manquaient. "

Maître à danser

" Dans la danse contemporaine le mouvement, à sa source, est multiple : il repose,

informulé, dans le fond infini de ses germinations possibles. Sa force et sa clarté

voudraient qu'il évacue, au moment de son émergence, tous les parasitages qui

pourraient altérer ou détourner son élan, même si cet élan demeure perturbé par le

passage de contre-tensions. Mais il garde, dans la fibre de sa dynamique propre,

l'ombre de ces possibles qui lui ont donné naissance. […] C'est que la danse […] ne

produit pas de figures arrêtées. Elle suscite des actes. L'analyse et la transmission

de l'acte, on le sait, ne passe pas par le signe, mais par la contamination entre les "

états " dont le mouvement développe les degrés et les qualités d'énergie, les tonali-

tés. "

Laurence Louppe (81)

Ce qui se dérobe, plié / replié / déplié, ne s'exhibe-t-il pas au sein des

plis qui cernent le corps en mouvement, le corps dansant ?

La danse est fugitive, car le mouvement qui la motive semble toujours

être en péril et ne peut s'arrêter dans les profondeurs d'un pli. Le corps dan-

sant va et vient, saute de pli en pli. C'est là, dans l'entre-deux, que se définit

le dépli. Dans l'instant du passage, le corps se défroisse et se tend. Le dépli

s'annonce lentement, dans les sauts et les chutes. Le corps-mémoire garde en

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 77

(80) Georges Comtesse dansLe Cri de la danse, Télex-Danse, n° 55, mars 1993.

(81) Laurence Louppe, Dansestracées, Ed. Dis Voir, Paris,1994.

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

lui les plis.

Si le corps danse, c'est pour ne jamais rompre ni tomber : le corps danse

contre l'oubli. Il danse comme un éventail toujours tributaire de ses souffles

extérieurs et intérieurs. Le corps est une mémoire à plusieurs battants : seuils,

clapets, plis, dénivellations, sas… Chacun de ces plans ne fait que se plier /

déplier. Dans l'entre-deux de ce mouvement, l'air est réparti et la gravité

change à chaque mouvement de latitude.

On pourrait dire que la danse est le point de bascule par excellence du pli au

dépli. Elle mesure instantanément l'étendue des tracés possibles. C'est dans

cet espace de déploiement, en pleine conscience des seuils, qu'entre les

lignes des mouvements se dessinent leur sens.

Les termes "plié", "demi plié", "grand plié", et "développé" font partie du

vocabulaire courant de la danse Classique et sont utilisés dans la majorité des

figures. La danse, et pas seulement celle qui se définit comme "Classique",

apparaît ici comme l'une des disciplines qui fait plier le corps en le poussant

à trouver son équilibre par des jeux de tensions, d'articulation et de souplesse.

Anna Pavlova, vers 1890

78

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(82) “Plis et replis de la chair”,article de Bernard Andrieu dansla revue Figures de l'Artnuméro 1, Plis, 1994.

PLIURES, ARTICULATIONS, TENSIONS: DES PLIS DE LA CHAIR A

LA DANSE DES TÉNEBRES

" La peau est un tissu de revêtement qui enveloppe le corps et le maintient tout en

le protégeant des agressions extérieures […]. La surface du tégument (=épi-

derme)[…] est sillonnée de plis et de fines rainures de différents types : les " plis de

flexion " qui sont les grands plis articulaires (aisselles, poignets, aines) ; les " plis

secondaires ", courts et à peine visibles à l'œil nu, hachurant et quadrillant la peau

; les sillons des pulpes des doigts et des orteils, formant des courbes et des circon-

volutions. "

Encyclopédie Universalis

Plis et replis de la chairLe corps humain se caractérise par sa profondeur. On peut considérer

que les plis du corps indiquent l'être au monde d'un corps subjectif rendu his-

torique par des étapes ou incidents multiples constituant son identité. Notre

corps témoigne de ces inscriptions successives qui forment des couches. La

chair est nôtre par la singularité du temps vécue dont elle porte les marques.

Le sang, le sperme, le lait sont des supports fondamentaux de l'identité ADN

de la personne et de l'identité du " groupe familial ". Ces fluides constituent

un continuum qui unit la personne. En nous élevant dans son lait, son odeur,

ses tissus, la mère nous habitue au goût de ses replis comme la première réfé-

rence qu'aucune présence ne pourra compenser. Les replis de la chair mater-

nelle restent inimitables : c'est la seule chair d'où nous venons de l'intérieur.

C'est pourquoi nous sommes des êtres désirants, à la recherche de cet intime

originel qui précipite le désir dans le goût des plissements de la chair à tra-

vers les formes et les volumes des espaces corporels.(82)

Les canons de la beauté ont toujours été portés sur les choses lisses. Le lisse

évoque la jeunesse, l'énergie en tension, la pureté. Le lisse rassure. Il contre-

dit l'angoisse des reliefs, des creux et des ombres. Le gras, le gros, le flétri ou

le replié évoquent immédiatement l'âge ou le caractère accidenté des choses.

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

De ce point de vue là, le pli a la vie dure depuis toujours. Comme le dit

Daniel Arasse (83) "En peinture, comme dans le théâtre, l'esthétique classi-

que vise la grandeur et doit donc éviter de porter une attention excessive aux

détails. Aussi se doit elle d' "éliminer les petites formes, les petits plis, enfin

les petits détails que les artistes appellent si énergiquement les pauvretés et

les misères de la nature." Et si l'artiste doit peindre la vieillesse, il lui faudra

hiérarchiser les plis et ne retenir que ceux qui sont essentiels à l'expression

de l'âge.

Heureusement, pourtant, que certains artistes ont vu la beauté qui résidait

dans l'âge et dans ses plis… Le Portrait de la mère de l'artiste, d'Albrecht

Dürer (1514) peint justement cela. Il a compris que les pliures, rides et ten-

sions n'enlevaient rien à la beauté.

Ce qu'il faut comprendre, c'est que les plis du corps ne peuvent pas se réduire

à l'expression de la vieillesse ou de la décrépitude, mais qu'ils sont le langage

même du corps, son expression. Ce sont eux qui disent le mouvement du

vivant. Le temps ne fait que les inscrire, les confirmer et donner une posture

(au visage, au corps) qui raconte l'histoire.

(83) Daniel Arasse est citédans, Les Plis, Nadine Vasseur,Seuil, 2002. La phrase estextraite de son livreLe Détail,pour une histoire rapprochéede la peinture, Flammarion"Champs ", 1996, et s'appuiesur le Dictionnaire de arts depeinture, sculpture et gravure,publié en 1792 par Watelet.

Albrecht Dürer, Portrait de la

mère de l'artiste, 1514

80

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Hanscapes, Elga Heinzen,

2000

(84) La danse se dit buyô en

japonais. Butô en est un dérivé

qui signifie danse venue d'ail-

leurs. La première appellation

de cette danse a été ankoku

butô, ankokusignifiant l'obscu-

rité. Cette désignation voulait

évoquer la danse du corps obs-

cur mais elle a été traduite par

danse des ténèbres.

Aujourd'hui de nombreux artistes, peintres ou photographes interrogent ce

sujet, avec plus ou moins de finesse ou de provocation, comme un retour du

refoulé.

Ainsi, Elga Heinzen voit dans les plis de la peau le paysage de l'être, comme

une traduction. Dans sa série de montages photographiques Handscapes, elle

s'amuse à troubler les repères et les plis du creux de la main deviennent ceux

de notre intimité la plus profonde. On confond alors la main et le sexe, la

main et le nombril, la main et le cerveau… L'artiste retrouve quelque chose

de cette identité fondamentale qui s'inscrit dans les plis de la peau.

Danse Butô"Nous sommes brisés depuis la naissance. Nous ne sommes plus que des

cadavres nous tenant debout dans les ténèbres de l'existence."

Tatsumi Hijikata

Surgi dans les années 60, période de l'avant-garde japonaise, le Butô (84) (ou

Butoh) est d'abord une pratique "underground" pluridisciplinaire. L'aventure

commence dans les caves ou les sous-sols des quartier chauds à Tokyo (sex

clubs et peep show du quartier Shinjuku). Au Japon, cette pratique est

aujourd'hui encore peu reconnue ou minoritaire, et souvent, à quelques

exceptions près, c'est à l'étranger que les artistes peuvent s'accomplir et vivre

de leur art. Il semble que les Japonais ne soient pas encore complètement

prêts à accepter cette pratique qui explore des zones peu connues, infraphy-

siques ou métaphysiques, et toujours obscures, malgré la blancheur appa-

rente…

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

En réalité, cette danse qui semble s'exposer ou s'exhiber de façon parfois obs-

cène, implique chez le danseur une intériorisation qui pourrait ressembler à

un repli sur soi-même. Mais ce retrait du moi s'opère dans la toute présence

d'un corps qui communique avec l'extérieur, avec le monde. Butô signifie

danse des ténèbres. La descente profonde dans le corps qu'on explore, dans

ses replis cachés, dans sa mémoire, est une danse du renoncement autant

qu'une résistance contre l'oubli. Le corps s'y affirme par la grimace, la laideur

et la beauté à la fois, le scandale et l'animalité. (85)

On situe les débuts du Butô avec la découverte de Vaslav Nijinski, danseur

des Ballets russes, qui est déterminante pour Tatsumi Hijikata, l'un des pères

du Butô. Après le triomphe de L'Après-midi d'un fauneau Châtelet en 1912,

les danseurs de Butô n'auront de cesse de faire référence à Nijinski. D'une

certaine façon, on peut dire que le Butô est né d'une réaction violente à la

domination de la logique et à la suppression de la mémoire du corps.

Outre ces inspirations, le Butô fait référence aux anciens rites shintô ou cha-

manes et ne peut être complètement déchiffré sans l'étude des concepts phi-

losophico-religieux et mythes fondateurs du Japon qui sont profondément

ancrés dans la mentalité nippone. Mais il serait trop long d'entrer dans ces

détails. Ce qui nous intéresse ici, c'est le corps, ses plis et replis, son poids,

ses déséquilibres et bascules, bref, sa fragilité et comment elle fait sens.

(85) Je me réfère ici à l'avant-propos de Béatrice Picon-Vallin dans l'ouvrage collectifButô(s), CNRS Editions, 2002.

Carlotta Ikeda, Zarathoustra,

1982

82

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Carlotta Ikeda, Chiisako, 1988

(86) Georges Banu, L'Acteur

qui ne revient pas, Paris, Ed.

Gallimard, 1993.

On peut citer par exemple le travail de Carlotta Ikeda et Kô Murobushi qui

mêlent l'énergie de leurs corps et de leurs pensées pliés / repliés / dépliés, les

projetant avec fureur, en danse, dans leur Zarathoustra (1981), ou dans Aï-

amour (1993). Leur corps et leur regard sont figés par les plis et les replis qui

les enserrent et agités par les soubresauts créés par la force du dépli. La vio-

lence de ce qui se dit par la danse propulse les corps, les entrechoque, les pro-

jette au sol. Leur histoire se déploie et se superpose aux plis de l'Histoire.

Selon Georges Banu, le Butô évolue dans les marges et l'artiste "s'assimile au

buraki-min, l'être exclu, l'être impur, l'être du dehors : l'étranger de l'inté-

rieur"(86). Crânes lisses, corps tordus : seules les plissures de la peau trem-

blent. La danse des ténèbres se déploie dans l'ombre du repli définitif qui

s'est abattu sur Hiroshima. La violence subie par le corps hurle son paysage

intérieur, dans un grand dépouillement qui ne laisse voir plus que les plis d'un

cri. Les corps semblent exprimer une extase blanche (maquillage blanc qui

recouvre le corps) qui abstrait le corps réel et en fait une page pliée où la vie

et la mort, la présence et l'absence cohabitent, toujours contre l'oubli. Le

maquillage ne dissimule rien de la manière dont la danse affecte la peau,

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

la plisse ou l'étire. Il épure en soulignant. La chair se plie. Elle est cet élément

chargé de tous les appétits, tous les rejets, de toutes les fautes. La chair dit

l'intime. Elle plie aussi parce qu'elle est périssable et que les âges de la vie la

font plier. Et même lorsque le corps n'est pas nu, le costume répond à ces

mêmes intentions. Il est travaillé par trace ou par un trop de matière dans

lequel le corps s'empêtre. Ou bien encore, il met l'accent sur l'animalité du

corps, par le choix du tissu ou le prolongement des formes (mues, chrysali-

des, vers…).

Le Butô cherche à retrouver dans les entrailles de la danse la matrice d'un

corps ontologiquement plié. Les danseurs donnent à lire leur corps comme

lieu d'être. On y redécouvre et réinvente les mouvements de l'origine (nais-

sance, animalité, élévations et chutes) à travers une déconstruction du gesti-

culaire contemporain. Le corps du danseur Butô, par l'expérience du corps

vidé de sa "personne" peut vivre le caché, la mémoire ancestrale. C'est une

danse du passage où la métamorphose des états est retranscrite par une len-

teur extrême des mouvements, des vibrations internes, crispations organi-

ques, un dépouillement total de la forme, du formel, pour arriver à l'être pro-

fond.

Le corps est souvent plié, ou replié : le retour au stade fœtal est un leitmotiv

dans la danse Butô qui " régresse à la gestation intra-utérine du danseur, lors-

que le geste n'était pas encore né, […] et que le corps flottait. […] Le dan-

seur quasiment nu se love dans une portion d'espace délimitée, se recroque-

ville sur le sol et adopte une gestuelle malhabile, dérivante, flottante ".(87)

Carlotta Ikeda, Chiisako, 1988

Carlotta Ikeda, Le Dernier

Eden, 1978

Sankai Juku, Shijima, 1988

(87) Odette Aslan, dans

l'Introduction de l'ouvrage col-

lectif Butô(s), op.cit.

84

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(88) Yvonne Ténenbaum,“Ikeda Carlotta, un art de laprésence”, ouvrage collectifButô(s), op.cit.

(89) Maro Akaji est chorégra-phe, metteur en scène et scéno-graphe.

Ici, le pli est tantôt dans la chair, tantôt dans la dérobade du corps, ses ten-

sions, ses brisures, bref dans toutes ces choses qui émergent lentement des

plis du corps en mouvement…

L'espace de la représentation est souvent très simple et correspond à ce qu'on

reconnaît en Europe comme étant "épuré" et/ou "japonisant". Parfois, des élé-

ments (objets ou structures) viennent accompagner le corps dans ses dépla-

cements ou simplement donner des signes d'un espace reconnaissable. Jamais

l'espace ne doit contraindre le mouvement. Il complète un univers onirique

ou dédramatise sa noirceur. Mais on pourrait dire que ce qu'il y a de plus scé-

nique dans les dispositifs de Butô, c'est le corps lui-même. Carlotta Ikeda

parle de corps scéniquequi par son énergie et ses postures suffit à produire

de l'espace. (88)

JaponLors de mon voyage d'études au Japon en ce début d'année 2008, j'ai

eu la chance de découvrir la danse Butô. J'y ai rencontré le collectif

Dairakudakandirigé par Maro Akaji, vu un documentaire sur leur travail,

The Naked Summer, et vu un spectacle de Akira Kasai. Voici quelques

impressions pliées et désordonnées : des notes prises dans l'instant.

18 janvier 2008,

Rencontre avec Maro Akaji chorégraphe "leader" du collectif Dairakudakan,

Tokyo.

Le collectif Dairakudakan a été fondé en 1972 par Maro Akaji(89) . Il a étu-

dié la danse auprès de Hijikata avant de créer en sa propre compagnie, com-

posée d'une vingtaine de danseurs. Ses spectacles prônent la transgression,

parodient des mythes anciens, sont outrageusement érotiques. Le beau côtoie

l'hideux, l'humour surgit de l'horrible. En 1982, Maro et sa troupe font décou-

vrir le Butô aux Etats-Unis lors de l'Americana Dance Festival de Durham.

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

La même année, ils sidèrent le public du festival d'Avignon. Depuis, ils ont

largement contribué au succès international du Butô (ainsi que Carlotta

Ikeda, et la compagnie Sankai Juku fondé par un ancien danseur du

Dairakudakan).

Après avoir fêté son 35ième anniversaire, la troupe travaille actuellement sur

un projet dont le thème rappelle un peu celui de la Quête du Graal : trouver

le paradis au fond d'un vase…

Le jour de ma visite correspond au 5ième jour de répétition sur ce projet. Les

danseurs répètent en sous-sol, dans une toute petite salle. Nous assistons un

court moment à la répétition. Cette cave est un véritable nid à fourbi : il y a

des costumes de partout (cordages cousus sur maillots, kimonos suspendus

aux murs…).

Répétition

Le corps semble être en perpétuelle tension. On voit le travail de chaque côte,

de chaque muscle, de chaque orteil : plié-tendu, plié-tendu, etc. On dirait des

petits animaux, ou un corps de fœtus dans une coquille d'œuf. Le corps mani-

feste comme une difficulté à s'étendre, à se déployer, comme une difficulté à

être debout au Monde.

86

croquis E. Cauwet

- répétition Dairakudakan

- croquis d’après des dessins

de Manuelle Sy, Hommage à

Hijikata

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Nous regardons ensuite un extrait vidéo de leur spectacle Doro Geisha, 2003.

Se lever, se dresser : comme un défi à la vie. Là, je vois toutes les tentatives

de pli et dépli du corps… Le spectacle est nourri de ténèbres, malgré toute la

blancheur qui s'en dégage.

Le mouvement est premier : il précède tout (composition sonore, spatiale,

lumière, costumes).

Maro tente de nous expliquer cette chose complexe qu'est le " MA" : c'est ce

qu'il y a dans une pause entre deux mouvements. Dans l'arrêt, il y a quelque

chose d'étrange qui se passe : c'est dans ce vide qu'est le ma. Le ma est un

peu comme tous les possibles du mouvement, mais dans l'arrêt. C'est comme

un sas… maveut aussi dire " démon " (mais les démons sont très proches des

dieux au Japon) : c'est donc aussi bien le temps de l'espoir que de la désespé-

rance. Le maest chargé de spiritualité. L'artiste doit attraper, trouver le bon

ma : ni trop court, ni trop long. Le ma est différent pour chaque danseur. Il

est la temporalité du mouvement, et peut se trouver aussi bien dans la chora-

lité que dans le désynchronisme. Il faut trouver l'équilibre. Chacun travaille

avec son ma. Dans le théâtre traditionnel, le ma est prédéterminé et laisse

moins de possibilités d'interprétation.

Je tente une question sur les plis du corps. Il a compris ma question mais ne

semble par réagir particulièrement, et très vite, on s'éloigne déjà du mot "pli".

Maro parle surtout de "postures". Toutes les formes de corps sont bonnes

parce qu'elles sont humaines. Le "contour" du corps humain est moins stable

que celui des autres animaux. On peut en changer la posture : être droit,

tourné, carré, plié : tout ça est possible et très intéressant. Le corps dans sa

"posture normale" n'est pas normal! Par exemple la posture de l'homme

malade ou celle de l'homme âgé sont des postures normales. Le corps raconte

son histoire par sa posture. Ce qu'on appelle un corps " normal " aujourd'hui

vient de la pensée moderne de l'époque de Leonardo Da Vinci, MichelAngelo

ou Le Greco. C'était l'idée d'un modèle "stable". Mais aujourd'hui, on a perdu

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le centre. On peut donc choisir le centre de gravité que l'on veut (ça peut être

le ventre, la main…) et ça produira des choses très différentes. Le Butô veut

déplacer le centre du corps. Chaque culture a son point stable (exemple : les

Japonais s'assoient sur des tatami). La posture du théâtre Nô est centrée sur

le bassin et le bas ventre. Le Butô cherche à déplacer ce centre pour trouver

le déséquilibre.

Je comprends alors que ma question sur le pli ne peut pas être comprise

comme je l'imaginais. En fait, le pli du corps dans la danse Butô, c'est un pos-

tulat que je pose, par intuition. Mais c'est surtout un regard occidental qui

théorise tout ce qu'il voit… Le Japon n'explique pas les choses : il les fait. Je

sais que ma thèse est "juste" mais il est évident que les Japonais ne m'en don-

neront jamais confirmation.

02 février 2008

Spectacle de Butô Tômei Meikyu (90) , Setagaya Public Theater, Tokyo.

Chorégraphe / danseur : Akira Kasai. Pianiste Yuji Takahashi.

Kasai est un des grands maîtres de Butô au même titre que Tatsumi HIJI-

KATA, Kazuo Ôno, Ushio Amagatsu ou Maro Akaji.

(90) Tômei Meikyu= labyrin-the transparent

88

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Le pianiste joue Bach. Le corps est entraîné, contraint dans des plis anti-natu-

rels.

Sans arrêt se fait un passage de la brusquerie à la douceur.

Peu de sources lumineuses : une seule direction, c'est très simple et très beau,

surtout que le danseur joue très bien avec son espace et la lumière. Il va

jusqu'aux limites du plateau, comme s'il voulait repousser les murs de la

scène.

Robe de velours noir sur fond de velours noir (sol : tapis de danse noir) : les

bras, les pieds et la tête se détachent. Les couleurs sont contenues dans l'in-

terprétation que notre œil fait des valeurs. Tout ce qui est en creux ressort

comme du plein pour le spectateur. D'où la nécessité d'un certain minima-

lisme.

Les grimaces du visage, ce sont les plis du cri.

Le corps est sonore. Le Butô n'a pas peur de ça.

Tentatives d'émerger à la surface…Le corps se sauve, dans tous les sens du

terme. Puis il coule. Puis il émerge à nouveau. Le Butô, c'est l'histoire d'une

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survie permanente. C'est entre la vie et la mort. Se noyer et pourtant ressor-

tir toujours la tête haute.

Grâce infinie.

Beaucoup d'humour et d'auto dérision aussi. Partout dans le regard : enfance

et émerveillement… mais le corps raconte le poids du temps et de l'âge.

Balbutiements du corps " enchanté ", emballement.

Pas de compromis, l'être est entier.

Ce spectacle est une " révolution " personnelle.

LA NOTATION DU MOUVEMENT

" Sans cesse la danse semble se désigner comme l'art du passage d'espaces vers

d'autres espaces. "

Lorrina Niclas (91)

Nous avons parlé du paysage. La danse et le paysage ont l'espace, sa

fabrication et sa description, pour points d'entrée communs. On peut consi-

dérer qu'il y a une spatialité propre au paysage et que la danse est une des

façons de l'envisager. L'espace se construit par les mouvements du corps. Ce

sont les comportements du corps-sujet qui construisent l'espace scénique,

comme le paysage.

En effet, les chorégraphes partagent avec les concepteurs d'espace le souci

d'enregistrer le mouvement du corps dans l'espace pour mieux concevoir. Cet

"enregistrement" sert à décrire et à inscrire le mouvement sur un médium : il

s'agit donc de disposer d'un système de notation que l'on peut rapprocher du

domaine de la musique pour laquelle la question de la notation est essentielle.

D'ailleurs, la partition musicale est une référence incontournable dès lors que

l'on s'intéresse aux systèmes de notation artistique.

(91) Lorrina Niclas, “L'Imageirriguée”, in Corps provisoire,ouvrage collectif, Paris, Ed.Armand Colin, 1992.

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(92) Analogon, définition duPetit Robert : n.m. élémentsignifiant dans une analogie.(93) Je me réfère ici à la thèsede Jean-Marc Besse dans l'arti-cle “L'élan du paysage.Première note sur la danse etl'écriture”, dans l'ouvrage col-lectif Comme une danse, op.cit.

(94) Maurice Merleau-Ponty,Phénoménologie de la percep-tion, Gallimard, Paris, 1945.

Les chorégraphes manipulent des formes de notations qui, rapportées à la

scène, peuvent être facilement rapprochées des plans de déplacements que les

paysagistes, architectes et scénographes sont amenés à réaliser. On retrouve

dans la danse et la chorégraphie l'analogon(92) des gestes même de la fabri-

cation de l'espace (93) . Le vocabulaire écrit ou parlé pour s'exprimer sur la

danse rejoint en effet étrangement celui qui sert à la description d'un espace

: mots et dessins. L'espace, qu'il s'agisse du paysage ou de la scène, n'est pas

un espace objectif, mais un espace tel que le corps le comprend et le décrit

par ses mouvements, sa situation, ses conduites. Comme le dit Merleau-

Ponty, le corps n'est pas séparable de cet environnement : " Tout nous renvoie

aux relations organiques du sujet et de l'espace, à cette prise du sujet sur son

monde qui est l'origine de l'espace." (94) On peut comprendre par là que ce

sont les mouvements des corps qui construisent l'espace. L'espace-spécifique

est donc relatif aux comportements du corps-sujetqui y évolue.

Chorégraphie: Art de noter sur le papier les pas, les gestes et les figures

d'une danse.

Chorographie: art de décrire les pays, les paysages et les lieux de vie parta-

gés.

Si la langue fait ce rapprochement lexical, c'est peut-être par ce que ces deux

disciplines procèdent par l'écriture de ce qui fait l'espace et son mouvement.

La question centrale est celle du tracement ou du développement.

Il est intéressant de penser la question à deux niveaux :

- d'une part celui des relations entre le mouvement et son inscription (ou sa

trace sur un support), c'est-à-dire son écriture,

- d'autre part celui de la forme contenue dans ou exprimée par le mouvement

lui-même.

L'espace contient le temps comme déploiement de l'acte, du geste, du mou-

vement vivant.

