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MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE Université ALGER 2-BOUZAREAH Faculté des Lettres et des sciences humaines Département de Français Ecole Doctorale Algéro-Française de Français Pôle CentreAntenne d’Alger THESE Pour l’obtention du diplôme de DOCTORAT és Sciences Spécialité : Français Option : Sciences des textes littéraires Vous avez dit … Intégration ? Une mise à l’épreuve de l’Intégration dans quelques romans (des années 2000) de l’immigration algérienne en France Thèse soutenue par : Sabrina FATMI-SAKRI Sous la direction des Professeurs : Ouarda HIMEUR & Guy DUGAS Membres du jury: - Mme K. KHELLADI Professeure Université d’Alger 1 Présidente - Mme O. HIMEUR Professeure Université d’Alger 2 Rapporteur - Mr G. DUGAS Professeur Université Montpellier III Co-rapporteur - Mr F. LECERCLE Professeur Université Paris IV-Sorbonne Examinateur - Mme M. HADJ-NACEUR Professeure Université d’Alger 1 Examinatrice Année universitaire 2011-2012

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MINISTERE DE L’ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Université ALGER 2-BOUZAREAH

Faculté des Lettres et des sciences humaines

Département de Français

Ecole Doctorale Algéro-Française de Français

Pôle Centre– Antenne d’Alger

THESE

Pour l’obtention du diplôme de

DOCTORAT és Sciences

Spécialité : Français

Option : Sciences des textes littéraires

Vous avez dit … Intégration ?

Une mise à l’épreuve de l’Intégration dans quelques romans (des années 2000)

de l’immigration algérienne en France

Thèse soutenue par : Sabrina FATMI-SAKRI

Sous la direction des Professeurs : Ouarda HIMEUR & Guy DUGAS

Membres du jury:

- Mme K. KHELLADI Professeure Université d’Alger 1 Présidente

- Mme O. HIMEUR Professeure Université d’Alger 2 Rapporteur

- Mr G. DUGAS Professeur Université Montpellier III Co-rapporteur

- Mr F. LECERCLE Professeur Université Paris IV-Sorbonne Examinateur

- Mme M. HADJ-NACEUR Professeure Université d’Alger 1 Examinatrice

Année universitaire 2011-2012

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Aux miens

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Remerciements

Une reconnaissance appuyée à ma directrice de recherche Madame la

Professeure Ouarda HIMEUR pour sa disponibilité, son soutien et ses précieux

conseils.

Je remercie également mon co-directeur de recherches, Monsieur le

Professeur Guy DUGAS, pour sa bienveillante attention et pour m’avoir

accompagnée avec confiance tout au long du présent travail.

Une pensée émue est destinée tout particulièrement à mon cher mari, pour

sa patience, son soutien, sa disponibilité et ses encouragements tout au long de

ce prenant travail.

Un sentiment de gratitude infinie va à mes chers parents qui ont toujours cru

en moi ainsi qu’à ma sœur pour son aide dévouée.

Enfin, un grand merci à mes amies qui -autour d’un repas, d’un café ou

d’une discussion passionnante- ont su m’encourager et contribuer à

l’enrichissement de cette thèse de Doctorat.

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INTRODUCTION

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1. Rappel historique :

Émigrer est rarement un phénomène spontané et encore moins une décision

facile à prendre. Les raisons de partir sont multiples. Le départ peut répondre à

une proximité géographique, à une fuite dans une situation d’urgence, à un

choix de liberté, à des considérations ethniques et/ou culturelles, à une

attraction liée à une longue histoire entre les pays et surtout à un souci de

trouver du travail.

Au XIXème

siècle, la France devient un pays d’immigration. L’accueil des

populations étrangères se fait par à-coup mais c’est à partir de 1830 que les

premiers exilés politiques européens arrivent. Qu’ils soient Arméniens ayant

échappé au génocide turc, italiens antifascistes, Russes chassés par le

Bolchevisme, Allemands antinazis ou espagnols rejetant le franquisme,

beaucoup trouvent refuge dans l’Hexagone.

La seconde phase qui s’amorce est liée aux besoins de main-d’œuvre. Ce sont

les Maghrébins, notamment, qui contribuent au développement économique de

la France. Les Portugais, les Italiens, les Espagnols, les Polonais, les Russes, les

Arméniens, les Belges et les Africains vont également être massivement

employés durant les périodes de croissance.

Le terme « émigrant », qui se rapporte à ces déracinés, est ainsi défini par le

Robert : C’est la « qualité d’une personne qui quitte son pays pour aller

s’établir dans un autre momentanément ou définitivement ». Avec le temps, ce

terme est concurrencé par celui d’ « immigrant » qui, selon le Larousse est

appliqué « [aux] personne[s] qui [se sont] établi[es] dans le pays d’accueil ».

Ceux-ci seront à la fois, acteurs et enjeux de la lutte sociale des XIXème

et

XXème

siècles. La différence entre les émigrés et les immigrés réside donc dans

la durée du séjour qui est limité dans le temps pour les premiers et définitif pour

les seconds.

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Les immigrés, qui nous intéressent ici, vont mener un combat qui a pour motifs

les conditions de travail dans un premier temps et les conditions de vie dans un

second temps. Celles-ci concernent essentiellement le lieu de vie, les pratiques

religieuses, le regroupement familial et la scolarisation des enfants.

Les enfants de la deuxième et troisième génération de l’immigration, devenus

Français, font leur apparition sur la scène publique au début des années 1980.

Stigmatisés en raison de leurs origines, ils sont considérés comme une nouvelle

« classe dangereuse » lorsque les violences urbaines ont secoué, et secouent

encore, sporadiquement les banlieues. Le paysage politique s’est alors

transformé. Du côté de l’extrême droite, le Front National prospère sur les

angoisses de l’opinion et la détresse des victimes de la crise économique. Du

côté de la gauche, les associations antiracistes, comme SOS Racisme,

mobilisent la jeunesse en utilisant de nouvelles formes d’expression. Les

marches pour l’égalité sont l’une d’elles.

A partir de 1981, La « question des immigrés » s’installe au cœur du débat

politique. Les dispositifs varient d’un gouvernement à l’autre. Depuis 1984, le

consensus s’est, toutefois, fait autour de deux objectifs : la réduction des flux

migratoires, de manière générale, et l’intégration des immigrés « Français » ou

en situation régulière.

Plusieurs plans ont été élaborés dans cette dernière optique. En 1989, le Haut

Conseil à L’Intégration voit le jour. En 2002, Jacques Chirac annonce sa

« politique d’intégration » après sa réélection. En 2005, c’est le Contrat

d’Accueil et d’Intégration qui est créé ainsi que la Haute Autorité de Lutte

contre les Discriminations et pour l’Egalité (La HALDE).

A la suite des émeutes de novembre 2005, le problème de l’Intégration est

devenu l’un des objectifs du programme du gouvernement français. Les

politiques qui ont été successivement qualifiées de politiques d’Assimilation,

jusqu’au début des années 1980, puis d’Intégration, depuis cette date, ont pour

objectif de faire participer toutes les populations à la vie collective.

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Une nouvelle loi définit la politique « d’immigration choisie », en 2006, et un

projet de loi a été adopté la même année en Conseil des Ministres. Il prévoyait

d’instaurer la cohésion sociale et l’égalité des chances sous l’égide du Ministre

Délégué de l’époque, Azouz Begag. Cette loi durcit les conditions de

l’immigration familiale et son contrôle et fixe les possibilités de régularisation à

dix ans de présence en France.

Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le dernier Ministère en date prend

comme dénomination Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Asile et

du Développement solidaire. Il a pour ministre Claude Guéant (Mars 2011). Ce

ministère remplace celui de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité

Nationale et du co-développement qui était chapeauté par Brice Hortefeux

(2007-2009). Celui-ci a eu comme successeur Éric Besson (2009 – 2011).

Les politiques se succèdent donc avec pour corollaire de nouveaux programmes

car il y a, successivement, passage de la politique d’insertion à celle de

l’Assimilation, puis de celle de l’Intégration à celle de l’Egalité des chances et

de la Cohésion sociale. Aujourd’hui, il est question de « Diversité ». La

désignation réservée aux vagues migratoires devient modifiable et adaptable à

chaque contexte politique. Ce sont successivement « émigrés », « enfants

d’émigrés », « immigrés ». La dernière en date est celle de « beurs » qui se

réfère de plus en plus aux générations post-migratoires.

Notre recherche est axée, de manière générale, sur l’immigration comme

phénomène social contemporain et, d’une manière spécifique, sur la deuxième

génération de l’immigration maghrébine en France. Le Larousse, qui définit

l’ « immigration » comme « l’action de venir dans un pays pour s’y fixer d’une

manière temporaire ou définitive », se réfère aux personnes d’origine étrangère

vivant en France. Cette dénomination se substitue de plus en plus à toutes les

autres telles qu’exilés, expatriés, émigrés ou migrants. Dans cette recherche,

elle désignera particulièrement la deuxième génération de l’immigration

algérienne en France.

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Le terme d’ « immigration » ne peut, de nos jours, se concevoir sans son

désormais corollaire qui est celui de l’Intégration. Le fait de quitter son pays de

façon durable ou définitive renvoie systématiquement au fait d’ « entrer » et

donc d’« intégrer » les valeurs d’un pays dit « étranger » et où la référence à un

contexte socioéconomique et socioculturel nouveau et différent importe.

2.- Le choix du sujet et du corpus :

Le thème de l’immigration, bien qu’il soit omniprésent dans la littérature

francophone, n’est pas évoqué de la même manière chez tous les écrivains et à

toutes les époques. Au fil du temps, une évolution s’est produite dans la

manière dont les écrivains conçoivent cette thématique.

De ces débuts jusqu’à nos jours, la littérature de l’immigration porte l’empreinte

d’un sentiment d’exil intérieur circonscrit historiquement et socialement. Ce

sentiment est né de : « la tension qui existe entre l’espace culturel et

linguistique de l’enracinement identitaire et la séduction qu’exercent les

espaces autres comme la France ou l’Occident. »1. Vécue comme « une

expérience de décentrement par rapport à soi et à l’immédiateté du vécu »2,

l’immigration pouvait être confondue avec l’exil.

La distinction qui existe entre ces deux termes est que le premier concerne, par

son effet de masse, une communauté dans son ensemble alors que le second est

à envisager dans une perspective individuelle3. A un certain moment de

l’Histoire, le départ du pays d’origine ne pouvait être que temporaire et devait

s’achever par un retour. La descendance, qui a la ferme conviction d’être

française, a transformé les parents « émigrés » en parents « immigrés ». La

perspective d’un retour au pays n’existe plus et ces derniers « négocient »,

1 ALBERT, C., L’Immigration dans le roman francophone contemporain. Khartala. 2005, p.10.

2 Idem.

3 Idem., p. 11.

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depuis les années 1980, leur intégration dans la société d’accueil et une

redéfinition de leur identité.

L’émergence de la littérature beure, des littératures migrantes au Québec et de

la littérature de l’immigration africaine marque véritablement l’entrée de

l’immigration comme thématique d’une importance majeure.

Les écrivains de cette catégorie qui ont produit des romans dans les années

2000 font l’objet de cette recherche. La figure de l’immigré qu’ils dessinent est

une représentation emblématique d’une différence qui bouscule l’intégrité

territoriale et symbolique de la littérature française. Le bricolage identitaire,

l’hybridité et la transculturation sont des thématiques nouvelles qui dépassent

les clivages ethniques ou nationaux, récusent toute conception monolithique de

l’identité et redéfinissent le multiculturalisme et le pluriethnisme.

Notre recherche se propose d’étudier la représentation de l’Intégration comme

phénomène social nouveau dans quelques productions romanesques dites de

l’immigration, parues dans les années 2000. Un problème de désignation se

pose ici car dans les années 1980, il est question de Littérature beure. Dans les

années 2000, c’est de Littérature de l’Immigration qu’il s’agit. Aujourd’hui,

c’est la catégorie de Littérature Post-migratoire qui s’impose.

La date de publication choisie est importante à bien des égards. Nous

connaissons la polémique que la question de l’Intégration a soulevée ; comme

nous connaissons celles de l’Identité Nationale et le débat sur la laïcité qui ont

mobilisé et les partis politiques, et les associations, et les citoyens d’ici et

d’ailleurs.

La question que nous nous sommes posée était de savoir si les crispations

identitaires et socioculturelles dont souffrait la génération beure des années

1980 ont été dépassées et remplacées par d’autres préoccupations ou, si au

contraire, elles persistent toujours.

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Nous avons recensé un nombre assez important d’écrits traitant de cette

problématique. Parmi les auteurs lus, ceux sur lesquels nous avons porté notre

choix sont Azouz Begag, Nor Eddine Boudjedia et Faïza Guène. D’autres noms

vont contribuer, au fil de cette recherche, à apporter une part de lumière sur

l’objet de la présente étude.

Le corpus du travail est donc constitué de ces trois romans :

- Faïza Guène : Du rêve pour les oufs, Ed. Hachette, 2006, 211 pages.

- Nor Eddine Boudjedia: Little Big Bougnoule, Ed. Anne Carrière, 2005, 168

pages.

- Azouz Begag : Quand on est mort, c’est pour toute la vie, Gallimard jeunesse,

2002, 137 pages.

L’écrivain le plus connu et reconnu, aussi bien en Algérie qu’en France, est A.

Begag. Cet écrivain consacré fait partie de la génération fondatrice de la

littérature beure et sa place dans le champ littéraire est incontestable. Il en est

même l’une des références phares. Son intense activité en faveur de la cause

beure a fortement contribué à accroître son audience. Sa promotion et sa

nomination comme Ministre Délégué dans le gouvernement de Dominique de

Villepin ont, de leur côté, étendu sa renommée.

F. Guène, elle, est entrée en littérature avec Kiffe kiffe demain1. Le titre donne

une double consonance optimiste de ce titre. La première, incitant à kiffer et

donc à apprécier la vie de demain, va de pair avec la deuxième qui correspond à

la figure arabe kif-kif qui veut dire tous égaux demain. Une troisième lecture

peut, cependant, montrer que cet auteur propose, par ce titre, une autre

sémantique.

« Kif-kif » demain ou plutôt demain sera « kif-kif » peut souligner l’immuabilité

d’une situation. Le titre de son second roman laisse plutôt perplexe car il nous

1 Paris, Hachette, 2004.

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prévient que ce « kif-kif », qui va dans le sens de l’égalité, n’est finalement

que Du rêve pour les oufs! C’est le titre du roman qui est l’objet de notre

questionnement.

N. Boudjedia, le troisième auteur, a écrit Little Big Bougnoule. Il raconte

l’histoire d’un jeune beur parfaitement intégré à la vie française et qui, lors

d’une crise existentielle, va au pays de ses parents afin de s’interroger sur ses

origines. Lors de ce voyage initiatique, le personnage-narrateur tente de définir

son être par rapport à un espace géographique qui est à la fois complémentaire

et antithétique.

Du rêve pour les oufs de F. Guène et Quand on est mort c’est pour toute la vie

de A. Begag relèvent de l’autofiction. La trame narrative de chacune des œuvres

puise dans le vécu réel des auteurs. Ces derniers sont eux-mêmes des enfants de

l’immigration maghrébine en France et leurs productions répondent aux critères

de l’autofiction. L’autofiction, telle que définie pour la première fois par Serge

Doubrovsky, est une :

« fiction d’événements et de faits strictement réels »1. Ce critique enchaîne : « si

l’on veut, autofiction [c’est] avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure

du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman traditionnel ou nouveau. »2.

Il reprend ailleurs : « si j’essaie de me remémorer, je m’invente […]. Je suis un

être fictif »3.

Dans la quatrième de couverture de Little big bougnoule de N. Boudjedia, il est

dit que le roman en question est un conte philosophique contemporain. Le

Conte philosophique, tel que Voltaire le conçoit, se caractérise par sa capacité à

tourner en dérision et à parodier les situations et les modes narratifs

traditionnels. Ainsi, l’annonce d’une situation idyllique dans Little big

1 Dans le péritexte de son roman : Fils, 1977, Ed. Gallimard, coll. Folio, sur la quatrième de

couverture.

2 Idem.

3 DOUBROVSKY, S., Le livre brisé, Paris, Grasset, 1989, p. 212.

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bougnoule, celle d’un personnage parfaitement intégré à la société française,

donne à lire une série d’épisodes malheureux qui viennent démentir les illusions

du début du récit.

Le roman propose d’apporter une vision philosophique de son histoire. Il met

donc en œuvre les caractéristiques du conte philosophique afin de mettre en

scène les péripéties qui constituent la trame romanesque de son récit. La

rencontre de l’ « Autre » se fait d’abord dans un espace qui s’apparente à celui

du merveilleux, du point de vue du personnage principal.

Les péripéties qui alimentent le récit permettent d’utiliser certains

« ingrédients » typiques aux histoires merveilleuses. L’apparition inattendue de

Mozart, le sauveur rencontré au moment de l’arrivée du personnage principal

dans le désert, en est un. Le roman n’apporte pas, toutefois, que de l’optimisme

et de l’enchantement. Il est aussi lieu de dénigrement et de remise en cause et

c’est cette polysémie et ces sens multiples qui restent à découvrir.

Une des finalités du conte philosophique est, en effet, de délivrer un

enseignement et un message. L’interrogation que soulève le roman de N.

Boudejdia forme la trame d’un vaste débat philosophique. Cet auteur enrichit, à

notre avis, la réflexion sur les identités hybrides dans une perspective nettement

critique et s’inscrit dans le combat mené pour le respect des droits et pour le

dialogue entre les hommes.

3.- La Problématique et les hypothèses de travail:

Si la fiction est imagination, elle n’en contient pas moins une reproduction du

réel. Elle donne une illusion du réel mais parle aussi du réel. Si dans les romans

choisis, la thématique de l’Intégration est soulevée avec véhémence, c’est parce

qu’elle est un sujet de débat dans la réalité et génère à la fois de la contrariété,

de la frustration et de l’espoir.

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Le problème de l’Intégration des générations issues de l’immigration

maghrébine s’est d’abord situé sur deux plans :

-Le premier est l’appellation elle-même des auteurs et de leur littérature dite

tantôt littérature « beure», tantôt littérature de l’«immigration», tantôt littérature

«produite par l’immigration». Il n’est jamais question d’auteurs français et

d’œuvres françaises. Bien qu’elles désignent l’émergence d’un champ littéraire

nouveau, ces appellations n’en sont pas moins une catégorisation nouvelle qui

suscite la polémique.

En effet, l’auteur « beur » ou « immigré » appartient davantage au champ

social, du fait de son statut de descendant de l’immigration, qu’au champ

littéraire. Ces écrivains que « par provocation, on pourrait appeler les « franco-

quelque-chose », les « pas tout à fait » pour reprendre Abdourahman Waberi1,

sont enfermés dans une catégorisation déterminante qui les empêche d’être

intégrés à la littérature nationale française de leur pays d’accueil ou de

naissance.

-Le deuxième réside dans la difficulté de classement de ces auteurs. Lors de nos

recherches effectuées dans les librairies et les bibliothèques françaises, nous

avons eu du mal à trouver les œuvres écrites par les descendants de

l’immigration tant elles étaient mal répertoriées. Ces dernières étaient tantôt

classées dans les rayons consacrés à la francophonie, tantôt dans les rayons des

romans étrangers et tantôt dans les rayons de Littérature française. La

responsable de rayons n’avait pas de critères de classement bibliographique

défini aidant à trouver un roman beur. François Paré, à qui revient la notion de

Littérature de l’exigüité, explique qu’il regrette que ces ouvrages ne puissent

disposer d’un classement littéraire déterminé. Il écrit à ce propos:

1Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique

noire », Noe Librairie, n° 135, sept/déc., 1998, p. 7.

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« combien d'heures ai-je passé à errer dans des bibliothèques sans trouver ce

que je cherchais, parce que le « système de classement » ne permettait pas de

faire l'inventaire des marginalités, quelles qu'elles soient? »1.

Ce constat, qui a été le point de départ de notre recherche, a contribué à la

constitution de notre hypothèse de recherche. Celle-ci est la suivante : y-a-t-il

une intégration socioculturelle et socioéconomique des nouvelles générations de

l’immigration maghrébine dans la société française ?

Si dans les années 1980, les beurs se sont imposés d’abord par le récit de leur

parcours individuel atypique puis par leur quête identitaire et le questionnement

sur leur double culture, qu’en est-il dans les écrits qu’ils ont produits dans les

années 2000 ? Quel est le contenu de ces prises de parole à une époque où le

souci d’Intégration des générations d’origine maghrébine se pose à la fois dans

les débats politiques, où l’islamophobie prend des proportions démesurées, et au

niveau des individus ?

Marquée par un certain nombre de caractéristiques ethniques et culturelles, dues

à l’origine exogène de ses créateurs, cette nouvelle littérature de l’immigration

est-elle valorisée comme un ensemble assimilateur des identités périphériques

qui empêche les générations d’origine étrangère d’investir leur propre culture ?

Ou se veut-elle une pratique ouverte, transculturelle, hybride ? Comment

considère-t-elle le processus d’intégration ? Qu’adopte-t-elle comme formule

d’insertion ?

Ces interrogations serviront de fil conducteur à notre recherche qui traite d’un

sujet aussi bien polémique qu’actuel.

1 Cité par SEBKHI Habiba dans Littérature Issue de l’immigration en France et au Québec, thèse

d’Etat, Faculty of Graduate Studies, The university of Western Ontario, London, Ontario, Avril 2000,

p. 169.

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4.-Quelques définitions :

La présente recherche doit apporter des définitions précises qui permettent

d’éclairer toutes les zones d’ombre du sujet. Pour cela, il est judicieux de se

pencher sur les différentes appellations souvent véhiculées par les discours

médiatiques ou autres. Nous revenons ici sur la question suivante : qu’est ce

qu’un « immigré » ? Qu’est ce qu’un « étranger » ? Qu’est ce qu’un

« Français » ? Que désigne précisément l’appellation « Beur » et surtout

qu’entend-on par « Intégration » ?

4.1.- Qu’est ce qu’un « Immigré » ?:

Ce terme est en vogue depuis la deuxième moitié du XXème

siècle. Il s’est

généralisé pour désigner une population qui fournit de la main-d’œuvre. Depuis

1945, il est question, de manière courante, de main d’œuvre immigrée ou de

travailleurs immigrés. Dans la langue courante, le terme tend à remplacer celui

d’étranger. A partir du début des années 1990, l’« immigré » fait partie d’une

catégorie statistique utilisée par les démographes pour désigner toute personne

habitant en France et qui n’y est pas née. Un immigré peut ainsi ne pas être

étranger. C’est le cas des individus nés à l’étranger et naturalisés Français. Un

étranger peut ne pas être immigré s’il est né étranger sur le sol français.

4.2.- Qu’est ce qu’un « Étranger » ?:

Il faut dire qu’en France, une certaine confusion sémantique entoure les termes

« immigré » et « étranger » et, ce, quelle que soit la génération d'immigrés

désignée. Ainsi, Michèle Tribalat précise que « l’immigration étrangère

alimente une population formée d'hommes, de femmes et d'enfants nés hors de

France et de nationalité étrangère »1.

1 Immigrés, étrangers, français : l'imbroglio statistique. Populations et sociétés, 1989, n°241, p. 4.

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Dans cette définition, c'est le critère de nationalité qui caractérise la notion

d'étranger, alors que le critère du lieu de naissance détermine celui de

l’immigré. Dès lors, un individu né en France mais n'ayant pas acquis la

nationalité française est un étranger. Un individu vivant de façon permanente en

France, mais né hors de France, sera considéré comme un immigré.

Dans le domaine juridique, le terme « étranger » désigne toute personne

n’ayant pas la nationalité de l’État dans lequel elle vit. En France, le terme

prend ce sens à partir de la Révolution où, pour la première fois dans l’Histoire,

la définition de « la qualité de français » entre dans la constitution. Depuis lors,

la définition juridique de l’étranger a varié en fonction des évolutions de la

notion de nationalité, terme qui entre dans le dictionnaire de l’Académie

Française en 1835.

« Aujourd’hui sont étrangers les individus nés à l’étranger de parents étrangers

et les jeunes de moins de 18 ans nés en France de parents étrangers eux-mêmes

nés à l’étranger. Leur entrée et leur séjour sur le territoire français sont

codifiés par un texte de référence, l’Ordonnance du 2 novembre 1945, que

modifie chaque loi sur l’immigration. »1.

4.3.- Qu’est ce qu’un « Beur » ?:

Au début de cette recherche, nous avons été confronté à une difficulté liée à la

classe grammaticale du mot « Beur ». Quand celui-ci apparaît comme nom

commun et au même titre que « Français », le problème de sa définition ne se

pose pas. Mais quand il est utilisé comme adjectif, il est souvent utilisé au

masculin singulier, même lorsqu’il est lié à un nom masculin pluriel, féminin

singulier ou féminin pluriel. « La littérature Beur », « Radio Beur », « une

Beurette » au lieu d’une « Beur[e] ». D’après Michel Laronde, « ce traitement

1 Site interne de la Cité Nationale de l’Histoire de l’immigration. Paris. http://www.histoire-

immigration.fr/.

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grammatical erratique pourrait dépendre de l’introduction récente du vocable

dans la langue, de son origine populaire (verlan) et d’une propagation souvent

orale des médias, d’autant que la prononciation n’est pas modifiée par les

formes grammaticales. »1.

Ce critique enchaine plus loin :

« A ma connaissance, je suis le seul à appliquer de manière systématique les

règles de concordance grammaticale au mot « Beur » : Un/e Beur/e, des

Beur/e/s, la littérature Beur/e, le mouvement Beur. »2.

Nous avons donc décidé, tout au long de ce travail, de redonner au mot « Beur »

sa valeur grammaticale correcte et de prendre en charge la concordance

négligée par l’usage oral et quotidien. Quant à l’origine de ce mot, Miche

Laronde écrit:

« il est généralement admis que le terme « beur » provient du terme « arabe »

inversé deux fois en verlan : arabe = reubeu =beur »3.

Or il n’y a pas lieu de prendre au pied de la lettre cette définition dans la mesure

où ce même critique affirme plus loin que :

« l’erreur est de penser que reubeu est le verlan pour « arabe », c'est-à-dire

une inversion de syllabe, alors qu’il s’agit d’une modification de voyelle.[…]

Le type d’inversion du mot « arabe » qui donnerait rebeu, serait une inversion

des lettres en commençant par le début du mot : ar = ra (re)et ab(e) = ba (beu),

arabe = rebeu. Cet écho du verlan a certainement conduit à l’explication

incorrecte d’une double inversion. De plus, le mot « arabe » a effectivement

subi deux modifications et non une seule : une modification des voyelles a et e

1 Autour du roman Beur : Immigration et Identité, L’Harmattan, Paris, 1993, p. 54.

2 Idem.

3 Ibid, p. 52.

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du mot « arabe » a donné le mot rebeu qui, inversé, cette fois, en verlan, donne

le mot « beu-re » qui a son tour devient « beur » en une syllabe. »1.

Quoi qu’il en soit, il faut retenir que ces explications tiennent compte de

l’existence de deux mots : « rebeu » et « beur » qui désignent la descendance

des immigrés maghrébins en France. Le mot « Beur » est entré dans le

Dictionnaire en septembre 1980. La définition qu’il en donne varie selon les

dates :

*En 1980, Le Petit Robert présente la définition suivante : « beur n. (Verlan,

avec substitution de voyelle, pour Arabe) Arg. Jeune Arabe né en France de

parents immigrés ».

*Celle du Grand Larousse, en 1987, est : « beur n et adj. (de arabe en verlan)

Fam. Jeune d’origine maghrébine né en France de parents immigrés ».

*Le Petit Larousse, en 1988, propose : « beur n (déformation du verlan Rebeu,

arabe) Fam. Immigré maghrébin de la deuxième génération (né en France) ».

*Celle du Larousse, en 2004, est : « beur n. (déformation du verlan rebeu.

Arabe). Fam. Jeune d’origine maghrébine né en France de parents immigrés.

(On rencontre le fém. Beurette)♦ adj. Fam. Relatif aux Beurs. La culture beur ».

*Celle du Petit Robert, en 2006, est : « beur [boer] n. et adj. –V. 1980 ; verlan,

avec apocope, de Arabe. ♦ Fam. Jeune Maghrébin né en France de parents

immigrés. Les beurs et les blacks. Radio-Beur – Adj. La beauté beur. – Fém.

Beur ou Beure ; Beurette. « je ne serai jamais la petite Beur qui passe à la télé

pour dire combien elle est assimilée, intégrée, rangée » (Ben Jelloun). « Entre

les HLM, au café, on ne voit aucune beurette » (Le Nouvel Observateur, 1990)

◊ HOM. Beurre ».

*Et enfin celle du Petit Larousse illustré, en 2012, est la suivante : « beur n.

(alter. Du verlan rebeu, arable). Fam. Jeune d’origine maghrébine né en

1 Idem.

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France de parents immigrés. Adj. inv. En genre. Relatif aux Beurs : jeune

Beur, culture Beur ».

D’après les différentes versions, l’appellation « beur » signifie donc : « jeune

Arabe né en France », « jeune d’origine maghrébine né en France », «jeune

Maghrébin de parents immigrés » et « immigré de la deuxième génération ».

Ainsi, un maghrébin ayant immigré très jeune avec ses parents, et qui appartient

donc à la « deuxième génération », est exclu de la catégorie « immigré » car il n

y a pas d’immigration au-delà de la première génération. Cessant d’être

« jeune », critère semblant important dans la majorité des définitions, il est aussi

exclu de la catégorie « Beur ». Né en dehors de la France, il est considéré

comme « étranger ». A croire que ces descendants d’immigrés maghrébins sont

réduits « au statut « zéro » d’apatrides »1 pour reprendre Michel Laronde.

-4.4.- Qu’est ce qu’un « Français » ?:

Juridiquement, est « Français » toute personne dont les ascendants, ou l’un

d’eux, est Français. Sont également « Français » ceux qui sont :

*nés (ées) en France de parents étrangers et qui ont vécu sur le territoire

français de façon continue pendant les cinq ans qui précèdent leur majorité ;

*mariés (ées) avec un ressortissant français ;

*naturalisés (ées) français (es) ;

*réintégrés (ées) dans la nationalité française2.

Ainsi trois critères sont déterminants pour être « Français » : la naissance, le

mariage ou la nationalité. Selon le Ministère de l’Immigration, de l’Intégration,

de l’Identité nationale et du Développement solidaire, être « Français » se

1 Idem.

2 Source : Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, Paris. Site : http://www.histoire-

immigration.fr.

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résume en un certain nombre de valeurs morales et à un certain comportement,

à savoir :

*« Adhérer, être attaché aux valeurs républicaines : Liberté, Égalité,

Fraternité ;

*Etre attaché au principe de laïcité ;

*Etre attaché aux symboles de la République : l’hymne national et le drapeau

tricolore par exemple ;

*Pratiquer la même langue : ce qui permet aux citoyens de se comprendre,

d’échanger, de se réunir ;

*Etre fier de ses racines en partageant et valorisant un passé historique

commun ;

*Etre attaché à un patrimoine culturel français ;

*Respecter les lois, les institutions, l’autorité et les codes sociaux français ;

*Etre fier du modèle social français (l’accès pour tous à l’enseignement public

et gratuit, avantages et bénéfices des services publics) »1.

La définition du « Français », telle qu’elle est présentée ici, offre une sorte de

grille d’évaluation applicable aux individus qui prétendent à ce titre. Pour être

« Français », ou plutôt pour être qualifié comme tel, il faudrait remplir les

conditions citées ci-dessus et qui sont : la laïcité et la langue ; l’adhésion et

l’attachement aux valeurs de la République, à ses lois et à ses principes ;

posséder des sentiments de fierté et de respect de son origine et d’un passé

historique commun.

Ces éléments constituent les piliers de la loi d’Intégration telle qu’elle a été

fixée par le gouvernement français.

1 Voir site interactif : www.identitenationale.fr

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4.5.- Qu’est ce que « l’Intégration » ?:

Afin de donner une définition précise de ce terme, nous nous sommes référé,

comme pour le terme « beur », à plusieurs dictionnaires parus à des périodes

différentes.

*En 1977, Le Petit Robert définit le mot « intégration » de la manière suivante :

«intégration n. f. (1700 ; « rétablissement », 1309 ; lat. integratio) V. Intégrer).

1. (1700) Math. Opération par laquelle on détermine la grandeur limite de la

somme de quantités infinitésimales en nombre indéfiniment croissant. 2. Philo.

« Etablissement d’une interdépendance plus étroite entre les parties d’un être

vivant ou les membres d’une société » (Lalande). 3. Econ. (fin XIX°). Action

d’adjoindre à l’activité propre d’une entreprise les activités qui s’y rattachent

dans le cycle de la fabrication du produit. 4. Cour. (mil. XX°) Opération par

laquelle un individu ou un groupe s’incorpore à une collectivité, à un milieu.

Intégration politique, sociale, raciale, intégration des Noirs au système

d’éducation commun aux Etats-Unis. Assimilation, fusion, incorporation,

insertion, unification. Intégration politique ».

*La définition donnée par Larousse, en 2004, est : « intégration n. f. 1. Action

d’intégrer qqn ou qqch ; fait de s’intégrer. 2. Indust. Opération qui consiste

à assembler les différentes parties d’un système et à assurer leur compatibilité

ainsi que le bon fonctionnement du système complet. 3. Econ. a. Concentration

verticale. b. Intégration économique. 4. Physiol. Fonction d’un centre nerveux

consistant à recueillir un ensemble d’informations, à l’analyser d’une façon

complexe et à produire une réponse coordonnée de plusieurs organes. SYN :

Action intégrative. 5. Math. Recherche de l’intégrale d’une fonction ou de la

solution d’une équation différentielle. ».

*Le Petit Robert, en 2006, donne la définition suivante : «intégration n. f –

1700 ; « rétablissement » 1309 ; lat. intégration → intégrer. 1♦ Math.

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Opération inverse de la limite de la somme de quantités infinitésimales en

nombre indéfiniment croissant => quadrature. 2♦ Philos « Etablissement d’une

interdépendance plus étroite entre les parties d’un être vivant ou les membres

d’une société. » (Lalande). − Psychol. Incorporation (de nouveaux éléments) à

un système psychologique. Intégration mentale− Physiol. Coordination des

activités de plusieurs organes. Nécessaire à un fonctionnement harmonieux. 3♦

Procédé par lequel une ou plusieurs nations créent un espace économique

commun => Union. Intégration économique.4♦ (mil XX°) cour. Opération par

laquelle un individu ou un groupe s’incorpore à une collectivité, à un milieu

(opposé à ségrégation). Intégration politique, sociale, raciale, culturelle=>

Acculturation. Intégration des Noirs au système d’éducation commun aux

Etats-Unis => Assimilation, fusion, incorporation, insertion. Politique

d’intégration des immigrés. ».

*Et enfin dans Le petit Larousse illustré, en 2012, nous relevons : « intégration

n. f. 1. Action d’intégrer qqu ou qqch ; fait de s’intégrer. L’intégration d’un

immigré. 2. Industr. Opération qui consiste à assembler les différentes parties

d’un système et à assurer leur compatibilité ainsi que le bon fonctionnement du

système complet. […] 1 ».

L’Intégration des immigrés, comme définition spécifique, apparaît dans le

dernier article de dictionnaire comme sens premier et, donc comme le sens le

plus courant. Dans les définitions précédentes, celui-ci n’apparait qu’en fin de

classement et le mot « immigré » n’est pas mentionné. L’occupation de cette

première place montre à quel point l’Intégration des immigrés a pris de

l’ampleur dans la langue et dans les mentalités.

Il faut dire que le terme « Intégration » est un terme particulièrement ambigü

parce qu’il appartient à la fois au langage politique, économique, philosophique

et sociologique. Mais il évolue en fonction du contexte politique

1 Le reste de la définition concerne les sens physiologique, mathématique et économique du terme.

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Durant la colonisation, le terme désignait, en Algérie, l’incorporation des

populations indigènes au système colonial. Utilisé en 1974 par Paul Dijoud, le

secrétaire d’État à l’Immigration, il apparaît alors comme une innovation par

rapport au concept d’ « Assimilation ». Dans les années 1970, ce dernier terme

était appliqué aux étrangers qui entraient dans la communauté française et qui

étaient censés abandonner, dans l’espace public, toutes leurs caractéristiques

d’appartenance pour se fondre dans la nation française.

Entre 1974 et 1980, certains hommes politiques comme Lionel Stoléru,

Secrétaire d’État au travail manuel, ont utilisé le terme d’ « insertion » qui était

considéré comme un terme plus fonctionnel car se référant au monde du travail

et à la vie en France liée au travail1.

Plusieurs termes ont ainsi devancé le mot « Intégration » mais les polémiques

ont toujours porté à la fois sur le fond et sur la forme. La sociologue Dominique

Schnapper écrit à ce propos :

« L’ambiguïté de la question de l’intégration prend sa source dans cette

défaillance de vision politique à long terme et s’illustre très bien dans la

terminologie employée pour en désigner les sujets et l’objet : assimilation,

incorporation, adaptation, insertion, acculturation, communautarisme […],

émigrés, immigrés, étrangers, allogènes, jeunes des banlieues, jeunes d’origine

immigrée, jeunes issus de l’immigration, jeunes immigrés, Franco-Maghrébins,

Franco-Algériens, musulmans»2.

Le sens lui-même dérange et fait fond de débat car pour les descendants de la

migration, les connotations du terme « Intégration » sont devenus péjoratives.

Celui-ci

1 Informations tirées du site interne de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration. Paris.

2 Qu’est ce que l’Intégration? Gallimard, Paris, 2007, p. 22.

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«lui-même devient [un] terme politique où il est question de rapports de force

entre dominant et dominé ; le dominant vient « réguler », « normaliser »,

« légaliser », «réglementer » le dominé. Et l’idée en elle-même dérange »1.

Les enquêtes régulières qui visent à désigner les critères mesurables de

l’intégration par nationalité ou origine peuvent être soumises à une critique

réflexive. La question est de savoir qui est intégré, par rapport à qui et à quoi ?

D’après la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration, les enquêtes les plus

récentes montrent que :

« la plupart des jeunes Français d’origine étrangère se considèrent comme des

Français, alors que beaucoup de Français doutent encore aujourd’hui de

l’intégration de ces nouveaux Français. Le malentendu persiste, certains

Français dénient à d’autres cette qualité, sur des critères de visibilité ethnique,

de pratiques religieuses, réelles ou supposées, ou de déviances sociales »2.

La création d’un Haut conseil à l’intégration en 1989, pense Patrick Weil,

semble dire aux immigrés et à leurs enfants :

« on a un problème avec l’intégration, avec votre intégration »3.

La réclamation de la reconnaissance des ethnies et des cultures et la demande

du droit à la reconnaissance des différences est donc perçue avec mépris. Les

descendants des migrants dénoncent radicalement la notion elle-même étant

donné qu’elle les vise particulièrement et contribue à les différencier du groupe.

« Vous voulez que je m’intègre à quoi ? C’est mon pays la France »

ne cessent de répéter ces derniers dans les médias. Dans son ouvrage intitulé

Intégration1, A. Begag donne deux modèles d’incorporation des populations

1 Idem.

2 Site interne de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration.

3 La République et sa diversité : Immigration, intégration, discrimination, Paris. Seuil, 2005.

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étrangères dans un pays donné. L’un est « l’Intégration » qui est placée sous le

signe de l’échange, dans laquelle la diversité est considérée comme source

d’enrichissement et dont la bonne marche dépend des deux parties. L’autre est

« l’Assimilation » dont l’étymologie renvoie à l’idée de rendre semblable et qui

suppose l’abandon de sa personnalité et l’identification aux valeurs de la

population d’accueil2.

Le terme « Assimilation » a d’abord été utilisé aussi bien aux Etats-Unis qu’en

France pour désigner le processus par lequel les nouveaux immigrés devenaient

progressivement des membres de la société d’accueil. Elle est le processus par

lequel un ensemble d’individus se fond dans un nouveau cadre social,

économique, politique et culturel plus large.

Le meilleur indice de l’« assimilation » est la disparition totale des spécificités

des assimilés, ce qui implique une renonciation à leur culture d’origine, à la

mise au pas de leur personnalité et leur atomisation au sein de la société qui les

absorbe. Dans cette même perspective, le terme d’ « Acculturation » désigne le

processus par lequel les populations étrangères adoptent la culture du pays

d’accueil qui l’emporte largement sur la leur.

Cette politique signifie que les spécificités culturelles et religieuses des

populations immigrées restent dans le cadre privé et ne s’expriment pas dans la

sphère publique. En même temps, elle laisse entendre que les étrangers installés

et leurs descendants gardent leur spécificité en formant un groupe fermé sur lui-

même sans pour autant participer aux échanges sociaux.

« Chose qui n’est pas conforme à l’idéologie d’une société démocratique »

note Dominique Schnapper3, et qui génère le « Communautarisme ».

1 Ed. Broché, Le Cavalier bleu, Coll. Idées reçues, 2003.

2 Ibid., p. 5.

3 Qu’est ce que l’Intégration ? Paris, Gallimard, 2007, p. 20.

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Ce terme signifie que les diverses cultures et les différentes ethnies cohabitent

dans un même territoire et conservent leurs spécificités. Ce repliement génère

une ghettoïsation. La société d’accueil, qui pourrait devenir multiculturelle,

échoue dans ce cas et il ne sera plus question que de cohabitation et de

séparation des communautés. Ce qui rend aléatoire ou impossible toute prise de

décision démocratique et rationnelle. Lorsque la répartition des communautés

n’est pas géographiquement homogène, il y a naissance de rivalités dues aux

clivages sociaux, culturels et ethniques qui empêchent et gênent la cohésion

sociale.

Depuis une vingtaine d’années, la majorité des chercheurs français a adopté le

terme d’ «Intégration » car le terme « Assimilation » supposait la mise en œuvre

d’un processus qui nie et détruit les cultures d’origine des immigrés.

L’«Assimilation » est, en plus, associée à la période noire du colonialisme.

La lecture de plusieurs ouvrages de sociologie nous a permis de découvrir les

différentes acceptions du concept de « l’Intégration ». Selon A. Begag, qui est

sociologue de formation, elle serait la reconnaissance sociale. Pour Dominique

Schnapper, c’est une collaboration de tous les individus d’une même société

comme le font les organes d’un même corps humain. Selon ce critique, elle

n’est pas seulement

« conformité [des] conduites [des individus] aux normes, mais de leur

participation […] en particulier à l’invention des normes sociales »1. Pour

Emile Durkheim, elle est la participation active à la vie économique collective.

C’est donc par la participation aux différentes activités d’une société que les

individus s’intègrent. L’« Intégration » s’exprime par les interactions entre les

membres d’une même société et suscite un sentiment d’identification au groupe

et à ses valeurs. Un immigré est donc considéré comme intégré s’il partage les

1 Ibid., p. 15.

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valeurs et les normes de la société à laquelle il appartient, s’il parle sa langue et

respecte ses lois, ses institutions et son autorité.

Cette conclusion est émise par des institutions et des hommes « extérieurs » au

problème car elle est l’expression de points de vue du Ministère concerné, de

politiciens, de médias et de sociologues, notamment. Elle présente l’Intégration

selon une grille d’analyse préétablie pour les générations de l’immigration. Il

est intéressant, dans cette recherche, de voir comment se manifestent, par le

biais de plusieurs paramètres et de plusieurs disciplines, ces critères de respect

et d’attachement à la République dont il est question dans cette « grille

d’évaluation ».

Une analyse intrinsèque des romans est indispensable pour déceler le sentiment

et la volonté des personnages beurs à s’intégrer ou à se désintégrer dans la

société française où ils vivent et où ils évoluent. Pour cela, nous avons besoin

d’un ensemble d’outils de travail et d’une méthodologie pluridisciplinaire qui

nous permettra de mieux interpréter les textes et d’aller au-delà de ce que révèle

une lecture naïve.

5.- La méthodologie :

Afin d’étudier les textes considérés, trois différentes disciplines ont été

sollicitées. Ce sont la sociocritique, l’analyse du discours et la sociolinguistique.

Étant donné que le type d’écriture adopté par les romanciers retenus relève de

l’école réaliste, nous partons du principe que ces œuvres sont, plus que d’autres,

socialement significatives. La première théorie sur laquelle nous allons nous

attarder est la sociocritique.

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5.1.-Pourquoi la sociocritique ?:

La sociocritique, discipline apparue dans les années 60 avec les théoriciens

Claude Duchet et Edmond Cros et née à la suite des conflits avec les

formalistes/marxistes, donne toute son importance au structuralisme en tant que

méthodologie. Son objectif est aussi :

«de mettre à jour les modalités qui gèrent l’incorporation de l’histoire dans les

structures textuelles. La sociocritique – pour qui l’histoire est le fondement de

toute structure – n’utilise l’analyse structurale que pour pouvoir accéder à

l’analyse dialectique »1.

L’un de ses principaux moteurs réside dans son rapport au monde. Mettre

l’accent sur la «socialité du texte » est, pour Claude Duchet, rechercher le

dialogue aussi bien avec les sociologues de la littérature, surtout les

goldmanniens, qu’avec les structuralistes ou les formalistes, mais sans jamais

quitter la qualité intrinsèque de la littérature. Il s’agit de concilier les deux

perspectives ou plutôt de les réunir, de penser ensemble le social et le littéraire,

la socialité et la littérarité.

L’originalité de la sociocritique tient donc au fait qu’elle n’écarte pas dans le

texte ce qui est inscription de l’idéologie, mais tend plutôt à distinguer dans le

travail esthétique cette production idéologique du sens induit. Ainsi :

«comprendre et analyser les formes culturelles et artistiques consistera à les

mettre en relation avec leur origine socio-idéologique »2 .

Cela suppose que la sociocritique s’interroge sur les problèmes laissés de côté

par le structuralisme, c’est-à-dire les questions d’Histoire, de sujet, de contexte

1 CROS E, La sociocritique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 13.

2 Site internet de l’Institut de Recherches et d’Études culturelles : l’IRIEC, Université Paul Valéry,

Montpellier III : http:// recherche.univ.montp3.fr.

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et d’auteur car les notions héritées du structuralisme proposent un modèle trop

rigide qui ne permet pas de rendre compte de toutes les capacités de l’œuvre.

La sociocritique, que Claude Duchet considère comme :

«une rencontre pour un projet commun de disciplines qui ont élaboré chacune

dans leur sens leur méthodologie propre : lexicologie, stylistique, sémantique,

sémiologie [...] et aussi sociologie, histoire des idées ou des mentalités,

psychanalyse, anthropologie.»1,

devient donc le carrefour de différentes approches. Ce critique ajoute qu’elle se

doit d’aller dans le sens d’«un déchiffrage du non-dit, des censures, des

messages »2. Il montre ainsi que la sociocritique ouvre la voie à une «sociologie

du texte». Il affirme à ce propos :

«effectuer une lecture sociocritique revient, en quelque sorte, à ouvrir l’œuvre

du dedans, à reconnaître ou à produire un espace conflictuel où le projet

créateur se heurte à des résistances, à l’épaisseur d’un déjà-là, aux contraintes

d’un déjà-fait, aux codes et aux modèles socioculturels, aux exigences de la

demande sociale, aux dispositifs institutionnels »3.

Ainsi, parmi les attributions que la sociocritique se donne, il y a ce dévoilement

qui fait découvrir :

« les strates, les couches d’implicite, les tensions internes et les enjeux

idéologiques. »4.

1 Kyong Kim, « La sociologie du texte », site : www. sociocritique.com

2 Idem.

3 Idem.

4 AMOSSY R., in Analyse du discours et sociocritique, Littérature, n°140, Larousse/ Armand Colin,

Décembre 2005, p. 13.

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Cet objectif est partagé avec celui que se fixe l’analyse du discours qui est une

discipline tout aussi nouvelle et à laquelle nous ferons appel dans une seconde

partie.

5.2.-Pourquoi l’analyse du discours ?:

Il est clair que la littérature n’est pas le corpus premier qui vient à l’esprit

lorsqu’on parle d’Analyse du discours mais il est évident que toute production

littéraire est une stratégie discursive susceptible d’être objet d’analyse. Nous

ferons, pour cela, appel aux outils proposés par cette discipline qui a justement

pour but de travailler les entités discursives plus ou moins clairement

identifiables dans notre corpus littéraire.

La question qui pourrait nous être posée porterait sur le rapport qui existerait

entre la sociocritique et l’analyse du discours, deux disciplines qui sont en

apparence très éloignées l’une de l’autre. Celles-ci sont, en fin de compte :

« deux facettes complémentaires d’une approche sensiblement identique d’objet

spécifique »1.

Il se trouve, en effet, que l’analyse du discours est, au même titre que la

sociocritique, une discipline qui aspire à saisir « une vision du monde » cachée

derrière les mots. La perception de la société dans le texte littéraire rejoint

forcément le décryptage de sa pratique discursive. Le discours devient alors

notre deuxième terrain de travail dans la mesure où la narration s’avère être

« l’invariant » des trois romans retenus car nous avons trois personnages

principaux qui sont tous des personnages-narrateurs.

Dans cette analyse discursive, deux grands courants dominent. L’un est le

courant énonciatif. Le second est le courant pragmatique.

1 ROSIER. L., Quelques points de convergences et de divergences entre des disciplines hétérogènes, in

Analyse du Discours et Sociocritique, op. cit., p. 14.

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*Le courant énonciatif vise « la mise en fonctionnement de la langue par un

acte individuel d’utilisation »1. C’est la quête des traces de l’inscription du

locuteur dans son énoncé ainsi que la distance que celui-ci prend par rapport

aux éléments par lesquels il serait influencé. Ce qui démontrerait l’implication

du locuteur -le personnage-narrateur dans le cas du corpus retenu- dans son

discours.

*Le courant de la pragmatique part de la conception du « langage comme

acte ». Il s’intéresse à l’étude des relations entre les expressions de la langue et

leur mise en fonctionnement dans le discours.

La question de l’action du discours sur l’ «Autre » a souvent intéressé les

chercheurs. Austin, Searle et Ducrot ont marqué l’importance des études

centrées sur l’impact du discours sur le récepteur et, le cas échéant, sur le

lecteur. Ce travail d’analyse qui se donne pour objectif le décryptage des dits et

des non-dits dans le discours des personnages beurs dans la société mise en

scène dans les romans, permettra de décrypter le code langagier des

personnages-narrateurs. Pour cela, nous ferons appel à une discipline tout aussi

complémentaire de l’Analyse du discours qui est la sociolinguistique.

5.3.-Pourquoi la sociolinguistique ?:

Si l’analyse du discours informe en profondeur sur le contenu de l’énoncé, elle

n’en reste pas moins consubstantielle de la sociolinguistique. Cette dernière,

fondée par W. Labov au début des années 1960, s’attache à étudier les pratiques

langagières d’une certaine catégorie sociale. Son objectif était le recueil et

l’observation de l’activité langagière. Les deux disciplines sont donc

complémentaires. A ce propos D. Maingueneau et J. Boutet affirment qu’ :

1 BENVENISTE. E., Problèmes de linguistique générale, tome 2, Paris, Gallimard, p. 80.

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«admettre la pertinence d’une logique disciplinaire ne signifie pas que

sociolinguistique et analyse du discours fonctionnent de manière insulaire : les

chercheurs qui s’en réclament mobilisent constamment les ressources de l’une

pour les mettre au service de l’autre. »1.

Nous ferons appel à cette discipline spécialement dans le cadre d’une étude

réservée au roman Du rêve pour les oufs de F. Guène où le parler spécifique de

la cité est prédominant.

La rencontre des trois disciplines qui sont la sociocritique, l’analyse du discours

et la sociolinguistique, fait que le questionnement du texte littéraire porte sur

son rôle social et sur l’inscription de sa dynamique dans un projet

pluridisciplinaire. Ce qui fait du texte un lieu de croisement de différentes

sciences sociales qui met à contribution tant les travaux d’analyse littéraires et

sociologiques que linguistiques-discursifs.

6.-Le Plan de la recherche :

Notre recherche se divise en deux grandes parties analytiques :

*la première concerne l’analyse de la société mise en scène dans les romans,

*la seconde porte sur l’analyse des discours des personnages-narrateurs.

Chacune de ces deux parties met en avant la particularité binaire de l’espace

que nous avons subdivisé en deux grands chapitres : L’ « Ici » qui est

représentatif de la France et l’ « Ailleurs » qui est représentatif de l’Algérie. Le

schéma suivant résume de manière générale le découpage que nous avons

adopté :

1 BOUTET. J. et MAINGUENEAU. D., Sociolinguistique et analyse de discours : façons de dire,

façon de faire, Maison des Sciences de l’Homme, langage et société, n° 114, 2005, p. 22.

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Dans la cité

L’«Ici » En-dehors de la cité

I- Analyse sociocritique : L’identité

L’«Ailleurs » Le départ

L’Altérité

Le désenchantement

Analyse sociolinguistique

L’« Ici » Approche énonciative

Approche pragmatique

II- Analyse discursive

Approche énonciative

L’«Ailleurs » Approche pragmatique

Dans la partie relative à l’analyse sociocritique, le chapitre réservé à l’étude de

l’ « Ici » comme lieu d’évolution des personnages-narrateurs est consacré aux

structures spatiales qui participent à l’émergence de deux espaces clés :

*La banlieue : comme lieu de vie du personnage-narrateur et de son entourage

« beur ». Cette partie concerne plus particulièrement Du rêve pour les oufs de F.

Guène.

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*En dehors de la banlieue : comme lieu d’évolution des personnages-narrateurs

où se manifestent les rapports entre les « beurs » et leur entourage « Français ».

L’interrogation sur le degré d’implication des individus « beurs » dans la

société d’accueil et l’évaluation de la distance ou de la compatibilité existant

entre les cultures qui cohabitent dans cette même société nécessitent de faire

l’analyse des situations et des rapports sociaux qui permettent de comprendre

les modalités selon lesquelles se déroule la vie collective dans ces sociétés.

Les questions à poser sont diverses : quelle est la nature des relations inter-ou

intra-communautaires qui s’établissent dans les sociétés en question ? Quel est

le lien social et comment vit-on dans cet « ensemble » ? Le but de cette

recherche serait de voir la manière dont ces liens sont perçus par les

personnages-narrateurs qui prennent en charge ce projet littéraire.

Dans ce même « Ici », le rapport avec l’Altérité s’avère être essentiel ; non

seulement dans la dénonciation d’une situation devenue critique de par les

clivages existants entre privilégiés/exclus, dominants/dominés,

« Même »/ « Autre », mais également dans la construction d’une identité

nouvelle qui se construit autour de deux cultures différentes. Pris entre la

culture acquise et la culture transmise par héritage, les personnages-narrateurs

essayent de se réinventer une identité nouvelle qui ne correspond plus à celle

des parents et qui se définit de différentes manières par rapport à la France.

Le chapitre de l’ «Ailleurs » s’intéressera, quant à lui, au mouvement du retour

vers le pays des origines qui « hante » littéralement la littérature beure. Ce

thème est récurrent dans notre corpus et nous nous sommes demandé s’il

constitue une tentative de réconciliation avec le passé ou plutôt une forme de

fuite de son présent. Nous verrons comment les personnages-narrateurs nouent

le contact avec cet espace, à la fois étranger et familier, et vivent un décalage

générateur de deux réactions contradictoires car il y a à la fois distanciation

mentale et fusion émotionnelle.

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Quant à la rencontre avec l’Altérité, elle n’en est pas moins complexe que celle

qui est vécue et perçue en France. Pris en étau entre ressemblances et

dissemblances, les personnages principaux s’interrogent sur leur statut en

France et, surtout, sur le degré de leur appartenance à ce pays. Sont-ils plus

Français qu’Algériens ou Algériens plus que Français ?

La seconde grande partie concerne l’analyse que nous aurons réservée au

Discours des personnages-narrateurs. Il n’est pas superflu, dans un premier

temps, de faire une étude sociolinguistique, essentiellement à partir du roman

Du rêve pour les oufs de F. Guène, dans la mesure où la pratique langagière des

habitants de la cité y est dominante. Nous réserverons une attention particulière

à ce parler spécifique qui est un métissage des langues et dont les

caractéristiques particulières -telles que l’oralité, l’argot et les substitutions

cryptologiques- mènent à la création d’un langage mosaïque. Nous nous

demanderons alors s’il s’agit là d’une nouvelle stratégie d’individuation

langagière, et donc sociale, allant à l’encontre du projet social et faisant, donc,

défaut à l’ambition supposée qui est celle de l’Intégration.

L’Analyse du discours, avions-nous vu, est une discipline qui se divise, entre

autres, en deux grandes orientations. La première, énonciative, est nécessaire au

repérage de l’inscription et/ou à l’effacement du personnage-narrateur dans son

discours. Les pronoms personnels permettent de voir la démarcation par le biais

du « je » et/ou l’adhésion à un groupe par le truchement du « Nous ». Les

adjectifs possessifs permettent, à leur tour, une auto-identification face au

groupe, par les « mon, nos » ou au contraire une auto-exclusion par les « ton,

vos, leurs ».

Les modalités subjectives -adjectifs axiologiques et verbes d’émotion-, quant à

elles, nous aideront à nous interroger sur le degré d’implication non seulement

au niveau spatial mais surtout au niveau émotionnel des personnages-narrateurs

dans la société d’accueil ainsi que dans la société de leurs origines.

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La deuxième orientation, d’ordre pragmatique, part du fait que le discours est

chargé de sens ; certains seront perceptibles, d’autres pas. Les outils auxquels

nous ferons appel dans cette partie permettront de mesurer les « implications»

du discours des personnages-narrateurs, de leurs pensées, de leurs croyances et

de leurs représentations. Mais c’est avant tout l’image qu’ils se font d’eux-

mêmes et qu’ils nous présentent qui nous intéresse. Cette construction de

l’Ethos est une pièce capitale dans le processus rhétorique qui est étroitement

liée à l’énonciation et l’image de soi véhiculée explicitement est loin d’être

compatible avec celle véhiculée implicitement.

Si les personnages-narrateurs ont recours à l’implicite dans le présent corpus,

c’est pour passer sous silence certaines informations susceptibles de déranger, à

priori, l’ « Autre » mais susceptibles aussi de les déranger eux-mêmes. Les

personnages-narrateurs supportent mal une certaine réalité qu’ils préfèrent alors

taire.

C’est à l’aide des éléments contextuels, que nous aurons travaillé dans la partie

consacrée à la sociocritique, que nous pouvons atteindre le sens communiqué. Il

y a une véritable stratégie de manipulation de la part de ces personnages-

narrateurs qui usent d’un certain nombre de techniques qui sont

l’argumentation, les présupposés, les sous-entendus, l’ironie et l’humour noir.

Ce travail se donne donc pour ambition le décryptage des dits et des non dits

qui fera apparaitre des sentiments tels que la peur ou la menace, le reproche,

l’autodéfense, la surestimation et/ou le mépris de soi.

Certains sentiments relatifs à la France sont immédiatement déchiffrables dans

la forme de l’énoncé. Ce qui n’est pas le cas pour d’autres sentiments dont la

valeur illocutoire participe à l’implicitation1 du sens.

1 Dans son ouvrage "Introduction à la pragmatique: Les théories fondatrices, pragmatique cognitive, pragmatique intégrée",

MARTINE BRACOPS donne la définition suivante de la notion d'implicitation: « Lorsqu'un locuteur s'exprime, il peut

bien entendu dire tout bonnement ce qu’il veut communiquer. […]. Mais il est également possible de communiquer, par

l'énoncé, au delà de ce qui est dit par la phrase, au delà de la signification linguistique conventionnelle de la phrase: il y

a alors implicitation (anglais implicature). Exemple:-Il est midi. Dans le cas où le locuteur est un surveillant qui désire de

reprendre les copies, la phrase dit "il est midi" mais communique "Il est temps de rendre les copies". Donc ce qui est

communiqué par un énoncé, c'est ce qui est dit plus ce qui est implicité. L'interprétation correcte d'un énoncé exige

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Nous nous efforcerons de détecter des actes illocutoires relatifs aux critères

préétablis par le Ministère Français sus-mentionné. Ceci déterminera les

résultats de notre recherche et permettra alors de voir si les discours analysés

laissent apparaître ou non des sentiments tels que le respect, l’attachement et la

fierté d’appartenir à la République, à ses principes et à ses valeurs.

que l'interlocuteur récupère le contenu implicité (appelé aussi implicata ou implicatum)." De Boeck et Larcier, Editions

Université, 2006 pour la 1ère édition. Belgique, p. 69.

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Première partie :

Approche sociocritique : Analyse des rapports

intercommunautaires dans les sociétés mises en scène dans

les romans

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Premier chapitre :

L’ « ICI » ou l’espace du doute

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Durant la période de l’entre-deux-guerres, l’une des priorités de l’État Français

a été la résolution de la crise de logement des immigrés1. De grands ensembles

ont alors surgi dans les banlieues où des milliers de travailleurs algériens, entre

autres, se sont entassés pour vivre avec leurs familles. Pour beaucoup de leurs

habitants, le quartier ou la cité créent des liens étroits qui encouragent le vivre

ensemble dans la diversité des ethnies et des générations. Cependant, chacun

aménage à sa façon son appartement et son confort à partir d’éléments

d’«Ici » et de souvenirs d’«Ailleurs ». Cet enracinement dans un espace

circonscrit est générateur de frictions entre les altérités car l’ « Autre »2 est vite

perçu comme étranger et différent du « Même »3.

Cette première partie de la thèse vise à mettre en évidence la conjoncture

sociale et le vécu des trois personnages principaux des romans constitutifs de

notre corpus d’études. Ce sont Amar, le personnage-narrateur de Quand on est

mort c’est pour toute la vie de A. Begag ; Ahlème, le personnage-narrateur de

Du rêve pour les oufs e F. Guène et le personnage-narrateur « X », car sans

nom, de Little big bougnoule de N. Boudjedia. Ces trois personnages,

considérés de leurs points de vue comme «le Même», évoluent dans un espace

de «l’Ici » qui est la France et auprès de « L’Autre » qui est représenté par les

Français. L’analyse a trois objectifs qui s’expriment dans les trois parties que

nous avons définies :

- La première, dont l’intitulé est : « L’intra-muros ou l’espace de l’Entre-soi »,

permet de saisir une image de l’espace et des conditions de vie dans les cités.

1 Voir l’article de Marie-Claude Blanc Chalérad, Les immigrés et le logement en France depuis le

XIX° siècle, une histoire paradoxale, CHS XX° siècle, Université de Paris I, paru en ligne à l’adresse

http://chs.univ-paris1.fr/Collo/Marieclaude.pdf, consultée le 10/01/2012.

2 L’ « Autre » est souvent considéré comme différent du « Même ». Le terme définit « ce que moi je ne

suis pas » pour reprendre Emmanuel LEVINAS. La définition de l’ « Autre » se fait donc toujours par

rapport à un « Même ». Si l’on se réfère au Petit Robert de 2006, l’explication donnée est la suivante :

« ce qui n’est pas le sujet, ce qui n’est pas nous, moi ».

3 Selon Le Petit Robert, le « Même » est défini comme une : « marque de l’identité absolue […] moi-

même en personne ». Il exprime aussi la similitude.

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- La deuxième, dont l’intitulé est « l’Extra-muros ou au-delà des limites de la

banlieue », révèle l’espace externe qui montre la manière dont le « Même »

approche l’ « Autre » par le biais des institutions officielles.

- La troisième partie s’intéresse à « La Construction identitaire ». Nous

réfléchirons sur l’espace interculturel dans lequel se meuvent des personnages

qui sont en quête d’une reconnaissance identitaire.

1.- L’intra-muros ou l’espace de l’ « entre-soi » :

Les romans dont nous faisons l’analyse, à savoir Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag, Du rêve pour les oufs de F. Guène et Little Big

Bougnoule de N. Boudjedia, narrent chacun à sa façon une situation supposée

réelle et vécue et tentent, de la sorte, d’inscrire par le biais de leur prise de

parole le drame social ou les interrogations existentielles d’une communauté

donnée. La lecture des œuvres montre que l’espace où les personnages-

narrateurs évoluent est un espace d’oppression qui oblige de partir, même si ce

départ est temporaire, pour une destination qui est souvent inconnue, ou plutôt

méconnue.

1.1. La cité : Terre-mère et lieu d’enfermement :

Qui dit Intégration, dit forcément Espace. L’intégration à une communauté

passe d’abord par l’attachement liant l’individu à son lieu d’évolution. Les

projets de chaque personnage-narrateur étant différents, chacun a sa façon

particulière de saisir l’espace, que ce soit le sien ou celui des autres. Dans la

description qui lui donne corps, cet espace exprime ou le malaise ou le bien-être

du descripteur

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Dans cette partie du travail, nous mettrons l’accent sur la Cité comme espace de

vie. Cet espace est lié d’une manière intime à l’œuvre de F.Guène qui est Du

rêve pour les oufs, seul roman où la plupart des personnages évoluent dans une

cité. Dans les deux autres œuvres, c'est-à-dire Quand on est mort c’est pour

toute la vie A. Begag et Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, les personnages

principaux vivent loin des cités. Vivant à Lyon pour le premier, et à Paris pour

le second, ils diffèrent des précédents et ne portent pas le même projet social ou

littéraire quant à leur intégration.

Dans Du rêve pour les oufs, Ahlème, narratrice et personnage principal, est le

symbole d’une génération née sur une terre de « galère ». Elle a vingt quatre

ans et habite une des tours des cités où elle mène une vie difficile entre un père

chômeur et handicapé depuis son accident sur un chantier et un frère qui écoule

de la marchandise volée pour le compte « des grands »1.

Le prénom de la jeune fille signifie « rêves » en arabe et ces rêves n’ont que les

contours des choses simples de la vie. C’est à dire travailler, s’occuper de sa

famille et pouvoir rencontrer l’âme sœur. Ce désir d’existence reste du domaine

de l’utopie car trouver du travail tient du miracle et s’accompagne toujours

d’une dévalorisation quand il s’agit de salaire.

Surveiller le frère afin qu’il ne s’enfonce pas dans « le mouvement des grands »

et le sortir des « embrouilles » n’est pas une sinécure. Tenir compagnie au père

quasi-absent et l’aider à retrouver ses capacités mentales est une peine aussi

lourde que les autres. C’est pour donner un sens à son existence qu’Ahlème

décide de tenir un journal intime où elle raconte ses rêves de fille des cités.

Dans le roman, l’espace se présente avant tout comme le lieu de la narration qui

engendre lui-même une certaine classification des micro-espaces signifiants, à

savoir : la Cité (maison, cave, rue, voisins) ; les lieux de travail (agence intérim,

magasin) ; les lieux de sortie (restaurant, snack, cafétéria, cinéma) ; la

1 Op. cit, p. 130.

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Préfecture (lieu de régularisation du séjour en France). Ces micros-espaces sont

attachés au quotidien d’Ahlème la narratrice, à son évolution et à ses

expériences. L’univers romanesque reste, cependant, fortement marqué par

l’espace de la cité où la majorité des habitants mène la même vie de pauvreté.

La description des lieux est d’ailleurs fortement liée aux états d’âme du

personnage.

L’espace dans lequel évoluent la première et la deuxième génération

d’immigrés - celui des cités notamment - est en quelque sorte entouré par une

clôture « symbolique » qui sépare géographiquement, socialement et

psychologiquement ses occupants du reste de la population. Il devient le signe

d’un clivage ambivalent qui sépare la grande masse des « inclus » de la minorité

des exclus.

Certains éléments du « décor » témoignent du niveau de vie et de la réaction

d’Ahlème. Ce sont les coupures de chauffage en plein hiver, le réseau de

prostitution à proximité de son lieu de vie et la vie des caves qui sont des

indicateurs des manques et les déclencheurs du sentiment d’animosité vis-à-vis

de la France où l’on doit marcher « à cloche-pied car on doit se faire discrets»1

et où la seule envie est, selon la jeune fille, d’« être invisibles, [d’]être

ailleurs »2.

La représentation que fait Ahlème des banlieues prolonge cette dysphorie.

Celles-ci sont perçues à la fois comme des lieux de réclusion et des ghettos de

frustration et comme des lieux où la délinquance sévit.

Le malaise de la narratrice est amplifié par la rupture introduite dans la

représentation de la terre-mère du père qui n’est plus celle de la fille. L’espoir

d’un retour au « paradis » perdu, qui a bercé les rêves des vieux, n’est plus la

préoccupation de la génération des enfants qui ne connaît que très peu la patrie

1 Ibid., p. 144.

2 Ibid., p. 7.

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des parents. Le cordon ombilical étant rompu, il reste au personnage principal la

souffrance de l'exclusion sociale dans « un » territoire qui est censé être le sien.

« Ce » territoire, qui est la France, s’est malheureusement rétréci comme une

peau de chagrin puisqu’il ne se limite plus qu’à celui de la Cité.

La mise à nu de ce réel traumatisant s’accompagne, toutefois, de la mise en

valeur de cette volonté de la jeune-fille de créer un monde où il fera bon vivre

parce que, finalement, c’est de sa cité, de son lieu de vie et de sa terre d’accueil

qu’il s’agit.

Ce sentiment de non-appartenance à un univers qui n’est pas celui de sa

naissance – Ahlème a rejoint son père en France après la mort de sa mère – et

cette perception d’une réalité discriminatoire qui se manifeste notamment par

l’existence de « ghettos » et la difficulté d’accès au travail ne viennent pas,

toutefois, à bout de la combativité du personnage-narrateur. Forte de la

conviction que la France est « comme une amie intime qui parfois tend les bras,

parfois chasse à coups de pied»1, Ahlème se trouve donc dans la nécessité de

trouver « une » harmonie qui lui est propre. Bien que la vie soit dure en France,

les habitants des cités s’y sont finalement habitués et même adaptés.

« Et même si la France n’est pas ce qu’ils croient, on y est pas si mal, par ce

qu’ici (en Algérie), c’est peut-être pire en fait. »2

déclare la jeune fille. La cité ou les quartiers « dits-arabes » deviennent l’espace

préféré de cette narratrice qui dit :

«dès que j’ai une pause, je vais me promener [dans le quartier de Barbès]. Je

me fabrique moi-même mes petites habitudes. (…) j’adore cet endroit. »3.

1 Idem., p. 206.

2 Idem.

3 Ibid., p. 171.

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1.2. - L’Entourage :

L’entourage est, dans les romans qui nous occupent, constitué de personnes qui

font partie du vécu des personnages-narrateurs précités.

Dans un premier temps, notre étude sera consacrée au phénomène lié à l’effet

de groupe porté par les jeunes de la cité dans le roman Du rêve pour les Oufs de

F. Guène. Ces derniers préfèrent, soit par solidarité ou par rejet de l’ «Autre», se

créer ce que nous avons appelé un « Nous spécifique ». Celui-ci donne

naissance à une culture réfractaire qui permet une individuation socioculturelle.

Dans un second temps, nous nous intéresserons à la représentation des parents

qui jouent un rôle important dans la construction identitaire des personnages. La

première figure qui émerge du corpus retenu est celle du père qui apparait sous

trois formes : le père stéréotypé, le père impuissant ou infantilisé et le père

modèle. La seconde figure est celle de la mère qui, à une exception près, se

moule dans celle du père.

1.2.1.- Un « Nous spécifique » :

Les jeunes « Beurs » sont conscients de leur appartenance à une même classe

populaire désavantagée en raison des origines sociales et ethniques de ses

membres. En conséquence, ils ont élaboré une sorte de « microculture » qui les

met le plus souvent en marge de la société dite dominante.

Les personnages dans Du rêve pour les oufs, de F. Guène tentent de se

construire un environnement harmonieux dans leurs lieux d’habitation par la

mise en place d’un « nous » collectif qui est en opposition avec le processus de

leur intégration dans la société française. Car, rappelons-le, l’intégration

implique forcément le déplacement dans l’espace de l’ « Autre » et donc le

contact direct avec cet « Autre ».

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Ce « Nous » se structure à partir de deux éléments. L’un est la mémoire

collective qui se nourrit notamment du passé colonial dont les traumatismes,

toujours vivaces, ont été racontés par les anciens à leur progéniture. Le second

est l’occupation de cet espace géographique qu’est la banlieue et le partage

d’une culture modelée dans et par la rue. Le sentiment d’appartenance à un

« quartier », et donc à un groupe social et territorial bien déterminé, est

générateur d’une cohésion qui semble salutaire à plus d’un titre.

Cette mise en harmonie va se voir dans le roman à travers deux réactions

importantes qui sont la solidarité entre voisins et la volonté de s’approprier le

monde de la cité.

Si celui-ci est souvent défini en termes négatifs, il y existe des valeurs

solidement implantées qui permettent au groupe de faire face aux conditions de

vie difficiles. L’une d’elles est la solidarité sur laquelle Du rêve pour les oufs de

F. Guène revient souvent. Ahlème la narratrice, qui en est aussi le personnage

principal, montre comment tantie Mariatou tente de lui donner une nouvelle

famille qui partage sa joie et ses peines ressenties depuis la disparition de sa

mère. Cette chaleur comble momentanément le vide maternel. Elle dit :

« heureusement Tantie Mariatou a été là pour me guider dans tous ces

moments, elle a fait beaucoup pour mon frère et moi »1.

Ahlème, de son côté, apporte aussi son soutien à Tantie Mariatou en aidant ses

enfants à faire leurs devoirs scolaires le soir.

Une autre scène, dans laquelle un trafiquant nommé « cafard » est interpellé,

illustre ce sentiment de respect qui se manifeste à l’égard de voisins connus et

estimés. Ahlème dit :

« je m’aperçois qu’il est dans toutes les histoires auxquelles mon frère est

mêlé. Il s’excuse, jure sur la tête de sa mère qu’il est désolé, me promet qu’il ne

1 Idem., p. 59.

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savait pas que Foued était mon frère. […] mais je crois qu’au fond, il est

sincère. »1.

Le voisinage immédiat et l’immeuble où les immigrés et leur progéniture

habitent sont des éléments de socialisation tout à fait capitaux pour les jeunes,

notamment. Ahlème ou Fouèd son frère, appelé l’orphelin, n’ont que ces

repères comme terrain de socialisation. Ils se font alors leurs propres repères

dans cette cité où se tissent des liens presque familiaux. Le sentiment

d’attachement « au quartier » se prolonge dans « Barbès » qui est le lieu de

détente de la jeune fille qui affirme : « j’adore cet endroit, dès que j’ai une

pause, je vais me promener. Je me fabrique même mes petites habitudes »2. Ce

sentiment d’attachement et d’appartenance à un groupe déterminé et cette

volonté de préserver des acquis sont des éléments de distinction par rapport à

ceux du groupe dominant qui est celui des Français.

Celui-ci est, sur son propre territoire, constamment en situation de concurrence.

C’est, par exemple, avec une certaine insolence et assurance, qu’Ahlème

affirme :

« en passant j’ai remarqué que la plupart des terrains portent le nom de Pierre

de Coubertin. Quel manque d’originalité ! Moi je propose qu’un jour, on

rebaptise notre stade Ladji-Doucouré ! »3.

L’article possessif « notre » est un procédé d’appropriation des lieux. Le choix

d’un nom à consonance africaine signifie, de son côté, l’importance numérique

d’une ethnie dans un espace déterminé dit banlieue française.

Cette cohésion d’un groupe minoritaire permet de transcender le complexe

d’infériorité hérité de la colonisation et transmis par les pères, d’estomper le

sentiment d’insécurité, de mieux faire face à la ségrégation, de se démarquer

1 Ibid., p. 145.

2 Ibid., p. 171.

3 Ibid., p. 36.

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des « autres » et d’afficher ce « nous » identitaire qui s’exprime dans des

pratiques culturelles qui gomment les différences raciales et sociales. Le choix

d’un style vestimentaire, la création et l’écoute d’une musique particulière,

l’élaboration et l’adoption d’un parler qui prend de la distance vis à vis du

français plus ou moins académique, entrent dans ce processus de

particularisation par rapport au groupe dominant bien entendu.

1.2.2.- Des parents « spécifiques » :

Si la cité est cette grande famille dans laquelle les « beurs » se reconnaissent et

se fondent, la cellule parentale n’est pas moins importante dans ce processus

d’identification. Les pères et les mères jouent un rôle non négligeable à la fois

dans la perception de soi avant celle de l’ « Autre » et dans ce processus de la

construction identitaire.

1.2.2.1.- La figure du père :

Roland Barthes écrit à propos de la figure du père :

« la mort du père enlèvera à la littérature beaucoup de ses plaisirs. S’il n’y a

plus de Père, à quoi bon raconter des histoires ? Raconter, n’est-ce pas

toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la

dialectique de l’attendrissement et de la haine? »1.

Pour la littérature de l’immigration, la figure du père est incontournable. C’est

autour d’elle que tout gravite ; même si les récits donnés par leurs enfants, qui

ont leur propre formation et un projet social différent, ne les présentent pas

toujours sous un jour favorable.

Chacun des trois romans retenus présente un cas de figure distinct de l’autre.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, le père est un être

1 Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1982, pp. 75-76.

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dépassé et anachronique. Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, il est

infantilisé. Celui de Little Big Bougnoule est le père modèle.

1.2.2.1.1.- Le père anachronique :

Dans Quand on est mort, c’est pour toute la vie de A. Begag, le portrait du père

n’est pas à son avantage. Malgré sa présence, presque autoritaire dirons-nous, il

ne semble pas avoir l’affection du fils. Cette distance qui s’est instituée entre les

deux personnages est d’abord perceptible dans sa fonction de géniteur et dans la

description de sa « particularité » physique. « C’est mon père, avec sa barbe de

mouslim qui pique et que je ne sais comment embrasser»1 , affirme le

personnage-narrateur.

Elle est ensuite sensible dans cette mise en spectacle et cette mise en situation

d’un vieillard pitoyable qui affiche son impuissance et son déphasage avec le

fils qu’il « regarde rarement dans les yeux »2. La fuite du regard est à

interpréter comme un signe de honte. A ce sujet, Jean.-François Thomas3 écrit:

« les yeux baissés témoignent de la honte de soi devant les siens : un tel

sentiment se trahit lorsqu’on est face aux autres, mais inversement il disparaît

quand le groupe n’exerce plus une pression critique. » 4

.

Dans la hiérarchie parentale et sociale, et dans le contexte de l’immigration, le

père est donc dépossédé de son autorité et de sa sacralité. Malgré sa détresse, il

s’accroche à des lambeaux d’autorité. « Il veut me montrer ma dérive », note le

personnage-narrateur, « le monde dans lequel j’ai échoué. Puis il finit par me

conseiller de rentrer au bled pour retrouver mes racines »5. Cette

1 BEGAG A., Quand on est mort, c’est pour toute la vie, op.cit, p. 11.

2 Idem.

3 Déshonneur et honte en latin, étude sémantique, Peeters, « Bibliothèque d’Etudes classiques », 2007.

4 Ibid, p. 361.

5 BEGAG. A., Quand on est mort, c’est pour toute la vie, op.cit, p. 13.

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recommandation qui vise à réconcilier le fils avec la terre mère et le fils avec le

père est proposée « par tous les Arabes » à leurs enfants qui épousent des

Françaises.

« La France les a pris »1, affirment-ils. Ce qui semble l’évidence même puisque

le personnage-narrateur Amar, conscient de l’autisme dans lequel s’est enfermé

son géniteur, affirme que « les choses ont changé depuis deux générations.»2.

La nostalgie du père pour son pays ressurgit alors à chaque fois que l’occasion

se présente. « Il continue d’appeler en renfort son temps à lui»3 déclare le

personnage-narrateur Amar qui refuse de s’identifier au destin de son père.

Certains propos le font pourtant retomber dans la réalité et sombrer dans le

doute. Il crie alors à son père : « pour qui te prends-tu ? De quel droit saccages-

tu mes maigres certitudes ? »4.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, le père est une

figure brisée par le poids des années et les conditions de vie et de travail de

l’immigration. « Vidé, silencieux et immobile »5, il éveille la compassion de son

son fils lorsqu’il supporte les déboires de l’existence et vit les souffrances sans

se plaindre. « Il hoche [simplement] la tête en signe de désespoir : Qu’est ce

que tu veux ! »6. Le personnage-narrateur, à qui l’affection est étrangère,

n’éprouve parfois que de la peine et du remords pour ce père qu’il « ne sait

jamais embrasser. »7.

1 Ibide, p. 14.

2 Idem.

3 Ibid., p. 13.

4 Ibid., p. 14.

5 Ibid., p.13.

6 Ibid., p.12.

7 Ibid., p. 14.

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1.2.2.1.2.- Le père infantilisé :

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, le père d’Ahlème est également resté

en décalage par rapport à la société d’accueil et à ses exigences. L’accident

qu’il a subi dans des conditions de travail difficiles et coercitives, conjuguées à

sa méconnaissance de la langue française et des circuits administratifs français,

le maintiennent désormais dans un état d’infantilisation et de dépendance.

Pourtant, avant l’accident, le « patron tenait toute sa vie en équilibre »1, déclare

sa fille Ahlème. Souvent, elle se remémore ses souvenirs lorsque son père lui «

offrait quelques parties de flipper ». « Si je gagnais, dit-elle, j’avais droit à une

grande tasse de chocolat chaud. D’ailleurs si je perdais, j’y avais droit quand

même.»2. C’est une image de père-tendresse que nous donne la narratrice. Elle

se rappelle à plusieurs reprises ses mérites du temps où il avait « toute sa tête ».

« Il aimait les films américains, les Westerns, Robert Mitchum […]. Il aurait

voulu être acteur lui aussi, ou musicien ou un truc dans le genre […]. Il jouait

de la guitare […] et se faisait appeler Sam. C’est qu’il avait du succès, le

bougre. »3.

Aujourd’hui, « ça fera trois ans le mois prochain»4 qu’ « il est à côté de la

plaque »5. Le père est souvent en train de « dire des phrases qui n’ont pas de

sens, assis toute la journée dans son fauteuil, en pyjama […] devant la télé qui

[…] régit [sa] nouvelle vie »6 .

