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Dossier pédagogique réalisé par Brigitte DANCEL, maître de conférences en histoire de l’éducation à l’université de ROUEN Très tôt, Simone Weil (1909 – 1943) quitte l’enseignement pour éprouver avec les ouvriers le travail en usine, puis le travail agricole. Elle s’engage et combat aux côtés des anarchistes en Espagne à partir d’août 1936… elle a 27 ans. Ces expériences lui inspirent entre autres, La condi- tion ouvrière, la Lettre à Georges Bernanos, puis L’Enracinement, son grand œuvre, la somme de toute sa pensée. En délicatesse, Delphine Thellier nous fait partager l’expérience de Simone Weil, la grande philosophe du XXème siècle. La voix seule, fragile, nue, invite à un doux chant de tendresse hu- maine, de fraternité. En résonnance avec notre époque, une pensée incandescente, un souffle universel de pure vitalité. « Il est impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne compte des exi- gences que Simone Weil a définies». Albert Camus Texte : Simone Weil Adaptation et interprétation : Delphine Thellier Musique : Jean-Sébastien Bach Durée : une heure

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Dossierpédagogique

réalisé par Brigitte DANCEL, maître de conférences en

histoire de l’éducation à l’université de ROUEN

Très tôt, Simone Weil (1909 – 1943) quitte l’enseignement pour éprouver avec les ouvriersle travail en usine, puis le travail agricole. Elle s’engage et combat aux côtés des anarchistes enEspagne à partir d’août 1936… elle a 27 ans. Ces expériences lui inspirent entre autres, La condi-tion ouvrière, la Lettre à Georges Bernanos, puis L’Enracinement, son grand œuvre, la sommede toute sa pensée.En délicatesse, Delphine Thellier nous fait partager l’expérience de Simone Weil, la grandephilosophe du XXème siècle. La voix seule, fragile, nue, invite à un doux chant de tendresse hu-maine, de fraternité. En résonnance avec notre époque, une pensée incandescente, un souffle universel de purevitalité.

« Il est impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne compte des exi-gences que Simone Weil a définies». Albert Camus

Texte : Simone WeilAdaptation et interprétation : Delphine Thellier

Musique : Jean-Sébastien BachDurée : une heure

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« L’Enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus mé-connu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a

une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité

qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir.

Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la

presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des mi-

lieux dont il fait naturellement partie. »

Simone Weil

2Note d’intention/Delphine Thellier

La courte existence de Simone Weil est d’une intensité exceptionnelle. Il m’est néces-saire, aujourd’hui, de donner au public un témoignage, une incarnation de cette vie ar-dente mise tout entière au service des autres. La vie et les écrits de Simone Weil sont dessources d’inspiration inépuisables pour notre époque quelque peu désorientée… Leur ré-sonance avec le monde contemporain ne peut que questionner le spectateur. Je ne pré-tends pas, avec ce spectacle, donner des clés ou imposer un point de vue sur une actualitéinsaisissable. Je souhaite partager ce qui est l’absolu fondamental… L’Enracinement, ouce qui, selon Simone Weil, permet L’Enracinement.

Très tôt, Simone Weil se place du côté des faibles et des opprimés. Elle vit avec eux etexpérimente leur souffrance dans une empathie absolue. Elle travaille notamment deuxans en usine en 1934 et 1935 puis s’engage et combat aux côtés des anarchistes en Es-pagne à partir d’août 1936. Elle écrit, à la suite de ces expériences des lettres poignantesdont je ponctue le spectacle. Je dis notamment la fameuse Lettre à Georges Bernanosqui pourrait dissuader quiconque et pour toujours de prendre une arme en mains…

Simone Weil s’adresse à tous, laïcs ou croyants, résistants ou non combattants. DansL’Enracinement, elle pense la civilisation pour permettre l’épanouissement de chaque in-dividualité. Elle redéfinit la notion de force, réaffirme le sentiment de la justice. Elle com-bat « l’idolâtrie de l’argent » et revendique la nécessité d’une dimension spirituelle, quellequ’elle soit… Actualité, donc.

Une jeune femme amoureuse de la vie. Simone Weil est dans le désir de recherche, dequestionnement. D’une érudition extraordinaire, elle est éprise de beauté, de bonté, depoésie, de musique. Elle est passionnée par l’Italie. Elle se ressource dans le mysticismegrec, l’étude du sanscrit, la lecture de la Bhagavad-Gîtâ, du Nouveau Testament, descontes ancestraux. C’est cet amour de la vie qui a la première importance sur scène. Dansune fièvre ardente, une tendresse infinie pour l’âme humaine, Simone Weil rédige « cesprincipes qui ont permis aux civilisations de s’édifier durablement et de porter de beauxfruits. » Je lui prête aujourd’hui ma voix, mon corps, afin que les pages silencieuses re-trouvent une résonance sonore et un écho plus profond, peut-être, dans l’âme et la sen-sibilité de chacun.

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« Simone Weil est tombée vers le haut »Paul Valéry

« L’arbre est enraciné dans le ciel »Simone Weil

Le spectacle de Delphine Thellier offre une approche du parcours intellectuel énigmatique et buis-sonnier de Simone Weil.Ce dossier pédagogique suggère de suivre quelques chemins de réflexions et de recherches possi-bles à exploiter plus ou moins largement selon l’âge des élèves, dans diverses disciplines scolaires.

Simone Weil (1909-1943), la courte vie d’une jeune intellectuelle

1903 : elle nait dans une famille juive mais non croyante de la bourgeoise parisienne qui habite lequartier latin. Son frère, André, a 3 ans de plus qu’elle. 1925 : Ses études secondaires au Lycée Fénelon la conduisent au baccalauréat de philosophieavant d’entrer au lycée Henri IV où elle suit avec ferveur les cours de philosophie d’Alain qui la sur-nomme « la Martienne » puis à l’École normale supérieure. Son frère, André y est entré en 1922 (ildeviendra un mathématicien de renom).Simone de Beauvoir, d’un an son ainée, croise Simone Weil dans la cour de la Sorbonne et en faitun court portrait légèrement condescendant dans Mémoires d’une jeune fille rangée (1958) :

1931 : agrégée de philosophie, elle débute d’une carrière d’enseignante entrecoupée par des enga-gements personnels et une vie déracinée par la guerre :1932 : elle fait un voyage en Allemagne où elle prend la mesure de la montée du nazisme qui réus-sit à séduire les ouvriers ;1932 : elle participe au Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine (1895-1984), dont elleapprécie la critique du stalinisme alors qu’elle trouve Trotsky, alors hébergé chez ses parents, tropattaché à la dictature du prolétariat. 1934-1935 : elle vit la condition des ouvrières à la chaine dans différentes usines (dont Alsthom etRenault) ;1935 : au Portugal, lors d’une procession de femmes de pêcheurs et plus tard à Assise en Italie, elleprend le chemin d’un catholicisme fortement teinté de mysticisme ;1936 : en août, elle s’engage dans la guerre d’Espagne au sein de la colonne Durruti mais elle dé-nonce très vite les atrocités commises par ces combattants anarchistes et communistes antistali-niens dans une lettre à Georges Bernanos1; 1940 (juin) : elle se réfugie avec sa famille en zone libre à Marseille ;1941 : elle travaille comme ouvrière agricole en Ardèche chez Gustave Thibon, agriculteur philo-sophe. Elle rédige alors La Pesanteur et le Grâce que son hôte publie en 1947 chez Plon ;1942 : elle met à l’abri sa famille aux États-Unis où se trouve déjà son frère depuis l’année précé-dente. Puis elle s’engage à Londres dans les services de la France libre dont elle démissionne enjuillet 1943 sans doute à la suite de désaccords avec l’organisation du général de Gaulle et du refusde son entourage de l’autoriser à rejoindre un réseau de résistance en France tant son origine juivepeut la conduire à la déportation. C’est à ce moment qu’elle commence à écrire L’Enracinement,ouvrage dans lequel elle formule des propositions politiques pour remédier au mal de l’époque, ledéracinement.1943 : De santé fragile tout au long de sa vie, elle meurt de tuberculose dans le sanatorium d’Ash-ford, dans le Kent en Angleterre à l’âge de 34 ans. Suicide par refus de soins médicaux et de nourri-ture ou faiblesse physique extrême qui l’empêche de se nourrir ?

« Elle m’intriguait à cause de sa réputation d’intelligence et de son accoutrement bizarre. […] Unegrande famine venait de dévaster la Chine, et l’on m’avait raconté qu’en apprenant cette nouvelle,elle avait sangloté : ces larmes forcèrent mon respect plus encore que ses dons philosophiques ».

Pistes pédagogiques

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Ces pistes suivent l’ordre chronologique de la vie de Simone Weil.

• La scolarisation secondaire des filles dans l’entre-deux-guerres

Depuis la loi de Camille Sée de 1880, les filles ont accès à un enseignement secondaire différent decelui des garçons : pas de philosophie, une simple initiation au grec et au latin qui restent les disciplinesde distinction pour les garçons, beaucoup de littérature, des sciences appliquées (naturelles, physiqueset mathématiques) de l’histoire et de la géographie, du dessin et de la musique, de la gymnastique etde l’hygiène, de la couture, de l’économie domestique et du droit « usuel ». Cette scolarité spécifiqueaux filles qui ne conduit pas au baccalauréat alors passé en deux parties, séduit la petite bourgeoisiesans patrimoine.