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Des premières notations aux dessins d'aujourd'huiC'est Pierre Beauchamps qui fut le premier à trouver, en 1671, un sys-

tème de fixation et transmission de la danse. Mais c'est Feuillet qui mit au

point cette étude (95) quelques années plus tard, cherchant ensuite comment

le pas (élément premier) joue le rôle d'unité grammatique que la danse va

complexifier. L'écriture de Feuillet sera employée jusqu'à la fin de l'ère

Baroque. Ce système est la première pensée totale de la danse, du mouve-

ment et de l'espace avec une esthétique et un lexique précis.

La danse dite Baroque (96) est en quête d'un "récit" qui se traduit par le mou-

vement des formes géométriques essentiellement symboliques (triangles,

cercles, spirales etc.) Les dessins sont comme des envolées de traces " que la

surface du monde retient à peine ".(97)

C'est Feuillet qui dessina le premier les notations des mouvements Baroques.

Chez lui, la trace recoupe deux ordres de représentation superposés :

- le tracé au sol d'un parcours qui représente une ligne de trajet ondulant

- l'axe vertical du corps que représente la même ligne, comme si la colonne

vertébrale humaine se projetait sur l'axe du déplacement humain. La lancé du

pas, de part et d'autre de cet axe, indique les mouvements des jambes et ses

"dépliés".

Ensuite, tout comme avec une partition musicale, on tourne la feuille lorsque

l'on arrive à une extrémité du parcours. "La feuille de papier suit l'orientation

du danseur, partenaire tracé dans un espace parallèle qui accompagne son

mouvement, le précède, court devant lui dans un glissement aérien de

traits."(98)

On peut reconnaître dans les tracés Baroques inventés par Feuillet, des élé-

ments qui semblent renvoyer assez directement aux signifiés, soit par les

petits éléments qui composent le dessin, soit par métaphore. En effet, on y

voit la représentation stylisée du pied, ou la notation du pas au départ et à l'ar-

rivée. On lit assez bien dans les détails des "pictogrammes", les positions ou

mouvements plié, élevé, glissé, sauté, cabriolé, demi-touret quart de tour.

(95) Raoul-Auger Feuillet,Chorégraphie, 1700.

(96) On appelle danse Baroquel'art chorégraphique des XVIIeet XVIIIe siècles, principale-ment représentées par les bal-lets de Cour et de Théâtre.Etroitement liée à la musiqueBaroque, tant par la chronolo-gie que par le style, la danseBaroque évolue dans le cadredu "merveilleux". Elle a étéremise au goût du jour par deschercheurs et des historiens dela danse qui ont réhabilité unart et un style que la danse clas-sique et romantique avaientsimplifié et uniformisé.(97) Laurence Louppe,Dansestracées, op.cit.

(98) Id.

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Mr Isaac, John Weaver et

Feuillet, vers 1700

(99) Rudolf Laban, " Visionsde l'espace dynamique ",Nouvelles de danse (Espacedynamique de Rudolf Laban),n°51, 2003.

Rudolf Laban, chorégraphe et théoricien de la première moitié du XXe siè-

cle, s'est ensuite interrogé sur les différents chemins empruntés par le mou-

vement.

La forme plastique du corps humain et sa relation à son environnement

change à chaque mouvement. La forme est très importante car c'est elle qui

est perçue par le spectateur en premier lieu : la forme est, pour Laban, un réel

moyen de communication signifiant. "Nous devons nous souvenir que la

forme d'un mouvement ne se réduit pas à une seule ligne ; ce n'est pas une

arabesque ou une courbe, ni une simple surface courbe ou angulaire comme

nous pouvons le voir dans un minéral cristallisé, mais une cataracte de for-

mes, comme si on venait de déverser brutalement un amas de joyaux ou de

pierres précieuses qui scintillent, sautillent et éclatent. […] En essayant de

saisir les directions principales de cette cataracte, nous commençons à appré-

hender sa forme générale et sa signification structurale […] et finalement, la

conscience du mouvement de la danse." (99)

Lorsque Rudolf Laban commence à élaborer sa théorie de la danse en 1914,

il s'attache à rendre compte des dynamiques : temps, intensités, poids, flux,

axes… Il rompt avec la linéarité (de gauche à droite ou de bas en haut) de la

plupart des systèmes préexistants.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 93

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Plus tard chez Lawrence Halprin, ce sont encore les phénomènes de mobilité

spatiale qui sont au centre des préoccupations : comment observer cette

mobilité et comment la transcrire pour la prendre en compte dans les projets

urbains ou de paysage ? Lawrence Halprin, le mari de la chorégraphe Anna

Halprin, a travaillé au début des années 1960 à un système de notation du

mouvement. Pour lui, "c'est un système de transcription des déplacements

dans l'espace, comme la notation musicale est un système de transcription du

son […] ".

Assister à la danse, c'est prendre conscience que la scène bouge.

Rudolf Von Laban, croquis de

" gamme " et Choreographie,

1926

Lawrence Halprin, Notebooks,1960

94

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(100) Que ma joie demeure,Chorégraphie : BéatriceMassin, Musique : Jean-Sébastien Bach, Costumes :Dominique Fabrègue, Lumière: Rémi Nicolas ; production dela Cie Fêtes Galantes/L'apostrophe. 2002.

Laurence Louppe, dans son livre Danses tracées, analyse les différents types

de notations du mouvement de la danse à travers les époques. Les systèmes,

qu'il s'agisse de celui de Laban ou de Halprin, sont des systèmes codés

revendiquant leur universalité mais qui demeurent pourtant très mystérieux

pour qui ne pratique pas la danse. Il est donc difficile de les analyser.

Cependant, on y lit le mouvement de manière évidente par la force d'expres-

sion et l'énergie visuelle qui s'en dégage, en rapport avec le corps. On y com-

prend l'importance de saisir un mouvement en plein dans son déploiement, et

la difficulté qui accompagne cette entreprise. La conceptualisation du mou-

vement par le graphisme devient alors pour nous un reflet "émotif" de la spa-

tialité de la danse. C'est comme si le mouvement dans son déploiement se

condensait dans le mouvement de la main pour le tracer sur le papier. Le

mouvement de la main lit et retraduit celui du corps dans l'espace. La main

et le papier se font alors lieu de la transaction entre le dedans et le dehors. On

peut voir ces tracés comme des ballets de lignes abstraites se dépliant et se

répondant par le mouvement du dessin qui traduit les mouvements des corps,

l'exemple le plus flagrant étant les notations des ballets et des pas du

Baroque.

Que ma joie demeure / Béatrice Massin (100)" […] Titati titati, tatati tatati. C'est ce qui monte de mon cœur à mes lèvres,

les premières notes de l'air de " Jésus que ma joie demeure ". Ma joie demeure même

si Jésus n'y est pour rien. Ma joie demeure quand les portes claquent et les visages

se ferment. "

Christian Bobin, 1997.

Béatrice Massin est interprète de danse contemporaine et travaille

avec Susan Buirge et Francine Lancelot avant de fonder sa propre compagnie

"Fêtes Galantes" en 1993. Elle est aujourd'hui connue pour être la chorégra-

phe française spécialiste en danse Baroque.

Le choix de la danse Baroque dans le travail de Béatrice Massin, est déter-

miné par le désir de toujours composer sur la musique et l'époque qui EST

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 95

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

mouvement, énergie et vitalité. La danse Baroque est pour elle une écriture

spatiale de la musique.

Dans le spectacle Que ma joie demeure, la danse devient le complément ou

la prolongation de la musique par l'intervention épurée du costume (coupe en

un morceau et couleurs unies) et la scénographie (monochromie et pureté de

la surface). Le spectacle s'ouvre sur l'image d'un grand carré rouge au sol,

entièrement vide et aux bords duquel des personnages apparaissent et regar-

dent longuement cet espace. Le sol semble être alors la feuille sur laquelle va

s'inscrire la notation du mouvement. Rouge carmin éclatant, il est conçu pour

devenir sous les pieds des danseurs un instrument de musique. Les danseurs

se détachent de ce sol et du noir de fond. Les costumes, vifs mais sobres, per-

mettent de lire le corps avec quelques petits détails vestimentaires qui sont

des clins d'œil, pour installer une complicité avec le Baroque…

L'architecture chorégraphique se construit à partir de "phrases", très lisibles

d'abord, à l'unisson puis en canons, en fugues, en questions, en réponses.

On retrouve sur scène le langage des pas Baroques codifiés par Feuillet. Tout

est légèrement replié, bras tendu, petits sauts… Aux tracés de danse Baroque,

Béatrice Massin relie les costumes par la coupe en un seul morceau(nous

expliquerons ce procédé plus loin) dont les patrons, mis à plat, ne sont pas

sans évoquer les partitions de Feuillet ou encore les jardins de Lenôtre. Elle

y ajoute des effets de lignes chorégraphiques qui se croisent dans "un cane-

vas sophistiqué, des batailles rangées entre quatuor de danseurs, des courses

au rythme trépidant."(101) Les détails sont des références à l'ornement

Baroque sans jamais tomber dans l'excès du maniérisme. Ce qui en résulte est

un ensemble très contemporain.

96

(101) Philippe Noisette, dossier

de presse du spectacle.

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Que ma joie demeure / Béatrice

Massin

Dominique Bagouet, Désertd'amour, 1984 et So Schnell,1990 :Un mouvement enveloppantenroule l'espace.

Comme le dit Laurence Louppe, le dessin du chorégraphe fait partie d'une

histoire scripturale par laquelle le mouvement a voulu s'inscrire et demeurer

dans la mémoire, c'est à dire dans le monde. On pourrait dire que ces dessins

sont des sortes de replis graphiques, replis comme nous l'entendons après

avoir étudié le pli comme métaphore de la pensée en mouvement.

Qu'il s'agisse du travail de Trisha Brown, Merce Cunningham, Bob Wilson,

Dominique Bagouet ou Philippe Decouflé, la mémoire, la trace dessinée ne

retient que des lignes de tensions, fragmentées, brisées, interrompues ou infi-

nies mais multipliant toujours les parcours, les retours et les avancées…

Toujours, il est question de faire du retour (ou de la mémoire), "la condition

d'un oubli vivant, d'une double inscription qui ne chercherait pas à coïncider

avec elle-même, mais creuserait en surface des poches, des aires, des zones

d'aération où le corps devinerait d'insoupçonnables chances de survie."

Noter, c'est décomposer et déjà, déplier.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 97

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Merce Cunningham, Space

patterns from summerspace,

1958

Philippe Decouflé, Carambaï

98

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EXTENSION DU CORPS A L’ESPACE

LE MOUVEMENT DES OBJETS COMME MATRICE SPATIALE

Les corps en mouvements qui agissent, construisent et déplient l'es-

pace ne sont pas seulement les corpshumains, mais peuvent être des corps

entendus comme matières ou matériaux propres à agir sur la spatialité de la

scène. Dans l'exemple de la danse Butô, le corps suffit à déplier l'espace,

mais on peut aussi envisager ce mouvement par le biais d'objets rapportés qui

tissent un lien entre l'espace corporel et l'espace scénique : le déploiement se

situe alors entre ces deux types de corps, dans leur communication. En effet,

le costume et les accessoires sont parfois envisagés comme de véritables

matrices capables de générer de l'espace. Mais toujours, c'est leur mise en

mouvement qui permet le dépli de la scène.

Le Bauhaus / Oskar Schlemmer"Nous appelons danse de l'espace la forme de théâtre de mouvement que

nous pratiquions sur la scène du Bauhaus. Trois formes géométriques (un carré, une

diagonale et un cercle) étaient dessinées sur le plancher de danse, et étaient parcou-

rues par trois danseurs, chacun ayant des tempi et des séquences de mouvements

différents. Ainsi l'espace lui-même devenait intensément expressif, mais cela était

uniquement dû aux variations de vitesses des actions cinétiques des danseurs ainsi

qu'à l'action de déplier l'espace dont ils prenaient la mesure par chacun de leur

mouvement".

Valérie Preston-Dunlop (102)

En 1919 à Weimar en Allemagne, naît le mouvement du Bauhaus et

une école-institut du même nom. Ses domaines d'exercices sont l'architec-

ture, le design, la photographie, le costume et la danse. A l'époque, le

Bauhaus reflète les contradictions de l'art moderne et interroge le processus

de création à travers la désintégration d'une image du monde cohérente qui

s'était jusque là exprimée dans l'art. Les expérimentations et recherches du

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 99

(102) Schrifttanz, 1931, citépar Valérie Preston-Dunlopdans A View of German Dancein the Weimar Republic,Editions Princeton Book CoPub, 1990.

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Bauhaus sont déterminantes dans l'histoire de l'art en ce qu'elles ont remis en

question la question de la forme et de la Gestalt(forme en formation).

C'est surtout avec Oskar Schlemmer que le Bauhaus aborde le mouvement et

la danse. Afin de retrouver le "sens intérieur" du mouvement, Schlemmer

habille ses danseurs de costumes abstraits aux formes géométriques et met en

évidence le mouvement lui-même et non l'interprète. Les Ballets triadiques

(1923) en sont la meilleure illustration.

Son travail autour du corps témoigne du souci d'allier l'immobilité hiératique

de la rigueur géométrique et de la pureté des contours à la vivacité des for-

mes et la mobilité de l'espace. Il en résulte des images scéniques qui rappel-

lent les mouvements futuristes ou constructivistes.

L'objectif visé n'est pas la caricature mais plutôt la transformation de l'indi-

vidu en objet. Les expérimentations du Bauhaus nous intéressent en ce qu'el-

les tentent d'abolir la frontière qui sépare d'ordinaire le corps et le costume

du dispositif scénique. Il réfléchit sur les liens entre l'art, les nouveaux maté-

riaux et les innovations techniques de son époque.

Son œuvre est caractérisée par une association systématique de la figure

humaine et de la forme pure, peu importent la discipline artistique, son genre

ou son registre. Schlemmer considère que la forme pure a un pouvoir de révé-

lation métaphysique, il cherche à concilier l'homme en tant que construction

mécanique et mathématique avec son expression psychique.

Walter Gropius (fondateur et premier directeur du Bauhaus), dit d'Oskar

Schlemmer :

"L'excellence artistique du travail d'Oskar Schlemmer est caractérisée par

l'interprétation qu'il donnait de l'espace. On constate dans ses peintures comme

dans ses œuvres pour la scène qu'il éprouvait l'espace de tout son corps, avec le sens

tactile du danseur et de l'acteur, et non pas uniquement par la vue. Il traduisait dans

le langage abstrait de la géométrie ou de la mécanique ses observations de la figure

humaine en mouvement dans l'espace et ressentait avec empathie les directions et la

dynamique d'un espace. " (103)

(103) Walter Gropius est citédans Bauhaus, ouvrage collec-tif de Jeannine Fielder et PeterFeierabend, EditionsKönemann, 1999.

100

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Oskar Schlemmer, 1927

La danse est pour Oskar Schlemmer le lieu et l'événement de la rencontre des

arts de l'espace et du temps, avec, d'un côté la forme, la couleur et la lumière,

et de l'autre la mouvement. Ici, la danse se comprend en tant que rencontre

de la figure humaine et de l'espace. Ce qui le séduit, c'est que la danse n'est

que succession de tensions corporelles et spatiales qui génère d'infinies confi-

gurations de déploiements. Dans ses Ballets Triadiques, il cherche l'équilibre

entre les lois d'un espace cubique et objectif (celui de la scène) et les lois de

l'espace expressif et subjectif (celui du danseur). Il y décline le thème de la

figure humaine dans toutes les dimensions de l'espace : plans et volumes dans

l'espace cubique d'une scène qui impose ses lois aux formes qui s'y trouvent.

Le danseur a pour principal rôle de se déplacer dans l'espace qui se trouve

alors transformé par le costume qu'il porte.

Les masques en forme de cloche, les costumes en fil de fer, les casques coni-

ques et les manchettes sphériques : les costumes sont en papier mâché riveté,

amidonnés et cassants, et leurs formes rappellent les tutus de la danse classi-

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 101

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

que autant que des automates articulés. Ce travail du costume est pour

Schlemmer une tentative "d'emballer les danseurs dans des costumes plutôt

rigides et de croire que la force du danseur suffira pour triompher de la rigi-

dité grâce à l'intensité du geste." (104)

En 1927, Schlemmer crée La Danse des bâtons, toujours dans la lignée de ses

recherches au Bauhaus sur la dépersonnalisation et la marionnettisation de

l'acteur. Seul en scène, un danseur vêtu de noir se déplace dans un environ-

nement noir lui aussi. Des tiges de bois blanches sont fixées à sa poitrine, ses

bras, ses jambes, ses épaules. Ces bâtons sont agis par le déplacement ou les

geste du danseur, comme un prolongement de ses mouvements. Ce dispositif

rattaché au corps concentre l'attention sur le mécanisme des articulations.

Pour Schlemmer, la question des mathématiques est inhérente au corps

humain et cette expérience en témoigne. Les bâtons semblent être parfaite-

ment autonomes dans leur mobilité, du fait qu'on ne voit pas le corps. Les

lignes dessinées par le mouvement des bâtons forment un ballet abstrait.

Comme le dit Anne-Laure Futin dans son mémoire sur l'objet en mouvement,

"c'est en cachant le corps du danseur que s'affirme pleinement l'essence

(104) Oscar Schlemmer est

cité dans Bauhaus, Id.

La Danse des bâtonsd'Oskar

Schlemmer, 1927

102

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(105) Anne-Laure Futin,Quand l'objet en mouvementdevient acteur de la scène,Projet personnel de fin d'étu-des, Mémoire de scénographie,ENSATT, 2003-2004.

(106) Philippe Le Moal,Dictionnaire de la danse,Edition Larousse, 2007.

même de son mouvement [..]. Les costumes sculptent les corps et, en dépla-

çant leur centre de gravité, engendrent des pertes de repères."(105)

Les recherches de Schlemmer ont donné l'impulsion à un élargissement du

champs d'action des arts plastiques : on retrouve bien l'esprit de son travail

dans les création d'Alwin Nikolais.

Alwin Nikolaïs" Nous devons arrêter de contempler notre nombril pour reprendre place

dans l'espace ! Toutes les créatures vivantes, humaines ou non, se meuvent ; mais

chacune grâce à ses propres facultés sensorielles, parvient à avoir conscience de la

motion qui transpire du mouvement, de la danse."

Alwin Nikolaïs

" Motion not Emotion "

Alwin Nikolaïs

Alwin Nikolaïs(1912-1993) est un chorégraphe américain qui a remis

en question les conceptions traditionnelles de la danse et de son écriture scé-

nique. On peut compter environ 120 ballets à son répertoire. Il est considéré

comme un précurseur de la danse contemporaine actuelle. Le spectacle

vivant d'aujourd'hui doit beaucoup à ses recherches sur l'espace, la lumière,

le costume et l'utilisation des images. (106)

En 1933, il est saisi par Mary Wigman qu'il voit danser sur scène à New York.

Il commence alors à prendre des cours de danse avec une élève de Wigman

puis travaille comme marionnettiste avant d'ouvrir sa propre école en 1937.

D'origine russe allemande, il est mobilisé pour le débarquement de la

Seconde Guerre mondiale. Le soldat Nikolaïsconçoit à ce moment-là un sys-

tème de notation qui n'est pas sans ressemblance avec celui de Laban. Il

oppose à l'ordre du monde l'extrême conscience de la mobilité humaine, non

comme force d'attaque mais comme motion, c'est-à-dire comme circulation

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

incessante et multidirectionnelle du vivant. Et de fait, chaque mouvement est

une trajectoire toujours plus infinie.

Après la guerre, il commence à expérimenter ses théories.

De 1978 à 1981, il fonde et dirige le Centre National de danse contemporaine

d'Angers et forme une nouvelle génération de chorégraphes français et étran-

gers.

Son approche de la scène est totale : il travaille avec une attention égale le

son, la lumière, le costume, l'espace et les gestes. Pour lui, tout ce qui produit

de l'espace et du mouvement importe autant que le danseur lui-même.

D'aucuns l'ont considéré comme un "sculpteur de l'espace" et un explorateur

du mouvement. Mais on a souvent aussi accusé Nikolaïsde déshumaniser les

danseurs par l'extrême attention qu'il portait aux éclairages et aux effets et

qui, d'un certain point de vue, s'oppose à l'idée qu'on se fait de l'improvisa-

tion, de la liberté ou de l'expressivité du danseur contemporain. Mais c'est

peut-être parce que sa recherche s'oppose aux théories symbolistes et psycha-

nalytiques qui lui semblent trop égocentriques et qui, selon lui, entravent ou

marquent trop la danse depuis les années 1940. Cette "rébellion" contre les

idées conventionnelles de la danse le pousse à explorer le potentiel de l'ex-

pressionnisme et de l'abstrait ainsi que les supports multimédias. En réalité,

il veut plutôt aider les danseurs à trouver leur propre mouvement, leur danse,

ce qu'il appelle dans son jargon leur "geste unique", sorte de gestus chorégra-

phique. Si l'on en croit les rares reportages consacrés à son processus de créa-

tion, chaque danseur a le loisir de créer sur des bases de propositions person-

nelles qui sont ensuite reprises et très méthodiquement orchestrées. Plus que

l'émotion, c'est ce qu'il nommera la motionqui le préoccupe.

Nikolaïs explore ce qu'il appelle la "décentralisation" du déplacement du point

de gravitation à l'échelle du corps et de l'espace à travers l'utilisation d'élé-

ments rapportés au corps : costumes ou accessoires. Il est fasciné par les nou-

veaux matériaux (tissus souples d'Allegory, 1959), les accessoires (Tensile

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Alwin Nikolaïs, Imago, 1963

Involvment, 1953, inspiré par les ballets russes).

Il utilise les percussions, les mouvements de groupe, les masques. Sa concep-

tion des espaces scéniques s'inscrit dans une veine théâtrale qui tend à déma-

térialiser la danse au moyen du trompe l'œil et de procédés issus de l'art ciné-

tique et optique, d'effets non figuratifs. Cette ligne esthétique passe par les

inventions formelles du Bauhaus, les inventions abstraites de Kandinsky, ou

encore les inventions tridimensionnelles d'Oskar Schlemmer.

L'utilisations des images photographiques (diapositives) ou vidéo viennent

surimprimer des motifs géométriques aux costumes clairs des danseurs. Cela

fait partie de son travail chorégraphique.

Les costumes, même lorsqu'ils sont réduits au strict minimum, sont bariolés

de couleurs ou transformés (par l'image projetée) en tenue de camouflage.

Aujourd'hui ce traitement du costume nous semble dépassé mais il est impor-

tant de relier ce travail au contexte social et artistique. En effet, Nikolaïs est

contemporain des tendances de l'op art (art optique), du constructivisme, et

des abstractions géométriques jouant sur la donnée temporelle. Il recherche

des effets semblables à ceux explorés par les plasticiens : superpositions de

trames, déplacement du corps par rapport aux structures abstraites, jeu sur les

contrastes colorés, oppositions franches entre noir et blanc, ambiguïté des

formes, doubles sens ou interprétations multiples…

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L'art de Nikolaïs privilégiait le mouvement et la forme comme véhi-

cules exclusifs du sens. Dans son travail, le facteur humain est ainsi réduit à

un élément théâtral parmi d'autres. C'est ainsi que dans les années 1950, son

art chorégraphique s'est fait de plus en plus abstrait, de plus en plus plastique.

Dans Masks, Props and Mobiles(1953), par exemple, ses danseurs portaient

d'amples costumes qui occultaient leurs silhouettes. Dans Prism (1956), il

utilisait les corps des danseurs comme des écrans sur lesquels étaient proje-

tées des images abstraites animées. En 1963, avec Imagoil innove par le cos-

tume qui déforme complètement le corps humain.

Avec la pièce Tensile Involvment, en 1959, Nikolaïs utilise les élastiques et

déjoue leur sens commun d'utilisation. L'élastique appartient à la panoplie du

hip-hop ou au registre des activités sportives et ludiques, mais le chorégra-

phe l'utilise pour créer un réseau de trames qui emplissent et construisent un

espace sans cesse mouvant.

Tensile Involvment, 1959

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Enfin, dans Galaxy, en 1965, il utilise la lumière noire pour obtenir une

image qui souligne les mécanismes du mouvement, de la motion. Ici, c'est la

lumière qui construit l'espace puisqu'elle radicalise les formes, ne donnant à

voir que l'essence du mouvement et de ses plis/déplis.

La scène d'Alwin Nikolaïs est le théâtre du mouvement pur. Tout l'in-

térêt de son travail réside dans le déploiement de l'espace par le corps, l'ac-

cessoire et le costume. Ici, le dépli n'opère que par des éléments scéniques

rattachables au corps en mouvement, le corps n'étant alors qu'un outil parfai-

tement dompté qui utilise l'objet comme prolongement, et le mouvement

comme matrice spatiale.

LE COSTUME COMME PROLONGEMENT DU MOUVEMENT

Sans qu'il soit question d'accessoirisation du corps, comme précé-

demment, le costume est un élément qui peut provoquer à lui seul du pli/dépli

dans l'espace. La première raison réside dans sa plasticité et dans la souplesse

de la matière textile. Mais c'est surtout le mouvement du corps qui lui donne

l'ampleur nécessaire pour se déployer. Le costume trace alors des dynami-

ques et des trajectoires qui viennent se superposer aux déplacements des

corps dans l'espace : les coordonnées de l'espace sont perturbées par un dou-

ble déploiement. Le mouvement se trouve comme mis en abyme.

Loïe Fuller" Fleur, arbre au vent, nuée changeante, papillon géant, un jardin avec les

plis dans l'étoffe pour chemin. "

Jean Rodenbach

Loïe Fuller est une danseuse américaine, célèbre pour les voiles

qu'elle faisait tournoyer dans ses chorégraphies. Son apport à la danse a été

tout aussi important que son apport à la scénographie, à l'éclairage ainsi qu'à

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

l'expression esthétique du mouvement.

