Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

download Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

of 87

Transcript of Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    1/87

    Michel HUSSON

    LE GRAND BLUFF CAPITALISTE

    Un jour, on est au bord de la grande crise, le lendemain on baigne dans les bienfaits de la Nouvelle conomie . Le capitalisme triomphe, les entreprises empochent des profitsconfortables et on dit mme quelles embauchent. Mais si tout va bien, est-ce que cela nepourrait pas aller un peu mieux pour tout le monde ? Le blocage des salaires, la remise encause de la scurit sociale et la dconstruction du statut de salari sont-ils lhorizonindpassable du XXIme sicle ? Derrire le grand bluff capitaliste, il y a au fond une clairerevendication, celle du droit la rgression sociale.

    Les travaux de Michel Husson combinent deux aspects : une vigoureuse critique interne desprceptes de lconomie dominante et une insertion plus militante travers la FondationCopernic et Attac. Cette position lui permet de sattaquer une double tche : remettre encause les prtentions du capitalisme incarner la modernit et montrer, au contraire, que

    toutes les conditions sont en train dtres runies pour lmergence dun moderne et radical.Nous mritons mieux que la capitalisme.

    PrfaceIntroduction

    P ARTIE 1

    DANS LIMP ASSE CAPI TALISTE

    Chapitre 1 Le bluff de la nouvelle conomieCha pitr e 2 Le bluff technologiqueCha pitre 3 Le bluff de la mondia lisat ionCha pitre 4 Le bluff du plein-emploi pat rimonialCha pitre 5 Le bluff de la nouvelle croissan ce

    P ARTIE 2

    P OUR UNE REF ONDATION ANTICAP ITALISTE

    Cha pitre 6 Modernit de lan ticapita lisme

    Cha pitr e 7 Eloge des services publicsChapitr e 8 Une autr e Eu rope est possibleChapitr e 9 Une autr e mondialisation est possibleConclusion De la critique conomique la tr an sform at ion sociale

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    2/87

    2

    P RE F A CERINGARDISES DU CAP ITAL, MODERNITE DE SA CRITIQUE

    Prenant contre-pied une ide fort rpandue ces dernires dcennies, Michel Hussondmontre dans ce livre que le capitalisme, cest archaque et ringard. La modernit duXXIe sicle, cest lanticapitalisme. A rebrousse-poil du sens commun mdiatique, ce

    thme, premire vue paradoxal, acquiert au fil des pages force de conviction. Decontroverses conomiques approfondies des prises de position militantes (traduisantlexprience de lau teu r da ns Att ac, dans la fonda tion Copern ic ou dan s le mouvement deschmeurs), une discussion mthodologique serre sur le livre de Frdric Lebaron, lama tire est tr s r iche. Em aill dexemples concret s, plein dhu mour polmique et s ouventdvasta teu r ( voir la critique impitoyable du ra pport P isan i-Fer ry su r lemploi !), il restetoujour s t rs clair et rjouissa nt pour le lecteu r n on spcialiste des quest ions conomiques.

    Il sattache en effet lucider les prodiges et les mystres de la nouvelle conomie .Aujour dhu i comm e hier, le monde enchan t et in vers de la mar cha ndise semble plein demira cles aus si stu pfiant s que la mu ltiplicat ion biblique des pa ins. Pourqu oi les gains de

    productivit fabriquent-ils des chmeurs et des exclus en srie plutt que de librer dutem ps pour tous ? Pourqu oi la Bour se monte-t-elle qu an d les ent repr ises licencient ?Pour quoi, alors qu e dau cun propht isent la fin du t ra vail, lge de la ret ra ite t au x pleintend-il repar tir la hausse ? Comm ent a ssurer le retour sur investissement de 15% paran exig par les fonds de pension avec une croissance an nu elle infrieure 3% ? Commentla consommation des mnages amricains (facteur non ngligeable de la croissance desdern ires an nes) peut-elle progresser plus vite que le PIB, et jusqu qu an d ?

    Le march ventriloque est dcidment prodigue, comme le disait Marx, en argutiesthologiques. La fantasmagorie mdiatique contemporaine produit plus de mythes en unan que les vieilles religions nen produisaient parfois en des sicles. Forme extrme du

    ftichisme, le ftichisme de la finance fait que les aventuriers du Nasdaq ou de la net-conomie se vivent comm e des innovateu rs intr pides et considren t leur s fort un es claircomme la juste ranon de leur sens du risque et de leur mrite personnel, jusqu laprochaine hcatombe boursire. Lorsquune nouvelle technologie apparat, il y a beaucoupde candidat s la n ouvelle rue vers lor, et fina lement peu dlus. Tout comm ence par lacomptition et finit par les concentrations. Ainsi, dans les annes cinquante du siclepass, les actions du chemin de fer suscitrent un engouement comparable, jusqu deretentissantes faillites. Le capital apparat alors comme un redoutable social killeranonyme et ses conseils dadministration comme des bureaux des assassinats , dignesdu r oma n de J ack London.

    Si le thm e de linscurit, mdiat iquement associ limage inquita nt e des ban lieues oude ltranger rencontre un tel cho, cest quil entre en rsonance avec des formesdinscurit, moins identifiables au quotidien, mais non moins relles, qui font de lasocit de mar ch un e socit du risque : inscur it de lemploi, incertitu de croissan te surlavenir, loignement des lieux et opacit des procdures de dcision sentiment que toutnira pas forcment mieux dema in, selon la loi rconfort an te dun progrs sens u nique.

    Le jour o Elisabeth Guigou annonait les mesures gouvernementales sur leslicenciement s, le grand ar gentier Fa bius ann onait par alllement que la pr ivatisat ion deGaz de France finirait tt ou tard par avoir lieu - Europe oblige ! On put entendre cema tin l su r un e ra dio publique un cha nt illon didologie dominan te concentr e. Comm ele meneur de jeu demandait la ministre de lemploi sil ny avait pas une contradiction

    entre les annonces ministrielles, les experts maison (Jean-Marc Sylvestre et BrigitteJ eanperr in) se bousculrent pour rpondre :

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    3/87

    3

    Mais non, mais non ! Point de contradiction ! Cest la ralit qui est comme a, ou lanature [comme si la ralit ou la nature ne pouvaient pas tre contradictoires !] Il ny aaucune contradiction entre lconomie et le social. Lconomie peut parfaitement tresociale [Seillire nen est pas au ssi convain cu]. En revan che il peut y avoir un e ten sion entre la logique purement financire [entendez les excs du libralisme] et la politique[entendez la dmagogie lectorale]. En tr e les deux, lconomie cest le just e milieu et le bonqu ilibre

    Dan s la ra lit rellemen t exista nt e , il ne sagit pour ta nt jama is dconomie tout court ,dconomie san s a djectif et sa ns p hr ases, dun e sorte de seconde n at ur e conomique, ma isbien dun e conomie capit aliste et dun despotisme de ma rch, qui const ituen t u n r apportsocial. Rsultat historique de lutt es sociales, cett e conomie na au cun e fata lit.

    Exemples, ar gumen ts, et chiffres lappu i, le livre de Michel Hu sson a le gra nd m rite dedfataliser cette conomie mythique. Si tout nest pas possible, autre chose est toujourseffectivemen t p ossible. Ces possibilits alt ern at ives n e relvent pas de la seu le conomie.Elles ren voient un e volont politique. Une ruse de la ra ison idologique veut en effet qu eles intelligences serviles des marchs financiers, aprs avoir accus pendant des annes

    le marxisme (lequel ?), dtre un dterminisme conomique ou technologique, soientdevenues les championnes dun dterminisme implacable. Si on multiplie les planssociau x et les licenciemen ts bour siers, cest en vert u des impr at ifs de la m ondialisat ion etde la loi impitoyable de la concur rence. Leur ra lit le veut. On n y pour rait r ien.

    Michel Husson dveloppe au contraire une critique ravageuse des mythes de lamondialisation, qui inversen t leffet et la cau se, conform ment un e figure car actristiqueselon Bar th es de la myth ologie bour geoisant e. Il ny a plu s a lors plusieurs mondialisationspossible, mais une seule, sens unique, made in OMC, FMI, ou G7. A dfaut de Dieu,Int ernet et Bill Gates - et tous les petits dieux tyran niques du m ar ch - le veulent !Comme lcrit Michel Husson. lima ginair e bour geois est dcidment tr oitem ent born.

    Les prodiges du travail et de lintelligence humaine socialiss - llectricit hier,llectronique aujourdhui - lui apparaissent comme des prodiges de la technique ellemme.

    Ce ftichism e technologique veut oubl ier qu e la ma chine est le produit du t ra vail socialaccumul et de lintelligence socialise. Pourtant, les robots que nous crons, au lieu denous asservir, peuvent tre mis au service des besoins et si ncessaire dmonts. Enrevanche, performance technique et progrs social ne sont pas automatiquement lis. Lapuissance de mon ordinateur augmente de gnration en gnration. Je ne tape ni nepense plus vite pour au tan t. La pr oductivit potent ielle de la m achine ne se tr aduit pasncessairement en productivit relle et ma puissance de travail ne se dveloppe pasproportionnellement celle du logiciel. Des contre-tendances apparaissent. Au lieu dequatre ou cinq lettres par jour, je reois 50 ou 100 e-mails, dont le traitement, mmeslectif, peut prendre une ou deux heures par jour au lieu dun quart dheure de courrier,qua nd il fallait m esur er lut ilit dcrir e un e lettr e, de la timbr er, daller la poster . Certes, je reois des milliers de pages de documents que je suis tent douvrir pour y dcouvrirnombre de choses fort intr essan tes. Mais ma capa cit de lecture n volue pas la mesu rede ce flux, et lapprentissage forc de la lecture rapide peut favoriser la quantit audtriment de la qualit. Or la pense et la rflexion sont lentes, comme dailleurs uneau then tique discussion dmocra tique.

    Lorsque le progrs technique tend renforcer lintensit du travail, la marchandise trsparticulire quest la force de travail rsiste sa manire la puissance hostile qui

    lcra se. Appara issent alors des phn omn es compa ra bles la fameuse flnerieouvrire de latelier dantan qui exasprait les patrons.. Il en va ainsi lorsque Internetest u tilis sur les lieux de tra vail pour couler les caden ces par la frquent at ion des sites de

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    4/87

    4

    divertissement ou de consommation on line (dont les pointes auraient lieu pendant lesheures de travail). La rplique patronale, cest le mouchard lectronique incorpor quirem place (ou complte) le cont rem at re ou le mouchar d ap point .

    Les exigences du capital et du profit, autrement dit les rapports de production,apparaissent ainsi comme une entrave lenrichissement et au dveloppement desbesoins sociaux. Lvolution de ces besoins vers des services de qualit est de plus en plus

    cont ra dictoire a vec la logique de r enta bilit cour t t erm e, avec les critr es ma rchan ds, etavec les contraintes de laccumulation capitaliste : La technologie ne permettant doncplus de modeler la sa tisfaction des besoins sociaux s ous lespce de m ar cha ndises fort eproductivit, ladquation aux besoins sociaux est de plus en plus menace et laralisation nest possible qu la condition dune ingalit croissante des revenus . Desproduits n ouveau x (comm e des m dicam ents ou d es logiciels) qui ncessitan t u ne m ise defonds initiale importante (pour la recherche notamment), peuvent ensuite tre produits etlargement diffuss faible cot. Do lexigence de la part des firmes dartifices et deprotections rglementaires entravant leur socialisation.

