Mgr Chevrot - Les petites vertus du foyer

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Mgr Georges ChevrotLES PETITES VERTUS DU FOYERLES PETITES VERTUS DU FOYERMgr Georges Chevrot Causeries radiophoniques* **2LES PETITES VERTUS DU FOYERLa petite vertu de bienveillancePar Mgr Georges Chevrot Causerie radiophonique dominicale de 1949 Un des secrets de la bonne humeur est de s’obliger à regarder les beaux côtés des personnes avec qui la vie nous met en relations. Or l’habitude de ne voir que les côtés lumineux des âmes et de rechercher tout ce qui est beau nous co

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Mgr Georges Chevrot

LES PETITES VERTUS DU FOYER

SommaireSommaire ................................................................................. 2 La petite vertu de courtoisie ................................................. 3 La petite vertu d'effacement ................................................. 8 La petite vertu de gratitude ................................................ 14 La petite vertu de sincrit.................................................. 20 La petite vertu de discrtion ............................................... 26 La petite vertu desprance ................................................. 32 La petite vertu de bonne humeur ...................................... 38 La petite vertu de bienveillance ......................................... 43 La petite vertu dconomie ................................................. 48 La petite vertu dexactitude ................................................ 53 La petite vertu de diligence ................................................ 58 La petite vertu de patience.................................................. 63 La petite vertu de persvrance ......................................... 69

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LES PETITES VERTUS DU FOYERLa petite vertu de courtoisieDans une lettre Madame de Chantal, saint Franois de Sales crivait : " Petite courtoisie, basse vertu, mais marque d'une bien grande" Et il faut sexercer aux petites vertus, sans lesquelles les grandes sont souvent fausses et trompeuses. Il est rare, en effet, quon sextasie devant une personne rgulirement affable et polie. Cependant, cette affabilit et cette politesse supposent une surveillance et une matrise de soi peu communes. Or il existe un certain nombre de petites vertus qui, pareilles la courtoisie, ne soulvement pas une admiration bruyante ; mais lorsquelles font dfaut, les relations entre les hommes sont tendues, pnibles, orageuses mme, au point daboutir parfois des dsastres. Ces basses vertus sont exactement celles qui rendent supportable et agrable notre vie de tous les jours. Laissez-moi vous tenir un langage la fois trs lev et trs simple, le langage mme de lvangile. Vous pouvez lcouter, cher Monsieur, en finissant votre liste sur l'agenda, chre Madame, tout en recousant un bouton la veste de votre gamin, cela nempchera point de votre esprit soit attentif accueillir votre foyer, la visite du Seigneur dont la prsence invisible le sanctifiera.

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Au vrai, nest-ce pas avant tout entre les quatre murs de la pice, o vous vous trouvez en ce moment que vous avez observer la loi de Jsus-Christ ? Sur ce point, il y aurait quelques erreurs rectifier en beaucoup desprits. Les uns simaginent que le seul objet de la religion est de garantir aux hommes la flicit dans un autre monde. coup sr, cette promesse mane de Jsus-Christ mme, et cest pour nous lobtenir que le Fils de Dieu a pris rang dans la famille humaine, quIl sest incarn et quIl nous a rachets. Toutefois, ce don prodigieux dun bonheur ternel, sans commune mesure avec nos ressources et nos ambitions, a pour conditions un change : notre foi, notre bonne volont, nos efforts sincres, toutes choses quIl nous aide ou nous fait accomplir ds maintenant. En ralit, nous navons quune vie qui, par del la mort, naura pas de fin. Notre ternit bienheureuse est commence ds le jour de notre Baptme. Cest ici, sur terre, que nous commenons notre ciel, en priant Dieu et en observant ses commandements. La religion nest pas seulement une affaire qui concerne lau-del ; elle a bel et bien sa fonction dans len de. Elle doit rgler notre vie prsente. Je dis notre vie prsente, par consquent, notre vie relle, notre vie quotidienne. L-dessus aussi, bien des gens se trompent et parfois de bons chrtiens. Ceux-l oprent une sparation artificielle entre ce quils appellent la vie profane et les devoirs de la religion, lesquels formeraient une brve parenthse dans la vie de tout le monde. Mais si, pour la plupart des hommes, le temps rserv la prire est forcment trs court en regard de leurs autres occupations, noublions pas que nous vivons toute la journe sous le regard de Dieu, et que nous lui devons constamment lhommage de notre

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obissance, cet hommage se traduit par loffrande explicite de toutes nos activits. proprement parler, lexpression vie profane na pas de sens pour un chrtien, car sa vie tout entire est consacre Dieu, quil peut honorer en toutes ses actons, jusqu'aux plus ordinaires, n'importent qu'elles soient ressenties pnibles ou dlicieuses. Que vous mangiez ou que vous buviez, crit saint Paul, quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. Certaines personnes se dsolent de navoir pas le temps de se rendre frquemment lglise ; dans la complexit actuelle des travaux domestiques, elles ne trouvent pas le temps daccorder Dieu le temps exclusif d'une longue prire ; ne croyez-vous pas que, trs courte, votre prire peut tre cependant trs fervente ? Et pourquoi chercher Dieu sur une route o Il ne vous attend point ? Il vous donne rendezvous sur le chemin o Sa providence vous a placs ; cest l que vous le rencontrerez srement, parmi vos obligations journalires. Pensez seulement les Lui offrir en les remplissant de votre mieux. Vos journes scoulent sur le lieu de votre travail, au-dehors comme lintrieur de votre maison, ou en voyage hors de votre foyer. Cest partout que vous avez pratiquer les vertus chrtiennes. Certes vous devez observer quelquefois des devoirs trs graves : il sagit alors de vous dvouer un malade ou de faire face une situation matrielle critique, ou bien de pardonner des torts qui vous ont fait souffrir, mais en rgle gnrale, un chrtien ne se drobe pas devant les vertus difficiles dont loccasion ne se prsente que par intermittence. En revanche, la vie familiale implique quantit de petits devoirs quon nglige souvent, ou parce quils sont trs nombreux, ou parce quils ne semblent pas trs importants. Ils le sont nanmoins,

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et cest le motif pour lequel ils mritent votre attention. La vie est quotidienne. Au surplus, comme le faisait remarquer saint Franois de Sales, ces basses vertus rclament une grande vertu, cest-dire un grand amour, celui qui se manifeste dans les plus petits dtails. En vous en proposant, la pratique, ce nest pas une perfection au rabais que je vous prcherai, mais la divine vertu de charit, dont les petites vertus du foyer sont comme la menue monnaie. Excusez-moi de mtre attard ces rflexions prliminaires : il le fallait pour vous expliquer mes intentions. Aurai-je encore le temps de vous prsenter la petite vertu de courtoisie ? Quels mots y suffiront. Quel charmant intrieur que celui o tous sefforcent de se montrer polis et avenants : nos anctres disaient courtois ! tre poli, le mot lindique, suppose que nos adoucissions les asprits de notre caractre. Un objet qui na pas t poli est qualifi de grossier, et cette pithte, lorsquon lapplique aux hommes, na vraiment rien de flatteur. Mais voil, la politesse est assez souvent considre comme un article dexportation. Courtois et affables, pour les gens du dehors, une fois rentr chez soi, on ne se gne plus. Aprs tout, ne revient-on pas la maison pour se dtendre ? Soit, si ncessaire, pourvu que le ressort ne blesse personne en se dtendant trop brusquement. Est-il indispensable pour se dlasser de grossir dmesurment la voix ou de prendre des airs rbarbatifs ? Froncer les sourcils ou faire la moue ne sont pas le signe dune vraie dtente, au lieu que le sourire, les attentions et les

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prvenances mutuelles crent au foyer une atmosphre de repos et de paix. La courtoisie doblige pas seulement les infrieurs envers les suprieurs. Gardez-vous, disait Notre-Seigneur, de ne mpriser aucun de ces petits, Jsus veut que nous respections en tout homme sa double dignit dtre raisonnable et denfant de Dieu. Tout homme, quelle que soit sa condition, a droit nos gards. On ne saurait mieux dfinir la courtoisie. Votre foyer sera un foyer en chrtien si dj tous y rivalisent dgards les uns pour les autres. Ayez gard, lge des anciens dont les cheveux ont blanchi ; ayez gard la faiblesse de ceux que vous devez conseiller ou reprendre ; ayez gard la fatigue de ceux qui se replient un peu trop sur eux-mmes. Bannissez de votre vocabulaire et de vos attitudes les rudesses qui nexpriment pas les vrais et profonds sentiments daffection que vous prouvez les uns pour les autres. Voulez-vous, vous y appliquer cette semaine ? Je vous promets huit jours de bonheur.

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La petite vertu d'effacementPas de charit sans le respect d'autrui qui se traduit par les gards que nous lui rendons ; mais pour que la courtoisie rgne votre foyer, une seconde vertu est ncessaire : la petite vertu d'effacement. Vertu vanglique n'en pas douter. Voyez la Bienheureuse Vierge Marie. Le dbut du rcit de saint Luc gravite autour d'elle ; c'est elle qui obtient de son Fils le miracle de Cana ; puis elle n'intervient qu'une fois durant la mission du Sauveur. Le reste du temps, elle disparat, laissant al place aux saintes femmes qui prennent soin du matre et des aptres. Elle s'efface jusqu' l'heure tragique de la croix, o elle revient auprs de son Jsus qui va mourir. Quel autre modle d'effacement que saint Joseph ! L'vangile signale sa prsence chaque fois que l'Enfant et sa Mre ont besoin de ses services. Aprs quoi, il n'est plus question de lui. Quant Jsus, le Fils de Dieu, qui s'est abaiss notre niveau de crature, rappelez-vous comment il se drobe aux ovations des foules. Il ne veut pas qu'on bruite les gurisons qu'il opre. Il s'efface devant son Pre dont il n'est que l'envoy. "Je suis venu, dclare-t-il, non pour tre servi, mais pour servir." Aussi peut-il recommander son disciple de ne pas briguer les situations honorifiques. : "Toi, lui dit-il, lorsque tu es invit un festin, va te mettre la dernire place. Si tu es digne d'un rang plus lev, on saura bien t'y conduire.

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Vous avez entendu le conseil de Notre Seigneur : "Efface-toi devant les autres. Si tu as le choix, occupe la dernire place." Ne vous en plaignez pas, vous serez ainsi plus prs de Lui. Charles de Foucauld, l'ermite du Hoggar dont vous connaissez l'trange carrire, dut sa conversion cette simple parole de l'abb Huvelin : Jsus a tellement pris la dernire place que personne n'a pu lui ravir. Mais il y a toujours un mais notre amour-propre ne trouve pas son compte dans cet effacement, et il a vite fait de revendiquer ses droits quand il ne les exige point, ce qui se produit souvent. S'effacer ? Disparatre ? On la lui baille belle. L'amour-propre s'affirme, il s'tale, il s'installe, il ramne tout lui. Vous lui opposez les autres ? Il ne connat que ce que les autres lui doivent et ce qu'il peut en tirer. De l surgissent les conflits qui ruinent la bonne entente entre les hommes. "Pourquoi passerais-je aprs les autres, ne suis-je pas aussi capable qu'eux ? pensera l'un. J'ai les mmes besoins qu'eux, opine l'autre et pour lle moins autant de mrites. Je suis le cher estime un autre, mon rle est-il de m'effacer, puisque je dois exercer l'autorit ? " Et l'on n'est plus loign de conclure que l'humilit ne peut tre tenue pour une vertu, car si on la mettait en pratique, elle conduirait l'annihilation de toute personnalit. Voil qui dnote une extrme confusion dans les ides. L'vangile nous aurons l'occasion de le redire est une cole de grandeur et d'audace. Bien loin de nous annihiler, il nous oblige au contraire tirer tout le rendement possible de nos qualits naturelles, nous mettre en avant pour agir, mais aprs avoir agi de notre mieux, ne pas nous mettre en valeur. C'est le premier aspect de la vertu d'effacement.

