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ONIROMAQUE

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Du même auteur :

Les années de sable (1979)Petite chronique d’avant l’été (1981) - (rééd. 1986)Chronique Sarrasines (1988)

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Jacques BOIREAU

ONIROMAQUE

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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de re-produire intégralement ou partiellement le présent ouvragesans l’autorisation expresse de l’auteur.

© Catherine Boireau & Les éditions ARMADA 2012Couverture : Michel Borderie

ISBN : 979-10-90931-15-2

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PRÉFACE

Pierre Stolze

JACqUES BOIREAU aimait sa famille, sesélèves, les longues ballades en montagnes, laphotographie, l’humour malicieux, la discré-

tion attentive et la science-fiction, surtout uchro-nique et politique.

En nous quittant trop tôt et sans crier gare en jan-vier 2011, il a laissé de nombreux textes inédits,romans et nouvelles. Une mine, un véritable trésor.

Jacques Boireau est né en 1946, à Guéret, lieuimprobable. Les écrivains naissent plus souvent àParis, Lyon ou Marseille qu’à Guéret. Jacques nereste pas longtemps dans la Creuse. Tout justemarié, il part avec son épouse Catherine en Algérie,dans le cadre de la coopération militaire. Il y restede septembre 1971 à mai 1973, s’intéressant à laculture kabyle que tente d’étouffer le gouverne-ment en place. De mai 1973 à 1982, il enseigne enBretagne, à Loudéac, où il se lie d’amitié avec JeanLeclerc de la Herverie. Ils partagent les mêmesgoûts pour la SF et le non-sens. Ensemble, ils écri-vent même un polar sur la vie locale, « Porkopo-lis » (inédit). En 1976 Jean Leclerc de la Herveriepublie un roman de science-fiction, Ergad LeComposite, aux Éditions Opta dans la collection

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Nébula, collection qui, l’année précédente, avaientdéjà publié deux premiers romans français, l’un deDominique Douay, l’autre de Jean-Pierre Hubert.Jacques n’est pas en reste. En décembre 76, il faitune entrée fracassante dans le monde de la science-fiction avec une nouvelle publiée dans le numéro7 de la revue Univers, aux éditions J’ai Lu, Les En-fants d’Ibn Khaldoûn, dont le sujet sera développépar quatre autres textes réunis sous le titre généralde Chroniques Sarrasines : il s’agit d’une vasteuchronie dans laquelle Charles Martel a été vaincuà Poitiers. Au Sud de la Loire s’est installée unebrillante civilisation musulmane, l’Occitania ; auNord, la Francia vit dans la pollution et la misère.Ceux du Nord cherchent à tout prix du travail dansle Sud. Bel exemple de monde renversé.

En dépit de cette arrivée tonitruante, Jacques adu mal à se faire publier. Lors de la parution desa deuxième nouvelle, en juin 1978, toujours dansla revue Univers, son rédacteur en chef Yves Fré-mion s’étonne : « [Jacques Boireau a écrit] biend’autres textes, a tenté de les publier, personne nes’est dérangé pour simplement lui répondre.Pourtant, par son univers et son style très person-nels, Boireau enfonce tous ceux de sa générationqui eux sont publiés partout. J’espère qu’il ne sedécouragera pas. »

Jacques s’obstine, persiste… Il parvient mêmeà faire paraître deux romans, l’un pour adultes,

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Les Années de Sable (Éditions Encre, 2° tri-mestre 1979), l’autre pour la jeunesse, PetiteChronique d’Avant l’Été (Éditions Duculot,1981, réédition en 1986). Las ! Ce seront là lesseuls romans qu’il publiera alors que sa produc-tion est abondante.

Jacques déménage encore et, avec sa petite fa-mille (il a désormais deux filles, Anne, 10 ans etDanielle 5 ans), il s’installe définitivement à Albien 1982. Albi, tellement proche des Pyrénées oùl’on peut effectuer de tant belles randonnées. Siles romans de Jacques ne trouvent pas preneur, sesnouvelles se multiplient et dans tous les supports :3 nouvelles dans le journal Libération, 6 dans larevue Imagine, 9 dans la revue Fiction, LA revuede référence en France. Puis, à partir de 1988, sespublications se raréfient. Jacques finit par céderau découragement. Dans une courte notice biogra-phique, il se décrit ainsi en 1992 : « Jadis (très)relativement jeune auteur plein d’avenir, consi-dère maintenant que son avenir est derrière lui eta cessé de s’exciter depuis longtemps à propos del’écriture et de ses à-côté. Écrit à temps perdu etpublie encore moins qu’il n’écrit. […] Seconsacre cependant à l’écriture en animant desateliers en milieu scolaire. ».

qui a eu la chance, comme moi, de lire lesromans inédits de Jacques Boireau, ne peut ques’avouer aussi stupéfait qu’incrédule. quoi ?

