Michel Virlogeux Structure et architecture des ponts 1
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Michel Virlogeux
Structure et architecture des ponts 1
Ci-contre (haut) : le pont du Gard. Cl. Gérard Cordier.
Ci-contre (bas) : le viaduc de Garabit. Cl. Gérard Cordier.
Ci-dessus : le pont de Moulins en route vers Nantes (dessin de Vincent Batdebat, 1984).
U n pon t de moyenne ou grande portée met en œuvre des
forces considérables, qui imposent le choix de formes structurelles
particulièrement efficaces, adaptées au matériau employé. L'éco
nomie de la construction introduit des contraintes supplémentai
res, qui réduisent encore les libertés du projeteur et ne lui laissent
le choix qu 'entre quelques familles de solutions.
A la fin des années soixante, à un m o m e n t où il fallait
construire beaucoup et très vite, et où les nécessités d 'économie des
projets ont été comprises avec un excès certain, les ingénieurs ont
construit de nombreux ouvrages très semblables, dont les formes
étaient totalement déduites de ces contraintes fonctionnelles et
techniques. Le maître mo t était que les ouvrages devaient être
fonctionnels. Ce « fonctionnalisme » - qui n 'a pas touché que les
ponts - n 'a pas conduit à la construction d'ouvrages franchement
laids. Mais il a banalisé les formes, et il a engendré un ennui par
répétition qui est à l'origine du rejet par beaucoup des structures
modernes : « Plus de béton, du gazon !» Il a manqué à ces
constructions un peu de gaieté, d'originalité, de variété.
Beaucoup d'ingénieurs on t alors cherché à renverser cette
tendance et se sont interrogés sur ce qui pouvait faire la « beauté »
d 'un pont .
Le choix structurel est évidemment fondamental . Il condi
t ionne les formes générales, les portées de l'ouvrage, son échelle,
son intégration dans le site. Aucun ouvrage ne s'inscrira mieux
dans une vallée encaissée qu ' un pon t en arc ou à béquilles. Aucun
ouvrage ne franchira u n grand fleuve, largement au-dessus des
eaux pour permettre la navigation, avec plus de majesté q u ' u n
pon t à haubans ou un pon t suspendu. Seule une poutre de
hauteur constante redonnera une uni té à u n franchissement
urbain, enjambant de multiples voiries dans un inévitable désor
dre. Mais ce choix ne peut être indépendant de l 'économie et des
contraintes géométriques et fonctionnelles. O n n ' imposera de
grandes portées, toujours coûteuses, que lorsque les données du
projet le rendront nécessaire.
La taille de l'ouvrage est un atout considérable. Elle masque
le détail en ne faisant apparaître que la structure. Mais il faut que
la structure soit pure, et que son fonct ionnement mécanique soit
lisible, même pour le profane. Le désordre des lignes, l 'inutile
complication des formes masquent les objectifs structurels et
conduisent à des ouvrages inélégants et prétentieux.
L'élégance d 'un ouvrage vient de la pureté de son fonc
t ionnement structurel, et de la minceur - qui ne doit pas être
excessive - de ses différents éléments. Elle vient aussi de l 'harmonie
des proport ions entre ces différents éléments : le tablier, les piles,
les pylônes éventuels. La beauté d 'un pon t vient enfin de la
cohérence entre les formes de détail et le fonctionnement structurel :
les formes de détail ne doivent pas être gratuites, mais concourir
à la lisibilité de la structure ; elles peuvent même être utilisées à des
fins structurelles ; elles doivent s'effacer devant l'essentiel.
L'ouvrage doit exprimer la volonté constructrice du projeteur
dans le site. Il doit être solide et paisible quand il franchit la Loire
dans le plat de sa vallée. Il doit s'imposer par sa puissance dans le
granit d 'une ria bretonne. Il doit dominer de sa masse la vallée
d 'un grand fleuve lorsqu'il doit dégager un gabarit de navigation
mari t ime. Il doit jaillir de ses appuis lorsqu'il franchit une large
rivière à faible hauteur au-dessus de l'eau.
Mais il faut aussi un souci constant de qualité dans le choix
des matériaux. La couleur don t on peint l'acier. La couleur et
l'aspect des parements en béton. Les architectes spécialisés, qui
savent combien il est difficile d 'obtenir la régularité de la couleur
et de l'aspect du béton, on t appris à jouer sur les formes de détail
pour masquer, par des jeux d 'ombres et de lumière, les inévitables
inégalités.
Et il faut, pour finir, des équipements bien conçus qui ne
provoquent pas, comme trop souvent, de souillures de l'ouvrage,
construits dans des matériaux durables et d'aspect agréable, don t
les formes soient en harmonie avec celles de la structure porteuse.
La corniche d 'un pon t mince doit être un trait de lumière qui
souligne son élégance...
La priorité que nous donnons à la structure et à son
expression se retrouve dans les constructions de tous les temps,
avec les formes adaptées aux matériaux dont disposaient les
bâtisseurs. Une passerelle de lianes, témoin é tonnant d 'une
ingénierie primitive ; le pon t du Gard, merveille de l'art de
construire romain, don t les détails nous livrent tous les secrets de
ses projeteurs ; le viaduc de Gabari t ; le Golden Gâte Bridge ; le
pon t de Brotonne. . . Autan t de chefs-d'œuvre exceptionnels sur le
plan technique, qui sont aussi reconnus comme des œuvres
architecturales majeures.
Cette priorité structurelle n'exclut pas la décoration au sens
le plus classique du terme. Le pon t Alexandre III en est un parfait
exemple, qui a d'ailleurs fait couler beaucoup d'encre à l 'époque.
Mais la décoration, conçue en fonction de la structure, n 'a pas
affaibli la puissance exceptionnelle de l'arc qu 'a projeté Jean Résal.
La décoration revient à la mode aujourd'hui, sans doute par
réaction au fonctionnalisme que nous avons évoqué. Mais, comme
en 1900, il arrive très souvent qu'il ne s'agisse que d 'un placage
artificiel qui masque l'absence de création structurelle. O n voit
apparaître des cornes d 'abondance sur des piles de ponts , ou des
culées monstrueuses en forme de châteaux forts. Alors qu'il y a
vingt ans tout le m o n d e riait de voir les Américains mouler sur
leurs ouvrages des bas reliefs en béton mont ran t des indiens
poursuivant une diligence.
Ces déviations viennent du discrédit actuel de la technique
que les ingénieurs n 'on t pas suffisamment su faire comprendre au
public et aux maîtres d'ouvrage. Dans l'esprit de tous, le pon t reste
une voûte de pierre. C'est peut être aussi un sédiment de la
querelle séculaire des ingénieurs et des architectes.
La séparation entre ces deux familles de la construction s'est
faite au XVIIe siècle, car jusqu'alors les maîtres d 'œuvre étaient des
hommes universels, à la fois artistes, ingénieurs capables de
concevoir les machines aussi bien que l'ouvrage à construire, voire
entrepreneurs.
Les constructeurs romains, les bâtisseurs des cathédrales et
des grands ponts du Moyen Age, et les artistes-ingénieurs de la
Renaissance italienne donnen t des exemples particulièrement
frappants de cette universalité. Mais la belle ordonnance du
classicisme français a fait éclore l 'architecture formelle, qui s'est
séparée de la construction.
Les architectes et les ingénieurs se sont disputé la concep
tion des ponts .
D'après le Larousse du XIXe siècle, l 'effondrement du pont
de Moulins est à l'origine de la création du corps des Ponts et
Chaussées quelques années plus tard, et de la défaite des architec
tes dans cette querelle. Monsieur de Saint-Simon affirme que
Charlus, père du duc de Lévis, aurait, au lever du roi, cruellement
annoncé devant l'architecte favori de Louis XIV, qui demandait
des nouvelles de son pon t après une grande crue dans le but de se
faire louer, qu 'aux dernières nouvelles il était à Nantes : les
préoccupations purement architecturales de Jules Hardouin
Mansart avaient ignoré les exigences de l 'hydraulique et de la
mécanique des sols. Il semble, hélas, que le bon mot ne soit qu 'une
invention, puisque Jules Hardou in Mansart est mor t en 1708,
tandis que le pont de Moulins s'est effondré en 1710 (voir Marcel
Prade, les Ponts monuments historiques, libraire Brisset, Limoges).