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Au reste, le mot lindique assez clairement. Lcolier naurait rien effacer sur son ardoise sil ny avait auparavant inscrit des chiffres ou des lettres, je ne puis meffacer quaprs avoir agi ; je ne puis disparatre quaprs mtre montr. Lhumilit ne consiste pas se cacher pour ne rien faire, mais ne pas sadmirer quand on la fait le plus et le mieux possible. Je dirai davantage. Si lon veut russir un travail, il faut navoir en vue que ce travail, sans chercher les applaudissements. Si lon veut parler utilement, il faut songer uniquement ce quon dit, sans scouter parler. On ne saurait tre la fois spectateur et acteur ; on ne peut pas se mettre la fentre pour se voir passer dans la rue. Le bon ouvrier est tout entier son uvre ; il sefface devant elle. Pourvu quelle soit bien faite, il est satisfait et il rpudie comme indignes de lui tout retour de vanit et tout sentiment de suffisance. Prtendra-t-on que sa modestie la annihil ? Je trouve pour ma part que cet humble est singulirement fier. Car la fiert nest pas lorgueil : bien plus, elle lexclut. Non seulement la petite vertu deffacement ne nous diminue pas, mais elle prsente un autre aspect sous lequel elle sapparente la charit. Le disciple de Jsus-Christ, sil ne sadmire point, se plat en revanche reconnatre ce que les autres font de bien, et surtout ce quils font de mieux que luimme. On ne lentend pas se vanter, mais il est le premier louer joyeusement les succs dautrui. Comme il disparat derrire son uvre bien faite, il sefface trs simplement devant les qualits et les mrites de ses semblables. De cette disposition, saint Paul nhsite pas faire un prcepte universel : "Que chacun dentre vous, crit-il, estime en toute humilit que les autres lui sont suprieurs". Laptre ne vous

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demande pas de nier lvidence. Non, ne fermez pas les yeux sur vos propres qualits ; vous aussi, sur plusieurs points, vous tes plus habiles ou plus vertueux que bien des gens. Il nen est pas moins vrai que mme ceux auxquels vous avez le droit de vous juger suprieurs ont des aptitudes et peut-tre aussi des vertus que vous ne possdez pas, du moins mme degr. Si nous observons avec objectivit, il ny a personne qui ne nous dpasse par quelque endroit : tel est plus nergique, tel autre plus adroit, celle-ci est plus vive, celle-l plus indulgente. Cherchons toujours reconnatre les qualits des autres et effaons-nous loyalement devant leur supriorit. Un pas de plus et nous arrivons la perfection. Puisque les autres ont comme nous des mrites et des droits, pourquoi exigerions-nous quils se plient toujours toutes nos volonts ? Sachons nous effacer devant les dsirs ou les prfrences de ceux avec qui nous vivons. Assurment, il y a des circonstances o un chef de famille doit imposer sa dcision, sous peine de trahir son devoir dtat ; mais alors, ce nest pas son opinion ou son got personnel quil fait prvaloir : il exige le respect dune loi suprieure laquelle il se soumet le premier. En dehors de ces cas o lautorit a le devoir dexercer ses responsabilits, la bonne entente sera toujours mieux assure au foyer lorsque chacun se proposera de faire plaisir aux autres. Nul ici ne me contredira, je pense, Si la mre a mrit dtre appele la reine du foyer, cest moins parce que tous lui obissent que parce quelle sefface continuellement pour se pour se mettre au service de tous, Jsus na-t-il pas affirm que le plus grand est celui qui sert les autres ? La maman est lme du foyer, car elle veille tout : couche la dernire afin de

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ranger ce qui le trane, leve la premire pour que rien ne manque personne, jamais elle ne plaint sa peine, jamais elle ne qute un compliment ; elle ne se proccupe pas de ce qui lui conviendrait le mieux ; elle sait ce qui plat au papa et aux enfants et elle singnie contenter tous ceux quelle aime. Eh bien ! il serait injuste que la maman ft seule seffacer, tous doivent limiter et, ce faisant, tous contribuent au bien-tre du foyer. Les foyers malheureux sont ceux que rgissent les deux affreuses lois du chacun pour soi et du moi dabord . Au rgne de lgosme, le Christ a substitu celui de lamour, qui implique loubli de soi. Dans les foyers chrtiens, lordre goste est renvers : Les autres dabord ; moi ensuite. On trouve son bonheur rendre les autres heureux. Au lieu de semparer du sige le plus confortable ou de guetter la meilleure part, chacun songe les offrir aux autres et il se rjouit de leur accorder ce plaisir. Les poux sont toujours daccord, lorsque, avant dexprimer un dsir, le mari et la femme, chacun de leur ct, sinterrogent intrieurement : Que prfre-t-elle ? ou " Que souhaite-t-il ? Cest qui voudra contente lautre. Et vous, les enfants, croyez-vous que Papa et Maman ne renoncent pas souvent leurs aises pour vous donner une satisfaction ? Ils sont heureux de votre joie. votre tour, ne laissez passer aucune occasion de deviner leurs prfrences et effacez-vous gentiment, sans le faire remarquer, Ne dites pas : On ne pense pas moi, je suis sacrifi. Dans une famille o tout le monde sefforce de pratiquer la vertu deffacement, nul nest sacrifi. On na plus besoin de penser soi, les autres y pensent avant vous. Nul nest oubli lorsque chacun soublie pour les autres.

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Cest le paradis sur terre ? Ma foi, je le crois bien, et je souhaite de tout mon cur que vous en fassiez lexprience.

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La petite vertu de gratitudePar Mgr Georges Chevrot Causerie radiophonique dominicale de 1949 La petite vertu de gratitude complte la premire trilogie des vertus du foyer. On sefface sans effort devant les autres ds quon songe ce quils nous donnent, et notre reconnaissance se manifeste en usant de courtoisie leur gard. Au sein des familles, lingratitude positive, celle qui se traduit par de la mchancet, est heureusement peu frquente. Lenfant ingrat qui senfuit de la maison paternelle en claquant les portes, le pre despote qui traite sa femme et ses enfants en esclaves constituent des monstruosits. Ce qui est moins rare, en revanche, cest loubli des services que les autres nous rendent ou seulement la fcheuse habitude de ne jamais leur en exprimer notre contentement. ces dfauts regrettables, il convient dopposer la petite vertu de gratitude. Les oublieux sont, parat-il, assez nombreux. Un pisode de lvangile nous autoriserait le croire, je veux parler des dix lpreux que Jsus avait guris aux abords dun village. Lorsque ces gens virent que leur mal avait disparu, il ne sen trouva quun pour venir se jeter aux pieds du Sauveur et le remercier. Jsus ne put sempcher den faire la remarque : Est-ce que les dix nont pas t guris ? O sont les neuf autres ? Ceux-l sans doute bnissaient dans leur cur lenvoy de Dieu qui avait eu piti de leur misre ; mais, presss daller faire constater leur gurison par les autorits officielles afin de pouvoir rentrer dans la vie commune, ils ngligrent

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une dmarche de reconnaissance pourtant bien lmentaire. Or les neuf oublieux taient des compatriotes de Jsus, et le seul qui ait pens lui montrer sa gratitude tait un Samaritain, un tranger ! Notre-Seigneur souligne lui-mme ce contraste premire vue paradoxal, mais qui nest pas chose inoue. Alors que souvent lon attend en vain les remerciements de personnes quon a aides au prix de rels sacrifices, dautres pour qui nous avons fait beaucoup moins sen souviennent longtemps aprs et ne savent quimaginer pour nous payer de retour. Narrive-t-il pas encore, quattentifs remercier un tranger dun bienfait occasionnel, nous ne semblons mme pas apercevoir les services de chaque jour que nous rendent nos proches ? De leur part, ces gentillesses sont tout ce quil y a de plus naturel. Soit, mais il le serait aussi de leur dire que nous y sommes sensibles. Notre mmoire est singulirement capricieuse, moins que ce soit notre cur. Si nous oublions une amabilit dont nous avons t lobjet, avec quelle prcision nous retenons le souvenir dun manque dgards ou dun mot blessant ! Un proverbe laffirme : Mmoire du mal a longue trace, mmoire du bien bientt passe. Comme nous savons rappeler aux autres nos bons offices ou la peine que nous avons prise pour les obliger ! Le souvenir des bienfaits rendus est plus tenace que celui des bienfaits reus. La vanit sentend si bien fausser les perspectives ! Et sans doute est-il moins grave que nos ingratitudes soient imputables une dmangeaison de lamour-propre plutt qu un dfaut daffection envers ceux qui nous aiment ; le mieux serait pourtant que notre affection ft assez forte pour nous demeurer toujours prsente lesprit.

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Il faut donc combattre notre maudit amour-propre et commencer la lutte de bonne heure. En quel foyer na-t-on pas entendu le dialogue suivant ? la table familiale, lenfant demande un morceau de pain son pre. Celui-ci saisit la miche et en taille une bonne tranche, o lenfant mord aussitt pleines dents. Eh bien ! interroge papa, quest-ce quon dit ? La bouche pleine, le moutard murmure un timide merci. Merci, qui ? Merci, papa Et combien de fois cette scne ne se reproduira-t-elle pas ? Lun des premiers mots articuls par vos bbs est : non. Celui-l, inutile de le leur apprendre, mais combien de rptitions sont ncessaires pour leur inculquer lhabitude de dire : merci. Instinctivement, ils tendent la main pour recevoir : Encore, encore ! Le remerciement, lui, ne remonte pas des sombres rgions de linstinct ; il sort dune conscience que lducation a claire. Beaucoup dadultes demeurent cet gard des petits enfants toute leur vie. Ils ne sont jamais satisfaits ; ils rclament encore ; ils veulent toujours plus. Insatiables, ils se rendent malheureux, ils attristent et ils lassent les autres de qui ils exigent encore et toujours plus. Comment les amener reconnatre que ce qui leur manque est peu de chose ct de tout ce quils ont reu ? Comment surtout les persuader dapprcier davantage ce quils possdent ? Ils devraient eux aussi apprendre dire merci. Merci, ce tout petit mot joyeux qui se termine sur une sonorit cristalline, cest le mot magique qui introduit au foyer la courtoisie, le bon ordre et la srnit.