    La quest ion de la pr oprit int ellectu elle est cet gard exemplair e. Elle reviendra it dan s

    nombre de cas o linnovation rsulte dune vaste coopration intellectuelle dans desrecherches souvent fina nces sur fonds pu blics, un e appr opriat ion pr ive des rsu ltat s etdes applications. La difficult croissante dfinir un droit dauteur individuel, ou dpartager la dcouverte de linvention, qui constitue laboutissement dune chane detr avau x fort emen t socialiss, en four nit un e illustr at ion criant e.

    Michel Husson insiste ce propos sur le fait que la lgitimit et la ncessit du combatan ticapita liste ne sont pa s fondes sur la cert itude millnar iste de son effondr ement , maissur lexprience de lirrationalit et de linjustice prsentes, quelle que soit lissue de lalut te .

    Do les lments dalternative avancs, qui ne prtendent pas faire bouillirarbitrairement les marmites de lavenir, mais partent des contradictions effectives et desrapports de forces rels (dgrads ces vingt dernires annes) pour dvelopper unepdagogie des besoins, du bien commun et du service public. Le livre aborde ici unequestion st ra tgique dvident e actu alit. Sa pdagogie qui pa rt de lintr t gnr al pourcontester la logique globale du systme recoupe pour une part certaines propositionskeynsiennes. Relevant les limites de telles rponses (par exemple sur lcotaxe commerp onse p rivilgie la crise cologique). Michel Husson dist ingue u n corpuskeynsien , dont les rponses sont cohrentes par rapport son propre diagnostic, duncorpus radical qui va aux racines de la crise systmique. Pour cette seconde approche, ilne sagit pa s de corriger des effets pa ra sites de la rgula tion ma rcha nde, ma is dintr oduir edes lment s de dma rchan disation de la force de tra vail (par la r duction du temps detr avail lextension des form es de revenu socialis, et le dveloppemen t de ser vices pu blicspar tiellemen t dconn ects de la logique de r ent abilit finan cire).

    Tout en soulignant que nolibraux et keynsiens ne diffrent que sur lorigine dudysfonctionnement - la rigidit du salaire pour les uns, celle des taux dintrt pour lesautres -, Michel Husson affirme quon ne doit pas tirer de lopposition point par pointentre corpus keynsien et corpus radical la conclusion que lon doit choisir entre lesdeux : il ny a pas de contradiction logique entre les deux projets , dit-il, mais il luisemble au cont ra ire que lon peu t t re k eynsien san s tr e ra dical, ma is que lon n e peuttr e ra dical sa ns in corporer les propositions d u corp us k eynsien . Ou encore : le corpu sradical domine et englobe le point de vue keynsien parce quil se situe un niveau

    danalyse plus fondamental , car le corpus keynsien est inclus dans le corpus radical ,lun et lau tr e ne diffra nt que pa r leu r pr imtre de cohren ce .

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    5/87

    5

    Quil y ait ent re les orient at ions k eynsiennes et u ne st ra tgie de rupt ur e avec la logiqueimpersonn elle du capita l, des point s de rsist an ce comm un e face la drgula tion libraleet des alliances possibles, cest un fait. Le dialogue entre les deux dmarches apparatainsi ncessaire et possible. La diffrence entre elles ne se rduit cependant pas leursdegrs respectifs de cohrence conomique. Elle tient bien davantage aux stratgiespolitiques dans lesquelles elles sinscrivent et aux mobilisations sociales sur lesquelleselles sappuient. Pas plus que le socialisme ne se dfinit comme la dmocratie

    parlementaire pousse jusquau bout, sans changement de ses formes, lalternative laringardise capitaliste ne saurait consister pousser jusquau bout les solutionskeynsiennes, mais donner pa r la lut te toute leur porte tra nsitoire des mesur es qui,sans constituer en elles-mmes un modle conomique, permettent dlever le niveau demobilisat ion et de conscience des a cteu rs .

    Michel Hu sson met fort just ement en relief lmer gence dun e lgitimit alt ernat ive desbesoins et des dr oits : lobjectif, pr cise-t-il, nest pas lexpropr iat ion en ta nt que t elle, quinest quun moyen, cest la sa tisfaction dun certa in n ombre de dr oits : Cett e dma rcheest nouvelle et extrmement dangereuse pour lordre tabli. Jusque-l, lau-del ducap ita lisme ta it le plus souvent dfini par r fren ce des moyens comm e la planification

    et les nationalisations. Ces instruments ne peuvent en soi dfinir un projet toutsimplement parce que personne ne se mobilise pour une socit planifie ou pour desna tiona lisations. Ni labolition de la proprit pr ive ni la planificat ion ne s ont des but s ensoi. Il est cert es ncessair e de la r appeler, m ais ce ra ppel nabolit pa s la dialectique desbuts et des moyens, rduisant ces derniers de simples pr ocdures instr umen tales. Lesformes de proprit sont en effet troitement lies la question du pouvoir danslentreprise ( lopposition entre le pouvoir des actionnaires et celui des salaris), lorgan isation du tr avail, la relat ion en tr e dmocra tie sociale et dm ocra tie politique.

    Pour comba tt re les confusions nes du fiasco de la gest ion bu rea ucra tique des conomiesdiriges, remettre sur ses pieds lordre des fins et des moyens est tout fait ncessaire et

    pdagogique. Ds lors que lon proclame, cont re-cour an t de la vulgate libra le, que lemonde nest pas u ne ma rchan dise , nous somm es invita blement condu its n ous poser laquestion de ce que n ous voulons quil soit. Sil ne doit pas tr e u ne m ar cha ndise, le ma rchne sa ur ait t re la form e domina nt e de la mesur e et de la r gulation sociale. Si la dfinitionet la satisfaction des besoins ne sont pas confies la concurrence et la junglemarchande, elles ne sauraient davantage maner du pouvoir que confre la propritprive, mais dune dmocratie indissociablement politique et sociale. La question estparticulirement sensible une poque o la tendance lourde est la privatisationgnralise de lespace public, quand ce nest pas du pouvoir politique (comme lillustre lars istible ascension de Berlu sconi !).

    Le livre de Michel Husson fourmille darguments et de propositions prcises sur la luttecont re le chmage et su r la r duction du t emps de tr avail, sur la const ru ction europenne,sur la dfense de la protection sociale et de la retraite par rpartition, sur les dfiscologiques et les limites des correctifs fiscaux comme les cotaxes, sur les alternatives la mondialisation impria liste. Il prolonge et a pprofondit, da ns un e perspective militan teouverte au dbat stratgique, sa critique actualise de lconomie politique, entreprisedans Misre du Capital, dans Les ajustements de lemploi, ou dans sa critique de ladmographie no-malthusienne (dans sa double version social-librale ou colo-librale)1.Tous ceux et celles qui sont engags dan s les rsista nces la rin gardise capita liste et sesdgts croissan ts y puiser ont la fois ma tire rflchir et ra isons dagir.

    Dan ie l Bensa d

    1 Voir Michel H usson, Misre du Capital, une critique du nolibralisme, Pa ris, Syros, 1996 ;Les ajustem entsde lem ploi , Lausa nn e, Page 2, 1999 ; S omm es-nous trop ?, Pa ris, Textuel, 2000.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    6/87

    6

    I n t r o d u c t i o n

    U n c o n t e d e s a n n e s q u a t r e -v in g t -d i x

    Le discours conomique a rarement t aussi dconcertant quau cours de cette derniredcennie : jamais en effet des apprciations aussi contradictoires ont pu tre portes sur

    une mme ralit. Il y a quelques annes, ctait la fin de tout : fin de lHistoire, fin dutravail, fin du communisme. La chute du Mur ayant dvoil lhorizon indpassable ducapitalisme, il ne nous restait plus qu nous merveiller devant cette victoire dfinitivedu capita lisme, t out en faisan t le deuil, tout au ssi dfinitif, de nos a cquis sociaux.

    Ce triomphe avait demble un got bizarre puisquil dcrtait limpossibilit dun retourau plein-emploi et engageait au contraire une remise en cause implacable, et jamaisrassasie, de la protection sociale et des dpenses publiques. Ce qui avait t possibleavant la chut e du Mur , et dont la capitalisme dalors se van tait, devenait brusquement unmirage trompeur, une illusion archaque. Le capitalisme triomphait mais ctait pourdnoncer aus sitt ses engagement s dhier.

    Au niveau international aussi soufflait le chaud et le froid. Les institutionsinternationales se flattaient davoir trouv une nouvelle voie de dveloppement, fonde surlajust emen t st ru ctu rel et la priorit a ux export at ions. A ru ssir tr op bien, les pays du Su dpouvaient mme tre prsents comme les responsables du chmage au Nord. Et puis,bru squem ent , les meilleur s lves de la classe du Mexique lIndonsie ont t secous pa r des crises sa ns pr cdent qui jeta ient leur conomie bas , et des millions d etravailleurs sur le trottoir. On voyait mal comment viter que ces crises viennent frappercomm e u n boomer an g les pa ys les plus riches ; les gra ndes revues conomiques,comme Busin ess week, recopiaient des cita tions de Mar x expliquan t qu e le capita l est sonpropre fossoyeur .

    Et puis, brusquement, cest nouveau leuphorie. Contre toute attente, la Bourse rsisteaux crises financires du Sud et continue une progression tellement exubrante, voireextravagante, quon nosait pas penser quelle pourrait durer encore. Saisis par cetteivresse, les a vocats du capita l proclam ent la n ouvelle conomie . Avec Int ern et etlinform at ique, les forces productives font un vritable bond en avan t, et tr an sform ent toutsur leur passage. Il est comique de retrouver dans ces odes au Nouvel Age les tracesvidentes dun marxisme primitif faisant de trouvailles techniques certes fascinantes lasolution tous les problmes sociaux.

    Il fau t d ire qu e la nouvelle conomie semble ten ir des objectifs jusqu e l incompat ibles :une croissance soutenue, peut-tre ternelle, sans inflation des salaires ; une progression

    de la productivit du travail permettant dlargir le champ des arrangements sociauxenvisageables ; et enfin des conomies en capital assurant sa rentabilit. Cest sur cettebase matrielle que la superstructure boursire pouvait senvoler, leste de tous ses fondam ent au x . Cet en vol vient d tr e bris car le bug de lan 2000 a fina lement eulieu : pas o on lattendait, mais sur le Nasdaq, ce temple de la haute technologie qui aperdu les deux tiers d e sa valeu r. Voil que leuph orie est nouveau ronge par le dout e.

