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 Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.  Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article  « Michel Henry théologien (à propos de C’est moi la vérité ) »  Emmanuel Falque Laval théologique et philosophique , vol. 57, n° 3, 2001, p. 525-536.  Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :  URI: http://id.erudit.org/iderudit/401380ar DOI: 10.7202/401380ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos .erudit.org/fr/ usagers/politique-dut ilisation/ Document téléchargé le 17 June 2015 06:25

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    Michel Henry thologien ( propos de Cest moi la vrit) Emmanuel FalqueLaval thologique et philosophique, vol. 57, n 3, 2001, p. 525-536.

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  • Laval thologique et philosophique, 57,3 (octobre 2001) : 525-536

    MICHEL HENRY THEOLOGIEN ( PROPOS DE C'EST MOI LA VRIT)*

    Emmanuel Falque Facult de philosophie

    Institut Catholique de Paris

    RSUM : On tente ici de montrer d'abord en quoi C'est moi la vrit, de Michel Henry, constitue, proprement parler, une vritable Somme de thologie, et ensuite d'indiquer dans quelle me-sure cet ouvrage dtermine une certaine forme d'apologtique dont le rapport aux exigences de la pense contemporaine (Blondel) soulve des questions cruciales.

    ABSTRACT : We try here to show first of all to what extent Michel Henry's C'est moi la vrit de-serves to be seen as a veritable theological Summa, and to indicate in the second place how it determines a certain form of apologetics whose "relation to the requisites of contemporary thought " (Blondel) raises crucial questions.

    Q ue Michel Henry soit thologien, et non seulement philosophe, telle est la thse que nous voulons tenir ici, en dcernant ce titre son auteur comme un hon-neur, l'heure o prcisment il n'a plus rien prouver de son mtier de philosophe. Une situation en effet paradoxale, au moins en France aujourd'hui, fait que les philo-sophes chrtiens forms la thologie (le plus souvent au sein de l'glise) se targuent parfois de ne pas faire de thologie, alors que les philosophes lacs non institutionnel-lement instruits de la pratique thologique n'hsitent pas quant eux faire profes-sion de thologien. Qu' cela ne tienne, les seconds n'ont probablement rien envier aux premiers, ds lors que ce sont eux aussi qui font aujourd'hui uvre de thologien fut-ce au sein de l'universit et quand bien mme les premiers revendiqueraient toujours aux seconds ce pouvoir usurp.

    Loin des querelles de frontires dont l'Hexagone dtient donc le secret (qu'elles soient intra-thologiques ou intra-philosophiques), force est alors de constater que nombreux sont les philosophes contemporains qui ne font pas que de la philosophie en foulant plus ou moins explicitement le champ de la thologie, quoi qu'ils en disent d'ailleurs eux-mmes sur eux-mmes. C'est ainsi tout le mrite de Michel Henry que

    Confrence prononce le 11 mars 2000 au Collge International de Philosophie en prsence de l'auteur. Ce livre, C'est moi la vrit, Paris, Seuil, 1996 [not CMV], fait nouveau la preuve de l'excellence d'un penseur qui sait trancher et dcider. Que Michel Henry soit ici remerci pour avoir su entendre ce jour, comme depuis toujours, des remarques qui, en affichant leurs diffrences, n'en suscitent pas moins un dbat pertinent partir de la chose mme : la figure de Dieu qui se dploie dans cet ouvrage.

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  • EMMANUEL FALQUE

    d'en faire la preuve dans C'est moi la vrit, indpendamment de toute ptition de principe toujours strile pour la pense avec ou sans tournant thologique de la phnomnologie franaisel.

    Les remarques ou critiques adresses ici ne seront donc pas ad hominem, ainsi qu'elles le furent parfois en de trop nombreux exposs. S'il est encore aujourd'hui quelque chose dire de C 'est moi la vrit livre sur lequel on ne parviendra pas dnombrer les multiples articles et comptes rendus qui en font la recension , c'est uniquement partir de la chose mme : soit de ce Dieu dont il est ici question et au-quel le dploiement trinitaire prtend s'tre dj offert tout homme. Et parce que Michel Henry sait, mieux que quiconque, qu'il ne suffit jamais de plier sous le poids de l'historicit pour dlivrer sa propre pense (CMV, 18), nous n'hsiterons donc pas, quant nous aussi, suivre notre propre chemin ft-ce dans une divergence des voies qui ne signe que mieux la fcondit de leur croisement.

    Dans cette perspective donc, il conviendra de montrer positivement et thologique-ment d'abord en quoi C'est moi la vrit constitue, proprement parler, une vritable Somme de thologie. Et dans un deuxime temps ensuite, de faon plus critique cette fois, nous indiquerons alors dans quelle mesure cet ouvrage dtermine une certaine forme d'apologtique dont le rapport aux exigences de la pense contemporaine (Blondel) soulve pour aujourd'hui certaines questions d'autant plus cruciales qu'elles engagent le problme mme de Y accs ce dieu le plus divin (Heidegger).