1 Ibid., p. 33.

2 Ibid., p. 57.

3 Ibid., p. 103.

4 Idem.

5 Idem.

6 Idem.

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Cette forme d’aliénation de la paternité va opérer un basculement dans la vie de

la narratrice. Les rôles s’inversent donc et c’est à la fille d’endosser les

responsabilités du quotidien. C'est-à-dire les factures, les courses, le loyer en

plus du suivi scolaire du jeune frère et la surveillance de ses écarts de conduite.

La situation d’Ahlème la maintient dans une condition de fille/mère contrainte

d’endosser le rôle des deux parents absents ; la mère étant décédée et le père

étant un handicapé physique et mental. Elle joue donc le rôle de chef de famille

et tente tant bien que mal d’exercer son autorité sur son jeune frère.

La scène où le père rase par inadvertance sa moustache révèle son renoncement

involontaire à son honneur. « Je ne suis plus un homme, moi ! Mon fils a plus de

moustache que moi […]. J’ai perdu l’honneur ! Moi, j’avais un honneur !»1. Du

point de vue du père, l’honneur consiste à pouvoir exercer son rôle de chef de

famille, d’éducateur et de protecteur. Perdre son honneur, et donc « ne plus être

un homme », est pour une personne de culture maghrébine le comble du

désespoir et de la déchéance sociale. C’est donc avec une conscience brève et

aigüe que le père affirme : « Monsieur Moustafa Galbi, sans sa moustache, il

est mort ! »2.

La fonction d’auxiliaire qui échoit à Ahlème n’entame en rien le lien affectif

qui la relie à son père qui est d’ailleurs appelé « le patron ». L’appellation de

« patron » manifeste ce souci constant, dans l’esprit de la jeune fille, de

maintenir l’autorité de ce dernier et de préserver l’harmonie du foyer. Le rôle

que joue désormais la jeune fille relève du devoir ; d’un devoir qui est effectué

avec un tantinet d’amour. Bien qu’affaibli mentalement et socialement, le père

reste, en effet, entouré par la sollicitude de sa fille et respecté de son jeune fils.

Dans les deux romans sus-cités, la figure du père n’a pas nécessité une

élaboration particulière car elle correspond à ce que l’opinion se fait des

« chibanis » de la première génération. A travers des clichés langagiers, la

1 Ibid., p. 102.

2 Ibid., p. 103.

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figure du père répond à une représentation préexistante et aux stéréotypes qui se

sont déjà forgés dans la société d’accueil. Afin de mieux le démontrer, quelques

définissions s’imposent.

Le stéréotype qui vient du grec « stéréo », signifie « solide ». A son origine, il

appartenait à la photographie et au domaine de l’imprimerie. C’est donc un type

solide à partir duquel plusieurs modèles peuvent être calqués. Au XXème

siècle,

il devient un concept utilisé dans les sciences sociales1.

Selon Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, le stéréotype désigne :

« les images dans notre tête qui médiatise notre rapport au réel. […]. Ces

images dans notre tête relèvent de la fiction non parce qu’elles sont

mensongères, mais parce qu’elles expriment un imaginaire social. »2.

Selon ces critiques, le stéréotype est à placer sous le signe de la péjoration car :

«dans la mesure où le stéréotype relève d’un processus de catégorisation et de

généralisation, il simplifie et élague le réel ; il peut ainsi favoriser une vision

schématique et déformée de l’autre qui entraîne des préjugés. »3.

Fischer en donne la définition suivante :

« [ce] qui désigne les catégories descriptives simplifiées basées sur des

croyances et des images réductrices par lesquelles nous qualifions d’autres

personnes ou d’autres groupes sociaux, objets de préjugés. »4.

Le stéréotype désigne donc le caractère simpliste et schématique des opinions

qui circulent dans une communauté donnée. Il désigne une représentation figée

d’une opinion répandue et commune. C’est une façon de regrouper et de

1 Stéréotypes et clichés, Paris, A. Colin, 2005, pp. 25-26.

2 Ibid., p. 26.

3 Ibid., p. 27.

4 Idem.

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catégoriser des informations, convergentes et assez stables, pour une

mémorisation rapide et durable. Il est en somme une activité de catégorisation

et de schématisation souvent accompagnée d’un degré important de

généralisation. Le discours offre plusieurs formes de stéréotypes. Nous en

distinguons deux : le stéréotype de la pensée et celui de la langue.

*La première forme comprend les opinions fixes dans une communauté, ses

idées reçues et son préconstruit.

*La seconde, englobe les formes linguistiques figées ; les locutions répétitives

qui reposent justement sur les stéréotypes de la pensée. C’est ce qui est appelé

le « cliché ».

Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot définissent le cliché comme « une

formule banale, […], une expression figée, répétable sous la même forme. »1.

Pour mieux l’expliciter, ils rapportent les propos de Gourmont (1899) qui écrit :

« par allusion à une opération de fonderie élémentaire usitée dans les

imprimeries, on a donné à ces phrases, à ces blocs infrangibles et utilisables à

l’infini le nom clichés. Certains pensent avec des phrases toutes faites et en

usent exactement comme un écrivain original use des mots tout faits du

dictionnaire. »2.

Le cliché serait donc l’expression du stéréotype, la manifestation linguistique

d’une représentation mentale, d’une idée répandue et commune. Il est vrai que

l’un engendre l’autre, mais la seule nuance réside dans le fait que la langue est

déjà à la base un stéréotype de pensée et que le stéréotype de pensée se

manifeste par un stéréotype de langue.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène et Quand on est mort c’est pour toute la

vie de A. Begag, la figure du père répond au cliché inhérent à ce type de

personnage impuissant et vulnérable et qui jette une note pathétique dans les

discours. Dans le premier roman, Ahlème tourne en dérision les maigres

1 Ibid., p. 12.

2 Idem.

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revenus de son père qu’elle évalue à « Deux francs six sous »1. La description

de son géniteur au « Dos brisé »2 et aux « mains ruinés »

3 correspond

également au stéréotype et au parcours du salarié usé par le labeur.

Il en est de même dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag

où le père apparaît comme le vieil immigré, archaïque et dépassé. Son portrait

se résume en trois points :

*dans son apparence physique car il est décrit par son fils Amar comme le

« vieux », portant une « barbe de mouslim » et des dossiers « de la sécurité

sociale, de la Mutuelle du bâtiment, des impôts»4 à la main ;

*dans sa valeur morale et psychologique. Il apparait comme un homme

défaitiste baissant les bras face aux obstacles « Qu’est ce que tu veux ! »5 dit-il

en signe de désespoir. C’est aussi homme nostalgique qui ne cesse « d’appeler

en renfort son temps à lui. »6.

*dans son langage dépassé et désuet car il s’exprime dans un « charabia »7 que

le fils ne comprend pas.

La ressemblance des deux figures paternelles dans les deux romans vient de leur

parcours qui répond au modèle qui est constitué par l’enchaînement des

séquences suivantes :

1.- arrivée en France avec des rêves et des illusions,

2.- épreuves multiples faites de supplices et de tourments,

1 GUENE. F., Du rêve pour les oufs, op.cit, p. 41.

2Idem.

3 Idem.

4 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p 12.

5 Ibid., p. 12.

6 Ibid., p. 13.

7 Idem.

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3.- échec et désillusion accompagnés d’une dégradation physique et morale.

Dans les deux récits, c’est le même schéma qui supporte une même thématique,

celle qu’offre régulièrement la littérature « beure ». C’est à dire l’image du père

« ouvrier par prédestination », enfant de paysans des campagnes du Maghreb,

dans la plupart des cas, et qui vit comme une injustice supplémentaire la

condition d’immigré et d’étranger qui le met dans une position vulnérable face à

la société d’accueil.

La figure paternelle véhiculée dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de

A. Begag et dans Du rêve pour les oufs de F. Guène répond au stéréotype

propre au patriarche de l’immigration dépassé, impuissant, défaitiste et brisé

d’abord par son déracinement et ensuite par ses conditions de vie. Parler

d’immigré revient forcément à aborder, entre autres, sa situation et son statut, et

construire le stéréotype le père c’est aussi construire sa description. Les deux

romans fournissent une vision dégradante de ce patriarche à qui ils sont

confrontés tous les jours. Les énoncés choisis convergent tous vers une

représentation négative où l’image du père se manifeste souvent par sa situation

d’homme pauvre, ignorant et brisé par son travail et par le décalage qu’il y a

entre lui et sa progéniture. Cette image dégradante ne concerne pas le portrait

du père que dresse le personnage-narrateur de N. Boudjedia dans Little Big

Bougnoule.

1.2.2.1.3.- Le père modèle :

Dans Little Big Bougnoule, la figure du père ne correspond pas du tout à celle

des immigrés illettrés et en mal de réussite. L’image est, dans le cas de cette

oeuvre, positive, en ce sens où elle est un modèle de clairvoyance et

d’éducation. La fierté, la retenue, le refus de l’humiliation sont les

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caractéristiques de celui qui occupe la place d’une vénérable icône. Trois

éléments participent à cette valorisation.

*L’un est son instruction. Le personnage principal et unique dans ce récit

affirme :

«mon père qui servait d’écrivain public à une horde d’ignorants […]

représentait pour moi celui qui sait et qui cherche. Il avait une curiosité de

scientifique, la finesse d’un maître d’arme et l’écriture d’un ministre »1 .

*L’autre est son sens du devoir et de la famille. Il était un de ces pères qui

apprenaient à leurs fils « comment creuser un sifflet dans un noyau d’abricot ou

dénicher un scorpion à l’aide d’une brindille. »2 .

*Le dernier est son altruisme. «Il aidait les plus jeunes, derniers arrivés à sortir

des tranchées des chantiers. La tête penchée au-dessus d’eux […] il leur

perfusait à coups de problèmes la règle de la concordance des temps […] et

celle des calculs des surfaces. »3.

Le père est un homme ouvert et dont les leçons de vie et de savoir ont marqué le

jeune personnage-narrateur.

« Mon père m’avait voulu témoin d’une certaine détresse humaine. Il voulait

que je sache et que je me préserve de ces entrailles de l’histoire à coups de

tables de multiplication et d’accords de participes passés. »4

Cherchant la réussite de tous les enfants du quartier voués probablement à

l’échec social, le père est présenté comme le sauveur, un « héros »5, «le

1 Op. cit, pp. 103- 104.

2 Idem.

3 Ibid., p. 105.

4 Idem.

5 Ibid., p. 97.

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seigneur descendu à la cour des miracles»1, « le missionnaire en terres

indiennes »2.

Le regard que porte le personnage-narrateur sur son géniteur est empreint de

fierté. « Mon père que j’ai toujours secrètement considéré comme le héros de

nos vies»3, déclare-t-il. « J’adore mon père »

4 enchaîne-t-il comme pour mieux

souligner ce rapport père/fils presque contre nature en milieu d’immigration.

Ce modèle paternel déconstruit donc le cliché du père vieux, ignorant, cassé par

les aléas de sa vie de prolétaire. Il est en plus rehaussé par sa participation à ce

grand événement historique qui est le massacre du 17 octobre 1961 au cours

duquel il a failli perdre la vie.

Cet accent mis sur la paternité modifie considérablement sa perception car le

père joue ici un rôle précieux dans l’éducation et la structuration de la

personnalité de l’enfant. De nombreuses scènes le montrent comme un

éducateur soucieux d’apporter un enseignement bénéfique à son fils.

Little Big Bougnoule de N. Boudjedia est un roman qui insiste sur les devoirs

éducatifs et les responsabilités des pères envers leurs enfants. Le personnage-

narrateur

« subodorai [t], avec effroi, [que ces derniers] deviendraient à leur tour des

pères à l’image de leurs pères : cassés par les machines-outils à vingt ans ; à

trente, généraux d’une garenne dont ils ne sauraient que faire tant la marmaille

serait agitée. Affiliés par intérim ou mis au rancart à l’ANPE.»5.

Si l’éducation n’est pas prise en considération ou si les pères ne donnent pas le

bon exemple, semble dire ce récit, l’avenir des enfants est irrémédiablement

1 Ibid., p. 104.

2 Idem.

3 Ibid., p. 97.

4 Ibid., p. 106.

5 Ibid., p. 95.

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compromis. « Certains finiraient en prison, d’autres, over-dosés dans des

sanisettes. »1 dit le personnage-narrateur.

Être un père modèle, selon ce dernier, reposerait en conséquence sur l’amour et

l’éducation des enfants. La transmission de sa culture devient une forme

particulière de legs d’une partie de soi-même. L’exercice de la paternité se

révèle indispensable dans la constitution de l’identité de l’individu, surtout en

milieu d’immigration.

Le père est, dans cette oeuvre, comme une planche de salut à laquelle s’est

toujours accroché le personnage-narrateur. Amoureux de la France et de son

génie, son profil ne peut pas correspondre à celui de l’immigré stigmatisé et

plein de complexes. Il ne peut, en conséquence, constituer une source de honte

pour le fils. C’est lui qui lui a inculqué l’art de la sagesse dont il se souvient

quand il dit :

« J’avais neuf ou dix ans. Plus du tout [envie] de m’appeler Philippe ou Michel.

Il m’a fallu m’employer à devenir l’homme que la sagesse ferait grandir »2.

La stéréotypisation du père, dans sa forme négative ou dans sa forme positive,

participe d’une façon ou d’une autre à la structuration de soi et de son identité.

Si le pôle paternel constitue toujours une partie privilégiée dans la littérature,

d’une manière générale, et dans la littérature « beure », d’une manière précise,

le pôle maternel n’est pas en reste car, comme nous allons le voir, l’un n’existe

pas sans l’autre.

1 Idem.

2 Ibid., p. 30.

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1.2.2.2.- La figure de la mère :

La figure de la mère est, au même titre que celle du père, tout aussi présente

dans les romans choisis. Bien qu’effacée par la forte présence de son double,

elle n’en constitue pas moins une figure importante.

1.2.2.2.1.- La mère caricaturée :

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, la mère apparaît

dès les premières pages très affligée par la mort de son fils Mourad.

Impuissante, elle subit comme une fatalité le sort qui l’accable à tel point que

« le mouchoir toujours mouillé que serre sa main droite s’est presque incrusté

dans la chair. »1. A chacune de ses apparitions, elle affiche sa faiblesse et son

effacement. Ne connaissant guère le français, son discours se limite à quelques

bribes de mots et aux gémissements étouffés par les larmes : « y’a oulidi, y’a

oulidi, mon fils mon fils ! Elle répète, disque rayé, »2 précise Amar, le

personnage-narrateur. Déracinée et ignorante, elle n’est soutenue que par ses

filles. Elle finit, toutefois, par sombrer dans la déprime.

La mère est donc caricaturée de façon à ce qu’elle parvienne à suggérer la

déchéance physique et morale suscitée par la mort de son premier fils. La

description physique que lui donne le second fils est celle d’une personne

implorant Dieu, s’adressant « au carrelage, assise sur les genoux comme pour

une prière, basculant son corps à la manière d’une pendule […]. Chaque jour,

les rivières qui charrient sa douleur ont emporté des morceaux de peau sur ses

joues. »3. Sur le plan moral, elle est « soignée par des cachets, comme des

1 Op. cit, p. 06.

2 Idem.

3 Ibid, p. 06.

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bonbons pour les enfants. Les cachets sont les bonbons des vieux »1, affirme

avec un certain cynisme le personnage-narrateur.

Son chagrin ne réussit pas à la rapprocher de son second fils qui déclare :

« j’aimerais la serrer dans mes bras pour la consoler, mais elle va pleurer plus

fort et mes bras n’ont pas assez de courage. Personne ne peut plus la

soulager. »2.

Les timides élans du cœur restent au niveau du souhait et la distance qui est

maintenue par Amar, le deuxième fils, n’est en fait que l’expression d’une

réserve. A aucun moment, elle ne fait l’objet d’une parole affectueuse.

1.2.2.2.2.- La mère modèle :

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème a été privée de sa mère dès

son jeune âge. Son père étant malade, c’est Tantie Mariatou, la voisine, qui se

substitue aux parents. Elle est cette « mère dans toute sa splendeur »3 et un

« modèle à la fois de femme, de mère et d’épouse. »4Elle a un rôle principal

puisqu’elle cumule les fonctions les plus importantes dévolues à une mère,

c'est-à-dire l’explication du cycle menstruel, les conseils judicieux et la

consolation en cas de chagrin. C’est aussi la mère-tendresse non seulement pour

les siens, notamment ses enfants qu’elle « éduque fermement tout en les

baignant dans le miel»5, mais aussi pour la narratrice qui se refugie chez elle à

chaque fois qu’elle ressent sa solitude et éprouve de la peine.

1 Idem.

2 Idem.

3 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 21.

4 Idem.

5 Idem.

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La présence, bien que bénéfique, de Tantie Mariatou ne comble pas le vide

laissé par la véritable mère, La preuve en est donnée à la fin du roman, lorsque

c’est auprès de cette dernière qu’Ahlème va puiser ses nouvelles forces. «Je me

suis assise à même la terre rouge, les paumes posées sur le sol, comme si je

voulais qu’elle me donne la force, le courage pour repartir, et affronter la

vie. »1.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, la mère est au même titre que le

père, instruite et consciencieuse. Fuyant « les sentiers de la servitude […] elle

continue de porter le flambeau de l’abécédaire »2. Elle brise le cliché de

l’ « indigène » brune et illettrée, d’abord par son physique et ensuite par son

comportement de jeune fille responsable et appliquée.

« Tu avais des cheveux clairs nattés, les yeux délavés par la mer du golf de

bougie, impeccable dans ta blouse d’apprentie citoyenne et droite sur ton banc,

fixant avec attention la maîtresse qui te distillait son savoir universel. »3.

Sa relation avec la terre d’accueil est plutôt sereine car elle se lie d’amitié avec

une française « de souche » et il lui suffisait d’apercevoir « avec joie et en

couleurs, Notre-Dame, le jardin des plantes, la Seine et ses péniches »4pour

« panser ses plaies »5. Celles-ci sont plutôt rares et le seul moment où celle

qu’elle « pens[ait] être le port de la liberté »6, a trahi l’amour qu’elle lui portait

( ainsi que son mari) est celui des « perquisitions nocturnes de la police

marseillaise qui [fouillait] les chambres d’hôtel en la faisant sortir, gentiment,

poliment, à légers coups de crosse. »7.

1 Ibid, p. 207.

2 Ibid, p. 108.

3 Idem.

4 Ibid, p. 153.

5 Idem.

6 Ibid, p. 152.

7 Idem.

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En fin de compte, cette analyse donne à voir trois couples. Dans Quand on est

mort c’est pour toute la vie d’A. Begag, il s’agit du couple : père dépassé/mère

impuissante. Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, c’est celui du père

anéanti/mère de substitution qui se donne à lire. Dans Little big bougnoule de

N. Boudjedia, nous relevons le couple père respecté/mère courageuse. Ainsi, les

deux romans auxquels appartiennent les deux premiers couples affichent la

faiblesse et le manque d’une présence paternelle forte. Ils se rejoignent quant à

l’image négative des parents et restent en quête perpétuelle du repère solide et

vénérable tel qu’il l’a toujours été dans la culture maghrébine. Cette quête,

souvent soldée par un échec, pousse ces personnages à vouloir fuir leur réalité

et à choisir le départ pour un ailleurs souvent inconnu. Le dernier couple, mis en

scène dans Little big bougnoule, représente à lui seul un pôle antithétique.

2.- L’extra–muros ou au-delà des limites des banlieues :

L’œuvre littéraire ne peut être comprise sans le contexte dans lequel elle a été

produite. Il est, de ce fait, difficile d’introduire cette partie sans s’arrêter sur la

perception que se font les personnages-narrateurs de leur lieu d’évolution en

dehors de la cité, c'est-à-dire là où les frictions avec les institutions étatiques

sont les plus fréquentes.

2.1.- En dehors de la cité :

Dans Du rêve pour les oufs de F.Guène, les contraintes qui s’imposent à

Ahlème ne se limitent pas à sa cité. Elles la dépassent car elles s’étendent

jusque dans les rues, dans le métro et dans son milieu de travail. Le ton est

annoncé dès l’ouverture du roman où la description donnée de la gare exprime

la froideur et la disharmonie. Le discours d’Ahlème regorge de termes qui

expriment le mal être. La description suivante rend compte de la manière dont

la perception de l’espace français peut être corrélée à sa représentation mentale :

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«Le quai est noir de monde, il y a des perturbations sur la ligne. [ …]. Je suis

donc forcée d’étreindre la barre du wagon. Il manque d’air ce RER, on me

pousse, on m’oppresse. Le train transpire et moi, je me sens étouffée par toutes

ces silhouettes tristes qui cherchent un peu de couleurs. On dirait que le souffle

de toute l’Afrique ne leur suffirait pas. Ce sont des fantômes, ils sont tous

malades, contaminés par la tristesse. Mon RER asthmatique me crache dans ma

zone où il fait plus froid encore. »1.

« Noir », « perturbation », « m’oppresse », « étouffée », « tristes »,

« fantômes », « contaminés » et « la tristesse » sont des locutions qui traduisent

un état d’esprit aigri et complètement défaitiste. Celui-ci suscite ce

commentaire :

« Je me dis que je ne vis pas au bon endroit, que ce climat-là n’est pas pour

moi »2.

Plusieurs autres expressions montrent également son malaise. Elle affirme par

exemple :

« Je ne suis pas Française »3, « comme dirait mon hôte français »

4, « en France

France chaque minute compte et je n’arrive pas à m’y faire, je suis née de

l’autre côté de la mer »5.

La relation avec la patrie adoptive est donc déjà pervertie par la non-

acclimatation du personnage-narrateur au temps « français » dans sa double

signification de saisons et d’un type de déroulement de la vie quotidienne et des

événements qui la ponctuent.

1 Op. cit, p. 20.

2 Ibid, p. 7.

3 Ibid, p.12.

4 Ibid, p.22.

5 Ibid, p.08.

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La France, la « nouvelle patrie »1 comme la désigne Ahlème, n’apparaît pas

comme un pays de cocagne correspondant aux rêves d’autrefois, mais comme

« terre de froid et de mépris »2 , « une amie intime qui parfois tend les bras et

parfois chasse à coups de pied »3.

Souvent, la fille de la cité perçoit son monde autrement que par les yeux. Elle

apporte une vision plus profonde et apporte un sentiment qui est plus fort

qu’une description plate. A travers son observation, elle détecte des sentiments

intenses mais invisibles aux non-avertis.

Son regard va au-delà d’un simple visionnage machinal et insensible. Ses

impressions nous sont transmises par le biais d’une peinture subjective

correspondant à un état d’esprit critique et affuté. Elle dit :

« je vois mes frères qui, comme moi, ont très froid. Ceux-là, je les reconnais

toujours, ils ont quelque chose dans les yeux qui n’est pas pareil, on dirait

qu’ils aimeraient être invisibles, être ailleurs. Mais ils sont ici. »4.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, jusqu’au moment

où Amar ressent le besoin de revisiter le pays de ses ancêtres, la première ville

dans laquelle il évolue reste Lyon. Cette cité représente pour lui l’un des plus

beaux lieux ; d’autant plus que celle-ci est associée à Oxanna, sa femme

Française.

Lyon, le lieu où vit et où travaille Amar, apparaît dans le roman à la fois comme

un lieu de plaisir et un lieu de rejet. Ce paradoxe, nous ne pouvons nous

empêcher de le relever.

Lyon avec ses parcs, sa verdure, sa propreté est le lieu où se déroulent toutes les

scènes qui se passent en France. C’est la ville euphorique par excellence et dans

1 Ibid, p. 200

2 Ibid, p. 60

3 Idem

4 Ibid, p. 07.

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laquelle se réfugie mentalement le personnage-narrateur à chacune de ses

traversées du désert. La description qui en est faite exprime un certain bien-être

car, dit-il : je « traverse Lyon avec plaisir »1.

Ce lieu de vie est aussi un lieu où le rejet de l’ « Autre » est ressenti comme une

stigmatisation permanente. Amar se sentant souvent traqué et refusant cette

fausse impression d’être accusé provoque, dans une scène du roman, le gardien

du parc qui ne lui a pourtant adressé aucune parole:

« le flic qui fume une cigarette devant l’entrée du poste de police va-t-il me

demander de décliner mon identité ? Il va me soupçonner de voler mon vélo. Ça

j’en suis sûr. Ai-je les papiers qui prouvent qu’il est bien à moi ? […] il faut que

je le devance, c’est la meilleure défense […]. Je fonce vers lui et d’un pied

ferme. J’annonce sur un ton sec :

- ce vélo, il est à moi! Ne vous inquiétez pas !»2.

Commence alors une série de situations absurdes où Amar, frisant la paranoïa,

attaque l’agent pour justifier ce qu’il n’a pas commis. Le sentiment d’être

constamment agressé par cet «Ici-français» montre la susceptibilité qui affecte

le « beur » et les hypothétiques injustices qu’il ressent.

Il en est de même pour le personnage-narrateur de Little big bougnoule de N.

Boudjedia qui mène en apparence une paisible vie « à l’occidentale » mais finit

par exprimer un mal-être profond. Il donne la manière dont la génération beure

est perçue par les autorités françaises, c'est-à-dire une génération en constante

instabilité et dont la fixation reste hypothétique. Le personnage-narrateur

constate ce manque d’enracinement qu’il exprime par le biais de ces mots :

1 Op.cit, p. 09.

2 Ibid, p. 28.

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« Ils [les immigrés] me font l’effet d’être sans cesse chassés, refoulés, à jamais

déguisés en voyageurs à la destination finale, vers les camps de la mort ou vers

la terre promise.»1.

Il raconte ensuite les arrestations des beurs effectuées dans le métro parce que

suspectés par la police d’être en situation irrégulière:

« les barrages installés, loin à loin rabatteurs en place, nous laissaient croire à

un safari ; on n’y capturait que des animaux africains, quelques tigres du

Bengale, de rare pandas. Guidés par une palette de couleur qui allait de la

basane à l’ébène. Agressivité de rigueur, tutoiement oblige. »2.

Ainsi, la perception dysphorique du contexte social est génératrice de suspicion

vis-à-vis de tous ceux qui représentent l’État, la Police venant en tête. Viendra

ensuite, comme nous le verrons, la Préfecture de police, l’école et même les

fonctionnaires des services sociaux. Tous sont perçus comme les supports d’un

« Système » injuste.

2.1.1.- L’institution administrative :

Dans cette partie, nous tenterons de montrer comment les œuvres littéraires

retenues présentent l’Autorité et le système social. Comme dans toute société

civilisée, les institutions d’ «État » sont omniprésentes. Cette omniprésence est

sans nul doute plus pesante pour les populations étrangères et les romans qui

nous occupent se font l’écho de cette pesanteur.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, c’est la Préfecture qui est le point de

convergence, le lieu de passage unique et obligatoire pour tous les demandeurs

de titre de séjour. « J’en ai marre d’être étrangère »3 maugrée Ahlème, fille

1 Op. cit, p. 16.

2 Ibid, p. 31.

3 Op. cit, p. 62.

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d’immigré résidant en France depuis plus d’une vingtaine d’années. La file

d’attente de la Préfecture suscite de la frayeur chez cette couche de la

population qui vit dans l’instabilité et est à tout moment « éjectable »1.

L’état de soumission dans lequel vit la communauté « beure » et la crainte des

expulsions suscitent l’amertume de la jeune fille qui résume l’embrigadement et

la peur des siens en ces termes :

« on rase les murs, on paie son loyer à l’heure, casier judiciaire vierge, pas

cinq minutes de chômage en quarante ans de boulot, et après on ôte le chapeau,

on sourit et on dit : « merci la France ! » »2.

Par le biais de cette antiphrase, qui est cette technique d’écriture qui consiste à

dire une idée positive mais qui exprime son contraire, Ahlème manifeste toute

sa rancœur. Celle-ci est d’autant plus grande qu’elle aussi est une victime de ces

humiliations. Elle raconte le calvaire enduré lors de la demande ou de retrait de

séjour :

« j’avais fini le boulot au bar à 1 heure du matin. […], A 4 heures, j’étais déjà

entrain de faire la queue dans un froid sans pitié et à 13 heures seulement

s’affichait mon numéro. J’ai donc très mal supporté le mépris que cette vieille

catin du guichet m’envoyait à la figure. Heureusement pour elle, j’avais perdu

l’impulsivité de mes quatorze ans, sinon elle serait morte, noyée dans sa salive.

J’ai juste gueulé comme une pauvre conne, pour rien car il a suffi qu’elle fasse

un geste pour que les uniformes arrivent et me jettent dehors. »3.

Les institutions administratives influent énormément sur les caractères des

jeunes des cités car leurs décisions sont déterminantes dans leurs parcours et

leur destin. Ahlème, tel que le montre son activité professionnelle et son sens du

devoir citoyen, n’est un personnage irréprochable que dans certaines limites.

1 Ibid, p. 64.

2 Ibid, p. 88.

3 Ibid, p. 63.

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Son exemple montre que ce sont les défaillances dans les systèmes

administratifs et les vexations qui les accompagnent qui sont génératrices de

violences verbales et de réactions irrespectueuses.

Elle dit à ce propos :

« depuis la circulaire du mois de février 2006 et son objectif de vingt-cinq mille

expulsions dans l’année, il y a comme une odeur de gaz dans les files d’attente

devant la Préfecture. S’entendent des échos inquiétants de guet-apens comme

en temps de guerre. »1.

Cette perception cynique de l’État ne trouve sens que dans une société

transformée en « système » inégalitaire qui a « si longtemps bercé [les]

illusions»2 de ceux qu’elle a accueillis. L’État apparait comme un « toxicomane

à qui il en faut toujours plus. »3.

En effet, celui-ci est perçu par ces jeunes comme un monstre froid

profondément injuste et non comme le porte-parole d’une société civile et

démocratique. Il n’a pas fini de décevoir les générations issues de

l’immigration :

« le Patron, il était persuadé qu’en France, il suffisait de creuser le sol pour

faire fortune. Quand il nous le raconte, ça me fait mal au cœur »4.

Il faut dire également que, pour Ahlème, la société s’apparente à un véritable

« système » hypocrite qui « berne » une jeunesse qui n’est pas dupe. J’ai, dit-

elle,

«détesté l’approche de cette pauvre femme à la chemise trop bien repassée. Elle

était pleine de bons sentiments et d’expressions toutes faites qu’on trouve dans

1 Ibid, p. 64.

2 Ibid, p. 36.

3 Ibid, p. 75.

4 Ibid, p. 30.

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les livres, du genre : « travailler en banlieue », « changer le monde » ou encore

« s’épanouir parmi les pauvres » »1.

La perception d’un « système » régulant la société, mais de façon inéquitable,

alimente le roman suscité. Les jeunes de par leurs origines, leur religion et leur

faible docilité devant les institutions, se considèrent comme des victimes.

L’idée d’une société juste et impartiale, semble inexistante à leurs yeux. Ils

pensent que les victimes de ce « système » sont d’abord les parents qui sont :

« épuisé(s), crevé(s) d’avoir fait valser leur partenaire le marteau-piqueur sans

relâche, crevé(s) aussi d’avoir mené ce tango tumultueux avec « franssa »

pendant presque quarante ans»2.

Ces jeunes des « quartiers » cumulent ensuite symboliquement les attributs de

la pauvreté et de la marginalité de leurs parents. Ils auraient, de plus, une

propension à se montrer rebelles à l’image des anarchistes :

« c’est pas parce que je mange et que je dors que tout va bien ? C’est la rue,

c’est comme ça. Je suis pas le seul»3

déclare Fouèd le frère d’Ahlème. Il continue :

« les habits que je porte, je t’ai menti, on me les a pas donnés, la télé dans ma

chambre, on me l’a pas prêtée, en vérité, et la console de jeux […] non, je n’ai

pas honte ! Faut bien se débrouiller, tout le monde fait ça ici »4.

Au-delà d’une confession, ce discours est porteur d’un sentiment diffus de

vengeance et de haine vis-à-vis de l’État et de la société française. Le jeune

garçon poursuit :

1 Ibid, pp. 69-70.

2 Idem.

3 Ibid, p. 132.

4 Idem.

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«c’est la jungle ! Faut les enculer avant que ce soit eux qui le fassent. Ceux

d’en haut, les bourges, c’est les lions et nous, ici, on est des hyènes, on n’a que

les restes »1.

La problématique de la jeunesse des banlieues, dites zones défavorisées, se situe

dans ce sentiment de colère et d’impuissance ressenties vis-à-vis de l’État

français. On fait endosser à ce dernier toutes les accusations qui peuvent être

lues dans des expressions ou des phrases telles que « Fuck Sarko »2 ou « quand

les préfectures tendent des embuscades »3.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, c’est sur un

sentiment d’injustice et d’impuissance que s’ouvre le récit. « J’ai la haine »4

affirme Amar qui réalise que la mort de son frère Mourad était une mort gratuite

car, le responsable ne sera jamais jugé. Face au « non-lieu » décidé par la Cour,

il se pose des questions sur ce pays qu’il croyait juste. « Droits de l’homme ?

Seulement de l’encre sur du papier »5 dit-il.

Le rapport avec l’État s’ébranle alors et tout ce qui est symbole étatique est

péjorativement présenté. La toute-puissance de cet État se voit à travers ses

fonctionnaires et les forces de l’ordre qui tentent de maintenir le peuple sous

« contrôle ». Cela passe du regard « impassible »6des CRS à celui « des

masques menaçants de Chirac et de Mitterrand»7. Cela passe aussi par « la

justice, la police, les juges »8 pour lesquels le personnage-narrateur ressent une

1 Ibid, p. 133.

2 Ibid, p 140.

3 Ibid, p. 188.

4 BEGAG, A., Quand on est mort, c’est pour toute la vie, op.cit, p. 06.

5 Ibid, p. 07.

6 Idem.

7 Ibid, p. 32.

8 Ibid, p. 09.

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haine manifeste. « Leur intégration et leus Droits de l’Homme »1 sont alors à

remettre en question.

« J’ai peur », dit-il. « Dans la vitrine, exposés, des masques de Chirac et de

Mitterrand me menacent d’un air sérieux, un air de dépositaires légitimes de la

Déclaration des Droits de l’Homme, etc. C’est en lisant dans leurs yeux que j’ai

décidé de me livrer à la justice, juste pour voir comment ces gens-là allaient

traiter mon dossier, la rage me poussait à oser toutes les provocations. »2.

Mais il faut dire que, de son côté, l’État qui « nie avoir posé des traquenards à

qui que ce soit »3 tente, malgré tout, de développer des politiques

d’encadrement dites « politiques d’insertion ». Ceci, à travers l’instauration

d’institutions chargées d’encadrer la jeunesse des quartiers défavorisés.

2.1.2.- L’institution sociale :

Les fonctionnaires des organismes sociaux en France ont pour tâche la

réconciliation des sujets « à problèmes » et des Institutions. Ces représentants

ne bénéficient pas, toutefois, d’une bonne image auprès de leur « sujets ».

A la lecture des romans considérés, il se dégage une vision dépréciative de la

fonction sociale. Celle-ci reste suspecte aux yeux des jeunes qui, malgré tout,

tentent à un moment ou à un autre de faire appel à un assistant ou à un

éducateur spécialisé pour les aider dans leurs démarches quotidiennes.

Dans Du rêve pour les oufs, de F. Guène, la question de la réelle utilité des

éducateurs et des assistants sociaux se pose dans les milieux de la banlieue. Ce

qui semble le plus rébarbatif aux yeux de la narratrice serait l’appareil

administratif qui accompagne la tâche de l’éducateur sur le terrain, c'est-à-dire

1 Idem.

2 Ibid, p. 32.

3 Idem.

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remplir des papiers et poser des questions qui sont d’ordre personnel. Les fiches

à remplir paraissent totalement inadéquates, sans aucune prise avec la réalité,

« presque vexantes »1 déclare Ahlème car elles lui permettent de faire le constat

de son échec social.

« Non, je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfants, je ne suis pas titulaire du

permis B, je n’ai pas fait d’études supérieures, je ne suis pas reconnue invalide

par la Cotorep, je ne suis pas française. A la rigueur, où se trouve la case « ma

vie est un échec » ? »2.

Dans ce roman, le rôle du conseiller d’insertion est minimisé. Il parait pressé,

très peu convaincant et presque indifférent. L’entretien ne dépasse pas cinq

minutes durant lesquelles il s’est absenté du bureau. Ahlème raconte :

« Il sortit de sa poche une boite d’allumettes de cuisine, son paquet de

Marlboro et quitta la pièce, me laissant face à mon destin. Sur le bureau, il y

avait des tas de dossiers, de la paperasse à perte de vue, ça prenait tout

l’espace. Et surtout, une horloge énorme accrochée au mur. »3.

La narratrice a le sentiment de perdre son temps. Le conseiller d’insertion est

perçu comme un bureaucrate impuissant dont la tâche est de convoquer le

chômeur pour des raisons administratives à défaut de lui trouver un véritable

emploi. La narratrice, en guise de défense, fait appel à deux armes : le sarcasme

et la parodie.

Le sarcasme permet à Ahlème de se défouler et d’extérioriser cette sorte

d’ « allergie » qui se manifeste à l’égard de toute forme de pouvoir

institutionnalisé. Elle ne cesse pas de tourner en ridicule l’employée d’Intérim

et se focalise sur ce qui peut participer à sa dégradation. Elle raconte :

1 Op. cit, p. 12.

2 Idem.

3 Ibid, p.10.

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« Johanna, l’employée de bureau d’Intérim Plus, a l’air d’avoir seize ans, elle

a la voix qui tremble et articule douloureusement. La demoiselle porte un jean

ultra-moulax qui laisse apparaître tous les écarts de son régime Weight

Watchers et lui donne des allures de femme adultère »1.

Ensuite, c’est la description du bureau de la conseillère éducative qui n’échappe

pas à la causticité de la narratrice qui dit :

« je sors de ce bureau affreux dont les murs sont recouverts d’affiches

préventives et de photos d’animaux domestiques. En restant une demi-heure là-

dedans, j’ai tout pigé de cette femme » 2

,

L’ambiance est totalement hostile. Ahlème reprend des slogans que la

conseillère est censée défendre afin de les déconsidérer:

« j’ai détesté l’approche de cette pauvre femme à la chemise trop bien repassée.

Elle était pleine de bons sentiments et d’expressions toutes faites qu’on trouve

dans les livres, du genre : « travailler en banlieue», ou encore « s’épanouir

parmi les pauvres »3.

Cette reprise ironique des citations leur ôte leur valeur initiale et les dévalue. La

narratrice qui feint de reprendre ces préceptes tente de tourner en dérision le

discours officiel et de le parodier. La parodie a pour but de tourner en ridicule le

modèle administratif qui s’écarte complètement de la vie réelle des beurs.

Ahlème est convaincue que le système mis en place est basé sur l’hypocrisie.

En parodiant la conseillère pédagogique, la narratrice critique et remet en cause

les valeurs mises en avant par cette dernière qui, déclare Ahlème, «cherche à se

persuader qu’elle est réellement utile ici ».

1 Ibid, p. 11.

2 Ibid, p. 72.

3 Ibid, p. 70.

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2.1.3.- L’institution policière:

La présence policière dans les quartiers dits sensibles fait partie de l’Autorité de

l’État et une tension latente oppose les jeunes de la Cité et la police. Ces

tensions ne sont pas perceptibles seulement dans les espaces publics des cités

car les contrôles se font également en dehors de ce territoire et, notamment, au

centre-ville et dans les transports publics. A force d’être « traqués », les

habitants de la banlieue assimilent l’institution policière à la répression et au

racisme. Selon eux, elle n’hésite pas à les punir pour deux raisons : la première

est d’être Maghrébins et la seconde est d’habiter les quartiers dits « sensibles ».

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème est surprise sans ticket dans le

métro. Sa réaction est agressive et elle met en avant son antipathie vis-à-vis du

représentant de l’État. Elle prend les devants - ce qui est la « meilleure façon de

se défendre » pense-t-elle - en agressant verbalement le policier :

« -Vous n’avez pas un document écrit en français ? interroge le policier.

- Commencez par l’ouvrir [le passeport], vous verrez qu’il est bilingue, y a

votre langue à l’intérieur. »1.

La nature des tensions prend alors un caractère bien plus profond puisqu’il

s’agit de contrôler un « prototype des banlieues » dans des lieux où se

concentrent les pouvoirs politiques, administratifs, économiques et culturels.

Les inégalités sociales font que cet « habitant de la banlieue » est toujours vu

dans une position inférieure, tout comme l’a été l’indigène autrefois. Paul Siblot

explique, à ce sujet, que la conquête française de l’Algérie a imposé une sorte

de prototype qui distingue le dominant du dominé. Il écrit :

1 Ibid, p. 74.

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« les caractéristiques sociales et/ou culturelles (Fêtes religieuses, Ramadan…)

qui s’ajoutent à des signes biologiques (couleurs de peau, des cheveux…) et à

l’allure physique (vêtements : seroual, chéchia, burnous…) sont devenues le

fondement du processus de l’« ethnotypisation » »1.

Cette dernière est, selon lui, un « processus à travers lequel se construisent les

images collectives et convenue de Soi et des Autres »2.

Les immigrés et leurs descendants continuent donc à porter le lourd fardeau de

l’Histoire et des représentations que celle-ci a mis en place afin de raffermir le

processus d’infériorisation qui a fondé et soutenu les régimes coloniaux. Le

portrait du colonisé d’autrefois, tel que le dépeint A. Memmi3, se calque

parfaitement sur celui de l’immigré d’aujourd’hui, et cela à partir de trois

caractéristiques. La première est celle du présumé voleur. La deuxième est celle

de l’éternel dépersonnalisé. La dernière correspond au personnage déshumanisé.

La scène du « vélo volé » dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.

Begag vient conforter la première caractéristique. « Suspect par définition », les

accusations pesant sur le personnage beur vont jusqu’à « infléchir sa conduite et

imprimer des rides à son visage »4 pour reprendre A. Memmi. Foncièrement

convaincu de son éthnotypisation et se défendant d’une identité souvent

tronquée, Amar, le personnage-narrateur du roman cité, entre dans un débat

presque absurde avec un représentant de l’ordre.

« Le flic qui fume une cigarette devant l’entrée du poste de police va-t-il me

demander mon identité ? Il va me soupçonner de voler mon vélo. Ça, j’en suis

sûr. Ai-je les papiers qui prouvent qu’il est bien à moi ? (…). Le flic va venir me

1 Représentations de la langue et production d’ethnotype- JC Bouvier, C Martel, Les français et leurs

langues, PUP, Aix-Marseille, Paris, 1991, p. 73.

2 SIBLOT Paul, « Les français et leurs langues », in Cahier de praxématique. PUP, Aix-Marseille,

1991, p. 07.

3 Portrait du colonisé précédé par Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1985.

4 MEMMI, A., Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, op. cit., p. 112.

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chercher des poux dans la tête, j’en suis certain. Il faut que je le devance, c’est

la meilleure défense. D’ailleurs, je le vois bien, il commence à me dévisager. Il

a des restes de guerre d’Algérie dans les yeux. Je fonce vers lui d’un pied

ferme. J’annonce d’un ton sec : - Ce vélo, il est à moi ! Ne vous inquiétez pas !

-« Je vous ai rien demandé. Vous avez pas la conscience tranquille ?»1.

Albert Memmi pense que ce qui est suspect dans ce cas d’accusation, « c’est

[son] unanimité et la globalité de son objet.»2. L’accusation touche tous les

immigrés et leurs descendants tous statuts sociaux confondus. Cette forme

d’ethnotypisation concerne donc des générations d’étrangers perçues comme

une caste inférieure, indéterminée et dépersonnalisée. En France, hormis les fils

d’immigrés, cette catégorie sociale comprend, selon le classement effectuée par

Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène:

« le(s) noir(s), les sans papiers, les musulman(s), les orphelin(s), au chômage,

avec casier judiciaire »3.

Nous pouvons y ajouter également les voleurs, les non-instruits et les habitants

des cités.

A. Begag abonde dans le même sens lorsqu’il écrit dans son ouvrage intitulé :

L’Intégration :

« en France, […], le rapport à l’étranger fonctionne toujours sur le mode de la

domination : pauvre, besogneux, l’immigré incarne le sous-prolétaire soumis

économiquement et culturellement, pas par hasard puisque cette image a été

produite par le couple dominant-dominé, Nord-Sud, hérité de la « mission

civilisatrice de la France » de l’époque coloniale. Il perdure toujours.

Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, les immigrés sont facilement

1 Op. cit, p. 28.

2 MEMMI, A. Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, op. cit., p. 103.

3 Ibid, p. 118.

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amalgamés aux Arabes, aux musulmans, aux Africains, soit à des gens de

couleur, reconnaissables physiquement et socialement. »1.

Ce manichéisme va, selon F. Fanon,

« jusqu'au bout de la logique [du colonisateur] et déshumanise le colonisé.»2.

Cette déshumanisation consiste, selon A. Memmi, à considérer le colonisé :

« à peine encore [comme] un être humain. »3 et « l’animalise »

4.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, l’idée de l’ « animalisation »

s’exprime à chaque rencontre avec les policiers. « En général, les flics nous

gèrent comme des animaux. »5 déclare Ahlème. La concrétisation de cette

gestion apparaît dans la scène où Papa Demba, le professeur de lycée et mari de

Tantie Mariatou, se fait traiter de « gibbon » par des policiers lors d’un contrôle

routinier. Il raconte :

« j’ai été interpellé par la police tout à l’heure, sur la place de la mairie de

Vitry. Ils ont vérifié mes papiers, comme d’habitude, contrôle de routine,

quoi…bon, et puis alors, quand ils m’ont laissé repartir, ils ont dit en riant

entre eux : « Allez va, gibbon ! »6.

Le Gibbon, d’après la lecture d’Ahlème dans un dictionnaire, est une :

1 Op. cit, p. 22.

2 FANON, F. Les Damnés de la terre, Maspero, 1970, p. 11.

3 MEMMI, A. Portrait du colonisé du Potrait du colonisateur, op. cit., p. 107.

4 FANON, F., ibid.

5 Ibid, p. 62.

6 Ibid, p. 112.

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« espèce de singe anthropoïde d’Asie ne possédant pas de queue, à la face noire

très large, il grimpe avec agilité aux arbres grâce à ses bras extrêmement

longs »1.

La comparaison de cet intellectuel avec le singe rabaisse donc l’Africain au

statut d’un animal sauvage. Cette stigmatisation langagière rappelle donc les

rapports qui régissaient la vie du colonisateur et du colonisé dont parle Frantz

Fanon. Celui-ci écrit :

« [le] langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique.

On fait allusion aux mouvements de reptation du Jaune, aux émanations de la

ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux

gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se

réfère constamment au bestiaire. »2.

La consternation de Papa Demba n’en demeure pas moins grande. Il déclare

juste être « habitué à des choses plus recherchées »3. F. Fanon écrit dans ce

sens que « l’Européen bute rarement sur les termes « imagés ». Mais le

colonisé, qui saisit le projet du colon, le projet précis qu'on lui intente, sait

immédiatement à quoi l'on pense »4.

La réaction de Tantie Mariatou, quant à elle, réduit l’insulte proférée par le

policier à sa juste valeur ; c’est à dire à une « bêtise, à des âneries »5. Papa

Demba, professeur de Mathématiques dans un lycée de Vitry-sur-Seine, « la

gloire du village de Mbacké »6d’après sa femme, ne doit pas accorder de

1 Idem.

2 Ibid., p. 11.

3 Op. cit. p. 112.

4 FANON, F., Les Damnés de la terre, op. cit., p. 51.

5 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit., p.112.

6 Ibid, p. 113.

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l’importance à un mot émis par «un visage rose à casquette bleue »1. Car le

colonisé, pense Frantz Fanon :

« rit un bon coup chaque fois qu'il se découvre animal dans les paroles de

l'autre. […]. Il sait qu'il n'est pas un animal. Et précisément, dans le même

temps qu'il découvre son humanité, il commence à fourbir ses armes pour la

faire triompher. »2.

Dans Little Big bougnoule de N. Boudjedia, cette animalisation ne vient pas de

l’ « Autre » mais du personnage-narrateur lui-même. Il compare les membres de

sa communauté immigrée qu’il observe dans le hall de l’aéroport à des :

« oiseaux migrateurs, [à des] rampants prix dans les filets administratifs ; [à

des] rats triés d’un côté »3.

Le regard qu’il porte sur son propre groupe social instaure une distance entre lui

et les autres et le situe du côté du dominant, du colonisateur d’hier. Une forme

d’acculturation se manifeste alors chez ce personnage qui, contrairement à son

habitude, donne une appréciation hautaine, méprisante et qui rappelle celle

qu’émettait le colonisateur à propos du colonisé. Le comportement de la

communauté beure signifie à ses yeux la « barbarie, l’encanaillement,

l’animalisation »4.

2.1.4.- L’institution éducative:

L’école a pour mission de transmettre la culture savante de référence. En

France, celle-ci puise ses modèles dans plusieurs siècles d’histoire et, ce, dans

1 Nous reviendrons sur les stigmatisations par la désignation dans une autre partie de la thèse.

2 FANON, F., Les Damnés de la terre, op. cit., p. 51.

3 Op. cit, p. 32.

4 FANON, F., Les Damnés de la terre, op. cit, p. 145.

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les arts, dans la littérature, dans le théâtre, dans l’histoire et dans les différentes

disciplines scolaires.

Cette culture sert, en partie, de référence aux classes moyennes et s’impose aux

classes populaires par le biais de cette institution éducative qu’est l’école.

Cependant, à côté de cette culture dominante, d’autres cultures minoritaires se

sont formées au fil du temps en France. Parmi elles, celle de l’immigration qui

est l’objet de ce travail. La question que nous nous posons est de savoir

comment cette institution éducative est considérée par les principaux intéressés

à qui elle est supposée offrir une chance. Quel sens peut avoir l’école pour des

jeunes au destin social et économique difficile ?

A. Hargreaves écrit à propos des jeunes générations issues de l’immigration.

Ils :

« émigrent chaque jour entre deux cultures : celle qui est entretenue à la

maison par leurs parents et celle qu’ils trouvent en dehors du foyer, surtout à

l’école. Géographiquement, la distance séparant ces deux lieux est minime, sur

le plan mental elle peut être gigantesque. »1.

Ce voyage mental entre l’ « ici » et l’ « ailleurs » fait de l’école un « point de

rupture entre les parents et leurs enfants.»2. Face à ce déphasage entre le

monde du dedans et celui de l’école, la réaction de l’enfant se fait alors de deux

façons.

La première est le rejet du système scolaire auquel l’enfant ne se sent pas

appartenir et auquel il ne peut s’adapter. La seconde est cette volonté

«d’intégration » par le biais de l’école même au détriment de l’entourage, c’est-

à-dire de son groupe d’origine ou d’appartenance.

1 « Le sentiment de l’exil chez les écrivains issus de l’immigration maghrébine en France », in

Colloque international sur « arts de l’émigration », Fès, 15-16 avril 1993.

2 BEGAG A., in Hommes et migrations, n° 1112, avril 1988, pp 16- 17.

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2.1.4.1.- L’échec de certains personnages:

Aux yeux des protagonistes de Du rêve pour les oufs de F. Guène qui, dans leur

totalité sont en échec scolaire, l’école s’avère être un lieu de passage obligé

dont ils se passeraient bien. Le personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de

N.Boudjedia évoque aussi l’école lorsqu’il se souvient de ses anciens

camarades de classe à qui son père donnait des cours de soutien scolaire. Quant

à Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, le thème est à peine

suggéré par le biais de Mourad, le frère du personnage-narrateur qui n’a pas

réussi en France et qui rêve d’un ailleurs.

Dans les trois romans, l’échec scolaire va faire donner du beur l’image d’un

jeune voyou. Celle-ci est d’autant plus « crédible » que celui-ci vit dans des

espaces périphériques considérés comme des poches d’exclusion et d’insécurité

et où coexistent toutes les formes de violence. L’échec scolaire enclenche un

processus de dégradation des relations sociales dans les cités décrites comme

des ghettos et où l’opposition entre « Français » et « immigré » est accentuée.

Quelles sont, d’après les textes considérés, les causes de cette déperdition ?

2.1.4.1.1.- Le Processus d’ethnicisation :

Ahlème, qui a coutume d’être convoquée par l’administration scolaire, s’y rend

souvent avec des a priori. « J’ai été convoquée par la conseillère d’éducation et

ça ne s’est pas très bien passé. Je ne sais pas, il n’y a pas eu d’affinités

particulières entre nous ». La jeune fille est consciente de ce déphasage entre

elle et son interlocutrice et c’est sa révolte, qui la pousse à se présenter comme

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l’égale de l’ « Autre », qui lui dicte ce propos. «Je n’ai pas de leçons à recevoir

de qui que ce soit. »1, affirme-t-elle avec orgueil.

Malgré cette animosité vis-à-vis du corps éducatif, Ahlème ne cesse de se

positionner contre l’ignorance et de louer l’éducation. Même si elle ne le dit pas

clairement, elle manifeste son regret d’avoir quitté l’école très tôt et décrit le

calvaire qu’elle vit quand il s’agit de répondre à un simple formulaire

d’embauche.

« Tu vas remplir le formulaire de compétences qui est devant toi, écris dans les

cases en lettres capitales et ne fais pas de fautes d’orthographe. Si jamais tu

hésites sur un mot, demande-moi le dictionnaire »2

lui recommande le conseiller de la mission locale de son quartier. Cette

démarche représente pour elle une véritable épreuve:

«j’avais chaud tout à coup. J’étais bloquée. Les cinq minutes passèrent comme

un TGV et je n’avais écrit que mon nom, mon prénom et ma date de

naissance.»3.

Pour combler son insuffisance, elle se montre très attentive à l’éducation et aux

études de son frère, même si le sentiment de relégation sociale est toujours

présent. Tous deux connaissent d’ailleurs l’aboutissement de leurs efforts. Son

frère le lui rappelle en ces termes :

« arrête, tu sais très bien que c’est [l’école], n’importe quoi. Toi-même t’as

arrêté à seize ans. Alors c’est pas la peine de me faire la leçon »4.

1 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 69.

2 Ibid, p. 09

3 Idem.

4 Ibid, p. 134.

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Les personnages n’ont pas d’espoir en l’avenir. Pour eux, l’école est perçue

comme une institution sélective qui, dans le meilleur des cas, les oriente vers de

courtes études et vers des filières techniques qui ne sont pas valorisées.

« Tu devrais plutôt suivre une formation technique d’électricité ou de

mécanique. Pour toi, je pense que c’est ce qui conviendrait le mieux »1

déclare une conseillère d’orientation à Foued lorsqu’il a formulé le désir de

suivre une formation en sport-études. Ce ne sont donc pas les prédispositions

des enfants qui sont prises en compte mais plutôt l’appartenance ethnique.

Celle-ci est un paramètre d’évaluation dans ces espaces scolaires appelés zones

d’éducation prioritaire.

Cette ségrégation est génératrice de la tension qui s’installe entre enseignants et

élèves. Fouad, le frère d’Ahlème, est persuadé que ses professeurs ne

l’apprécient pas en raison de ses origines. Le combat pour sortir de l’étau est

perdu d’avance.

« Ce que je redoutais le plus a fini par arriver, Foued a été exclu définitivement

de son lycée. Ils n’ont pas beaucoup hésité. Il y a eu un conseil de discipline

bâclé auquel j’ai été gentiment conviée et puis la décision est tombée après

délibération même si, selon moi, elle était prise d’avance. »2.

L’école, autrefois vecteur de l'ascension sociale, a perdu cette vocation et cette

capacité à donner des repères et des espoirs aux jeunes. Le chômage devient

ainsi presque inévitable et l’orientation vers certaines filières estimées

dévalorisantes souligne les insuffisances du système scolaire. L'école,

réceptacle des inégalités sociales, livre ainsi les jeunes à eux-mêmes.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, le personnage-narrateur se

remémore des moments de son enfance où il « était bon d’être mauvais élève,

1 Ibid, p. 178.

2 Ibid. p. 177.

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frondeur, provocateur »1. Pour ne pas être rejeté par sa communauté beure, il

fallait se placer ouvertement « du côté du rejet, de la révolte, de la revanche. »2.

Les arguments que tente de présenter le père du personnage-narrateur à ses

élèves, quant au rôle de l’école comme moyen de réussite sociale et moyen de

se « soustraire à la misère [et] à l’illettrisme »3, ne trouvent pas d’écho.

L’organisation ségrégative de l’espace est indicatrice du rapport que cette

jeunesse de seconde catégorie entretient avec la société française. «Il ne fallait

pas se mélanger, pas même s’intégrer »4. Il y a là une mise en place d’un

système défensif qui consiste, dès l’entrée à l’école, à se particulariser, à se

différencier de l’autre et une prise de conscience, qui n’est probablement pas

justifiée, d’un déclassement et d’une exclusion certaine.

Le personnage-narrateur, quant à lui, n’adhère pas à cette forme de résistance

collective qui prédispose à l’échec. Il parvient à se faire une place dans la

société et se présente comme un cas typique d’une « stratégie individuelle »5.

Même si celle-ci relève, selon le clan auquel il a échappé, à la « traîtrise »6.

Pour le clan, la réussite prend l’allure d’un reniement de la communauté et

d’une forme d’assimilation7.Le personnage-narrateur est donc obligé de cacher

ses résultats scolaires honorables. L’échec scolaire est donc revendiqué, voire

recherché par le groupe social en question qui construit ainsi sa propre

marginalisation.

1 Ibid.., p. 91.

2 Idem.

3 Ibid.. p. 105.

4 Idem.

5 BEGAG A, CHAOUITE A, Ecart d’identité, Paris, Seuil, 1990, p. 23.

6 BOUDJEDIA N., Little Big Bougnoule, op. cit, p. 28.

7 Ibid., p. 92.

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2.1.4.1.2.- L’Absence de reconnaissance sociale :

L’institution scolaire est censée répondre à l’idée républicaine d’égalité des

chances par le travail, le mérite et le savoir. Pourtant, dans Du rêve pour les

oufs de F. Guène l’école est l’objet de nombreuses critiques de la part des

personnages secondaires, notamment le frère d’Ahlème qui déclare que « même

ceux qui [y] sont allés, ils ont pas de taf de toute façon. »1

Tout comme son entourage, Fouèd se moque de l’école qui, estime-t-il, ne

répond pas aux exigences de la vie et n’assure pas un avenir satisfaisant. Le

chômage, comme débouché possible de la jeunesse beure vient accentuer le

sentiment de détachement du système éducatif qui, selon cette catégorie, occulte

les cultures minoritaires et les relègue au second plan. Ce sentiment d’abandon

est d’autant plus associé à la vie des ghettos qui fait que les jeunes beurs

fréquentent des zones d’éducation prioritaire.

Afin de s’intégrer à l’école en particulier et à la société en général, il faudrait

que l’individu soit persuadé qu’il peut participer dans des associations où son

apport peut être appréciable malgré les différences. C’est le propre même de

l’Intégration. Raymond Curie, dans son ouvrage intitulé Interculturalité et

citoyenneté à l’épreuve de la globalisation, cite un responsable d’une

association beure qui déclare :

« à l’école, on devrait apprendre les différences aux petits, on survole [cette

différence] en histoire, en 5°, on la survole et on rentre pas dans les vraies

choses et moi je pense qu’on devrait mettre en avant le fait qu’on peut être de

1 GUENE F, Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 134.

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religions différentes mais qu’on peut aussi vivre, travailler et être à l’école

ensemble dès qu’on est petit. »1.

L’idée serait donc de faire de l’école un creuset où les connaissances sur le fait

religieux, langagier ou culturel de l’ « Autre »- du point de vue français -

seraient enseignées, mises en valeur et présentées dans le respect de la diversité.

L’enseignement de l’Histoire des pays du « Même » permettra également de

valoriser et l’individu et sa culture. L’Intégration en tant que Reconnaissance de

sa différence sociale se distingue de l’Assimilation qui ne tient pas justement

compte des particularités et de la singularité des hommes. La reconnaissance

sociale et l’estime de soi sont, selon A. Begag :

« des éléments fondamentaux d’une intégration bien ou mal vécue. Quand on a

passé son enfance dans la frustration de l’invisibilité sociale de ses parents, on

a soi-même faim de se montrer, d’être vu pour crier son existence. »2.

Tous les personnages dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, qu’il s’agisse

d’Ahlème ou des autres protagonistes, sont donc en situation d’échec. Dans les

romans d’A. Begag et de N. Boudjedia, ce sont des personnages beurs atypiques

qui apparaissent. Ceux-ci sont représentatifs d’une possible réussite sociale et

professionnelle. Comment celle-ci s’exprime-t-elle dans les œuvres de ces

auteurs ?

2.1.4.2.- La réussite d’autres personnages :

Dans le roman Little Big bougnoule de N. Boudjedia, l’école a bien marqué

l’enfance du personnage-narrateur qui raconte comment, grâce à ses parents, il a

pu réussir au détriment de la cohésion du groupe d’élèves qui considérait la

1Rami Temimi, jeune Beur de 29 ans et responsable de l’association Aube à Vénissieux, cité dans

Interculturalité et citoyenneté à l’épreuve de la globalisation, de Raymond Curie, Harmattan, 2006, p.

140.

2 BEGAG, A., L’Intégration, op. cit, p. 86.

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réussite scolaire comme synonyme de traîtrise. Ainsi le premier vecteur de la

réussite scolaire se trouve dans le rôle que peuvent jouer les parents.

2.1.4.2.1.- L’appui des parents :

Le père du personnage-narrateur du roman en question, homme perspicace et

instruit, ne cesse d’expliquer à son fils l’importance de l’instruction pour réussir

dans la vie. Ce dernier déclare :

« sans doute mon père, […] a fait germer en moi le désir brûlant d’échapper à

un monde figé, aux règles fixées d’avance. Un monde en deux dimensions, qui

nous plaque au sol à la moindre tentative d’évasion. »1.

Les premières expériences de lecture et d’écriture ainsi que la langue pratiquée

à la maison –le français dans le cas du personnage de Little big bougnoule, de

N. Boudjedia - déterminent la réussite scolaire. Pour cela, toutes les méthodes

d’enseignement sont bonnes. Le personnage-narrateur devait, dans son

enfance :

« relire les courriers écrits par [son] père et relever les fautes qu’il y avait

volontairement essaimées afin de [lui] faire réviser les règles de [la]

grammaire »2.

Son père le faisait également participer aux séances d’enseignement proposées

aux enfants du quartier pour améliorer son niveau et mieux le responsabiliser.

Le narrateur raconte :

« il leur perfusait, à coup de problèmes, la règle et la concordance des temps

selon laquelle « un temps passé dans la proposition principale entraîne

1 BOUDJEDIA, N.E., Little Big Bougnoule, op. cit, p. 97.

2 Ibid, p. 104.

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obligatoirement un temps passé dans la subordonnée », et celle du calcul des

surfaces et du remplissage de baignoires »1.

La responsabilité de la réussite scolaire de l’enfant est partagée par les deux

parents car la mère, de son côté, joue un rôle non négligeable en corrigeant ses

cahiers et en supervisant la révision de la semaine.

« Une mauvaise note, une remarque exclamative inscrite en rouge, un peu trop

de vert de correction, et il fallait revoir avec elle tout ce qui n’était pas entré

dans mon crâne de piaf toujours prêt à s’envoler par la fenêtre.»2.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, les parents sont donc foncièrement

convaincus que l’école est l’avenir des enfants. Ils poussent leur fils vers la

réussite et partent du principe qu’il faut:

«faire de sa vie un chef-d’œuvre. Même si l’issue est incertaine, c’est une

question de survie. »3.

La réussite de la progéniture devient en quelque sorte leur récompense et la

preuve que l’exil n’a pas été vain.

2.1.4.2.2.- L’école comme facteur de promotion sociale :

Conscient des enjeux de l’école, certains personnages montrent qu’elle peut

concrétiser l’égalité des chances. Le roman Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia met en valeur le bien fondé de la scolarisation tellement dénoncé

dans les quartiers populaires. Le personnage-narrateur a l’ultime conviction que

l’école française, en offrant l’accès gratuit et obligatoire à l’éducation à tous les

Français, quelles que soient leurs origines, ouvre la voie à l’égalité des chances.

1 Ibid, p. 105.

2 Ibid, p. 107.

3 Ibid, p. 97.

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« Comme [les Français], j’ai grandi, été nourri, vacciné, affilié à l’école de la

République, estampillé citoyen »1

Affirme celui-ci. Encouragé par le soutien de son père, le personnage-narrateur

s’imprègne de la culture française et va jusqu’à se l’approprier avec une

certaine fierté.

« Cette terre qui a porté les Lumières, l’Encyclopédie, la Révolution et moi-

même. Devrais-je me déposséder de tout cela ? Mon père m’a pourtant appris

que la culture appartient à celui qui se l’approprie. […]. Je n’ai rien à

rendre. »2.

L’école, devenu un moyen de combat en remplacement du fusil, apparaît

comme une nécessité sociale pour accéder à la modernité, à l’intégration et au

bien-être. La mère, comme toutes les femmes de son époque, a compris

l’importance de l’instruction et continue de porter « le flambeau

abécédaire »3dans le but d’instruire celles qui ont en été privées en Algérie

comme en France. Elle tente ainsi « d’éclairer la grotte de ces femmes mates ou

noires toujours assujetties, entravées par les chaînes d’une tradition sans

âge. »4.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, le niveau des

élèves étant corrélé au milieu et au rang social des parents, le personnage-

narrateur a dû se battre contre l’isolement socio-ethnique, la méconnaissance de

la langue et les difficultés d’intégration des parents. Le comble du paradoxe,

c’est que sa position de chercheur en sciences sociales et humaines lui vaut le

mépris et la raillerie du vagabond de la gare qui ne peut comprendre cette

entorse faite à la règle :

1 Idem.

2 Ibid, p. 18.

3 Idem.

4 Idem.

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« Il déglutit. Il éclate de rire. Son exaltation va crescendo. Elle résonne dans

toute la gare. Les gens se retournent vers nous. […]. Chercheur en sciences

sociales et humaines ! Il crie à tue-tête. […]. C’est la meilleure que j’ai

entendue depuis des années dans cette putain de gare !»1.

Les multiples défis à relever ont impulsé à ce personnage-narrateur une force de

combat et l’obligation de réussir. Ayant habité dans un quartier défavorisé où le

risque de chômage est plus élevé, ce personnage doit redoubler d’efforts pour

arriver. La maîtrise de la langue française conditionne toute acquisition de

connaissances. C’est la clé qui contribue à assurer son autonomie, sa réussite

sociale et donc une intégration parfaite.

2.2.- La construction identitaire : entre culture d’héritage et culture

d’acquisition :

Le but de cette partie de la thèse est d’interroger les expressions culturelles

et/ou cultuelles des populations descendant de l’émigration telles qu’elles sont

exprimées dans les romans retenus. Ce n'est donc pas seulement de la culture

ethnosociologique dont il s'agit ici, qu’elle soit d’origine ou acquise, mais

également de la culture bricolée, en entretenant avec les deux premières, des

rapports complexes.

L’intérêt de cette partie d’analyse est de questionner les expressions culturelles

et/ou cultuelles permettant le développement des contacts interculturels et de

liens sociaux au sein des sociétés représentées dans les œuvres considérées.

Quel est le lien, si lien il y a, établi entre l'expression culturelle des jeunes

générations, la culture de l’ «Autre » et le passé migratoire de leurs parents ?

Ces expressions sont-elles capables de véhiculer un message de médiation entre

ces différentes cultures?

1 Op. cit, p. 26.

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Cette partie est divisée en deux sous-parties. La première concerne l’aspect

culturel englobant la culture des parents, celle de l’ « Autre » et enfin la culture

réinventée. La deuxième concerne l’aspect religieux et la manière dont les

personnages considèrent leur culte.

2.2.1.- L’aspect culturel :

La culture renvoie généralement à des pensées et à des pratiques linguistiques,

alimentaires, vestimentaires, à des comportements et à des modes de relations

interpersonnelles qui caractérisent un groupe, une communauté d’un « Nous »

collectif. Elle :

« désigne ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les

arts, les lois, les coutumes et autres facultés et habitudes acquises par l’homme

dans un état social »1.

En situation de migration, le rôle de la culture d'origine s'affaiblit. L'individu est

alors confronté à des contradictions culturelles qui peuvent aller jusqu'à la crise

identitaire. La culture devient de ce fait l’assise de l’identité. Un peuple qui se

reconnaît dans sa culture reconnaît forcément son identité. Quelles sont donc la

position et la conception de ce qui constitue le substrat de la culture des

personnages-narrateurs des romans étudiés ?

2.2.1.1.- La culture d’origine ou le stigmate de l’illégitimité:

Dans son ouvrage intitulé Désintégration2, Ahmed Djouder écrit :

« nos parents ne joueront jamais au tennis, au badminton, au golf. Ils n’iront

jamais au ski. Ils ne mangeront jamais dans un restaurant gastronomique. Ils

1 BEKKAT, A., Regards sur les littératures d’Afrique, OPU, Alger, 2006, p. 114.

2 Stock, 2006.

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n’achèteront jamais un bureau Louis-Philippe, une bergère Louis XV, des

assiettes Guy Degrenne, des verres Baccarat»1.

Les principes culturels inculqués par les parents sont, de ce fait, difficilement

intégrables dans la société française où la culture d’origine et celle du pays

d’accueil sont « totalement contradictoires » écrit Aicha Benaîssa.2.

Dans Du rêve pour les oufs, de F. Guène, Ahlème ne parle de la culture des

siens que quand elle évoque sa mère, morte quand elle avait treize ans. La

culture d’origine n’a pas de contenu tangible pour elle. Elle est juste associée à

son enfance, à sa mère et à l’Algérie de ses souvenirs. La disparition de la mère

a, dans ce cas, entraîné celle de la culture.

La jeune fille évoque avec tendresse des souvenirs d’enfance où il était question

de mariage, de trousseau, de youyous et des sept tenues traditionnelles. La

description est nostalgique. Tous les détails sont dits : les rubans, la broderie du

veston algérois au fil doré, les chutes des tissus et les perles. Même les

jacasseries de Zineb et de Samira quant au poids de la mariée sont rapportées.

« Tu verras, le jour du mariage, il va pleuvoir toute la journée. Tu sais ce qu’on

dit, si les jeunes filles ouvrent la gamelle dans la cuisine pour goûter avant

l’heure du repas en cachette de leur mère, ça leur porte malheur et le jour de

leur mariage, il pleut. Elle a dû faire ça un grand nombre de fois. »3.

Le lecteur est donc invité à connaitre les rites et les croyances des habitants du

village qu’Ahlème tente de garder jalousement en mémoire ; même si

l’adhésion à ce passé reste du domaine du symbolique.

La scène de la moustache du père est, elle aussi, révélatrice de la culture des

origines. Le père, qui après avoir coupé la sienne par inadvertance, s’écrit :

1 Ibid, p. 09.

2 Née en France, histoire d’une jeune beur, Poket, coll.Best, 2000, pp. 20-21.

3 Ibid., p. 82.

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« je ne suis plus un homme, moi ! Mon fils a plus de moustache que moi ! Je ne

sors plus dehors, je ne vais plus travailler ! »1.

La moustache dans la culture algérienne et maghrébine d’une façon générale

est, avions-nous dit, porteuse de multiples valeurs culturelles et sociales.

Marque de virilité et de masculinité, sa perte signifie pour le père d’Ahlème une

« perte d’honneur ».

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, les manifestations

culturelles d’origine se résument à quelques traces du quotidien. Ce sont les

griffures portées sur le visage de la mère qui expriment son malheur et

l’ampleur de son chagrin quant à la perte de son aîné. « Les rivières qui

charrient sa douleur ont emporté des morceaux de peau sur ses joues »2,

affirme Amar, C’est aussi l’apparence physique ou vestimentaire qui exprime

l’appartenance ethnique. « C’est mon père, avec sa barbe de mouslim »3, note le

même personnage-narrateur.

Dans ce roman, la référence à la culture des parents est souvent appréciée de

manière péjorative. Elle n’est jamais valorisée. Le personnage-narrateur porte

un regard critique sur les siens comme pour montrer à chaque fois ce décalage

avec cette culture qui lui est étrangère.

« Je ne suis pas membre à part entière dans la communauté. Je vois tout cela

avec des yeux d’étranger »4

déclare-t-il. Les traditions, les coutumes, les comportements apparaissent de

manière négative comme pour rappeler la volonté du personnage-narrateur de se

distinguer d’une communauté qui, à son sens, devient infréquentable. Invité à

1 Ibid., p. 102.

2 Ibid., p. 06.

3 Ibid., p 11.

4 Ibid, p. 44.

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une réunion de la communauté, Amar se dérobe et affiche une indifférence

totale vis-à-vis des coutumes du « bled » d’origine. Il affirme :

« Je me suis éclipsé comme un voleur, sans dire au revoir à personne. Je

n’avais pas envie de faire des salamalecs, comme disent les Gaulois »1.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, la culture du « Même » se divise

en deux catégories. La première apparait dans la description que fait le

personnage-narrateur, dès le début du roman, des trois représentants des

générations de l’immigration : les parents, les grands-parents et les enfants. La

seconde est celle qui se manifeste au M’zab que le personnage-narrateur a

appris à connaître par le biais de son séjour en Algérie.

C’est à l’aéroport, au moment du départ du personnage-narrateur pour ce pays,

que ce dernier fait la description de la grand-mère d’une famille. Elle est

présentée ainsi. C’est :

« une vieille dame assise à même le sol, grand-mère sans doute d’un jeune type

à peine sorti de l’adolescence. Elle est vêtue d’une djellaba saturée de couleurs,

bariolée, dépareillée à un sac à main de skaï blanc mais assorti à de

magnifiques tatouages ridés au visage et aux mains. Ses yeux fardés de khôl, à

l’outrance de sorcière, observent celui qui semble être son fils et qui jette des

coups d’œil furtifs et dégoulinants sur le cul des hôtesses de passage »2.

La description de cette ancêtre de la famille montre cet écartèlement entre deux

cultures : celle d’une modernité de pacotille perceptible dans le sac de Skaï et

les couleurs bariolées des vêtements et les vestiges indélébiles des temps

anciens symbolisé par le khôl et les tatouages.

1 Ibid, p. 41.

2 Ibid., p.13.

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Le personnage-narrateur, pris entre la volonté de décrire et celle de rire, donne

finalement une scène pathétique à la fois par son caractère insolite et par

l’inconscience de ceux qui se donnent involontairement en spectacle.

Quant au fils, en voici la description :

« la cinquantaine tassée, [il] porte un costard postmode style spencer polyester,

des chaussures de mac et des lunettes miroitées. A en juger par son débris de

banane gominée au pento, il s’est sans doute intégré avec Johnny au Bus

Palladium dans le transistor, il a dû fouler le sable des plages de la West Coast

du porte de Gennevilliers en écoutant les Beach Boys. »1.

L’humour et le mépris sont à lire à la fois dans ce contraste entre l’âge du

personnage quinquagénaire décrit et sa tenue vestimentaire et cette illusion de

se sentir « intégré » à la culture de l’ « Autre ». La culture d’origine de ce père

de famille de la deuxième génération est, au même titre que celle de la grand-

mère d’ailleurs, déstabilisée et concurrencée, dans le mauvais sens du terme, par

la culture de ce qui reste de l’ « ailleurs ».

La jeune fille de la troisième génération affiche davantage les emprunts

malsains qui sont indicateurs à la fois d’un mimétisme et d’une aliénation à des

signes culturels qui ont ici perdu leur harmonie initiale.

« Fausse femme libérée, assise aux côtés de parents compréhensifs mais

dépassés, qui aurait pu être jolie si elle n’était pas maquillée comme une

voiture volée. La poitrine en avant, gonflée de désir mais intouchable, un

pantalon si moulant qu’on pourrait le croire peint sur elle. »2.

Les personnages sont donc décrits avec causticité dans leurs tenues comme dans

leurs postures ridicules. Le descripteur accable cette famille représentative de la

communauté immigrée de son mépris. Son regard n’est pas sans rappeler celui,

1 Ibid, p. 14.

2 Ibid, p. 15.

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dédaigneux, que portaient les colonialistes sur les « indigènes ». Hissé sur le

piédestal de la réussite et de l’intégration, le personnage-narrateur reprend à son

compte « les accusations et les condamnations de [l’Autre] et s’habitue à

regarder les siens avec les yeux de leur procureur »1.

Il évalue avec dégoût et distance ceux qui n’ont pas réalisé, du fait de leur

analphabétisme, cette symbiose avec la culture de la terre d’accueil. Ce

personnage-narrateur trouve dans son jugement les « fondements objectifs à son

impatience contre eux et contre leurs valeurs »2. L’animalisation des membres

de l’immigration, comme cette perception dégradante de cet échantillon, sont

donc l’expression d’une forme d’acculturation dont il a été question

précédemment.

Ce terme, qui a été « employé l’une des toutes premières fois par John Powell,

est issu du vocabulaire des anthropologues nord-américains de la fin du XIXème

siècle »3. Il désigne « les transformations des modes de vie et de pensée des

immigrants au contact de la société [dominante]. »4.

Il s’attache aussi à « l’influence du courant culturaliste où une culture se

constituerait comme une entité distincte des autres et dont l’intégrité fragile

devrait être préservée des influences extérieures pour conserver sa « pureté »5.

D’après le Dictionnaire de l’Altérité et des relations interculturelles,

« l’acculturation »6 désigne :

« les mécanismes d’apprentissage et de socialisation, l’intégration d’un

individu à un environnement qui lui est étranger et, plus fondamentalement, les

1 MEMMI, A., Portait du colonisé précédé du portait du colonisateur, op. cit. p. 91.

2 Idem.

3 Dictionnaire de l’Altérité et des relations interculturelles, Paris, A. Colin, 2010.

4 CUCHE, D., La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2001, p. 23.

5 GOBERT, T., De l’Acculturation à l’Enculturation, isdm.univ-tln.fr/PDF/isdm32/isdm32-gobert.pdf,

p. 03.

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processus et changements entraînés par des interactions ou des contacts directs

et prolongés entre groupes ethniques différents à l’occasion d’invasions, de

colonisations ou de migrations, qu’il s’agisse d’échanges ou d’emprunts,

d’affrontements ou de rejet, d’assimilation ou d’accommodation, de

syncrétisme ou de réinterprétation.»1.

Dans Little big bougnoule, de N. Boudjedia, il n y a pas eu réellement de

« processus » ou de « mécanismes» contribuant au « changement » de l’identité

culturelle du personnage-principal. Le fait est que, depuis son enfance, ce

dernier n’a eu que l’école française comme source d’enseignement et la culture

européenne comme unique référence. Il a été aidé pour cela par des parents

aussi passionnés que dévoués à la France et à sa culture.

Les éléments de la culture d’origine n’ayant pas été intériorisés,

l’ « endoctrinement » culturel ne s’est fait que dans un seul et unique sens, celui

du pays d’accueil. Il s’agit donc là d’une enculturation plutôt que d’une

acculturation.

Melville J. Herkovitz2 défini l’enculturation comme un processus :

« par lequel l'individu assimile durant toute sa vie les traditions de son groupe

et agit en fonction de ces traditions. Quoiqu'elle comprenne en principe le

processus d'éducation, l'enculturation procède sur deux plans, le début de la vie

et l'âge adulte. Dans les premières années l'individu est «conditionné» à la

forme fondamentale de la culture où il va vivre. Il apprend à manier les

symboles verbaux qui forment sa langue, il maîtrise les formes acceptées de

l'étiquette, assimile les buts de vie reconnus par ses semblables, s'adapte aux

institutions établies. En tout cela, il n'a presque rien à dire il est plutôt

instrument qu'acteur».

1 Paris, A. Colin, 2010.

2 Les bases de l'anthropologie culturelle. Paris, Payot, 1967, coll. Petite bibliothèque Payot N°106, p.

183.

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Mais plus tard, c'est-à-dire à l’âge adulte, l'enculturation est plutôt un

reconditionnement qu'un conditionnement. Celle du personnage-narrateur s’est

fait donc grâce aux parents qui, par l'éducation, l'instruction et la discipline lui

ont transmis les modèles, les normes, les systèmes de valeurs qui caractérisent

la culture française. Le revers de cette application parentale est la négligeance la

culture d’origine.

Une fois en Algérie, le personnage-narrateur décrit le rituel d’une demande en

mariage où les parents du marié, Khalid, « négocient l’union de longue date »

avec ceux de la mariée. Un peu, dit-il,

«comme on négocie un contrat de plusieurs millions de dollars. La dot, sans

laquelle aucune alliance ne saurait avoir lieu et qui coûte très cher aux

familles, est l’objet de sérieuses tractations. Le père de Khalid n’a pas fini de

réunir le magot qui sera payé au géniteur de la mariée. La jeune fille devra

recevoir de nombreuses robes brodées de fils d’or, des plats de cuivre pour la

cuisine et la décoration, des parfums de Paris, achetés sans doute chez Tati. »1.

L’abondance du lexique relatif à l’argent - tel que « négocié, millions de

dollars, contrat, tractations, magot, payé » - désacralise ce rite ancestral et le

réduit à une négociation commerciale.

La référence à Tati est péjorative et met l’accent sur cet écart qui existe entre les

deux pouvoirs d’achat, entre l’être et le paraître. L’ironie joue ici à la fois sur la

citation de ce label et sur les traditions qui font de la femme un objet

commercial et de consommation.

L’évocation de la nuit de noces, telle qu’imaginée par le personnage-narrateur,

développe également un discours sarcastique qui n’épargne ni le conformisme

« barbare » de la mère, ni la soumission aveugle de sa fille.

1 Ibid, p. 116.

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« Sa mère lui a juste recommandé d’obéir à son mari et de ne jamais le

regarder dans les yeux à « l’instant propice ». Cette fameuse nuit, il devra

prouver sa virilité en déchirant violemment cette innocente avec l’hésitation de

l’enfant, l’ardeur du torero, la maladresse du bourrin. Elle recevra l’assaut

sans mot dire, en se mordant les lèvres jusqu’au sang. Des larmes délaveront

son Rimmel outrancier, qui coulera en empruntant le lit d’une ride de

crispation jusqu’à ses oreilles assourdies par la douleur. Et par la peur. Elle se

métamorphosera en clown triste, en pantin désarticulé après un grand écart

fatal. »1.