    En Fr an ce, le retour s ubr eptice de la gau che a u pouvoir, en juin 1997, concide comme pa rmagie avec le redmarrage dune conjoncture qui semblait promise lenlisement.Quelques mira cles eur ent lieu : par exemple, le dficit budgta ire quil fallait tout prixramener en dessous de la barre des 3 % avant de pouvoir imaginer une politique plus

    favora ble lemploi a fondu comm e pa r ma gie avec la r epr ise dun e croissan ceinattendue. Toute lambigut de cette priode est sans doute rsume par les positionssuccessives du gouvernement franais. En 1998, Jospin explique aux chmeurs quil

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    7/87

    7

    dispose tout au plus dun milliard de francs pour rpondre leurs revendications.Quelques mois plus t ar d, Bercy cherche cette fois dissimuler un e cagnotte budgta irede plusieurs dizaines de milliards de francs : les nes montaristes avaient oubli quetoute croissance fait rentrer des recettes supplmentaires. Tout allait donc bien mieux,sauf quune partie importante de la population franaise ne ressentait pas ce mieux et lafait sa voir, assez rudemen t, aux mu nicipales du printem ps 2001.

    Il y a effectivement de quoi avoir le tour nis. Les gagna nt s a ffichen t firement des profitssomptueux et des stock options princires (jusquen 2000 en tout cas) mais expliquentquon n e peut au gment er le SMIC ou les minima sociaux, que les a llocat ions chma ge sontdistribues trop gnreusement, que les dpenses de sa nt sont exagres. Le somm et estat tein t a vec leffet Michelin, supr me ha bilet consist an t, en septembr e 1999, annoncer quelques jours dintervalle, des profits confortables et un plan de suppressions demplois (pour ne pas avoir utiliser ce vilain mot de licenciements). Acette occasion, Lionel Jospin avait eu une phrase terrible pour dire quil ne fallait pasat ten dre gra nd-chose de son gouvern ement .

    La gau che gouvern ement ale par ticipe en effet ce brouillage gnra l. Cert es, elle simule

    des postures sociales et se montre moins sourde aux aspirations majoritaires. Mais sonra lliement au social-libra lisme entr ine lide quil ny pas de vrita ble altern at ive unsystme revendiquan t de plus en plus ouvertemen t le droit a ux ingalits. Sa m an ire defaire le sale boulot est plus subtile que celle de la droite. Elle entrine les dcisionsantrieures de la droite, par exemple en matire de baisse des charges ou de rforme desret ra ites ; elle a la chic pour mass acrer les meilleures ides, comm e la rduction du tem psde tra vail.

    Plus fondamentalement encore, cette gauche sest rallie une vision du monde librale-liberta ire fonde su r un individualisme exacerb. Elle pr tend que cest lair du temps, quelchec des expriences de transformation sociale montre bien le danger du collectivisme.

    Mais cest une posture de danseur mondain : le PS fait semblant de croire que cetteaspir at ion r elle lau tonomie quivaut u ne a ccepta tion enth ousias te de la concur ren cede tous contre tous, de la renonciation aux solidarits, et de la soumission lordrema rcha nd. Or, ce nest pa s du t out ce que veulent les gens . Ils sont la r echer che dunquilibre dyna mique ent re u n systm e de droits gar an tis et pas seu lement de filets descurit et de complments et la possibilit de matriser leur propre trajectoire dansune socit civilise. Pour rpondre cette aspiration, on leur offre la loi de la jungle enleur expliquan t qu e cest ce qui se fait de plus m odern e.

    Derrire la reprsentation euphmise dune socit en train de retourner une sortedtat de nature du capitalisme, de nouvelles formes de rsistances et de critique socialepratique sont en train dmerger. On voit se constituer petit petit un nouveau frontanticapitaliste , voire une Cinquime Internationale , pour reprendre les expressionsdes analystes du patr onat 2. Peu peu, en effet, les salar is dcouvrent ce que veulent direles fameuses lois de lconomie quon oppose leurs revendications. Vilvorde, Michelin,Cellatex et Danone sont autant dtapes dans cet apprentissage. La vieille taupe creuse nouveau ses galeries, et la r emise en cause de lordr e ma rchand gagne du t erra in.

    Ce livre se veut une contribution la refondation dun projet anticapitaliste. Saconstruction correspond la volont dviter un double cueil. Le premier aurait consist sen tenir une simple dnonciation. Or, les choses vont vite, et nous sommes entrsdepuis peu dans une phase o la critique du capitalisme acquiert une nouvelle lgitimit.La rflexion se dplace vers les modalits de dpassement et les objectifs de la

    transformation sociale.2 voir le bullet in de lUIMM,Actualitn195, de juin -juillet 2000.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    8/87

    8

    La meilleure illustration de ce dplacement se trouve sans doute dans les glissements duvocabu laire. Il ny a p as si longtem ps, lusa ge mme du mot de capita lisme vous classa itimmdiatement dans une ultra-gauche dconnecte de la ralit sociale et fortementsuspecte de passisme. A linverse du tableau de Magritte o figure une pipe assortiedun e lgende disan t Ceci nest pas une pipe , il est au jour dhu i possible daffirmer bienfort : ceci est un capit alisme , ta nt la r alit que dsigne ce t erm e sest ra pproche de

    son concept .

    Pa rler de capitalisme a ujour dhu i, cest s eulement vouloir t re pr cis. Mais il fau t ensu itedire au nom de quoi on se prononce contre le capitalisme. Cest l que surgit le secondcueil possible, celui de const ru ire des mondes en cham bre, et dcrir e la const itut ion delaven ir r ad ieux, avec les risqu es conn us qu e cela comporte.

    La m th ode suivie pour s affra nchir d e ce double risqu e a consist en pr emier lieu ciblerla critique du capitalisme sur ses prtentions actuelles, que lon peut analyser commeautant de bluffs. Le discours sur le nouvelle conomie est la base combien fragile ! sur laquelle on cherche ta blir cette extr aordinaire impostur e visant prsenter comm e

    la point e avan ce de la modern it un systm e qui fait rout e vers le XIXme sicle.

    Car cest bien de cela quil sagit : derr ire les invocations in cessan tes la techn ologie, lamondialisat ion et la fina nce, ce sont des r app ort s sociaux de plus en plu s dpouills quise mettent en place. Largumentaire mis en avant pour faire miroiter les charmes ducapitalisme patrimonial ceux qui ne possdent peu prs rien est sans doute lun dessommet s de cette form idable facticit de la vision du monde capita liste.

    Dcortiquer les bluffs du capitalisme, tel est donc le propos dune premire partie,intitu le limpas se capitaliste, non pour signifier que le capitalisme ser ait dan s limpa ssema is plutt pour voquer les impass es vers lesquelles il enten d cana liser nos espoirs dun

    monde meilleur.La seconde rgle a consist montrer que sur les terrains les plus varis dInternet auSida cest le capitalisme qui constitue lobstacle principal lutilisation de toutes lespoten tialits offert es pa r les sciences et les t echn ique. Il consa cre en effet u ne bonne pa rt iede son activit les ajuster au moule triqu de la marchandise. Nous montrons que,dcidment, les prtentions du capitalisme la modernit reprsentent une normeescroquerie. Dans la foule, nous nhsitons pas prononcer un loge des services publicsavant de montr er que les altern atives existent.

    Que ce soit en Europe ou lchelle mondiale, autre chose est donc possible. Cet autrechose , ce ne sont pas des lendemains qui chantent aux contours incertains. Ces projetsaltern atifs existent concrtement. Ils sont ports tr avers le monde par des hommes etdes femmes qui agissent et dbattent ensemble avec cette revendication, lmentaire etirrsistible, qui consiste faire valoir leurs droits une vie meilleure. Cest le fil directeurde la seconde pa rt ie qui esquisse des pistes pour un projet a nt icapitaliste m oderne.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    9/87

    9

    P REMIERE P ARTIE

    DANS L IMP ASSE CAP ITALISTE

    CHAP ITRE 1

    LE BLUFF DE LA NOUVELLE E CONOMIE

    Le discour s su r la nouvelle conomie doit tr e compr is comme u ne offens ive idologiquedu capital. Derrire lhymne aux nouvelles technologies, on retombe assez vite sur uneapologie assez vulgaire du march, du capitalisme et de la Bourse3. Tout largumentairerepose en somme sur le sophisme suivant : puisque le capitalisme, cest aujourdhuiInternet, tre anticapitaliste, cest tre anti-Internet, donc ringard. A ce petit jeu, il estfacile de vous pousser dans les cordes, en vous reprochant dtre aveugle auxchangements, et en vous interdisant ainsi dvoquer ce qui ne change pas et ce quirgresse.

    La culture mdiatique ambiante confre une prime ce qui est nouveau. Mme dans lemilieu de la r echer che existe lefirst m over advan tage4 : il faut a nt iciper su r la concur ren cepour dposer le brevet de son concept. E nt re deux t udes, celle qui an nonce dineffablesmutations cre une added value supplmentaire. Toute une rhtorique dveloppe lapostur e du gra nd initi rvlan t la fant astique porte des mut at ions qui vont chan ger lemonde et notre vie. Cest pourquoi il tait difficile dviter un livre prophtique de Rifkin5

    sur le sujet, encore plus mauvais (si cest possible) que le prcdent sur la fin dutravail . Avant de foncer en avant tte baisse, il faut donc reconnatre un terrain aussimin idologiquement.

    Les pa ra doxes de la p r oduc t iv i t

    Par un curieux retour de choses, les avocats du capitalisme ont repris leur compte cequil y a de pire dans le marxisme dogmatique, savoir une confiance aveugle dans lesmiracles de la technique. Il y a en effet quelque chose dextatique dans les discours quiclbrent les NTIC (nouvelles technologies de linformation et de la communication) ettoute tentative critique se heurte la passion des nouveaux convertis. Aprs tout, il estnorma l que ceux qui cru successivement au x nouvelles compt itivits, au nouveau m odlede travail, la socit postindustrielle et aux millions demplois du Grand Marcheuropen, semballent pour les nouvelles technologies, la nouvelle conomie, et mmecarr men t le Nouvel Age. A les couter , les sceptiqu es dau jour dhu i sont les mm es qui necroyaient pas hier aux chemins de fer, au tlgraphe ou la machine laver. Quils serassurent : on peut tre un fervent internaute et ne pas sombrer dans le bluff

    technologique. Des innovations, il y en a toujours eu et cest mme lune des forces ducapitalisme, mais une certaine fascination devant ces progrs incontestables ne dispensepas dun e rflexion s ur le modle social qu i les accompagne.

    Dun point de vue plu s st rictemen t conomiste, il fau t en prem ier lieu examiner les effetsde ces nouveauts techniques sur les gains de productivit. On se heurte demble unpara doxe qu i porte su r le dilemme de la productivit . Dun ct, les mu ta tionstechnologiques sont salues par les avocats de la nouvelle conomie comme la source denouveaux gains de productivit du travail, qui permettraient leur tout dasseoir une

    3 Le livre dAlain Minc (www.capitalisme.fr, Grasset, 2000) atteint de ce point de vue des sommets. Son

    incapacit prsenter un argumentaire plus sophistiqu est un symptme parmi dautres de la perte delgitimit du capita lisme contemporain.4 voir pour un lexique divertissant .5 J eremy Rifkin,Lge de laccs , La Dcouver te, 2000 ;La fin du travail , La Dcouverte, 1997.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    10/87

    10

    pha se de croissa nce longu e et donc de crer de nombr eux emp lois. Mais, dun au tr e ct,lacclration de la productivit est souvent prsente comme lorigine principale duchmage de mas se et le vecteur de la fin du tr avail. En Fr an ce, on sa lue le cont enu enemploi particulirement lev de la reprise rcente, ce qui revient se fliciter dunefaible croissance de la productivit. Faut-il donc, du point de vue du dynamisme delconomie et de lemploi, souhaiter des gains de productivit plutt levs ou pluttmodrs ?

