Michelet, Le Peuple

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 J. Michelet. Le peuple. Cinquième édition. 1877. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisatio n commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fournitur e de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenair es. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothè que municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisat eur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisati on. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Jules Michelet, Le peuple

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  • J. Michelet. Le peuple. Cinquime dition. 1877.

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  • BIBLIOTHQUE CONTEMPORAINE

    J. MICHELET

    LE

    PEUPLE

    CI NQUI EME EDITION

    PARISCALMANN LVY, DITEUR

    ANCIENNE MAISON MICHEL LVY FRRES,RUEAUBER,3, ET BOULEVARDDESITALIENS, 15

    A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

    1877

  • LE PEUPLE

  • CALMANNLVY, DITEUR

    OUVRAGESDE

    J. MICHELET

    FORMATIN-8GUERRESDERELIGION 1 vol.HENRIIV ETRICHELIEU 1 RICHELIEUETLAFRONDE 1 LOUISXIV ET LARVOCATIONDEL'EDITDENANTES.1 LOUISXIVETLEDUCDEBOURGOGNE 1 LOUISXV (1724-4757). , 1 LOUISXV ETLOUISXVI 1 HISTOIREDUXIXeSICLE. ORIGINEDESBONAPARTE.1

    JUSQU'AU18 BRUMAIRE.. 1 JUSQU'AWATERLOO... . 1

    FORMATGRANDIN-18L'AMOUR.10e dition 1 BIBLEDEL'HUMANIT.4e dition 1 L'TUDIANT 1 LAFEMME.8e dition 1 LESFEMMESDELARVOLUTION.5e dition 1 HISTOIREROMAINE,Rpublique.4e dition 2 LGENDESDMOCRATIQUESDUNORD 1 LAMER.5e dition 1 LE PEUPLE.5e dition \ LEPRTRE,LAFESIMEETLAFAMILLE.8e dition.. . . 1 PRCISDEL'HISTOIREMODERNE.9e dition 1

    TypographieLahure,rue de Fleurus,9, Paris.

  • J. MICHELET

    LE

    PEUPLE

    CINQUIME DITION

    PARISCALMANN LVY, DITEUR

    ANCIENNE MAISON MICHEL LVY FRRESRUEAUBER,3, ETBOULEVARDDESITALIENS,15

    A LALIBRAIRIENOUVELLE

    1877Droitsdetraductienesderoproductionrservs.

  • Ce petit livre fut crit en 1846. Nombre de pas

    sages (de la premire partie) portent fortement

    cette date. Fallait-il les changer? l'auteur ne l'a

    pas cru.

    Un monde a sombr, depuis lors; un monde

    lentement surgit l'horizon. Modifier le livre,

    l'accommoder ce prsent fort troubl, l'avenir

  • obscur, c'et t lui ter le cachet de l'poque,

    faire un livre btard et faux.

    Ce qu'il a d'important, d'ailleurs, n'a pas

    chang. Ce qu'il dit du droit de l'instinct des

    simples, et de l'inspiration des foules, des voix

    naves de conscience, subsiste et restera comme

    la profonde base de la dmocratie.

    Hyres, 12 dcembre1865.

  • A M. EDGARD QUINET

    Ce livre est plus qu'un livre; c'est moi-mme.Voil pourquoi il vous appartient.

    C'est moi et c'est vous, mon ami, j'ose le dire.Vous l'avez remarqu avec raison, nos penses,communiques ou non, concordent toujours. Nousvivons du mme coeur... Belle harmonie qui peutsurprendre ; mais n'est-elle pas naturelle"? Toutela varit de nos travaux a germ d'une mmeracine vivante : Le sentiment de la France etl'ide de la Patrie.

    Recevez-le donc, ce livre du Peuple, parce qu'ilest vous, parce qu'il est moi. Par vos origines mi-

    litaires, par la mienne industrielle, nous reprsen-tons nous-mmes, autant que d'autres peut-tre,

  • II CE LIVRESORTDE L'EXPRIENCE

    les deux faces modernes du Peuple, et son rcent

    avnement.

    Ce livre je l'ai fait de moi-mme, de ma vie, et

    de mon coeur. Il est sorti de mon exprience, bien

    plus que de mon tude-. Je l'ai tir de mon obser-

    vation, de mes rapports d'amiti, de voisinage;

    je l'ai ramass sur les routes ; le hasard aime

    servir celui qui suit toujours une mme pense.Enfin, je l'ai trouv surtout dans les souvenirs de

    ma jeunesse. Pour connatre la vie du peuple, ses

    travaux, ses souffrances, il me suffisait d'interro-

    ger mes souvenirs.

    Car, moi aussi, mon ami, j'ai travaill de mes

    mains. Le vrai nom de l'homme moderne, celui

    de travailleur, je le mrite en plus d'un sens.Avant de faire des livres, j'en ai compos matriel-

    lement; j'ai assembl des lettres avant d'assem-

    bler des ides, je n'ignore pas les mlancolies de

    l'atelier, l'ennui des longues heures...

    Triste poque ! c'taient les dernires annes de

    l'Empire; tout semblait prir la fois pour moi,la famille, la fortune et la patrie.

    Ce que j'ai de meilleur, sans nul doute, je le

    dois ces preuves; le peu que vaut l'homme et

    l'historien, il faut le leur rapporter. J'en ai gard

  • DE L'AUTEURPLUSQUEDES LIVRES. IIIsurtout un sentiment profond du peuple, la pleineconnaissance du trsor qui est en lui : la vertudu sacrifice, le tendre ressouvenir des mes d'or

    que j'ai connues dans les plus humbles condi-tions.

    Il ne faut point s'tonner, si, connaissant au-tant que personne les prcdents historiques de ce

    peuple, d'autre part ayant moi-mme partag sa

    vie, j'prouve, quand on me parle de lui, un besoin

    exigeant de vrit. Lorsque le progrs de monHistoire m'a conduit m'occuper des questionsactuelles, et que j'ai jet les yeux sur les livreso elles sont agites, j'avoue que j'ai t surprisde les trouver presque tous en contradiction avecmes souvenirs. Alors, j'ai ferm les livres, et jeme suis replac dans le peuple autant qu'il m'tait

    possible; l'crivain solitaire s'est replong dans la

    foule, il en a cout les bruits, not les voix...C'tait bien le mme peuple, les changementssont extrieurs; ma mmoire ne me trompaitpoint... J'allai donc consultant les hommes, lesentendant eux-mmes sur leur propre sort, re-cueillant de leur bouche ce qu'on ne trouve pastoujours dans les plus brillants crivains, les pa-roles du bon sens.

  • IV LACONVERSATIONDUPEUPLEEST INSTRUCTIVE.

    Cette enqute, commence Lyon, il y a envi-ron dix ans, je l'ai suivie dans d'autres villes,tudiant en mme temps auprs des hommes

    pratiques, des esprits les plus positifs, la vritablesituation des campagnes si ngliges de nos cono-mistes. Tout ce que j'amassai ainsi de renseigne-ments nouveaux qui ne sont dans aucun livre,c'est ce qu'on aurait peine croire. Aprs la con-versation des hommes de gnie et de savants trs-

    spciaux, celle du peuple est certainement la plusinstructive. Si l'on ne peut causer avec Branger,Lamennais ou Lamartine, il faut s'en aller dansles champs et causer avec un paysan. Qu'appren-dre avec ceux du milieu? Pour les salons, je n'ensuis sorti jamais, sans trouver mon coeur diminuet refroidi.

    Mes tudes varies d'histoire m'avaient rvl

    des faits du plus grand intrt que taisent les

    historiens, les phases par exemple et les alterna-tives de la petite proprit avant la Rvolution.Mon enqute sur le vif m'apprit de mme beau-

    coup de choses qui ne sont point dans les statisti-

    ques. J'en citerai une, que l'on trouvera peut-treindiffrente, mais qui pour moi est importante,digne de toute attention. C'est l'immense acquisi-

  • LESSTATISTIQUESSONTINSUFFISANTES. v

    lion du linge de colon qu'ont faite les mnages

    pauvres vers 1842, quoique les salaires aient

    baiss, ou tout au moins diminu de valeur par ladiminution naturelle du prix de l'argent. Ce fait,

    grave en lui-mme, comme progrs dans la pro-pret qui tient tant d'autres vertus, l'est plusencore en ce qu'il prouve une fixit croissantedans le mnage et la famille, l'influence surtoutde la femme qui, gagnant peu par elle-mme, ne

    peut faire cette dpense qu'en y appliquant une

    partie du salaire de l'homme. La femme, dansces mnages, c'est l'conomie, l'ordre, la provi-dence. Toute influence qu'elle gagne, est un pro-grs dans la moralit

    Cet exemple n'tait pas sans utilit pour montrercombien les documents recueillis dans les statisti-

    ques et autres ouvrages d'conomie, en les suppo-

    1 Cetteprodigieuseacquisitiondelingedont tousles fabricantspeu-vent tmoigner,fait supposeraussiquelqueacquisitionde meublesetobjetsde mnage.Il ne faut pas s'tonnersiles caissesd'pargnere-oiventmoinsdel'ouvrierque dudomestique.Celui-cin'achtepointdemeubles,et peudenippes; il trouvebien moyende se fairenipperparsesmatres.Il nefautpasmesurer,commeon fait, le progrs del'cono-mie celuides caissesd'pargne,ni croire quetout ce qui n'y va passe boit,semangeau cabaret.Il sembleque la famille,je parle surtoutdela femme,ailvoulu,avanttout, rendre propre, attachant,agrable,le petit intrieur qui dispensed'y aller. De l aussile gotdesfleursqui descendaujourd'huidansdes classesvoisinesde la pauvret.

  • VI PEINTRESDEMOEURSPEU FIDLES.

    sant exacts, sont insuffisants pour faire compren-dre le peuple; ils donnent des rsultats partielsartificiels, pris sous un angle troit, qui prte aumalentendus.

    Les crivains, les artistes, dont les procdsont directement contraires ces mthodes abs

    traites, semblaient devoir porter dans l'tude depeuple le sentiment de la vie. Plusieurs d'entr

    eux, des plus minents, ont abord ce grand sujet,et le talent ne leur a pas fait dfaut; les succsont t immenses. L'Europe, depuis longtempspeu inventive, reoit avec avidit les produitde notre littrature. Les Anglais ne font plugure que des articles de revues. Quant auxlivres allemands, qui les lit, sinon l'Alle-

    magne?Il importerait d'examiner si ces livres franais

    qui ont tant de popularit en Europe, tant d'auto-

    rit, reprsentent vraiment la France, s'ils n'enont pas montr certaines faces exceptionnelles,trs-dfavorables, si ces peintures o l'on netrouve gure que nos vices et nos laideurs, n'ont

    pas fait notre pays un tort immense prs des

    nations trangres. Le talent, la bonne foi des au-

    teurs, la libralit connue de leurs principes,

  • LAFRANCEMIEUXCONNUEQUEL'EUROPE. VII

    donnaient leurs paroles un poids accablant. Le

    monde a reu leurs livres, comme un jugementterrible de la France sur elle-mme.

    La France a cela de grave contre elle, qu'elle semontre nue aux nations. Les autres, en quelquesorte, restent vtues, habilles. L'Allemagne, l'An-

    gleterre mme, avec toutes ses enqutes, toute sa

    publicit, sont en comparaison peu connues, elles

    ne peuvent se voir elles-mmes, n'tant point cen-tralises.

    Ce qu'on remarque le mieux sur une per-sonne qui est nue, c'est telle ou telle partie, quisera dfectueuse. Le dfaut d'abord saute aux

    yeux.Que serait-ce, si une main obligeante plaait

    sur ce dfaut mme un verre grossissant qui lerendrait colossal, qui l'illuminerait d'un jour ter-

    rible, impitoyable, au point que les accidents les

    plus naturels de la peau assortiraient l'oeil

    effray !Voil prcisment ce qui est arriv la France.