"Egérie de la Belle Epoque" (1890-1914), c'est en Europe et surtout à Paris

que Loïe Fuller se fait d'abord connaître. Ses danses ont été ensuite célébrées

dans le monde entier. Si elle n'a pas connu de véritable postérité, le mythe

qu'elle incarne n'a pourtant jamais cessé d'exercer une grande fascination

dans le milieu de la danse.

C'est en 1889 qu'avec un costume au départ trop grand et entravant ses mou-

vements, elle improvise de grands gestes pour ne pas trébucher, et le public

réagit spontanément en s'écriant "Un papillon !... Une orchidée !...". Ce tissu,

qu'elle manipule avec de longues baguettes invisibles au spectateur, est à la

fois son accessoire et son costume, comme une extension de son corps géné-

rant l'espace en mouvement : Füller se transforme à chaque seconde par le

recouvrement de son costume-accessoire. Tournoyant sur un carré de verre

éclairé par-dessous, sculptée par les faisceaux de dizaines de projecteurs laté-

raux, noyée dans des flots de son costume (parfois des centaines de mètres de

tissu léger), la danseuse est métamorphosée par la couleur et emplit l'espace

scénique de ses formes lumineuses en mouvement. Dans certaines de ses piè-

ces, des miroirs stratégiquement placés et des jeux d'éclairages savamment

étudiés démultiplient son image à l'infini.

Loïe Fuller incarne la métamorphose au même titre que le pli, la volute ou la

spirale dont elle est l'interprète…

Voici ce qu'on peut lire dans l'Illustration du 14 janvier 1893:

" Voilà le grand événement et le clou des salons de cet hiver. C'est Miss Fuller, cette

américaine qui tourbillonne sous la lumière électrique et fait flotter autour d'elle

comme des ailes de papillon, des calices de fleurs ou de nuages irisés, les longs plis

de sa robe traînante. "

Mallarmé rêvait à la danse comme ouvrant ainsi au poème son espace

suprême : "ce lieu désert de signes". La formule mallarméenne ne serait alors

que le dévoilement visionnaire de ce qui était sur le point de se produire sous

108

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(107) Le cinétisme (1950-1963) est une forme d'artcontemporain fondée sur l'illu-sion d'optique, le caractèrechangeant de l'œuvre, son mou-vement virtuel ou réel.

(108) Giovanni Lista, LoïeFuller danseuse de la BelleEpoque, Stock Editions d'artSomogy, Paris, 1994.

Etienne-Jules Marey

Capture du mouvement: chro-

nophotographie, 1870

Le Vol des oiseaux, 1887

ses yeux… Fuller a révélé la danse comme un état poétique mouvant et

coloré, que l'on peut rapprocher de la synesthésie ou des correspondances de

la poésie du début du XXe siècle.

En créant un "art du mouvement", elle a également développé les recherches

sur le cinétisme (107) et sa visualisation qui coïncident avec celles menées

par Etienne-Jules Marey. Les similitudes sont parfois frappantes : les expé-

riences photographiques de Marey sur la formation de volumes virtuels dans

l'espace s'inspirent, entre autres, des mouvements organiques des ailes d'in-

sectes. En photographiant des ailes de guêpe, brillantes et transparentes, il a

obtenu des volumes définis par des sinuosités "serpentines" qui ressemblent

beaucoup à ce que construit Fuller dans l'espace. En réalisant des chronopho-

tographies comme l'Etude des déplacement du tronc pendant la marche,

Marey a eu recours à des bâtons pour agrandir les mouvements du modèle,

de même que Loïe Fuller utilisait des baguettes de bambou pour amplifier et

prolonger le tourbillonnement de ses voiles.(108) Dans un domaine autre

que celui de l'expérimentation scientifique auquel Marey appartenait, Fuller

a été une pionnière de la connaissance du geste qu'elle a longuement exploré

pour mette au point les effets visuels requis par ses danses.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 109

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Les costume de scène de Fuller sont a eux seul un espace de projec-

tion. Ils contiennent les possibles de tous les mouvements de l'âme…Ses

robes moulaient parfois le buste en prenant la taille très haute et en marquant

bien la courbure des hanches. Puis la jupe de la robe partait en une immense

surface de tissu, plié ou non. Dans la danse de ballet, le corps est exposé tout

entier (tutu). Dès 1882, avec ses robes immenses, Fuller inverse en quelque

sorte le rapport entre le corps et le vêtement. Ses costumes érotisent le corps

selon les canons de l'époque. Le caché / dévoilé participe à une illusion qui

tend à faire sentir le corps encore plus fortement que lorsqu'il était davantage

dénudé. Pour la première fois, il s'agit à la fois du corps naturel (tel qu'il se

donne dans la sphère privée), et du corps habillé (tel qu'il se donne dans la

sphère publique). "L'artifice technique, qui fait le corps des danseuses classi-

ques, a cédé la place à un corps normal utilisant un artifice purement visuel.

Ceci est dû au fait que, grâce à l'immensité des plis des robes et à l'action de

la lumière, le corps s'efface pour mieux se révéler alors que la maîtrise tech-

nique des mouvements reste invisible au public." (109)

Le pli se trouve ici dans le va-et-vient de l'image, de la représentation à son

expression, de la chose à l'idée, dans un principe générateur de formes. "En

faisant de son corps non plus un pantin désarticulé, mais le principe du mou-

vement, l'âme de la forme, elle renverse bien le lien habituel qui, dans le bal-

let classique, oblige le corps à représenter une chose, alors qu'ici il sert à en

matérialiser l'esprit."(110) Dans cette façon de "faire disparaître" le corps,

Fuller rend visible la forme essentielle de son mouvement interne.

Le voile, intégré au corps, en se déployant, devient objet scénographique. Le

tissus ou les voiles, dans tout leur potentiel de déploiement, se font l'écho de

la forme qui déclenche le rêve, le fantasme et le sens tout à la fois. Pour la

danseuse, la scène et la lumière sont les premières conditions d'expression du

mouvement. Elle dira : "La scène doit être entièrement libre. La première

chose à réaliser, c'est l'espace. De même qu'un objet se détache plus nette-

ment sur le ciel que sur un fond de verdure, de même le personnage doit se

détacher entièrement dans cet espace, car il est l'élément essentiel. L'espace

(109) Id.

(110) Id.

110

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(111) Id.

Brevet d’une robe pour ladanse théâtrale, et brevet dudispositif à plancher lumineux,1894.

(112) Le Japonismeest l'in-fluence de l'art japonais sur lesartistes occidentaux à la fin duXIXe siècle.

nous donne ainsi une silhouette, l'éclairage nous donnera le relief et la ligne

qui sont produit par le jeu d'ombres. Il convient alors d'organiser ces plans

dans l'espace, de réaliser la perspective et d'équilibrer la relation des volumes

et des dimensions. La magie des rayons colorés humilie cruellement le plus

ambitieux des barbouillages de décors. La peinture des décors de l'avenir doit

pouvoir s'exécuter seulement à l'aide du magique pinceau des rayons lumi-

neux."(111)

Il est intéressant de noter également combien le Japonisme(112) a fortement

influencé Loïe Fuller. En effet, elle semble assimiler directement la gestuelle

de sa danse à l'art du dessin japonais. Les bambous qui prolongent ses bras

équivalent au pinceau. La rapidité d'exécution du dessin est chez elle celle

des gestes. L'expressivité de la ligne caractérise aussi bien l'art japonais que

ses danses. Un geste peut produire une figure formelle comme un trait peut

devenir un signe. Enfin, le Japonisme permet de comprendre les liens que les

danses fullériennes entretenaient avec la nature conçue comme flux d'énergie

et travail de l'esprit.

Loïe Fuller est une lumière qui danse, qui ondule et qui se meut. Les adroi-

tes combinaisons de verres de couleurs se superposant, le fond sombre du

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 111

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

décor qui "éteint" tous les rayons à l'exception de ceux qui se reflètent sur les

voiles de son costume, lui donnent une apparence de flamme vivante. Les

chorégraphes qui ont étudié son travail disent pourtant qu'il n'y a que très peu

de pas dans ses chorégraphies, et encore moins d'arrachement au sol. Mais sa

danse ne relève pourtant pas de l'immobilité : elle se déplace de part et d'au-

tre de la scène et ajuste son geste chorégraphique aux dimensions de l'espace

qui lui est donné de faire vivre par le mouvement. En réalité, c'est essentiel-

lement par la mise en espace du voile qu'elle agit sur l'espace.

Fuller, Danse du lys, 1896

Kinéographe de la Danse ser-

pentine, 1894

112

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Loïe Fuller, photogrammes des

films sur la Danse serpentine

produits par Thomas. A.

Ce sont aujourd'hui encore ces idées qui nourrissent le travail de nombreux

chorégraphes, scénographes ou metteurs en scène. Loïe Fuller a vu très loin.

Elle est une figure qui reste donc éminemment moderne.

La danse de Loïe Fuller est dictée par l'expression de forces et de mouve-

ments déliés du sol et affranchis de l'horizon déterminant l'apparition de toute

chose. Elle apparaît comme le mouvement même de la genèse, mouvement

dont nous avons parlé en première partie. S'élever comme le fait Fuller, c'est

surgir tel qu'en soi-même, c'est-à-dire déjà formé, plié et déplié, dans la

recherche d'une forme en formation.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 113

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

LE COSTUME : DU PLIÉ AU DEROULÉ

" Les plis de la mémoire sont faits à l'image de ceux de nos vêtements, de couches

multiples. Et ces couches abritent les racines fondamentales de nos souvenirs, cer-

tains toujours vivaces, d'autres enfouis à jamais. Nos souvenirs se cachent dans les

plissés.”

Nobuyoshi Araki.

DES PLIS TEXTILES AUX PLIS DU COSTUME

" Voici le lieu du morne et de l'enroulé et de la reprise indéfinie.

Une femme retire une chemise, qui laisse voir une autre chemise, qu'elle retire, qui

laisse voir une autre chemise, qu'elle retire, qui laisse voir une autre chemise,

qu'elle retire, qui laisse voir une autre chemise, et le repos de la nudité n'arrive

jamais. "

Henri Michaux,La Vie dans les plis.

Martha Graham : Every Soul isa circus, 1939 Letter to the world, 1940

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Torse de Néfertit i, Egypte,

Nouvel Empire

Tunique plissée, Moyenne

Egypte, vers 2000-1960 av JC.

Le plissement a été obtenu en

pliant la tunique en deux dans

le sens de la longueur, puis en

deux dans le sens de la largeur:

le lin humecté a été alors plissé

puis séché.

Les voiles de Loïe Fuller nous conduisent naturellement à interroger

le pli textile et par là le costume de scène.

Petit lexique des plis de la couture…ou l'histoire des premiers plis.

Le Plissé soleilpart en rayon et se travaille en plein dans le biais du tissu.

Le Pli fantaisiese termine en pointes ou en découpes.

Plis plats: succession de plis qui vont tous dans le même sens.

Plis creux : plis plats qui se regardent. Le pli saillantsurmonte un pli creux.

Plis ronds ou pli Watteau: inverse du pli creux, plis plats qui se tournent le

dos.

Plis Fortuny : mélange de plis ronds et plats, plis à petits creux.

L'histoire de la mode, du vêtement ou du costume, est une histoire qui

rencontre le pli à chacune des époques qui la constitue. On rencontre la tech-

nique du plissé depuis des millénaires dans la confection de vêtements…

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 115

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Mariano Fortuny (1871-1949) est l'inventeur du célèbre Plissé

Fortunyque personne n'a su imiter par la suite. La technique a disparu avec

son inventeur. On appelle aujourd'hui un plissé Fortuny un plissé permanent

et irrégulier.

Fortuny proposait des robes d'apparence très simples, toujours très souples et

d'inspiration antique. La souplesse de ses modèles participe de la libération

du corps de la femme, en même temps que l'abolition du corset. La danseuse

Isadora Duncan a porté des modèles de Fortuny pour danser : en effet, une

des caractéristique du pli, c'est de rendre le vêtement extensible et de permet-

tre aussi bien la révélation du corps que des mouvements amples. Mais si le

plis permet des mouvements chorégraphique c'est aussi parce qu'il est un

effet de la pesanteur : le mouvement de pli / dépli d'un objet textile dépend

de son poids autant que du poids du corps qu'il revêt.

Plis Fortuny

116

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(113) Issey Miyake est Citédans le documentaire de GuyGirard, "Je vois des plis par-tout", arte, 1997.

(114) Le costume traditionnelféminin japonais est essentiel-lement composé du kimonoqueest maintenu fermé par le obi,large ceinture portée sous lapoitrine, souvent entoilée etnouée très serrée. Le obi pour-rait être comparé à notre corseten ce qu'il soutient fermementle buste, obligeant à une tenuetrès droite. Ce type de costumeest encore couramment portéaujourd'hui au Japon (peu àTokyo mais partout ailleurs).

Longtemps après Fortuny, le styliste japonais Issey Miyake se fait

connaître du monde entier par ses créations textiles et vestimentaire dont le

pli est le maître mot : "En plissant des vêtements, la vie devient beaucoup

plus simple".(113)

Issey Miyake refuse d'enfermer le corps dans des enveloppes qui le contrai-

gnent. Son travail peut être compris comme une réaction aux traditions ves-

timentaires japonaises qui entravent souvent le corps.(114) Pourtant, Miyake

utilise aussi la tradition à travers l'usage du pli et de la superposition qui sont

des caractéristiques essentielles du vêtement japonais. Il conçoit donc des

vêtements qui laissent au corps la liberté de se mouvoir et de respirer.

En 1977 il ne travaillait pas encore le plissé mais sa collection A Piece of

Cloth présentait des modèles faits d'une seule pièce de tissu que l'on pouvait

déployer à loisir ou bien dans laquelle on pouvait s'enrouler sans que les

mouvements ne soient entravés. Le vêtement est pour lui une seconde peau,

une mue.

A la fin des années 80, il lance la ligne Pleats Please: les pièces sont plis-

sées et/ou superposées, utilisant ainsi le paradoxe japonais qui confronte tra-

dition et modernité. Le concept est traditionnel mais sa réalisation est très

contemporaine. Le résultat fait du travail de Miyake un produit esthétique et

plastique dans lequel la beauté est inséparable de la vie et donc, du mouve-

ment.

En 1991, il crée une série de costumes pour le spectacle The Loss of Small

Detail de William Forsythe et invente des pièces toutes simples laissant une

grande liberté de mouvement. Les costumes, t-shirts, débardeurs, tuniques,

robes, pantalons, sont fabriqués dans un jersey de polyester plissé, très léger

et indéplissable. A la scène, les corps dansants font se mouvoir le vêtement

avec eux, et les vêtements continuent de dessiner du mouvement lorsque les

corps sont à l'arrêt. Le costume et le corps génèrent ensemble de l'espace par

leurs mouvements propres autant que par leurs mouvements combinés.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 117

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Comme l'explique Deleuze (115), un pli ne va jamais seul. Et les plis des

étoffes ne sont en fait qu'un grand pli. Un pli sur pli. Mais le pli sur pli signi-

fie plus qu'un redoublement. Il raconte l'épaisseur de la matière vivante et

témoigne de l'origine de chacun de nos mouvements.

Le pli dans l'étoffe est utilisé à des fins esthétiques et pratiques. Mais son

sens dépasse l'apparence. Le pli a son pendant, et dans la clandestinité des

faux plis on peut voir le défaut, le manque ou le surplus de matière. Il fait

alors office de signal: il indique qu'il y a trop ou trop peu de matière et mon-

tre les points de tension et de compression.

Ce constat est d'une grande importance, car c'est souvent du défaut que naît

l'œuvre. Les faux plis sont des dehors empruntés aux rebuts du quotidien. Ils

sont des matières-plis équivoques. Et c'est dans cette ambiguïté que le pli

The Loss of Small Detail,William Forsythe, costumesIssey Miyake, mai 1991,Francfort.

(115) Gilles Deleuze, Le Pli,op.cit.

118

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prend tout son sens. C'est dans ses caprices ou dans ses états non maîtrisables

qu'il émeut parfois le plus. Cette tendance aux faux plis peut être vue comme

une fragilité ou une sensibilité de la matière qui nous parle, une fois de plus,

des plis et replis de l'âme.

DÉPLIER UN CORPS POUR L’HABILLER

" Le pli, c'est le geste qui met en volume le plat, c'est le premier geste de la vie. "

Brig Laugier

L'écriture chorégraphique met en crise les limites de l'enveloppe corporelle.

C'est parce que la danse est au-delà des contours qu'il est intéressant de met-

tre à plat cette enveloppe.

La coupe en un morceauDominique Fabrègue est costumière et plasticienne. Elle vit et tra-

vaille à Montpellier. Elle travaille pour le théâtre, la danse et l'opéra. Parmi

ses collaborateurs, on peut citer : Mathilde Monnier, Odile Duboc,

Dominique Bagouet, Béatrice Massin, Catherine Contour, Boris Charmatz,

Claude Régy, Hervé Robbe et Richard Deacon, Christian Boltanski, Patrice

Hamel…

Je l'ai rencontrée il y a sept ans, lors de mon DMA(Diplôme des Métiers

d'Art) de costumière au Lycée Diderot (Lyon) où elle est venue faire une

intervention d'une semaine pour nous " introduire " à sa pensée du costume

si particulière, la coupe en un seul morceau. Cette rencontre a été pour moi

déterminante et a bouleversé ma façon de penser la scène, au-delà même du

costume. Il m'est alors paru évident de convoquer son travail pour ce

mémoire dont elle a accepté d'être la tutrice.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 119

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Geneviève Sevin-Doering, l'intuitionDominique tient le “principe du un morceau” de Geneviève Sevin-

Doering qui l'a formée comme costumière. C'est l'une des premières à pren-

dre le risque de rompre totalement avec l'approche classique du vêtement,

restrictive selon elle par rapport au besoin de liberté de mouvement de l'ac-

teur et aux impératifs de la transposition scénique. Elle invente alors le sys-

tème de coupe en un seul morceau. L'origine de sa démarche se situe dans le

refus de l'ordre établi, le refus d'un vêtement qui entrave le mouvement,

contraint la dynamique corporelle et ne rend pas justice au corps qu'il revêt,

et dans le refus du vêtement-déguisement. Le concept du un morceau est

donc basé sur l'équilibre du vêtement sur le corps, l'enveloppement continu

et la recherche de la liberté de mouvement.

Geneviève Sevin-Doering a l'intuition de la cohésion particulière du vête-

ment par l'équilibrage mouvant et organique d'un tout. Mais malgré cette

intuition, sa manière de travailler reste pourtant loin du corps qu'elle

habille(116). Elle affirme ne pas pouvoir se rapprocher trop près du corps

d'une personne qui ne lui est pas aimable ou qu'elle connaît trop peu. Espace

netre corps vetement Ces costumes sont souvent amples et le volume est

donné par le tombé du tissu. Elle s'affirme dans ce travail mais c'est

Dominique qui, prolongeant le travail de son maître se rapproche au plus près

du corps et de son histoire pour trouver son empreinte et lui rendre toute sa

vérité.

(116)Geneviève Sevin-Doeringa aujourd'hui 79 ans. Elle estaveugle mais travaille toujoursà Marseille et continue detransmettre son savoir.

Famille Dufilho, Anorak, 1972

Costume de Roméo, 1990

Robe Lazzini, 1987

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(117)Roland Barthes, “Lesmaladies du costume deThéâtre” (1955), dans Le Bleuest à la mode cette année,Editions de l'IFM, 2000.

Dominique Fabrègue, la modernitéLa première chose que Dominique m'a apprise, c'est la première

chose que lui appris Geneviève Sevin-Doering : apprendre à regarder.

Apprendre à regarder ce qui ce passe sur scène et ce qu'est le regard de loin,

l'élimination des détails.

Roland Barthes, dans Les Maladies du costume de théâtre (1955), dénonce

trois hypertrophies du costume. Le costume ne doit pas être un alibi, ni un

ailleurs, ni une justification. Il doit savoir garder sa valeur de pure fonction

et ne jamais devenir une fin en soi.

- Hypertrophie de la fonction historique : le vérisme archéologique ne sert à

rien sinon à annuler la vérité de l'ensemble par l'exactitude de la partie. "On

voit bien que c'est vrai, et pourtant l'on n'y croit pas".

- Maladie esthétique ou hypertrophie d'une beauté formelle sans rapport avec

la pièce. Le costume ne doit pas séduire l'œil mais le convaincre.

- Hypertrophie de la somptuosité : "le public doit en avoir pour son argent "

mais le costume ne gagne rien à être luxueux. Il ne doit pas être plus payant

que l'émotion.

Le costume doit être un argument. Le signe est réussi quand il est fonction-

nel. Le costume doit en faire de même. "Il doit être une humanité, […] il doit

rendre sa corporéité sensible, nette et si possible déchirante. […] Nous ne

devons jamais sentir le corps humain bafoué par le déguisement."(117)

Ce texte n'a malheureusement pas vieilli : le costume de scène est encore

malade puisque c'est souvent que l'on peut constater ces hypertrophies. La

coupe en un morceau est une réponse au problème que pose Barthes. Il

convoque la modernité.

Le costume est au service de la mise en scène, et pour cela, il doit être

réfléchi en fonction du cadre de scène. Un personnage évolue dans un espace

scénique. Le costume est un trou dans l'espace, une forme, un volume. C'est

ce trou qui attire l'attention par sa forme, sa matière, sa couleur, et le mouve-

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 121

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

ment des trois. La conception du costume est uniquement son volume dans

l'espace, le morceau qu'il va "enlever" au décor quand il passe devant le fond.

Sur scène, le corps est vu de loin et donc, dans son essence. Le sens doit pas-

ser par la forme.

" Notre corps appartient au domaine de la mère. En abordant l'être par le corps,

vous entrez directement dans les couches archaïques de la personnalité. "

T. Bertherat, Le corps a ses raisons.

Assaï, Dominique Bagouet,

1986, costumes de Dominique

Fabrègue.

Le Crawl de Lucien,

Dominique Bagouet, 1985,

costumes de Dominique

Fabrègue.

122

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(118) Dominique Fabrègue estcitée par Laurence Louppedans son article “DominiqueFabrègue, le corps dans latrame”,Art Press, hors série n°18, Art et mode, Attirance etdivergence,1997.

(119) Roland Barthes,op.cit.

La géographie d'un corps, c'est son histoire et le un morceauest une vision

géologique du corps "avec les couches, les plissements, les levées de ter-

rain."(118) C'est tout les milliers de gestes qu'on a faits dans sa vie, et qu'on

a répété, qui sont une sorte de gymnastique qui a musclé, étiré, ratatiné…

c'est l'hérédité de ses parents, l'imitation, l'héritage, l'histoire intime. Depuis

la vie intra-utérine, le corps répond aux événements extérieurs qui le sculp-

tent. Cette histoire constitue des strates et des empilements les uns après les

autres : la forme de notre corps est cette mémoire. De quelle façon un corps

tient-il debout ? Où s'inscrivent ses déséquilibres et ses dissymétries (pente

d'épaule, creusé du dos, position de la taille et du bassin…)? Bien sûr on peut

se demander pourquoi vouloir être si près du corps de l'acteur ou du danseur,

si près de son histoire alors qu'il est autre sur scène… La réponse est dans la

vision du costume comme un filtre : il est le passage de ma propre histoire à

celle du personnage que je joue. Je suis moi-même un filtre : ce n'est qu'à par-

tir de mon corps que je peux retrouver celui du personnage. Je transmets l'au-

tre - par moi. La coupe en un morceau privilégie la stature humaine de l'ac-

teur, "rend sa corporéité sensible, nette et si possible déchirante". Le costume

devient "consubstantiel à sa chair".(119)

Le plus important, c'est d'essayer de capter toute cette histoire qui est résu-

mée dans une forme.

"Alors je me pose la question : quel patron vais-je choisir. C'est-à-dire quel type

d'enroulement ? Comment vais-je les envelopper ? En poussant un peu, je pourrais

dire au fond : comment ai-je envie de les prendre dans mes bras ? […] La question

est : par quel bout du corps le sens va-t-il apparaître ?"

D. Fabrègue

Un seul morceau de tissu qui en s'enroulant autour du corps devient une

empreinte, un vêtement. Puisqu'il n'y a qu'un seul morceau, la posture du

corps s'inscrit dans le tissu et s'y révèle d'un coup.

En un morceau, pourquoi ?

