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ACTA IASSYENSIA COMPARATIONIS 4/2006 154 KIS ZSUZSA ESZTER Doctorante, Université de Szeged, Hongrie/ Ecole Normale Supérieure de Lyon, France La liberté, un principe primordial de la conception du pouvoir de Montesquieu La liberté est une notion fondamentale au siècle des Lumières, thème de discussion des philosophes. L’Encyclopédie consacre à ce mot vingt-huit colonnes. Elle est aussi quasiment le thème principal des œuvres de Montesquieu. L’envie de liberté et le refus du despotisme se font sentir tout au long des Lettres persanes 1 , non seulement à travers les femmes d’Usbek enfermées au sérail, mais aussi à travers le personnage d’Usbek lui-même fuyant le despotisme de son pays. Nous allons étudier la question de la liberté dans les contes orientaux de Montesquieu, notamment dans les histoires insérées des Lettres persanes, c'est-à-dire l’histoire des Troglodytes relatée dans les lettres 11-14, l’histoire d’Aphéridon et Astarté, connue également sous le nom d’histoire des Guèbres, de la lettre 65, et le conte d’Anaïs et Ibrahim, qui se situe à la lettre 135. Ce sont les trois histoires insérées que la critique reconnaît traditionnellement comme contes. Mais nous avons intégré au corpus deux autres histoires, que nous considérons comme contes philosophiques ou encore ‘anecdotes’, ayant une portée philosophique. Il s’agit notamment du conte sur Mohamed et l’origine de l’impureté, de la lettre 17, et de l’anecdote sur la femme indienne qui se situe à la lettre 120. Les contes sont insérés dans l’œuvre à égale distance, pour pouvoir divertir le lecteur, le laisser souffler après ou avant les thèmes plus graves. Ils illustrent les propos philosophiques des autres lettres sur un ton badin, tout en témoignant d’une réflexion profonde de l’auteur. Nous avons intégré également dans notre corpus deux contes autonomes de Montesquieu, l’Histoire véritable 2 (1730) et Arsace et Isménie 3 , qu’il a commencés à écrire en 1742. Montesquieu, dans De l’esprit des lois 4 distingue la liberté philosophique (opinion que l’on a d’exercer sa volonté) de la liberté politique, entendue comme opinion que l’on a de sa sûreté. Cette distinction est valable pour son œuvre théorique, mais notre étude se limite à des œuvres de fiction. Nous avons fait également une distinction entre la liberté personnelle et la liberté politique, mais cette distinction, due également à la différence des deux genres littéraires, ne suit 1 Pour les citations nous utilisons comme édition de référence “Lettres persanes”, dans Œuvres complètes de Montesquieu, t. 1, éd. dirigée par Jean Ehrard et Catherine Volpilhac-Auger, Oxford-Napoli, Voltaire Foundation-Istituto Italiano, 2004. Nous respectons l’orthographe et la numérotation des lettres de l’édition mentionnée. (Dans la suite Lettres persanes) 2 Nous utilisons comme édition de référence Histoire véritable, éd. dirigée par Roger Caillois, Droz, Genève, Giard, Lille, 1948. 3 Notre édition de référence est celle d’ “Arsace et Isménie”, dans Œuvres complètes de Montesquieu, éd. dirigée par André Masson, t. 3, Nagel, Paris, 1955. (Dans la suite Arsace et Isménie) 4 Nous utilisons comme ouvrage de référence “De l’esprit des lois”, dans Œuvres complètes, Nagel, Paris, 1950, t. 1 (dans la suite De l’esprit des lois).

