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1 UNIVERSITÉ D’ORAN FACULTÉ DES LETTRES, LANGUES & ARTS ÉCOLE DOCTORALE DE FRANÇAIS Doctorat en sciences des textes littéraires Auteur : BOUTERFAS Bélabbas Métissage et Narrativité dans trois fictions francophones L’Enfant de sable de Tahar BEN JELLOUN Solibo Magnifique de Patrick CHAMOISEAU Le Diable en personne de Robert LALONDE Thèse dirigée par : Directrice de thèse : M me Christiane CHAULET-ACHOUR – Université Cergy- Pontoise – Co-directrice de thèse : Mme Nadia OUHIBI – Université d’Oran – Jury : Présidente de jury : Mme Fouzia BENJELLID – Université d’Oran – Examinateur : M. Hadj MILIANI – Université de Mostaganem – Examinateur : M. Bruno GELAS – Université Lyon II Examinateur : M. MEBARKI Université d’Oran Rapporteur : M me Christiane CHAULET-ACHOUR Université Cergy-Pontoise Rapporteur : Mme Bahia OUHIBI – Université d’Oran – Décembre 2008 –

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UNIVERSITÉ D’ORAN FACULTÉ DES LETTRES, LANGUES & ARTS

ÉCOLE DOCTORALE DE FRANÇAIS

Doctorat en sciences des textes littéraires

Auteur : BOUTERFAS Bélabbas

Métissage et Narrativité

dans trois fictions francophones

L’Enfant de sable de Tahar BEN JELLOUN

Solibo Magnifique de Patrick CHAMOISEAU

Le Diable en personne de Robert LALONDE

Thèse dirigée par :

Directrice de thèse : Mme Christiane CHAULET-ACHOUR – Université Cergy-

Pontoise –

Co-directrice de thèse : Mme Nadia OUHIBI – Université d’Oran –

Jury :

Présidente de jury : Mme Fouzia BENJELLID – Université d’Oran –

Examinateur : M. Hadj MILIANI – Université de Mostaganem –

Examinateur : M. Bruno GELAS – Université Lyon II

Examinateur : M. MEBARKI – Université d’Oran

Rapporteur : Mme Christiane CHAULET-ACHOUR Université Cergy-Pontoise

Rapporteur : Mme Bahia OUHIBI – Université d’Oran –

– Décembre 2008 –

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Remerciements

Une thèse de doctorat n’aboutit jamais sans l’aide scientifique, logistique et

amicale de nombreuses personnes.

Par ces remerciements, je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à

ceux et celles qui m’ont aidé à réaliser ce travail de recherche. Leur disponibilité et

leurs conseils m’ont été précieux.

Que Madame Christiane CHAULET-ACHOUR trouve ici l’expression de

ma sincère gratitude pour la confiance qu’elle m’a accordée dans la réalisation de ce

travail, pour sa patience à suivre mes recherches et pour toute la rigueur qu’elle a su

me transmettre à travers ses remarques.

Mes remerciements vont aussi à Madame Ouhibi Nadia pour la

compréhension qu’elle a manifestée et aux membres du jury : Mesdames Fouzia

BENJELLID, Monsieur Hadj MILIANI,

Je n’oublierai pas de remercier de tout cœur mes amis, ma famille, mes frères

et ma soeur Nacéra, dont la présence à mes côtés a été d’un grand réconfort durant

toutes ces années.

Une mention spéciale à Khédidja MOKADDEM, mon amie.

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A ma femme.

A mes filles.

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Sommaire Sommaire ............................................................................................................... 4

INTRODUCTION 9

– I – Trois fictions francophones à la fin du xxe siècle 25

Introduction............................................................................................................... 26

Chapitre 1 – Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain 28

I – Avant l'indépendance, des écrits aux contenus contestataires ............................. 29 1 - Ahmed Sefrioui, premier métissage au cœur du roman marocain.................. 30 2 - Driss Chraibi, la révolte de l'écriture .............................................................. 31

II – Comment exprimer l'héritage pluridimensionnel du Maroc .............................. 36 1 - L'impact de la revue Souffles sur les écrits littéraires en langue français ................................................................................................................. 37 2 - Délire de la parole pour se démarquer ............................................................ 39