Morceler le corps semble impossible, absurde et est comme une négation du

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 123

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

corps et de son histoire. La technique du un morceausaisit le corps dans sa

posture, donc, dans son histoire profonde. C'est une autre façon de penser le

vêtement, qui ne repose plus sur le morcellement. Dans la couture classique,

le volume du corps est morcelé, décomposé, hiérarchisé : dos, devant, man-

ches, col, jupe… Ce qui impose le morcellement, c'est la "dictature" du droit

fil. Tout est coupé orthogonalement et en fonction de la trame. Mais dans le

un morceau, il n'y a plus de coutures qui posent la question du droit fil, mais

au contraire, des zones de déformation ou de flottement. Il faut décider de ce

qui va rester statique et ce qui va avoir besoin d'extension. La question est :

"comment je me situe dans la trame, comment mon corps trouve son sens et

sa dimension dans la trame…"

Les sciences du mouvement, la kinésiologie et l'ostéopathie, l'acupuncture…

Ces disciplines nous ont appris qu'un corps ne fonctionne pas dans le morcel-

lement, que toutes les parties de notre corps sont liées entre elles. Dans le

vêtement, la seule chose qui doit lier tout le corps, c'est le mouvement. Il est

traduit par la couture unique (ou presque). Voilà pourquoi le un morceau

trouve son application parfaite dans le costume de danse, "puisque le tissu qui

va envelopper le corps en s'enroulant autour de lui est lui-même en mouve-

ment." (120)

Le "un morceau" propose donc un enroulement de la matière autour d'un

corps, autour de sa posture unique. Le volume du corps est développé à plat

en une seule pièce et par un tracé continu. "Cette technique m'a offert un outil

d'expression déterminant, bouleversant. Je ne pense plus en termes de par-

ties du corps mais en termes de mouvement puisqu'on passe de la surface au

volume par un enroulement." (121)

Avec cette méthode-concept de coupe, le corps est pensé dans sa globalité,

son unité, mais aussi avec la singularité de chaque corps. En fonction du

corps, l'enroulement d'un même modèle change du tout au tout. Le modèle de

départ devient une matrice, un modèle mère, qui va produire autant de

patrons que de corps différents. Il y a des familles de patrons, selon leur

(120) Dominique Fabrègue estcitée par Laurence Louppe,op.cit.

(121)Dominique Fabrègue estcitée par Julie Perrin dansProjet de la matière / OdileDuboc, Editions Les Presses duréel, Centre National de laDanse collection parcours d'ar-tistes, 2007.

124

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Dominique Fabrègue, Patronsen un morceau

direction d'enroulement. "Quand je regarde mes patrons à plat par terre, j'ai

l'impression qu'il y a un corps humain qui est déjà là, qui va se lever et com-

mencer à exister…"

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 125

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Dominique Fabrègue, Patronsen un morceau

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(122) Dominique Fabrègue estcitée par Julie Perrin, op.cit.

Les débuts de la triangulation

Il est encore une fois question de paysage : chercher un chemin sur le corps,

l'endroit où va passer la couture pour mettre en évidence telle partie de l'ana-

tomie (une belle cambrure, une belle poitrine, des omoplates saillantes…).

"Je suis attentive à la forme sur laquelle j'enroule le tissu, aux courbes, aux

contre-courbes. Les coutures sont apparentes pour souligner ce chemin que

j'ai trouvé."(122) Les coutures apparentes ne découpent pas le corps mais

au contraire, l'unifient et rassemblent sa forme, c'est-à-dire son mouvement.

Dominique a mis au point une façon de prendre les mesures de chaque corps

afin d'obtenir très rapidement son "enveloppe" de base. Le principe repose

sur la triangulation du corps : il y a des points stratégiques d'où partent une

série de rayonnements qui représentent des mesures exactes d'un point à l'au-

tre. Aucune parcelle ne doit être quadrilatère sinon la mise à plat est faussée.

Le triangle est une forme géométrique stable qui permet de constituer une

empreinte juste. Il lui a fallu du temps et de nombreux essais avant de trou-

ver la manière la plus simple et efficace pour le faire. Dominique Fabrègue

travail "en laboratoire" : elle cherche sans cesse. Lorsque je l'ai rencontrée,

pendant ma formation de costumière, la prise de mesures était encore très

archaïque (ruban de sergé maintenus sur le corps avec du Sparadrap, des

punaises et de la Patafix). Depuis, Dominique et ses élèves ont trouvé un sys-

tème de baudrier adaptable à chaque corps pour une prise de mesure plus

simple. Aujourd'hui, cette étape n'est plus nécessaire. Les mesures sont pri-

ses directement sur le corps et reportées à plat.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 127

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Il serait trop long d'expliquer la technique d'élaboration du un morceau, et ce

n'est pas le but de ma recherche. Cette technique, je la pratique aux côtés de

Dominique comme une expérimentation parallèle à ce sujet d'étude dont ren-

dra compte ma soutenance orale. Cependant, il me semble nécessaire d'évo-

quer une des particularités techniques qui interroge la question du pli. Il s'agit

de la technique de la relarge :

Dans la toile de base construite à plat à partir de la triangulationde tous les

volumes du corps, on place des relargesà des endroits stratégiques de régla-

ges. Ces relargessont en fait des sortes de sas d'élargissement, comme des

éventails ou des tiroirs qui contiennent en eux tous les possibles que sont les

différents pivots de chaque corps. C'est un sas plié qui permettra les bascu-

les. On ajuste ensuite ces relarges à l'essayage, puis on les referme (la cou-

ture doit toujours être une droite pour permettre la mise à plat) et on obtient

le déroulé du corps.

Ces relargessont donc des réserves. Comme "on ne peut pas agrandir une

île en agrandissant son littoral", il faut créer des réserves, par pli.

L'idée du pli dans le un morceau est née du problème de placement de la

taille: le pli sert de réserve pour placer correctement la taille (entre autres) sur

le corps qu'on habille.

Réserver, c'est répartir pour agrandir.

…La réserve, c'est comme l'histoire d'une petite fille qui ne verrait pas assez

son papa. Lorsqu'elle le voit, peu de temps et une fois l'an seulement, elle fait

des réserves des moments passés avec lui. Puis elle garde ces moments en

réserve comme un trésor qu'elle va pouvoir se redonner et répartir toute l'an-

née, au besoin, jusqu'à la prochaine fois… Cet exemple, nous dit combien la

réserve dans le pli est un espace de choix : on décide de l'utiliser lorsqu'on en

a besoin. On a toujours de la matière, "au cas où"… L'utiliser, c'est répartir

un trésor caché dans les plis.

Mais répartir, c'est aussi gagner du temps : la relarge permet d'avoir le corps

tout de suite.

128

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Croquis explicatif du principede la relarge / ou bascule dansle pli. Croquis de CamilleHardy.

La technique du costume en un seul morceau m'apparaît comme étant la

meilleure façon, du moins la plus juste, de concevoir le corps en scène. Elle

procède à la fois du pli, de l'enroulement, et du développement d'une histoire

intime jusqu'à sa projection à la scène dans la plus grande simplicité.

L’ESPACE “EN UN MORCEAU”

La méthode de la coupe en un morceau relative à la création des cos-

tumes incite à aborder l'espace scénique selon une pensée susceptible d'opé-

rer dans le même sens, selon une vision englobante de l'acte de spatialisation.

Cette vision me semble évidente et indispensable.

Serait-il possible de concevoir un équivalent formel et conceptuel de cette

méthode appliquée à l'espace ? Comment prendre la mesure d'un espace ou

d'un volume pour le mettre à plat ? Créer un développéde l'espace pour

générer un autre espace ou le mouvementde ce même espace constitue l'hy-

pothèse de ce que serait la "scène pliée / dépliée".

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 129

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Rachel WithereadRachel Witheread est une artiste anglaise connue pour ses sculptures

et empreintes d'espaces. Elle excave, creuse, déterre la mémoire comme une

archéologue. Son travail trouve son point de départ dans les objets et les lieux

qui nous entourent quotidiennement ou qui constituent notre passé affec-

tif.(123)

Elle moule tour à tour l'extérieur et l'intérieur des espaces pour prendre l'em-

preinte de lieux qui vont être détruits. Ce faisant, elle transforme ainsi ce qu'il

reste d'un lieu de vie quotidien en un lieu fantômatique.

Les objets qui résultent de ce procédé évoquent le miroir d'un monde vécu.

La matière pleine témoigne de la vie qui l'a remplie et rappellent la trace des

personnes qui ont habité les lieux moulés. Cette opération est une forme qui

plie l'espace plus qu'elle ne le déplie. L'œuvre se referme autant sur l'histoire

que sur son processus, sur elle-même, créant ainsi un passage de l'espace

privé à l'espace public. La transformation spatiale qui en découle est aussi

physique que mentale. Par cette exploration de lieux et d'objets abandonnés,

et par ces moulages de choses utilitaires ou génériques, tout apparaît en son

envers : par pli et repli, l'œuvre de Witheread rejoint la problématique du

dedans et du dehors, autant que celle du un morceau. L' oeuvre Ghostrévèle

la chambre comme un spectre en négatif, une après-image de la pièce qui

n'existe plus. On peut voir quelque chose de cathartique dans cette démarche.

Façade, peau pelée, masque mortuaire… On ne peut plus lire au travers de la

sculpture.

L'œuvre de Witheread est essentiellement spatiale : elle interroge sans cesse

l'intime par : qu'est-ce qu'une chambre ? Une pièce ? Un volume ? Qu'est-ce

qui se joue et se déjoue entre le dedans et le dehors d'un espace ? Le meuble

ou l'objet sont du domaine de l'intime par leur échelle subjective et leur forme

adaptée à chaque personne… Le bâtiment architecturé est à une échelle

publique, objective, impersonnelle. De cette formalité pure Witheread obtient

la solidification d'un espace social, en un bloc, en un morceau de matière.

Ainsi, les lieux et les objets de notre vie constituent le matériau pour nos

(123) Charlotte Mullins, R.W,Rachel Whieread, TatePublishing, 2004.

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Rachel Witheread

House, 1992

Untitled domestic, 2002

Mémorial juif, 1996-2000,

Vienne

rêves et Rachel Witheread manifeste dans son travail la trace onirique de

notre mémoire du lieu, par l'invisible qui devient visible et l'intérieur qui

devient l'extérieur de ses sculptures.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 131

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

Max Charvolen" Dire que c'était là. Dans ce qui le séparait des choses. Comme de lui-

même. Et rien pour tenir. Ajuster. Vraiment. Comme il faudrait. Sans le noir qui

retombe. Entre. La surface, l'arête et la bande.

Il ne pleut plus. Ces plis. Ce drapé. Cet emmaillotage remue encore. Ça vient du

fond. […]

Après, c'est fini. Tout est lâché. Dégagé. […]

C'est là en face. Et ça tient. Dépouille vive dans les peaux mortes. C'est cela qui

frappe. Appuyé contre la lumière blanche du mur. A vif. Un corps. Son chantier.

Resserré dans les bandes.

C'est à nouveau là.[…] "

Alain Freixe, Dire que c'était là [sur des peintures de Max Charvolen]

Max Charvolen est plasticien. Né à Cannes en 1946, il reçoit une double for-

mation de peintre et d'architecte. Il est co-fondateur du Groupe 70qui illus-

tre les approches analytiques et critiques où se retrouvent des mouvements

comme INterVENTIONet Support-Surfaces.

Il participe aux problématiques du mouvement peinture analytique et critique

dans la deuxième partie des années 60.

Dès sa toute première période de travail, Charvolen explore les possibilités

d'expansion de cet espace particulier qu'est l'espace plastique: le support de

tissu. Cette prise en compte de la toile joue sur les effets de rupture entre l'ob-

jet plastique et l'espace dans lequel il se déploie. Depuis la fin des années 70,

c'est 1'espace physique et les objets de cet espace qui lui permettent de ques-

tionner l'espace plastique. Son travail se présente comme une prise en compte

des lieux et des objets sur lesquels il modélise les fragments de toile, et par

rapport auxquels il met en place ses dispositifs de couleur.

Voici comment procède Max Charvolen.

Principes généraux d'intervention sur le territoire :

1- Choix des lieux d'intervention repérés au gré de ses déambulations dans

l'espace public et, si possible, privatif : petits fragments de bâti au ras d'un

trottoir, l'appui d'une fenêtre et son mur, le haut d'un mur en relation avec son

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poteau, l'encadrement d'une porte avec son sol…

2- Protection des lieux d'interventions choisis

3- Recouvrement par une sorte de costume coloré

4- Récupération et mise à plat de ces recouvrements

5- Exposition de l'ensemble des recouvrements

Ce plasticien adopte une démarche d'archéologue face à l'espace. Lorsqu'il

travaille sur un lieu, Max Charvolen ne le dessine pas. Il ne le peint pas et ne

le photographie pas. Il commence non pas par l'envelopper, comme le fait

Christo qui en tire des œuvres éphémères, mais par le recouvrir d'un papier

protecteur. Il maroufle l'espace pour en obtenir l'empreinte.

Pour cela, il superpose plusieurs strates de fragments de tissu. Une fois ren-

due épaisse, solidifiée et peinte, cette matière arrachée est mise à plat. Cette

opération est proprement spectaculaire : cela peut prendre des heures de

découpage, de dépeçage. Toute la difficulté de l'opération étant d'arriver à

sortir l'œuvre de l'endroit où elle a été produite. Le but est de mettre à plat ce

recouvrement. La toile de recouvrement devient alors elle-même une oeuvre

dont la surface est donnée par les dimensions de l'objet, la polychromie per-

mettant d'identifier les trois dimensions. Qu'il intervienne sur un site ou au

cœur d'un édifice, Charvolen cherche à révéler des points forts et des articu-

lations (escaliers, colonnes, frontons, portes ou fenêtres) ayant une significa-

tion particulière, tant spatiale que temporelle. La toile finale, dans son for-

mat, sa forme, son aspect, son épaisseur et sa coloration, est une toile témoin

du lieu qu'il a investi.

Aujourd'hui, Max Charvolen enrichit sa démarche en travaillant avec des

informaticiens. Un mathématicien a mis au point avec lui un logiciel qui per-

met de déterminer la totalité des mises à plat possibles à partir d'un volume

arraché. A l'occasion de la commémoration du 26ème centenaire de la fonda-

tion de Marseille, Charvolen est intervenu sur le site archéologique du Trésor

des Marseillais à Delphes, en Grèce. Le centre d'art plastique de Saint-Fons

a ensuite présenté ce travail dans le cadre de la Biennale d'art contemporain

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 133

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

de Lyon (2005) : à partie du site de Delphes, 2600 mises à plat numériques

différentes ont été présentées au public.

Max Charvolène

134

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(124) Article “Les portulans del'immédiat - Max Charvolen1979/1996, travaux sur bâtis”,Al Dante et Galerie AlessandroVivas éditions. Marseille 1997

(126) Id.

Si la démarche de Charvolen consiste à choisir des éléments représentatifs

d'un espace pour donner de ce territoire une représentation graphique en deux

dimensions, c'est pour lui une façon d'engager une sorte de corps à corps actif

et symbolique avec les espaces qu'il s'approprie. Son travail peut concerner

aussi bien des objets usuels que des lieux bâtis. Lorsqu'il s'agit d'un lieu bâti,

c'est un espace de transition, de passage, de rupture. Ces lieux ou objets sont

toujours des espaces de la vie quotidienne avec lesquels nous entretenons des

rapports physiques et symboliques forts : autant de choses et d'espaces qui se

présentent à nous en trois dimensions, et que la peinture figurative cherche à

représenter en créant l'illusion du volume. Au lieu de chercher à peindre

l'image du lieu sur la toile, Charvolen peint la toile en la collant à la réalité

du lieu.

L'empreinte du lieu devient aussi celle de son occupation, comme une peau

en prise directe avec la vie, qui est ensuite arrachée, dépliée, puis incisée pour

se déployer en bandes tentaculaires à même les murs d'exposition. "Marches

noircies et contremarches claires, les escaliers montent au ciel dans la tradi-

tion de la peinture illusionniste des fresques antiques, alors que les lancers de

couleurs s'agrippent, grimpent et ouvrent l'espace, dans une fusion baroque

du lieu originel et du lieu d'accueil." (124)

L'artiste, tel un mathématicien s'aidant d'algorithmes, va produire, selon une

codification des couleurs décidée par lui-même, cette série d'empreintes à

plat. Il décline ensuite l'empreinte sur film transparent, infinies variations sur

la mise à plat d'une chaise, par exemple. "C'est dans cette relation au pro-

blème scientifique et esthétique de la morphogenèse que les moulages les

plus récents de Max Charvolen prennent leur sens." (125)

Certains critiques d'art parlent de ready-made en évoquant les œuvres de

Charvolen. Il est vrai que les mises à plat de Charvolen font sortir l'objet quo-

tidien de l'anecdote : sa vérité est donnée non par une transposition mais par

l'arrachage de cette "peau" de tissus que le peintre a collée sur lui. Le tissu

est ici une surface unidimensionnelle que Charvolen met en volume par mou-

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 135

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DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME

lage. On pourrait dire que cet acte de développer l'espace a le même point

d'origine que le travail de Dominique Fabrègue sur un corps. Charvolen

tourne autour de l'objet par moulage.

"Max Charvolen peint sur le monde, mais littéralement: son travail ne

devient pas socle du monde, mais peau du monde."(127) Ses toiles sont le

point de convergence, la mise à plat et le redéploiement des formes et des

temps de la peinture, l'architecture d'un lieu, souvent de passage, et la vie pro-

pre du site. Depuis les grottes de la préhistoire jusqu'aujourd'hui, le support

"mur" n'a pas cessé d'être un support technique et utilitaire qui permet de pen-

ser les formes, de les déplier. Cette démarche s'inscrit dans une pensée du

rituel. Il est encore question de forme en processus et de geste.

" Faire voler en éclat la vision, le regard sur le réel, la perception de l'espace. […]

Problème des limites : la partie qui tourne verticalement peut devenir plate, en

continu, en oubliant son "tracé". Par contre, son débordement au sol garde la

mémoire de sa sinuosité si l'on coupe. […]

Peinture et dessin : en coupant la bande, en sa rencontre sol/mur, on opère les pos-

sibilités de ses deux lectures citées plu haut. Les couleurs marquent les plans diffé-

rents rencontrés dans l'espace.

Le lieu déplié est reformaté (replié) par le lieu qui le reçoit. S'agit-il de mesurer son

corps à un espace, plus vaste que lui, pour essayer de définir ou de rendre sensible

en quoi cet aspect est lié au corps individuel ? […]

D'un côté c'est le corps dans son espace délimité, de l'autre c'est le corps qui suit ce

qui dessine et délimite cet espace. […]

A développer :

- la manière de faire corps avec le lieu - les temps différents. […]"

Max Charvolen (128)

(127) Michel Leter, “Liberté etvérité de l'art contemporain :l'exemple de Max Charvolen”(1992), Edition du Groupe deRecherches sur l'Art Français,1999.

(128) François Jeune, article“Max Charvolen : un art parié-tal contemporain”, revue ArtAbsolument n°18, 2006.

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De l'espace du corps à la scénographie

" La forme, c'est le fond qui remonte à la surface "

Victor Hugo

Nous savons maintenant que le pli comme métaphore de la pensée en

mouvement trouve des applications formelles dans la pratique de la danse et

du costume, et qu'à travers ces pratiques, il génère déjà de l'espace.

Lorsqu'un mouvement se dessine et que de ce mouvement naissent la

forme et l'espace, l'émotion est grande. C'est une chose trop rare et aussi pré-

cieuse que le saisissement de l'acte créatif.

Ce déploiement des plis successifs qui font l'œuvre nous aide à remonter aux

origines de l'espace. Nous l'avons vu, le pli ne regarde pas seulement vers

l'avant mais travaille par allers-retours.

Aussi peut-on essayer d'interroger maintenant tout ce qui fait pli matérielle-

ment et scénographiquement, c'est-à-dire autrement qu'avec le corps de chair.

Le pli s'accomplit quelque part entre nous et l'espace, à travers la matière,

puis entre l'espace et le monde, à travers l'espace-temps de la représentation.

DU PLI DU CORPS AU PLI DU COSTUME 137

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

" Plier : courber une chose flexible ; fermer ; forcer à s'adapter. "

Définition du Larousse

C'est dans cette dernière partie que je traiterai des applications maté-

rielles du pli au support / à l'espace / à la scène / au théâtre, en essayant de

dresser une conduite des différents états de matérialité qui permettent au pli

d'opérer scénographiquement.

Les données physiques du pli sont ici importantes car elles se lisent

tantôt par la contrainte, tantôt par son contournement. On dit souvent qu'il est

difficile de créer sans la contrainte qui est à l'origine des formes. Et qu'est-ce

que plier si ce n'est résister à une contrainte ? L'espace contraint se plisse, et

en se pliant il évite la rupture. Plier c'est donc une façon de résister aux for-

ces de traction, de compression, de cisaillement…

Nous verrons comment le pli, dans sa forme, est propice à la narration, à tra-

vers les exemples des polyptiques, du pli-papier et du pli-éventail. Ensuite,

c'est le pli comme articulation de l'objet vivant qui nous conduira à parler du

théâtre d'objet, de la forme miniature et de la marionnette. Enfin, le pli sera

entendu comme un mouvement scénographique qui convoque aussi bien la

machinerie que le souple dans des dispositifs de déploiement de l'espace scé-

nique.

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(129) Je me réfère ici à l'articlede Sabine Forero-Mendoza,"Lecture de quelques triptyquesflamands du XVe siècle" dansla revue Figures de l'Art n° 1,1994.

LE PLI NARRATIF

" Car nous n'avons plus aucune idée de ce que serait une culture où l'on ne saurait

plus ce que signifie " raconter "."

Paul Ricœur

LES POLYPTIQUES ET RETABLES

On pourrait dire que le polyptyque est une peinture à "plusieurs plis".

Retables, diptyques et triptyques n'en sont que des variations.

Du grec polyptucos, le polyptique désigne d'abord les tablettes à écrire

constituées d'un grand nombre de feuillets repliables (129). Ce dispositif

pliable a été mis au point dans les Flandres durant le second quart du XVe

siècle. La peinture trouve ainsi un nouvel espace à l'intérieur du cadre donné

par l'objet compartimenté qu'est le polyptyque. En apparence, le polyptyque

fragmente le cadre et juxtapose des surfaces. Mais plus que ça, il est un

espace dont chaque panneau est conçu et ordonné en fonction de ses propres

limites, et relié aux autres pour unifier l'ensemble de la composition. Peinture

articulée, il l'est d'abord au sens où il s'articule à un dehors (c'est-à-dire à

l'église, lieu de culte : il s'inscrit dans l'intérieur de l'édifice). Parfois, selon

l'image du polyptyque, la scène peinte redouble le geste qui s'accomplit

devant l'autel, ou le préfigure. Le polyptyque forme un assemblage de surfa-

ces sur lesquelles se projettent l'espace et le temps sacrés. La cérémonie se

charge alors du pouvoir de l'image, et l'image acquiert un nouveau sens par

la réactualisation qui s'opère. Le polyptyque entre en résonance avec l'ensem-

ble de l'architecture et de ses fonctions. Il se présente lui-même d'ailleurs

comme un modèle réduit d'architecture avec ses arcatures, bandeaux, res-

sautset pinaclesqui enchâssent les panneaux. Comme en un jeu de miroir, la

structure de l'église est parfois reprise dans le dispositif interne de l'image

(les volets extérieurs où sont figurés les bas-côtés viennent encadrer le pan-

neau central où se déploie la nef)

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 139

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Comme les pages d'un livre, les panneaux du polyptyque se déplient

et se replient, montrant tour à tour leur recto et leur verso, au rythme du

calendrier liturgique. La saisie des images peut en être polyphonique ou pren-

dre la forme d'un itinéraire ponctué par des pauses. Le regard se déplace de

gauche à droite ou inversement, ou encore verticalement. La prédelleest

l'image inférieure (en importance, en taille et en situation) à la scène princi-

pale. Elle développe et déplace les temps narratifs de cette scène principale.

En fait, déplier le retable permet de comprendre le déroulement chronologi-

que de l'histoire. Dressé au dessus de l'autel qu'il exalte, replié ou déplié, il

oppose la nuit de ses revers à la lumière de ses volets déployés.

Le Triptyque de Lübeck de Hans Memling exploite cette pluralité de lectures.

Le panneau de gauche, le Portement de croix, est constitué de deux zones

Rogier van der Weyden,Le Triptyque des sept sacre-ments, dit de Jean Chevrot1445-1450Koninklijk Museum voorSchone Kunsten, Antwerp;Belgique

140

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Hans Memling, Le Triptyquede Lübeck (panneau central),Museum für Kunst- undKulturgedichte, Lübeck,Allemagne

(130) Id.

superposées. Dans la zone inférieure est représenté le Christ portant le croix:

les figures y sont représentés à la même échelle que celles du panneau cen-

tral, induisant une lecture à l'horizontale. La zone supérieure contient la

représentation synoptique des épisodes antérieurs de la passion du Christ. La

Résurrection qui occupe le panneau de droite est constituée de la même

façon, mais au lieu de cheminer de haut en bas on remonte du bas vers le

haut. La construction de l'image concorde avec celle du récit qui réclame une

lecture en plusieurs temps. Le temps est réversible et l'espace, fait d'une

mosaïque d'espaces distincts, ignore la loi de l'ici et l'ailleurs.

Les constructions utilisées par les peintres pour unifier les différentes parties

d'un retable évoquent l'espace théâtral (130). Semblables aux mansions des

mystères, les encadrements isolent les lieux où se déroule chaque scène du

drame. Les personnages, comme s'il s'agissait des acteurs de tableaux

vivants, sont placés légèrement en avant du cadre dessiné. La tradition plas-

tique s'impose au théâtre : la scène et l'espace pictural semblent alors être de

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 141

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

nature commune. Le spectateur chemine d'un lieu à l'autre. Le drame s'intè-

gre à la réalité des volumes dans la représentation théâtrale, comme pour

mieux transcender les coordonnées spatiales et temporelles. Comme les

polyptyques, l'espace de la représentation est à la fois un et pluriel. Au

Théâtre comme en peinture, les scènes représentées ont le pouvoir de réac-

tualiser l'Histoire et de nous y confronter. Impliquant plus qu'elles ne mon-

trent, les images font signe vers un sens qui déborde l'espace réel et qui

déborde ce que notre regard peut embrasser.