La scène de la nuit « sacrée » est présentée comme celle d’un viol réalisé avec

le consentement et la bénédiction de la famille. L’accomplissement du rite est,

comme nous le verrons, en contraste avec la description de la relation idyllique

du personnage-narrateur avec sa compagne européenne.

Par ailleurs, durant son séjour sur la terre des ancêtres, celui-ci fait la

connaissance de Mozart dont l’origine inconnue est source de mystère. Cet hôte

généreux, ce guide compétent, cet intellectuel et musicien réunit les qualités de

générosité et d’hospitalité propres aux habitants du Sud. Sa naissance est,

cependant, le fruit d’un viol commis par un militaire français sur une jeune fille

de la tribu.

Durant ce voyage initiatique, Mozart est le fil conducteur et le lien entre

l’ « Ici » et l’« Ailleurs ». Son apparence métissée « douteuse » et « honteuse »

suscite, toutefois, une interrogation sur son identité et l’expose à la vindicte

publique. « Des rumeurs, fondées sur [ses] distinctions physiques jugées

suspectes, faisaient de l’enfant une victime désignée. »2.

La situation d’illégitimité de ce « bâtard » est similaire à celle du personnage-

narrateur qui affirme :

1 Ibid, p.118.

2 Ibid, p. 62.

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« nos histoires sont semblables, comment elles peuvent se rejoindre. C’est

pourtant simple ; comme lui, je suis né quelque part, la tête coincée entre deux

mondes.»1.

Du fait de cette sourde persécution, Mozart trouve refuge dans la musique qui

devient un moyen de défoulement et une source d’apaisement. Les deux

protagonistes tentent, tant bien que mal, de se débarrasser du poids d’un passé

lourd et culpabilisant. Ils sont contraints de :

« comprendre et enfin accepter que [leurs] vies soient une succession

d’accidents fortuits, de déflorations commises à chaque recoin de [leur]

histoire. »2.

Sur le plan narratif, la non-connaissance de la culture d’origine perceptible chez

le personnage-narrateur de N. Boudjedia, dont le père a eu une présence

charismatique, et l’absence du père chez le personnage de Mozart, situent les

deux personnages sur un même pied d’égalité que les enfants illégitimes. La

connaissance de la culture d’origine, comme socle identitaire, générerait un

certain apaisement, une meilleure valorisation de soi et préparerait de

meilleures conditions à l’intégration. Encore faudrait-il que cette « différence »

culturelle se manifeste et soit reconnue dans la société d’accueil.

Selon H. Sebkhi, cette thématique de l’illégitimité :

«se situe à deux niveaux. Elle est à repérer autour et à l'intérieur de la

littérature beur. Elle se situe d'abord au sein de l'institution, de manière

externe ; elle se manifeste ensuite de manière interne dans le tissu narratif.»3.

Sur le plan interne, nous avons vu que les problèmes des origines et des

appartenances culturelles et cultuelles constituent la matrice des romans étudiés.

1 Ibid, p. 70.

2 Idem.

3 « Une littérature ‘' naturelle’’ : le cas de la littérature « Beur », University of Western Ontario,

London (Canada), p 07.

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Sur le plan externe, cette production littéraire ne trouve pas sa place dans la

catégorisation des œuvres. Celle-ci est elle française ? Est-elle maghrébine ou

africaine ? H. Sebkhi note à juste titre :

« le roman beur est un récit de vie (re)construit par un bâtard ici culturel »1.

2.2.1.2.- La culture de l’ «Autre » ou les stigmates de la désignation :

L’absence de repères culturels, du fait de leur évacuation dans l’éducation de

l’enfant, est toutefois vite comblée par l’attrait que suscite la culture dominante.

Certaines scènes dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, montrent un besoin

inconscient de se rapprocher de la culture de l’ « Autre », de ressembler à cet

« Autre », de rêver d’être comme lui. Nous retrouvons dans ce mimétisme des

résonnances de l’analyse que Frantz fanon à effectuée à propos de la relation

colonisateur-dominant/colonisé-dominé. Le personnage-narrateur raconte :

« un jour, j’avais neuf ou dix ans, j’ai eu envie de m’appeler Pascal ou

Christian et d’être né au sein d’une vieille famille française. Je n’aurais pas été

obligée de m’inventer de douteuses origines exotiques pour éviter le regard de

certains camarades de classe »2.

Les générations issues de l’immigration maghrébine se conforment, sous l’effet

de l’absence de repères, à un habitus étranger qui leur permet de se mouvoir

sans complexes et de se fondre dans la société d’accueil. La notion d'habitus a

été popularisée en France par le sociologue Pierre Bourdieu qui la définit ainsi :

« l'habitus produit des pratiques, individuelles et collectives […] conformément

aux schèmes engendrés par l'histoire; il assure la présence active des

expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de

schèmes de perception, de pensée et d'action, tendent, plus sûrement que toutes

1 Idem.

2 Ibid, p. 28.

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les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des

pratiques et leur constance à travers le temps »1.

Cette fusion s’opère par le biais de l’appropriation de la culture de l’« Autre »

qui est exhibée dans la langue du personnage-narrateur. Celle-ci est saturée

d’emprunts et de références au savoir européen. Même la description du pays

d’origine est soumise aux procédés comparatifs qui renvoient systématiquement

à l’espace ou à la culture de l’Europe. Nous proposons cet échantillon :

« de rares femmes [mozabite] à la silhouette immaculée […] évoluent d’un pas

pressé. Ces cyclopes voilés planent comme les fantômes d’un château écossais

et glissent le long des murs de terre ocre. Et je suis là, [à la ville pyramidale],

n’ayant qu’une envie, entrer au Baron Rouge, un vieux rade de mon

adolescence, pour me jeter une mousse bien fraîche au comptoir en demandant

au juke-box : « Should I stay or should I go ? » j’avais déjà l’envie de boire

« un thé au Sahara». »2.

Nous avons vu que la noce « maghrébine » est d’une grande sauvagerie et d’une

grande barbarie, du point de vue du personnage-narrateur de N. Boudjedia.

Celle qu’il a vécue en Europe est l’antithèse du conditionnement, de la terreur,

du marchandage et de la violence. La nuit de noce du personnage-narrateur est

toute en poésie, en découverte, en jouissance et en métaphores issues de ses

voyages et de ses lectures savantes. L’érudition se déploie dans toute l’œuvre.

Comme pour montrer les possibilités intellectuelles de celui qui est, de manière

générale, stigmatisé.

Nous relevons :

« j’ai découvert en elle [sa compagne] une langue architecturale proche du

néoplasticisme. Ses lignes pures, tactiles, d’une blancheur à découvrir, ses

flancs plissés, d’une ossature légère, racée, ont fait de moi l’architecte de son

1 Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 06.

2 BOUDJEDIA, N., Little big bougnoule, op. cit., p. 40.

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corps, l’arcboutant de tous ses désirs. Le style International, dénué d’aguiches

ostentatoires, l’audace et la chaleur en plus, c’est à bout de souffle que nous

avons conquis les hauteurs orgastiques de l’auguste bâtisse. »1.

Cet autre échantillon montre que le discours s’abreuve à des sources à la fois

architecturales, musicales et littéraires. Le personnage-narrateur dit :

« elle me remercie pour le Köln Concert de Keit Jarrett et le tombeau de

Couperin qui l’aident la nuit car elle a du mal à dormir ces temps-ci. Elle veut

dédier la deuxième partie du tombeau de Ravel à sa mère, morte il y a un mois

déjà. Au piano, la « fugue » lui allait si bien. Il me semble l’entendre là derrière

moi, seule sur son Streinway, comme la belle Anne Queffélec qui nous avait tant

bercés les soirs de pluie et de tendresse. »2.

Le personnage-narrateur met donc en application, avec fougue et ferveur,

l’enseignement de son père qui lui disait que « la culture appartient à celui qui

se l’approprie »3. S’approprier la culture de l’ « Autre » est donc à la fois la

conquête d’un monde étranger, une affirmation de soi et la meilleure voie pour

parvenir à l’Intégration.

Quand il décrit un paysage européen vu d’avion, le personnage-narrateur de

Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag affiche une connaissance

sans failles de la géographie de l’Europe. Il affirma à propos du Massif des

Alpes suisses :

«(3197 m au Pizzo-Rotondo) portant le col du même nom qui unit la haute

vallée de la Reuss à celle du Tessin. Le col est emprunté par une route

touristique. Le massif est percé d’un tunnel ferroviaire de 15 km reliant la

1 Ibid., pp. 71-72.

2 Ibid., p. 76.

3 Ibid., p.18.

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Suisse et l’Italie (trafic très important), construit de 1872 à 1882, et d’un tunnel

routier… »1.

L’osmose qu’affiche Amar avec la géographie occidentale est doublée d’une

grande admiration pour le savoir-faire européen. Il se souvient :

« dans le menu de la Swiss Air que j’avais choisi (et dont j’ai emporté le papier

de présentation à la maison tellement il était beau), il y avait de la poésie dans

chaque plat »2

Quand ce même Amar est un jour contraint au pays des origines à faire ses

besoins dans le désert vaste et vide, il déclare :

« je ne supporte plus le tiers monde dans sa vision pratique, tout du moins. J’ai

maintenant des exigences hygiéniques et je les défendrai jusqu’à la fin.

L’Occident a du bon. »3.

Admiratif de l’Occident, de son mode de vie et de sa culture, ce personnage

décrit avec plaisir le voyage qu’il a effectué sur un « confortable Boeing 747

[et] ses ravissante hôtesses et leur étincelant sourire »4. Le champagne qu’il a

demandé à bord de l’avion parachève l’ambiance harmonieuse et plaisante.

« c’était pour rire. Elle rit aussi bien sûr. Et elle me sert une petite bouteille de

Reims, juste pour moi, comme si j’étais quelqu’un, sans débourser un dinar ou

un franc. Je mérite de la considération. »5.

La France, considérée par Amar comme le « pays des Droits de l’Homme »6, est

donc un exemple de beauté, de civisme et de respect de la personne et de son

1 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pout toute la vie, op. cit, p. 113.

2 Ibid., p. 82.

3 Ibid., p. 81.

4 Ibid., p. 58.

5 Ibid., p. 59.

6 Ibid., p. 120.

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individualité. L’adhésion de ce personnage à la société d’accueil, qui n’a plus

de secrets pour lui, est réelle et assumée. Ce qui lui vaut une réaction des plus

rébarbatives de la part des membres de sa communauté immigrée qui, lors

d’une cérémonie faite dans la banlieue lyonnaise, ne s’empêchent pas

d’exprimer leur rejet de celui qui les a « trahis ».

Amar est, en effet, un sociologue connu et un écrivain. Il est aussi le prototype

de cette promotion sociale qui n’est pas aussi appréciée par ses congénères qui

considèrent qu’il « raconte des conneries sur les pauvres et il gagne de l’argent

avec ça»1. L’évolution d’un des leurs dans la communauté française est perçue

comme une adhésion à un monde intérieurement honni : celui de la France.

Pourtant, affirme Amar, « nous avions grandi ensemble, pour ainsi dire, dans

les bidonvilles de Douar-Lyon »2. L’intégration, qui ne fait plus cas de la

différence ethnique et sociale, signifie, à leur sens, la trahison des siens. Amar

n’est plus le bienvenu dans sa communauté.

Comme chez les autres personnages, le discours de la narratrice de Du rêve

pour les oufs de F. Guène est rythmé par les références culturelles appartenant à

la culture occidentale. La vie de son père condamné à la réclusion est

conditionnée par ce que les moyens de communication diffusent. Parlant du

père, la jeune fille dit :

« il passe tout son temps devant la télé qui est devenue un membre de la famille

à part entière. C’est elle qui régit la nouvelle vie du Patron, il n’a plus besoin

de montre. Télé Matin, c’est l’heure du café, les infos, c’est l’heure du déjeuner,

Derrick, c’est l’heure de la sieste, et le générique final du film du soir, c’est le

moment où il va se coucher. Il s’endort, et le lendemain, le même rituel

recommence. »3.

1 Ibid., p. 90.

2 Idem.

3 GUENE, F., Du rêve pur les oufs, op. cit, p. 33.

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La construction identitaire ne se fait pas à partir de rien. Elle emprunte en

permanence des éléments au contexte social dans lequel l’individu évolue, aux

éléments hérités ou transmis par la famille ou par le groupe et aux éléments

acquis à l’école et par le biais des médias.

Ahlème, comme tous les autres personnages beurs scolarisés et socialisés par

les institutions françaises, est très influencée par la télévision, le cinéma, la

presse et internet qui assurent sa formation et la construction de son identité.

Ahmed Djouder note l’importance de ces moyens de communication dans le

processus d’éducation. Il écrit à ce propos:

« Chapeau à la télé, elle est la grande pédagogue, celle qui nous a tout appris

de la vision occidentale des rapports humains. Celle qui a donné à nos parents

des notions de libertinage (Les feux de l’amour), des notions de capitalisme

(Dallas, Dynastie), des notions de christianisme (La petite maison dans la

prairie), des notions de démocratie (pas de programme sur la question). Elle

nous fait rire, elle réintroduit du sens dans notre univers, elle devient une

amie. »1.

La culture de l’ « Autre » prend ainsi la place de celle du « Même ». Mais il

n’est pas évident que cette « amitié » ne soit pas un élément perturbateur. Les

personnages acquièrent, consciemment ou inconsciemment, le savoir et les

valeurs de l’ « Autre » qu’ils réclament comme les leurs. Ceux-ci ne paraissent

pas, toutefois, accessibles à cause de deux raisons. L’une est l’influence subie

inconsciemment et initialement de la part des parents. La seconde est l’attitude

du pays d’accueil dont les institutions participent à leur rejet et à leur

marginalisation.

Prenons, à titre d’exemple, les personnages principaux de Little Big Bougnoule

de N. Boudjedia et de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag.

Ceux-ci croient à leur complète intégration car leur statut social et professionnel

1 Désintégration, op. cit, pp. 55-56.

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dans la société française n’est pas différent de celui des cadres français. Leur

culture d’origine leur est devenue étrangère et celle de l’ « Autre » s’est

accaparée de leurs personnalités. Tous deux ont des femmes européennes. Amar

va jusqu’à choisir un prénom français pour sa fille qui s’appelle Emma. Il dit :

« tous les amis repren[aient] en souriant : « Emma Bovary ? » sauf mon père,

qui n’a jamais croisé le Gustave de sa vie, il a définitivement opté pour El

Yemma. El Yemma ! Un vrai prénom arabe comme il faut. Il n’y avait pas

d’Emma qui comptait pour lui. Pas pour les arabes. »1.

Malgré tous ces signes d’intégration, la société française les renvoie

constamment à leurs origines ; non seulement à cause des apparences physiques

mais également en raison d’une autre forme de stigmatisation : celle de la

désignation.

Les habitants des cités sont soumis à un regard inquisiteur qui les perçoit à

travers les signes de leurs différences et tend à les faire rentrer dans la catégorie

« étrangers ». Les désignations qui en résultent sont: « immigrés », « étrangers

naturalisés », « Français de parents immigrés ». Ce qui les distingue des

Français « de souche ».

Ce regard continue à voir en les beurs les immigrés des années 20. Dans les

œuvres qui nous occupent, les expressions les plus récurrentes sont :

«Citoyen(ne)non français(e) »2, « presque français(e) »

3, « un(e) étranger(e) »

4,

« fils d'immigré ». Ce sont là des «modes d'identification se référant tous à une

situation migratoire, qui n'a souvent plus aucun rapport avec le vécu des

individus concernés »5.

1 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 16.

2 GUENE F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 37.

3 Ibid., p. 61.

4 Ibid., p. 62.

5 BAROU J, identité, immigration, intégration, Recherches Sociales, 1998, n° 147, p.33.

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Le recours à une terminologie particulière :

« par laquelle on désigne ces jeunes gens, en faisant référence à leur origine

étrangère [maghrébine] et au statut de leur parents [immigrés], implique qu’il

faille leur appliquer un statut quasi identique à celui de leurs parents.»1.

Cette désignation fait le lit d’une probable exclusion du système social et sous-

tend un retour éventuel au pays natal. Elle est à l’origine de la stéréotypie qui

forge une image particulière de ce type d’ « étranger».

L'acte de désigner, observe à cet effet Pierre Bourdieu :

« signifie à quelqu'un son identité, mais au sens à la fois où il la lui exprime et

la lui impose [...] en lui notifiant ainsi avec autorité ce qu'il est et ce qu'il a à

être»2.

Comme nous l’avons vu dans l’introduction, Beur signifie dans le dictionnaire :

« Immigré de la deuxième génération ». Cette formule fixe de manière pérenne

à cette nouvelle génération le statut d’immigré et renvoie de manière définitive

au statut de leurs parents.

« Cette notion de seconde génération « d’immigrés » n’est pas seulement une

commodité de langage. Elle est chargé d’un contenu inadmissible au plan

moral et politique : elle nomme pour exclure, marginaliser. Elle nie une

évidence : ces jeunes ne sont pas des immigrés pour la simple raison que la

plupart d’entre eux n’ont pas émigré. En les désignant à travers l’émigration de

leurs parents, on les identifie à ces derniers, à une histoire qui constitue leur

héritage mais qui n’est pas le seul élément constitutif de leur identité. Tout se

passe comme si on voulait leur assigner le même rôle social, les cantonner dans

1 KHELIL M., L’intégration des maghrébins en France, Paris, PUF, 1991, p. 74.

2 Cité par SEBKHI H., Littérature(s) issue(s) de l’immigration en France et au Québec, op. cit.

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les mêmes fonctions économiques que leurs parents. Comme si, encore, on

voulait nier le fait qu’ils sont ce que la France a fait d’eux. »1.

Désigner c'est « faire miroiter à l’autre son extranéité »2. C'est encore

prolonger le point de vue colonial qui prévalait dans la relation

dominant/dominé. L’ethnotypisation abordée plus haut conforte cette idée.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, la désignation négative, comme celle

qui a caractérisé Papa Demba et que nous avons envisagée précédemment, est

paradoxalement génératrice d’appellations péjoratives et avilissantes que le

dominé s’approprie. Celles-ci sont:

« champs, cafard, poison, le vif, lépreux, Magnum, etc. »3.

Quand Ahlème pose la question à Cafard sur l’origine de son surnom, alors

qu’il s’appelait initialement Didier, il lui explique qu’il est dû à un cafard qui

est parti une fois de son blouson. La jeune fille elle-même est connue sous le

nom d’Ahlème la Bastos4. Ces étiquettes assez répandues dans le milieu beur

rappellent les Indiens d’Amérique qui ont reçu des patronymes provenant de

leurs particularités physiques, à un trait de caractère ou à un événement.

Habitué à cette « agression par la désignation », le beur finit donc par se

l’approprier au point qu’elle devient une norme. Plus encore, il en fait un jeu

qu’il maîtrise plus que celui qui l’a inventé.

Entre une culture stigmatisante et une culture qui n’est pas connue ou qui est

perçue comme un héritage sans contours précis, les descendants de la première

génération de l’immigration inventent leur propre culture.

1 GASPARD F. et SERVAN-SCHREIBER C., cités dans LARONDE, M. Immigration et identité,

Paris, l’Harmattan, 1993, p. 54.

2 Ibid.

3 Op. cit, p. 132.

4 En hommage, éventuellement, aux cigarettes fumées par son père.

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2.2.1.3.- L’« entre-deux » ou la culture exutoire :

Afin de se débarrasser de ces interpellations fondées, dans la majorité des cas,

sur le faciès, Fouèd, le frère d’Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène,

a voulu se teindre les cheveux en blond.

« Les cheveux oxygénés, c’est la mode depuis quelques années. A l’approche de

l’été, on voit plein de têtes blondes surgir de nulle part, une vague de poussins

qui se promènent dans le quartier. Ça peut faire un style « frensh, dans le

coup »1 constate la jeune fille qui a compris qu’il s’agissait là d’une recherche

de soi et qu’il fallait s’interroger sur cette quête. « Je lui ai même dit que s’il ne

savait plus qui il était, s’il se posait des questions sur ce qu’il ressentait

d’étrange, on pouvait en discuter. »2.

Les personnages, habitants des cités, sont pris en étau entre la culture des

parents, figée selon eux dans des traditions et des comportements rétrogrades, et

celle de la France dont ils sont exclus.« L’humiliation s’ajoutant au regard de

la France qui, forte de son passé colonial, leur voue un amour hypocrite. »3.

Se démarquer des « Autres» et afficher un « nous » propre et « spécifique » qui

s’exprime dans des pratiques culturelles particulières devient impératif. Cette

originalité s’affiche dans la tenue vestimentaire. Fouèd a le crâne rasé, l’oreille

percée et les cheveux teints. Elle est également perçue dans la création et

l’écoute d’une musique nouvelle. Ahlème rêve de rencontrer Diams, la

chanteuse de Rap très prisée dans les milieux des banlieues. Elle se remarque

dans l’élaboration et l’adoption d’un parler qui prend de la distance vis à vis du

français plus ou moins académique.

Cette troisième voie culturelle veut donc prendre ses distances vis-à-vis des

codes de la société dominante et forge, selon D. Lepoutre, une identité qui :

1 Ibid, p. 124.

2 Ibid, p. 123.

3 DJOUDER A., Désintégration, enfants d’immigrés : les racines du malaise, op.cit, 4

ème de

couverture.

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« se fonde en réalité sur une ethnicité inventée et reconstruite, c'est-à-dire

bricolée à partir d’éléments empruntés à la modernité du pays d’accueil et au

passé mythique et fantasmé des origines »1.

Les identités fixes et structurées étant étrangères dans les deux cas, le beur se

voit contraint à « bricoler » lui-même la sienne « à partir des cultures

proposées par ses différents milieux d’appartenance »2. Aïcha Benaîssa ajoute

qu’ :

« en recevant des bribes de chacune [des deux cultures], on n’en assimile

aucune complètement. Seuls les enfants s’en rendent compte, plus tard, quand

ils atteignent un certain âge. »3.

La recréation, ou la réinvention, d’un socle identitaire hybride du fait de cette

double appartenance, n’est donc pas une panacée. Le métissage, qui est loin

d’atteindre la perfection, est tout au plus une valeur refuge.

2.2.2.- L’aspect cultuel :

Autrefois, la religion constituait pour bien des immigrés une force pour le

maintien de l’identité. L’arrivée des premiers musulmans en France remonte au

début de la colonisation. Depuis 1945, l’Islam s’est développé sous des formes

multiples liées à l’émigration, au prosélytisme et à la mondialisation. Il a

contribué à faire de la France, qui reste attachée à la laïcité, un pays d’une

grande diversité ethnique et religieuse. La pratique de l’Islam demeurait

toutefois une affaire plutôt privée car les travailleurs immigrés ne recherchaient

pas les lieux publics pour s’acquitter de leurs devoirs.

1 Cœur de banlieue, Editions Odile Jacob, 1997, p. 88.

2 VERBUNT G., « Culture, identité, intégration, communauté : des concepts à revoir », dans Hommes

et Migrations, octobre 1994, p. 8.

3 BENAISSA, A., PONCHELET, S. Née en France, Histoire d’une jeune beur, op. cit. p. 26.

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C’est dans les années 1970 que se sont ouvertes, dans les usines automobiles,

les premières salles de prières. Les nouvelles vagues d’émigration favorisent le

développement de l’Islam en France. Jusqu’en 1960, la pratique de cette

religion minoritaire de travailleurs isolés est peu visible. Avec l’implantation

durable et plus grande de la communauté musulmane, la question des pratiques

fait petit à petit son entrée dans l’espace public.

Depuis les années 1980, l’Islam est devenu plus visible dans l’espace public en

raison de la construction de mosquées qui provoque de vives polémiques et de

la prise en compte des pratiques religieuses dans la vie quotidienne. La

cohabitation avec la laïcité républicaine suscite souvent des tensions car la

religion tire profit des revendications identitaires liées aux difficultés

d’intégration.

Quelle est donc l’image de cet Islam de France vécu par les personnages des

romans étudiés ?

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, aucune allusion n’est faite à la

religion. L’absence de la mère à qui incombe en général la charge de

l’éducation religieuse est peut-être la cause de cette béance. Ahlème ne peut, de

ce fait, apporter le moindre enseignement religieux à son frère.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie d’A. Begag, Amar n’évoque pas

non plus les pratiques religieuses de ses compatriotes immigrés et beurs. Le

pseudonyme qu’il s’est choisi durant son équipée dans le désert est cependant

« Mohammed Jésus »1. La juxtaposition des noms des deux prophètes institue

un rapport d’égalité entre les croyances et abolit la hiérarchie établie par les

fanatiques. Il rejoint par cela l’hypothèse d’une identité partout ambiguë. Cette

juxtaposition signifie également l’appartenance sereine et sans complexes à

deux cultures; les religions étant une de leurs manifestations les plus sensibles.

1 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 61.

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Sur le thème de la religion, le personnage-narrateur de Little big bougnoule de

N. Boudjedia dit :

«j’étais toujours resté insensible à ce qu’on me disait des règles de la saquât,

l’aumône moralement obligatoire, […], de la signification de chaque fête

religieuse et sociale. Rien de tout cela ne faisait écho en moi. »1.

Il avoue, néanmoins, être « fasciné par la dévotion des gens qui entrent dans un

lieu de prière. Voir le visage de ces hommes, sur le chemin de la piété me fait

douter que Dieu n’existe pas. »2.

Tous les protagonistes des romans retenus n’accordent pas d’attention

particulière aux pratiques religieuses. Simples témoins, ils ne sont jamais

acteurs engagés. L’évocation de Dieu ne se fait qu’en rapport et en souvenir des

parents. Dans l’essai d’Ahmed Djouder dont nous avons cité le titre, nous

pouvons lire :

« nous accomplissons le minimum syndical pour Dieu mais ce minimum a de la

valeur. Croire est déjà un acte essentiel, crucial. Notre croyance en Dieu et son

prophète est comparable à notre croyance en nos parents. La vénération est

presque la même. […] sans savoir pourquoi. »3.

Le manque d’intérêt pour la religion des parents vient, en dehors de la non-

maîtrise de la langue d’origine, d’un sentiment de honte véhiculé par le

processus de stigmatisation vu plus haut. La religion ou la culture restent du

domaine du tabou car l’un et l’autre accentuent un regard généralisateur sur une

communauté souvent taxée d’ « islamiste». La stigmatisation de la religion

musulmane, amplifiée par les actions de certains mouvements politico-

historiques en France et dans le monde et par le terrorisme auquel il est

1 BOUDJEDIA, N., Little ibg bougnoule, op. cit, p. 20.

2 Ibid, p. 100.

3 Désintégration : enfants d’immigrés, les racines du malaise, op. cit, p. 64.

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aujourd’hui associé, devient une contrainte supplémentaire et une source de

rejet de ce que l’on est originairement.

L’islam est également associé à une population étrangère qui suscite un

sentiment d’inquiétude, de peur et d’insécurité. En raison de cette crainte et de

cette psychose, les repliements sur soi et les questionnements presque

métaphysiques sont peu importants.

3.- Conclusion partielle : L’Intégration égale-t-elle l’Effacement ?

Repliement sur soi et stigmatisation par la désignation dans Du rêve pour les

oufs de F. Guène ; culpabilité du fait de la réussite sociale et sentiment

d’illégitimité dans Little big bougnoule de N. Boudjedia ; stéréotypisation

physique dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, notre

étude montre des personnages accablés d’une multitude de complexes allant

dans le sens de la catégorisation sociale et faisant effet d’ancre brimant toute

ambition.

La reconnaissance sociale des personnages-narrateurs dans leurs lieux

d’évolution est entravée par le rapport conflictuel avec l’Altérité. Toutefois, il n

y a pas d’intégration sans conflits « même entre soi et soi » pour reprendre Julia

Kristeva1. La friction ne se manifeste donc pas dans la rencontre de la différence

mais elle se fait ressentir quand il s’agit de la fréquenter, de la voir évoluer et

surtout de lui laisser une place.

Afin d’aspirer à l’intégration, les personnages-narrateurs qui nous occupent

doivent être moins belliqueux et plus discrets. L’idée d’intégrer une minorité

dans une masse semble aller dans le sens : ne pas la déranger. L’Autre attend de

la différence qu’elle se fasse muette, invisible afin de ne pas perturber ou

contrarier, plus docile, moins batailleuse, moins perceptible. A ce propos, A.

Begag écrit :

1 Etrangers à nous-mêmes, Paris, Flammarion, 1988, p. 53.

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«au fond, le leurre voudrait signifier cela : être intégré, c’est ne pas exister

socialement, demeurer dans la virtualité et surtout ne pas être présent dans la

réalité quotidienne. Rester à sa place. »1.

Quand la culture de l’immigration s'installe dans le même espace que la société

d’accueil, elle cherche à se faire une place mais, « tant qu'elle est lointaine,

qu'elle se situe dans un ailleurs» écrit Habiba Sebkhi qui poursuit :

«la culture différente suscite la curiosité, voire l'intérêt. Dès qu'elle est

transplantée, elle dérange et peut sembler envahissante. Jalouse de son espace,

la culture en place défend son territoire. Elle redoute l'étrangeté, la constante

invitation au changement qui pour elle est altération, bouleversement d'un

ordre, mise en question de règles et de valeurs. En d'autres mots, elle a peur. Si,

en plus, elle est incertaine de son propre statut, elle tend à ignorer l'autre, à le

repousser et cela peut aboutir à l'affrontement et au combat. C'est alors que

l'on parle de seuil de tolérance »2.

La société dominante porte un regard généralisateur sur toute une communauté

non pas en tant que groupe d’individus distincts mais en tant qu’« enfants de ».

Les diverses appellations, comme nous l’avons vu précédemment, fonctionnent

comme marqueurs idéologiques signifiants. Cette même société semble vouloir

dire à ces jeunes issus de l’immigration : vous êtes des « fils de », il faut le

rester. Toute différence ethnique - cheveux foncés et crépus – toute différence

culturelle - habits et comportements religieux – restent mal vue. Les individus

beurs tâchent alors d’y remédier par la coloration des cheveux, le bricolage

culturel et/ou l’éloignement délibéré de la religion des géniteurs. Cette dernière,

mal comprise et stigmatisée par la société et les médias, devient une source de

honte pour ses sujets3.

1 BEGAG, A. L’Intégration, op. cit. p. 38.

2 Littérature issue de l’immigration en France et au Québec, op. cit, p. 79.

3 « L’affaire du foulard » démarre en 1989 par le renvoi d’une collégienne portant le Hijab traditionnel

en classe. Le débat sur la laïcité est relancé. En 2004, une loi interdit le port de tous les signes

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Dans ce sens, l’Intégration n’implique aucune reconnaissance identitaire et

sociale et ne peut se dire comme telle que quand elle s’accompagne d’un

effacement.

religieux « ostentatoires » dans les établissements scolaires. Cette dernière interdiction reposant sur le

terrain de la laïcité et reprenant les termes de la circulaire Bayrou, défend dans l'établissement scolaire

et administratif le port de « signes ostentatoires qui, par leur nature même, sont des éléments de

prosélytisme ou de discrimination ».

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Deuxième chapitre:

L’ «Ailleurs » ou le refuge temporaire

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Tous les personnages principaux des romans étudiés, malgré leur attachement à

des degrés divers à leur microcosme français (banlieue, Lyon ou Paris),

décident à un moment donné de leur histoire de partir au pays des

origines. « Voyager, fuir l’oppresseur »1 lisons-nous dans Little Big Bougnoule

de N. Boudjedia. « Je crois que c’est le bon moment »2 affirme Ahlème dans Du

rêve pour les oufs. « On m’a prévenu que le moment n’était pas propice pour un

voyage dans les sables, pour moi, il l’était »3 déclare Amar dans Quand on est

mort c’est pour toute la vie.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, ce retour au pays des origines est

l’expression de l’intense désir de la narratrice Ahlème d’échapper à une

pression quotidienne. La tension étant permanente et souvent difficilement

soutenable – en raison du chômage, de la délinquance et de la pauvreté – le

voyage se présente comme un véritable exutoire. Dans Quand on est mort c’est

pour toute la vie de Azouz Begag et Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, les

personnages-narrateurs qui semblent, à première vue, s’être bien adaptés à la

vie en France, ressentent malgré tout le besoin d’effectuer ces voyages

initiatiques en guise d’échappatoire.

L’Algérie représente pour ces personnages-narrateurs un espace « étranger »

dans la mesure où il est différent de celui dans lequel ils évoluent

habituellement. L’Algérie est l’espace « hors-la France ».

Dans une première partie de notre analyse, nous montrerons comment cet

espace est tantôt synonyme de désir d’évasion, tantôt reflet d’une certaine

anxiété liée au rejet de l’ «Autre».Village et désert algériens sont alors

empreints d’une appréhension qui peut donner forme à un « Ailleurs »

stigmatisé.

1 Op. cit, p. 25.

2 Op. cit, p. 179.

3 Op. cit, p. 37.

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Dans une deuxième partie de notre analyse, il sera question de la rencontre avec

l’altérité. La recherche identitaire dans la littérature beure n’est pas seulement

présente dans la quête de l’espace mais elle passe également par la

« confrontation » avec l’ «Autre». Dans une réflexion interculturelle, il est de

toute importance de savoir qui est cet «Autre» si l’on veut établir une

communication et une compréhension mutuelles.

Le désir constant du beur à se situer par rapport à celui avec qui il partage son

quotidien, autrement dit le Français, peut aussi concerner celui qui se trouve de

l’autre côté de la méditerranée, c'est-à-dire l’Algérien d’Algérie. Car celui-ci est

aussi cet « Autre » qu’il connaît mal ou pas du tout et qu’il voit inconsciemment

plus proche de lui que l’«Autre » Français. Nous tenterons de voir de manière

détaillée les rapports qu’entretiennent les personnages-narrateurs avec cet

« Autre » si semblable et si opposé à la fois.

Dans une troisième partie, nous verrons comment le retour aux sources souvent

motivé par un besoin inconscient de renouer avec le passé, débouche sur un

désenchantement. Il sera alors question de faire le constat d’une « francisation »

assumée pour certains, beaucoup moins pour d’autres, mais aussi d’intégration

illusoire.

1.- Le mouvement du retour :

Tous les personnages-narrateurs des romans considérés se trouvent, malgré eux,

dans des situations d’interrogations, de conflits et d’accusations. Perdus dans

leurs propres incertitudes, ils ne savent pas s’ils doivent couper avec l’Histoire

de leurs pères et de leurs ancêtres, vivre dans la mémoire ou bien s’accommoder

d’un va-et-vient entre le présent et le passé.

Le départ qui s’impose à eux suscite les questions suivantes : qu’est ce qui

pousse les personnages principaux des romans étudiés à quitter leur « Ici » pour

un « Ailleurs » qui leur est inconnu ? Qu’est ce qui motive ce déplacement ?

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Que recherchent Amar ou son frère Mourad qui « comme beaucoup de lascars

des allées sombres, nourrissait un rêve depuis tout petit : Partir »1, Ahlème ou le

personnage-narrateur de N. Boudjedia quand ils quittent leur « chez soi» pour

aller dans des endroits encore méconnus ? Est-ce par tentative de réconciliation

avec le passé ? Par curiosité aventurière ? Pour effectuer une quête ? ou par

fuite?

1.1.- Le retour physique :

Le retour des immigrés dans leur pays d’origine a été pendant longtemps un

rêve tant caressé pendant la période d’ « exil ». Ceux-ci se sont toujours vus

regagner leur pays natal une fois le but initialement tracé atteint : rehausser leur

statut social et celui des leurs restés au village. A Mohand Khellil écrit à ce

propos :

« l’immigré éprouve un sentiment de culpabilité de ne pas boucler le

cheminement de son émigration par un logique et honorable retour au pays

natal. »2.

Mais pour des raisons économiques et sociales, les Maghrébins déracinés ont eu

tendance à prolonger indéfiniment leur séjour en France et à s’installer dans un

provisoire qui dure. L’émigration, initialement assumée en solitaire, a débouché

sur une émigration familiale qui a donné naissance aux générations beures, qui,

elles, ne perçoivent pas du même œil ce retour en terre des origines.

Après avoir cherché leur place dans l’espace français où leur malaise est

évident, les personnages beurs des romans étudiés, tentent donc de trouver un

moyen de se situer dans l’espace de leurs pères. Le malaise provenant de

l’environnement citadin qui exerce une forte pression sociale et politique

caractérisée par la suspicion, la délation et les arrestations arbitraires, comme

1 Ibid, p. 8.

2 Op. cit, p. 26.

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nous l’avons vu plus haut, vont peu à peu laisser place à un besoin inéluctable

d’«Aller ailleurs». Le départ est alors envisagé comme la panacée.

1.1.1.- Le départ voulu ou contraint ?

Dès le début du roman, le personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia ne cesse de manifester son hésitation à fouler la terre des ancêtres. Il

ne peut échapper à cette « incompréhensible envie de fuir »1. Il confie : « je suis

un fuyard qu’aucune police ne traque. Il n’y a aucun avis de recherche lancé

contre moi. Aucune double peine.»2.

La fuite, même si elle n’est motivée par aucun acte répréhensible, est une autre

forme de départ. L’hésitation et l’appréhension découlent de la peur d’être mal

reçu, mal jugé ou mal compris. Peur aussi de subir des reproches « de ne pas

avoir fait l’armée pour défendre les quelques palmiers qui poussent en paix au

Sahara-Occidental, de ne pas être venu assez souvent [se] prosterner devant le

Mémorial du Martyr. ». Car, se justifie le personnage-narrateur, « j’ai été trop

souvent absent.»3.

Le premier chapitre de Little Big Bougnoule a pour titre : La Fuite. Le

personnage-narrateur annonce, dès la première page, son projet et se retrouve

dans la salle d’embarquement coincé entre le réel qu’il observe, et qu’il

reconnaît, et l’horizon d’un ailleurs inconnu pour lui. Une voix s’élève au fond

de lui et lui demande alors : « pourquoi fuis-tu ? »4.

Cette fuite peut avoir plusieurs motivations :

1 Op. cit, p.16.

2 Idem.

3 Ibid, p. 26.

4 Ibid, p. 18.

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-Celle d’un bonheur illusoire des jeunes immigrés. « Quelle misère ici ! Chez

nous à la France, y en a tout ce qui faut, Hamdoullah »1 parodie le personnage-

narrateur les jeunes beurs touristes qui partent « étaler leurs pacotilles de luxe

de l’autre côté de la mer. »2.

-Celle d’une impuissance aussi car le personnage-narrateur en veut à sa

communauté de « ne plus avancer, de ramper, de ramasser les miettes qu’on

leur jette »3.

-Celle du déchirement de l’entre-deux. Se sentant pris au piège, le personnage-

narrateur se dit « engoncé, cerné par [ses] congénères compatriotes, étranger à

leur vie, pris entre [son] indifférence et l’ardent désir d’être proche d’eux. De

manger leur pain, de les embrasser, de rire avec eux et, en même temps, de les

mépriser »4.

-Celle du malaise subi au pays d’accueil où « tout va bien en apparence mais

rien ne va en réalité. »5.

-Celle de sa « propre lâcheté. ». Dans ce sens le personnage se réprimande:

« J’aurais pu fuir mon percepteur, mais je suis trop fier de payer mes

impôts. »6.

C’est finalement le sentiment de honte -qui se lit en filigrane dans le texte- qui

pousse ce bon citoyen docile et obéissant à vouloir quitter la France pour le

pays des origines. La comparaison de sa vie avec celle de son compagnon de

voyage Hadj Youssef l’amène à penser que le départ devient une façon de se

1 Ibid, p. 15.

2 Idem.

3 Idem.

4 Idem.

5 Ibid, p. 17.

6 Ibid, p. 16.

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« laver de ses errances, de sa solitude »1 ; tout comme l’a été le pèlerinage en

terre sainte pour ce vieillard exemplaire.

Cette tentative de renouer avec le passé peut être donc interprétée, dans un

premier temps, comme une tentative de réconciliation avec des valeurs, une

culture et des coutumes auxquelles le personnage est resté longtemps insensible.

Ne connaissant rien de son pays d’origine, celui-ci déclare que « la terre de

[ses] ancêtres n’a pas grand sens pour [lui] »2. Mais, paradoxalement, il ressent

un certain regret d’avoir ignoré ces « pratiques sociales qui n’étaient pas les

[siennes] »et de « construire un jugement fait d’a priori »3.

Quand on est mort, c’est pour toute la vie de A. Begag peut se lire également

comme un retour aux sources ; sauf que Amar a des repères familiaux puisqu’il

part de Lyon pour aboutir à Ain-El-Zïna, « la ville natale de ses parents »4,

avant de prendre le bus pour Alger afin de regagner la France. Cette boucle, qui

fait du roman le récit d’une fuite due à un désenchantement ; est générée par la

mort de Mourad, le frère assassiné pour ne pas avoir payé une course de taxi de

« quelques dizaines de maudits francs »5 commente le personnage-narrateur.

Face au choc, au chagrin, à l’indignation et au sentiment d’impuissance devant

« la cour des Droits de l’Homme »6, Amar éprouve le besoin de se « réinventer

une vie »7.

La décision de justice ayant ordonné un non-lieu, le rêve du retour de ses

parents affectés par leur sort, les conseils prodigués par les amis et, surtout, par

1 Ibid, p. 22.

2 Ibid, p. 20.

3 Idem.

4 Ibid, p. 39.

5 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 8.

6 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 6.

7 Ibid, p. 9.

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le rejet subi de la part de l’entourage français, motivent le déplacement d’Amar

effectué également en guise de thérapie.

Ce besoin de partir semble avoir bercé de tout temps l’inconscient de Amar qui,

un jour, s’est dirigé vers la gare pour « regarder des trains, des voyageurs et

leurs valises sur le quai du départ. »1. Cet attrait du voyage était là quand, sans

but précis, il allait « faire la queue, attendre [son] tour, patiemment, vivre le

moment où le guichetier va [lui] dire comme à n’importe qui : « Vous voulez

aller où ? » et [il] va répondre : « Nulle part »2.

Dans ce même état d’esprit, il va chercher à « respirer l’air des voyages » dans

cette immense station-service où il avait pour habitude, avec ses copains de

jeunesse, d’observer les touristes. Il dit : « on voyageait en Hollande, en Suède,

en Finlande avec nos yeux. »3.

Ainsi, la pression que le personnage-narrateur subit de la part de son entourage

n’est pas en réalité la seule cause de son retour au pays des pères et la décision

du départ n’est pas aussi indésirable et aussi impromptue que cela. C’est parce

que « [sa] solitude [lui] fait encore plus mal »4 dans son espace de vie que la

décision est prise. Le mouvement du retour est, au même titre que celui effectué

par le personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, une

manière de fuir un présent pesant et coercitif.

Pour retrouver une chaleur familiale qui lui manque dans sa cité, Ahlème, dans

Du rêve pour les oufs de F. Guène, part en Algérie en réponse à l’appel de sa

tante Hanane qui « n’arrête pas de [la] tanner pour qu’[elle] revienne en

1 Ibid, p. 24.

2 Ibid, pp. 24- 25.

3 Ibid, p. 30.

4 Ibid, p. 17.

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Algérie avec [son] frère et le Patron, en utilisant son procédé préféré : la

culpabilisation. »1 .

Dans ce cas différent des précédents, c’est la nostalgie -mot composé de

nostos qui signifie « retour » et de -algos qui signifie « douleurs »- qui

enclenche la quête du pays des origines. Celle-ci se manifeste lorsqu’Ahlème

fait appel à sa mémoire et raconte ses souvenirs d’enfance auprès de sa mère.

Elle dit :

« je me vois encore accroupie près d’elle en train de l’observer. Je pouvais

passer des heures à la regarder travailler, elle me fascinait. »2.

C’est après la mort de la mère que Fouèd et Ahlème ont dû rejoindre,

définitivement, leur père en France. Depuis, la jeune fille n’a « plus remis les

pieds en Algérie ». Elle affirme :

« Je ne sais pas si c’est à cause de la peur ou d’autres choses ».

Cependant, une volonté manifeste « d’y retourner un jour, pour sentir à

nouveau la terre du bled, la chaleur des gens et oublier l’odeur du sang »3, se

fait lire dans le récit. Le « sang »4 renvoie aux années de terreur, pendant la

décennie noire, qui ont ravagé le village des parents d’Ahlème et où sa mère a

été victime d’un massacre. La nostalgie du « bled » est souvent aiguillonnée par

le mal-être de la vie quotidienne. La décision du départ est prise, d’ailleurs,

après une période de désenchantement marquée par une déception amoureuse et

par l’expulsion de son frère de l’école. Pour Ahlème « c’est le bon moment »5

pour fuir, ne serait-ce que momentanément, les difficultés du quotidien.

1 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 158.

2 Ibid, p. 82.

3 Ibid, p. 85.

4 Idem.

5 Ibid, p. 179.

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Le pays des origines, si familier et si étranger à fois, devient donc pour tous ces

personnages une planche de salut, un lieu de refuge pour transcender les

moments de détresse.

1.1.2.- Un espace étranger :

A leur arrivée en Algérie, les trois personnages-narrateurs des trois œuvres

considérées ressentent tous une appréhension lorsqu’ils foulent cette terre,

censée être la leur. Une inquiétude latente les envahit au moment de leur

débarquement sur le sol algérien:

«Le premier pas que je fais sur le sol algérien est difficile, mon corps se

crispe »1 déclare Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène. « J’éprouve

une certaine appréhension à descendre de l’avion. Je suis le tout dernier

passager […] hésitant à fouler cette prétendue terre des ancêtres»2 lit-on dans

Little Big Bougnoule de N. Boudjedia.

Quant à Amar, dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, il

remarque seulement que : « treize ans sans remettre les pieds au pays. Le

paysage a changé. »3.

Les endroits visités dans le pays des origines sont généralement ou des villages

ou des lieux désertiques. Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.

Begag, il s’agit de Aïn-El-Zina, un village qui se trouve dans le désert. Dans

Du rêve pour les oufs de F. Guène, le village se situe du côté de Sidi Bel Abbés.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, il est question d’un village du

M’zab.

1 Ibid, p. 189.

2 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit., pp. 33 -34.

3 Ibid, p. 39.

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Cette partie du travail se divisera donc en deux sous-parties : la première sera

réservée à l’étude du village, premier lieu décrit durant le voyage en terre

d’origine, la seconde au désert qui demeure un espace important dans cette

tentative de ressourcement.

1.1.2.1.- Le village :

Dans les œuvres romanesques publiées du temps de la colonisation, la

campagne était caractérisée par les liens étroits qu’elle entretenait avec les

valeurs du passé. Les traditions y étaient plus ancrées que dans la ville. Ces

valeurs étaient le sens du labeur, de l’hospitalité, de la solidarité, du respect des

aînés, de la chaleur humaine et de la générosité. L’incendie de Mohamed Dib

est sans nul doute le plus représentatif de cette mise en scène.

Dans les œuvres de notre corpus, la campagne et ses habitants ne sont plus

associés à l’harmonie, à la dignité et au respect des principes hérités des

ancêtres. La raison est que le roman beur est un roman des cités, et donc de la

ville, et l’exclusion de cet espace de ses préoccupations peut se comprendre.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, le douar apparaît

comme un lieu de misère, de répulsion et d’ignorance. Il contribue à faire du

paysan un être aussi abject que les conditions dans lesquelles sa vie se déroule.

Le personnage d’Embarek, voisin de voyage d’Amar, en est la preuve tangible.

Celui-ci, qui se dit « petit gaulois soyeux»1, est dégoûté par ce voisin dont il ne

partage pas et ne respecte pas l’éducation. Il dit à ce propos : « je l’ai bien berné

en ne respectant pas le code de procédure hospitalière en vigueur dans la

contrée ! »2.

1 Ibid, p. 63.

2 Ibid, p.85.

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La scène du repas où Embarek laisse voir sa gloutonnerie écœurante creuse

davantage le fossé qui oppose le civil à l’incivil, le citadin au campagnard.

Amar le regarde engloutir :

«le sandwich aux œufs et aux assortiments avariés. J’ai l’immense malheur de

voir le début de la scène et j’imagine la suite. Le tintamarre buccal m’aide à

boucler mon film. D’odieux claquements de mâchoire, grincements de dents

rouillées, succions de bouche, clapotis de salive et même de petits rots me

prodiguent un plaisir aussi subtil que le spectacle d’une famille de rats

bouillonnant dans une sauce tomate à la harissa. »1.

Le rejet de l’« Autre » est d’autant plus important que ce personnage lui

rappelle ses origines. Cette haine que nourrit Amar à l’égard d’Embarek cède

parfois le pas à une culpabilité lucide. « J’ai honte de moi. Pour qui je me

prends, moi, fils de paysans immigrés ? »2 se demande-t-il.

La narratrice de Du rêve pour les oufs de F. Guène, apporte un regard aussi

critique sur le pays de ses parents. Cette distance est partagée par une des

habitantes de la cité qui affirme : « deux mois pleins au bled, ça déprime

direct ! »3.

Ce qui interpelle la jeune fille, c’est le mode de vie monotone des habitants du

village où « à 13 heures, la vie s’arrête »4. c’est cette proximité de cousins trop

curieux, d’une cousine « crevarde »5 et d’une grand-mère qui « fait flipper avec

ses dessins sur la face »6 qui égarent son frère.

1 Ibid, p. 61.

2 Ibid, p. 58.

3 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 16.

4 Ibid, p. 199.

5 Ibid, p. 203.

6 Ibid, p.197.

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Entre les personnages et leurs hôtes villageois, les rapports n’ont pas la force

filiale ou tribale. La jeune fille affirme : « j’ai l’impression que je ne partage

rien avec eux, si ce n’est quelques souvenirs. Tout cela me semble bien loin »1.

Le manque de débouchés au pays est une préoccupation récurrente des parents

qui se demandent entre eux : « Qu’est ce que tu veux leur offrir au pays ? Il n’y

a même pas de travail aux enfants du chaâb et tu crois que tes enfants

franssaouis vont en trouver ? »2.

Le village des parents est également sous-estimé et dévalorisé de par la chaleur

intense qui y règne et qui contraste avec la grisaille de Paris. Ces expressions

corroborent cette idée :

« Le soleil du bled fait honte à mes jambes blanches »3.

Ou bien :

« Le soleil cogne les pare-brise et les crânes. »4.

Ou encore :

« Il fait trop chaud dans ce coin, des gouttes de sueur me coulent sur le front.

L’air est sec et, par la vitre baissée, de la poussière vient se fourrer dans mes

yeux. »5.

Le soleil est générateur d’une atmosphère de sécheresse et d’étouffement qui

rappellent la violence du soleil camusien et la fatalité qui en est la conséquence.

Le pays des origines est aussi accablé par le personnage-narrateur. Celui-ci est

associé au déracinement ressenti par Fouèd, le frère d’Ahlème, qui « semble

1 Ibid, p. 158.

2 Ibid, p. 173.

3 Ibid, p. 189.

4 Ibid, p. 192.

5 Ibid, p. 194.

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carrément perdu. Il regarde partout, comme un enfant égaré dans un centre

commercial»1.

Il est aussi associé à l’étranger et à la perte des repères. Ace propos Ahlème

déclare :

«je ne connais pas tous ces gens qui m’espèrent, tous ces visages qui

m’attendent, je me demande ce que j’aurai à leur dire. Je me sens paumée

comme un oisillon qui ne sait plus où est le nid »2.

Le trouble et l’interrogation débouchent finalement sur un constat énoncé par la

narratrice qui dit : « J’ai du mal à l’admettre, mais en réalité ma place n’est pas

ici non plus. »3 .

La problématique de l’Intégration, comme phénomène socioculturel et socio-

économique, ne se limite pas au seul territoire français. Elle s’étend également à

l’espace algérien. Le « non plus » qui achève le constat d’Ahlème signifie une

non-appartenance à la France et à l’Algérie en fin de compte. Les sentiments de

la jeune fille sont, certes, empreints de nostalgie pour le pays des origines, mais

au contact de la réalité, elle ne ressent aucun attachement ou harmonie.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, l’espace M’zab est également en

opposition avec l’espace citadin auquel est habitué le personnage-narrateur. Ce

que la ville française lui refuse, à savoir la liberté et l’épanouissement de son

individualité, l’espace originel le lui offre.

Contrairement à la vision précédente, l’entraide et la chaleur humaine sont les

caractéristiques de cet espace où les habitants sont naturellement hospitaliers et

solidaires. Le personnage-narrateur est reçu chaleureusement par la famille de

Mozart, son hôte mozabite.

1 Ibid, p. 191.

2 Ibid, p. 195.

3 Ibid, p. 199.

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Au début de la description de la ville M’zab, le personnage-narrateur de Little

Big Bougnoule, manifeste une certaine appréhension quand il s’agit d’explorer

un espace inconnu qui est le désert mozabite. Celle-ci est accentuée par le

climat qui n’est pas clément. « Ici, dit-il, c’est Las Vegas en plein jour qui

recommande le coton blanc et déconseille le skaï noir »1. Sur le plan

psychologique, la quiétude est aussi absente. « Trop tard ! », dit-il. « Je me

lance dans des ruelles aussi étroites que des couloirs de cloîtres »2.

Au départ, les chemins tortueux et inquiétants rebutent ce voyageur qui ressent

son extranéité. « Je me sens comme un enfant perdu […] je me sens nu et

désemparé »3, réitère-t-il. Dans un second temps, ce décor devient

« harmonieux [et] dans lequel l’esthétique et le fonctionnel [qui] ne peuvent

jamais s’opposer […] se complètent »4 lorsque la main de Mozart lui est

proposée. « Geste d’entraide et de fraternité inconcevable dans nos contrées

froides de sentiments tactiles. »5déclare ce voyageur.

La gradation se poursuit une fois que celui-ci est introduit dans la maison de

Mozart qui est comparée à « un Eden »6. L’appréciation, très valorisante, génère

ensuite des sentiments de bien-être et de quiétude. Le personnage-narrateur

affirme : « Je me sens bien au creux de cette palmeraie »7 .

L’harmonie est totale, presque primitive, lorsque ce personnage aperçoit « sous

[un] citronnier généreux, près du fructueux figuier, des rosiers parfumés, le tout

ponctué de rires d’enfants et dulcifié par la discrétion des femmes. »8.

1 Idem .

2 Ibid, p. 37.

3 Ibid, p. 40.

4 Ibid, p.38.

5 Ibid, p. 42.

6 Idem.

7 Ibid, p. 103.

8 Ibid, p. 43.

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Outre les villages, les romans étudiés contiennent un autre type d’espace fait de

sable et de soleil et où le mode de vie est différent. Celui-ci est le désert.

1.1.2.2.- Le désert :

Dans Quand on est mort, c’est pour toute la vie de A. Begag, le désert, en tant

qu’espace ouvert, infini et hors temps ne répond pas au goût d’Amar qui est

rebuté et frustré durant tout son voyage de Aïn Zina à Alger. Les critères

d’appréciation de cet espace sont totalement différents de ceux du simple

touriste qui découvre les lieux. Tout ce qui se présente à ses yeux est synonyme

de retard et de handicap.

La dégradation que la région a subie pendant ses treize années d’absence est

mesurée et appréciée en comparaison avec l’Occident. La valorisation d’Alger,

par rapport au sud, comme celle de l’Europe par rapport au pays des origines,

conforte l’idée de la primauté du Nord sur le Sud. La civilisation se trouve ainsi

être l’apanage du Nord et, ce, quelle que soit la région. Le Sud, longtemps

considéré comme « le pays vrai » et « la source de l’authenticité », devient pour

Amar le lieu du désenchantement qui renvoie à cette réalité première qui est

celle des origines.

Lors du voyage effectué par Amar, un personnage vieux et aveugle décide au

beau milieu du Sahara de descendre du bus apparemment sans objectif précis. Il

parcourt sans crainte l’espace aride avec lequel il entretient un rapport

particulier. « Justement », déclare-t-il, « ce pays me plait, je préfère m’éjecter

ici, nulle part, plutôt qu’entrer dans la ville, […]. Je ne vais pas me perdre, ne

t’en fais pas. Je sais très bien ma route. »1. Une autre voix s’élève alors : « T’en

fais pas, il sait parfaitement où il va, lui »2.

1 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 100.

2 Idem.

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La présence de ce personnage hors du commun n’est pas anodine dans le texte.

Il est le seul à déclare aimer le désert. Amar pense qu’au moins quelqu’un

connaît son chemin dans cette « nature sablonneuse »1. Le vieil homme est là

comme un symbole de cette permanence qui n’est pas ressentie par le

personnage principal. Si pour lui, le désert est compatible avec l’enracinement

et la liberté, il est pour Amar une sorte de prison et non un lieu de souvenirs, de

retrouvailles, d’apaisement et de salut

Pour ceux qui sont étrangers au désert, l’adaptation, si elle est possible, passe

par l’acceptation d’un rythme différent et d’un mode de vie différent. Dans

Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, le désert est, pour le personnage-

narrateur, le lieu d’une grande liberté et qui le débarrasse des contraintes

propres au monde d’où il vient et le révèle à lui-même et aux «Autres». Le

désert permet de se découvrir sans intermédiaire et devient le miroir où

l’homme atteint ses propres limites.

Le délire dont est « victime » le personnage-narrateur le mène à un état proche

de la transe. Il est comme une espèce de délivrance spirituelle dans laquelle la

mémoire a son rôle. Le désert devient comme un espace où tout est possible.

S’y mêlent le passé et le présent, l’Orient et Occident. Cette symbiose donne

naissance à un espace où les contraintes du quotidien sont annihilées. Vivant

dans un univers totalement différent de ce qu’il connaissait déjà, le personnage-

narrateur se retrouve dans un état d’apaisement total. Il dit :

« une autre nuit s’annonce, je l’implorai à nouveau de me prendre sur ses ailes,

de me déposer sur les rives de ma vie passée, de me réchauffer à la flamme des

souvenirs. Une autre nuit projettera ces images sur les murs de cette maison où

chacun déchiffrera les joies et les douleurs d’un homme hybride qui n’ose

encore creuser le sable pour retrouver les empreintes de sa mémoire fossile»2.

1 Ibid, p. 87.

2 BOUDJEDIA, N., Little big bougnoule, op. cit, p. 133.

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Pour lui, le retour aux sources est synonyme de retrouvailles avec soi-même. Il

est comme un remède destiné, après une période de troubles et d’échecs, à

faciliter le retour à la paix morale et à l’équilibre intérieur. Ce personnage-

narrateur s’adresse en ces termes aux lecteurs :

« je suis réellement heureux, je vous jure que je le suis ; je me mets à sourire

timidement puis à éclater jusqu’à en étouffer de joie, car j’ai l’impression

d’avoir enfin touché la terre des ancêtres »1.

La magie du dépaysement opère et l’effet est immédiat lorsque le personnage-

narrateur goûte à sa libération avec émerveillement. Euphorique, il souhaiterait

troquer l’habit occidental contre celui des habitants du désert :

« J’aurais voulu me débarrasser de mes oripeaux citadins et revêtir l’habit des

princes du désert »2.

Ce désir reste de l’ordre de l’hypothèse et du vœu car la réponse donnée par son

ami Mozart en fin du roman arrive, placide. Il lui dit : « rentre chez toi, tu n’es

pas encore prêt »3.

Le personnage-narrateur ne tarde pas, en effet, à se sentir égaré dans le grand

désert dont il ne sait rien et dont la première expérience « a éveillé [sa]

tentation et [l]’a aussitôt ramené sur [ses] pas. [Il] ne devrai[t] donc pas le

craindre. » 4.

Le désert aura ainsi permis au personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de

N. Boudjedia de faire sa « cure » et de se débarrasser de certaines obsessions.

Quand bien même la guérison ne serait pas totale, il n’en reviendrait que plus

fort, mieux armé pour affronter la vie qui l’attend « chez lui », de l’autre côté de

la Méditerranée.

1 Ibid, p. 85.

2 Ibid, p. 123.

3 Ibid, p. 124.

4 Ibid, p. 125.

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1.2.- Le retour dans le temps:

Face à un espace frustrant et coercitif, les personnages-narrateurs des romans

étudiés cherchent refuge quelque part. Souffrant de malaise, ils adoptent le

comportement des « fuyards» qui cherchent à se réfugier dans un autre cadre,

dans un autre contexte, dans une autre époque. A travers les jeux de mémoire,

par le biais d’un souvenir, d’une pensée, d’un mot ou d’une réflexion, une

transposition mentale se fait sur l’axe temporel qui leur permet non seulement

de trouver des lieux d’accueil mais également de changer d’état d’esprit.

Une hypothèse fondamentale apparaît alors car il existerait une dualité

temporelle sur laquelle il conviendrait de s’arrêter. L’analyse temporelle dans

cette partie permettra donc la mise en relief de l’opposition « temps

réels »/ « temps rêvé » ainsi que l’oscillation constante entre le présent et le

passé grâce aux capacités mnémoniques de certains personnages. Examiner la

mémoire des personnages-narrateurs nous semble pertinente et nécessaire

puisqu’il s’agit là d’une rétrospection- introspection aussi bien qu’auto-analyse.

1.2.1- La Mémoire collective : l’Histoire :

Dans cette partie du travail, nous analyserons les oppositions qui existent entre

les différents « types » de temps. La lecture des trois romans retenus fait

ressortir l’existence d’indications temporelles qui fixent le récit tantôt dans un

temps fictif, imaginé ou rêvé, tantôt dans un référent historique tangible. Les

romans privilégient, parfois, le passé pour mieux éclairer le présent.

Lorsque le personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de N. Boudjedia

évoque des moments de son passé et de son Histoire, il met en évidence une

tension entre la logique moderne qui implique « courir vite, droit devant, […]

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rattraper les autres, le temps perdu, au point d’en perdre la mémoire »1 et celle

de la conscience mnémonique qui crée cette impression de pause temporelle, ce

besoin de freiner et de prendre le temps de regarder derrière soi, de projeter son

passé dans son présent.

« C’est du passé, m’avait-on dit, tu ne vas pas t’apitoyer, il faut aller de

l’avant. Oublie cette histoire, oublie tes malheurs passés. »2. Mais la réponse

arrive décisive plus loin « je n’ai aucune envie de perdre la mémoire, du moins

ce qu’il en reste »3 déclare le même personnage-narrateur.

Les nombreux rapports à la temporalité qui sont présents dans la narration

participent à l’ancrage du récit dans le réel. De ce fait l’histoire narrée apparaît

comme fictive tout en gardant une implantation dans le réel. En évoquant cette

nuit du « 21 octobre 1961 »4 le personnage-narrateur ressuscite des moments

gravés dans sa mémoire et c’est au présent de l’indicatif qu’il fait appel pour se

les remémorer.

«Je vole […] jusqu’au 28 de la rue de la Goutte d’Or, jusqu’au Palais des

Sports pour y découvrir les jubilations de l’horreur organisée ; des gisants

meurtris, achevés avec méthode et allongés côte à côte sous des bâches, pareils

aux statues couchées que je restaurais jadis dans les sous-sols du Louvre. »5 .

L’exhumation du souvenir de cette nuit donne une sorte de suspension au récit.

La reprise des scènes du passé donne l’impression que le temps est figé et que

le roman passe ainsi de l’ordre du récit à l’ordre temporel - celui de la « pause »

- qui permet la réflexion et l’analyse.

1 Idem.

2 op. cit, p. 46.

3 Idem.

4 BOUDJEDIA N., ibid, p. 153.

5 Idem.

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La nuit du 21 octobre 19611 représente donc un « stimulus » de la mémoire.

« Pour ne pas oublier », semble dire le personnage-narrateur. Il s’établit ici des

similitudes entre celui-ci et Hadja Dounia, la doyenne du village M’zab qui, en

racontant (son) Histoire au personnage-narrateur, devient par sa parole à la fois

conteuse et gardienne de cette Histoire.

Aux yeux de cette ancêtre, transcender cette forme d’« exil » symbolisée par

l’immigration, c’est assurer la préservation de la mémoire collective de la

communauté algérienne implantée en France. La distance a tendance à rompre

le cordon ombilical et à favoriser, de la sorte, la rupture de la chaîne de

transmission dans laquelle le passé glorieux de l’Algérie tient une place

majeure. « Beaucoup moururent mais ta lignée est toujours vivante »2, confie-t-

elle à son interlocuteur.

L’intérêt de cet exorde mnémonique serait donc de parer à l’éclatement de cette

mémoire collective et éviter de faire table rase du passé héroïque du peuple

algérien. Comme l’affirme la vieille Dounia, cette mémoire puise ses racines

dans les temps les plus lointains et ne saurait avoir son commencement avec

l’exode du XIXème

ou du XXème

siècle.

«Mon fils », dit-elle au personnage-narrateur, tu cherches ton histoire. Ne sais-

tu pas que tu dors sur un trésor dont tu ne soupçonnes même pas la présence.

Que crois-tu ? Qu’elle débute à Massilia lorsque tes parents sont descendus du

bateau ? […] l’Histoire que tu portes commence il y a bien longtemps »3.

Le déroulement de la mémoire collective est un acte de résistance à

l’assimilation et à la dépersonnalisation. Il est un moyen de sauvegarde de

l’identité socioculturelle et des Algériens d’Algérie et de ceux d’ailleurs qui

1 Les événements d’octobre 1961 ont été provoqués par la décision du Préfet de Police M. Papon qui a

instauré un couvre-feu pour les émigrés algériens afin de les empêcher de manifester pour

l’indépendance de l’Algérie.

2 Ibid, p. 146.

3 Ibid, p. 141.

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veulent faire revivre leurs racines et leur Histoire. La population beure,

représentée par le personnage-narrateur de Little big bougnoule de N.

Boudjedia, est concernée par ce devoir de mémoire. Le choix de « Asmaà »

(écoute, dit par la doyenne), comme titre de tout un chapitre, n’est ni arbitraire,

ni insignifiant. Ce terme, qui signifie la transmission du savoir d’un ancêtre à un

interlocuteur non initié, s’inscrit dans le projet d’écriture de N. Boudjedia qui

participe, par le biais de son œuvre, à la reconnaissance et à la sauvegarde de la

mémoire collective.

Ces remarques éclairent le titre du roman. Little big Bougnoule peut se

comprendre ainsi : le petit grand bougnoule. L’oxymore « little big » ou « petit

grand » rappelle à ceux qui l’ont oublié la gloire du peuple algérien et la

grandeur de son Histoire. Au bougnoule, terme péjoratif désignant l’Arabe au

temps de la colonisation et ses connotations de servitude, d’ignorance et de

grossièreté est ainsi accolé un second qualifiant qui a une charge sémantique qui

lui est contraire.

1.2.2- La mémoire individuelle:

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, la mémoire est une

préoccupation essentielle. Lieu du souvenir, celle-ci est habitée par des

événements à la fois tragiques et heureux. La mémoire devient ainsi le creuset

d’expériences aussi bien heureuses que malheureuses. Dans ce roman, la

mémoire agit plutôt comme un agent qui contre les traumatismes du présent. Le

personnage-narrateur fait appel à son passé non pas dans le but de le préserver,

comme c’est le cas dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, mais de l’aider à

fuir un présent douloureux et difficile à gérer.

La mémoire est donc un élément salvateur qui se dresse contre les aberrations

d’un entourage algérien qui, du point de vue du personnage-narrateur, est

difficile à suivre ou à comprendre. Les flashs-backs sont donc considérés

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comme une zone de refuge, de repos mental qui permettent de à transcender les

difficultés existentielles.

Ce recours aux souvenirs crée une sorte d’ « anachronie par rapport au récit

dans lequel elle s’insère et sur lequel se greffe un récit temporellement

second »1. Gerard Genette désigne cette intrusion d’un « récit rétrospectif »

dans un « récit premier » par le terme d’analepse.

L’analyse des analepses s’impose donc puisque Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag abonde en souvenirs et en expériences du passé. Dans

ces retours sur ses souvenirs, Amar, le personnage-narrateur, ne manque pas

d’attirer l’attention du lecteur afin de le prendre comme témoin. L’emploi

abondant et répétitif des verbes « se rappeler », « se souvenir », aussi bien que

du terme « souvenir » servent de guide dans la plongée dans le passé.

Dans cette Algérie qui lui est étrangère, Amar, qui vit une sorte de

déracinement, déroule sa mémoire afin de contrer l’état de nostalgie brûlante

qui l’habite. Le pays cède donc le privilège du regret ardent à la France qui est

associée aux souvenirs les plus riches et les plus divers. Ceux-ci constituent

donc un refuge sécurisant et un repoussoir d’un présent décevant.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, les souvenirs sont dispersés, détachés

et fragmentés. Quand la narratrice recourt à ce procédé stylistique qu’est

l’analepse, l’œuvre est soumise à une temporalité qui n’est pas mesurable par

l’horloge ou le calendrier. Cette technique est la plus appropriée pour traduire

cette dynamique de la mémoire avec ses sinuosités et ses détours.

L’analyse de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag et Du rêve

pour les oufs de F. Guène nous a mis en présence des procédés multiples que

ces auteurs ont utilisé pour montrer les chevauchements temporels, le

croisement des histoires et les souvenirs. L’usage de l’anachronie temporelle se

1 Figure III, Paris, Seuil, 1972, p. 130.

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fait dans des moments où les personnages-narrateurs cherchent un refuge ou un

décrochement du réel. Ces dans ces moments que l’ordre chronologique est

abandonné. L’atemporalité permet au subconscient de se défouler, de se libérer

et de « puiser du secours dans [des] souvenirs de printemps »1. L’auteur de

cette assertion abonde dans le même sens lorsqu’il poursuit :

«je compare instinctivement cette vision de cauchemar à un souvenir délicieux

que je garde en réserve»2.

Le temps narratif repose ainsi fondamentalement sur des associations

d’événements, de scènes, de faits historiques qui s’appellent et se répondent en

écho. Il suffit d’une image, d’une scène, d’un spectacle extérieur pour

déclencher chez le personnage-narrateur de Quand on est mort c’est pour toute

la vie de A. Begag un phénomène d’ordre psychique. Dans cette œuvre, ce sont

surtout des réminiscences ou de simples associations d’images qui renvoient à

l’autre temps qui est celui du luxe et du confort, contrepoids aux désillusions du

présent.

Les souvenirs se précipitent donc, les événements s’appellent les uns les autres

et déferlent dans une succession de scènes. Dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène, d’un maintenant-présent associé à la scène du chagrin d’amour

d’Ahlème3 le lecteur passe brusquement à des faits lointains qui sont

l’accouchement de Tantie Mariatou4, la mort de la mère de la jeune fille5 pour

finir sur le mariage de Djamila, la cousine du bled6

1 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 59.

2 Ibid, p. 58.

3 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 81.

4 Idem.

5 Idem.

6 Idem.

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En l’espace d’une même page, il y a une oscillation constante entre le présent et

le passé, entre un passé proche et un passé lointain et, ce, sans aucune transition

nécessaire à la compréhension de cette perturbation de la chronologie.

Les trois romans analysés présentent, en fin de compte, une capacité

mnémonique qui revêt, chacune à sa manière, une dimension particulière et très

significative :

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie d’A. Begag, Amar trouve un

soutien dans sa mémoire. Privé de l’espace de sa France natale, il s’accroche

avec ténacité au temps passé et à sa mémoire pour se le restituer. Il ne vit son

présent qu’à travers son propre passé et celui de sa communauté. Il s’autorise

donc à vivre dans le temps par le truchement de sa mémoire.

Le personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de N. Boudjedia fait partie

d’une chaîne de transmission car il a la charge de reconstruire et de sauvegarder

la mémoire collective. Ecouter, comprendre et donc apprendre, transcrire et

transmettre de génération en génération. La mort de la doyenne Dounia coïncide

d’ailleurs avec une nouvelle naissance, symbolique de l’initiation du

personnage-narrateur à une nouvelle vie ?

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème tente d’offrir à son lecteur des

souvenirs empreints de tendresse et de nostalgie et évoqués avec affection. Ce

sont son Algérie, son enfance, son école, les jeux interdits entre cousins et

cousines et sa mère qui constituent sa cohérence et une partie de l’ossature du

récit.

Certes, le traitement du temps dans ces romans est basé sur une opposition entre

le passé et le présent mais les trois personnages-narrateurs plongent le plus

souvent dans leur passé pour y trouver un exutoire et une thérapie qui les

libèrent de ce qui est vécu à l’instant présent.

Le jeu et les détours de la mémoire, ingénieusement et différemment exploités

dans les trois récits, ont permis de réviser et de remettre en question le passé, le

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présent et d’entrevoir le futur de l’identité individuelle et collective de

l’immigré. A travers la mémoire, les personnages-narrateurs se projettent dans

un temps qui n’est pas forcément le leur car il est en décalage avec celui de leur

vécu. Le regard est constamment porté sur un ailleurs, sur d’autres époques et

d’autres lieux.

1.2.3.- Un regard tourné vers l’«ailleurs » :

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie d’A. Begag, le retour de Amar

au village s’accompagne d’un retour vers le passé. Après treize années

d’absence, ce passé lointain ne suscite aucune émotion chez ce personnage-

narrateur. Les flash-backs récurrents ne renvoient, comme nous l’avons vu, qu’à

des références occidentales. L’évocation du passé se construit à partir d’une

superposition et d’une opposition de deux mondes complètement différents :

celui de l’Europe quittée la veille et celui du « bled » qui le reçoit.

Ces deux territoires sont classés selon une certaine hiérarchie. Le premier est

privilégié par le personnage-narrateur. Le second, du fait de « sa nature

sablonneuse »1 et du manque de perspectives, se dirige « toujours vers

l’incertain »2. Toutes les qualifications qui concernent ce dernier sont

négatives ; que ce soit celles qui portent sur le village lui-même, « Bagdad Café

saharien »3, ou sur ses habitants, des « enfants des sables »

4. Le décor n’est pas

plus attrayant car il est fait de « portes battantes grinçantes et menaçantes » et

d’une « ambiance à couper au couteau »5.

1 BEGAG, A., Quand on est mort, c’est pour toute la vie, op. cit, p. 87.

2 Ibid, p. 88.

3 Ibid, p. 80.

4 Ibid, p. 86.

5 Ibid, p. 77.

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Le voyage en terre des origines est sans cesse parasité par le retour vers les

lieux du passé, ceux de l’ailleurs occidental. Cette sensation ne se déclenche,

toutefois, que lorsque le personnage s’éloigne de Lyon, jamais quand il s’y

trouve.

Il y a, dans cette œuvre d’A. Begag, une distanciation par rapport à la région à

laquelle est censé appartenir le personnage-narrateur. Dans l’ensemble du récit,

il ne se manifeste ni amour, ni nostalgie, ni regrets et la « quête du passé »

s’exprime beaucoup plus dans des souvenirs qui se réfèrent à l’espace européen.

La description du pays des origines, qui n’est pas à l’avantage de celui-ci et

reste péjorative, s’attache plutôt à la splendeur de l’«ailleurs ».

Les références culturelles sont, de ce fait, toujours européennes et, ce, d’autant

plus que le personnage-narrateur a une parfaite connaissance géographique de

l’espace apprécié. La maîtrise de la culture de l’occident, de son histoire et de sa

géographie accentue la dénégation et le dénigrement de tout ce qui le rattache

au pays des pères. Amar fait partie de ceux qui ont été conquis par le confort et

les attraits de l’Europe.

Lyon apparaît alors comme le refuge et le havre de paix et de bien être. Elle est

le contraire du désert algérien où « il fait si chaud qu’on dirait que le soleil est

une punition »1. Il s’établit, comme nous l’avions vu, une hiérarchie des lieux

où il y a une forte dévalorisation du « douar », de ses habitants en particulier, et

une survalorisation de Lyon, l’espace euphorique selon l’appréciation de Amar.

Aïn-El-Zina, qui est le « véritable » douar du désert, renvoie au petit peuple

auquel sont associés des personnages qui vivent dans le dénuement et que le

narrateur a perdu l’habitude de voir en France. La raison du choix de Amar

apparait alors au grand jour car ce n’est pas un choix affectif entre deux pays

qu’il fait, mais un choix entre deux modes de vie et deux façons d’être. Sa fierté

1Ibid, p. 39.

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d'appartenir à la France apparaît avec force dans la scène où il est fouillé par le

sergent d’un barrage militaire à qui il clame son appartenance à la France :

« Il y a l’AMBASSADE DE FRANCE, pays des droits de l’homme. Mon

ambassade » 1, déclare-t-il.

Quoiqu’il en soit, Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag se

compose de deux éléments qui l’inscrivent dans une logique comparative.

Celle-ci concourt à montrer, selon le raisonnement du narrateur, la supériorité

de l’Occident -France, Suisse, Finlande, Amérique- sur l’Algérie. Le

personnage-narrateur « s’envoie un peu de rêve suisse pour se doper »2 à

chaque fois qu’il en ressent le besoin.

La terre américaine est spécialement perçue comme de la terre promise

salvatrice et répondant aux fantasmes de Mourad, le frère d’Amar qui a tenté de

rejoindre cet éden où tout semblait si facile et si simple.

« Il rêvait trop fort du Golden Gate, disait que de San Francisco on voyait

Alcatraz, connaissait par cœur les capitales de tous les États : Floride ?

Miami ! Arizona ? Phoenix ! Géorgie. Atlanta ! Plus il rêvait fort et plus il

voulait bouger. »3.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, la référence à l’Occident prend

également le pas sur sa « rivale » du Maghreb. Le personnage-narrateur ne

manque pas de faire appel, dans ses descriptions d’un sujet ou d’une image

mozabite, à des références culturelles occidentales qui en disent long sur

l’étendue de ses connaissances. Dans sa description du petit Ali, il dit :

il est « ce que je pourrais appeler un Dandy […] les cheveux couleur de jais

coiffés à la Chateaubriand encadrent le regard d’azur hérité de son père. […]

1 Ibid, p. 120.

2 Ibid, p. 82.

3 Ibid, p. 31.

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Il se déplace toujours avec une canne taillée donnant la touche finale à sa

préciosité »1.

Observant en étranger l’espace mozabite, le personnage-narrateur « fait le tour

de ce campement, ébloui comme [il] l’était lorsque [ses] parents [l]’emmenaient

au cirque pour découvrir les créatures et les animaux. »2. L’éloge contenu dans

la première partie de la phrase est, toutefois, anéanti par ce recours à la zoologie

qui est le fondement de l’analyse des rapports colonisateurs/colonisés effectuée

par Frantz Fanon. Nous retrouvons là les marques de l’acculturation dont il a été

question plus haut.

Celle-ci est confortée par le regard exotique porté par le personnage-narrateur

sur le marché, l’écrivain public, l’arracheur de dents, les peaux de chèvres

séchées, le lait caillé, les enfants-commerçants, les gandouras et les

« araguia »3. Le M’zab est, dans ce premier temps et malgré la dérive signalée

précédemment, plutôt folklorique et attachant par son originalité.

La vallée mozabite est, somme toute, présentée d’abord comme une région

féerique et digne d’un conte des Mille et une nuit. « Je suis au paradis des

architectes au rayon orient»4 dit-il de cette région qui baigne dans le mystère et

reste enchainée aux traditions.

Cette belle image est éphémère car le personnage-narrateur donne ensuite

l’envers du décor. Durant son séjour, il côtoie les différentes couches sociales

de la ville, observe les mentalités de l’élite et de la paysannerie et fait sa propre

lecture de chaque événement. Loin d’être objectives, ses observations mettent

de prime abord l’accent sur la différence culturelle. Le chapitre consacré au

mariage de Khalid le montre bien.

1 BOUDJEDIA, N., Little big bougnoule, op. cit, p. 90.

2 Ibid, p. 122.

3 Ibid, p. 39.

4 Ibid, p. 42.

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« Il doit épouser une jeune fille qu’il a connue, ou plutôt vue, lorsqu’ils étaient

enfants. Sa mère, par l’entremise du cercle féminin, a négocié l’union de longue

date, un peu comme on négocie un contrat de plusieurs millions de dollars. […]

comment lui expliquer que l’on peut choisir soi-même son ou sa partenaire sans

se référer à une quelconque autorité, et sans passer pour un débauché lubrique

ou une fille à soldats ? »1.

L’agacement du personnage-narrateur par la mentalité et les traditions

rigoureuses des Mozabites, estompe l’euphorie ressentie au premier contact.

L’enchantement laisse ainsi place à une forme de colère froide et très

significative contre :

« cette effroyable invasion charnelle où le sang finit toujours par couler, qui se

solde par la signature d’un traité de virginité apposé au centre d’une pièce de

coton blanc, livré à une vieille édentée tout droit sortie d’une toile de Goya, qui

l’exposera à la grande satisfaction d’un public avide de découvrir le grand

secret, le tout couronné de youyous rendus hystériques par des bendirs

hallucinogènes ? »2.

Cette société patriarcale et rétrograde, aux yeux du personnage-narrateur, ne

semble pas avoir comme fondement la raison mais plutôt une « passion »

irrationnelle pour des lois obscures qui la gouvernent. La logique absurde qui

semble la guider peut également organiser l’intimité des couples et c’est au

personnage-narrateur de rentrer dans les alcôves et de s’adonner à des

hypothèses.

Supposons, affirme cet observateur, que Khalid déroge à la règle. Après

l’avoir, suppose-t-on, honorée, il embrassera tendrement sa conquête […] il lui

susurrera à l’oreille un timide « je t’aime » qu’il ne pourra jamais, jamais

1 Ibid, pp. 116-117.

2 Ibid, p. 119.

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prononcer devant témoin.[…] Avec un peu de chance et beaucoup d’audace, ou

l’inverse, ils survivront à une sale histoire d’amour. »1.

La permissivité des sociétés occidentales et leur anticonformisme sont donc des

valeurs inconnues dans cette contrée. Le décalage est déjà perçu lorsque le

personnage-narrateur constate que cette société «dévisage avec insistance

l’étranger qu[il est], le lointain cousin qu’[il] semble être. »2. Le regard

inquisiteur provoque chez l’objet du regard « l’étrange impression d’être

devenu imposteur, un intrus»3 qui risque de déranger l’ordre ancestral.

Le personnage-narrateur ne s’aventure pas dans cette hypothétique entreprise de

déstabilisation car il ne retrouve aucun de ses repères. Il dit:

« rien sur la chistera, les livres rares, les poignées de portes ouvragées, la

pêche à la mouche, les vins de bourgogne, les Lieux saints, les images pieuses,

Beggars Banquet, The Lamb lies Down on Brodway, la mer Morte, les glaces

de chez Berthillon, Citizen Kane, Oum Kalsoum, Les Tontons flingueurs, les

concerts de l’abbaye cistercienne de Royaumont. »4.