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Pareils textes on été refusés par quantité d’édi-teurs ? !! Il est des injustices qu’il est temps deréparer.

Donc voici L’Oniromaque, une uchronie poli-tique, le genre préféré de l’auteur.

Dans cet univers parallèle (proche de celui desChroniques Sarrasines), la Ligue Hanséatique,forte de ses zeppelins bombardeurs, s’est emparéede toute l’Europe du Nord, dont la Francie. Elle ai-merait désormais jeter son dévolu sur l’Occitanie.L’Espagne est divisée en plusieurs royaumes, Ca-talogne, Pays Basque, Andalousie, mais le plus im-portant reste la Castille avec Madrid qui vient desoumettre les Asturies. Il y a aussi la Vénétie, laMacédoine, la Grèce, cette dernière en proie à unputsch de colonels. Des brigades internationales secréent pour contrer les militaires et rétablir la dé-mocratie dans la vieille Hellade. Parmi ces volon-taires, voici Jordi, mi-occitan mi-francien, anciencheminot non roulant de Clermont-Ferrand, et quiaime tant photographier. Mais arrivés en Macé-doine, base arrière des brigadistes, ceux-ci ont unedrôle de surprise. Ils ne vont pas combattre direc-tement, mais entrer à tour de rôle dans une étrangemachine, l’orinomaque, qui peut rendre les rêveseffectifs et changer ainsi la réalité.

Tout au long du roman, défilent des doubles depersonnages plus ou moins célèbres, mais au destinfort différent de celui que nous leur connaissons.

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Suite à un drame amoureux, le traître Byron s’estrangé autrefois du côté des Turcs contre les Grecs,de Gaulle s’est réfugié en Andorre et, depuis unchâteau des Pyrénées, Louis Ferdinand Céline,Malraux (ce « poseur ») et Cocteau vont tenter dele rejoindre, épisode qui nous donne droit à unformidable pastiche de Un Château L’Autre avectous les tics d’écriture de Céline (argot, phrasesnominales, points d’exclamation et de suspensionà tire-larigot …). Parmi les brigadistes « rêveurs »,voici un certain Dino, forcément Buzzati, qui vacréer une forteresse si semblable à celle du Désertdes Tartares ; voici Carlos Saura, qui suscite uneguérillero de 11 ans, double de la jeune et énig-matique héroïne du film Cria Cuervos jouée parAna Torrent, voici Tita Piaz, qui, comme le véri-table alpiniste (Giovanni Bap)ti(s)ta Piaz (1879-1948), ne cesse de crapahuter dans les Dolomites,ou encore Yannis Ritsos, en fait un poète grec dontJacques cite abondamment les vers, et qui fait sur-gir, sur la côte méditerranéenne, la cité idéale quene put jamais réaliser l’architecte visionnaire fran-çais Claude-Nicolas Ledoux.

Ah ! Claude-Nicolas Ledoux, un personnage fé-tiche de Boireau, que l’on croisait déjà dans desnouvelles comme L’Abordage du Grand Vaisseau(1982 et 1983, nouvelle qui, légèrement remaniée,est aussi le premier chapitre d’un autre roman in-édit de Jacques Quand les Temps Changent), ou

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encore dans Qui se souvient de Claude-NicolasLedoux ? (1993) ou Quelques pas en arrière entreStyx et Achéron (1981, texte aux multiples publi-cations et qui a servi de modèle pour un chapitrede L’Oniromaque). Renseignement pris, Jacquesa bien visité les salines d’Arc-et-Senans dans leDoubs.

Ledoux (le Doubs ?) et les photographes…Ceux-là sont légion dans l’œuvre de Boireau.Comme Jordi, la figure centrale de L’Oniro-maque, et on les croise dans des textes aux titrestransparents comme dans les nouvelles HorsChamp (1992) et Planche Contact (inédite), lerécit Les Lumières de Tibidabo (inédit), ou encorele roman Quand les Temps Changent. Cette pré-cision : début 2012, a eu lieu à Albi une exposi-tion de photographies prises par Jacques Boireaului-même.