Le Diptyque des ducs d'Urbino, de Piero Della Francesca est un exemple de

polyptyque qui rend bien compte de la capacité d'un objet à générer de l'es-

pace par son déploiement. Le polyptyque est un double ou triple objet mobi-

lier au même titre que les retables portatifs. Deux panneaux de bois sont

enchâssés dans une structure faisant cadre. L'originalité de l'objet est de pou-

voir être regardé des deux côtés ce qui permet deux lectures : endroit et

envers et relation des figures aux paysages. La juxtaposition permet de poser

le regard tour à tour sur l'un ou l'autre des aspects de l'objet. Il propose une

double face mais aussi le double du face à face (profil droit et profil gauche).

Les deux paysages se regardent et ne font plus qu'un. L'horizon devient com-

mun par un jeu de symétrie et de pliage. Malgré le pliage, les contenus de

chaque face se rencontrent et s'interpénètrent, se prolongent de l'endroit à

l'envers…

Piero Della Francesca,

Diptyque des ducs d'Urbino,

vers 1467-1470.

142

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(131) Dossier pédagogique duparcours de l'exposition"Robert Rauschenberg :Combines (1953-1964)",Centre George Pompidou,Beaubourg, 2006.

Si l'on considère le polyptyque comme une forme sans le rattacher

forcément à sa fonction religieuse, il nous apparaît comme un outil narratif

par sa capacité à se déployer et à juxtaposer des scènes. Cette forme permet

ainsi d'explorer la notion de temps autant que de se situer dans une certaine

généalogie. Cette façon de représenter est aussi une façon de mettre en œuvre

des opérations simples telles que :

- Isoler : distinguer des périodes, choisir des personnages, les cadrer.

- Associer : relier des personnages (la filiation) ; opposer des éléments (signes

du temps)

- Comprendre un code simple de représentation.

Robert Rauschenberg / Combines Robert Rauschenberg est un artiste plasticien américain dont certai-

nes œuvres peuvent être mises en relation avec le modèle du polyptyque,

notamment dans son potentiel spatial. Il s'agit des Combinesqu'il a réalisées

entre 1953 et 1964.

Comme le nom l'indique, les Combinessont des œuvres hybrides qui asso-

cient à la pratique de la peinture celle du collage et de l'assemblage d'élé-

ments divers prélevés au réel quotidien.

A la fois peintures et sculptures, les Combinesde Rauschenberg envahissent

l'espace du spectateur et "l'interpellent comme de véritables rébus visuels.

Des oiseaux empaillés aux bouteilles de Coca-Cola, des journaux aux images

de presse, aux tissus, aux papiers peints, aux portes et aux fenêtres, l'univers

entier semble entrer dans sa combinatoire pour s'associer à la peinture."(131)

Rauschenberg s'inscrit dans le sillage de l'invention du collage par Braque et

Picasso, ainsi que dans celui de l'assemblage dadaïste, et réinvente ces prati-

ques avec les Combines. La référence aux polyptyques dans les Combines

peut se voir dans le travail de la hiérarchie des images : chaque élément

conserve son intégrité sans occulter les autres. Présent, passé, images de

presse ou reproductions de "chefs-d'œuvre, dessins et peintures, coussins et

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

boîtes s'intègrent dans ces œuvres qui veulent introduire "la totalité dans le

moment"".(132)

Tout comme avec les retables, on peut voir dans les Combinesl'aspect fon-

damental de la relation de l'œuvre au temps. Combiner, assembler, intégrer,

sont les actions qui permettent d'isoler les images dans l'espace du "tableau",

tout en les rassemblant dans une narration construite. La relation de

Rauschenberg à la tradition picturale classique et / ou religieuse est une

constante. Qu'elle soit sous la forme de la reprise parodique ou de la citation

(convoquée par collages), elle est toujours là, traversant le temps et l'histoire.

C'est par les images que se donne à voir la dimension temporelle : les images

personnelles et autobiographiques sont mêlées à l'art ancien et aux photos de

presse. "La temporalité prend chez Rauschenberg d'autres modalités expres-

sives : de l'omniprésence des miroirs incluant dans l'œuvre le spectateur qui

s'y réfléchit et son présent immédiat, à l'articulation de certains Combines en

diptyques, ou tableaux en deux temps, jusqu'à l'inclusion de véritables

réveils, l'artiste n'a pas arrêté de mesurer son œuvre au temps."(133) L'espace

du tableau se trouve débordé : il n'apparaît plus comme que comme un

ensemble de rouages, un montage d'éléments hétérogènes. Son œuvre pro-

cède du pli par la perpétuelle rupture et fragmentation du plan pictural.

Proche du Dadaïsme qui utilise l'objet de rebut comme principe de création,

(132) Id.

(133) Ibidem.

Robert Rauschenberg,

Untitled, 1955

Odalisque,1955

Cardbird III, 1971

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Robert Rauschenberg

Solstice, 1968 Soundings,

1968

Personnages en situation dans

les oeuvres

Snowberry Fudge, 1980, et

Corinthian Covet, 1980

Rauschenberg s'en éloigne pourtant par les dimensions de ses œuvres qui très

grandes, envahissent l'espace du spectateur. Les objet sont à la fois pris dans

un réseau qui les intègre et véritablement reconnaissables.

Le travail de Rauschenberg trouve aisément des échos à la scène. L'œuvre

Solstice (1968) propose au spectateur une déambulation. Elle se présente

sous la forme d'un cube de 5m de côté, constitué d'une succession de pan-

neaux peints transparents au sein desquels on peut circuler. La grande échelle

de l'œuvre lui confère une dimension scénographique, voire théâtrale puisque

l'essentiel réside ici au niveau du perceptif et de la mise en abîme de la repré-

sentation. Il s'agit désormais d'investir l'œuvre ou l'habitacle et de s'immerger

dans cet espace de trouble.

Proche de Merce Cunningham et de Trisha Brown, il créé pour eux des

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 145

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

œuvres scénographiques (pour Astral Converted, 1989).

Minutiae (Menus détails) est un des plus importants Combinespaintings

autoportants, que Rauschenberg ait conçus pour un spectacle de

Cunningham. Comme dans tous les Combines, la surface est accidentée.

Entre les panneaux se profile un passage où un rideau de tissus multicolores

opère la jonction des différentes parties. Sur le panneau de gauche, un motif

végétal fait penser à une fresque de Pompéi qui introduit un autre temps, une

autre scène et qui rappelle le principe et le sens du polyptyque.

A la fois paravent, décor de scène et peinture, ce Combinese présente comme

une structure ouverte, dépliée, insaisissable d'un seul coup d'œil. Comme le

dit Catherine Millet, cette œuvre "ne réclame pas la multiplicité des points de

vue, mais la multiplication des regards"(134). En effet, le principe du

Combine, comme du polyptyque, suscite notre "libre cheminement dans

l'oeuvre"(135). Le spectateur est seul face à l'expérience sensible et ouverte

de l'œuvre. Le Combinele confronte à un parcours, pièce par pièce, des dif-

férents éléments qui le composent, sans que l'artiste n'insiste sur une signifi-

cation spécifique. Car, selon le souhait de Rauschenberg, il s'agit de réaliser

des peintures que "deux personnes ne peuvent voir de la même façon."(135)

(134) Catherine Millet, article"Le corps morcelé de la sculp-ture, Robert Rauschenberg", inArt Press, n° 90, mars 1985.(135) Id.

(135) Ibidem.

Robert Rauschenberg

Minutiae, Freestanding com-bine, 1954

Gold Standard, 1964

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Robert RauschenbergSet and Reset de Trisha Brownet Performance PelicanauFirst New York Theater Rally,1965

DU PLI PAPIER AUX LIVRES ANIMÉS

Le mouvement de plier métamorphose le plat en volume, et fait appa-

raître de nouveaux possibles. La forme du pliage est sans cesse transformée,

mais sa fonction reste la même. Des Origamis aux livres animés, il n'y a que

les kilomètres qui séparent l'Orient de l'Occident. Que le but ou le sens des

pliages soient différents importe peu : le pli est toujours là, marquant l'espace

temps pour transmettre ou raconter.

Pliages de papier / OrigamiL'origami est né en Asie avec le développement de l'artisanat du

papier dès le VIIIe siècle. Les prêtres shinto sont les premiers à plier le

papier. La perfection du matériau, sa beauté et sa pureté leur semblent à

l'image de ce qui distingue les divinités. D'ailleurs, le mot japonais pour dire

"papier" est kamiet se prononce de la même manière que l'idéogramme kami

qui désigne une divinité shinto. Bien que la pratique de l'origami se perde peu

à peu au Japon, leskamide papier interviennent à tous les passages de la vie

des hommes et des saisons. Leur forme diffère selon l'événement. On plie du

papier dans les temples, devant les maisons, pour célébrer toutes sortes de

choses (nouvel an, fête du passage à l'age adulte, mariage, examen, maladie,

deuil, méditation, cerisiers en fleurs…).

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 147

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Immaculé, le papier est considéré comme le support idéal de la nature divine,

plié, il devient le signe de sa présence. Cet art procède d'une démarche à la

fois intellectuelle, mathématique et intuitive. De même, au Japon, l'art de

l'emballage avec du papier atteint parfois une perfection telle qu'il dépasse la

valeur de ce que l'emballage protège…

A partir d'une forme géométrique de départ, toujours la même (un

Origami

Gohei, Sanctuaire Shintô,Kyôtô

Origami, Hiroshima, 1955,Japon, mort d'une fillette

Bouddhaavec papiers de priè-res, Matsumae, Japon

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Daniel Libeskind, maquette,New York, 2000.

carré ou un rectangle), on crée des formes et des objets qui peuvent varier à

l'infini. Mais on pourrait aussi bien dire que l'origami procède des mêmes

bases que l'architecture. En effet, la recherche des volumes en architecture ou

en scénographie commence souvent par l'entaille, la découpe et le pliage de

feuilles de papier ou de carton. Cet exercice est essentiel car il concentre l'at-

tention sur les volumes et les échelles ainsi que sur les points de force et de

résistance. L'interrogation sur les solutions de réalisation n'est qu'une suite

logique à cet exercice de forme et de sens.

Livres d'artistes

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 149

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

"Or - Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi reli-gieux : qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur, offrant le minus-cule tombeau, certes, de l'âme."Mallarmé,Quant au livre

Nous avons vu que le geste de déplier n'est pas sans analogie avec les

pulsations intimes de la pensée. Si la pensée se déploie, c'est pour tenter d'ex-

pliquer le monde (du latin ex-pli- care : plier vers l'extérieur).

Le livre n'est-il pas cet objet plié, qui, tel un coffret, renferme le secret du

savoir, de l'intime et de l'écriture du monde ? Et pour accéder au secret, il faut

forcer les plis du papier et parfois même y inscrire ses propres pliures.

Les polyptyques dont nous venons de parler sont en quelque sorte les parents

du livre. Le livre, lui, se donne toujours plus ou moins comme cette unité de

l'expression et de l'exprimé qui caractérise ce que Husserl appelle les objets

"investis d'esprit" : "Quand je lis ce livre, "ligne par ligne et page après page",

ou quand je lis dans ce "livre" et que je saisis les mots et les phrases, il y a là

des choses physiques, le livre est un corps, les pages sont des feuilles de

papier pliées, les lignes sont des noircissements et des marques physiques

imprimées en certains endroits des feuilles, etc."(136)

Si le livre est avant tout un contenant, on peut le rapprocher de la

boîte. Le mouvement Fluxus a édité un grand nombre de boîtes qui ont été

présentées en 1964 (137) : la référence au livre y est capitale et correspond

exactement à l'histoire du cheminement qui mène du livre à la boîte-livre,

histoire qui montre qu'il n'y a entre eux "nulle solution de continuité, mais un

mode de présentation différent."(138) En effet, l'idée d'éditer des boîtes ras-

semblant des œuvres de différents artistes a son origine dans le livre de La

Monte Young, An Anthology: le musicien a réuni, dès 1961 les travaux de

nombreux artistes liés au mouvement Fluxus mais aussi au courrant de l'Art

Minimal et Conceptuel (John Cage, Robert Morris…). Comme nous l'avons

déjà évoqué, Duchamp met dans sa Boîte en valise des reproductions en

(136) Edmund Husserl, Idéesdirectrices pour une phénomé-nologie et une philosophie phé-noménologique pures, traduc-tion Eliane Escoubas, Paris,PUF, coll. " Epiméthée ", 1996.(137) Ces boîtes furent rassem-blées et présentées par GeorgesMacuinas en 1964, dans unegalerie de New York, et en1988 dans Fluxus Newsletter,n°1, The Gilbert and LilaSilverman Fluxus Collection,New York, Harry N. Abrams. (138) Anne Moeglin-Delacroix, Esthétique du livred'artiste, Ed. Jean-MichelPlace, Bibliothèque Nationalede France, Paris, 1997.

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La Monte Young et Jackson

Mac Low editions, An

Antology, Fluxux, NY, 1970

Fluxus I, anthologie rassem-

blée par George Maciunas, NY,

Fluxus editions, 1965

Dieter Roth, Dagblet Bull.

Daily Bull, n°8, La Louvière,

Daily bull, 1962

François Morellet,

Lichtinstallaties (installations

lumineuses), Groninger

Museum, 1987

miniature de ses œuvres, tandis que les boîtes de Fluxus présentent des ori-

ginaux élaborés spécifiquement pour la boîte, en d'autres termes des multi-

ples qui en font plutôt des boîtes à malice que des mises en abyme du musée.

Le livre, comme la boîte, n'est qu'une unité de contenant, une unité matérielle

qui n'obéit à aucune autre nécessité qu'à celle de rassembler ou de plier pour

mieux transmettre.

L'écriture ou la conception exigent une certaine anticipation du résul-

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 151

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

tat recherché et une réflexion sur la forme de contenu au contenant. Le livre

d'artiste est donc autant un "vrai livre" qu'un objet qui répond à des critères

artistiques spécifiques. Par le livre d'artiste, le contenu décide des moyens

adéquats à sa mise en œuvre. Il est totalement livre tout en étant pleinement

art.

L'opération manuelle du pliage des feuilles suffit à faire un livre. Mais d'une

autre manière, la diversité des pliages possibles (en accordéon, en pop-up, en

portefeuille, etc.) exploite les deux fonctions antagonistes du pli : replié, l'ob-

jet est l'instrument du volume et de l'énumération ; déplié, il est instrument

du (ou des) plan(s) et renvoie à la simultanéité du tableau pour le peintre. Si

la plupart des livres masquent l'opération de leur pliage, le livre animé ou le

livre d'artiste cherche à rendre son lecteur conscient des conditions de sa

fabrication, c'est-à-dire in fine de la réalité matérielle du livre. "On a la

démonstration que le pli est au livre ce que le trait est au dessin : sa rationa-

lité cachée, son principe de construction, ou son âme - ce qui relie la singu-

larité de chacune de ses parties à la totalité dont elle est membre-, bref, son

explication […]"(139) C'est que le livre qui joue avec le pli requiert un par-

cours en tous sens : il faut parfois, pour pouvoir le lire, déplier entièrement

une feuille, c'est-à-dire, remonter du livre à son origine dans la planche

imprimée. Le pli se fait alors le gardien de la profondeur de l'œuvre et de son

caractère non-immédiatement accessible.

Brig LaugierBrig Laugier est une artiste plieuse de livres. Pour elle, le geste du pli

tient de l'enfance. En pliant, elle dessine des vallons, des montagnes, des

béances… Parfois, la forme du pli entretient un rapport avec le livre qui est

plié : L'Encyclopédie, par exemple, est pliée en forme de chemin qui suggère

le mouvement de la pensée. Pour elle, le pli "c'est le premier geste de la vie

[…]. C'est le geste qui met en volume et en mouvement le plat."

D'une certaine façon, ses pliages proposent une nouvelle lecture du livre en

tant qu'objet. Ce qui en fait de l'art, c'est le détournement de cet objet que tout

(139) Id. Anne Moeglin-Delacroix se réfère ici à uneexposition collective de 1985 :Un verre, Un trait, Un pli.

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Brig Laugier, Livres

(140) Id.

le monde connaît mais que personne n'ose ouvrir.

Dans le livre d'artiste, le pli est donc une donnée essentielle : il parti-

cipe d'une stratégie de rangement qui permet dans un premier temps le ras-

semblement, le nombre, la série et la démultiplication ; et dans un deuxième

temps, le dépli de l'objet dans le moment de sa découverte.

Le pli est donc un mouvement qui conduit le livre hors du livre. Par le pliage,

le livre créé son propre mouvement et sa propre temporalité. Ainsi, "la lec-

ture n'est plus seulement une expérience dans le temps, mais une expérience

du temps comme dimension constitutive de l'œuvre."(140) Lire devient une

contribution à l'accomplissement de l'œuvre.

Le livre, qu'il soit ou non un objet d'art, procède de “l'art narratif”,

lequel, à l'aide de pliages ou d'images en séquences, ébauche ou construit des

récits suivant une progression ménagée de page en page. Parfois, le récit est

"mis en crise" par la forme de l'objet livre. Le pliage est une des façons de

venir perturber la narration. Les livres de Baldessari en sont un bon exemple

La structure cruciforme obtenue par pliage rend visible la disparition de toute

linéarité. Le live comporte en lui treize possibilités narratives qu'il revient au

lecteur d'expérimenter sans être contraint pour autant de choisir une version

définitive.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 153

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Cette attention particulière portée au récit peut-être mise en relation

directe avec l'écriture théâtrale et la scénographie. En effet, le théâtre contem-

porain explore tous les registres stylistiques et joue sur la variation des régi-

mes narratifs. Il travaille une matière textuelle basée sur la déconstruction.

On peut citer par exemple : Celle-làde Daniel Danis, La Passion selon Jean

de Antonio Tarantino, Variations sur la mort de John Foss,Cet homme s'ap-

pelle HYCde Christophe Huysman, ou encore Les 81 minutes de Mlle. A de

Lothar Trolle : autant de textes qui mettent en crise ou interrogent le récit en

repoussant les limites du dialogue. Les textes sont construits par la décons-

truction, c'est-à-dire par l'agencement de fragments entrecoupés d'ellipses.

L'espace peut parfois perturber lui aussi l'ordre narratif du texte et /ou per-

mettre à chaque spectateur de vivre une histoire différente tout en ayant vu,

a priori, le même spectacle. Il existe de nombreux exemples de convertion

scénique de ce type d'écriture :

Le programme du Festival D'Avignon "In" a présenté en 2000 à l'Usine

Volponi le spectacle Hôtel Europa, spectacle déambulatoire inclassable. En

suivant une ligne directrice "tracée" par le dramaturge macédonien Goran

John Baldessari,Fable,

Hambourg, 1977

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Stefanovski, six metteurs en scène, un chorégraphe et des plasticiens

d'Europe centrale et orientale ont récupéré l'usine pour en faire un hôtel de

réfugiés et raconter leur vision de l'Europe de l'Est. Le public, en petits grou-

pes, est conduit à travers les couloirs par le personnel de l'hôtel. Goran

Stefanovski et Chris Torch ont élaboré ensemble ce concept en imaginant dif-

férentes situations qu'ils ont soumises aux metteurs en scène choisis.

L'aventure constitue un "laboratoire culturel" pour un spectacle conçu

comme une série d'histoires qui se déroulent ici et maintenant. Les plasticiens

yougoslaves du groupe SKART ont alors créé des installations pour animer

l'espace de l'usine comme un hôtel dont personne n'aurait la même vision.

L'hôtel, comme chacune de ses pièces et chambres, a une vie propre. La

déambulation des groupes déplie l'espace différemment selon chaque par-

cours, multipliant ainsi les points de vue et mettant en crise le récit des per-

sonnages et, à travers eux, le récit des peuples réfugiés qui habitent l'hôtel.

Nous sommes alors dans un hôtel, quelque part en Europe de l'Ouest, qui

accueille des réfugiés, des rescapés, des rêveurs, des révoltés, des égarés. De

chambre en chambre on découvre des figures et des événements hétéroclites

qui parlent de solitude et de mobilité. Le public se personnalise et devient lui-

même figure de l'émigration. Tout comme un livre ouvert sur une actualité

"animée", c'est lui et lui seul qui, dans l'espace, reconstruit le spectacle et

l'histoire.

Un an plus tôt, toujours au Festival d'Avignon, j'ai pu voir la création

La Mastication des morts (Oratorio in progress)de Patrick Kermann, par

Solange Oswald du Groupe Merci. Le texte a pour propos le nombre et la

mémoire des disparus, la petite mémoire fragile d'une multitude de voix qui

s'inscrivent dans l'histoire d'une communauté. Il s'agit, dans ce regroupement

des habitants d'un cimetière, d'entendre la singularité de chacun, sa langue

propre qui, surgit d'outre-tombe, par-delà les corps, fait résonner en nous,

morts en sursis, ces vivants d'un autre monde.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 155

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

" Ils sont trois cents et plus et ils nous parlent. Ils ne sont pas tristes puisqu'ils sont

guéris de la vie. Ils racontent le moment précis de l'Histoire où ils ont rencontré

cette expérience suprême : leur mort. Tragique, cocasse ou calme, ce moment porte

en lui l'urgence de toute vie de mortel. Les bourreaux, les victimes, les pleutres, les

courageux, les prodigues, les avares, tous sont là avec cette étrange égalité que

donne la mort - tous sont couchés là."

Solange Oswald, extrait du programme pour la création, juillet 1999

Le spectacle s'est joué dans le cloître de la chartreuse de Villeneuve-lès-

Avignon.

Le rendez-vous est fixé à la tombée de la nuit. A chaque spectateur est distri-

bué un petit tabouret (pliable) en guise d'assise. Puis nous sommes "lâchés"

sans consignes dans l'intérieur du cloître. S'ensuit une déambulation de

tombe en tombe, au choix, dans le désordre… Chaque personnage incarne

tour à tour plusieurs morts du village, sans sortir de son petit tombeau (juste

par un changement de costume rapide et à vue). Le spectateur peut à loisir

s'arrêter près d'une tombe pour écouter le mort, ou choisir la masse sonore

de tous les morts qui "mastiquent" ensemble. Le spectacle est ponctué par des

interventions de chœur ("les mort-nés du village" ou "les soldats sous l'if",

dialogue de tombe à tombe, altercations d'un bout à l'autre du cimetière…)

qui rassemblent momentanément tous les morts et tous les vivants. Les his-

toires que l'on entend ne sont que des dépliages de généalogies : c'est à cha-

que spectateur de recomposer les histoires transversales des familles et des

morts du village…Ce qui est intéressant ici, c'est que le texte écrit suggère

cette simultanéité et choralité des voix. Ce spectacle est un exemple de

conversion scénique très réussie qui permet d'entendre le texte comme

Patrick Kermann le donne à lire.

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Croquis La Mastication des

Morts, P. Kermann / S. Oswald,

1999

(141) Cette partie s'inspire

grandement des informations

données dans le sitewww.livre-

sanimes.com, et plus particuliè-

rement de l'historique de

Jacques Desse.

Qu'il s'agisse de mots et d'images, ou de volumes, de dynamiques et

de circulations, le livre et la scène ont le pli pour point d'entrée commun dans

la narration. Ainsi en est-il de l'articulation du verbal et du visuel, dans l'es-

pace du papier, du livre, comme dans l'espace scénique. Le pli et son dépli

sont là comme des alternatives à une lecture univoque d'un espace à rêver.

Les Livres animés (141)Les origines du livre à système ou livre animé sont lointaines. Dès la

fin du Moyen Age, des manuscrits montrent des figures anatomiques avec

des figures à languettes que l'on peut soulever. C'est le début du livre animé

ou livre à système. Tout est mis en œuvre pour parvenir à "animer" l'image et

à lui donner du relief.

On considère généralement que le premier "livre à système" est La

Cosmographiede Pierre Apian, 1524, avec ses disques mobiles montrant les

mouvements célestes. Un autre ouvrage fameux est la curieuse Confession

coupée, publiée en 1677 et souvent rééditée jusqu'au milieu du XVIIIe siè-

cle: les pages, qui répertorient tous les péchés possibles, sont découpées en

languettes ; il suffit de sortir les languettes de la marge pour indiquer au

confesseur les fautes commises…Les premiers livres à système destinés à la

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 157

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

jeunesse apparaissent en Angleterre en 1765 : ce sont les "arlequinades" ou

"pêle-mêle" de Robert Sayer, livres dont les pages coupées en plusieurs par-

ties peuvent être conjuguées différemment par le lecteur-manipulateur.

A la fin du XVIIIe siècle, naissent les premiers livres "magiques", dont le

contenu apparaît différemment selon la manière dont on les ouvre, ainsi que

les premiers "peep shows" (décors en profondeur). Au tout début du XIXe

siècle on voit se généraliser les livres à figures mobiles (avec figurines

découpées à placer dans un décor) et les figurines de poupées à habiller. Puis

les innovations se multiplient: livres à volets ou à disques (vers 1820-1840),

livres à tirettes (vers 1830-1860), livres en relief, livres en relief animés,

livres à musique… Ces innovations du livre à système s'inscrivent dans un

mouvement profond de l'évolution des techniques ; c'est l'époque de la lan-

terne magique, du praxinoscope, des panoramas et de la photographie sté-

réoscopique, et du cinéma. Le plus célèbre des créateurs du XIXe siècle est

l'allemand Lothar Meggendorfer, qui parvient à animer jusqu'à cinq sujets

avec une seule tirette, et dont le superbe cirque en relief compte 450 person-

nages.