En 1902, la création d’un baccalauréat « moderne », c’est-à-dire sans latin ni grec, et l’ouverture decours de rattrapage dans les langues anciennes, donne accès au baccalauréat aux filles, en dehors detoute décision législative officielle. Certes, auparavant, passer le bac pour une fille était possible maisexceptionnel : la première fille à le faire est Julie Daubié en 1861. Le décret du 25 mars 1924 et l’arrêtédu 10 juillet 1925 mettent un terme à la différenciation entre garçons et filles devant le bac. C’est le mo-ment où Simone Weil obtient son bac philo (un peu l’équivalent de l’actuel bac L) en un temps où cetexamen reste l’apanage d’une élite scolaire. Au début des années 30 du XXème siècle, l’immense ma-jorité des élèves (plus de 4 millions) fréquente l’école primaire jusqu’à 13 ans. Les élèves obtiennent,pour la moitié d’entre eux le certificat d’études tandis que entre 100 000 et 120 000 (dont environ 30%de filles) selon les années, suivent une scolarité secondaire qui commence dans les classes élémentairesdu secondaire (de la 11ème à la 7ème) qui ont des programmes plus lourds que les celles (du CP au CM2)des écoles primaires. Cette séparation en deux ordres scolaires, déjà remise en cause avant la guerrede 1914-18 finit par disparaitre avec les lois Haby entre 1975-79.

• La condition ouvrière

Depuis la seconde moitié du XIXème siècle, la montée de la classe ouvrière est le trait le plus marquantde l’évolution de la structure sociale. Quand Simone Weil entre chez Alsthom comme « manœuvre surmachine » en décembre 1934, les effets néfastes (chômage et baisse des salaires) de la crise de 1929ne sont pas encore effacés et alimentent un puissant malaise social et politique. Dans une France quicompte un peu plus de 41 millions d’habitants, près de 40% de la population active fait partie de laclasse ouvrière. Au début des années 30, la journée de travail est de 8 heures et le repos hebdomadaireest obligatoire depuis 1906. Il faut attendre le Front populaire en 1936 pour que soient votés la semainede 40 heures et les 15 jours de congés payés.

1- Il est possible d’orienter les élèves vers la lecture de la BD de E. Vaccaro, M. Le Roy, A.-C. Thibaut-Jouvray, Espaňa lavida, Casterman, 2013. Le héros de cette BD, Léo, s’engage dans la colonne Durruti.

1/Pistes de réflexion possibles

Pourquoi relever le fait que Simone Weil obtient le bac en 1925 ? Parce qu’à cette époque la

scolarisation des filles dans le secondaire (collèges et lycées) ne va pas de soi. Ce type de scolarité

est l’apanage de la bourgeoisie dont les enfants ont le loisir de poursuivre leurs études. En dépit de

son origine sociale et de cette éducation élitiste, c’est sur le monde ouvrier, ses conditions de travail

et de vie que Simone Weil appuie sa pensée.

Pourquoi suggérer ce thème ? Parce que Simone Weil, l’intellectuelle, la lectrice de L’Humanité,

journal du parti communiste depuis 1920 veut éprouver la condition ouvrière dans son corps, vivre

l’effort physique exigé par la cadence et le bruit des machines, mettre à l’épreuve la théorie

marxiste de la dictature du prolétariat mise en avant en URSS depuis 1917.

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L’entre-deux-guerres est le moment l’industrie française se mécanise largement et adopte l’Orga-nisation scientifique du travail (OST ou taylorisme)) mise au point par l’américain Taylor au début duXXème siècle. Dans cette nouvelle organisation du travail (le travail à la chaine), l’ouvrier devient unOS (ouvrier spécialisé) chronométré, attaché à une machine et à ses cadences. Si l’industrie textilereste la première pourvoyeuse d’emplois elle est talonnée par la métallurgie qui fait volontiers appelà une main d’œuvre féminine comme le montrent les diverses embauches de Simone Weil dont ellefait état dans La Condition ouvrière (1ère édition, Paris Gallimard, 1951, rééd. Paris, Gallimard, coll.Folio, 2002).

Sur la condition difficile de cette classe sociale confrontée physiquement à la machine, la paroleouvrière est rare. Michelet déjà, regrettait de n’avoir pu faire parler le peuple. Bien qu’antérieure à lapériode évoquée par Simone Weil, il est peut-être bon d’évoquer le court texte écrit par Lucie Baud(1870-1913), ouvrière du textile (la soie) dans le Dauphiné et publié dans Le Mouvement socialiste enjuin 1908 et mis en perspective dans le bel ouvrage de Michèle Perrot.

On peut aussi faire une place à Marguerite Audoux (1863-1935), qui retrace sa vie d’orpheline et d’ou-vrière dans un atelier de couture à Paris : Marie-Claire paru en 1910 et L’atelier de Marie-Claire paruen 1920, tous deux parus chez Grasset et réédités en 1987. Si le peuple parle peu et écrit encore moins, la littérature s’est emparée de la face noire du dévelop-pement industriel dans les romans naturalistes de la seconde moitié du XIXème siècle tels ceux d’ÉmileZola : Étienne Lantier dans Germinal (1885)4 , Jacques Lantier dans La Bête humaine (1890), GervaiseMacquart et Coupeau dans L’Assomoir (1878).

2-Vitesse de la navette qui s’accélère avec le perfectionnement des machines. Les tisseuses chargées de la surveillanced’un, deux ou voire rois métiers doivent rester debout car durant des heures il faut surveiller le va-et-vient des fils desoie, contrôler leur déroulement et les rattacher s’ils se rompent.3- Salaire conforme à la moyenne de ceux des ouvrières du textile. Pour apprécier le pouvoir d’achat de ce type de sa-laire, une étude menée sur les ouvriers de Marseille en 1906, montre que 63% sont consacrés à la nourriture, 20% au lo-gement dans des conditions médiocres, le chauffage et l’éclairage. Restent 7% pour les vêtements, 10% pour la santé,

l’hygiène, les transports, les distractions….4-Zola ne cache pas ses emprunts à l’ouvrage de Denis Poulot (1831-1905) : Le Sublime ou le travailleur comme il est en

1870 et ce qu’il peut être, 1870, édité pendant la Commune (Cf. Pierre Cogny, Zola et "Le Sublime" de Denis Poulot, dansCahiers de l’association internationale des études françaises, 1972, vol 24, n°24, p. 113-129).

« Je suis entrée comme apprentie chez MM. Durand frères, au Péage-de-Vizille, au commencementde 1883. J’avais alors douze ans. Il y avait alors dans l’usine, environ 800 tisseuses. On y travaillait 12heures, et quelquefois 13 à 14 heures par jour ; les métiers battaient 80 coups à la minute 2 ; les ou-vrières étaient alors rares qui avaient à conduire deux métiers, et à peine si quelques unes faisaientrouler trois métiers. On arrivait à gagner 130 à 150 francs par mois 3. […] Quelques années plus tard,au début de 1888, je vins travailler à Vizille, à la maison Duplan. Là on gagnait un peu plus parce quele matériel y était perfectionné. Les métiers battaient 120 coups à la minute et les patrons soyeuxengageaient le plus possible leurs ouvrières à conduire deux métiers à la fois. […] En 1904, M. Du-plan rapporta d’Amérique un système nouveau de bloc-navette, grâce auquel les métiers purentbattre 290 à 300 coups à la minute. La conséquence fut qu’on voulut imposer une diminution de60% du personnel. »

Perrot Michèle, Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset, 2012, p. 173-175.

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Dans l’entre-deux-guerres, naît le mouvement du roman prolétarien5 auquel on peut lier Louis-Fer-dinand Céline qui, peu de temps avant Simone Weil, fait l’expérience du travail à la chaine dans Voyage

au bout de la nuit paru en 1932 chez Denoël. Ferdinand Bardamu, le narrateur double de Céline et lehéros « miteux » du Voyage travaille dans les usines Ford à Détroit après son expérience de la PremièreGuerre mondiale, du colonialisme et de l’Afrique et avant de rentrer à Paris (Cf. Céline, Voyage au bout

de la nuit, Paris, Gallimard, Coll. Folio plus classiques, n°60, 2006, p. 239-253).Il est possible de dépasser le temps de l’entre-deux-guerres pour évoquer l’expérience des conditionsdu travail ouvrier avec, par exemple, les ouvrages suivants :Roger Vailland, 325 000 francs, Paris, Éditions Corrêa, 1955, réed. Buchet-Chastel, 2003. Livre adaptéau cinéma en 1964 par Jean Prat.Robert Linhart, L’établi, Paris, Éditions de Minuit, 1978Daniel Rondeau, Chagrin lorrain, Paris, Seuil, 1979Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, Paris, Éditions de l’Olivier, réed. Points n° 2679, 2011.

• Les ouvriers, les machines et l’art

Peinture

5-Henry Poullaille (1896-1980) est le fondateur du « Groupe des écrivains prolétariens de langue française » dans les an-nées 30. Un auteur prolétarien témoigne des conditions de vie de sa classe sociale ouvrière ou paysanne (Cf. Henry Poul-

laille, Le pain quotidien, Paris, Grasset, 1ère édition, 1931, réed.1986.

Pourquoi suivre ce chemin ? Parce que le travail des ouvriers confrontés à la machine et à ses ca-

dences, la fatigue, voire l’épuisement, qui marque les visages et les corps a été un sujet abordé

par les peintres modérément certes, avant la guerre de 1914-18 tandis que ceux de l’entre-deux-

guerres ont plus volontiers mis le travailleur en retrait au profit d’une certaine fascination pour la

machine devenue symbole du savoir-faire humain avec ses formes, ses engrenages, sa capacité

à accélérer le temps.