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Merci, cest dj la prire qui dun foyer chrtien slve vers Dieu pour lui rendre grces. Avez-vous remarqu la place que cet acte de gratitude occupe dans nos prires usuelles ? Nous disons, le matin : Mon Dieu, je vous remercie de toutes les grces que vous mavez faites jusquici. Cest encore par un effet de votre bont que je vois ce jour Et le soir Quelles actions de grces vous rendrai-je, mon Dieu, pour tous les biens que jai reus de vous. Vous avez song moi de toute ternit, vous mavez tir du nant, vous avez donn votre vie pour me racheter et vous me comblez, encore tous les jours, dune infinit de faveurs Rflchissez-y, il nest pas un seul jour o Dieu ne vous ait accord un bienfait particulier ; mme dans nos jours dpreuves, cherchons bien, nous observerons qu ct de notre tristesse, il sest gliss une petite joie. Et nest-ce pas un grand bonheur que lunion qui rgne votre foyer ? Vous qui vous aimez, remerciez Dieu dun sort aussi doux. Mais sachez vous ladresser galement les uns aux autres ce petit mot qui cote si peu dire et qui fait tant de bien entendre. Avant de vous endormir, repassez quelquefois dans votre esprit tout ce que, dans la journe qui sachve, vous avez reu des autres. De tous les autres, car le nombre est considrable des hommes et des femmes qui travaillent chaque jour pour vous nourrir, vous vtir, vous procurer les commodits de lexistence. Mme si vous limitez ce calcul aux membres de votre famille, vous serez littralement merveills de tout ce quen un seul jour vous recevez deux : tout ce quils vous ont appris, les conseils quils vous ont donns ; la main-forte quils vous ont prte ; tantt un encouragement, tantt un

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avertissement, mais toujours pour votre bien ; une parole aimable qui vous a touchs, un mot drle qui a dissip vos tracas ; leurs succs dont vous avez t fiers ; leurs efforts qui ont stimul les vtres. Le compte est bon de ce quau foyer chacun reoit des autres. Et voil certes de quoi vous engager ntre pas toujours celui qui reoit. Demandez-vous donc : Que leur ai-je donn ? Que puis-je leur donner en retour ? Mais en attendant loccasion de les servir avec autant de gnrosit, ne manquez pas celle de leur dire merci lorsquelle se prsente. Merci au moindre service rendu par qui que ce soit, mais prononc sans affectation, comme on change un regard. lui seul ce petit mot rcompense de toutes les peines ; il rpare au besoin la phrase un peu vive qui vous a chappe auparavant ; il quivaut un sourire et souvent il le provoque ; il rend heureux celui qui le dit et celui qui on ladresse. Il est frappant dobserver quau moment o NotreSeigneur se rend volontairement la mort pour mriter aux hommes une vie ternelle, il a tenu remercier ses aptres de lattachement quils lui avaient prouv tant quil vivait avec eux. Vous, leur dit-il, vous tes demeurs auprs de moi dans mes preuves. La grandeur de lme de Jsus se rvle dans cette dlicatesse. Il na cess de combler ses aptres, il leur a tout donn, et cest lui qui les remercie. Nest-ce pas toujours le propre dun cur vraiment gnreux que de se montrer reconnaissant envers les autres du peu quils essayent de faire pour lui ? Les ingrats se recrutent parmi les curs gostes, les esprits mesquins et les caractres mdiocres. La petite vertu de gratitude est la preuve dun grand cur. Mme envers celui

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qui est maladroit ou qui se trompe, du moment quil a bonne volont, soyez reconnaissants au moins de son intention. Quant celui qui vous parle en ce moment, puisque vous avez eu la patience de lcouter, il ne peut mieux terminer quen vous disant merci.

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La petite vertu de sincritDites oui, si cest oui ; non, si cest non. Telle est, mes chers auditeurs, la rgle que Jsus impose ses disciples. Il veut quon pousse nous croire sur parole. Il ny a pas de vie sociale possible, en effet, si lon ne peut pas se fier aux dclarations dautrui. Tromper quelquun, cest le traiter en ennemis, mais cest du mme coup se dshonorer et se rendre indigne de confiance. On comprend que Notre-Seigneur naccepte pas que des lvres chrtiennes profrent un mensonge. Pas de faux-fuyant ni de ruse : disons simplement la vrit : oui, cest oui ; non si cest non. Je vous ferais injure, chers auditeurs, si je paraissais seulement supposer quon ose mentir dans un foyer chrtien, je serais plus catgorique : l o svit le mensonge, il y a peuttre encore les apparences dun foyer, mais leurs murs en sont lzards et la ruine, hlas ! est prochaine. On ne peut pas saimer en dehors de la vrit et, dans le langage de laffection, le mensonge est ni plus ni moins une trahison. Mais sil est superflu et, je le rpte, offensant de rappeler le devoir de la franchise aux membres dune famille unie, en peut-on dire autant de la petite vertu de sincrit ? Quand un jeune moutard sembrouille dans les explications quil donne de sa conduite, la maman linterrompt : Quest-ce que tu me racontes l ? ton nez remue , et sans doute si le coupable se regardait dans la glace, contesterait-il son tour la vracit de sa mre. Cependant, celle-ci ne sy trompe pas. Les narines, les lvres, les paupires

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dune petite pleur marquent un lger frmissement qui rvle quil est en tain de prendre quelques liberts avec la vrit. Or ce dfaut nest pas seulement le fait des petits ; les grands, mme les trs grands y sont galement sujets, et, quon le veuille ou non, ces entorses la vrit constituent un certain abus de convaincre, elles risquent en outre douvrir la porte des tromperies plus graves. On se droit les interdire. Le propre de la sincrit est de ne vouloir dire que des choses vraies. Quelques-uns ont avanc que ce mot viendrait du latin sine cera, sans cire, par allusion aux cires, ptes et onguents dont les dames romaines se servaient pour masquer les rides de leur visage. Nos Franaises connaissent aussi ces secrets de beaut, et puisquelles les emploient, je pense, dans le dsir dtre plus agrables ceux qui les entourent, on se montrerait bien svre les blmer dune aussi louable attention, encore, quaucun apprt ne vaudra jamais la fracheur naturelle, de la jeunesse. Mais on ne saurait excuser quiconque recourt des artifices similaires pour enjoliver, colorer ou farder la vrit. La sincrit porte sur ce que nous pensons et sur ce que nos faisons. Et nous oblige donc en premier lieu ne pas tre de lavis du dernier qui a parl et ne pas dissimuler notre manire de penser. Il arrive en famille que, sous prtexte de charit, on prfre abonder dans le sens de ceux qui manifestent plus nergiquement leur opinion, par crainte de les irriter ou dit amen tous leurs jugements. Pourquoi les contredire, puisquon ne les convaincrait pas ? sans doute assurez-vous ainsi votre tranquillit, mais ne couvrez pas

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votre reculade sous des dehors charitables. Est-il flatteur pour les autres de leur attribuer un caractre entier et autoritaire ? Si vous croyez quils se trompent, la charit vous conseillerait plutt de les clairer doucement, en leur soumettant votre point de vue qui peut largir leur vision, la charit ne vous contraint pas d'adopter une opinion que vous ne partagez point, elle veut seulement que vous ne blessiez pas les autres en mettant un avis diffrent du leur. Lorsque le roi saint Louis demanda au sire de Joinville sil ne lui semblait pas moins grave dtre atteint de la lpre que de commettre un pch mortel, Joinville ne craignit pas de lui avouer ingnument sa faon de penser. Et moi, reprit-il, qui oncques ne mentis, je lui dis que jaimerais mieux avoir commis dix pchs mortels que dtre frapp de la lpre. Certes, le souverain avait raison et nous admirons sa saintet, mais la loyaut du chevalier nest pas moins admirable ; Moi qui jamais ne mentis Voil le type de lhomme sincre, incapable de feindre. La vertu de sincrit ne sexerce pas seulement dans lexpression de notre pense, mais sur le champ plus vaste des faits dont nous sommes les tmoins ou les auteurs. Sur ce point, bien des gens ont du mal tre parfaitement objectifs, parce quils ne voient pas seulement les faits avec leurs yeux et ne les jugent pas uniquement avec leur froide raison. Ils les interprtent sous limpulsion, souvent inconsciente, de leurs dsirs ou de leurs craintes, de leur sympathie habile excuser leurs amis ou de leur antipathie prompte souponner une mauvaise intention chez les autres. Savez-vous que loffice de tmoin nest pas facile remplir ? Sen bien acquitter supposerait que notre attention ait tout observ et que notre

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mmoire ait tout retenu aussi exactement quune plaque photographique. Aussi, dfaut dune objectivit absolue, rarement possible, on doit et cela est une vertu possder assez de dsintressement pour dclarer que nous rapportons les choses telles que nous croyons les avoir vues ou entendues, telles du moins que nous les avons comprises, ainsi que pour exprimer nos jugements avec les nuances quexige le risque que nous courons toujours de dnaturer tant soit eu la ralit. Toutefois, le risque est plus grand lorsque nous parlons de ce que nous avons fait nous-mme. Il faut un fier courage pour ne pas accentuer ce qui nous met en valeur ou en pas attnuer ce qui nous est dfavorable. Mais grossir la vrit ou la rogner adroitement, cest toujours laltrer. Pauvre vrit, il parat quen sortant du puits elle na pas de vtement ; ce spectacle nous est rarement accord, car, lorsquelle se prsente en public, quelquun a gnralement pris soin de lhabiller. Quelle soit orne dinnocentes broderies, le crime est bnin, pourvu qu force dexagrations elle ne soit pas rendue mconnaissable. Mais qui na jamais exagr ? On exagre pour corser lintrt dune histoire ; on exagre aussi par vanit, pour se donner le beau rle : cest dj moins bien, et ce ne lest plus du tout si lon arrange la vrit ; dans le but de flatter les gots ou les penchants dun interlocuteur, flatter quelquun, cest fatalement le tromper. Peut-tre seriez-vous plus indulgents envers ceux que la timidit pousse voiler leurs erreurs ou leurs torts. Il arrive, coup sr, quon puisse, sans mentir, ne pas dire toute la vrit, mais le plus souvent les rticences et les prtritions aboutissent fausser. Faut-il donc se condamner ouvertement ? Cest quelques fois un devoir, qui comporte en

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contrepartie le droit de le plaider les circonstances attnuantes. Mais on gagne toujours parler de soi avec svrit : lorsquon saccuse, les autres vous trouvent des excuses. Et vice versa. Enfin le silence peut, lui aussi, tmoigner contre a vrit. Par exemple, on est interrog et, pour donner une rponse satisfaisante, il faudrait entrer dans toutes sortes de commentaires. Alors, par paresse ou par lassitude, on simplifie, on schmatise, et de la vrit, il ne reste plus grande chose. Or, des travers que nous venons de passer en revue, celui-ci me parat le plus dangereux, parce quil porte atteinte la confiance quon se doit en famille. Si vous dcidez que vos activits nintressent pas les autres ou quils nont rien y voir (exempt, bien entendu, le cas dun secret dont on est dpositaire), vous crez lintrieure du foyer des zones fermes, o lindividualisme ronge peu peu les liens de la communaut familiale. Il semblait plus simple de ne pas tout dire ; bientt ce sera plus simple de ne rien dire, et lon finira par vivre, sous le mme toit, trangers les uns aux autres. Lheure nest peut-tre plus loigne o ce silence favorisera la dissimulation de sentiments et dactions qui ne sont plus compltement innocents. Insensiblement on a franchi le pas, on est tent dans le mensonge. Nous dirons la prochaine fois que la charit apporte des limites la sincrit. Mais si vous tes autoriss taire certaines choses ceux que vous aimez, prcisment parce que vous les aimez, le mme principe veut quhabituellement vous