L’absence des repères s’étend aussi au plan religieux. Le personnage-narrateur

se demande si son voyage en terre d’origine n’était pas un message divin pour

le remettre sur le droit chemin. Il se rappelle comment dès son enfance, il s’est

détourné de la religion :

«à l’âge de six ou sept ans tout au plus, j’ai laissé tomber la Majuscule de

dévotion. »5

raconte-t-il. Une fois en Algérie, à l’heure de la prière, un sentiment de solitude

se manifeste dans ce village où enfants et adultes rompent leurs occupations

1 Idem.

2 Ibid, p. 50.

3 Ibid, p. 68.

4 Idem.

5 BOUDJEDIA, N.E., Little big bougnoule, op. cit, p. 101.

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pour vaquer à leur devoir religieux. Seul le personnage-narrateur reste

spectateur de ces croyants « sur le chemin de la piété »1.

C’est alors l’heure de la remise en question et de la recherche des justifications.

« Peut-être ai-je pensé qu’Il [Dieu] est mort en des temps immémoriaux et

qu’un acteur a pris sa place ? »2. Lorsqu’il avoue ensuite qu’il n’a «jamais

appris à prier »3, il laisse entendre que les torts incombent à ses parents. Il

explique également, dans les propos qui suivent, son manque de foi par le

terrorisme et l’extrémiste qui collent à la religion musulmane :

« des images tâchées par le cynisme des puissants qui partent en guerre sainte

comme on traque la bête. […] La terreur toujours. Au nom d’un dieu, on signe

des chèques en blanc pour les candidats au paradis, on délivre des permis de

chasse pour abattre je ne sais quel chien d’écrivain roumi, kafir ou goy. »4.

L’hypocrisie qui caractérise cette nouvelle forme de foi, le fait de tournoyer

« telle une colonie de fourmis autour d’un caillou. »5 et « d’ânonner l’ultime

viatique dans toutes les langues d’hommes, dans toutes les bouches pleines ou

affamées : « Allah est grand, Dieu est amour, Dieu est lumière ! » »6 justifient

aussi l’athéisme du personnage-narrateur.

Pourtant, il avoue avoir été tenté par l’appel de la Mecque, représentée dans un

tableau accroché au mur de la demeure de son hôte mozabite. Celle-ci signifie

pour lui « le bonheur d’aimer dans des bras inspirés, de s’épancher contre une

1 Idem.

2 Ibid, p. 99.

3 Ibid, p. 100.

4 Idem.

5 Ibid, p 67.

6 Idem.

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épaule nue, de serrer des mains emplies d’amitié ; des milliers de couleurs de

peau qui habillent des milliers d’organes battant du même cœur. »1.

Dans un éphémère élan de piété, le personnage-narrateur tente, face à Hadja

Dounia, de reproduire les gestes de prière et de suivre le rituel. Mais il finit par

avouer : « Je me sens ridicule […] je ne me suis jamais tenu debout à l’intérieur

de moi et j’ai toujours eu du mal à me plier à quoi que ce soit – la fierté, sans

doute. »2. Incapable de se rallier aux pratiques religieuses de sa « tribu », il

confesse que durant sa vie, il n’a guère connu « que les cloches de l’angélus. »3.

Cette introspection suscite en fin de compte un sentiment de culpabilité car le

personnage-narrateur réalise que son espoir « de ressembler à Lawrence

d’Arabie »4 n’est qu’une vaine entreprise et que, finalement, il ne ressemble

« qu’à un pas du tout d’ici et à un plus tout à fait d’ailleurs, bref à un con

anachronique. »5.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème et sa famille sont accueillis

avec joie dans leur village. Les retrouvailles « sont émouvantes mais un peu

spéciales parce que, en fait, affirme la jeune fille, on ne retrouve plus rien du

tout. »6.

En effet, en plus de la rudesse du climat, elle redoute le séjour qu’elle doit

passer auprès « des gens qu’ [elle] n’a pas revus depuis plus de dix ans et

qu’[elle] ne connaît pas si bien que ça. »7. Ayant peur de « ne plus rien avoir à

1 Ibid, p. 101.

2 Ibid, p. 49.

3 Ibid, p. 48.

4 Ibid, p. 40.

5 Idem.

6 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op.cit, p. 193.

7 Ibid, p. 195.

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à partager avec les [siens] » elle « craint que la France [l]’ait tamponnée au

point de se sentir encore plus étrangère là-bas. »1.

Le discours d’Ahlème est truffé de références à a vie française, soit par le biais

de grandes marques –« Agnès B »2, « speed Pizza »

3- ou bien de répliques

spécifiques à sa génération comme « Nique la boulice »4 ou la « CIF »

5 . Ces

renvois à la vie française ne sont pas, toutefois, toujours accompagnés d’une

connotation positive. La jeune fille affirme que les cousins qui vivent en

France :

« n’apprennent jamais à la famille du bled qu’ils travaillent au noir, qu’ils font

la plonge dans des restaurants chinois miteux et qu’ils dorment dans de

misérables petites chambres de bonnes. »6.

Lorsque’elle évalue le comportement des cousines et des cousins de son village

d’origine et constate que les filles « n’ont que le mot mariage à la bouche »7 et

que les hommes qui ont « moins de vint cinq ans démuni[s], ne [savent] pas

quoi faire de [leurs] rêves. »8, elle mesure la misère des jeunes Algériens qui

« souffrent mais se démerdent et souvent ne se plaignent pas. »9 . Cette jeunesse

jeunesse se projette alors dans un ailleurs chimérique, celui de la France, de sa

modernité et de son luxe.

En observatrice avisée, la jeune fille juge que le rêve de ces cousins de son

village qui sont prêts « à payer pour connaitre l’autre côté » est de l’ordre de

1 Idem.

2 Ibid, p. 203.

3 Ibid, p. 205.

4 Ibid, p. 204.

5 Idem.

6 Ibid, p. 200.

7 Ibid, p. 199.

8 Ibid, p. 200.

9 Ibid, p. 202.

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l’utopie. Le message qu’elle semble délivrer à ceux qui leur ressemblent est le

suivant :

« en France, ce n’est pas ce qu’ils croient [et] qu’à travers cette fenêtre

déformante qu’est la télévision, ils ne sauront rien du réel. »1.

La misère, estime-t-elle, est partagée et elle compatit au sort de ces « mômes qui

marchent avec des claquettes de contrefaçon « Mike », aux pieds sales et

endoloris » 2

et à la douleur de ces gens qui « ont connu une guerre civile, la

faim et la peur, et même si la France n’est pas ce qu’ils croient, on [ sa famille

et elle-même] y est pas si mal, parce qu’ici [en Algérie], c’est peut être pire en

fait. »3.

L’idée d’une vie riche et facile en France est donc fréquente chez les jeunes

Algériens. Pour cela, les fréquentes demandes en « mariages blancs »

proposées à Ahlème et les sommes faramineuses qu’offrent les prétendants afin

de découvrir l’autre côté de la Méditerranée, vont parachever la conclusion de

la narratrice. Elle dit :

« on m’a parlé de vagues propositions de mariage blanc qu’il y aurait eues

pour moi. Des mecs offrent des sommes invraisemblables pour épouser des Cif4,

Cif4, les enchères montent jusqu’à sept mille euros. »

5.

En devenant un objet de convoitise, la jeune fille prend conscience de

l’importance de son statut d’une personne de l’ailleurs et de ses avantages. Sa

situation d’immigrée – mais surtout résidente en France – la valorise par rapport

aux habitants de son village natal et la met en position de supériorité, de celle

qui a le choix. Elle raconte :

1 Ibid, pp. 200-201.

2 Idem.

3Ibid, p. 201.

4 Cartes d’Identité Françaises.

5 Ibid, p. 204.

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«le cousin de Aïn Temouchent croit m’impressionner, mais il oublie que je vis

en France, et que je n’ai qu’à prendre le métro pour en voir, des yeux bleus. »1.

Tout comme Amar dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag

et le personnage-narrateur de Little big bougnoule de N. Boudjedia, Ahlème

finit par faire le même constat et aboutir à la même conclusion.

« J’ai du mal à l’admettre, mais en réalité ma place n’est pas [en Algérie] non

plus. »2.

Ainsi, le mouvement du retour déclenche un sentiment de souffrance qui amène

l’individu à faire face à son passé, et par conséquent à soi-même. Il est le signe

d’une marche-arrière effectuée par ceux qui opèrent un retour aux sources qui,

d’après Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag et Du rêve pour

les oufs de F. Guène, consacre la rupture avec les racines. L’optimisme et le

maintien du lien avec ces racines est sans nul doute à lire dans Little Big

Bougnoule de N. Boudjedia dont le personnage-narrateur à tendance à idéaliser

la vie des ancêtres.

Néanmoins, les trois personnages-narrateurs restent attachés, même

inconsciemment, à « ce pays qui est censé être [le leur] »3 comme le dit celui de

Little Big Bougnoule, à cet « Ailleurs » idyllique, ancien «chez soi » qui n’est

plus accessible car il appartient désormais au passé. L’idée d’un retour au pays

s’accompagne de doutes mais peut-on vraiment retrouver ce que l’on a quitté ?

Le ou les voyages effectués par les protagonistes semblent entièrement tournés

vers le passé. L’itinéraire accompli est la quête, consciente ou inconsciente, des

origines et d’une époque révolue qui coïncide avec ce besoin de se reconnaître

soi-même dans l’espace mais aussi dans la rencontre de l’« Autre ».

1 Ibid, p. 204.

2 Ibid, p.199.

3 BOUDJEDIA, N., Little big bougnoule, op. cit, p. 18

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2.- La recherche de « Soi » à travers l’ « Autre » :

Commençons d’abord par préciser ce que nous entendons par le terme

« Autre ». Il ne s’agit pas ici de rendre compte des rapports qui existent entre les

beurs et les Français bien que cela ait été travaillé précédemment, mais plutôt

d’analyser les rapports entre le Beur et l’Algérien d’Algérie. Cet « Autre »,

souvent perçu comme le « Même », rappelle le passé et les origines que les

personnages-narrateurs renient de plus en plus.

Il est pertinent de s’arrêter, dans cette partie de la recherche, sur la manière dont

les personnages-narrateurs découvrent ce « Même-Autre » dans son espace

propre. Il est, de ce fait, nécessaire de se pencher sur les portraits des

personnages les plus marquants qui ont été rencontrés lors du voyage au pays

des pères. Ceux-là sont déterminés par le regard des personnages-narrateurs et

par la représentation qu’ils en font.

C’est à travers l’ « Autre » que le « Même » se perçoit. Le voyage est propice à

ce genre d’introspection et de découverte car le personnage-narrateur de chaque

roman étudié fait, par le biais de ce catalyseur, son autocritique à la lumière de

ce que ce miroir lui renvoie. Il s’agit bien, comme nous le verrons, d’un

véritable effort d’analyse introspective où le « Même » détecte deux facettes

antithétiques de l’ « Autre » : l’opposé et le semblable.

Nous nous intéressons, dans un premier temps, à ces « Autres »-opposés au

« Même ». C’est le cas d’Embarek dans Quand on est mort c’est pour toute la

vie de A. Begag, de Hadj Youssef dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, et

de l’oncle Kader dans Du rêve pour les oufs de F. Guène.

Nous nous attarderons, dans un second temps, à l’ « Autre »-semblable qui se

réfèrent à Mozart dans le premier roman, au sergent Zoubir dans le second

roman et aux « cousins » expédiés en Algérie afin d’y purger leur deuxième

peine dans le troisième roman.

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2.1.- L’ « Autre » opposé :

Lors de son voyage en terre algérienne, Amar, le personnage-narrateur de

Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, se définit essentiellement

par son isolement. Il se distingue du reste de ses compatriotes par une série de

caractéristiques qui lui sont spécifiques.

Un certain mépris émerge dans son comportement et dans ses pensées. La

surestimation de soi, par rapport à ceux qui l’entourent, est générée par cette

obsession de la vie aisée qu’il menait en France et en Europe. Cette suffisance

n’exclut pas néanmoins une certaine forme de tendresse devant l’attitude

hospitalière et amicale obstinée d’Embarek, son voisin de voyage qu’il trouve

pourtant si rebutant.

Il s’oppose à ses « compatriotes » par une série de traits caractéristiques qui lui

sont spécifiques et qui le distingue donc du reste de la troupe.

Le mépris ressenti est supporté par cette volonté de s’agripper à la vie luxueuse

française, voire européenne, qu’il a ménée. La surestimation de soi, par rapport

à ceux qui l’entourent, n’exclut pas, cependant, une forme de tendresse devant

cette proposition hospitalière et amicale que s’acharne à lui offrir Embarek, son

compagnon de voyage qu’il trouve si répugnant. Voyons avec plus de détails

comment ce personnage est appréhendé.

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2.1.1.- Embarek :

A Lyon, Amar avait une vie bien tranquille auprès de sa femme Oxanna et une

carrière professionnelle couronnée de succès. La rupture momentanée avec son

lieu de vie, où il se sentait admis et « accordé » à lui-même et aux autres, va

conforter d’une certaine façon l’échec de ses relations avec son nouvel

entourage qu’il considère opposé au bon goût et au raffinement.

Le portrait marquant dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag

est donc celui d’Embarek, le voisin de bus du personnage-narrateur qui

l’accompagne durant son trajet de Aïn Zina vers la capitale. Ce personnage

encombrant et repoussant appartient à une classe sociale différente de celle

d’Amar. Cette différence se perçoit dans la qualité du vêtement, dans ses

couleurs dépareillées, dans sa forme inesthétique, dans sa saleté et dans sa

pauvreté. Le tout étant couronné par une indécence répréhensible. Voici la

description qu’en donne Amar :

« mon voisin porte une chemise blanche en acrylique où se dessinent des

marées de sueur sur sa poitrine velue et ses aisselles. Son pantalon gris à

rayures blanchâtres m’inspire des frissons de répulsion. Il est aussi large en

bas qu’à la ceinture, fort élimé et sale. Sa braguette est à moitié ouverte. »1.

Le portrait d’Embarek permet de mettre en valeur ce que n’est pas ou plutôt ce

que ne veut pas être Amar. La comparaison par le contraste se met au service de

la dérision car, le personnage-narrateur, en rabaissant Embarek, se met sur un

piédestal. Le descripteur poursuit :

« il se penche en avant. Il baisse la tête à la hauteur de ses genoux, enlève ses

chaussures et ses chaussettes. Dans son dos, juste au-dessus de ses fesses, son

pantalon trop large découvre un caleçon d’un blanc sale, lui aussi. Je lutte

1 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 58.

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contre une impression indigne : l’accoutrement de ce pauvre homme

m’indispose. »1.

Le contraste ici est accentué par le dédain du personnage-narrateur. La pauvreté

d’Embarak rappelle à ce dernier ses origines et aiguise sa volonté de ne pas ou

de ne plus appartenir à une communauté qui l’« indispose»2.

Le personnage, caractérisé par tout ce qui choque l’esthétique, le bien-être, les

odeurs et le moral, n’est autre que le double tragique du personnage-narrateur à

qui il sert de « Miroir ». Il réunit en lui tout ce qu’Amar déteste dans le pays des

origines et lui rappelle fatalement qui il est et d’où il vient. C’est, toutefois,

avec un certain remords qu’il dit :

« j’ai honte de moi. Pour qui je me prends, moi, fils de paysans immigrés ?

Enfant des bidonvilles crasseux de Villeurbanne ? Voilà que je joue maintenant

les fines bouches ? »3.

Ce retour à la lucidité, qui s’accompagne d’une autocritique, modère

momentanément la condamnation de cet « Autre » car le personnage-narrateur

finit par opter pour deux attitudes :

*La première est d’éviter toute forme d’échange verbal et de communication et

de se recroqueviller sur lui-même afin d’éviter les voyageurs. Lorsque l’un deux

le « salue de la tête [et lui] demande de [se] présenter à [son] tour ». Il affirme

n’avoir « aucune envie d’entrer dans son jeu de voisinage. [Il] détourne les

yeux vers le désert défilant le long de la route. »4.

*La seconde est de se mettre dans une position de supériorité car le personnage-

narrateur a la nette conscience d’appartenir à la race des élus.

1 Ibid., pp 57-58.

2 Idem.

3 Idem.

4 Ibid, p. 61.

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Des interrogations se posent, toutefois, sur son statut car il ne sait à quel « rang

social » il appartient. Celles-ci sont toutefois balayées car il a conscience de sa

singularité par rapport à tout ce qui l’entoure : espace, cadre, personnages. La

réponse que nous pouvons lire serait la suivante : «bien que je suis comme vous,

je suis différent».

L’écart social apparaît à nouveau et met une distance, physique et morale, entre

les deux personnages et un décalage qui provoque à eux seuls le sourire. Il en

est de même dans la scène qui suit et où la description hyperbolique que fait

Amar de son compagnon de trajet donne à la situation des proportions

comiques.

« Le Embarak engloutit le sandwich aux œufs et aux assortiments avariés. J’ai

l’immense malheur de voir le début de la scène et j’imagine la suite. En fait, le

tintamarre buccal m’aide à boucler mon film. »1.

L’hyperbole, l’humour et la causticité de la description et de la narration sont au

service d’une stratégie de la distanciation et de la non-reconnaissance de cet

« Autre » défavorisé par tout ce qui participe à sa détresse socio-économique et

donc à la construction de son identité.

Le portrait d’Embarek, le plus long et le plus complet des portraits esquissés

dans le roman, est en contraste avec celui du personnage-narrateur. Le regard du

descripteur s’attarde sur de menus détails concernant les faits et gestes de ce

personnage, sur son attitude et même sur sa transpiration, son habit, son odeur

et son parler. En dépit du dégoût apparent provoqué par ce portrait, le

personnage-narrateur semble ressentir une certaine admiration pour Embarek

qui, tout en étant ignorant et pauvre, fait preuve de chaleur humaine et de

générosité.

Le personnage-narrateur de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.

Begag est caractérisé par son introversion et par cette fuite devant l’ « Autre »

1 Ibid, p. 61.

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qui en disent long sur son mépris. Amar ne cesse de clamer sa différence par

rapport à ses « compatriotes » algériens et, au fil du récit, il devient un étranger

au même titre que n’importe quel Français de souche. La proximité physique

qui a réuni les personnages dans le car a permis, en fait, de consacrer la rupture

et le divorce.

2.1.2.- Hadj Youssef :

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, la réaction à l’ « Autre » est tout à

fait différente de celle enregistrée dans Quand on est mort c’est pour toute la vie

de A. Begag. Hadj Youssef, cet « Autre », suscite malgré son âge, de

l’enthousiasme et du respect.

Celui-ci est « un homme ancien, dont on a envie d’entendre l’expérience du

monde passé, celle de la guerre d’avant et celle d’avant-guerre. »1. Il tient sa

supériorité et sa sérénité de son expérience et de sa sagesse. En sa compagnie, le

personnage-narrateur remet tout en question car il réalise qu’« il a passé sa vie

à critiquer des pratiques sociales qui n’étaient pas les [siennes], à comparer

deux systèmes que tout opposait, bref à construire un jugement fait d’a

priori. »2.

Le descripteur est partagé entre deux sentiments : celui de l’admiration et celui

de la pitié. Il est persuadé que ce vieil homme est une victime qui a été marquée

par une histoire douloureuse due aux injustices. En même temps, il ne veut pas

tomber dans une comparaison qui rabaisserait cet « Autre » représentant une

génération d’immigrés qui lui est familière : celle des parents. Face à Hadj

Youssef, le personnage-narrateur se voit comme un « petit kabyle occidental»3

1 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 19.

2 Idem.

3 Ibid, p. 20.

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qui se sent en déphasage complet par rapport à la culture de ses géniteurs. Il

affirme :

« j’étais toujours resté insensible à ce qu’on me disait […] du droit à

l’hospitalité, de la cueillette des olives, du code de politesse qui prescrit les

règles de savoir-vivre, de la signification de chaque fête religieuse et sociale.

Rien de tout cela ne faisait écho en moi. »1.

Un sentiment de honte est ressenti devant « l’immense degré de sagesse de cet

homme de quatre-vingts ans »2. Ancien immigré, il « avait le droit et le devoir

de revenir sur la terre de ses ancêtres, lui qui a veillé à ce que rien de cette

France qu’il n’avait guère sue que coloniale et indifférente ne l’atteignit, ne le

blessât »3 contrairement au personnage- narrateur qui « regarde [sa] culture

ancestrale comme on visite un musée avant l’heure de la fermeture, c'est-à-dire

au pas de charge. »4.

Nous avons là deux personnages antithétiques. L’un est resté fidèle à la terre

natale, à la sauvegarde de sa personnalité et à l’idée que la France était bien

l’ennemie. L’autre n’a accordé aucune considération au territoire et à la

mémoire du pays de ses ancêtres et se félicite d’être un citoyen français modèle.

Hadj Youssef se substitue à la fin de l’œuvre au personnage-narrateur qui lui

cède la parole et tient un discours optimiste et pacifiste qui contraste avec celui,

crispé et inquiet, du narrateur principal. Toujours conforme à son idéal et à sa

vision du monde, celui-ci estime que la « la terre des ancêtres n’a pas grand

1 Idem.

2 Idem.

3 Ibid, p. 21.

4 Ibid, p. 16.

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sens »1 pour lui. Hadj Youssef est aussi convaincu de son choix car il retourne

définitivement au pays « pour [y] finir sa vie »2.

Sa patrie représente son passé, la chaleur de ses proches et la douceur de vivre,

des petits riens inestimables. Dans un passage bien poétique, il dit à son

interlocuteur:

« il me tarde de sentir le café le matin, l’odeur du crésyl qui désinfecte le

carrelage, de redécouvrir le parfum de l’huile d’olive, le goût du petit-lait, le

crottin de mon bourricot, de retrouver la canne qui me ramènera à mes amis,

aux survivants de mon enfance. ».

Entre un retour définitif au pays ou un séjour de courte durée, il y a une

différence que la voix de cet aïeul spécifie. Dans sa prise de parole improvisée,

Hadj Youssef jauge ce garçon qui « a de la lassitude dans les yeux, une

faiblesse teintée de désespoir, une ombre dans son regard plein de mélancolie»3

et que le hasard a mis sur son chemin. Ce hadj, paisible et heureux, s’oppose au

jeune homme « silencieux et crispé »4 et qui « éprouve une certaine

appréhension à descendre de l’avion. »5.

L’attitude bienveillante qu’il manifeste à son égard est celle d’un sage qui

connait les tourments de la jeunesse issue de l’immigration. Il affirme :

« Architecte, c’est tout ce que je sais pour l’instant, du moins le pense-t-il. C’est

tout ce qu’il a lâché, les lèvres trop serrées, mais je sais bien. »6. Les deux

derniers mots indiquent bien que Hadj Youssef connait les interrogations qui

tourmentent le personnage-narrateur.

1 Ibid, p. 20.

2 Ibid, p. 165.

3 Ibid, p. 166.

4 Idem.

5 Ibid, p. 33.

6 Ibid, p.166.

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Le vieil homme devient le complice, voire le père spirituel, qui voudrait laisser

en héritage ses conseils au jeune homme « qu’il n’a pas pu être »1. Il lui confie :

« lorsque le vent te fouettera et que son souffle te fera courber l’échine, rampe

jusqu’à dominer la plus haute barkhane. Tu t’y tiendras enfin debout, et tu lui

ouvriras les bras pour l’empêcher de t’emporter, de nous emporter, de tout

emporter. »2.

Les conseils de Hadj Youssef apparaissent comme les derniers vœux d’un

mourant qui fait ses adieux à la vie et à des héritiers potentiels et symboliques.

Le jeune homme, le personnage principal, est ainsi investi de la charge qui

consiste à porter le flambeau de la résistance à la dépersonnalisation.

L’aïeul poursuit : « tu videras tes poches de nos erreurs passées, tu honoreras

chaque grain de sable qui nous a épargnés et tu ne te sentiras jamais plus

seul. »3.

Dans cette espace de l’entre-deux - qui est celui de l’avion - les deux

personnages, si différents, se rejoignent, fusionnent comme dans un jeu de

miroirs qui aboutit à la confusion de l’ « Autre » et du « Même ». Le

personnage-principal pense alors que :

« ce pèlerinage l’avait lavé de ses errances, de sa solitude, […] lui qui s’était

noyé dans des bouteilles de Ricard, dans le regard gourmand des femmes

posées sur la banquettes de moleskine des bistrots de la Libération, imprégnées

de gauloises et de brillantine Roja. Lui qui s’était égaré dans les chambres des

bordels de la Goutte d’Or, fourvoyé dans les parties de bonneteau du métro

parisien, »4 retrouve une sorte de virginité.

1 Ibid, p. 168.

2 Ibid, p. 167.

3 Ibid, p. 167.

4 Ibid, p. 22.

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Ainsi, il compare l’exploration du pays des ancêtres au pèlerinage de hadj

Youssef en terre sainte. Ce qui signifie, d’après lui, que ce personnage s’est lui

aussi absout des péchés commis avant son séjour à la Mecque, dans les bistrots,

dans les bordels et dans le métro parisiens. Cette projection n’a en réalité aucun

fondement car c’est sa propre vie qui se déroule durant cette entreprise de

ressourcement dans le désert, lieu de purification et d’absolu.

La figure de Hadj Youssef, qui semblait lors de la première lecture comme la

figure de l’altérité, acquiert à la fin du roman une identité qui est celle du

personnage narrateur. D’un opposant, hadj Youssef devient un semblable. Sa

préoccupation ne se trouve pas, toutefois, dans l’exhumation du passé mais dans

la préparation d’un avenir.

2.1.3.- Cousins et cousines :

Au fil de leur séjour au village natal, la narratrice de Du rêve pour les oufs de F.

Guène et son frère découvrent les membres de leur grande famille du « bled ».

Ce sont les oncles, les tantes, les cousins, les cousines et la grand-mère. « Je ne

connais pas tous ces gens qui m’espèrent, tous ces visages qui m’attendent. Je

me demande ce que j’aurai à leur dire»1, affirme Ahlème.

L’étrangeté de la situation vient à la fois de cette méconnaissance de sa tribu

mais également du nombre de ses membres résumés par la réitération de

l’adverbe « tous ».

La figure de la grand-mère est appréhendée à la fois avec tendresse et humour.

C’est dans un argot propre au parler de la banlieue que Fouèd affirme à propos

de cette grand-mère : « elle fait flipper avec ses dessins sur la face, en plus elle

pue de la gueule ! On dirait le tueur dans Saw ! »2. L’aspect insolite de l’aïeule

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 195.

2 Ibid, p. 197.

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réside donc dans les tatouages qu’elle a sur le visage et l’odeur désagréable

dégagée par sa bouche.

Chez la narratrice, c’est un sentiment de solitude qui est vite ressenti car la peur

de ne plus « rien avoir à partager avec les [siens] »1l’envahit. Cette extranéité

surgit dès sa première rencontre avec le cousin Youssef venu les chercher à

l’Aéroport. Ce camarade d’enfance a pris de l’âge et a changé. C’est « un

homme maintenant »2 et « les retrouvailles sont spéciales parce qu’en fait » dit-

elle, « on ne retrouve rien du tout »3.

Ce sentiment de différence devient plus aigu avec la rencontre des cousines.

Ces jeunes filles au foyer, pour la plupart d’entre elles, ont l’esprit étroit et la

télévision est leur seul espace d’évasion. L’après midi, affirme Ahlème, « elles

se prennent à se fantasmer une autre [vie], lointaine et impossible, en regardant

le feuilleton mexicain à l’eau de fleur d’oranger.»4.

Les cousins, eux, manifestent un intérêt particulier au jeune « Migré »5qui

incarne, à leurs yeux, le fantasme de l’Europe. Ceux-là ont « moins de vingt-

cinq ans, [ils sont] démunis, [et] ne savent pas quoi faire de leurs rêves. »6. Ils

envient donc ceux qui sont « passés entre les mailles du filet »7 et mènent la vie

luxueuse transmise par « les chaînes françaises qu’ils piratent.»8.

Tous les moyens sont bons pour partir du « bled » ; « El Harga », les mariages

arrangés ou les mariages blancs. « C’est affolant de voir ce qu’ils sont prêts à

1 Ibid, p. 195.

2 Ibid, p. 193.

3 Idem.

4 Ibid, p.189.

5 Ibid, p. 201.

6 Ibid, p. 200.

7 Idem.

8 Ibid, p. 201.

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payer pour connaître l’autre côté »1, s’étonne la narratrice. Ce désir ardent de

quitter le pays est motivé par le manque d’activités et la rareté des sorties.

Ceux-ci génèrent un ennui dû à « la vie [qui] défile au ralenti »2.

2.2.- L’ «Autre» semblable :

Nous entendons par l’ « Autre semblable » celui qui partage les mêmes valeurs

et les mêmes sentiments que le personnage-narrateur et suscite une sympathie

ou une empathie dans laquelle le « Même » se retrouve. Le terme « semblable »

qui est en quelque sorte le double d’un moi, tisse des rapports fraternels avec

autrui.

Une certaine proximité rapproche l’«Autre » auquel le « Même » va

s’identifier. Ce sont les trois figures représentatives de cette sorte de fraternité

qui ont été relevées dans les œuvres étudiées. Mozart, Sergent Zoubir et les

« cousins » de la double peine.

2.2.1.- Mozart :

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, Mozart représente pour le

personnage-narrateur un modèle à suivre dans une ville qu’il vient de découvrir.

La confiance a été spontanée et c’est avec une naïveté surprenante qu’il se

laisse guider par ce personnage qui lui est inconnu. Il affirme : « je me sens

bizarrement en sécurité avec cet être que je ne connais ni d’Éve ni d’Adam »3.

1 Ibid, p. 205.

2 Ibid, p 205.

3 Idem.

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Si, dans les œuvres d’A. Begag et de F. Guène, les personnages sont surpris et

dérangés dans leurs certitudes lorsqu’ils découvrent que ceux qu’ils croyaient

proches sont, en réalité, des étrangers, dans le récit de N. Boudjedia, cet

« Autre » dégage une aura qui est en harmonie avec la sérénité des lieux. Le

personnage-narrateur raconte son contact avec ce nouveau monde :

« Un éden s’offre à moi, écrit le personnage-narrateur, une immense cour carrée

blanc et bleu inondée de lumière, élégamment tachée par le contour d’un

imposant citronnier qui trône bien au milieu. Les murs crépis accrochent

néanmoins des zones d’ombres qui atténuent l’échauffement dû aux longs

soupirs du roi Soleil. »1.

Il faut dire que l’«Autre » familier est un être avec lequel il y a des affinités,

avec lequel on partage des moments de complicité :

« Les hommes installés à mes côtés me tapent sur l’épaule, pour me rassurer

d’abord, pour affirmer surtout leur plaisir de partager avec moi ce moment

rare qui fait d’eux des être exquis, supérieurs. […]. Quant à moi, je ne dois pas

me poser de questions ; il me faut à tout prix entrer dans cette communion

paradisiaque. »2.

Et que l’on défend consciemment ou inconsciemment :

« je n’ai aucune envie de tuer l’Arabe, même inconsciemment, même pour m’en

défendre, même à cause de la chaleur, et la seule révolte qui m’anime, dans

cette indicible torpeur, est celle de le maintenir en vie pour ne jamais

disparaître devant ces gens. »3.

1 Idem.

2 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 84.

3 Ibid, p. 46.

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Contrairement à la réaction hostile d’Amar dans son rapport à l’ « Autre », dans

Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, la description du rapport

avec l’altérité chez N. Boudjedia est fraternelle et tendre. Il dit :

« les gâteaux, je les dévore en souriant de plaisir devant des gens heureux de

me voir satisfait, et je découvre à ce moment précis ce que représentent

l’hospitalité, la joie de partager, le plaisir de donner du bonheur,

simplement. »1.

Mozart, personnage instruit, artiste dans l’âme, avec une double origine et une

double culture, est le fruit d’un viol commis par un soldat français pendant la

guerre de libération. Ce qui explique son physique de blond aux yeux bleus. Il

est de ce fait, un être suspect aux yeux de son entourage.

Le point de ressemblance entre Mozart et le personnage-narrateur, le blond et le

crépu, réside dans ce sentiment de rejet de la part de communautés d’ « ici » et

d’ « ailleurs » fondée sur une apparence physique dont ils ne sont point

responsables. Ainsi, la bâtardise biologique de l’un rappelle la bâtardise

culturelle de l’ «Autre». L’effacement volontaire de patronyme chez le

personnage-narrateur de N. Boudjedia apparaît comme une mise en scène d’un

certain stéréotype relatif au « beur » qui, un jour, se découvre une virginité

culturelle « originelle » qui le pousse à dire qu’il a été amputé d’une partie de

lui-même.

Fustigeant son ignorance de l’Histoire de son pays d’origine, ce personnage se

dit coupable d’être resté « trop longtemps absent »2. Il a, de ce fait, « l’étrange

impression d’être devenu un imposteur [et] un intrus »3. Envahi par ce

sentiment de culpabilité, il se reproche d’avoir négligé cette part algérienne de

lui-même et de se sentir « trop fier de payer ses impôts »4 en France. C’est

1 Ibid, pp.50-51.

2 op. cit.

3 op. cit.

4 op. cit.

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justement ce déséquilibre qui a donné lieu à un questionnement existentiel qui a

motivé ce déplacement vers cette terre inconnue.

Pendant son enfance, le personnage-narrateur de Little big bougnoule de N.

Boudjedia aurait aimé être né au sein d’une famille française, « s’appeler

Pascal ou Christian »1, sans être obligé de s’inventer « de douteuses origines

exotiques »2 pour éviter le regard des autres. Sa rencontre avec Mozart l’a aidé à

se percevoir autrement car celui-ci, malgré sa filiation honteuse, « avait accepté

son statut de bâtard »3. Il s’accepte tel qu’il est et le personnage-narrateur de

Little Big Bougnoule, après observation, tente de s’identifier à lui du fait de la

complicité qui naît entre eux.

Cette connivence s’affiche dans la scène du déguisement où le personnage-

narrateur met une chéchia un seroual et Mozart endosse un costume et un

chapeau colonial4. Cette scène est annonciatrice de la thèse du dédoublement :

« Je suis toi et tu es moi » semble dire le personnage-narrateur. La fusion et la

confusion s’installent et, en recensant les points d’affinité avec l’Algérien

d’Algérie, le personnage-narrateur de N. Boudjedia tente de montrer que

finalement l’ « Autre » peut être le « Même » et que la question du tiraillement

entre un « ici » présent et un « ailleurs » passé peut ne pas se poser.

2.2.2.- Sergent Zoubir :

C’est à la fin de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.Begag que le

portrait du soldat rencontré en plein désert est esquissé. Une attention

particulière est accordée à ce personnage qui a un impact important sur le cours

des évènements. Celui-ci joue le rôle de médiateur car c’est un ancien beur qui

1 Ibid, p. 28.

2 Idem.

3 Ibid, p. 61.

4 Ibid, p. 87.

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est revenu en Algérie et a fait le choix d’y rester. Il permet au personnage-

narrateur de se remettre en question, de prendre conscience de lui-même, de sa

personnalité et de sa situation et de mieux se connaitre.

Avant d'introduire son portrait physique, le personnage-narrateur souligne son

caractère autoritaire et mystérieux.

« Lui, [c’est] le sergent engagé Zoubir Elmouss, Zoubir le couteau comme on

le surnommait dans sa jeunesse »1.

Le sobriquet lève le voile sur le passé de ce sous- officier qui était,

apparemment, prédisposé au métier car, au cours d’un barrage en plein désert,

son attitude impose le silence et fait planer la peur.

« Le gradé abaisse d’un cran ses lunettes sur le nez, observe la bête [un

passager en colère] qui vient de glousser et le fusille visuellement. La bête ne

gloussera plus avant longtemps »2.

Ces quelques lignes, qui décrivent le comportement totalitaire du sergent,

cèdent toutefois le pas à un portrait plus avenant à la vue de la carte d’identité

française d’Amar. Il «accroche un sourire fort sympathique »3 qui surprend le

personnage-narrateur.

En cet instant, celui-ci se reconnait dans le portrait du sergent. Tous deux sont

des beurs et issus de la même région. Ce qui fait du sergent le double d’Amar

qui ne tarde pas à constater :

« c’est un gone, pas de doute. Il sourit franchement. Ses dents sont à peu près

saines. C’est donc bien un de chez moi ! »4.

1 Quand on est mort, c’est pour toute la vie, op. cit, p. 116.

2 Ibid, p. 124.

3 Ibid, p. 123.

4 Ibid, p. 124.

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Le cynisme du personnage-narrateur se donne encore une fois à lire dans cette

phrase car la franchise et la santé physique seraient, selon lui, l’apanage de

l’ «ailleurs ». La découverte de ces attributs et de cette similitude le fait jubiler

car il se tape sur les cuisses et déclare :

« cette coïncidence est tellement incroyable que j’en ai les larmes aux yeux ! »1.

La mise en texte du sergent Zoubir et l’esquisse de son portrait analogue à celui

dont le personnage-narrateur se targue, accentue, en fait, le fossé qui s’est

creusé au fur et à mesure de la narration et de la description, entre ceux

d’ « ici » et ceux d’ « ailleurs ». Le soldat, du fait de son passé en France, reste

la seule étoile scintillante du voyage et de cette harmonie.

2.2.3. Les « renvoyés/expédiés » :

Le thème de l’expulsion habite, comme une obsession, Du rêve pour les oufs de

F. Guène. « J’y pense sans cesse, même ici »2, affirme Ahlème.

Cette thématique est une menace réelle pour la narratrice échaudée par le cas de

son ami Tonislav qui s’est retrouvé au centre de rétention et renvoyé dans son

pays par le premier avion. Le motif de cette mesure était une « banale »

convocation à la Préfecture.

Lors de son séjour en Algérie, cette obsession est encore plus présente qu’elle

ne l’est en France. La rencontre des expulsés, victimes de la double peine,

rappelle à Ahlème combien ces individus peuvent être « perdus »3, paumés et

écorchés vifs. Ces jeunes « renvoyés » de France tentent tant bien que mal de

purger leur deuxième peine et s’accrochent à l’espoir de pouvoir rentrer un jour

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 125.

2 Ibid, p. 205.

3 Ibid, p. 206.

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dans leur pays, la France. Ils sont tout simplement «aussi français que Foued et

moi »1 déclare Ahlème.

Ces jeunes déracinés lui rappellent les autres exilés de France. Le regard des

condamnés à la double peine, affirme-t-elle, est « le même que celui de mes

frères que je croise tôt le matin à la gare Saint Lazare, ceux qui ont froid, et qui

marchent la tête baissée. »2. Mais entre la détresse des premiers et l’humilité

des seconds, la jeune fille fait le choix de vivre auprès de « ses frères »3de là-

bas, c'est-à-dire ceux qui vivent en France. Ahlème est alors consciente que « sa

vie n’est pas au bled »4. Comme le dit si bien tantie Mariatou : « la planche de

bois peut rester cent fois dans le fleuve, elle ne sera jamais un caïman. »5 .

La rencontre avec l’altérité a permis à Ahlème de se confronter avec elle-même,

avant sa confrontation avec l’ «Autre ». Cette rencontre de soi à travers la

différence représente une expérience fondamentale dans l’identification du

« Même » car la reconnaissance de soi passe par le regard et le contact de

l’ « Autre ». Naget Khadda écrit à ce propos :

« Le « moi » se construit sur une assomption du Même qui se découvre dans sa

démarche en direction et/ou en contestation de l’Autre. Cette quête se manifeste

à travers la présence dominante du « je » énigmatique, sollicité par des signes,

eux-mêmes énigmatiques(…) qui médiatisent le rapport au monde et à l’Autre.

De roman en roman, s’opère un élargissement de l’univers […] et partant,

surgissent des figures nouvelles de l’altérité et de la mêmeté entre lesquelles se

construit progressivement l’identité.»6.

1 Idem.

2 Idem.

3 Ibid, p. 07.

4 Ibid, p. 205.

5 Ibid, p. 195.

6 Paradoxe d’une écriture bifide: Je est un autre/l’Autre est en moi, dans L’Autre en discours,

Editeurs : Jacques Brès, R. Delamotte-Legrand, F. Madray-Lesigne, Paul Siblot, service des

publications, université Paul Valéry-Montpellier III, 1er

trimeste 1999, pp. 389-390.

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Pour avoir le portrait complet de chacun des personnages-narrateurs, il a été

capital de saisir les portraits des différents personnages qui les entourent afin de

les situer et souligner leur impact sur eux. Chaque portrait représente alors l’une

de ses « facettes ». C’est une sorte de miroirs juxtaposés où peuvent se voir les

personnages-narrateurs dans leur intégralité.

Le portrait des personnages secondaires- à savoir Hadj Youssef et Mozart dans

Little Big bougnoule de N. Boudjedia, Embarek et le sergent Zoubir dans

Quand on est mort c’est pour toute la vie d’A. Begag et la famille du village

dans Du rêve pour les oufs de F. Guène- a pour fonction de faire ressortir les

détails des personnalités des personnages principaux. Ces dernières se dessinent

par le biais des relations passagères avec les « Autres » qui, après une

expérience ou une initiation éphémère, s’avèrent être des semblables ou des

contraires, des compatriotes ou des étrangers.

La rencontre avec l’altérité dévoile la face cachée de l’identité. Dans le cas des

personnages étudiés, il s’agit d’une part d’identité masquée par le refoulement,

par la honte ou par les stigmates. Se voir dans l’« Autre » signifie rencontrer son

propre inconscient jusque là inexploré. L’«Autre » devient selon J. Kristeva

« mon (propre) inconscient »1. Ce n’est donc pas l’«Autre » qui inquiète mais

c’est la confrontation avec sa propre étrangeté qui interpelle.

La rencontre avec l’altérité met l’individu face à ce qu’il refoule, à ce qui lui est

devenu étranger. Cet individu se rend compte qu’il est finalement «étranger à

[lui]-même»2.

La proximité avec l’ «Autre» pousse l’individu, presque par obligation, à se

rencontrer avec soi-même. Et selon J. Kristeva, la lutte contre cet étranger se

1 Etrangers à nous-mêmes, op.cit, p. 271.

2 Idem.

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fait aussi contre son propre inconscient : «cet « impropre » de notre « propre »

impossible »1, écrit-elle.

Dans les romans étudiés, une forme de comparaison s’installe en permanence

chez les personnages-narrateurs qui sont souvent doublement des étrangers :

étrangers à l’«Autre » par une nationalité différente, par une langue différente et

une mémoire différente. Étrangers à soi-même par la recherche de sa propre

identité. Certes, ces personnages ont quitté la France pour aller se ressourcer

ailleurs mais, maintenant qu’ils se trouvent dans leur pays d’origine, ils se

sentent étrangers à ces nouveaux « Autres » et à « Soi-même » aussi.

Lors de leur séjour sur la terre des ancêtres, ils découvrent qu’ils ne sont pas les

seuls à avoir changé. L’Algérie aussi a changé. La découverte ne se fait pas

sans douleur. L’ennui dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, le délire dans

Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, la suspicion des concitoyens dans Quand

on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag font sentir aux personnages-

narrateurs qu’ils sont très loin de ces « compatriotes » si différents. Leur quête

les amène à un amer constat : ils sont d'origine algérienne mais ne se sentent pas

algériens.

Le retour aux origines est aussi significatif de l’oppression et des contraintes

que chacun des personnages subit. Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène, de par son statut de femme, a pour seul espace de circulation la maison.

Amar, dans Quand on est mort c’est pour toute la vie d’A. Begag, voit sa

mobilité dépendre des caprices d’un car poussif et de ses passagers.

Cette marge réduite de liberté accentue le désenchantement et le déracinement

des personnages-narrateurs qui aboutissent à la conclusion suivante : ils

n’appartiennent pas à l’Algérie.

La liberté de mouvement constitue pour le personnage-narrateur de Quand on

est mort c’est pour toute la vie de N. Boudjedia un atout dans son « errance

1 Ibid, p. 283.

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guidée » par Mozart. La fixation dans un espace précis est d’ailleurs refusée car

après une hésitation, celui-là s’aventure seul dans le désert et atteint une sorte

de plénitude qui se manifeste par le délire qui nourrit toute une scène du roman.

Cet absolu, dans lequel le personnage-narrateur baigne, acquiert une intensité

qui est vivifiée par un travail de mémoire inconscient qui convoque les lieux

d’Orient et d’Occident autrefois visités.

« Sur la passerelle du bateau qui vogue vers les jardins du Mandarin Yu, dans

les bras de cette jolie shanghaienne, me revient le gout de la bannick cuisinée

par Charlie de Trois-Rivières - je canote avec lui, Indien Attikamek, des

grandes lampées de Labat bleu pour arroser les feux de la Saint-Jean… »1.

Cette immersion dans le désert est donc génératrice d’une abolition des

frontières et d’un voyage dans le temps et dans l’espace qui provoquent une

certaine ivresse. Cette immersion qui « engloutit » le personnage-narrateur est

aussi significative de la petitesse de l’homme et de la grandeur de la nature.

Cette expérience du désert propulse donc le visiteur du réel vers le

philosophique.

3.- Le regard des « Uns », le regard des « Autres » :

D’après l’analyse que nous avons effectuée, les personnages-narrateurs des

romans étudiés ont du mal à satisfaire leur quête et à situer leur identité. Ils

restent donc empêtrés dans cette recherche identitaire qui se fait tantôt par le

regard porté sur l’ « Autre », tantôt par celui que l’ « Autre » porte sur eux.

3.1.- Le regard stigmatisant des Algériens d’Algérie:

L’Algérie et la France se retrouvent pour des raisons historiques connues à

travers la rencontre entre l’Algérien et le beur. Dans l’imaginaire collectif

1 Little big bougnoule, op. cit, p. 128.

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algérien, le beur reste celui qui a été « pris »1. De nombreux passages dans les

romans travaillés le soulignent et le thème de cette « prise en otage » de ces

jeunes par la France revient comme un leitmotiv.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème rapporte les propos de sa tante

Hanane restée en Algérie qui lui a dit:

« que la France [l]’a arrachée des bras de [son] pays comme on arrache un

enfant à sa mère »2.

La même idée revient chez Amar qui, dans Quand on est mort c’est pour toute

la vie de A. Begag, déclare :

« Je me souviens que, enfant, les vieux disaient de tous les arabes qui avaient

épousé des françaises : la France les a pris. ».

Aux yeux de l’Algérien d’Algérie, l’identité beure ne peut être distincte de

l’identité française, autre stigmate dirions-nous infligé à cette catégorie

d’individu. La perception de l’immigration algérienne en France a changé avec

l’arrivée de la seconde génération qui, en adoptant un habitus différent de celui

des parents, a construit et acquis une nouvelle identité différente de celle des

anciens. L’image positive de l’immigré prend une tournure négative car elle

apparait « formaté[e], standard, conforme aux normes européennes »3. Ce qui

l’éloigne de plus en plus des origines.

Dans les romans retenus, les personnages-narrateurs beurs, ayant l’impression

d’être perçus par les « compatriotes » algériens comme une menace culturelle

pour leur identité, sont souvent désignés par des termes tels que « petit

1 Quand on est mort, c’est pour toute la vie, op. cit, p. 14.

2 Du rêve pour les oufs, op. cit, p.198.

3 Little big bougnoule, op. cit, p. 32.

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franssaoui »1 ou « Roumi »

2, « l’invitée »

3 ou bien « un émigré de retour dans

sa terre non natale »4.

Dans Little big bougnoule,de N. Boudjedia, il existe trois formes d’accueil :

*Le premier accueil a lieu lors de son voyage dans le M’zab, le personnage-

narrateur est reçu avec beaucoup d’amitié. Il ne suscite pas les réticences des

habitants de la ville choisie. Il mange et dort parmi eux. Il est invité à leurs

mariages et participe aux jeux de leurs enfants. Il affirme à ce propos :

« Les hommes installés à mes côtés me tapent sur l’épaule, pour me rassurer

d’abord, pour affirmer surtout leur plaisir de partager avec moi ce moment

rare qui fait d’eux des êtres exquis, supérieurs. »5.

Le rapport avec l’«Autre » se passe donc, en apparence, dans la convivialité.

Mais toujours est-il qu’il reste considéré comme un « Roumi » 6

.

*Le deuxième accueil est celui des interrogations car le personnage-narrateur se

sent considéré, par les autres, comme un être différent. « Suis-je touriste ?

Espion ? Promoteur ? »7 se demande-t-il. Il attise la curiosité de certains de ses

hôtes du village du M’zab qui ne s’empêchent pas de lui demander : « Es-tu

français ou immigré ? » C’est la question à laquelle le personnage ne saura

répondre puisqu’elle est justement l’objet de sa quête.

*Le troisième accueil est celui que lui fait Khalid, l’ami mozabite de Mozart et

le nouvel ami du voyageur. Il manifeste une curiosité familière déplacée et qui

n’est pas du goût de l’objet de ce regard inquisiteur qui affirme :

1 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 194.

2 BOUDJEDIA, N., Little big bougnoule, op. cit, p. 114.

3 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 94.

4 Idem.

5 Ibid, p. 84.

6 BOUDJEDIA, N. Little big bougnoule, op. cit, p.114.

7 Ibid, p. 115.

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« sans doute, pense-t-il que je ne suis qu’un Occidental dépravé, qu’un Roumi

de passage auprès de qui il pourrait épancher verbalement ses excitations

hormonales sans craindre d’avoir à affronter un jugement collatéral. »1.

Ce mozabite est, apparemment, un personnage qui pense trouver en ce visiteur

l’occasion de piétiner les codes moraux de son groupe. Khalid est donc mû par

le présupposé de la débauche de l’Europe et ce n’est pas cette « certitude » qui

agace le personnage-narrateur mais son extension à sa personne.

Dans ce comportement de Khalid, il y a une gradation car l’oppression mentale

cède le pas à l’invective. Il dit à cet hôte du M’zab :

« fils de traître, faux roumi, le remords t’étouffe de nous avoir abandonnés ?

[…] A moins que tu ne sois venu nous faire cracher nos milliards de dinars

poussiéreux contre quelques euros flambants neufs. »2.

Nous avons là un second présupposé car le personnage-narrateur est assimilé, à

tort, à ceux qui s’adonnent au trafic de devises.

Ahlème, dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, est souvent sollicitée par sa

famille d’Algérie. Les lettres que lui envoie sa tante Hanène sont, de temps en

temps, accompagnées d’une liste d’achats à faire. Ce qui fait sourire la jeune

fille.

« Je me demande si cette lettre m’était vraiment destinée ou si elle aurait dû

être expédiée directement au père Noël. » dit-elle, « Comme d’habitude, ça

ressemble plutôt à une liste d’anniversaire »3.

La même sollicitation est répétée en Algérie par la cousine Khadra, par

exemple, qui ne cesse de la « complimenter sur le gilet Agnès B. qu’[elle] porte.

1 Ibid, p. 117.

2 Ibid, p. 26.

3 Little big bougnoule, op. cit, p. 158.

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Elle le touche, dit qu’elle aimerait avoir le même, qu’elle l’a cherché partout

dans les boutiques d’Oran, qu’elle le trouve doux, neuf ».

Ahlème en tire la conclusion suivante : « elle espère certainement que je

l’enlève et je le lui file. »1.

Deux idées se dégagent de ces passages :

La première est ce télescopage entre deux mentalités. L’une est individualiste,

l’autre est un héritage de l’esprit de solidarité de groupe encore vivace au pays.

La seconde est cette assimilation, par les Algériens d’Algérie, de la vie en

France à la richesse et à la facilité. Certaines familles sont prêtes à conclure des

mariages arrangés contre des sommes d’argent colossales : « les enchères

montent jusqu’à sept mille euros »2, affirme Ahlème.

Ces idées reçues sur la vie en France sont alimentées par les versions données

par « « les cousins », ceux qui vivent en France et sont au bled le temps des

vacances ». Ceux-ci, note le personnage-narrateur :

« n’admettent pas leur échec ni leur misère. [ils] n’apprennent jamais à la

famille du bled qu’ils travaillent au noir, qu’ils font la plonge dans des

restaurants chinois miteux et qu’ils dorment dans de misérables petites

chambres de bonnes. Parce qu’ils ont honte »3

explique Ahlème. Même si celle-ci connait la « véritable » vie en France, elle

ne peut s’empêcher de relativiser la précarité de sa situation.

Dans les romans présentés, les personnages-narrateurs se sentent souvent isolés

et pas forcément positivement perçus par leurs « compatriotes » algériens. Ils

deviennent soit un objet de curiosité, soit un objet de convoitise ou tout

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 203.

2 GUENE, F., Du rêve pur les oufs, op. cit, p. 200.

3Ibid, p. 212.

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simplement des sujets incompris. Ce qui donne à ces trois romans une vision

faite de désenchantement.

3.2.- Le regard désenchanté des personnages-narrateurs :

Il est clair que le désenchantement est au cœur de chacun des romans étudiés.

Se manifestant de différentes manières, il dit l’amer constat que font les

personnages-narrateurs à la fin de leur voyage en terre des origines.

Dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, le désenchantement apparaît dans

une multitude de petites histoires et de prises de paroles qui témoignent de

points de vue et d’expériences diverses de personnages secondaires que le

personnage-narrateur rencontre au fil de sa narration.

Il y a d’abord l’histoire de la génération beure qui se fait des illusions sur le

bonheur français et estime qu’« à la France, y en a tout ce qui faut,

Hamdoullah ! »1. Il y a ensuite celle de la génération de ces pères qui se sont

retrouvés dans des HLM de banlieue après « avoir combattu comme des lions

dans les gorges de Palestro »2. Ces « malgré-eux abandonnés, rasent les murs

des couloirs préfectoraux en quête d’un prolongement de séjour. »3.

Il y a enfin celle du Hadj Youssef qui, avant de partir à la retraite, avait été

« remercié d’avoir torché le séant des Parisiens pendant quarante ans sans

broncher […]. Autant de fierté que pour les quinze secondes d’accolade avec le

général je-ne-sais-plus-qui-très-gentil qui lui avait épinglé sa médaille de

guerre à la libération. Trente secondes de communion dans toute une vie »4.

1Little big bougnoule, op. cit, p. 15.

2 Ibid, p. 27.

3 Idem.

4 Ibid, p. 22.

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Le chauffeur de taxi a également bénéficié de ces remerciements car, après

avoir travaillé une dizaine d’années dans une usine parisienne, il s’est fait

renvoyer au bled pour cause de maladie. Le personnage-narrateur compatit à ces

histoires si pathétiques qu’il en devient amer. Il commente ces formes

d’expulsion :

« Eh oui mon gars, grâce à Dieu et à une absence totale de précautions, tu t’es

chopé une maladie de peau due à la manipulation des produits chimiques.

Grâce à Dieu et à une absence totale de scrupules de tes esclavagistes,

capitaines d’industrie, pas de pension, pas de retraite, mais un beau taxi orné

de rideaux au galon doré en guise de médaille pour service rendu ! »1.

L’exil du grand-père de Mozart rejoint ces tristes expériences. Son départ pour

la France a été quant à lui, une sorte de refuge contre la vindicte populaire

suscitée par le viol de sa fille et la naissance du « petit Mozart [qui en] était la

triste allusion »2 . A son retour en France, « il s’était crédité d’un peu d’argent,

d’une maigre retraite, avec en prime une bonne infection pulmonaire »3.

Le désenchantement apparaît également dans l’histoire même du personnage-

narrateur. Il est visible dans la mort de sa bien-aimée ; dans la déception de ses

parents qui, amoureux de la France, ont frôlé la mort un certain 21 octobre

1961 ; dans sa quête qui ne parait pas aboutir à la fin de ce voyage initiatique et

dans les noires prophéties de Mozart qui le mettent en garde :

« Tu ne trouveras [dans le désert] que la désolation et la mort, […], tu t’y

perdras pour commencer, le soleil te transpercera, le vent t’emportera, étouffé

par la soif. Et le sable t’avalera. »4.

1 Ibid, p. 35.

2 Ibid, p. 61.

3 Ibid, p. 62.

4 Ibid, p. 163.

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La traversée du désert effectuée par le personnage-narrateur dans la perspective

d’assouvir son besoin de fuite, d’apporter des réponses à ses questions

existentialistes, de conforter ses maigres certitudes, lui offre un moment de

plénitude et une occasion de revisiter l’Histoire du pays des origines et des

siens. Lorsque Mozart lui demande : « As-tu trouvé ce que tu cherchais ? »1. Le

personnage-narrateur n’a pas de réponse claire et convaincante.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème, connait ce désenchantement

dès le début du roman quand elle révèle la légende de l’arbre de dollars que

racontait le cousin Yahia à tantie Mariatou dans son enfance.

« Cette légende dit qu’il y a en Amérique des arbres extraordinaires. Ces

arbres magiques produisent pour feuilles des billets de dollars. Ceux-ci

poussent en toutes circonstances, n’ayant pas besoin d’eau pour s’abreuver, et

tout au long de l’année. Tout le monde a droit de profiter de ces arbres là-bas,

c’est la raison pour laquelle ce peuple ne connaît ni la faim ni la soif. »2.

Tout comme les Africains, le père d’Ahlème se faisait aussi des illusions sur le

pays de l’ailleurs. « Il était persuadé qu’en France, il suffisait de creuser le sol

pour faire fortune »3.

Le père, « et d’autres messieurs de son âge »4, ne tardent pas à déchanter.

« Après avoir travaillé ici toute notre vie comme des chiens errants, on nous

expédiera là-bas morts, entre les quatre planches de bois d’un cercueil. »5.

C’est surtout le père qui porte et affiche ce désenchantement de toute une

génération qui a « mené [un] tango tumultueux avec « franssa » pendant

1 Idem.

2Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, pp. 29- 30.

3 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 30.

4 Ibid, p. 87.

5 Ibid, p. 172.

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presque quarante ans »1. Cela « pour gagner deux francs six sous et rentrer à

la maison sale et épuisé, les mains ruinées et le dos brisé par l’effort. »2.

Le destin, ce bouc-émissaire, a laminé les orgueils et la virilité de ces anciens

ouvriers. La jeune fille se demande à propos de son géniteur :

« Comment un homme comme le patron, qui considère la fierté comme organe

vital, a pu baisser la tête toutes ces années avant de la perdre complètement »3.

Le désenchantement est aussi présent dans la vie quotidienne d’Ahlème dans

Du rêve pour les oufs de F. Guène. Française sans en avoir la nationalité, elle

doit pointer à chaque trimestre à la Préfecture afin de retirer son titre de séjour.

Sur le plan professionnel, son travail ne lui apporte pas non plus satisfaction.

Sur le plan sentimental, elle ne parvient pas à rencontrer l’âme sœur et quand

elle rencontre un amoureux, celui-ci se fait expulser vers son pays d’origine.

« Malheureusement » ne s’empêche-t-elle de penser, « comme d’habitude, les

tonneaux de cet acabit sonnent creux »4 .

Ahlème transcrit son désenchantement dans des histoires qu’elle s’amuse à

inventer dans son journal intime. Celui-ci est une sorte d’exutoire car il lui

permet d’échapper à la pression quotidienne :

« Hélas, au moment où elle [l’héroïne de l’histoire imaginée par Ahlème]

croyait atteindre le nirvana, où elle s’était autorisée à se servir un peu de son

cœur qu’elle pensait rouillé depuis longtemps, il a fallu que le violoniste

disparaisse sans laisser de traces. Elle était tellement triste qu’elle trouvait

même que ça ne servait plus à rien d’être triste »5.

1 Ibid, p. 88.

2 Ibid, p. 41.

3 Ibid, p. 88.

4 Ibid, p. 52.

5 Ibid, p. 164.

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Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie d’A. Begag, Amar, qui oscillait

entre deux envies, deux réalités irréductiblement opposées, finit par se

découvrir l’identité considérée et qui se considère lui-même comme « un de

ceux que la France a pris dans son « piège » à intégration. »1.

Se regarder dans l’« Autre », dans la figure d’Embarek le cas échéant, n’est pas

forcément facile pour Amar car cela implique pour lui la confrontation au côté

négatif et stigmatisé de la face cachée de son identité. Embarek, devient ainsi

« l’étranger qui [l’] habite : il est la face cachée de [son] identité, l’espace qui

ruine [sa] demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie»2.

En victime de ses propres contradictions, le personnage-narrateur de Quand on

est mort c’est pour toute la vie de A. Begag s’engage dans une impasse dès qu’il

prend conscience de l’inadéquation de ses désirs et de leurs échecs. Son

discours est teinté de pessimisme. Cela est illustré par les propos qui sont

empreints d’un esprit réellement négatif. Certains jeux de mots en sont une

bonne illustration :

« démocratie ! Des mots crasses, oui ! »3 ou encore « j’étais même pas intégré

au monde que j’entendais la sage-femme qui criait à ma mère : « Expulsez !

Expulsez ! Expulsez ! […] pas même né que j’étais expulsé ! »4.

Le ton défaitiste est quasiment permanent dans le roman. Il présente le récit

sous le signe de la solitude dans son aspect le plus négatif. Le personnage-

narrateur est perpétuellement « incompris » et marginalisé.

Le roman se termine par le retour d’Amar en France sans qu’il ait pu satisfaire

le vœu de sa mère, ni pouvoir répondre à ses questions. Ce retour à Lyon

n’apparaît pas aussi exaltant que prévu. Dans le récit, il n’occupe qu’une demi-

1 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 93.

2 KRISTEVA, Julia. Etrangers à nous-même, op. cit, p. 9.

3 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 105.

4 Idem, p.126.

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page. La « bienvenue au pays » formulée par le policier des frontières ne

semble pas avoir eu beaucoup d’effet sur le personnage-narrateur. Dès son

arrivée, Amar s’est mis à la recherche de la famille de son ami, le sergent

Zoubir. Mais l’idée de renouer des liens avec le sergent, et donc avec le pays, ne

l’enchante pas.

Amar n’aura retrouvé à la fin du récit ni son histoire, ni sa mémoire, encore

moins son « arabe généalogique »1. Il souhaite, cependant, inconsciemment

satisfaire ses parents. Dans ses rêves, il se voit « marié avec la jeune fille aux

yeux noisette assise à l’arrière du car. Mon père était le plus heureux des

hommes, ma vie était conforme à ses désirs »2.

Ce rêve souligne, sur le mode de l’humour, l’impossibilité du personnage de

jouer le rôle qu’on attend de lui et de se plier au conformisme de la tradition.

L’échec de la relation entre Amar et son père est, en partie, représentatif de

l’échec d’une relation avec l’Algérie. Amar ne cesse de se reprocher, même

maladroitement, cet échec.

Face à la France, l’Algérie non plus n’a pas réussi à donner satisfaction à ses

« enfants ». Ceux-ci sont déçus, « Ailleurs » et « Ici », par un entourage

stigmatisant. Entre un personnage se disant « pris par la France »3, un autre se

voyant comme un « intrus » dans le pays des ancêtres et un dernier qui se

trouve « finalement pas si mal en France », nous nous demandons qui sont

réellement ces personnages-narrateurs. Sont-ils Français ? Algériens ? Français

plus qu’Algériens ?

1 Ibid, p. 37.

2 Ibid, p. 96.

3 BEGAG, A. Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 14.

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4.- Français plus qu’Algériens ou Algériens plus que Français ?:

Les personnages étudiés acquièrent, de manières très variées, les modes de vie

et les caractéristiques de la culture dominante. En apparence, ils tentent de

montrer leur non-appartenance à l’ethnie française : « moi, citoyenne non

française »1 affirme Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène. Les

Français «me crachaient dessus avec délicatesse »2 relevons-vous dans Little

big bougnoule de N. Boudjedia.

« Quant à moi », ajoute Amar, « il faut que je me réinvente une vie, vite. Je hais

la justice, la police, les juges, leur intégration et leurs Droits de l’Homme »3

dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag. Il y a là comme

une forme de résistance qui s’organise non pas pour dire le rejet de tout

attachement à la France mais pour signifier le refus de l’«Autre » à les intégrer,

avec leurs différences, dans la sphère française.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, les conditions de vie, la pauvreté, le

chômage et les conflits avec l’«Autre » français sont les sources du malaise

d’Ahlème. Des réticences sont ressenties, par la narratrice, dans le

comportement de l’«Autre Français. Ce qui fait germer les hostilités entre la

beure et son altérité. En décrivant la réaction du policier à la vue de son

passeport algérien, Ahlème ironise:

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 37.

2 Little big bougnoule, op. cit, p. 28.

3 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 09.

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« ses yeux d’oiseau malade se posent sur les inscriptions exotiques

« République Démocratique Populaire Algérienne ». Je le vois qui s’angoisse,

la tête lui tourne, il est perturbé, il lui faut ses gouttes immédiatement. »1.

Non seulement la narratrice se voit rejetée par sa société d’accueil, mais elle

s’extrait de la société de ses parents où elle se sent « paumée comme un oisillon

qui ne sait plus où est le nid. »2. Pourtant une volonté de se sentir enfin

française à part entière se manifeste quand elle s’invente une nouvelle identité :

« moi c’est Stéphanie Jacquet, mais je signe tous mes articles Jacqueline

Stéphanet, c’est pour garder l’anonymat. »3.

Ce sont les réticences de l’«Autre » qui font sentir à Ahlème son extranéité. En

« presque française »4, elle reproche à celui-ci ses barrières et ses injustices.

Son départ au pays des origines lui fait voir sa réelle appartenance à la France,

pays dont elle se croyait détachée.

L’histoire d’Ahlème, où se succèdent le dénigrement du « Même » et le rejet de

l’«Autre », résume l’histoire du beur, sa trajectoire brisée qui fait que toutes les

cultures auxquelles il participe lui sont étrangères et deviennent source de

désillusion. L’intégration, dans son cas, reste donc inaccomplie puisqu’elle se

fait souvent avec des réserves et reste enfermée dans les murs en béton de sa

banlieue.

A la première lecture de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag,

le lecteur a l’impression que tout se passe comme si l’auteur, par le biais de

l’œuvre de fiction, tente de transmettre un message dont le contenu correspond

à la problématique de l’intégration des beurs à la société française. L’apparence

physique et l’attitude comportementale du personnage-narrateur rendent son

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 74.

2 Ibid, p. 158.

3 Ibid, p. 116.

4 Ibid, p. 61.

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discours parfaitement lisible. Nous sommes face au parfait modèle de

l’intégration réussie.

Afin de donner une forme romanesque au nouveau statut du beur, A. Begag

élabore un nouveau système de références, celui du « compatriote » algérien tel

que le perçoit le personnage principal. Celui-là répond presque au portrait du

sauvage, à l’homme inculte, à l’indiscipliné. La description péjorative et

insistante d’Embarek, le compagnon de voyage, est destinée à faire sentir le

grand fossé qui éloigne Amar, le personnage-narrateur, de tout ce qui

représente le pays d’origine et ses habitants. Au delà de son ton ironique, cette

description donne à l’œuvre un caractère de pessimisme et de désenchantement.

Le rebondissement en terre d’origine respire le malaise et le dégoût.

Entre le climat hostile et les rencontres décevantes, Amar qui cherchait, dans

Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, à se construire une

identité lors de son retour à la terre des ancêtres, découvre sa propre image qu’il

rejette. Celle-ci lui est renvoyée par Embarek.

Cette perception de soi-même, à travers le regard de l’«Autre », contraint le

personnage à s’exiler au fond de lui-même et à vivre sa véritable nature. Dans

cette volonté d’enfermement, les songes et la réalité se confondent. L’urgence

d’aller vers les rêveries à chaque moment de désappointement montre un

personnage désireux de faire le choix entre ses deux identités. Et le choix est

fait car le personnage-narrateur ne peut être hybride. Amar n’atteint le plaisir

ici que dans ses moments où il rêve de l’Europe.

Malgré une personnalité « francisée », étant donné qu’il ne ressent aucun lien ni

avec ses parents ni avec leur culture, Amar avance d’un pas hésitant dans un

pays qu’il dit sien. Écrivain et sociologue - ce qui rappelle fortement la situation

réelle de l’auteur - le narrateur se sent souvent traqué, pointé du doigt et accusé.

Ayant l’attitude d’un personnage sournois et dénaturé, il se présente sous le

déguisement du fier citoyen français tout en manifestant un caractère paradoxal.

Celui qui apparaît, à la première lecture, confiant et fier d’appartenir à la société

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française, finit par se trahir dans des agissements dénonçant un sentiment de

honte et de malaise le remettant, sans cesse, à la case de départ, celle des

stigmatisés.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, le constat est différent. Le

personnage-narrateur découvre son hybridité et l’annonce.

« J’avais toujours conçu mon être avec la certitude d’avoir été formé à partir

de deux cellules de vingt-trois chromosomes chacune, mais je découvre en fait

un corps-puzzle composé de millions d’âmes qui se sont mélangées pour me

modeler. »1

Il met en scène une hybridité culturelle qui signifie à la fois impossibilité d’une

reproduction exacte des cultures européennes et impossibilité de maintenir les

cultures ancestrales dans leurs manifestations premières.

Dans ce roman, la France représente la culture, l’instruction, et le savoir. L’effet

généré par ce miroir est le désir de mimétisme, si répandu pendant la période

coloniale. Le personnage-narrateur se dit « assimilé, avalé et digéré » dans une

France qui a peaufiné l’instruction que ses géniteurs avaient pu lui donner. Les

termes de mimétisme et d’assimilation ne sont pas ici à prendre dans leur sens

« historique » négatif mais plutôt dans le sens d’un enrichissement culturel qui

se déploie de manière ostensible dans l’ensemble du récit.

Le sentiment généré par ce parcours atypique, forgé par l’instruction et l’apport

de parents lettrés, est une grande admiration pour « cette terre qui a porté les

Lumières, l’Encyclopédie [et] la Révolution »2. C’est aussi une exhibition

manifeste, par le personnage-narrateur, de ses connaissances très étendues des

cultures française et européenne. L’intégration est donc ici tributaire de la

1 BOUDJEDIA, N., Little big bougnoule, op. cit, p. 19.

2 Ibid, p. 18.

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condition socio-économique confortable des géniteurs, d’une politique scolaire

égalitaire et, il faut le dire, d’un vécu qui s’est plutôt déroulé en dehors des

ghettos des cités.

Le mariage de ce personnage avec une Européenne parachève, de son côté, cette

harmonie. Celui-ci met en symbiose les deux appartenances culturelles et

anéantit, surtout, les règles de la cohésion communautaire et familiale

sacralisées par des décennies, pour ne pas dire par des siècles, de conformisme.

« Demain c’est couscous et poisson cru »1 dit le personnage-narrateur pour

montrer que cette hybridité culturelle se manifeste dans les actes les plus

courants de la vie quotidienne.

Cette situation se veut représentative d’une déclaration d’amour à la France et

où les rapports entre français et immigrés gagnent en perméabilité culturelle et

en tolérance affichée : « [une] surprenante tranquillité apte à désamorcer tous

les conflits proche-orientaux»2.

Malgré une existence plus que correcte, dans une France accueillante et

égalitaire, un étrange besoin de fuite hante l’esprit du personnage et laisse

transparaître un malaise au quotidien traduit par des questionnements virant à

l’obsession : « Pourquoi fuis –tu ? »3 s’auto-interroge-t-il. Persuadé que toute

personne de « bonne foi » qui chercherait son chemin - tout comme l’a fait

Siddhârta4 auquel le personnage-narrateur se compare- se doit de faire son

propre « examen d’identité »5.

1 Ibid, p. 74.

22 BOUDJEDIA, N. Little big bougnoule, op .cit, p.72.

3 Ibid, p. 18.

4 Siddhârta, qui vécut au V° siècle, est un chef spirituel d’une communauté de moines errants qui

donneront naissance, par la suite, au Bouddhisme. Il parvient à la conclusion que la sagesse ne peut

être transmise, comme la connaissance, de maître à élève, mais qu’elle doit être trouvée par soi-même.

5 L’expression est empruntée à Amine Maalouf dans Les Identités meurtrières, Grasset et Fasquelle,

1998.

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L’Examen se fait lors du séjour sur la terre des ancêtres qui fera découvrir au

quêteur que « chaque personne, sans exception aucune, est dotée d’une identité

composite ; [qu’] il lui suffirait de poser quelques questions pour débusquer des

fractures oubliées, des ramifications insoupçonnées, et pour se découvrir

complexe, unique, irremplaçable »1.

Pour ce personnage-narrateur, le départ pour la terre des ancêtres va donc

s’avérer être la clé miraculeuse pour accéder à une paix intérieure. Dans une

« errance guidée » par Mozart, il découvre l’espace mozabite. La jouissance du

désert est d’autant plus grande qu’elle est une purification des obsessions et du

malaise, jusque là incompréhensible, qui habitait ce visiteur dans le pays

d’accueil. La découverte d’un monde de la nature, de la simplicité et d’une

forme de vie familiale tranche avec les modèles de l’«ailleurs».

Ce contact exceptionnel avec les hommes du désert vient d’un rapport invisible

et inconscient, reliant le personnage « immigré » au reste de son peuple

demeuré au pays des origines : ses parents, sa famille, son Histoire, sa culture.

Armand Guibert écrit à ce propos :

« il [l’immigré africain] a dans son village, dans son clan, des racines qu’il ne

saurait trancher sans commettre un sacrilège, d’où son sens du social, qui ne

dissocie pas […] les morts des vivants »2.

La tentative de renouer avec le pays d’origine peut être interprétée, certes,

comme une tentative de réconciliation mais c’est avec une culture et des

coutumes auxquelles le personnage est resté longtemps insensible. Un sentiment

d’intrusion se fait alors ressentir vis-à-vis de cette société ancestrale à laquelle

toute la culture du personnage ne correspond pas et qui vient briser ses

espérances « de ressembler à Lawrence d’Arabie ».

1 MAALOUF, A., Les Identités meurtrières, op. cit, p. 28.

2 Cité dans HADJ-NACEUR Malika, Littérature africaine d’expression française, Portrait d’émigrés,

Paris, OPU, 1987, p. 20.

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Ne connaissant rien de son pays d’origine, le personnage-narrateur de Little Big

Bougnoule de N. Boudjedia, qui déclare que « la terre des ancêtres n’a pas

grand sens pour [lui] »1 fait, paradoxalement ressentir un certain regret mais

surtout de la culpabilité d’avoir toujours ignoré ces « pratiques sociales qui

n’étaient pas les [siennes] » et d’avoir « construit un jugement fait d’a priori »2.

Le voyage ne fait que révéler le personnage-narrateur à lui-même. Se réclamant

d’une culture et d’une histoire binaires, celle de la France en même temps que

celle de l’Algérie, son identité, qui cherchait un équilibre, était bancale parce

qu’amputée de sa dimension algérienne. Le déplacement a été effectué en raison

du renoncement à une identité univoque et du refus de coincer celle-ci dans une

forme prédicative.

En choisissant un personnage semblant être le prototype de l’intégration réussie,

N. Boudjedia tente d’incarner la réussite scolaire et sociale mais aussi le statut

et le niveau intellectuel hérité des parents. « Aucune police ne [me] traque »

affirme-t-il, « il n’y a aucun avis de recherche lancé contre moi [car]Je suis

bien vêtu, distant, occidental »3.

Ces remarques résument à elles seules ce que signifie l’identité française mais

celle-ci reste à compléter par son « analogue »algérienne. Même si cette

dernière est parfois incomprise par le personnage, un sentiment de fierté est

manifestement ressenti par lui à la suite du rappel historique que lui a fait Haja

Dounia. Ce qui dénote un patriotisme inavoué et un profond attachement à

l’Algérie. Si ce retour aux sources est synonyme de retrouvailles avec soi-

même, il est également un remède destiné, après une période de

questionnements, à satisfaire un besoin de fuite, à apporter l’apaisement et

l’équilibre intérieur perdus.

1 BOUDJEDIA, N. op. cit, p. 20.

2 Idem.

3 Ibid, p. 16.

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Le personnage de Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, reconnaissant et

amoureux de la culture française, est tout aussi fier de l’Histoire glorieuse de

l’Algérie. Son manque était alors à combler dans sa rencontre avec Mozart qui

lui a rappelé que le « Même » et l’« Autre » peuvent se joindre et que la

question du tiraillement entre un ici présent et un ailleurs passé ne se pose plus.

Le renouement avec le passé, les origines et l’Histoire s’est fait grâce à la

doyenne du village Haja Dounia.

Cette dernière a donc remédié à ce que les parents n’ont pas fait, à savoir

enlever le poids de la culpabilité qui a engendré ce sentiment de bâtardise,

d’illégitimité et d’intrusion qui a tant pesé sur le personnage-narrateur qui se

sent coupable d’ignorer son Histoire et d’être resté « trop longtemps absent ».

Ce chapitre explique ainsi le projet d’écriture de N. Boudjedia : protéger la

mémoire contre l’oubli.

Dans l’œuvre de cet auteur, il se profile, en fin de compte, une hybridité

manifeste et une identité binaire. Se disant de prime abord Français, le

personnage-narrateur ne pouvait avoir une identité complète sans l’apport de la

culture et de l’Histoire algérienne. Son voyage lui a enfin permis de mettre le

doigt sur son mal, celui de ses remords, de sa culpabilité d’avoir « laissé » la

part de la France prendre le pied sur celle de l’Algérie. Le remords d’avoir aussi

voulu diviser et fractionner, volontairement ou pas, une identité qui « ne se

compartimente pas, ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages

cloisonnées. », tel que le dit Amine Maalouf qui ajoute que :

«tout est question de « dosage » particulier qui n’est jamais le même d’une

personne à l’autre. »1 .

1 Les identités meurtrières, op. cit, p. 08.

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5.- Conclusion partielle : une Intégration à divers « degrés » :

A la fin de cette partie, trois types d’intégration apparaissent. La première est

l’intégration bricolée. La seconde est l’intégration illusoire. La dernière est

l’intégration frustrante.

Dans le roman Du rêve pour les oufs de F. Guène, l’intégration n'est pas le fait

d'un seul milieu. Aucune identité collective, rappelons-le, ni celle de la société

d'accueil, ni celle des sociétés d’origine, ne suffit à elle seule à combler

l'existence de l'individu. Ahlème, le personnage-narrateur est moins tributaire

d’une ou de plusieurs identités fixes. Au fil des jours, elle doit inventer, au

même titre que ses semblables de la banlieue, sa propre identité.

Ne recevant pas son identité d'une communauté structurée, elle est assignée à

« bricoler » elle-même sa propre identité et cela « à partir des cultures

proposées par ses différents milieux d'appartenance »1. Cela est perceptible

dans l’invention d’une langue s’écartant de la langue officielle et dans les

manifestations culturelles présentées dans le roman, à savoir des groupes

musicaux du genre Rap représenté par IAM et D’iams, notamment.

Le sentiment d’attachement et de solidarité existant au sein de la même

communauté, ainsi que le rejet commun éprouvé vis-à-vis des institutions

officielles dominantes, font que ce groupe ethnique se recroqueville sur lui-

même en créant une société propre, avec des comportements constitués à partir

de la « recréation » ou la « réinvention » d’un passé culturel commun ainsi que

l’emprunt d’éléments modernes tirés de la société d’accueil.

1 VERBUNT G, « culture, identité, intégration, communauté : des concepts à revoir », dans Hommes et

Migrations, octobre 1994, p.8.

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Cette situation sous-tend un refus d’être assimilé à l’une ou à l’autre

appartenance culturelle. Les rôles s’inversent ici et la narratrice semble vouloir

dire : « vous ne pouvez pas m’intégrer sans ma volonté, c’est à moi de le

décider ». L’intégration change alors de sens car si elle constitue le fait de :

« faire entrer une partie dans un tout», comme l’avions-nous vu dans les

définitions précédentes, il ne faut pas omettre la volonté de ces parties là

justement à se voir intégrées.

Le roman Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, quant à lui,

présente un personnage-narrateur qui incarne le modèle type du beur docile,

instruit et par conséquent intégré. Dans un souci d’éliminer le cliché habituel du

beur, le roman s’écarte des normes communes et reconnues relatives au beur

pauvre, pitoyable et « victimisé ».

Par le truchement d’un personnage se disant « intégré » à la société française, le

roman de A. Begag met en scène une intégration chimérique. Celui qui apparaît

comme « parfaitement intégré » ne l’est finalement que d’une manière fausse et

illusoire car tout son jeu - fondé sur une élocution, un habitus et un statut - n’est

en fait qu’une ruse destinée à masquer la persistance de la stigmatisation.

Dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, le personnage-narrateur se sent

comme un intrus dans la société visitée car sa culture ne correspond pas à celle

du groupe du M’Zab. La méconnaissance de tout ce qui fait son pays d’origine

suscite en lui un certain regret et, surtout, de la culpabilité et de la frustration

d’avoir toujours ignoré ses racines.

Dans les trois romans considérés, la préoccupation de l’intégration n’est pas

prise en charge par l’«Autre », le Français. De ce fait, celle-ci devient une

préoccupation existentielle chez les trois personnages-narrateurs qui font de leur

intégration une source d’un malaise affiché ou caché. Le départ pour la terre des

origines devient alors une manière de se faire pardonner, de « se laver de ses

péchés » comme le dit le personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de N.

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Boudjedia. Une manière de se ressourcer et de retrouver la paix intérieure qui a

déserté les esprits.

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Deuxième partie :

Analyse du discours des personnages-narrateurs

dans leurs lieux d’évolution : l’ « ICI » et

l’ « Ailleurs »

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Premier chapitre :

Analyse du discours des personnages-narrateurs dans

l’ « ICI »

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Rappelons d’abord que l’acte de narrer – qui est une activité dominante et

exclusive dans le corpus de la présente étude - est en soi une prise en charge de

la parole. C’est d’une production discursive émergeant d’un contexte

socioculturel précis qu’il s’agit.

Les textes à analyser présentent des discours narratifs qui ne viennent pas du

néant. Ils sont toujours reliés à des facteurs qui font partie de l’environnement

des personnages-narrateurs et qui sont d’ordre socioculturel, intellectuel,

psychologique et idéologique.

De ce fait, le contexte social ne peut être saisi en dehors de son discours et vice-

versa. Afin de mieux appréhender une réalité sociale, une approche détaillée du

discours semble plus que nécessaire car l’acte de narrer ne peut être détaché

d’un parcours de vie ou d’un déjà-dit.