On marche et on escalade beaucoup dansL’Oniromaque, partout où Jacques a lui-mêmemarché et escaladé : les Pyrénées, les Monts Can-tabriques, les Dolomites, la Grèce… Exaltant etexténuant…

Mais il suffit ! Laissez-vous embarquez dans cemaelström, entrez dans la formidable machine àrêves de Jacques Boireau. Vous n’en reviendrezpas.

Mieux, vous en redemanderez !

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D’un certain point de vue, vivrese réduit à se contenter du peu quel’on peut obtenir de connaissanceset d’expérience, en renonçant parmanque de temps ou de compétenceà tout ce que l’on pourrait obtenird’autre, tout en sachant pourtantcombien ce à quoi on renonce estimportant et même tout simplementindispensable à une existence rai-sonnable.

Arturo Brambilla

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UNE JOURNÉE À MONASTIR

JE ME RÉVEILLE. Je me demande où je suis.Une lumière grise baigne la pièce. Elle estnue ou presque. Des murs passés à la chaux,

mais de façon irrégulière, pleins d’aspérité, ru-gueux au toucher, et non pas blancs comme onpourrait s’y attendre, mais d’un gris sale, vieux.Une armoire bancale dont la porte vitrée ne fermepas. Une fenêtre, une seule, sans volets, avec desrideaux raides de toile cirée au motif obsédant :MOULIN ROUGE MOULIN ROUGE MOULINROUGE... en francien, accompagnés du dessin,hideux, de l’objet, un moulin à vent d’un rougeéclatant, et tout cela se répète à l’infini sur fondjaune vif. Je sais maintenant. Je suis à Monastir.

Je me soulève sur un coude. Le lit métalliquegrince. Les pieds en sont plongés dans des verresremplis d’eau. C’est pour empêcher les punaisesde les gravir et de venir piquer le dormeur. Maisce moyen de défense est vain : elles montent auplafond par les murs et, la nuit, se laissent tomberde là-haut sur l’occupant du lit. Parfois elles ra-tent la cible et tombent sur le plancher disjointavec un bruit mat. Tout cela, c’est bien Monastir.

Je soulève les rideaux. Adieu tous les moulinsrouges de la création. Je vois la rue. Il pleut, pourne pas changer. Depuis que je suis arrivé à

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Monastir, il y pleut. C’est ainsi à l’automne, m’a-t-on dit. Une pluie lourde, continue, qui transformeles routes en fondrières et isole la ville du restedu monde. Moi qui voyais la Macédoine sous lachaleur, le soleil, voire la poussière... C’est vrai,m’a-t-on encore dit, jusqu’à la fin octobre. Maisà partir de novembre, c’est fini. Si l’on veutsortir, il faut affronter la pluie. Il fait froid, quiplus est. On m’a promis un brasero pour lachambre. Mais la saison n’est pas assez avancée,il n’y a pas assez de charbon, et l’hiver, commechaque hiver, promet d’être rude. On ne chauffepas, donc. Et je suis gelé, je frissonne. Commentcombattre cette humidité ?

Il faut pourtant aller faire un brin de toilette. En-core un acte héroïque. Tout est héroïsme à Monastir.Même la vie de tous les jours. Je m’habille, jeprends mon gant, ma serviette – ils n’ont pas séchédepuis hier, bien évidemment – mon savon, puisquej’ai la chance d’en posséder un, et je descends aurez-de-chaussée. Il n’y a qu’un robinet dans toutela maison, à la cuisine. Mais à la cuisine, il y aaussi la grand-mère, une vieille femme rabougrieet vêtue de noir, éternellement assise sur la mêmechaise, dans le même coin, qui me salue avec unsourire de sa bouche édentée et quelques borbo-rygmes incompréhensibles. J’ouvre le robinet, sousl’œil de la vieille : l’eau coule marron. Il y a dedansplus de terre que de liquide. Je me passe rapidement

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un coup de gant sur la figure. Il faudra que j’ailleaux bains un de ces jours. C’est ce que je me dischaque matin, et chaque matin je repousse ce projetau lendemain : qu’est-ce qui me dit que l’eau desbains sera plus claire que celle de la cuisine ? Jequitte rapidement la pièce, suivi des yeux par lavieille femme qui baragouine à nouveau quelquechose que je suppose être un au revoir, et remonteà ma chambre. que vais-je faire aujourd’hui ?question que je me pose chaque matin depuis queje suis arrivé à Monastir il y a deux semaines.