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leur ouvriez largement le sanctuaire de vos penses de votre conscience, que tous vous mettiez en commun vos expriences, vos rflexions, vos dsirs que vous ayez confiance les uns dans les autres. Quun chrtien affirme ou quil nie, nul ne doit pouvoir contester sa parole : cest oui, sil dit oui, et sil dit non, cest non. * * *

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La petite vertu de discrtionPar Mgr Chevrot Au devoir de la sincrit dont je vous ai parl, vous aurez apport le correctif quil rclame, savoir que toute vrit nest pas bonne dire . Je souscris volontiers cette rserve, du moment quil sagit du bien de la personne qui lon parle : en ce cas, la charit est une limite lgitime ; mais si la vrit devait seulement attirer des ennuis celui qui parle, ce ne serait pas toujours une raison plausible de se taire, et il se pourrait que la vrit ft bonne dire, mme notre prjudice. Il reste hors de cause quon ne doit pas parler sans discernement, et lart de discerner ce quil faut dire, ainsi que la manire de le dire font lobjet de la vertu de discrtion. Encore une petite vertu, mais qui contribue puissamment la paix du foyer. La vertu de discrtion consiste premirement ne pas vouloir tout connatre, et deuximement savoir ne pas tout dire. Foin des indiscrets qui cherchent se renseigner sur tout auprs de tous et qui vous posent brle-pourpoint des questions en des matires qui ne les concernent pas ! Il est trop clair quon ne doit pas la vrit ceux qui ny ont pas droit, et qui pourraient, au surplus, faire un mauvais usage de la rponse quils vous auraient arrache. Le questionneur intempestif nest pas fond se plaindre si vous avez lud son coup de sonde poliment ou brusquement. Toute famille a son histoire, ses projets, ses secrets quelle peut dfendre contre la curiosit de ces sortes de cambrioleurs que sont les indiscrets. Mais voici un cas plus dlicat. Est-ce quau mme foyer

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on peut avoir des secrets les uns pour les autres ? Je rponds que chacun y est oblig de respecter la vie personnelle des autres et de ne pas tenter den forcer laccs. Il vade soi que lorsquun chef de famille est mdecin ou avocat, il est rigoureusement li par le secret professionnel, que nul ne doit chercher dcouvrir. Convenez aussi quune femme, si tendrement quelle aime son mari, nest pas autorise davantage lui faire part de la confidence dune amie qui est venue chercher auprs delle un conseil dans une affaire tout intime. De mme que nous ne saurions disposer dune somme dargent que nous avons accepte en dpt, de mme le secret que nous avons consenti entendre ne nous appartient pas, il est la proprit de celui qui nous la confi ; nous navons pas le droit de le divulguer. Les parents peuvent avoir des secrets lgard de leurs enfants dj grands ; mais linverse peut se produire, et ceci rclame beaucoup de tact de la part des parents. Sans doute, dans les heures critiques que traversent parfois les adolescents, ils trouveront rarement, en gnral, des confidents plus attentifs et plus secourables que leur pre ou leur mre. Encore ne voudront-ils se confier eux que si les parents ne leur font pas subir un interrogatoire trop serr et sils ne se plaignent pas trop amrement des silences prolongs de lenfant qui grandit. Je dirais ce dernier : Allons, secoue-toi un peu, fais effort pour te mler la conversation de la table familiale. Et je conseillerais aux parents : Vous le voyez soucieux, maussade, votre intuition ne vous trompe pas, il a un secret. Que votre affection soit la fois vigilante et patiente. Une interrogation trop directe lemprisonnerait dans son mutisme. Attendez. Un mot le trahira bientt. Ne le relevez pas tout de suite. Mais quand vous serez en tte tte

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avec lui, demandez-lui doucement ce que ce mot signifiait. Laveu viendra de lui-mme. La bonne mthode est dtre soi-mme ouvert et souriant, dcouter toujours les autres oh ! oui, il faut avoir soin dcouter, , mais aussi de respecter leur silence. La confiance dautrui est la mesure de notre discrtion. Est-il ncessaire dajouter que si les confidences ne se cherchent pas, cest ensuite un devoir de justice de les garder jalousement pour soi ? Et ceci nous conduit au second aspect de la vertu de discrtion, dont nous avons de multiples occasions dans la vie de tous les jours, jentends la prcaution de ne pas dire inconsidrment tout ce quon sait. Les anciens avaient fait de la discrtion une desse. Sa statue la reprsentait les lvres scelles, et ils lavaient place dans le temple de la joie. Ceci est trs instructif, car la discrtion porte en elle-mme sa rcompense. Trop parler nuit, affirme un proverbe ; en revanche, on na ordinairement qu se rjouir de navoir pas trop parl. Laptre saint Jacques dclare que lhomme capable de matriser sa langue est un homme parfait, mais il estime que cette matrise nest pas chose commune. Tel tait aussi lavis de lauteur du livre de lImitation : Plus dune fois, confesse-t-il, jai regrett de navoir pas gard le silence. Assurment, un certain abandon est tout fait de mise dans les conversations en famille. On doit pouvoir dire librement ce quon pense : encore faut-il prendre le temps de penser avant de parler. Et puis, mme en famille, il est agrable tous quon ne parle pas sans arrt ; on gote alors davantage peut-tre le plaisir de se trouver runis, tandis que chacun poursuit son occupation personnelle, qui la lecture, qui

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la couture, qui ses tudes. Se tenir, se reposer, travailler ensemble est dj une des joies de lamiti, beaucoup plus sensible quand on ne la trouble pas par des discours sans intrt. Nanmoins, spcialement en famille le plus souvent on parlera. Premire prcaution prendre : se garder de rpter tout ce quon a appris au-dehors, avant de lavoir contrl soimme. Naturellement, plus la nouvelle est inattendue, piquante, drle, plus on a hte et plus on a de plaisir lbruiter. Attention la rputation du prochain. Ne vous rassurez pas trop vite. Il ny a pas de fume sans feu , dites-vous. En gnral, il y a dans les racontars plus de fume que de feu. Ce mot comique nest pas trs mchant ! Est-ce lopinion de celui sur le dos duquel vous cassez si allgrement du sucre ? Le dard du moustique est moins pais quun cheveu : sa piqre na cependant rien dagrable. Et seriezvous flatts quon en ust de mme votre gard ? La discrtion oblige discerner le vrai du faux dans lhistoire quon nous a raconte ; dans lincertitude, ne la rptons pas ; renonons plutt faire rire au dtriment de la vrit et aux dpens des autres. Mme si les faits dfavorables aux autres sont exacts, fussent-ils le secret de polichinelle, ne donnons pas de publicit une faute. La thologie catholique a formul, propos de la mdisance, une rgle de haute sagesse : On na le droit de parler des fautes et des dfauts du prochain que lorsquon en a le devoir. Oui, mettez les autres en garde contre linfluence fcheuse ou les mauvais agissements dun tiers. Dites alors ce que vous connaissez de science certaine, mais dites-le gravement, sans malice,

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uniquement dans lintrt de ceux que vous avez le devoir de protger. Enfin, la vertu de discrtion nous commande de ne pas dire aux autres ce qui leur causerait inutilement de la peine. Remarquez ladverbe inutilement . Les parents doivent reprendre un enfant coupable ; entre frres et surs, on peut se signaler mutuellement ses dfauts : cela fait partie de lducation. Si lavertissement est public, quil soit bref et quon parle aussitt dautre chose. Mais le reproche sera plus efficace et moins humiliant sil est fait en particulier. Jsus en personne nous en donne le conseil : Si ton frre commet une faute, va le trouver et reprends-le seul seul. En dehors de ces cas ncessaires de correction fraternelle, veillons ne pas faire de peine quelquun qui nous aime, mme si, occasionnellement, il nous impatiente ou nous contrarie. Vous prtendez lui dire ses quatre vrits. Pourquoi quatre ? Je nen sais rien, mais je sais bien que vous tes en colre. Si vous voulez lui dire ses vrits, eh bien ! commencez par reconnatre toutes ses qualits : aprs cela, vous passerez au chapitre des dfauts ; pendant ce temps, votre courroux sera tomb et vous saurez le reprendre trs gentiment et pour un plus sr profit. Non, ne vous faites pas de peine dans ce foyer o vous avez tant dautres motifs dtre indulgents les uns pour les autres. Vous vous taquinez, assurment. On ne taquine que ceux quon aime bien. Apprenez seulement manier aimablement la taquinerie. Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes : ninsistez pas sur ce petit travers, sur cette petite bvue. Il faut que votre victime soit la premire rire de

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votre rflexion. Arrtez-vous ds que le rire commence devenir jaune. Effacez la petite piqre avec une bonne marque de tendresse. Mais jamais vous entendez, jamais surtout les plus gs envers les plus jeunes, nemployez lironie. Lironie blesse toujours et ses blessures sont profondes. Vous vous rcriez : La cousine Berthe prouve un besoin incoercible de chanter, et la malheureuse chante faux. Lui dirai-je quelle chante juste ? Non, assurment, mais comme elle a mis tout son cur chanter (ou excuter) sa romance, dites-lui que cette romance est trs jolie. Vous ne mentirez point et vous ne la chagrinerez pas. Aprs tout, son innocente manie vous aura un peu amuss. Alors tout le monde sera content. Le monde ? Ne pensez-vous pas quil se divise en deux catgories ? ct de ceux qui cherchent faire de la peine, il y a tous ceux, bien plus nombreux, qui tchent de faire plaisir. Votre choix est fait depuis longtemps, vous tes tous parmi les seconds. Voil qui vous aidera trancher avec la discrtion voulue les cas de conscience que je vous ai soumis, avec un gal respect de la vrit et de la charit.