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    KIS ZSUZSA ESZTER Doctorante, Universit de Szeged, Hongrie/ Ecole Normale Suprieure de Lyon, France

    La libert, un principe primordial de la conception du pouvoir de Montesquieu

    La libert est une notion fondamentale au sicle des Lumires, thme de

    discussion des philosophes. LEncyclopdie consacre ce mot vingt-huit colonnes. Elle est aussi quasiment le thme principal des uvres de Montesquieu. Lenvie de libert et le refus du despotisme se font sentir tout au long des Lettres persanes1, non seulement travers les femmes dUsbek enfermes au srail, mais aussi travers le personnage dUsbek lui-mme fuyant le despotisme de son pays. Nous allons tudier la question de la libert dans les contes orientaux de Montesquieu, notamment dans les histoires insres des Lettres persanes, c'est--dire lhistoire des Troglodytes relate dans les lettres 11-14, lhistoire dAphridon et Astart, connue galement sous le nom dhistoire des Gubres, de la lettre 65, et le conte dAnas et Ibrahim, qui se situe la lettre 135. Ce sont les trois histoires insres que la critique reconnat traditionnellement comme contes. Mais nous avons intgr au corpus deux autres histoires, que nous considrons comme contes philosophiques ou encore anecdotes, ayant une porte philosophique. Il sagit notamment du conte sur Mohamed et lorigine de limpuret, de la lettre 17, et de lanecdote sur la femme indienne qui se situe la lettre 120. Les contes sont insrs dans luvre gale distance, pour pouvoir divertir le lecteur, le laisser souffler aprs ou avant les thmes plus graves. Ils illustrent les propos philosophiques des autres lettres sur un ton badin, tout en tmoignant dune rflexion profonde de lauteur. Nous avons intgr galement dans notre corpus deux contes autonomes de Montesquieu, lHistoire vritable2 (1730) et Arsace et Ismnie3, quil a commencs crire en 1742. Montesquieu, dans De lesprit des lois4 distingue la libert philosophique (opinion que lon a dexercer sa volont) de la libert politique, entendue comme opinion que lon a de sa sret. Cette distinction est valable pour son uvre thorique, mais notre tude se limite des uvres de fiction. Nous avons fait galement une distinction entre la libert personnelle et la libert politique, mais cette distinction, due galement la diffrence des deux genres littraires, ne suit

    1 Pour les citations nous utilisons comme dition de rfrence Lettres persanes, dans uvres compltes de Montesquieu, t. 1, d. dirige par Jean Ehrard et Catherine Volpilhac-Auger, Oxford-Napoli, Voltaire Foundation-Istituto Italiano, 2004. Nous respectons lorthographe et la numrotation des lettres de ldition mentionne. (Dans la suite Lettres persanes) 2 Nous utilisons comme dition de rfrence Histoire vritable, d. dirige par Roger Caillois, Droz, Genve, Giard, Lille, 1948. 3 Notre dition de rfrence est celle d Arsace et Ismnie, dans uvres compltes de Montesquieu, d. dirige par Andr Masson, t. 3, Nagel, Paris, 1955. (Dans la suite Arsace et Ismnie) 4 Nous utilisons comme ouvrage de rfrence De lesprit des lois, dans uvres compltes, Nagel, Paris, 1950, t. 1 (dans la suite De lesprit des lois).

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    pas prcisment la distinction donne de Montesquieu dans De lesprit des lois. Cest pour cette raison que nous transformons la notion de libert philosophique en libert personnelle qui, selon nous, sied mieux au genre du conte.

    La libert personnelle La libert personnelle, philosophique, se fait paradoxalement sentir dans les

    contes insrs surtout par son absence ou par sa ngation. Les femmes dIbrahim, de mme quAstart, dans lhistoire dAphridon et Astart, font cho aux femmes enfermes dans le srail dUsbek. Elles sont la reprsentation de lenvie de libert. La libre disposition de soi est une question-cl de lhistoire des Gubres. La sparation des deux amants par leur pre, le mariage forc dAstart avec un eunuque et sa conversion au mahomtisme tmoignent dun manque de libert individuelle : en perdant votre Religion, vous avez perdu votre libert, votre bonheur, & cette precieuse galit, qui fait lhonneur de votre sexe5. Le mariage avec un eunuque est une ide paradoxale, qui permet lauteur de sensibiliser le lecteur au despotisme, excessif, illogique et inutile. Le mari eunuque devient lincarnation idale du despote, qui profite de son pouvoir de manire insense et brutale. La libert individuelle est nie par la religion musulmane, et la confrontation directe des murs musulmanes et gubres illustre bien que la religion musulmane impose les siennes aux gubres, en les obligeant ainsi vivre dans la crainte6, qui est propre au despotisme, Montesqieu va jusqu employer le mot joug 7.