Je jette un coup d’œil par la fenêtre, comme sice simple geste pouvait me fournir une réponse.Miracle ! La pluie diminue d’intensité. On m’aprévenu : si la pluie s’arrête, les premiers froidsvont arriver. Je suis prêt à les accueillir. Tout saufcette humidité de tous les instants. Voir enfin au-delà des rues de la ville. Les rues, tout un poème,avec leurs trottoirs de planches disjointes. Maison comprend vite le pourquoi : les chaussées sontdes cloaques où les rares camions et voitures, ha-letants, crachant aux mollets des piétons desnuages de vapeur, creusent des ornières. quantaux charrettes tirées par des attelages de bœufs,elles les approfondissent avec leurs roues hauteset étroites jusqu’à en faire, par endroits, de véri-tables fossés. De temps en temps un véhicule écla-bousse d’une boue jaune le passant qui n’a pas laplace de s’écarter. Et lorsqu’il faut traverser...

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Il me faut sortir. Je ne peux rester enfermé. Jeprends mon imperméable, j’enfile mes bottes, jedescends l’escalier, je sors dans la rue. Il n’y a pasgrand monde dehors. Il n’y a jamais grand mondedans les rues de Monastir. Les maisons macédo-niennes penchent sur la rue leurs balcons de boisque l’âge a rendus bancals. Le bois, que jamais oupresque un vernis ne protège, est d’un gris sansâge. Ici ou là des échoppes plutôt que des maga-sins, aux vitrines poussiéreuses surmontées d’en-seignes en diverses langues. Monastir est une villemacédonienne typique, paraît-il. Suivant la rue,les enseignes y sont en grec, en albanais, en bul-gare, en hébreu, en serbe, en n’importe quoi :c’est cela, la Macédoine. Il en est de même pourles religions : les mosquées côtoient les églises or-thodoxes que domine une cathédrale catholique.Dans l’ombre d’une ruelle on découvre une syna-gogue. Allez vous y retrouver !

Je me dirige vers la place de la gare. C’est leseul quartier moderne de Monastir, le seul où lestrottoirs ne soient plus de bois mais pavés, le seuloù la chaussée soit goudronnée. Le seul où l’ontrouve des maisons de pierre ou de brique. Sanscompter quelques immeubles officiels, l’équiva-lent d’une mairie, d’une préfecture, d’une poste.Au fond de la place, un bâtiment laidement mas-sif, une façade de pierre aveugle, la gare. Unehorloge démesurée, trois grandes portes en sont

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le seul ornement. Peu importe : c’est face à cecoffre de pierre et de béton que nous nous re-trouvons d’ordinaire. Nous : des hommes de plu-sieurs nationalités dont le but est commun et in-assouvi, défendre la démocratie grecque contreles colonels putschistes qui n’ont pu encore ré-duire un peuple habitué à résister. Des brigadesinternationales dont la seule activité est pourl’instant de se retrouver dans le café qui fait faceà la gare devant des verres de café turc, de thétrop sucré, de raki, selon les goûts de chacun.Alors que la Grèce est au plus à vingt kilomètresvers le Sud, et que Florina et ses casernes regor-geant de militaires insurgés ne sont qu’à trente-cinq kilomètres. Les andartes qui tiennent lamontagne sont encore plus proches, paraît-il.

Nous restons là, des anarchistes espagnols, lasde gérer de minuscules coins de Catalogne,d’Aragon ou d’Andalousie, des anarchistes roma-gnols qui en ont assez de s’occuper de leurs mu-nicipes en prenant d’obligatoires libertés avecleurs principes, des partisans défaits par lestroupes de la papauté et qui viennent chercher iciune victoire qui leur a été refusée chez eux, desrouges venus de Hongrie, des Asturies, du PaysBasque ou de Castille – ceux-ci feignent de nepas remarquer leurs voisins catalans, aragonais etandalous – des démocrates tchèques ou polonaisqui ont fui les Hanséates, quelques Occitans