    I. C'EST MOI LA VRIT : UNE SOMME DE THOLOGIE

    Dans la tradition chrtienne, une somme de thologie a l'ambition de vouloir tout dire, de dlivrer l'intgralit du mystre du salut dans un systme ordonn. C'est moi la vrit, c'est manifeste, ne rpond pas de tels critres. Et on aurait probablement tort, l'instar de nombreux critiques, djuger l'ouvrage sur ce qu'il ne dit pas et qu'il aurait pu ou d dire : la Cration, l'Incarnation, l'Esprit Saint, etc. Ce matre livre en dit suffisamment pour qu'on l'estime ce qu'il dit et pas davantage. C'est moi la vrit n'en est cependant pas moins une Somme, si tant est que l'on considre l'en-semble thologique ordonn qu'il dploie. Tout le paradoxe de Michel Henry, et l est probablement son trait de gnie, est qu' l'instar d'Augustin n'ignorant le grec que pour mieux dvelopper la thologie latine, il feint d'ignorer (ou ignore vritable-ment ?) certaines thses fondamentales de la thologie classique qu'il redcouvre pourtant magistralement la seule lecture des textes et en particulier de l'vangile selon Jean. L'ignorance, feinte ou dlibre, a parfois des vertus que prcisment on ignore. Mieux vaudrait donc ne jamais perdre ce trsor de ce qui est d'autant plus docte qu'il en demeure ignorant !

    Ce qui pourtant fait l'tonnement du lecteur averti, est l'omission quasi systma-tique de tout concept thologique alors qu'il en est explicitement question. Ainsi, par exemple, le mot Trinit n'apparat pas une fois dans l'ouvrage alors qu'il ne s'agit

    1. D. JANICAUD, Le tournant thologique de la phnomnologie franaise, Paris, ditions de l'clat, 1991.

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  • MICHEL HENRY THOLOGIEN ( PROPOS DE C'EST MOI LA VRIT)

    en fait que d'un De Trinitate largement revu et corrig l'aune de l'auto-affection si justement affecte par son auteur. Pas davantage n'entendrons-nous parler de k-nose lorsqu'il est question du dpouillement de la condition divine (CMV, 112), de prichorse ou de circumincession quand il s'agit d' ternel mouvement de la vie (CMV, 202), ou encore de Christ mdiateur lorsqu'apparat l'ide d'un intermdiaire (CMV, 138) ; ou mieux un terme mdi (CMV, 139). Tout au plus est-il fait mention de christologie dans une longue digression mais seulement pour mieux en rejeter les drives traditionnelles (CMV, 125-131), et la notion de p-ch ne figure pas textuellement comme telle pour traiter de l'oubli par l'homme de sa condition de Fils (CMV, chap. VIII, 168 et suiv.) pour n'apparatre que plus tardivement dans le cadre d'une thique chrtienne (CMV, 227). D'aucuns s'indi-gneront donc d'une telle absence qui, en ralit, semble ici intentionnelle. juste titre ou non, c'est un dbat qu'on ne pourrait maintenant clore seulement l'entre-biller, Michel Henry en bon phnomnologue fait le choix de ne pas user de termes dont la teneur textuelle demeure absente de l'criture. La ralit des concepts, voire des conceptions, thologiques n'en est cependant pas moins prsente, et cela de faon exemplaire. Qu'il suffise, pour en faire la preuve, de mesurer notre philosophe l'au-ne des plus grands thologiens, et nous verrons alors en Michel Henry une possible, voire une probable, figure de proue de la thologie contemporaine. Le fait n'en est donc que plus remarquable : l'auteur parle, peut-tre son insu, la fois en Pre grec et en Pre latin, voire en thologien scolastique.

    Pre grec, Michel Henry l'est par exemple lorsqu'il dploie l'hypothse de ma chair vivante donne moi-mme uniquement dans le passage par la porte, ou sous l'arche, de la chair du Christ : ma chair vivante est celle du Christ (CMV, 147). Ainsi en va-t-il prcisment de la doctrine de l'incorporation de l'homme la chair du Christ chez Irne : en la chair de notre Seigneur a fait irruption la lumire du Pre, puis en brillant partir de sa chair, elle est venue nous, et ainsi l'homme a ac-cd l'incorruptibilit, envelopp qu'il tait dans la lumire du Pre2 . Pre grec, il l'est encore lorsqu'il met l'hypothse d'une radicale dification de l'homme en ta-blissant la complte quivalence tautologique de l'homme, du moi, du Fils, du Fils de la vie et de Dieu (CMV, 171), ou mieux encore, lorsqu'il suggre une possible r-insertion de l'homme dans sa condition originaire de Fils (CMV, 238). coutons seulement Grgoire de Nazianze : [...] l'homme est une crature appele tre Dieu [...]. S'entretenir avec son propre moi et avec Dieu et vivre sa vie au del des choses visibles, n'est-ce pas l une grandeur incomparable3 ? Pre grec, il l'est enfin, et cela de faon exemplaire, dans l'affirmation d'une chair affective ou pa-thtique de Dieu (CMV, 75 et 201). Ainsi s'exprime Origne dans un texte d'une contemporanit remarquable, mais souvent trop peu connu des philosophes :

    2. IRNE DE LYON, Contre les hrsies, IV, 20, 2, trad. fr. par Adelin Rousseau, Paris, Cerf, 1985, p. 470. Sur Irne, nous renvoyons notre article Hans Urs von Balthasar lecteur d'Irne ou la chair retrou-ve , Nouvelle Revue Thologique, 115, 5 (septembre-octobre 1993), p. 683-698.

    3. Respectivement, GRGOIRE DE NAZIANZE, Discours, 43, 48, Paris, Cerf (coll. Sources Chrtiennes , 384), p. 229 ; et Discours 2, 7, Paris, Cerf (coll. Sources Chrtiennes , 247), p. 97.