Edvard Munch, Travailleurs rentrant chez eux

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Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’impressionnisme et ses successeurs permettent de mettredes images sur le monde des ouvriers et des travaux pénibles, sur la beauté des humbles :Gustave Caillebotte, Les déchargeurs de charbon (1875, Paris musée d’Orsay) et Les raboteurs de par-quet (1875, Paris, musée d’Orsay)Claude Monet, Les repasseuses (1884-86, Paris, musée d’Orsay)Edvard Munch, Travailleurs rentrant chez eux (1913-1914, Oslo, musée Munch)Paul Sérusier, le tisserand (1888, Senlis, musée d’art et d’archéologie) Vincent Van Gogh Le tisserand (1884, Kröller, Müller museum) ; La paire de chaussures (1888, NewYork, Metropiltain museum of art), Les mangeurs de pommes de terre (1885, Amsterdam, musée VanGogh).

Juste avant la guerre de 1914-18, se profile une fascination pour la vitesse de l’automobile, le rêved’Icare devenu réalité avec l’avion et pour l’exploit individuel d’un homme (un héros ?) maitre d’une ma-chine. En Italie, en juillet 1914, nait le mouvement futuriste. Robert Delaunay, Hommage à Blériot (1914, Bâle, Kunstmuseum)Luigi Russolo, Dynamisme d’une automobile (1912-1913, Paris, musée national des arts modernes,Beaubourg).

Dans l’entre-deux-guerres, la représentation des rapports entre l’homme et la machine met l’accentsur la seconde mise au service d’un ouvrier qui semble échapper à la dureté de la révolution industrielledu XIXème siècle soit seul soit au sein d’un groupe tendu vers l’action collective.Fernand Léger, Le mécanicien (1918, Villeneuve d’Ascq, musée d’Art moderne Lille Métropole), Lesconstructeurs (état définitif 1950, Biot, musée national Fernand Léger)

Robert et Sonia Delaunay, Raoul Dufy : Pour l’Exposition internationale de 1937 à Paris, les deux pre-miers artistes prennent en charge la décoration du palais des chemins de fer et de l’aviation à conditionde faire travailler 50 peintres chômeurs. Raoul Dufy, dans cette même exposition, rend hommage à travers « La fée électricité » aux 110 person-nages qui, au fil de l’histoire, ont œuvré pour la découverte de cette énergie.

Fernand Léger, Les constructeurs

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Cinéma

Les frères Lumière. Si le premier film qui marque la naissance du cinéma montre La sortie del’Usine tourné à Lyon montre en mars 1895 des ouvriers et des ouvrières c’est moins pour magnifierle travail ouvrier que par commodité puisque le cinéma a encore besoin de la lumière du jour et queles frères Lumière disposent de leurs ouvriers rappelés spécialement un dimanche pour faire de la fi-guration.Fritz Lang, Metropolis (1927). Ce film censé être une fiction qui se passe en 2026 dans un univers di-visé entre ville haute où vivent les familles dirigeantes fortunées et oisive et ville basse où s’échinentdes femmes et des hommes épuisés par le rythme et la cadence des machines. La « machine M »,telle Moloch finit par tuer les travailleurs. Les méthodes de surveillance de la ville basse par la villehaute peuvent s’apparenter au livre d’Georges Orwell (1903-1950), 1984, publié en 1949 où Big Bro-

ther préfigure, dans le contexte de la Guerre froide, une société de surveillance et de réduction des li-bertés.Charlie Chaplin, Les temps modernes (1936). Qui n’a en tête les images de Chaplin coincé dans lesengrenages d’une machine géante ? Ce film est un réquisitoire implacable contre le travail à lachaine, le chômage lié à la crise de 1929, les exigences d’un patronat soucieux avant tout d’efficacitéet de gains au mépris des conditions de vie des ouvriers.Citons également, le film documentaire du néerlandais Joris Ivens et du belge Henri Storck, Misèreau Borinage, tourné en 1933.

• Simone Weil et le catholicisme

Simone Weil se place du côté des faibles, des vaincus, des opprimés (Cf. ses larmes notées par Si-mone de Beauvoir) et fonde sa vie sur une exigence de vérité, de justice. Bien qu’elle ne s’engage pasdans une conversion au christianisme, elle est attirée par une religion qui depuis la fin du XIXème siècleavec le pontificat de Léon XIII (1878-1903) s’est ralliée à la République française. C’est aussi à cetteépoque qu’un certain nombre de catholiques, qui, au nom de l’Évangile, entend lutter contre la misèredes ouvriers broyés par une révolution industrielle triomphante, ainsi du : • catholicisme social d’un Albert de Mun, entre autres ; • syndicalisme chrétien (création du « syndicat des employés du Commerce et de l’industrie » en1897 qui est à l’origine de la Confédération Française des travailleurs Chrétiens (CFTC) ; • Sillon, association de jeunes intellectuels fondée en 1894 où s’illustrent Marc Sangnier et l’abbéLemire ; • Mouvement puissant des coopératives ouvrières de consommation ou de production soutenuespar l’idée chrétienne de solidarité, par la pensée et l’action du protestant Charles Gide (1847-1932), pardes républicains laïques, tel Léon Bourgeois en 1896. Ce puissant mouvement est soutenu par Jaurèsmais critiqué par Jules Guesde qui, en bon marxiste, ne conçoit les coopératives que dans une stratégiede conquête du pouvoir. L’âge d’or des coopératives s’épanouit avec l’Exposition universelle de 1900placée sous le signe de « l’économie sociale » et jusqu’à la fin des années 306 .

6-Cf. Gacon Stéphane, « La Belle époque de l’économie sociale », dans L’’Histoire, n° 392, octobre 2013, p. 8-16 et BlaisMarie-Claude, « Vous avez dit "solidarité" ? » dans L’Histoire, n°340, mars 2009, p. 22-23.

Pourquoi évoquer ce lien ? Parce que le passage de Simone Weil du judaïsme au christianismeest la grande affaire de sa vie. Cependant, les rappels historiques qui suivent ne peuvent expli-quer à eux-seuls la démarche de Simone Weil. Son mysticisme la tient dans une position quireste personnelle, néo-testamentaire, en marge de l’Eglise et de son institution. Son ex-

trême attention au sort des ouvriers mis au rang d’esclaves par le patronat lui fait écrire : « j’ai eula certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves ».

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Dans l’entre-deux-guerres, le lien entre christianisme et monde ouvrier s’affirme à travers la créationde La Jeunesse Ouvrière Chrétienne en 1927 pour les hommes et l’année suivante pour les femmes.Le mouvement des prêtres-ouvriers nait un peu plus tard, dans les années 1940-50. En 1941, le domi-nicain Jacques Loew (1905-2002) est le premier prêtre à travailler en tant que docker sur le port deMarseille, ville où se réfugie Simone Weil de 1940 à 1942. C’est là qu’elle rencontre un religieux domi-nicain, le père Joseph-Marie Perrin (1905-2002) engagé dans le Résistance et la protection des Juifsavec qui elle entretient un dialogue métaphysique qui nourrit sa réflexion religieuse mystique.

• Simone Weil et la fabrique de l’histoire par les universitaires

Simone Weil évoque ici une conception de l’histoire plus attachée à mettre en avant le rôle deshommes illustres pour paraphraser Plutarque qu’à appréhender la vie des humbles, des petits, desvaincus de l’histoire et de la vie. Sa critique vise l’histoire vue à travers les hommes de pouvoir qui finitpar s’insinuer dans les classes de l’école primaire (Cf. les manuels d’Ernest Lavisse 7) pour laisser dansl’esprit des élèves l’idée du nécessaire recours à l’homme fort (Cf. les références à Hitler), maître detoutes les décisions qui dirige un peuple sans voix.

C’est dans la seconde moitié du XIXème siècle, que la recherche historique se range sous la férule dela méthode consignée en 1898 par Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos dans l’Introduction

aux études historiques : recherche des sources (à l’époque, essentiellement des documents écrits), etleur critique externe et interne. C’est le temps de l’histoire méthodique (appelée encore récemmentpositiviste) encore trop souvent attachée à dessiner le contour du roman national. Au tournant duXXème siècle, la sociologie naissante sous l’impulsion de François Simiand et d’Émile Durkheim, re-proche à cette histoire méthodique d’ignorer le rôle des groupes sociaux et l’économie.

Après la guerre de 1914-1918, Lucien Febvre et Marc Bloch règlent ce conflit en ouvrant l’histoire versdes chantiers de recherche novateurs et porteurs de compréhension du présent ; en 1929, ils créentla revue des Annales d’histoire économique et sociale8 .

7-Nora Pierre, « Lavisse instituteur national » dans Pierre Nora (s. d.), Les lieux de mémoire, Tome 1, Paris, Gallimard,Coll. Quarto, 1997, p. 259-275.8- Delacroix Christian, Dosse François, Garcia Patrick, Les courants historiques en France. 19e-20e siècle, Paris, Colin,1999.

« Notre conception de la grandeur est celle même qui a inspiré la vie tout entière d'Hitler. Quandnous la dénonçons sans la moindre trace de retour sur nous-mêmes, les anges doivent pleurer ourire. Dans l'histoire, les vaincus échappent à l'attention. L’histoire est le siège d'un processus darwinienplus impitoyable encore que celui qui gouverne la vie animale et végétale. Les vaincus disparais-sent. Ils sont néant. […] Pour aimer la France, par exemple, il faut sentir qu'elle a un passé, mais il ne faut pas aimer l'en-veloppe historique de ce passé. Il faut en aimer la partie muette, anonyme, disparue. »

2/Pistes de réflexion suggéréespar le texte du spectacle

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À partir de ce temps des Annales, la science historique a exploré de nombreux domaines sans que soitrésolue la question suivante : le cours des événements relève-t-il de l’action volontaire des grandshommes ou/et de l’implication du peuple ? Pour creuser cette question, lire l’ouvrage suivant : BoutonChristophe, Faire l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe, Paris, Le Cerf, 2013.