    La limitation de la libert est accentue galement par le sentiment de lenfermement, qui redouble lenfermement des femmes dUsbek : Les murailles qui vous tiennent enfermes, ces verroux & ces grilles, ces misrables gardiens qui vous observent me mettent en fureur : comment avez-vous perdu la douce libert dont joussoient vos anctres ?8 De mme, le port du voile qui spare les amants et empche leur communication : des yeux de Linx ne lauroient pas p decouvrir ; tant elle toit enveloppe dhabits & de voiles ; et je ne ps la reconnoitre quau son de sa voix.9 Dans ce conte insr, cest la religion musulmane qui devient la cause de la perte de libert. Elle est prsente comme une religion intolrante et conqurante, fonde sur la crainte, et rivale du zoroastrisme : Mon pere tonn dune si forte sympathie, auroit bien souhaitt de nous marier ensemble, selon lancien usage des Guebres introduit par Cambyse : mais la crainte des Mahometans, sous le joug desquels nous vivons, empche ceux de notre Nation de penser ces Alliances saintes, que notre Religion ordonne plutt quelle ne permet []10. Ainsi, elle est limage du despotisme qui rduit la femme tre lesclave dun esclave11. Lexpression de Montesquieu utilise dans De l'esprit des lois, propos des femmes vivant dans les Etats despotiques rejoint cette ide, car elles y doivent tre extrmement esclaves12. 5 Lettres persanes, lettre 65, p. 310. 6 Op. cit., lettre 65, p. 307. 7 Ibid. 8 Lettres persanes, lettre 65, p. 310. 9 Op. cit., lettre 65, p. 309.

    10 Lettres persanes, lettre 65, p. 307-308. 11 Op. cit., lettre 65, p. 310. 12 De l'esprit des lois, livre VII, chap. 9, De la condition des femmes, dans les divers

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    Selon Aurlia Gaillard, le conte dAphridon et Astart est lhistoire dune dmystification et dune libration (religion mahomtane et despotisme tant ici superposables)13, Astart devient doublement libre, en son corps comme en son esprit : Mais vous qui avez su rompre les chaines que mon esprit stoit forges ; quand rompez-vous celles qui me lient les mains ?14

    Lesclavage moral tabli par le mariage avec leunuque est doubl dun esclavage physique. Aphridon, pour librer son amant se vend et vend aussi sa fille nouveau-ne au marchand. Astart apprenant son tour quelle a regagn sa libert au prix de celle dAphridon et de sa fille, demande au marchand de pouvoir redevenir son esclave. Les deux protagonistes renoncent donc leur libert par libre choix, par amour pour lautre : Je vous demande, dit-elle [au marchand], la servitude, comme les autres vous demandent la libert []. Malheureux, dit-elle [ Aphridon], as-tu pens que je pusse accepter ma libert aux depens de la tienne ?15 Bien quils aient perdu leur libert, ils se rconfortent dans le renoncement soi, et nous pouvons en dgager lide dun bonheur qui trouve sa source dans laltruisme : Nous nous soulagions lun & lautre dans les travaux de la servitude, & jtois charm lorsque javois p faire louvrage, qui toit tomb ma sur.

    Nous pouvons donc mettre en parallle les deux types de servitude : dune part lesclavage habituel, mais qui ne se ralise ici que par libre consentement, un esclavage o, bien que le corps soit esclave, lesprit, lui, ne lest pas. Dautre part la servitude domestique, terme employ par Montesquieu dans De lesprit des lois, pour dsigner la relation ingale dans le mariage. Ce deuxime type de servitude est prsente comme plus dure, car elle est la ngation de la libert philosophique, tant donn labsence de toute libre volont. Cest le cas galement des femmes dUsbek et celles dIbrahim, qui avait : douze femmes extremement belles, quil traitoit dune maniere trs-dure : il ne se fioit plus ses Eunuques, ni aux murs de son Serrail : il les tenoit presque toujours enfermes dans leur chambre sans quelles pussent le voir, ni se parler ; car il toit mme jaloux dune amiti innocente : toutes les actions prenoient la teinture de sa brutalit naturelle : jamais une douce parole ne sortit de sa bouche ; & jamais il ne fit un moindre signe, qui najoutt quelque chose la rigueur de leur esclavage.16