C’est dans ce sens que C. Kerbrat-Orecchioni affirme que « le discours est une

activité tout à la fois conditionnée [par le contexte], et transformative [de ce

même contexte] »1.

La production langagière est donc à considérer comme partie prenante du

contexte social et inversement ; d’où la nécessité d’avoir recours à deux

disciplines qui deviennent, à notre sens, complémentaires et indissociables.

Celles-ci sont la sociocritique et l’Analyse du discours.

Dans Analyse du discours et Sociocritique, Ruth Amossy note que :

« c’est précisément dans la mesure où le projet sociocritique vise à dégager et à

comprendre la dimension sociale des textes littéraires ; c’est dans la mesure où

il se refuse à les déporter vers leur dehors, vers un réel dont il serait

1 La conversation, Seuil, Paris, 1996, p.22.

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simplement le « reflet » ou l’aboutissement, qu’il interpelle actuellement une

discipline telle que l’analyse du discours. »1.

Rappelons que les travaux qui gravitent autour de la sociocritique se sont

orientés depuis longtemps vers les sciences du langage pour leur emprunter

leurs instruments d’analyse. Afin d’explorer la socialité de l’œuvre, E.

Benveniste, notamment, a repéré l’inscription de la subjectivité de l’énonciateur

dans son discours et la façon dont l’énonciation dévoile, à son insu, des prises

de positions révélatrices d’un rapport au monde qui ne se dit pas dans l’énoncé.

La tâche de l’analyse du discours serait donc de prendre en charge le projet

sociocritique dans son interprétation du monde et d’accorder une attention

particulière à la dimension sociale des textes. Son ambition est d’inscrire les

marques d’une situation « socio-institutionnelle »2 prise sur du déjà-dit et qui

participe à dévoiler « un rapport au monde qui s’élabore dans le dire plus

encore que dans le dit »3. Elle est ainsi une tâche d’interprétation et

d’évaluation.

L’Analyse du discours s’attache, dans un premier temps, à la « signifiance » qui

dépasse l’évidence et le déjà-dit. En même temps, elle se penche :

*sur la polyphonie qui est le meilleur moyen d’appréhender les différents points

de vue qui se dégagent d’une même et unique voix ; celle du personnage-

narrateur le cas échéant,

*sur l’implicite et le non-dit qui traduisent les tensions et les contradictions qui

se cachent dans les textes étudiés et, enfin

*sur la pragmatique qui a pour principe de souligner la fonction illocutoire dont

sont chargés ces discours.

1 Analyse du discours et Sociocritique, Revue Littérature, numéro 140, A. Colin, Déc. 2005, p 04.

2 Idem.

3 Analyse du discours et Sociocritique, Revue Littérature, numéro 140, op. cit., p. 05.

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Il s’agit donc là de repenser le projet sociocritique dans le cadre d’une analyse

discursive. « L’étude de la « socialité » ne peut s’effectuer à bon escient qu’au

sein d’une conception communicationnelle du texte littéraire »1 déclare R.

Amossy.

Avant de nous pencher sur les axes sémantiques relatifs aux discours des

personnages-narrateurs ainsi qu’à leurs stratégies discursives, il serait judicieux

de marquer un temps d’arrêt sur leur « forme », et donc sur les pratiques et les

techniques langagières qui caractérisent le parler dit « Beur ». Pour cela, nous

consacrerons la partie qui suit à Du rêve pour les oufs de F. Guène qui est le

seul récit qui prend en charge et met en œuvre ce type de langage.

1.- D’abord, une analyse sociolinguistique :

Dans cette partie de la thèse, l’objectif visé est de découvrir, dans un premier

temps, la dynamique du parler des jeunes immigrés dans la société française,

d’une manière générale, et au sein de la banlieue, de manière spécifique.

L’analyse est, avions-nous dit, focalisée sur l’œuvre Du rêve pour les oufs de F.

Guène, qui est la mieux parée en matière de jeux langagiers beurs. Cette

exclusivité est due à une présence importante de la banlieue dans le récit ; ce

qui n’est pas le cas des romans de A. Begag et N. Boudjedia qui usent d’un

langage très correct en raison de l’absence de cet espace dans leur intrigue.

1.1.- Le contact des langues :

Le contact prolongé entre la langue d’origine - l’arabe qui intéresse notre champ

de réflexion - et le français provoque des interférences, volontaires ou pas, entre

l’une et l’autre langue. Le résultat est l’existence de certains phénomènes

linguistiques tels que l’emprunt ou l’alternance codique, appelée par certains

1 Idem, p. 11.

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linguistes le codeswitching, qui passent de la première langue vers la seconde.

Comment ces phénomènes, qui sont caractéristiques de toute situation bilingue

faisant partie du paysage sociolinguistique beure, apparaissent –ils dans le texte

concerné ?

1.1.1.- L’Emprunt :

Les langues ne connaissent pas de frontières. Elles émigrent d’une culture à une

autre, s’enrichissent mutuellement et dépassent les différences géographiques,

sociales, linguistiques, religieuses et ethniques. Chaque langue absorbe, selon

ses propres règles, les apports langagiers dont elle a besoin à un moment donné.

Lorsqu’une recherche porte sur la littérature beure, la question linguistique

surgit immanquablement car les œuvres font cohabiter, de manière générale,

deux langues. Cette cohabitation est d’abord perceptible par le biais des

emprunts que J. Gumperz perçoit comme :

« l’introduction d’une variété dans une autre de mots isolés ou d’expression

idiomatiques brèves, figées. Les items en question sont incorporés dans le

système grammatical de la langue qui les emprunte. Ils sont traités comme

appartenant à son lexique, en revêtent les caractéristiques morphologiques et

entrent dans ses structures syntaxiques. »1.

Face aux deux modèles linguistiques qui se présentent, les jeunes issus de

l’immigration maghrébine construisent une troisième forme langagière qui

donne à leur discours une forme métissée. Nous nous proposons de rendre

compte de quelques uns des aspects de ce métissage langagier et d’envisager

ces derniers sur un plan morphosyntaxique.

Ce qu’il faut savoir, c’est que la langue française a beaucoup influencé la

langue arabe pendant la période du colonialisme. Mais il faut dire aussi que la

1 Sociolinguistique interactionnelle, Paris, L’Harmattan, 1989. P. 55.

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langue française a fait de nombreux emprunts à la langue arabe et, ce, depuis

fort longtemps. Les colons, eux-mêmes issus d’origines diverses – ils étaient

Italiens, Portugais, Maltais, Espagnols, etc. - et qui baignaient dans un

environnement fortement arabisé, ont peu à peu donné naissance à un langage

original qui se situe entre la langue de Molière et l’arabe dialectal.

Celui-ci était beaucoup utilisé par les pieds-noirs. Ce langage a fait naître des

termes aussi connus tels que « kaoua », « toubib », « chouia », « bled ». De nos

jours, avec l’émergence d’une nouvelle génération d’origine maghrébine en

France et du poids de cette immigration, beaucoup de mots français sont en fait

d’origine arabe. C’est le cas de « maboul » et « kif-kif », notamment.

Dans la phrase : « crevé aussi d’avoir mené ce tango tumultueux avec

« franssa »»,1 tirée du roman de F. Guène, le passage d’une langue à l’autre se

fait, en apparence de manière fluide, en ce sens où il n’y a ni pause, ni

hésitation, ni reformulation. Mais les guillemets apparents vont casser cette

fluidité en séparant les deux systèmes phonologiques : celui du français et celui

de l’arabe. L’emprunt algérien n’intègre pas aussi facilement la langue française

et apporte par là une certaine « stratégie discursive» car, par l’entremise de

cette marque scripturale constituée par les guillemets, la narratrice reconstruit

en texte « son » identité.

La résurgence des unités empruntées, qui retrouvent leur prononciation

d’origine semble, « dé-ranger » l’homogénéité du texte. Ce dernier fait ainsi

appel à certaines marques qui signalent cette « intrusion ». Ce sont les

guillemets comme c’est le cas de « franssa ». C’est le recours à l’italique dans :

«« Tu fais pitié, Miskina »2 dérivé de « Mesquin, Mesquine ». Ce sont les

gloses dans les cas du verlan et de l’argot sur lesquels nous nous attardons plus

loin.

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 88.

2 Ibid, p. 16.

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Cette forme d’hybridation se manifeste également au sein même du lexème. A

partir du mot « bled », par exemple, qui signifie en arabe pays ou région, et

après extension du suffixe péjoratif « ard », est créé le mot « blédard »1. Pour

les jeunes des banlieues, celui-ci ne signifie pas seulement campagnard et

paysan. Il se réfère aussi à la personne qui arrive du pays et qui ne fait partie ni

de la société française, ni de la banlieue. Il en est de même pour le mot

« hétiste »2 qui, précise N. Boudjedia dans Little Big Bougnoule, dérive « du

mot arabe Hét qui signifie « mur » ; littéralement, ceux qui tiennent le mur. ».

Les néologismes, car celui-ci en est un et il est intégré au dialectal algérien, sont

ainsi inévitables car la langue est vivante et évolue forcément en interactivité.

Très souvent, des mots bâtards, du fait de leur constitution d’un mélange

d’arabe et de français, sont véritablement « encastrés » dans le texte écrit en

français et soumis aux règles morphosyntaxiques du français. Cet exemple tiré

de Du rêve pour les oufs de F. Guène en est l’illustration.

« Tu crois que tes enfants franssaouis vont en trouver ? »3.

Il y a effectivement correspondance entre le genre et le nombre du nom en

français et l’adjectif en arabe. C’est bien le français qui donne le « S » du pluriel

à cet adjectif sachant qu’il est inexistant en arabe dialectal. Dans le cas des

« franssaouis » c’est le français qui impose la syntaxe de l’énoncé.

Des idiotismes sont également à relever dans les passages où l’influence de la

langue arabe est apparente. « Ils nous calculaient plus»4, écrit Ahlème sans son

journal pour dire : « ils ne nous prennent plus en considération » ou «ils ne font

plus attention à nous ». Cette expression vient de l’arabe où le verbe Hassaba,

Yahssibou signifie compter et calculer. Ce qui rejoint, d’ailleurs, l’expression

française « tenir compte de ». C’est là une adaptation à la langue matrice.

1 Ibid, p.194.

2 Little big bougnoule, op. cit, p. 93.

3 Du rêve pour les oufs, op.cit, p. 173.

4 Ibid, p.17.

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Il s’agit là d’un encastrement plutôt que d’une juxtaposition d’unités

linguistiques. Certaines d’entre elles sont passées dans la langue quotidienne.

Elles sont recensées dans le Petit Robert avec la mention « Fam ». Les

emprunts circulent ainsi de la langue arabe vers la langue française et par une

intégration complète des idiomes de la première dans la seconde. Ces unités ont

à leur tour donné différents dérivés. Nous avons l’exemple de « kiffer, kiffant,

kiffeur et kif ». Cette «vigueur dérivationelle »1, pour reprendre l’expression de

S. Asselah Rahel, existe dans les dictionnaires d’aujourd’hui. Cette existence ne

constitue-t-elle pas la preuve tangible d’une intégration linguistique réussie au

même titre que ses individus dans une norme française dominante ?

Il existe, par ailleurs, un autre type de glissement langagier fortement remarqué

qui suppose que les règles structurelles des langues en présence sont respectées.

Il s’agit de ce que les linguistes appellent l’alternance codique.

1.1.2.- L’Alternance codique ou le « codeswitching »:

De manière générale, les emprunts à une langue acceptent les normes

morphologiques et syntaxiques de l’autre langue. L’alternance codique, elle, se

réfère aux expressions ou aux fragments de phrases qui sont issus d’une langue

dotée des caractéristiques morphologiques, syntaxiques et lexicales qui lui sont

propres et qui viennent s’associer à un fragment d’une autre langue tout en

gardant leurs particularités.

Les jeunes Français d’origine africaine et arabo-musulmane ont en quelque

sorte perverti la langue française qui se trouve, de ce fait, en constante mutation.

Cette perversion est, notamment, perceptible dans cette présence de mots ou

d’expressions religieuses qui circulent et sont dites avec les accents du dialecte

d’origine. Nous avons relevé, dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, les

1 Plurilinguisme et Migration, Paris, L’Harmattan, 2004.

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termes suivants : « starfourllah »1 «Inchallah »

2, « Wallah »

3, « Naâl chétane »

4

qui marquent le lien de la narratrice avec les membres de sa communauté et

donnent une « couleur » maghrébine au récit.

Ces marques de discours étrangers, à la langue française bien entendu, n'ont pas

une grande importance pour la compréhension des récits car les passages truffés

de mots arabes occupent, quantitativement, une place assez faible. Nous

comptons une vingtaine de mots dans le roman de F. Guène et une dizaine dans

le roman de N. Boudjedia. Ceux-ci sont généralement notés en italique et

accompagnés d’explications portées en bas de pages ou bien reformulés en

français au sein même du texte. Chez A. Begag, les alternances codiques sont

minimes et ne dépassent pas le nombre de six.

Elles existent surtout dans la partie réservée au retour au pays d’origine et sont

mises en évidence par l’italique. Elles ne sont, cependant, aucunement traduites

car elles correspondent au contexte du moment et leur sens semble être évident

pour le personnage-narrateur. Nous citons : « Salam oua rlikhoum. »5,

« rjouza »6, « Bism’Allah Il rahman Il rahim ! »

7, « hadj »

8,

« Astarfighullah ! »9

Une autre fonction des alternances codiques est à relever, à savoir « guider le

lecteur dans sa lecture à résoudre toute éventuelle incompréhension, et à

1 P. 111.

2 P. 102.

3 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 85.

4 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 129.

5 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 112.

6 Ibid, p. 93.

7 Ibid, p. 97.

8 Ibid, p. 99.

9 Ibid, p. 102.

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dissoudre toute forme d’opacité. »1 Cette citation montre que le souci du

narrataire, de l’interlocuteur ou du récepteur et de la compréhension du propos

est présent au moins dans Du rêve pour les Oufs de F. Guène, dans Little Big

Bougnoule de N. Boudjedia et dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de

A. Begag.

Une certaine connivence semble lier les deux parties –personnage-

narrateur/narrataire, locuteur/interlocuteur, émetteur/récepteur- car l’absence de

traduction suppose que les codes utilisés sont communément partagés et

compris. Quoi qu’il en soit, la présence des alternances codiques reste très

faible dans les trois discours.

Dans d’autres cas, l’alternance codique sert à marquer un moment d’émotion et

à exprimer de la joie, un blasphème, un mécontentement, une colère ou

l’indignation. Tantie Mariatou, la voisine d’Ahlème, passe ainsi du français

standard au Sonninké 2 dans les situations où le trouble qu’elle ressent ne lui

permet de s’exprimer que dans sa langue maternelle. Philipe Blanchet note à ce

propos que:

« lorsque le locuteur se trouve dans une situation de forte émotivité, c’est sa

langue d’origine qui ressort même lorsqu’elle est fortement étouffée. »3.

C’est donc dans un français métissé que la Tantie fait sa leçon de morale à son

époux qui vient de se faire insulter par un agent de police :

« écoute-moi bien ! Monsieur le professeur Demba N’Diaye, fils de Diénéba

N’Diaye et de Yahia N’Diaye, toi la gloire du village de Mbaké, ce n’est pas

1 Rania Adel, Le français des cités d’après le roman « Boumkoeur » de Rachid Djaïdani, Thèse de

Doctorat, Université Ein Shems- Le Caire, 2005.

2 L’une des langues du Sénégal.

3 In Plurilinguisme et Migration, op. cit, p. 95.

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digne de toi d’accorder de l’importance à un mot que t’enseigne le visage rose

à casquette bleue ! Ne les écoute pas, kou yinkaranto1 ! »

2.

La langue d’origine apparaît comme une bouée de sauvetage et l’alternance

codique offre donc des ressources qui permettent de combler cette sorte

d’aphasie que les moments d’émotion installent. La cohabitation de la langue

maternelle et de la langue d’emprunt, ce glissement irréfléchi d’une langue à

l’autre producteur de ce « parler bilingue », ne sont donc pas le signe de la

méconnaissance du français. Ils donnent au texte la couleur « africaine » dont il

a été question plus haut et imposent cette identité hybride propre à la catégorie

représentée dans le texte.

Fabienne Melliani écrit à ce propos :

« tous ces phénomènes d’hybridation doivent être vus comme des composantes

essentielles du processus identitaire du groupe. Créations et alternances de la

langue servent, en effet, de signe de reconnaissance aux locuteurs, une manière

pour eux de savoir « qui parle ? » et « qui est avec qui ? ». Cette fonction de

grégarité est propre à répondre à l’aspiration communautaire de jeunes ainsi

qu’à leur besoin de solidarité. » 3.

L’alternance codique, qui se manifeste ici par le biais de la langue arabe ou du

Sonninké, aurait donc une autre fonction qui est de mettre en contact, et dans un

rapport de solidarité et de compréhension, les membres d’un même groupe.

1 Ahlème, ne comprenant pas le Sonninké, n’apporte aucune explication ou traduction des mots

prononcés dans cette langue.

2 Du rêve pour les oufs, op. cit, p.113.

3 La Langue du quartier, Appropriation de l’espace et identités urbaineschez les jeunes issus de

l’immigration maghrébine en banlieue rouennaise, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 69.

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1.1.3.- Entre les emprunts et l’alternance codique : sont-ils bilingues ?:

Il nous semble, à priori, évident que la deuxième ou la troisième génération

issue de l’immigration, de parents arabes/berbères, parle forcément

l’arabe/berbère et est de culture arabo-musulmane ou berbéro-musulmane. La

réalité est, néanmoins, beaucoup plus complexe. Ceux qui appartiennent à cette

génération ne sont pas, dans leur grande majorité, dialectophones et n’ont,

comme l’avions-nous vu, qu’une mince connaissance de la culture, de la

religion et de la langue d’origine. Afin de répondre à la question : sont-ils

bilingues ? Penchons-nous d’abord sur la définition du « Bilinguisme ».

Il faut dire, pour commencer, que ce terme suscite souvent des questions du

type : est-ce le fait de parler deux langues ? De les comprendre ? De les écrire ?

D’en maîtriser les variantes standards ?

Afin que ce terme soit opérationnel dans notre recherche, il doit être défini de

manière stable. Dans son ouvrage intitulé Language, L. Bloomfield retient la

formule « native-like control of two languages »1 qui insiste donc sur une

maîtrise de haut niveau des langues en question. Il est rejoint par Y. Lebrun

pour qui les polyglottes sont en premier lieu « les personnes […] qui usent de

plusieurs langues depuis l’enfance avec une égale aisance. »2. Pour ces deux

linguistes, le bilinguisme met l’accent surtout sur le haut degré de compétence

que la personne bilingue doit avoir dans les deux langues ; voire plus si nous

prenons en compte le sens du mot polyglotte.

A. Martinet considère comme bilingues « ceux qui, avec plus ou moins de

succès sont capable d’un message à un autre, de changer totalement de code,

1 ELMIGER D., « Définir le bilinguisme. Catalogue des critères retenus pour la définition discursive

du bilinguisme », in Analyse conversationnelle et représentations sociales, unité et diversité de

l’image du bilinguisme, Bernad PY, Institut de linguistique université de Neuchâtel, 2000, p. 56.

2 Idem.

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d’employer une autre phonologie et une autre syntaxe. »1.Nous ne partageons

pas cette conception du bilinguisme car nous estimons que le bilinguisme

parfait ne peut exister dans la mesure où même un locuteur unilingue ne

parvient pas à maîtriser parfaitement la langue qu’il parle.

D’autres définitions du bilinguisme n’insistent pas sur la compétence du

locuteur mais plutôt sur la pratique des langues en question : « l’alternance de

deux ou plus de deux langues »2 écrit Mackay, « the regular use of two or more

languages »3 écrit Grosjean, ou bien « the practice of alternately using two

langages »4 , écrit Weinreich.

Ce sont, en somme, les critères d’utilisation et de maîtrise des langues qui

importent dans la question que nous posons sur l’éventuel bilinguisme des

personnages de notre corpus d’étude.

Le constat que nous pouvons faire d’emblée est que les personnages ne sont pas

« forcément » bilingues. La langue d’origine est loin d’être le mode de

communication dominant, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du lieu de

vie. Le dialogue qu’Ahlème engage avec son frère Fouèd en est une illustration

car la langue parlée reste le français qui est très rarement perverti par des mots

qui font référence à une autre langue. Lorsque la jeune fille dit à son frère : « Tu

veux finir au habs ou quoi ? »5, il lui répond : « Mais je parle pas l’arabe ! »

6 .

Ce petit recours à la langue du père ne trouve pas écho auprès du jeune beur qui

est plutôt enfermé dans les pratiques langagières de la banlieue. L’absence de la

mère est sans doute à l’origine de cette méconnaissance de la langue arabe.

1 « Langue maternelle, bilingues et unilingues » dans Eléments de linguistique générale, de Martinet,

A. Librairie A. Colin, 1970, Paris, P. 167.

2 Ibid, p. 57.

3 Idem.

4 Idem.

5 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 134.

6 Ibid, p. 179.

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Ahlème et Fouèd, qui ont pris l’habitude de se parler dans un français où se

mêlent quelques bribes de la langue d’origine, n’ont qu’une connaissance

passive de cette langue réduite aux rudiments nécessaires, aux échanges

quotidiens et aussi à cet esprit de solidarité entre pairs dont il a été question

lorsque nous avons abordé l’alternance codique.

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, les villageois qui s’adressent au

personnage-narrateur se sentent obligés de traduire ce qu’ils disent de peur qu’il

ne les comprenne pas.

« Sabah el kheir ya m’siou Roumi ! euh ! bonjour… »1.

Et dans la plus grande majorité du temps, ce « Roumi » répond en français :

« N’ta Roumi ouala Migri ? Es-tu français ou immigré ?[…] les deux, mon

général ! »2.

Le bilinguisme « parfait » et complet est donc inexistant chez les personnages

en texte qui comprennent souvent la langue d’origine mais ne la pratiquent pas.

Il s’agit là d’un bilinguisme « asymétrique » parce qu’il y a inégalité des statuts

des deux langues en présence. Rappelons que dans la situation où coexistent des

langues différentes, l’une d’elles prend de l’ascendant sur la ou les autres

langues. Certains linguistes parlent à ce moment là de « diglossie».

La langue d’origine est d’autant plus sujette à l’oubli et à la déperdition qu’elle

est une langue mineure qui se dit mais ne s’écrit pas et ne se lit pas. De par son

large champ d’action, la langue française prédomine et tente d’effacer sa

« rivale » qui ne se pratique que dans des espaces très restreints. La première

« est narcissique, c’est de ce caprice qu’elle tient sa puissance. Pas

d’irrévérence en son lieu. Elle seule dicte sa préséance. Il en va de sa survie.

1 Little Big bougnoule, op. cit, p. 114.

2 Ibid, p. 115.

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210

Surtout ne pas douter d’elle, de sa bienveillance et de ses intentions. Pas de

bigamie donc. Cette langue connaît la jalousie ! »1.

1.2.- Les autres spécificités langagières :

Outre ces dimensions interactionnelles entre la langue maternelle et celle du

pays d’accueil, les textes retenus affichent une seconde spécificité qui est propre

à la littérature orale et aux formes ancrées dans la mémoire maghrébine. Cette

spécificité est à lire dans la narration et dans le recours aux proverbes.

1.2.1.- Les emprunts à la littérature orale :

Comme elle l’a fait avec la littérature française « classique », la littérature orale

avec ses genres spécifiques que sont les contes, les proverbes, les devinettes et

les fables a pu inspirer la littérature beure. Elle est importante dans la mesure

où, au-delà de la culture écrite, elle permet de mettre en exergue un patrimoine

culturel immatériel important dans l’histoire de la société et, le cas échéant, de

préserver la mémoire de l’immigration sujette à une fragilité sociale et

culturelle. Dans ce sens Youssef Nacib affirme que :

« la tradition orale conserve une vitalité extraordinaire […] pour la bonne

raison qu’elle n’est pas étrangère à l’Histoire. »2.

Les personnages-narrateurs des œuvres retenues s’inspirent des réalités de leur

milieu, de leur langue et de leur culture. Ils puisent donc dans la tradition orale

qui se manifeste précisément dans l’art de raconter et dans l’utilisation des

adages.

1 RAHMANI Z. , Musulman, Sabine Wespieser, Paris, 2005, p. 74.

2 Eléments sur la tradition orale, Alger, SNED, 1982, p. 39.

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1.2.1.1.- Raconter et (se) raconter :

Dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, la mémoire se développe et se

déroule dans la parole de Hadja Dounia. Celle-ci tente de préserver l’Histoire en

la racontant à ce personnage-narrateur « Gaouri », puisque c’est ainsi qu’il est

qualifié dans ce village du M’zab, qui risque d’oublier ses origines. Un long

passage dans le roman est réservé par la conteuse à un épisode historique.

« Vous [les berbères] vîtes arriver les soldats français et, avec eux, les

premiers colons s’emparer de vos terres. Vous vous soumîtes mais pas toujours.

Il y a eu des ententes pacifiques et des rébellions. Certains d’entre vous furent

déportés dans les îles du pacifique, punis pour avoir attisé une insurrection en

Kabylie. »1.

Ignorant un tel fait, le personnage-narrateur comble plus tard son inculture. Il

confesse :

« j’ai appris plus tard qu’il s’agissait là de la révolte de Mokrani, qui avait lieu

en 1871, juste après la défaite de la France contre la Prusse. Certains révoltés

avaient été condamnés à mort, d’autres exilés en Nouvelle-Calédonie avec les

insurgés de la Commune. »2.

L’Histoire du pays, telle qu’incorporée dans le récit, éclaire et détermine le

rapport qu’il a – et qu’il a toujours eu- avec son pays d’origine. Ce rapport est

chargé de malaise. « Je ne me reconnais plus. Je suis devenu étranger à mon

propre corps. L’exorde a été ahurissant ; j’attends avec angoisse la péroraison

de Dounia. Entre les deux j’ai implosé. »3.

1 Little big bougnoule, Ibid, p.147.

2 Idem.

3 Ibid, p. 149.

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Le récit de l’aïeule bouleverse le personnage-narrateur qui découvre son

hybridité et remet en cause ses convictions. « J’avais toujours conçu mon être

avec la certitude d’avoir été formé à partir de deux cellules de vingt-trois

chromosomes chacune, mais je découvre en fait un corps-puzzle composé de

millions d’âmes qui se sont mélangées pour me modeler. »1.

Le rôle de l’Histoire et de la gardienne de la mémoire et des traditions sont donc

salvateurs. Le personnage-narrateur découvre par ce biais ses origines et

conquiert l’estime de soi. « Ce qui t’as été révélé aujourd’hui n’est que la vérité

que tu portes en toi. Tu es fait de cette histoire. […] Apprends donc à regarder

en toi. »2.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème s’adonne à l’écriture

d’histoires courtes et inventées de toutes pièces et qu’elle transcrit dans son

journal intime. L’écriture devient un moyen de défoulement qui laisse libre

cours à l’imagination de la narratrice qui se raconte et qui s’invente la vie

idéale qu’elle n’a pas. « Tandis qu’il serait en train de garer sa Vespa en bas de

chez elle, elle serait en train de l’épier par la fenêtre de sa salle de bains en se

disant tout bas : « Comme il est beau ! » Elle se poudrerait le bout du nez une

dernière fois avant de descendre le rejoindre»3.

Nous retrouvons là l’influence des romans à l’eau de rose qui font rêver les

jeunes filles et les jeunes femmes dont le niveau d’instruction est limité. A cette

influence se greffe, toutefois, le conservatisme moral qui régit les rapports

frères-sœurs dans les communautés maghrébine et africaine et les tensions

quotidiennes.

«Alors la jeune femme s’angoisserait tout à coup et dirait quelque chose du

style : « Oh ! Merde ! Putain ! C’est mon connard de frère ! » Là-dessus, une

1 Idem.

2 Idem.

3 Op. cit., p. 117.

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bagarre terrible éclaterait entre le frère et l’Homme, tous les coups seraient

permis, les coups de pute, les coups de crasse, les coups de trafalgar»1.

Les histoires qu’Ahlème raconte sont, comme l’explique la narratrice, « plutôt

des nouvelles sociales, des histoires de gens qui galèrent parfois parce que la

société ne leur a pas donné le choix [et] qui essaient de s’en sortir et de

connaître un peu le bonheur »2. Elles s’enracinent dans la culture française, par

le biais de cette littérature mineure constituée par les romans à l’eau de rose,

mais portent les préoccupations sociales de son groupe et trouvent leur

originalité dans les emprunts qu’elle fait, par le biais des proverbes, à la

tradition orale.

1.2.1.2.- Le recours aux proverbes :

Malgré la modernité de son récit perceptible par le biais de lexies tels que «Sms,

cellulaire, baladeur, chaîne HI-FI, etc», le discours d’Ahlème est perverti par la

culture des ancêtres. Une panoplie de proverbes à consonance africaine est ainsi

empruntée à tantie Mariatou, la voisine sénégalaise, ou à son père.

Le proverbe, d’après Le Petit Robert3, est une :

« vérité d’expérience, ou conseil de sagesse pratique et populaire commun à

tout un groupe social, exprimé en une formule elliptique généralement imagée

et figurée. ».

C’est une forme de discours à portée argumentative qui véhicule donc une

forme de sagesse et d’expérience de la vie. Son sens et sa forme discursive sont

figés. Il est un guide de conduite dont l’usage est lié à des situations

particulières et qui sert effectivement d’appui à un conseil précis, dans une

1 Idem.

2 Idem, p. 116.

3 1995.

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situation précise. Il est aussi un enseignement qui fonctionne à partir de

métaphores. Il s’inscrit dans la tradition populaire, puise sa force dans le savoir

et dans le vécu des plus anciens et véhicule une sagesse qui tire son origine de

l’expérience des hommes.

Dans Du rêve pour les oufs, de F. Guène, nous en avons recensé plusieurs. Ce

sont :

« il faut guetter les assiettes vides pour apprécier son dîner. »1 ;

« ce n’est pas parce que le serpent est immobile qu’il est une branche. »2 ;

« la queue du lézard est coriace, plus on la coupe, mieux elle repousse. »3 ;

« l’argent appelle l’argent. »4 ;

« il faut embrasser plusieurs crapauds avant de trouver son prince. »5 ;

« l’homme est un chacal mais quelle femme peut se passer de lui ? »6 ;

« on a besoin des deux mains pour applaudir.»7.

Dans les propos d’Ahlème, la présence des proverbes affichent le métissage

linguistique de ce roman beur. Ces locutions qui s’expriment en dialectal, mais

sont traduites dans un souci de compréhension parsèment le récit et témoignent

de la double appartenance des personnages de l’œuvre de F. Guène où la culture

et la personnalité africaines sont mises en évidence et donnent au récit une note

poétique et exotique.

1 Ibid, p. 56.

2 Ibid, p. 88.

3 Ibid, p. 110.

4 Ibid, p. 138.

5 Ibid, p. 211.

6 Ibid, p. 54.

7 Idem.

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L’utilisation des proverbes n’est pas anodine dans Du rêve pour les Oufs de F.

Guène. Le personnage de Tantie Mariatou les utilise quand la situation est

opportune. Ces marques de sagesse, qui rythment de manière singulière le texte,

sont donc à la fois un ancrage dans la culture mère et l’expression de la

fascination exercée sur la narratrice par sa marraine africaine. Gardienne du

patrimoine culturel africain, celle-ci est l’image d’une Afrique paisible, sereine

et donneuse de leçons de sagesse.

Les proverbes participent à la réconciliation des personnages « en folie » avec

eux –mêmes, avec ceux qui les entourent et avec la culture française. Ils sont

donc des éléments fédérateurs car ils tissent ce lien entre ce que nous avons

appelé l’intra-muros et l’extra-muros et permettent de noter un dualisme dans

l’écriture en ce sens que le roman oscille assez souvent entre le passé et le

présent.

1.3.- Le langage argotique :

Dans cette partie du travail, nous donnerons d’abord une définition du langage

argotique et quelques rappels historiques. Nous analyserons ensuite quelques

manifestations de cette forme de langage dans les textes qui nous occupent.

Nous nous interrogerons enfin sur l’impudicité de ce type de parler.

1.3.1.- Définition et rappel historique :

Les définitions de l’argot convergent toutes dans le même sens. C’est un

ensemble de mots ou d'expressions qui n’appartiennent pas à la langue

académique et sont agencés de façon créative et imagée. C’est aussi tout code

incompréhensible pour un non-initié. L’argot peut également être le langage

spécifique d’un groupe. La définition que nous estimons la plus juste est la

suivante. L’argot est :

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« une langue spéciale, pourvue d’un vocabulaire parasite, qu’emploient les

membres d’un groupe ou d’une catégorie sociale avec la préoccupation de se

distinguer de la masse des sujets parlants. »1.

L'historique de ce type de parler montre qu’il est né dans les couches sociales

qui vivaient en marge de la société. Il était la langue secrète et cryptée des

malfaiteurs. Au XIXème

siècle, parler argot était devenu une mode. Le mode de

vie des parisiens avait changé et le brassage des différentes couches sociales a

eu pour conséquence le croisement de la langue de la bourgeoisie et de la

langue du peuple. L’argot devient donc :

« par extension une phraséologie particulière, plus ou moins technique, plus ou

moins riche, plus ou moins pittoresque dont se [servaient] entre eux les gens

exerçant le même art et la même profession. »2.

Au XXème

siècle, c’est la première guerre mondiale de 1914- 1918 qui a atténué

les frontières entre les couches sociales et rapproché les Français qui

appartenaient à des catégories différentes. Les pratiques langagières se sont

trouvées modifiées par cette proximité et l’argot est sorti de son ghetto pour être

pratiqué non plus par la plèbe mais également par les autres classes sociales.

Pendant la période coloniale, le langage argotique a permis aux soldats et aux

militaires de se reconnaître et de se parler sans être toujours compris et des

civils et des autres militaires. Certains termes, qui n’avaient pas de connotation

négative particulière, ont été en plus investis d’un sens péjoratif, voire

xénophobe ou raciste. La « fatma » désignait la femme mais beaucoup plus la

bonne à tout faire ; « l’arbi » référait à l’arabe et au musulman ; le « ramdam »

évoquait le bruit et le souk, pour ne citer que ces exemples. De langue secrète

propre à une caste de délinquants, l’argot devient donc le moyen de

communication par lequel un groupe s’affirme et se particularise. Avant de faire

1 Tiré du Lexique de la terminologie linguistique de MAROUZEAU J., in L’Argot de GUIRAUD P.,

Coll. Que Sais-je ? PUF, Paris, 1956, p. 06.

2 Idem.

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partie de ce parler, un mot ou une expression doit, toutefois, être largement

adopté par les membres du groupe.

A notre époque, les médias et un certain type de littérature nous ont familiarisé

avec l’argot. Des mots comme « meuf » ou « beur », qui sont à l'origine du

verlan, c'est-à-dire des mots prononcés à l'envers, ont fait leur entrée dans les

dictionnaires.

L’argot est essentiellement puisé de l’oral et il vit de l’oral. La littérature lui a,

néanmoins, permis d’entrer dans l’écrit. Les serviteurs et les laquais des pièces

de Molière parlaient la langue de la rue. Les écrivains du courant réaliste ont été

dans l’obligation de faire parler leurs personnages dans le langage qui

correspondait à leur statut social. Cette nécessité a, toutefois, subi des entorses

car certains héros de romans recourent à l’argot.

Devenu moins hermétique et moins rébarbatif, celui-ci a investi un autre genre

de littérature, le roman policier en l’occurrence. Aujourd’hui, il est accepté,

sinon parlé, à la fois par les Français et par les francophones. La littérature

beure qui nous occupe ici lui concède également une place non négligeable.

1.3.2.- Quelques composantes de l’argot :

C’est dans Du rêve pour les oufs de F. Guène que l’argot est le plus présent. Il

suffit de prendre un seul extrait pour le vérifier :

«Toute la clique devant la télévision, et bim ! y a une scène un peu hot ou une

pub pour le gel douche. Là, le daron se met à tousser et faut être vif, tu saisis la

télécommande et tu zappes illico. […] à la télé française, ils kiffent trop foutre

des meufs à poils pour un oui ou pour un non. »1.

1 Du rêve pour les oufs, op. cit., p. 17.

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« La clique » pour dire la famille ; «le daron » pour dire le père ; « je zappe

illico » pour dire changer rapidement de chaîne, etc. Les exemples sont

multiples et il est difficile de les énumérer tous car le texte de F. Guène est

truffé d’expressions argotiques. Celles-ci sont employées par les personnages

pour trois raisons.

*L’une tend à souligner leur appartenance au milieu social des cités et des

banlieues car :

« maîtriser le verlan et savoir manipuler les mots à loisirs, posséder l’argot,

connaitre les finesses du langage argot, pouvoir s’exprimer rapidement et de

façon percutante, tout cela est nécessaire pour être intégré au groupe de

pairs. »1.

*L’autre consiste à brandir une langue illégitime, car hors normes, à la face

d’une société qui tourne le dos aux populations étrangères. A ce propos

Goudaillier écrit :

« la revendication langagière de jeunes et de moins jeunes qui se situent en

marge des valeurs dites légitimes [. . .] est avant tout l’expression d’une

jeunesse confrontée à un ordre socio-économique de plus en plus inégalitaire,

notamment en matière d’accès au travail.»2 .

*La dernière vise à montrer l’adhésion d’une jeunesse à une mode langagière

qui est mise au goût du jour par les médias, notamment.

L'étude de ce parler urbain3 et de ses variations connaît un intérêt notable. C'est

surtout le vocabulaire qui fait l'objet d’études des linguistes et ce sont les

néologismes, qui sont les mots inventés, qui retiennent précisément l’attention.

1 Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 134.

2 De l’argot traditionnel au français contemporain des cités, Paris, PUF, 2002, pp.13-14.

3 L'étude du français utilisé dans les cités relève du domaine de la sociolinguistique urbaine. Celle-ci

s'intéresse au parler des jeunes citadins appartenant à des groupes pluriethniques et vivant dans les

quartiers pauvres et dits « sensibles ».

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Pour L-J Calvet, l’argot est : « en fait un ensemble de pratiques, dans le cadre

de la langue française, caractérisées par :

-quelques traits syntaxiques, par exemple l’utilisation intransitive de verbes

normalement transitifs : ça craint pour dire quelque chose qui est ridicule ou

sans intérêt ;

-quelques traits phonétiques, par exemple la prononciation qu’effectuent

aujourd’hui les jeunes Beurs ;

-un ensemble lexical produit […] par application des règles de transformations,

comme le verlan »1.

Parmi les procédés argotiques les plus récurrents et les plus courants relevés

dans le roman Du rêve pour les oufs de F. Guène, il y a :

*le procédé, appelé verlan, qui consiste à inverser les syllabes de mots. « C’est

cheum »2 pour dire « moche ». « Scrède »

3 pour dire « discret ». « Rebeu »

4

pour dire « Beur ».

*La contraction des mots vue dans « les apparts »5 pour dire « appartements ».

« Mytho »6 pour dire « mythomane » ou « Biz »

7 pour dire « Business ».

*Le métissage des mots. Le cas le plus fréquent est celui d’une racine arabe

accompagnée d’un suffixe français. «Les franssaouis »8 pour dire « les

Français ». L’inverse est également présent. C'est-à-dire que le mot a une

1 La sociolinguistique, op. cit., p. 85.

2 P. 145.

3 P. 190.

4 P. 140.

5 P. 142.

6 Idem.

7 P. 146.

8 P. 173.

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racine française mais celle-ci est arabisée. Le terme « franssa »1 en est une

illustration.

*L’usage de comparaisons et d'autres figures de style. La métaphore est

particulièrement prisée. Les garçons deviennent des « mecs light : ce qui veut

dire dans leur langage mec frais, beau gosse»2. Le père est le « Patron » et les

profs sont des «casse-bonbons »3.

*La resufixation qui consiste à ajouter un suffixe qui transforme le mot. Blonde

devient « blondasse»4 ; papiers « papelards », conne « connasse »

5 et l’habitant

l’habitant du bled est dit « blédard ».

*Les abréviations peuvent également faire partie de la langue argotique « la

BAC»6 désigne « la brigade anti-criminalité » et la « CIF»

7 la « Carte d’identité

d’identité française ».

L’« argotisation » de la langue française par les jeunes des banlieues est une

autre manifestation de cette « autre » identité sur laquelle nous nous sommes

attardé précédemment. Elle violente et brise la norme et la cohérence de la

langue française. Cette perversion de la langue française se fait au niveau

lexical et au niveau grammatical. Les caractéristiques de cette dernière sont

classées comme suit par Basil Bernstein :

1 P. 88.

2 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 123.

3 Ibid, p. 72.

4 Ibid, p. 38.

5 Ibid, p. 68.

6 Ibid, p. 140.

7 Ibid, p. 204.

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« 1- Phrases courtes, grammaticalement simples souvent non terminées, à

syntaxe pauvre.

2- Usage simple et répétitif des conjonctions ou des locutions conjonctives […].

3- Usage rare des propositions subordonnées [. . .].

4- Incapacité à s'en tenir à un sujet défini pendant un énoncé, ce qui facilite la

désorganisation du contenu de l'information.

5- Usage rigide et limité des adjectifs et des adverbes. »1.

Lorsqu’Ahlème demande à David les raisons de son pseudonyme, il lui répond :

« ‘Cafard’, c’est un délire, t’as vu. Ça fait longtemps qu’on m’appelle comme

ça…Parce que ces bâtards-là, un jour, on se chambrait tout ça et y a un petit

cafard qu’est sorti de mon blouson, t’as vu. C’est les apparts, ici… depuis

qu’ils envoient plus les mecs qui foutent le produit, y en a des tas. Après voilà,

c’est parti de là… »2.

Dans cette même citation, nous trouvons une grande partie des défaillances

syntaxiques relevées par Basil Bernstein.

*« ‘Cafard’, c’est un délire, t’as vu ». Phrase courte, grammaticalement simple

non terminée, à syntaxe pauvre.

*« Parce que ces bâtards-là, un jour, on se chambrait tout ça et y a un petit

cafard qu’est sorti de mon blouson, t’as vu. C’est les apparts, ici… ». Usage

rare des propositions subordonnées.

« depuis qu’ils envoient plus les mecs qui foutent le produit, y en a des tas. ».

Incapacité à s’en tenir à un sujet défini pendant un énoncé.

1 Langage et classes sociales. Codes sociolinguistiques et contrôle social, Paris, Éditions de Minuit,

1975, p. 40.

2 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 142.

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Il faut préciser que le parler des personnages est souvent contaminé par la

« langue » orale et cela par :

*la répétition du sujet : « Linda, elle sait tout »1, « même que son chien il est

mort l’an dernier »2 ;

*l’absence du pronom personnel : « cela dit, faudrait que j’arrête »3 ;

*l’abandon de la négation : « j’ai pas réglé mes histoires de papelards »4, « ils

font que t’engrainer »5 ;

*le non-respect de la conjugaison : « c’est des mauvaises fréquentations »6, « en

me disant que c’est tous des connards »7 ;

*l’abus de superlatif : « c’est trop affreux »8,

*l’antiphrase : « ils nous aimaient trop »9.

Ce jeu de transformation linguistique a donc une dimension créative qui fait que

le langage des cités séduit par son inventivité et sa drôlerie. Aujourd’hui, les

«merde », «C'est ouf !», «Putain !» sont largement usités et entrent petit à petit

dans les dictionnaires, même quand il s’agit de termes jugés obscènes. Mais ce

langage inquiète aussi par la pauvreté et l'agressivité de son vocabulaire et par

les problèmes d’insertion qu’il pose à ses usagers.

1 Ibid, p. 17.

2 Ibid, p. 32.

3 Ibid, p. 67.

4 Ibid, p. 64.

5 Ibid, p. 120.

6 Idem.

7 Ibid, p. 81.

8 Du rêve pour les oufs, op.cit, p. 150.

9 Ibid, p. 17.

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1.3.3.- De l’impudicité dans le langage

Le parler des banlieues est un parler cru. La pudeur y fait défaut et les marques

de ce qui a trait à la sexualité foisonnent. Cette impudicité confirme le fait que

la culture qui s’est élaborée dans la périphérie des grandes villes françaises est

une « culture de rues »1. Les gros mots comme « connard, connasse », les

termes relatifs au sexe comme « enculer, baiser », les termes qui se réfèrent à la

scatologie comme « petite merde, crotte, pisseur »2 et les termes obscènes

comme «pouffes, putain » sont légion.

Ils prennent place dans les différents échanges verbaux et sont dits à la fois

lorsque les relations sont conviviales –c’est à dire entre copains– et lorsque les

relations sont conflictuelles. Le dialogue entrepris entre David, un des habitants

de la cité d’Ahlème avec Alain, appelé Pablo Escobar, en est une illustration :

« - En vérité, il s’appelle Alain, ce gros mytho ! dit [David] en se marrant. T’as

vu comment ça nique la légende ! Alain mon frère !

- Ta race, enculé, tu t’es pas vu sale chien, tu t’appelles Didier ! réplique

l’autre illico. »3.

Ces incivilités sont l’une des raisons de la stigmatisation de la « culture des

rues ».

« Le stigmate de l’ordurier et de l’obscénité, qui marque assez souvent le bas-

langage, est encore une des expressions de l’âme populaire. Le bas-langage,

impose aux mots les plus nobles un sens ignoble ; cela ne lui suffit pas car il

impose aux mots et aux phrases les plus claires un sens équivoque, nous

1 LEPOUTRE, D. op. cit.

2 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 88.

3 Guène, op. cit, p. 143.

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voulons dire un sens ordurier ou obscène ; ce qui est aussi une forme de

dégradation.»1.

Les jeunes des cités ne manifestent aucune gêne devant le jugement ou

l’indignation des « puristes ». Ils sont habitués à leur lexique et ne le trouvent

pas choquant. Ils y ont recours dans leur quotidien et apprécient son usage non

seulement par provocation mais également comme catharsis. Le mot déplacé

participe ainsi à l’assouvissement des instincts fondamentaux étouffés par des

interdits sociaux et religieux.

C’est pourquoi les injures meublent la quasi-totalité du quotidien. «On nique

involontairement le plus beau des services »2. Certains pensent que l’origine du

mot « niquer » est arabe et que le verbe ne figure pas dans les dictionnaires

arabes parce qu’il est la contraction du verbe « nakaha » qui, dans le Coran,

signifie contracter un mariage et, par extension, copuler dans le cadre du

mariage. En plus des obscénités qui ont une forte connotation sexuelle, il y a les

insultes. La plus usitée est le mot « putain ».

Comme substantif et adjectif, « putain » désignait ou caractérisait la femme

prostituée ou débauchée. Aujourd’hui, il est employé pour dévaloriser une

chose et exprimer soit le mépris, soit simplement l’impatience et la mauvaise

humeur Comme interjection, il exprime le dépit et la surprise « putain de ».

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, le mot est prononcé par Fouèd pour

exprimer son malaise face aux réprimandes de son aînée. « Putain, et moi ?Ttu

crois que des fois j’ai pas envie de chialer moi aussi ? »3. Les insultes ciblent,

la plupart du temps, la gent féminine. Dans le même roman, Ahlème, qui

1 NICEFORO A., cité in l’Argot de Pierre Guiraud, op. cit. p. 45.

2 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 77.

3 Ibid, p. 132.

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méprise les petites copines de son frère, les traitent souvent de « pouffs » qui est

le diminutif de « Pouffiasses»1.

Parmi les insultes qui ciblent les hommes, il y a le terme « bâtard »2 qui peut

avoir deux significations. L’une est l’illégitimité d’une naissance et la seconde,

plus acceptable dans ce contexte, est l’impureté de la race d’un individu qui se

trouve, de ce fait, dévalorisé.

« A travers les insultes et le langage de l’offense, on comprend donc bien à quel

point la parole peut servir d’arme efficace, si symbolique soit-elle, dans les

relations sociales adolescentes. Efficace quand elle est utilisée directement,

c’est-à-dire de face, en présence de l’interlocuteur. »3.

Malgré leur profusion et leur foisonnement dans les textes, les obscénités et les

insultes perdent plus ou moins leur capacité provocatrice et l’agent de cette

déperdition est sans nul doute leur redondance. La répétition est donc

génératrice d’une certaine accommodation et même d’une banalisation d’un

lexique qui est pourtant hors la loi.

Pierre Merle affirme, au sujet de cette banalisation du bas langage et de cette

absence de renouvellement de son lexique, qu’il y a :

« un phénomène tout à fait atypique dans ce langage, c’est le manque

d’inventivité dans le domaine autrefois si foisonnant de l’injure. Entendons-

nous bien: on s’injurie et on s’insulte toujours allègrement, en banlieue, ou

ailleurs, au volant de sa voiture, dans les stades, dans la rue, partout et tout le

temps. Mais on le fait de manière traditionnelle »4.

La pratique linguistique des habitants de la banlieue est, dans une large mesure,

éloignée de la langue officielle. Cette distance est causée par des facteurs

1 Ibid, p. 124.

2 Ibid, p. 71.

3 LEPOUTRE D., Coeur de banlieue, codes, rites et langages, op. cit, p. 216.

4 Argot, verlan et tchatches, Toulouse, Les essentiels Milan, 1997, p. 23.

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extralinguistiques qui ont contribué à la formation d’un univers linguistique

particulier. Ces facteurs sont un bon niveau de scolarité et une marginalisation

sociale et économique dont la conséquence ici est l’absence de contact

langagier entre les deux mondes.

1.3.4.- La forme cryptologique :

L’intérêt que les linguistes accordent à ce phénomène langagier né dans les

banlieues, vient sans doute du fait qu’il s’agit là d’une petite « révolution »

linguistique qui malmène la syntaxe de la langue française et introduit une

multitude d’innovations dans le lexique académique. Le but est de préserver la

valeur cryptique du langage argotique.

1.3.4.1.- Les substitutions sémantiques:

La substitution sémantique a constamment été employée à des fins

cryptologiques. Le vocabulaire est presque entièrement constitué de

métaphores, d’emprunts et d’épithètes qui consistent à désigner une chose par

l’une de ses caractéristiques. Quand Ahlème, dans Du rêve pour les Oufs de F.

Guène, réprimande son frère après avoir trouvé dans sa chambre de l’argent

volé, il lui dit que ce n’était pas à lui mais aux « grands »1.

Ceux-ci, qui ne sont identifiés dans le roman que par des pseudonymes, sont les

plus âgés qui impliquent les plus jeunes dans leur trafic. Ils sont également

désignés par des pronoms personnels tels : « ils, eux » pour ne pas les nommer

car la jeune fille les éjecte de sa vie et de son écrit.

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 130.

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Il existe d’autres expressions courantes dont la valeur est cryptologique. La

prison se lit comme « habs »1 ou « placard »

2. Les policiers sont toujours des

« Keufs »3 ou des « flics »

4, l’argent « clopinettes »

5 ou « tunes »

6 .

Ayant le même procédé de substitution, le verlan qui consiste à masquer le mot

en le déformant par interversion des lettres ou syllabes selon un schéma

conventionnel, offre la possibilité de déformer un mot lorsque les circonstances

le réclament. Ces mots codés finissent souvent par se « lexicaliser » et par se

matérialiser dans les dictionnaires argotiques qui ont vu le jour en s’intéressant

à ces nombreuses formes.

1.3.4.2.- Les substitutions de formes : le verlan :

Le verlan fait partie des composantes du langage argotique. Ayant été cité

précédemment, nous nous limiterons ici à analyser quelques unes de ses

fonctions.

Fatiha El Galaï7 attribue au verlan les fonctions suivantes :

« une fonction ludique, une fonction initiatique (rituel social), une fonction

distinctive et une fonction cryptique ».

Effectivement, le verlan, comme tout dialecte, est une langue parlée par une

certaine catégorie sociale bien définie. Ce repli est motivé par le besoin de se

1 Ibid, p. 134.

2 Ibid, p. 141.

3 Ibid, p. 68.

4 Ibid, p. 62.

5 Ibid, p. 46.

6 Ibid, p.129.

7 L’identité en suspens, à propos de la littérature beur, Ed. L’Harmattan, 2005, p. 135.

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protéger et de s’enfermer davantage dans sa communauté. Jaqueline Belliez

écrit à ce propos:

« la fonction cryptologique devient prédominante lorsqu’il s’agit de critiquer

quelqu’un sans être compris ou bien de transmettre immédiatement une

information en la présence physique d’une personne »1.

De notre point de vue, les fonctions citées par F. El Galaï n’ont pas la même

importance. La fonction distinctive du verlan est plus importante que les autres

parce qu’elle affiche cette volonté des jeunes de se recréer des repères

identitaires. Les personnages des romans concernés utilisent le verlan pour

marquer leur appartenance au groupe de la cité dont ils font partie et auquel ils

s’identifient. La création des :

« structures de comportement linguistique [se fait] par souci de ressemblance

avec celles du ou des groupes auxquels [ils souhaitent être identifiés], et par

souci de différence avec celles dont [ils veulent] se distinguer. »2.

Inverser les syllabes serait d’une certaine manière transgresser la norme et

briser ce qui est déjà structuré. Nous retrouvons là une forme de désobéissance

et de résistance à un système dominant.

« Les jeunes banlieusards s’inscrivent [donc] en faux contre cette normalisation

dans tous ses aspects et entre autres son aspect linguistique, jugé par trop

normatif et incapable d’exprimer leurs vrais sentiments. Ils ne se reconnaissent

pas dans le code linguistique collectif, celui de la majorité. »3.

Le souci identitaire semble toutefois aussi pertinent que cette distanciation car il

explique aussi l’existence de ce parler, son émergence et son développement.

Dominique Caubet note que ce parler marque :

1 Cité par Marc Soudrot in Emprunt linguistique, emprunt culturel, actes de la rencontre internationale

de Nicosie, regroupés par Fabienne Baider, Paris, L’Harmattan, 2004.

2 BAYLON C., Sociolinguistique, société, langue et discours, Ed. Broché, 2

ème édition 2005, p. 66.

3 In L’identité en suspens, à propos de la littérature beur, Ed. L’Harmattan, p. 135.

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« au départ une appartenance au groupe, un attachement aux racines, avec une

fonction identitaire forte » 1.

Mais parce qu’il est « pratiqué par des jeunes qui n’ont pas de racine au

Maghreb. »2, cette appartenance est vite dépassée car ce langage nouveau

accorde aux locuteurs « une identité de banlieue » qui dépasse et remplace

l’identité maghrébine.

L’usage de ce parler est donc à la fois une réappropriation de la langue française

par la descendance de l’immigration et une transgression des codes qui gèrent et

organisent cette langue. Ce puzzle, forme de composantes codiques, argotiques

et métissés est donc le résultat d’un processus d’individuation qui forge un

nouveau territoire identitaire. Celui-ci a, néanmoins, l’inconvénient d’accentuer

les clivages socioculturels et socioéconomiques.

1.4.- Conclusion partielle : Langage mosaïque, un nouveau processus

d’individuation ?:

Par le biais d’un discours codique, argotique et métissé - fait d’interférences, de

couleurs et d’une multiplicité de sémantismes culturels - les romans beurs

montrent leur capacité à diverger par rapport au modèle linguistique dominant.

Le discours apparait comme l’expression des conflits, l’affirmation d’une

solidarité de groupe et d’un processus d’individualisation. La particularité de ce

langage réside dans trois indicateurs :

1.- les marqueurs de l’héritage oral qui se manifestent dans les proverbes et le

besoin de raconter ce que les personnages éprouvent.

1 Comment les langues se mélangent, avec Cécile Canut, L'Harmattan, 2002. P. 89.

2 Idem.

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2.-les emprunts linguistiques et culturels qui ne sont pas seulement un gage

d’authenticité mais relèvent également d’une volonté d’existence et

d’appartenance ; ne serait-ce que dans un projet littéraire.

3.-l’argot qui est en rupture avec un système linguistique académique et

dominant et exprime le besoin de se distinguer socialement et de rompre avec la

société dominante. Le français des cités devient une des formes de la résistance

des habitants des cités contre le système en place.

Ainsi, la cité se trouve transformée en un ghetto linguistique car la langue des

banlieues illustre bien le positionnement du groupe hors des cadres normatifs de

la société : emprunt, alternance codique, proverbes à consonance africaine,

bilinguisme même asymétrique, impudicité, argot et cryptologie. Ce sont là des

éléments qui donnent au discours de la cité une dimension composite qui

enrichit sa texture linguistique et culturelle.

Cette « mosaïque » linguistique, qui se construit donc sur la diversification

lexicale et culturelle, témoigne d’une complémentarité particulière qui a pour

objectif de donner au discours une nouvelle ouverture identitaire. Cette diversité

qui donne naissance à une forme de « patchwork » lexical et sémantique a pour

fil conducteur une unique quête identitaire au même titre qu’une interrogation

sur l’appartenance et ses méandres.

En s’appropriant la langue française, les jeunes des banlieues la façonnent donc

à leur gré pour en faire une arme de résistance contre la tutelle extérieure. Ils se

l’approprient pour en extraire une autre à la fois différente de la langue

dominante et de la langue vernaculaire.

A. Begag conclut à ce propos:

« apprendre à se défendre dans une société où l’on n’a pas trouvé sa place,

faute de reconnaissance, passe par l’acquisition des codes qui règlent le jeu

social de manière à les utiliser comme les autres voire mieux. Parmi ces codes,

la langue, semble le plus précieux. »

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2.- L’Approche énonciative ou l’inscription des personnages-narrateurs

dans leurs discours de l’ « Ici » :

Comme nous l’avons dit, ce sont les trois personnages principaux des œuvres

retenues qui prennent en charge le discours narratif. De ce fait, il est

indispensable de consacrer une partie de cette recherche à l’étude énonciative.

Celle-ci nous permettra de rechercher, pour ainsi dire, les traces de l’inscription

de ces personnages dans leur système de langue. Cette approche laisse donc

voir, d’une manière plus minutieuse, les « comportements descriptifs » des

personnages-narrateurs dans leurs discours et cela à travers deux axes de

réflexion :

*Le premier s’attelle au relevé de certains marqueurs d’embrayage ou indiciels

- les pronoms personnels ainsi que les adjectifs possessifs- qui servent à

« quadriller l’acte d’énonciation, à le situer avec son contenu, par rapport à la

personne du locuteur. »1 De ce fait, le rôle que jouent les déictiques dans

l’inscription des personnages-narrateurs dans leurs discours est important dans

la mesure où ils apportent un éclairage sur les représentations que se fait le

personnage-narrateur de « Soi » et des « Autres ».

Cette étude permettra également de saisir la dimension polyphonique dans les

discours, c'est-à-dire de voir qui parle en même temps que le personnage-

narrateur car la polyphonie indique la présence de multiples « voix » et donc ces

multiples points de vue qui s’expriment derrière et à travers celle du

personnage-narrateur.

*Le deuxième s’attache à l’analyse de certains marqueurs de modalités -appelés

également subjectivèmes- représentés par les adjectifs axiologiques et les

verbes d’émotion. Ceux-ci nous amèneront à discerner l’implication spatiale et

émotionnelle des personnages-narrateurs par rapport à leur lieu de vie.

1 ELIA-SARFATI G., Eléments d’analyse du discours, Paris, A. Colin, 2007, p. 20.

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Nous envisageons en premier lieu des déictiques comme forme d’inscription

spatiale dans l’ « Ici », c'est-à-dire la terre d’accueil. Nous polariserons ensuite

notre attention sur les modalités subjectives comme forme d’implication

émotionnelle.

2.1.- Les déictiques comme forme d’inscription spatiale/situationnelle dans

l’ « ICI » :

Pour définir les déictiques, nous retiendrons la définition proposée par C.

Kerbrat-Orecchioni. Ce sont, dit-elle :

« des unités linguistiques dont le fonctionnement sémantico-référentiel

(sélection à l’encodage, interprétation au décodage) implique une prise en

considération de certains des éléments constitutifs de la situation de

communication, à savoir :

-Le rôle que tiennent dans le procès d’énonciation les actants de l’énonciation,

-La situation spatio-temporelle du locuteur, et éventuellement, de

l’allocutaire. »1.

Repérer l’inscription et/ou l’effacement du personnage-narrateur dans son

discours nécessite l’étude des déictiques à l’aide desquels ce dernier peut se

démarquer. Ce qui est appelé « l’auto-exclusion ». Ou au contraire s’identifier.

Ce qui s’appelle « l’auto-identification » à un groupe d’appartenance spatiale

et/ou culturelle. Pour cela nous nous pencherons essentiellement sur certains

éléments constitutifs de la situation de communication, à savoir les pronoms

personnels et les articles possessifs.

1 L’Énonciation – De la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin, 1980. P. 41.

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2.1.1.- Analyse des pronoms personnels :

La prise de parole par le personnage-narrateur ou le personnage principal « je »

implique un destinataire « tu » qui est le narrataire car :

« dès qu’il [l’énonciateur] se déclare et assume la langue, il implante l’autre en

face de lui […], postule un allocutaire […]. Ce qui, en général, caractérise

l’énonciation est l’accentuation de la relation discursive au partenaire, que

celui-ci soit réel ou imaginé, individuel ou collectif. »1.

Il est utile de faire le relevé des pronoms personnels relatifs au « je » dans les

discours narratifs de chacun des romans étudiés afin de mieux saisir le rapport

qui s’établit entre le « je « / « tu » et le « nous »/ « vous ».

2.1.1.1.- Analyse des pronoms personnels dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène :

Nous commençons d’abord par le discours d’Ahlème, la narratrice dans Du rêve

pour les oufs de F. Guène.

En avançant ces assertions à travers le « je », la narratrice affirme une position

différente de celle de son environnement. Elle n’arrive pas à cohabiter et à

s’enraciner dans un milieu dissemblable au sien. D’ailleurs, c’est par le biais du

pronom personnel « tu » qu’elle narre l’histoire qu’elle a inventée. Le « tu »

correspond à l’héroïne qu’elle imagine et qui partage les mêmes mésaventures

que sa créatrice. Le « tu » et le « je », dans un instant fictif de bonheur et de

bien être, deviennent fusionnels. Ahlème écrit dans son journal :

1 BENVENISTE E., Problème de linguistique générale, Tom 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 14.

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« il vient te chercher en bas de chez toi […]. Toi, tu te sens belle, tu le regardes

amoureusement en te disant que tu es bien avec lui.[…] ça te plait, tu

l’aimes. »1.

Les déictiques « on » et « nous », qui correspondent à « la rédaction collective,

à un « je » pluriel »2, renvoient dans le discours d’Ahlème à la communauté

beure (voisins et pairs) qui partage ses troubles.

Le pronom indéfini « on » permet l’identification de la narratrice a un groupe

qui s’adonne à la consommation de produits nuisibles à la santé ou prohibés.

Ahlème affirme :

« on multiplie sa consommation de café, de cigarette, d’alcool, de drogue

éventuellement […] On a souvent besoin de parler. »3.

Il en est de même pour le « nous » qui permet une identification avec ceux qui

éprouvent le même sentiment que la narratrice et partagent une acceptation de

leurs réactions les plus répréhensibles. « Dans cet état là, il nous reste une part

si infime de notre lucidité qu’on pourrait faire n’importe quoi. »4, déclare la

narratrice.

Les malaises vécus collectivement dans la cité sont beaucoup moins ressentis,

car partagés, que dans le cadre plus général de la France à laquelle la narratrice

se soustrait.

1 Op. cit, p. 23.

2 L’Énonciation – De la subjectivité dans le langage, op. cit, p. 46.

3 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 77.

4 Ibid, p.76.

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2.1.1.2.- Analyse des pronoms personnels dans Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag :

Dans le discours d’Amar, la représentation du « je » est plus que significative

dans la perception de soi face à l’« Autre ». Le « je » confine le personnage-

narrateur dans la solitude, dans l’isolement ; à tel point qu’il se considère dans

la position d’un otage. Il dit :

« Je suis bien un de ceux que la France a « pris » dans son piège à

intégration »1.

Le déictique « vous », quant à lui, met en opposition le « je » avec les

représentants du pouvoir, de l’Autorité et des forces de l’ordre.

« Moi j’ai le droit de rouler à mobylette dans le parc pour empêcher des gens

comme vous de rouler à vélo dans ce parc après 12H »2

lui rappelle le gardien de parc. Le « vous », incluant le personnage-narrateur

aux membres de la communauté beure, acquiert ici une valeur de stigmatisation

collective.

Ce « vous » utilisé par le clochard rencontré à la gare place, par ailleurs, le

personnage-narrateur dans la classe économique, et non ethnique, des Français,

« des bourgeois au cœur séché »3, note le vagabond. La perception de

l’intellectuel comme élément d’une bourgeoisie honnie et insensible, inverse les

rôles et accentue les barrières de la différence sociale. Celui qui est censé être le

«Même» occupe désormais la place de l’«Autre ».

1 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit., p. 93.

2 Ibid, p. 19.

3 Ibid, p. 27.

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« Môssieur est un chercheur en sciences sociales et humaines […] sale

bourgeois ! Oui, vous êtes tous des enculés de bourgeois ! Le pognon vous a

séché le cœur, même aux Arabes ! »1.

L’ascension sociale et l’accès à un statut élevé sont donc perçus comme

synonymes d’abandon du clan et de traîrise. La réussite est donc négativement

appréciée par l’entourage des personnages-narrateurs des romans considérés.

C’est comme si la communauté beure voulait se complaire dans sa pauvreté et

dans sa marginalisation.

La distinction faite par l’« Autre-semblable » comprend également le pronom

personnel « nous » qui isole volontairement le « tu » dans une case de

« traître ». Le personnage-narrateur, du fait de son ascension sociale, est rejeté

par les membres de sa communauté. « Viens pas nous raconter des conneries, à

NOUS »2 lui déclare un de ses membres. Cela va dans la même logique du

personnage-narrateur qui, lui-même, exprime sa satisfaction de son

appartenance à l’Europe. « L’Europe nous rendra encore mille fois plus

robustes et armés contre l’arbitraire et l’aléatoire »3.

Deux catégories émergent de cette analyse : Un « nous » complice, solidaire et

en situation de dépendance et de nécessité, qui se met face à un « tu » différent,

traître et isolé.

Pourtant, ce même déictique, « nous », possède une valeur inclusive dans la

bouche du Sergent Zoubir rencontré dans le désert Algérien. Celui-ci n’hésite

pas à inclure Amar dans sa classe, celle des « Lyonnais » qui est opposée à celle

des Algériens d’Algérie. Il lui dit :

1 Idem.

2 Ibid, p. 55.

3 Ibis, p. 122.

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« Nous on est de Lyon, on connait pas, il faut faire gaffe »1.

Le point de vue de sergent Zoubir implique le personnage-narrateur dans le

groupe d’Arabes auquel celui-ci ne s’identifie pas forcément. Par cette stratégie,

le sergent tente d’éloigner Amar de la communauté française et de faire valoir

son appartenance ethnique.

Par le biais du déictique « on », il y a une mise en place d’un processus de

distanciation dans le rapport mère/fils. « Elle a à présent des griffures d’ongles

sur les joues. On dirait un apparat de guerre apache. »2, affirme Amar.

Par ce même déictique, Amar se fond à un moment donné, mais dans une

attitude défensive, avec le groupe qui le rejette. « On ne peut jamais savoir avec

ces hommes d’acier au regard masqué »3, note-t-il. Le « on » ici implique et le

personnage-narrateur et les membres de sa communauté.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, le personnage-

narrateur rejoint son clan uniquement dans les moments d’exception, c'est-à-

dire dans un espace étranger ou lorsqu’il ressent un sentiment particulier

d’impuissance.

2.1.1.3.- Analyse des pronoms personnels dans Little big bougnoule de N.

Boudjedia :

Dans le discours du personnage-narrateur de Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia, la représentation que peut avoir le « je » dans l’espace où dans

l’auto-valorisation face à l’« Autre » est intéressante dans la mesure où elle

possède deux valeurs :

1 Ibid, p.128.

2 Ibid, p.7.

3 Ibid, p. 07.

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*La première dit le déphasage par rapport à un groupe social déterminé et

proclame l’individualité du personnage-principal et son unicité.

Ceci s’exprime par le biais d’un discours révélant la volonté du personnage-

narrateur à dire sa non-appartenance au groupe auquel il est censé appartenir.

Dans la phrase :

« je les entendais employer des mots tels que « bled », « fellouze », « gégène »,

termes dont ils me croyaient ignorant »1,

l’anaphorie « ils » met à distance le « je ». Celui-ci est autovalorisé face à

l’objet de son observation qui est la communauté beure. Dans l’exemple

suivant, cette dernière apparait, par le biais du démonstratif « ces » ainsi que par

le biais de la métaphore, rabaissée et dénigrée :

« j’observais ces oiseaux migrateurs, ces rampants pris dans les filets

administratifs ; les rats triés d’un côté et les rapatriés de l’autre. »2.

Il y a donc là une volonté de manifester la singularité du « je » par rapport au

groupe d’appartenance qui est caricaturé.

*La deuxième valeur du « je » se manifeste dans la multifonctionnalité du

« Nous » où le « je » est bien présent. Les deux déictiques de personnes

possèdent les valeurs suivantes :

-Un premier « Nous » qui rassemble le « je » et sa « communauté » dans

l’extranéité. Pour cela, nous faisons référence à la citation suivante :

« certains ne me reconnaissaient plus, d’autres détournaient le regard,

embarrassés par les kilomètres d’existence qui nous séparaient […] Nous

étions devenus des étrangers les uns aux autres. »3.

1 Op. cit, p. 28.

2 Ibid, p. 32.

3 BOUDJEDIA, Little big bougnoule, op. cit., p. 97.

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239

-un deuxième « Nous » qui intègre impérativement le personnage-narrateur dans

la classe des immigrés par le biais de Hadj Youcef.

Ce dernier tente de montrer que son compagnon de voyage est là pour

sauvegarder l’identité initiale contre l’envahisseur français qui risque de le

dépersonnaliser, lui et ses semblables. La fidélité à la culture d’origine

demeurerait la fierté de l’individu qui ne veut pas céder à la tentation de

l’Assimilation. Nous relevons ses propos:

«Lorsque le vent te fouettera et que son souffle te fera courber l’échine, rampe

jusqu’à dominer la plus haute barkhane. Tu t’y tiendras enfin debout et tu lui

ouvriras les bras pour l’empêcher de t’emporter, de nous emporter, de tout

emporter. Nos morts te tiendront pour que jamais tu ne ploies. »1.

Le pronom personnel « on », quant à lui, renvoie à une catégorie représentative

de l’État français qui est caractérisée par son ingratitude et son mépris envers

les membres de la communauté maghrébine qui est astreinte aux tâches les plus

viles. C’est avec une ironie mordante que le personnage-narrateur raconte la

mascarade du départ à la retraite :

«il était fier de ce mémorable moment, ces quinze secondes de poignée de main

pendant lesquelles on l’avait considéré comme un vrai citoyen. On l’avait

félicité d’avoir torché le séant des Parisiens pendant plus de quarante ans, sans

broncher, après une blessure de la seconde guerre qui se réveillait encore les

jours de pluie. »2.

1 Ibid, p. 167.

2 Ibid, p. 22.

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240

Tableau récapitulatif :

Du rêve pour

les oufs de F.

Guène

Little big

bougnoule

de N.

Boudjedia

Quand on est

mort c’est

pour toute la

vie de A.

Begag

Le « je » Isolement,

individualité,

autoexclusion,

sauf avec ses

semblables

Isolement,

individualité,

autoexclusion

du

personnage-

principal qui

observe en

étranger la

communauté

beure.

Isolement,

individualité,

autoexclusion,

sauf lorsqu’il

y a

comparaison

avec ceux qui

ont été « pris

par la

France ».

Le

« nous »

Confusion

avec le

groupe qui

partage son

malaise

-Écart par

rapport à la

communauté

beure

-

Incorporation

« forcée »

dans le

groupe

-exclu du

« nous »

représentatif

de la

communauté

beure

-inclu dans

une

communauté

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241

immigré par

Hadj Youssef

suspecte pour

le policier

Le

« on »

Confusion

avec le

groupe qui

partage son

mal être

-Distance vis-

à-vis de la

mère du point

de vue du

personnage-

narrateur.

-rejoint le

groupe beur à

titre

d’exception.

Les points de convergences et les points de divergences entre les romans du

corpus :

Le point commun frappant entre les différents discours reste celui du sentiment

d’isolement vécu par les trois personnages-narrateurs. Contrairement à Amar

dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag qui est rejeté par la

société beure, le personnage principal de Little Big bougnoule de N. Boudjedia

s’extrait volontairement de cette communauté qu’il considère comme une

« survivance consciente d’une époque oubliée »1.

Pourtant ces deux personnages vont être involontairement inclus dans cette

communauté, tantôt par Hadj Youssef dans le cas de Little big bougnoule, tantôt

par les policiers dans le cas de Quand on est mort c’est pour toute la vie.

1 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 11.

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242

Par contre, la narratrice de Du rêve pour les oufs, de F. Guène, s’associe

volontiers à son groupe socioculturel, celui de son quartier et de sa cité. Elle se

positionne dans un « nous » inclusif au même titre que le « on » qui, même

indéfini, renvoie au rapport « je » + « jeunes tout aussi désespérés ».

Si le « On » confond la narratrice Ahlème dans Du rêve pour les oufs avec sa

communauté beure, il provoque un double décalage chez Amar dans Quand on

est mort c’est pour toute la vie. Une première fois avec sa mère et une seconde

fois lorsque le policier le renvoie dans son clan.

Quand à Little big bougnoule de N. Boudjedia, le « on » met sur un piédestal

une certaine classe sociale française au détriment de la classe des immigrés.

Plusieurs points de vue sont alors à relever :

*Celui d’Ahlème qui se sent complètement intégrée dans sa communauté ;

*Celui d’Amar qui se dit être « pris par les Français » et qui ne conçoit son

appartenance à la communauté beure qu’exceptionnellement ;

*Celui de certains sujets beurs qui rejettent tous ceux qui sortent de leur ghetto.

Les cibles sont notamment ceux qui ont réussi ;

*Celui de la Police qui classe tous les descendants de l’immigration dans le

même stéréotype ;

*Celui du sergent Zoubir qui est représentatif de la communauté beure même

s’il a fini par se faire expulser de France. A ses yeux, tous les descendants de

l’immigration –Amar inclus malgré lui- font partie du cercle des Arabes,

forcément rejetés par les Français ;

*Celui du personnage-narrateur de Little big bougnoule qui se considère très

différent des amis et des familles représentatifs de la société beure. La

description qui ouvre son roman en est une bonne illustration ;

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243

*Et celui du Hadj Youssef qui fait du personnage-principal de Little big

bougnoule son héritier. Il le charge de compenser son échec ; lui qui n’a pas su

défendre sa personnalité, sa culture, ses droits et sa fierté.

Nous pouvons récapituler toutes ces conclusions dans le schéma suivant :

Points de vue du « Même » (des personnages-narrateurs)

Points de vue des «Autres »

Ahlème de Du rêve

pour les oufs de F.

Guène :

Parti- pris dans la société

beure.

Amar de Quand on

est mort c’est pour

toute la vie de A.

Begag

Parti-pris dans la

société française

Personnage-principal de

Little big bougnoule de N.

Boudjedia

Intégration dans la société

dominante mais

acculturation du

personnage-narrateur dans

son rapport avec le même.

Dans Du rêve pour

les oufs de F. Guène

La police rejette le

Beur d’une manière

générale

Dans Little big

bougnoule :

Hadj Youcef voit en la

descendance la relève

mais aussi celle à qui

incombe la revanche.

Contre l’analphabétisme,

l’exclusion et la

depossession des droits.

Dans Quand on est mort c’est

pour toute la vie

- Sergent Zoubir : le Beur qui est

rejeté par les Français et qui

s’auto identifie, par réaction, à

l’Arabe.

- L’entourage beur rejette la

réussite du personnage-

narrateur et son intégration.

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244

2.1.2.- Analyse des adjectifs possessifs :

Selon C. Kerbrat-Orecchioni, les adjectifs possessifs « amalgament en surface

un article défini + un pronom personnel en position du complément du nom. »1.

Nous faisons le relevé – non-exhaustif - de ces marques grammaticales dans

chacun des discours narratif des romans retenus.

2.1.2.1.- Analyse des adjectifs possessifs dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène :

Les adjectifs possessifs « ma, mon, nos, notre » manifestent l’appartenance de

la narratrice à un territoire socioculturel précis : celui de la banlieue qui

l’enferme dans sa clôture. Elle dit : « mon quartier »2, « Mon RER »

3, « ma

zone »4 au même titre que ses « frères » à qui elle est intimement liée. «Je vois

mes frères qui, comme moi, ont très froid. »5 déclare-t-elle. En les considérant

comme ses « Frères » de galère, la narratrice affiche sa solidarité avec ses

semblables qui partagent les mêmes malaises au quotidien. Elle dit :

« je suis entourée par tous ces immeubles aux aspects loufoques qui renferment

nos bruits et nos odeurs, notre vie d’ici »6.

Quand un policier demande à Ahlème son passeport, cette dernière riposte :

«commencez par l’ouvrir [le passeport], vous verrez qu’il est bilingue, y a votre

langue dedans »1.

1 Op. cit, p. 45.

2 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op.cit, p. 08.

3 Idem.

4 Ibid, p. 20.

5 Ibid, p.07.

6 Ibid, p. 36.

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245

L’adjectif possessif, dans ce cas, fait que la narratrice s’auto-exclut de la

communauté française. Elle s’écarte de la langue « académique » qu’elle

considère dès lors comme celle de l’« Autre » et non pas la langue partagée. La

démarcation volontaire de la langue du groupe social français exprime une

volonté de rejoindre celle des banlieues et de se l’approprier.

Enfin, l’article possessif « leur » vient conforter cette idée de dissociation-

dislocation entre Ahlème et le pays d’accueil. Dans son propos, le pays

d’accueil n’est autre que celui de la première génération car Ahlème ne se sent

pas concernée par :

« cette drôle de gratitude que le Patron et d’autres messieurs de son âge ont

pour leur pays d’accueil. »2.

2.1.2.2.- Analyse des adjectifs possessifs dans le cas de Quand on est mort

c’est pour toute la vie de A. Begag :

L’emploi des adjectifs possessifs « mon, mien, notre, nos » inscrit le

personnage-narrateur dans une communauté définie. Il affiche une appartenance

à un groupe socioculturel distinct mais proche d’un univers différent de celui

dont sont issus les parents. Le personnage-narrateur déclare : « je rentre chez

moi…Je suis chez moi, à l’abri. »3.

Le possessif est aussi appropriation d’un lieu qui est la France. Le personnage-

narrateur éprouve le besoin, à chaque fois, de rappeler son droit et son dû. Il

s’écrit :

1 Ibid, p. 74.

2 Ibid, p. 87.

3 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, pp. 29-30.

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246

« il y a l’AMBASSADE DE France, pays des droits de l’Homme. Mon

ambassade. Mon ambassadeur que je vais appeler. Mon bien-aimé, mon

sauveur »1.

Cette attitude et cette revendication ne sont pas évidentes dans le quotidien car

le personnage-narrateur doit souvent justifier sa légitimité. La scène

abracadabrante du vélo l’illustre bien. Parlant du policier, il dit : :

«il va me soupçonner de voler mon vélo […] ai-je les papiers qui prouvent

qu’il est bien à moi ?[… ] ce vélo, il est à moi ! »2.

Dans ce roman de A. Begag, la France n’est pas rejetée mais elle rejette. Le

déictique « votre » se dresse comme un rempart entre les « habitants légitimes »

des jardins de France - nous comprenons les Français de souche- et ceux qui

sont « originaires du désert », soit les immigrés et leurs descendance. « Si vous

n’êtes pas contents dans les jardins de France, retournez dans votre désert »3,

s’élève la voix du gardien de la paix.

Les déictiques « leur, son » dans l’énoncé d’Amar servent à désigner ce

démarquage manifesté par le personnage-narrateur dans un moment de colère

par rapport aux représentants du pouvoir français. Dans la phrase : « je hais la

justice, la police, leur intégration et leur Droits de l’Homme »4, le personnage-

narrateur s’extrait du système politique français et des institutions qui le

représentent.

Le relevé des pronoms possessifs contribue fortement à l’élaboration des

représentations que subit le personnage-narrateur dans son lieu d’évolution.

Dans de tels énoncés, l’évaluation est dépendante du personnage-narrateur qui

produit un « effet de subjectivité » pour informer son lecteur du malaise et du

1 Ibid, p. 120.

2 Ibid, p. 28.

3 Ibid, p. 20.

4 Ibid, p.09.

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247

sentiment de rejet, dont il est l’objet au quotidien, dans le discours des

« Autres ».

2.1.2.3.-Analyse des adjectifs possessifs dans Little big bougnoule de N.

Boudjedia :

Le relevé des adjectifs possessifs « mon, mien, nos, notre » sont indicateurs

d’une symbiose avec les lieux et les lois françaises. Des exemples tels que

« fier de payer mes impôts »1, « j’apprends la géographie d’un pays que j’ai

toujours su mien »2, « nos contrées froides de sentiments tactiles »

3,

manifestent une appropriation des lieux français et une adhésion à son sol.

Un décalage apparaît, toutefois, entre le personnage-narrateur et la communauté

beure. Dans la phrase :

« je suis là, engoncé, cerné par mes congénères compatriotes, étranger à leur

vie »4,

le mot « congénère », qui signifie même genre et même espèce, installe un

équilibre qui s’ébranle avec l’utilisation de l’adjectif possessif « leur » qui met

le personnage-narrateur en dehors de ce cercle beur. Ce qui déstabilise cette

appartenance générique, c'est-à-dire tout ce qui a trait au paraître, à la

suffisance, à la servitude et à l’insolence. Ce sont là des valeurs qui sont aux

antipodes de celles portées par le père. A ces « bicopolitains qui partent en

vacances étaler leurs pacotilles de luxe de l’autre côté de la mer »5, le

personnage-narrateur veut « leur hurler dans les oreilles leur soumission à

1 Ibid, p. 16.

2 Ibid, p. 18.

3 Ibid, p. 42.

4 Ibid, p. 15.

5 Idem.

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248

l’étoile du destin »1 par peur qu’ils ne deviennent « à leur tour des pères à

l’image de leurs pères. »2.