M ê m e si les Gabriel ont donné au début du XVIIIe siècle un
dernier exemple d'universalité, la création du corps des Ponts et
Chaussées en 1716 et la fondation de l'Ecole de la rue des Saints-
Pères en 1747 ont ouvert l'âge des ingénieurs, qui ont aujourd'hui,
par tout dans le monde , la responsabilité de la conception et de la
construction des ponts , mais aussi des grandes structures chaque
fois que la résistance des matériaux doit prendre le pas sur la forme
architecturale. Cependant , à l'origine, les ingénieurs recevaient
une solide formation d'architecture. La qualité des formes et la
décoration avaient une place essentielle dans leurs projets, comme
en témoignent les dessins d'élèves retrouvés dans les combles de
l'hôtel de Choiseul, dont les plus beaux viennent d'être publiés
(Antoine Picon et Michel Yvon, l'Ingénieur artiste, Presses de l'Ecole
nationale des ponts et chaussées. Paris), ou les articles des premiers
volumes des Annales des Ponts et Chaussées, consacrés par exemple
au tracé des voûtes en anse de panier à 5, 7, 9 ou 11 cercles.
Cette formation architecturale a disparu au cours des années,
pour n'être plus qu 'une simple teinture... et pour s'évanouir fina
lement depuis la dernière guerre, avec la multiplication des techniques
et l'accroissement des enseignements théoriques et mathématiques.
Nous sommes passés, en quelques siècles, de l 'humanisme
universel de la Renaissance à la spécialisation de notre époque, avec
une coupure profonde ent re des architectes d ' une totale
incompétence technique dans le domaine structurel, et des ingé
nieurs incultes sur le plan de l'art et des formes. La conclusion
logique de ce constat devrait être l'évidence d 'une complémentarité
entre les deux professions, et la nécessité d 'une culture minimale
des architectes dans les domaines de la résistance des matériaux et
des techniques de la construction, et des ingénieurs dans les
domaines de l'art et de l'architecture, pour qu'ils soient capables de
se comprendre.
La collaboration indispensable entre les ingénieurs et les
architectes s'est établie dans le domaine des ponts il y a une
vingtaine d'années, grâce à l'action de quelques ingénieurs comme
Guy Grattesat et Auguste Arsac, fort de sa double formation. Les
premiers exemples en sont le barrage de la Cave, conçu par le
Service de la navigation de la Seine avec l'aide d'Arsac, et le pon t
de l'Aima, fruit remarquable de la collaboration d'Arsac et de
Jean-François Coste, responsable à l 'époque des ponts de Paris.
Cette collaboration est devenue quasi systématique, depuis une
quinzaine d'années, entre les ingénieurs projeteurs et quelques
architectes qui se sont spécialisés dans ce domaine pour acquérir
un langage c o m m u n avec les ingénieurs et une connaissance
indispensable des détails techniques essentiels sur les équipements
et les matériaux, no t ammen t : Philippe Fraleu, Charles Lavigne,
Bertj Mikaelian et Alain Spielmann pour citer ceux qui travaillent
régulièrement avec le Setra ; mais aussi Daniel Badani, Arsène
Henry, Henr i Novarina, René Terzian, Jean Berlottier et bien
d'autres qui n ' interviennent que plus occasionnellement.
Cette collaboration ne signifie nul lement que les ingénieurs
ont perdu leur capacité de conception, comme l'a un jour écrit un
journaliste particulièrement mal informé. Bien au contraire, car
le projeteur, lui aussi devenu un spécialiste au sein des ingénieurs
avec la complexité et la diversification croissantes des techniques,
garde la responsabilité de la conception générale et du choix
structurel, qu'il peut seul assumer. Mais il anime et dirige
aujourd'hui une équipe de conception élargie, don t l'architecte
spécialisé fait partie dès l'origine des études.
C'est bien évidemment le projeteur qui commence par
analyser les conditions du franchissement : la topographie du site,
la nature du sol de fondation qui intervient directement dans les
choix structurels, les contraintes fonctionnelles imposées par les
différentes voiries et les réseaux qu'il faut franchir ou porter...
mais aussi la qualité du site et sa nature. A partir de ces données
à la fois techniques et sensibles, le projeteur recense les différentes
solutions envisageables et, pour chacune, le matériau employé, le
schéma statique de l'ouvrage aussi bien longitudinal que transver
sal, les portées approximatives des différentes travées et l 'ordre de
grandeur des dimensions principales. S'il s'agit d 'un bon projeteur,
il a rapidement une vision de l'ouvrage dans son site, de ses lignes
et de ses proport ions. Et même le choix des solutions qu'il recense,
les orientations qu'il donne au dessin de chacune d'elles reflètent
inévitablement sa propre sensibilité, sa perception du site et
l'esprit de l'ouvrage qu'il veut construire. L'expérience de n o m
breux projets, une parfaite maîtrise du compor tement des struc
tures et des méthodes de construction lui permet tent de faire des
choix structurels judicieux et de dominer les proport ions ; la
capacité de création dont il doit faire preuve pour être plus qu ' un
simple technicien doit lui permettre d' imaginer des schémas
structurels originaux lorsque les condit ions particulières du
franchissement le rendent nécessaire, ou lorsque la qualité du site
le rend souhaitable.
Ce qui ne veut pas dire qu'il faille rechercher l'originalité à
tout prix, et concevoir des structures qui sont surtout remarqua
bles par leur dysfonct ionnement , voire par leur absurdité
structurelle, comme certains « architectes-ingénieurs » ont tenté
de le faire récemment, en faisant suivre aux efforts des circuits
inuti lement complexes, et en produisant des moments de torsion
et de flexion transversale qu ' un bon projeteur évite chaque fois
qu'il le peut .
Car la simplicité et la pureté du fonct ionnement structurel
sont bien les premières qualités des ouvrages que nous ont laissés
les grands ingénieurs comme Freyssinet, Caquot , Esquillan,
Finsterwalder et Leonhardt pour ne citer que des ingénieurs
disparus, ou qui ont cessé toute activité.
L'INGÉNIEUR ET L'ARCHITECTE Nous allons revenir aux rôles respectifs de l'architecte et de
l ' ingénieur en nous appuyant sur quelques exemples particulière
men t significatifs.
Mais nous ne pourrons nous servir que de notre expérience
personnelle, car il nous est impossible - sans de longues analyses
que nous n 'aurions pas le temps d 'entreprendre - de détailler la
philosophie et les étapes de la conception des ouvrages don t nous
ne nous sommes pas occupé. Ce n'est donc pas par manque de
modestie que la suite de cet article n'est consacrée qu 'à des projets
auxquels nous avons participé, mais parce que ce sont les seuls que
nous connaissons vraiment et pour lesquels nous pouvons évo
quer les objectifs, les hasards, et les vicissitudes de leur conception.
Le viaduc de Roquebillière
Le premier exemple sera celui du viaduc de Roquebillière,
à Cahors.
L'opération fut lancée par u n concours d'architecture,
évidemment inadapté pour la construction d 'un grand pont . Le
maître d 'œuvre, n 'ayant logiquement reçu que des esquisses
d'ouvrage irréalistes, retint la candidature d'Alain Spielmann qui
proposait une méthodologie compatible avec le déroulement
d'études normales et qui semblait particulièrement ouvert à une
large collaboration avec le projeteur.