    Ses dfauts incontestables, que l'activit infinie,le choc des intrts, des ides, expliquent suffisam-

    ment, ont grossi sous la main de ses puissantscrivains, et sont devenus des monstres. Et voil

  • VIII ET JUGEPLUS SVREMENT.

    que l'Europe tout l'heure la voit comme un

    monstre elle-mme.Rien n'a mieux servi, dans le monde politique,

    l'entente des honntes gens. Toutes les aristocraties,

    anglaise, russe, allemande, n'ont besoin que de

    montrer une chose en tmoignage contre elle : les

    tableaux qu'elle fait d'elle-mme par la main de

    ses grands crivains, la plupart amis du peuple et

    partisans du progrs. Le peuple qu'on peint ainsi,n'est-ce pas l'effroi du monde? Y a-t-il assez d'ar-

    mes, de forteresses, pour le cerner, le surveiller,

    jusqu' ce qu'un moment favorable se prsente

    pour l'accabler?

    Des romans classiques, immortels, rvlant les

    tragdies domestiques des classes riches et aises,ont tabli solidement dans la pense de l'Europe,qu'il n'y a plus de famille en France.

    D'autres, d'un grand talent, d'une fantasma-

    gorie terrible, ont donn pour la vie communede nos villes, celle d'un point o la police con-

    centre sous sa main les repris de justice et les

    forats librs.Un peintre de genre, admirable par le gnie

    du dtail, s'amuse peindre un horrible cabaret

    de campagne, une taverne de valetaille et de vo-

  • DANGERDE SE DIREMISRABLE. IX

    leurs, et sous cette bauche hideuse, il crit har-diment un mot qui est le nom de la plupart des

    habitants de la France.

    L'Europe lit avidement, elle admire, elle re-connat tel ou tel petit dtail. D'un accident mi-

    nime, dont elle sent la vrit, elle en conclut ai-sment la vrit du tout.

    Nul peuple ne rsisterait une telle preuve.Cette manie singulire de se dnigrer soi-mme,d'taler ses plaies, et comme d'aller chercher la

    honte, serait mortelle la longue. Beaucoup, jele sais, maudissent ainsi le prsent, pour hterun meilleur avenir; ils exagrent les maux, pournous faire jouir plus vile de la flicit que leursthories nous prparent 1. Prenez garde, pourtant,

    1 Philosophes,socialistes,politiques, tous semblent d'accord au-jourd'hui pour amoindrir dans l'esprit du peuplel'ide de la France.Granddanger! Songezdonc que ce peuple plus qu'aucun autre est,danstoute l'excellenceet la forcedu terme, une vraie socit. Isolez-le de son ide sociale, il redevienttrs-faible. La France de la Rvo-lution, qui fut sa gloire, sa foi, tous les gouvernementslui disent,depuiscinquanteans, qu'elle lut un dsordre, un non-sens, une purengation.La Rvolution,d'autre part, avait biff l'ancienne France,dit au peuple que rien, dansson pass, ne mritait un souvenir.L'an-ciennea disparude sa mmoire, la nouvellea pli. Il n'a pas tenuaux politiquesque le peuple ne devnt table-rase, ne s'oublit lui-mme.Commentne serait-il pas faible dans ce moment? il ignore; on

    fait tout pour qu'il perde le sens de la belle unit qui fut sa vie; ona.

  • X CEPEUPLEN-ESTPASCELUIQU'ONA PEINT.

    prenez garde. Ce jeu-l est dangereux. L'Europene s'informe gure de toutes ces habilets. Si

    nous nous disons mprisables, elle pourra bien

    nous croire. L'Italie avait encore une grandeforce au seizime sicle. Le pays de Michel-Angeet de Christophe Colomb ne manquait pas d'-

    nergie. Mais lorsqu'elle se fut proclame mis-

    rable, infme, par la voix de Machiavel, le monde

    la prit au mot, et marcha dessus.

    Nous ne sommes pas l'Italie, grce Dieu, et

    le jour o le monde s'entendrait pour venir voir

    de prs la France, serait salu par nos soldatscomme le plus beau de leurs jours.

    Qu'il suffise aux nations de bien savoir que ce

    peuple n'est nullement conforme ses prtendus

    portraits. Ce n'est pas que nos grands peintres

    lui te son me. (Sonme fut le sens de la France, commegrandefraternit d'hommesvivants, commesocit glorieuseavecnos Fran-aisdes vieuxges. Il les contientces ges, il les porte, les sent obs-curmentqui semeuvent, et il ne peut les reconnatre; on ne lui ditpas ce que c'est que celte grande voixbassequi souvent, commeunsourd retentissement d'orgue dans une cathdrale, se fait entendreen lui.Hommesde rflexionet d'tudes, artistes, crivains,nous avonsun

    devoirsaint et sacrenvers le peuple. C'est de laisser l nos tristesparadoxes,nosjeux d'esprit, qui n'ont pas peu aid les politiques lui cacher la France, lui en obscurcirl'ide, lui faire mpriser sapatrie.

  • LAVIEDUPEUPLEA UNEPOESIESAINTE XI

    aient t toujours infidles; mais ils ont peint g-nralement des dtails exceptionnels, des acci-

    dents, tout au plus, dans chaque genre, la mino-

    rit, le second ct des choses. Les grandes faces

    leur paraissaient trop connues, triviales, vulgaires.Il leur fallait des effets, et ils les ont cherchs sou-

    vent dans ce qui s'cartait de la vie normale. Ns

    de l'agitation, de l'meute, pour ainsi dire, ils onteu la force orageuse, la passion, la touche vraie

    parfois aussi bien que fine et forte ; gnra-lement, il leur a manqu le sens de la grandeharmonie.

    Les romantiques avaient cru que l'art taitsurtout dans le laid. Ceux-ci ont cru que les effetsd'art les plus infaillibles taient dans le laid moral.L'amour errant leur a sembl plus potique quela famille, et le vol que le travail, et le bagne quel'atelier. S'ils taient descendus eux-mmes, parleurs souffrances personnelles, dans les profondesralits de la vie de cette poque, ils auraient vu

    que la famille, le travail, la plus humble vie du

    peuple, ont d'eux-mmes une posie sainte. Lasentir et la montrer, ce n'est point l'affaire du

    machiniste ; il n'y faut multiplier les accidents de

    thtre. Seulement, il faut des yeux faits cette

  • XII QU'ILFAUTSAVOIRPNTRER.

    douce lumire, des yeux pour voir dans l'obscur,dans le petit et dans l'humble, et le coeur aussiaide voir dans ces recoins du loyer et ces ombres

    de Rembrandt.

    Ds que nos grands crivains ont regard l,ils ont t admirables. Mais gnralement, ils

    ont dtourn les yeux vers le fantastique, le violent,le bizarre, l'exceptionnel. Ils n'ont daign avertir

    qu'ils peignaient l'exception. Les lecteurs, sur-

    tout trangers, ont cru qu'ils peignaient la rgle.Ils ont dit : Ce peuple est tel.

    Et moi, qui en suis sorti, moi qui ai vcu avec

    lui, travaill, souffert avec lui, qui plus qu'unautre ai achet le droit de dire que je le connais,

    je viens poser contre tous la personnalit du

    peuple.Cette personnalit, je ne l'ai point prise la

    surface dans ses aspects pittoresques ou dramati-

    ques ; je ne l'ai point vue du dehors, mais exp-rimente au dedans. Et, dans cette expriencemme, plus d'une chose intime du peuple, qu'ila en lui sans la comprendre, je l'ai comprise,

    pourquoi? Parce que je pouvais la suivre dans ses

    origines historiques, la voir venir du fond du

    temps. Celui qui veut s'en tenir au prsent,

  • COMBIENIL A LAVERTUDUSACRIFICE,XIII

    l'actuel, ne comprendra pas l'actuel. Celui qui se

    contente de voir l'extrieur, de peindre la forme,ne saura pas mme la voir : pour la voir avec

    justesse, pour la traduire fidlement, il faut sa-

    voir ce qu'elle couvre; nulle peinture sans ana-

    tomie.Ce n'est pas dans ce petit livre que je puis

    enseigner une telle science. Il me suffit de donner,en supprimant tout dtail de mthode, d'rudi-

    tion, de travail prparatoire, quelques observa-

    tions essentielles dans l'tat de nos moeurs, quel-ques rsultats gnraux.

    Un mot seulement ici :Le trait minent, capital, qui m'a toujours

    frapp le plus, dans ma longue tude du peuple,c'est que, parmi les dsordres de l'abandon, lesvices de la misre, j'y trouvais une richesse desentiment et une bont de coeur, trs-rares dansles classes riches. Tout le monde, au reste, a pul'observer; l'poque du cholra, qui a adoptles enfants orphelins? les pauvres.

    La facult du dvouement, la puissance du sa-

    crifice, c'est, je l'avoue, ma mesure pour classerles hommes. Celui qui l'a au plus haut degr,est plus prs de l'hrosme. Les supriorits de

  • XIV ET DU SACRIFICEPERSVRANT

    l'esprit, qui rsultent en partie de la culture, ne

    peuvent jamais entrer en balance avec cette fa-cult souveraine.

    A ceci, on fait ordinairement une rponse Les gens du peuple sont gnralement peprvoyants; ils suivent un instinct de bont

    l'aveugle lan d'un bon coeur, parce qu'ils nedevinent point tout ce qu'il en pourra coter.L'observation ft-elle juste, elle ne dtruit nulle

    ment ce qu'on peut observer aussi du dvouemen

    persvrant, du sacrifice infatigable dont les fa

    milles laborieuses donnent si souvent l'exemple,dvouement qui ne s'puise mme pas dansl'entire immolation d'une vie, mais se continu

    souvent de l'une l'autre, pendant plusieurs g-nrations.

    J'aurais ici de belles histoires raconter, ennombreuses. Je ne le puis. La tentation es

    pourtant forte pour moi, mon ami, de vous endire une seule, celle de ma propre famille. Vousne la savez pas encore; nous causons plus sou-vent de matires philosophiques ou politiques

    que de dtails personnels. Je cde cette tenta-

    tion. C'est pour moi une rare occasion de recon-

    natre les sacrifices persvrants, hroques, que

  • EXEMPLETIRDE MAFAMILLE. XV

    ma famille m'a faits, et de remercier mes pa-rents, gens modestes, dont quelques-uns ont

    enfoui dans l'obscurit des dons suprieurs, et

    n'ont voulu vivre qu'en moi.

    Les deux familles dont je procde, l'une picardeet l'autre ardennaise, taient originairement desfamilles de paysans qui mlaient la culture un

    peu d'industrie. Ces familles tant fort nombreu-ses (douze enfants, dix-neuf enfants), une grandepartie des frres et des soeurs de mon pre et dema mre ne voulurent pas se marier pour facili-ter l'ducation de quelques-uns des garons quel'on mettait au collge. Premier sacrifice que jedois noter.

    Dans ma famille maternelle particulirement,les soeurs, toutes remarquables par l'conomie, le

    srieux, l'austrit, se faisaient les humbles ser-vantes de messieurs leurs frres, et pour suffire leurs dpenses elles s'enterraient au village.Plusieurs cependant, sans culture et dans cettesolitude sur la lisire des bois, n'en avaient pasmoins une trs-fine fleur d'esprit. J'en ai entendu

    une, bien ge, qui contait les anciennes histoiresde la frontire aussi bien que Walter Scott. Ce qui

  • XVI EXEMPLE

    leur tait commun, c'tait une extrme nettet

    d'esprit et de raisonnement. Il y avait force prtresdans les cousins et parents, des prtres de diver-

    ses sortes, mondains, fanatiques ; mais ils ne do-

    minaient point. Nos judicieuses et svres de-

    moiselles ne leur donnaient la moindre prise.Elles racontaient volontiers qu'un de nos grands-oncles (du nom de Michaud? ou Paillard?) avait

    t brl jadis pour avoir fait certain livre.Le pre de mon pre, qui tait matre de mu-

    sique Laon, ramassa sa petite pargne, aprs la

    Terreur, et vint Paris, o mon pre tait em-

    ploy l'imprimerie des assignats. Au lieu d'ache-ter de la terre, comme faisaient alors tant d'au-

    tres, il confia ce qu'il avait la fortune de mon

    pre, son fils an, et mit le tout dans une impri-merie au hasard de la Rvolution. Un frre, unesoeur de mon pre, ne se marirent point, pourfaciliter l'arrangement, mais mon pre se maria;il pousa une de ces srieuses demoiselles arden-

    naises dont je parlais tout l'heure. Je naquisen 1798, dans le choeur d'une glise de religieuses,

    occupe alors par notre imprimerie ; occupe, etnon profane; qu'est-ce que la Presse, au tempsmoderne, sinon l'arche sainte?