    Nous pouvons dcouvrir par le biais du contraste entre le vrai et le faux Ibrahim, que le despotisme et la limitation de la libert des femmes nassurent ni la vertu de ces dernires, ni le bonheur de leur matre. La libert de la femme est entendue surtout comme la libre disposition delle-mme, et le libre choix de son amant, ce dont nous pouvons trouver des exemples dans tous les contes. Cest le cas de la femme indienne du conte 120 des Lettres persanes, qui se rvolte contre les traditions, refusant de mourir sur le bcher pour ne pas retrouver son vieux mari

    gouvernements, p. 139. 13 Gaillard, Aurlia, Montesquieu et le conte oriental. Lexprimentation du renversement, dans Feries, n. 2, 2004-2005, p. 115. 14 Lettres persanes, lettre 65, p. 312. 15 Op. cit., lettre 65, p. 314. 16 Lettres persanes, lettre 135, p. 506.

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    jaloux, et elle choisit mme de changer de religion et de devenir musulmane, pour viter le second mariage au Paradis, avec son mari dfunt.

    Lexemple le plus frappant est celui dArsace et Ismnie, car Ardasire/ Ismnie17, non seulement choisit librement son amant, mais est aussi capable de lutter pour lui plusieurs reprises et le menace de suicide, de peur de le perdre. Anas demande la mort pour ne plus devoir supporter la brutalit de son mari, et cest le cas galement de Roxane, qui est la seule femme dans le srail dUsbek revendiquer le droit lamour et qui nhsite pas non plus se donner la mort aprs celle de son amant. Le conte des Gubres prsente galement le choix libre des amants, o la femme, aprs un mariage forc avec un eunuque, le dlaisse, pour retrouver le bonheur avec son frre-amant. Le choix dun couple incestueux pour reprsenter lamour parfait attnue la critique du despotisme, loigne le conte de la ralit, et le plonge dans un monde lointain -dun point de vue aussi bien gographique que temporel - dans un ge dor inconnu.

    Un pisode de lHistoire vritable illustre bien le despotisme domestique de certains monarques, que le lecteur peut facilement transposer au niveau politique. Le sultan, aprs avoir surpris une de ses femmes, la fait craser par un lphant. L lphant qui a t homme dans une vie antrieure, ayant subi une transmigration de lme, et se retrouvant donc dans la peau de lanimal, fait la rflexion suivante, comportant une critique forte contre le pouvoir despotique, bien videmment plutt politique que marital : Je vais punir une femme pour avoir viol des lois quon est mille fois plus coupable davoir faites. Jobis, mais cest regret.18 Dans De l'esprit des lois, Montesquieu, en rflchissant sur le principe des Etats despotiques, crit : le despote na aucune rgle, & ses caprices dtruisent tous les autres19.

    Mais cela nest pas vrai exclusivement pour le mariage, mais pour tout lien social : toute atteinte la libert rend les liens insupportables. Nous remarquons un dplacement du familial vers le politique dans le conte dAnas et Ibrahim, o les deux Ibrahim se comportent dans le srail comme des rois, le premier incarnant le despote et le nouveau le monarque juste. Ainsi, le vrai Ibrahim prsente toutes les caractristiques dun tyran, dune brutalit naturelle, qui gouverne par la crainte, ce qui est justement le propre du monarque des Etats despotiques, o il faut de la crainte20. Il commande sans quelles [ses femmes] pussent le voir21, il les opprime en les enfermant sous la clef, sans quelles pussent [] se parler, dans la rigueur de leur esclavage22, et il tend cette mfiance galement ses serviteurs, ses eunuques. De son ct, le faux Ibrahim, le nouveau Matre, se comporte dans le srail comme un monarque juste, qui assure la libert et le bonheur de ses femmes-

    17 Ardasire est lalter-ego dIsmnie. Ismnie est la dnomination de la femme la fin du conte, devenant reine de la Bactriane. 18 Histoire vritable, p. 13. 19 De l'esprit des lois, livre III, chap. 8, Que lhonneur nest point le principe des tats despotiques, p. 32. 20 De l'esprit des lois, livre III, chap. 9, Du principe du gouvernement despotique, p. 33. 21 Lettres persanes, lettre 135, p. 506. 22 Ibid.