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  • EMMANUEL FALQUE

    [...] comprends quelque chose de pareil au sujet du Sauveur. Il descendit sur terre par piti du genre humain, il a patiemment prouv nos passions avant de souffrir la croix et de daigner prendre notre chair ; car s'il n 'avait pas souffert, il ne serait pas venu partager la vie humaine [...]. D'abord il a souffert, puis il est descendu et s'est manifest. Quelle est donc cette passion qu'il a soufferte pour nous ? La,passion de la charit4. Pre latin, Michel Henry l'est aussi parfois, quoique de faon plus rare au regard

    de son penchant pour la divinisation de l'homme plutt que l'humanisation de Dieu, lorsqu'il dfinit la Trinit comme le mouvement rversible et non substantiel qui va du Fils au Pre et du Pre au Fils, mais en y supprimant toutefois toute forme d'inten-tionnalit que dsigne encore la relation (CMV, 89). Ainsi s'exprime Augustin : [...] en Dieu point d'attribution au titre de l'accident, parce qu'en lui il n')' a rien de mobile. Il ne s'ensuit pas toutefois que toute attribution ait un sens substantiel. Il y a en effet la relation littralement le mouvement vers quelque chose (ad aliquid) par exemple, le Pre vers le Fils et le Fils vers le Pre5 >:. Pre latin, ou mieux tholo-gien scolastique bonaventurien plutt que thomasien, 1 l'est en particulier dans sa massive affirmation d'un auto-engendrement divin6. Contre Thomas d'Aquin pour qui Dieu est engendrant parce que Pre (quia Pater est, gnrt), comme si un Pre pouvait en quelque sorte tre et subsister indpendamment de tout Fils, Bona-venture soutient l'inverse que Dieu est Pre parce qu'il engendre pour signifier par l qu'il n'est jamais de Pre orphelin de son fils : [ . . . ] paler quia general. Telle est la bonne formule. Il est clair en effet que l'origine est la raison d'tre du rapport, et non pas le rapport la raison d'tre de l'origine7 . Jamais cepen-dant, il convient de le noter, Bonaventure ne pensera, l'instar de Michel Henry, de rversibilit de l'engendrement du Pre et du Fils. L'engendrant (le Pre) n'est jamais l'engendr (le Fils) au regard de l'absolue donation de sa plnitude fontale (plenitudo fontalis). Bonaventurien, Michel Henry l'est plus encore lorsqu'il affirme le projet absurde de soutenir une preuve de Dieu (CMV, 194). Citant ajuste titre le Proslo-gion d'Anselme, comme notre philosophe dans C'est moi la vrit (ibid.), Bonaven-ture retourne prcisment l'argument qui est critiqu. I ne dit pas si tu es partout prsent, pourquoi ne te vois-je pas partout prsent8 , mais puisque tu es partout prsent, comment ne te verrais-je pas partout prsent9 ? L'hyper-prsence de Dieu chez Bonaventure, rencontre de Michel Henry cette fois et en bon franciscain ici,

    4. ORIGNE, Homlies sur zchiel, VI, 6, Paris, Cerf (coll. Sources Chrtiennes , 352), p. 229-231. Sur Origne, nous renvoyons notre article Origne, intersubjectivit et communion des saints , paratre dans les Actes du colloque Enrico Castelli, Intersubjectivit, en 2001

    5. AUGUSTIN, De Trinitate, V, 6, Paris, Institut d'tudes Augustimennes (coll. Bibliothque augustinien-ne , 15), 1991, p. 433. Sur Augustin, nous renvoyons notre article Saint Augustin ou comment Dieu entre en thologie, Lecture critique des livres V-VII du De Trinitate , Nouvelle Revue Thologique. 117, 1 (janvier-fvrier 1995), p. 84-111.

    6. CMV, chap. IV : l'auto-gnration de la vie comme gnration du premier vivant. 7. BONAVENTURE, I Sent., d. 27, p. I, a. un., q. 2, concl. Sur Bonaventure (et ses parallles ou oppositions

    [Anselme, Thomas...]), nous renvoyons notre thse, Saint Bonaventure et Ventre de Dieu en thologie. La somme thologique du Breviloquium (prologue et premire partie), Paris, Vrin (coll. tudes de philosophie mdivale ), 2001.

    8. ANSELME, Proslogion, chap. I ; et CMV, p. 195. 9. \Sent., d. 8, p. I, a. l,q. 2, concl.

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  • MICHEL HENRY THOLOGIEN ( PROPOS DE C'EST MOI LA VRIT)

    se rvlera dans le livre du monde et non pas dans la seule Vie divine oppose une quelconque vrit du monde. Dire en outre que le Pre engendre en lui ter-nellement le Fils (CMV, 76), c'est encore ce que soutient Bonaventure bien avant Matre Eckhart : si donc en Dieu, il y a fcondit parfaite, Dieu engendre toujours {semper ergo gnrt) ; mais il n'engendre nul autre sinon le Fils. Ainsi le Fils est-il toujours engendr10 . Penser enfin que l'criture n'est pas premire, mais vient seu-lement rappeler l'homme sa condition de Fils en raison du pch (CMV, 290) est aussi une thse originale tenue par Bonaventure la suite de Hugues de Saint Vic-tor : [...] il est certain qu' l'tat d'innocence, l'homme avait la connaissance des choses cres [...]. Mais lorsque l'homme fut tomb et eut perdu la connaissance, il n'y avait personne pour les reconduire Dieu. Ce livre, c'est--dire le monde [per-spective oppose M. Henry], tait comme mort et effac. C'est pourquoi un autre livre tait ncessaire pour interprter les mtaphores des choses. Ce livre est celui de l'criture {liber scripturae) {Hex., XIII, 12). Et pour sauver, en guise de conclusion, Thomas d'Aquin non absent de la perspective henrienne, l'ide d'une loi nouvelle intrieure la vie (CMV, 230) signifiant son cong la loi ancienne (CMV, 227) est explicitement inscrite dans la Somme thologique et fait mme toute l'originalit de la perspective thomasienne : [...] la loi nouvelle est dans son prin-cipe essentiel une loi intrieure, mais dans ses lments secondaires elle est une loi crite11 .