Dans les années 60 et 70, les éditeurs américains s'intéressent à nouveau au

Lothar Meggendorfer,

Magic Circus

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Andy Wharol, Index Book

livre animé: c'est l'explosion de livres inventifs et colorés, désormais connus

sous le terme générique de "pop-up". Les artistes contemporains explorent

les possibilités du livre à système, dont Andy Wharol, avec son Index book,

qui réinterprète le pop-up comme il l'avait fait avec la boîte de Campbell's

Soup :

Les techniques d'animation des livres sont très variées et nous intéressent en

ce qu'elles utilisent le pli dans la plupart des cas.

On peut distinguer deux grandes catégories de livres animés, d'une part, les

livres en relief et les livres à tirettes et, d'autre part, les livres sans relief ni

articulation :

Les livres en relief ou à tirettes

Pour produire l'effet de relief, la page est découpée et pliée de manière à

apparaître en volume, soit lorsqu'on ouvre le livre, soit lorsque l'on tire sur

une languette qui soulève la figure. Ce relief peut être obtenu soit par des

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 159

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Les différents types de pop-up

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images en découpis(ajourées), disposées sur plusieurs plans, soit par une

seule image en relief (les livres "tableaux"). L'image pliée dans un petit for-

mat se déplie et confère alors au livre une dimension théâtrale spectaculaire

bien qu'à petite échelle. Certains de ces livres sont conçus pour présenter

simultanément leurs différents tableaux en relief. Ce sont les carrouselsqui

peuvent se mettre en rond. L'effet de mouvement est très important et consti-

tutif du livre animé. Sans mouvement, sans dépli : pas d'histoire, pas de théâ-

tre… Un élément de l'image peut-être déplacé grâce à une tirette. Les meil-

leurs "ingénieurs papier" arrivent à animer jusqu'à six ou sept éléments par

une seule tirette. Mais le mouvement peut aussi être automatique : le simple

fait de tourner une page actionne les languettes et déclenche un mouvement

dans la nouvelle page.

L'effet de transformation d'image fonctionne sur le principe d'une première

figure qui est transformée en une seconde, puis parfois en une troisième. Le

mécanisme peut être :

- un volet, simple pièce de papier collée sur la page, soulevée par une tirette

- un disque mobile, apparaissant derrière une fenêtre découpée dans la page

- une image coulissante : sur le principe des volets à jalousie, les deux ima-

ges sont découpées en bandes, qui se recouvrent ou se découvrent selon la

position de la tirette.

Les livres sans relief ni articulation

Ces livres simples en apparence sont souvent très beaux. C'est le domaine du

livre à système le plus exploré par les artistes contemporains. Dans cette caté-

gorie, on peut trouver :

- les livres à pages pliéesqui explorent les possibilités comiques et poétiques

du pliement / dépliement de la page, en faisant ainsi apparaître de nouvelles

images.

- les images à volets: le lecteur soulève une languette de papier pour voir

apparaître une autre image.

- les images découpées superposées: variante du système des volets, utilisée

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 161

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

depuis toujours à des fins pédagogiques ou scientifiques (anatomie par exem-

ple).

- les livres à pages découpées. L'effet recherché est toujours le même : per-

mettre à une seule figure de se combiner avec celles d'autres pages, démulti-

pliant ainsi les possibilités de lecture. Ce système est privilégié par les créa-

teurs contemporains comme Munari, Roth, Maurice Henry, Komagata…

- les livres découpés avec élément fixe. Ce sont tout simplement ces livres

avec une tête fixe, parfois en relief, dont on change les vêtements en tournant

les pages.

- leslivres à pages transparentes. La transparence permet d'obtenir une trans-

formation de l'image, ou une combinaison de l'image avec celles des autres

pages.

- les albums à languettes(pêle-mêlesou turn up books) : les pages sont

découpées horizontalement (habituellement en trois parties). Dès lors, les

parties de pages peuvent se marier entre elles.

- les folioscopes ou flip books. Feuilletées très rapidement, les pages forment

un petit film ou dessin animé. Le livre est donc ici animé sans mécanisme,

par un simple geste. On peut considérer les flip books comme une variante

du livre à languettes, du livre découpé et du livre transparent : le principe est

de lier les pages entre-elles, de les voir toutes dans une quasi simultanéité.

Ces techniques de pliages-papier, qu'il s'agisse de l'origami ou du

livre animé, peuvent être rapprochées de la pratique scénographique. En

effet, la scénographie, dans son processus de réflexion et de maturation uti-

lise le pli-papier et l'anime. La mise en volume s'opère à travers l'étape de la

maquette. Comme le dit le scénographe Didier Goury, "rouler ou plier, peu

importe. Je passe mon temps à trouver des solutions de pli et dépli. Comment

tourner les pages de l'espace scénique ?" (142) Pour lui, la notion de pli va

de pair avec une façon de raconter. Le pli propose autant de narrations possi-

bles que de dépli. C'est pourquoi le pop-up a trouvé son écho jusqu'à la scène,

c'est-à-dire dans un espace de représentation propice à la narration vivante.

(142) J'ai rencontré DidierGoury pour l'interroger sur sapratique de scénographe"autour du pli ". Ces propossont issus de l'enregistrementque j'ai fait lors de cette ren-contre du mois de mars 2008aux Subsistances à Lyon.

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Certains spectacles ont même utilisé le dépli au premier degré, c'est à dire

dans une scénographie utilisant le matériau "papier" et l'idée du livre animé.

C'est l'exemple du spectacle musical Un petit brin de rien du tout plié dans

une feuille de persilde Maurice Roche et Denis Levaillant, mise en scène de

Caterina Gozzi et donné au Théâtre du Rond Point à Paris au printemps

2006:

"Je suis né le jour des Morts. Au dessus d'un magasin d'articles funéraires dont la

raison sociale À l'Immortel expliquerait mon aspect provisoire, invariablement pro-

visoire …"

M. Roche

Maurice Roche à la fin de sa vie raconte son enfance. Caterina Gozzi choisit

de porter ces textes en scène et de les mettre en musique. La scénographie de

Philippe Huger utilise le livre d'art pour raconter : l'action de déplier donne à

rêver et à entendre le texte plus qu'il ne l'interprète. Les images surgissent

dans une temporalité qui se veut être celle de la lecture plus que celle de la

théâtralité ou de la scène. L'objet est alors assumé et donné comme tel, dans

son dépliage plus que dans le déploiement de l'espace. L'espace qui s'ouvre

par le livre trouve d'abord ses limites dans les dimensions de l'objet avant de

venir progressivement et ponctuellement déborder du livre pour s'étendre

dans la "boîte scénique", comme un rêve qui ne peut s'exprimer que par le

renversement des rôles entre contenant et contenu. L'espace du livre et l'es-

pace du plateau s'alimentent dans cette dialectique.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 163

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

On peut citer également le travail de la marionnettiste Camille

Trouvé, de la Compagnie des Chiffonnières, qui utilise souvent le pop-up

pour animer et manipuler des personnages de papier qui se déchirent, des

murs qui se montent puis s'effondrent, des armées qui s'entrechoquent au

rythme des pages tournées. Rien n'est vraiment caché : tout est déjà là, devant

les yeux mais savamment rangé ou enfoui dans les creux de pages pliées. Un

monde fragile, un monde de papier se donne à lire comme par magie. Le dis-

positif astucieux convoque l'enfance et le désir de se voir raconter une his-

toire aussi simplement. Ici, le livre animé apparaît avant tout comme un objet

pédagogique et ludique qui fonctionne sur un principe de surprise. Cette sur-

prise peut être entendue comme un secret qui serait cette fois-ci contenu dans

un objet "livre".

Un petit brin de rien du toutplié dans une feuille de persil

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Camille Trouvé

La Véritable Histoire de

France, 1990, Royal De Luxe

Enfin, avec La Véritable Histoire de France, 1990, la compagnie de

rue Royal Deluxe exploite le phénomène du pop-up en déjouant les échelles.

Avec cette création, les comédiens offrent leur vision de l'Histoire de France

grâce à un gigantesque livre vivant dont ils feuillettent les pages monumen-

tales pour raconter à leur manière notre Histoire. A l'échelle de la ville, le

livre est énorme. Il se fait scène et tréteaux et chaque page tournée nous

raconte un peu de l'histoire. Les personnages sortent du livre par magie et

envahissent alors la ville. L'histoire devient vivante tant que le livre est

ouvert. Comme un calendrier de l'Avent, ou comme dans Alice de l'autre côté

du miroir de Lewis Carroll, toutes les coordonnées spatiales sont convoquées

par le dépli, pour venir "déranger" l'espace du quotidien.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 165

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

DISPOSITIFS EVENTAILS, OU LE PLI COMME RESERVE

" Le pli du monde, c'est l'éventail ou " l'unanime pli ". Et tantôt l'éventail ouvert faitdescendre et monter tous les grains de matière, cendre et brouillards à travers les-quels on aperçoit le visible comme par les trous d'un voile, suivant les replis quilaissent voir la pierre dans l'échancrure de leurs inflexions, " pli selon pli " révélantla ville, mais aussi bien en révèle l'absence ou le retrait, conglomérat de poussière,collectivités creuses, armées et assemblées hallucinatoires. […]Gilles Deleuze,Le Pli.

Loin de se limiter à de simples fonctions de parure ou de ventilation,

l'éventail est un objet complexe aux significations et aux usages très codifiés.

Le mouvement de va et vient qui le caractérise est inspiré des "mécaniques"

animales et des insectes : comme une aile qui se déploie. Car le pli est insé-

parable du vent : "Ventilé par l'éventail, le pli n'est plus celui de la matière à

travers lequel on voit, mais celui de l'âme à travers laquelle on lit".(143)

L'éventail contient de l'espace dans ses feuillets pliés, dans leur tassement en

épaisseur ou dans leur dévoilement.

Il existe plusieurs types d'éventail dont l'éventail plissé, utilisé dès le haut

Moyen Âge et reprenant les sujets de tableaux connus ou de grands faits reli-

gieux. Ici, c'est le motif contenu entre les plis qui raconte. Mais l'éventail

raconte aussi à travers les diverses positions qu'il adopte et qui sont très

codées : la manière de le plier ou déplier, la position des plis, sont autant de

signes qui parle de l'état de la personne qui le tient.

Importé de Chine et du Japon au XVIe siècle, l'éventail se propage en

Europe grâce à l'usage effréné qu'en fait Catherine de Médicis qui l'introduira

à la Cour de France.

Les éventails les plus anciens ne se plient pas : ils sont dit "à écran fixe", avec

une feuille métallique ou en cuir laqué. Puis arrivent les éventails brisésfaits

de lames cousues entre elles ou réunies par un ruban. Enfin apparaît l'éven-

(143) Gilles Deleuze, Le Pli,op. cit.

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Picasso, La dame à l'éventail,

1909

Portrait d'Olga 1917

Edouard Manet, Berthe

Morisot à l'éventail, 1876

Djinn Dilo, Eventail rouge, 80'

tail plié tel que nous le connaissons aujourd'hui. L'éventail pliénaît au Japon

au VIIIe siècle. On dit qu'il est composé d'une succession de plis montagnes

et de plis valléeslesquels seraient à l'image de la géographie japonaise.

L'éventail est aujourd'hui encore très utilisé au Japon, notamment au théâtre

de Kabuki. Les personnages sont caractérisés par le motif de l'éventail qu'ils

tiennent. Le komori, par exemple, est l'éventail de l'empereur et de ses cour-

tisans. Symbole de l'autorité, il est utilisé par l'arbitre de sumo. Symbole de

la féminité, il est utilisé dans la danse de dévoilement de la geisha…

Certains éventails participent d'un effet de surprise : ils sont multifaces et

dévoilent jusqu'à 4 décors différents selon la façon dont on l'ouvre.

Mais l'éventail est avant tout une forme plastique que l'on peut définir "à

géométrie variable" : tremblements, jeux d'ombre et de profondeur, métamor-

phoses. C'est l'influence du japonisme (courant artistique de la fin du XIXe

siècle) qui en fait découvrir la magie à des peintres comme Paul Gauguin,

Edgar Degas, ou Pablo Picasso qui en fera un de ses motifs de prédilection

(à côté de l'accordéon qui est tout autant plissé).

Scénographiquement, le pli en éventail ou en accordéon peut-être considéré

comme une stratégie spatiale en tant qu'il permet une réserve de matière. Tout

comme avec les sas de la coupe en un morceau, cet espace comprimé contient

tous les possibles dès lors qu'il est déployé : dimensions et coordonnées, ima-

ges (continuer)… En quelque sorte, l'espace est réparti partout entre dans les

soufflets ou les sas, dans l'attente de sa répartition donnée par tel ou tel

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 167

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

déploiement. La matière est déjà là. Le dépli ne peut se faire que sous la

contrainte d'un chemin de dépliage : il faut une forme de base qui va définir

le sens du mouvement.

"Dans ses milles alvéoles, l'espace tient du temps comprimé. L'espace sert à ça. "

Bachelard.

Rebecca Horn

" Le monde est rempli d'espaces pliés où l'on peut développer des idées ouen proposer des variations. "Rebecca Horn

Rebecca Horn est une artiste allemande qui produit des installations

et travaille autant sur le body art que sur l'art cinétique. Ses œuvres donnent

à l'art une grande dimension théâtrale en mettant en évidence chimères, énig-

mes, onirisme, récits de rêves… Elle utilise souvent des matériaux souples,

fluides ou liés à l'élasticité du corps. Comme le dit Germano Celant , "les per-

sonnages et les objets de Rebecca Horn […] assurent un mouvement circu-

laire entre les sphères respectives du subjectif /objectif et de l'animé/ina-

nimé."(144)

Avec Weiber Körperfächer(Eventail corporel blanc, 1972), Rebecca Horn

explore les thèmes de la mobilité naturelle en allant au-delà des possibilités

humaines : cette recherche d'une extension de la stature touche au vol. C'est

le thème de l'oiseau qui est si souvent convoqué dans son travail et dans les

petites machines qui en imitent le comportement par des jeux de plis et

d'éventail.

(144) Germano celant, "LaDivine Comédie de RebeccaHorn", dans le catalogue d'ex-position Rebecca Horn auMusée de Grenoble, Ed. TheSolomon R. GuggenheimFondation, New York, 1995.

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Rebecca Horn

Weiber Körperfacher, 1972-

1973

Die sanfte Gefangene (la douceprisonnière), 1978

Hängender Fächer(éventailsuspendu), 1982 etPfauenmaschine(la machinepaon), 1982

Chez, Rebecca Horn, la mécanique et le dépli des dispositifs spatiaux jouent

dans un temps réglé avec des mouvements automatisés qui semblent sonder

l'espace de manière obsessionnelle. Le pli construit des territoires qui

contiennent leurs propres principes de mouvement. Cette autonomie appa-

rente du dépli confère beaucoup de grâce à l’oeuvre.

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Amplification d'un pouvoir sensoriel vécu, prolongement d'un corps : avec le

procédé de l'éventail, il s'agit toujours d'étendre ces possibilités sensorielles.

Ces plis, dans l'espace ou dans son prolongement font comme une mise entre

parenthèse du corps. Le pli devient alors une machine scénique qui promet

un nouvel espace de jeu et d'expériences pour le corps. Le déploiement ou le

dépli d'un système éventail ou paravent permet une sensation de déplace-

ment de l'espace tout entier. Les métamorphoses successives des plans sont

révélées par la lumière qui, traversant axialement les pleins et les creux, en

modifie l'exposition. Et si c'est la source lumineuse qui est elle-même mise

en mouvement, on obtient ainsi une incessante variation des angles et des

volumes.

L'éventail peut être vu comme un moteur qui meut les plis dans une mécani-

que ondulatoire.

Et de même que le battement des ailes d'un papillon peut provoquer un trem-

blement de terre à Tokyo, l'éventail, tandis qu'il passe de mains en mains,

nous promet une variabilité soumise à des lois physiques articulatoires ou

"réactions en chaînes"…

LES ARTICULATIONS DE L’OBJET VIVANT

LA COMBINATOIRE ET LA “THEORIE DU DOMINO”

Le pli pourrait avoir à voir avec la théorie du chaos. C'est un phéno-

mène qu'on ne peut pas réduire à des formules mathématiques : il en va de

l'aléatoire. Le pli est changeant. Tout comme le chaos, c'est du mouvement

qu'il résulte. Le mouvement qui nous intéresse ici est celui de l'inter-réaction

des éléments dans une relation de cause à effet. L'exemple le plus simple est

celui de la théorie du domino qui utilise la force naturelle pour mettre en

mouvement un objet ou plusieurs (s'il s'agit d'une réaction en chaîne).

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(145) Der Lauf Der Dinge,Film sonore, 16mm, 30 min.,caméra : Pio Corradi, 1986-1987.

(146) Arthur C. Danto, "Lecours des choses, XIX", dansl'ouvrage collectif Fischli /Weiss, Fleurs et questions, unerétrospective, Musée d'artmoderne de la ville de Paris,Ed. Paris Musées, 2007.

Der Lauf Der Dinge (Le Cours des Choses) / Peter Fischliet David Weiss

Les Suisses Peter Fischli et David Weiss forment depuis 1979 un duo

d'artistes développant un corpus d'œuvres qui portent un regard curieux sur

la banalité du quotidien. Ils utilisent pour cela des médiums variés : photo-

graphie, installation, sculpture, vidéo, livre d'artiste… En 1987, ils créent

Der Lauf Der Dinge, une installation (filmée)(145) qui se déroule en 30

minutes. Des objets sont mis en circuit et se "plient" les uns sur les autres (ou

se déplient les uns après les autres) dans une suite d'enchaînements improba-

bles régis par des principes physiques et cinétiques simples. Ils attendent

d'être ébranlés ou mis à feu les uns par les autres. Dans leur atelier, une série

de débordements, de chutes, d'explosions, d'incendies fait une ronde sans fin

où chaque évènement se fait matrice d'une "catastrophe" en série.

"[…] un sac poubelle détord la corde à laquelle il est accroché, se rapprochant ainsi

peu à peu du sol jusqu'à frôler le sommet d'un pneu posé verticalement en dessous,

lequel se met à rouler sur un plan incliné puis frappe une planche qui lui donne une

impulsion supplémentaire qui provoque la difficile glissade d'une échelle, laquelle

en basculant déclenche à son tour une nouvelle réaction… jusqu'à ce qu'une sorte

de mousse inflammable dégage des volutes de fumée à mesure qu'elle déborde d'un

plateau.[…]"

Arthur C. Danto (146)

La chaîne de causalités qui est le sujet de Der Lauf Der Dingen'a aucune

fonction ni objectif, mais elle semble parler du déchet, de la violence, de la

pollution, de l'épuisement et du désespoir. Dans cette installation, les maté-

riaux opèrent les uns sur les autres dans une combinatoire du dépli et de la

chute, avec un certain suspens. La relation de la cause à la conséquence nous

est dévoilée de bout en bout. Ce qui nous intéresse ici, c'est l'articualtion des

objets qui sont les instruments du déroulement continu du mouvement.

Entendu dans cette acception, le pli/dépli remet en question notre façon de

penser la causalité. Dans ce laboratoire du visible, Fischli & Weiss mettent à

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 171

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

l'épreuve le matériau par la déconstruction et l'"assemblage phénoménologi-

que" des choses. Finalement, on pourrait dire que se livrer au jeu du pli, c'est

s'abandonner au chaos.

Si l'on envisage la scénographie dans cette idée de combinatoire, cela impli-

que que chaque élément constitutif de l'espace entretient un rapport non-hié-

rarchisé avec les autres.(147) A chaque moment et mouvement de la chaîne,

l'attention se trouve déplacée et se porte sur le processus autant que sur

l'image qui en résulte.

La "théorie du domino" offre des possibilités d'explorer les états de métamor-

phose de l'espace et de déjouer en permanence la temporalité de la représen-

tation.

(147) Florence de Méredieu,Histoire matérielle et immaté-rielle de l'art moderne, Op. cit.

Fischli & Weiss

Der Lauf Der Dinge

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Jean-Pierre Larroche

A distance

A Distance / Jean-Pierre LarrocheLes spectacles de Jean-Pierre Larroche fonctionnent sur un principe

d'objets mis en mouvements par des systèmes de manipulations à distance

(tiges, fils, contrepoids)… qui sont effectuées à vue. La mise en place de cha-

que mouvement prend son temps. Le regard se concentre d'abord sur les sys-

tèmes de machinerie, mais par la relation de cause à effet qui s'instaure entre

le manipulateur et l'objet manipulé à distance, c'est très vite l'objet lui-même

qui capte toute l'attention. Il nous semble agi par magie alors même que l'on

sait exactement par quel chemin le mouvement se fabrique… Il s'agit bien de

prendre de la distance par rapport aux choses et aux objets. Le parcours des

objets est labyrinthique : bric à brac relié par des ficelles à vue et tirées par

un homme-orchestre.

La poésie du castelet et de ses mécanismes est inhérente aux matériaux mani-

pulés et à leur dimension. On peut voir ce projet comme une expérience théâ-

trale pure qui convoque le phénomène de la combinatoire et de la causalité.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 173

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Plier sert à transformer. Dans le cas du pli-papier, les pliures se renforcent

mutuellement, mais dans la nature, les objets ne font pas qu'agir les uns sur

les autres : ils agissent sur eux mêmes par l'intermédiaire des autres. Cette

possibilité d'amplification, d'augmentation de soi, introduit un effet multipli-

catif imprévisible et une absence de linéarité. Une petite cause peut avoir un

effet démesuré. C'est par cette amplification que l'artiste fait œuvre de la

chose ordinaire, et qu'il atteint l'universel par le particulier.

ALEXANDRE CALDER, DES MOBILES AU CIRQUE

"La ligne que le centre de gravité devait décrire était extrêmement mystérieuse. Carelle n'était rien d'autre que le chemin qui mène à l'âme du danseur ; et il doutait quele machiniste puisse la trouver autrement qu'en se plaçant au centre de gravité dela marionnette, ou en d'autres mots, en dansant." Kleist, Sur le théâtre de marionnettes

"Le mouvement, il faut le prendre comme un ballet abstrait, parce que c'est simpleet c'est joli." A. Calder.

L'américain Alexandre Calder est connu pour ses créations de mobi-

les réalisés depuis les années 1940. Il fait de la mobilité, du mouvement et du

changement le fil conducteur de son œuvre. Pour lui, " chaque élément qui

peut bouger et se déplacer […] est dans un jeu constant d'interrelation avec

les autres éléments et son univers."(148)

Il découpe dans l'acier des formes abstraites qu'il suspend ensuite à de fines

tiges de fer et qui sont contrebalancées par une répartition de poids calculée.

Ses premiers mobiles sont d'abord mus par des moteurs électriques et des

manivelles. Plus tard, il les laisse libres : l'objet ne doit alors sa mobilité qu'au

souffle de l'air (mouvement, vent, éléments…). Le mouvement de ces mobi-

les est de l'ordre du pli par les métamorphoses de plans qui en résultent.

(148) Alexandre Calder est citédans : Calder, la sculpture enmouvement et le Cirque,Arnauld Pierre, éditionDécouvertes Gallimard, Paris,1996.

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Alexandre Calder, Mobiles

Avec Le Cirque, présenté en 1926, Calder déplie un monde. Il plie et déplie

le cirque en cinq valises. Chaque élément de son cirque est fabriqué avec une

économie de moyens extrême. La projection et le rêve n'en sont pas moins

grands. Et le regard du spectateur transforme la toile de jute en rideau de pail-

lettes.

Ses objets, qui tiennent dans le creux de la main, sont apportés par lui sur la

piste qui mesure moins d'un mètre de large. Manipulateur géant, il est le dou-

ble de son "Loyal". Mais le modèle réduit n'empêche en rien la dimension

cosmique de l'œuvre de Calder : concentrant, resserrant et précisant à l'ex-

trême l'expression, le petit concourt plutôt au renforcement de celle-ci. Il

actionne tous les personnages de près ou de loin (ficelles, fil de fer, systèmes,

manivelles, ou bien pantin, avec les doigts…) et jamais la différence

d'échelle entre le cirque et son manipulateur ne vient brouiller la lecture. La

proportion des objets est juste adaptée au cadre de projection de notre regard,

si bien que l'intervention de l'humain n'est pas visible, sauf quand le maître

du jeu décide de s'inscrire volontairement dans le cadre. Pour tout ce que l'ob-

jet ne peut pas faire, les mains prennent le relais. Le regard fait le tri. On sait

ce qu'il faut regarder. L'addition de mouvements vrais amène progressive-

ment le spectateur à considérer indistinctement le montreur et ses petits êtres,

l'humain et ses objets, sans plus aucun a priori métaphysique.

Ainsi, après le dépli méticuleux de la piste de lutte des deux petits sumos

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

japonais, il les fait se cogner, une fois seulement, et replie rapidement le tout

pour laisser place à une autre image. C'est l'acte de plier et déplier chaque

image qui importe plus que l'image elle-même. Et c'est cette apparente dés-

involture du fond (au profit de la forme) qui donne tant d'humour à cette

représentation. Tout son art semble contenu dans le déploiement et le mouve-

ment, plus que dans ce qu'est l'objet intrinsèquement. L'objet est là à titre

indiciel. Il reste d'ailleurs allusif dans son graphisme et sa forme.

Ses personnages sont autant de figures jaillissant et disparaissant selon sa

fantaisie.

Calder convoque l'enfance par l'humour d'une part, et par l'économie de

moyen d'autre part. Toute la poésie de son cirque est portée par la récupéra-

tion de matériaux du quotidien réappliqués à l'usage de la miniature. Le scé-

nographe a souvent recourt à ces jeux et techniques pour la fabrication des

maquettes, prototypes, accessoires… Et c'est l'enfant qui s'exprime. Le plai-

sir est grand, et cette "distorsion" des choses du réel à l'usage du "petit" et de

la caricature produit beaucoup d'humour. "La façon de…" fait tout. Ici, en

l'occurrence, il s'agit de la façon d'amener et de faire disparaître…

Le pli de l'espace scénique miniaturisé fonctionne par l'ingéniosité de la

construction mécanique et du dispositif (petits rideaux, trappes et poulies…).