En fait la critique de la science historique par Simone Weil s’étend plus largement à toutes les sciencesdites « dures » qui, depuis la Renaissance, se sont développées sans égard, à ses effets sur la vie deshommes, en particulier les plus humbles. Faut-il alors convoquer Rabelais et son inusable avertissementde 1532 : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Pantagruel) ?

• Simone Weil et le recours aux origines

L’exemple des Gaulois

« Nous ne savons pour ainsi dire rien sur la Gaule, mais les indications presque nulles que nous pos-sédons, prouvent assez que tout cela est du mensonge.L'art gaulois ne risque pas d'être l'objet de mémoires de la part de nos archéologues, parce que lamatière en était le bois. Mais la ville de Bourges était une si pure merveille de beauté que les Gauloisperdirent leur dernière campagne faute d'avoir le courage de la détruire eux-mêmes. Bien entendu,César la détruisit, et massacra du même coup la totalité des quarante mille êtres humains qui s'ytrouvaient. On sait par César que les études des Druides duraient vingt ans et consistaient à apprendre parcœur des poèmes concernant la divinité et l'univers. La poésie gauloise contenait donc en tout casune quantité de poèmes religieux et métaphysiques telle qu'elle constituait la matière de vingt ansd'études. »

Il est vrai qu’à l’époque où étudie et vit Simone Weil, l’histoire des Gaulois reste dictée par les textesgrecs et latins : Diodore de Sicile (1er siècle av J.-C.), Posidonios d’Apamée (environ 140 av J.-C. - 51 avJ.-C.) qui voyage en Gaule, 40 ans avant César, depuis Marseille vers l’océan atlantique en passant parNarbonne, Toulouse et Agen ; son texte est largement repris par Timagène (1er siècle av J.-C.), Strabon(64 av J.-C. - 25 ap. J.-C.), Denys d’Halicarnasse (60- 8 av J.-C.), Tacite (58-120 ap. J.-C.), Plutarque (46-125 ap. J.-C.). Et bien entendu n’oublions pas Jules César.Voici le résumé que les élèves du cours élémentaire pouvaient lire dans le manuel de Lavisse9 dansles années 30 :

9-Les manuels d’Ernest Lavisse entrent très largement dans les classes de l’école primaire publique en 1884 pour n’en sor-tir qu’après la 2nde guerre mondiale.

« Nos pères, les Gaulois, vivaient à peu près comme les peuplades sauvages d’aujourd’hui.Le jour où les prêtres gaulois, les druides cueillaient le gui, était la plus grand fête de l’année.La Gaule fut attaquée par les Romains commandés par Jules César.Vercingétorix, le chef des Gaulois, défendit son pays avec courage, mais il faut battu à Alésia. Les Romains devinrent les maîtres de la Gaule. Ils apprirent beaucoup de choses aux Gaulois. De bellesvilles furent bâties en Gaule.En ce temps, la Gaule devint chrétienne. »

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Au XIXème siècle, dans le courant nationaliste de recherche des origines antérieures à la dominationde Rome, la France se prend d’admiration pour Vercingétorix le malheureux vaincu d’Alésia tandis quel’Allemagne magnifie Arminius vainqueur des légions de Varus en 9 ap. J.-C. à Teutoburg.

C’est l’essor récent de l’archéologie, de son attention à des traces ténues de la vie quotidienne et à leuranalyse interdisciplinaire sophistiquée qui permet de dresser une nouvelle histoire de ces Gaulois peusensibles à l’écriture sauf dans la région de Marseille hellénisée depuis VIème av J.-C. L’archéologie alle-mande en fait autant pour retrouver l’histoire des Germains. Pour un état actuel de l’histoire de la Gaule celtique, voici quelques références :Brunaux Jean-Louis, Nos ancêtres les Gaulois, Paris, Seuil, 2008 ; Les Gaulois expliqués à ma fille, Paris,Seuil, 2010 ; Voyage en Gaule, Paris, Seuil, 2011 ; Alésia, le tombeau de l’indépendance gauloise. 27 sep-tembre 52 av. J.-C., Paris Gallimard, 2012.Demoule Jean-Paul, On a retrouvé l’histoire de France. Comment l’archéologie raconte notre passé, Paris,Robert Lafont, 2012.Goudineau Christian (dir.), Religion et société en Gaule, Paris, Errance, 2006.

• Le retour aux textes venus du fond des âges

Dans cet extrait Simone Weil mêle les mythes fondateurs de diverses religions porteuses d’une sa-gesse universelle auxquels elle finit par assimiler les contes tant prisés de son maître Alain. SimoneWeil s’inscrit dans un vaste courant qui traverse le XIXème et la première moitié du XXème siècle et quiveut non seulement faire l’inventaire d’une sagesse populaire oubliée et longtemps méprisée maisaussi dévoiler un héritage antérieur à la conquête romaine vue comme destructrice des civilisationsorales où elle s’impose10 . Pour élargir la réflexion, voici le texte d’un article de Brigitte DANCEL, maître de conférences en his-toire de l’éducation à l’université de ROUEN paru dans la revue Penser l’éducation (n° 13, 2003, p.37-52)sous le titre « L’École de la Troisième République et les identités régionales. »

« C'est la vérité qui éclate avec d'incomparables accents d'allégresse dans les parties belles et puresde l'Ancien Testament, en Grèce chez les Pythagoriciens et tous les sages, en Chine chez Lao-Tseu,dans les écritures sacrées hindoues, dans les fragments égyptiens. Elle est peut-être cachée dansd'innombrables mythes et contes. Elle apparaîtra un jour, devant nous, sous nos yeux, dans notrepropre science.»

10-La remise en cause des bienfaits de l’empire romain commence tôt en Allemagne au temps de Réforme et de Contre-Ré-forme, de gallicanisme pointilleux, ou d'exacerbation du sentiment national. L'attachement aux caractères gothiques est, entreautres, un moyen de lutter contre une hégémonie de l'Italie, de Rome et du pouvoir pontifical. C'est ainsi qu'en 1493, les Chro-niques de Nuremberg d'Hermann Schedel sortent des presses d'Anton Koberger. C'est une histoire du monde qui se terminepar celle des Allemands. Comment valoriser une Allemagne du temps où Arminius infligeait une cuisante défaite aux légions deVarus en 9 ap. J.-C. ? En refusant la typographie des éditeurs italiens. L’imprimeur des Chroniques garde une typographie go-thique ronde (rotunda) jugée s’enraciner dans un héritage spécifique et non romain. Cette typographie finira, sous l'impulsionforte de l'empereur Maximilien et le travail des imprimeurs allemands, par devenir la Fraktur, l'écriture nationale, aussi bienchez les protestants que chez les catholiques. Les élèves germanistes dans les lycées français sont confrontés à cette typographiedans leurs manuels d’allemand jusqu’à la 2nde guerre mondiale. Hitler rejette ces caractères gothiques durant l’hiver 1941-42quand il croit en soupçonner une origine juive.

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IntroductionEn 1911, le ministre de l’instruction publique demande aux instituteurs et aux institutrices d’affirmer dansleur enseignement, à côté d’un attachement très fort à la nation, la patrie, la république « une et indivisible», un ancrage puissant dans la réalité locale, communale, départementale ou régionale : les « petites patries» aux singularités porteuses de possibles attachements rétrogrades n’effraient plus les républicains convain-cus de la marche irréversible vers l’unité et l’universalité héritées de la Révolution française. Pierre Larousse,dans son Grand dictionnaire n’avait-il pas, tout républicain qu’il fût, traité avec modération les particularitésdes provinces françaises1 : « Le Breton et le Normand sont encore très dissemblable du Gascon et du Lan-guedocien, le nom même des anciennes provinces est encore employé dans la langue usuelle ; mais la nationest une » (« Province », XIII, p. 329, 1875). Bien qu’attaché à la langue française unificatrice, il reconnaît auxdialectes les vertus d’exprimer « la vie réelle, la vie élémentaire et naturelle du langage » (« Dialecte », VI, p.704, 1870). Quelque quarante ans plus tard la circulaire ministérielle évoquée plus haut répond de manièreplus prosaïque, à un souci propre à l’ordre de l’enseignement primaire où la pédagogie fait appel à l’intérêtdes élèves pour une observation et une compréhension du milieu local qui bornera, très vite pour la plupartd’entre eux, leur horizon social et laborieux. Les maîtres montrent un certain désarroi face à cette demandecontradictoire à double titre : comment concilier petite et grande patries et comment résoudre leur propreétat de tension entre un milieu populaire, rural et local dont ils sont issus et, leur formation qui apprend àen gommer les traits culturels particuliers ?