    Poser cette quest ion r evient inva lider la th se de la fin du tr avail qui y apporte dembleune rponse errone. Il est pourtant simple de vrifier que les gains de productivit lesplus levs ont t obtenus au cours des Trente glorieuses , alors mme que le plein-emploi tait peu prs ralis. La monte du chmage de masse concide avec unralentissement gnral de la productivit du travail, et non avec une acclration. Touteun e gnra tion dconomistes sest casse les dent s su r ce ph nomne, quils ont au moinsrussi baptiser paradoxe de Solow du nom de ce prix Nobel qui stonnait quelinformatisation gnralise ne se traduise pas par des gains de productivitsupplmentaires. Sagissant de nouvelle conomie, la question est videmment centrale,puisque celle-ci peut tre comprise comme la fin de ce paradoxe : il y a des nouvelles

    technologies, et il y a de la pr oductivit.

    Le lien entre productivit et emploi est donc plus compliqu que le pensent les analystessimplistes des gran des mut at ions. Deux au tr es gra ndeu rs vienn ent sinter caler : ce sont lacroissance et la dure du travail qui peuvent se combiner de manire diversifie. Sivraimen t on a rr ive avoir a ut an t de croissance avec moins de pr oductivit, alors cest delemploi en plus. Mais, en gnral, une productivit ralentie implique une moindrecroissance et cest en tout cas ce que lon a pu observer lors du passage de la phasedexpansion 1945-1979 la phase rcessive dont nous il nest pas assur que nous soyonssortis.

    Ce lien entre productivit et croissance passe par deux canaux principaux. A lintrieur,une productivit plus leve permet de distribuer plus de salaire rel, sans dgrader lapart des profits. A condition que ce surcrot de productivit ne soit pas obtenu au prixdune mise en capital trop lourde, il permet de distribuer plus de salaires tout enmaintenant le taux de profit. Bref, la productivit permet de dplacer lune descontradictions essentielles du capitalisme qui il est difficile dlargir les dbouchs,notamment salariaux, tout en conservant un bon niveau de rentabilit. A lextrieur, lesgains de productivit permettent un pays damliorer sa comptitivit, conditionvidemm ent que tous ses part enaires comm erciaux nen fassent pa s au tan t.

    La combin aison idale est alors u ne s tr uctur e dua le o lconomie est par titionne endeux grands secteurs qui correspondent aux deux moyens de faire de lemploi . Leprem ier secteu r est le secteu r compt itif o les gains de productivit levs perm ett ent deconqu rir des pa rt s de ma rch, soit lexport at ion soit sur le mar ch int rieur , et de fair ebaisser le prix relatif de biens achets par les salaris (Marx aurait parl de plus-valuerelative). Ce secteur correspond plutt lindustrie et est le plus extraverti des deux. Lesecond secteur est plut t celui des services ; cest en tout cas un secteur o la pr ogr essiondes gains de productivit est moins rapide, de telle sorte quil fonctionne comme unnorme rservoir demplois. Toute la question est de savoir comment combiner ces deuxlogiques de fonctionn ement qui sont en par tie cont ra dictoires.

    Lun e des d ifficults rsoudre est que la faible productivit du second secteu r impliquedes prix relatifs croissan ts pa r r apport ceux du prem ier secteu r. En conomie capit aliste,

    les prix relatifs voluent en sen s inverse de la productivit, de ma nire ga liser les tau xde profit dun e bra nche lau tr e. Mais si la consommat ion des sa laris incorpore de plu sen plus de services dont le prix relatif augmente, ce mcanisme peut annuler le bnfice

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    11/87

    11

    des forts gains de productivit du premier secteur. Le seul moyen de parer cettedifficult serait cest de dconnecter lvolution du salaire dans les deux secteurs, demanire associer au secteur faible productivit une moindre progression du salaire etde ne pas ponctionner ainsi la source de rentabilit qui rside dans les gains deproductivit levs du prem ier secteu r.

    Les Etats-Unis sont assez typiques de cette structure duale et le meilleur moyen de sen

    rendre compte est de rapprocher deux discours assez diffrents tenus leur propos. Dansun e note de la F onda tion Saint -Simon qui a su scit pa s ma l de dbat s et que la CFDT sestempr ess de diffuser , Thomas P iketty6 compa re les str uctur es d'emplois au x Eta ts-Unis eten France. Sa grande dcouverte est qu'il y a aux Etats-Unis 17,5 % de personnesemployes dans le commerce, et seulement 13,6 % en France. Il en conclut un dficitdemplois en F ra nce, li un e tr op fort e productivit da ns les ser vices qui rsu ltera it elle-mme de salaires trop levs. En s'alignant sur les Etats-Unis, on pourrait crer cinqmillions d'emplois en France. Cet exercice est videment absurde car, en vertu duneincontournable loi d'airain, le total des emplois atteint 100 % dans les deux pays. Ladiffrence dans les structures demplois doit donc tre compense et c'est dansl'administration publique qui reprsente 8,2 % des effectifs en France contre 4,6 % aux

    Et at s-Unis. Quoi quil en soit, on voit bien qu e le messa ge (employer plus de gens da ns lesservices) revient prconiser une baisse ou un freinage de la productivit, alors que lediscours de la nouvelle conomie salue le bond en avant des gains de productivit auxEtats-Unis. Ces deux discours sont dcidment contradictoires et ne peuvent trerconcilis qu la condition de pren dre en compt e la str uctu re tr s polarise de lconomiedes Etats-Unis. Mais cela veut dire aussi que la nouvelle conomie russie suppose undegr dingalits croissant, parce que cest la seule manire de faire fructifier cettestru ctur e duale.

    Do v ien t l a r epr i se de l a p r oduc t iv i t au x E ta t s -Unis ?

    La reprise de la productivit aux Etats-Unis est un phnomne indniable, dont ilconvient de comprendre lorigine et le porte. Commenons, pour mmoire, par montrerles implications de ce phnomne. Il met mal la thse selon laquelle la phasedexpansion 1945-1970 sexpliquerait en majeure partie par un rattrapage du niveau deproductivit des Etats-Unis par lEurope et le Japon qui expliquerait le ralentissementprogressif de la productivit mesure que les conomies europennes et japonaises serapprocheraient des performances des Etats-Unis. Cette thse, rcemment reprise parBrenner7 nexplique jamais clairement les canaux par lesquels passerait ce supposrattrapage. Elle avait dj du mal rendre compte du fait que le ralentissement de laproductivit a galement concern les Etats-Unis et quil a mme commenc ds larcession de 1967. Les choses se compliquent encore si cest le pays le plus avanc, celuique les au tres sont censs rat tra per, se met lui-mme redmar rer : qui est-il donc lui-mme en train de rattraper ? On voit les limites de ce schma qui nindique pas de quoidpend en fin de compte la progression de la productivit : sagit-il de pure et simpleimitation, de transfert technologique spontan, ou dun effort dinvestissement plusmarqu ?

    Une autre thse, souvent avance propos du paradoxe de Solow, insiste sur les dlaispar fois tr s import an ts qui spa ren t lintr oduction dun e nouvelle t echn ologie et ses effetssur la productivit : il faut que ce nouveau paradigme se diffuse suffisamment, que soitralise une mise en cohrence entre les nouvelles manires de produire dans lesdiffrentes branches et avec les dbouchs, sous forme de nouveaux biens. Cest la thse6 Pik ett y T. (1997), Les crations demplois en F ran ce et aux E ta ts-Unis , la Revue de la CFDT n4,novembre.7 Brenner R. (1998), Th e economics of global tu rbulence , num ro spcialNew Left R eview n229.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    12/87

    12

    dfendue notamment par Pau l David8 partir dune comparaison entre lintroduction delordinateur et celle de la dynamo. La pntration du moteur lectrique aurait selon luipris prs dun demi-sicle si lon prend en compte tous les ajustements ncessaires dansles filires t echn iques, dans la st ru ctu re des cot s et da ns lorgan isat ion du tr avail.

    Le bond en avant rcent de la productivit serait donc leffet diffr de mutationstechnologiques conduisant progressivement un changement de paradigme. Le schma

    parat sduisant et beaucoup sen satisfont, en considrant que le paradoxe de Solow estainsi rsolu. Un premier argument peut cependant tre oppos la thse de David : onpeut adm ett re a vec lui que lclaira ge et les moteur s lectr iques, invent s au tour d e 1870,ont mis du temps se diffuser en raison de leur cot initial prohibitif et de leurfonctionn emen t incerta in. Mais cett e priode est pass e depuis plusieur s an nes en ce quiconcerne linform at ique, opra tionn elle dan s les gra ndes en tr eprises ds les a nn es 60 et70. Bref, comm e le dit Robert Gordon, un a ut re int ervena nt dan s ce dbat, on nen est plu s a tt endre Godot.

    De plus, cett e int erpr ta tion nest p as en a ccord avec le calendrier conomique observ. Leboom de linvestissement aux Etats-Unis est un phnomne tout fait rcent. Depuis

    1960, la par t de linvestissement total da ns le PIB a vait t oujour s fluctu lintr ieur dun eban de troite de 16-18 %. A part ir de 1996, le tau x dinvestissement sort compltem ent decette bande et passe de 17,7 % 20,7 % entre 1995 et 2000. Cest une augmentationconsidrable, qui nadmet aucun prcdent et conduit donc raconter une autre histoireque celle de lapprentissage des nouvelles technologies. Le bond en avant de laproductivit est en effet concomitant celui de linvestissement. Il est donc difficile de nepas imput er lun lau tr e et de ne pa s considrer que le sur crot de productivit est le fru itpresqu e insta nt an dun effort dinvestissemen t t rs m ar qu, bref une productivit san smyst re comm e le montr ent Anton Bren der et F loren ce Pisan i dans u n livre r cent9.

    Deux quest ions se posent a lors qua nt la port e de ce surcrot de productivit. Sagit-il ou

    non dun mouvement cyclique ? Est-ce que lentre dans une nouvelle phase longue delconomie suppose le maintien du taux dinvestissement ce niveau record et, dans cecas, ces gains de productivit n e sont -ils pas extr aordina iremen t cot eux en capita l ? Cesdeux questions font d bat et on ma nqu e de recul pour pouvoir les tra ncher factuellement.