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comme moi. D’ordinaire je reste la matinée aucafé de la gare, puis je traverse la place et vaisme poster sur les quais. Je vois arriver le train deBeograd. Il y a quelques mois, il franchissait lafrontière à Niki, continuait sur Florina, Kozani,Athènes. Maintenant Monastir est une gare termi-nus. L’express y vient toujours, celui-là mêmequi m’a déposé sur ce quai presque désert uneaprès-midi, à 14 heures 23. Il me plaît de le voirs’arrêter au ralenti le long du quai, tiré par unepuissante 150 sortie des ateliers d’Essen. Jen’aime ni la Hanse, ni les Hanséates, sans douteparce que mon père m’a transmis cette haine, luiqui les a combattus trois ans sur la Loire, mais jesuis cheminot et je sais reconnaître une belle ma-chine. La 150 des chemins de fer serbes est à lafois souple et puissante, une superbe machine detrains internationaux, faite pour tirer des wagonsde luxe aux compartiments tendus de velours surdes lignes à forte rampe. Un objet surprenantdans ce pays où les charrettes à roues pleines sontplus nombreuses que les voitures et les camions,même dans les rues de la ville. De plus elle estbelle avec ses hautes roues décorées d’un filetrouge et le jeu puissant de ses bielles brillantes.Les cheminots serbes sont aussi fiers, aussi soi-gneux de leur matériel que les cheminots occi-tans. Mais les wagons que tire désormais cetteimpératrice déchue ne sont plus que des voitures

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de bois qui ont bien trente ans d’âge et qui sontvenues finir leur temps dans la pluie des Balkans.Elle a à peine amené son convoi jusqu’ici qu’onla détache. Elle manœuvre dans des nuages de va-peur puis revient sur la voie de droite, tournéevers le Nord et Beograd. Là, avec des soupirs,elle attend 17 heures et la nouvelle manœuvre quilui permettra de reprendre les wagons délaissésdepuis le début de l’après-midi. Après quoi, à 17heures 18, elle s’éloignera avec un souffle majes-tueux en direction de la capitale voisine.

Les copains se moquent de moi et du temps queje passe dans la gare. Peu m’importe. que peut-on faire à Monastir, de toute façon, à part visiteraux alentours, dans une plaine bourbeuse que li-mite la pluie, les cimetières de la grande guerre,avec leurs tombes alignées au carré qui portent icides noms occitans, là des noms serbes et albanais,ailleurs des noms allemands, bulgares ou fran-ciens ? Tout compte fait, je préfère la gare auxdiscussions stériles sur ce que nous attendons etsur ce qui nous a amenés là. Cela, nous en avonssuffisamment parlé dans les premiers temps.Maintenant cela suffit : je sais que tous ont été re-crutés comme moi, par un procédé aussi étrange.Et que personne n’en sait plus que moi.

Pour moi, tout a commencé dans une officinede la rue Saint-Alyre, à Clermont-Ferrand. Je ne

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suis qu’un cheminot, même pas un roulant –j’aurais tant aimé l’être – mais pour moi, la Grèce,ce n’est pas uniquement un nom. C’est le pays dela démocratie, c’est le pays qui a inventé la liberté,celui qui a imaginé les cités et les principes quirégissent tous les États, petits ou grands, de laCommunauté Méditerranéenne. quand les militairessont entrés en dissidence contre le gouvernementrépublicain, juste après le départ du roi, quand lefils Venizelos en a appelé à l’opinion internationaleet que celle-ci s’est bouché les oreilles – les colo-nels ne sont-ils pas soutenus par la Hanse ? Etqui se soucie de mécontenter la Hanse ? l’omni-présente, l’omnipotente, l’omnisciente Hanse ? –quand les démocrates grecs ont fait appel auxsimples citoyens de la Méditerranée, celle des li-bertés, celle qui ne cesse de se rétrécir sous lescoups de la Hanse, de ses banquiers, de ses in-dustriels et de ses dictateurs, j’ai dit à monmeilleur ami, Antoine Charles : j’y vais. Il m’arépondu : t’es con, tu risques d’y laisser ta peau,et si t’en reviens, tu retrouveras jamais ta place.Je lui ai dit : je sais, mais ça ne fait rien, je n’aini femme ni gosses, j’y vais. Et quand l’officinede la république hellène s’est ouverte rue Saint-Alyre, j’y suis allé.

Le local ne payait pas de mine. Une porte àpousser, au rez-de-chaussée d’une maison lépreuse.Une pièce meublée d’une table et de deux chaises,

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un type derrière la table. Une autre porte face àl’entrée, donc une autre pièce, pouvait-on supposer,même s’il n’en sortait aucun bruit. Il ne semblaity avoir personne d’autre dans le local que celuiqui m’avait accueilli en un occitan impeccable.Un entretien très bref sur mes motifs. Une invitationà passer dans la pièce d’à-côté. Là, une machine.Je ne sais comment appeler cela. Une cabinepourvue d’un siège et d’une porte. À l’extérieur,un siège devant un tableau de commande. L’hommem’a invité à entrer dans l’engin et à m’asseoir. Ilm’a dit : il vous suffit de penser à vos rêves lesplus fous, rien de plus.