  • TIR DE MAFAMILLE. XVII

    Cette imprimerie prospra d'abord, alimente

    par les dbats de nos assembles, par les nou-

    velles des armes, par l'ardente vie de ce temps.Vers 1800, elle fut frappe par la grande sup-

    pression des journaux. On ne permit mon pre

    qu'un journal ecclsiastique, et l'entreprise com-

    mence avec beaucoup de dpenses, l'autorisation

    fut brusquement retire, pour tre donne un

    prtre que Napolon croyait sr, et qui le trahit

    bientt.

    On sait comment ce grand homme fut puni parles prtres mme d'avoir cru le sacre de Romemeilleur que celui de la France. Il vit clair en

    1810. Sur qui tomba son courroux ?., sur la

    Presse; il l'a frappa de seize dcrets en deux ans.Mon pre, demi ruin par lui au profit des pr-tres, le fut alors tout fait, en expiation de leur

    faute.Un matin, nous recevons la visite d'un Mon-

    sieur, plus poli que ne l'taient gnralement les

    agents impriaux, lequel nous apprend queS. M. l'Empereur a rduit le nombre des impri-meurs soixante ; les plus gros sont conservs, les

    petits sont supprims, mais avec bonne indemnit, peu prs sur le pied de quatre sols pour quatre

  • XVIII EXEMPLE

    francs. Nous tions de ces petits : se rsigner,mourir de faim, il n'y avait rien de plus faire.

    Cependant, nous avions des dettes. L'Empereur ne

    nous donnait pas de sursis contre les juifs, comme

    il l'avait fait pour l'Alsace. Nous ne trouvmes

    qu'un moyen; c'tait d'imprimer pour nos cran-

    ciers quelques ouvrages qui appartenaient mon

    pre. Nous n'avions plus d'ouvriers, nous fmes ce

    travail nous-mmes. Mon pre, qui vaquait aux af-

    faires du dehors, ne pouvait nous yaider. Ma mre,

    malade, se fit brocheuse, coupa, plia. Moi, enfant,

    je composai. Mon grand-pre, trs-faible et vieux,se mit au dur ouvrage de la presse, et il imprimade ses mains tremblantes.

    Ces livres que nous imprimions, et qui se ven-

    daient assez bien, contrastaient singulirement

    par leur futilit avec ces annes tragiques d'im-

    menses destructions. Ce n'tait que petit esprit,

    petits jeux, amusements de socit, charades,acrostiches. Il n'y avait l rien pour nourrir

    l'me du jeune compositeur. Mais, justement, la

    scheresse, le vide de ces tristes productions me

    laissaient d'autant plus libre. Jamais, je crois,

    je n'ai tant voyag d'imagination, que pendant

    que j'tais immobile cette casse. Plus mes ro-

  • TIR DE MAFAMILLE. XIX

    mans personnels s'animaient dans mon esprit,

    plus ma main tait rapide, plus la lettre se levait

    vite.... J'ai compris ds lors que les travaux ma-

    nuels qui n'exigent ni dlicatesse extrme, ni

    grand emploi de la force, ne sont nullement des

    entraves pour l'imagination. J'ai connu plusieursfemmes distingues qui disaient ne pouvoir bien

    penser, ni bien causer, qu'en faisant de la tapis-serie.

    J'avais douze ans, et ne savais rien encore, sauf

    quatre mots de latin, appris chez un vieux libraire,

    ex-magister de village, passionn pour la gram-maire, homme de moeurs antiques, ardent rvolu-

    tionnaire, qui n'en avait pas moins sauv au prilde sa vie ces migrs qu'il dtestait. Il m'a laissen mourant tout ce qu'il avait au monde, un ma-

    nuscrit, une trs-remarquable grammaire, incom-

    plte, n'ayant pu y consacrer que trente ou qua-rante annes.

    Trs-solitaire et trs-libre, laiss tout faitsur ma foi par l'indulgence excessive de mes pa-rents, j'tais tout imaginatif. J'avais lu quelquesvolumes qui m'taient tombs sous la main, une

    Mythologie, un Boileau, quelques pages de l'Imi-tation. .

  • XX EXEMPLE

    Dans les embarras extrmes, incessants, de ma

    famille, ma mre tant malade, mon pre si oc-

    cup au dehors, je n'avais reu encore aucune ide

    religieuse... Et voil que dans ces pages, j'aper-ois tout coup au bout de ce triste monde, la d-

    livrance de la mort, l'autre vie et l'esprance! La

    religion reue ainsi, sans intermdiaire humain,fut trs-forte en moi. Elle me resta comme chose

    mienne, chose libre, vivante, si bien mle ma

    vie qu'elle s'alimenta de tout, se fortifiant sur la

    route d'une foule de choses tendres et saintes,dans l'art et dans la posie, qu' tort on lui croit

    trangres.Comment dire l'tat de rve o me jetrent ces

    premires paroles de l'Imitation? je ne lisais pas,j'entendais... comme si celle voix douce et pater-nelle se ft adresse moi-mme... Je vois en-

    core la grande chambre froide et dmeuble, elleme parut vraiment claire d'une lueur myst-rieuse... Je ne pus aller bien loin dans ce livre,ne comprenant pas le Christ, mais je sentis Dieu.

    Ma plus forte impression d'enfance, aprs celle-

    l, c'est le Muse des monuments franais, si mal-heureusement dtruit. C'est l, et nulle autre part,que j'ai reu d'abord la vive impression de l'his-

  • TIR DEMAFAMILLE. XXI

    toire. Je remplissais ces tombeaux de mon imagi-

    nation, je sentais ces morts travers les marbres,et ce n'tait pas sans quelque terreur que j'entraissous les votes basses o dormaient Dagobert, Chil-

    pric et Frdgonde.Le lieu de mon travail, notre atelier, n'tait

    gure moins sombre. Pendant quelque temps, cefut une cave, cave pour le boulevard o nous de-

    meurions, rez-de-chausse pour la rue basse. J'yavais pour compagnie, parfois mon grand-pre,quand il y venait, mais toujours, trs-assidment,une araigne laborieuse qui travaillait prs de moi,et plus que moi, coup sr.

    Parmi des privations fort dures et bien audel de ce que supportent les ouvriers ordinaires,j'avais des compensations : la douceur de mes pa-rents, leur foi dans mon avenir, inexplicable vrai-

    ment, quand on songe combien j'tais peu avanc.

    J'avais, sauf les ncessits du travail, une extrme

    indpendance, dont je n'abusai jamais. J'tais

    apprenti, mais sans contact avec des gens gros-siers, dont la brutalit aurait peut-tre bris enmoi cette fleur de libert. Le matin, avant le tra-vail, j'allais chez mon vieux grammairien, qui medonnait cinq ou six lignes de devoir. J'en ai re-

  • XXII EXEMPLE

    tenu ceci, que la quantit du travail y fait bienmoins qu'on ne croit ; les enfants n'en prennentjamais qu'un peu tous les jours; c'est comme unvase dont l'entre est troite; versez peu, versez

    beaucoup, il n'y entrera jamais beaucoup lafois.

    Malgr mon incapacit musicale, qui dsolaitmon grand-pre, j'tais trs-sensible l'harmo-nie majestueuse et royale du latin ; cette gran-diose mlodie italique me rendait comme un

    rayon du soleil mridional. J'tais n, commeune herbe sans soleil entre deux pavs de Paris.Cette chaleur d'un autre climat opra si bien sur

    moi, qu'avant de rien savoir de la quantit, du

    rhythme savant des langues antiques, j'avaischerch et trouv dans mes thmes des mlodies

    romano-rustiques, comme les proses du moyenge. Un enfant, pour peu qu'il soit libre, suit

    prcisment la route que suivent les peuples en-fants.

    Sauf les souffrances de la pauvret, trs-grandespour moi l'hiver, cette poque, mle de travail

    manuel, de latin et d'amiti (j'eus un instant unami et j'en parle dans ce livre), est trs-douce mon souvenir. Riche d'enfance, d'imagination,

  • TIRDE MAFAMILLE. XXIII

    d'amour peut-tre dj, je n'enviais rien per-sonne. Je l'ai dit : l'homme de lui-mme ne sau-

    rait point l'envie, il faut qu'on la lui apprenne.

    Cependant, tout s'assombrit. Ma mre devient

    plus malade, la France aussi (Moscou !.. 1813 !..)L'indemnit est puise. Dans notre extrme pnu-rie, un ami de mon pre lui propose de me faire

    entrer l'Imprimerie impriale. Grande tentation

    pour mes parents! D'autres n'auraient pas hsit.

    Mais la foi avait toujours t grande dans notre fa-

    mille : d'abord la foi dans mon pre, qui touss'taient immols; puis la foi en moi; moi, je de-vais tout rparer, tout sauver...

    Si mes parents, obissant la raison, m'avaientfait ouvrier, et s'taient sauvs eux-mmes, au-

    rais-je t perdu, moi? Non, je vois parmi lesouvriers des hommes de grand mrite, qui pourl'esprit valent bien des gens de lettres, et mieux

    pour le caractre... Mais enfin, quelles difficul-ts aurais-je rencontres! quelle lutte contre le

    manque de tous les moyens ! contre la fatalit du

    temps!.. Mon pre sans ressources, et ma mre

    malade, dcidrent que j'tudierais, quoi qu'il ar-rivt.

    Notre situation pressait. Ne sachant ni vers,

  • XXIV EXEMPLE

    ni grec, j'entrai en troisime au collge de Char-

    lemagne. Mon embarras, on le comprend, n'ayantnul matre pour m'aider. Ma mre, si ferme jus-

    que-l, se dsespra et pleura. Mon pre se mit

    faire des vers latins, lui qui n'en avait fait ja-mais.

    Le meilleur encore pour moi, dans ce terrible

    passage de la solitude la foule, de la nuit au

    jour, c'tait sans contredit le professeur, M. An-

    drieu d'Alba, homme de coeur, homme de Dieu.Le pis, c'taient les camarades. J'tais justementau milieu d'eux, comme un hibou en plein jour,tout effarouch. Ils me trouvaient ridicule, et jecrois maintenant qu'ils avaient raison. J'attribuaisalors leurs rises ma mise, ma pauvret. Je

    commenai m'apercevoir d'une chose : Que j'-tais pauvre.

    Je crus tous les riches mauvais, tous les hom-mes ; je n'en voyais gure qui ne fussent plus riches

    que moi. Je tombai dans une misanthropie rarechez les enfants. Dans le quartier le plus dsert de

    Paris, le Marais, je cherchais les rues dsertes...Toutefois dans cette antiphatie excessive pour l'es-

    pce humaine, il restait ceci de bon : Je n'avaisaucune envie.

  • TIRDEMAFAMILLE. VXV

    Mon charme le plus grand, qui me remettait le

    coeur, c'tait le dimanche ou le jeudi, de lire deux,trois fois de suite un chant de Virgile, un livre

    d'Horace. Peu peu, je les retenais; du reste, jen'ai jamais pu apprendre une seule leon par coeur.

    Je me rappelle que dans ce malheur accompli,privations du prsent, craintes de l'avenir, l'en-nemi tant deux pas (1814!), et mes ennemis moi se moquant de moi tous les jours, un jour,un jeudi matin, je me ramassai sur moi-mme :sans feu (la neige couvrait tout), ne sachant pastrop si le pain viendrait le soir, tout semblantfinir pour moi, j'eus en moi, sans nul m-

    lange d'esprance religieuse, un pur sentiment

    stocien, je frappai de ma main, creve par le

    froid, sur ma table de chne (que j'ai toujoursconserve), et sentis une joie virile de jeunesse etd'avenir.