III – À la recherche d'une langue et d'une littérature nouvelles................................ 40 1 - Khair-Eddine un séisme dans la littérature marocaine ................................... 41 2 - Abdelkébir Khatibi ou l'hospitalité de la pensée ............................................ 43

IV – Naissance du récit postmoderne ....................................................................... 47 1 - Sur la lancée contestataire de Souffles ............................................................ 47 2 - Vers le post modernisme................................................................................. 48

V – Tahar Ben Jelloun,emblème du métissage et porte parole des insoumis .................................................................................................................... 51 1 - Des assises culturelles variées ........................................................................ 52 2 - Maturité de l’écriture et déplacement du centre d’intérêt ............................... 53 3 - L'enfant de sable : l'euphorie d'Ahmed, la déchéance de Zahra ..................... 56 4 - Synthèse .......................................................................................................... 59

Chapitre 2 – Patrick Chamoiseau, auteur antillais 62

Introduction............................................................................................................... 62 I – Antériorité............................................................................................................ 63 1 - Avant le XXème siècle ................................................................................... 63 2 - Combat pour la reconnaissance de l'identité noire.......................................... 65 3 - Le Mouvement de la Négro-Renaissance ....................................................... 66 4 - L'Ecole haïtienne : l'affirmation de l'identité nègre ........................................ 68 5 - Emergence et Reconnaissance d'une culture antillaise autonome .................. 70

II – La Négritude, mouvement poétique majeur ....................................................... 71 1 - Dans le sillage des mouvements américains de libération des Noirs.............. 71 2 - Les principaux représentants de la Négritude................................................. 72 3 - La Négritude, le Nègre face à lui même ......................................................... 76

III – L'Antillanité, une identité métissée................................................................... 80 1 - L’apport de Frantz Fanon................................................................................ 80

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2 - L’apport d’Edouard Glissant........................................................................... 82 IV – La Créolité : le métissage à l'œuvre.................................................................. 86 1 - L'argumentaire de Eloge de la créolité ........................................................... 88 2 - Les principaux représentants de la Créolité .................................................... 92

V – La place de Patrick Chamoiseau et de son écriture............................................ 98 1 - Le créole consacré par Patrick Chamoiseau ................................................... 98 2 - Résumé de Solibo Magnifique : Le compromis de la parole ........................ 102

Chapitre 3 – Robert Lalonde, écrivain canadien 107

I – Aperçu sur la littérature du Canada français...................................................... 109 1 - La prise de conscience .................................................................................. 109 2 - La période de la littérature orale ................................................................... 111 3 - La période de la littérature patriotique.......................................................... 112 4 - L'ère du roman .............................................................................................. 113

II – La question de la langue au cœur de l’identité québécoise .............................. 117 1 - La primauté du français ................................................................................ 117 2 - Qu’est-ce que le joual ?................................................................................. 118 3 - Le français québécois.................................................................................... 122

III – La modernité littéraire québécoise face au monde.......................................... 124 1 - La modernité par le métissage de la langue et de la culture ......................... 124 2 - Une société nouvelle, une histoire littéraire nouvelle................................... 129

IV – Robert Lalonde : un créateur polyvalent......................................................... 133 1 - L'écriture de l'authenticité............................................................................. 134 2 - Le Diable en Personne ou l'innocence d'un homme ..................................... 135

Conclusion .............................................................................................................. 140

– II – A la recherche d’Ahmed-Zahra, de Solibo Magnifique et de Warden Laforce 144

Introduction............................................................................................................. 145

Chapitre 1 – Qui mène l'enquête ? Pour qui ? 146

I – L'Enfant de sable ............................................................................................... 146 1 - Un récit à plusieurs niveaux.......................................................................... 146 2 - Le système de narration dans ce roman ........................................................ 148

II – Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau ...................................................... 172 1 - Le récit de L'oralité en contact...................................................................... 172 2 - Le système de narration ................................................................................ 178

III – Le Diable en personne de Robert Lalonde .................................................... 194 1 - Une identité "métissée" en quête .................................................................. 194 2 - Le système de narration ................................................................................ 199