1. Avant 1914 : une petite place pour « la petite patrie »

• Jules Ferry dans son contexte

Il est entendu que Jules Ferry assigne à l’École primaire élémentaire, entre autres missions, celle de souderune classe d’âge autour de la nation et de la patrie républicaine. Mais en cette fin de XIXe siècle dans toutel’Europe, l’idée de nation balance depuis plusieurs dizaines d’années, entre la définition d’une unité bornéepar les frontières et le recensement de toutes les diversités constitutives, à la fois de cette unité singulièreet d’une universalité transfrontalière. L’heure n’est plus à la glorification des racines culturelles gréco-latineschantées par des élites européennes qui se déjouent des frontières ; est venu le temps d’écouter les voix duPeuple, de regarder les gestes du Peuple élevé au rang de conservatoire des origines, des « sources barbares» des cultures européennes2. En France, l’engouement pour un Ossian écossais et gaélique perdu et « re-trouvé » au XVIIIe siècle, se traduit en 1805 par l’ouverture de l’Académie celtique dont le but est de traquerles usages et les idiomes populaires. L’ampleur de l’objectif explique sans doute le semi-échec de l’entrepriseet la nécessité d’une relance du travail sous l’égide d’institutions diverses ou de particuliers passionnés : laSociété royale des antiquaires de France en 1814, la publication de l’œuvre perdue d’un barde breton dansles années trente3, la Commission des chants religieux et historiques de la France en 1845, le Comité de lalangue, de l’histoire et des arts de la France en 1852, la publication entre 1875 et 1877 de l’Histoire du costumefrançais depuis les temps les plus reculés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle rédigée par Jules Quicherat directeurde l’École des Chartes, La Scola cantorum en 1896 qui édite trois ans plus tard L’histoire de la chanson po-pulaire en France . Cette intense activité d'inventaire qui, par certains côtés, ressemble à notre actuelle faimde patrimoine, ne reste évidemment pas en dehors des furieux combats politiques du XIXe siècle4.Dès 1882, Jules Ferry demande qu’à travers l’enseignement de l’histoire et de la géographie, l’instituteurmette à la portée des enfants « la connaissance de la petite patrie » qui conduit tout naturellement « à laconnaissance et à l’amour de la Grande5 ». Ce postulat affirmé devant les érudits du congrès des SociétésSavantes, s’accompagne d’une invitation pressante à rédiger un livre des provinces pour venir en aide auxmaîtres, afin de placer l’histoire et la géographie « tout près de l’enfant ». Il s’agit en fait de fournir aux en-seignants les moyens de pratiquer, dans ces deux disciplines scolaires, la méthode pédagogique de « l’en-

seignement par l’aspect », si facile à utiliser en sciences naturelles. L’exemple d’un recours pertinent au milieulocal vient de haut :

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Ernest Lavisse publie dans la Revue des Deux-Mondes le 15 février 1882, un article qu’il reprend dans leDictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson6. Il y décrit une leçon qu’il juge exemplaire. Dans uneécole parisienne du faubourg Saint-Antoine, le maître part de ce que les enfants connaissent (le châteaude Vincennes) pour aller vers ce qu’ils ignorent encore (le féodalité). Un élève dessine au tableau ce châ-teau peu éloigné de son quartier et qu’il est censé avoir vu ; le maître corrige quelque peu son travail etvoilà une leçon qui s’appuie sur le patrimoine local tout en se dispensant de pratiquer une sortie collectiveet une véritable observation.

• La formation des maîtres

Les autorités hiérarchiques mettent tous leurs espoirs dans la formation des maîtres à l’école normale.Jean-François Chanet rappelle l’influence de Paul Vidal de La Blache qui, dès 1880, forme les futurs pro-fesseurs des écoles normales de filles à Fontenay. Il livre ses pensées pédagogiques dans un article duManuel général daté d’octobre 19077 : « La géographie doit […] éveiller le goût des observations » qui ex-plique « l’adaptation de l’homme au sol » et suscite finalement « l’attachement au pays ». L’observationdu milieu de vie répond à des objectifs pédagogiques et éducatifs : « C’est dans ce milieu, à la faveur des

habitudes qu’il [le maître] trouvera des exemples et les points de comparaison nécessaire ; je lui dirai donc :

étudiez le pays dans lequel vous avez à enseigner ». Ainsi ce « pays », cette « petite patrie », ce milieu localsont-ils grandis et élevés au rang de paysage-étalon qui sert à mesurer, à appréhender tous les autressoigneusement localisés dans un ensemble national, harmonieusement et patiemment reliés entre euxpar des moyens de communication aptes à faciliter les échanges entre les hommes et les produits. Danscette France, « être géographique » à la « physionomie […] variée, aimable, accueillante », tout n’est que« dons variés » et richesses complémentaires qu’une « solide constitution rurale » a su faire fructifier8. Dans une France encore largement rurale, la pensée vidalienne explique qu’une place, certes modeste,soit faite dans les programmes des écoles normales des garçons, à l’agriculture et à l’horticulture propresà chaque région. Sans doute les cours ont-ils gardé pendant longtemps un aspect théorique avant depasser à une pratique effective dans le jardin de l'école, utile pour un réinvestissement futur auprès desélèves, voire des parents dont les méthodes culturales peuvent intéresser le folkloriste mais agacer lesamateurs de progrès… En marge de cette visée utilitaire appréciée de nombreux élus locaux, il faut yvoir aussi le souci de combler le fossé culturel creusé involontairement entre « Monsieur l’instituteur »qui s’est frotté durant trois ans à la ville et les parents de ses futurs élèves confinés dans leur horizon vil-lageois. Cette initiation aux durs travaux agricoles qu’une science positive peut certes faire évoluer, éviteau maître la tentation de se placer au-dessus de l’humble sphère des soucis quotidiens de la populationau sein de laquelle il est destiné à vivre. En réalité, les normaliens dans leur grande majorité n’occupentpas (ou pas longtemps) les postes de la campagne profonde qui sont le lot des humbles titulaires, encoretrès nombreux avant 1914, à ne posséder que le simple brevet élémentaire. Ces normaliens ne pourrontdonc mettre en action le savoir agricole « normal » que dans un jardin soigneusement entretenu, desrosiers savamment greffés, des discours brillants de comices agricoles, des promenades botaniqueséclairées…En 1911, à la suite des débats sur la nature de l’histoire de France racontée aux enfants (batailles ou ci-vilisation ?), le ministre Maurice Faure déplore l’ignorance des Français à propos de l’histoire de leur précarré natal. Faisant siens les arguments de Jules Ferry, il considère que cette histoire particulière « dégage

toujours une vertu éducative et une leçon de civisme » et que l’amour de la patrie commence dans le terroirde la commune et du département. Mais, si l’histoire locale est convoquée, une nouvelle fois, à l’école,elle ne doit en aucun cas se poser comme singulière, particulière et attenter à la France « une et indivisible» ou aller contre le destin national : à la manière d’un Augustin Thierry, d’un Jules Michelet ou d’un EugèneSue, les peuples d’ici et d’ailleurs fondent l’histoire d’un Peuple qui lutte contre l’oppression, pour la li-berté et la République. Si Jules Ferry faisait appel aux érudits pour produire des ouvrages qui devaientfaciliter la tâche des maîtres, Maurice Faure assigne cette mission

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aux instituteurs eux-mêmes. Ne sont-ils pas les mieux placés pour consulter les archives communaleset, pourquoi pas, les Archives départementales ? C'est ainsi qu'en 1904, l’inspecteur de l’académie del’Orne conduit les élèves-maîtres aux Archives de son département avec l’intention de « leur inculquer[…] le désir de connaître quelque chose du pays qu’ils doivent habiter, de s’intéresser à son histoire, derevivre son passé, de s’y attacher profondément et d’y attacher leurs élèves ». En fait, cette escapadeaux Archives comme la décision ministérielle de 1911, s’inscrit dans la lignée des travaux demandés auxinstituteurs pour l’exposition universelle de 1889. Il s’agissait de rédiger, sur un formulaire de quatrepages, des notices géographiques et historiques de toutes les communes de France. En 1896, le ministèreavait suggéré un élargissement des ces monographies en vue de l’exposition universelle de 1900. Cinqans plus tôt, les Comités départementaux d’études historiques, avec l’aval ministériel, engageaient lesinstituteurs à mener une recherche sur les cahiers de doléances de 1789.

• L'érudition locale et l'édition scolaire

La circulaire de 1911 suscite, quelques mois plus tard la fondation, à Paris, de la « Société des Études lo-cales dans l'Enseignement public ». Le « Groupe Picard », par exemple, voit le jour en mars 1913, sous ladirection de Victor Commont, directeur de l'école annexée à l'école normale des garçons d'Amiens etpréhistorien-géologue distingué. Après la guerre, en 1920, le groupe reprend ses travaux, prévoit l'éditionde « cahiers scolaires » sur l'histoire et la géographie de la Picardie, et continue à recommander un ou-vrage publié en 1914 : À travers le passé de la Picardie de Robert Watel. L'introduction de cet ouvrageprécise les intentions de l'auteur : « les élèves sont français d'abord, puis picards » et enseigner une his-toire réduite aux limites provinciales sans écho national équivaut à « remplacer dans la classe l'usage dufrançais par celui du patois ». L'inspecteur d’académie s'appuie également sur d'autres sociétés éruditeslocales : dans la Somme, les Rosati Picards lancent des concours pour recueillir des textes de leçons etde lectures d’histoire locale ; leur activité passe également le cap de la guerre.Ainsi, les demandes hiérarchiques suscitent-elles des travaux rédigés par des instituteurs, des inspecteursprimaires, des directeurs d’écoles normales qui trouvent, auprès d’un dense réseau de libraires-éditeurslocaux, les moyens de publier9. Ces productions entrent en concurrence avec celles de la puissante mai-son Hachette qui édite sous la direction de Paul Joanne, une collection de petits livres sur chaque dé-partement français. Il s’agit là de transférer le savoir faire d’Adolphe Joanne qui publie en 1841, le premierguide à couverture bleue destiné à guider les voyageurs dans un itinéraire alpin ; la collection des itiné-raires adopte le nom de Guides bleus en 1910 et Paul Joanne en prend la direction l’année suivante. Lesuccès de ses petits fascicules départementaux, destinés à des voyageurs moins aventureux voire im-mobiles, est sans doute grand puisque l’édition de 1910 se présente comme la huitième. Remarquonstout d’abord que ces productions, locales ou nationales, adoptent le cadre administratif et républicaindu département même si on rappelle, dès la première page, le nom de « l’ancienne province » ; mais, ledétail de son découpage en arrondissements, cantons et communes souligne bien l’héritage de 1790,date toujours citée. Ensuite, la situation en longitude du département est toujours définie par rapportau méridien de Paris ; celle en latitude ne pouvant se référer qu’à l’équateur et au pôle Nord, il sembleque, seuls, ces trois repères dont Paris, soient fondamentaux. Enfin, à l’image de la description vidaliennede la France, il faut apprendre à connaître « les limites naturelles » du département, la diversité de sespaysages, de ses ressources agricoles et industrielles, de ses voies de communication. La liste des « per-sonnages célèbres nés dans le département » illustre sa contribution personnelle à l’histoire de France.Bref, ces petits livres servent autant à connaître son département qu’à convaincre qu’il a naturellementsa place dans le puzzle géographique et historique de la France : à lui seul le département est une petiteFrance. Anne-Marie Thiesse analyse ce type de productions caractéristiques de la fin du XIXe siècle etconclut : « ces ouvrages scolaires ont eu […] pour but, et souvent pour effet, de donner à lire pour faireécrire ». Sans doute…Mais c’est oublier un peu rapidement la réalité de la classe : peut-on à partir d’in-jonctions ministérielles et d’inventaires de productions éditoriales, en déduire l’usage effectif de cesnombreux petits livres d’histoire et de géographies locales ? Comment répondre ?