    Qu'est-ce que je craindrais maintenant, mon

    ami, dites-le-moi? moi, qui suis mort tant de fois,en moi-mme, et dans l'histoire. Et qu'est-ceque je dsirerais?.. Dieu m'a donn, par l'his-

    toire, de participer toute chose.La vie n'a sur moi qu'une prise, celle que j'ai

    ressentie le 12 fvrier dernier, environ trente ans

  • XXVI EXEMPLETIRDEMAFAMILLE.

    aprs. Je me retrouvais dans un jour semblable,

    galement couvert de neige, en face de la mme

    table. Une chose me monta au coeur : Tu as

    chaud, les autres ont froid... cela n'est pas juste...Oh ! qui me soulagera de la dure ingalit?

    Alors, regardant celle de mes mains qui de-

    puis 1813 a gard la trace du froid, je me dis pourme consoler : Si tu travaillais avec le peuple, tune travaillerais pas pour lui... Va donc, si tudonnes la patrie son histoire, je t'absoudraid'tre heureux.

    Je reviens. Ma foi n'tait pas absurde; elle

    se fondait sur la volont. Je croyais l'avenir,

    parce que je le faisais moi-mme. Mes tudesfinirent bien et vite 1. J'eus le bonheur, la sor-

    tie, d'chapper aux deux influences qui perdaientles jeunes gens, celle de l'cole doctrinaire, ma-

    jestueuse et strile, et la littrature industrielle,dont la librairie, peine ressuscite, accueillaitalors facilement les plus malheureux essais.

    Je ne voulus point vivre de ma plume. Je

    1 Je dus beaucoupauxencouragementsdemesillustresprofesseurs,MM.Villemainet Leclerc.Je merappelleraitoujoursqueM.Villemain,aprs la lecture d'un devoirqui lui avait plu, descenditde sa chaire,et vint avecun mouvementde sensibilitcharmante,s'asseoirsur monlianed'lve, ct de moi.

  • MONENSEIGNEMENT. XXVII

    voulus un vrai mtier; je pris celui que mes

    tudes me facilitaient, l'enseignement. Je pensaids lors, comme Rousseau, que la littrature doit

    tre la chose rserve, le beau livre de la vie, la

    fleur intrieure de l'me. C'tait un grand bonheur

    pour moi, lorsque dans la matine j'avais donn

    mes leons, de rentrer dans mon faubourg, prs du

    Pre-Lachaise, et l, paresseusement, de lire tout

    le jour les potes, Homre, Sophocle, Thocrite,

    parfois les historiens. Un de mes anciens cama-

    rades et de mes plus chers amis, M. Poret, faisait

    les mmes lectures, dont nous confrions ensemble,dans nos longues promenades au bois de Vincennes.

    Cette vie insoucieuse ne dura gure moins de

    dix ans, pendant lesquels je ne me doutais pas

    que je dusse crire jamais. J'enseignais concur-

    remment les langues, la philosophie et l'histoire.En 1821, le concours m'avait fait professeur dans

    un collge. En 1827, deux ouvrages qui parurenten mme temps, mon Vico et mon Prcis d'histoire

    moderne, me firent professeur l'cole normale 1.

    L'enseignement me servit beaucoup. La terrible

    1 Je lai quitte regret en 1857, lorsquel'influenceclectiqueyfut dominante.En 1838,l'Institut et le Collgedo Francem'ayantgalementlu pourleurcandidat,j'obtinslachairequej'occupe.

  • XXVIII MONENSEIGNEMENT.

    preuve du collge avait chang mon caractre,m'avait comme serr et ferm, rendu timide et

    dfiant. Mari jeune, et vivant dans une grandesolitude, je dsirais de moins en moins la socitdes hommes. Celle que je trouvai dans mes lves, l'Ecole normale et ailleurs, rouvrit mon coeur,le dilata. Ces jeunes gnrations, aimables et

    confiantes, qui croyaient en moi, me rcon-cilirent l'humanit. J'tais touch, attrist sou-vent aussi de les voir se succder devant moi si

    rapidement. peine m'attachais-je, que dj ils

    s'loignaient. Les voil tous disperss, et plusieurs(si jeunes!) sont morts. Peu m'ont oubli; pourmoi, vivants ou morts, je ne les oublierai jamais.

    Ils m'ont rendu, sans le savoir, un serviceimmense. Si j'avais, comme historien, un mrite

    spcial qui me soutnt ct de mes illustres pr-dcesseurs, je le devrais l'enseignement, qui

    pour moi fut l'amiti. Ces grands historiens ont

    t brillants, judicieux, profonds. Moi, j'ai aim

    davantage.J'ai souffert davantage aussi. Les preuves de

    mon enfance me sont toujours prsentes, j'aigard l'impression du travail, d'une vie pre et

    laborieuse, je suis rest peuple.

  • AVANTAGESDESBARBARES. XXIX

    Je le disais tout l'heure, j'ai cr comme uneherbe entre deux pavs, mais cette herbe a gardsa sve, autant que celle des Alpes. Mon dsertdans Paris mme, ma libre tude et mon libre en-

    seignement (toujours libre et partout le mme),m'ont agrandi, sans me changer. Presque tou-

    jours ceux qui montent y perdent, parce qu'ils setransforment ; ils deviennent mixtes, btards ; ils

    perdent l'originalit de leur classe, sans gagnercelle d'une autre. Le difficile n'est pas de monter,

    mais, en montant, de rester soi.Souvent aujourd'hui l'on compare l'ascension

    du peuple, son progrs, l'invasion des Barbares,Le mot me plat, je l'accepte... Barbares! Oui,c'est--dire pleins d'une sve nouvelle, vivante et

    rajeunissante. Barbares, c'est--dire voyageurs en

    marche vers la Rome de l'avenir, allant lentement

    sans doute, chaque gnration avanant un peu,faisant halte dans la mort, mais d'autres n'en con-

    tinuent pas moins.Nous avons, nous autres Barbares, un avantage

    naturel; si les classes suprieures ont la culture,nous avons bien plus de chaleur vitale. Elles n'ontni le travail fort, ni l'intensit, l'pret, la con-

    science dans le travail. Leurs lgants crivains,

  • XXX AVANTAGESDES BARBARES.

    vrais enfants gts du monde, semblent glisser surles nues, ou bien, firement excentriques, ils ne

    daignent regarder la terre ; comment la fconde-raient-ils? Elle demande, cette terre, boire lasueur de l'homme, s'empreindre de sa chaleuret de sa vertu vivante. Nos Barbares lui prodiguenttout cela, elle les aime. Eux, ils aiment infini-

    ment, et trop se donnant parfois au dtail, avecla sainte gaucherie d'Albert Durer, ou le poliexcessif de Jean-Jacques, qui ne cache pas assez

    l'art; par ce dtail minutieux, ils compromettentl'ensemble. Il ne faut pas trop les blmer; c'estl'excs de la volont, la surabondance d'amour,parfois le luxe de sve ; celte sve, mal dirige,tourmente, se fait tort elle-mme, elle veut toutdonner la fois, les feuilles, les fruits et les fleurs,elle courbe et tord les rameaux.

    Ces dfauts des grands travailleurs se trouventsouvent dans mes livres, qui n'ont pas leurs qua-lits. N'importe ! ceux qui arrivent ainsi, avec lasve du peuple, n'en apportent pas moins dansl'art un degr nouveau de vie et de rajeunissement,tout au moins un grand effort. Ils posent ordinai-rement le but plus haut, plus loin que les autres,consultant peu leurs forces, mais plult leur coeur.

  • MESLIVRES.' XXXI

    Que ce soit l ma part dans l'avenir, d'avoir non

    pas atteint, mais marqu le but de l'histoire, de

    l'avoir nomme d'un nom que personne n'avait dit.

    Thierry l'appelait narration, et M. Guizot analyse.Je l'ai nomme rsurrection, et ce nom lui restera.

    Qui serait plus svre que moi, si je faisais la

    critique de mes livres ! le public m'a trop bien

    trait. Celui que je donne aujourd'hui, croit-on

    que je ne voie pas combien il est imparfait?.. Pourquoi alors publiez-vous? Vous avez donc

    cela un grand intrt ? Un intrt?.. Plusieurs, comme vous allez

    voir. D'abord, j'y perds plusieurs de mes amitis.

    Puis je sors d'une position tranquille, toute con-forme mes gots. J'ajourne mon grand livre, lemonument de ma vie.

    -Pour entrer1dans la vie publique, apparem-

    ment? Jamais. Je me suis jug ! Je n'ai ni la sant,

    ni le talent, ni le maniement des hommes. Pourquoi donc? alors...

    Si vous voulez le savoir absolument, je vousle dirai : Je parle, parce que personne ne parlerait ma place. Non qu'il n'y ait une foule d'hommes

    plus capables de le faire, mais tous sont aigris,

  • XXXII NOUVEAUNOMDE L'HISTOIRE.

    tous hassent. Moi, j'aimais encore... Peut-tre

    aussi savais-je mieux les prcdents de la France;

    je vivais de sa grande vie ternelle, et non de la

    situation. J'tais plus vivant de sympathies, plusmort d'intrts ; j'arrivais aux questions avec le

    dsintressement des morts.

    Je souffrais d'ailleurs bien plus qu'un autre du

    divorce dplorable que l'on tche de produire en-

    tre les hommes, entre les classes, moi qui les ai

    tous en moi.

    La situation de la France est si grave qu'il n'yavait pas moyen d'hsiter. Je ne m'exagre pas ce

    que peut un livre ; mais il s'agit du devoir, et nul-

    lement du pouvoir.Eh bien ! je vois la France baisser d'heure en

    heure, s'abmer comme une Atlantide. Pendant

    que nous sommes l nous quereller, ce pays en-

    fonce.

    Qui ne voit, d'Orient et d'Occident, une ombre

    de la mort peser sur l'Europe, et que chaque jour,il y a moins de soleil, et que l'Italie a pri, et quel'Irlande a pri, et que la Pologne a pri... Et quel'Allemagne veut prir !.. O Allemagne, Allema-

    gne!..Si la France mourait de mort naturelle, si les

  • LASITUATIONM'AOBLIGDE PARLER.XXXIII

    temps taient venus, je me rsignerais peut-tre,je ferais comme le voyageur sur un vaisseau qui va

    sombrer; je m'envelopperais la tte, et me remet-

    trais Dieu... Mais la situation n'est pas du tout

    celle-l, et c'est l ce qui m'indigne; notre ruineest absurde, ridicule, elle ne vient que de nous.

    Qui a une littrature, qui domine encore la penseeuropenne? Nous, tout affaiblis que nous sommes.

    Qui a une arme? Nous seuls.

    L'Angleterre et la Russie, deux gants faibles et

    bouffis, font illusion l'Europe. Grands empires,et faibles peuples !.. Que la France soit une, un

    instant ; elle est forte comme le monde.La premire chose, c'est qu'avant la crise 1,

    nous nous reconnaissions bien, et que nous n'ayonspas, comme en 1792, comme en 1815, changerde front, de manoeuvre et de systme, en prsencede l'ennemi.

    1Je n'ai jamaisvu dans l'histoire une paix[de trente annes.Lesbanquiers,qui n'ont prvu aucunervolution(pasmme celle deJuilletqueplusieursd'entre euxtravaillaient),rpondentque rien nebougeraenEurope.Lapremireraisonqu'ilsen donnent,c'est que lapaix profite au monde.Aumonde, oui, et peu nous; les autrescourentet nousmarchons; nousseronsdans peu la queue. Deuxi-mement,disent-ils,la guerre ne peut commencerqu'avec un em-prunt, et nous ne l'accorderons pas. Maissi on la commenceavecun trsor,commela Russieen fait un, si la guerre nourrit la guerre,commeautempsdeNapolon,etc., etc.