Le projet fut donc relancé sur des bases plus classiques, par
une étude technique confiée au Cete de Bordeaux. Jean-Pierre
Félix et Hervé Guérard, bientôt remplacé par Jean-Marc Tanis ,
dessinèrent plusieurs solutions classiques don t l 'une s'imposa très
rapidement : une grande travée de hauteur variable construite par
encorbellements successifs franchit le vallon de Roquebillière ;
elle est prolongée de part et d 'autre par des travées plus courtes qui
devaient être également de hauteur variable. C'est dans le cadre de
notre mission de conseil que nous avons recommandé de rempla
cer ces travées d'accès de hauteur variable par des travées de
hauteur constante, pour mieux marquer la différence entre les
diverses parties de la brèche et pour éviter la juxtaposition de
courbes paraboliques de formes différentes.
N o u s avons aussi proposé d'encastrer le tablier sur ses deux
piles principales, de part et d 'autre d u vallon.
Alain Spielmann du t alors définir les volumes de détail. Il
proposa de constituer de deux fûts chacune des deux piles
principales ; mais au lieu de les placer successivement dans le sens
de la longueur de l'ouvrage, comme on le fait quelquefois, il aurait
voulu les disposer parallèlement, pour créer une transparence sous
l'ouvrage. L'idée nous avait tous séduits ; malheureusement, une
analyse élémentaire de géométrie mont ra que les dimensions des
fûts auraient rendu cette transparence très illusoire, et nous avons
recommandé de revenir à des dispositions plus classiques.
Alain Spielmann, nullement découragé par cette désillusion,
donna aux piles une forme inhabituelle, avec une section droite en
trapèze et une base t ronconique. N o u s jugions cette embase un
peu lourde, et sur nos conseils Alain Spielmann réduisit la hauteur
du tronc de cône au tiers environ de la hauteur totale de la pile.
Le résultat est particulièrement réussi, ce qui mont re non seule
men t qu 'une grande liberté de proposit ion est nécessaire à l'archi
tecte, mais encore qu 'un bon projeteur peut avoir une vision aussi
juste de l'ouvrage dans son site qu ' un architecte.
Alain Spielmann eut d'autres idées encore. Pour mieux
différencier la grande travée de hauteur variable qui franchit le
vallon de Roquebillière, il demanda que la hauteur du caisson sur
pile soit augmentée net tement au-delà de ce qu'exige la résistance
des matériaux. Il voulut aussi souligner les arêtes inférieures du
caisson par un motif en creux, qui a été appelé une « moustache ».
Personne ne croyait que ces moustaches se verraient sur l'ouvrage,
compte tenu de sa hauteur au-dessus du sol ; mais, grâce à la
qualité du travail de construction des entreprises (Dragages et
Travaux Publics en association avec Chantiers modernes), elles
donnent à l'ouvrage un fini remarquable. Enfin, Alain Spielmann
souhaita créer sur l 'une des piles principales un cadran solaire, par
des lignes en creux. Sur ce dernier point , les avis étaient partagés,
et nous sommes loin d'être convaincu de la qualité du résultat et
de l'intérêt du geste.
C o m m e nous l'avons dit, l'ouvrage est tout à fait remar
quable, et tous ceux qui ont participé à sa conception et à sa
construction en sont légitimement fiers. Tous les détails ont été
soignés, et en particulier les équipements ; no tamment la corni
che amont et la corniche-caniveau à l'aval, confectionnées avec un
béton non teinté de granulats verts, choisi par Alain Spielmann,
qui est du plus heureux effet.
La seule chose que nous regrettons dans cet ouvrage est le
mode de liaison des piles principales et du tablier. Au moment de
la dévolution des travaux, Philippe Lecroq - qui avait succédé à
Jean-Pierre Félix - et Michel Placidi avaient proposé d'encastrer
dans le tablier les deux fûts consti tuant chacune des deux piles
principales. Cela aurait permis une transmission directe des
efforts, au lieu d'imposer la construction d 'un chevêtre de liaison
entre les deux fûts pour porter les appareils d 'appui, avec un
cheminement indirect des charges. Malheureusement, craignant
que cette modification de dernière minute ne provoque une dérive
financière, l'inspecteur général des ouvrages d'art s'y est opposé. La
conception de l'ouvrage y aurait gagné en simplicité et en pureté.
Cet exemple, s'il confirme que le projeteur est le seul
capable d'engager les études préliminaires par ses premières
analyses, montre aussi que l'architecte doit être rapidement et
complètement associé à sa démarche, car si ce n'est pas lui qui
porte la responsabilité du projet et de ses choix fondamentaux, il
n 'en joue pas moins un rôle essentiel et irremplaçable.
L'architecte est irremplaçable lorsqu'il faut définir les for
mes de détail, pour qu'elles soient en harmonie avec les volumes
généraux de l'ouvrage, pour qu'elles participent à l'expression de
son fonctionnement mécanique, pour qu'elles soient dans l'esprit
de la structure qui doit constituer un tout homogène et élégant.
Deux autres exemples personnels devraient permet t re de
le mont re r .
Le viaduc de Roquebillére à Cahors :
1 - Dessin de concours : perspective (A. Spielmann).
2 - Transmission des efforts sur pile dans le cas de la solution construite (à gauche), et
dans celui d'un encastrement.
3 - Détail d'une tête de pile. Cl A. Spielmann.
Le pont en arc de Trellins
Le premier est celui du pont de Trellins, sur l'Isère.
Le pont suspendu existant ayant été endommagé par une
tempête, et son état apparaissant très inquiétant, il fallait faire vite.
Le Cete de Lyon, chargé des études, proposa en quelques semaines
une solution classique de pon t en caisson à trois travées, construit
par encorbellements successifs. Mais Bernard Bouvy esquissa en
quelques jours une solution de pon t en arc, en s'inspirant des
proportions des ouvrages de ce type récemment construits dans le
monde . Ces proport ions, particulièrement heureuses, n 'on t pas
été modifiées ensuite. L'entreprise Dragages et Travaux publics,
sous la direction de Michel Placidi et de Michel Mossot, fit une
proposition économiquement intéressante qui fut retenue à l'is
sue de la consultation. C o m m e d'habitude, Michel Placidi s'atta
cha à la recherche de méthodes de construction permet tant de
simplifier les opérations et de limiter le coût du matériel.
Le pont en arc de Trellins :
1 - On note le mauvais raccordement entre Tare et les
culées. Cl. F. Leonhardt.
2 - La solution classique de référence pour le pont de
Trellins, et l'évolution de la solution en arc.
C o m p t e tenu de la complexité de la structure, et de la
nouveauté en France de la construction des arcs par encorbelle
ments successifs à l'aide de haubans provisoires, le maître d 'œuvre
demanda au Setra d'intervenir comme conseil pour la mise au
point du projet et le contrôle des travaux. Aucun architecte
n 'ayant participé à cette opération, nous avons considéré que
notre première tâche était d 'aménager le projet, essentiellement
dans ses détails, pour améliorer sa qualité architecturale.
Nous avons tout d 'abord considéré qu'il fallait supprimer
l'entretoise de liaison qui était prévue entre les deux fûts de la pile
principale, sur les culées de l'arc, car elle constituait un élément
supplémentaire dans le système formé de l'arc, du tablier et des
pilettes ; un quatrième type d'éléments structurels aurait nui à la
pureté et à la simplicité de l'ouvrage. En contrepartie, il a bien sûr
fallu augmenter les dimensions de ces fûts, pour garantir leur
stabilité vis-à-vis du flambement.
Nous avons ensuite jugé qu'il était maladroit de disposer une
pilette à la clef de l'arc. Il vaut mieux placer, sur un arc qui ne rejoint
pas le tablier à la clef pour constituer un n œ u d central, un nombre
pair de pilettes, pour bien exprimer cette absence de liaison. Nous
avons donc modifié la distribution des travées sur l'arc.