    Cest qu e le Nouvel ge dont on pa rle a ux E ta ts-Unis est en fait tout jeun e. En effet, lecycle actuel na rien dexceptionnel dans sa premire moiti (1991-1995) et saconfiguration indite provient du rebond qui a conduit un dynamisme accru de lacroissan ce entr e 1996 et a ujour dhu i. Cest un e pr iode t rs cour te pour discern er ce quil ya vra iment de nouveau da ns le droulement de ce cycle. Et rien, pour linst an t, ne perm etde dire qu e cett e pha se, cert es exceptionnelle, prfigure a ut re chose quun cycle qui semblesachever au dbut de 2001. Si lon prend la croissance de la productivit comme variablesynthtisant cette nouveaut, elle peut trs bien sexpliquer par des dterminationsha bituelles, comm e llvat ion du ta ux dinvestissemen t. P ar ailleurs, lacclrat ion de laproductivit ren voie galem ent au cycle de productivit. De quoi sagit -il ? Aux E ta ts -Uniscomme ailleurs, la productivit augmente plus vite quand la croissance est plus forte,parce que cest loccasion de rsorber les sureffectifs et dintroduire plus vite les nouveauxquipement s port eur s des innovations. Su r la pr iode rcente, ce lien ent re pr oductivit etcroissance est trs troit. Mais cela veut dire que les gains de productivit devraientdclrer si la croissance ralentit en mme temps que linvestissement. Bref, uneinter prt at ion est possible, qui consiste dir e que le surcrot de productivit a ctuel est leproduit de circonstances particulires (croissance soutenue et effort dinvestissement) et

    8 David, Pa ul (1990), The Dyna mo an d t he Comput er: An Historical Persp ective on th e Modern P roductivityPa ra dox ,American E conom ic Review, Papers and Proceedin gs, May 1990.9 Anton Brender et Florence Pisani,Le nouvel ge de lconom ie amricain e, Economica, 1999.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    13/87

    13

    quil pourrait donc svaporer si le rythme de croissance redevient plus modr, et silapparat que leffort dinvestissement ne peut tre durablement maintenu un rythmeau ssi lev.

    Composi t ion o rgan ique e t ba i sse du p r ix r e l a t i f

    On arrive alors une seconde question dcisive qui porte sur une ventuellesuraccumulation de capital. Sil faut investir normment pour obtenir des gains deproductivit suprieurs, est-ce que ce rsultat positif nest pas compens parlalourdissemen t en capita l ? Cett e inter rogation rejoint un e th ma tique centrale delconomie politiqu e. Les marxist es pa rler ont de composition organ ique du capit al, les no-classiques de productivit globale des facteurs, et on peut dailleurs tablir un passageentr e ces deux reprsenta tions.

    Lun des arguments mis en avant par les optimistes est la baisse du prix relatif desquipements qui permet dinvestir plus en payant moins. Cette distinction mritequelques explications car elle touche un domaine trs controvers, et qui renvoie la

    double nature du capital. Ce dernier est en fin de compte un rapport social, dirait Marx,mais mme dans une acception plus commune, la notion de capital est complexe. En tantque facteur de production, comm e disent les no-classiques, il est u n en semble de moyensde production, mett ons u n pa rc de ma chines. Mais il nest pa s que cela, car ces ma chinesont t achetes pour produire, non pas des marchandises (qui ne sont quunintermdiaire) mais en fin de compte un profit pour le capitaliste qui en est lepropritaire. Le capital est alors une mise de fonds, une somme dargent qui entend biense valoriser , aut rem ent dit dgager u n pr ofit. La r gle du jeu veut qu e ce profit soit bon anma l an pr oport ionn el la mise engage selon u n t au x de profit gnra l. Mais cela dpendde lefficacit et de la capacit productive des ma chines qui ne s e mes ur ent pas en dollar sou en francs. Le progrs technique permet en effet de mettre en uvre de nouvelles

    machines (ou de nouveaux processus de production) qui permettent dobtenir le mmeniveau de production avec une mise en capital infrieure. La question qui se pose ici estune question conceptuelle : pour analyser lvolution du taux de profit, il faut russir dcomposer la valeur investie en volum e de capital et prix. Si le capita l ta it compos demachines toutes identiques, cette dcomposition ne poserait pas de problme. Lacompt abilit de chaqu e ent repr ise fera it figurer le nombre de m achines, valorises leurprix dachat . Les choses sont plus compliques parce que la na tu re des m achines change :on remplace des machines crire par des ordinateurs, les machines samliorent,deviennent plus prcises et plus perform an tes.

    Bref, la dcomposition entre volume et prix est conventionnelle. Elle ne prsente pas deproblme majeur quand les mutations techniques sont introduites de manire continue,mais tel nest pas le cas, justement, ds lors que les nouvelles technologies introduisentdes manires de produire radicalement nouvelles, et que leur prix relatif baisse. Lesadm ira teu rs de la n ouvelle conomie pensen t que cela r sout tous les problmes et Da nielCohen affirme par exemple que : la ha usse de laccum ulat ion du capita l sexpliqueentirement par la baisse du prix de linvestissement. Cest une transformationconsidrable quon ne peut pas sparer des questions technologiques elles-mmes 10. Lepetit problme est que cette affirmation est fausse. Le prix relatif de linvestissement acertes baiss mais cette baisse na pas t suffisante pour assurer le financement dusurcrot daccumulation aux Etats-Unis, puisque linvestissement en valeur a lui aussiaugmen t en proport ion du P IB.

    10 Dan iel Cohen , Lavn emen t du t ra vail polyvalent ,Revue d e Rexecode n66, 2000.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    14/87

    14

    Comme lexplique trs bien Patrick Artus, la nouvelle conomie ne se transformera encycle technologique de long terme que si lacclration de la productivit globale desfacteurs se poursuit 11. Or ce phnomne nest pas trs marqu, parce que la marchedescalier franchie par la productivit du travail a t en partie compense par unalourdissem ent en capit al. De ce point de vue, le cycle high tech prsente une combinaisonqui nest pa s forcmen t optima le du point de vue du pr ofit. Depuis le milieu des an nes 80,lconomie des Etats-Unis tait caractrise par une augmentation rgulire de la

    productivit du capital, autrement dit par une baisse du volume de capital par unitproduite. Sur cette m me priode, le salaire rel et la productivit du tr avail progressa ientparalllement un rythme assez faible, un peu infrieur 1 % par an. Dans cesconditions, le ta ux de profit se rt ablit rgulirement en r aison des conomies en capital 12.La nouvelle conomie bouleverse ce schma en intr oduisan t un supplmen t deproductivit du travail ; mais ce dernier se rvle coteux du point de vue delalourdissement du capital, et saccompagne de risques accrus de revendicationssalariales. Contrairement aux thorisations htives et impressionnistes dun Aglietta13, ilnest donc pas tabli que lconomie en capital soit une caractristique durable de la nouvelle conomie .

    Une troisime ligne dexplications des gains de productivit repose sur le dynamismequautorise la croissance. Le raisonnement est le suivant : il existe des gains potentiels,ma is ceux-ci appar aissent daut an t plus vite que la croissan ce perm et de les actualiser,par incorporation aux nouveaux investissements, ou par effet dchelle de la production.Nous avons montr ailleurs comment le ralentissement de la productivit en Europesexpliqua it mal pa r les volutions du cot relat if des facteu rs et du t au x dinvestissemen t,et quil fallait int roduire le dynam isme de la deman de pour r endr e compt e des volutionsobserves, surtout au niveau sectoriel14. De ce point de vue, lconomie des Etats-Unis abnfici non seulement du dynamisme de linvestissement mais aussi dune croissancetr s soutenue de la consommat ion.

    L a c on so m m a t i on d e s m n a g e s .

    Entre 1991 et 2000, le PIB des Etats-Unis a augment de 3,5 % par an, et la secondemoiti de cett e priode est encore plu s t onique pu isque la pr ogression a t de 3,9 % entre1995 et 2000. Il faut videmment se poser la question de savoir ce qui sous-tend cettecroissance, et la rponse est claire : outre le boom de linvestissement, cette croissancesappu ie avan t tout su r u ne progression tr s sout enu e de la consommat ion pr ive.

    Ce remarquable dynamisme pose cependant plusieurs problmes, et le premier est labaisse considrable du taux dpargne des mnages. En effet, la consommation desmnages naugmente pas seulement parce que leur revenu augmente, mais aussi parcequils consacrent une part croissante du revenu disponible la consommation. En 1993,les mna ges am ricains consommaient 91 % de leur r evenu, cest 100 % en 2000. Cela veutdire que, chaque anne, ils ont consacr un point de plus de leur revenu par rapport lanne prcdente. Les mesures sont ici dlicates, et certaines dfinitions conduisentmme un taux dpargne ngatif, ce qui voudrait dire que les mnages, pris dans leurensem ble, consomm era ient plus qu e 100 % de leur r evenu. A tit re de compa ra ison, le tau xdpar gne, dfini de la mm e ma nire, est de lordr e de 15 % en F ra nce.

    11 Patr ick Artus,La n ouvelle conom ie , La Dcouvert e,2001.12 Grar d Dumn il et Dominique Lvy, Crise et sorties de crise, PUF , 2000.13 Voir par exemple la postface la rdition de 1997 de son livre (paru en 1976) : Rgulations et crises ducapitalisme, Odile J acob.14 Michel H usson,Les ajustem ents d e lemploi , Editions pa ge Deux, Laus an ne, 1999.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    15/87

    15

    Avec les compa ra isons s implistes dont certa ins conomistes ont le secret , on pour ra it direque lconomie fra naise pourr ait avoir u n P IB su prieur de 15 %, si seu lemen t lesFr an ais voulaient consommer au ta nt que les Amr icains. Mais comm ent font ces dernierspour consommer 100 % de leur revenu alors quun e bonn e par tie dentr e eux ne disposentque dun pouvoir dachat du sa laire st agna nt , voire en ba isse ?

    A y regarder de plus prs, deux phnomnes symtriques viennent expliquer cette bonne

    tenue de la consommation. Du ct des mnages les plus riches, la consommation estdope par lenvol de la Bourse et des revenus financiers. On peut distinguer un effet derichesse, et un effet de revenu. Leffet de revenu repose sur un lment virtuel : onconsomme une plus grande partie de son revenu, dans la mesure o lon voit sonpatrimoine financier prendre de la valeur. Cet effet peut se combiner avec un effet derevenu, si les intrts et dividendes compltent les autres formes de revenu pour pousserla consomm at ion en avan t ; dan s ce dernier cas, il ny a pa s forcment dau gment at ion dela proportion du revenu consomm. Enfin, lautre bout de lchelle des revenus, lesmnages les plus pauvres ne sont pas compltement tenus lcart du boom de laconsommation. Lendettement global des mnages a progress rapidement, puisquil estpass de 85 % 100 % de leur revenu au cours des annes 90 ; en 1999, avec 6500

    milliar ds de dollar s (4300 dempr un ts immobiliers et 1300 de crdits la consomma tion),il reprsente plus de trois fois la dette des pays du Sud et de lEst. Dans de tellesconditions, la vigueur de la croissance na rien de surprenant mais il devrait tre clairquelle nent retien t quun lien ind irect a vec la nouvelle conomie . Qua nt labsen ce deredmar ra ge de linflat ion, elle obit, l a ussi, des facteur s classiques : baisse des cot sunitaires (les gains de productivit dpassent la maigre progression du salaire rel) etbaisse du pr ix des import at ions, grce la h au sse du dollar.