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La petite vertu desprancePar Mgr Chevrot

Tout finit ici-bas, et cependant rien ne finit, tout recommence. Ce dernier jour de lanne, en changeant entre vous le baiser du soir, vous soupiriez : Encore une anne de finie ! et vous avez fait le compte de ce que ces trois cent soixante-cinq jours couls vous apportrent de joies et de peines. Les beaux jours sont passs, les mauvais aussi : nous ne les reverrons plus. Peut-tre le souvenir dun deuil vous at-il alors serr le cur ; le visage de ltre aim, ce nest que trop vrai, vous ne le reverrez plus. Mlancolie des jours qui sen vont et qui ne reviendront pas. Cependant, hier matin, la maison sest emplie des cris joyeux de vos enfants qui vous adressaient le souhait traditionnel Bonne anne, bonne sant ! Aprs vous avoir embrasss, les plus petits ne perdaient plus des yeux un seul geste de vos mains, ces mains qui tirrent soudain de quelque cachette ignore les merveilleuses trennes. Et la joie des jeunes a rveill en vous quelque chose de plus merveilleux, que Dieu a mis dans le cur des hommes, la petite vertu desprance. Petite vertu, vous rcriez-vous, la seconde des trois vertus thologales ! Vous avez raison, lesprance est une trs grande vertu, et parce que son objet est Dieu lui-mme possd dans le ciel, et parce que pour ne pas douter dun tel bonheur, nous qui vivons dans lobscurit, dans les difficults, dans la souffrance, nous devons faire un acte de foi total en la bont

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de Dieu et laimer dun amour semblable au sien, lamour qui se donne avant davoir reu. Mais ce riche lingot de lesprance surnaturelle se monnaie tout au cours de la vie en quantit dactes de confiance en Dieu, qui nous autorisent parler, aprs Pguy, de la petite esprance quotidienne, celle qui tous les matins nous donne le bonjour . Cest elle que je voudrais voir briller tous vos foyers au dbut de ce Nouvel An. Dans le langage chrtien, lesprance nest pas une prvision, lencontre de ce que simaginent bien des gens pour qui esprer consiste scruter lavenir, soupeser les probabilits pour tablir des pronostics ; aprs quoi, ils concluent : Jai bon espoir, ou au contraire : je nai pas grand espoir, ce qui signifie en ralit : je crois avoir ou non des chances de russir. Vous surprendrai-je en dclarant que ces calculs nont rien de commun avec lesprance chrtienne ? Celle-ci, bien que tourne vers lavenir, tient tout entire dans le prsent. Esprer, ce nest pas tre sr du lendemain, cest avoir confiance aujourdhui, non pas confiance dans les vnements imprvisibles, mais en Dieu qui les dirige et qui nous aime. Laissez aux paens, disait Jsus, le tourment de savoir sils auront manger ou de quoi ils se vtiront demain. Ils auront beau se mettre martel en tte, leurs proccupations nallongeront pas la dure de leur vie dune minute. Dieu ne vous aurait pas appels la vie sil navait pourvu vos moyens de subsistance. Il y a sur la terre de quoi nourrir et habiller tous les hommes. Que tous soient fidles ses commandements et pratiquent la justice, nul ici-bas ne

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manquera de rien. En ce qui vous concerne, faites consciencieusement votre devoir, donnez-vous bravement votre tche et ayez confiance dans votre Pre des cieux qui connat vos besoins. Et Jsus nous trace notre rgle de conduite en une formule devenue proverbiale : Ne vous inquitez pas du lendemain. Demain prendra soin de lui-mme. chaque jour suffit sa peine. Voil lesprance selon lvangile : elle ne se fonde pas sur limpossible scurit du lendemain, mais elle nous procure la paix dans linscurit de tous les jours. Cest aujourdhui que nous esprons, sans rien savoir de ce que demain nous rserve : notre scurit rside dans la certitude que Dieu nous aime ; cest en lui que nous esprons. Hlas ! Une crainte instinctive nous pousse interroger lavenir, ce Spectre toujours masqu qui nous suit cte cte Et quon nomme demain, Comme dit le pote. Oh ! Demain, cest la grande chose, De quoi demain sera-t-il fait ? Demain, cest lclair dans le voile, Cest le nuage sur ltoile Les vers de Victor Hugo hantent notre mmoire. Cependant, le grand pote se trompe ici. Demain nest pas la grande chose. La grande chose, cest aujourdhui. Aujourdhui, nous pouvons conjurer les maux de demain qui rsulteraient de nos imprudences : demain, ce serait trop tard. Aujourdhui nous pouvons peser les consquences de nos actes. Demain, il ny aura plus qu les subir.

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A chaque jour suffit sa peine. Lesprance chrtienne, en nous obligeant vivre au jour le jour, nous pargne les dceptions et les dcouragements. Btir des chteaux en Espagne est le plus sr moyen de coucher la belle toile ; inversement la crainte de navoir plus de toit paralyse nos efforts. Ne nous leurrons pas de lendemains fantastiques, ne nous inquitons pas de lendemains tragiques, remplissons tranquillement notre tche du jour prsent que nous connaissons et nous saurons remplir celle de demain que nous ignorons. A chaque jour suffit sa peine. Que Dieu est bon de nous avoir cach lavenir ! Si nous connaissions lpreuve qui nous attend dans les jours qui viendront, son poids nous effraierait et nous craserait davance. Chargeons-nous seulement du fardeau daujourdhui, il est la mesure de nos paules. Demain aura soin de lui-mme. Dieu nous donnera demain de nouvelles forces pour faire face aux difficults nouvelles qui nous sont inconnues. Jsus nous dfend-il de prparer ces lendemains inconnus ? Non point, car ceux qui ne voient pas plus loin que le jour prsent courent la ruine. Le Seigneur nous interdit seulement de nous inquiter du lendemain. Limprvoyance est une faute, car elle sacrifie lavenir au prsent ; mais linquitude nest pas une moindre erreur, puisquelle sacrifie le prsent lavenir. Linquitude, toujours nuisible, est gnralement illusoire. Quand on sest bien prmuni contre tous les malheurs quon croit possibles, ou bien il ne sen produit aucun et lon en est pour ses frais, ou bien il en survient un autre quon navait pas prvu. Celui-ci sest priv pendant des annes afin de ntre pas dans le besoin sur ses

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vieux jours, et voici la dvaluation qui ne lui laisse que des papiers sans valeur. Cet autre qui se met en garde contre toutes les maladies futures, ne jouit pas de sa sant actuelle tellement il a peur des microbes et des courants dair. Les poltrons, crit Shakespeare, meurent plusieurs fois avant leur mort. Linquitude est dmoralisante ; elle ne supprime pas les malheurs redouts, elle les anticipe ; elle grossit les difficults ; elle dtruit la passion du risque sans laquelle lhomme na pas de courage. Rappelez-vous ces lignes si simples et si vraies de Pguy : Je naime pas, dit Dieu, celui qui spcule sur demain, je naime pas celui qui sait mieux que moi ce que je vais faire. Pensez demain, je ne vous dis pas : calculez ce demain. Ne soyez point ce malheureux qui se retourne et se consume dans son lit pour savoir ce que sera la journe de demain. Sachez seulement que ce demain dont on parle toujours est le jour qui va venir et quil sera sous mon commandement comme les autres. Chers amis, cultivez votre foyer la petite vertu desprance qui, en levant vos regards vers Dieu, vous rendra capables de tous les courages parce quelle vous dlivrera de toutes les craintes. ce prix, je puis, sans vous tromper, vous souhaiter mon tour une bonne anne. Oui, bonne anne, parce que Dieu est toujours bon et veillera sur vous. Bonne anne, parce quen vivant au jour le jour, sans perdre une des occasions prsentes de bien faire et de faire le bien, tour tour, vous goterez et vous donnerez le bonheur. Bonne anne, parce quau lieu de vous inquiter sans raison, vous apprcierez toutes les heures paisibles que Dieu vous accordera. Bonne anne, mme si lpreuve doit surgir tout coup, car les moments durs affermiront votre nergie et

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Dieu ne laissera se perdre ni une goutte de vos sueurs ni une seule de vos larmes. Vivez chaque jour dans lesprance en rptant la vieille locution franaise qui est une affirmation de courage en mme temps quune prire : la grce de Dieu !

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La petite vertu de bonne humeurPar Mgr Georges Chevrot Causerie radiophonique dominicale de 1949 Quand il vous arrive de jener, disait Jsus, ne prenez pas des airs tristes, sombres, renfrogns. Certes, NotreSeigneur connaissait par exprience les durets de la vie ; il nignorait pas que le cur des hommes est parfois broy par lpreuve ; devant le tombeau de son ami Lazare, il partage tellement le chagrin des surs du dfunt quil ne peut retenir ses larmes. Mais il y a assez de douleurs invitables pour ne pas se rendre malheureux comme plaisir. Aussi, lorsque nous navons pas un motif srieux de tristesse, Jsus nous dfend-il de prendre des airs accabls : Ne vous faites pas tristes. Avez-vous remarqu que le vocabulaire des dfauts est bien plus tendu et vari que celui des vertus ? Ainsi on entend parler de gens moroses, maussades, taciturnes, ou bien bourrus, bougons, grognons, revches ; ceux-ci sont capricieux, lunatiques, acrimonieux ; ceux-l ont lair rbarbatif, un pli damertume au coin des lvres et la bouche des paroles aigres : ce sont des trouble-fte, des rabat-joie. En revanche, le dictionnaire ne nous fournit quun trs petit nombre de vertus opposer tant de mauvaises dispositions. Cependant, les tristes compagnons que je viens de signaler ont un commun dnominateur : on dit deux quils sont de mauvaise humeur, quand ils ne sont pas dune humeur massacrante. Voil qui me permettra de vous proposer, pour maintenir au foyer la joie et lesprance que je vous souhaitais, la vertu de bonne humeur.

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Mais quelque esprit chagrin voudra me prendre en dfaut mon tour : Notre humeur, bonne ou mchante, mobjectera-t-il, ne dpend pas de nous. Ne dit-on dune personne dsagrable quelle sest leve sur le pied gauche, ce qui dnote labsence de tout calcul ? Par une matine de soleil, on est naturellement joyeux, au lieu quun temps de brouillard nous assombrit. Tel est gai parce quil possde un estomac complaisant, tel autre qui a des digestions pnibles trouve redire tout. Il est vrai que des influences extrieures modifient laspect de notre caractre. Je retiendrai mme de cette constatation quen prsence de quelquun qui est de mauvaise humeur, il est charitable de lui accorder le bnfice de ces circonstances attnuantes. Ne lui tenez pas rigueur de ses brusqueries, en effet il est peut-tre malade ou seulement fatigu, ou bien ses affaires marchent mal, ou hlas ! il souffre dune blessure morale quil serait cruel daggraver de vos reproches ! Quant nous, lorsque nous ne nous sentons pas dans notre assiette, efforons-nous de reconqurir notre srnit, car il est rarement impossible de ragir contre des causes extrieures de mcontentement. On peut chanter quand il pleut, on peut dominer sa lassitude (ou saccorder quelque repos), on peut dissimuler ses soucis afin de ne pas contrister les autres ; mais, ne nous y trompons pas, on ne parvient reprendre et conserver son quilibre moral quau prix dun effort nergique, et cest justement parce quelle est une conqute de la volont que lgalit dhumeur mrite dtre appele une vertu.