Et il nous a semblé nécessaire de porter une attention
particulière à la distance entre l'arc et le tablier, à la clef, dans une
zone que nous j ugeons extrêmement sensible. Nous avons donc fait
dessiner plusieurs solutions, avec différentes valeurs de la distance
entre l'arc et le tablier : 50 cm, 75 cm et 1 m. C'est cette dernière
valeur que nous avons finalement retenue, car elle conduit à un
dessin plus net et plus lisible, et elle permet de diminuer la hauteur
de l 'ombre portée par le tablier sur le caisson de l'arc.
Nous avons enfin aménagé les formes de ce caisson. Pour
faciliter le décoffrage de ses joues latérales, Michel Placidi lui avait
donné une forme trapézoïdale que nous avons jugée inesthétique.
Nous sommes donc revenu à une forme rectangulaire classique,
mais en consti tuant un large motif en creux sur le bandeau de l'arc,
pour éviter d'avoir une grande surface plane. Les irrégularités de
teinte des parements de béton ne permet tent pas de telles surfa
ces ; il faut les briser par des jeux d 'ombre et de lumière qui font
passer les défauts au second plan. C'est l 'une des nombreuses
leçons que nous avons reçues d'Auguste Arsac.
Mais si tous ces choix se sont avérés excellents, nous sommes
passé à côté de trois difficultés qu 'un bon architecte aurait
normalement décelées.
T o u t d 'abord, nous avons mal traité l'élargissement de la
naissance de l'arc, à son articulation sur chacune des deux culées.
L'élargissement est t rop court, avec un angle qui n'est pas assez
net, qu'il aurait mieux valu marquer plus ou faire disparaître dans
une courbe. Et l'arrêt du motif en creux dans cet élargissement
n'est pas le meilleur possible.
Surtout, il aurait fallu donner au massif d'appui qui constitue
chaque culée une forme prolongeant celle de l'arc, au lieu d'en faire
un gros cube de béton qui fait intrusion dans le flanc de la vallée.
Enfin, il aurait fallu dessiner, pour le m u r de soutènement
de la route d'accès en rive droite, une courbe fluide et régulière, au
lieu de laisser l'entreprise le générer par une succession de panneaux
plans dont les angles constituent une polygonale disgracieuse.
Les soucis de la construction, et la multiplicité des problè
mes techniques qu'il a fallu résoudre on t attiré notre at tention
ailleurs pendant la mise au point du projet et les travaux. Nous
pensons que la présence d 'un architecte, qui, lui, est dégagé de ces
soucis, aurait permis d'éviter ces défauts, mineurs certes, mais que
nous regrettons aujourd'hui dans notre recherche de perfection
qui nous impose de juger et de critiquer pour pouvoir progresser.
La passerelle de Meylan
Nous souhaitons terminer cette analyse en évoquant la
passerelle de Meylan, car nous gardons un souvenir exceptionnel
des réunions au cours desquelles ses formes ont été générées, dans
un climat de collaboration exemplaire, par l'entreprise (Michel
Placidi et Michel Duviard) , l 'architecte (Auguste Arsac et Charles
Lavigne) et le Setra, qui conseillait le maître d 'œuvre et qui était
chargé du contrôle technique du projet.
C'est l 'entreprise Campenon Bernard qui a conçu l'ouvrage
en proposant une passerelle haubanée à trois travées, franchissant
l'Isère sans appui en rivière. Pour qu'il soit possible de la bâtir dans
des conditions financières raisonnables, l 'entreprise avait imaginé
de la construire en deux moitiés, en bé tonnant chacun des deux
fléaux sur un échafaudage au sol, parallèlement à la rivière ; après
la mise en tension des haubans et le décintrement, chaque fléau a
été mis en place par rotation autour de sa pile.
Il est nécessaire d'insister sur l ' importance des méthodes de
construction : il ne sert à rien de concevoir un ouvrage de grande
qualité - que ce soit sur le plan technique ou architectural - s'il est
impossible de le construire économiquement . Seuls l'orgueil et
l'irresponsabilité peuvent conduire des projeteurs ou des architec
tes à dessiner des ouvrages qu'ils jugent élégants mais qu'il ne sera
pas possible de construire sans imposer des acrobaties techniques
et des surcoûts déraisonnables. La modestie que doivent conserver
les meilleurs concepteurs, le simple bon sens et le souci de
l 'économie des deniers publics doivent imposer la recherche de
solutions à la fois élégantes et cohérentes, comme nous l'avons
déjà dit, mais aussi raisonnablement économiques. Ceci implique
le souci de la méthode de construction, dès les premières ébauches
du projet. Il est autrement plus difficile, et cela demande des
qualités beaucoup plus diverses et authentiques, de concevoir des
ouvrages qui soient à la fois beaux, faciles à construire et d 'un coût
limité, que d'imposer des formes arbitrairement complexes en
fonction de ses pulsions personnelles, sans souci du cheminement
des efforts et des conditions de construction, en laissant à d'autres
les charges de la réalisation et du coût.
Pour en revenir à la passerelle de Meylan, la variante de
l'entreprise Campenon Bernard méritait des mises au point
techniques et surtout un aménagement de ses formes pour que la
qualité architecturale soit à la hauteur de l'idée structurelle.
Le caisson triangulaire du tablier a été retouché, mais surtout
l'embase des pylônes dont les formes découlent directement du
cheminement des efforts. Les charges doivent être distribuées
entre les quatre appareils d 'appui placés sous cette embase, aux
sommets d 'un quadrilatère presque carré, pour permettre un
encastrement élastique du pylône aussi bien dans le sens longitu
dinal que transversal. La plus grande partie de la charge, transmise
par les haubans, descend du sommet du pylône en faisant le tour
du tablier pour venir se concentrer sur les appareils d'appui. Le
reste de la charge est transmis par le caisson triangulaire, prati
quement dans l'axe de l'ouvrage ; les efforts correspondants vont
Ci-contre, la passerelle de Meylan : (1) : Dessins définitifs de la passerelle de Meylan. (2) : la passerelle de Meylan en cours de mise en place par rotation. Cl. Campenon Bernard.
s'écarter de l'axe pour rejoindre les appareils d 'appui.
Les esquisses successives met tent en évidence la progression
des idées, jusqu'à ce que les formes soient en parfaite harmonie
avec le cheminement des forces tout en restant compatibles avec
les méthodes de construction : pendant la rotation, la pile - et
l 'ensemble du fléau - doit en effet tourner sur une ligne unique
de deux appareils d 'appui .
La passerelle de Meylan a été réussie, mais elle souffre quand
même de quelques défauts. U n e fois de plus, des équipements ont
été ajoutés au dernier m o m e n t : des projecteurs ont été installés
au sommet des pylônes, et les câbles d 'alimentation électrique ont
été placés dans la cannelure qui devait en souligner les formes,
détruisant l'effet recherché.
Nous avons aussi des reproches à nous faire : nous n'avons
pas suffisamment songé à la maintenance de l'ouvrage. Les
semelles de fondation sur lesquelles ont tourné les pylônes ont été
calées t rop bas, si bien que les eaux de ruissellement amènent de
la boue entre les appareils d 'appui, favorisant le développement
d 'une végétation nuisible et salissant la structure.
L'entretien laisse enfin beaucoup à désirer. Les broussailles
poussent tout autour de l'ouvrage ; un appentis en parpaings a
même été construit contre la culée mobile.
Il ne sert à rien de construire de beaux ouvrages s'ils doivent
ensuite être prat iquement abandonnés sans une maintenance
convenable, et si leurs abords ne sont pas entretenus.
L'ORGANISATION ET LA PROGRESSION DES ÉTUDES
Il nous semble utile de montrer maintenant comment
s'articulent des études bien organisées, lorsque l'architecte inter
vient dès l 'amont dans le processus d'élaboration du projet, et
lorsque le projeteur a la liberté de création dont il doit disposer.
Le pont sur la rivière d'Auray
Nous allons commencer par l 'exemple du pont sur la rivière
d'Auray, dans le Morbihan .