Ces « bicopolitains », tels qu’ils sont désignés par le personnage-narrateur,

manifestent à leur tour leur rejet de ce « baltringue » instruit et ayant une

situation professionnelle enviable. La mise à l’écart de ce « traître » se

manifeste alors par les adjectifs possessifs – « ton », « tes » qui agissent comme

des facteurs de stigmatisation dans les phrases suivantes : « retourne à tes

études n ‘spèce de baltringue ! »3 et « tu dois palper avec ton taff ! »

4.

Enfin, l’adjectif possessif « mien » confère à la phrase « le pays que j’ai

toujours su mien » une certaine certitude qui va jouer comme un catalyseur

dans l’aventure qui sera entreprise dans la terre mère.

Tableau récapitulatif :

Du rêve pour

les oufs de F.

Guène

Quand on est

mort c’est

pour toute la

vie de A.

Begag

Little big

bougnoule de

N. Boudjedia

Mon /

mien

Appropriation

des lieux

Appropriation

des lieux et

des objets

Appropriation

des lieux sans

la communauté

beure.

Nos/Notre (Moi +

communauté

Considération

de

(Moi + les

Français)

1 Ibid, p. 16.

2 Ibid, p. 95.

3 Idem.

4 Ibid, p. 96.

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249

beure) avons

le même

territoire (la

cité)

Amar comme

l’un des

ressortissants

Français

Appropriation

de la France

comme lieu

d’appartenance.

Vos/

Votre/ta/

Ton

Distance

volontaire par

rapport à la

langue de l’

«Autre » et

donc de la

culture

française

Rejet de la

part de

l’« Autre », le

« vous »

implique le

Personnage-

narrateur +

communauté

beure.

Le personnage-

narrateur est

rejeté de la

communauté

beure sur

laquelle il porte

un regard

décalé.

Leur Distance par

rapport au

pays

d’origine.

Distance

volontaire par

rapport à la

France

uniquement

dans un

moment de

colère.

Distance

manifeste de la

communauté

beure.

Plusieurs représentations apparaissent:

*La représentation de l’espace à travers l’emploi des adjectifs possessifs « ma,

mon, nos, notre » laisse apparaître une appropriation de l’espace français dans

les trois discours.

*La distance volontaire prise vis-à-vis de la communauté beure par le

personnage-narrateur de Little big bougnoule de N. Boudjedia ainsi que par

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250

celui de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, sauf exception

qui est le ras le bol d’Amar).

*La distance volontaire vis-à-vis de la culture et de la langue française dans Du

rêve pour les oufs de F. Guène mais adhésion totale à celles de la cité.

*Le rejet de l’ «Autre » -le Français- vis-à-vis du « Même » qui est le

personnage-narrateur de Quand on est mort c’est pour toute la vie à qui on colle

le désert comme propriété obligatoire. Il dit :

« Décidément, ce désert restera collé à ma peau toute ma vie, même si je ne l’ai

jamais connu. »1.

Ces représentations peuvent être schématisées de la manière suivante :

Points de vue du « Même » (personnages-narrateurs)

1 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 20.

Appropriation de

l’espace Français :

-La cité dans le cas

d’Ahlème dans Du rêve

pour les oufs

-La France comme pays

et Etat dans le cas de

Little Big bougnoule.

-Volonté de Amar, dans

Quand on est mort c’est

pour toute la vie, à être

considéré comme

citoyen français à part

entière par

l’Ambassade de France.

Distance vis-

à-vis du pays

d’origine :

-Cas d’Ahlème

dans Du rêve pour

les oufs

-Cas de Amar

dans Quand on est

mort c’est pour

toute la vie

Distance

vis-à-vis de la

communauté

beure :

-Cas de Amar

de Quand on

est mort c’est

pour toute la

vie.

-Cas du

personnage-

narrateur de

Little big

bougnoule

Désappropriatio

n de la culture

française :

-A travers la langue

dans le cas de Du

rêve pour les oufs

-Des valeurs

françaises suite à un

sentiment d’injustice,

mais provisoire, dans

Quand on est mort

c’est pour toute la vie

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251

Points de vue des «Autres »

2.2.- Les modalités subjectives comme forme d’implication émotionnelle :

La modalité se définit, selon D. Maingueneau, comme :

« la marque donnée par le sujet à son énoncé ; en fait il faut préciser qu’il

s’agit plutôt de l’adhésion du locuteur à son propre discours : adhésion très

soulignée, ou non, en baisse ou non.»1.

Il existe une variété de modalités qui permettent au personnage-énonciateur de

nuancer l’assertion de son énoncé, d’émettre un jugement subjectif à son propos

ou encore de se situer par rapport à l’«Autre ». Parmi elles, il y a les adjectifs

axiologiques et les verbes d’émotion que nous allons analyser.

1 Initiation aux méthodes de l’analyse du discours, Paris, Hachette, 1976, p. 99.

L’Entourage de la

cité :

Amies, voisins, pairs,

vieux et jeunes etc, tous les

personnages relatifs à la

cité semblent fonctionner

en parfaite harmonie avec

Ahlème, dans Du rêve pur

les oufs.

L’Entourage Français :

« Confiscation » de

l’espace français et renvoi

des personnage-narrateurs

au pays d’origine dans

Quand on est mort c’est

pour toute la vie

L’Entourage beur :

Rejet et différence

par rapport aux deux

personnages personnage-

narrateur dans Little big

bougnoule et Quand on

est mort c’est pour toute

la vie.

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252

L’axiologisation consiste, pour le personnage-narrateur, à émettre des

jugements de valeur sur le référent d’après les axes bon/mauvais, bien/mal ou

péjoratif/mélioratif. Notre analyse devrait, à cet effet, s’appuyer sur certaines

parties du discours marquées stylistiquement d’un trait subjectif particulier tel

que les adjectifs qualificatifs qui, en tant que catégories grammaticales, peuvent

selon le contexte, être affectées d’un trait évaluatif de type axiologique.

Dans cette partie du travail, nous ferons donc l’analyse des adjectifs

qualificatifs de chacun des romans concernés, avant de passer à l’étude des

verbes d’émotion.

2.2.1.-Analyse des adjectifs qualificatifs :

Selon la théorie de C. Kerbrat Orecchioni, il est évident que :

« toute unité lexicale, est en un sens, subjective, puisque les « mots » de la

langue ne sont jamais que des symboles substitutifs ou interprétatifs des

« choses ». »1.

Selon ce critique, la langue propose au locuteur, et donc au personnage prenant

en charge le discours, le choix entre deux types de formulation : la formulation

objective qui s’efforce de gommer toute trace de l’existence de l’énonciateur et

la subjective qui permet à l’énonciateur de se dire explicitement la source de

l’assertion.

Par le biais de l’analyse des romans suscités, nous tentons de cerner la

perception et l’effet que font les personnages-narrateurs de leurs questions

d’intégration ou de non-intégration à la société française et d’adhésion ou de

mise à distance de leur terre d’origine. Cette perception est forcément empreinte

d’une certaine intentionnalité de la part des personnages-narrateurs qui utilisent

des adjectifs affectifs et/ou évaluatifs. Les premiers :

1 L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Paris, A. Colin, 1980, p. 70.

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253

« énoncent, en même temps qu’une propriété de l’objet qu’ils déterminent, une

réaction émotionnelle du sujet parlant en face de cet objet. Dans la mesure où

ils impliquent un engagement affectif de l’énonciateur, où ils manifestent sa

présence au sein de l’énoncé, ils sont énonciatifs. »1.

Les seconds permettent de poser le problème de :

« ces termes péjoratifs (dévalorisants)/ mélioratifs (laudatifs/valorisants) que

nous appelons axiologiques »2.

L’analyse des adjectifs affectifs dans les énoncés considérés met en évidence ce

qui relève de la sensibilité émotionnelle des personnages-narrateurs vis-à-vis de

tout ce qui est susceptible d’influencer le processus d’élaboration des

représentations. C’est ce que nous allons montrer dans chacun des romans

étudiés.

2.2.1.1.-Analyse des adjectifs qualificatifs dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène :

Il faut dire que le discours de la narratrice dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène est truffé d’adjectifs « axiologiques ». Leur utilisation :

« implique une double norme : interne à la classe de l’objet support. Interne au

sujet d’énonciation et relative à ses systèmes d’évaluation […]. Le

fonctionnement axiologique est donc de ce point de vue analogue à celui des

autres évaluatifs »3,

pour reprendre l’expression de C. Kerbrat-Orecchioni.

1 MAINGUENEAU, D., Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 1996, p. 78.

2 Ibid, p. 73.

3 KERBRAT ORECCHIONI C. cp. cit, p. 91.

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254

Ils manifestent clairement la position de la narratrice par rapport à « ses » deux

pays d’appartenance et présentent une forme d’arguments dont se sert celle-ci

afin de justifier une position exprimée par le biais de son énoncé évaluatif.

Sentiment d’adhésion à

la France

Sentiment de rejet

par rapport à la

France

Nostalgie du

pays d’origine

- « Arrivée à Yvry, ça a

été le

choc de la grande liberté,

l’air frais. » p. 57.

- « ils disent qu’ils sont

français et que leur vie est

ici. » pp. 172-173.

- « tes enfants

franssaouis » p. 173.

-« je craignais que la

France

m’ait tamponnée au point

de me

sentir encore plus

étrangère là-

bas (en Algérie) »p. 195.

- « Les cousins […] ne

- « …ils aimeraient

être invisibles… » p.

7.

- « je ne suis pas

française… » p. 12.

- « ma vie est un

échec… »p.12.

- « je me sens

étouffée… » p. 19.

- « […] ils sont tous

malades, contaminés

par la tristesse. » p.

20.

- « […] dans ma zone

où il fait plus froid

encore. » p.20.

- « C’est vrai que

c’est triste… » p. 20.

-« j’ai quitté mon

pays,

laissant derrière

moi toute une partie

de ma vie. […]» p.

159.

- « j’ai remué dans

leur

esprit quelques

chose de

très délicat parce

que les deux vieux

se sont lancés

dans un grand

dialogue

nostalgique. » p.

172.

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255

parlent que de leur

nouvelle patrie. » p.200.

- « Même si la France

n’est pas ce qu’ils croient,

on n’y est pas mal. »

p.201.

- « j’espère que [Fouèd]

comprend que sa vie n’est

pas au bled » p. 205.

- « […] le village est en

fête

parce qu’un morceau de

France lui rend visite. »

p. 196.

- « je suis entourée

par tous ces

immeubles aux

aspects loufoques qui

renferment nos bruits

et nos odeurs, notre

vie ici. » p. 36.

- « rentrer à la maison

sale et épuisé, les

mains ruinées et le

dos brisé par

l’effort. »p. 41.

- « terre de froid et de

mépris… » p. 60

- « presque

française. » p.61.

-« Un parfait modèle

d’intégration…il ne

manque

à la panoplie que ce

stupide bout de papier

bleu ciel plastifié et

tamponné avec amour

et bon goût, la

fameuse frensh

touch. » p.61.

-« j’en ai marre d’être

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256

une

étrangère. » p. 62.

-« les flics nous gèrent

comme si nous étions

des animaux » p. 62.

- « les connasses,

derrière cette putain

de vitre qui les

maintient loin de nos

réalités, nous parlent

comme à des

demeurés » p. 62.

- « je suis revenue le

lendemain matin,

vaincue, les yeux au

sol… » p. 64.

- « des échos

inquiétants de guet-

apens comme en

temps de guerre » p.

64.

-« chaises dures et

inconfortables de la

préfecture […] siège

éjectable » p. 64.

- « citoyennes

modèles lèche-culs du

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257

système… » p. 74.

- « Mon pauvre père

semble épuisé, […]

crevé aussi d’avoir

mené ce tango

tumultueux

avec« Franssa »

pendant presque

quarante ans. » p. 88.

- « plus jamais je veux

que tu fréquentes un

Noir, sans papiers,

musulman, orphelin,

au chômage, avec un

casier judiciaire ! »p.

118.

- « Tu crois que j’en

ai pas marre de te

voir tafer comme une

chienne ? Toujours en

train de courir

pour gratter de

l’argent par-ci par-

là…» p. 132.

- « Nous marchons à

cloche-pied dans ce

bled, car on doit se

faire discrets, on n’est

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258

pas nés là.» p. 144.

- « j’ai réalisé que ça

serait vraiment

dur… » p. 159.

- « Une vie de chien

errant »p. 169.

Les adjectifs subjectifs, de type évaluatif, permettent de poser le problème de

« ces termes péjoratifs (dévalorisants) / mélioratifs (laudatifs/valorisants) que

nous appelons axiologiques »1. Il faut dire que le discours de la narratrice dans

Du rêve pour les oufs de F. Guène est truffé de ces adjectifs « axiologiques ».

La représentation défavorable de la France découle directement d’une

perspective inquiétante d’un lendemain incertain. Les adjectifs affectifs

comme : « étouffée, oppressée, invisibles, malade, triste, épuisé, ruiné, brisé,

étranger, vaincue, orphelin, éjectable, discret et errants » marquent à la fois la

précarité de la situation, l’oppression physique et morale et une représentation

négative de soi et des semblables.

Toutefois, cette vision de la France n’est pas totalement négative, même si elle

reste dominante. La narratrice, par le biais de certaines évaluations énonciativo-

axiologiques, exprime une vision positive timide du pays qui l’accueille. Elle

déclare que sa vie « n’est pas au bled » et se dit « tamponnée » par le cachet

français où elle n’y « est pas si mal » en fin de compte.

1 MAINGUENEAU D., Les termes clés de l’analyse du discours, op. cit., p. 73.

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259

L’effet négatif qui semble entourer le lieu d’appartenance, de par l’existence

des adjectifs péjoratifs suivants : « difficile, loin, perdu, égaré, paumée », fait

naître un sentiment de nostalgie chez la narratrice vis-à-vis de son pays

d’origine. Le rapport qu’entretient celle-ci avec le pays de ses parents reste

toutefois flou du fait de la rareté des adjectifs qui s’y réfèrent. Le discours

d’Ahlème manifeste un attachement intrinsèque des qualifiants suivants :

« spéciale, chaud, nostalgique ». Ce sont là des adjectifs axiologiques qui

peuvent témoigner d’une certaine affection par laquelle la narratrice reconnaît

son attachement au pays des parents sans s’en exclure. Elle dit d’ailleurs : « je

promets de revenir très prochainement pour ne pas oublier. »1.

Le relevé des axiologiques permet ainsi d’intercepter les jugements de valeur,

positifs ou négatifs, du discours des personnages-narrateurs. Ils portent en eux-

mêmes le système de représentations dont nous cherchons à déterminer les

facteurs qui ont contribué à sa construction. C’est l’objectif que nous gardons à

l’esprit tout au long de notre analyse ; c'est-à-dire détecter les facteurs

susceptibles d’inscrire les personnages-narrateurs, à travers leur discours, dans

un lieu social déterminé. Ce que nous tentons de faire dans les romans suivants,

à savoir Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag et Little Big

Bougnoule de N. Boudjedia.

2.2.1.2.-Analyse des adjectifs qualificatifs dans Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag :

Les adjectifs à connotation appréciative qui parsèment le discours d’Amar ne

sont pas aussi nombreux que les adjectifs à connotation dépréciative utilisés tant

dans toute la description de soi que dans celle du pays. Le tableau ci-dessous en

est une bonne illustration.

1 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 208.

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260

Sentiment

d’adhésion à la

société française

Sentiment de

malaise par

rapport à la société

française

Discours du pays

d’origine

- « un écrivain

intégré… » p. 56.

- « Ne suis-je pas

devenu le gaulois

soyeux ? » p.63.

- « Mes résistances

de riche lyonnais

sensible et soyeux »

p. 83.

-« des pauvres

d’ici… » p.05.

-« …le soleil

brutal » P.05.

- « des hurlements

si profonds » p.06.

-« chacun se sentait

lui-même

assassiné » p.06.

-« le regard du

CRS, impassible

[…] hommes

d’acier au regard

masqué. » p.07.

-« lascars des allées

sombres… » p.07.

- « on dirait des

apparats de guerre

apache » p.07.

-« ce rêve vicieux »

p.08.

-« comme un

-« cela me ferait le

plus grand bien, un

peu d’air vrai »

p.14.

-« le rêve de mon

retour triomphal au

pays […] c’était là

ma vraie place. »

p.15.

- « ce désert restera

collé à ma peau

toute ma vie » p.20.

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261

hérisson barricadé

en lui, toutes épines

dehors. » p.10.

-« je suis inutile… »

p.10.

-« des histoires

embrouillées de la

sécurité sociale […]

et tant d’autres

voleurs

d’argent »p.12.

-« mes maigres

certitudes… » p.14.

-« je suis épuisé

[…], pétrifié par un

sentiment désespéré

de solitude » p.15.

- « mais je me

retrouvais

affreusement seul, à

Lyon » p.15.

-« des masques de

Chirac et de

Mitterrand me

menacent d’un air

très sérieux, un air

de dépositaires

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262

légitimes de la

Déclaration des

Droits de l’Homme»

p.32.

-« c’est triste et

désert » p.36.

-« je me suis enfui

de la maison des

jeunes, tout seul,

vieilli […] pleurant

des larmes » p.56.

Dans la représentation de soi, nous relevons les adjectifs suivants : « seul,

vieilli, fatigué, épuisé, pétrifié, désespéré, inutile, barricadé et assassiné ». Ce

relevé donne à lire les différents états d’âme du personnage-narrateur qui sont

attachés à la solitude, à la lassitude, à la crainte et à l’impuissance.

La représentation de l’espace français, quant à elle, est exprimée par les

adjectifs suivants : « triste, désert, liquéfié, embrouillé, sombre et brutal ».

Celui-ci donne donc une impression d’obscurité, de sauvagerie et de solitude

qui s’oppose, paradoxalement, à une France que ce même personnage traverse

avec « plaisir » « pour flâner devant les péniches et les pêcheurs »1. Les

adjectifs appartiennent à un registre différent qui dit une véritable envie de

démontrer son appartenance et sa fusion avec la France.Le personnage-narrateur

se dit alors : « Intégré, gaulois, soyeux, riche». Deux sentiments contradictoires

animent Amar : celui qui exprime une réelle volonté d’appartenir à la France et

celui d’une apparente appréhension au regard et au contact de cet espace.

1 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 18.

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263

2.2.1.3.-Analyse des adjectifs qualificatifs dans Little big bougnoule de N.

Boudjedia :

Nous avons dit que les adjectifs axiologiques permettent de montrer le degré

d’implication émotionnelle des personnages-narrateurs dans leur discours et de

voir, surtout, dans quelle mesure ils envisagent une thématique majeure, à

savoir leur position vis-à-vis de leur pays d’accueil.

Dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, le personnage-narrateur est

également partagé entre deux sentiments : Le malaise et l’harmonie. Les

représentations de la France sont tantôt favorables, tantôt défavorables.

Dans son discours, nous relevons :

Sentiment

d’adhésion

Sentiment de malaise Référence au pays

d’origine

-« je suis bien vêtu,

distant,

occidental… » p.16.

-« moi, je suis trop

fier de payer mes

impôts » p.16.

-« j’étais un petit

Kabyle

occidental… » p.20.

-« j’étais bel et bien

intégré, assimilé,

avalé et digéré. Mes

gestes, mon regard

-« œil inquisiteur et

dédaigneux des képis

frontaliers. » p. 11.

-« une image saumâtre

d’anachronisme » p.11.

-« une intégration

susurrée, jamais

assumée ni

revendiquée » p.11.

-« crade mais

pittoresque » p.12.

« fausse femme libérée

-« reliquats d’étoffes

sorties des huiles

orientalistes,

survivance

inconsciente d’une

époque oubliée… »

p.11.

-« immense drapeau

algérien jamais

glorifié autrement

qu’à travers les

retransmissions

satellites et

footballistique »

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264

assuré, ma

démarche rectiligne

avaient l’habitus du

parfait occidental. »

p.32.

-« j’étais ici,

formaté, standards,

conforme aux

normes

européennes. »

p.32.

assise aux côtés de

parents dépassés »

p.14.

-« je suis engoncé,

cerné par mes

congénères

compatriotes… » p.14.

-« […] l’effet d’être

sans cesse chassés,

refoulés, à jamais

déguisés en voyageurs

à la destination finale »

p.16.

-« l’incompréhensible

envie de fuir » p.16.

-« je suis un fuyard

qu’aucune police ne

traque » p.16.

-« cette France qu’il

n’avait guère sue que

coloniale et

indifférente… » p.21.

-« ces quinze secondes

[…] pendant lesquelles

on l’avait considéré

comme un vrai

p.14.

-« j’étais toujours

resté insensible à ce

qu’on me disait du

fonctionnement […]

de nos villages. »

p.20.

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265

citoyen » p.22.

-« les barrages

installés […] ; on n’y

capturait que des

animaux africains. »

p.31.

La première liste des axiologiques marque une harmonie manifeste avec la

société française. Cette cohérence, contrairement à ce qu’il apparait, n’est pas

assumée. L’adjectif « intégré », bien qu’il soit positif en lui-même, perd cette

valeur effective par la série d’adjectifs qui suivent dans cette citation: « je suis

bel et bien intégré, assimilé, avalé et digéré ».

L’Intégration, avions-nous vu, n’a pas le même sens qu’Assimilation. La

première est, rappelons-le, le fait de se fondre dans la communauté dominante

et de s’adapter complètement au mode de vie et à la culture du pays d’accueil

sans tenir compte de celle de son appartenance. La seconde est un processus qui

suscite la participation active à la société d’accueil de citoyens ethniquement

différents tout en préservant leurs spécificités culturelles, sociales et morales.

De ce fait, la succession des adjectifs « assimilé, digéré, avalé » faussent le sens

donné initialement à « bel et bien intégré ». L’emploi des adjectifs axiologiques

expriment un jugement de valeur, même inconscient, qui révèle le dit et le non-

dit dans les discours.

Aussi le personnage-narrateur a-t-il recours à des « évaluatifs axiologiques »

péjoratifs qui expriment clairement un point de vue négatif vis-à-vis de son

statut social en France et celui des membres de sa communauté. Entre une

France « coloniale, indifférente » et une «intégration susurrée, ni assumée ni

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266

revendiquée», il y a l’« incompréhensible envie de fuir ». Ces adjectifs

témoignent d’un malaise existentiel par le biais desquels le personnage-

narrateur dénonce certaines tares de la communauté française sans pour autant

s’en exclure.

Quant aux axiologiques relatifs au pays d’origine, ils expriment une

représentation dépassée de l’Algérie telle qu’elle est pensée en pays d’accueil.

Celle-ci apparaît comme un pays « orientalisé, oublié, jamais glorifié1 » du

point de vue du personnage-narrateur. Cet énoncé exprime une certaine

déception quant au statut du pays d’origine qui est resté figé dans une image

dépassée et sans lustre particulier par rapport à ses « enfants ». Le paradoxe est

à lire dans cette volonté d’aller –ou plutôt de fuir- vers ce même pays par

rapport auquel on se dit « insensible ».

2.2.2.- Analyse des verbes d’émotion :

Les verbes d’émotion, qui sont à la fois affectifs et axiologiques, permettent aux

personnages-narrateurs de formuler leurs positions par rapport aux espaces qui

les préoccupent. Ils impliquent ainsi un jugement personnel fondé sur le vécu et

l’expérience de ces personnages-narrateurs qui expriment leur point de vue et

manifestent une opinion personnelle. Cette dernière va nous aider à percer le

sens, qui n’est pas toujours aussi explicite, de leur discours.

Afin de déterminer la voie que donne chaque personnage-narrateur à son

discours, un relevé de certains verbes d’émotion dans chaque roman nous a

semblé nécessaire.

1 L’Algérie est un pays « jamais glorifié » par la troisième génération de l’émigration sinon « à

travers les retransmissions satellites et footballistiques » écrit le personnage-narrateur de Little big

bougnoule de N. Boudjedia, op. cit, p. 14.

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267

2.2.2.1.- Analyse des verbes d’émotion dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène:

Dans le discours d’Ahlème, personnage-narrateur de Du rêve pour les oufs de F.

Guène, nous avons procédé au relevé suivant :

Verbes relatant un sentiment de

rejet/malaise

Verbes relatant un sentiment

d’attachement

-« ils aimeraient être invisibles, être

ailleurs. » p.07.

-« je me sens toujours mal à l’aise »

p.31.

-« on m’oppresse » p.19.

-« il manque d’air ce RER » p.19.

-« je me sens étouffée » p.19.

-« ça me fait mal au cœur… » p.30.

-« je ne sais même pas pourquoi ça

m’étonne encore d’être dans ce

genre de situations. C’est ma

destinée » p.46.

-« j’aspire à mieux, mais il faut bien

vivre » p.48.

-« j’aurais voulu me cacher. […]

j’étais OK pour la burka » p.54.

-« j’en ai marre d’être étrangère »

-« on pense un jour que ce sera

mieux » p.20.

-« j’envie les enfants de cette

maison » p.21.

-« je suis fascinée de la voir

[tantie Mariatou] » p. 21.

-« cette femme est ce que je

voudrais devenir un jour » p. 21.

-« j’adore que Tantie me raconte

ses histoires de couples… » p. 55.

-« elle m’a toujours consolée […]

encouragée à prendre confiance

en moi et poussée à devenir plus

féminine » p. 55.

-« me sentant heureuse je me dis

que ça ne dure jamais longtemps

mais c’est bien bon quand ça

arrive » p. 67.

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268

p.62.

-« je me rappelle un jour où j’ai

carrément craqué […] aussi je me

sentais sur les nerfs (…] j’ai donc

très mal supporté le mépris de cette

vieille […] j’ai juste gueulé comme

une pauvre conne » P .63.

- « il était très content, car il

croyait régulariser enfin sa

situation mais c’était un piège. » p.

64.

-« j’ai détesté l’approche de cette

pauvre femme… » p. 69.

-« elle m’agace à téléphoner sans

cesse… » p. 68.

- « je la ferme. Je n’ai aucune envie

de passer mon après-midi au poste

[chez] les keufs… » P.75.

- « ça m’a toujours étonnée cette

drôle de gratitude que le Patron et

d’autres Messieurs de son âge ont

pour leur pays d’accueil. » p. 87.

-« je me prends à rêver …je kiffe

…mon cœur s’emballe » p. 67.

-« je rêve à une vie meilleure » p.

87.

-« oui, je m’emballe et alors ?

j’ai pas le droit pour une fois ? »

p. 96.

-« Barbès. J’adore cet endroit. »

p. 171.

Le relevé de ces verbes d’émotion laisse apparaître trois catégories de

sentiments :

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269

*L’oppression et la haine qui se lisent dans les verbes tels que « oppresser,

étouffer, cacher, détester, obliger, envier, etc. » ;

*L’indignation et la colère qui se lisent dans des verbes tels que « étonner,

craquer, gueuler, mal supporter, etc. » ;

*L’espoir et le rêve perceptibles à travers les verbes tels que « rêver, espérer,

vouloir, penser, kiffer, s’emballer, encourager, pousser, etc. ».

La majorité des verbes expriment, toutefois et dans la plus grande partie du

discours, un sentiment d’hostilité et de répulsion vis-à-vis d’une vie « imposée »

dans le quotidien.

La vie pauvre et précaire d’Ahlème contribue à croître ce sentiment de

répulsion vis-à-vis de l’État [représenté par ses institutions nationales comme la

police, la préfecture ou l’école, comme nous l’avons vu précédemment] qui

semble être en décalage par rapport aux attentes de la narratrice.

La France qui apparait dans un premier temps injuste et raciste, laisse entendre

à la jeune fille qu’elle est une intruse. Celle-ci dit justement qu’elle ne « vit pas

au bon endroit » et rappelle à son frère qu’ « ils ne sont pas nés là ». La misère

vécue en France, du fait du chômage, est une raison supplémentaire de la

stigmatisation du pays d’accueil qui a sa responsabilité dans l’éclosion de tous

les vices : « cigarette, alcool, drogue… ».

Mais cette animosité laisse place à l’espoir de « rêver, [de s’] emballer, [de]

devenir », d’« adorer, fasciner, envier » et, de la part de l’entourage de la cité,

de « consoler, pousser, encourager». A côté des verbes d’émotion utilisés, il y a

également le mode de conjugaison qui est plus que significatif. Le recours au

conditionnel présent dans : « cette femme est ce que je voudrais devenir un

jour » ou « je serais ravie de lire un peu de motivation sur son visage », par

exemple, désigne une auto-projection dans un projet incertain, soumis à

plusieurs conditions.

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270

2.2.2.2.- Analyse des verbes d’émotion dans Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag :

Les verbes de sentiments à la fois affectifs et axiologiques donnent au discours

d’Amar deux orientations dont l’une est plus marquée que l’autre. En effet, les

verbes d’attachement au pays d’accueil sont beaucoup moins nombreux que

ceux qui expriment un sentiment de « menace, de peur, de crainte et de haine ».

Nous avons fait à ce propos un relevé, non exhaustif mais révélateur :

Verbes exprimant un sentiment

de rejet/ de malaise

Verbes exprimant un sentiment

d’attachement

- « j’aimerais la prendre dans

mes bras pour la consoler » p.06.

-« j’ai craint qu’elles

n’expulsent leurs boyaux au

milieu de la cour des Droits de

l’Homme de ce pays. » p.06.

-« j’aurais souhaité que cette

mort frappe quelqu’un

d’autres… » p.07.

-«il faut que je me réinvente une

vie… » p. 09.

-« je hais la justice… » p.09.

- « je m’enferme… » p.10.

- « j’ai échappé à tout cela et

on m’en a souvent voulu »

p.15

- « [l’]ardent désir de

manger leur pain, de les

embrasser, de rire avec

eux… » p. 15

- « Je traverse la France sans

nuage en découvrant chaque

région, […] j’apprends à

connaitre la géographie

d’un pays que j’ai toujours

su mien. » pp. 17-18

- « La culture appartient à

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271

-« j’hésite… » p.10.

-« je ne peux pas évacuer ma

haine » p.14.

-« je tourne en rond… » p.16.

-« je ne peux demeurer dans cet

état… » p.17.

- « ils m’intriguent chaque

fois… » p. 18.

- « si je pleure tout le monde va

le remarquer » p.24.

-« je voudrais l’insulter en

retour. » p.23.

-« je ne peux plus voir les

taxis … » p.24.

-« j’erre dans la foule… » p.25.

-« je me fais peur… » p.29.

-« j’ai peur […] des masques de

Chirac et de Mitterrand me

menacent d’un air très

sérieux… » p.32.

-« En France, on tue des

Mourad pour un croissant, des

Mohammed pour quelques francs

ou un autoradio… » p.71.

celui qui se l’approprie. J’ai

essayé de tout prendre en y

mettant le prix. Je n’ai rien

à rendre […] Devrais-je me

déposséder de tout cela ? »

p. 18

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272

- « Droits de l’Homme ?

Seulement de l’encre sur du

papier » p .07.

-« il a des restes de guerre

d’Algérie dans les yeux » p. 61.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie d’A. Begag, le poids de la

menace est accompagné par de la rancœur. « J’ai la haine », affirme Amar. Ce

sentiment est nourri par le reproche que fait le personnage-narrateur à la France,

artisan du malheur de ses parents, de la mort de son frère Mourad et de

l’injustice. « Droits de l’Homme ? Seulement de l’encre sur du papier » affirme

encore Amar.

Des amalgames faits par certains Français ayant des « restes de guerre

d’Algérie dans les yeux » sont aussi à l’origine de l’exhumation d’anciennes

rancœurs qui participent, à leur tour, à cette impression de persécution et de

harcèlement.

Le sentiment d’attachement à la France, par ailleurs, se manifeste en filigrane

dans le discours. L’État français est, d’une manière générale, en décalage par

rapport aux attentes du personnage-narrateur. Il est associé à l’hésitation, à

l’enfermement, à l’errance, à la peur et à la menace. De par sa pesanteur, il n’est

pas en mesure de participer d’une manière positive au processus de construction

des représentations chez le personnage-narrateur.

En fin de compte, deux sentiments contradictoires habitent le personnage Amar.

L’un est le rejet de la France exprimé dans la phrase « je hais leur intégration ».

Mais ce n’est qu’une illusion qui tente d’effacer un autre sentiment, celui de

l’affection et de l’attachement à cette même « France-pays-de-mon-enfance »,

comme le dit Amar comme pour pasticher une chanson célèbre d’un chanteur

français.

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273

2.2.2.3.- Analyse des verbes d’émotion dans Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia :

Les verbes d’émotion dans le discours de Little big bougnoule de N. Boudjedia

peuvent être répertoriés comme suit :

Verbes exprimant un sentiment

de rejet/de malaise

Verbes exprimant un sentiment

d’attachement

-« on a sûrement scellé la cassure »

p.12.

-« la fille crache au visage de sa

mère sa soumission d’esclave… »

p. 12.

-«ardent désir d’être proche d’eux

[…] mais en même temps de les

mépriser, de leur en vouloir de ne

plus avancer, de ramper, de

ramasser les miettes qu’on leur

jette. » p.15.

-« je veux leur hurler dans les

oreilles leur soumission […] je

voudrais leur crier : Ne partez pas,

pas comme cela ! leur ordonner de

se révolter et de se libérer du

malheur social auquel je les

abandonne, impuissant. » p.16.

-« voyager, Fuir l’oppresseur, fuir

-« je suis bien un de ceux que la

France a pris dans son piège à

intégration » p.93.

-« je me délecte : c’est quand

même bien bon d’être né dans le

quart monde et de remonter le

puits pour passer en troisième,

second, jusqu’au premier monde. »

p.121.

-« je rigole en me tapant la cuisse.

Cette coïncidence est tellement

incroyable » p.125.

-« « la Marche des Beurs » [...]

c’est quelque chose qui a marqué

l’histoire de France… » p.131.

-« mon ambassadeur de France-

cher-pays-de-mon-enfance » p.21.

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274

la faim […] que me reste –t-il à

fuir, à part ma propre lâcheté ? »

p.16.

- « je me suis pourtant réfugié au

fond de cette salle … » p.16.

-« j’ai espéré que mes lunettes

noires trahiraient mon

angoisse… » p.17.

Le discours du personnage-narrateur est ici également imprégné de malaise.

Celui-ci s’exprime par la juxtaposition des verbes à connotation négative -

« mépriser, en vouloir, ramper, hurler, crier, se révolter, fuir, se réfugier,

trahir »- et des verbes comme « appartenir, prendre, approprier » qui

manifestent un sentiment d’attachement et une volonté d’appartenir à la culture

et le mode de vie occidental.

Nous pouvons classer les verbes de sentiments relevés dans trois catégories :

*celle, primordiale, car récurrente, de la fuite : « fuir, se réfugier… »,

*celle de la révolte : « hurler, crier, se révolter, se libérer… »

*et celle du reproche ou de la colère : « en vouloir, mépriser… ».

Ces verbes, paroxystiques, sont le reflet d’un état psychologique en souffrance.

Toutefois, l’appréhension, le reproche et la révolte qui s’expriment dans le

discours ne signifie nullement la rupture avec la France. En réalité, il y a aussi

un sentiment d’amour et de tendresse envers ce pays qui s’exprime clairement.

Les verbes « embrasser, rire, savoir, appartenir» sont des verbes à connotations

appréciatives s’ils sont placés dans leurs contextes narratifs. Un sentiment de

fierté est perceptible quant à l’appartenance à la France « qui a porté les

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Lumières, l’Encyclopédie, la Révolution et moi-même » affirme le personnage-

narrateur. Fierté aussi quant à l’appropriation de la culture de l’« Autre ». « Je

n’ai rien à rendre » car « la culture appartient à celui qui se l’approprie »1

déclare-il.

2.3.- Conclusion partielle : Perception négative vs Sentiments

d’appropriation :

L’étude énonciative nous a permis en fin de compte de souligner l’inscription

des personnages-narrateurs dans leurs discours et leur implication directe ou

indirecte dans un territoire géoculturel précis, à savoir la France.

Deux types d’identification sont alors mis en place : L’identification spatiale et

l’identification émotionnelle.

L’identification spatiale a été mise en place par l’analyse faite à partir des

pronoms personnels et des adjectifs possessifs. Nous avons démontré

l’existence de trois types d’identification :

*l’identification à la cité comme quartier ethnique. C’est le cas d’Ahlème dans

Du rêve pour les oufs de F. Guène qui s’est fabriqué ses petites habitudes et

s’est entourée de sa petite et de sa grande famille composée de voisins, d’amies

et de pairs.

*l’identification à la société française et à ses valeurs. C’est le cas d’Amar dans

Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, qui a commencé son

discours par la critique des principales institutions françaises et qui, une fois en

Algérie, finit par s’avouer n’être rassuré que par l’ambassade de son pays : La

France.

1 Little Big bougnoule, op.cit, p. 18.

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*l’identification coupable. C’est le cas du personnage-narrateur de Little big

bougnoule de N. Boudjedia qui dit avoir l’habitus occidental mais ressent,

paradoxalement, un besoin de fuite jusque là incompréhensible.

Quant à l’identification émotionnelle, elle a été mise en place par le relevé des

adjectifs axiologiques et des verbes d’émotion. L’analyse des sentiments,

confus en apparence, laisse apparaitre le résultat suivant :

Un réel sentiment d’attachement à la France est perçu malgré un malaise

manifeste :

*Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène déclare n’être pas si mal en

France ;

*Amar dans Quand on est mort c’est pour toute la vie s’approprie la France ;

*Le personnage-narrateur de Little big bougnoule de N. Boudjedia confirme sa

fierté d’appartenir à la France.

Ainsi, si les trois discours expriment différentes positions, le dénominateur

commun reste, malgré tout, ce sentiment d’appartenance et d’attachement

assumé tantôt avec sérénité, tantôt avec méfiance.

3.- L’approche pragmatique du discours des personnages-narrateurs dans

leur « ICI » :

« Quand on parle, on révèle de soi beaucoup de choses», écrit D. Bredin1. C.

Kerbrat Orecchioni conforte cette idée en ajoutant que « la subjectivité

langagière peut s’énoncer sur le mode de l’explicite (formules subjectives qui

1Convaincre, dialogue sur l’éloquence, Odile Jacob. 1997, p.337.

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s’avouent comme telles), ou sur le mode de l’implicite (formules subjectives qui

tentent de se faire passer pour objectives) »1.

Ainsi, un énonciateur peut s’inscrire dans son énoncé de différentes façons. Sur

l’objet de son discours, dans un premier cas, l’information se fait d’une manière

claire et limpide. Dans un deuxième cas, l’information se fait « sournoise » afin

de produire un « effet d’objectivité ».

Le sens littéral peut aussi transparaître par le biais d’autres procédés indirects,

plus difficiles à détecter. Ces procédés entrent dans ce qui est nommé « le mode

implicite », c'est-à-dire un ensemble de « formules subjectives qui tentent de se

faire passer pour objectives. »2.

Le discours peut donc porter des allusions et des non-dits qui « ne constituent

pas en principe l’objet véritable de l’énonciation mais qui apparaissent à

travers les contenus explicites »3 et par lesquels le locuteur «communique plus

que le contenu littéral de l’énoncé grâce au contexte et au fond de conventions

sociales qui amènent à une interprétation au second degré. » 4

Il est donc primordial de ne pas faire l’impasse dans cette étude sur la recherche

du dit et du non-dit.

3.1.- Le dit :

Dans le corpus concerné, le discours est, avions –nous dit, pris en charge par les

trois personnages principaux qui engagent un moi car « toute prise de parole

1 L’implicite, op. cit, p.151.

2 L’Enonciation, Paris, A. Colin, 19991, p. 167.

3 MAINGUENEAU, D., les Termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, 1996, p.47.

4 LOHISSE, J. La communication – de la transmission à la relation, Ed. De Boeck University, 2001,

p. 178.

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implique la construction d’une image de soi »1. Ils abordent, chacun à sa

manière, une même et unique thématique, celle de leur appartenance au pays

d’accueil, la France, qui signifie un contact physique qui s’opère par le biais de

l’espace et un deuxième contact qui est d’ordre émotionnel.

L’image renvoyée par chaque récit participe à la construction d’un Ethos dont

nous allons voir les manifestations et les caractéristiques.

3.1.1.- L’image de Soi ou la notion d’Ethos :

L’intégration de la notion d’Ethos dans les sciences du langage s’est effectuée

grâce à la théorie polyphonique de l’énonciation d’Oswald Ducrot (1984).

L’Ethos se montre dans l’acte d’énonciation. Il peut ne pas se dire dans

l’énoncé et rester au second plan de l’énonciation comme il peut faire l’objet du

discours tel que cela se présente dans cette étude. Un approfondissement de

cette notion s’avère ici indispensable car ce qui nous intéresse dans cette partie

du travail c’est de se saisir de l’image que donnent les personnages-narrateurs

d’eux-mêmes. L’Ethos est, à ce niveau, notre axe de travail.

Dans la rhétorique ancienne, l'Ethos désigne la composante de l'argumentation

qui correspond à l'image que le locuteur construit de lui-même dans son

discours en vue d'inspirer confiance à son auditoire. Cette notion est mise en

valeur par Aristote qui la place au même titre que le « logos » et le « pathos »

dans un tryptique autour duquel se déploie tout un système persuasif.

« L’Ethos renvoie à l’image de l’orateur, le logos représente l’appel à la

raison par le moyen d’arguments rationnels, et le pathos réfère aux procédés

rhétoriques qui ont pour objectif de toucher les passions de l’auditoire »2.

1 Idem.

2 BOUMAZA Zahira, Image médiatique de l’intellectuel algérien : Question d’Ethos et d’ajustement

réciproque, mémoire de Magistère en Sciences du langage, Alger, 2008, p. 22.

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Liée à l'acte d'énonciation, la notion d'Ethos est reprise par plusieurs disciplines

telles que la pragmatique, l'analyse du discours, la rhétorique et la sociologie de

la littérature. Roland Barthes simplifie cette idée en liant l’Ethos à l’émetteur, le

pathos au récepteur et le logos au message. Dans l’aventure sémiologique, il

écrit : «l’orateur doit également dire sans cesse : suivez-moi […], estimez-moi

[…] et aimez-moi […] »1. Ce sont ces critères qui construisent l’image,

préalablement choisie ou pas, que l’émetteur donne de lui-même et que son

destinataire se fait de lui.

A ce propos, Michel Meyer affirme, dans son introduction à La Réthorique

d’Aristote, que les :

« vertus de l’orateur ne sont pas les mêmes, car c’est lui qui agit par le

discours, tandis que ses passions doivent se régler sur celles de ceux à qui il

s’adresse s’il espère les convaincre. »2

Ainsi l’émetteur dispose, pour se présenter, d’un choix entre plusieurs

arguments linguistiques par le biais desquels il bâtira un discours convaincant et

persuasif.

Il est important de préciser que l’image élaborée de l’énonciateur s’appuie sur

des éléments préexistants, c'est-à-dire sur sa personne, sur son statut, ses

conditions de vie, etc. Ces déterminations représentent l’Ethos préalable ou

«prédiscursif ». Dans la présente étude, l’image beure fait immédiatement

surgir des images relatives à la Cité, à la banlieue, à la délinquance, à la

violence et à l’insécurité notamment. Ce sont des représentations aussi

négatives les unes que les autres et dont les auteurs sont les médias et les

préjugés.

L’Ethos « prédiscursif » s’oppose à l’Ethos tout court qui est « discursif ». R.

Amossy1 remarque, à ce propos, que l’Ethos premier s’établit sur le principe

1 Paris, Seuil, 1985, pp. 125- 126.

2 Logique, langage et argumentation, Hachette, 1982, p. 34.

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que le locuteur a un rôle qu’il remplit dans l’espace social et romanesque, le cas

échéant, et sur la base de la représentation collective ou du stéréotype qui

circule sur sa personne.

Ce critique trouve important d’examiner l’ « image de soi » du sujet parlant à

ces deux niveaux -niveau prédiscursif et niveau discursif- et insiste sur le fait

que l’Ethos préalable précède la prise de parole et la conditionne partiellement.

Il laisse dans le discours des traces tangibles qui sont repérables tantôt dans des

marques linguistiques, tantôt dans la situation d’énonciation.

Cela dit, l’image que projette le personnage-narrateur de sa personne tient

compte de données sociales et individuelles présupposées qui déterminent et

conditionnent la compréhension du discours et surtout son interprétation.

Dans cette analyse, il est donc question d’étudier le rapport qui existe entre

«l’Ethos préalable » -l’image préexistante- et l’«Ethos discursif » -l’image qui

se construit dans le discours. Cela est possible par le biais des stratégies

auxquelles les personnages-narrateurs ont recours pour produire une impression

conforme à leur projet argumentatif.

3.1.2.- L’Ethos présupposé :

Nous avons compris que les personnages-narrateurs mettent en évidence,

chacun à sa manière, un Ethos et tentent de persuader le lecteur de la solidité de

leur propos. L’argumentation, dans cette mise en scène, joue un rôle très

important.

Une analyse des images de soi dans le discours, écrit à ce propos R. Amossy,

1 Dans Image de soi dans le discours, la construction de l’Ethos, Delachaux et Niestlé, Paris, 1999.

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« doublée d’une connaissance de la situation d’énonciation et de la

représentation préalable de l’orateur, permet ainsi de voir comment se met en

place un Ethos qui doit contribuer au caractère persuasif de l’argumentation.

»1.

Une stratégie de la persuasion est donc nécessaire à l’énonciateur et l’outil

d’analyse qui s’impose ici est la théorie de l’argumentation. Une vision de

l’argumentation scientifique dans le cadre d’une logique formelle s’est imposée

depuis longtemps. Aristote en a donné les premières formulations dans les

Topiques :

« Une argumentation est une opération discursive, faisant également usage du

calcul et de l’expérience, par laquelle on teste une hypothèse. Les

argumentations sont correctes ou incorrectes. Une argumentation correcte

parvient à des conclusions vraies à partir de prémisses vraies et par un mode

de déduction valide. »2.

L’argumentation est donc une opération mentale et psychique basée sur l’acte

de langage -qui vise à convaincre, à persuader, à faire croire- par le biais de

laquelle le sujet parlant cherche à faire admettre à son destinataire une

conclusion précise tout en lui fournissant des raisons irréfutables.

Stepehen Toulmin3 est un des premiers auteurs à s’intéresser à un possible

«schéma argumentatif»4. Son modèle peut aider à la description de mécanismes

rhétoriques et argumentatifs opérant au sein du discours et permettre de mettre

en avant la justification d’un argument et d’analyser comment celle-ci s’articule

à son fondement.

1 AMOSSY. R, L’argumentation dans le discours, Nathan, 2000, p. 73.

2 BOUMAZA Z., Image médiatique de l’intellectuel algérien : Question d’Ethos et d’ajustement

réciproque, mémoire de Magistère en Sciences du langage, Alger, 2008, p. 39.

3 Les usages de l’argumentation, trad. P. de Brabanter, Paris, PUF, 1993 [1958].

4 Ibid, p. 128.

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Il s’interroge sur le fonctionnement du passage entre des «données» et une

«conclusion». Les arguments doivent être articulés les uns aux autres de

manière à ce que l’interlocuteur suive le développement argumentatif du

locuteur et considère comme acceptables les raisons avancées. Pour ce critique,

le passage entre les données (D) et la conclusion(C) est autorisé par des

garanties (G), appuyées sur un fondement (F), qui peuvent être qualifiées (Q) ou

réfutées(R).

Cette théorie peut être schématisée de la manière suivante :

Qualifié Réfuté

Ce modèle est pertinent pour l’analyse du monologue de l’argumentateur,

surtout parce qu’il permet «de traiter globalement un certain nombre

d’éléments discursifs dont l’articulation caractérise ce qu’on pourrait appeler

la cellule argumentative. »1

* La loi de passage (ou fondement) est basée sur une « assomption générale attribuée à un

énonciateur collectif en ce qui concerne le monde : on sait que […] Souvent implicite dans le discours,

elle permet à l’argumentation d’adosser ses dires à un principe, une convention admise dans sa

communauté de parole. ». TOULMIN, S., op.cit, p.42.

Données :(motifs

ou prémisses de

l’argumentation)

Garantie :

Appelée aussi

Loi de passage*

Conclusion

Fondement

=

Arguments

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283

Nous appliquerons donc à notre corpus d’étude ces propositions afin de

déterminer cette image véhiculée par les personnages-narrateurs selon un mode

de raisonnement argumentatif précis.

Dans les romans considérés, les personnages-narrateurs évoquent leurs

souvenirs par le biais de flash-backs qui font ressurgir leur enfance. Ils parlent

de leur quotidien et décrivent leur voyage au pays des origines. Ces éléments

épars leur permettent de dresser le portrait qu’ils se font d’eux-mêmes. Ils

veulent surtout présenter et argumenter leurs dires. L’analyse de leur « stratégie

argumentative » donne lieu à trois images distinctes et représentatives, chacune

à sa manière, d’une certaine catégorie sociale. Nous avons :

*l’image du Beur Stéréotypé lisible dans Quand on est mort c’est pour toute la

vie de A. Begag ;

*l’image du Beur Fuyard/ Illégitime dans Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia ;

*et l’image du Beur Victime et non moins battant dans Du rêve pour les oufs de

F. Guène.

3.1.2.1.- L’image de la Stéréotypie :

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, plusieurs extraits

peuvent servir d’appui à la démonstration de la logique argumentative du

personnage-narrateur dans la présentation de son image de Beur stéréotypé.

Pourtant, Amar est un cadre professionnel, instruit et marié, de surcroit, à une

française.

-Prenons l’exemple suivant :

« Le flic qui fume une cigarette devant l’entrée du poste de police va-t-il me

demander de décliner mon identité ? Il va me soupçonner de voler mon vélo.

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284

Ça, j’en suis sûr. Ai-je les papiers qui prouvent qu’il est bien à moi ? Je l’ai

acheté dans une grande surface, à Noël dernier, mais lui ne le sait pas.

Évidemment, je n’ai pas gardé le ticket de caisse. Le flic va venir me chercher

des poux dans la tête, j’en suis certain. Il faut que je le devance. D’ailleurs, je

le vois bien, il commence à me dévisager. Il a des restes de guerre d’Algérie

dans les yeux. »1

DONC

Ne pouvant justifier légalement la possession de son vélo, le personnage pense

qu’il sera classé, par le policier, comme voleur. La stéréotypisation vient là du

point de vue du personnage-narrateur lui-même et non pas, comme attendu, du

représentant de l’ordre. Il s’agit là d’une forme d’ « auto-stéréotypisation » qui

nait à force d’être fréquemment visé et accusé.

-Prenons un second exemple :

1 op. cit, p. 28.

Donnée : (argument)

Le personnage-

narrateur n’a pas la

facture de son vélo

Conclusion :

Le personnage-

narrateur est un voleur

Fondement :

Le policier est conditionné par le

souvenir de la guerre d’Algérie.

Réfutation :

A moins que le personnage-narrateur

ait son ticket de caisse prouvant qu’il

a acheté le vélo (chose qu’il n’a pas)

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« Et d’abord moi, c’est moi! poursuit-il, rougissant à incendier son visage. La

loi, c’est la loi et moi c’est la loi. Nul n’est censé ignorer la loi. Je parle le

français, non ? Moi j’ai le droit de rouler à Mobylette dans le parc pour

empêcher les gens comme vous de rouler à vélo dans ce parc après 12h. »1

Les deux personnages créent, ici, un classement de deux catégories sociales. La

première est celle des « privilégiés », en raison de leur statut représenté par

l’agent, autorisé par l’État de circuler après 12h. La seconde est celle des

« défavorisés » représenté par le personnage-narrateur et ses « semblables » qui

n’ont pas ce « privilège ».

Dans l’œuvre d’A. Begag, Amar, le personnage-narrateur, projette un Ethos

approprié aux attentes du lecteur. Il exhibe son image de Beur mal vu et

stigmatisé par la société française. Ce qui soutient cette scène, c’est cet Ethos

préexistant dans l’imaginaire du lecteur et qui correspond à l’image stéréotypée

du personnage dans le roman. Il est aidé en cela par les deux codes -discursif et

1 Ibid, p. 19.

Donnée : La loi stipule de

ne pas circuler dans le

parc à mobylette après

12h

Garantie :

La loi c’est la

loi

Conclusion :

« Toi tu ne circules

pas à mobylette

dans le parc après

12h» (parce que toi

tu es différent de

moi)

Argument :« Moi

j’ai le droit

d’empêcher des

gens comme vous

de rouler à vélo

dans ce parc après

12h»

Réserve :

« Moi je suis la loi (et

donc je peux circuler

dans le parc à

mobylette après 12h»

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sociétal- qui reflètent donc cette représentation prédéterminée du Beur et fait

comprendre les affres de l’injustice française subie par ce dernier.

3.1.2.2.- L’image de la bâtardise :

Cette analyse argumentative relative à l’image de Soi et véhiculée par Soi offre

des exemples d’étude intéressants dans Little Big Bougnoule de N. Boudjedia.

Contrairement à l’auteur précédent, le discours du personnage-narrateur tente

ici de transmettre l’image de la dernière vague de l’immigration qui a réussi à se

faire une place dans la société en jouant sur un « double je ».

L’élan du personnage-narrateur vers une culture occidentale est générateur

d’une certaine bâtardise qui revient souvent dans son argumentaire. Elle montre

qu’en dépit de la générosité de la France, la position de cet exemple de réussite

reste inconfortable puisqu’elle ressemble à celle d’un enfant illégitime.

La fin de la citation qui suit, dans laquelle nous comprenons que le personnage-

narrateur est en compagnie de son hôte Mozart, en est cette première

illustration :

« Mozart, note le personnage-narrateur, affiche toujours le même sourire ; il y a

ajouté une teinte de compassion. La fermeté de sa main posée sur mon épaule

traduit la compréhension d’un homme qui a accepté d’abolir la frontière entre

nos deux douleurs. »1

Cette douleur est, bien entendu, la bâtardise de l’un et de l’autre personnage. Le

processus argumentatif de cette scène se traduit comme suit :

1 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 79.

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La seconde illustration est à lire dans cette phrase énoncée par le même

personnage-narrateur :

« comment parler à quelqu’un qui ne pose pas de question ? En ai-je l’envie, ou

même le besoin ? Il faudra pourtant que je parle un jour, sans torture. […] Il

me faudra découvrir à quel point nos histoires sont semblables, comment elles

peuvent se rejoindre. C’est pourtant simple ; comme lui, je suis né quelque part,

la tête coincée entre deux mondes. Comme lui, j’aurai sans doute besoin de

trouver la seconde où tout à basculé… »1.

Cette logique peut être représentée dans le schéma suivant :

1 Ibid, p. 70.

Donnée Argument Conclusion

Compassion

Abolition des frontières

séparant les deux douleurs

Notre douleur

n’est qu’une.

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Le personnage-narrateur et Mozart sont le miroir l’un de l’autre. Le premier

n’est autre que l’« Autre-semblable » du second. Leur illégitimité est donc

fondée sur leurs histoires et leurs origines.

Le choix délibéré du personnage-narrateur de dissimuler son nom, car il se

réfugie tout le long de l’œuvre dans un anonymat manifeste, apparait comme un

acte de revendication de sa bâtardise. L’image de soi passe indéniablement par

l’autodésignation et la nomination de soi ou de l’ «Autre » est admise comme

acte de parole. Dans le cas de Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, elle est

une stratégie discursive qui a pour rôle de contrer l’auto-identification et son

appartenance à une communauté linguistique et socioculturelle précise.

L’anonymat est également privation de l’Ethos. Le personnage-narrateur se

présente d’ailleurs ainsi : « seulement quelques indices : fils d’immigré,

architecte, voyageur, sans attaches. »1 L’identité est ici réduite à sa plus simple

expression.

La négation et l’occultation du patronyme ne peuvent donc exprimer une

omission innocente de la part du locuteur. Car le nom, estime Nathalie Auger,

1 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 68.

Donnée :

Mozart ne pose pas de

questions au

personnage-narrateur

Conclusion :

Les deux

personnages sont

semblables

Fondement :

Les deux

Histoires se

rejoignent.

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289

« est la seule catégorie du lexique à se définir par elle-même et à renvoyer

(avec le verbe) au domaine de l’expérience humaine. »1.

Se désigner implique le fait de s’identifier et de se catégoriser en reconnaissant

son appartenance à une communauté donnée. L’autodésignation est ainsi et

avant tout une auto-présentation mais également une réelle connaissance et

reconnaissance de soi. C’est dans cette mesure qu’anonymat et bâtardise

convergent dans cet effacement identitaire imposé dans le cas de Mozart et

intentionnel dans le cas du personnage-narrateur.

Dans sa situation d’homme perdu, celui-ci n’a pas trouvé meilleure présentation

identitaire que son anonymat. Ce n’est pas par hasard que le titre de l’œuvre fait

appel à une langue étrangère, l’anglais, mais dans le but de s’inscrire dans une

démarche de non affranchissement, de refus de dire si l’on est l’un ou l’autre,

appartenant à un pays ou à l’autre.

3.1.2.3.- L’image de la victime :

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, c’est l’image d’une jeune fille vivant

dans la banlieue et subissant les humiliations de la société française - dans le

métro, à la préfecture, aux Assedic et à l’école- qui est représentative d’elle-

même et de la classe sociale défavorisée à laquelle elle appartient.

Plusieurs scènes rapportent des situations qui renforcent l’argumentation de la

narratrice quant aux conditions difficiles dans lesquelles elle vit avec sa famille

et ses pairs.

La première scène est la suivante :

1Construction de l’interculturel dans les manuels de langue, édition Proximités, intercommunications

E.M.E Belgique 2007, p. 40.

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290

« quand je suis arrivée sur cette terre de froid et de mépris, j’étais une petite

fille enthousiaste et polie, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je

suis devenue une vraie teigne. »1.

La jeune fille impute à la France et à son mode de vie son changement de

personnalité. L’Algérie comme pays d’origine apparait source de convivialité et

de rapports humains chaleureux, contrairement à une France froide dans tous les

sens du terme.

La seconde scène explicite et aggrave ce changement :

« il est révolu le temps où l’eau courante et l’électricité suffisaient à camoufler

les injustices, ils sont loin maintenant les bidonvilles. […]. Les événements qu’il

y a eu par chez nous ces dernières semaines ont agité la presse du monde entier

et après quelques affrontements jeune-police, tout s’est calmé à nouveau. Mais

qu’est ce que nos trois carcasses de caisses calcinées peuvent changer quand

une armée de forcenés cherchent à nous faire taire ? »2

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 60.

2 Ibid, p. 36.

Donnée : Argument : Conclusion

:

Enthousiasme

et politesse

Froideur et mépris Changement de la

personnalité.

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291

La troisième scène est un retour sur l’expérience personnelle du personnage-

narrateur qui dit :

« presque française, il ne manque à la panoplie que ce stupide bout de papier

bleu ciel plastifié et tamponné avec amour et bon goût, la fameuse french touch.

Cette petite chose me donnerait droit à tout et me dispenserait de me lever à 3

heures du matin chaque trimestre pour aller faire la queue devant la préfecture,

dans le froid, pour obtenir un énième renouvellement de séjour. »1.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, un sentiment de peur et de menace

ressort du discours d’Ahlème la narratrice. Cet état d’instabilité est déclenché

par un catalyseur associé à l’État français et à ses représentants. La prise en

1 Ibid, p. 61.

Donnée : Le passé

associé aux

bidonvilles.

Arguments : La

révolte des

banlieues.

Réserve :

Inégalité des

forces.

Conclusion :

Persistance des

problèmes.

Donnée Argument Loi de passage Conclusion

Le rituel de la

demande du titre

de séjour

La non-possession

de la carte

nationale française

.

Nécessité de

cette carte.

Je ne suis

pas

française.

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292

compte de la menace d’expulsion accentue la présence « illégitime » d’Ahlème

dans le pays d’accueil. Elle raconte :

« quand je suis assise sur une des chaises dures et inconfortables de la

préfecture, j’imagine des hommes à petites moustaches dans des bureaux qui

n’ont qu’à appuyer sur un bouton pour que cela devienne un siège éjectable et

que je me retrouve au village. »1.

La France est finalement accusée de faire des discours démagogiques sur une

intégration utopique. Ahlème est l’illustration de cette mystification. Elle n’a

pas encore sa nationalité française malgré son long séjour sur les lieux. Elle se

heurte donc à ces remparts physiques –le froid, la police, le guichet de

Préfecture - ou moraux – mépris, affrontement, et extranéité due à l’absence de

la carte nationale- ; ce qui la sépare, elle et ses pairs, du reste de la société

qu’elle dénonce. Ceux-ci l’enferment dans une espèce de ghetto « ethnique »

qui fait d’elle une « étrangère ».

L’argumentation consiste, comme l’avions-nous vu, à agir sur son interlocuteur,

à orienter ses façons de voir et de penser. C’est en usant de stratégies

discursives précises qu’Ahlème assure sa force persuasive. Privée de la

nationalité française, d’une bonne éducation et vivant dans des conditions

précaires et estimées injustes, la jeune fille se présente au lecteur comme une

victime du système. La persuasion est donc une autre stratégie discursive mise à

la disposition de l’énonciateur afin d’amener le récepteur à exprimer une

réaction qui peut être de la sympathie, de la compassion, de l’attendrissement,

de l’apitoiement, etc.

M. Meyer rappelle que :

« l’Ethos est ce qui donne […] crédibilité au discours et le pathos, ce qui le fait

accepter : les deux moments de la production et de la réception. Est-ce à dire

que l’orateur est sans passion et l’auditoire sans vertu ? Les vertus de l’orateur

1 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op.cit, p. 64.

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ne sont pas les mêmes, car c’est lui qui agit par le discours, tandis que ses

passions doivent se régler sur celles de ceux à qui il s’adresse s’il espère les

convaincre »1.

Cette étude a finalement permis de repérer les moyens verbaux dont se servent

les personnages-narrateurs pour dresser et orienter l’image qu’ils donnent

d’eux-mêmes à leur public afin de le persuader. Ces moyens verbaux peuvent

être explicites avec le dit ou implicite avec le non- dit. C’est au public averti

d’accepter ou de réfuter l’image qui a été construite dans les textes. Pour cela

une analyse plus fine allant dans le sens des inférences s’impose à ce niveau de

l’analyse.

3.2.- Le non-dit:

Selon C. Kerbrat-Orecchioni, l’usage de l’implicite peut s’avérer dans certains

cas plus efficace que le langage explicite. Dans ce sens, les personnages-

narrateurs du corpus étudié « éprouvent un besoin d’implicite »2 qu’ils

expriment par le biais des moyens fournis par le langage pour répondre à

l’exigence de l’« inférence ». Cette dernière est :

« toute proposition implicite que l’on peut extraire d’un énoncé, et déduire de

son contenu littéral en combinant des informations de statut variable (internes

ou externes) »3.

Avoir recours à l’implicite se fait donc lorsque le besoin de transmettre une idée

ou une réflexion, sans s’impliquer directement ou clairement, s’impose.

A la lecture des romans du corpus de cette recherche, il s’avère que la

préoccupation des personnages-narrateurs, en l’occurrence leur intégration,

1 Logique, langage et argumentation, Paris, Hachette, 1982, p. 34.

2 L’énonciation, op. cit., p. 119.

3 L’implicite, op. cit, p. 24.

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n’est pas abordée d’une manière claire. Une véritable stratégie de la

manipulation est mise en place afin de respecter le pacte de l’implicite. L’étude

de différentes techniques discursives, c'est-à-dire des présupposés, des sous-

entendus et de l’ironie des textes, pourra lever le voile sur la réalité du sens

connoté et saisir la « véritable » image du beur connoté par chaque personnage-

narrateur.

3.2.1.- L’Ethos discursif : entre Présupposés et sous-entendus :

Toute prise de parole, avions-nous vu, reprend et module un « Ethos

prédiscursif». Le personnage-narrateur use de son statut « préétabli » et tient

compte de la représentation de soi telle que la perçoit, selon lui, son narrataire,

pour la reconstruire en vue d’aboutir à l’impact adéquat à sa visée

argumentative.

C. Kerbrat-Orecchioni montre qu’à côté de la maîtrise d’un matériel et d’un

savoir linguistique - les compétences linguistiques, discursive et référentielle

qui sont l’équivalent de la compétence linguistique de Chomsky - il y a aussi la

maîtrise d’un savoir culturel.

«Pour décrypter un sous-entendu, une allusion, dit-elle, il faut souvent faire

appel à un savoir extra-énoncif spécifique. »1.

Dans le discours, il y a, de ce fait, ce qui est dit et ce qui est donné à

comprendre. L’explicite est donc accompagné d’implicitations verbales

perceptibles par le biais des insinuations et des sous- entendus. Pour O. Ducrot2,

les présupposés sont les « veut dire » sans les « vouloir dire ».

Les présupposés et les sous-entendus sont donc deux contenus implicites qui :

1 L’implicite, op. cit., p. 164.

2 Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, coll. Savoir. 1972, p. 9.

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« ont en commun la propriété de ne pas constituer en principe […] le véritable

objet de dire ».

Les contenus explicites, eux :

« correspondent, en principe toujours, à l’objet essentiel du message à

transmettre, ou encore sont dotés […] de la plus grande pertinence

communicative. »1

Il existe dans le discours des personnages-narrateurs des tournures qui

permettent de laisser glisser ou de « faire passer » de manière implicite

certaines idées, certains faits ou certaines pensées sans les affirmer. En effet,

pour Kerbrat-Orecchioni, les contenus implicites sont :

« des choses dites à mots couverts, ces arrières pensées sous-entendues entre

les lignes »2 qui « pèsent lourd dans les énoncés, et qui jouent un rôle crucial

dans le fonctionnement de la machine interactionnelle. »3.

Nous reprenons le schéma4 fait par ce critique sur la notion des contenus

implicites :

Contenus

Explicites Implicites = inférences

Présupposées Sous-entendus

1 KERBRAT-ORECCHIONI C., L’Implicite, op. cit, p.21.

2 Ibid, p. 6.

3 Idem.

4 Idem.

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En Analyse du discours, il y a ce que les linguistes appellent « la mémoire

discursive »1 de l’énonciateur ou les « savoirs-partagés » entre émetteur et

récepteur ; c'est-à-dire ce qui existe au préalable et fait partie de la mémoire

sociale, des savoirs culturels et encore des connaissances encyclopédiques que

partagent les deux pôles de la communication.

Dans le cas des romans étudiés, cette « histoire discursive », appelée aussi

« Cotexte »2, prend en charge ce rappel sous-jacent des savoirs implicitement,

ou inconsciemment, partagés.

La partie que nous avons réservée à l’analyse sociocritique a permis, dans un

sens, de saisir l’information véhiculée par les personnages-narrateurs afin de

donner au narrataire la possibilité de suivre la dynamique des discours. Chacun

d’eux part d’une intention de signification donnée que ce narrataire doit

décrypter. Celui-ci doit distinguer le dit du non-dit, ce qui est posé de ce qui

présupposé.

O. Ducrot définit la présupposition de la façon suivante. Elle est, dit-il :

« l’un des moyens fournis par le langage pour répondre au besoin d’implicite

qu’éprouvent les locuteurs dans bien des situations, un moyen de « dire et de ne

pas dire. » »3.

Ce critique poursuit :

1 A ce propos, voir l’article de G. KLEIBER, « Contexte, interprétation et mémoire : approche standard

Vs approche cognitive », Langue Française n° 103, septembre 1994, pp. 9 à 21.

2« Ayant dénoncé la trop grande importance accordée au contexte pour le rapport entre le texte et le

réel, la sociocritique développe la notion de «co-texte», distinguée du «contexte», qui maintient la

frontière entre le texte et le réel, «co-texte», et occupe la région située entre le jeu formel des relations

internes et l’extra-texte ». Tiré du site : www.sociocritique.com.

3 Cité dans L’énonciation de CERVONI J., Paris, PUF, 1987, p. 119.

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« sa spécificité réside dans la façon dont elle impose à l’interlocuteur un cadre

pour la continuation du dialogue : elle l’oblige à faire comme si le contenu du

présupposé était une vérité acquise, ne pouvant être remise en question ».1

L’une des caractéristiques fondamentales des présupposés réside dans le fait

qu’ils sont :

« censés correspondre à des réalités déjà connues et admises par les

destinataires, soit qu’ils relèvent de son savoir encyclopédique spécifique, soit

qu’ils correspondent à des « évidences » supposées partagées par l’ensemble

de la communauté parlante. »2.

La présupposée, qui suppose qu’elle était déjà connue par tous, sert à apporter

une communication, à aiguiller vers une interprétation qui n’est pas forcément

la même initialement. La fonction « présuppositionnelle pragmatique », comme

la désigne C. Kerbrat-Orecchioni, est là pour supposer l’existence d’inférence

constitutive du véritable objet du message, celui exprimé implicitement et qu’on

appelle le sous-entendu.

Les sous-entendus, contrairement aux présupposés :

« résultent de l’action conjuguée de facteurs internes et externes, le contexte

jouant […] un rôle positif d’engendrement du contenu implicite. »3.

Selon la même critique, les sous-entendus :

« englobent toutes les informations qui sont susceptibles d’être véhiculées par

un énoncé donné, mais dont l’actualisation reste tributaire de certaines

particularités du contexte énonciatif. Ainsi certains énoncés peuvent sous-

1 op. cit, p. 120.

2 KERBRAT ORECCHIONI, C., L’implicite, op. cit., pp. 29-30.

3 Idem.

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entendre, des valeurs instables, fluctuantes dont le décryptage implique « un

calcul interprétatif ». »1.

Les présupposés sont donc dénués de toute valeur informative, contrairement

aux sous-entendus qui peuvent en apporter.

Il faut cependant dire que la présupposition, au même titre que les sous-

entendus, participe à une certaine implication de sens, c'est-à-dire à une

signification non dite explicitement mais impliquée par la présence d’un certain

mot. Afin de travailler ces deux dimensions dans les discours narratifs choisis,

nous avons fait la sélection d’un certain nombre d’expressions émises par les

personnages-narrateurs qui sont chargées aussi bien de valeurs

présuppositionnelles que de sous-entendus.

Nous avons tenu à travailler sur les mêmes extraits à chaque fois afin de

discerner ce qui est dit dans une première lecture -les présuppositions-, et ce qui

est à lire dans une deuxième lecture -les sous-entendus. Ainsi chaque

paragraphe va agir en deux temps : sur l’explicite et sur l’implicite.

Nous allons faire l’analyse d’un certain nombre de citations relevées dans

chaque roman afin de dégager les sous-entendus et de comprendre ce qui est

implicitement dit dans les discours. Cette analyse permettra de dégager trois

réalités différentes qui correspondent à trois images distinctes les unes des

autres et distinctes de celles qui ont été appréhendées à partir de l’analyse

explicite. Nous les classerons dans les catégories suivantes : l’image de la

résignation, celle de l’assimilation et enfin celle de la culpabilité.

1 Ibid, p. 39.

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3.2.1.1.- L’image de la Résignation :

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, nous avons choisi cinq exemples que

nous analyserons successivement :

Du rêve pour les oufs

(1)- « ça caille dans ce bled, le vent fait pleurer mes yeux et je cavale pour

me réchauffer. Je me dis que je ne vis pas au bon endroit, que ce climat-là

n’est pas pour moi, parce qu’au fond, ce n’est qu’une question de climat. »

p. 07.

(2)- « j’en ai marre d’être une étrangère » p. 62.

(3)- « Fouèd, ses nouveaux compagnons de galère, ce sont des enfants du

bled,

des mecs de la débrouille, des vrais » p. 201.

(4)- « il est révolu le temps où l’eau courante et l’électricité suffisaient à

camoufler les injustices, ils sont loin maintenant les bidonvilles. » p. 36.

*Premier exemple :

« Ça caille dans ce bled, le vent fait pleurer mes yeux et je cavale pour me

réchauffer. Je me dis que je ne vis pas au bon endroit, que ce climat-là n’est

pas pour moi parce qu’au fond ce n’est qu’une question de climat».

La valeur démonstrative dans les phrases « ça caille dans ce bled », et « ce

climat-là n’est pas pour moi » fait que le lecteur retient, dans un premier temps,

la présupposée du malaise du personnage-narrateur dans le pays d’accueil. Le

sentiment de décalage et la distance que celui-ci suppose est apparent.

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La dernière partie de la phrase, « au fond, ce n’est qu’une question de climat »

rectifie la première parce qu’elle précise que, finalement, le personnage-

narrateur se plaint uniquement du climat. Elle véhicule donc une déclaration

implicite qui réduit son malaise au climat qui est ainsi délesté de sa rigueur.

*Deuxième exemple :

La phrase d’Ahlème qui dit : « J’en ai marre d’être une étrangère » présuppose

l’extranéité de la narratrice dans le pays d’accueil qui est la France. Elle laisse,

en même temps, comprendre que la jeune fille « veut être Française ». Les

présupposés sont donc là pour assurer au discours un soubassement sur lequel

s’élaborent les non-dits.

*Troisième exemple :

« Fouèd, ses nouveaux compagnons de galère, ce sont des enfants du bled, des

mecs de la débrouille, des vrais ».

Le contenu présupposé dans ce discours laisse imaginer la vie difficile aussi

bien du frère d’Ahlème, que ses compagnons. Mais l’adjectif « vrais » donne

un visage à ces galériens qui sont de l’autre côté de la méditerranée, en Algérie,

et non pas en France. La jeune fille énumère, à ce moment là, les véritables

misères de ces jeunes Algériens qui ont :

« connu une guerre civile, la faim et la peur, et même si la France n’est pas ce

qu’ils croient, on n’y est pas si mal, parce qu’[en Algérie], c’est peut être pire

en fait. »1.

*Quatrième exemple :

« Il est révolu le temps où l’eau courante et l’électricité suffisaient à

camoufler les injustices, ils sont loin maintenant les bidonvilles. ».

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p 201.

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La juxtaposition des injustices et du bidonville présuppose l’inégalité et la

pauvreté dans laquelle vivait la communauté immigrée. Cependant, le verbe

« est révolu » et l’adverbe « loin » rappellent que le temps est passé et que les

générations et les mentalités changent.

La déduction qui ressort de cette analyse est que les immigrés ne vivent pas

dans la galère, qu’ils ne sont plus dans la misère. Ahlème affirme que sa vie en

France n’est pas aussi misérable qu’elle le pense et affiche sa volonté de se voir

naturalisée française. Elle représente donc le Beur résigné qui accepte son vécu

et son quotidien parce que, finalement, sa situation « n’est pas si grave ».

Cette idée se conforte quand la jeune fille se fait passer pour une journaliste

appelée « Sréphanie Jacquet ». Elle écrirait des histoires sociales racontant les

galères des gens à qui :

« la société ne donne pas beaucoup de choix et qui essayent de s’en sortir et de

connaitre un peu le bonheur »1.

La détresse sociale dont elle parle dans son cahier intime peut, selon elle, être

prise en charge par un individu Français de souche. En endossant le

pseudonyme de « Stéphanie Jacquet », la narratrice de Du rêve pour les oufs de

F. Guène se glisse non seulement dans la peau du Français, mais le charge aussi

de dire les maux de sa société.

1 Ibid, p. 116.

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3.2.1.2.- L’image de l’Assimilation :

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, nous avons

également sélectionné quelques exemples :

Quand on est mort c’est pour toute la vie

(1)- « Mourad voulait être intégré, comme ils disent, et le voilà qui reposait

au bled, sous une pierre grise et de la terre marron. C’est cela l’intégration ?

[…] je hais leur intégration. » p. 09.

(2)-« ils m’intriguent chaque fois, ces immigrés de la misère qui ressemblent à

mes parents » p. 18.

(3)- «Il y avait des gens, des pauvres d’ici, qui n’avaient pas pu se payer des

vacances bleues à la mer. J’étais aussi resté à Lyon. Pour une autre raison. »

p. 05.

(4)- « ma nuit a été occupée par le rêve de mon retour triomphal au pays, aux

côtés de Mourad. C’était là ma vraie place. » p. 15.

*Premier exemple :

« Mourad voulait être intégré, comme ils disent, et le voilà qui repose au bled,

sous une pierre grise et de la terre marron. C’est cela l’intégration ? […] je

hais leur intégration ».

Amar, le personnage-narrateur évoque la mort de son frère Mourad, il parle

aussi de la volonté de ce dernier d’être intégré et surtout de se voir intégré. Cela

suppose qu’il ne l’était pas encore et que l’intégration reste une idée abstraite,

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formulée mais pas appliquée. L’enterrement de Mourad en Algérie renforce

cette idée.

Dans la phrase « je hais leur intégration », l’adjectif possessif « leur » dans le

discours d’Amar permet de comprendre que ce dernier ne se sent pas impliqué

dans ce besoin de s’intégrer ou de se voir intégré. A ce propos, A. Begag, à qui

nous avons posé la question, nous répond :

« nous, les enfants d’immigrés, nous ne sommes pas concernés par la question

de l’intégration, la question de l’intégration concerne les nouveaux arrivants

d’aujourd’hui, qui viennent de tous les pays du monde, et qui ont besoin

d’apprendre le français, d’apprendre les règles de fonctionnement de la société

française, qui ont besoin de passer le « permis de conduire » en quelque sorte,

pour s’intégrer dans la société française et pour conduire ou pour se conduire

socialement au sein de cette société. Mais nous, on est nés en France, c’est

notre pays, on n’a pas besoin d’être intégrés, ce dont nous avons besoin c’est

d’être reconnus, c’est d’être au moins, pour le minimum, traités sur un pied

d’égalité avec les autres. Le thème de l’égalité des chances est, pour moi, et

pour les enfants d’immigrés pauvres, beaucoup plus important que celui de

l’intégration qui ne nous concerne pas. »1.

*Deuxième exemple :

« Ils m’intriguent chaque fois, ces immigrés de la misère qui ressemblent à mes

parents ».

La phrase présuppose, dans un premier temps, un état de déchéance sociale des

immigrés. Le démonstratif « ces » apporte, toutefois, une nouvelle information

qui extrait le personnage-narrateur de cette situation et de cet état qui restent

l’apanage de ses géniteurs.

1 Voir l’interview donné en annexe.

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*Troisième exemple :

«Il y avait des gens, des pauvres d’ici, qui n’avaient pas pu se payer des

vacances bleues à la mer. J’étais aussi resté à Lyon. Pour une autre raison. ».

A la lecture de la suite du roman, nous comprenons que le motif qui oblige

Amar à rester à Lyon et à ne pas partir en vacances est la mort de son frère

Mourad. Une relecture de cette même phrase laisse, néanmoins, entrevoir une

autre explication. Ce sont les pauvres qui ne partent pas en vacances, et c’est

cette circonstance exceptionnelle – la mort de son frère Mourad- qui a privé

Amar du départ. Amar est donc sinon aisé, du moins à l’abri du besoin.

*Quatrième exemple :

« Ma nuit a été occupée par le rêve de mon retour triomphal au pays, aux

côtés de Mourad. C’était là ma vraie place. » .

Le retour au pays reste de l’ordre des chimères et ne peut se concrétiser, en

réalité, car il relève du domaine du rêve. La vraie place n’est donc pas

forcément en Algérie en réalité.

Pour ce personnage-narrateur, la France est synonyme de plaisir, de luxe et de

confort, d’assurance aussi. Ne pouvant nouer une complicité avec ceux de

l’autre côté de la méditerranée, Amar ne trouve son bien-être qu’en compagnie

de Zoubir, un « gône », « un de chez moi » se rassure-t-il. Dans un décor qui lui

est en somme étranger, et qui n’est autre que celui de son pays d’origine, l’idée

d’appartenir à la France le réconforte. Amar finit par confesser et admettre que

la France :

« l’a bien pris » et que « malgré toutes les désillusions, [il] avait de fabuleux

souvenirs d’adolescence des quartiers »1.

1 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pur toute la vie, op. cit, p. 126.

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Le personnage-narrateur ne se sent concerné, en fin de compte, ni par le

problème de l’Intégration, ni par les immigrés et leur misère, ni par sa pseudo

appartenance algérienne. Il ne se voit qu’en citoyen français fier de l’être.

3.2.1.3.- L’image de la culpabilité :

Dans le roman Little big bougnoule, de N. Boudjedia, nous relevons les

exemples suivants :

Little big bougnoule

(1)- « Ma main est restée dans la sienne. Geste d’entraide et de fraternité

inconcevable dans nos contrées froides de sentiments tactiles. » p. 42.

(2) -« ils me font l’effet d’être sans cesse chassés, refoulés, jamais déguisés en

voyageurs à la destination finale […] je voudrais leur crier : Ne partez pas,

pas

comme cela ! Leur ordonner de se révolter et de se libérer du malheur social

auquel

je les abandonne, impuissant. » p. 16.

(3) -« et moi, que me reste-t-il à fuir, à part, ma propre lâcheté ? »p. 16.

(4)- « je l’admets, j’ai été longtemps absent, certes, mais comment croire que ce

douanier me jettera mon passeport européen au visage ? je lis déjà dans son

regard inquisiteur la foudre du reproche. »p. 26.

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306

*Premier exemple :

« Ma main est restée dans la sienne. Geste d’entraide et de fraternité

inconcevable dans nos contrées froides de sentiments tactiles. »

Dans cette phrase, Ce qui est présupposé, dans un premier temps, c’est cette

froideur et cette hostilité propres à la France, qui semblent incommoder le

personnage-narrateur. L’adjectif possessif « nos » complète, cependant, le sens

de la phrase car le choix de ce personnage-narrateur est déjà fait : « Ses »

contrées à lui demeurent les terres françaises.

*Deuxième exemple :

Les immigrés « me font l’effet d’être sans cesse chassés, refoulés, à jamais

déguisés en voyageurs à la destination finale […] je voudrais leur crier : Ne

partez pas, pas comme cela ! Leur ordonner de se révolter et de se libérer du

malheur social auquel je les abandonne, impuissant. »

Cette citation concerne les « compatriotes » du personnage-narrateur, objet de

son regard lors de son départ pour l’Algérie. La scène se passe à l’aérogare. Il y

a dans un premier temps de la compassion pour ces exilés dont l’identité a été

brouillée. Il y a dans un deuxième temps un sentiment de culpabilité et de

trahison suscité par son intégration dans un autre groupe culturel, social et

racial.