  • XXXIV LASITUATIONM'AOBLIGDE PARLER.

    La seconde chose, c'est que nous nous fiions la

    France, et point du tout l'Europe.Ici, chacun va chercher ses amis ailleurs ', le

    politique Londres, le philosophe Berlin ; le

    communiste dit : Nos frres les Chartistes. Le

    paysan seul a gard la tradition du salut; un Prus-

    sien pour lui est un Prussien, un Anglais est un

    Anglais. Son bon sens a eu raison contre vous

    tous, humanitaires ! La Prusse, votre amie, et

    l'Angleterre, votre amie, ont bu l'autre jour la

    France la sant de Waterloo.

    Enfants, enfants, je vous le dis : Montez sur

    une montagne, pourvu qu'elle soit assez haute;

    regardez aux quatre vents, vous ne verrez qu'en-nemis.

    Tchez donc de vous entendre. La paix perp-tuelle que quelques-uns vous promettent (pendant

    que les arsenaux fument !.. voyez cette noire fu-

    me sur Cronstadt et Portsmouth), essayons, cette

    paix, de la commencer entre nous. Nous sommes

    1 Prenez un Allemand,un Anglais au hasard, le plus libral, parlez-lui de libert, il rpondra libert. Et puis tchez un peu de voircom-ment ils l'entendent. Vousvous apercevrezalors que ce mot a autantde sens qu'il y a de nations, quele dmocrateallemand, anglais, sontaristocrates au coeur,que la barrire des nationnalits quevous croyezefface,reste presque entire. Tousces gens que vous croyez si prs,sont cinq cents lieues de vous.

  • LASITUATIONM'AOBLIGDE PARLER. XXXV

    diviss, sans doute, mais l'Europe nous croit plusdiviss que nous ne sommes. Voil ce qui l'en-

    hardit. Ce que nous avons de dur nous dire, di-

    sons-le, versons notre coeur, ne cachons rien des

    maux, et cherchons bien les remdes.

    Un peuple! une patrie! une France !.. Ne de-

    venons jamais deux nations, je vous prie.Sans l'unit, nous prissons. Comment ne le

    sentez-vous pas?Franais, de toute condition, de toute classe et

    de tout parti, retenez bien une chose, vous n'avezsur cette terre qu'un ami sr, c'est la France.Vous aurez toujours, par-devant la coalition, tou-

    jours subsistante, des aristocraties, un crime,d'avoir, il y a cinquante ans, voulu dlivrer lemonde. Ils ne l'ont pas pardonn, et ne le par-donneront pas. Vous tes toujours leur dangerVous pouvez vous distinguer entre vous par diff-

    rents noms de partis. Mais, vous tes, comme

    Franais, condamns d'ensemble. Par-devant l'Eu-

    rope, la France, sachez-le, n'aura jamais qu'unseul nom, inexpiable, qui est son vrai nom ter-nel : la Rvolution !

    24 janvier 1840.

  • PREMIERE PARTIE

    DU SERVAGE ET DE LA HAINE

    CHAPITRE PREMIER

    SERVITUDESDU PAYSAN

    Si nous voulons connatre la pense intime, la

    passion du paysan de France, cela est fort ais.Promenons-nous le dimanche dans la campagne,suivons-le. Le voil qui s'en va l-bas devantnous. Il est deux heures ; sa femme est vpres ;il est endimanch; je rponds qu'il va voir samatresse.

    Quelle matresse? sa terre.Je ne dis pas qu'il y aille tout droit. Non, il est

    libre ce jour-l, il est matre d'y aller ou de n'y

  • 2 MARIAGEDEL'HOMME

    pas aller.. N'y va-t-il pas assez tous les jours de la

    semaine?.. Aussi, il se dtourne, il va ailleurs,ila affaire ailleurs... Et pourtant, il y va.

    Il est vrai qu'il passait bien prs ; c'tait uneoccasion. Il la regarde, mais auparavant il n'yentrera pas; qu'y ferait-il?.. Et pourtant il yentre.

    Du moins, il est probable qu'il n'y travaillera

    pas ; il est endimanch ; il a blouse et chemiseblanches. Rien n'empche cependant d'ter

    quelque mauvaise herbe, de rejeter cette pierre. Il

    y a bien encore cette souche qui gne, mais il n'a

    pas sa pioche, ce sera pour demain.

    Alors, il croise ses bras et s'arrte, regardesrieux, soucieux. Il regarde longtemps, trs-long-temps, et semble s'oublier. A la fin, s'il se croit

    observ, s'il aperoit un passant, il s'loigne paslents. A trente pas encore, il s'arrte, se retourne,et jette sur sa terre un dernier regard, regardprofond et sombre ; mais pour qui sait bien voir,il est tout passionn, ce regard, tout de coeur, pleinde dvotion.

    Si ce n'est l l'amour, quel signe donc le re-connatrez-vous en ce monde! C'est lui, n'en riez

    point... La terre le veut ainsi, pour produire;autrement, elle ne donnerait rien, cette pauvre

  • ETDE LATERRE. 3

    terre de France, sans bestiaux presque et sans

    engrais. Elle rapporte parce qu'elle est aime.

    La terre de France appartient quinze ou vingtmillions de paysans qui la cultivent; la terre d'An-

    gleterre une aristocratie de trente-deux mille

    personnes qui la font cultiver 1.Les Anglais, n'ayant pas les mmes racines dans

    le sol, migrent o il y a profit. Ils disent le pays;nous disons la patrie2. Chez nous, l'homme et laterre se tiennent, et ils ne se quitteront pas; il ya entre eux lgitime mariage, la vie, la mort.Le Franais a pous la France.

    La France est une terre d'quit. Elle a gnrale-ment, en cas douteux, adjug la terre celui quitravaillait la terre 5. L'Angleterre au contraire, a

    1Et sur ces trente-deuxmille, douzemillesontdes corporationsdemain-morte.Sil'on oppose cecique, en Angleterre,prs de troismillionsde personnesparticipent la propritfoncire,c'est que cemot,outre les terres, dsigneles maisonset lespetits terrains, cours,jardinsd'agrment,qui sont joints aux maisons,surtout dansles lo-calitsindustrielles.2 NosAnglaisdeFrancedisentle payspour viter de dire lapatrie.V. une pagespirituelle et chaleureusede M.Gnin, des Variations

    du langage franais, p. 417.3 C'estun descaractresspiritualistesde notreRvolution.L'hommeet le travail de l'hommelui ont paru d'un prix inestimableet qu'onne pouvaitmettre en balanceavecceluidu fonds; l'hommea emportla terre, et en Angleterre,la terre a emportl'homme.Danslespays

  • 4 ACQUISITIONDE LATERRE

    prononc pour le seigneur, chass le paysan ; ellen'est plus cultive que par des ouvriers.

    Grave diffrence morale! Que la proprit soit

    grande ou soit petite, elle relve le coeur. Tel quine se serait point respect pour lui-mme, se

    respecte et s'estime pour sa proprit. Ce senti-ment ajoute au juste orgueil que donne ce peupleson incomparable tradition militaire. Prenez auhasard dans celte foule un petit journalier qui pos-sde un vingtime d'arpent, vous n'y trouverez

    point les sentiments du journalier, du mercenaire ;c'est un propritaire, un soldat (il l'a t, et leserait demain) ; son pre fut de la grande arme.

    La petite proprit n'est pas nouvelle en France

    On se figure tort qu'elle a t constitue der-

    nirement, dans une seule crise, qu'elle est un

    accident de la Rvolution. Erreur. La Rvolution

    mmequi ne sont nullement fodaux,mais organiss sur le principedu clanceltique, les lgistesanglaisont appliqula loi fodaledanslaplus extrmerigueur, dcidantque le seigneur n'tait pas seulementsuzerain,mais propritaire. Ainsimadamela duchessede Sutherlands'est fait adjugerun comt d'Ecosseplus grand que le dpartementduHaut-Rhin, et en a chass (de 1811 1820) trois mille familles, quil'occupaientdepuisqu'il y a une Ecosse.La duchesse leur a fait don-ner une indemnitlgre quebeaucoupn'ont pas accepte. Lire le r-cit de cette belle opration,que nous devons l'agent de la duchesse,James Loch, Compte rendu des bonificationsfaites aux domainesdumarquis de Stafford,in-8, 1820. M. de Sismondien donne l'analysedans ses tudes d'conomiepolitique, 1857.

  • AVANTLARVOLUTION, 5

    trouva ce mouvement trs-avanc, et elle-mmeen sortait. En 1785, un excellent observateur,Arthur Young, s'tonne et s'effraye de voir ici laterre tellement divise. En 1758, l'abb de Saint-Pierre remarque qu'en France les journaliersont presque tous un jardin ou quelque morceaude vigne ou de terre 1. En 1697, Boisguillebertdplore la ncessit o les petits propritaires sesont trouvs sous Louis XIV de vendre une grandepartie des biens acquis aux seizime et dix-sep-time sicles.

    Cette grande histoire, si peu connue, offre cecaractre singulier : aux temps les plus mauvais,aux moments de pauvret universelle, o le richemme est pauvre et vend par force, alors le pau-vre se trouve en tat d'acheter; nul acqureur nese prsentant, le paysan en guenilles arrive avecsa pice d'or, et il acquiert un bout de terre.

    Mystre trange; il faut que cet homme ait untrsor cach... Et il en a un, en effet : le travail per-sistant, la sobrit et le jene. Dieu semble avoirdonn pour patrimoine cette indestructible racele don de travailler, de combattre, au besoin, sans

    1 Saint-Pierre,t. X,p.251(Rotterdam).L'autoritdecet auteurpeugraveest graveici, parcequ'il crivait sur les renseignementsqu'ilavaitdemands plusieursintendants.

  • 6 ARRTEPLUSIEURSFOIS

    manger, de vivre d'esprance, de gaiet rigoureuse.Ces moments de dsastre o le paysan a pu

    acqurir la terre bon march, ont toujours tsuivis d'un lan subit de fcondit qu'on ne s'ex-

    pliquait pas. Vers 1500, par exemple, quand laFrance puise par Louis XI semble achever saruine en Italie, la noblesse qui part est oblige de

    vendre, la terre passant de nouvelles mainsrefleurit tout coup; on travaille, on btit. Cebeau moment (dans le style de l'histoire monar-

    chique) s'est appel le bon Louis XII.Il dure peu malheureusement. La terre est

    peine remise en bon tat, le fisc fond dessus ; les

    guerres de religion arrivent qui semblent rasertout jusqu'au sol 1, misres horribles, faminesatroces o les mres mangeaient leurs enfants !..Qui croirait que le pays se relve de l?.. Eh

    bien, la guerre finit peine, de ce champ ravag,de cette chaumire encore noire et brle, sort

    l'pargne du paysan. Il achte; en dix ans, laFrance a chang de face ; en vingt ou trente, tousles biens ont doubl, tripl de valeur. Ce moment,encore baptis d'un nom royal, s'appelle le bonHenri IV et le grand Richelieu.

    1 VoirFroumonteau: Secrets des finances de France (1581),Preu-surtout p. 397-8.

  • ET ENCOREAUJOURD'HUI. 7

    Beau mouvement! quel coeur d'homme n'yprendrait part ! et pourquoi donc faut-il qu'il s'ar-rte toujours, et que tant d'efforts, peine rcom-

    penss, soient presque perdus?.. Ces mots le pau-vre pargne, le paysan achte, ces simples mots

    qu'on dit si vite, sait-on bien tout ce qu'ils con-tiennent de travaux et de sacrifices, de mortelles

    privations? La sueur vient au front quand on ob-serve dans le dtail les accidents divers, les suc-cs et les chutes de cette lutte obstine, quand onvoit l'invincible effort dont cet homme misrablea saisi, lch, repris la terre de France... Commele pauvre naufrag qui louche le rivage, s'y atta-

    che, mais toujours le flot l'emporte en mer; il s'yreprend encore, et s'y dchire, et il n'en serre pasmoins le roc de ses mains sanglantes.