Les études de l'ouvrage ont été confiées au Setra avec la
collaboration de Philippe Fraleu, et elles ont commencé en
septembre 1978. Le choix définitif de la solution n'a été fait qu 'au
début de l 'année 1985, et les travaux ont commencé en 1986 pour
s'achever en 1989 ! Ce qui ne nous a pas empêché de devoir établir
l 'avant-projet détaillé en quelques mois, entre le m o m e n t où la
Commission des sites a enfin accepté le projet et la période
imposée par les contraintes budgétaires pour le lancement de
l'appel d'offres.
Le site d'Auray est tout à fait exceptionnel, avec une ria qui
se prolonge jusqu'au por t de Saint-Goustan, dont le charme
exigeait que nous construisions un ouvrage original et de qualité.
Au niveau du franchissement, la brèche est extrêmement dissymé
trique, parce que la rivière d'Auray a découpé une petite falaise en
rive droite, tandis que le terrain descend mollement vers la berge
en rive gauche.
Lors des études préliminaires de 1978-1979, nous avons
recensé les différentes familles de solutions envisageables, depuis
les plus banales jusqu'à des solutions classiques mieux adaptées
aux conditions particulières du site que nous venons d'évoquer :
- une succession de travées indépendantes à poutres sous
chaussée, totalement inadaptée à la brèche, que nous n'avions
dessinée que pour la faire définitivement écarter ;
- une solution de pon t construit par encorbellements suc
cessifs en caisson de hauteur constante, avec une pile en rive droite
et une pile en rivière ;
- cette solution a été légèrement aménagée, avec deux piles
en rivière pour rendre symétriques les conditions d 'appui, mais il
est clair qu'il n'est pas satisfaisant de placer deux piles dans une
rivière aussi étroite ;
- la solution classique la plus satisfaisante franchissait la
rivière d'Auray par une seule travée de hauteur variable, construite
par encorbellements successifs et prolongée en rive gauche par des
travées d'accès de hauteur constante ; cette solution tenait compte
de la dissymétrie du site, et elle évitait de placer un appui dans une
rivière de largeur modeste, comme nous le faisons chaque fois que
les conditions techniques et économiques le permettent ;
- Philippe Fraleu avait imaginé une dernière solution de
type classique, en amplifiant la dissymétrie de la brèche par la
construction d 'un unique fléau de hauteur variable à partir d 'une
pile placée dans l'eau, au voisinage de la rive droite ; cette solution
élégante, qui éclaire une fois de plus la nature de la collaboration
devant s'instaurer entre l'architecte et le projeteur, n'a pas été
retenue pour laisser le mouillage de Saint-Goustan libre de tout
obstacle en rivière, et parce que la proximité de la falaise ne laissait
pas assez de recul pour placer la pile sur la rive droite.
D e nombreuses données du projet ont alors été modifiées.
Le tracé de la voie express sud de Bretagne a été retouché pour
améliorer les conditions de son passage à l'ouest d'Auray, dans une
vallée sensible sur le plan écologique. Et le profil en long a été
légèrement relevé, pour permettre la navigation de voiliers de plus
grande taille.
L'élévation modérée du profil en long a permis d'envisager
deux autres solutions, interdites jusqu'alors :
- la construction d 'un arc au-dessus de la rivière, prolongé
par un viaduc d'accès en rive gauche ;
- un pon t à béquilles, don t le caisson est prolongé en rive
gauche jusqu'à la culée.
Le choix a été fait entre ces deux dernières solutions et la
solution de pon t construit par encorbellements successifs avec
deux grands fléaux de hauteur variable. Trois maquettes ont été
construites par la Direction départementale de l 'équipement du
Morbihan, pour les comparer.
A ce stade des études, le Setra avait envisagé de construire
deux tabliers parallèles, por tant chacun une chaussée auto routière.
Ce parti a conduit les élus, consultés très tôt dans cette affaire, à
écarter la solution en arc, qu'ils ont jugée trop désordonnée : la
multiplication des pilettes dans le sens transversal - provoquée
par la juxtaposition des deux tabliers - , et leur trop grand nombre
dans le sens longitudinal ont été dissuasifs. Peut-être l'avis des élus
aurait-il été différent si nous avions établi une meilleure esquisse
préliminaire : avec un seul tablier large porté par un arc unique,
et avec une réduction du nombre des pilettes en élévation,
l'ouvrage aurait paru plus léger et plus aéré.
La solution classique de pon t en poutre cont inue de hauteur
variable pouvait être construite aussi bien en béton précontraint,
par encorbellements successifs, qu 'en ossature mixte, acier-béton.
Mais le Setra et Philippe Fraleu la jugeaient beaucoup trop banale
et mal adaptée à un site aussi exceptionnel.
Ci-contre : le pont sur la rivière d'Auray : les différentes solutions esquissées pour le pont.
Le Setra chercha donc à améliorer la solution à béquilles, en
concevant un ouvrage à tablier unique, avec un caisson nervure
transversalement.
La forme des béquilles n'a pas été facile à définir. Philippe
Fraleu avait envisagé tout d'abord de constituer un fût unique,
prolongeant vers le bas l'inclinaison des âmes du caisson, qui
venait s'appuyer par sa pointe sur le rocher. Nous avons préféré
des béquilles à deux fûts indépendants, légèrement écartés vers
l'extérieur pour donner plus de force à la structure. Mais il était
bien difficile de donner des formes agréables à l'attache de ces fûts
sur les côtés du caisson du tablier ; Philippe Fraleu s'y est employé,
et après de multiples essais il a finalement trouvé une solution
particulièrement élégante. Il n'a plus eu, alors, qu'à définir les
détails du coffrage des béquilles destinés à créer des ombres
soulignant le cheminement des efforts.
Dans les travées d'accès en rive gauche, il a choisi pour les
piles la forme d'un Y répondant au V renversé des béquilles, de
façon à donner à l'ouvrage un grande unité tout en soulignant le
contraste entre ses deux parties. Bien sûr, une forme en Y ne
permet pas facilement le transfert aux fondations des charges
verticales transmises par les appareils d 'appui du tablier. Mais
l'équilibre des volumes de l'ouvrage, bien mis en évidence par
deux perspectives de Philippe Fraleu, d 'une vigueur exceptionnelle,
nous a convaincu de l'intérêt de ces formes, et nous avons
introduit dans les piles une précontrainte permettant de recentrer
les efforts et de leur faire suivre le chemin désiré.
Ce projet, apprécié par les élus locaux, n'a pas suscité autant
d 'enthousiasme de la part des Services des sites et des monumen t s
historiques, qui auraient préféré une solution plus « discrète »,
dans l'espoir que l'ouvrage disparaisse dans le paysage qu'ils
souhaitaient garder inchangé. Nous pensons que c'est une erreur,
car un ouvrage important ne peut pas passer inaperçu, et il nous
semble qu 'un site de qualité serait plus dénaturé par la construc
tion d 'un ouvrage banal que par celle d 'un ouvrage ayant sa propre
valeur architecturale, qui transforme inévitablement le site mais
ne le dévalorise pas.
Au cours du long processus de négociations qui s'est engagé
alors sous l'autorité du préfet, un montage vidéo a été préparé par
l'Institut de géoarchitecture de Brest pour visualiser l'impact dans le
site de chacune des deux solutions restant en concurrence, à partir
d'un certain nombre de points de vue, dont le port de Saint-Goustan ;
une maquette soignée de la solution à béquilles a été fabriquée.
La solution à béquilles, d 'une bien plus grande qualité
structurelle et architecturale, a été finalement retenue. Ce choix
définitif a demandé plus de sept ans de travail et de débats ! Mais
nous serions malvenu à critiquer cette lenteur, car une décision
trop rapide aurait pu conduire à la construction d 'un ouvrage
beaucoup moins beau que celui que nous avons finalement bâti.