    Sans rduire trivialement C'est moi la vrit une Somme qui ne ferait que la somme de theologoumena philosophiques antrieurs, ce rapide excursus, aussi dense et prcis que faire se peut, suffit donc montrer que Michel Henry est non seulement philosophe mais aussi thologien soit selon une feinte ignorance soit par un quelconque gnie naturel (peu importe au regard du rsultat !). Irne, Grgoire de Nazianze, Origne, Augustin, Bonaventure et Thomas d'Aquin semblent l'avoir pres-que sur-naturellement illumin ! Mais encore faut-il maintenant en mesurer la porte. C 'est moi la vrit ouvre-t-il vers une nouvelle apologtique capable de dire encore quelque chose de notre monde et notre monde ?

    IL C'EST MOI LA VRIT : VERS UNE NOUVELLE APOLOGTIQUE

    La question de l'apologtique, outre son vocable dsuet, n'est pas absente de C'est moi la vrit, loin s'en faut. Traditionnellement invoque pour clbrer la d-fense et l'illustration de la foi chrtienne , elle indique aussi, plus positivement cette fois depuis la Lettre sur l'apologtique de Maurice Blondel (1896), le rapport aux exigences de la pense contemporaine (en matire d'apologtique12). C'est prci-

    10. I Sent., d. 9, a. un., q. 4, arg. 4. 11. Somme thologique, la Ilae, q. 106, a. 1, resp. 12. M. BLONDEL, Lettre sur les exigences de la pense contemporaine en matire d'apologtique et sur la

    mthode de la philosophie dans l'tude du problme religieux, dans uvres compltes, Paris, PUF, 1997, t. II, p. 97-173 {Premiers crits, Paris, PUF, 1956, p. 5-95).

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  • EMMANUEL FALQUE

    sment sur ce point que C'est moi la vrit pourrait, ou aurait pu, constituer une nouvelle apologtique, c'est--dire un nouveau mode de rapport du christianisme la pense contemporaine soit selon nous la phnomnologie dans sa source originelle (Husserl) mais aussi dans ses dveloppements ultrieurs (en particulier Heidegger et Merleau-Ponty). Penser, c'est dcider, et crire c'est fixer des dcisions. C'est l'aune de telles dcisions prises quant nous dans Le passeur de Gethsmani13 qu'il nous faut donc maintenant mesurer la tentative de C'est moi la vrit : un cer-tain dsaccord de fond quant la conception du christianisme au monde (chap. I, II, XIII et conclusion) et une sorte d'enfermement du divin dans la plus radicale au-tarcie d'une Vie qui ne se donne qu' elle-mme (chap. III-VIII) ne saurait en mme temps cacher une extrme consonance avec ce qui touche la seconde naissance, l'thi-que chrtienne, les paradoxes du christianisme et le rapport l'criture (chap. IX-XII). En ces derniers chapitres de phnomnologie purement descriptive (la tempora-lit, le pathos de la douleur, la parabole du Fils prodigue, l'agir chrtien, le jene, l'amour du prochain, la souffrance et la joie, le salut par la filiation, etc.) se tient d'ailleurs probablement le cur de l'intention et de la porte, la fois thologique et pratique, de l'ouvrage de Michel Henry.

    Tout le mrite de C'est moi la vrit, c'est d'abord d'un point de vue thologique, et non pas seulement philosophique, de dnoncer la lecture trop unilatrale des textes de l'criture non seulement partir de la mthode historico-cri tique (CMV, 9-10) ce avec quoi tous les thologiens, ou presque, s'accorderont aujourd'hui , mais aussi par la mthode dite hermneutique ce qui cette fois ne va pas de soi dans une apologtique contemporaine : [...] remarquable est le fait que cette critique du langage trouve sa formulation dans le Nouveau Testament lui-mme. Celui-ci ne cesse de discrditer l'univers des mots et des paroles (CMV, 15). Le chapitre XII la parole de Dieu, les critures jetant le discrdit sur un tel usage du langage en thologie marque une dcision exemplaire dans le paysage thologique contem-porain, et nous savons gr son auteur d'en avoir marqu la csure : [...] de toutes faons, la phnomnologie a cd la place l'hermneutique, des commentaires ou, pour mieux dire, des hypothses sans fin (CMV, 282). L'originalit de C'est moi la vrit est donc selon nous de dployer une vritable phnomnologie descrip-tive partir de la seule lecture de l'vangile (en particulier Jean) et de l'exprience originaire de l'homme en Dieu qui la fois le contient et le dvoile. Dans la parole de Dieu, c'est la Parole elle-mme qui s'y donne. D'o l'impossible mise distance d'un texte sans distance avec son locuteur comme son auditeur (voir sur ce point la critique originale et pertinente de la structure heideggrienne de l'Appel [CMV, 280-285]). Il faut donc oser le dire avec Michel Henry : [...] le texte, en l'occurrence le texte des critures, n'a jamais constitu l'objet de notre recherche (CMV, 286) pour enfin traiter d'autre chose, c'est--dire cette fois de Vexprience originaire et divino-humaine qu'il dploie.

    13. E. FALQUE, Le passeur de Gethsmani. Angoisse, souffrance et mort. Lecture existentielle et phnomno-logique, Paris, Cerf (coll. La nuit surveille ), 1999.