    Le mouvement, je suis oblig de le dire, se ra-

    lentit, ou s'arrta, vers 1650. Les nobles quiavaient vendu, trouvrent moyen de racheter vil

    prix. Au moment o nos ministres italiens, un

    Mazarin, un meri, doublaient les taxes, les nobles

    qui remplissaient la cour obtinrent aisment d'-tre exempts, de sorte que le fardeau doubl tomba

    d'aplomb sur les paules des faibles et des pauvresqui furent bien obligs de vendre ou donner cetteterre peine acquise, et de redevenir des merce-

  • 8 LE PAYSAN

    naires, fermiers, mtayers, journaliers. Par quelsincroyables efforts purent-ils, travers les guerreset les banqueroutes du grand roi, du rgent, gar-der ou reprendre les terres que nous avons vues

    plus haut se trouver dans leurs mains au dix-huitime sicle, c'est ce qu'on ne peut s'expli-quer.

    Je prie et je supplie ceux qui nous font des loisou les appliquent, de lire le dtail de la funesteraction de Mazarin et de Louis XIV dans les

    pages pleines d'indignation et de douleur ou l'a

    consigne un grand citoyen, Pesant de Boisguille-bert 1. Puisse celle histoire les avertir, dans unmoment o diverses influences travaillent l'envi

    pour arrter l'oeuvre capitale de la France : l'ac-

    quisition de la terre par le travailleur.Nos magistrats spcialement ont besoin de s'-

    clairer l-dessus, d'armer leur conscience; laruse les assige. Les grands propritaires, tirs de

    1 Grand citoyen, loquent crivain, esprit positif, qu'il ne faut pasconfondreavec les utopistes de l'poque. Ontlui a attribu tort l'idede la dme royale. Quoide plus hardi que le commencementdeson Factum, et en mme temps, quoi de plus douloureux? c'est leprofond soupir de l'agonie de la France. Boisguillebert le publia enmars 1707, lorsqueVaubanvenait d'tre condamnen fvrier pour unlivre bien moins hardi. Commentcet hommehroque n'a-t-il pasen-core une statue Rouen, qui le reut en triomphe au retour desonexil?.. (Rimprimrcemment dans la Collectiondes conomistes.)

  • A FAITLATERRE. 9

    leur apathie naturelle par les gens de loi, se sont

    jets dernirement dans mille procs injustes. Ils'est cr contre les communes, contre les petitspropritaires, une spcialit d'avocats antiquairesqui travaillent tous ensemble fausser l'histoire

    pour tromper la justice. Ils savent que rarementles juges auront le temps d'examiner ces oeuvresde mensonges. Ils savent que ceux qu'ils attaquentn'ont presque jamais de titres en rgles. Les com-munes surtout les ont mal conservs, ou n'en ont

    jamais eu ; pourquoi? justement parce que leurdroit est souvent trs-antique, et d'une poque ol'on se fiait la tradition.

    Dans tous les pays de frontire spcialement 1,les drois des pauvres gens sont d'autant plus sa-crs que personne sans eux n'aurait habit desmarches si dangereuses ; la terre et t dserte,il n'y et eu ni peuple ni culture. Et voil qu'au-jourd'hui, une poque de paix et de scurit,vous venez disputer la terre ceux sans lesquelsla terre n'existait pas! Vous demandez leurs titres;ils sont enfouis ; ce sont les os de leurs aeux qui

    1Ajoutezqu'aumoyenge,dansla divisionde tant deprovinces,deseigneuries,de fiefs,qui formentcommeautantd'Etats, la frontireestpartout. Dansdes tempsmmeplusrcents,la frontireanglaisetait au centre de la France,en Poitoujusqu'autreizimesicle,enLimousinjusqu'auquatorzimesicle,etc.

    1.

  • 10 IL EN EST

    ont gard votre frontire, et qui en occupent en-core la ligne sacre.

    Il est plus d'un pays en France o le cultivateura sur la terre un droit qui certes est le premier de

    tous, celui de l'avoir faite. Je parle sans figure.Voyez ces rocs brls, ces arides sommets du

    midi; l, je vous prie, o serait la terre sansl'homme? La proprit y est toute dans le propri-taire. Elle est dans le bras infatigable qui brise lecaillou tout le jour, et mle cette poussire d'un

    peu d'humus. Elle est dans la forte chine du vi-

    gneron qui, du bas de la cte, remonte toujours son

    champ qui s'coule toujours. Elle est dans la do-

    cilit, dans l'ardeur patiente de la femme et del'enfant qui tirent la charrue avec un ne... Chose

    pnible voir... Et la nature y comptit elle-mme. Entre le roc et le roc, s'accroche la petitevigne. Le chtaignier, sans terre, se lient en ser-rant le pur caillou de ses racines, sobre et coura-

    geux vgtal ; il semble vivre de l'air, et, commeson matre, produire tout en jenant1.

    1 Je sentis tout cela lorsque,au moi, de mai 1844, allant de Nmesau Puy, je traversaisl'Ardche,collecontre si preo l'hommea crtout. La nature l'avait faite affreuse;grce lui, la voil charmante;charmanteen mai, et mme alors toujours un peu svre, mais d'uncharme morald'autant plus touchant. L, on no dira pas que le sei-gneur a donnla terre au vilain; il n'y avait pas de terre. Aussi,com-

  • AMOUREUX. 11

    Oui, l'homme fait la terre; on peut le dire,mme des pays moins pauvres. Ne l'oublions ja-mais, si nous voulons comprendre combien ill'aime et de quelle passion. Songeons que, dessicles durant, les gnrations ont mis l la sueurdes vivants, les os des morts, leur pargne, leurnourriture... Cette terre, o l'homme a si long-temps dpos le meilleur de l'homme, son suc etsa substance, son effort, sa vertu, il sent bien quec'est une terre humaine, et il l'aime comme une

    personne.Il l'aime; pour l'acqurir, il consent tout,

    mme ne plus la voir; il migre, il s'loigne, s'ille faut, soutenu de cette pense et de ce souvenir.A quoi supposez-vous que rve, votre porte, assissur une borne, le commissionnaire savoyard? ilrve au petit champ de seigle, au maigre pturage

    bienmoncoeurtaitblessde voirencore,sur leshauteurs,cesaffreuxdonjonsnoirsquiontlevtribut si longtempssur un peuplesipauvre,si mritantquine doitrienqu'lui. Mesmonuments moi, ceuxquime reposaientlesyeux,c'taientdansla valle,les humblesmaisonsdepierre sche,de caillouxentasss,o vit le paysan.CesmaisonsSontfort srieuses,tristes mmeavecleur petit jardinmal arros,indigent et maigret; maisles arcadesqui les portent,l'escaliergrandesmarches,le perron spacieuxsousles arcades,leur donnentbeaucoupde style.Justement,c'taitla granderecolle; ce beaumo-mentde l'anne,ontravaillaitla soie,le pauvrepayssemblaitriche;chaquemaison,sousla sombrearcade,montraitunejeunedvideuse,qui, tout en pitinantsur la pdaledudvidoir,souriaitde ses joliesdentsblancheset filaitdel'or.

  • 12 IL EMPRUNTE

    qu'au retour il achtera dans sa montagne. Il fautdix ans! n'importe1... L'Alsacien, pour avoir dela terre dans sept ans, vend sa vie, va mourir en

    Afrique 2. Pour avoir quelques pieds de vigne, lafemme de Bourgogne te son sein de la bouche deson enfant, met la place un enfant tranger, s-vre le sien, trop jeune : Tu vivras, dit le pre,ou tu mourras, mon fils ; mais, si tu vis, tu aurasde la terre !

    N'est-ce pas l une chose bien dure dire, et

    presque impie?.. Songeons-y bien avant de dci-der. Tu auras de la terre, cela veut dire : Tune seras point un mercenaire qu'on prend et qu'onrenvoie demain; lu ne seras point serf pour tanourriture quotidienne, tu seras libre!.. Libre!

    grande parole, qui contient en effet toute dignithumaine : nulle vertu sans la libert.

    Les potes ont parl souvent des attractions de

    l'eau, de ces dangereuses fascinations qui attiraientle pcheur imprudent. Plus dangereuse, s'il se

    peut, est l'attraction de la terre. Grande ou petite,elle a cela d'trange, et qui attire, qu'elle est tou-

    jours incomplte; elle demande toujours qu'on

    1 Lon Faucher, la Colonie det Savoyards Paris, Revue desDeux-Mondes, nov. 1834, IV, 545.2 Voirplus bas, p. 25, note.

  • POURCONTINUERL'ACQUISITIONDE LATERRE. 15

    l'arrondisse. Il y manque trs-peu, ce quartierseulement, ou moins encore,.ce coin. Voil la ten-tation : s'arrondir, acheter, emprunter. Amasse,si tu peux, n'emprunte pas, dit la raison. Maiscela est trop long, la passion dit : Emprunte! Le propritaire, homme timide, ne se soucie

    pas de prter; quoique le paysan lui montre uneterre bien nette et qui jusque-l ne doit rien, il a

    peur que du sol ne surgissent (car nos lois sont

    telles) une femme, un pupille, dont les droits

    suprieurs emportent toute la valeur du gage.Donc, il n'ose prter. Qui prtera? l'usurier dulieu, ou l'homme de loi qui a tous les papiers du

    paysan, qui connat ses affaires mieux que lui, quisait ne rien risquer, et qui voudra bien, d'amiti,lui prter? non lui faire prter, sept, huit, dix !

    Prendra-t-il cet argent funeste? Rarement safemme en est d'avis. Son grand-pre, s'il le con-sultait, ne le lui conseillerait pas. Ses aeux, nosvieux paysans de France, coup sr, ne l'auraient

    pas fait. Race humble et patiente, ils ne comptaientjamais que sur leur pargne personnelle, sur unsou qu'ils taient leur nourriture, sur la petitepice que parfois ils sauvaient, au retour du mar-ch, et qui la mme nuit allait (comme on en trouve

  • 14 IL SUCCOMBE.

    encore) dormir avec ses soeurs au fond d'un pot,enterr dans la cave.

    Celui d'aujourd'hui n'est plus cet homme-l ; ila le coeur plus haut, il a t soldat. Les grandeschoses qu'il a faites en ce sicle l'ont habitu

    croire, sans difficult, l'impossible. Cette acquisi-tion de terre, pour lui, c'est un combat; il y vacomme la charge, il ne reculera pas. C'est sa ba-taille d'Austerlitz; il la gagnera ; il y aura du mal,il le sait, il en a vu bien d'autres sous l'Ancien.

    S'il a combattu d'un grand coeur, quand il n'yavait gagner que des balles, croyez-vous qu'il yaille mollement ici, dans ce combat contre la terre?Suivez-le avant jour, vous trouverez votre hommeau travail, lui, les siens, sa femme qui vient d'ac-

    coucher, qui se trane sur la terre humide. A midi,

    lorsque les rocs se fendent, lorsque le planteur fait

    reposer son ngre, le ngre volontaire ne se reposepas... Voyez sa nourriture, et comparez-la cellede l'ouvrier; celui-ci a mieux tous les jours que le

    paysan le dimanche.Cet homme hroque a cru, par la grandeur de

    sa volont, pouvoir tout, jusqu' supprimer le

    temps. Mais ici ce n'est pas comme en guerre, le

    temps ne se supprime pas; il pse, la lutte dure

    et se prolonge entre l'usure que le temps accu-

  • SONIRRITATION. 15

    mule, et la force de l'homme qui baisse. La terrelui rapporte deux, l'usure demande huit, c'est--dire que l'usure combat contre lui comme quatrehommes contre un. Chaque anne d'intrt enlve

    quatre annes de travail.Etonnez-vous maintenant si ce Franais, ce

    rieur, ce chanteur d'autrefois, ne rit plus aujour-d'hui ! Etonnez-vous, si, le rencontrant sur celteterre qui le dvore, vous le trouvez si sombre...Vous passez, vous le saluez cordialement ; il neveut pas vous voir, il enfonce son chapeau. Ne luidemandez pas le chemin ; il pourrait bien, s'il vous

    rpond, vous faire tourner le dos au lieu o vousallez.