Le pont de Cheviré
Le processus de décision a été aussi lent dans le cas du pont
de Cheviré que pour le pont à béquilles d'Auray, mais pour des
raisons totalement différentes. Deux solutions s'opposaient pour
le franchissement de la Loire à l'aval de Nantes, un tunnel sous-
fluvial et un grand pont .
Le pont était pénalisé par les exigences des services de la
navigation, qui ont imposé un gabarit de 55 m de hauteur au-
Ci-dessus : le pont sur le Loch d'Auray. Cl. G. Forquet.
dessus des marées hautes. La limitation à 6 % des pentes des
rampes d'accès a donc rendu nécessaire la construction d 'un
ouvrage très long, de plus de 1 500 m. C o m m e il était exclu de
disposer des appuis dans la rivière, dans une zone où les navires
doivent manœuvrer , et qu'il fallait aussi enjamber le quai de
Roche-Maurice en rive droite pour ne pas gêner les installations
portuaires, il fallait franchir la Loire par une travée de 240 m de
portée. Logiquement, un pon t à haubans s'imposait. Malheureu
sement, l 'ouvrage est situé dans l'axe des pistes de l 'aérodrome de
Château-Bougon, ce qui interdit la construction de pylônes d 'une
hauteur en rapport avec la portée.
C o m m e bien souvent à cette époque, Jean-Armand Calgaro
et Charles Brignon avaient prévu, à la fin des années soixante-dix,
de construire deux tabliers parallèles de 15 m de largeur chacun.
Les piles des viaducs d'accès étaient constituées de deux fûts réunis
par un chevêtre sous chacun des deux tabliers, si bien que
l'ouvrage comportai t des lignes d 'appui formées de quatre fûts.
En outre, les piles principales étaient longitudinalement dédou
blées pour permettre l 'encastrement du tablier sur les deux appuis
qui encadrent la Loire, de façon à réduire le déséquilibre des
moments entre la grande travée et les travées adjacentes.
Lorsque nous avons repris les études en 1983, nous avons
cherché à alléger l'aspect de l'ouvrage. Mais il a d 'abord fallu
écarter le danger d 'une construction en deux phases. Pour des
raisons financières évidentes, il était en effet intéressant de
construire d'abord un ouvrage à deux fois deux voies de circulation,
sur lequel il aurait été possible ensuite de maintenir trois voies de
circulation dans une seule direction, après le doublement par un
second ouvrage portant lui aussi trois voies. Les deux tabliers
n 'auraient pas eu la même largeur : environ 17 ou 18 m pour le
premier, avec des voies de largeur réduite en première phase ; et
13 ou 14 m seulement pour le second. A notre avis, l'effet aurait
été désastreux pour un ouvrage situé à 50 m de hauteur. Le
directeur des Routes, Jean Berthier, en a été immédiatement
convaincu, et malgré l ' importance des financements complémen
taires que cela exigeait, il a pris la décision de construire immé
diatement l'ouvrage définitif avec deux fois trois voies de circula
tion. Et il a reçu l 'appui total des collectivités locales qui craignaient
d 'at tendre longtemps un éventuel doublement .
Nous avons pu entreprendre alors une étude comparative
des différentes solutions envisageables, divisées en deux grandes
familles :
- les solutions dérivées de celle imaginée par Charles Brignon,
avec une travée isostatique centrale en acier portée par deux
consoles en béton. Nous avons établi deux projets, l 'un avec deux
tabliers parallèles - mais avec des piles à un seul fut - et l 'autre
avec un seul tablier large dont nous reparlerons, porté par une
seule file de piles pour dégager le site ;
- deux solutions à haubans que nous avons tenté d'établir
malgré la faible hauteur disponible pour les pylônes. Il faut dire,
au passage, que les services de la navigation aérienne ont été
particulièrement coopératifs, puisqu'ils ont accepté de remonter
le plancher aérien de 7 m, pour nous donner un peu plus d'espace.
Nous avons dessiné une solution en béton, avec une travée
centrale en béton léger, et l 'autre en ossature mixte, en étroite
collaboration avec Jean-Claude Foucriat.
Lorsque nous avons présenté les quatre solutions au direc
teur des Routes - qui était encore Jean Berthier - , il a suivi nos
recommandat ions et il a écarté la solution à deux tabliers parallèles
qui encombrait beaucoup trop l'espace avec ses files d'appuis à
deux futs. L'appel d'offres a donc été lancé sur la base des trois
autres solutions seulement.
Les solutions à haubans se sont avérées plus chères que la
solution « classique » à tablier unique, et les études techniques
présentées par les entreprises à l 'appui de leurs offres sur les
solutions haubanées n'étaient pas convaincantes. La solution
classique a donc été logiquement retenue, et c'est la seule don t
nous allons préciser la conception.
Son projet a été établi par le Setra, la SEEE et la Setec, avec
la collaboration de Philippe Fraleu. Pour la section transversale,
en caisson à deux âmes, nous envisagions un système de bracons
extérieurs pour porter les hourdis en console ; les analyses techni
ques de la Setec nous ont conduits à préférer un caisson nervure
transversalement, avec des âmes inclinées. Pour rigidifier le
hourdis inférieur qui est très large, mais aussi pour animer la sous-
face du caisson, nous l'avons nervure, plus légèrement, avec le
même rythme que le hourdis supérieur.
Philippe Fraleu a tiré parti de l'inclinaison des âmes pour
installer un chevêtre en tête des piles courantes, de même inclinai
son, de façon à réduire la taille des fûts des piles au minimum
mécaniquement nécessaire. Il a décidé aussi de créer un socle à la base
des piles, pour répondre à la base aux formes des chevêtres en tête.
Les piles principales ont fait l'objet d'analyses plus détaillées
encore. Yves Maury a tout d 'abord mont ré qu'il n'était pas
judicieux de dédoubler les piles principales ; une pile classique,
avec des appareils d 'appui sur une seule ligne en tête, permet aussi
une bonne transmission des efforts de flexion, mais elle présente
l'avantage de concentrer les fondations et de limiter leur impact
dans le quai de Roche-Maurice, en rive droite, don t la stabilité ne
semblait pas assurée.
Sur le plan architectural, Philippe Fraleu souhaitait distinguer
les piles principales, de part et d 'autre de la Loire, des piles
courantes à terre. Il les a donc constituées de deux fûts presque
jointifs, réunis par un chevêtre en tête qui retrouve l'inclinaison
du caisson du tablier, et par un large socle à la base. Nous avons
utilisé ce socle dans la conception de l'ouvrage : avec une pile de
forme classique, il aurait fallu disposer les pieux de fondation en
trois files ; la largeur du socle a permis de distribuer la réaction
d 'appui sur une grande distance transversale et, par conséquent,
de limiter à deux le nombre des files de pieux ; l 'intérêt était, une
fois de plus, d 'augmenter le recul des travaux par rapport au quai
de Roche-Maurice. L'architecture est venue, là, au secours de la
technique et de la sécurité des travaux.
Le résultat de ce travail progressif, des décisions fonction
nelles majeures du directeur des Routes jusqu'aux détails de la
technique et de l 'architecture, est un ouvrage puissant et majes
tueux qui a attiré la populat ion nantaise à l'occasion des opéra
tions les plus spectaculaires de sa construction et pour son
inauguration. Le pont de Cheviré a reçu en octobre 1991 le
Ruban d'or de la route, pour sa conception et pour son architecture.
LA NÉCESSITÉ DE CONVAINCRE
Il ne suffit pas de faire un bon projet pour qu'il soit
construit. Il faut encore savoir convaincre les décideurs, qu'il
s'agisse d'autorités administratives ou d'élus locaux.
L'exemple du pont sur le Loch d'Auray nous a déjà mont ré
que certains maîtres d'ouvrage ou certains organismes devant
intervenir dans les choix préfèrent des ouvrages discrets qui
tentent de disparaître dans le paysage.
Cet objectif de « discrétion » condamna plusieurs projets
auxquels nous tenions beaucoup. N o u s avons dû réfléchir aux
raisons de ces échecs et trouver les moyens de convaincre les
décideurs du bien fondé et de la qualité de nos projets, de l 'intérêt
de structures fortes et vigoureuses.