    Notre enqut e dbouche alors su r u ne nouvelle nigme : si les mn ages n par gnent plus,qui finan ce linvestissement ? Cett e quest ion est dau ta nt plus t roublant e que lenvol de laconsommation concide avec un boom de linvestissement. On arrive l aux limites de la

    nouvelle conomie qui peu t tr e au ssi nouvelle que lon voudr a ma is ne peu t perm ett re une conomie de vivre au-dessus de ses moyens en consommant et en investissantplus quelle ne pr oduit. L encore, il nest pas t rop difficile de tr ouver lexplicat ion .

    Cest lafflux de capitaux europens ou japonais qui a financ le bond en avant delinvestissement. Celui-ci a dop les gains de productivit et permis aux Etats-Unis deraffirmer leur suprmatie technologique. Cette bonne sant de lconomie amricaine aensuite servi att irer encore plus de capitau x. La pompe est bien a morce et creuse unimpressionnant dficit de la balance courante : 200 milliards de dollars en 1998, 300 en1999, 400 en 2000. Le plus surprenant est que cela na pas empch le dollar desappr cier pr ovoqua nt le recul de leur o. La domina tion impr iale quexercent les Et at s-Unis sur le rest e du monde valide a poster iori des drapa ges quau cun a ut re pays nau ra itpu su pporter.

    O est la nouvelle conomie dans ce schma ? Lerreur de Cohen, signale plus haut,porte sur un point crucial, car les choses auraient t diffrentes si, effectivement, lesnouvelles technologies sautofinanaient par des gains de productivit immdiats.Dailleurs, si tel tait le cas, pourquoi naurait-on pas assist au mme phnomne enEu rope ? Cett e diffrence tr s ma rqu e - boom de linvestissement au x Eta ts-Unis, simplereprise cyclique en Europe - ne se comprend que si lon remarque que ce sont les profitseuropens qui financent linvestissement aux Etats-Unis. La phase daccumulationactuelle aux Etats-Unis est au fond de nature imprialiste, puisquelle rsulte de lacapa cit accum uler dan s la puissan ce domina nt e la plus-value produite ailleurs.

    Un e chose en tout cas devrait t re vident e : un t el modle nest pa s export able et n e peutdfinir une nouvelle onde longue pour lensemble de lconomie mondiale. Il correspond

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    16/87

    16

    plutt une captation de croissance potentielle par la puissance dominante. Le seulexamen d u J apon, ex-modle, devrait s uffire illustr er cette th se. Rien de plus fau x ni deplus ridicule, par consquent, que la posture consistant attendre lentre de lEuropedan s le Nouvel ge et ne la faire dpendre que dun effort de r at tr apa getechnologique. Il faudrait que lEurope investisse plus dans ces secteurs ? Mais elle ladj fait ... aux Et at s-Unis !

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    17/87

    17

    CHAP ITRE 2LE BLUFF TECHNOLOGIQUE

    La nouvelle conomie fascine galemen t en r aison du r le par ticulier quelle fait jouer la finance. Une nouvelle catgorie dent rep rise, la nouvelle pousse (start-up en a nglais),semble avoir acquis la capacit de se dvelopper une vitesse acclre et daugmenterdmesurment sa capitalisation boursire. Ces entreprises, regroupes sur un march

    spcial, le Nasda q, cont ribuent largemen t lenvol des cour s boursiers. Cer ta ines dent reelles devienn ent mm e capa bles dacqurir des ent repr ises de la vieille conomie,comm e AOL ra chet an t lempire Time War ner .

    Economie po l it ique des n ouve l les pou sses

    Ce constat pose une premire question qui est de savoir si cet envol des cours boursierspeut repr endr e, ou si la st agna tion de 2000 est du ra ble. Elle sest en t out cas a ccompa gnedune chute spectaculaire, de plus de 60 %, des valeurs technologiques du Nasdaq. Larponse devrait tre clairement ngative, et il faut une nouvelle fois aller rsolument lencontre du ftichisme proprement bourgeois de la finance. Certes, les jeunes

    entrepreneurs de la net-conomie se vivent comme des aventuriers mrites, desinnovateurs astucieux et ils sont persuads de ne devoir leur rmunration qu leurha bilet pr opre. Ils nont dailleur s pa s t ort , qua nd on voit quel point le capita l fina ncierar rose dar gent frais des projets qui ont objectivement peu de chan ce dtr e viables. Maisles revenus distribus ne sont pas virtuels, et il faut ici introduire une distinctionessentielle entre la valeur patrimoniale (la capitalisation boursire) et les revenus qui endcoulent.

    Les actifs financiers sont des -valoir sur la richesse produite et leur prix est largementartificiel. Pas compltement, puisquil y a des gens qui achtent des actions, et dautresqui les revendent, ou (quelquefois) en mettent. Mais la majorit de ces transactions est

    virtuelle : ds lors quon vend des actions Vivendi pour acheter des actions FranceTelecom, le cours auquel se font ces changes est relativement conventionnel. Ces prixdun genre pa rt iculier pour ra ient t re m ultiplis par mille, comm e sils taient libells enun e monna ie spciale, multiple des monn aies relles.

    Mais il y a quand mme des nuds de conversion entre la sphre financire et lasphre relle qui interdisent une divergence durable. Tout dpend au fond de ce que lonfait des revenus des actifs financiers. Tant que ceux-ci sont intgralement rinvestis, lespatrimoines croissent en-dehors de tout lien matriel avec la sphre relle et lcart peutpotentiellement devenir infini. Mais si une partie des droits de tirage qui correspondentaux revenus financiers cherchent se porter dans la sphre relle, autrement dit schanger contre des biens et services, ce transfert doit se plier la loi de la valeur ouplus pr osaquem ent celle de loffre et de la dem an de. Ima ginons en effet qu e ce nouveaupouvoir dacha t n e tr ouve pas d e cont repa rt ie du ct de la pr oduction, et n e ru ssisse pasnon plus dplacer la dema nde sa lariale ? Lajust emen t se fait a lors par les prix, ce quirevient dvaloriser les revenus, y compris les revenus financiers. Cest ce qui expliquedailleurs la gr an de sensibilit des r ent iers linflat ion, puisque le ren demen t r el de leurpat rimoine dpend delle. Mais si un e telle dvalorisa tion se pr oduit, elle se comm un ique lvaluation des patrimoines et le cours des titres doit alors baisser pour sajuster aurevenu rel quils procurent. Ce scnario est typiquement celui dune crise des fonds depension, quand toute une gnration de retraits passe en mme temps de la situationdpargnant qui achte des titres celle de retrait, qui vend des titres pour financer saconsommation.

    Dun point de vue objectif, les cours de Bourse devraient donc reprsenter les profitsan ticips des entr eprises, par tir desqu els sont ver ss les revenu s finan ciers. Mais ils ont

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    18/87

    18

    compltement dcoll et n entr etiennen t plu s quun ra pport lointa in avec cett e ren ta bilitdu capital. Jamais, dans toute lhistoire du capitalisme, ce phnomne navait atteint unetelle ampleur et il nest pas possible que cela dure ternellement. Mais cela peut durerlongtemps, tant que se prolonge cette fuite en avant euphorique laquelle on assisteaujourdhui, tant que nest pas mise lpreuve la ralit des revenus potentiels quisaccumulent. Cela peut durer aussi tant que la partie des revenus financierseffectivement dpenss est paye par la baisse relative des salaires. La belle voiture que

    soffre le PDG de la start-up nest pas virtuelle, mais elle reprsente un transfert derevenu ponctionn sur la masse salariale. Lheureux lu ne le voit pas du tout de cettema nire et pense que cette voiture est la (just e) rmunr at ion de son ha bilet personn elle,de son sens des affaires ou de la dbrouille. Telles sont les limites de limaginairebourgeois !

    Mais si la start-up na pas encore ralis de bn fice, comm e cest souvent le cas , qui donca pa y la voitu re en quest ion ? Le jeun e PDG sest vers lui-mme u n sa laire prlev surles avances bancaires. Et ces avances bancaires ne sont rien dautre que de la plus-valuequi saccum ule, mme si cest sa ns d out e peut -tr e fonds per dus. Toute la qu estion est desa voir si les start-ups , typiques de la nouvelle conomie , vont crer un nouvel espa ce de

    valorisation du capital, capable de valider aprs coup ces mises de fond. Il est bienpossible que la rponse soit ngative, tout simplement parce que le march potentiel esttr op tr oit.

    Il fau t a lors oprer u ne distinction su pplment aire ent re n ouveaux dbouchs et pa rt s demarch. Prenons le cas dAmazon, la plus grosse librairie en ligne au monde. Le produitfinal nest pas nouveau, cest un livre, mais il est vendu dune manire assurmentnouvelle. Est-ce que cela peut susciter de nouveaux dbouchs pour le livre, autrementdit, est-ce que les gens vont a cheter plu s de livres par ce quils peuvent dorn avan t le fairesur Internet ? On nen sait rien, mais il est probable que le march ne vas pas slargirconsidrablement. Ds lors, la rentabilit dAmazon, qui nest dailleurs pas encore

    assu re, dpend de sa capacit capt er la clientle des rseau x de distr ibution classiques,par exemple Barnes and Nobles qui na suivi sur Internet quavec un peu de retard. Dansce cas, il sagit alors dun phn omn e r elativement class ique de concurr ence, semblablesau fond au dveloppement des grandes surfaces qui ont progressivement vinc le petitcommerce.

    Mais les start-ups offren t au ssi de n ouveau x services et cren t de n ouvelles bran chesdactivit, diffren tes du comm erce en ligne. La qu estion qui sur git immdiat ement est desavoir comment elles vont gagner de largent, faire du cash ? P renons cett e foislexemple de Net2com, cette bote dont le jeune PDG a connu son heure de gloiremdiatique. Le service offert prend la forme de dossiers de presse personnaliss lademande, composs de liens avec dautres sites. Lide de parasiter le travail des autresest assez rvlatrice des habilets du domaine, et le produit offert (que nous avons test)est a u final dun e qualit tr s mdiocre, avec normm ent dinform at ion sa ns int rt. P euimporte aprs tout, puisque cest gratuit. Mais, justement, qui paie ? Malgr la pitrequalit des prestations, il faut un peu de main-duvre, que lon ne peut rtribuerintgra lement en m onn aie de singe. Il y a u ne pr emire r ponse possible : les gogos. Ceuxqui ont mis de lar gent da ns laffaire, pour comm encer, et, peut-tr e un peu plus ta rd, ceuxqui fina nceront lintr oduction en Bours e de la bote. On voit bien que cette r ponse ne peu tsuffire lensemble dun secteur trs foisonnant. Il y a dj, et il y aura manifestementdes ajust emen ts brut au x qui sont de lordr e de la dvalorisa tion du capit al.

    La mme question se pose une autre chelle pour Yahoo et Free. Yahoo fonctionne par

    indexation des sites et ncessite, en coulisses, une force de travail trs importante. Freepropose des services que dau tr es vendent . L encore, mystre : qui pa ie, par exemple, lescam pagnes de pu blicit que cesproviders se paient pour dire qu ils ne font rien pa yer ? La

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    19/87

    19

    seule rponse possible est la publicit et lenqute marketing. La publicit, ce sont despetits panneaux placs sur un site qui renvoient ventuellement un autre, et on voitbien que tout cela tourne un peu en rond. Lenveloppe budgtaire globale nest pasextensible linfini, et il y a peu de moyens fiables de tester limpact de ces dpenses.Reste la possibilit de se cons titu er, gr ce au x cookies , une base de donnes tr s riche deconsomm at eur s observs et cata logus en fonction de leur s got s. Cela per met de cibler a umieux loffre et cest effectivement relativement nouveau. Mais l encore, limpact risque

    dtre limit et il est difficile de faire la part du bluff de ceux qui veulent valoriser cettesource de revenus. Une fois que lon saura que M. Durand achte par Internet les livrespolitiquem ent peu corr ects qu il nose pas dema nder son librair e, on ser a bien a vanc !