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    sujets, aussi libres queux [les hommes]23. Montesquieu utilise des verbes pour dcrire les actions propres un monarque, mais dans ses actions, dans ses dcisions, il montre de lhumanit et de la largesse : le nouveau Matre prit une conduite si oppose celle de lautre quelle surprit tous les voisins. Il congedia tous les Eunuques ; rendit sa maison accessible tout le monde ; il ne voulut pas mme souffrir que ses femmes se voilassent ; ctoit une chose assez singuliere de les voir dans les festins parmi des hommes aussi libres queux. Ibrahim crut avec raison que les coutumes du Pas ntoient pas faites pour des Citoyens comme lui. Cependant il ne se refusoit aucune depense, il dissipa avec une immense profusion les biens du jaloux, qui de retours trois ans aprs des Pas lointains o il avoit t transport, ne trouva plus que ses femmes, & trente-six enfants.24

    La libert politique La libert politique ne signifie pas faire tout ce que lon veut. Montesquieu

    donne la dfinition de la libert politique dans De lesprit des lois : Dans un tat, cest--dire dans une socit o il y a des loix, la libert ne peut consister qu pouvoir faire ce que lon doit vouloir, & ntre point contraint de faire ce que lon ne doit pas vouloir.25 Ainsi, les premiers Troglodytes, bien quils aient lillusion dtre libres, ne le sont pas : Ce Peuple libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage ; tous les particuliers convinrent quils nobroient plus personne ; que chacun veilleroient uniquement ses intrts, sans consulter ceux des autres.26 Lexcs de libert des Troglodytes tue la libert, la libert particulire empite sur la libert des tiers. Chez les Troglodytes, faute dEtat et de lois, cest la vertu et les murs qui devraient limiter la libert individuelle, et la deuxime gnration des Troglodytes naura pas de mal la raliser. Avec ltablissement dun Etat, et la mise en place des lois, elles veillent sur la protection de la libert, comme aussi sur son abus. Cette ide est explicite plus longuement dans le chapitre de De l'esprit des lois intitul Ce que cest que la libert : La libert est le droit de faire tout ce que les loix permettent : &, si un citoyen pouvoit faire ce quelles dfendent, il nauroit plus de libert, parce que les autres auroient tout de mme ce pouvoir27.

    Dans lHistoire vritable, Montesquieu nous rend sensibles aux dangers menaant la libert par un procd original, plaant le porte-parole de la libert dans la peau dun lphant. La phrase est prononce aprs quun jeune lphant perde la libert et soit dress, pour le plus grand plaisir des autres lphants, qui vivent en captivit depuis longtemps : La libert naturelle est, de tous cts, attaque. Ceux qui vivent dans lesclavage sont aussi ennemis de la libert des autres que ceux qui commandent avec plus dempire.28 La citation dvoile le caractre profondment goste des lphants - hommes, et a une forte porte politique. 23 Lettres persanes, lettre 135, p. 511. 24 Ibid. 25 De l'esprit des lois, livre XI, chap. 3, Ce que cest que la libert, p. 205. 26 Lettres persanes, lettre 11, p. 162. 27 De l'esprit des lois, livre XI, chap. 3, p. 206. 28 Histoire vritable, p. 12.