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Notre humeur nest pas seulement le reflet du ciel clair ou nuageux ; elle est aussi le reflet de notre me qui a ses hauts et ses bas, ses lans et ses dpressions, mais que nous pouvons contenir ou corriger. Le temps et mon humeur ont peu de liaison, notait Pascal : jai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi. Oui, nos dispositions personnelles sont comme des verres teints derrire lesquels nous voyons la vie en rose ou en gris. Un jour nous manifestons une gaiet exubrante qui nous rend sourds aux peines dautrui, ou un optimisme irrflchi qui nous cache les obstacles contre lesquels nous irons buter ; le lendemain, au contraire, lemballement a fait place au dballement, on na plus de got pour rien, on se grossit les difficults, on est charge aux autres, impatient, susceptible, insupportable. Ah ! quittons ces lunettes qui nous garent. La vie est tour tour grise ou rose, prenons-la telle quelle est. Regardons-la avec nos yeux, nos yeux de chrtiens. Faisons un acte de foi en Dieu qui nous aime et qui ne permet pas que nous soyons prouvs au-dessus de nos forces, mais aussi un acte de foi en nous-mmes. Croyons lutilit de nos actions, notre capacit de bien remplir notre tche, et surtout notre mission de dvouement nos semblables. Alors, cette fois, nous tenons la bonne humeur, qui dpend bel et bien de notre volont. La bonne humeur jaillit dune conscience pure et dun cur gnreux. Il reste la dvelopper laide dun double exercice. Habituons-nous voir le bon ct des choses et les beaux cts des gens. Vous pouvez votre choix voir dans une flaque deau ou la boue gisant au fond, ou limage du ciel qui est au-

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dessus. Cette parole est de Ruskin, elle est dune vrit frappante et dune application universelle. Le mal et le bien sont mls partout. Il ne sagit pas dtre nafs et en mconnaissant le mal de se salir dans la boue ; mais commenons par considrer le bien, le soleil qui se joue dans leau dangereuse et nous contournerons la flaque deau. Ne nous hypnotisons pas devant les difficults, mais cherchons bien et nous trouverons srement le moyen de les surmonter. Un vnement nous contrarie : y changerons-nous quelque chose en malmenant notre entourage comme sil devait tre puni de notre dception ? Ce qui nous arrive est fcheux ? Cela aurait pu tre pire. Quelle leon dendurance nous recevons parfois de personnes durement prouves que nous plaignons de tout notre cur et qui nous font cette rponse si touchante : Il y a plus malheureux que moi ! Dinstinct nous prenons nos contrarits au tragique et celles dautrui la lgre. Le chrtien doit faire exactement le contraire, compatir sincrement aux afflictions des autres et supporter vaillamment ses propres dconvenues. Nos projets se trouvent djous : faisons contre mauvaise fortune bon cur. Qui sait si cet insuccs ne tournera pas notre avantage plus srement que nos prvisions ? Toutes choses ont leurs inconvnients et leurs bons cts : regardons dabord les bons cts et nous viendrons plus aisment bout des inconvnients. Adoptons la mme tactique lgard de nos semblables. Abordons-les par leurs beaux cts. Ils ont tous leurs dfauts (comme nous dailleurs), mais tous ont leurs qualits. Les aurez-vous corrigs de leurs travers en leur parlant sur un ton cassant ? Mettez plutt profit leurs qualits et supportez

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leurs dfauts en y pensant le moins possible. Lorsque vous tes obligs dadresser une observation quelquun, ne vous bornez pas relever ses torts ou ses erreurs, complimentez-le en mme temps de ce quil a fait de bien, et terminez en lencourageant. Bien des remarques peuvent tre faites avec bonhomie, voire sur un ton enjou : ce sont celles qui portent le mieux. Au demeurant, la bonne humeur ne doit pas tre confondue avec la manie de plaisanter tout propos. Plus que dans des clats de rire souvent forcs, elle se reconnat au sourire. Elle reste toujours gracieuse et cest ce qui la rend agrable et bienfaisante. La bonne humeur, cest le chant sur la route qui fait oublier la fatigue, rompt la monotonie et rveille lentrain. Sur la route, et la maison aussi. Le serviteur de Dieu, disait saint Philippe Nri, doit tre toujours de bonne humeur. Et il ajoutait : Hors de ma maison la tristesse et la mlancolie. Quelquun marrte : cest bien facile dire quand on na pas de soucis. Je rponds : cest ncessaire dire pour loigner vos soucis. Il y a des vertus qui ne paient qu longue chance et il y en a dautres dont on est rcompens tout de suite : cest le cas de la vertu de bonne humeur.

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La petite vertu de bienveillancePar Mgr Georges Chevrot Causerie radiophonique dominicale de 1949 Un des secrets de la bonne humeur est de sobliger regarder les beaux cts des personnes avec qui la vie nous met en relations. Or lhabitude de ne voir que les cts lumineux des mes et de rechercher tout ce qui est beau nous conduit pratiquer une autre vertu qui, comme la gaiet, est un signe de force morale et une condition de bonheur, jai nomm la petite vertu de bienveillance. Je nai pas lintention denfoncer une porte ouverte ; je pense bien qu lintrieur de la famille, sauf de rarissimes exceptions, vous navez que de bons sentiments les uns pour les autres. Dans mon esprit, il sagit de la bienveillance envers ceux qui nhabitent pas sous votre toit. Et dun mot je dirai que les foyers heureux, les foyers vraiment chrtiens sont ceux o lon ne dit pas de mal des absents et o tout le monde est sr de recevoir un bon accueil. La bienveillance consiste dabord porter sur autrui des jugements empreints de charit, ne point diminuer ses mrites, se rjouir sincrement de ses vertus et de ses succs, mme lorsquil russit l o nous avons chou. La bienveillance nous fait accorder aux autres le prjug favorable. Navez-vous pas observ cette tendance instinctive qui pousse tant de gens croire au mal plus facilement quau bien ? Quelquun est accus dune faute, ils commencent par admettre sa culpabilit, quitte reconnatre ensuite quils ont t ou quils se sont tromps. Lhomme bienveillant, au contraire, commence par refuser de croire la faute tant quil

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nen aura pas de preuves certaines ; puis, sil a la certitude que ce tiers a rellement commis un acte rprhensible, il simpose de nen point parler, moins que ce ne soit pour lui trouver une excuse ou des circonstances attnuantes. Ne condamnez pas disait Notre-Seigneur, et vous ne serez pas condamns. Sans doute, lorsque vous interprtez favorablement la conduite dautrui, lindulgence risque de vous tromper ; mais si vous le jugez avec svrit, votre jugement est presque srement entach derreur. Do vient la malveillance ? Peut-tre de lorgueil qui, en abaissant les autres, nous donne lillusion que nous leur sommes suprieurs. Peut-tre aussi dun sentiment inavou denvie : nous supportons avec peine que les autres aient des qualits ou des avantages dont nous ne sommes pas galement pourvus et lon nest pas fch de leur trouver des dfauts ou de les prendre en faute. Chose curieuse, il arrive que les mieux dous portent envie de moins favoriss queux, comme le dit un proverbe persan : Le soleil est envieux de la lune qui se lve. Prenons-y garde. Les sentiments les plus bas rdent autour de ceux qui y pensent le moins et, pour sen prserver, il faut toujours craindre dy consentir. Il en est ainsi de ce mauvais regard jet sur nos frres. Il se dit en latin invidia, do est venu notre mot franais envie . Le peintre Giotto, dans une glise de Padoue, a reprsent lenvie sous les traits dune femme aux oreilles dmesurment largies force dcouter trop avidement le mal, et dont les yeux sont mordus par un serpent : mais le serpent ne se jette pas sur elle du dehors, il sort de sa bouche. Le venin qui obscurcit et pervertit

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sa vision est scrt par le cur mme de la personne malveillante. Chrtiens, dlivrons-nous de cette maladie du dnigrement, et pour cela, faisons-nous une rgle dadmirer la beaut et la bont partout o nous les rencontrons. Au lieu de relever chez les autres lombre qui attnue lclat de leurs qualits, rappelons-nous quil ny aurait pas dombre sil ny avait pas de soleil et obstinons-nous considrer ce quils ont de bon et ce quils font de bien. Soyons les premiers les louer des qualits et des actions par o ils nous dpassent. Il faut distinguer avec soin entre lesprit critique et lesprit de critique. Le premier est louable : grce lui nous distinguons le vrai du faux, le juste de linjuste, le bien du mal ; il nous met labri des impulsions tmraires, des engouements nafs et des condamnations prmatures. Tout autre est lesprit de critique, la manie de ne voir, de ne chercher que le mal. Quel triste caractre celui qui est incapable dadmirer franchement ce qui est digne dloge ! Savoir admirer est le fait des hommes intelligents et valeureux. De mme que le mdisant sintoxique de toute lamertume quil distille, de mme le bienveillant senrichit de toutes les beauts quil admire. En admirant on se grandit, on respire dans une atmosphre de respect et denthousiasme. Inconsciemment on slve vers Dieu, principe de toute grandeur et de toute beaut. Nest-ce pas parce que ladmiration est une forme de la prire quelle nous procure la paix et la force ? Cest pourquoi nous aimons tant la maison o, autour de la table familiale, la rputation du prochain nest jamais ternie. Pour cette raison aussi on y est toujours bien accueilli. Cest le second aspect de laimable vertu de bienveillance.

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Dites-moi o rside la saintet, sinon dans ce chrtien qui se tient la disposition de tous, toujours prt rendre service ? On croirait quil na que cela faire. On le drange pas mal, et certains en abusent, mais il ne le fait pas remarquer. Pour un peu, il vous remercierait davoir eu recours son obligeance. Jaffirme que cette forme de renoncement lemporte aux yeux du Seigneur sur beaucoup dautres sacrifices, apparemment plus coteux. Demble le chrtien bienveillant entre dans les proccupations de celui qui laborde. Il possde lart merveilleux, dont parle saint Paul, de se rjouir avec ceux qui sont dans la joie et dtre personnellement afflig de la peine de ceux qui souffrent. Il se fait tout tous. coutons patiemment ceux qui se confient nous. Rien ne plat tant un grand parleur quun parfait couteur , disait saint Franois de Sales. Sans doute devez-vous mnager votre temps : il faudra parfois abrger le discours du visiteur, mais vous le ferez avec tant de simplicit et damiti quil sentira que nanmoins vous lavez compris. En vous quittant il partira meilleur et plus courageux. Se faire tout tous nimplique pas quon se mle de tout pour rgenter tout le monde, la manire de la mouche du coche. Le bienveillant nest pas un touche--tout. Il est seulement au service de quiconque a besoin de lui et il sefforce de laider dans la mesure de ses moyens. Dans toutes les paroisses, dans tous les quartiers, il existe de ces maisons la porte desquelles on ne frappe pas en vain : ce sont de vrais postes de secours ; on y trouve, sinon laide immdiatement ncessaire, du moins lintrt et la sympathie qui sont un premier rconfort. Lintimit familiale

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ne sy resserre pas dans ltroitesse dun gosme collectif ; elle spanouit dans la joie dtre utile aux autres. lencontre de ceux qui pensent tre des sages, en se vantant de vivre chez eux sans soccuper des autres, pour ce quon est rcompens, ajoutent-ils, on ne sattire que des ennuis , les foyers chrtiens, eux, ne critiquent pas les autres (en ce sens, ils ont raison de ne point sen occuper), mais ils ne sen dsintressent pas. Leur porte, leur cur, leurs mains sont ouverts tous ceux qui ils peuvent rendre un service. Et leur rcompense est dans la joie davoir t bienveillants. Il faudrait, crivait Gratry, se prparer la mort, tous les soirs, par un acte damour. Il faudrait imiter le petit enfant qui, avant daller prendre son sommeil sous la garde de Dieu et des anges, va embrasser tout le monde, non seulement son pre, sa mre, ses frres, ses surs, mais aussi les trangers qui se trouvent l. Et nous aussi, avant daller dormir, il nous faut embrasser tous les hommes, par un acte de charit ! Ce sera une nuit bnie.