Tout est déjà là, insoupçonné, et ne cesse de se déplier.

Comme le dit Florence De Méredieu : "Œuvre d'art Totale fabriquée en fil de

fer, composée d'acrobates, d'animaux, de clown, de diverses machineries per-

mettant l'animation, le bruitage, la mise en mouvement de tout ce petit

monde, Le Cirque de Calder (1926 - 1931), apparaît comme le prototype

même du modèle réduit. Il y a deux niveaux de réduction dans cette entre-

prise : l'œuvre se présente sous forme réduite, matériellement, et le cirque

fonctionne lui-même comme un microcosme, un monde miniature. Il y a là

donc une sorte de mise en abyme du modèle réduit " .(149) (149) Florence de Méredieu,Histoire matérielle et immaté-rielle de l'art moderne, Op. cit.

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Alexandre Calder

Le Cirque

LA MARIONNETTE ET LE CASTELET

" Ce n'est pas tant l'objet qui compte mais plutôt le regard qu'on lui porte ".Francis Naumann

" Les grands n'ont jamais fait le travail des petits. "Proverbe

Au théâtre, les objets sont bien souvent réduits à une fonction d'acces-

soire ou de décor alors qu'ils peuvent, par leur présence poétique, devenir de

véritables supports d'expression.

L'économie de moyens et d'image est fréquemment convoquée dans les pra-

tiques marionnettiques. Cette économie propose de se servir du minimum

pour déployer le maximum. L'articulation et la miniaturisation sont deux

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

données caractéristiques de la marionnette et du castelet qui mettent en

œuvre des phénomènes spatiaux de l'ordre du pli et du dépli.

Rapport d'échelle : du trop petit au trop grand…C'est ici qu'intervient la notion de l'échelle comme outil qui permet au

regard de déplier l'espace poétique. Avec la marionnette, on assiste à la

démultiplication du mouvement par le petit : le petit devient très grand et fait

rêver immensément. Le changement d'échelle déplie toutes les variantes dont

notre imagination est capable. Ainsi, de l'échelle humaine (qui est l'échelle

référente) on passe au "sur" ou au "sous"-dimensionnement... Mais comme

les codes sont ceux de la représentation et qu'ils sont avoués comme tels par

les lois du théâtre, le regard n'a aucune difficulté à faire le passage d'une

échelle à une autre, surtout si ces translations produisent du rêve et du sens.

Le petit aiguise la curiosité car la lecture des petites choses (images, figures,

objets, …) est attirante. La miniature est une façon de cacher, de plier la

chose à découvrir. A cela s'ajoute l'effort nécessaire à sa découverte (plisse-

ment des yeux, contorsion, concentration du corps entier du spectateur). Et

cet effort rend plus grande, sans doute, la découverte. Elle la valorise.

Enfin, le petit est une échelle de transmission idéale. Comme le scénographe

transmet son projet par maquette, le petit nous semble toujours plus immé-

diat et compréhensible. C'est un juste moyen d'approche avec les dimensions

de la cage de scène : les corps et les volumes sont réduits par la distance qui

sépare le regard de la scène.

Ilka Schönbein / le corps casteletDans l'acte de manipuler et de faire vivre l'inerte, l'énergie du mani-

pulateur est décentrée et chemine par son bras. Qu'il s'agisse d'une manipu-

lation à gaine, à fil ou à vue (pantin), cette décentralisation permet l'illusion,

l'autonomie du personnage et la déclinaison des mouvements. Il n'est pas rare

que le personnage ou l'objet se prolonge ou se double par les membres du

manipulateur. C'est le cas du travail d'Ilka Schönbein qui laisse son corps

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devenir marionnette. Le mouvement de l'objet et du manipulateur ne font

qu'un. On parle de corps casteletou de marionnette à main prenante. La

main ou les autres partie du corps sont le prolongement du dépli de l'objet, et

font entrer le mouvement dans un nouveau rapport d'échelle dans l'espace. Le

dépli est double par son extension de corps à corps. "Mon corps et celui de

mes "figures" sont le miroir cassé de notre âme malade."

Ilka Schönbein est toute à ses métamorphoses. Toutes les ressources de son

corps sont au service de la composition. Elle est toujours entre deux corps,

comme suspendue dans son passage à l'autre par l'objet déplié. La voici dotée

de deux têtes, ou de pas de tête du tout, puis de quatre jambes. Elle devient

tantôt géante et tantôt petite fille. Chacune de ses enveloppes devient pay-

sage, animé. Pour Ilka Schönbein, le déchirement de l'âme se traduit par une

désagrégation de la chair. Son corps se démultiplie imperceptiblement par le

biais de masques corporels : des prothèses portant l'empreinte de son visage,

de ses membres, de son torse, nous donnent à voir un corps désarticulé, aussi

disloqué que le coeur du personnage. On oublie alors les proportions qui rap-

pellent l'humain et le regard réinvente une dimension ; il adapte ce qu'il voit

vraiment à ce qu'il doit lire de l'image qu'on lui présente. L'échelle 1 et

l'échelle de l'objet réagissent ensemble pour finir par se confondre.

Ilka Schönbein créé sa propre forme d'expression à partir de la danse, du

mime et de la marionnette : sa danse avec l'objet nous rappelle le Butoh dont

l'énergie passe par le corps pour se prolonger dans des figures humaines ou

zoomorphes. "J'ai laissé la marionnette prendre possession de mon corps.",

écrit-elle. Dans Métamorphoses, ou dans Le Voyage d¹hiver, elle propose une

forme contemporaine de théâtre "cérémoniel" et cherche à faire parler la

foule d'êtres qui nous habitent.

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Qu'il s'agisse du trop petit ou du trop grand, l'espace de représentation est

transformé par le déploiement de l'objet dans des dimensions inhabituelles.

Ainsi, Le Géant de 9,5 m conçu et réalisé par François Delarozière et mis en

jeu par Royal Deluxe dans les Voyages de Gulliver mobilise une énergie

humaine phénoménale et une démultiplication des forces pour être animé.

L'agitation dispensée par les nombreux manipulateurs-lilliputiens participe

au déploiement de l'image qui dépasse le cadre habituel de la vision. "

L'énergie humaine est utilisée comme déclencheur direct de systèmes machi-

nés "(150) par lesquels l'espace de la ville se déplie sous un jour nouveau.

Philippe Genty / perte des repères (ou " inquiétante étrangeté ")

" Les moments les plus forts, au théâtre, sont ceux où l'inerte, la matière morte com-

mence à s'animer et à mettre le vivant en valeur […]. Le mouvement de l'inerte se

communique au corps qui le renvoie, impulsant une véritable dynamique. "

Philippe Genty (151)

La Cie Philippe Genty travaille sur le rapport entre le minuscule et le

gigantesque pour troubler les repères spatiotemporels : la scène est le lieu de

l'inconscient, et du fantasmé, lieu où l'on se retrouve face à nos paysages inté-

rieurs des plus sombres aux plus drôles. L'espace de Genty est à entendre

aussi bien comme espace mental que comme espace scénique. Il crée des

spectacles visuels qui se nourrissent de rêves et cauchemars autant qu'ils les

Ilka Schönbein

Le Roi grenouille

Le Voyage d'hiver.

(150) Anne-Laure Futin, op.cit.

(151) Philippe Genty in Revue

Puck n°4, Des corps dans l'es-

pace, Ed. Institut de la

Marionnette, 1998.

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provoquent… La danse, le corps humain, la relation à l'objet sont au service

de l'indicible.

L'espace scénique participe en premier lieu au trouble perceptif et à la rêve-

rie où le corps est comme un pion de notre inconscient qui jaillirait et s'éva-

porerait sans cesse. Les danseurs et manipulateurs jouent avec cet espace du

trouble et les matériaux utilisés ressortent d'un vocabulaire de l'étrange : le

dur devient mou, le liquide se solidifie, le petit devient grand… Les objets

sont rarement manipulés à vue et semblent avoir une vie propre et se répan-

dre dans l'espace jusqu'à engloutir les corps. Ce n'est pas le corps qui génère

de l'espace par son dépli mais le dépli de l'espace qui génère les mouvements

des corps. Dans Dédales et dans Lignes de fuite, une "marionnette" géante en

toile de parachute émerge lentement du sol pour occuper un volume gigan-

tesque par rapport aux proportions du plateau. Cette figure gonflée, informe,

déplie l'espace par son expansion, jusqu'à le remplir, puis disparaît rapide-

ment sans laisser de traces, abandonnant le spectateur au doute. Le lent

dépliage installe l'image confortablement. Comme le dit Florence De

Mèredieu, "le processus d'agrandissement, qui permet de voir les détails et

donne une dimension inusuelle à l'objet, modifie celui-ci au point de procu-

rer cette sensation d' "inquiétante étrangeté" décrite par Freud." (152) Le rap-

port d'échelle et la souplesse de l'objet donnent aux comédiens-danseurs des

possibilités nouvelles dans un espace contraignant : ils sont avalés, recrachés,

tributaires de cette machine vivante qui se déploie tant et tant que plus rien

autour d'elle ne peut exister. Ce "vivant" déplie l'espace à son comble et

inverse les échelles : tout à coup, il nous semble que ce sont les humains qui

sont marionnettes, objets agis par l'espace vivant. Cela parait d'autant plus

étonnant que dans un même spectacle se jouera quelques minutes plus tard

une scène avec de toutes petites figurines en série, qui, se multipliant, enva-

hissent elles aussi le plateau.

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(152) Florence De Mèredieu,

Histoire matérielle et immaté-

rielle de l'art moderne, op. cit.

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Le dédoublement par l'image-mouvementLe jeu avec les échelles n'est pas le seul moyen d'utiliser l'objet vivant

pour articuler et déplier l'espace. Les dispositifs vidéo ont également le pou-

voir de démultiplier l'image dans l'espace en jouant avec les échelles mais

aussi avec les supports et le principe de simultanéité. Dans le spectacle A dis-

tancedont nous avons parlé, Jean-Pierre Larroche a recours à un dispositif de

vidéoprojection. L'acteur de chair est présent sur scène et communique avec

son double miniature vidéoprojetté par un dispositif mobile (logiciel de

"poursuite virtuelle" tel que Isadora) : l'image se déplace latéralement et en

profondeur et vient se poser sur différents supports. Ici, le déploiement de

l'espace passe par le redoublement de l'image du réel au virtuel. Si l'image-

objet et l'acteur sont identiques, le premier n'est qu'une prolongation du

second : on assiste donc à une double opération :

- d'une part le dépli de l'objet par sa démultiplication.

- d'autre part son repli par la réduction de son échelle.

Et c'est bien la virtualisation par vidéo qui rend possible cette double opéra-

tion de déploiement.

Ligne de fuite, Cie Philippe

Genty

Jean-Pierre Larroche

A distance

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Tony Oursler, installations

De même, Tony Oursler, plasticien américain, travaille sur la vidéoprojection

comme moyen de prolonger le mouvement vivant sur la surface inerte. En

projetant des visages animés sur des têtes de poupées, parfois posées au sol

ou parfois coincées entre deux meubles ou sous une chaise, il confère à l'ob-

jet et à l'espace beaucoup d'ambiguïté et d'incongruité : le dispositif matériel

est inanimé et le vivant est généré par l'image en mouvement. Les boules de

chiffons sont des visages qui parlent et lorsqu'il y plusieurs personnages, les

émanations sonores entrent en résonance simultanément. Les poupées nous

forcent à s'approcher pour entendre un langage absurde, répétitif, brutal, une

langue turbulente et contradictoire. De ce dispositif naît une forte théâtralité.

La perception de l'espace est troublée par le repli du mouvement qui se

concentre sur une petite surface tout en changeant quand même notre percep-

tion de tout l'espace alentour qui, lui, reste immobile. On peut dire que l'at-

tention se replie sur un petit objet tout en déployant l'espace entier. Le

déploiement de l'espace n'a lieu que par opposition à la petitesse du champ

d'action. Ubiquité, délocalisation, projection : la synthèse créée une sorte de

"para-réalité" qui dédouble l'espace et les événements de la vie ordinaire.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 183

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Le grand, le gigantesque, avec pour corollaire le minuscule, l'infime et le

dérisoire, permettent des variations considérables dans le maniement du réel.

La problématique de l'échelle est déterminante dans le travail de l'espace et

de la scénographie. La question se pose toujours de la " vision moyenne " et

du juste rapport avec les choses : il n'est pas seulement question d'un passage

du grand au petit mais aussi du bouleversement qualitatif, quantitatif et sen-

sible… Le changement d'échelle de l'objet ou de la matière peut aboutir à un

changement d'essence de l'œuvre ou de l'espace. Et ce changement devient un

monde en soi.

STRATEGIES SCENIQUES DU PLI

LES BOÎTES A JOUER ET LA MACHINERIE

"Qu'est-ce qu'une boîte ? Un récipient d'air. Ce moyen de déplacement et de trans-

port de l'objet, sous couvercle ou couverture idéologique, peut être aussi lieu du

sujet, emboîté répétitivement en lui-même comme une poupée russe."

François Perrier

Cage de scène : volume dans le quel les comédiens évoluent face au public et où tou-

tes les diverses parties de la machinerie sont installées pour faire fonctionner le

spectacle.

Le principe de la boîte scénique permet de rassembler. Dans le cas du spec-

tacle, on parlera de "cage de scène" ce qui implique une nuance: par opposi-

tion à la boîte, la cage se lit "par transparence" par un ou par tous ses côtés.

Cette boîte si particulière est à la fois fonctionnelle et espace vide. Elle peut

tout contenir et peut aussi devenir un espace mental.

Souvent, les objets ou éléments de scénographie recréent une boîte dans la

boîte. Le phénomène de l'emboîtement permet d'inclure des éléments les uns

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(153) Id.

dans les autres et procède de la mise en ordre des événements soumis à la

représentation. La boîte dans la boîte se prête à tous les jeux de mise en

abyme du contenant au contenu. Cette logique de l'inclusion est essentielle-

ment théâtrale et, par là même, convoque la machinerie. De l'usage de la dra-

perie aux calculs de charge en passant par les noeuds, c'est ce savoir faire qui

rend possible toutes les variations visuelles. Soudures, rivetages, assembla-

ges, trappes : la machinerie "pour la boîte" pose souvent la problématique des

aticulations des objets scéniques, de l'accord entre ses pièces et parties. Il ne

s'agit plus du corps mais bien de la machine associée à la matérialité des

objets scéniques. On peut voir la scène comme sorte de boîte à jouer qui uti-

lise la machinerie à des fins qui sont de l'ordre du pli et dépli.

La notion de jeu et de "ludique" est d'ailleurs essentielle dans la représenta-

tion. Jacques Polieri s'est intéressé très tôt aux dispositifs ludiques et interac-

tifs pouvant être utilisés dans le spectacle. Ce qu'il voit dans le jeu et ses dis-

positifs, c'est qu'il "réduit tout au respect d'un certain nombre de procédures

et de règles, parce qu'il transforme le réel en un gigantesque réservoir de

matériaux indifférents […]. Dans l'univers du jeu, les objets ne sont qu'autant

de pions que l'on déplace au gré des règles." (153)

Le scénographe Didier Goury travaille beaucoup avec des artistes danseurs

ou circassiens parmi lesquels : Joseph Nadj, Mathurin Bolze, Kitsou Dubois

et Zimmermann / De Perrot. Dans son travail avec eux, les notions de "jeu",

de "boîte à jouer", d'"emboîtement" interviennent souvent et il essaye en per-

manence de trouver des solutions ingénieuses lorsqu'il convient de faire

appel à la machinerie (même très simple).

C'est donc avec des exemples de "nouveau cirque" que nous trouverons le pli

dans les déploiements possibles de la scène comme boîte à jouer.

Dans le spectacle Fenêtres, de Mathurin Bolze, le personnage évolue seul

dans un espace presque clos dont il épuise tous les potentiels en marchant sur

les murs, en glissant dans des trappes, en se collant aux parois, et en jouant

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

avec les spectateurs par les petites fenêtres qui sont les seules issues possi-

bles pour lui. "Le parti pris c'est de ne pas en sortir, de ne pas faire exister un

en-dehors de ce huis clos. Qui certes créé un enfermement. Mais qui est la

réalité que je rencontre. A partir de là, je grimpe aux murs, m'y cogne la tête,

danse dans les airs, marche la tête en bas, me duplique à l'infini par le rebond,

tourne en rond, rebondis inlassablement."(154) Ce dispositif a d'abord été

conçu par Goury pour une jauge de spectateurs on ne peut plus restreinte

(quinze tout au plus).Les spectateurs sont collés aux fenêtres d'un des pans de

la maison, comme des voyeurs. Puis le spectacle a tourné et le dispositif n'a

pas évolué : des gradins ont simplement été rajoutés sur deux autres côtés

permettant de voir dans la maison. Cette maisonnette d'environ 12m2 se pré-

sente comme un pliage de papier pour maison de poupée, avec une trappe

placée dans la hauteur d'un mur (les sauts au trampoline permettent d'accéder

à la trappe) afin que Mathurin apparaisse et disparaisse. Le sens du projet de

Mathurin Bolze se voit résumé dans une boîte machinée, avec un toit : un

espace intime ou refuge, replié sur le danseur.

Gaff Aff / Martin Zimmermann et Dimitri De PerrotDidier Goury travaille aussi avec le collectif MZdP, souvent qualifié

de "nouveau cirque", pour lequel il ne signe pas de scénographie mais inter-

vient toujours comme conseiller. Implanté à Zurich, ce collectif est composé

de Martin Zimmermann, chorégraphe, circassien et scénographe, et de

Dimitri De Perrot musicien compositeur DJ (issu des Beaux Arts).

Dans un de leurs précédent spectacle, Janei, en 2003, ils s'amusent déjà à

(154) Mathurin Bolze, pro-gramme de salle, Paris laVillette, 2003.

Mathurin Bolze

Fenêtre

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(155) Certaines des notes sur cespectacle sont issues de la ren-contre avec M. Zimmermann etD. De Perrot à l'issue de lareprésentation de Gaff Aff auxSubsistances de Lyon endécembre 2007.

(156) Cathy Blisson, articledans la revueTélérama n° 3013du 10 octobre 2007.

décrypter les liens du pouvoir en développant un espace dans lequel ne cesse

de se plier et replier des planches de bois. Aussitôt un personnage a t-il ter-

miné de construire un espace avec les lattes de bois du plancher de scène,

qu'un autre vient tout déranger pour contrarier cet espace par le redéploie-

ment d'une configuration nouvelle des planches. Il y a des trappes par les-

quelles les danseurs / comédiens / circassiens et musiciens apparaissent et

disparaissent comme dans un ballet. Tout le spectacle épuise ces combinai-

sons dans un rythme qui ne s'essouffle jamais et avec un humour décapant.

La matérialité des planches et leur sérialité, appliquées à leur fonction pre-

mière qui est de soutenir le jeu, se voient ainsi détournées pour reconstruire,

sous nos yeux, un espace troué et plié : l'espace de l'absurde, l'espace du quo-

tidien et des gestes répétés. L'espace qui répété tient lieu de tout, bref, l'es-

pace vivant que nous construisons chaque jour pour occuper et justifier notre

place d'homme.

Avec leur dernier spectacle Gaff Aff, créé en 2006, un espace circulaire (dou-

ble tournette assimilée à un pick-up) et quelques cartons d'emballage suffi -

sent à signifier l'univers urbain et préfabriqué du "cow-boy moderne".(155)

L'accumulation de cartons dessine comme une ville en arrière-plan. Ils ser-

vent d'abris, ou encore de cachettes. Ces fragiles constructions deviennent

finalement une cabane foraine dont ils font leur théâtre. Dans les mains de

l'un la matière carton se découpe, se déplie et se replie : une découpe, un pli,

une courbure, une déchirure suffisent pour en faire l'espace d'une scène, un

chez-soi dans lequel ils trouvent une identité, une importance. "Du décor qu'il

tente de faire plier, se détache table, chaise, ordinateur, téléphone portable,

vélo d'appartement, écran plat… Les scratchs aériens s'emballent et se mêlent

de sons recyclés." (156) Entre les mains de l'autre, elle produit du son. On

nous parle ici d'un monde de répétition et de reproduction et des aliénations

du quotidien fabriqué en série. On y fabrique des meubles à l'identique

comme on monte des boîtes "Ikea". Le carton est un excellent medium à

"décor" pour fabriquer de l'illusion et déplier l'imagination. Le travail de ces

deux artistes relève d'une démarche "pliée" mise au service d'un dispositif

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

très astucieux.

Zimmermann et De Perrot ont un évident plaisir à observer l'homme se

débattre dans ce décor jetable prédécoupé (un décor neuf chaque soir et 3

heures de miseavant le spectacle). Les pliages et dépliages "servent autant à

incarner des objets qu'à signifier l'air qui s'y engouffre. Le carton est léger,

souple, maniable, isolant. Mais il a la fragilité du provisoire. Leur matériau

une fois plié n'a plus d'avenir : le carton, plus qu'un emballage, devient une

peau qui vieillit par l'acte du pliage. Un théâtre réversible où toutes les lignes

de coupe débouchent sur le même final : l'avènement d'un homme pliable,

mis en boîte."(157)

(157) Bruno Masi, article dansle quotidien Libération du 10décembre 2006.

Zimermann et De Perrot

Gaff Aff

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Qu'il s'agisse de Zimmermann / De Perrot ou Mathurin Bolze, la scénogra-

phie intervient de manière ludique pour aller chercher en permanence à l'in-

térieur de l'espace, la matière dont on a besoin pour exprimer quelque chose.

Du plat pour générer du volume. Du vide pour générer du plein et inverse-

ment : voilà le dispositif du déploiement idéal.

Avec Nadj, ce n'est pas tant un travail sur l'acte de "plier / replier / déplier"

mais plutôt sur l'emboîtement (bien que le pli induise une forme d'emboîte-

ment). Le plus souvent, c'est une histoire de boîte dans la boîte dans la boîte

dans la boîte…

Dans les cas cités, la plupart du temps, la notion de pli ou de boîte va de pair

avec celle de "Kit" : les éléments forment un ensemble cohérent, souvent

petit au départ. Mais l'opération de dépliage matériel construit alors un petit

monde comme on monte une étagère Ikea : une boîte en carton devient une

chambre, une valise devient une table…

Ce type de scénographie propose un espace à combinaisons multiples qui

favorise les transitions et les variantes de lecture. La machinerie tient une

place importante dans le fonctionnement de la forme en mouvement sur

scène : elle est en elle-même le dépli de l'image scénique, surtout lorsque l'on

décide qu'elle opère "à vue".

LA PLASTICITÉ DU SOUPLE

"Le nœud, le tissage et la trame sont les premiers plis de la matière sur elle-même."

Paul Klee

La scénographie utilise souvent le textile ou les matériaux souples dans la

construction d'espaces qui se veulent souvent des espaces mouvants. Les dis-

positifs qui utilisent ces matériaux proposent des images fuyantes, images qui

naissent du mouvement de l'espace. Les plastiques et textiles utilisés servent

aux transitions entres les images et génèrent parfois des opérations qui don-

nent à l'espace une dimension troublante. La temporalité du mouvement de

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

manipulation de ces matériaux compte pour beaucoup dans cette souplesse

de l'image.

RideauxAu théâtre, s'interroger sur la plasticité du souple pour parler du pli

mène immanquablement à parler du rideau de scène. Si le rideau participe du

dépli, c'est que sa caractéristique essentielle est son mouvement : ouverture /

fermeture, alternance, battement….

On entend tout d'abord par rideaux de théâtre tous les velours, toiles, tulles,

drapés, servant à séparer la scène et la salle, à cacher les coulisses, dissimu-

ler des projecteurs ou permettre d'effectuer des changements de décors dis-

crètement. Le rideau est généralement une toile plissée ou tendue, parfois

peinte. Mais l'histoire du rideau au théâtre est étroitement liée à celle du

rideau utilisé dans la vie quotidienne. C'est ainsi que le rideau devient un élé-

ment scénique majeur dès la fin du XVIème siècle avec l'usage croissant du

rideau d'intérieur. Le rideau n'est plus simplement là pour cadrer la scène ni

pour rythmer les représentations, mais il permet de séparer des espaces et de

signifier fenêtres et cloisons, tout en situant une époque et un lieu. Pour la

fenêtre, les rideaux cachent. Pour la cloison ou l'intérieur, ils séparent, com-

partimentent ou habillent. Lorsqu'au XX ème siècle le rideau s'éclipse peu à

peu, il laisse place aux stores et parois. Au théâtre, outre l'époque de la comé-

dia dell'arteet des marivaudages, c'est Bertolt Brecht qui aura le mieux com-

pris les vertus théâtrales du rideau par l’exploitation de toutes ses possibili-

tés et en l'assumant comme tel. Equipé sur un câble tendu qui lui permet de

coulisser, le rideau devient un élément scénique esthétique et fonctionnel de

premier ordre, sa fonction étant de rompre l'illusion.

Dans Le Rideau ou la fêlure du monde, Georges Banu dit du rideau qu'il

"protège le secret et entretient l'espoir d'un dévoilement toujours possible. Il

cache et il montre […]. Il rappelle la division du monde. Sur la scène du

monde dont le tableau ou le plateau se fait l'écho, il y a toujours un rideau

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(158) Georges Banu, Le Rideau

ou la fêlure du monde, Adam

Biro, 1997.

