MILESTONES - Capricci · 2013. 4. 22. · sept ans, à coudre à la main l’entrejambe des...
Transcript of MILESTONES - Capricci · 2013. 4. 22. · sept ans, à coudre à la main l’entrejambe des...
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MILESTONES
Robert Kramer et John Douglas
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Les Inrockuptibles, le 16 octobre 2008
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Cinema Scope, Hiver 2009
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La chronique cinéma d’Emile Breton , le 15 octobre 2008 http://www.humanite.fr/2008-10-15_Cultures_Au-coeur-de-l-histoire
« Au coeur de l’histoire »
Milestones, de Robert Kramer et John Douglas, 1975, couleur, 195 minutes.
Ce n’est pas pour rien que Milestones, film sur l’Amérique rebelle des années soixante-dix du siècle dernier, commence sur les souvenirs d’une vieille dame, Mama, qui se mélange un peu dans les dates. Elle est née à New York de parents italiens arrivés en 1871 aux États-Unis. Elle raconte, avec une pointe d’accent calabrais, dit le commentaire, comment sa mère lui apprit, alors qu’elle n’a que sept ans, à coudre à la main l’entrejambe des pantalons d’homme, la forme de la pièce interdisant le travail à la machine. Elle est aujourd’hui, la vieille dame, dirigeant ses employés, propriétaire d’un dépôt de chaussures en gros, répartissant la vente dans les différentes succursales.
Une culture, une ascension digne du rêve américain. Kala Ho et Harriett, les deux jeunes femmes à qui elle raconte son histoire, sont deux acupunctrices, membres d’une communauté vivant librement dans la campagne proche, élevant des chèvres et dont les enfants grandissent librement avec ceux d’autres couples. Un rêve aussi, celui de ces années où de jeunes Américains, ayant vécu le refus de la guerre du Vietnam, voulaient inventer une vie autre. Ils étaient, comme ces jeunes femmes, partis vivre dans les collines du Vermont, ou bien ils s’étaient « établis » en usine, à Detroit, pour aider la classe ouvrière à prendre conscience de son exploitation. Certains avaient formé des communautés d’hommes où vivre librement leur sexualité et d’autres étaient retournés sur les mesas rouges du Colorado, pour y retrouver, dans les pueblos dynamités, toujours accrochés au flanc de falaises, les traces des Indiens navajos. Des femmes rejetaient la malédiction de douleur de l’accouchement et l’une d’elles, son compagnon à ses côtés, entourée de ses amies qui massaient son ventre lourd, riait dans ses larmes.
L’un sortait de prison, un autre racontait Cuba où il avait été et ses espoirs, Helen avait filmé les combattants vietnamiens sur leur terre, et Terry, GI de retour de là-bas, mourait de ses cauchemars et de son impossibilité de trouver sa place dans une fraternité d’hommes.
C’est un énorme matériau romanesque que brasse ce film : des vies se croisent et se séparent et l’on se retrouve, hommes, femmes et enfants, dans un aquarium où une otarie joueuse contemple ce public venu faire sa connaissance.
Et c’est l’occasion de découvrir les mystères de la vie. Devant cet aquarium, Jimmy, chercheur en biologie sous-marine, professeur qui a tout lâché parce que son labo ne voulait pas payer une étude dénonçant l’impact de mesures environnementales sur les plus pauvres, parle à ses amis des origines du monde. Et les images de fonds marins prennent alors leur sens d’hymne à la vie comme le prendront, à la fin du film, les bouillonnements d’une cascade franchissant tous les obstacles. C’est assez dire qu’il ne s’agit pas là seulement d’un retour vers ce moment de l’histoire américaine tel qu’ont pu le vivre des individus particuliers, Robert Kramer et ses compagnons entre autres. Car même si chacun des personnages vit intensément c’est, au-delà de ces individus et de ce temps, d’une histoire de l’Amérique et de sa grandeur qu’il est question. Une histoire sans concessions : la Mama avait dit le rêve américain, les rebelles la vigueur de sa contestation, le film, faisant succéder aux gravures sur la traite des Noirs des photos de lynchage, évoque son envers sombre, rappelant que John Brown fut pendu en 1859 pour avoir voulu abolir l’esclavage. Ainsi cette construction lyrique, à grandes nappes de récits, ample poème héritier de Walt Whitman, inscrit des destins singuliers dans une histoire plus vaste. Dans un entretien avec Bernard Eisenschitz (Points de départ, Institut de l’image, Aix-en-Provence), Kramer dit, du tournage de ce film : « Pour la première fois, nous voyagions à travers tout le pays, nous en voyions l’immensité. (…) Et nous avons vu quelque
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chose (de plus grand ou de plus petit, je ne sais pas) de la nature de cette terre, et elle nous touchait infiniment. C’était un tout autre rapport à l’histoire du pays, beaucoup moins abstrait et beaucoup plus ressenti. » Quinze ans plus tard, lorsqu’il revint dans son pays avec son ami Paul McIsaac, il se rendit sur la tombe du poète Henry David Thoreau et il filma la cloche à laquelle, cent ans plus tôt, s’était accroché Thoreau pour appeler ses concitoyens à écouter son Plaidoyer pour John Brown. On verra cela dans son film, Route One USA (1984), DVD des Éditions Montparnasse. Tout Kramer est là, dans cette constance renouvelant les formes d’approche.