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La petite vertu dconomieJe crains, mes chers auditeurs, qu lannonce du titre de cette causerie, plusieurs dentre vous naient sursaut. Comment, ont-ils pens, par le temps qui court, o nous avons tant de mal joindre les deux bouts, peut-il tre question de faire des conomies ? Je mempresse de vous avertir que tel nest pas mon propos. Cest une des singularits de la langue franaise daccepter quon mette de largent de cot pour lavoir devant soi. Au demeurant, cette mesure de prudence passerait difficilement pour un acte de vertu. La petite vertu dconomie consiste sefforcer de ne rien perdre et de tirer de toute chose le meilleur emploi possible. Vous conviendrez sans peine quelle a son rle jouer vos foyers et mme quelle est tout fait dactualit. Jajoute, et cest ce qui menhardit aborder ce sujet, que Notre-Seigneur en personne nous a prch lconomie, dans une circonstance que vous connaissez bien, aprs la premire multiplication des pains. Vous vous rappelez quune foule de cinq mille hommes avait cout ses enseignements toute une journe ; le soir venu, le Matre ne voulut pas les renvoyer chez eux jeun ; mais, proximit du lieu dsert o ils se trouaient, pas un village o lon pt sapprovisionner de pain. Jsus fit donc ranger ses auditeurs par carres de cent et de cinquante et, prenant les cinq galettes dorge que lui prsentait un jeune garon, il les multiplia en telle abondance que tous les assistants en eurent satit. Bien plus, compte tenu des convives aviss qui ne manqurent pas de conserver pour la route quelques fragments de laliment vraiment tomb du ciel,

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il restait a et l sur le sol, des dbris du repas. On laisse plus facilement traner le pain quon na pas eu la peine de gagner par soi-mme. Cest alors que le Sauveur, sadressant aux aptres, leur donna un ordre qui, premire vue, contraste singulirement avec la prodigalit dont il venait de faire preuve ; ramassez, leur dit-il, les morceaux qui restent, afin que rien ne soit perdu. Effectivement, les reliefs ainsi rassembls remplirent douze couffins. Le djeuner du lendemain, en somme. La prcaution navait pas t inutile. Vous avouerais-je que cette leon dconomie ne mimpressionne pas moins que le miracle lui-mme ? On peut donc tre la fois gnreux et conome ; il faut mme tre conome afin de pouvoir se montrer gnreux. De plus, Jsus nous signifie que les dons de Dieu, mme les plus inattendus, ne doivent pas nous rendre passifs. Compter sur Dieu ne nous dispense pas de compter su r nous ; nous recevons de lui tant de biens : le temps, les aliments, les vtements, largent qui nous les procure, et la sant, lintelligence, lhabilite, la force Le bon rendement de notre activit et lassistance du foyer nous commandent de nen rien gaspiller et dutiliser au mieux nos moindres ressources ; cest lobjet de la vertu dconomie. Le mot conomie vient du grec et se traduirait littralement : la loi de la maison, ou lordre dans la maison. Vous le savez : une maison nest plaisante que si lordre y rgne. Jentends la chre maman, gardienne vigilante du foyer, vous rpter le mot de Jsus : Ramassez tout ce qui trane. Et le papa denchaner : une place pour chaque chose et chaque chose sa place. Des vtements

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rgulirement brosss et plis soigneusement font un plus long usage. Les ustensiles serrs aprs quon son sen est servie sont moins exposs la casse. Le temps que lon prend pou r ranger ses affaires est moins long que celui quon perd chercher o lon a pu les garer. Dans une maison ordonne, le gaspillage nest pas de mise et lon tire parti de choses que dautres expdient au rebut. Une feuille de papier, un petit morceau dtoffe, un bout de ficelle ou de laine, au lieu dtre jets au panier, sont ramasss dans une bote ou un tiroir spcial, et lon est content de les trouver un jour. Lconomie ne doit pas tre confondue avec la lsinerie, elle permet au contraire de dpenser, mais bon escient. Il y a des gens qui se ruinent en dpenses faites mal propos. Ils se laissent tenter par lappt dun prix peu lev, mais ils nen ont pas que pour leur argent. Quelquun me disait : Je ne suis pas assez riche pour acheter de la camelote. Calculer nest pas ladrerie, mais perspicacit en vue des dpenses utiles. Certes il est prsentement malais dtablir un budget, mme celui dune famille. Ici encore lconomie ne va pas serre impitoyablement les cordons de la bourse, mais ordonner sagement les dpenses, en rognant sur laccessoire pour sassurer le principal. Si javais voix au chapitre en cotte matire, je dirais au mari : Donnez votre femme un peu plus quelle ne vous demande , et la femme : Dpensez toujours moins que vous ne comptiez le faire. Voil qui rtablira lquilibre et qui sauvegardera la paix du mnage. Nous sommes bien loin de la religion, pensera quelquun.

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Nullement, chers auditeurs. La parole de Notre-Seigneur que je citais tout lheure suffit vous convaincre que nous navons pas quitt le terrain religieux. La vertu dconomie, en effet, nous apprend respecter luvre de Dieu en reconnaissant le prix de tous les biens dont nous avons la jouissance. Qui peut dire Dieu : Donnez-nous aujourdhui notre pain, celui qui le gche ou celui qui nen veut rien perdre, parce quil en connat la valeur ? Rappelezvous sous quels traits Jsus nous a dpeint le pcheur. Il nest pas all chercher dans les bas-fonds de la socit un criminel sordide. Il a mis en scne le fils cadet dun cultivateur, qui dilapide stupidement la fortune lentement acquise par son pre. Le prodigue, le dissipateur offensent Dieu, parce quils mconnaissent le fruit du travail humain. Pourquoi devons-nous administrer sagement les biens dont nous disposons ? Parce quil nen est aucun que nous ne possdions sans le concours de nos semblables. Cest bien vous qui avez gagn le pain que vous mangez ; mais ce pain est aussi le travail des autres. Vous le devez au paysan qui a sem le bl, aux moissonneurs qui lon fauch et engrang, et au meunier qui la transform en farine, et finalement au boulanger. Passez en revue tous les objets donc vous vous servez : ils attestent ladmirable collaboration des hommes, o chacun est au service des autres. Il sensuit que nous navons pas le droit de gaspiller. Dans une page magnifique o il condamne les hommes qui abusent de leurs richesses, le P. Graty sinterrompt pour prcher le respect et lestime de largent. Quest-ce que donc que largent, crit-il, et do vient-il ? Largent, cest du travail accumul, cest du temps, cest de la vie humaine, cest du sang, es sueurs, des larmes.

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Voil ce que vous tenez en vos mains. Vous navez pas le droit de le profaner. Oui, celui qui dpense tort et travers ne nuit pas seulement ses propres intrts, il fait du tort aux autres, en anantissant ce qui pourrait, par consquent ce qui doit servir quelquun. Si lvangile nous commande lconomie, cest avant tout pour augmenter nos moyens de venir en aide des moins favoriss que nous. Vus sous cet angle lconomie ne nous apparat plus comme une petite vieille trique et regardante qui a toujours peur de manquer de tout et qui finit par rencontrer un aigrefin qui la dpouille. Lconomie, je la vois au contraire comme une personne trs soigne dans sa tenue et clairvoyante : on ne lui en fait pas accroire, mais il ny en a pas deux comme elle pour dnicher les bonnes occasions. Elle sarrange de ce quelle a, parce quelle est riche de tous les besoins inutiles quelle ne sest pas crs. Vous voit-elle dans lembarras ? Elle vous en tire bien vite, car ne laissant rien se perdre, elle a toujours de quoi donner. Vous lavez reconnue, chers auditeurs, elle nest pas loin de vous. Je vous en flicite, votre foyer ne manquera de rien.

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La petite vertu dexactitudePar Mgr Georges Chevrot Causerie radiophonique dominicale de 1949 Dans le langage courant, dire de quelquun quil est exact, cest le louer dtre prsent lheure convenue. Nous rptons que lexactitude est la politesse des rois . Ce nest l quun des sens de lexactitude. Notre mot exact est la traduction dun participe latin signifiant achev, ou encore excut conformment un modle ou une rgle donns. Ainsi parle-t-on dune reproduction exacte ou dun calcul exact. Un travail exact est fait avec soin, comme une narration objective et prcise constitue un rcit exact. Ce soin et cette prcision caractrisent lhomme ponctuel, lequel fait point nomm ce quil doit. Si vaste est le domaine de la vertu dexactitude dont jai vous parler que je me bornerai la considrer sous laspect de la ponctualit. Comment la ponctualit ne serait-elle pas une vertu, puisque son contraire, linexactitude, est un terrible dfaut ? Que le repas ne soit pas servi quand tous les convives sont runis, ou quil faille attendre un retardataire pour se mettre table, il nen faut pas plus pour charger dlectricit latmosphre du foyer. Sans doute il peut nous arriver occasionnellement doublier lheure, davoir mal mesur notre temps, ou davoir t retard par un incident imprvisible. On tolre une exception. En revanche, les personnes habituellement en retard sont de vritables calamits. Avez-vous remarqu la place quoccupe lexactitude dans les paraboles de

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lvangile ? Cest lhistoire des cinq demoiselles dhonneur qui arrivent en retard la salle des noces et qui trouvent la porte impitoyablement ferme, ou par contraste lapologue des serviteurs qui guettent le retour de leur matre afin de lui ouvrir aussitt quil frappera. Linexactitude implique un manquement la charit et souvent la justice envers le prochain. Lenfant qui ne rentre pas lheure dite cause parfois sa mre une inquitude quil devait lui pargner. Sil est inconvenant de faire attendre un suprieur, faire attendre un infrieur est une dsinvolture toujours blessante. En tout cas, le retardataire fait perdre ceux qui lattendent un temps quils auraient pu mieux utiliser. On rapporte du chancelier dAguesseau, que des fantaisies domestiques condamnaient des heures de repas irrgulires, quil trompait son impatience en crivant, il parvint ainsi, en attendant lheure des repas, composer un ouvrage important quil ddia naturellement sa femme : aimable et juste vengeance. Tout le monde nayant pas cette ressource, il ne reste que celle de maudire le sans-gne des chronophages auxquels pensait cet homme daffaires amricain, qui fit paratre dans les journaux, lintention de ceux qui lui avaient drob son temps, lannonce suivante : M. X a perdu cette semaine deux heures en or, chacune de soixante minutes en diamant. On ne promet pas de rcompense, car on ne les retrouvera jamais. Il entre dans linexactitude une forte dose dgosme qui devrait nous donner rflchir. Et puisquil nous est si dsagrable dattendre, appliquons-nous ne point faire attendre les autres. Ne pas faire attendre la maman qui surveille le cadran de lhorloge dans la crainte que le rti ne

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soit trop cuit. Ne pas faire attendre le client qui voudrait entrer en possession de sa commande. Ne pas faire attendre le rglement de la note du fournisseur qui a besoin de son argent. Et gnralement ne pas faire attendre le service promis. Un proverbe dit : Qui donne vite, donne deux fois. Mais si le retardataire porte prjudice ses semblables, il se cause un grand tort lui-mme. Ses inexactitudes sont la preuve quil est incapable de simposer une discipline, soit quil trane et gaspille son temps, soit quil veuille faire plus de choses quil ne le peut. Il y a, en effet, deux sortes de retardataires, ceux qui ont toujours le temps, les flneurs, et ceux qui sont toujours presss, les essouffls. Or le temps est la plus prcieuse des richesses que Dieu a mises notre disposition et il nous demandera compte de lusage que nous en aurons fait : il nen faut donc rien perdre ; mais Dieu a fix aussi le rythme du temps et nous devons en respecter la marche. Quelquun a dit : je nai pas le temps dtre press. Rien de plus juste. Si lon prtend expdier en vingt minutes une besogne qui en rclame le double, le travail sera bcl, louvrage mal fait : on devra le recommencer et, pour avoir voulu gagner du temps en allant trop vite, on se sera finalement mis en retard. Nous serons exacts si nous vitons ces deux travers. Et dabord les pertes de temps. Vers la fin de son ministre, Notre-Seigneur fit cette rflexion devant ses aptres : Il faut que jaccomplisse mon uvre tant quil fait jour ; la nuit venue, on ne peut plus travailler. Matre du temps, Jsus connaissait le prix des heures. son exemple, prenons le temps au srieux. Il est vrai que notre vie est courte : que de choses cependant on peut faire dans une vie dhomme, si lon utilise exactement les