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    Llphant, cet animal exotique, est rput au XVIIIe sicle avoir beaucoup dinstinct, tre fort tranquilles, & ne sirrit[a]nt que lorsquon loffense. LEncyclopdie le dcrit non seulement comme objet dune observation, mais galement comme un personnage des contes, car lamour du merveilleux a fait croire que llphant a des vertus & des vices, quil est chaste & modeste, orgueilleux et vindicatif, quil aime les louanges, quil comprend ce quon lui dit29. Cependant ce nest srement pas uniquement pour son pacifisme, son intelligence et sa vertu, que Montesquieu la prfr au lion. Lauteur y joue sur les symboles, en juxtaposant le symbole ordinaire du roi, le lion, au symbole antique du monarque, llphant, qui se rfre Csar : On donne au lion le titre de Roi des animaux ; il nen est que le tyran, et jen suis le Roi.30 Lide de llphant, protecteur des animaux, contre lattitude sauvage et brutale du lion, est explicite galement quelques lignes plus loin : tous les animaux qui craignoient les btes froces venoient patre autours de lui [llphant]31. De plus, parler du roi indirectement, en le dsignant par llphant, renforce le ct magique, imaginaire, de la fable.

    Nous pouvons dduire que seules les murs et/ou les lois justes peuvent limiter, temprer le pouvoir individuel, pour quil ne devienne pas abusif, et garantir ainsi la libert. Arsace tire des leons des fautes de son prdecesseur : ce qui avoit troubl la fin du rgne dArtamne, cest que dans sa jeunesse il avoit conquis quelques petits peuples voisins, situs entre la Mdie et la Bactriane. Ils taient ses allis ; il voulut les avoir pour sujets, il les eut pour ennemis []32. Arsace expose des maximes sur la libert, et le droit des peuples disposer deux-mmes, o il associe lide du bonheur avec la libert : vous vivrez heureux sous mon empire, & vous garderez vos usages & vos lois. Oubliez que je vous ai vaincus par les armes, & ne le soyez que par mon affection.33 Cest une ide qui suit bien celle expose dans le chapitre intitul Des murs du peuple vaincu De l'esprit des lois : Dans ces conqutes, il ne suffit pas de laisser la nation vaincue ses loix : il est peut-tre plus ncessaire de lui laisser ses murs ; parce quun peuple connot, aime & dfend toujours plus ses murs que ses lois34.

    Montesquieu insiste sur limportance de la stabilit des lois, la ncessit de les protger, et surtout contre les abus des puissants. Cest la suite de sa rflexion ce sujet dans De l'esprit des lois, o il aboutit dj au constat que tout homme qui a du pouvoir est port en abuser, donc pour quon ne puisse abuser du pouvoir, il 29 Diderot, DAlembert, Encyclopdie ou dictionnaire raisonn des sciences des arts et des mtiers, nouvelle impression en facsimil de la premire dition de 1751-1780, Stuttgart -Bad Cannstatt, 1966, vol. 5, art. lphant, p. 500-501. 30 Histoire vritable, p. 13, citation remanie et reprise galement dans Arsace et Ismnie : On dit que le tigre est le roi des animaux, il nen est que le tyran, & jen suis le roi, Arsace et Ismnie, p. 511. 31 Arsace et Ismnie, p. 511, mais cette phrase a remplac une autre, encore plus explicite : On remarque que tous les animaux qui craignent les tigres & les lions se rfugient prs des lieux o sont les lphants. 32 Arsace et Ismnie, p. 516. 33 Arsace et Ismnie, p. 517. 34 De l'esprit des lois, livre X, chap. 11, Des murs du peuple vaincu, p. 193.

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    faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrte le pouvoir35. Les maximes dArsace sont une continuation parfaite de cette pense. Lauteur expose les devoirs des princes, qui consistoient en deux choses : lune, de dfendre les lois de lEtat contre les passions des particuliers ; & lautre, de les dfendre contre leurs propres passions. Que le premier de ces devoirs toit moins difficile remplir que lautre, parce quil est plus ais de contenir les autres que de se contenir soi-mme.36 Montesquieu dvoile avec une grande lucidit le danger des passions et des intrts personnels qui menacent des deux cts, avec une force gale, et cela est rendu sensible par ces phrases symtriques, qui dvoilent le balancement entre les passions des particuliers et leurs propres passions [celles des rois]. Nous pouvons rapprocher les maximes politiques dArsace des maximes gnrales de politique des Penses, et nous pouvons constater que ce nest que le style qui change, adapt au genre. Ainsi, bien entendu, les maximes dArsace refltent sa mditation, et elles sont adaptes son propre gouvernement, tandis que les maximes des Penses sont trs gnrales, et conformment cela, Montesquieu utilise la formule impersonnelle : Il ne faut point faire par les lois ce que lon peut faire par les murs. Les lois inutiles affaiblissent les ncessaires. Quand il suffit de corriger, il ne faut point ter37.