    En fin, leuphorie bour sire actuelle a videmment bien des avan ta ges, ma is pas pour t outle monde. Les perturbations et les incertitudes qui laccompagnent prsentent desinconvnients de plus en plus srieux, mme dun point de vue capitaliste. Ainsi, en1999, les actions des socits non rentables ont augment de 52 %, alors que celle desentreprises qui ont dgag des bnfices rels sont en baisse. Ces chiffres, cits par lePDG dIBM, Louis Gerstner15 vont lencontre de lune des rgles fondamentales ducapita lisme, selon la quelle le cour s de Bours e doit reflter la capacit dgager du profit.

    Si de telles distorsions sinstallaient, le systme capitaliste ne pourrait tout simplementplus fonctionner .

    P rod uc t iv i t e t nouve l les t echn o log ies

    Dans la littrature sur la nouvelle conomie, le lien entre nouvelles technologies etproductivit va de soi. On fait des gorges chau des, pa r exem ple, de la loi de Moore : cefondateur dIntel avait prvu que la densit dune puce au silicone doublerait tous les 12mois. Cest tous les 18 mois, mais cest assurment fantastique. Et aprs ? Lexpos decette loi est typique de la rhtorique sur la nouvelle conomie qui mlange allgrementpseudo-science et argument publicitaire. Le micro-ordinateur a extraordinairement

    dvelopp la productivit du travail humain, en particulier du travail dit intellectuel.Cest parfaitement exact et on pourrait samuser dcrire la gense dun livre commecelui-ci y a une quinze ou vingt ans : rdaction entirement la main, multiples frappesstn ograph iques, calculs sta tistiques sur calculett e et gra phiques sur papier millimt r. Sion rajoute la source de documentation quoffre Internet, on peut parler dun vritableboom de productivit. Il faudra moins de temps pour faire une tude comparable, ou, enun t emps donn, on pourr a la bour rer dinform at ions de toutes sort es.

    Mais peut-on dire pour autant que la productivit des utilisateurs de micro-ordinateursdouble tous les 18 mois ? Evidemm ent non, dau ta nt plus que la mont e en pu issan ce desordina teur s saccompa gne dun gigant isme logiciel, destin a u fond ma intenir const an t leprix rel moyen dun quipement standard. Le critique informatique de Business weekavait eu ce sujet une jolie formule pour saluer la vitesse inutile du processeur PentiumIII dInt el : un e puce plus ra pide ne vous fera pas t aper plus vite, ni penser plus vite 16.On voit bien, sur cet exemple concret, le genre de glissement qui sopre : on mlange lapuissance productive ou la vitesse de la machine avec la productivit du travail humain,comm e si en doublant la pr emire, on obtena it u n effet pr oport ionn el sur la seconde. Cestun ftichisme technologique qui consiste projeter mcaniquement sur ltre humain lesprouesses de la t echnique.

    Les conomistes a iment les lois, qui leur servent souvent cont our ner un e difficult. Il yavait le paradoxe de Solow, voici la loi de Metcalfe qui dit que lutilit dun rseau estproportionnelle au carr du nombre de gens connects. Mais, objecte Krugman, on

    15Busin ess week, traduction dan s lExpansion du 22 juin 2000.16 Ste phe n Wildstr om, Pen tiu m III: En ough Already ? ,Business w eek, 22 mars 1999.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    20/87

    20

    pourrait imaginer une loi de DeLong (un autre conomiste) disant que la croissance dunrseau se fait en comm enan t pa r les conn ections les plus int ressan tes17. Le rendementdu rseau serait alors plutt dcroissant, et non pas croissant comme le postule Metcalfe.Voici donc un e au tr e limite t emporelle cett e fois, du boom de la p roductivit.

    Mais la car actrist ique la plus frappa nt e des gains de productivit obtenu s aux Et at s-Unisest la manire dont ils sont extraordinairement concentrs non seulement dans les

    indus tr ies des technologies de linform at ion, ma is dan s la seule indu str ie inform at ique quirep rs ent e peine 1 % de lensem ble de lconomie. Les rsult at s de Robert Gordonmontr ent quen deh ors de ce secteu r, la pr oductivit n a pa s pr ogress plus vite en tr e 1995et 1999 quelle ne lavait fait entre 1972 et 199518. Gordon retourne largument sur labaisse des prix des quipements pour en dduire que lutilit marginale de la puissancesupplmentaire des ordinateurs a baiss. Les effets de linformatisation iraient donc endcroissant et lessentiel serait derrire nous. Internet na pas dop les ventes de micro-ordin at eur s dont la p rogression sexplique bien par la baisse des pr ix relatifs. Les servicesrendus par Internet sont indniables, mais ils se dveloppent en prenant la placedactivits existantes, voire en doublonnant. Enfin, Internet est utilis sur les lieux detravail pour couler les cadences : la frquentation des sites de divertissement ou de

    consommat ion en ligne enregistr ent des pointes, non pas le soir ma is dura nt les heures detravail. The Economist avait publi un dessin trs drle suggrant une explication dupar adoxe de Solow. On y voit qua tr e employs inform at iss, en tr ain de sur fer s ur le Web :mais, au lieu de travailler pour leur patron, le premier tlcharge un jeu, la secondeenvoie du courrier un ex-, la troisime dcouvre la mode dautomne, et le dernierrpert orie les sites r otiques.

    Gordon appelle quant lui relativiser limpact dInternet qui resterait en de de biendau tr es inventions qui ont scand le sicle : Sur fer sur In ter net peu t tr e distr aya nt ,mais cela reprsente une amlioration du niveau de vie bien infrieure la prolongationdu jour durant la nuit grce la lumire lectrique, la rvolution dans l'efficacit

    productive permise par le moteur lectrique, la flexibilit et la libert que procurel'automobile, l'conomie de temps et le rtrcissement des distances autoriss parl'avion, aux nouveaux matriaux mis au point par l'industrie chimique, au sentimentindit dun e comm un icat ion simu ltan e au m oyen du t lphone, l'arr ive directe da ns lesalon de nouvelles et de spectacles par lintermdiaire de la radio puis de la tlvision,ains i quau x progrs n ormes r aliss en mat ire despran ce de vie, de sant et de confortaut oriss par les quipement s san itaires et la plomberie domestique 19.

    Dans l es cou l i sses d e l a t echn o log ie

    Une autre manire de questionner le lien entre innovations technologiques et gains deproductivit est de montrer que ces derniers rsultent de mthodes trs classiquesdintensification du travail et daugmentation du degr dexploitation des travailleurs.Prenons lexemple du B2B ( Business to Business) qui dsigne lut ilisat ion dInt ern et dan sles relations entre entreprises. Cette innovation technologique, emblmatique de la nouvelle conomie , conduir ait des conomies de cot est imes en moyenn e 5 % da nsles secteurs directement concerns et 3 ou 4 % aprs diffusion de ces baisses de prixdans lensemble de lconomie par le jeu des changes inter-branches. Cela parat bienma igre, dau ta nt plus que cett e baisse de prix est obtenu e long term e, en prat ique su r laprocha ine dcennie. La m ont agne a ccouche dun e souris m ais, expliquent les ana lystes de

    17 Paul Krugman, Networks and increasing returns : a cautionar y tale http://web.mit.edu/krugman/www/metcalfe.htm ; J. Bradford DeLong Old Rules for the New Economy , 9

    dcembr e 1997 18 Work in pr ogress , The Economist, 24 juillet 1999.19 Robert Gordon, Does th e "New Economy" Measu re u p t o the Gr eat Inventions of the P ast ? , NBERWorking papern7833, aot

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    21/87

    21

    Goldman Sachs20, il ne sagit qu e de leffet prix initial, qui va ensu ite doper la dema nde etdonc la croissance.

    L encore, rien de nouveau sur le soleil : de tout temps, le capitalisme a fond sondynamisme sur lconomie de temps de travail. Il passe son temps baisser les cots.Mais cela ne cre pas automatiquement de la croissance, contrairement aux petitsschmas simplistes de Goldman Sachs. Il faut dabord que les baisses de cot soient

    rpercutes dans les prix, ce qui nest pas exclu mais pas automatique non plus. Il fautensuite que ces baisses de prix suscitent leur tour un surcrot de demande, et celadpend de ladquation de la demande effective la structure de loffre. Une descaractristiques du capitalisme contemporain est justement la baisse de llasticit de laconsomma tion m ar cha nde au x cot s : il faut n orm men t ba isser les cot s pour largir lesdbouchs. Les estimations de Goldman Sachs sont de ce point de vue fantaisistespuisquelles reviennent postuler quune baisse de prix de 5 % suffit pour augmenter lapr oduction de 5 %. Cest vra imen t beau coup, et limpa ct raisonn ablement prvisibledevrait tre infrieur. De toute manire, 2 ou 3 points de PIB tals sur dix ans, il ny apas de quoi en faire un plat .

    Lessentiel de la critique nest cependant pas l. Si on analyse de plus prs la logique duB2B ou des commandes directes du consommateur auprs des entreprises, on saperoitquInt ern et n e joue qu un rle accessoire da ns la gense des ga ins de pr oductivit. P ren onslexemple de la vente en ligne, et qui devrait, parat-il, se gnraliser lindustrieautomobile aux Etats-Unis. En se connectant par exemple sur le site de Dell, on peutdfinir le modle dordinateur que lon dsire, avec toutes les options possibles. Mais onpour ra it au ssi bien ima giner u n form ulair e publi dans les revues spcialises, identique celui quon trouve en ligne, et o on cocherait ses prfrences. On le renverrait par laposte, ou par Fax. Cela fait une diffrence dun jour ouvrable avec linstantanitdInternet.

    Ce qui se passe ensu ite dpend essen tiellemen t de la chane dass emblage et de la capacit mettre en uvre une fabrication modulaire. Admettons que lapprovisionnement enpices dtaches se fasse lui-mme en B2B . Internet interviendrait de nouveau,effectivement, mais la viabilit de lensemble dpendrait au bout du compte des circuitsdapprovisionnement matriels, qui doivent permettre de livrer dans des dlais trsrapides les processeurs, les crans et les claviers. La faisabilit de lensemble nest pasacquise par lusa ge dInt ern et qu i ne pren d en cha rge que les flux dinform at ion, mais pa sles flux de marchandises. Ces derniers doivent bien circuler en sens inverse, carlimmatrialit a des limites. Mais cela dpend surtout du degr dintensification dutravail et des transports. Lessentiel des gains de productivit ne dcoule donc pas durecours Internet mais de la capacit faire travailler les salaris avec des horairesultra-flexibles (sur la journe, sur la semaine ou sur lanne, en fonction du type deproduit) et inten sifier et fluidifier les rsea ux dappr ovisionn emen t, avec une pr ime au xlivraisons individuelles et au tr an sport routier.