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http://www.arte.tv/fr/15-octobre-2008/2250290,CmC=2256986.html
(USA, 1975, 3h15)
Avec Robert Kramer, John Douglas, Philip Spinelli, Paul Zimet…
Synopsis : « Au milieu des années 1970 aux USA, la crise au sein des groupes militants débouche sur
une période charnière. A ce point, la plupart d’entre nous n’étaient pas dans la situation de s’asseoir,
de réévaluer notre travail, de comprendre ses points forts et ses faiblesses. Nous étions largués, le
plus souvent nous nous moquions les uns des autres, nous prenions à la légère les sacrifices des
camarades. Pour le meilleur et pour le pire, c’est cela le contexte historique de Milestones. » Robert
Kramer & John Douglas
Critique : Débarrassé très tôt des œillères du documentaire, Robert Kramer s’engage au début des
années 1970 dans un projet titanesque pourtant marqué par l’humilité : filmer non pas tant la
révolution que la question de la révolution afin d’essayer de reformuler la lutte, plus humainement
peut-être. Il s’agit de faire le point, d’envisager l’avenir au cœur d’ « une nation dont beaucoup de
ses représentants cherchent dans son passé marqué par la violence et le génocide perpétré sur les
indiens, pour essayer de corriger les erreurs du présent, en premier lieu le Vietnam qui fut décisif
pour des milliers et des milliers d’entre nous ». Tourné sur plusieurs années aux quatre coins du
vaste pays américain, « Milestones », ambitionne moins d’illustrer la gueule de bois du militant
sonné qu’il n’a vocation à organiser une grande table ronde, une sorte de journée « portes ouvertes
» des USA. La persistance des idées militantes passe par les gens et les communautés avant de passer
par les dogmes. Dans un pays marqué par le Watergate et le mensonge d’état, c’est bien le moins
que de légitimer la lutte pour l’autodétermination.
Durant 3h15, Kramer et ses nombreux amis sondent leur pays. Ils en ramènent un torrent d’images
inquiètes mais souvent calmes, donc aucune n’est gratuite, lorsqu’on prend le temps d’afficher
sobrement ses doutes, de se voir, de se parler, de se préoccuper de l’autre, de réfléchir à soi… En
2008, « Milestones » va-t-il être perçu comme un témoignage kitsch d’un passé totalement révolu ?
On pourrait le croire, mais il n’en est rien, en raison notamment de la langue simple employée tout
au long du film, jamais celle, verbeuse, surannée ou péremptoire, qui marque tant d’autres
témoignages des années 1970. Il y a peu de musique dans « Milestones ». Ici, la musique est celle des
mots. Selon Kramer : « Séquences et images glissent dans une collision douce. La formidable énergie
de la cascade transperce la brume ».
C’est ce qui ressort effectivement de ce périple accompli avec autant de cœur que d’esprit. Robert
Kramer et John Douglas filment la campagne et la ville, les routes petites et grandes. Ils mettent en
scène au lieu d’enregistrer simplement, se fichent du vérisme et apparaissent sincères plutôt
qu’arrimés au principe de réalisme. Ils sont conscients de leurs limites, mais leur discours est
toujours affûté : « L’ouest sauvage, c’est quand l’homme blanc chevelu est arrivé, a imposé son
injustice, et les animaux ont commencé à fuir à sa vue ». Ces paroles d’un sioux sont dûment
reprises, tout comme celle, à l’opposée, d’un tenancier de bar stressé par ses comptes qui déclare à
un musicien itinérant : « Ne te moque pas de ma vie ». A la fin des années 1980, après un durable
exil, Robert Kramer reviendra questionner son grand pays avec « Route One, USA », au lieu
d’imposer, comme tant de ses frères d’arme soixante-huitards, ses certitudes d’artiste.
Julien Welter
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ecranlarge.com, le 14 octobre 2008
http://www.ecranlarge.com/movie_review-read-12964-16720.php
Une dame âgée au travail à 70 ans passés, des mères, des pères, des filles, des enfants déjà là ou à
naître, des hippies acuponcteurs, des vagabonds, un ex-taulard, une documentariste. Une nation
dans toute sa richesse. Même sans lien réel les uns avec les autres, Milestones de Robert Kramer et
John Douglas, sorti en 1975, montre une communauté unie à travers un héritage commun : le
génocide indien, la traite des noirs et à cette époque, les années 1970, la lutte armée au Vietnam.
Plus de 30 ans après son tournage le constat est clair, et c'est une impression de liberté perdue,
laissée à l'abandon qui ressurgit de cette fresque étonnante et bouleversante.
Dans les pays anglo-saxons, le terme « milestone » désigne une borne routière. Sans véritablement
être un road movie, les cinéastes parcourent les Etats-Unis afin de dresser un état des lieux d'une
Amérique plus que jamais en mutation, politique, culturelle ou géographique. Une Amérique qui
prend conscience de son passé, de son présent et qui guette son avenir. Confrontant plusieurs
générations, les entrelaçant dans un montage chaotique qui passe d'un visage à l'autre, d'une famille
à une autre, d'une vie à une autre sans lien réel que le lieu d'où il vienne et qui les ont fait,
Milestones réalise l'un des plus beaux et des plus justes portraits d'une l'Amérique rebelle sinon
révolutionnaire dans toute sa diversité et sa complexité.
Fiction documentaire, documentaire « fictionné », ici les deux univers se mêlent pour former un
objet hybride. Volonté de dépasser deux conceptions souvent antagonistes du cinéma, de les réunir,
le cinéma de Kramer tente essentiellement de parler de la vie et de montrer que tout désir de fiction
se doit de passer par une monstration du réel et que pour représenter la vie, le rêve est une voie
royale. Et, finalement, Milestones ce n'est que ça : un parcours à travers une certaine idée de la
liberté et de la vie dans toute son abstraction, sa beauté et sa brutalité que résume la séquence
(presque) finale d'un accouchement vu frontalement où le bonheur de voir surgir une vie nouvelle
s'accompagne de vomissements, de cris et de sang.
Nicolas Thys