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  • MICHEL HENRY THOLOGIEN ( PROPOS DE C'EST MOI LA VRIT)

    On ne saurait cependant selon nous congdier trop arbitrairement l'usage divin des mots humains, en cela mme prcisment qu'ils sont humains. S'il fallait suivre nouveau Bonaventure ici, ainsi que toue la ligne franciscaine, on ne s'accordera pas avec Michel Henry pour affirmer que la parole qui nomme les oiseaux, les pois-sons, les couleurs de leurs ailes ou leurs cailles, le feu, les arbres, les eaux, les vtements, les chaussures, les aliments, les excrments, etc. n'appartient qu' une parole du monde , au sens o elle ne se tire en rien de la Parole de Dieu (CMV, 277). C'est au contraire, nous semble-t-il, parce que Dieu condescend (condescensio) pouser le langage de l'homme, et mme partager notre chair, qu'il se rend le plus proche de l'homme en usant de telles mtaphores : tre fort comme un lion, rus comme un serpent, doux comme un agneau, riant comme un pr d'herbe frache, etc. Dieu ne parle pas d'autres mots que nos mots humains en cela prcisment qu'il s'est fait homme et que, par eux, il n'a de cesse de nous parler : [...] en vue de la louan-ge de Dieu, souligne Bonaventure, il faut avoir recours la mtaphore. Puisqu'en effet Dieu est fort digne de louange, et afin que la louange ne cesse pas faute de mots, la sainte criture a enseign de transfrer les noms des cratures vers Dieu14 .

    Pour tout dire, et le dire nettement, c'est le prtendu refuge dans l'invisibilit pourtant combattu au chapitre XIII de C 'est moi la vrit, dans un certain rapport au jeune Hegel (CMV, 294 et suiv.), qui est ici mis en question. Peut-tre ne suffit-il pas de disqualifier le monde visible au nom du postulat d'une seule ralit unique qui est celle de Dieu (CMV, 303). La ralit de Dieu n'exclut pas ncessairement la visibilit du monde, et une concession la fin de C'est moi la vrit semble mme en faire l'aveu, par une formulation moins tranche qu'en ses dbuts : [...] le chris-tianisme en effet ne mconnat nullement la vrit du monde, cette faon d'apparatre que nous avons longuement dcrite et qui, en tant que mode effectif d'apparition est incontestable (CMV, 301 [nous soulignons]). Le mot de Paul Claudel dans une lettre indite H. Lematre n'est peut-tre pas dnu de sens en thologie, et sert mme de leitmotiv toute la pense thologique et phnomnologique de Hans Urs von Balthasar : [...] je changerais volontiers l'adage et au lieu de a visibilibus ad invisibilium amorem rapiamur [laissons-nous emporter du visible jusqu' l'amour de l'invisible], je dirais : ab invisibilibus ad visibilium amorem et cognitionem rapiamur [laissons-nous emporter de l'invisible jusqu' l'amour et la connaissance du visi-ble] . Une telle visibilit, toujours au dire de Paul Claudel, n'empche pas la con-naissance d'tre phnomnologiquement une co-naissance , bien au contraire : nous ne naissons pas seuls, toute naissance est une co-naissance15 . Ce n'est donc pas l'invisibilit, somme toute platonicienne ou plotinienne quoique remanie (re-prise de Plotin dans CMV, p. 170), qui marque l'originalit de la thologie contem-poraine (Balthasar, Jngel, Moltmann), pas plus que la philosophie moderne

    14. I Sent., d. 34, a. un., q. 4, concl. 15. P. CLAUDEL, respectivement Lettre indite H. Lematre (1er aot 1937), cit dans LAGARDE et MICHARD,

    d., Le XXe sicle, Paris, Bordas, 1962, p. 182 (non reproduite dans Correspondances 1911-1954, Paris, Gallimard, 1995) ; et Trait de la connaissance au monde et de soi-mme, dans Art potique, repris et publi dans uvre potique, Paris, Gallimard (coll. Bibliothque de la Pliade ), 1957, p. 149.

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  • EMMANUEL FALQUE

    (Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre, etc.) ; mais au contraire la visibilit ou la tangi-bilit .