Je ne sais pourquoi, j’ai obéi. J’aurais dû êtreméfiant, réticent, mais j’ai fait ce qui m’étaitdemandé. Les capitaines d’industrie soutenus parla Hanse ont pris le pouvoir là-bas, à Toulouse.Nous autres, les gagés, nous sommes à leur merci.Ils réduisent les salaires au nom de la crise écono-mique, et eux possèdent immeubles, châteaux,forêts, terres, plus que nous ne pouvons l’imaginer.À Clermont règne Maurice Michelin. De ses ate-liers sortent chaque jour des dizaines de voitures,de camions, de locotracteurs. Je travaille à lagare. Je vérifie les essieux des wagons de mar-chandise. Mon salaire va diminuant, la révoltegronde autour de moi. C’est la grève, la vraie, lagrande, la grève générale. Il paraît que dansd’autres villes le travail a cessé aussi, mais les

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informations circulent mal. Clermont s’isole danssa révolte : défilé, occupation des usines, de lagare, de la poste. La police intervient, elle estrepoussée, tout explose: la ville est à nous ! À lamairie se crée le comité de salut, nous allons nousgérer nous-mêmes, nous proclamons Clermontville franche. Il nous faut de quoi organiser le ravi-taillement, certains se préparent à partir dans lescampagnes, mais auparavant nous devons trouverl’argent. Nous n’aurons rien sans rien. Un soir,une foule s’assemble, sans mot d’ordre, devant lademeure des Michelin, un hôtel particulier commetant d’autres, moins ostentatoire peut-être car lesMichelin savent se faire discrets, mais le bruit acouru que leurs coffres étaient pleins d’or et d’ar-gent. Ce que veulent ces gens rassemblés ?Pratiquer une saisie populaire, la première de laville franche. Les Michelin ne sont plus là : ils ontquitté Clermont dès le début des événements. Il nereste que quelques domestiques apeurés qui ne ten-tent pas de s’opposer à la foule qui pénètre dansl’hôtel. Et dans les salons des hommes et desfemmes déambulent, intimidés, jetant des coupsd’œil songeurs aux toiles de maître qui ornent lesmurs, se découvrant en pied dans des miroirs plusgrands qu’eux. On cherche, on fouille, on nedétruit pas. On déplace les meubles, soulève lestableaux, ouvre les tiroirs. Il faut bien se rendre àl’évidence : il y a bien peu d’argent ici. De la

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richesse, oui. Mais pas d’argent. Il faudra le trou-ver ailleurs. La foule se retire, silencieuse, déçue.La ville franche s’organise. Il y a le comité

d’approvisionnement, le comité de relogement,pour parer au plus pressé. Il y a le comité du tra-vail, qui réorganise la production sur de nouvellesbases, le comité de défense auquel j’appartiens,et qui hélas est le plus utile. Car les bruits sontalarmants : l’armée va venir, la ville franche estmenacée.L’armée est venue. Elle a encerclé la ville qui

s’est défendue pied à pied. Nous avons tenté deparler aux soldats, de leur expliquer qu’ils sontdes hommes comme nous dont les parents s’épui-sent pour le plus grand profit des capitaines d’in-dustrie. Mais il s’agissait des nouvelles troupesd’élite, bien payées, sourdes à tout argumentautre que la solde. Hautes barricades, combatsde rues, maisons investies une à une. Fusillades.Nous avions récupéré dans toutes les casernes dela ville les armes et les munitions qui nous fai-saient défaut. Nous les avons utilisées. Nous necapitulerons pas. Mais, petit à petit, la villefranche de Clermont s’est réduite comme peau dechagrin : il ne reste plus d’elle que le quartier dela gare et la cité de l’Oradou. Des avions passenten rase-mottes, battant bruyamment des ailes. Ilsont lâché des tracts qui annoncent que lors deleur prochain passage, s’il n’y a pas reddition,