    Ainsi le paysan s'isole, s'aigrit de plus en plus.Il a le coeur trop serr pour l'ouvrir aucun sen-timent de bienveillance. Il hait le riche, il hait son

    voisin, et le monde. Seul, dans cette misrable

    proprit, comme clans une le dserte, il devientun sauvage. Son insociabilit, ne du sentimentde sa misre, la rend irrmdiable; elle l'emp-che de s'entendre avec ceux qui devraient tre sesaides et amis naturels 1, les autres paysans; il

    1 Je parleraiplus loin de l'association.Quant aux avantageset in-convnientsconomiquesde la petite proprit, qui sont trangers monsujet, V.Gasparin,Passy,DureauDelamalle,etc.

  • 16 L'HOMMEDESVILLESS'ELOIGNE.

    mourrait plutt que de faire un pas vers eux. D'au-tre part, l'habitant des villes n'a garde d'appro-cher de cet homme farouche; il en a presquepeur : Le paysan est mchant, haineux, il est ca-

    pable de tout... Il n'y a pas de sret tre sonvoisin. Ainsi, de plus en plus les gens aiss s'-

    loignent, ils passent quelque temps la campa-gne, mais ils n'y habitent pas d'une manire fixe;leur domicile est la ville. Ils laissent le champlibre au banquier de village, l'homme de loi,confesseur occulte de tous et qui gagne sur tous. Je ne veux plus avoir affaire ces gens-l, dit le

    propritaire; le notaire arrangera tout, je m'en

    rapporte lui; il comptera avec moi, cl donnera,divisera, comme il voudra, le fermage. Le no-

    taire, dans plusieurs endroits, devient ainsi le seul

    fermier, l'unique intermdiaire entre le propri-taire riche et le laboureur. Grand malheur pour le

    paysan. Pour chapper au servage du propritairequi gnralement savait attendre et se laissait payertrs-longtemps de paroles, il a pris pour matrel'homme de loi, l'homme d'argent qui ne connat

    que l'chance.La malveillance du propritaire ne manque

    gure d'tre justifie prs de lui par les pieux per-onnages que reoit sa femme. Le matrialisme du

  • ONCALOMNIELE PAYSAN. 17

    paysan est le texte ordinaire de leurs lamentations : Age impie, disent-ils, race matrielle! ces gens-l n'aiment que la terre ! c'est toute leur religion !ils n'adorent que le fumier de leur champ!.. Malheureux pharisiens, si cette terre n'tait que dela terre, ils ne l'achteraient pas ces prix insen-

    ss, elle n'entranerait pas pour eux ces gare-ments, ces illusions. Vous, hommes de l'esprit et

    point matriels, on ne vous y prendrait pas ; vous

    calculez, un franc prs, ce que ce champ donneen bl ou en vin. Et lui, le paysan, il y ajoute un

    prix infini d'imagination; c'est lui qui donne ici

    trop l'esprit, lui qui est le pote... Dans cetteterre sale, infime, obscure, il voit distinctementreluire l'or de la libert. La libert, pour qui con-nat les vices obligs de l'esclave, c'est la vertu

    possible. Une famille qui, de mercenaire, devient

    propritaire, se respecte, s'lve dans son estime,et la voil change ; elle rcolte de sa terre unemoisson de vertus. La sobrit du pre, l'conomiede la mre, le travail courageux du fils, la chastetde la fille, tous ces fruits de la libert, sont-ce l,je vous prie, des biens matriels, sont-ce des tr-sors que l'on peut payer trop cher 1?

    1 Le paysan n'est pas quitte. Voicivenir, aprs le prtre, l'artistepour le calomnier,l'artiste no-catholique, cette race impuissantede

  • 18 NOBLESSEET MISRE

    Hommes du pass, qui vous dites les hommesde la foi, si vous l'tes vraiment, reconnaissez quece fut une foi celle qui, de nos jours, par le brasde ce peuple, dfendit la libert du monde contrele monde mme. Ne parlez pas toujours, je vous

    prie, de chevalerie. Ce fut une chevalerie, et la

    plus fire, celle de nos paysans-soldats... On dit

    que la Rvolution a supprim la noblesse; maistout le contraire, elle a fait trente-quatre millionsde nobles... Un migr opposait la gloire de sesanctres; un paysan, qui avait gagn des batailles,rpondit : Je suis un anctre !

    Ce peuple est noble, aprs ces grandes choses ;l'Europe est reste roturire. Mais cette noblesse,il faut que nous la dfendions srieusement : elleest en pril. Le paysan, devenant le serf de l'usu-rier, ne serait pas misrable seulement, il baisse-rait de coeur. Un triste dbiteur, inquiet, trem-blant, qui a peur de rencontrer son crancier et

    qui se cache, croyez-vous que cet homme-l gardebeaucoup de courage? Que serait-ce d'une race

    pleureursdu moyenge,qui ne saitautre chosequepleurer et copier...Pleurer les pierres, car, pourleshommes,qu'ilsmeurent de faim, s'ilsveulent. Comme si le mrite de ces pierres n'tait pas de rappelerl'homme et d'en porter l'empreinte. Le paysan, pour ce monde-l,n'est qu'un dmolisseur. Toutvieuxmur qu'il abat, toutepierre qu'aremuesa charrue, tait une incomparableruine.

  • DUPAYSANFRANAIS. 19

    leve ainsi, sous la terreur des juifs, et dont lesmotions seraient celles de la contrainte, de la sai-

    sie, de l'expropriation?Il faut que les lois changent ; il faut que le droit

    subisse cette haute ncessit politique et morale.Si vous tiez des Allemands, des Italiens, je

    vous dirais : Consultez les lgistes : vous n'avezrien observer que les rgles de l'quit civile. Mais, vous tes la France; vous n'tes pas unenation seulement, vous tes un principe, un grandprincipe politique. Il faut le dfendre tout prix.Comme principe, il vous faut vivre. Vivez pour lesalut du monde !

    Au second rang par l'industrie, vous tes au

    premier dans l'Europe par cette vaste et profondelgion de paysans propritaires, soldats, la plusforte base qu'aucune nation ait eue depuis l'em-

    pire romain. C'est par l que la France est formi-dable au monde, et secourable aussi ; c'est l ce

    qu'il regarde avec crainte et espoir. Qu'est-ce eneffet? l'arme de l'avenir, au jour o viendront lesBarbares.

    Une chose rassure nos ennemis; c'est que cette

    grande France muette qui est dessous, est depuislongtemps domine par une peti le France, bruyanteet remuante. Nul gouvernement, depuis la Rvo-

  • 20 SASUPERIORITE.

    lution, ne s'est proccup de l'intrt agricole.L'industrie, soeur cadette de l'agriculture, a faitoublier son ane. La Restauration favorisa la pro-prit, mais la grande proprit. Napolon mme,si cher au paysan et qui le comprit bien, com-

    mena par supprimer l'impt du revenu qui attei-

    gnait le capitaliste et soulageait la terre; il effaales lois hypothcaires que la Rvolution avait faites

    pour rapprocher l'argent du laboureur.

    Aujourd'hui, le capitaliste et l'industriel gou-vernent seuls. L'agriculture, qui compte pour moi-ti et plus dans nos recettes, n'obtient dans nos

    dpenses qu'un cent huitime! La thorie ne latraite gure mieux que l'administration; elle s'in-

    quite surtout de l'industrie et des industriels.Plusieurs de nos conomistes disent le travailleur

    pour dire l'ouvrier, oubliant seulement vingt-quatre millions de travailleurs agricoles.

    Et cependant le paysan n'est pas seulement la

    partie la plus nombreuse de la nation, c'est la plusforte, la plus saine, et, en balanant bien le phy-sique et le moral, au total la meilleure 1. Dans l'af-faiblissement des croyances qui le soutinrent jadis,abandonn lui-mme, entre la foi ancienne qu'il1 La populationurbaine qui ne fait qu'un cinquime de la nation

    fournit les deux cinquimesdes accuss.

  • SASUPERIORITE. 21

    n'a plus et la lumire moderne qu'on ne lui donne

    pas, il garde pour soutien le sentiment national,la grande tradition militaire, quelque chose del'honneur du soldat. Il est intress, pre en af-faires sans doute; qui peut y trouver dire, quandon sait ce qu'il souffre?.. Tel qu'il est, quoi qu'onpuisse lui reprocher parfois, comparez-le, je vous

    prie, dans la vie habituelle, vos marchands quimentent tout le jour, la tourbe des manufac-tures.

    Homme de la terre, et vivant tout en elle, ilsemble fait son image. Comme elle, il est avide;la terre ne dit jamais assez. Il est obstin, autant

    qu'elle est ferme et persistante; il est patient, son

    exemple, et non moins qu'elle, indestructible ; tout

    passe, et lui, il reste... Appelez-vous cela des d-fauts? Eh! s'il ne les avait pas, depuis longtempsvous n'auriez plus de France.

    Voulez-vous juger nos paysans? regardez-les, auretour du service militaire ! vous voyez ces soldats

    terribles, les premiers du monde, qui revenant

    peine d'Afrique, de la guerre des lions, se mettentdoucement travailler, entre leur soeur et leur

    mre, reprennent la vie paternelle d'pargne et de

    jene, ne font plus de guerre qu' eux-mmes.Vous les voyez, sans plainte, sans violence, cher-

  • 22 PEUT-IL RESTER

    cher par les moyens les plus honorables l'accom-

    plissement de l'oeuvre sainte qui fait la force de laFrance : je veux dire, le mariage de l'homme etde la terre.

    La France tout entire, si elle avait le vrai senti-ment de sa mission, aiderait ceux qui continuentcette oeuvre. Par quelle fatalit faut-il qu'elle s'ar-rte aujourd'hui dans leurs mains

    1 !.. Si la situa-tion prsente continuait, le paysan, loin d'acqurir,vendrait, comme il fil au milieu du dix-septimesicle, et redeviendrait mercenaire. Deux cents ansde perdus!.. Ce ne serait pas l la chute d'uneclasse d'hommes, mais celle de la patrie.

    Ils payent plus d'un demi-milliard l'tat

    chaque anne ! un milliard l'usure ! Est-ce tout?

    Non, la charge indirecte est peut-tre aussi forte,celle que l'industrie impose au paysan par ses

    douanes, qui, repoussant les produits trangers,empchent aussi nos denres de sortir.

    Ces hommes si laborieux sont les plus malnourris. Point de viande ; nos leveurs (qui sont au

    1 Elles'arrte, ou mmerecule. M. Hipp.Passy assure(Mm.Acad.polit., H, 501) que de1835 1815, le nombre des propritaires, com-par celui du reste de la population, a diminu de 2 1/2 pour 100,ou d'un quarantime. Il part du recensement de 1815. Maiscerecensement est-il exact? est-il plus srieux que celui de 1820, queles tableaux du mouvement de la population, au temps de l'Empire,etc.? V. Villerm,Journal des Economistes, n 42, mai 1845.

  • PROPRIETAIRE? 25

    fond des industriels) empchent l'agriculteur d'en

    mangerl, dans l'intrt de l'agriculture. Le dernierouvrier mange du pain blanc ; mais celui qui faitvenir le bl, ne le mange que noir. Ils font le vin,et la ville le boit. Que dis-je ! le monde entier boitla joie la coupe de la France, except le vigne-ron franais 2. .