Le pont de Seyssel
L'étude et la construction du pon t de Seyssel, sur le Rhône,
donnent un excellent exemple du dialogue qu'il est nécessaire
d'établir entre l 'équipe de projet et les décideurs, en l 'occurrence
les conseils généraux de l'Ain et de la Haute-Savoie.
Le site de Seyssel est tout à fait exceptionnel, avec une petite
île séparant le Rhône en deux bras.
La nécessité de ménager la possibilité d'une navigation dans
le bras principal, en rive droite, favorisait largement la solution à
haubans que le Setra a immédiatement préconisée, avec un pylône
à la pointe de l'île. Notre projet de pont à haubans en béton
précontraint, établi avec la collaboration des architectes Alain
Spielmann et Jean Berlottier, n'a cependant pas immédiatement
convaincu les élus des deux départements. Ils demandèrent donc
qu 'un concours soit lancé auprès des entreprises pour la construc
tion du pont, mais ils décidèrent de limiter les réponses à des
solutions haubanées dont l'intérêt et l'élégance leur étaient apparus.
Lors de l'appel d'offres, une entreprise proposa malgré tout
une solution de pon t poussé en béton précontraint, qui confirma
que les solutions classiques n'auraient pas permis des économies
substantielles.
Une solution de pon t à haubans en ossature mixte s'avéra
un peu plus économique que les solutions en béton précontraint
directement inspirées du projet du Setra. Sur les conseils du
maître d 'œuvre - la Direction départementale de l 'équipement
de l'Ain - , les conseils généraux décidèrent de retenir cette
solution métallique, mais en reprenant certaines dispositions du
projet initial du Setra, en particulier en donnan t au pylône la
forme d 'un Y renversé.
La mise au point du projet ne fut pas aisée : les élus auraient
préféré supprimer les pilettes prévues dans le bras gauche du
Rhône, qui rigidifient la suspension ; mais il aurait alors fallu
concentrer les ancrages des haubans dans la partie centrale de la tête
du mât, et en augmenter sensiblement les dimensions transversales.
Trois maquettes furent alors fabriquées :
- celle de la solution proposée par l 'entreprise Baudin
Chateauneuf, sans la moindre modification ;
- celle de la solution aménagée par le Setra, avec un pylône
en Y renversé de faibles dimensions transversales, et avec les
ancrages des haubans répartis sur la crête du mât ; mais avec des
pilettes dans le bras gauche du Rhône ;
- cette dernière solution modifiée par la suppression des
pilettes, avec un mât épaissi et les ancrages des haubans plus
concentrés sur le pylône.
Après avoir examiné les trois maquettes, les conseils généraux
acceptèrent les pilettes - extrêmement discrètes grâce aux formes
que leur avait données Alain Spielmann - pour conserver l'élégance
de la nappe de haubanage et la légèreté du projet initial du mât .
Le pont de Seyssel : dessins de la solution en béton précontraint présentée à l'appel d'offres.
Pont de Seyssel
Coupe transversale ( superstructures)
Les maquettes mettaient clairement en évidence les propor
tions et les volumes de chacune des solutions, et les nombreuses
réunions du jury qui avait été constitué permirent à l 'équipe
chargée du projet d 'obtenir la confiance des élus.
L'évocation du pon t de Seyssel est l'occasion de rappeler
que le choix des couleurs est essentiel dans le cas d 'un pon t
métallique. Jean Berlottier établit sept ou hui t esquisses dans son
étude des couleurs, et abouti t à la décision de peindre l'ouvrage
dans un camaïeu de bleus :
- bleu sombre pour les poutres principales,
- bleu clair pour les haubans, leurs ancrages et les poutres en
caisson transversales qui assurent le transfert des efforts à la
structure ;
- bleu moyen pour les barrières de sécurité.
La réussite de l'ouvrage a été consacrée par l 'attribution du
prix du Syndicat de la construction métallique, en décembre 1988.
Le pont de Chalon-sur-Saône
Nous ne voudrions pas achever cette présentation sans
évoquer le pon t de Bourgogne à Chalon-sur-Saône.
Lorsque les villes de Chalon et de Saint-Marcel décidèrent
de construire un nouvel ouvrage sur la Saône, pour désengorger
le centre-ville, les ingénieurs de la Direction départementale de
l 'équipement de Saône-et-Loire suggérèrent une solution à
haubans, bien adaptée aux conditions du franchissement, et
o rganisèren t une visite d u p o n t de Seyssel. Le syndicat
in tercommunal qui fut constitué, le conseil général et le conseil
régional qui contribuèrent au financement de l 'opération furent
alors convaincus de l 'intérêt de la construction d 'un ouvrage de
qualité au-dessus d 'un plan d'eau qui est l 'un des plus beaux
bassins d'aviron en France.
Nous étions tellement habitué à de longues batailles pour
faire adopter nos projets que nous avons été extrêmement surpris
de l 'enthousiasme des élus au cours de la première réunion de la
commission chargée de l 'opération. Nous devions, dans une
première étape, présenter nos idées pour une solution à haubans,
et nous nous étions attaché à montrer qu'il fallait, sur la Saône,
construire un ouvrage très différent de celui de Seyssel. La
commission décida immédiatement d'écarter toute autre solution
qu 'un pon t à haubans, et accepta le principe d 'un pon t à deux
pylônes que nous recommandions, et les idées que nous présen
tions pour le définir dans ses détails.
La discussion fut si constructive et chaleureuse qu'il fut
décidé de multiplier les réunions, pour permettre à la commission
de suivre l 'évolution du projet et de donner son avis au fur et à
mesure. En fin de compte , certains des choix architecturaux et
même structurels ont été faits au cours de ces séances, en fonction
des réactions des élus de la région, no t amment pour la définition
des formes des pylônes.
Dès le départ, nous souhaitions proposer deux solutions à
l'appel d'offres, l 'une en béton précontraint et l 'autre en ossature
mixte. Et nous tenions à deux points fondamentaux : tout d'abord,
nous souhaitions disposer les trottoirs à l'extérieur des plans de
haubanage, pour isoler les piétons de la circulation automobile
comme nous l'avions déjà tenté pour le pon t de Boulogne-
Billancourt ; cette solution présente l'avantage technique de
réduire les efforts de flexion transversale en d iminuant la portée
entre les plans de haubanage ; sur le plan architectural, elle permet
de reporter vers le milieu de l'ouvrage les poutres principales
(lorsqu'il y en a), ce qui évite de les placer en rive où elles
alourdissent l'aspect de la structure ; nous tenions aussi à ce que
les plans de haubanage soient verticaux, pour simplifier les
dispositions d'ancrage des haubans dans les pylônes, mais aussi
sur le tablier s'il devait être en ossature mixte.
Dans ces conditions, la solution qui apparaissait la plus
simple consistait à constituer chaque pylône de deux fûts verti
caux, un dans chacun des deux plans de haubanage. Les deux fûts
devaient alors être encastrés dans le tablier, l 'ensemble tablier-
pylônes reposant sur les piles par l ' intermédiaire d'appareils
d 'appui classiques. Dans le cas de la solution en ossature mixte,
cette disposition avait deux inconvénients essentiels :
T o u t d 'abord, il n'est guère satisfaisant, sur le plan méca
nique, de faire traverser les deux fûts des pylônes et l'entretoise
massive qui doit les relier - que nous avions prévu de construire
en béton - par les poutres principales en acier qui constituent le
tablier. Cela pose, en outre, de petits problèmes de protection
contre la corrosion.
Sur le plan constructif, enfin, cette solution n'apparaît pas
agréable. O n pourrait bien envisager de construire d 'abord les
pylônes, provisoirement encastrés dans les piles ; mais il ne serait
plus possible, alors, de lancer la charpente métallique du tablier.