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• Et dans les classes ?

L’analyse des sujets d’examen offre un point de vue sur le discours magistral possible tenu en classe. Pre-nons l'exemple de l’examen du brevet élémentaire, premier grade dans les certificats d’aptitude à en-seigner, pour approcher les attentes des autorités hiérarchiques et pédagogiques. L’analyse des 100sujets de rédactions (l’écrit ne comporte que trois épreuves : dictée, rédaction, arithmétique et il y a deuxsessions de garçons et de filles par an) auxquels ont été soumis les candidates et les candidats de laSomme lors de cet examen entre 1890 et 1914 montre que, seuls 9 énoncés font référence à la Sommeou au département ou à la Picardie ou au « pays habité » et encore sont-ils concentrés pour 6 d’entreeux entre 1895 et 1900 et avons-nous rangé dans ce type de sujet, la description de la rue du village, d’unorage en Picardie, de l’utilité de la route nationale la plus proche, tous intitulés qui n’incitent pas à mettreen lumière la spécificité d’une « petite patrie »…En réalité à partir du début du XXe siècle, l’École se préoccupe moins, en dépit de la circulaire de 1911,de la sensibilisation au milieu local qu’à celle de la ville mangeuse d’hommes et de l’exode rural qui te-naille un certain nombre d’érudits locaux. L’exemple d’Anfos Martin éclaire notre propos. Il est inspecteurprimaire à Montélimar et ami de Maurice Faure, ministre de l’instruction publique en 1911 et sénateurde la Drôme. D’octobre 1909 à juillet 1914, Anfos Martin publie « une revue scolaire et populaire d’histoireet de géographie locales : le Bassin de Rhône ». Assuré du soutien de l’inspecteur général Édouard Petit,il s’emploie à démontrer les avantages de l’utilisation du milieu local. Mais, au fil des années, la revueest gagnée par un discours moralisateur, préventif d’un exode rural qui effraie et que l’École doit appren-dre à retarder. Lisons le travail de cette élève d’une classe de Quittebeuf dans l’Eure qui rédige, en 1903,une composition française où elle doit montrer sa résistance à l’appel d’une sœur aînée installée à laville10. L’écolière avance deux arguments : la ville rend malade car « on respire un mauvais air » et lesmaisons ne sont pas agréables car « elles sont entassées les unes audessus des autres (sic) ». Elle termineson texte par une glorification de la vie aux champs : « Je suis tellement enchantée par la vie simple, libreet fortifiante des champs que je ne puis comprendre que tant de villageois quittent le foyer paternel, laterre fécondée des sueurs des aïeux, pour aller s’enfouir dans les rues étroites des villes ou s’échappenttant d’illusions (sic) ». Dans cette copie d’élève, le lecteur sent tout le poids du discours magistral quidoit convaincre de « rester au pays ». Ainsi, dès le tournant du siècle, peut-on percevoir que l’intérêt pour le milieu de vie de l’élève réponddavantage à un souci moral qu’à une maîtrise de ses particularités. Dans le mouvement européen deconstruction des nations, la France use de l’histoire et de la géographie scolaires pour enseigner un pa-trimoine collectif fait de personnages, de monuments et de paysages. Mais si ce recours aux petites pa-tries a des vertus pédagogiques, il est difficilement compatible avec l’entreprise de construction nationaleet d’apprentissage d’une langue française normée, y compris dans sa prononciation. Les bibliothèquesdes écoles normales offrent un ouvrage révélateur de cette dernière entreprise : il s’agit d’un traité écritpar Philippe Martinon, docteur es lettres, intitulé Comment on prononce le français et publié par La-rousse avec une seconde édition datée de 1913. L’auteur y affirme sans nuance : « Ce n’est pas en provincequ’il faut chercher le modèle de la prononciation française, c’est à Paris ». Il corrige à peine son proposavec la précision suivante : « Pour que la prononciation de Paris soit tenue pour bonne, il faut qu’elle soitadoptée au moins par une grande partie de la France ». Qu’on se le dise, une partie de la France (quelleproportion ? laquelle ?) ne prononce pas le français correctement ! Devant des demandes contradictoires,les enseignants d’alors trouvent sans doute moins périlleux de renoncer aux petites patries pour s’enga-ger dans la voie de l’opposition ville/campagne qui satisfait à la fois l’aspect moral de leur enseignement,leur origine sociale, leur réticence de plus en plus nette à l’égard d’un nationalisme belliqueux. Cetteorientation du discours scolaire ira s’accentuant entre les deux guerres mondiales.

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2. Dans l'entre-deux guerres : la gloire de la France rurale

Après les quatre années d’ « union sacrée » et d’apocalypse, l’École doit former aux valeurs garantes dela reconstruction matérielle et morale de la France : le travail, la famille, la patrie et l’instruction civique.Si chacun peut identifier ces valeurs à la droite politique, il faut cependant rappeler que sur ces points,une partie « des gauches » y reste très sensible, tant le monde rural tient encore toute sa place, face auxvoix ouvrières.

• La voix de la France profonde

La France radicale au pouvoir en 1924 et en 1932 se définit dans les slogans scandés lors des congrès duparti radical : « démocratie rurale », « parti du travail », « parti de la terre et de celui qui la cultive » ; etÉdouard Herriot ne se présente-t-il pas comme « un pauvre homme d'origine paysanne qui croit à lavertu du bon sens » ? En 1936, la France du Front populaire doit encore écouter les revendications d'unepaysannerie particulièrement touchée par la crise économique (près de 30% des membres de la SFIOappartiennent aux fédérations essentiellement rurales du Sud et de l'Est du pays) et tenir compte desvoix radicales, encore largement issues des campagnes qui, pour un tiers, pèsent dans les élections etportent Jean Zay, radical, au ministère de l'Éducation nationale.Chacun sait le rôle, dans l'histoire de la France rurale, de l'ouvrage de Marc Bloch, Les caractères origi-naux de l'histoire rurale française, né de son étude des plans parcellaires entre 1922 et 1928 et publié en1931. Ce travail universitaire rencontre une attente des élites de l'époque qui conduit Gallimard à luiconfier une collection intitulée à l'origine, « Le paysan et les champs » et qui, dans le plan prévu en 1935devait compter onze titres. Seuls deux paraissent dont celui d'Albert Dauzat11 auréolé du succès de sonouvrage, Les noms de lieux, qui, publié en 1926, est appelé à un grand succès. En effet, il est prescrit àl'école primaire dès 1932 et il le reste dans La géographie et l'histoire locales destiné à guider les ensei-gnants pour « l'étude du milieu »12, édité en 1946. Tous les grands noms de la géographie universitairese plongent dans le monde rural, détaillant du sol au grenier toutes ses particularités (cf. entre autres,Jean Bruhnes Albert Demangeon, Roger Dion, André Perpillou, Emmanuel de Martonne, Max Sorre).Cette faim de ruralité s'empare aussi de l'édition scolaire nationale et des éditeurs locaux avec des col-lections aux titres évocateurs : Anthologies provinciales illustrées, Gens et pays de chez nous, Sites etmonuments de la France, Provinciales, La France illustrée, Les beaux pays, Visions de la France. La pa-peterie scolaire offre également des collections de cahiers aux couvertures illustrées des monumentsde France. Non seulement la France reste une et indivisible mais elle est belle…

• Les Arts et Traditions populaires

Rien d'étonnant, dès lors, de voir le Front populaire s'engager dans la valorisation d'une culture populaireque l'octroi des congés payés autorise à connaître de visu. Cette France si riche de ses diversités, auramême son Musée : celui des Arts et Traditions populaires qui répondra au Musée de l'Homme du Troca-déro. Durant le congrès international de l'enseignement primaire et de l'éducation populaire qui se tientà la fin du mois de juillet 193713, Georges Rivière, directeur du premier de ces musées alors en construc-tion, le dit « consacré au folklore national » auquel le conservateur adjoint, André Varagnac trouve biendes vertus. Certes s'exclame ce dernier, il s'y trouve « de la sorcellerie, avec sa sottise méchante » mais,il y aussi « les fêtes paysannes » qui, « avec leur saine gaîté […] parlent de la vie laborieuse et exaltentl'effort et le succès d'un travail » et qui, surtout, empêche « le "pick up" du bistrot » de pervertir « les pro-ducteurs agricoles » élevés au rang de « grandes statures historiques » à qui il faut redonner leurs fêtes,leurs réjouissances traditionnelles. Ces conférences prononcées dans le cadre de la section « éducationpopulaire » du congrès trouvent, quelques jours plus tard, une autre tribune : le premier Congrès inter-national de Folklore se déroule dans le cadre de l'Exposition internationale de Paris, inaugurée le 24 mai193714.