    Il y a l une hypothse de travail essentielle, qui consiste dire que les nouvellestechnologies ne sont pas en soi une source de productivit qualitativement nouvelle. Enrevanche, elles suscitent des gains de productivit considrables qui sont obtenus par unprocessus dextern alisat ion des cot s qu i nest dailleur s pa s vra iment nouveau lui-mm e.Le zro stock est une norme de gestion qui a t introduite depuis une bonne dizainedannes et laquelle les nouvelles technologies vont donner un lan nouveau. Mais cetobjectif est at teint en gra nde pa rt ie en reporta nt le cot du st ockage sur les conditions detravail. Dune organisation de la production o les horaires sont fixes et o les stocks

    perm ett ent d ajust er le flux de production aux fluctua tions de la deman de, on pa sse u ne20 Goldman Sachs, Global Economics Weekly, 9 fvrier 2000.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    22/87

    22

    organisation effectivement nouvelle, o les stocks sont rduits au minimum, et olajust ement se fait par flexibilisat ion ou a nn ua lisat ion du temps de tr avail. Les nouvellestechnologies r enden t plus faciles cette m ut at ion, m ais la source dconomie de cot rsideen fin de compt e da ns lint ensificat ion et la flexibilisat ion d u tr ava il.

    Lau tr e nouvea ut qui rend possible le zro s tock et le just e tem ps cestlintensification des transports. L encore, on peut parler dexternalisation : les dlais

    dapprovisionnement, ou la moindre varit de choix qui taient associes uneorganisation classique (gros volumes de livraison et stockage) sont dpasss mais enfaisant payer les avantages privs (pour les producteurs mais aussi pour lesconsommat eur s) par des cot s sociaux a ccru s : densificat ion des r seau x rout iers,encombrement, pollution, etc. L encore, les nouvelles technologies sont parfaitementaccessoires comme le montre lhistoire mme de ces principes de gestion puisque lesusines japona ises o a t invent le zro stock u tilisaient comm e vecteu r de linform at iondes fiches brist ol que lon ne peut pas vraim ent qua lifier de nouvelle technologie . Quunrsea u lectr onique soit plus ra ctif et plus pu issan t, cest vident ; il nen rest e pa s m oinsque ce qui compt e cest de sa voir si linten dan ce, au tr emen t dit lorga nisat ion productive,russit suivre.

    On peut faire confiance aux nouveaux entrepreneurs pour rduire au minimum leursdpenses et pour imposer leurs r evendicat ions extr avaga nt es en ma tire dorgan isation dutravail : il va de soi que lon doit fonctionner 24 heures sur 24 pour tre vraiment branch , et que lon doit faire face aux fluctuations brusques de la demande. Mais,mm e dan s ces condit ions, il semble vident qu e bien des pr ojets n e sont pas r ent ables etfiniront comme leur clbre prdcesseur, boo.com. Les livraisons dpicerie domicilesans sur cot et par tir dun cat alogue suffisammen t lar ge sont par exemple un n on-sensconomique, m oins dimaginer quelles puissent mordr e ma ssivement sur la distr ibutionclassique sans hausse de prix croissante. Cet assaut de scepticisme sera probablementdmenti en pa rt ie. Il se peut fort bien que les ma gasins virt uels remplacent peu peu les

    gran des sur faces et que des nu es de livreu rs viendront servir domicile. Mais un e choseest s re, cest qu e ce sont des ar gument s tr s classiques de r ent abilit qui dcideront de laviabilit de ces nouvelles entreprises et non pas le recours en soi aux nouvellestechnologies.

    On voit donc que t out dba t sur la nouvelle conomie est s oum is u ne r eprsen ta tionidologique de la technique, qui vient constamment faire obstacle une tude raisonnede ce qui est vra iment nouveau . Cette idologie est dau ta nt plus pu issan te quelle pren dappu i sur la fascinat ion exerce par des t echn ologies effectivement prodigieuses. Mais, ducoup, elle biaise toutes les interprtations dans le sens dune sous-estimationsystmat ique du r le des processus d e tr avail. Que ce soit dlibr ou n on, le rsu ltat estatteint lorsque les enjeux sociaux des nouvelles technologies sont repousss dans lescoulisses, au ra ng des vieilles questions san s intr t. On fabr ique ainsi une repr sent at iondu monde, o les travailleurs du virtuel deviennent larchtype du salari du XXImesicle, alors que la mise en u vre pa r le capit al de ces nouvelles techn ologies fabrique aumoins autant demplois de nouveaux OS que dinformaticiens. Malgr tous les discoursgrandiloquents sur les stock options et lassociation de ces nouveaux hros du travailintellectu el la pr oprit du capita l, les rapport s de classe fonda men ta ux sont toujour s autravail. La dvalorisation permanente du statut des professions intellectuelles, ladqualification ininterrompue des mtiers de la connaissance, tendent reproduire unsta tut de proltaire t rs classique, et sopposent ainsi totalement des schma s na fs demont e un ivers elle des qua lificat ions et dmer gence dun nouveau type de t ra vailleur .

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    23/87

    23

    CHAP ITRE 3LE BLUF F DE LA MONDIALISATION

    La ncessaire adaptation la mondialisation est videmment un thme majeur de larefondation capitaliste. Nous serions confronts un processus irrversible, quasi-mtorologique, qui viendrait bousculer les rigidits et les acquis. Pour comprendre ce que

    signifie et ce qu implique ce discours, il est ut ile, un e fois encore, de se dem an der ce qu il ya d e nouveau sous le soleil.

    L a m o n d i a l is a t i on a u c u r d u c a p i t a li sm e

    Dans les pages du Capital consacres la gense du capitalisme, Marx montre commentlextension du comm erce mondia l a cont ribu h t er le dclin du fodalism e, et m odifierles r apport s en tr e comm erce et indu st rie : limma nent e ncessit pour le modecapitaliste de produire une chelle sans cesse plus grande incite une extensionperpt uelle du m ar ch mondial, de sort e que ce nest p as ici le comm erce qui rvolutionne

    constamment lindustrie, mais cest le contraire . Autrement dit, la base du mode deproduction capitaliste est const itue par le mar ch mondial lui-mm e 21, de telle sort e quela mond ialisat ion est cons tit ut ive du capita lisme : Par lexploita tion du ma rchmondial, la bourgeoisie donne un caractre cosmopolite la production et laconsomma tion , criva ient dj Mar x et E ngels dan s leManifeste du Parti Com m un iste .

    La mondialisation est donc consubstantielle au capitalisme. Plus prs de nous, certains,comme Pau l Bairoch22 ont avanc lide que le degr dinternationalisation des conomies,dfini par la p ar t du comm erce mondial da ns la pr oduction n at iona le nest pa s plus levqu certaines priodes de lhistoire du capitalisme. Si lon considre les trois grands plesde lconomie mondiale, Etats-Unis, Europe et Japon, on constate quils constituent des

    ensembles relativement ferms, o la part du commerce mondial est comprise entre 10 12 %. De la m me faon, le poids de la finan ce interna tionale a man ifestement au gment depuis le dbut des annes 80, mais il sinscrit dans une alternance de phases ducapitalisme o le financement du capital passe plutt par le crdit (les banques) ou lafinance (la Bourse). Une autre manire de relativiser le phnomne de la mondialisationconsiste dire quil y a en fait peu de groupes vraiment multinationaux qui naient pasun e appa rt ena nce nat iona le, qui ne bnficient pa s daides publiques ou n e disposent pasdune source de financement exclusivement centre sur des capitaux qui appartiennent un ensemble national.

    Les mar chs compt ent a ussi, comm e le montr e une tu de rcent e ralise au Ministre delEconomie partir dune base de donnes (prive !) dtaillant les 83 000 filiales des 750plus gra nds groupes m ondiau x. Elle tablit que les mu ltinat iona les (...) sont en gnra lles mieux implantes dans leur pays dorigine (...) Prs de la moiti des effectifs desgroupes implant s en E ur ope ne sont pa s issus de groupes eur opens lorsqu e les effectifsdomest iques sont exclus [mais] ce chiffre est rdu it 10 % seulement lors que sont pr is encompte les effectifs domestiques. Ce chiffre de 10 % est comparable pour lAmrique duNord, et infrieur 3 % pour le Japon. Dans le cas de la France en particulier, on peutnoter que 77 % des effectifs des groupes multinationaux prsents dans notre paysappa rt iennent des groupes fra nais, 12 % des groupes eur opens, et 11 % des gr oupesdautres nationalits 23.

    21Le Capital , Editions S ociales, Livre III , tome VI, p.341.22 Pau l Bairoch,Mythes et parad oxes de l'h istoire conomiqu e, La Dcouverte, 1994.23 Edouar d Bour cieu et Fr an ois Benaroya, Les gra nds groupes fran ais face la mondialisat ion ,Les NotesBleues de B ercy n196 et n 197, dcembre 2000.

  • 8/6/2019 Michel Husson - Le Grand Bluff Capitaliste

    24/87

    24

    Ces rserves ne sont pas inutiles car il est ncessaire de relativiser les discour s su r lesdlocalisations et sur lextraterritorialit de la production. On insiste sur les possibilitsoffert es pa r les nouvelles t echn ologies de dplacer les lieux de pr oduction. Le t ltra vail etquelques expriences de travail distance dans les pays du Tiers Monde sont monts enpingle, mais ces mouvements sont beaucoup moins marqus que ne lannonaientcertaines prophties grand spectacle, parce que dautres facteurs entrent en ligne decompt e. Et pu is il fau t t re consquent : on n e peut insister sur la monte de la r elation de

    services et penser quon peut les localiser nimporte o. Se loger, se s oigner, se divert ir, sedplacer, voil au ta nt de fonctions sociales que lon ne peu t sat isfaire que l o se tr ouvele consommat eur. Certes, il y a le tourisme et dem ain des r etra its expatr is en m asse ,mais cela ne peut constituer le modle dominant. Ces rserves tant faites, reste sedema nder o rside la nouveaut de cett e mondialisat ion.

    Quest -ce la mon dial i sa t ion ?

    On peut repr endr e la dfinition de Boyer 24, qui considre quatre lments. Le premier estlaccroissement des mouvements dchanges mais surtout des mouvements

    dinvestissement s ; le second est la globalisat ion de la production, au tr emen t ditlmergence de firmes qui rglent leur production, mais aussi leurs dbouchs, enra isonn an t lchelle dun ma rch m ondial. Vient ensu ite la mondialisation fina ncire qu iassu re la fluidit des capita ux et t end homogniser les critres d e ren ta bilit lchellemondiale. Enfin, le dernier lment, qui dcoule des prcdents, est la perte dautonomiedes t at s-na tions en m at ire de politique conomique.

    Mais lessence de la m ondialisation r side dans la const itut ion dun ma rch m ondial. Cequil y a de nouveau par rapport des tapes antrieures, cest que ce processus vabeaucoup plus loin, et tend la formation dun espace homogne de valorisation. Letravail socialement ncessaire ou enco