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journes ! Trop de gens, au lieu dentreprendre tout de suite un ouvrage ncessaire, le remettent au lendemain en disant : Jai bien le temps. Et quand, aprs quelques jours, ils ne lont pas encore commenc, ils allguent pour excuse, avec un parfait illogisme : Je nai pas eu le temps. Je sais que la plupart dentre vous ont fournir des heures de travail qui absorbent la meilleure part de leur activit. Toutefois, sans compter les jours de repos dont vous avez la libre disposition, mme dans les jours ouvrables, il vous reste un peu de temps vous. Mettez profit le temps qui vous appartient. Sur son lit dhpital, Jacques dArnoux songeait : Ta vie sera courte, il la faut pleine , et il priait ainsi : Mon Dieu, donne-moi lexcration des minutes perdues. En ne perdant pas de temps, nous pouvons apprendre et faire beaucoup de choses, et du mme coup nous vitons la prcipitation, cet autre ennemi de lexactitude. Organisons nos journes sans les congestionner, en prvoyant mme la part de limprvu. Le progrs nous joue de mauvais tours : diviser le temps suivant le mcanisme prcis de nos montres qui ignorent ltat du ciel, nous en sommes venus ne plus distinguer entre le jour et la nuit. Le cultivateur, lui, rgle sa journe sur le soleil et il compte avec les saisons, comme le pcheur compte avec la lune et le mouvement des mares. Restant en contact avec la nature, ils obissent aux lois du Crateur : aussi leur travail est-il plus mthodique et leur vie plus rgulire, ils ne perdent pas de temps tout en prenant leur temps.

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Sachons comme eux consulter la nature et prendre notre temps. tre prts sans tre presss. Le surmenage et lparpillement nuisent la qualit de laction. Beaucoup croient agir quand ils ne font que sagiter ; ils disent quils abattent du travail, mais, triste retour des choses, lexcs de travail les abat leur tour. Rservons-nous chaque jour des moments de dtente ; ce ne sont pas des minutes perdues, surtout quand on les consacre converser et se divertir en famille. Croyons lirremplaable puissance du repos. Do vient quil y a tant de retardataires ? De ce quils se lvent la dernire minute et ne peuvent plus ensuite rattraper le retard du matin ? Et pourquoi se lvent-ils en retard ? Parce quils se sont couchs trop tard. Gratry, que je me plais vous citer (car ce prcurseur a tout dit), crivait : Nous sommes striles faute de repos plus encore que de travail Le repos pour le corps, cest le sommeil Le repos pour lesprit et pour lme, cest la prire. Le temps accord la prire nest pas non plus du temps perdu. Celui-l, on la vite regagn. En nous plaant chaque jour devant Dieu nous comprenons mieux la valeur du temps et nous apprenons remplir notre tche avec exactitude.

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La petite vertu de diligenceAujourdhui, dimanche de la Septuagsime, le missel nous fait lire la parabole des ouvriers quun vigneron embauche diffrentes heures de la journe. Sur le soir, il trouve encore aux abords dur souk des hommes inoccups : Pourquoi, leur dit-il, restez-vous tout le jour ne rien faite ? Cette question nous ramne au sujet que nous traitions dimanche dernier et que je dsirerais complter ce matin. Nayez crainte, mes chers auditeurs, je ne vous dtaillerais pas les mfaits de loisivet ; ce vice na pas cours parmi vous. votre foyer, tout en vous dlassant, vous ne restez pas inactifs, il y a toujours bricoler pour le papa, moins quil nouvre un livre ; la maman et les filles, quand elles ont fini de ranger la vaisselle, de vrifier ltat du linge t des vtements, prennent leur ouvrage ou leur tricot. Cette vertu, traditionnelle dans les foyers chrtiens, porte un nom assez peu employ, je lavoue, cest la petite vertu de diligence. Bon voil votre garon, qui pouffe de rire. Une diligence, scrie-t-il, ctait, avant les chemins de fer, une grande voiture, attele de plusieurs chevaux, qui servait au transport des voyageurs. Et puis, en route, il y avait des brigands qui attaquaient les diligences Trs bien, mon garon, tu es trs savant ; tu sais aussi, je pense, que ce nom leur fut donn par ce que ces voitures allaient trs vite pour lpoque naturellement, diligence tant synonyme de rapidit. Cependant, ce mot curieux a dautres sens : il veut dire non seulement promptitude, mais aussi

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attention, activit joyeuse, et il vient dun verbe latin qui signifie aimer. De tout cela il rsulte que la vertu de diligence consiste aimer son travail, `a le faire avec entrain, allgrement et de son mieux. Et pour la dfinir, je vous renverrai volontiers lexclamation qui jaillit un jour de cent poitrines ladresse de Notre-Seigneur : Il a bien fait toutes choses. Pesez chacun de ces mots : vous y trouverez tout un programme. Il a fait. Jsus faisait son uvre. Le verbe faire est un des plus vagues qui soient, car on lemploie tout propos ; il a nanmoins originellement une signification prcise. Faire, cest produire, donner ltre ou donner une forme ce qui existe, Dieu, vous ne lignorez pas, plaa Adam dans le jardin dden pour quil lentretnt par son travail. Lhomme a t cre pour travailler, sa plus grande joie sera dinventer dans son esprit, de fabriquer de ses mains, de produire une uvre dans laquelle il incarnera sa pense cratrice, Dieu nous charge de continuer sa cration, quil a lasse volontairement inacheve. Au tour de lhomme dembellir lunivers. Il nprouvera pas de plus grande fiert que celle de dcouvrir une des lois de la nature, den utiliser toutes les richesses, ou de composer un ouvrage qui lui survivra et qui marquera son passage sur la terre. Perdre son temps, quelle folie, quand le temps nous est accord pour faire quelque chose ! Des pharisiens ayant reproch Jsus davoir gurir un paralytique durant le sabbat qui devait tre consacr au repos, le Sauveur leur rplique : Mon Pre ne cesse jamais de travailler ; moi aussi je travaille. Comme Jsus, suivons lexemple du Crateur. Pendant le repos des nuits, notre cerveau travaille quoiqu notre insu, le repos que nous

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prenons dans la journe ne doit pas tre du dsuvrement. Le repos nest pas inaction, mais diversion, cest--dire changement dans le travail, la lecture instructive, ou distrayante pour celui dont les membres sont las, la culture dun petit jardin pour lemploy daligner des chiffres, les travaux laiguille pour la stnodactylo, et ainsi de suite. Ainsi, la veille, runis sous le mme clairage, les membres de la famille sadonnent chacun loccupation de son choix, dont ensuite il fera profiter les autres. Mais ce que les compatriotes du Sauveur admiraient dans son activit, cest quelle stendait tout. Il a bien fait toutes choses , dclaraient-ils Jsus ne ngligeait rien de ce qui rentrait da sa mission, efforons-nous de limiter dans cette ligne mme, sans vouloir tout faire et tout faire par nousmmes ; nous ny russirons pas. Assurment et voyez en cela les indices de notre origine et de notre destine divines nos dsirs daction sont illimits. Il nous plairait de tout voir, de tout apprendre, de pouvoir pratiquer toutes les professions. Hlas ! Plusieurs existences ny suffiraient pas. Mieux vaut ne connatre quune science et la bien connatre, russir dans un art plutt que jtre mdiocre en plusieurs. Ce qui importe, cest dtre vers dans toues les connaissances quexige notre tat, afin de bien remplir toues nos fonctions. Chre Mademoiselle, nabusez pas de la lecture, apprenez de votre mre lart difficile, mais si ncessaire de la couture, aidez-la dans la prparation des repas. En mettant la main la pte, vous vous approvisionnerez de quelques bonnes recettes de cuisine, science plus modeste sans doute que celle dont il est question dans vos livres, mais votre mari apprciera la premire contre plus que la seconde. De votre

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ct, les garons, apprenez aussi vous servir de vos doigts et manier un peu tous les outils : que dconomies vous raliserez plus tard si vous pouvez effectuer les menues rparations que ncessite lentretien dune maison ! Plusieurs fois jai eu le plaisir dentendre des mres de famille dire avec une fiert bien lgitime : Mon mari, il sait tout faire et des maris vanter leur femme : Elle a des doigts de fe. Pour mrite de pareils compliments, il ne faut ni omettre les travaux pour lesquels vous prouvez un peu de rpugnance, ni inventer des devoirs supplmentaires que vous feraient ngliger vos devoirs rels. Enfin, chers auditeurs, accomplissons toutes nos tches de notre mieux, afin de ressembler entirement Jsus qui a bien fait toutes choses. Se dbarrasser dune besogne nest pas digne dun homme qui se respecte, et ceux qui on prsente un travail qui nest ni fait ni faire sont e droit de penser quon les estime peu. Quelque uvre quon entreprenne, il faut vouloir quelle soit belle. Remarquez lattention de louvrier consciencieux pens sur son tour ou sur son tablie ; observez le soin mticuleux de lartisan qui corrige les moindres imperfections de lobjet quil faonne, il le caresse de la main comme sil agissait dun tre vivant ; rappelez-vous le conseil donn par Boileau lcrivain : Vingt fois sur le mtier remettez votre ouvrage, Polissez-le sans cesse et le repolissez. Je me rappelle un cordonnier me montrant le soulier quil excutait et me disant : Notre mtier est un art. Voil des crateurs.

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Le vrai travailleur ne se proccupe pas davoir fini au plus tt, il se soucie de produire une uvre qui soit finie , sans dfaut, et aussi parfaite que possible. Les statues qui dcorent les portails de nos cathdrales sont aussi soignes dans la partie adosse aux murs que sur la face tourne vers le public ; les sculpteurs inconnus auxquels nous les devons se seraient crus dshonors si mme ce qui ne se voit pas navait pas t entirement fini . Nabandonnons un ouvrage que lorsquil ny a plus un seul dtail y retoucher. Luvre bienfait, mme la plus modeste, doit tre traite avec lambition et la dlicatesse quon apporterait terminer un chef-duvre. Il y a talement une faon de draper une toffe, de disposer des fleurs dans un vase, ou de prsenter un plat sur la tale, comme il y a une manire de suspendre un tableau la muraille ou de fixer une tablette qui portera la signature du bon faiseur, tout autant que les objets de luxe. Croyez-le, le vrai luxe dune maison est fait du soin avec lequel tous sefforcent dy bien faire touts choses. Mozart, dont la carrire fut la fois si courte t si remplie, composa dans les dernires semaines de sa vie son clbre Requiem. Le jour mme de sa mort, il dit sa fille : ma tche est termine, le Requiem, et se reprenant avec intention mon Requiem est achev , puis, tendant son enfant les derniers feuillets quil venait dcrire, il la pria de se mettre au clavecin. Et sur les derniers accords de son ultime chef-duvre, Mozart mourut, un sourire sur les lvres. Heureux ceux qui peuvent sen aller vers le grand repos, avec la conscien