    Le sujet de la tyrannie est un sujet abondant, auquel lauteur revient souvent, non seulement dans ses uvres thoriques, mais aussi au sein de ses contes, pour contester labus et les excs, et souligner ces dangers, et montrer quelle est la cause de sa propre perte. Montesquieu souligne cette ide dans un passage trs ironique de lHistoire vritable, en racontant la vie dun tyran des Indes et de son mdecin : le premier vivait de faon trs dangereuse et malsaine, et au second, ltiquette de la cour [] dfendoit de lui [ lempereur] survivre38. Remarquez bien que tous les efforts que la tyrannie fait en sa faveur, ne manquent jamais de tourner contre elle.39 Un autre pisode de lHistoire vritable dvoile bien que ce qui spare le hros dun tyran est infime, car les hros manqus dans la procration divine deviennent des tyrans. [] les hros sont destins tre les instruments de la vengeance divine, et, sils avoient une origine humaine, ils ne seroient pas assez inexorables40. Cette dernire caractristique est aussi la premire des tyrans, ce qui les spare donc, cest que les tyrans ne sont mme pas les instruments de la vengeance divine, mais ceux de leur propre vengeance.

    Nous avons donc vu que la libert est primordiale dans la conception de la

    politique de Montesquieu, non seulement dans ses uvres thoriques, mais galement dans ses contes. Pour quun pays puisse vivre heureux, le monarque doit assurer la fois la libert individuelle, source dpanouissement personnel, mais

    35 De l'esprit des lois, livre XI, chap. 4, p. 206. 36 Arsace et Ismnie, p. 514. 37 Montesquieu, Penses, Le spicilge, Laffont, Paris, 1991, Pense 1007, p. 382. 38 Histoire vritable, p. 49. 39 Histoire vritable, p. 50. 40 Histoire vritable, p. 57.

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    aussi la libert politique, sans laquelle la prosprit du pays est impossible. Montesquieu reprsente lenvie de libert travers les figures fminines, et rend sensible leur soumission au despotisme essentiellement travers linstitution du mariage, qui est dpeinte dans la majorit des cas comme une tyrannie. Par le dplacement du familial vers le politique nous pouvons deviner que les maris peuvent reprsenter les monarques, qui peuvent tre soit justes, soit tyranniques, pour illustrer les divers gouvernements. Mais lauteur dpeint galement de faon claire la libert politique, o les contes sont en rsonance avec les ides quil dfend dans De lesprit des lois. Ainsi, le monarque, pour assurer la libert, et ainsi aussi le bonheur de son peuple, doit veiller viter les abus, et pour cela les lois justes sont indispensables.

    Rsum

    Je me propose dans mon article dtudier la question de la libert, comme un principe indispensable de la conception du pouvoir de Montesquieu. Jtudie le thme de la libert dans ses contes orientaux, qui ont une forte porte philosophico-politique, et jutilise comme pice de comparaison son ouvrage thorique, De lesprit des lois, pour voir sil sagit dune continuation, ou au contraire dune contestation de sa thorie politique.

    Nous avons distingu la libert personnelle et la libert politique, que nous avons examines tout dabord sparment, pour ensuite constater que les femmes enfermes dans le mariage, sont les incarnations de lenvie de libert. Et de ce fait la libert personnelle est indissociable de la libert politique. Mais nous tudions dans un deuxime temps galement la libert politique de faon autonome, pour dgager les caractristiques essentielles dun monarque juste, c'est--dire le respect des lois, qui protgent justement contre lexcs, labus et la tyrannie.