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Un an auparavant, en juillet 1936, lors du Congrès mondial des loisirs et de la récréation qui se tient àHambourg sous le patronage de Rudolf Hess, la délégation française ne sait pas ou ne veut pas voir que,derrière le mouvement Kraft durch Freude (La Force par la Joie) qui se donne des airs de sous-secrétariataux loisirs et aux sports dirigé par Léo Lagrange, veille la Volskunde, l'École ethnologique allemande.Celle-ci ne cache pas sa satisfaction qu'enfin soit reconnue « aux travaux de folklorisme une valeur pri-mordiale pour la race ». Face aux discours puissants du Kraft durch Freude national-socialiste allemandet du Dopolavoro fasciste italien, la délégation française se contente d'exposer son aimable point devue : « Nous, voudrions voir reconstituer les anciens jeux provinciaux de France, présentant un intérêtsportif et spectaculaire ; nous voudrions sauver nos vieilles danses de folklore, rénover la chanson pay-sanne, moderniser le costume régional et en répandre la mode, au moins pendant les loisirs ». Et GuyLe Floch, secrétaire général de la Société des amis des arts populaires et président des différents groupesfolkloriques présents à Hambourg (savoyard, corse, ariégeois, normand, basque, breton, vendéen), ter-mine son intervention en annonçant l'Exposition de 1937 « qui sera une exaltation de cette France à lafois diverse et indivisible » et en glorifiant les « patries immortelles d'Allemagne et de France ». Aveu-glement de la délégation française ? Naïveté et séduction devant le spectacle hambourgeois soigneu-sement mis en scène ? Points de convergence qui empêchent de cerner une idéologie généralenauséeuse ? Si, à l’extrême rigueur, le doute est permis en 1936, il ne l'est plus l'été suivant et le Front populaire s'em-pêtre alors dans un congrès tiraillé entre des voix contradictoires, républicaine et antirépublicaine voiremaurassienne, la première visant une centralisation d'une ethnographie nationale, la seconde réclamantune décentralisation dans des institutions régionales. Les « musées de plein air » norvégiens plaisentaussi bien à gauche (Marc Bloch revient ébloui de son voyage en Norvège en 1929) qu'à droite. Les parcset maisons de culture de l'URSS intéressent. Comment concilier des discours qui regardent des horizonssi différents? Otto Abetz voit dans le folklore le moyen d'organiser les loisirs des travailleurs allemands.Arnold Van Gennep, à peine écouté, qui ne se reconnaît que dans la pensée de Marc Bloch, refuse un fol-klore condescendant et appelle une lecture des traces sédimentées dans les mœurs et les coutumes en-core vivantes. Paul Delarue qui traque le conte populaire français, souhaite qu'à l'école, pour les fêtesscolaires et post-scolaires, on apprenne « les chants populaires régionaux ». Ainsi, trois ans avant l'effon-drement de la Troisième République, la prise en compte des traditions régionales est aussi bien défenduepar l'idéologie républicaine centralisatrice que par un antirépublicanisme attiré par le Kraft durch Freudequi aura tout loisir pour organiser une exposition au Grand Palais en 1943…Dès lors, faut-il vraiment s'étonner du contenu de l'arrêté du 14 septembre 1940 complété par la circulairedu 9 octobre, sur l'histoire et les langues régionales? Derrière une filiation avec Jules Ferry, ces textesouvrent en fait, les portes à une idéologie passéiste propre à détourner les esprits d'un présent peu glo-rieux et à conduire le travail d'expiation à l'égard du Front populaire, de l'irruption des revendicationsouvrières et de leur prise en compte par le politique. Le ministre Georges Ripert peut alors envoyer auxenseignants la circulaire suivante :«Je signale […] aux maîtres l'utilité que peut représenter pour eux l'étude du dialecte local […]. Partoutil y a intérêt à ce que le maître à propos de l'histoire locale, signale à ses élèves les noms des grands écri-vains et des grands poètes de la région et leur expliquer la beauté de leur œuvre.C'est en s'inspirant de ces idées que les maîtres pourront développer l'esprit national des enfants quileur sont confiés. L'attachement à la petite patrie est la première forme de patriotisme. Celui qui aimeson village, aime d'autant mieux le France. »

• La ruralité idéalisée par l'École

Ces débats qui agitent les intellectuels ne restent pas sans effet sur l'école primaire. Édouard Herriotsigne le 21 juillet 1928, une circulaire « relative à la désertification des campagnes ». Il s'y indigne de lacorrection d'une rédaction, proposée dans la Revue pédagogique : faut-il choisir de vivre à la ville ou à

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la campagne ? L'auteur conclut au bénéfice de la ville. Édouard Herriot reconnaît que la population ruralene représente plus que la moitié de celle de la France et que c'est une situation « grave » ; il faut veillerà maintenir les « assises agricoles » de pays afin d'assurer son indépendance économique, sa « facultéde rajeunissement » et de protéger les consommateurs avec « l'abondance sur les marchés ». Afin quecette prescription soit suivie d'effet, quoi de plus efficace que d'en inscrire l'esprit dans les épreuves decertificat d'études auxquelles les maîtres préparent leurs bons élèves avec tant d'ardeur ! C'est chosefaite avec la circulaire du 11 octobre 1929 ; elle demande que les épreuves du certificat d'études destinéesaux élèves des écoles rurales, vérifient que ces derniers ont reçu « les notions propres à faire naître età fortifier sa vocation agricole ». Le mot vocation doit être entendu ici comme destination voire, destinée.Un enfant des campagnes est naturellement appelé à y rester et l'école doit l'en convaincre. Le ministère s'inquiète-t-il à raison? Encore une fois les sujets d’examen offrent un bon point de vue.Nous avons analysé, pour 1924, tous les textes des épreuves écrites (rédactions, dictées, problèmesd’arithmétique, questions d’histoire-géographie ou de sciences) du certificat d’études des 54 centresd’examen de la Somme15. Passés au crible des valeurs, les sujets d’examen se réfèrent pour 50% à la fa-mille, 47% au travail, 16% à la patrie et 7% à l’instruction civique, étant entendu qu’un sujet peut ciblerdeux valeurs. La « petite patrie » n’occupe qu’à peine un dixième des occurrences qui concernent la patrieet qu’un pour cent du corpus total… . Si les filles sont deux fois plus sollicitées que les garçons, c’est quel’École leur confère le rôle de gardienne des valeurs du terroir alors que les garçons, appelés plus tard auservice militaire, doivent s’habituer à élargir leur horizon. L’exaltation des particularismes exemplaireslocaux disparaît au profit de la glorification d’une ruralité anonyme. Dans les occurrences sur le travail,le poids des travaux des champs se fait très lourd : plus de la moitié et plus volontiers sur les garçons quesur les filles. Certes, les épreuves de l’examen s’adaptent à ce département encore largement agricolemais, n’est-ce pas la crainte de l’exode rural qui dicte cette valorisation du travail au pays afin de com-battre l’attrait irrésistible de la ville ? Seule l’épreuve de géographie autorise un discours positif sur le milieu urbain. Les sujets ayant trait auxressources agricoles variées de la France et de ses colonies sont nettement moins nombreux que ceuxqui se réfèrent aux villes et aux moyens de communication. Il faut connaître les grandes villes des diffé-rentes régions, elles en traduisent la richesse et la diversité. Ainsi, avec la géographie, la ville perd-elleson caractère morbide et, tels les rois médiévaux, la France a ses « bonnes villes » industrieuses et com-merçantes. L’épreuve d’histoire ne réserve pas non plus à la « petite patrie » un accueil très enthousiaste.Toujours en 1924, seuls 3% des questions d’histoire s’y réfèrent : une misère à côté des 40% qui exigentdes connaissances sur la construction du territoire national, des 31% qui traitent de l’histoire politiqueet des 17% qui renvoient aux hommes illustres, l’histoire religieuse et l’ouverture sur la civilisation se par-tageant les miettes restantes ! C’est ainsi que la géographie et l’histoire donnent rarement lieu à sujetd’examen au profit d’une ruralité idéalisée qui dépasse les particularités du terroir. Jean-François Chanetmontre combien, entre les deux guerres, ce changement de point de vue est lié à l’ambiance généraled’une France meurtrie dont la reconstruction passe par la valorisation du travail de la terre et des charmesde la campagne. C'est ainsi que les élèves du cours supérieur d'une école primaire de garçons du 2èmearrondissement de Paris, doivent, le 15 avril 1931, rédiger une composition française sur le thème suivant: « Sur le bord d'un ruisseau ». Un élève commence sa rédaction par cette phrase : « Il y a quelques joursétant à la campagne j'eus l'occasion de contempler un petit ruisseau ». Il termine par cette professionde foi : « Ah ! Que j'aime contempler cette humble nature si dédaignée de bien des gens ! »16. Il est permisde douter de la réalité de l'observation de ce petit parisien mais non de l'assimilation d'un discours sco-laire qui apprend à chanter les beautés champêtres tel un Giono, lyrique et virgilien, qui publie Regainen 1930.