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ils lâcheront des bombes au lieu de papiers. Surla cité peut-être, pas sur la gare. Nos adversairesla veulent intacte, comme ils ont récupéré in-tactes les usines Michelin. Les premiers bombar-diers arrivent, par vagues de quatre. La vapeurcrachée par leurs turbines se mêle aux brumesfroides de l’automne. Nous sommes prêts : aufusil, à la mitrailleuse, nous tirons. Un premiers’abat en flammes. Les autres virent sur l’aile etdisparaissent en direction du Nord. Ils revien-dront, accompagnés de chasseurs qui mitraille-ront nos postes de tir. Il fait gris, la journée esttriste, à l’image de la cité Michelin de l’Oradou,avec ses rues au carré, ses jardinets semblables,ses maisonnettes mitoyennes et sonores. J’aiconnu ces cités dans mon enfance, et les émois dela jeunesse quand à travers le mur de la chambrej’entendais nos voisins haleter dans l’amour. Jeguettais la voisine lorsqu’elle sortait et m’imagi-nais à la place de son mari. Elle était laide, mas-sive, peut-être moustachue. On a les rêveriesqu’on peut. Nous ne pouvons plus tenir. Il nousfaut partir. Je dois organiser un convoi. À la garenous avons tout préparé depuis quelques jours :au début, c’était avec l’ambition d’aller libérerd’autres villes, maintenant ce sera pour échapperà l’enfermement ou l’extermination. La locomo-tive, une superbe 141 du dépôt, a été blindée ; leswagons aussi ; des tourelles ont été installées

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avec des mitrailleuses. Tel qu’il est, notre trainblindé paraît puissant et invulnérable.Nous avons quitté Clermont. Le train court à

travers la Limagne. Nous avons dispersé lesavions lorsqu’ils sont venus rôder autour de nous.De Clermont nous avons appelé les gares : non,vers l’Est, l’armée ne les occupe pas encore ; ellecontrôle seulement la ligne de Francie ; non, onne cherchera pas à nous arrêter : on s’occuperades aiguillages et des signaux ; c’est la grandesolidarité du rail. Nous filons à travers la Li-magne. Où allons-nous ? Nous n’en savons rien.Je souhaiterais que nous gagnions Saint-Étienneoù l’on dit que la révolte dure encore, mais la 141sera-t-elle capable d’arracher le train blindédans les rudes rampes du Livradois ? J’en doute.La question ne se pose plus. À la sortie de la

gare de Thiers, la voie a été bombardée. On nepasse plus. Nous quittons le train. L’armée n’estpas encore arrivée jusqu’ici. Les couteliers n’ontjamais été du côté du pouvoir. Jaloux de leurs li-bertés, ils ont toujours refusé toute tutelle. Ils nevont pas se soumettre maintenant. Ils nous re-cueillent, nous cachent. La ville franche de Cler-mont n’existe plus, mais Thiers la rebelleprendra la relève...

L’homme, à ce moment, a ouvert la porte. J’ensais assez, a-t-il dit. J’aurais pu continuer longtempss’il ne m’avait interrompu, imaginer la résistance

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de Thiers sur son éperon, de petits groupes dansles monts du Forez et du Livradois, des cachesdans les forêts de sapins, de longues traques, desescarmouches, des embuscades. J’ai toujours étéimaginatif en diable. Je n’ai jamais aimé ce queje suis. J’aurais aimé conduire des trains expresstirés par des Pacific ou des Mikado, j’aurais aimécombattre pour les républiques espagnoles. Jesuis venu trente ans trop tard pour défendre lesEspagnes. J’aurais dû m’appliquer plus à l’écolequand il en était encore temps pour avoir le droitde mener les reines du rail. Mais je peux combattrepour les Grecs au côté des Catalans, des Basquesou des Aragonais. Je peux combattre avec desAsturiens pour camarades de combat. Et j’ai beau-coup travaillé seul, lu, appris. Je peux enfindevenir ce que j’aurais voulu être. Et tout cela setermine à Monastir. Je ne comprends pas.