    Ce cavalier seul de Michel Henry a au moins le mrite d'outrepasser les limites du dcemment pensable, et il faut en savoir gr son auteur. Il n'en dveloppe cependant pas moins selon nous une certaine conception de la Vie divine qui la rend peut-tre quasiment inaccessible l'homme d'aujourd'hui : [...] quel type de r-cepteur suppose le christianisme, s'interroge Karl Rahner, pour que son message ultime et le plus essentiel puisse simplement tre entendu16 ? cette question nous n'aurons chez Michel Henry aucune rponse, moins d'affirmer de faon quelque peu abrupte, dans un total arbitraire de l'lection, que nul ne sait [...] quand ce bou-leversement motionnel qui ouvre le vivant sa propre essence se produit et pour-quoi , pour la simple raison que l'Esprit souffle o il veut (CMV, 291). La premire exprience de l'homme n'est pas selon nous celle de l'auto-jouissance de soi en Dieu ce qui d'une part exclut nombre de nos contemporains (en les enfer-rant dans un quelconque pch de l'humanisme ) et qui, d'autre part, nous renie nous-mme dans notre exprience la plus originaire (la ncessit d'tre d'abord homme sans Dieu pour le laisser enfin paratre comme plus que ncessaire17 [Jungel]). L'preuve du monde et de notre propre finitude (l'angoisse de notre mort, le sentiment de la futilit de notre existence, le vieillissement de notre chair, etc.) pr-cde donc, au moins chronologiquement sinon mtaphysiquement, toute exprience du divin (l'lection de soi par un Autre qui annulera, ou mieux transformera, l'en-semble de ces existentiaux). Dire en ce sens que c'est l'homme qui doit tre com-pris partir du Christ et ne peut l'tre que de cette faon (CMV, 128) devrait indi-quer selon nous qu'il convient d'abord de partir de l'exprience du Dieu fait homme (Incarnation), et donc de l'homme tout court, pour ensuite seulement y dcouvrir Dieu (filiation). Affirmer l'inverse que le Christ ne peut pas tre compris, ft-ce pour une part de son tre, partir de l'homme et de sa condition {ibid.), c'est au contraire rompre dfinitivement tous les ponts explicitement jets par la thologie contemporaine et l'encyclique Fides et ratio (n 92), entre le christianisme et le mon-de moderne. L'vident refus du Dieu des chrtiens par nos contemporains, dont le trop clbre retour du religieux n'est en ralit que le symptme de sa dsaf-fection, tient donc moins la dbcle de l'humanisme sous toutes ses formes (CMV, 333) qu' une probable incomprhension, par les hommes d'aujourd'hui pr-cisment, de ce qu'il en est du Dieu fait homme tel qu'il se donne chacun, comme Fils de l'homme d'abord (Dn7,13 ; Me 2,10; etc.) et, en ce lieu mme, comme Fils de Dieu ensuite (Sg 2,18 ; Me 1,1 ; etc.).

    L'impossibilit o nous sommes donc personnellement de tenir C'est moi la vri-t pour une vritable tentative d'apologtique vient donc, partir de l'criture et de la publication du Passeur de Gethsmani, de la pense de l'tre jet dans le monde et de la finitude qui, dans notre ouvrage, dtermine de part en part la figure du

    16. K. RAHNER, Trait fondamental de la foi (1976), Paris, Le Centurion, 1983, p. 37 (nous soulignons). 17. E. JUNGEL, Dieu mystre du monde (1977), Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei , 116), 1983,1.1, respecti-

    vement p. 28 et p. 35.

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  • MICHEL HENRY THEOLOGIEN (A PROPOS DE C'EST MOI LA VRIT)

    Christ comme traverse la plus ordinaire de notre propre chair corruptible jusqu' en mourir. Loin de ne jamais mourir ds lors qu'il ne nat que de la vie (CMV, 79), le Christ au contraire nat au monde de sorte que sa survenue dans le monde n'exige ni de lui ni des autres qu'il soit t du monde (Jn 17,15 [citation toujours tronque dans C'est moi la vrit] ; CMV, 129). Il lui revient non pas de fuir le monde, mais l'inverse seulement d'accepter de souffrir lui aussi de ce qu'il en est des lois les plus ordinaires du monde et de notre propre chair: [...] ds qu'un homme vient la vie, souligne Heidegger, il est dj assez vieux pour mourir18 (formule du paysan de Bohme). Ni saut ni passage, le Fils de Dieu conduit donc de bout en bout notre exprience la plus humaine de l'angoisse, de la souffrance et de la mort. Au plus extrme de cet accueil en lui de ce qui ne vient pas de lui (la souffrance et la mort), se dcouvre alors la justesse et le bien fond de la relation trinitaire comme accueil d'un autre en lui qui ne vient pas de lui19. ce point prcisment, mais ce point seulement, nous rejoignons alors Michel Henry dans la reconnais-sance de cette essentielle rinsertion de l'homme dans sa condition originaire (de Fils) (CMV, 238), mais qui jamais, selon nous, ne saurait se passer d'un pathos du monde plus antrieur encore tout pathos de soi.

    Eberhard Jungel en appelle aujourd'hui une fin des thologies larmoyantes pour le dveloppement d'une thologie pensante20 . Que celle de Michel Henry soit pensante , c'est le moins qu'on puisse dire ; et c'est tout le mrite d'un tel penseur que d'accder une telle hauteur. Qu'elle n'en demeure cependant pas moins larmoyante , c'est ce qu'on ne peut pas ne pas conclure au regard de sa massive condamnation du monde moderne21. Qui aujourd'hui aura encore accs cette vie qui ne se donne que dans la Vie , s'il ne l'prouve pas d'abord partir de sa propre vie comme vivant et non pas dans la forteresse vide, ou tout le moins presque imprenable, de l'auto-affection de la Vie dans la vie ? Nous voyons des tres vi-vants mais jamais leur vie (CMV, 55). La vrit de la formule demeure incon-testable. Mais elle n'exige pas cependant de nier le vivant pour y opposer la Vie (CMV, 55-60). Car dans le vivant aussi, et prioritairement, la Vie se cache. C'est en sa traverse prcisment que le Christ s'y rvle comme Passeur.

    Tout le paradoxe de C'est moi la vrit est donc selon nous que l'immanence ra-dicale qu'il dveloppe dans la ligne de L'essence de la manifestation se retourne subrepticement, et peut-tre son insu, en une transcendance plus radicale encore. Ou, pour mieux dire, l'identification de Dieu l'unique ralit (CMV, 303) pour-rait bien conduire en faire, selon une drive spinoziste bien connue, la seule sub-stance (quoique Spinoza ne soit cit qu'une fois [CMV, 176, n. 1] pour tre massive-ment rejet). C'est sur ce point prcisment que nous retrouvons l'apologtique de Maurice Blondel dans le combat qui l'oppose Lon Brunschvicg et Emile

    18. M. HEIDEGGER, tre et temps (1927), Paris, Authentica (hors commerce), 1985, 48, p. 182. 19. E. FALQUE, Le passeur de Gethsmani, chap. IX, p. 123-139. 20. E. JNGEL, Dieu mystre du monde, 1.1, p. 2. 21. CMV, introduction, chap. I, chap. XIII et conclusion.