Les différents types de rideaux

de scène

dont la vocation principale consiste à rappeler l'existence d'un autre côté qu'il

se charge de faire apparaître ou disparaître.". Banu ajoute : "Sous les plis, l'air

continue à circuler. Il n'y a pas de risques d'étouffement […], les courants

d'air s'engouffrent, le vent souvent les agite […] qui viennent briser l'équili-

bre des plis et la paix des tissus." (158)

Du rideau à l'empaquetage / Christo et Jeanne-ClaudeLe pli textile par sa souplesse est utilisé pour voiler, dévoiler comme

le fait le rideau, mais l'emballage peut aussi bien utiliser le textile et le sou-

ple pour mouler, révéler, transformer ou gonfler un espace ou un objet. Les

empaquetages attirent l'attention sur l'enveloppe, l'écorce des objets.

Opaques ou transparentes, l'enveloppe masque, induit ou permet de deviner

ce qu'elle contient.

Comme nous l'avons vu avec l'éventail, le pli assouplit la matière en ce

qu'elle lui donne de la réserve et donc une certaine élasticité. C'est cette élas-

ticité qui rend au pli la possibilité de tout épouser. Par le souple, l'objet est

moulé avec la matière qui permet l'empreinte, et qui en révèle les creux et

les pleins.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 191

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Le couple d'artiste de Land Art Christo et Jeanne-Claude habillent,

emballent et empaquettent des monuments, des îles, des baies…

De 1972 à 1976, ils ont tendu dans le désert de Californie une toile sur plu-

sieurs kilomètres. Comme une frontière incongrue et artificielle, l'oeuvre

s'offre au regard comme une nouvelle ligne de fuite dépliée aléatoirement

dans l'espace naturel. Cette ligne souple, fragile et légère semble séparer le

paysage de lui-même, et rassemble pourtant le regard vers un point projeté

au-delà du visible. Comme nous l'avons vu en première partie de ce mémoire,

la pensée peut ici se déplier librement, grâce aux plis et au déploiement de

l'œuvre dans toute sa spatialité.

Avec Wrapped Coast, Little Bay, en 1969, ils utilisent déjà la plasticité du pli

souple en enveloppant une côte rocheuse de 100 000 mètres carrés de tissu à

l'aide de 60 kilomètres de corde. Le nouveau paysage ainsi crée n'est en

même temps qu'un aspect inédit de celui qu'il enveloppe. Les lignes textiles

qui serpentent jusqu'à l'horizon révèlent le paysage qu'elles enveloppent. On

pourrait dire que l'emballage se développe sur lui-même. Le souple recouvre

pour mieux exposer. Le paysage qui se découvre au-delà des plis n'est plus le

paysage d'origine, mais son autre versant dévoilé, par plis.

Christo et Jeanne-ClaudeRunning Fence, Californie,1972-1976

Wrapped Coast, Little Bay,

Australie 1969

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Reichstag, Berlin, 1971

Encore une fois, il semble important de noter que la dimension de l'objet

intervient dans sa réception par l'impossibilité ou la difficulté à embrasser la

totalité de l'œuvre ou de l'objet. Le pli souple semble doué d'expansion à l'in-

fini. La matière ne se compte plus, et le rapport d'échelle du paysage à l'hu-

main est relativisé. Les œuvres de Christo et Jeanne-Claude ne peuvent être

perçues dans leur ensemble que vues d'avion ou par l'intermédiaire de la

maquette.

Lorsqu'ils emballent par exemple le Reichstagde Berlin (1971-1995),

ils installent sur l'extérieur du bâtiment, une membrane qui met précisément

son extérieur à l'intérieur. L'extérieur, maintenant intérieur, demeure ce qui

donne sa forme à l'extérieur de la toile.

Dans cet emballage, la toile fait coupure entre nous et le bâtiment, mais cette

coupure n'empêche pas la perception continue du bâtiment que l'on devine en

dessous. La toile est littéralement liée, ficelée de toute part au monument,

mais elle a aussi une forme autonome du fait de ses plis qui bougent libre-

ment au vent. Par l'effet du pli, il semble que la toile ne reprenne pas la forme

exact de l'objet qu'elle recouvre : elle schématise seulement les formes et

cette schématisation les transforme quelque peu, effaçant là certains détails,

renforçant ailleurs l'importance de certains volumes qui n'apparaissaient pas

clairement dans le bâtiment "nu". Le monument et son emballage participent

tous les deux à l'effet d'emballage, et ils sont aussi indispensables l'un que

l'autre à cet effet. Mais chacun y contribue de façon nettement différente,

puisque l'un est en situation d'emballé, et l'autre en situation d'emballage.

Mais si Christo et Jeanne-Claude emballent, leur processus ne propose pour-

tant pas le temps du déballage. L'emballage pourrait en effet être l'occasion

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 193

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

de démontrer la dimension de déploiement de l'art en mettant en scène la

libération de l'objet plié. Mais il s'abstient ici de cette dramatisation et choi-

sit d'insister sur la valeur du dépli, toujours et déjà dans le pli.

Dans le cadre d'un atelier de conception scénographique de troisième année

avec le scénographe Rudy Sabounghi, j'ai travaillé sur l'opéra de Monteverdi

Le Couronnement de Poppée. Pour ce projet, j'ai pris comme référence le tra-

vail de Christo et Jeanne-Claude. J'ai choisi de traiter de la pureté du senti-

ment amoureux avec tout ce qu'elle induit de "naïf", de mélancolique et de

romantique. Spatialement, c'est d'abord l' "assise" de la scénographie qui dira

cette douceur. En effet, la scène se passe dans une vallée ou un vallon de ver-

dure (herbe fraîche, mousse…), vallée qui s'ouvrira successivement sur dif-

férents plans, différents espaces.

Le premier espace présente un large rideau de voile orange qui se fait alors,

par sa souplesse et l'infinie légèreté de ses mouvements, la métaphore du

désir mis en scène. Le rideau flotte légèrement au gré de la brise, laissant

apercevoir un jardin, une étendue. Puis il s'ouvre et se masse en coulisses,

ouvrant sur le jardin qui disparaît aussitôt derrière un mur qui monte sur toute

la durée d'un chant. Au mouvement en souplesse du rideau vient s'opposer ce

mur que le rideau découvre en se pliant sur lui-même.

L'important dans cet espace est l'idée d'étendue donnée à la fois par le rideau,

ses mouvements et ce qu'il dévoile. L'espace est mis comme en réserve der-

rière ce rideau. Ce parti pris donne de l'amplitude à tout ce qui est mis en

mouvement. Il participe de la pureté du projet.

Christo et Jeanne-Claude,

Curtain Valley, 1972

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E. Cauwet, Le Couronnement

de Poppée, 2007

Dans le spectacle Retours de Scèned'Odile Duboc à l'Opéra Garnier

en 1992, la scénographie d'Yves Le Jeune propose un lâcher de rideau spec-

taculaire, non pas du point de vue de la machinerie mais plutôt dans le

déploiement de l'espace et de sa répercussion chorégraphique. A la première

image, pas de rideau mais un plateau nu ouvrant sur le mur de scène de

l'opéra : l'image est seulement cadrée par des pendrillons de velours noir sur

les côté, comme un clin d'œil lancé aux dispositifs traditionnellement mis en

place pour les ballets d'opéra. Les danseuses "déboulent" sur le plateau,

vêtues d'académiques gris et de robes plissées en un seul morceau

(Dominique Fabrègue) en crin polyamide transparent. De l'espace aux costu-

mes, pas de couleurs, mais des valeurs de gris. Puis après un solo, un rideau

d'un jaune d'or vibrant est lâché qui vient "couper" l'espace. Mais il ne se tend

pas complètement : il reste dans son mouvement pour se plisser. Cela se pro-

duit à la fois naturellement par le biais de son implantation, et à la fois par les

marques des fils du lâcher qu'il porte encore en mémoire comme des motifs

vibratoires. Les danseuses re-"déboulent" en roulant sous le rideau pour accé-

der à l'avant-scène, vêtues cette fois-ci de robes plissées en crin polyamides

teints de couleurs très vives dont un jaune qui vient rappeler celui du rideau.

La dynamique de ce mouvement tout en souplesse bouleverse l'espace en un

temps très bref, transformant notre vision de la scène et de son mouvement.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 195

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Scéniquement, on peut constater que le caractère éphémère de l'œuvre ren-

force l'aspect instantané du pli et dépli. Le pli des matériaux souples peut per-

mettre avec une certaine économie de moyens (plastiques polyane, parois

PVC…) , de créer des extensions à l'espace, ainsi que des opacités et des

lignes de surfaces qui viennent troubler et / ou déployer la scène.

DISPOSITIFS DU DÉPLOIEMENT

Concevoir un espace oblige à envisager et à composer ses plis, ses

déplis et ses replis dans le meilleur rapport de justesse avec la dramaturgie.

Si le pli interroge l'espace scénique, c'est parce qu'il permet un bouleverse-

ment des plans, leur extension et leur superposition. Ces variables représen-

tent un outil formidable. De mon point de vue c'est ensuite seulement que se

pose la question des matériaux et proportions.

Odile DubocRetours de scène, 1992

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(159) Je me réfère ici au Projetpersonnel de fin d'études deLoraine Djidi, Le Seuil, Etat del'entre-deux, "La déclinaisonpour dépli", Mémoire,ENSATT, 2004-2005.

(160) George Banu, "Millau,Théâtre de la Maison duPeuple, Plan B", InThéâtre/Public n°186-187,2007.

Plan B / Compagnie 111La compagnie 111 est une compagnie de "nouveau cirque" (jonglage,

acrobatie), dirigée par Aurélien Bory, qui questionne l'espace de la représen-

tation dans chacun de ses spectacles. Les images qui nous sont données à voir

sont très géométriques mais l'utilisation de l'espace opère un glissement pro-

gressif, par bascule ou par pli, qui va de l'abstraction des formes vers le réa-

lisme du fond ou du propos sociopolitique du spectacle. Les dispositifs mis

en place explorent toutes les déclinaisons possibles des plans dans un espace

unique mais manipulable dans toutes ses coordonnées. (159)

La scénographie de Plan B se compose de trois panneaux d'inclinaisons

variables, découpés d'ouvertures et pouvant être redressés à la verticale.

"Grilles, chiffres, lignes, couleurs ou plans lumineux alternent, structurés par

le plan et le fond de scène, créant sans cesse des tableaux très épurés […]. La

musique électroacoustique, répétitive, rythme les mouvements. Brutalement,

l'infinie lenteur se meut en rythme d'enfer, la couleur lumineuse vire au vert

cru. Comme dans un tableau de Chirico, le plan se troue de cubes sur lesquels

rebondissent les hommes […]"(160) . Il y a l'illusion permanente, contre

plongée et plongée, ralenti, disparition / apparition… La réalité est déplacée

par et dans l'illusion et la perspective qui sont sans cesse en mouvement. Les

acrobates sautent d'un espace à un autre et semblent alors marcher sur les

murs déviant les lois de l'apesanteur. Ils peuvent aussi se déplacer couchés

sur les plans à l'horizontale avec une projection sur le fond de scène de la

vidéo du plan filmé d'en haut. Le dédoublement de l'image est un double

dépli qui donne l'illusion d'une action verticale, multipliant ainsi les possibi-

lités de lecture de l'espace. Ce dispositif, par ces bascules et ces démultipli-

cations paraît extrêmement sophistiqué mais relève pourtant d'une idée très

simple et de la multiplication d'un même objet qui évolue selon des temps et

des axes variables. A la question " qu'est-ce qu'un plan? Comment l'aborder?

Selon quelle inclinaison?, c'est le déploiement incessant qui répond : le plan

s'incline en tous sens, sert à tout et symbolise ce qu'on veut lui faire symbo-

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 197

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

liser. Comme le dit Loraine Djidi dans son mémoire sur le Seuil, cette explo-

ration "relève d'une attention particulière à l'état du seuil du dépli, qui ouvre

sur une nouvelle forme de représentation." Tout comme avec le polyptique,

la projection vidéo procède d'un "aller-retour constant entre l'ici à plat et l'ail-

leurs fictif, la matériel (l'humain) et le virtuel (projeté)."L'espace est déplié

par le glissement de l'actuel au virtuel.

Pour Didier Goury, c'est du cercle que vient le déploiement. C'est pour cela

qu'il travaille pour le cirque et la danse."J'ai été beaucoup sur des problématiques

de cercle parce qu'il me semblait que c'était une belle métaphore du temps qui passe

et se déroule, se dérobe. Finalement, avec les danseurs ou les circassiens, on passe

son temps à essayer de déjouer le cercle pour parler de lignes : fond/face,

dedans/dehors… diagonales,…mais toutes ces lignes, dans l'espace de la scène,

partent toujours d'un point ou d'un angle pour arriver à un autre point ou un autre

angle. Le cercle est in fine, la solution qui permet de n'être QUE dans ces lignes et

diagonales, et donc, de déplier de l'espace et du temps. Le cercle est une belle for-

mule pour raconter. Même quand il est fixe, il tourne, et ainsi, il dit, à chaque mou-

vement des corps sur lui, une chose nouvelle. Je pense que l'espace scénique

emploie le pli pour raconter et/ou mieux dérouler la dramaturgie, et l'Histoire. Plier

et déplier, c'est une problématique très théâtrale : toujours, il s'agit de faire son his-

toire dans l'histoire des autres… Le pli scénique est intéressant quand il commence

à s'étendre dans toutes les dimensions. Les mouvements des objets sur scène sont

rarement compris entre deux coordonnées mais entre trois. La scène déplie en trois

dimensions. L'articulation de l'objet scénique est déplaçable. Ce sont les plis de ces

Cie 111, Plan B

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(161) Ces propos sont issus del'enregistrement que j'ai faitlors de ma rencontre avecDidier Goury en mars 2008 auxSubsistances à Lyon.

(162) Bruno Tackels, FrançoisTanguy et le Théâtre duRadeau, Les solitaires intem-pestifs, Paris, 2005.

articulations qui produisent du mouvement, de la magie (modèle des jeux chinois)

ou de la surprise." (161)

Combinatoire et déploiement / Théâtre du RadeauMais les dispositifs du déploiement peuvent tout aussi bien être pen-

sés en terme de plans sans qu'il n'y ait de centre fixe déterminé. C'est par

exemple le cas du Théâtre du Radeau, dirigé par François Tanguy. Le

déploiement n'a lieu qu'en opposition aux stratégies de rangement du pli.

Dans Coda, l'empilement, les chassés croisés et les tentatives de rangement

et d'évacuation des éléments de l'espace sont autant d'utilisations qui partici-

pent du déploiement de l'image à vue. Ce mouvement continuel des plans

créé des tensions, des vibrations et fabrique du théâtre.

Le travail du Théâtre du Radeau peut être qualifié de combinatoire dans sa

capacité à développer un langage articulant complètement le son, la lumière,

les costumes…. pour construire une image scénique sans cesse mouvante.

Les images naissent de l'interaction des mouvements scéniques et corporels

les uns part rapport aux autres. Les acteurs eux-mêmes semblent faire partie

de l'espace, au même titre que les objets. Les différentes temporalités se croi-

sent de façon polyphonique et polysémique et la scène devient le non-lieu qui

permet à une ligne de fuite de s'élaborer au gré de ses intersections, renver-

sements et mutations de différents motifs ou sujets. L'espace qui s'offre à

nous, spectateurs, est ouvert sur la pénombre jusqu'au fond du plateau, "à tra-

vers un entrelacs de châssis, de cadres, de palissades, de tables et de loupio-

tes."(162) Si Bruno Tackels qualifie Tanguy d' "écrivain du plateau", c'est

bien parce que son travail associe les corps et l'espace dans des images qui

jamais ne font images puisqu'elles ne se figent jamais. Le mouvement des

plans superposés est permanent : l'air circule. Pour Tanguy, "ce que nous

voyons n'est pas le code de ce que nous ne voyons pas, ce qui est à voir est

très exactement ce que nous voyons, ce que nous pouvons voir". Pour ce

théâtre-là, "les idées sont là au même titre que les choses". Le sens passe

alors dans les interstices du déploiement spatial, sonore et lumineux, dans un

intervalle flottant, précaire.

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

Enfin, il me semble que les "nouveaux médias", qui sont de plus en plus sou-

vent convoqués dans l'espace de la représentation, peuvent être d'une grande

importance dans tout ce qui déplie la scène. Le déploiement physique doublé

du virtuel peut permettre des variations conduisant à un ailleurs déréalisé qui

se joue des limites physiques de l'espace scénique.

n + n Corsino / déploiement de l'espace virtuel.(163)Nicole et Norbert Corsino sont chorégraphes et chercheurs intrigués

par la cinétique des corps . En tentant de s'approcher de plus en plus près des

corps, ils ont fini par resserrer le "cadre" en utilisant des outils vidéo. C'est

pour eux un moyen d'entrer dans un espace sans limites pour y créer de nou-

veaux repères chorégraphiques. Dans leurs scénographies, les écrans se

déplacent ou se déplient, les images s'évaporent, le texte et le mouvement

sont des flux continus ou fragmentés d'apparitions et de disparitions. D'une

scénographie à l'autre, on retrouve l'idée d'un mouvement qui excède le

corps, puis l'image, puis le cadre. L'espace déjoue toute tentative de fixation:

la captation vidéo et le déplacement des écrans sont l'occasion de vérifier la

capacité d'auto-engendrement perpétuel du mouvement. Les corps et les

espaces sont saisis par la caméra et/ou virtualisés par des outils numériques,

Théâtre du Radeau

Coda

(163) leur site est très intéres-

sant: www.nncorsino.com

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(164) Claudine Galéa dans n+nCorsino, Topologies de l'ins-tant, Ed. Actes Sud, 2002.

n+n Corsino

Topologies de l'instant,

Marseille, 2002

mis en scène par les dispositifs scénographiques. Ces images mises en abyme

dans le temps de la représentation deviennent alors elles-mêmes des corps en

mouvement. A travailler ainsi l'espace, on en perd ses données connues. Nous

l'avons vu, danser se fait toujours dans un entre-deux de pli/dépli, entre chute

et repos, dans un espace non apprivoisé qui défie la gravité et la temporalité.

L'espace virtualisé par la vidéo est de l’ordre de l'espace incréé, non mesura-

ble et innommable de notre pensée. Ces dispositifs de déploiement exaltent

les possibilités du corps. De la même façon que la peinture s'est libérée de la

notion de figure en investissant le domaine des lignes et couleurs (abstrac-

tion), la vidéo et la 3D ouvrent la vision et créent des nouvelles cartographies

spatiales et visuelles. L'espace virtuel vient se superposer, par strates, plis et

déploiements, à l'espace réel et présent : l'espace du vécu. "Ils recadrent l'es-

pace en le cloisonnant, en le fragmentant, en capturant des éléments qu'ils

transportent ailleurs autrement." (164)

Ce qui est intéressant dans cette approche du multimédia, c'est qu'elle est

poétique et sensible autant que scientifique. Qu'ils soient réels ou virtuels,

tous les voyages que nous proposent l'œuvre de n + n Corsino sont des voya-

ges vécus, éprouvés.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 201

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LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE

n+n Corsino

Topologies de l'instant,

Marseille, 2002

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La perception de la matière fait appel à des notions physiques.

La perception de la couleur et de la lumière participe d'une concep-

tion métaphysique conventionnelle ou subjective.

Les plis, eux, sont de part et d'autre de ces perceptions : tantôt ils

appartiennent à la déduction sensible qu'on peut faire d'un espace, tantôt ils

se voient dans la matière comme étant bien réels. Le pli est un modèle para-

digmatique destiné à "instruire" nos facultés visuelles sur la nature des cho-

ses.

Aussi, pour que le pli puisse s'appliquer à la pratique scénographique,

il est essentiel de mesurer l'étendue de ses applications possibles, de la

matière "papier plié" jusqu'aux dispositifs multimédia.

Les formations et les déformations des plis peuvent nous aider à qua-

lifier, nommer, commenter ou matérialiser l'espace.

LE PLI SCÉNOGRAPHIQUE 203

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CONCLUSION

CONCLUSION

" Mais alors, dit Alice, si le monde vraiment n'a aucun sens, qui nous empêche d'eninventer un ? "Lewis Carroll.

Lewis Carroll, dans De l'autre côté du miroir, donne au personnage

d'Alice une curiosité démesurée qui la pousse à ouvrir et fouiller tout ce

qu'elle trouve sur le chemin de son voyage initiatique. Elle avance dans l'es-

pace du conte toujours sur la frontière entre la dimension des choses de l'ex-

térieur et la dimension de son histoire intime de petite fille.

L'espace théâtral permet cela aussi : les images sont tout d'abord prises

comme telles. Puis se dépliant, elles ouvrent sur un domaine qui transcende

la géométrie et les coordonnées. Tout est nouveau. On oublie l'image pre-

mière au profit de l'image générée par le mouvement des choses. Les transi-

tions, les passages de l'état formel à l'état informel sont produits par le mou-

vement de pli et dépli qui permettent de rêver.

Les plis de l'espace correspondent aux choses et aux êtres : tous les

plis peuvent se traduire de façon extrêmement variée selon les contraintes et

les forces en jeux. D'une façon générale tout ce qui résiste dans l'espace, tout

ce qui persiste dans le temps, correspond à ce que nous appelons "objets".

Autrement dit, les choses et les êtres sont là où l'espace résiste, là où il fait

des plis.

Il y a du fond sous la forme. Cette étude de l'espace par le pli nous

montre qu'il est souvent intéressant de commencer par le formel qui, de toute

façon, est toujours sous-tendu par un sens plus profond. On peut faire

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confiance à la forme : elle opère seule et, comme la matière, fait des choix

qui sont forcément les bons…

La question de l'origine des formes rejoint celle du plissement d'un espace.

C'est que le pli contient en lui la puissance du plissement. Il n'est pas seule-

ment un motif récurrent, mais aussi un "moteur". J'ai tenté de dresser un état

du pli en sondant l'espace à travers différentes disciplines artistiques. Cette

étude ne peut ni, ne veut, être exhaustive car le pli induit, fond et forme

confondus, d'autres plis qui induisent d'autres plis qui induisent d'autres plis,

etc.

L'étude du pli devient vite une obsession dont il faut savoir se détacher

lorsqu'on décide qu'elle nous a suffisamment "nourris".

Danse, paysagisme, marche contemplative, graphisme, installations,

costumes et marionnettes sont autant de disciplines utilisant le pli dans leurs

manifestations variées et que j'aimerais pouvoir reconvoquer dans mes prati-

ques artistiques à venir.

Après ces trois années, je peux dire que je voudrais être scénographe

mais que je voudrais surtout ne pas être QUE scénographe.

Pratiquer la scénographie, c'est penser, formuler, révéler… Mais c'est avant

tout un travail avec l'Autre. La notion de travail collectif est déterminante :

déplier sa pensée ensemble. La scène est le lieu-même de ce déploiement col-

lectif. Lumière et son participent de manière déterminante à la construction

d'un espace, d'un spectacle, d'un univers. Ils travaillent ensemble, offrant la

possibilité de hors-champs et d'extensions spatiales autant que mentales…

C'est toujours ensemble, dans des contraintes créatrices et des contextes

variés que toutes ces disciplines affectent l'espace. C'est justement la spécifi-

cité de la scène que de convoquer, conjuguer et articuler ces pratiques ensem-

ble. Par mes études de scénographie et par cet essai sur "le pli", j'ai trouvé

une ouverture de champs infinie qui ont transformé et enrichi considérable-

ment ma vision du spectacle vivant.

CONCLUSION 205

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"Il ar rive un moment où on se débarrasse des conventions et des connaissancesacquises pour redéfinir son identité, son espace de pensée et retrouver l'authenticitéque l'apprentissage nous a fait oublier.L'identité est un espace, l'espace de son corps qui devient seulement ensuite l'espacede ses idées, l'espace où la personne se projette.La première identité est celle du corps, c'est une identité cellulaire, une identité dechair."Penone, 1973.

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VIDÉOS

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VILARDEBO, Carlos, La Magie Calder, DVD 60min. Les films du para-

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SITES INTERNET

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- www.livres animés.com

- www.lab-au.com

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REMERCIEMENTS 213

REMERCIEMENTS

Pour ce projet personnel de fin d'études, mémoire et soutenance,

Merci à Claire Dehove,

Dominique Fabrègue,

Masatomo Ota,

Didier Goury,

Frédérique Steiner-Sarrieux, Clément Bonnin, Adrien Wernert,

Simone Amouyal, Gérard Schembri, Jacques Decerle, Christophe Demars

Françoise Marchand, Gilles Nicolas, Sylvie Lardet.

Pour ces trois années d'apprentissage et de bonheur,

Merci à Cécile Alla, Célia Guinnemer-Langlois, Caroline Oriot, Suzanne Sébo,

Mes camarades de lumière, son, costume et administration de la promotion 67,

Alwyne De Dardel, Denis Fruchaud, Euan Burnet-Smith,

Patrice Hamel, Philippe Bloesch, Marie-Christine Soma,

Louis Faure, Didier Thollon, Philippe Goutagny, Eric Farion,

Franck Morel,

Michel Raskine,

Georgette et Jean Cauwet, Martine Cauwet, Marie Lafont.

Merci de m'avoir accompagnée, de m'avoir fait confiance et de m'avoir aidée à déplier ce que je suis.

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E. CAUWET / le PLI , une expér ience du corps et de l ’espace scéniques. 2007-2008