    L'industrie de nos villes a obtenu rcemment un

    soulagement considrable, dont le poids retombesur la terre, au moment o la petite industrie des

    campagnes, l'humble travail de la fileuse, est tu

    par la machine lin.Le paysan, perdant ainsi, une une, ses indus-

    1 Et qui lui vendent si haut prix son unique vacheet ses boeufsde labour. Lesleveurs disent : Point d'agriculteurssans engrais,ni d'engrais sansbestiaux. Ils ont raison, mais contreeux-mmes.Nechangeantrien et n'amliorantrien (saufpourla productionde luxeet les succsde gloriole),maintenant les prix levs pour les qualitsinfrieures,ils empchent tous les pays pauvres d'acheter les petitsbestiauxqui leur conviennent,d'obtenir les engraisqui leur sont n-cessaires;l'homme et la terre, ne pouvantrparer leurs forces,lan-guissentd'puisement.2 Onse rappelle le calcul de Paul-LouisCourier,qui trouvaitqu'autotal,l'arpent de vigne rapportait 150 fr. au vigneronet 1500 fr. aufisc.Celaest exagr.Maisen rcompense,il faut ajouter que cet ar-pentest ajourd'huibien plusendett qu'en 1820. Point de mtierpluspniblecependant,ni qui mrite mieux son salaire. TraversezlaBourgogneau printempsou l'automne : vousfaites quarante lieuestraversun paysdeuxfoispar an remu, boulevers,dplant,replantd'chalas.Queltravail !.. Et pour qu' Bercy, Rouer, ce produit quia tant cot, soit falsifiet dshonor; un art infmecalomniela na-tureet la bonneliqueur ; le vin est aussimaltraitque le vigneron.

  • 24 IL PORTEENVIE

    tries, aujourd'hui le lin, demain la soie peut-tre,a grand'peine garder la terre; elle lui chappe,et elle emporte avec elle tout ce qu'il y a mis d'an-nes laborieuses, d'pargne, de sacrifices. C'estde sa vie elle-mme qu'il est expropri. S'il reste

    quelque chose, les spculateurs l'en dbarrassent;il coute, avec la crdulit du malheur, toutes lesfables qu'ils dbitent : Alger produit le sucre et le

    caf; tout homme en Amrique gagne dix francs

    par jour; il faut passer la mer; qu'importe? l'Al-sacien croit, sur leur parole, que l'Ocan n'est

    gure plus large que le Rhin 1.

    1 C'estce qu'un Alsaciendisait en proprestermes un demes amis(septembre1845). NosAlsaciensqui migrentainsi, vendent le peuqu'ils ont au dpart ; lejuif est l point pouracheter.Les Allemandstchent d'emporter leursmeubles, ilsvoyagenten chariots,commelesBarbaresqui migrrentdansl'empireromain.Jemerappellequ'unjour,en Souabe,dansun jour trs-chaud, trs-poudreux, je rencontrai unde ceschariotsd'migrants, plein de coffres,de meubles, d'effets en-tasss. Derrire, un tout petit chariot, attach au grand, tranait unenfantde deuxans, d'aimableet doucefigure. Il allait ainsi pleurant,sousla garde d'une petite soeurqui marchaitauprs, sans pouvoirl'a-paiser. Quelques femmesreprochant aux parents de laisser leur en-fant derrire, le pre fit descendresa femmepour le reprendre. Cesgens me paraissaient tous deux abattus, presque insensibles, mortsd'avance, de misre? ou de regrets? Pouvaient-ilsarriver jamais?celan'tait gure probable.Et l'enfant? sa frle voiture durerait-elledans ce long voyage? je n'osaisme le demander... Un seul membrede la familleme paraissaitvivant, et mepromettaitde durer; c'taitun garon de quatorze ans, qui, ce moment mme, enrayait pourune descente.Cegaron cheveuxnoirs, d'un srieuxpassionn,sem-blait plein de forcemorale,d'ardeur; du moins,je le jugeai ainsi. Il

  • A L'OUVRIER. 25

    Avant d'en venir l, avant de quitter la France,toute ressource sera employe. Le fils se vendra 1.La fille se fera domestique. Le jeune enfant entreradans la manufacture voisine. La femme se placeracomme nourrice dans la maison du bourgeois 2,ou prendra chez elle l'enfant du petit marchand,de l'ouvrier mme.

    sesentait dj commele chef de la famille,sa providence,et chargde sa sret. La vraiemre tait la soeur;elle en remplissait le rle.Le petit, pleurant danssonberceau,avait son rle aussi, et ce n'taitpasle moinsimportant; il tait l'unit de la famille, le lien du frreet de la soeur,leur nourrisson commun; en son petit chariot d'osier,il emportaitle foyer et la patrie; l devaittoujours,s'il durait, jusquedansun inondeinconnu,se retrouver la Souabe... Ah! que de chosesils auront, ces enfants, faire et souffrir.!En regardant l'an, sabellette srieuse, je le bnis de coeur,et le douai,autant qu'il taiten moi.1Onmprise trop ces remplaants. M.Vivienqui, commemembre

    d'une commissionde la Chambre, a fait une enqute ce sujet, m'afait l'honneur de me dire que leurs motifstaient souvent trs-loua-bles, venir en aide une famille,acqurir une petite proprit, etc.2 Aucunpeintre demoeurs,romancier,socialiste,que je sache, n'adaignnousparler de nourrice. Il y a pourtant l une triste histoirequ'on ne connatpas assez. On ne sait pas combiences pauvresfem-mes sont exploiteset mal menes, d'abord par les voitures qui lestransportent (souvent peine accouches),et ensuite par les bureauxqui les reoivent.Prises comme nourricessur lieu, il faut qu'ellesrenvoientleur enfant, qui souventen meurt. Ellesn'ont aucuntraitavecla famillequi les loue, et peuventtre renvoyes au premier ca-price de la mre, de la garde, du mdecin;si le changementd'air etdevieleur tarit leur lait, ellessontrenvoyessans indemnit. Si ellesrestent, elles prennent ici les habitudesde l'aisance,et souffrentinfini-ment quandil leur faut rentrer dans leur viepauvre; plusieursse fontdomestiquespour neplusquitter la ville; elles ne rejoignent plus leurmari, et lafamille est rompue.

    2

  • 26 IL PORTEENVIEA L'OUVRIER

    L'ouvrier, pour peu qu'il gagne bien sa vie, est

    l'objet de l'envie du paysan. Lui, qui appelle bour-

    geois le fabricant, il est un bourgeois pourl'homme de la campagne. Celui-ci le voit le di-manche se promener vtu comme un monsieur.Attach la terre, il croit qu'un homme qui porteavec lui son mtier, qui travaille sans s'inquiter des

    saisons, de la gele ni de la grle, est libre commel'oiseau. Il ignore et ne veut point voir les servitudesde l'homme d'industrie. Il en juge d'aprs le jeuneouvrier voyageur qu'il rencontre sur les routes,faisant son tour de France, qui gagne chaquehalte pour le sjour et le voyage, puis, reprenantla longue canne de compagnonnage et le petit pa-quet, s'achemine vers une autre ville en chantantses chansons.

  • CHAPITRE II

    SERVITUDESDE L'OUVRIERDPENDANTDES MACHINES

    Que la ville est brillante ! que la campagneest triste et pauvre! Voil ce que vous entendez

    dire aux paysans qui viennent voir la ville aux

    jours de fle. Ils ne savent pas que si la campagneest pauvre, la ville, avec tout son clat, est peut-tre plus misrablel. Peu de gens au reste fontcette distinction.

    Regardez le dimanche aux barrires ces deux

    foules qui vont en sens inverse, l'ouvrier vers la

    campagne, le paysan vers la ville. Entre ces deux

    mouvements, qui semblent analogues, la diffrence

    1 Distinctionpose fort nettement dans l'ouvrage de l'estimable(etregrettable!) M. Buret : De la misre, etc., 1840. Il a peut-tre danscet ouvrageaccueillitrop facilementles exagrationsdes enqutesan-glaises.

  • 28 LE PAYSAN

    est grande. Celui du paysan n'est pas une simplepromenade; il admire tout la ville, il dsire

    tout, il y restera, s'il le peut.Qu'il y regarde. La campagne une fois quitte,

    on n'y retourne gure. Ceux qui viennent comme

    domestiques, qui partagent la plupart les jouis-sances des matres, ne se soucient nullement derevenir leur vie d'abstinence. Ceux qui se fontouvriers des manufactures voudraient retourneraux champs, qu'ils ne le pourraient; ils sont en

    peu de temps nervs, incapables de supporter lesrudes travaux, les variations rapides du chaud, dufroid : le grand air les tuerait.

    Si la ville est tellement absorbante, il ne faut

    pas trop l'en accuser, ce semble ; elle repousse le

    paysan autant qu'il est en elle, par des octroisterribles, par l'norme chert du prix des vivres.

    Assige par ces foules, elle essaye ainsi de chasserl'assaillant. Mais rien ne le rebute; nulle con-dition n'est assez dure. Il entrera, comme on vou-dra, domestique, ouvrier, simple aide des ma-chines et machine lui-mme. On se rappelle cesanciennes populations italiques qui, dans leur fr-

    ntique dsir d'entrer dans Rome, se vendaientcomme esclaves, pour y devenir plus tard affran-

    chis, citoyens.

  • EMIGREDANSLAVILLE. 29

    Le paysan ne se laisse pas effrayer par les

    plaintes de l'ouvrier, par les peintures terribles

    qu'on lui fait de sa situation. Il ne comprend pas,lui qui gagne un franc ou deux, qu'avec dessalaires de trois, quatre ou cinq francs, on puissetre misrable. Mais les variations du travail?les chmages? Qu'importe? Il conomisait surses faibles journes, combien plus aisment, surun si gros salaire, il pargnera pour le mauvais

    temps !Mme en mettant le gain part, la vie est plus

    douce la ville. On y travaille gnralement

    couvert; cela seul, d'avoir un toit sur la tte, sem-ble une grande amlioration. Sans parler de la

    chaleur, le froid dans nos climats est une souf-

    france, pour ceux mmes qui y semblent le plushabitus. J'ai pass pour ma part bien des hiverssans feu, sans tre moins sensible au froid. Quandla gele cessait, j'prouvais un bonheur auquelpeu de jouissances sont comparables. Au prin-temps, c'tait un ravissement. Ces changements de

    saisons, si indiffrents pour les riches, font le fondde la vie du pauvre, ses vrais vnements.

    Le paysan gagne encore en entrant la ville,sous le rapport de la nourriture ; elle est, sinon

    plus saine, au moins plus savoureuse. Il n'est pas

  • 50 LE PAYSANEMIGREDANSLAVILLE

    rare, dans les premiers mois du sjour, de levoir engraisser. En rcompense, son teint change,et ce n'est pas en bien. C'est qu'il a perdu, danssa transplantation, une chose trs-vitale, et mme

    nutritive, qui seule explique comment les travail-leurs de la campagne restent forts avec des ali-ments trs-peu rparateurs; cette chose, c'est l'air

    libre, l'air pur, rafrachi sans cesse, renouveldes parfums vgtaux. L'air des villes est-il aussimalsain qu'on le dit, je ne le crois pas; mais ill'est coup sr dans les misrables logis o s'en-tassent la nuit un si grand nombre de pauvresouvriers, entre les filles et les voleurs.

    Le paysan n'a pas compt cela. Il n'a pas comptdavantage qu'en gagnant plus d'argent la ville,il perdait son trsor, la sobrit, l'pargne,l'avarice, s'il faut trancher le mot. Il est facile

    d'pargner, loin des tentations de dpense, lors-

    qu'un seul plaisir se prsente, celui d'pargner.Mais combien est-ce difficile, quelle force faut-il,quelle domination de soi-mme, pour tenir l'argentcaptif et la poche scelle, quand tout sollicite l'ouvrir! Ajoutez que la Caisse d'pargne qui gardeun argent invisible, ne donne nullement les mo-tions du trsor que le paysan enterre et dterreavec tant de plaisir, de mystre et de peur; encore

  • ET SE FAITOUVRIER. 51

    moins, y a-t-il l le charme d'une jolie pice deterre qu'on voit toujours, qu'on remue toujours,qu'on veut toujours tendre.

    Certes, l'ouvrier a besoin d'une grande vertu

    pour pargner. S'il est facile, bon enfant et selaisse aller aux camarades, mille dpenses varia-bles emportent tout, le cabaret, le caf et le reste.S'il est srieux, honnte, il se marie dans quelquebon momen