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  • EMMANUEL FALQUE

    Boutroux22. L'immanence dont il souligne ajuste titre qu'elle est un principe qui est devenu et qui sera de plus en plus l'me de la philosophie23 , ce que confirme de part en part l'analyse henrienne, est une mthode et non pas une doctrine . Nous ne saurions donc plus avant dvelopper un systme autarcique constitu par la relation de la Vie au premier vivant24 qui ne fasse tomber dans recueil, si justement dnon-c par Jtirgen Moltmann, d'un Dieu quasi aristotlicien, voire thomiste, seulement pris de lui-mme : un Narcisse la puissance mtaphysique25 . L' auto-idoltrie de l'amour touche en quelque sorte son comble, pour le dire avec Jean-Luc Ma-rion, lorsque l'amour, aim pour lui-mme, aboutit invitablement l'amour de soi [...]. Mon amour revient toujours l'amour de moi26 . L'homme ne s'absorbe donc pas en Dieu pour interprter toute sortie de Dieu comme un oubli de sa filiation27 . C'est au contraire Dieu qui vient vers l'homme pour mettre en lui le dsir d'une telle filiation.

    Dire que seul le Dieu peut nous faire croire en lui mais habite notre propre chair29, exigerait prcisment que l'on interroge d'abord son inhabitation dans notre chair (Incarnation, thologie d'en bas) pour ensuite seulement rvler comment il en transforme le sens dans son lien intra-trinitaire (Trinit, thologie d'en haut) :

    [...] si l'on accepte de dfinir la phnomnologie avec Husserl comme un empirisme transcendantal, et plus encore si l'on souligne avec le premier Heidegger que la phno-mnologie, sous les espces d'une hermneutique de la viefacticielle, doit commencer par en bas (GA, 61, p. 195) [...], souligne trs justement Jean Greisch ; cela veut dire que la phnomnologie, sauf effectuer un tournant thologique assez suspect, doit s'in-terdire toute spculation sur la prexistence du Verbe, le lien entre Knose et Incarnation, la communication des idiomes, l'union hypostatique et autres questions du mme genre29.

    La vraie difficult du christianisme et de la phnomnologie en gnral n'est donc pas, comme on le croit tort, le mode dj spiritualise de l'incarnation charnelle (Leiblichkeit), mais celui, beaucoup plus brut et complexe, de son impossible incor-poration30 (Krperlichkeii). Que le Christ exhibe et manifeste une chair qui donne

    22. Sans compter la rponse de Maurice BLONDEL dans La lettre sur l'apologtique, on trouvera de nom-breuses traces de ce dbat sur l'immanence : a) d'abord dans l'objection adresse par Emile Boutroux Maurice Blondel lors de sa soutenance de thse (BLONDEL, uvres compltes, t. II, p. 701) : contre la prsupposition ds le dpart l'infini retrouv la fin ; b) ensuite dans le compte rendu de Y Action rdig par Lon Brunschvicg {ibid., p. 49) : l'infidlit la notion d'immanence ; c) et enfin dans la reprise par Maurice Blondel lui-mme, sous le pseudonyme de Bernard Aimant, de l'ouvrage de Victor Delbos sur Spinoza (Le problme moral dans la philosophie de Spinoza), dans les Annales de philosophie chrtienne (juin-juillet 1894), p. 260-275 et p. 324-341 : en particulier pour ce qui est du passage du systme la mthode d'immanence (p. 331).

    23. M. BLONDEL, Lettre sur l'apologtique, dans uvres compltes, t. II, p. 606. 24. CMV, 118 (nous soulignons). 25. J. MOLTMANN, Le Dieu crucifi (1972), Paris, Cerf (coll. Cogitatio Fidei , 80), p. 254. 26. J.-L. MARION, Prolgomnes la charit, Paris, La Diffrence, 1986, p. 97. 27. CMV, chap. VIII. 28. CMV, 291 (nous soulignons). 29. J. GREISCH, Les limites de la chair , dans M.M. OLIVETTI, Incarnation. Actes du colloque Enrico Cas-

    te Hi, Roma, Archivio di Filosofia, 1999, p. 61. 30. D. FRANCK, Chair et corps, sur la phnomnologie de Husserl, Paris, Minuit, 1981, p. 100.

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  • MICHEL HENRY THOLOGIEN ( PROPOS DE C'EST MOI LA VRIT)

    sens. Soit ! Mais qu'il assume un corps qui soit identiquement le ntre (Krper), dans son absolu non-sens et son inluctable anantissement, voil qui, prcisment, pose la question du sens (de sa propre Incarnation). La naissance ternelle du Fils et la renaissance spirituelle du fils dans le Fils ne peuvent omettre la naissance char-nelle du Verbe Bethlem. La question de Nicodme Jsus, pose une fois seule-ment dans C'est moi la vrit (CMV, 191) mais jamais exploite comme telle, n'est ainsi pas dnue de sens :[. . .] comment un homme peut-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mre et natre ? (Jn 3,4). Peut-tre faut-il en effet d'abord faire l'exprience de ce que natre charnellement ou natre d'en bas veut dire, pour ensuite comprendre ce que renatre spirituellement ou natre d'en haut peut signifier. Il ne suffit pas d'affirmer que seul Dieu parle bien de Dieu (Pascal), encore convient-il aussi d'indiquer que seul Dieu parle bien de l'homme , prci-sment parce qu'il prouve l'homme.