*Troisième et quatrième exemples :

Le sentiment de culpabilité resurgit chez ce personnage-narrateur qui est parti à

la recherche de ses origines et des ancêtres. Sa « lâcheté » vient de son

appartenance à la société française – il est «trop fier de payer ses impôts »- et de

cette rupture avec le pays de ses racines.

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« Je l’admets, j’ai été longtemps absent, certes, mais comment croire que ce

douanier me jettera mon passeport européen au visage ? Je lis déjà dans son

regard inquisiteur la foudre du reproche. »

L’autocritique est, toutefois, modérée par l’ironie et l’humour suscités par la

disproportion qui existe entre un État et ses exigences ridicules.

« La police d’un État Kaki me terrorise. Elle pourra me reprocher de ne pas

avoir fait l’armée pour défendre les quelques palmiers qui poussent en paix au

Sahara-Occidental, de ne pas être venu assez souvent me prosterner devant le

mémorial du Martyr. […] je l’admets, j’ai été longtemps absent. »1.

Les sous-entendus, plus ou moins détectables dans les discours des

personnages-narrateurs, sont donc révélateurs de contradictions qui existent

entre ce qui est dit et ce qui est sous-dit. Les sous-entendus s’expriment de la

façon suivante :

*Volonté d’être Française dans le cas d’Ahlème dans Du rêve pour les oufs de

F. Guène.

*Sentiment de satisfaction d’être Français dans le cas d’Amar dans Quand on

est mort c’est pour toute la vie de A. Begag.

*Culpabilité de se sentir Français dans le cas du personnage-narrateur de Little

Big bougnoule de N. Boudjedia.

La comparaison de l’image construite explicitement et celle qui est véhiculée

implicitement, montre que la seconde image fausse la première.

1 Little big bougnoule, op. cit, p. 26.

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« On n’est pas chez nous » <≠> « Nous sommes Français »

Le stéréotypé <≠> l’assimilé

L’hybride <≠> le coupable

La révoltée <≠> la résignée

Contrairement aux présupposés qui charrient un mal-être et une certaine

indisposition lisible dans les discours narratifs, les sous-entendus corrigent des

états car ils ne correspondent pas vraiment à ceux qui sont dits. Les

personnages-narrateurs auront donc tendance à dire « nous sommes Français »

au lieu de « on n’est pas chez nous ! ».

Ces conclusions soutiennent l’idée qui admet que l’autocritique peut être

interprétée comme un artifice qui suppose la construction de deux

représentations discursives. L’une élabore une image de soi dépréciative et

supportée par un pré-discours antérieur au moment de l’énonciation, l’autre une

image avantageuse et bienveillante qui est sous-jacente à la première et a pour

effet d’atténuer la portée de la négativité.

3.3.- L’ironie, la technique du sous-entendu :

Comme les sous-entendus, l’ironie n’est pas en reste dans ce recours aux

différentes techniques mises au service de l’implicite. Les personnages-

narrateurs, pris dans une dynamique contradictoire qui les amène à se juger et à

s’appréhender de deux manières, créent des situations cocasses.

Commençons d’abord par donner une définition de l’ironie. Celle-ci :

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« consiste à dire par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce

qu'on pense, ou de ce qu'on veut faire penser. Elle semblerait appartenir plus

particulièrement à la gaieté mais la colère et le mépris l'emploient aussi

quelquefois, même avec avantage; par conséquent, elle peut entrer dans le style

noble et dans les sujets les plus graves »1.

Si nous nous en tenons à la seule définition du dictionnaire, « ironie » vient du

grec « eirôneia » qui signifie « interrogation », d’où l’« acte d’interroger en

feignant l’ignorance» qui renvoie à la méthode socratique. Le terme signifie

aussi :

la «raillerie qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire entendre ».

L’ironie est ainsi définie comme une des manières de se moquer délibérément

de quelqu'un ou de quelque chose en affirmant le contraire de ce qui est pensé.

Elle devient alors ce jeu social qui se joue des valeurs morales, esthétiques et

idéologiques d'une société donnée.

Le décodage du discours ironique nécessite, par ailleurs, une lecture au second

degré et une certaine compétence culturelle. Cela est d’autant plus vrai que tout

le processus de la production du texte beur se nourrit de la cohabitation de deux

systèmes culturels.

Dans les textes retenus, nous avons repéré quatre formes d’ironie. L’une est

l'ironie tropique qui est attachée à la culture occidentale et à la langue savante.

La seconde est cette ironie qui puise sa force dans le champ culturel maghrébin

et/ou africain oral. Les deux autres s’exercent et se manifestent dans

l’autoreprésentation et dans la perception de l’altérité sur lesquelles nous allons

nous attarder.

1 FONTANIER, P., Les Figures du Discours, Paris, Flammarion, 1977, pp 145-146.

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3.3.1.- L’ironie dans la langue savante :

L’ironie, qui donne à un mot ou à un groupe de mots une signification qui n’est

pas précisément celle qui lui est propre, est appelée tropes dans la langue

savante. Ce« terme, qui vient du grec tropos et signifie étymologiquement

détour, conversion »1, serait « ce renversement de la hiérarchie usuelle des

niveaux sémantiques : sens littéral dégradé en contenu connoté, sens dérivé

promu en contenu dénoté. »2. Tels que définis par C. kerbrat-Orecchioni, les

tropes convertissent donc en contenus dénotés certains types de sous-entendus.

Appelés également « figures de sens », les tropes concernent beaucoup plus le

signifié que le signifiant. Ils ont pour vocation d’opérer un transfert sémantique

sur les mots ou groupes de mots qui sont leur objet. Ils substituent à leur sens

littéral un sens figuré. C. Dumarsais affirme que ces figures :

« sont ainsi appelées parce que, quand on prend un mot, dans le sens figuré, on

le tourne pour ainsi dire, afin de lui faire signifier ce qu’il ne signifie point dans

le sens propre. »3.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, l’ironie exprime une volonté de

démasquer et de dénoncer une réalité qui dérange, qui se dévoile en texte et qui

se dit par le biais d’un discours qui s’oppose au sens attendu.

La phrase ironique, ou l’œuvre ironique, écrit P. Hamon :

« est une phrase double, comme "feuilletée", à deux "niveaux", où un "dehors"

explicite cache un "dedans" caché et sous-jacent qui ne sera partagé qu'avec un

complice. Aussi "démasquer", "dévoiler", "démontrer" (à tous les sens du

terme) semblent bien être les objectifs recherchés effectivement par tous les

1 Axelle Beth, Elsa Marpeau, Figures de style, Paris, EJL, 2005, p. 23.

2L’implicite, Paris, Armand colin, 1998, p. 96.

3 Cité par BETH A. et MARPEAU E., dans Figures de style, ibid.

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ironistes. "Hypocrite", l'ironiste est quelqu'un qui parle de dessous un masque

pour démasquer les hypocrisies de la socialité »1

La carte de séjour délivrée par l’État français aux enfants issus de l’immigration

est ainsi décrite par le personnage-narrateur Ahlème. C’est, dit ce personnage,

une :

« petite chose [qui] me donnerait droit à tout et me dispenserait de me lever à 3

heures du matin chaque trimestre pour aller faire la queue devant la préfecture,

dans le froid, pour obtenir un énième renouvellement de séjour. »2.

L’ironie est ainsi à lire dans ce contraste entre cette valorisation de la « petite

chose » hissée sur un piédestal et l’infériorisation de la jeune fille et de ses

semblables soumis à des contraintes régulières et injustes. La possession de

cette clé de sésame aux pouvoirs magiques constitue une obsession pour la

narratrice qui est Française sans l’être et dépend de :

« ce stupide bout de papier bleu ciel plastifié et tamponné avec amour et bon

goût, la fameuse french touch.»3.

Cette « touche française » est également tournée en dérision et appréhendée

comme le sceau posé sur un fruit défendu. C’est par le biais de l’ironie que la

jeune fille, le personnage-narrateur en question, s’insurge contre l’inhumanité

du système, contre l’injustice que celui-ci génère et contre la peur de

l’expulsion qui pousse les membres de sa communauté à une soumission

indigne. Faisant corps avec ceux dont elle est en quelque sorte le porte-parole,

celle–ci dit :

1 L'ironie littéraire, Essai sur les formes de l'écriture oblique; Hachette, Paris, 1996, p. 110.

2 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 61.

3 Idem.

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« on rase les murs, on paie son loyer à l’heure, casier judiciaire vierge, pas

cinq minutes de chômage en quarante ans de boulot, et après ça on ôte le

chapeau, on sourit et on dit : « merci la France ! » »1.

L’essence de l’ironie est constituée ici par ce caractère subversif qui s’apparente

à l'antiphrase. Celle-ci est une technique d’écriture qui consiste à donner au sens

appréciatif d’une phrase un sens qui est son contraire. « Merci la France ! »

porte ce sentiment à la fois de révolte et d’impuissance du personnage et de sa

collectivité.

Cette forme d’expression repose donc sur l’opposition entre sens dénoté et sens

connoté. Afin de dénoncer les rouages et les exigences de l’administration

française et d’exprimer également son rejet de cet état de discipline et

d’«automatisme » dans lequel les siens ont été confinés, Ahlème abuse du

discours dénoté. Au point d’en faire une caricature qui interpelle le lecteur.

L’ironie devient, de ce fait, l’expression d’une situation déplaisante et amère.

Dans la phrase :

« on a eu gain de cause à la fin. Invalidité reconnue, incapacité à travailler.

Donc il touche une pension et il a même une carte de transport gratuite »2,

l’adverbe « même » affirme, sur le mode implicite, que ce dénouement est

exceptionnel et est le résultat d’une bataille acharnée contre l’adversité. Cette

victoire pour le bénéfice des droits relatifs aux accidents de travail est

symbolique car elle est celle de la jeune fille, de son père et de tous les

travailleurs étrangers.

Nous relevons dans le discours d’Ahlème, des figures rhétoriques, telles que

l’antiphrase, qui reposent sur des procédés hyperboliques au niveau lexical :

« raser les murs », « payer le loyer à l’heure », « pas cinq minutes de chômage

1 Idem, p. 88.

2 Idem, p.34.

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en quarante ans de boulot ». Il faut noter que la narratrice atteint le paroxysme

de l’ironie en usant de ce procédé stylistique afin de dénoncer le système

français et mettre l’index sur une vie dont les conditions sont intolérables.

3.3.2.-L’ironie dans sa forme orale maghrébine et/ou africaine :

Si dans la langue savante occidentale l’ironie se présente comme une figure de

style, dans l’héritage maghrébin et/ou africain, elle est inhérente à la pratique

orale. En dehors des jeux de mots et des blagues, l’ironie s’exprime,

particulièrement dans le roman de F. Guène, par le biais de proverbes. Cette

particularité est due, comme nous l’avons vu, à la différence des projets sociaux

des personnages-narrateurs des autres œuvres. Dans Du rêve pour les oufs, la

dimension ironique peut être perçue à trois niveaux.

*Le premier est cette intrusion d’idiomes populaires dans la langue savante. Ce

qui signifie qu’Ahlème est aussi tributaire de la culture ancestrale. Cet

enracinement se manifeste par la présence d’une panoplie de proverbes à

consonance maghrébine et/ou africaine empruntée soit au père, soit à la voisine

sénégalaise. L’inscription de la culture orale dans un texte savant subvertit

d’évidence le discours et la langue dominants et leur imprime la

« maghrébinité » et/ou l’« africanité » des personnages.

Cette stratégie d’écriture, qui s’abreuve à deux sources, est une manière de

prendre de la distance vis à vis de la langue française académique et de la

culture distillée à l’école. Cet entre-deux et cette position entre deux mondes

différents, somme toute confortables, fonctionnent comme un pied de nez

ironique fait à la fois à la langue et à la culture savantes et au projet

d’assimilation désiré par les instances politiques.

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*Le second est la charge métaphorique portée par le proverbe. La métaphore,

note Ph. Hamon :

« est certainement le signal, le lieu, et le véhicule privilégié de l'ironie. Figure

"double" [...], elle est particulièrement apte à servir de modèle réduit, et pour

ainsi dire de maquette locale, à un plus global effet d'ironie (discours double)

qui jouerait à l'échelle de tout le texte. »1

Certains jeux métaphoriques relevés dans le discours de la narratrice

soutiennent un processus de dérision qui prend le sexe opposé pour cible. Les

trois exemples suivants, que nous avons déjà cités précédemment, en sont

l’illustration :

-« Ce n’est pas parce que le serpent est immobile qu’il est une branche. »2,

-« La queue du lézard est coriace, plus on la coupe, mieux elle repousse. »3,

-« Il faut embrasser plusieurs crapauds avant de trouver son prince. »4.

Par un jeu de travestissement rendu possible par la métaphore, l’homme reçoit

indirectement les attributs d’animaux connus, notamment, pour leur

sournoiserie, leur capacité à renouveler leurs moyens d’attaque et leur laideur.

Ces adages, dont la force éducative est indéniable, n’épargnent pas la gent

féminine qui, laisse ironiquement entendre le dernier exemple, doit passer par

plusieurs expériences pour trouver la perle rare. La chasteté féminine est ainsi

mise à mal par ce propos qui est d’un pragmatisme évident. Celui-ci s’exprime

d’ailleurs dans cette autre parole populaire qui dit que « l’homme est un chacal

mais quelle femme peut se passer de lui ? »5. L’interpellation ironique du

1 L’ironie Littéraire: Essai sur les formes de l'écriture oblique; Paris, Hachette, 1996, pp. 105-106.

2 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 88.

3 Idem, p. 110.

4 Idem., p. 211.

5 Idem., p. 54.

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récepteur introduit, en fait, l’idée d’un partage d’un point de vue et d’un

dialogue entre les générations d’hier et d’aujourd’hui.

-*Le troisième est justement perceptible dans cette capacité du proverbe à

transmettre la sagesse des anciens et à tirer des leçons de situations somme

toute répétitives. L’ironie se trouve dans ce défi lancé au récepteur qui est

indirectement invité à résoudre une équation insoluble en apparence. Elle se

trouve dans cette incitation à surmonter un moment de faiblesse et à

appréhender les personnes et les événements d’une manière plus réfléchie et

moins tragique.

C’est grâce à ces trois niveaux d’interprétation qui sont l’intégration d’un

discours étranger à la culture et à la langue savantes, la capacité à rabaisser

métaphoriquement l’ « adversaire » et la banalisation de situations dramatiques

ou épineuses que l’ironie se manifeste dans le vécu de la narratrice de Du rêve

pour les oufs de F. Guène.

3.3.3.-L’ironie dans l’auto-représentation :

L’ironie dans l’autoreprésentation ne passe pas seulement par la perception de

Soi, mais également par celle des semblables.

3.3.3.1.-Rire de Soi :

L’image de soi et son autoreprésentation ironique dans le roman Du rêve pour

les oufs de F. Guène, à la fois sur le plan physique et moral, sont des éléments

sur lesquels il est intéressant de s’interroger. En observant le comportement

typiquement féminin de ses copines « habillé[es], maquillé[es], coiffé[es] »1,

qui s’oppose au sien, Ahlème se rend compte que son apparence physique

1 Idem, p. 13.

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négligée et « masculinisée » a subi les retombées de ses soucis. Mais,

contrairement à l’attente du lecteur, ce constat n’est pas suivi de la réaction

attendue mais d’une démission. « Ca me crève, c’est trop de boulot »1, affirme-

t-elle.

Cette impuissance n’est pas uniquement physique. Elle est également un refus

du superficiel, de l’apparence, du clinquant dans lequel les adolescentes et les

femmes de manière générale, se perdent. L’autodérision se manifeste à la fois

dans sa comparaison avec ses compagnes et dans cette image qu’elle s’est

composée et que son miroir lui renvoie. Elle fait le commentaire suivant :

«c’est pas moi cette conne maquillée qui glousse comme une poule de basse-

cour. »2.

La critique de la société du paraître et des femmes qui travaillent à conforter des

jugements hypocrites et surfaits est patente. Comme est patente cette nausée,

exprimée sur le mode de l’ironie, que soulèvent certains comportements

féminins obsédés par le regard de l’ «Autre ».

« On passe son temps à chialer à en ruiner les moindre recoins de son Kleenex

[…], on a du mal à affronter ce visage boursouflé par les pleurs qu’on n’a

jamais trouvé si moche. Et quand on s’oblige à faire un petit effort, on n’arrive

même plus à se mettre du rouge à lèvres sans déborder. […] Peu après, il

arrive qu’on croise le concerné dans la rue. Et ce jour-là précisément, il se

trouve que l’on est moche, mais je vous parle de cet état de mocheté que l’on

endure seulement une fois dans l’année »3 .

L’ironie dans ce roman tend à souligner cette fragilité des femmes sujettes, plus

que les hommes, à intérioriser un sentiment d’infériorité et à tenter de satisfaire

les normes esthétiques et physiques imposées par la société.

1 Idem.

2 Idem, p. 100.

3 Idem, p. 78.

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En sabordant l’idéal féminin et en se tournant en dérision, la jeune fille

développe en réalité un système d’autodéfense destiné à désamorcer les attaques

éventuelles et à masquer ses frustrations et ce manque de confiance en soi.

L’ironie du sort n’est pas absente dans cette situation surtout quand elle se

moque de ses échecs amoureux mais aussi de son destin qui lui joue de mauvais

tours. Ahlème s’imagine toujours livrée à un sort qui ne cesse de s’acharner

contre elle :

« Quelle vie ! J’aurais pu tomber sur un autre équipier, le grand brun du fond

par exemple, celui qui était mignon et bien fait et que j’ai vu me lancer des

petits regards intéressés. Hé bien non, il a fallu qu’on m’impose ce Vignon,

avec son air d’assassin d’animaux domestiques. C’est comme d’hab de toute

façon, je ne sais même pas pourquoi ça m’étonne encore d’être dans ce genre

de situations. C’est ma destinée, je devrais m’y habituer. »1.

Le repérage de l’effet ironique ici se fonde sur ce décalage entre le sens attendu,

qui est l’horizon d’attente du personnage et/ ou du lecteur, et le sens accompli.

Le contraste se fait entre une première partie de l’extrait qui est caractérisée par

une logique d’aspiration et d’ambition à la réalisation d’un rêve, et la suite du

texte qui annihile le contenu précédent. La stratégie de l’ironie apparaît alors

dans cette mise à distance entre ce qui est attendu et ce qui se passe réellement.

C’est ce qui donne sa dimension à l’ironie du sort.

La confrontation à la réalité fait de l’ironie un procédé qui ne vise pas le rire

pour le rire mais plutôt une dénonciation par rapport à une cible qui se voit

critiquée et ridiculisée. Cette cible est en l’occurrence « Soi-même », le cas

échéant.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, le personnage-

principal Amar est rejeté de la Maison de jeunes d’une banlieue de Lyon. Il se

décrit :

1 Ibid, pp. 45-46.

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« Avec ma belle veste qui m’allait si bien, ce soir là, je me suis enfui de la

Maison de jeunes, tout seul, vieilli, entendant l’écho des quolibets de Lazaar et

les rires des joueurs de cartes dans mon dos, pleurant des larmes dont l’acide

perçait ma chemise de soie, cadeau d’anniversaire pour mes trente ans. Je

faisais ainsi connaissance avec les joies du métier d’écrivain. »1.

Dans cet extrait, la cible de l’ironie est donc le beur qui a réussi et qui est l’objet

de l’attaque de multiples ironistes. La tenue vestimentaire, aussi élégante soit–

elle, et la promotion sociale, aussi avantageuse soit-elle, ne sont pas des critères

de jugement pour les membres de la communauté. Ils fonctionnent plutôt

comme des repoussoirs et c’est ce décalage entre un paraitre –dans l’habit et la

profession – et un être –celui d’un descendant de l’immigration- qui génère le

drame du personnage-narrateur.

La dérision s’appuie ici à la fois sur la non- représentation de l’immigration par

un intellectuel, aussi célèbre soit-il, et sur cette hiérarchie –supérieur/inférieur-

par la nouvelle génération. L’adjectif « vieilli » exprime bien la transformation

« morale » d’Amar et son grand désenchantement après son passage dans cette

maison de jeunes où il n’a plus sa place. Il se sent vieilli, bien qu’il ne soit pas

vieux.

Le personnage-narrateur devenu lui-même cible des moqueries de ses pairs,

alors qu’il était censé être un sujet de fierté, fait ressortir ce décalage dont il a

été question plus haut, entre horizon d’attente et finalité. L’antiphrase « Je

faisais ainsi connaissance avec les joies du métier d’écrivain. » montre ce

basculement d’une situation de plénitude, celle de l’écrivain beur « intégré »

dans la société française à une situation d’humiliation et de rejet.

1 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 56.

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3.3.3.2.-Rire du semblable :

Le complexe d’infériorité qui apparait dans tout dialogue entre

dominant/dominé donne à l’ironie une place de choix. Ce sentiment se

manifeste, notamment, dans des espaces que le personnage-narrateur Du rêve

pour les oufs de F. Guène qualifie de « classes et de bon goût »1. Celui dont il

est question pour Ahlème est « La navette spatiale », un restaurant de

Montparnasse où elle se rend avec ses amis.

Le charme opéré par cet endroit « branché » et « parfait » est,

malheureusement, rompu par la vulgarité du comportement et du parler d’un de

ses accompagnateurs. Les manières de Hakim « l’arnaque », raconte la

narratrice :

« contrastaient tellement avec la classe de l’endroit […]. Il a appelé le serveur,

un grand blond mince et distingué qui se tenait bien droit : « Hé ! Hé ! Chef !

Viens voir s’te plait ! Tu peux prendre la commande s’te plait cousin ? ».

Ahlème donne son point de vue en ces termes :

«On se serait cru à la poissonnerie du marché couvert. Dans un autre contexte

j’aurais certainement ri, mais là, j’aurais voulu me cacher. »2.

La narration de cet épisode met en évidence deux éléments.

*L’un est le côté cocasse de la situation qui est généré par l’intrusion d’un non-

initié dans un espace qui lui est étranger et l’ignorance des codes culturels et

sociaux d’une certaine France. Le rire surgit alors d’une déviation incongrue par

rapport à :

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 53.

2 Ibid, p. 54.

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« ce qui est considéré comme l’usage, le comportement attendu et prévisible

dans un lieu et un temps particuliers »1.

Jean Emelina écrit à ce propos :

« On pourrait dire du risible qu’il est à sa façon […] un écart ; non pas écart-

prouesse, non pas écart agrée ou prestigieux, mais écart-faute, « gaffe »,

« impair », « verrue », « maladresse », « pataquès », « folie »,

« extravagance », « écart » de conduite, de raisonnement de langage. »2.

*L’autre est le bouleversement que cette anomalie provoque chez la narratrice.

Celle-ci ne surmonte sa gêne, qui s’est progressivement transformée en honte

profonde et en sentiment d’infériorité, qu’avec le départ précipité du restaurant

et après sa confession auprès de son amie Tantie Mariatou.

Une situation analogue se donne à lire dans Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia. Dans une salle d’embarquement pour « le Bled », un jeune Beur

tient ce propos dans le jargon spécifique aux banlieues:

« sur les yeux de ma daronne ! Qu’est ce que j’vais foutre là-bas, pays

d’guez…Crari, y a que des deblèman, on va se faire chier grave…et le

portable, y passe même pas dans ce deblé. »3.

Le personnage-narrateur, lui-même fils de migrant mais qui a pris de la distance

par rapport au milieu des cités et de leurs habitants, traduit avec élégance ce

propos ; et pour le grand bien du lecteur:

« Mère en témoigne ! A quoi vais-je bien pouvoir occuper mes loisirs dans cette

contrée inconnue ? Notez, mon cher, que nous n’y rencontrons guère que des

gens du terroir…Quel désappointement que nous ne puissions communiquer

1 Le comique: Essai d’interprétation générale, C.D.U- S.E.D.E.S, Paris, 1991, pp. 46-47.

2 Ibid, pp. 45-46.

3 Idem, p. 12.

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par nos téléphones cellulaires car, voyez-vous, les ondes ne circulent pas dans

cette région hostile.»1.

Cette traduction, faite machinalement car le « traducteur » n’accompagne

d’aucun commentaire le texte source, met néanmoins en évidence deux faits.

L’un est le décalage qui existe entre la langue savante apprise à l’école et le

jargon élaboré dans la rue par les jeunes des banlieues. Le second, plus subtil et

qui intéresse cette recherche, est cette existence d’une « intégration » réussie

représentée par le personnage-narrateur-« traducteur » de Little Big Bougnoule

et d’une intégration utopique suggérée par la représentation caricaturale de

l’émetteur du jargon.

Celui-ci est d’ailleurs perçu comme un autiste car il ne semble être compris ni

par ses proches illettrés, ni par ceux qui ne partagent pas ses codes langagiers.

Si l’auteur du jargon est appréhendé avec une certaine neutralité, de la part du

personnage-narrateur qui laisse au lecteur le soin de décoder ce qu’il considère

comme une anomalie, la perception des autres « compatriotes » se fait, comme

nous l’avons vu plus haut, sans ambiguïté. Dans la même salle

d’embarquement, relais d’un trajet qui doit mener au pays des origines, il y a :

« une vieille dame, assise à même le sol, grand-mère sans doute d’un jeune type

à peine sorti de l’adolescence. Elle est vêtue d’une djellaba saturée de couleurs,

bariolée, dépareillée à un sac à main de skaï blanc mais assorti à de

magnifiques tatouages ridés au visage et aux mains. Ses yeux fardés de khôl, à

l’outrance de sorcière, observent celui qui semble être son fils et qui jette des

coups d’œil furtifs et dégoulinants sur le cul des hôtesses de passage.»2.

Dans cette perception externe de la femme, qui est le prototype de l’émigrée, il

y a à la fois de la répulsion et de l’attrait. Dans la perception interne de ce

même prototype, ce sont d’autres sentiments que le personnage-narrateur laisse

1 Idem.

2 BOUDJEDIA, N., Little Big Bougnoule, op. cit., p. 13.

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voir. La « pauvre mère pondeuse » anonyme, « culbutée la nuit » dans son

« baraquement en tôle » et « jamais caressée », « devenue grand-mère

longtemps avant d’être ménopausée », suscite une réelle compassion de la part

du descripteur. Les pères n’échappent pas non plus à la caricature et la nausée

est ici suscitée par « la boule de tabac » enfoncée dans la gencive puis

recrachée à terre.

Les enfants des mères esclaves déracinées, qui « seront montés sur des

échafaudages avant de savoir lire », mettent furtivement à nu l’échec de

l’intégration de la seconde génération. Cet échec est perçu à la fois dans leur

fonction de manoeuvres dans les chantiers français et dans leur accoutrement

fait d’un « costard postmode », de « chaussures de mac », de « lunettes à verres

miroités » et de cheveux gominés « au pento ».

Le descripteur de Little Big Bougnoule de N. Boudjedia, qui a le souci de

vouloir donner un tableau complet d’une saga de l’émigration, s’attache ensuite

à la troisième génération qui n’est liée aux générations précédentes que « par

les liens de sang ». L’intégration, qui aurait dû rompre la chaine de transmission

des métiers des pères, fait ici aussi défaut.

Chez les beurs de la dernière génération, cet échec est perceptible dans leur

habitus fait d’accessoires vestimentaires symboliques - « les grolles de sport à

grande virgules » par exemple – et d’une coiffure qui a une double

signification. « La tête quasi rasée », ainsi que la « jeune barbe

broussailleuse », sont indicatrices à la fois d’une appartenance ethnique, sociale

et géographique et d’un choix idéologique dépourvu d’une conscience politique

claire.

Celui-ci, note le descripteur qui ne verse pas pour autant dans la diatribe, est fait

« de raccourcis religieux » et d’interprétations personnelles du Coran dans

lesquels dominent l’obligation du jeûne, le respect des prescriptions

alimentaires et le machisme.

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Ces balises religieuses, ou pseudo-religieuses, sont appréciées avec beaucoup

d’ironie par le personnage-narrateur car elles jurent avec l’incohérence des

comportements de ces jeunes musulmans qui, sans vergogne, revendent « des

jantes de golf dépouillées sur des bagnoles de bouffons »1.

La description des jeunes filles n’est pas moins amère. La même duplicité et la

même incohérence se donnent à lire dans leur portrait. Celui-ci n’est donc pas à

l’avantage des concernées qui se caractérisent par la violence de leur verbe –

« la fille crache au visage de sa mère sa soumission d’esclave » - et la vulgarité

de leur maquillage, de leurs tenues vestimentaires et de leur façon de mettre leur

« poitrine en avant, gonflée de désir mais intouchable »2.

Ces « beurettes » n’ont pas la sympathie du voyeur, ironique et pessimiste, qui

affirme qu’elles ne tarderont pas à « ressembler à [leurs mères] sur le fond et

dans la forme ». Le processus d’intégration, reposant dans ce cas sur la

libération de la femme et sur un mode qui n’intègre ni la violence, ni la

vulgarité, relève aux yeux du décrypteur, de l’utopie.

3.3.4.- L’ironie vis-à-vis de l’altérité :

L’«Autre », représentatif de l’État français, n’est pas non plus épargné par les

sarcasmes d’Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène. L’ironie est, dans

ce cas, corrosive et insultante. Elle vise l'hypocrisie de l’administration

donneuse de leçons dont elle-même ne tient pas compte. Le support et la cible

de l’ironie sont ici politiques car, laisse entendre le personnage-narrateur, un

fossé sépare le vécu des habitants des cités de toutes ces bonnes volontés

affichées par le pouvoir.

1 Ibid, p.14.

2 Idem, pp. 12-15.

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Deux figures de l’« Autre » émergent dans le récit. L’une est la conseillère

pédagogique du collège de Fouèd, le frère d’Ahlème. L’autre est Johanna,

l’employée de l’agence Intérim censée trouver du travail à la jeune fille. Ces

deux personnages, représentant deux secteurs clé de l’État français, s’attirent les

foudres du personnage-narrateur en raison de l’échec de leur mission et de leur

mystification ou de leur manque de stature et de qualification. La première :

« cherche à se persuader qu’elle est réellement utile ici. Elle y croyait encore il

y a quelques jours, juste avant que l’on ne retrouve le cadavre d’Ambroise, le

poisson rouge du lycée qu’elle nourrissait avec amour, crevé au fond du casier

de cette pétasse de madame Rozet, la prof de sport. Avec un peu de chance cette

pauvre conseillère sera mutée dans la Sarthe et tout ira pour le mieux. »1.

La représentante de l’éducation semble elle-même victime de sa naïveté, de

cette naïveté ou de cette méconnaissance des choses qui empêchent de saisir la

portée dramatique de la situation. Malgré ce constat, aucune circonstance

atténuante n’est accordée à celle qui représente une France correcte et trop

disciplinée. Ahlème affirme avoir :

« «détesté l’approche de cette pauvre femme à la chemise trop bien repassée.

Elle était pleine de bons sentiments et d’expressions toutes faites qu’on trouve

dans les livres, du genre : « travailler en banlieue», ou encore « s’épanouir

parmi les pauvres »2.

Dans la hiérarchie de la haine, c’est pourtant Madame Rozet qui occupe le

premier rang et l’expression de « pétasse » qui la désigne ne laisse aucun doute

sur le poids de la mésestime.

La seconde a complètement échoué dans le rôle dans lequel elle a été confinée

et dont elle ne semble pas saisir l’importance. «Cette chère Johanna,

l’employée de mon agence d’intérim », note avec ironie et rancœur son

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 72.

2 Idem, p. 70.

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interlocutrice, « c’est déjà un exploit de comprendre ce qu’elle raconte en

l’ayant face à soi, mais alors au téléphone, c’est carrément un miracle. On

aurait presque envie de lui offrir des séances d’orthophonie pour son

anniversaire. »1.

Cette présentation ironique et comique des deux figures et de leurs défauts a

plusieurs objectifs car elle pose les problèmes de la scolarisation et de l’emploi

des jeunes des cités. Elle illustre l’échec des pouvoirs publics dans ces

domaines et déconstruit les clichés qui tendent à présenter les agents de

l’administration comme des modèles d’écoute, d’assistance et d’efficacité.

L’ironie et l’humour, qui cheminent avec la colère, le reproche et la pitié des

« Autres», expriment ici ce décalage qui existe entre cette sorte de comédie qui

est jouée par le système et le vécu réel des banlieues.

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie deA. Begag, Amar décrit la

scène où il s’accroche avec le gardien du parc dans lequel il se promène.

« (…) il hurle tout rouge :

-C’EST INTERDIT DE ROULER A VÉLO DANS LE PARC ! lui dit-il.

Son uniforme vert pour le camouflage écologique lui va ridiculement mal. Je

demande ironiquement depuis quand c’est interdit de rouler à bicyclette dans le

parc. Il s’emporte :

- DEPUIS TOUJOURS ! ON A LE DROIT DE ROULER A VÉLO DANS LE

PARC JUSQU'A 12H30. APRES, IL FAUT MARCHER A COTE DE SON

VÉLO ! »2.

L’ironie, dans cet extrait, apparaît dans ce décalage entre le calme du

personnage-narrateur et l’image du gardien de la paix. La réaction qui, sans

1 Idem, p. 43.

2 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 19

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raison apparente, est d’une agressivité dont la puissance ne peut être saisie que

par la couleur du visage et l’utilisation de lettres capitales. Le portrait de l’agent

de l’ordre, qui est en fait une caricature de la profession, est rehaussé par

l’absurdité de ses paroles et l’imbécilité de sa logique. Amar finit, toutefois, par

comprendre l’ordre aboyé par son interlocuteur :

« la loi, c’est la loi et moi c’est la loi. […] Moi, j’ai le droit de rouler à

mobylette dans le parc pour empêcher des gens comme vous de rouler à vélo

dans ce parc après 12h»1.

Dans cette scène, provoquée par le personnage-narrateur pour mettre à

l’épreuve un représentant de la loi, la stéréotypie apparait au grand jour. La

périphrase généralisante « des gens comme vous » conforte la

compartimentation insensée de la société française du point de vue du

personnage-narrateur. Car, d’un côté, il y a l’agent de l’ordre, la loi et la France

caractérisés par la force et le mépris ; et de l’ «Autre », une masse informe

désignée du doigt et qui ne doit son salut qu’à la dérobade.

En définitive, l’ironie reste en corrélation directe avec les contextes

socioculturels. Elle est mise en œuvre dans la langue savante et montre, ainsi,

une bonne maitrise de la langue française. Elle l’est également dans la langue

orale et la culture populaire. A ce niveau, la cohabitation des deux

appartenances est claire.

L’ironie est aussi la cause et la conséquence du rire de soi et du rire de

l’« Autre ». Dans les deux cas, l’ironie participe à l’aspect contestataire de

l’écriture qui fait d’elle une technique de détour et d’argumentation indirecte

qui passe par « Soi » afin d’attaquer l’« Autre ». Elle peut être, de ce fait,

qualifiée de «maïeutique » car dit, implicitement, ce qui dérange dans une

société où « tout va bien en apparence mais rien ne va en réalité. »2.

1 Idem.

2 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 17.

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3.4.- Conclusion partielle : en filigrane, l’amour de la France :

Dans un premier temps, tout porte à croire que les facteurs contextuels

développés, et donc externes au discours, exercent une influence négative dans

la représentation que se font les individus beurs de la France comme pays

d’accueil. Néanmoins, une distinction nettement perceptible existe entre ce qui

est explicitement apparent et ce qui est implicitement transmis. L’implicite

constitue un enjeu important pour la compréhension du texte littéraire.

Dans le cas de l’analyse effectuée, il s’agit plutôt de sous-dit que de non-dit.

Nous avons tenté d’approcher le sens communiqué à l’aide de trois éléments qui

permettent de saisir l’omniprésence des informations sous-jacente dans les

discours. Ce sont les présupposés, les sous-entendus et l’ironie.

Les présupposés reposent sur des informations supposées déjà connues. Mais, il

est évident que les attentes du narrataire ne correspondent pas forcément à ce

qui est proposé. L’analyse de l’implicite met l’accent sur les intentions –réelles-

des personnages qui prennent en charge le discours.

Si nous considérons l’ironie méprisante, la colère manifeste, les reproches

constants, l’exclusion menaçante, contenus dans les textes ; et l’« Autre »

caractérisé par la caricature signifiant le refus et la différence, le dit commun

dans ces textes est : « on n’est pas chez nous ». L’intention véritable véhiculée

par ces discours sous-tend un non-dit -ou plutôt un sous-dit- tout à fait différent

du premier et qui reprendrait dans les trois romans une phrase récurrente et qui

dérange, à savoir: « La France nous a pris ! ».

L’attachement à la France est subtil dans les trois discours car il est nuancé par

cette volonté d’exprimer d’abord une colère et des reproches à sa patrie et à ses

citoyens. Cette forme d’attraction-répulsion joue, à la fin, sur la fierté et sur la

culpabilité d’appartenir à la France, et sur cet attrait d’une intégration qui est

souvent hypothétique. Face aux crispations qui constituent souvent la seule

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réponse à leur désir, cette intégration est plutôt « sussurée, jamais assumée ni

revendiquée »1.

Ainsi, ce que l’analyse des sous-entendus a montré va à l’encontre de ce qui est

avancé par les présupposés. La dynamique interne des discours ne correspond

pas forcément à celle qui est manifestée par le contexte initial. De ce fait,

l’analyse du discours, grâce au rôle joué par les sous-entendus, apporte un sens

opposé à celui apporté par la précédente analyse sociocritique qui soutient

finalement la présupposition.

1 BOUDEJDIA, N., Little big bougnoule, op. cit, p. 11.

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Deuxième chapitre :

Analyse du discours des personnages-narrateurs dans

l’ «Ailleurs »

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1.- Approche énonciative et polyphonique :

Comme nous l’avons déjà mentionné, l’énonciation est au cœur de l’analyse

discursive. Elle suppose une réflexion sur l’énonciateur qui se manifeste par le

biais des indices de personnes « Je »/ »Nous » et « Tu/ Vous ». Cette partie,

comme la précédente, se penchera sur les types de déictiques utilisés et leur

valeur dans la situation d’énonciation qui définissent, cette fois-ci, l’expression

du sentiment d’adhésion ou non-adhésion au pays d’origine qui est l’Algérie.

1.1.- Les déictiques comme forme d’inscription spatiale/situationnelle dans

« l’Ailleurs » :

Nous avons précédemment montré que, dans les discours qui nous occupent,

plusieurs points de vue apparaissent. Chacun des personnages-narrateurs prend

en charge son propre discours mais il laisse aussi apparaître en filigrane d’autres

voix. Afin de saisir cette polyphonie, nous consacrons un tableau à chaque

œuvre et analysons les pronoms personnels qui correspondant à chacune d’elles.

1.1.1.- Analyse des pronoms personnels :

Rappelons que le discours est toujours en interaction. Ce qui signifie que dans

sa production discursive, l’énonciateur « je » est constamment en rapport direct

ou indirect avec un co-énonciateur « tu/vous » dans sa production discursive.

L’étude des pronoms personnels permet, comme nous l’avons vu, de suivre les

traces de l’énonciateur dans son discours et de saisir les stratégies énonciatives

mises en place.

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1.1.1.1.- Analyse des pronoms personnels dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène :

Dans Du rêve pour les oufs, de F.Guène, le relevé des déictiques dans le

discours du personnage-narrateur dégage trois catégories possibles :

Le : « Je / Nous »

Le « nous » prend une valeur

inclusive comportant [le « je » +

les Algériens d’Algérie] dans un

passé lointain.

-« en Algérie […] nous avions un

profond respect pour l’école et nous

faisions toujours preuve d’une

grande déférence. » p. 59.

Le : « Il / Nous »

Point de vue du côté de

l’algérien vivant en Algérie

révélant une certaine animosité

vis-à-vis de la communauté

« immigrée »

« il continue à nous observer […] il

nous fait attendre […] il nous laisse

partir […] je m’aperçois qu’il nous

jette un dernier regard mauvais :

« Ces immigrés, quelle bande de

radins ! Avec tout l’argent qu’ils

gagnent en France… » p.192.

Le : « Je/ Eux »

Décalage socio-temporel

manifeste entre le « je »,

représentatif de la narratrice et

le « eux » renvoyant à la

communauté algérienne vivant

« j’ai l’impression que je ne partage

pas grand-chose avec eux, si ce n’est

quelques souvenirs. Tout cela me

semble bien loin. » p.158.

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en Algérie.

- Le « Je» pris en charge par Ahlème, personnage-principal et narratrice.

- Le « Nous » renvoie dans la majorité des cas au couple Ahlème/ son frère. Il

est aussi représentatif de la fusion « Je + communauté beure », dans l’exemple :

« Je m’aperçois que [le douanier] nous jette un dernier regard mauvais : « ces

immigrés, quelle bande de radins ! Avec tout l’argent qu’ils gagnent en

France ! »1.

Il reste toutefois, spécifique dans l’inclusion du « je + communauté

algérienne » dans des moments de nostalgie, ressentie uniquement en France,

pour le pays d’origine. Dans ce sens nous relevons les propos suivants

d’Ahlème :

« en Algérie, [...], nous avions un profond respect pour l’école et nous faisions

toujours preuve d’une grande déférence [à l’égard des enseignants]»2.

- Et le « il/eux » sont représentatifs de la ou des personnes dont la narratrice se

distancie, à savoir les Algériens d’Algérie. Elle déclare :

« j’ai l’impression que je ne partage pas grand-chose avec eux, si ce n’est

quelques souvenirs. Tout cela me semble bien loin. »3.

L’énonciation se manifeste par le biais du « je » qui produit le discours. Ce

« je » s’adresse forcément à un « tu/vous » qui suppose des co-énonciateurs.

Dans le discours d’Ahlème, il y a une absence manifeste du co-énonciateur dans

la partie réservée à l’espace de l’ « Ailleurs ». Cette suppression relève d’une

1 GUENE, F., Du rêve pour les oufs, p. 192.

2 Ibid, p. 59.

3 Ibid, p. 158.

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stratégie discursive qui provoque une coupure dans la communication

destinateur/ destinataire.

Cette coupure communicative entre le « je/ Nous » correspondant à Ahlème et à

son frère avec le « Tu/Vous » correspondant à la communauté algérienne

d’Algérie, est le signe d’une mise à l’écart voulue du personnage qui prend en

charge le discours. Une forme d’autisme s’installe alors entre les gens de

l’ « Ici » et ceux de l’ « Ailleurs ». Le « Nous », censé englober une même

catégorie de personnes et permettre l’identification à un groupe donné, apporte

une autre lecture quand il isole volontairement la jeune fille et son frère, et les

exclut du reste de la communauté.

Je / Nous Tu/Vous

Ahlème Les habitants du village algérien

Ahlème + Son frère Fouèd

Présence réelle présence virtuelle

Un autre point de vue apparaît également : Il concerne l’ « Autre » algérien dont

la présence se manifeste par le pronom personnel « il ». Dans l’exemple :

« il continue à nous observer […], il nous fait attendre, […] il nous jette un

regard mauvais […] »1, le « il » se réfère au douanier pressenti comme

quelqu’un d’envieux et de jaloux. Dès son arrivée en Algérie, Ahlème finit par

être persuadée qu’ « elle ne partage pas grand-chose avec eux ». Le déictique

« eux » exprime cette distanciation entre les Algériens d’Algérie et Ahlème et

son frère.

1 Op. cit.

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1.1.1.2.- Analyse des pronoms personnels dans Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag :

Dans ce roman, le personnage-narrateur se démarque nettement, par le biais de

l’emploi des déictiques, du groupe socioculturel pour rejoindre le groupe qu’il

idéalise et auquel il s’auto-identifie.

Nous avons affirmé dans les parties précédentes que la coexistence de plusieurs

voix, dans un seul et même discours, permet d’examiner la question de l’altérité

en tant que présence d’un autre discours dans le discours. Cette analyse porte

ainsi sur la manière dont les voix des autres se mêlent à celle du sujet explicite

de l’énonciation et sa conséquence qui est la distinction et la reconnaissance des

points de vue.

Le « je » démarque le personnage-narrateur du groupe auquel il est censé

appartenir « géographiquement ». A ce propos, Amar affirme :

« je ne suis pas membre à part entière de la communauté [beure]. Je vois tout

cela avec des yeux d’étranger » 1

Le « nous », quant à lui, met en place la structure polyphonique dans le discours

du personnage-narrateur et apparaît, dans la plupart des cas, dans les moments

où la situation réunit ce même personnage à la communauté algérienne :

*Nous = ensemble de voyageurs dans le bus Ain Zina – Alger ;

*Nous = les frères, les musulmans

Le « Nous »

1 BEGAG, A., Quand on est mort c’est pour toute la vie, p.44.

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Le « Nous » inclut le

personnage-narrateur aux

voyageurs de bus.

-« nous sommes tous

malades ! » p.50.

-« il faudrait un hôpital pour

chacun de nous ! » p.50.

-« n’aie aucune honte mon

frère. Nous sommes dans une

période difficile, mais c’est pas

pour ça que nous ne sommes

plus frères, hein ? Nous restons

musulmans. » p. 63.

Le « Nous » donne donc au texte une valeur polyphonique qui traduit le point

de vue de l’ «Autre » en incluant, sans l’aviser, le personnage-narrateur. Celui-

ci fait appel, cependant, au déictique impersonnel « On », quand il s’agit d’un

discours à valeur inclusive.

Le « On »

Le déictique « On » précise le

regard impersonnel et le

détachement de l’espace de

vie.

-« On entend dans leur

respiration [des compagnons

de bus du personnage-narrateur]

un grondement, celui de la

vapeur d’un train… » p. 45.

-« On sent chez lui [le chauffeur

de bus] un désir sadique de voir

son car tomber en panne » p.

49.

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Nous pouvons dire que cette absence d’ancrage énonciatif dans la collectivité a

pour but l’effacement du sujet énonciateur et de donner la possibilité au

personnage-narrateur de dénigrer et de dévaloriser l’altérité.Une altérité qui

reste confinée dans son statut d’infériorité.

Notons, néanmoins, qu’une subtile à une certaine harmonie entre Amar et un

personnage algérien - qui est le chauffeur de bus- se donne à lire dans le partage

d’un point de vue : celui qui concerne le sort du pays et son avenir. Ce

chauffeur affirme :

« tout recommencer, tout recommencer, repartir sur une nouvelle route, espérer

une secousse tellurique, réécrire une histoire sur une terre nouvelle. »1.

La confusion des voix - personnage-narrateur/chauffeur – est là parce qu’ils ont

le même point de vue en ce qui concerne le sort du pays et son avenir.

En dehors d’un dialogue éphémère et par voix interposées, le personnage-

narrateur est en décalage manifeste par rapport à la communauté algérienne

considérée comme l’ « Autre », le différent. Le personnage s’auto-exclut de

l’espace algérien pour s’inscrire volontairement dans un deuxième valorisé,

celui de la France.

1.1.1.3.- Analyse des pronoms personnels dans Little Big Bougnoule de

Boudjedia :

Plusieurs points de vue se superposent dans le discours du personnage-narrateur

de Little big bougnoule de N. Boudjedia. Par souci de clarté, nous les avons

regroupés sous forme de tableau :

1 BEGAG, A,. op. cit, p. 50.

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337

Le « je »

Le « je » est en situation de

décalage spatio-temporel de

l’ «Autre».

-« je ne ressemble qu’à un pas du tout

d’ici et à un plus tout à fait d’ailleurs,

bref à un con anachronique » p.40.

-« je me sens comme un enfant perdu. Je

ne reconnais plus cette langue qu’on me

parle […] je me sens nu et désemparé. »

p.40.

Le « je » dans une position

d’extranéité et de liens

incertains

« Les enfants s’installent en face de moi

et dévisagent avec insistance l’étranger

que je suis, le lointain cousin que je

semble être. » p.50.

Le « je » dans une situation de

culpabilité en raison de la

générosité morale de

l’ «Autre ».

« je connais tout de cette famille. Cette

famille ne sait rien de moi. […]

l’étrange impression d’être devenu un

imposteur, un intrus pris dans les

cintres, m’envahit chaque jour » p.68.

Substitution du « je » par

« il/lui »

« ce pèlerinage l’avait lavé de ses

errances, de sa solitude, lui qui s’était

noyé dans les bouteilles de Ricard, dans

le regard gourmand des femmes » p. 22.

Le « je » renvoie donc à un personnage qui se sent étranger et qui est en rupture

avec ceux qui l’entourent. Ce personnage-narrateur, au moment où il se

rapproche de hadj Youssef, troque son « je » contre le déictique « il » afin de

parler de soi. Le « il » qui, en apparence, correspond à Hadj Youssef, peut

renvoyer en même temps au personnage qui prend en charge le discours. Il y a

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338

là une forme de dédoublement entre le personnage-narrateur et son « Autre –

opposé ». Les deux se rejoignent exceptionnellement dans leur faiblesse et un

sentiment de perte et d’échec.

Un autre pronom personnel désignant le personnage-narrateur dans le texte est

le « Nous ».

Le « Nous »

Inclusion du personnage-

narrateur dans la

communauté française (du

point de vue du policier

algérien)

« Alors fils de traitre, faux roumi, le

remord t’étouffe de nous avoir

abandonnés ? A moins que tu ne sois

venu nous faire cracher nos milliards

de dinars poussiéreux contre

quelques euros flambants neufs. »

p.26.

Seule communion, par la

musique, du « Nous » qui

réunit Mozart et le

personnage-narrateur.

« Et nos reprenons de concert […] ce

moment d’exception qui nous a

conduits bien au-delà du réel […] la

lumière opalescente qui nous a

enveloppés tout au long de ce périple

dodécaphonique. » p.85.

La valeur inclusive du « nous » n’apparaît que pour montrer l’harmonie qui

existe entre le personnage-narrateur et Mozart, son « Autre » semblable. Ce qui

confirme, encore une fois, la fusion qui s’opère entre les deux personnages liés,

comme nous l’avions vu, par leur statut social de hors-la-loi.

Le « Nous » peut également apparaître afin de s’attarder sur un point de vue

différent, celui de l’Algérien d’Algérie représenté par le douanier. Celui-ci est

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339

habité par des préjugés, vis-à-vis de la communauté immigrée en général, celui

de l’ « Ailleurs ».

Quant au déictique « on », il renvoie à l’État français et à ses représentants,

notamment, qui refusent de reconnaitre le rôle et les efforts fournis par la

population immigrée en France. Dans la phrase :

« ces quinze secondes de poignée de main pendant lesquelles on l’avait

considéré [Hadj Youssef] comme un vrai citoyen. On l’avait félicité d’avoir

torché le séant des Parisiens avec le général je-ne-sais-plus-qui-très-gentil qui

lui avait épinglé sa médaille de guerre à la Libération. »1,

la poignée de main furtive, l’adjectif ironique « vrai » citoyen et l’antithèse

« félicité d’avoir torché le séant des parisiens » campent le portrait de

l’immigré maghrébin qui a consacré sa vie à la France et qui n’a reçu qu’une

gratitude formel.

Les conclusions des points de vue existant dans les trois romans sont résumées

de la manière suivante :

Points de vue du «Même »

Chez F. Guène chez A. Begag chez N. Boudjedia

1 BOUDJEDIA, N., Little big bougnoule, op. cit, p.22.

Une coupure

communicative du fait de

l’absence du « tu/ vous »

dans le discours du

personnage-narrateur.

-Valeur exclusive du « je » du fait

de l’absence du « Nous » et recours

à l’impersonnel au « On ».

-Rupture communicative Par le

mutisme volontaire de la part du

personnage-narrateur.

Valeur inclusive du

personnage-narrateur avec

Mozart et Hadj Youssef

uniquement.

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340

Points de vue des « Autres »

Chez F. Guène Chez A. Begag chez N. Boudjedia

1.1.2.- Analyse des Adjectifs possessifs:

A côté des pronoms personnels, qui sont des déictiques qui laissent transparaitre

la subjectivité de l’énonciateur et le degré de son implication dans une

communauté sociale définie, il existe d’autres moyens mis en œuvre afin

d’évaluer ce qui est dit par cet énonciateur. Il s’agit des adjectifs possessifs que

nous nous proposons d’étudier, comme nous l’avons fait dans la partie réservée

à l’ « Ici », la France en l’occurrence.

Le recensement de ces adjectifs dans leur totalité étant différent, nous avons

réuni, sous forme de tableau, et pour chaque œuvre, les plus pertinents.

Le douanier : représentatif de

l’Algérien supposé envieux et

jaloux

La famille : apparait comme

profiteuse et intéressée.

Les cousins et cousines : en

décalage absolu avec le

personnage-narrateur et son frère.

Valeur inclusive

exceptionnelle d’Embarek,

le personnage-narrateur et

l’ensemble des Algériens :

toi +moi+lui = frères

Le douanier :

représentatif de

l’Algérien porteur des

préjugés négatifs sur

l’immigré.

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341

1.1.2.1- Analyse des adjectifs possessifs dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène :

Citations Commentaires

« ma, mon, mien, nos, notre… »

Mon pays = l’Algérie

- « je quitterais mon pays,

laissant derrière moi une partie de

ma vie. » p. 159.

Nos = nous les immigrés

- « l’espoir que l’on sorte de

l’une de nos poches un magnifique

billet… » p. 190.

Miens = les algériens

- « j’avais tellement peur de ne

plus rien avoir à partager avec les

miens » p.195.

Mon pays= l’Algérie

- « la France m’a arrachée des

bras de mon pays comme on arrache

un enfant à sa mère » p.198.

Ma place = l’Algérie

- « j’ai du mal à l’admettre,

mais ma place n’est pas ici non

plus. » p.199.

« sa, son, sien, leur… »

leur vie= celle des habitants du

village

- « leur vie est brodée sur leur

tapis de paille aussi sûrement que la

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342

mienne est gravée sur le béton des

immeubles d’Ivry. »p.199.

la place du frère = la France

- « j’espère qu’il comprend

aussi que sa vie n’est pas au bled. »

p.205.

leur vie = celle des générations

issues de l’immigration.

Mes frères : les pairs habitant

en France.

- « ceux qu’on a amené se

perdre ici purger leur deuxième

peine. Leur regard est le même que

celui de mes frères que je croise tôt

le matin à la gare Saint-Lazare. »

p.206.

- « maintenant, ils sont grands,

grâce à Dieu, mais ils ne veulent pas

me suivre. Ils disent qu’ils sont

français et que leur vie est ici. » pp.

172 – 173.

Dans un premier temps, l’Algérie occupe le cœur du personnage-narrateur. La

récurrence des adjectifs possessifs le montre clairement : « mon pays, les miens,

ma place ».

Dans un deuxième temps et après réflexion, Ahlème constate que sa place

« n’est pas ici » en Algérie, mais en France. Pourquoi ? Parce que le pays

d’origine lui renvoie également une image de misère et de manques.

L’adjectif possessif « leur », qui se réfère à des personnages représentatifs de la

première génération de l’émigration dont le regard exprime toute la détresse, est

évocateur de l’exclusion subie durant des décennies. Leurs descendants

n’emprunteront pas le même chemin qu’eux car ils ne partagent pas la même

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343

idée de l’exil. « Leur vie est ici »1, affirme l’un d’eux et le constat arrive froid et

indiscutable.

1.1.2.2- Analyse des adjectifs possessifs dans Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag :

La double

appartenance

(France –Algérie)

- « Quittant chez moi, pour retourner chez

moi. » p. 54.

Appropriation du lieu

des origines

- « Ma nuit a été occupée par le rêve de mon

retour triomphal au pays […] C’était là ma

vraie place. » p. 15.

Rejet de l’« Autre »

(de

l’Algérien)

« il me tend un bout de son sandwich, de ses

mains à lui, ses ongles à lui, sa transpiration

à lui, sa crasse à lui » p.62.

Ironie et sentiment de

non-Appartenance au

pays des origines.

« Mohammed Djizou ! Né le 5 février 1957 à

Lyon IIIème arrondissement. De passage au

pays natal de ses parents » p. 113.

Nous remarquons que le lieu d’appartenance dans Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag apparaît au début du roman de manière confuse. « Je

quitte chez moi pour aller chez moi », déclare le personnage-narrateur. La

double appartenance suggérée par le possessif « moi », dit deux fois, est

éphémère car par la suite, les adjectifs possessifs apportent une toute autre

1 op. cit.

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344

information. Dans le fragment de la phrase : « au pays natal de ses parents », il

y a une stigmatisation du pays et non de leurs héritiers.

Le fragment : « c’était là ma vraie place » remet l’Algérie à sa place. Ce

toponyme est désormais associé à la chimère, au désenchantement et au rêve,

donc à l’impalpable.

Le personnage-narrateur ne se reconnait pas dans cet environnement désert qui

est appréhendé « comme une punition »1 et qui ne répond pas à ses attentes. Le

processus de construction d’une représentation positive de la terre des ancêtres

échoue donc et cet échec raffermit le processus d’intégration dans le pays

d’origine qui est la France.

1.1.2.3-Analyse des adjectifs possessifs dans Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia :

1 Expression empruntée à Ahlème dans Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 19.

Citations Commentaires

« Mon, mes, mien, nos…. »

Distinction entre le personnage-

narrateur et la communauté

mozabite fondée sur le physique et

l’espace.

- « j’ai le sentiment

désagréable qu’ils se foutent de

ma gueule blanche et de ma

tenue de citadin. » p. 40.

- « ma place me paraissait

beaucoup plus enviable que la

leur et l’endroit bien plus

luxueux. » p.47

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Sentiment de bien être dans la

cité mozabite et cohésion avec les

semblables, les « siens ».

- « ma città ideale, se trouve

ici » p.43.

- « la terre natale de mes

parents » p.47.

- « j’erre une bonne partie de la

journée avant de retrouver le cap

qui me ramènera aux

« miens » ». p.125.

- « il me faudra découvrir à quel

point nos histoires sont

semblables » p.69.

- « Nous devons comprendre et

enfin accepter que nos vies

soient une succession

d’accidents […] à chaque recoin

de notre histoire. » p.70.

« vos, votre, ton, le tien… »

Séparation entre le « On /Nous » et

le « Vous » : implication du

personnage-narrateur dans le

«camp » des Français.

Le « Nous » est représentatif des

Algériens d’Algérie.

- « On [les Algériens

d’Algérie]a faim de votre

démocratie, on a soif d’une

liberté qui a sans doute étanché

vos rêves, alors que quelques

gouttes de cette ambroisie

seraient pour nous une source

de jouvence. » p.26.

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346

Comme nous l’avons spécifié plus haut, il est important de déterminer les points

de vue présents dans les textes retenus. Le tableau proposé manifeste par le

biais des adjectifs possessifs, un certain bien être. Lors de l’arrivée du

personnage-narrateur dans la ville du désert, les appréhensions ressenties, la

prudence manifestée dans l’évaluation du lieu et des personnes se sont

estompés.

Nous dirons, au risque de nous répéter, que le personnage-narrateur voit en son

hôte Mozart, un « Autre-semblable » car celui-ci est marqué comme lui du

stigmate de l’illégitimité. Les déictiques inclusifs « nos, notre » montrent

l’harmonie qui s’est établie entre les deux personnages.

Les autres Algériens d’Algérie, par contre, sont l’objet d’une certaine

appréhension qui est perceptible à deux niveaux :

*La phrase « on a faim de votre démocratie » dresse une barrière entre les deux

« camps », celui des Algériens d’Algérie représentés par le douanier et celui des

Français dans lequel se trouve le personnage-narrateur.

*Dans la phrase « rentre chez toi, tu n’es pas encore prêt », celui-ci est exclu

d’un mode de vie auquel il est étranger. Même si le désir d’appartenance et de

proximité est là, le regard de l’«Autre » le réprouve et le rejette. La fusion avec

Le personnage-narrateur est exclu

de la famille et du désert. Faute de

maturité.

-« rentre chez toi, tu n’es pas

encore prêt » p.124.

L’assemblage

Abolition des frontières et

appartenance au monde.

« j’ai l’intuition d’avoir enfin

touché la terre de mes ancêtres,

les vôtres, les leurs, les ancêtres

de l’univers entier. » p.85.

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347

le désert n’étant pas permise, le personnage-narrateur se trouve éjecté de ce

territoire.

Ainsi, Amar, le personnage-narrateur de Quand on est mort c’est pour toute la

vie de A. Begag, ne ressent aucune attirance pour l’espace algérien et ceux qui

l’habitent. Ahlème, le personnage-narrateur de Du rêve pour les oufs de F.

Guène, comprend en fin de compte que l’Algérie ne constitue plus son point

d’ancrage. Le personnage-narrateur de Little big bougnoule de N. Boudjedia,

reste étranger à la terre-mère et à la communauté M’zab et de l’Algérie de

manière plus générale.

Cette analyse montre que les Algériens d’Algérie, qui sont confinés dans des

statuts d’êtres inférieurs par le personnage-narrateur de Quand on est mort c’est

pour toute la vie de A. Begag, sont plutôt considérés comme des étrangers par le

personnage-narrateur de Little big bougnoule de N. Boudjedia. Les raisons du

rejet sont toutefois, différentes d’une œuvre à l’autre.

Points de vue des personnages-narrateurs

Chez A. Begag Chez F. Guène Chez N. Boudjedia

L’Algérie est

appréhendée comme un

pays repoussant dans la

réalité, et comme un pays

attrayant dans le rêve

La perception du

pays ne peut relever

que de la nostalgie.

Une symbiose spatiale dans

la « città ideale » en

opposition au décalage

« mental » avec les autres.

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348

1.2.- Les modalités subjectives :

Dans son énonciation, l’énonciateur prend position par le biais de ce qu’il dit.

Son discours est le plus souvent marqué par l’emploi des modalités qu’il

convient d’analyser dans cette partie du travail puisqu’ils font intervenir un

jugement dans l’énoncé.

1.2.1.- Les adjectifs axiologiques :

Nous avons vu, dans la partie précédente, que le relevé des adjectifs

axiologiques est très important pour l’étude de l’implication spatiale et

émotionnelle des personnages-narrateurs.

Cette partie de notre recherche, comme sa précédente, comportera trois tableaux

relatifs aux trois romans. Chacun de ces tableaux est composé à son tour de

trois colonnes regroupant les adjectifs axiologiques relatifs aux sentiments

suivants :

*Le sentiment d’adhésion au pays d’origine,

*Le sentiment de rejet vis-à-vis du pays d’origine,

*Le sentiment de nostalgie ressenti pour le pays d’accueil.

1.2.1.1 - Analyse des adjectifs axiologiques dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène :

Le sentiment de perdition est flagrant dans le discours d’Ahlème. Il est

clairement manifesté par le truchement des adjectifs axiologiques que nous

avons recensé dans le tableau suivant

Adhésion Malaise et rejet Discours se

référant à la

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349

France

-« Nous sommes

accueillis dans

une euphorie

totalement

foulek1 » p. 196.

-« L’atmosphère

[en Algérie] est

spéciale, l’odeur

aussi et surtout il

fait chaud. » p.

208.

- « là-bas c’était

tout le contraire,

je restais

enfermée dans la

baraque » p. 56.

-« Tout cela me

semble bien loin »

p.158.

-« Le premier pas

sur le sol algérien

est difficile, mon

corps se crispe »

p. 189.

-« Fouèd semble

carrément perdu

[…] comme un

enfant égaré dans

un centre

commercial » p.

191.

-« je me sens

paumée comme

un oisillon qui ne

sait plus où est le

- « [le vendeur de

sardines] roule

comme un mou, il

devrait faire une

formation chez

Speed Pizza » p.

205.

-« Même si nous

ne sommes pas là

depuis très

longtemps, Paris

et son agitation

me semblent déjà

loin » p. 205.

-« j’espère que

[Fouèd] se

calmera en

rentrant, parce

que les expulsions

m’inquiètnt de

plus en plus. J’y

pense sans cesse,

même ici » p. 205.

1 D’après le Dictionnaire de la zone, foulek est synonyme de « fou, barge ». Source :

http://www.dictionnairedelazone.fr.

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350

nid » p. 195.

L’espace algérien est associé à la difficulté, à l’égarement et à l’absence de

repères et, ce, malgré l’accueil chaleureux des habitants. Les adjectifs

qualificatifs sont péjoratifs pour la plupart et l’attachement au pays des ancêtres

repose justement sur des modalités subjectives qui, quantitativement et

qualitativement, s’avèrent très expressives.

L’Algérie reste donc, de par le nombre élevé d’adjectifs dysphoriques, perçue

péjorativement par le personnage-narrateur. Le frère, qui s’étonne du mode de

vie très différent de celui auquel il est habitué en France –« c’est quoi ce bled

où tout le monde dort ! » dit-il- rejoint le jugement du personnage-narrateur.

L’attachement au pays d’origine relève de la nostalgie uniquement. Pour

Ahlème, ce pays est indissociable de l’image de la mère, morte sous les balles

du terrorisme.

1.2.1.2. – Analyse des adjectifs axiologiques dans Quand on est mort c’est

pour toute la vie de A. Begag :

Dans le roman d’A. Begag, nous avons fait le relevé suivant :

Adhésion à

l’Algérie

Malaise et rejet Nostalgie du pays

d’accueil

-« la ville natale

de mes parents »

p.39.

-« repartir sur une

nouvelle route,

espérer une

« l’herbe est

sèche » p.39.

« Il fait si chaud

qu’on dirait que le

soleil est une

punition » p.39.

« souvenir

délicieux » p. 58.

-« j’attends

sagement l’arrivée

de ravissantes

hôtesses derrière

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secousse

tellurique,

réécrire une

histoire sur terre

nouvelle » p.50.

-« mais suis-je

moi-même troublé

par la pauvreté

des autres ? »

p.93.

-« tout ce que le

hasard met à

portée de mon

ennui » p. 40.

-« je vois tout cela

avec des yeux

d’étranger » p.44.

-« c’est une

véritable torture »

p.67.

-« la chaleur est

toujours aussi

insupportable »

p.96.

« à cause de ma

pâleur

européenne » p.

109.

leur chariots et

leur étincelant

sourire » p. 58.

-« je pense très

fort aux chute du

Niagara […],

décapantes,

désodorisantes,

désinfectantes »

p. 64.

-« par instinct de

survie, je me hisse

à nouveau dans

une Suisse

imaginaire » p.

81.

L’analyse des modalités montre que la France reste très présente dans l’esprit

d’Amar. Elle apparaît comme la terre promise, la terre du salut vers laquelle il

se tourne dans ses moments d’angoisse.

L’Algérie, quant à elle, est caractérisée par la sécheresse, la chaleur, l’ennui,

l’étrangeté qui contrastent avec une France étincelante, délicieuse et

« aseptisée », pour reprendre un synonyme utilisé par le personnage-narrateur.

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352

Nous pouvons alors parler d’une forme de ségrégation spatiale dans le discours

car chaque espace occupe une place distincte dans l’esprit du personnage-

narrateur.

L’Algérie ≠ La France

Espace réel Espace exutoire

Espace dévalorisé Espace valorisé

Néanmoins, des tentatives timides du personnage-narrateur pour s’approprier le

territoire algérien apparaissent par le biais de certains adjectifs : terre « natale »,

terre « nouvelle ». Un certain attachement se manifeste à l’égard du pays qui est

qualifié de pays « du cœur ». Mais il y a un avant quand le personnage-

narrateur était « comme tous les cousins d’ici » et un après où le divorce avec

les siens est consommé.

1.2.1.3- Analyse des adjectifs axiologiques dans Little big bougnoule de N.

Boudjedia :

La lecture de Little big bougnoule nous a permis de présenter le tableau

suivant :

Sentiment

d’adhésion au

pays d’origine

Sentiment de

malaise

Discours se

référant à la

France

-« sous ce

citronnier

généreux, près du

fructueux figuier,

des rosiers

-« j’ai été

longtemps

absent »p. 26.

-« l’ouverture de

-« là d’où je

viens, on est

malheureusement

broyé par

l’indifférence

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353

La représentation de l’espace repose ici sur une dualité entre un lieu valorisé et

un lieu dévalorisé. Les adjectifs appréciatifs, « rassurant, heureux, généreux»,

parfumés, le tout

ponctué de rires

d’enfants et

dulcifié par la

discrétion des

femmes » p. 43.

-« je suis

réellement

heureux » p. 85.

-« J’ai toujours

été fasciné par la

dévotion des

gens » p.121.

- comme c’est

rassurant, comme

c’est éphémère »

p.121.

la porte d’avion

nous laisse

découvrir une

fournaise

insupportable » p.

33.

-« hésitant à

fouler cette

prétendue terre de

mes ancêtres » p.

34.

-« je me sens

comme un enfant

perdu » p. 40.

- « je ne reconnais

plus cette langue

qu’on me parle.

Dialectalement

incompréhensible

et littéralement

flippante ; » p. 40.

-« un désert aride

de distractions,

avare de plaisirs »

p. 83.

urbaine » p. 68.

-« la soi-disant

chance que j’ai

eue d’être né du

bon côté de la

rivière » p. 130.

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annoncent déjà le confort ressenti par le personnage-narrateur dans l’espace du

M’zab et l’identification à une communauté qui lui est, après tout, « familière ».

Les multiples adjectifs dépréciatifs permettent, eux, de dégager une

représentation péjorative de cet espace associé à l’aridité et à l’inconfort.

Cette appréciation de l’espace en question est un complément aux émotions

ressenties dans une étape puis dans une autre. Ce schéma nous l’explique :

Quand l’Algérie est positivement perçue :

- dulcifié

- rassurant -fasciné

L’espace est - familier Le personnage est - ébloui

- fructueux - heureux

- généreux

- parfumé

Quand l’Algérie est négativement perçue :

- insupportable - perdu

L’espace est - prétendu Le personnage est - nu

- aride - désemparé

- avare - inapte

L’Algérie en tant que pays des origines est perçue selon la description du

personnage-narrateur comme étant « prétendue ». Par définition, le prétendu

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signifie : « que l’on prétend à tort être tel, qui passe pour ce qui n’est pas. =

SYN. Supposé. »1 L’emploi de cet adjectif dans la phrase : « prétendue terre de

mes ancêtres », efface toute crédibilité à l’idée même et démontre que le sens

n’est pas aussi spontané dans l’esprit du personnage-narrateur. L’expression

perd donc de son naturel et de son authenticité car elle est conditionnée par le

ressenti profond de celui qui l’utilise.

De plus, l’emploi de l’adjectif composé dans la phrase « la soi-disant chance

d’être né du bon côté de la rivière » prouve que le personnage-narrateur se pose

des questions sur la crédibilité de cette supposée chance.

Il y a là une hésitation dans la manière d’appréhender les deux pays. Le

personnage-narrateur sent comme un empêchement à se dire et à se sentir

adhérant à l’un ou l’autre pays. C’est comme si « quelque chose » freinait ses

élans. Parmi la multitude d’adjectifs positifs, un ou deux adjectifs viennent

« fausser » son jugement et font que le personnage-narrateur doute de son

attachement à la France et n’assume pas cette proximité.

Dans une multitude d’adjectifs positifs, il y en a toujours un ou deux qui

viennent « fausser » le diagnostic faisant que le personnage-narrateur semble

douter de son attachement à la France et ne l’assume pas.

1.2.2.- Analyse des verbes d’émotion :

Grâce aux verbes d’émotion, les énonciateurs formulent leur adhésion à

l’espace qui les entoure car ces verbes impliquent leurs utilisateurs et précisent

leur manière d’appréhender ce qui les entoure.

Dans la partie réservée à l’analyse de l’espace de l’ « Ici », nous avons vu que

les personnages-narrateurs manifestent, à divers degrés, un certain malaise à

vivre en France et le départ en terre algérienne est annoncé comme un dérivatif

1 Dictionnaire le Petit Robert, 2005.

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356

à une situation d’instabilité. Ce que nous vérifions ici est la perception que,

chacun d’eux, fait de son pays d’origine.

1.2.2.1.- Analyse des verbes d’émotion dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène :

Verbes relatant un sentiment

de

rejet/malaise

Verbes relatant un sentiment

d’attachement

-« mon corps se crispe » p 189.

-« je préfère crever dans cet

aéroport plutôt qu’engraisser

l’oie de la corruption » p 190.

-« je craignais que la France

m’ait

tamponnée… » p 195.

- « je me sens paumée comme un

oisillon qui ne sait plus où est le

nid » p.95.

-« quelque chose m’agrippe le

cœur, j’en ai le souffle coupé.

Tout va si vite pour moi » p 195.

-« je réalise que Fouèd et moi,

nous

aurions pu être enterrés ici » p

- « j’écoute l’Algérie, je sens son

odeur et j’écris dans mon carnet à

spirale pour raconter tout ça. » p. 202.

- « Y retourner un jour, pour sentir à

nouveau la terre du bled, la chaleur

des gens… » p. 85.

« je sens que mon petit frère apprécie

d’être là » p 205.

« je retrouve mon petit coin secret,

pour moi toute l’Algérie se trouve

ici. » p. 197.

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207.

- « après tout, ce n’est qu’une

question de climat et la chaleur

de l’Algérie m’a anesthésiée. » p

208.

Il est évident que, quantitativement, les verbes d’émotion négatifs sont presque

à égalité avec les verbes d’émotion positifs. Ahlème fait partie des jeunes

d’origine maghrébine qui sont tiraillés entre leur attachement et leur

appréhension de leur terre natale.

Les sentiments d’angoisse et de peur dont la récurrence se donne à lire dans les

verbes : « craindre, crisper, enterrer, crever, agripper» cohabitent avec les

verbes : « ressentir, sentir, écouter» qui disent l’intimité avec la terre-mère, la

nostalgie d’un territoire de rêves et de souvenirs.

La vie en Algérie n’ayant fait partie de la vie de la jeune fille que peu de temps,

ne peut être que le support d’une idée et d’un souvenir heureux. Mais après

avoir passé, avec son frère, plusieurs jours auprès des « siens », elle décide que

« sa vie n’est pas au bled »1.

1.2.2.2.- Analyse des verbes d’émotion dans Quand on est mort c’est pour

toute la vie de A. Begag :

Verbes exprimant un

sentiment de rejet et de

malaise

Verbes exprimant un

sentiment d’attachement

-« je me force à faire des vœux -« je rigole en me tapant sur la

1 Du rêve pour les oufs, op. cit, p. 205.

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pour ma famille. » p. 40.

-« Je grille mes journées à

l’intérieur des maisons. » p.40.

-« je lutte contre une

impression indigne » p.58.

-« je ne veux pas parler » p.60.

-« je tente de mener un combat

intérieur pour m’isoler » p.62.

-« je suis bel et bien empêtré

dans cette situation absurde et

je n’ai pour le moment aucun

moyen de m’en évader » p. 62.

-« cette fois je n’en peux plus »

p.63.

- « l’angoisse serre à nouveau

les cœurs. » P. 134.

cuisse, cette coïncidence est

tellement incroyable que j’en ai

les larmes aux yeux ! je

m’exclame […].» p. 125.

Les verbes d’émotion dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.

Begag sont à connotation négative. L’angoisse, la lutte et l’isolement accentuent

le sentiment d’extranéité dans un pays qui ne reste que le pays de « cœur » 1

et

non pas de pays de vie ou d’évolution.

Le sentiment de refus est alimenté par le rejet des habitants du village et les

compagnons de voyage dans le bus. Amar, le « soyeux gaulois » comme il se

1 op.cit.

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qualifie lui-même, condamne l’ «Autre» Algérien et sa manière d’être et de

vivre.

Par ailleurs, il a été constaté l’absence de verbes exprimant le sentiment

d’attachement à l’Algérie sauf dans le cas de la rencontre avec l’Ex-beur, le

Sergent Zoubir.

1.2.2.3.- Analyse des verbes d’émotion dans Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia :

Dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, le relevé des verbes d’émotion fait

apparaitre les éléments suivants :

Verbes relatant un

sentiment de rejet/malaise

Verbes relatant un sentiment

d’attachement

-« j’hésite à m’y aventurer. »

p.37.

-« dans les moindres

recoins, [ils] inondent,

irradient et traquent. » p.37.

-« je me sens comme un enfant

perdu. Je ne reconnais plus

cette langue qu’on me parle

[…] des enfants me

dévisagent et j’ai le sentiment

désagréable qu’ils se foutent

de ma gueule… » p.40.

-« je crains de deviner la

raison pour laquelle je suis

-« comme j’aimerais… » p.123.

-« mes yeux s’emplissent d’une

vue plongeante … » p.38.

- « mon regard découvre un décor

harmonieux… » p.38.

-« l’air exhale la menthe et les

plantes aromatiques » p.39.

-« un éden s’offre à moi » p.42.

-« tout ce que j’ai rêvé de

concevoir, ma città ideale, se

trouve ici » p.43.

-« ça mousse et ça réconforte. »

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360

l’objet de ce sourire

narquois. » p.51.

-« mon esprit file à travers les

encablures enchevêtrées de

ma confusion pour se perdre

et se rendre inapte à tout

raisonnement sensé. » p.67.

-« je suis agressé par ce

sentiment coupable et je tente

de m’en dégager… »p.69.

-« je suis effrayé à l’idée que

mes pensées puissent être

mises sur écoute » p.70.

p.50.

-« ce sentiment me satisfait en

même temps qu’il me remplit

d’insécurité » p.68.

-« sept jours à planer au-dessus de

mon identité comme un mort

clinique perché au-dessus de son

propre corps. » p.68.

-« comme parler […] ? ai-je

d’ailleurs l’envie, ou même le

besoin ? » p.69.

-« nous devons comprendre et

enfin accepter que nos vies soient

une succession d’accidents fortuits

de déflorations commises à chaque

recoin de notre histoire. » p.70.

-« ma caisse vibre avec aisance et

plénitude, je respire à pleines

ouïes. » p.82.

-« pour la première fois depuis

mon arrivée, je suis réellement

heureux ; je me mets à sourire

timidement puis à éclater jusqu’à

en étouffer de joie » p.85.

Le relevé fait apparaitre deux sentiments distincts :

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*le sentiment de malaise que nous saisissons par le biais des verbes: « hésiter,

perdre, dévisager, agresser, effrayer »

*le sentiment d’aise et de confort perceptible par le biais de verbes tels que:

« aimer, éclater, vibrer, respirer, comprendre, accepter, planer, satisfaire. ».

Si le personnage-narrateur de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.

Begag affiche clairement sa répulsion vis-à-vis de l’espace algérien qu’il a

traversé lors d’un retour aux sources, et si la narratrice de Du rêve pour les oufs

de F. Guène tente tant bien que mal d’exprimer une certaine affection pour ce

même pays, le personnage-narrateur de Little big bougnoule de N. Boudjedia,

ne peut dissimuler un bien-être certain dans la relation qui s’établit entre le

village, ses habitants et lui-même.

Un grand nombre de verbes d’émotion recensés dégagent une grande

admiration pour les traditions et la culture du M’zab.

Le personnage-narrateur est ébahi devant ces « mormons de l’Islam »1,

amoureux de la « ville pyramidale»2 et de ce qu’il qualifie de sa « città

ideale »3. Il se laisse bercer par cette « musique mélodieuse et inquiétante »

qu’est « le lancinant appel à la prière du Muezzin »4. Il est aussi heureux de sa

complicité avec Mozart qui l’incite à se confier et à se raconter « sans

torture ».5

A vrai dire, ce que le personnage-narrateur de N. Boudjedia apprécie dans la

ville mozabite, c’est son anonymat et le désintérêt de ses hôtes pour son statut

social ou ses états d’âme.

1 Little big bougnoule, op.cit, p. 52.

2 Ibid, p. 37.

3 Ibid, p. 43.

4 Idem.

5 Ibid, p. 69.

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« Je sens qu’ici mon curriculum n’impressionnera personne, que mes

divagations existentielles seront étrangères au service. »1.

Un besoin d’effacer, d’oublier et de tout reprendre dès le début, est ressenti

dans cet acharnement à s’enfoncer dans le désert inconnu. Ce sentiment de faire

un « break », une pause de sa vie française, justifie cette fuite vers la terre des

origines.

Le sentiment du personnage-narrateur est mitigé alors entre confort et crainte.

La crainte est visible dans ses comportements-mêmes, d’abord vis-à-vis des

autres : « je crains de deviner la raison pour laquelle je suis l’objet de ce

sourire narquois »2 affirme-t-il. Mais également vis-à-vis de lui-même : « « je

suis effrayé à l’idée que mes pensées puissent être mises sur écoute »3.

Afin de découvrir ce motif tant recherché par le personnage-narrateur de Little

big bougnoule de N. Boudjedia, une étude pragmatique de son discours est, au

même titre que celui des autres personnages-narrateurs, nécessaire.

2.- La dynamique du discours de l’ « Ailleurs » :

L’analyse du discours accorde, avions-nous dit, une grande place à l’étude de

l’implicite et à celle de sa pragmatique. Les deux domaines contribuent

largement à mettre en place des outils d’analyse qui aident à mieux interpréter

les différents sens du texte littéraire.

Comme la partie précédente, cette partie analytique de l’ « Ailleurs » visera,

dans un premier temps, l’image de « Soi » comme point de départ dans l’étude

approfondie du discours et de s’attarder, dans un second temps, sur l’ironie.

1 Ibid, p. 68.

2 Ibid.p. 51

3 Little big Bougnoule, op. cit, p. 70.

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363

Enfin, elle se penchera sur l’étude des cas où le sens de l’énoncé diverge du

sens de l’énonciation.

2.1.- L’Ethos ou l’image de Soi dans l’ « Ailleurs » :

Notre objectif ici est de voir comment les personnages-narrateurs dans les

romans retenus construisent leur Ethos dans un espace socioculturel et

socioéconomique qui est celui du leur pays d’origine, l’Algérie.

Nous nous intéressons dans cette partie du travail aux composantes identitaires

qui sont actualisées d’une manière ou d’une autre par les personnages au cours

de leur discours, qu’elles soient assertées explicitement ou affichées par des

moyens plus implicites. C’est, en effet, essentiellement grâce à l’analyse de

certains marqueurs et indices que se fait un décryptage discursif acceptable.

Celui-ci permet de dégager trois figures différentes : l’invitée, le suffisant et

l’intrus.