La meilleure solution consisterait à construire les pylônes après la
mise en place de la charpente, comme cela fut fait en Belgique
pour le pon t de Lixhe, par René Greisch et Jean-Marie Cremer,
mais cela impose un second chantier pour l'entreprise qui cons
truit en béton, après celui des fondations et des piles.
Nous avons donc décidé de revenir à une solution plus
classique, qui consiste à faire passer le tablier dans un pylône dont
les jambes s'écartent pour lui laisser la place.
L'architecte qui était à nos côtés, Charles Lavigne, sut
concevoir des formes d 'une grande qualité qui respectaient nos
contraintes structurelles : un petit t ronçon vertical, en tête et de
chaque côté, pour loger les ancrages des haubans dans des plans
verticaux ; une entretoise supérieure pour reprendre les efforts
horizontaux provenant de l'inclinaison des fûts ; deux fûts inclinés
permettant de faire le tour du tablier ; une entretoise inférieure
permet tant à la fois de reprendre l'effet de l'inclinaison des fûts et
de porter le tablier ; deux fûts sous le tablier, qui se resserrent pour
limiter la taille des batardeaux en rivière et qui se rassemblent en
une pile massive, capable de résister aux chocs des bateaux. Les
formes choisies par Charles Lavigne, souples et fluides, donnent
l 'impression d'avoir été dessinées d 'un simple coup de crayon
dans le seul souci de leur élégance. C o m m e pour la passerelle de
Meylan, le pont d'Auray, le pont de Seyssel... l 'apparente simplicité
des formes est le résultat d 'un long travail d'intégration des
multiples contraintes de la structure.
En ce qui concerne la solution en béton précontraint, il était
indispensable de donner au tablier la structure d 'une dalle nervurée,
pour de strictes raisons économiques : la construction d 'un tablier
en caisson est beaucoup plus coûteuse.
Les premiers ponts à haubans que nous avons projetés - sans
succès m a l h e u r e u s e m e n t - à Ce rgy -Pon to i se , à Aisy-sur-
Armançon et à Seyssel pour la solution de base en béton, com
portaient donc deux nervures hautes reliées par un hourdis
supérieur et par de multiples pièces de pont . Mais à partir du
milieu des années quatre-vingt, nous avons essayé de concevoir
des tabliers beaucoup plus minces, en suivant l 'exemple de René
Walther et de Jorg Schlaich qui ont construit de simples dalles
haubanées à Dieppoldsau et à Evripos. Le règlement de calcul
français s'avérant peu favorable, nous n'avons pas immédiate-
ment tenté de construire des dalles haubanées, mais s implement
d'amincir les dalles nervurées, no tamment pour le projet des
ponts de la dérivation de Mâcon qui n 'on t pas eu plus de succès
que les précédents. Pour le pon t de Chalon-sur-Saône, nous avons
défini une section transversale beaucoup plus originale, destinée
à donner au tablier une forte inertie de flexion longitudinale
malgré sa structure de dalle nervurée. Pour cela, en nous inspirant
de projets eux aussi abandonnés de Pierre Xercavins et de Jean
Muller, nous avons placé les trottoirs au niveau de la fibre
inférieure du tablier, tandis que la chaussée routière est au niveau
de la fibre supérieure, de façon tout à fait classique. Le tablier est
donc constitué de deux nervures longitudinales, placées entre la
chaussée et les trottoirs, dans lesquelles s'ancrent les haubans
comme nous l'avons voulu dès le départ ; ces nervures sont reliées
par le hourdis supérieur, qui porte la chaussée, et par des pièces de
pon t qui assurent la résistance de l'ensemble en flexion transversale
avec un entraxe de 3,45 m ; enfin, le tablier est achevé par un
hourdis inférieur en console de chaque côté, qui porte les trottoirs.
Bien entendu, il était facile pour la solution en béton de
constituer chaque pylône de deux fûts verticaux encastrés dans le
tablier au droit des nervures : il suffisait de relier les deux fûts sous
le tablier par une forte entretoise pour résister aux efforts transver
saux, et d'interposer entre les piles et l 'ensemble monoli thique
constitué du tablier et de ses pylônes une série d'appareils d 'appui
classiques. Mais l'ouvrage n'avait pas beaucoup d'allure, sans
doute parce que les proport ions n'étaient pas bonnes : les fûts des
pylônes étaient très rapprochés dans le sens transversal, alors qu'ils
étaient assez hauts. Les élus de la commission eurent la même
réaction défavorable, et comme la forme en lyre des pylônes de la
solution en ossature mixte était au contraire très appréciée, nous
décidâmes finalement de la reprendre pour la solution en béton.
Pour terminer, nous pouvons rapidement évoquer le schéma
statique longitudinal. Dans la solution en ossature mixte, l'ouvrage
principal qui franchit la Saône est un pon t à haubans à trois travées
de conception classique. La hauteur des poutres - définie en
fonction des conditions de construction - permet en effet de
donner au tablier une inertie et une résistance bien adaptées à un
schéma de ce type. Dans cette solution, deux petits ouvrages
annexes permet tent de franchir un chemin et une route secon
daire en rive gauche.
La solution en béton précontraint prévoyait au contraire un
ouvrage unique, franchissant la Saône et prolongé en rive gauche
pour franchir les voiries locales. Des pilettes disposées dans les
travées d'équilibrage de la grande travée haubanée permettaient
d'améliorer l'efficacité du haubanage et de réduire la hauteur du
tabl ier ; elle a été fixée à 1 m pour une portée de 151,8 m.
Toutefois, certains ingénieurs doutan t de l'efficacité économique
de cette structure net tement plus longue, nous avons projeté une
seconde solution en béton avec un ouvrage à trois travées au-
dessus de la Saône, et avec deux petits ouvrages annexes en rive
gauche ; mais le caractère moins favorable du schéma statique de
Ci-dessus, le pont de Chalon-sur-Saône :
(à gauche) : maquette d'étude du pylône du pont.
(à droite) : le pont de Bourgogne à Chalon-sur-Saône. Cl. G. Forquet.
l'ouvrage haubané imposait d'épaissir le tablier don t la hauteur
était portée à environ 2 m.
Les élus de la commission préféraient la première solution
en béton, avec un ouvrage unique pour franchir l 'ensemble des
obstacles, car ils aimaient sa minceur et l 'unité qu'il donnai t au
site. Mais l 'appel d'offres fut lancé sur les trois projets. En fait, il
fallut le relancer en 1989, car le premier appel d'offres avait dû être
déclaré infructueux.
Finalement, le maître d'ouvrage obt int une réponse intéres
sante pour la solution en ossature mixte, et une autre pour la
solution d 'un ouvrage unique en béton précontraint. Après
analyse, c'est cette seconde solution qui fut retenue, et l 'on confia
les travaux à l'entreprise Léon Grosse.
La conclusion qu'il faut tirer de ces expériences, c'est qu'il
n'est possible de construire des ouvrages exceptionnels que si les
concepteurs - les projeteurs et l 'architecte qui travaille avec eux -
savent convaincre le maître d 'œuvre d 'abord et le maître d'ouvrage
ensuite avec l 'appui du maître d 'œuvre. Il faut pour cela expliquer,
comparer, montrer avec des documents facilement compréhensi
bles et très démonstratifs.
Il faut surtout que le projet soit poussé, porté par une
personne possédant l 'autorité morale nécessaire pour emporter la
conviction de tous. C o m m e l 'ont fait le président du conseil
général de l'Ain pour le pon t de Seyssel, le maire de Chalon pour
le pon t de Bourgogne, et le directeur des Routes à de nombreuses
reprises pour les ouvrages majeurs de la voirie nationale.
Note
Le texte de cet article a été en partie repris de celui publié dans le numéro 94 du Mur vivant, daté du quatrième trimestre 1989. Cette réédition nous donne l'occasion de remercier les éditeurs de cette revue de grande qualité, aujourd'hui Formes et Structures.
Bibliographie
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