• « Le petit coin de terre » dans les classes

Les nouveaux programmes de 1926 communs aux écoles primaires élémentaires et aux classes élémen-taires du secondaire conduisent les auteurs de manuels à proposer des innovations pédagogiques.

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C'est ainsi que le cours d'Histoire de France de Gauthier-Deschamps, grand rival du Lavisse avant 1914,est remis à jour, en 1932, par A. Aymard, inspecteur primaire de la Seine. Ce dernier propose dans les deuxdernières pages de son cours élémentaire et moyen, de procéder à « une révision locale et individuelle ».Il s'adresse ainsi à l'élève :« Tu viens de lire cette Histoire de France, c'est l'histoire de la patrie dont fait partie le petit coin de terreoù tu es né, où tu grandis. C'est l'histoire de tes ancêtres, parmi lesquels ont lutté et souffert les anciensde ta propre famille ;Tu aimeras davantage la France en retrouvant dans le pays natal la trace des souvenirs du passé. Tu com-prendras mieux ce que tu dois aux Français et aux hommes de tous pays qui ont vécu avant toi, en te ren-seignant sur la vie des tiens. »À la suite de cette adresse, 18 questions guident une recherche sur « La petite patrie et la famille de l'écolier», en commençant par « le nom de la commune » pour lequel la référence à l'ouvrage de Dauzat est déjàdonnée. Ainsi ce travail de recherche confié avant 1914 aux maîtres et aux érudits locaux, passe-t-il (oudevrait-il passer) dans la classe. En 1938, après une expérimentation lancée à la rentrée de 1936, Jean Zaydonne un cadre institutionnel pour mener ce genre de travail à l'école primaire : les classes disposent dés-ormais de trois heures de « travaux dirigés » favorables aux sorties pour découvrir son « petit coin de terre». Dans la Somme, par exemple, le journal local se fait l'écho de cette nouveauté : les parents déplorent «l'usure accentuée des vêtements et des chaussures » tandis que les maîtres, d'abord réticents, finissentpar trouver l'initiative ministérielle « heureuse » surtout, pour les élèves « mal doués » car elle rend « l'écoleplus aimable et plus aimée ». Il est à craindre que la mesure soit appréciée plus pour ses retombées dansla classe, que pour les vertus d'une observation sur le terrain sauf à penser que les leçons dispensées en1937-38 par Marc Bloch à l'ENS de Fontenay, portera des fruits…dont Vichy fera son miel dans les écolesnormales rebaptisées instituts de formation professionnelle en 194017. Marc Bloch explique aux futures en-seignantes « comment écrire l'histoire d'un village », « comment comprendre son coin de terre ». Dans cecours, le village occupe une très large part, ne laissant que peu de place aux « problèmes urbains » et aux« problèmes régionaux ». Pour ces derniers, Marc Bloch laisse le choix car « la notion de région est essen-tiellement relative » : la cité gauloise difficile à délimiter, la principauté territoriale marquée par les « actionshumaines favorisées par des circonstances géographiques », la province à laquelle « il ne faudrait pas at-tacher d'importance historique », le département « qui aujourd'hui vit » et qui, avec ses « amours propres», fait la « preuve d'une unité collective ». Sur l'exode rural, Marc Bloch en reste à une chronologie neutredu phénomène depuis le début du XIXe siècle : départ du trop-plein, puis des ouvriers agricoles et enfindes petits propriétaires.

ConclusionEn reconnaissant une place aux « petites patries », l'École de la Troisième République semble avoir voulugommer, quelque peu, le temps long d'une centralisation et d'un jacobinisme hérités de la monarchie etde la Révolution. Mais, tout comme dans l'histoire scolaire où elle assume le temps des rois en opérant letri entre les bons et les mauvais, elle conjugue petite et grande patrie dans un souci éducatif et pédago-gique. Cependant les écueils guettent. Les enseignants sont écartelés entre une demande pressante defamiliariser les élèves avec une France hexagonale et l'appel à connaître les particularismes locaux sanssusciter la revendication de singularité voire de séparatisme. Ils adoptent la solution, d'ailleurs fortementexposée dans les manuels scolaires avant 1914 et expressément prescrite après la guerre, de valoriser laruralité au risque de ne pas prendre en compte l'évolution sociale et économique. En toute bonne foi, lesenseignants croient pouvoir trancher le nœud gordien : le petit coin de terre est grand autant par la sim-plicité fraîche de son quotidien rythmé par le temps circulaire des saisons, que par ses monuments et sesgrands Hommes posés là, par une histoire linéaire de la France, faite d'anciennes provinces reliées entreelles par la force centrifuge et irrépressible de la nation. Dans l'exaltation des valeurs du terroir si chères àPétain, l'École a sans doute sa part, mais ce serait lui instruire un mauvais procès que d'oublier le contexteplus large, à la fois culturel et politique, qui dans les années trente, montre une cécité remarquable devantla science chancelante de certains érudits locaux ou des intentions mal élucidées de certains tenants dufolklore. À vouloir trop forcer la charge contre l'École, c'est feindre d'ignorer qu'elle n'est que le miroird'une société.

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Notes et Références

1. ORY P., « Le grand dictionnaire de Pierre Larousse. Alphabet de la République », dans NORA P., (s. d.), Les lieux de mémoire, I, La République, Paris; Gallimard, 1984, réédition en 1997, p. 227-238.

2. THIESSE A.-M., La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999.

3. GUIOMAR J., « Le "Barzaz Breiz" de Théodore Hersart de La Villemarqué », dans NORA P., (s. d.), Les lieux de mémoire, II, Les France, Paris, Gallimard, 1984, réédition en 1997, p. 3479-3514.

4. GASNIER Th., « Le local. Une et divisible » dans NORA P., op. cit. en note 3, p. 3423-3478.5. Discours de Jules Ferry prononcé le 15 avril 1882 lors de la séance de clôture du congrès des So

ciétés Savantes et reproduit dans le Bulletin départemental de l’instruction primaire, envoyé dans toutes les écoles.

6. BUISSON F., Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1882-1887, article « histoire », p. 1266, nouvelle édition en 1911, p. 792.

7. CHANET J.-F., L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, p. 146-161 et THIESSE Anne-Marie, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1997.

8. VIDAL de LA BLACHE P., Tableau géographique de la France, Paris, 1903, premier des 28 volumes de l’Histoire de France d’Ernest Lavisse, réédition Éd. de La Table Ronde, 1994.

9. Ainsi la Nouvelle géographie de la Somme, éditée par le « libraire-papetier Poiré-Choquet, éditeur » à Amiens dont le format, identique à celui d’un cahier de classe, suggère un emploi scolaire.

10. Sujet de la composition française rédigée le 4 mars 1903 : « Restons à la campagne. Votre sœur qui habite à la ville vous a engagée à venir vous y fixer. Vous lui répondez que voue êtes décidéeà rester à la campagne. Expliquez-lui les motifs de votre décision. » Source : Musée national de l’éducation, Rouen, 3. 4. 04/950 1039. Cf. DANCEL B., Un siècle de rédactions. Écrits d'écoliers et de collégiens, Grenoble, CNDP/CRDP, 2001.

11. DAUZAT A., Le village et le paysan, Paris, Gallimard, coll. « Le paysan et la terre », 1942.12. CRESSOT J. et TROUX A., La géographie et l'histoire locales. Guide pour l'étude du milieu,

Paris, Bourrelier, 1946. 13. Congrès international de l'enseignement primaire et de l'éducation populaire, organisé par le

syndicat National des Institutrices et des Instituteurs de France et des Colonies, Paris, Palais dela Mutualité, 23-31 juillet 1937, Paris, SUDEL, 1938, p. 532-535. ORY P., La belle illusion. Cultureet politique sous le signe du Front populaire 1935-1938, Paris, Plon, 1994.

14. VELAY-VALENTIN C., « Le congrès international de folklore de 1937 », dans Annales HSS, mars-avril 1999, p. 481-506 et LOUBES O., L’école et la patrie. Histoire d’un désenchantement 1914-1940, Paris, Belin, 2001.

15. DANCEL Brigitte, « L’école de la IIIème République dans une France « une et divisible », dans CARPENTIER Claude, Identité nationale et enseignement de l’histoire, Paris L’Harmattan, 1999, p. 51-65.

16. Source : Musée national de l'éducation, 3. 4. 01/79 9616.17. BLOCH M., La terre et le paysan, Paris, Colin, 1999, p. 171-244.

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Bibliographie

Œuvres de Simone Weil

NB : Hormis quelques textes parus dans des revues, aucun de ses écrits n’est publié de son vivant.Œuvres, textes réunis par Florence de Lussy, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1999. Florence de Lussy etAndré Devaux, sont responsables depuis 1988 de l’édition des œuvres complètes de Simone Weil chezGallimard.

Études sur Simone Weil.

Barsacq Stéphane, Simone Weil, le ravissement de la raison, Paris, Points, 2009.Chenavier Robert, Simone Weil, l’attention au réel, Paris, Éd. Michalon, 2009.Courtine-Denamy Sylvie, Simone Weil, la quête des racines célestes, Paris, Éd. du Cerf, 2009.Rancé Christiane, Le courage de l’impossible, Paris, Seuil, 2009.Weil Sylvie (nièce de Simone), Chez les Weil. André et Simone, Paris, Buchet-Chastel, 2009, rééd. Enpoche coll. Libretto, 2013.

Documentaire télévisuel diffusé sur Arte le 1-02-2009 : Mauro Françoise et Florence : Simone Weil, l’ir-régulière.

Contact professionnel Corinne Merle 06 62 69 83 96

[email protected] www.corinnemerle.fr

Simone Weil© Archives Sylvie Weil

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