2.1.1.- Ahlème dans Du rêve pour les oufs ou l’Ethos de l’« Invitée » :

Le discours d’Ahlème, la narratrice de Du rêve pour les oufs de F. Guène,

soutient l’idée que son frère et elle-même sont traités comme des invités par les

habitants du village de leurs parents. L’hospitalité, qui est de rigueur en Algérie,

se lit dans la manière dont ces deux « Franssaouis »1sont reçus dans le village

de leurs ancêtres.

« une grande fête du premier soir a été organisée en [leur] honneur, le mouton

égorgé puis le méchoui… »2.

1 Ibid, p. 194.

2 Ibid, p. 203.

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364

Cela est également marqué par le programme que leur a réservé la grande

famille.

« Aujourd’hui nous allons à la ville » affirme Ahlème, « sur le front de mer

puis au cimetière où est enterrée maman, tandis que Djamel et Aïssa conduiront

le Patron chez les marabouts … »1.

Tous les éléments discursifs de la narratrice confortent l’intention des villageois

à la recevoir « dans une ambiance foulek » avec « des cris et des youyous »2.

Cet accueil festif reste, cependant, de l’ordre de l’éphémère car les demandes en

mariage ne tardent pas à arriver. Cette sollicitation, qui n’est pas la bienvenue,

rappelle à la jeune fille que sa vie est en France et non pas au village.

Par ailleurs, dans la phrase :

« Fouèd, après la traditionnelle diarrhée des trois premiers jours, a réussi à

taper l’amitié avec des petits voisins. »3,

le mot « traditionnelle » évoque un événement à répétition alors qu’il s’agit là

de la première visite en Algérie depuis le regroupement familial. Nous nous

demandons si Ahlème ne reprend pas à son compte les présupposés – sur les

conditions d’hygiène- véhiculés par ceux qui l’ont précédée au pays.

Tout au long de son voyage en Algérie, celle-ci procède à la transcription de ses

aventures sur un carnet. Cet acte, effectué généralement par le touriste, est

guidé par le souci d’enregistrer tous les faits. Cette sorte de carnet de voyage

aura plus tard une grande place affective. Elle dit alors :

« j’écoute l’Algérie, je sens son odeur et j’écris dans mon petit carnet à spirale

pour raconter tout ça. […] je parle d’Isis, la marque qui a le monopole ici pour

1 Ibid, p. 202.

2 Ibid, p. 196.

3 Ibid, p. 201.

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la lessive, et aussi le shampooing, le savon, le liquide vaisselle, le dentifrice, les

serviettes hygiéniques… »1.

Le sentiment d’être une invitée, le carnet de voyage et le programme de

découverte laissent à penser qu’il s’agit bien là d’un séjour provisoire et limité

dans le temps. L’Algérie n’est finalement qu’un lieu de passage comme un

autre. Celui-ci est nécessaire au ressourcement, à la détente et à l’oubli d’une

vie française difficile et stressante. Elle fait effet de destination de vacances,

sans plus.

Quant à l’attitude des Algériens d’Algérie, elle se limite aux règles de la

courtoisie et de l’hospitalité ; parfois même à l’opportunisme qui sert de

stratégie pour passer de l’autre côté de la mer. En dehors de la grand-mère et de

tante Hanene, Ahlème se considère, aux yeux des habitants du village, comme

une représentante de l’État français. C’est « un morceau de France qui leur

rend visite »2. C’est une « Cif »

3.

2.1.2.- Amar de Quand on est mort c’est pour toute la vie ou l’Ethos du

« Suffisant » :

Dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag, Amar s’attribue

clairement une identité bien définie ; celle d’un « de ceux que la France a

« pris » dans son piège à intégration».4 Cet aveu constitue une attribution

explicite de son Ethos dont l’orientation argumentative annonce la construction.

Dans la description de son périple aux côtés des voyageurs Aïn-El-Zina/ Alger,

nous relevons l’énoncé suivant :

1 Ibid, p. 202.

2 Ibid, p. 196.

3 « Carte d’identité française », ibid, p. 204.

4 Op. cit, p. 93.

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« Y a-t-il du Coca ? dis-je avec délicatesse, en petit malin qui sait s’exprimer

comme les gens d’en haut »1.

L’Ethos suffisant et un tantinet « raffiné » d’Amar s’affiche dans le substantif

« délicatesse ». Il laisse profiler dans l’énoncé une structure clivée entre le

« moi » et « eux » renforcée par le sous-entendu : « je suis délicat,

contrairement à eux ». Amar se définit lui-même d’une manière assertive

comme une personne distinguée et qui mérite de la « considération »2.

Poursuivant son travail de construction d’un Ethos distingué, Amar use de

termes fort-civils et d’un style soutenu et recherché, il déclare:

« Je lutte contre une impression indigne : l’accoutrement de ce pauvre homme

m’indispose »3 ou encore : « ne suis-je point devenu un petit Gaulois

soyeux ? »4.

Ce clivage entre eux et moi est, avions-nous vu, particulièrement manifeste

dans la description faite d’Embarek, le compagnon de voyage. Pour éviter le

contact avec ce dernier, Amar opte pour un mutisme et tente de « mener un

combat intérieur pour [s]’isoler »5 déclare-t-il.

Il rompt ainsi avec les règles de politesse supposées appartenir à la caste sociale

dont il prétend faire partie.

Après le repli sur soi, Amar passe à la stratégie de l’indifférence : « je ne l’avais

même pas remarqué depuis le départ Aïn-El-Zina »6. Il devient, par ce biais, le

constructeur de l’Ethos de l’ «Autre» et, en construisant une image repoussante

d’Embarek, il peaufine la sienne, celle d’un critique poli et raffiné :

1 Idem.

2 Ibid, p. 59.

3 Ibid, p. 58.

4 Ibid, p. 63.

5 Ibid, p. 62.

6 Ibid, p. 57.

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« le respect que je voue à cet empêcheur de rêver m’interdit de plaquer deux

mains sur mes oreilles pour me protéger »1.

Le comportement narquois d’Amar, face à Embarek, est mis au service de la

construction de cet Ethos prétentieux et suffisant. La démarcation qui en résulte

l’éloigne d’une communauté qui n’est pas la sienne. Il suffit, pour s’en

convaincre, de suivre l’enchainement logique suivant :

« Différent d’Embarek => donc => étranger à Embarek => donc => étranger à

toute la communauté => donc => il n’est pas Algérien.

Cette extranéité dont se réclame à plusieurs reprises ce personnage-narrateur qui

dit : « je vois tout cela avec des yeux d’étranger »2 ou encore : « j’observe en

étranger »3, fonctionne comme une certitude à ses yeux.

2.1.3.- Le personnage-narrateur de Little big bougnoule ou l’Ethos de

l’ « Intrus » :

Dans Little Big bougnoule de N. Boudjedia, le personnage-narrateur se décrit

de manière explicite :

« je suis bien vêtu, distant, occidental, je regarde ma culture comme on visite

un musée avant l’heure de fermeture, c’est-à-dire au pas de charge. »4.

Le statut que le personnage s’attribue correspond à une identité fabriquée par

l’habit et l’habitus. Il ne dit pas : « je suis comme un occidental » mais « je suis

occidental » car il s’octroie son luxe, sa froideur et son dédain de ce qui n’est

1 Ibid, p. 62.

2 Ibid, p. 44.

3 Ibid, p. 51.

4 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 16.

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pas lui. Cette identité est assumée et même revendiquée par le personnage-

narrateur.

Lorsqu’il est soumis au regard de l’ « Autre », ce personnage est toutefois perçu

comme « un Occidental dépravé, un Roumi de passage »1. Cette attaque

nominative, qu’il se fait lui-même, est une « attribution identitaire » pour

reprendre le terme de C. Kerbrat-Orecchioni2 car, en rappelant son « identité

statutaire », le personnage s’attribue un Ethos qui dérange, celui de « l’étranger

qu’[il est], le lointain cousin qu’[il] semble être. »3.

Pour cela, il réagit en s’affichant dans une logique allant dans le sens de la

culpabilité. Il occupe la place de l’intrus et non pas la sienne. Il affirme :

« l’étrange impression d’être devenu un imposteur, un intrus pris dans les

cintres, m’envahit chaque jour à mesure que j’en apprends davantage sur

l’histoire de cette humble dynastie. »4.

Pour accréditer son Ethos d’intrus sans vraiment le vouloir, le personnage-

narrateur revient par la suite sur sa situation de l’entre-deux. « Je ne ressemble

qu’à un pas du tout d’ici et à un plus du tout d’ailleurs»5 déclare-t-il, une

manière de s’auto-justifier et qui a pour effet d’écorner l’image qui s’attache à

lui : celle d’un occidental qui n’a rien à faire sur « cette prétendue terre des

ancêtres. »6.

1 Ibid, p. 117.

2 Dans son article : « Sarkozy Polémiste : ‘‘la disqualification courtoise’’de l’adversaire ». P. 18.

3 Little Big Bougnoule, ibid, p. 50.

4 Ibid, p. 68.

5 Ibid, p. 40.

6 Ibid, p. 34.

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2.2.- L’ironie dans « l’Ailleurs » :

Si l’ironie se manifeste par la caricature dans Du rêve pour les oufs de F.

Guène, dans les passages relatifs au séjour en terre algérienne, si dans Quand on

est mort, c’est pour toute la vie de A. Begag, elle traduit un sentiment de

supériorité face à la communauté d’origine, dans Little Big Bougnoule de N.

Boudjedia, elle exorcise les angoisses vécues et tend vers une aspiration

fondamentale qui n’est pas nécessairement liée au rire.

En effet, dans Quand on est mort c’est pour toute la viede A. Begag, Amar porte

un regard hautain sur son entourage algérien et souligne, par le biais de

l’humour, parfois même avec cruauté, l’absurdité, à son sens, du monde dans

lequel il se trouve. Se sentant appartenir beaucoup plus au « pôle » français

qu’au « pôle » algérien, il se détache, non sans un certain pathétisme, d’un

« voisinage » qui lui semble plus que répugnant.

Afin d’asseoir cette pensée, un bon nombre de réflexions humoristiques

apparaissent. En faisant appel à certaines figures de style, ces réflexions

peuvent ou s’écarter de la logique, ou être comprises par le lecteur :

« En voyant [Embarek] recroquevillé sur lui-même telle une sauterelle, j’ai une

meurtrière envie de le casser, de le plier dans une boîte et de le ranger sous le

siège, comme un gilet de sauvetage. Ne plus en entendre parler, ne plus

l’entendre parler. »1.

La comparaison de son compagnon de voyage assimilé à un animal cohabite

avec l’antiphrase et la métaphore, procédés ironiques privilégiés dans l’œuvre

d’A. Begag. Nous relevons, à titre d’exemple, la scène où Amar décrit avec

1 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op.cit, p. 66.

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beaucoup de dégoût le comportement manquant de civisme du voisin de

voyage, Embarak :

« d’odieux claquements de mâchoire, grincement de dents rouillées, succions de

bouche, clapotis de salive et même de petits rots me prodiguent un plaisir aussi

subtil que le spectacle d’une famille de rats bouillonnant dans une sauce tomate

à la harissa. »1.

Dans cet extrait, l’ironie est à lire à trois niveaux :

*Le niveau métaphorique : dans la mesure où les « claquements » et les

« grincements », le « clapotis », les « rots »évoquent des bruits désagréables,

quand ils ne sont pas insupportables. Ici, ceux-ci sont d’autant plus agaçants et

dégoûtants qu’ils émanent des mâchoires d’un personnage qui calme, sans

vergogne, sa faim.

*Le niveau comparatif : quand Amar compare le dégoût que cette scène

provoque en lui à une famille de rats baignant dans une sauce.

*Le niveau antiphrastique : le mot « plaisir » dans le sens contraire car il

indique une aversion pour la scène considérée.

Le choix de ces figures de style est expliqué par Philippe Hamon qui écrit :

« la métaphore (ou ses variantes plus "expansées" l'analogie ou la

comparaison) est certainement le signal, le lieu, et le véhicule privilégié de

l'ironie. Figure "double" (...), elle est particulièrement apte de servir de modèle

réduit, et pour ainsi dire de maquette locale, à un plus global effet d'ironie

(discours double) qui jouerait à l'échelle de tout le texte. »2.

1 Ibid, p. 60.

2 L’ironie Littéraire : Essai sur les formes de l'écriture oblique, Hachette, Paris, 1996, pp. 105-106.

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371

L’ironie employée par le personnage-narrateur d’A. Begag est corrosive et

insultante. Elle dévoile l’intensité d’une indignation qui a pour point de départ

Embarek et qui s’étend à toute une société sans éducation et sans civisme.

Après la bouche, le personnage-narrateur s’attache aux pieds de ce personnage :

« soigneusement, il roule ses chaussettes et les place à l’intérieur de chacune

des chaussures qu’il pousse sous son siège. Je m’attends à les voir attachées à

un cadenas, au cas où la vieille dame de derrière aurait quelques convoitise à

leur égard, mais il fait confiance. »1.

L’effet ironique est ici suscité par un décalage inattendu entre les chaussures

d’Embarak, dans leur aspect le plus dérisoire et la valeur démesurée qui leur est

donnée. C. Achour définit l’humour comme étant un :

« télescopage du monde quotidien et d’un monde réduit à l’absurde par

suspension volontaire d’une évidence. »2.

B. Lefort, quant à lui, le définit comme infraction aux règles habituelles de la

communication. Et à première vue, l’humour consiste à émettre un message

dont le locuteur connait la fausseté pour tromper son interlocuteur. Il se

rapproche, de ce fait, de la technique du mensonge. Ce critique écrit à ce

propos :

« le mensonge consiste à transformer des représentations mentales en un

ensemble structuré de signes ayant un sens pour l’interlocuteur mais aussi et

d’abord pour lui. C’est un procédé subtil qui permet au menteur de se jouer des

représentations d’autrui. Ce sont donc celles-ci qui importent bien plus que la

valeur de vérité des énoncés. »3.

1 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op.cit, p. 61.

2 « L’humour dans le récit beur » in l’humour d’expression française, copyright Z’edition, 1990, p.

25.

3 « Approche génétique de l’humour verbal », in L’humour d’expression française, ibid.

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372

Le mensonge est une technique de communication qui apparait dans Quand on

est mort c’est pour toute la vie de A. Begag. Amar en use lorsqu’il veut éviter

de donner des réponses aux interrogations insistantes d’Embarek, son voisin de

voyage. Il s’octroie un pseudonyme et s’invente un lieu d’appartenance. Ce

procédé ne l’empêche pas de le faire sourire :

« il salue de la tête comme les princes du désert. Puis il me demande de me

présenter à mon tour. Je n’ai aucune envie d’entrer dans son jeu de voisinage.

Je dis quand même :

- Mohammed Jésus !

-Comment ? (il a des yeux aussi ronds que la pastèque.) Mohammed comment ?

Djizou ?

-Oui, à peu près… Mohammed Djizou.

Je suis bien décidé à laisser la plaisanterie suivre son cours. L’association a le

charme d’une réconciliation historique.

Il continue :

-De quel douar est ta famille ?

-Douar-Lyon. »1.

Amusé, le personnage-narrateur use du mensonge pour rire de l’ « Autre » et

tourner en dérision l’intelligence de son interlocuteur. Objet de raillerie, le

voisin de bus, naïf, continue la discussion sans se rendre compte du stratagème

facétieux de son « ami ».

L’ironie peut donc conférer au texte un certain humour. Si elle est gaie et légère

dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, amère dans Quand on est mort c’est

1 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 61.

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373

pour toute la vie de A. Begag, elle est noire dans Little big bougnoule de N.

Boudjedia.

En effet, contrairement à ce qu’il y parait, l’humour n’est pas inexistant dans le

roman de Little Big Bougnoule de N. Boudjedia. L’œuvre contient des scènes

cocasses même dans son genre « sérieux » qui gagne à la fois en réalisme et une

volonté d’inscrire le genre dans un registre d’humour grinçant. L’introduction

de l’humour permet au personnage-narrateur de dédramatiser la situation, afin

de ne pas donner trop d’importance à l’amertume vécue.

« Ce chauffeur de taxi, agent de change à ses heures, a un visage émacié assez

antipathique, le genre chacal du désert prêt à vous poignarder par derrière. Il

ressemble à Boumediene ou, tiens, à Jack Palance, la gueule taillée au

couteau. »1.

Sous un air sérieux, le personnage-narrateur dissimule une finesse d’esprit et un

humour incontestables. Plein d’ironie imprévue, il réussit à dégager des aspects

insolites de la réalité de laquelle il se détache. Ce qui peut parfois tourner à

l’humour noir :

« Hh oui mon gars » dit-il au chauffeur de taxi, « grâce à Dieu et à une absence

totale de précautions, tu t’es chopé une maladie de peau due à la manipulation

de produits chimiques ? Grâce à Dieu et à une absence totale de scrupules de

tes esclavagistes, capitaines d’industrie, pas de pension, pas de retraite, mais

un beau taxi orné de rideaux au galon doré en guise de médaille pour service

rendu ! »2.

La cible ici est le pouvoir français qui est à critiquer, puisque ce chauffeur de

taxi a attrapé cette maladie dans une usine française dans laquelle il a travaillé

1 Little big Bougnoule, op.cit, p. 34.

2 Ibid, p. 35.

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avant de s’acheter un taxi avec l’argent obtenu suite à son licenciement dû

précisément à sa maladie.

L’effet de l’humour serait donc de susciter, dans l’esprit du personnage-

narrateur, un sentiment de grande hostilité radicale à l’égard du monde

extérieur, un monde «déréglé » à son avis et déstabilisé. Le résultat est alors

cette impossible adéquation entre l’individu et l’expérience vécue.

R. Escarpit propose de délimiter deux phases de l’humour :

« une phase critique génératrice d’angoisse, de tension nerveuse, et une phase

constructive de détente, de conquête de l’équilibre. »1.

Ce critique attribue donc à l’humour deux grandes fonctions. La première

consiste à faire réfléchir et la deuxième à faire le vide. L’humour, dans sa

première fonction, a une origine conflictuelle et une situation qui dérange. Il est

utilisé dans le but de dénoncer un état de sclérose et d’angoisse.

Refusant de se laisser envahir par la souffrance provoquée par la réalité

extérieure, les personnages-narrateurs des romans considérés dédramatisent

cette réalité et dépassent leurs sentiments d’angoisse en se donnant l’occasion

d’en rire et en faisant de ces situations des moments de plaisir. Ce constat nous

a été établi par S. Freud qui affirme :

« le [moi] se refuse à admettre que les traumatismes du monde extérieur

pussent le toucher ; bien plus, il fait voir qu’ils peuvent même lui devenir

occasions de plaisir. Ce dernier trait est la caractéristique essentielle de

l’humour. »2.

Utilisé pour la dénonciation d’une société cruelle, par réflexe d’autodéfense, par

complexe de supériorité et par souci de dévalorisation de l’ « Autre », l’humour

1 Que sais-je ? PUF, 1967, p. 86.

2 Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, rééd. 1969, in C. Achour op. cit, p.

208.

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375

dans les œuvres retenues apparaît nourri par la souffrance et par les tourments

des personnages-narrateurs. Il devient l’expression d’un malaise et une arme

choisie pour affirmer une identité ou une différence, deux faces d’une même

médaille.

2.3.- La valeur pragmatique du discours de « l’Ailleurs » :

Comme nous l’avons vu plus haut, l’importance de la pragmatique réside dans

cette possibilité qu’elle a de dégager les différents sens que peut comporter un

seul et même énoncé et, cela à travers ce que les linguistes appellent les actes de

langage indirects.

Cette partie de l’analyse, comme la précédente, tente de saisir les sens indirects

dissimulés dans les trois énoncés constitutifs de notre corpus de travail. A la

différence près que cette partie est consacrée au discours des personnages-

narrateurs dans l’espace algérien.

Nous avons relevé deux sens dissimulés : le paradoxe et la contradiction ; la

culpabilité et l’autojustification.

2.3.1.- Le paradoxe et la contradiction :

Rappelons d’abord qu’une scène paradoxale suppose une certaine « tension »

sémantique supposant la présence d’une relation oppositive entre les unités de

sens. Il ne s’agit pas là de s’arrêter sur des adverbes indiquant l’opposition entre

deux phrases ou deux aspects d’une même idée, mais plutôt de se pencher sur

les oppositions liées à quelques scènes susceptibles de confirmer ou de nier ce

caractère paradoxal du discours dans son contexte. Nous en avons fait un

premier relevé dans l’œuvre de A. Begag.

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376

Quand on est mort c’est pour toute la vie

- « le rêve de mon

retour triomphal au pays

[…] C’était là ma vraie

place. » p.15.

- « vraiment je ne supporte plus le

tiers monde... » p.81.

- « je hais la justice, la

police, les juges, leur

intégration et leur Droits de

l’Homme. » p.9.

- « Il y a l’AMBASSADE DE

France, pays des droits de

l’Homme. Mon ambassade. Mon

ambassadeur que je vais appeler.

Mon bien-aimé, mon sauveur. »

p.120.

- « je suis un émigré de

retour dans sa terre natale.

Ils sont bons avec moi, me

considèrent comme un

invité.» p.94.

- « et le petit Beur de Douar-Lyon

n’est pas plus bronzé qu’eux. Au

contraire, il a la pâleur made in

France. » p.109.

Les oppositions sémantiques dans le paradoxe ne s’analysent que dans le

contexte qui permet leur existence. Il ne s’agit pas là, rappelons-le, de chercher

les antonymes lexicaux mais d’envisager un point de vue des rapports logiques.

L’énoncé d’Amar -« mon retour triomphal au pays…ma vraie place »- contient

un trait sémantique qui introduit un sentiment d’honneur et de fierté.

Avec la phrase « je ne supporte plus le tiers-monde », la négation devient un

élément important dans l’actualisation du paradoxe. Le personnage annonce une

idée opposée à celle qu’il développe ensuite. Un décalage se fait alors vis-à-vis

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du tiers monde présumé être son territoire avec la périphrase : «c’était là ma

vraie place. ».

La même stratégie se donne à lire dans le deuxième exemple où le personnage-

narrateur déclare haïr la France, ses institutions et ses valeurs et conclut, à la fin

du roman, que cette France est sa terre-mère et la source de sa fierté.

Le statut d’immigré qu’il s’est donné au début de l’œuvre est remplacé par celui

de « petit beur », « made in France ».

Dans les trois exemples, il y a une opposition entre les deux modèles

représentationnels et culturels proposés. Le premier correspond à une certaine

ouverture sur le monde des origines - qui reste, néanmoins, du domaine du rêve

et du fantasme- et le second à la réalité sur laquelle le personnage-narrateur

revient à chaque fois et qui le renvoie à son véritable pays d’attache qui est la

France.

La valeur oppositionnelle dans le discours est un moyen qui permet de dire au-

delà de ce qui est déjà dit. Nous pouvons expliquer cela de la manière suivante.

La première proposition peut nous amener à croire les réelles pensées du

personnage, à savoir, le désir de renouer avec ses racines. L’attraction ressentie

ne va pas vers le pays d’origine mais plutôt vers celui d’accueil, censé être celui

de l’ « Autre ».

Dans le propos d’Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, le paradoxe

peut exister au sein de la même phrase. Prenons l’exemple : « « même si la

France n’est pas ce qu’ils croient, on n’y est pas si mal. ». Pour expliciter le

paradoxe, il suffit de rendre compte de l’opposition sémique fondamentale. Le

paradoxe se fonde sur l’opposition contrainte/aisance. Malgré des conditions de

vie difficiles, la jeune fille ne daigne pas cacher le petit confort que la France lui

offre, surtout après la comparaison faite entre les deux modes de vie français et

algérien.

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378

Un deuxième paradoxe est relevé dans sa manière de se dire française sans

réellement l’être.

Du rêve pour les oufs

- « je ne suis pas

française… »p. 12.

-« j’en ai marre d’être une

étrangère. » p. 62.

L’adverbe « marre » comporte une charge sémantique qui conduit à la négation

de la première unité de sens : « Je ne suis pas française » et à l’apparition de

l’opposition sémique contradictoire : « je ne suis pas française sur les papiers

mais je le suis, malgré tout, par volonté ». « Marre d’être une étrangère » sous-

entend une volonté de se voir naturalisée française car Ahlème vit en France dès

son jeune âge et n’arrive toujours pas à se voir naturalisée française.

Quant au personnage-narrateur dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, il se

dit n’appartenir ni à la France, ni à l’Algérie et se qualifie comme

« anachronique » et, ce, pour ne pas avoir à répondre à la question que choisir

si l’on devait choisir. Plus tard, il revient à la charge et se dit «agent double. »1 .

Le paradoxe que nous venons de toucher du doigt est l’indice d’une certaine

hésitation, d’une incertitude et de troubles chez les personnages-narrateurs. Le

discours paradoxal émane justement de ce décalage dans les propos entre ce qui

est avancé et ce qui est pensé, l’objectif étant soit de semer le doute chez le

lecteur ou une forme de doute chez le personnage-narrateur lui-même. Ce doute

lié au fait d’être sans cesse rattrapé par cet attachement –non voulu en

apparence- au monde occidental, fait apparaitre un autre type de sentiment :

celui de la culpabilité.

1 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 93.

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379

2.3.2.- La culpabilité et l’autojustification :

Face aux reproches qu’ils font à leur pays d’accueil, et qu’ils se font eux-mêmes

du fait de leur inadaptation au pays des parents, les personnages-narrateurs

cherchent à se justifier et à apporter des explications à leurs positions.

Dans le pays d’accueil, leur malaise est souvent mis sur le compte de

l’ « Autre » Français, « stigmatiseur » et souvent menaçant. Les personnages-

narrateurs se disent « fatigués » et ont perdu toute « lucidité ». Le rythme de vie

dans cette France semble être la source de tous les maux.

Au pays des origines, le mal être est attribué aux années d’éloignement.

« Treize ans d’absence » dit Amar. C’est parce que « cela semble bien loin »

affirme Ahlème. La faute est à l’éloignement et à la distance, même si autrefois,

ils étaient « comme tous les cousins»1. Le tableau suivant recense les énoncés

qui affichent tantôt le sentiment de culpabilité, tantôt celui de l’autojustification.

Adhésion

(tentative)

Malaise et Rejet Nostalgie au pays

d’accueil

- « la ville

natale de mes

parents… »

p.39.

- « repartir

sur une

nouvelle route,

- « l’herbe est

sèche » p.39.

- « le paysage

a changé » p.39.

- « il fait si

chaud qu’on dirait

que le soleil est une

- « un

souvenir

délicieux » p.58.

- « je suis

confortablement

installé en première

classe […] j’attends

1 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 81.

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380

espérer une

secousse

tellurique,

réécrire une

histoire sur une

terre nouvelle. »

p.50.

- « la lave

séchée

recouvrirait à

jamais les

erreurs et les

malentendus

passés. » p.50.

- « j’étais

comme tous mes

cousins

d’ici… » p.63.

- « mais

suis-je moi-

même troublé

par la pauvreté

des autres ? »

p.93.

punition. » p .39.

- « …construite

à l’époque des

espoirs du retour »

p.40.

- « tout ce que

le hasard met à

portée de mon

ennui » p.40.

- « sur

l’interminable

route» p.41.

- « les paysans

venus des

Douars… » p.41.

- « il y a

quelque chose

d’inhumain à les

voir… » p.43.

- « je regarde

médusé, […] tout

mon corps est en

alerte » p.43.

- « je vois tout

cela avec des yeux

d’étranger » p.44.

sagement l’arrivée

de ravissantes

hôtesses derrière

leur chariot et leur

étincelant sourire,

qui bavardent

gentiment ici et

là… » p.58.

- « les gens

d’en haut… » p.59.

- «[…]

deviner à travers

les hublots des

troupeaux de

moutons qui

paissent

paisiblement sur

des cotons nuageux,

baignés par le

soleil, éternel à

cette hauteur.

Régulièrement, je

ferme les yeux sur

ce bonheur […]

dans ce souvenir de

printemps.» p.59.

- « je pense

très fort aux chute

du Niagara […]

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381

- « Qu’Allah le

tout puissant soit

mêlé aux plus

atroces exactions,

les erreurs des uns,

l’ignorance des

autres… » p.49.

- « j’observe

en étranger. » p.51.

- « [ …]

m’inspire des

frissons de

répulsion. » p.58.

- « je lutte

conte une

impression

indigne » p.58.

- « le paysan

du Douar a décidé

… » p.63.

- « coincé dans

ce siège, dans ce

piège. » p.65.

- « c’est une

véritable torture »

p.67.

- « l’endroit est

décapantes,

désodorisantes,

désinfectantes. »

p.64.

- « treize ans

d’absence, à jouir

du supermarché en

Ile-de-France et du

boeing dans le

Tessin, ont un

caractère

irréversible. » p.65.

- « par

instinct de survie, je

me hisse à nouveau

dans une suisse

imaginaire,

jusqu’au lac

Léman. » p.81.

- « L’Occident

a du bon. » p.81.

- « je

m’envoie un peu de

rêve suisse pour me

doper » p.82.

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382

étrange » p.75.

- « vraiment je

ne supporte plus le

tiers monde... »

p.81.

- «je comparais

avec le méchant

jeune homme […] il

y a de quoi manger :

un privilège déjà »

P.82.

- « sous peine

d’abandon dans la

nature

sablonneuse. » p.87.

- « je suis un

émigré de retour

dans sa terre natale.

Ils sont bons avec

moi, me considère

comme un invité.»

p.94.

- « la chaleur

est toujours aussi

insupportable… »

p.96.

- « t’es un

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383

harki de la

plume ! » p.105.

- « […] le

BEUR DE France a

donné des

devises… » p.107.

- « et le petit

Beur de Douar-

Lyon n’est pas plus

bronzé qu’eux. Au

contraire, il a la

pâleur made in

France. » p.109.

- « à cause de

ma pâleur

européenne » p.109.

L’attachement à la France, appréhendé par le biais des actes de langage

travaillés dans la première analyse discursive, reste mal assumé par nos

personnages-narrateurs qui dans un premier temps, accusent la France de tous

les torts. Mais, au fil de la lecture, nous avons montré que ceux-ci ne peuvent

s’empêcher de dire leur grande affection au pays de leur enfance, de leur

jeunesse, de leurs échecs, de leurs réussites, de leurs joies et de leurs peines.

Ce qui est connu, et reconnu depuis longtemps, c’est que les Beurs vouent à la

France une haine tenace car ils estiment avoir été trompés, déçus et manipulés.

La question qui est posée est la suivante : pourquoi manifester tant

d’attachement à un pays, en apparence, aussi hostile ?

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384

Un sentiment de culpabilité apparaît alors vis-à-vis du pays des origines,

notamment chez Amar, dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.

Begag, et le personnage-narrateur de Little Big bougnoule de N. Boudjedia.

Une fois en Algérie, le premier ne peut cacher son dégoût de son voisin de bus

Embarek, du désert, des autres voyageurs qui sont porteurs de la saleté et de la

misère du pays. Dans ce décor « pittoresque », qui n’est pas de son goût, Amar,

habitué au luxe européen, se réprimande en se rappelant son histoire de « fils

d’immigrés » ayant été un jour « comme tous les cousins d’ici.».1

Le désappointement d’Amar vient également des conditions dans lesquelles

vivent ses « compatriotes » algériens, surtout à une époque où le terrorisme

faisait des ravages et où « tout le monde est l’ennemi de tout le monde »2 ; bien

que ces problèmes ne le concernent pas. Ce point de vue est partagé par son

voisin de voyage Zoubir qui déclare :

« ils ont voulu l’indépendance ? Eh bien qu’ils se démerdent avec ! »3.

Conscient de cette distance qui le sépare de son pays « de cœur », Amar ne peut

s’empêcher d’être triste mais ce sentiment s’estompe quand il se rappelle sa

fierté d’appartenir à la France, pays de la sécurité et « des Droits de

l’Homme »4. Le constat est donc là : ce personnage-narrateur ne se sent pas

coupable de « préférer » la France à l’Algérie.

Dans Little Big bougnoule de N. Boudjedia, le personnage principal a

conscience du reproche que peuvent lui adresser ses « compatriotes » algériens

du fait qu’il n’ait pas fait l’effort de rendre visite au pays des ancêtres depuis

bien longtemps, d’avoir choisi la culture du Français plutôt que celle des

origines et d’être devenu « tricolore et fier de l’être ».

1 Ibid.

2 Quand on est mort c’est pour toute la vie, op. cit, p. 127.

3 Ibid, p. 129.

4 Ibid, p. 120.

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La culpabilité pèse lourdement sur ce personnage et devient, ainsi, la source de

son angoisse et « de son incompréhensible envie de fuite ». Cette culpabilité est

d’autant plus manifeste quand il se compare à Hadj Youssef qui apparaît

comme le seul personnage qui mérite de rentrer au pays car il :

« avait veillé à ce que rien de cette France qu’il n’avait guère sue que coloniale

et indifférente ne l’atteignit»1.

Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, Ahlème, contrairement aux

personnages précédents, n’affiche aucun sentiment de culpabilité du fait de son

attachement à la France dont les frontières sont circonscrites à sa cité et aux

quartiers ressemblant au sien, Barbès par exemple. Ancrée dans un microcosme

qui préserve, même superficiellement, les cultures et l’identité ancestrales, la

jeune fille ne ressent pas cette honte suscitée par l’appartenance à un territoire

qui est, en fait, un lieu de l’entre-deux. Son quartier devient un espace

intermédiaire entre la France et le pays des origines. Il est un bout du pays

transplanté en France.

3.- Conclusion partielle : l’Algérie, un faire-valoir de la France :

L’analyse discursive que nous venons de faire et qui concerne spécifiquement le

discours des trois personnages-narrateurs dans leur espace algérien, nous amène

à un certain nombre de conclusions qu’il est important de répertorier ici.

Rappelons avant cela qu’il a été question de diviser cette analyse en deux

parties : une première partie réservée à l’étude énonciative et une deuxième à

l’étude pragmatique. Comme nous l’avons fait précédemment, cette division a

eu pour but de constituer une grille d’analyse à deux volets qui sert à détecter

les éléments impliquant les personnages-narrateurs dans le cadre social qui les

entoure.

1 Little Big Bougnoule, op. cit, p. 21.

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Dans l’étude énonciative, une première grille relative à l’analyse déictique a

dévoilé plusieurs points de vue différents.

Pour Amar, dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag,

l’Algérie est bien différente de ce qu’on avait cru. Se conformer à ses coutumes,

à son mode de vie et à sa culture devient un fantasme inassouvi.

Pour Ahlème dans Du rêve pour les oufs, de F. Guène, elle représente le passé

de sa défunte mère. Au-delà de la nostalgie, ce qui est encore plus remarqué

reste la misère, le vide, le dénuement et le désœuvrement de la jeunesse

algérienne qui est prête à tout sacrifier pour un simple visa à l’étranger.

Pour le personnage-narrateur de Little Big Bougnoule, de N. Boudjedia,

l’Algérie apporte la réponse à ses questionnements. Elle est représentative de

tout ce qui lui manque en France : le soleil, la chaleur humaine, la sérénité et

l’amitié. Elle est aussi rappel de son Histoire, de son origine, de ce que l’on est

et que l’on semble oublier.

Le regard des Algériens d’Algérie, quant à lui, se révèle négativement

provocateur, stigmatisant, voire hostile. Ne classant leurs invités provisoires que

dans deux cases : le « Roumi » ou le « Migri », le « français » ou l’« immigré »,

ils dénient tout simplement à leurs hôtes la qualité d’Algériens. De plus, ils

paraissent envieux, jaloux et nourrissent des préjugés négatifs sur l’individu

immigré.

L’étude pragmatique, quant à elle, met en exergue les contresens dans lesquels

tombent les personnages-narrateurs qui manifestent, par des actes de langage

indirects, leur hésitation et leur manque d’aisance à dire qui ils sont réellement

et à quel espace ils s’identifient le plus. Une chose est sûre, les trois

personnages se sont montrés oublieux de leurs origines mais leur voyage n’a

fait que les révéler à eux-mêmes.

Tous savent donc maintenant qu’ils se réclament, de manière plus ou moins

directe, d’une culture et d’une histoire longuement tues, celles de la France.

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Cette proclamation est restée jusque là étouffée par un réel sentiment de

culpabilité vis-à-vis d’eux–mêmes. Tel est le cas du personnage-narrateur de N.

Boudjedia, ou de son entourage et tels sont les cas des personnages-narrateurs

de A. Begag et de F. Guène.

Cette idée du malaise algérien est confortée par l’étude de l’ironie qui, en

suscitant un rire teinté d’amertume, donne au texte la couleur du

désenchantement procuré dans cet « ailleurs » tant convoité. Face à une Algérie

inconfortable, profiteuse et envieuse, la France apparaît comme le pays

salutaire.

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Conclusion générale

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389

Deux siècles d’immigration ont fait de la France un territoire de rencontres et

de cultures multiples. Les adaptations, emprunts et métissages contribuent, au

fil du temps, à l’élaboration du patrimoine national français.

Cependant, la figure de l’étranger inassimilable dans le pays d’accueil

accompagne chaque vague migratoire. Des italiens de la fin du XIXème

siècle

aux migrants africains d’aujourd’hui, les stéréotypes ne changent guère. Les

immigrés seraient trop nombreux, porteurs de maladie, délinquants potentiels,

étrangers au corps de la nation. Cette xénophobie, récurrente en temps de crise,

se nourrit de racisme et va souvent de pair avec l’antisémitisme.

La décolonisation pèse aussi sur les représentations. La guerre d’Algérie a

laissé des traces. L’Algérien apparaît comme la figure négative méprisée de

l’immigré. La guerre d’indépendance et ses répercussions – la chute de la IVème

république et le retour massif des pieds noirs appellés les rapatriés en France -

aggravent le rejet des migrants algériens qui sont représentés comme violents,

extrémistes, inassimilables.

Pendant les Trente Glorieuses, l’immigré va être l’un des moteurs de la

croissance. C’est un homme à tout faire pour lequel les travaux les plus ingrats

sont réservés alors que l’écart se creuse avec la classe ouvrière française. Tout

en étant au bas de l’échelle sociale, il est censé repartir vers son pays d’origine.

En un mot, il doit être utile mais demeurer invisible notamment en matière

culturelle ou religieuse.

Vingt ans après la marche triomphale des beurs à Paris le 03/12/1983, toute

une génération d’immigrés désenchantée s’est investie dans l’espace public,

tentant à travers leur militantisme, leurs discours et leurs écrits de contribuer à

un changement. Le bouillonnement social du mouvement beur met l’accent sur

les clivages entre les « privilégiés » et les mis à l’écart. Il débouchera sur les

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événements des années 80 qui marquent la fin d’une époque et le début d’une

nouvelle ère.

Aujourd’hui, un débat politique empreint de polémique, notamment à

l’occasion des différentes élections, est lancé : celui de l’Intégration de ces

jeunes issus de l’immigration à la société française. Ce débat ne serait

qu’une fausse question selon D. Schnapper1 qui pense que cela ne fait que

masquer les véritables problèmes ; à savoir les inégalités sociales et les

discriminations dont les populations étrangères sont les victimes.

Mais ce même débat est également lancé dans la vie intellectuelle et

littéraire. C’est une nouvelle thématique qui voit le jour dans une littérature où

l’on aspire à témoigner mais aussi à provoquer une secousse dans le quotidien

de ces « français qui ne le sont pas vraiment ».

Nous avons sciemment axé notre recherche sur l’hypothèse suivante : La

thématique de l’Intégration de la génération issue de l’immigration supposait

que cette dernière ne l’était pas encore. Entre discours médiatique, politique et

social, nous n’étions pas sûre que nous pouvions aboutir aux conclusions

auxquelles nous sommes parvenue.

En effet, notre problématique soulevait des questions centrales autour d’une

thématique posant elle-même problème. « Intégrer qui à quoi ? » : Les

générations supposées déjà françaises - ne serait-ce que sur la carte nationale - à

une société elle-même française ? Ce qui semble être un paradoxe.

Il est à mentionner que les romans retenus dans le cadre de cette étude ne

soulèvent pas cette question mais relatent des histoires qui peuvent arriver tous

les jours dans la vie des banlieues ou de l’extra-banlieue. Ils mettent la lumière

sur des situations qu’ils tentent de faire apparaitre au grand jour et visent des

conjonctures sociales réelles.

1 Qu’est ce que l’Intégration ? op. cit. p. 15.

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En voulant témoigner, tout en traitant de la même problématique et en faisant

appel aux mêmes types de personnages, les auteurs ciblés semblent vouloir

toucher le même public. Mais lequel nous dira-t-on ? Nous pensons que le

premier public est d’abord le public beur avant celui des Français ou des

Algériens car, écrire pour les gens externes à la communauté beure peut ne

déboucher sur rien. Écrire pour les concernés peut faire bouger les choses.

En écrivant, les auteurs beurs tentent de se comprendre et de cerner leur

propre identité. Il n’est plus question aujourd’hui d’une quête identitaire mais

plutôt de dire et d’imposer la sienne. C’est une manière de contrecarrer la

négation de la culture, de l’Histoire, des origines que recherche le

gouvernement français qui tente, tant bien que mal, de les assimiler, par le biais

de l’Intégration. Avant d’être le « reflet » d’un réel qu’il convient de dénoncer

et le témoignage mettant en cause tout le système, cette littérature est avant tout

celle de l’existence partagée par la plupart des écrivains beurs.

Ce désir de parler de soi et de son identité semble être passager chez deux de

nos trois auteurs :

Ainsi, dans le troisième roman de F. Guène, qui succède à Du rêve pour les

oufs et dont le titre est Les gens du Balto, il n’est plus question d’émigration,

de cité, de pays des origines ou de pays d’accueil, encore moins d’identité

confuse ou brouillée. Il s’agit simplement d’une enquête policière qui se fait

dans une agglomération parisienne tranquille. En dépassant ces thématiques de

minorité et d’extranéité et en les ignorant, F. Guène tente, à sa manière, de

concrétiser celle de l’Intégration. N. Boudjedia, quant à lui, n’a pas écrit

d’autres romans après l’œuvre considérée. Il semble avoir dit ce qu’il avait à

dire dans Litte big bougnoule et n’éprouve pas, jusque là, le besoin de

s’exprimer.

Seul A. Begag, Après Quand on est mort c’est pour toute la vie, est resté fidèle

aux thématiques littéraires qui lui importent le plus : celle de l’exil et de la

différence dans Ahmed de Bourgogne traitées en 2001 et dans L’île des gens

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d’ici en 2006) ; celle du retour mythique dans Un train pour chez nous traitée en

2001), celle du rôle de la mémoire dans Le théorème de Mamadou développée

en 2002 et celle du combat pour la liberté et la tolérance dans Dites moi bonjour

en 2009. D’autres ouvrages ont également vu le jour comme Un mouton dans la

baignoire publié en 2007 et La guerre des moutons paru en 2008). Ce sont des

chroniques qui retracent les deux années d’expérience de l’écrivain au sein du

Gouvernement français.

Parce que la fiction est une « illusion » du réel, nous avons accordé une place

importante à l’analyse sociocritique afin de nous aider à mieux explorer les

conditions qui ont engendré ces types de discours. Pour effectuer une telle

recherche, notre point de départ fut donc l’analyse des sociétés dans lesquelles

se déroulent les histoires narrées : en France, dans et en-dehors de la cité dans

un premier temps, et en Algérie dans un second temps.

L’analyse de la première société, celle de la France, nous a permis d’aboutir

aux résultats suivants :

*Dans la cité : Cette partie du travail a été spécifique à Du rêve pour les oufs

de F. Guène. Ce roman traite du rassemblement ethnique ayant lieu au sein de la

banlieue et allant à contre-courant de l’échange culturel entre dominant et

dominé.

Il affiche ensuite la dominance d’un champ lexical relatif à l’étouffement, au

malaise et à la pression quotidienne.

*En dehors de la cité : les rapports hostiles avec les institutions françaises -

école, administration, police et système politique - engendrent deux types de

stigmatisations :

-une Stigmatisation nominative, c'est-à-dire relative à la désignation dans le cas

de Du rêve pour les oufs de F. Guène.

-Une Stigmatisation physique dans le cas de Quand on est mort c’est pour toute

la vie de A. Begag.

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L’analyse de cet espace externe à la banlieue a permis de faire voir un

« ICI » (La France) comme espace d’effacement et de stéréotypisation. Le rejet

se fait de manière réciproque. La différence ne plait pas et pour se faire

accepter, la discrétion est de mise dans une société qui ne tolère aucune

dissemblance physique ou culturelle. La différence affichée vient donc

contrecarrer le processus de l’Intégration qui devient, de ce fait, synonyme de

l’effacement.

Quant à l’analyse du deuxième espace, celui de l’Algérie, il laisse voir trois

« types » d’identité relatifs à trois « degrés » d’Intégration :

-dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, il est question d’une identité inventée

et bricolée au sein de la banlieue ;

-dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag s’affiche une

identité qui s’est forgée à partir de l’assimilation ;

-dans Little big bougnoule de N. Boudjedia, l’identité du personnage-narrateur

est incomplète car elle est amputée de sa dimension algérienne.

Le retour au pays des origines, quant à lui, va permettre à chacun des

personnages de découvrir -ou de redécouvrir- l’espace de vie de ses parents et

de l’aborder de différentes façons. L’appréhension est là et les personnages ne

tardent pas à déchanter. Un travail de mémoire et de renvoi mental - tantôt à la

France, tantôt à l’Histoire algérienne - permet aux personnages de fuir la

frustration subie dans ce nouvel espace pour lequel ils ont éprouvé, à un

moment donné, le besoin d’accéder.

Face à une France qui parait étouffante en raison des doutes et des

questionnements, l’Algérie présente l’espoir d’être porteuse de réponses à ce

qui tourmente les personnages-narrateurs. Les questionnements qui les ont tant

assaillis sont démêlés et clarifiés grâce à ce voyage en terre des origines qui leur

permet enfin de comprendre que l’Algérie n’a été, à un moment donné de leur

vie, qu’un palliatif et non un lieu de référence.

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L’Algérie n’est donc pas vue forcément sous son meilleur jour dans les

romans étudiés. Elle est aride dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, ses

traditions sont « absurdes » pour le personnage-narrateur de Little big

bougnoule de N. Boudjedia, et ses habitants sont «répugnants » dans Quand on

est mort c’est pour toute la vie de A. Begag. Et si elle n’apparaît pas

repoussante lors du premier contact, c’est parce qu’elle n’accueille les

personnages-narrateurs qu’en qualité de visiteurs provisoires.

L’Algérie ne sert finalement que de faire-valoir à une France symbole de

modernité et de confort pour Amar dans Quand on est mort c’est pour toute la

vie, symbole de culture et d’instruction dans Little big bougnoule ou tout

simplement symbole d’un quotidien devenu habituel dans le cas d’Ahlème dans

Du rêve pour les oufs.

A côté de l’analyse sociocritique, la mise en mot d’un thème aussi délicat

que celui de l’Intégration sociale dans les romans choisis ne peut être abordée, à

notre sens, sans les apports de l’Analyse du discours -qui englobe celle de la

sociolinguistique- ainsi que celle de l’implicite et enfin de la pragmatique, du

point de vue de l’outillage utilisé pour décoder les textes de fiction.

Nous avons avancé dans le corps du travail que le discours naît et se construit

en réponse ou en interaction avec un discours préalable, celui d’autrui. Il

émerge donc dans un processus d’interaction entre le « Même » et l’«Autre ».

L’un peut inspirer l’autre et l’autre peut répondre au premier, ou vice-versa.

Dans le cas des discours étudiés, le discours du « Même » vient en réponse à

celui, sous-jacent, de l’« Autre », celui des médias, des hommes politiques et

des œuvres littéraires précédentes.

Nous avons donc eu recours aux propositions de l’analyse du discours et de

la pragmatique puisque ce sont des disciplines qui prennent en charge l’analyse

des énonciations en relation avec les conditions externes qui les ont produites.

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Pour pouvoir effectuer cette étude, nous avons forgé notre propre grille

d’analyse au niveau de la méthodologie que nous avons élaborée.

L’analyse sociolinguistique s’est imposée suite à la lecture Du rêve pour les

oufs de F. Guène. Cette partie de l’étude s’est voulue centrée sur les pratiques

linguistiques des habitants des cités face au français académique reconnu. Il

était question d’étudier les influences du contexte urbain - celui de la cité - sur

les différentes manifestations linguistiques. Les résultats retenus dans cette

partie de l’analyse peuvent être schématisés de la manière suivante :

Langage des banlieues

Il faut, néanmoins, souligner que cette individualité langagière est à relever

exceptionnellement dans Du rêve pour les oufs de F. Guène. Les deux autres

plumes ont choisi des personnages-narrateurs qui ont réussi à sortir de la Cité et

qui s’expriment dans un français académique convenable.

Un langage

métissé

Un bilinguisme

asymétrique

Un langage

argotique

Une solidarité

langagière pour dire son

individualité :

Une forme de rejet du

système langagier dominant

en soulignant sa différence.

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Dans l’espace réservé à « l’ICI » - qui est la France - l’analyse du discours a

permis de percevoir un écart manifeste entre ce qui est dit et ce qui est sous-dit.

Si une lecture première semble indiquer un rejet de la terre d’accueil de la part

des personnages-narrateurs, une lecture plus avertie démontre le contraire.

Deux types d’identifications se mettent à jour au pays d’accueil:

*Le premier est celui de l’identification situationnelle, c’est à dire de l’espace

en question et qui fait voir trois formes d’appartenance :

-L’appartenance est sereine au quartier à dominante « ethnique » dans le roman

de F. Guène ;

-L’appartenance est affichée et assumée à la société française dans le récit de A.

Begag ;

-L’appartenance est affichée mais, néanmoins, coupable dans l’oeuvre de N.

Boudejdia.

*Le deuxième est celui de l’identification émotionnelle qui affiche trois

sentiments différents à l’égard de la France :

-un sentiment de bien-être, même avoué à demi-mot par Ahlème, le

personnage-narrateur du roman de F. Guène ;

-une assimilation déclarée à la France dans le roman de A. Begag ;

-une fierté d’appartenir à la France, dans le roman de N. Boudjedia.

Par le biais de l’analyse pragmatique, nous avons pu discerner les présupposés

des sous-entendus. Les premiers ont permis de mettre en évidence trois types

d’Ethos que les trois personnages-narrateurs ont argumenté, à savoir :

*l’Ethos de la victime dans le roman de F. Guène ;

* l’Ethos du stéréotypé dans celui de A. Begag ;

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*l’Ethos du coupable dans le roman de N. Boudjedia.

L’étude des sous-entendus a, quant à elle, permis d’afficher l’« Ethos » caché

mais réel de chacun des personnages-narrateurs. Citons :

*l’Ethos de la résignée dans le roman de F. Guène ;

*l’Ethos du Français dans celui de A. Begag ;

*l’Ethos de l’illégitime dans le roman de N. Boudjedia.

L’ironie, comme forme de sous-entendu, parachève notre étude pragmatique

et cela de différentes manières :

*par la maitrise de cette figure de style, les personnages-narrateurs prouvent

leur maîtrise de la langue savante, même si elle reste, dans le cas de Du rêve

pour les oufs de F. Guène, auréolée d’une « couleur » maghrébine et /ou

africaine ;

*par le rire de « Soi » : Ahlème dans Du rêve pour les oufs de F. Guène ainsi

qu’Amar dans Quand on est mort c’est pour toute la vie de A. Begag apportent

une critique du paraître - l’apparence féminine pour l’une et la masse informe

des immigrés pour l’autre - et valorisent l’être représenté par les descendants de

l’immigration dans leurs individualités ;

*en riant de son semblable, le personnage-narrateur de N. Boudjedia confirme

sa culpabilité de se dire différent de ses pairs.

*le rire de l’ « Autre » qui se manifeste chez les personnages-narrateurs vis-à-

vis du Français, traduit la colère et le reproche que ressentent surtout les

personnages de A. Begag et de F. Guène quant à la France et à ses

représentants.

La partie réservée à « l’Ailleurs », l’Algérie, permet de constater que cet autre

pays n’est pas plus accueillant que le précédent.

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L’Algérie est saisie de différentes manières par les personnages-narrateurs :

*Elle ne suscite que nostalgie et attachement au passé dans Du rêve pour les

oufs de F. Guène ;

*Elle est chimérique et sa positivité reste du domaine des rêves dans Quand on

est mort c’est pour toute la vie de A. Begag ;

*seul le personnage-narrateur de Litle big bougnoule de N. Boudjedia est en

osmose avec cet espace, tout particulièrement avec son hôte Mozart. L’Algérie

apporte les réponses à ses questionnements et comble le vide qu’il ressent. En

lui narrant l’Histoire et en lui rappelant ses origines, la doyenne du village

atténue sa culpabilité.

L’ironie, quant à elle, vient conforter l’idée du malaise ressenti en Algérie. Elle

traduit le désenchantement que ressentent les personnages-narrateurs au contact

des « Autres » Algériens d’Algérie. Ce contact va mener à diverses approches :

*Les Algériens sont profiteurs dans le roman de F. Guène ;

*Ils sont repoussants dans celui d’A. Begag ;

*En dehors de la générosité et de la complicité de Mozart, le personnage-

narrateur de l’œuvre de N. Boudjedia perçoit certains Algériens d’Algérie

comme des envieux.

Face à l’injustice du système français, l’Algérie semble être, aux yeux des

beurs, le remède pour mieux se voir et s’accepter. Nous percevons, en filigrane,

qu’en fait les immigrés vouent à la France, malgré toutes les vicissitudes, un

amour unilatéral, bien qu’elle soit uniquement le pays de l’ « Autre ». Cet

amour inavoué, mal assumé apparaît dans un discours paradoxal et hésitant car

il exprime le besoin de se justifier de tout et de rien, car entaché de culpabilité.

Les personnages-narrateurs qui se disent, argumentation à l’appui, stéréotypés,

illégitimes ou victimes, ne s’empêchent pas de laisser transparaître, en filigrane

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dans leurs discours, un Ethos tout aussi coupable que résigné d’être Français. Ils

se disent être « pris » par la France. Ils soulignent ainsi leur incapacité à lutter.

Rappelons que l’Intégration, au sens social et politique, implique un certain

nombre de paramètres qui ont été avancés dans l’introduction de cette

recherche. Ce tableau récapitule tous les critères qui se rapportent à

l’Intégration et permet de voir la place qui leur a été réservée dans les trois

romans.

Oeuvres

Du rêve pour les

oufs de F. Guène

Little big

bougnoule,de N.

Boudjedia

Quand est

mort c’est pour

toute la vie

d’A. Begag

Echange culturel Non Oui Non

Diversité et

enrichissement

Oui Oui Non

Conformité des

conduites

Non Oui Oui

Partage des

valeurs et

normes sociales

Non Oui Oui

Respect de la

langue

Non Oui Oui

Le respect des

institutions, des

lois et de

Non Oui Oui

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l’autorité

Nationalité

française

Non Oui Oui

-F. Guène : 6 non, 1 oui

-A. Begag : 2 non, 5 oui

-N. Boudjedia : 0 non, 7 oui.

Ce tableau reflète une intégration à divers degrés :

*Dans Du rêve pour les oufs de F. Guène, presque toutes les cases sont

négativement cochées. Il y a là une réelle coupure avec la société française ainsi

que ses institutions. Vivant dans une banlieue, la narratrice n’apporte pas le

même regard « conformiste » sur la société externe comme le font les

personnages- narrateurs de A. Begag et de N. Boudjedia. L’échange culturel

existe certes, mais uniquement au sein de la communauté des banlieues. Jamais

dans le sens dominant/ dominé, externe/ interne.

N’ayant aucun respect pour l’Autorité et ses institutions, Ahlème est loin

d’être le modèle de la personne intégrée telle que voulue dans les discours

sociopolitiques. Pourtant, la volonté d’être française est omniprésente. Elle se

manifeste par le biais de cette colère que ressent la jeune fille vis-à-vis d’une

société qui l’ignore en ne lui accordant pas, notamment, sa nationalité.

Il faut dire que c’est le lieu de résidence d’Ahlème qui lui porte préjudice. Vivre

en cité s’avère être un handicap social avant d’être source de communautarisme.

Ainsi, vivre en communauté sans échange culturel avec l’extérieur, fait que l’on

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adopte un langage à part et que l’on crée une fracture sociale entre le « nous » et

le « vous ». Un brassage des communautés au sein des mêmes cités peut-il être

une des solutions possibles afin de casser ce bloc communautaire ?

*le personnage-narrateur de Quand on est mort c’est pour toute la vie de A.

Begag, incarne l’individu qui, dans son respect total des normes sociales

françaises, dans son rejet de l’ « Autre algérien », de sa proclamation claire

d’être Français, tant dans son parler, que dans ses comportements, répond aux

critères de l’Intégration. Il sera pour nous le prototype parfait de l’assimilation

puisqu’il laisse de côté tous les éléments représentatifs de sa culture d’origine.

Seulement cette assimilation s’avère impossible compte tenu du regard de

l’ «Autre-français ». Rejeté et stigmatisé, Amar devient alors le prototype de

l’individu faussement intégré.

*Enfin, N. Boudjedia, l’auteur de Little big bougnoule, a choisi un personnage-

narrateur semblant être le prototype de l’Intégration réussie. Celui-ci incarne la

réussite scolaire et sociale mais aussi le statut et le niveau intellectuel hérité des

parents. Il affirme que le fait de payer ses impôts, de n’être pas traqué par la

police, d’être bien vêtu, fait de lui un occidental. Ce point de vue du

personnage-narrateur quant à l’Intégration ne recueille pas notre adhésion et

cela pour deux raisons :

*la première est le sentiment d’illégitimité et d’intrusion qu’il ressent dans les

deux pays, d’accueil et des origines. D’ailleurs c’est pour cette raison qu’il

refuse de se donner un nom : l’anonymat étant le symbole de l’illégitimité.

*La deuxième réside dans l’absence de sérénité qu’il va retrouver dans la

culture ancestrale. Le voyage initiatique improvisé répond donc à un besoin de

réconcilier deux mondes : celui du présent et celui du passé. Mais il ne tarde pas

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à déchanter sous le poids de sa culpabilité. Ce départ pour le pays des origines

lui rappelle celui de Siddhârta - à qui il se compare d’ailleurs - qui, fuyant ses

tourments, va chercher dans le désert la paix de l’âme.

En définitive, notre recherche, qui s’inscrit dans la pluridisciplinarité, a révélé

que l’Intégration au sens propre du terme n’est pas encore réalisable dans le cas

des œuvres de notre corpus. Entre une Intégration non aboutie – c’est le cas du

personnage-narrateur de Little big bougnoule de N. Boudjedia - une Intégration

limitée comme c’est le cas du personnage-narrateur de Du rêve pour les oufs de

F. Guène et une Intégration que nous qualifions de fausse comme c’est le cas du

personnage-narrateur de A. Begag, cette Intégration n’est jamais complète. A se

demander si elle n’est pas finalement une utopie.

Culpabilisés et déboussolés, ces Français au rabais se voient souvent redoutés et

par conséquent rejetés. Le problème réside dans le manque de reconnaissance

sociale, l’absence de repères et l’anonymat du à la stigmatisation. Il relève

également des marques de la non-intégration - qui ne sont pas le fait de la

génération immigrée cultivée - mais du fait de l’ « Autre »-Français qui ne

parvient pas à supporter la différence, même si elle n’existe plus vraiment.

La question qui revient reste toujours : « intégrer qui à quoi ? ». Il y a lieu de

se rendre à l’évidence que la portée des oeuvres analysées souligne une stratégie

nihiliste qui se base principalement sur la négation de l’Histoire, du vécu, du

passé de toute une génération au profit d’un mythe appelé Intégration. Car entre

une assimilation refusée dans le roman de A. Begag, une rébellion due à un

sentiment de colère dans le roman de F. Guène et une culpabilité engendrant

une frustration dans le cas du roman de N. Boudjedia, l’Intégration n’est jamais

réalisée et ces « Français » ne seront jamais Français à part entière car le

modèle parfait de l’Intégration supposée est présenté comme un topos de mythe.

Cette étude qui s’est limitée à trois romans ne peut que contribuer à

l’élargissement du champ de réflexion sur la thématique retenue. Le sujet ne

peut être clos à ce stade car les événements politiques, médiatiques et

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socioculturels en France sont en perpétuel mouvement, notamment avec les

débats lancés récemment sur l’Identité Nationale ou sur la place de l’Islam en

France.

Quoi qu’il en soit, il faut dire, pour clôturer, qu’on est toujours l’étranger de

l’ « Autre ». Il est nécessaire qu’un dépassement de cette vision soit effectué

pour que chacun comprenne et apprenne sur l’ « Autre » et ouvrir ainsi la voie à

la tolérance et partant à l’Intégration qui signifie la reconnaissance de la

différence.

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ANNEXES

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Entretien avec Azouz Begag

- Monsieur Begag, je travaille sur le thème de l’Intégration tel qu’il est

représenté dans la Littérature dite « Beur ». L’appellation elle-même

implique une certaine réserve quant à la qualification de cette littérature et

surtout à cette grammaire erratique concernant un adjectif qui ne

s’accorde jamais avec son sujet. Pour quelle raison pensez-vous ?

-A.B : De toute façon ce mot, qui a été inventé dans les années 80, est un mot

qui concernait uniquement la région parisienne. C’est un mot journalistique qui

a été extrait du langage dit des banlieues et qui correspondait au mot arabe, dit

en verlan, qui par différents renversements est devenu « beur », qui a donné

après le groupe Zebda…etc.

Je me rends compte que tous ces enfants de l’immigration maghrébine en

France n’ont jamais été bien catégorisés même dans la population française, on

ne sait pas si ce sont des Arabes ou des musulmans ou des immigrés ou pas des

immigrés, on dit seconde génération , troisième génération, quatrième

génération. Ça n’a aucun sens, c’est une population qui, dans le regard des

autres, n’est pas véritablement d’ici, c’est une population erratique, et donc les

littéraires depuis 20/25 ans ont choisi de dénommer littérature « Beur »

l’expression écrite, car ce n’est même pas une expression littéraire, de quelques

représentants de cette population des banlieues. C’est en fait pour pouvoir, je

crois, au sein des universités américaines, par exemple, entreprendre un champ

d’étude sur ce thème catégorisé, parce qu’on a besoin de catégoriser un thème,

pour pouvoir justement associer à cette littérature un certain nombre de livres,

un certain nombre d’écrivains et pouvoir faire pendant 20 ans une série d’études

qui je crois maintenant est terminée.

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- N’y a-t-il pas par là une forme d’isolement de cette expression comme

vous la qualifiez, une manière de la mettre à part… Cela n’est il pas

représentatif d’une situation réelle, reflet d’un statut isolé, marginalisé ?

-A.B : Vous avez des littératures indiennes, des littératures féminines, des

littératures gays, des littératures caribéennes, des Antilles, voilà… nous sommes

dans une société en France, mais pas seulement en France, qui a besoin de

classer, de répertorier pour pouvoir au moins dans les grands magasins, installer

des rayons spécialisés en fonction des origines religieuses, ethniques, de sexe

féminin ou masculin… Moi en tant qu’écrivain français issu de l’immigration

algérienne, je ne suis pas affecté par le fait que des libraires ou des étudiants ou

des enseignants de littérature me donnent une étiquette et entreprennent des

études sur ce que j’écris. Le plus important c’est que je puisse continuer à écrire

et que grâce à cette classification artificielle, je suis étudié dans toutes les

universités américaines, britanniques, allemandes etc.

- Dans vos romans, le mouvement du retour au pays d’origine est aussi

important que récurrent, est-ce synonyme de malaise identitaire et

existentiel en France?

-A.B : Oui, c’est surtout un retour vers la fierté, retour vers l’estime de soi, j’ai

vécu dans une société depuis 50 ans qui n’aime pas les Arabes, où les

Musulmans sont discriminés et cela continue aujourd’hui encore plus qu’hier.

J’ai toujours aussi rêvé d’un retour vers un pays où je ne serai pas discriminé,

vers un pays où surtout les gens ont la même tête que moi, c'est-à-dire qu’il y a

d’autres formes de discriminations, d’autres formes de racisme, mais pas sur la

gueule, pas sur le faciès. Il y a la jalousie, la Hogra …tout un tas d’autres

problèmes mais pas la discrimination au faciès, et c’est de cela qu’on parle, ce

qu’on retrouve souvent à mon avis, dans mon écriture, c’est le besoin de

retrouver une société qui est juste, qui est dégagée de toutes formes de

discriminations contre les Musulmans et contre les Arabes.

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- Dans le débat sur l’Identité Nationale, on parle beaucoup de la notion de

Français, qu’est ce qu’un Français selon Azouz Begag ?

-A.B : Eh ben, le ministre de l’Intégration et de l’Identité Nationale vient de

parler de bons français et de mauvais français, c’est un terme extrêmement

raciste et stupide. Ça n’a aucun sens de distinguer les bons et les mauvais

Français. Il y des Français et en face de ces Français il y a des lois. Les lois

défendent tous les Français, les lois traitent à égalité tous les Français même

ceux qui sont des assassins, ils doivent être traités par la constitution comme les

autres, on ne peut pas décider de leur enlever tout d’un coup la nationalité

française sous n’importe quel prétexte…ça n’a pas de valeur constitutionnelle.

Donc être Français aujourd’hui, c’est surtout se rendre compte que la définition

de l’identité française est une définition qui évolue tous les jours. La notion

d’identité n’est pas fixe, elle change tous les jours, parce que la planète tourne,

et la France tourne avec la planète, il y a des immigrés qui viennent, des

immigrés qui partent, la mondialisation avance, les chinois progressent partout

et le sens de qu’est ce qu’être Français bouge avec tout le reste.

- Pensez vous que l’Intégration est concrètement réalisable sur le terrain ou

n’est-ce qu’un mythe finalement ?

-A.B : Nous, les enfants d’immigrés, nous ne sommes pas concernés par la

question de l’Intégration, la question de l’Intégration concerne les nouveaux

arrivants aujourd’hui qui arrivent en France, qui viennent de tous les pays du

monde, et qui ont besoin d’apprendre le français, d’apprendre les règles de

fonctionnement de la société française, qui ont besoin de passer le « permis de

conduire » en quelque sorte, pour rentrer dans la société française et pour

conduire ou pour se conduire socialement au sein de cette société.

Mais nous, on est nés en France, c’est notre pays, on n’a pas besoin d’être

intégrés, ce dont nous avons besoin c’est d’être reconnus, c’est d’être au moins

pour le minimum traités à égalité avec les autres, c'est-à-dire le thème de

l’égalité des chances est pour moi, et pour les enfants d’immigrés pauvres,

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beaucoup plus important que celui de l’Intégration qui ne nous concerne pas.

Voilà pourquoi j’ai été ministre de l’Égalité des chances et non pas de

l’Intégration parce que moi je ne sais pas ce que ça veut dire Intégration….

Que veut dire Intégration ? Je ne sais pas ! Est-ce qu’on peut rêver d’une société

où il n y a pas de problèmes ? Ça n’a pas de sens, c’est comme une vie entre

deux personnes, une vie de couple où il n’y a pas de conflits. Dès qu’il y a

Intégration, il y a obligatoirement des problèmes conflictuels,

OBLIGATOIREMENT, entre le même et l’autre. Une société où il n’y a pas de

conflit est une société dangereuse.

- Dernièrement on entend parler de la notion de la « Beurgeoisie », qu’est

ce que c’est selon vous ?

-A.B : C’est juste une notion humoristique qui a existé depuis une vingtaine

d’années déjà, elle n’est pas nouvelle, c’est un joli jeu de mot qui signifie qu’il

y a eu au cours de la génération passée une élite issue des banlieues et qui a

réussi à intégrer des sphères importantes, et donc cette beurgeoisie voulait faire

le parallèle avec la bourgeoisie, mais cela n’a aucune influence, aucune portée

politique et ce mot n’est valable, n’a un écho que dans le cercle du parisianisme,

des intellectuels, dans les banlieues, avec le Chaab, on ne connaît pas ce mot.

- Dans votre roman, Quand on est mort c’est pour toute la vie, il existe

deux discours différents : la surestimation de Soi en Algérie entant que

Français et le rejet de soi en France entant qu’Algérien, que signifie ce

paradoxe ?

-A.B : C’est le paradoxe qui est vivant aujourd’hui, il y a des milliers de

Français d’origine algérienne aujourd’hui en France dont le rêve c’est de

revenir en Algérie, et il y a des milliers voire, des centaines de milliers

d’Algériens en Algérie dont le rêve c’est d’aller en France. Il y a des millions

d’Algériens en Algérie qui au balcon de leur appartement, ont tous une antenne

« paradiabolique » (rire), ils regardent la télévision française, et là bas, en

France, il y a des centaines de milliers de jeunes d’origine algérienne qui

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regardent, en France, Canal Algérie pour être en contact quotidien avec

l’Algérie. Il y a un proverbe anglais qui dit « l’herbe est toujours plus verte de

l’autre côté », c’est exactement ce qui est entrain de se passer avec les identités

des Algériens en France, et des algériens en Algérie, chacun regarde de l’autre

côté pour regretter ce qu’il risque de rater.

- Justement ce paradoxe existe chez un unique et même

personnage…Amar.

-A.B : Bien sûr, ce personnage voulait exprimer sa recherche d’identité. Une

recherche d’identité est une recherche toujours paradoxale, contradictoire. Ce

sont les étapes de l’identité et de la construction identitaires que l’on franchit les

unes après les autres en faisant l’expérience de « qu’est ce que c’est être

immigré », « qu’est ce que c’est être Algérien », « qu’est ce que c’est être

musulman »… On passe par toutes ces étapes pour finalement arriver à la fin de

la vie en demandant « Qu’est ce que la vie ? Qu’est ce que le sens de la vie ? ».

-Amar, personnage-narrateur et personnage principal de ce roman, n’est-il

pas finalement le double fictif de Azouz begag ?

-A.B : Non, parce que ce roman est une histoire qui m’a été racontée par un

type qui était dans le car et qui a vraiment vécu ça. Et moi je me suis projeté en

lui. A cette époque, je ne pouvais pas revenir en Algérie à cause de l’armée, je

n’avais ma carte militaire, si je venais en Algérie j’allais automatiquement

rester pour faire mon service à Tindouf (rire). Moi j’étais entrain de faire mes

études en France à cette époque. Alors, depuis 25 ans, je ne suis pas revenu en

Algérie.

-Dernière question, sans être indiscrète Monsieur Begag, êtes-vous marié à

une française ?

-A.B : Je suis marié à une française qui s’appelle Rachida. Qu’est ce que ça

veut dire française ? On est tous français !

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- Merci Monsieur Begag pour le temps que vous avez bien voulu m’accorder.

-A.B : Avec grand plaisir. Bonne continuation !

Alger, SILA, 30/10/2010

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Courrier reçu de la part de Mehdi Charef :

Dans un courrier qu’il nous a adressé, Mehdi Charef répond à nos

questions :

- Mehdi Charef, Pour qui écrivez-vous ?

Lorsque j’écris, j’ai l’impression de m’adresser à moi-même ; le premier public,

c’est moi, c’est d’abord à moi que je cherche à plaire, à toucher. Ayant grandi

dans une Algérie sous occupation française, donc né sans identité reconnue,

j’écris pour retrouver mon identité, afin de me reconnaître vu que j’ai grandi

sans que le gouvernement ne me connaisse et ne cherche à me connaître. Cette

négation est dure à oublier. J’écris pour devenir visible et tangible à moi-même,

la colonisation m’a rendu transparent. J’essaye de m’inventer, d’exister, de

devenir palpable, à travers mon vécu, mes rêves, mes fantasmes. Si j’écris en

Français, c’est certainement pour m’adresser directement à celui qui a enfermé

en aparté l’enfant que j’étais. Je n’aime pas écrire, je préfère rêver, je n’ai pas

de public particulier puisque je n’aime pas ce que j’écris.

-Pourquoi tous les personnages du « Thé au harem d’Archi Ahmed » sont-ils

démissionnaires, défaitistes ?

-Les personnages du « Thé » ne sont pas défaitistes, ils sont à un point où ils

savent qu’il faut s’affirmer ou sombrer – Il leur est très difficile de dépasser leur

père, dépasser le père, lorsqu’il ne vous a pas encouragé à le faire (leurs pères

sont silencieux, absents…) est, pour eux, l’abandonner à son triste sort. Les

liens garçon-père sont fusionnels même dans le silence. On a tendance à imiter

le père pour lui dire notre amour, notre admiration. On pense que faire, être,

ressentir mieux que lui va le blesser, on croit que si on s’éloigne de ce qu’il

représente, il est écrasé encore un peu plus.

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- Que représente la fin du roman ?

-La fin du « thé » ne représente rien d’autre que l’humanité dont manque

cruellement cette société…C’est dans la galère, les moments difficiles, que la

solidarité est plus belle.

- Le « Thé au harem d’Archi Ahmed » est-il autobiographique ?

-Le « Thé » est autobiographique surtout lorsqu’il s’agit des rapports entre la

mère et le fils, dans les rêves, dans les sentiments…et puis, il y a la pudeur qui,

pour moi, à une si forte dose, m’est apparu adolescent et ça confirme plus une

contrainte qu’un doux sentiment .

- Comment pouvez-vous qualifier le personnage principal de votre œuvre,

est-il Français plus qu’Algérien ou l’inverse ?

-Madjid ne se sent pas Français, il est et sera toujours un banlieusard. Ayant

« quitté » définitivement l’Algérie et épousant difficilement la France, ma

chance et que la banlieue a existé/existe. Les Rebeux ont une identité

maghrébine dans une expression occidentale. L’identité rebeue existe

puisqu’elle a choisi le rap, le raï…

-Quels sont les liens que vous avez avec votre pays d’origine ?

-Quarante ans loin de l’Algérie m’ont éloigné d’elle et je ne l’ai jamais gardée

en moi, surtout entant qu’issue de secours…. J’ai appris à aimer la France, ou

plutôt, j’aime mes amis Français, et j’ai la chance d’en avoir

beaucoup…Retourner en Algérie pour y vivre ? Non…Si on nous expulse de

France, j’irai loin, plus loin encore.

-Que signifie « Intégration » pourvous? Egalité des chances ?

-« INTEGRATION égale : « sois comme on veut que tu sois », je préfère

RECONNAISSANCE, de ma différence.

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-EGALITE DES CHANCES : c’est reconnaître que la différence peut être

enrichissante…Vu que nos parents n’ont pas eu une vie professionnelle

admirable qu’on peut vanter, sinon qu’ils ont travaillé toute leur vie, mais que le

fruit de leur besogne n’a consisté qu’à nous nourrir et à nous vêtir, il est difficile

pour un jeune patron d’avoir une autre idée de nous que celle encore véhiculée

par nos pères, non-instruits, non ambitieux, non riches, non curieux (sortant au

théâtre, musée, lisant…etc).

L’esprit colon encore demeurant chez le Français, il lui est encore difficile

d’imaginer un Rebeu ou une Rebeue qu’en emplois subalternes. On me dit

encore après trente ans d’écriture « Comment faites-vous pour écrire ? » On ne

nous imagine pas encore, même parmi les gens les plus tolérants- La grande

culpabilité de l’Arabe est de se mettre en avant, parce que le musulman ne doit

pas mettre son image en évidence, même si celle-ci est reluisante…

Le prophète a exigé qu’on ne mette son image sur aucun tableau, de là est parti

que l’Arabe doit se vêtir d’humilité. On ne connaît pas les noms des

scientifiques arabes qui ont inventé l’alphabet, les arithmétiques…Le

musulman ne doit pas commercer son talent, c’est ancré en nous depuis des

millénaires, voilà notre grand problème, voilà notre grande culpabilité à vouloir

être célèbre, ou sortir la tête…Humilité, pudeur, silence comme nos pères,

lorsque nous agissons, nous avons le sentiment de trahir notre culture…la

culture du silence.

-Le mythe du retour, est-il toujours d’actualité ?

-Le mythe du retour est révolu sauf pour les faibles qui visent aller tracer leurs

racines, pas l’avenir. L’Algérie est un très beau pays, mais elle se fiche bien de

nous ; notre différence lui fait peur…elle préfère nous voir …loin d’elle. »

Mehdi Charef, Avril 2006

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Bibliographie

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1.- Corpus de travail:

-BEGAG, Azouz, Quand on est mort, c’est pour toute la vie, Paris, Gallimard,

2002, 137 pages.

-BOUDJEDIA, Nor Eddine, Little Big Bougnoule, Paris, Anne Carrière, 2005,

168 pages.

-GUENE, Faïza, Du rêve pour les oufs, Paris, Hachette littérature, 2006, 211

pages.

2.- Œuvres littéraires Beures citées:

-BENAISSA, Aïcha, PONCHELET, Sophie, Née en France, histoire d’une

jeune beur, Paris, Payot, 1990.

-DJOUDER, Ahmed, Désintégration, enfants d’immigrés : les racines du

malaise, Paris, Stock, 2006.

-GUENE, Faïza, Kiffe Kiffe demain, Paris, Hachette, 2004.

3.- Oeuvres littéraires beures consultées:

-BEGAG, A., Le Gone de Chaâba, Paris, Seuil, 2005.

-BEGAG, A., Beni ou le paradis privé, Paris, Seuil coll. Point, 2005.

-BEGAG, A. L’île des gens d’ici, Paris, Albin Michel, 2006.

-BEGAG, A., A., Ahmed de Bourgogne, Paris, Seuil, 2001.

-BEGAG, A., Un train pour chez nous, Paris, Magnard coll. Que d’histoires !

2006.

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-BEGAG, A., Le théorème de Mamadou, Paris, Seuil jeunesse, 2002.

-BEGAG, A., Dites-moi bonjour, Paris, Fayard, 2009.

-CHAREF, M., A bras le cœur, Paris, Mercure de France, 2009.

-CHAREF, M., Le thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Gallimard, 1989.

-BENGUIGUI, Yamina, Inchallah Dimanche, Paris, Albin Michel, 2001.

- DJURA, Le voile du silence, Paris, Michel Lafon, 1990.

-RAHMANI, Zahia, Musulman, Paris, Sabine Wespieser, 2005.

4.- Oeuvres littéraires traitant du thème de l’immigration :

-SEBBAN, Michaël, Lehaïm, Paris, Hachette Littérature, 2004.

-SMAIL, Paul, Vivre me tue, Paris, Balland, 1997.

-BEN JELLOUN, Tahar, La réclusion solitaire, Broche, 1996.

-BEN JELLOUN, Tahar, Les raisins de la galère, Paris, Fayard, 1996.

-BEN JELLOUN, Tahar, Le racisme expliqué à ma fille, Paris, Seuil, 1998.

-TAGLI, Philipe, Même la neige devient grise quand elle tombe en banlieue,

Seuil,

Paris, 2004.

-ZEMOURI, Kamel, Le jardin d’intrus, Entreprise nationale du livre, Alger,

1986.

-DJAVANN, Chahdortt, Comment peut-on être français, J’ai lu, 2007.

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5. Ouvrages sociologiques :

-BEGAG, Azouz, L’intégration, Paris, Le Cavalier Bleu, 2006.

-BEGAG, Azouz, Chaouite, Abdellatif, Ecarts d’identité, Paris, Seuil, 1990.

-BENGUIGUI, Yamina, Mémoire d’immigrés, L’héritage maghrébin, Paris,

Albin Michel, Canal + Editions, 1997.

-BERNAB, Abdelkader, les voix de l’Exil, Paris, Harmattan, 1994.

-BOUBEKER, A., Les Mondes de l’ethnicité, Paris, Balland, 2003.

-BROUARD, Sylvain et TIBERJ, Français comme les autres ? Paris, Presse de

fondation nationale des sciences politiques, 2005.

-BRUNEAUD, Jean François, Chronique de l’ethnicité quotidienne chez les

Maghrébins Français, Histoires et Perspectives Méditerranéennes, Paris,

L’Harmattan, 2005.

-CURIE Raymond, Interculturalité et citoyenneté à l’épreuve de la

globalisation, Paris, L’Harmattan, 2006.

-KHELLIL, Mohand, Sociologie de l’intégration, Paris, PUF, Coll. Que sais-

je ? 1997.

-KHELLIL, Mohand, L’intégration des maghrébins en France, Paris, PUF,

1991.

-LEPOUTRE, David, Cœur de banlieue, codes, rites et langages, Paris, Poches

Odile Jacob, 2001.

-LARONDE, Michel, Autour du roman Beur : Immigration et identité, Paris,

L’Harmattan, 1993.

-MARLIERE, Eric, La France nous a lâchés ! Le sentiment d’injustice chez les

jeunes des cités, Paris, Fayard, 2008.

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-MELLIANI, Fabienne, La Langue du quartier, Appropriation de l’espace et

identités urbaines chez les jeunes issus de l’immigration maghrébine en

banlieue rouennaise, Paris, L’Harmattan, 2001.

-SAYAD, Abdelmalek, La double absence, des illusions de l’émigré aux

souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.

-SCHNAPPER, Dominique, Qu’est ce que l’intégration ? Paris, Gallimard,

2007.

-WEBER, Edgar, Maghreb arabe et Occident français, jalons pour une

(re)connaissance interculturelle, Toulouse, Presse universitaire du Mirail, 1989.

6.- Ouvrages sociocritiques :

-ANGENOT, Marc, « Théorie du discours social », Contexte, numéro 1,

discours en contexte, mis en ligne Septembre 2006.

-CROS, Edmond, le sujet culturel, sociocritique et psychanalyse, Paris,

L’Harmattan, 2005.

-CROS, Edmond, La sociocritique, Paris, L’Harmattan, 2003.

-DUCHET, Claude, Sociocritique, Paris, Fernand Nathan, 1979.

-DUCHET, Claude, Analyse du discours et sociocritique, Paris, Littérature,

n°140, Larousse/ Armand Colin, Décembre 2005.

-MACHEREY, Pierre, Pour une théorie de la production littéraire, Paris,

François Maspero, 1966.

-ZIMA, Pierre, Manuel de sociocritique, Paris, L’Harmattan, 2000.

7.- Ouvrages de l’Analyse du discours :

-AMOSSY, Ruth, L’argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000.

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-DUCROT, O., Le Dire et le dit, Paris, Editions de Minuit, 1984.

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-KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, L’énonciation, De la subjectivité dans

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-PEYTARD, Jean, Mikhail Bakhtine : dialogisme et analyse du discours, Paris,

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