    Le parricide sur Heidegger, opr de longue date par Michel Henry, ne va donc pas de soi selon nous, en particulier ds qu'il se transfre sur le champ de la tho-logie. En dnonant par exemple le souci comme simple gard soi , l'instar d'Anglus Silesius (CMV, 182), on risque peut-tre d'oublier qu'il demeure cepen-dant constitutif de notre tre chrtien. Car, si force de soucis on ne peut pas aug-menter d'une seule coude la longueur de sa vie (CMV, 185 citant Le 12,25), c'est nanmoins par le souci prcisment, et la conscience non pcheresse de la fin de notre existence, que le croyant demeure en veil31 . Dieu n'a pas seulement pris, dans une tendance quelque peu gnostique, l'aspect d'un homme (Ph 2,5) au sens d'un dpouillement, voire d'une dchance, dans l'apparence objective et mondaine d'un homme (CMV, 112). Sa forme humaine (heureusement corrig en CMV, 127) dsigne thologiquement son tre mme de Dieu :

    [...] les hrtiques se sont tromps sur la chair du Christ, invective Tertullien, prtendant qu'elle n'avait aucune ralit (Marcion et Basilide), ou bien qu'elle avait une nature pro-pre (Apells et les hritiers de Valentin) [...]. C'est pourquoi nous avons d'abord publi un volume sur la Chair du Christ, o nous tablissons sa consistance, contre l'irralit d'une apparence, et dmontrons son humanit contre la conception d'une condition parti-culire32.

    La divinisation de l'homme , si chre aux Pres grecs, ne suffit donc pas. Elle doit aussi en passer d'abord par l'humanisation de Dieu , plus proche en cela des La-tins et quand bien mme il faudrait aujourd'hui se dpartir de sa perspective trop unilatralement pcheresse : [...] on ne m'a pas dit : l o // est lui, tu es toi aussi

    31. E. FALQUE, Le passeur de Gethsmani, chap. VI, p. 77-81 : Dieu en veil . 32. TERTULLIEN, De resurrectione carnis, traduit sous le titre La rsurrection des morts, Paris, DDB (coll.

    Les pres dans la foi ), 1980, II, 3, p. 43. Sur la ncessit d'une relecture contemporaine de Tertullien partir de la notion de chair , nous renvoyons notre article Une analytique de l'Incarnation : le De carne Christi de Tertullien , dans M.M. OLIVETTI, Incarnation. Actes du colloque Enrico Castelli, Roma, Archivio di Filosofia, 1999, p. 517-542.

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  • EMMANUEL FALQUE

    (ubi ille, ibi et tu), se souvient Augustin alors qu'il coutait encore les conseils de sa mre Monique, mais : l o tu es toi, Il est lui aussi (sed : ubi tu, ibi et Me33) .

    La vie ne connat pas le repos du dimanche ou du samedi ce qui vaut mieux d'ailleurs pour l'ensemble des vivants (CMV, 228). Cette formule de Michel Henry dans C'est moi la vrit suffit ainsi dire ce qu'il en est pour tout lecteur d'une tude minutieuse et dtaille de ce magistral ouvrage : une vie, sa vie (celle du lecteur sinon de l'auteur), ne parvient pas y trouver le repos, tant au regard de l'ampleur de la tche que de la radicalit des questions poses. Que Michel Henry confesse ou non la foi dont il se fait ici le porte-parole, l n'est pas la question. Acceptons seulement qu'il soumette prcisment la question cela mme qui est en question dans tout acte de foi : le Dieu qui se donne l'homme et son possible accs lui34. Sans encore retracer les linaments d'un futur trait henrien de Y Incarnation vers lequel ne cesse de tendre C 'est moi la vrit (au moins dans sa problmatique christologique de la filiation), il suffit donc pour l'heure de lire pour voir, ou mieux toucher, que son auteur se laisse affecter par Cela mme dont il est d'abord le lecteur, de l'vangile de Jean et du Dieu qui y fait signe vers sa propre demeure (Jn 1,38). Une page, la plus belle peut-tre, de C'est moi la vrit suffit le dire :[...] j'entends lie bruit de ma naissance. Le bruit de ma naissance est le bruit de la Vie, l'infrangible silence dans lequel la Parole de la vie ne cesse de me parler ma propre vie, si j'entends la parole qui parle en elle, ne cesse de me parler la Parole de Dieu35 (CMV, 283).

    33. AUGUSTIN, Confessions, Paris, DDB, 1962 [Paris, Institut d'Etudes Augustiniennes (coll. Bibliothque augustinienne , 13], III, 11, 20, p. 401.

    34. Double problmatique dveloppe par Hans Urs VON BALTHASAR, dans La gloire et la croix (1961), Paris, Descle de Brouwer, 1990,1.1 (Apparition), sous les titres respectifs d' vidence objective (deuxime partie) et d' vidence subjective (premire partie).

    35. l'heure o nous reprenons l'ultime version de ce texte, nous tenons entre les mains le dernier livre an-nonc de Michel HENRY, Incarnation. Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000. Pour son tude, nous renvoyons notre confrence prononce le 19 janvier 2001 l'Institut Catholique de Paris, dans le cadre d'une journe d'tude sur cet ouvrage en prsence de son auteur, et publie ultrieurement dans la revue Transversalits. Revue de l'Institut Catholique de Paris, sous le titre : Y a-t-il une chair sans corps ?

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