Pourtant l’homme de la rue Saint-Alyre m’a ditque c’était parfait, que j’étais exactement legenre d’hommes dont la Grèce avait besoin, ilm’a fourni tous les renseignements, les papiers etl’argent pour parvenir jusqu’ici. Il m’a dit qu’àMonastir on nous contacterait pour nous fairepasser la frontière. Et puis plus rien. La pluie.L’attente. Les conversations vaines avec les com-pagnons de bistrot. que font-ils là, d’ailleurs ?Certains n’ont aucune conviction. qu’est-ce que

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les Grecs peuvent attendre du citoyen Maurice ?On l’appelle ainsi par dérision, je suppose. Le ci-toyen Maurice passe son temps à vider des bou-teilles de raki. Le matin, le soir, je l’ai toujoursvu à la même table, tout près de la porte pourmieux harponner celui qui entre, juste à côté desvitres couvertes de pluie et de buée. De temps entemps, d’un doigt incertain, il y inscrit des signescabalistiques. Une bouteille et un verre devantlui, toujours. La seule chose qui change, c’estl’état de la bouteille, plus ou moins vide. Le ci-toyen Maurice a la soixantaine. Il est Breton etancien marin. C’est lui qui le dit. Un jour, j’ai tuéun homme, raconte-t-il à qui veut bien l’écouter.Aujourd’hui c’est dans le port de la Guaira, hierc’était à Valparaiso, demain ce sera à Callao. Ilajoute : ça ne vous fait pas peur ? Vraiment pas !Le citoyen Maurice est presque un vieillard, iltraîne derrière lui une patte folle lorsqu’il serisque à se lever de sa chaise, il est le plus sou-vent immergé dans le raki et les méditations al-cooliques. Son discours favori consiste à évoquerles grands ports du Nord, les quais noyés debrume – celle-là même de l’alcool – d’Anvers,Amsterdam, Bornholm, les filles à matelots quiattendent derrière les vitrines, et les tavernes plusnombreuses que les mouettes sur les estuaires desfleuves et dans le sillage des navires ; là-bas, dit-il, on sait ce qu’est la vie. Comment les Grecs

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ont-ils pu sélectionner cette épave, une épave quide plus fait l’éloge de l’ennemi ? Si j’ai choisi deparler de lui, c’est parce qu’il est le cas extrême,mais quelle utilité peuvent avoir pour défendre laliberté un peintre de croûtes ou un romancier ratéà compte d’auteur ? Et je ne parle que des Occi-tans parce qu’il n’y a qu’eux que je connaisse unpeu, même si je n’ai aucune envie de les fréquen-ter. Décidément, je ne comprends pas ce que jefais à Monastir.

Je sors très vite du café. Pour une fois qu’il nepleut pas ! Il ne reste plus dans le ciel que deslambeaux de nuages qui filent vers le Sud, vers laGrèce. Le vent soulève des feuilles mortes. Il faitfroid, très froid. J’ai envie de marcher. Et pour-quoi pas le long des voies ? Au moins, sur le bal-last, il n’y a pas trace de boue, même si lescailloux en sont désagréables aux pieds. J’avancevite pour me réchauffer. On sort vite de Monastir.Il est dommage que ce soit pour aller nulle part.Je marche longtemps. J’ai laissé derrière moi lesdernières maisons basses de la banlieue. Je m’ar-rête. Il n’est pas question de m’en aller. J’ai vouluvenir ici. J’y suis. Il faut que j’y reste, à attendre.Je me retourne, dos au vent. Monastir, de loin,sous le soleil revenu, est tout autre : c’est bien laville aux vingt-deux ou vingt-trois minarets quel’on décrivait dans le guide touristique que j’ai

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parcouru avant de partir. Ils se dressent au-dessusdes toits, les uns humbles, populaires, sans fiori-tures ni décoration aucune, les autres altiers, àdeux ou trois étages, ornés de balcons ajourés.Plus les tours de la cathédrale, les dômes ortho-doxes. On n’a plus l’impression d’une ville à rasde terre, au ras de la boue, on a l’impressionqu’elle veut s’élancer vers le ciel, à l’image desmontagnes qui enserrent la plaine et qui se déga-gent de leur gangue de nuages. Au sud-est, le mas-sif du Kajmakčalan – est-ce son véritable nom ?Ici chaque lieu en a plusieurs, serbe, grec, ou jene sais quoi... – brille de ses neiges nouvelles. Ilpleuvait ici, il neigeait là-haut. Peut-être mainte-nant les hauteurs sont-elles ensevelies sous deuxou trois mètres de neige, comme on m’a dit quecela pouvait se produire. Les ours se sont retiréspour hiberner. Les seuls êtres vivants, là-haut,sont les andartes que je veux rejoindre. Il fautrentrer en ville. En mon absence, on bat peut-êtrele rappel, on a fait monter mes compagnons dansles camions qui doivent les emmener vers lesmontagnes... Je suis inquiet, tout à coup. J’ai peurd’être venu jusqu’ici pour rien. Et j’ai froid. Jeprends le chemin du retour.

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