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Chapitre 2 – Les positionnements de la voix narrative 213

I – L'image d'Ahmed-Zahra, rapportée par les conteurs ......................................... 215 1 - Des conteurs du terroir, une "œuvre" sociale : Ahmed-Zahra ...................... 215 2 - Ahmed-Zahra : un lecteur/écrivain ............................................................... 220 3 - Du glissement identitaire au glissement générique....................................... 223

II – Solibo Magnifique, une vie après la mort ........................................................ 227 1 - "Solibo Magnifique" ou le nouvel art de conter............................................ 228 2 - Solibo, gardien de la mémoire ...................................................................... 234 3 - Le marqueur de parole, un conteur moderne ? ............................................. 238

III – Warden Laforce, par les conteurs dans Le Diable en personne...................... 242 1 - Le conteur au Canada.................................................................................... 242 2 - Warden Laforce raconté par les conteurs...................................................... 246

Chapitre 3 – Comment établir les complicités avec le public ? 255

I – L'Enfant de sable ............................................................................................... 256 1 - l'anthroponyme, lien et reconnaissance sociale ............................................ 256 2 - Le nom : un mérite........................................................................................ 259 3 - Des prénoms référents et signifiants ............................................................. 260 4 - Les conteurs ou le pouvoir de nommer......................................................... 262 5 - L’intertextualité, expression d’une mémoire ................................................ 263

II – Solibo Magnifique : Le surnom pour combler l'écart....................................... 276 1 - L’Anthroponyme : un écart........................................................................... 276 2 - Les clins d’œil de l’auteur............................................................................. 288

III – Le Diable en personne : anthroponymes divers, même issue......................... 293 1 - D'un nom à un autre ...................................................................................... 295 2 - Mathilde Choinière, le séisme par les ... mots .............................................. 302 3 - Florent ou l’épanouissement au contact du métissage.................................. 303 4 - Marie-Ange, une relation épanouie par l’opacité du métis........................... 304 5 - L’anthroponyme, moyen de renaissance....................................................... 305 6 - L’intertextualité ou des clins d’œil au public francophone .......................... 307

Conclusion .............................................................................................................. 309

III – Aux croisements des langues, des cultures et des genres 312

Introduction............................................................................................................. 313

1 – Inventer sa langue aux intersections … 316

I – Français-arabe dans L’Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun........................... 316 1 - Deux langues à l’œuvre ................................................................................ 316 2 - La langue du conteur : un français nourri de tournures populaires............... 320 3 - Ecrire et produire son propre système .......................................................... 321

II – Français-créole dans Solibo Magnifique .......................................................... 323 1 - Produire un langage dans la langue .............................................................. 323

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2 - Revendiquer la différence par l’opacité ........................................................ 324 3 - L’opacité et la lisibilité du créole.................................................................. 326 4 - Distinguer le créole du français .................................................................... 327 5 - Une seule langue pour le récit....................................................................... 327 6 - Le lexique, espace d’apparat du créole ......................................................... 328 7 - Le créole, source d’inspiration de la langue ................................................. 331

III – Français- Anglais dans Le Diable en personne............................................... 332 1 - L’anglais, une particularité québécoise dans le monde francophone ........... 334 2 - L’économie de l’anglais dans la langue parlée ............................................. 336 3 - L’oral pour hiérarchiser ................................................................................ 337

IV – Créer sa langue d’écriture dans les langues de société ................................... 338 1 - La liberté de détruire la langue hôte ............................................................. 339 2 - L’écrivain, traducteur ou médiateur ? ........................................................... 342

V – Ecritures babéliennes ?..................................................................................... 345 1 - De la quête d’une identité à la quête d’une langue ....................................... 345 2 - Comment se manifeste l’écriture babélienne ? ............................................. 346

Chapitre 2 – Aux intersections des genres littéraires 355

I – L'Enfant de Sable, l’androgynie des genres....................................................... 355 1 - Un roman à partir d'une légende ................................................................... 357 2 - La "Rihla" à la base de L’Enfant de sable .................................................... 358 3 - L’Enfant de sable, un conte à part entière..................................................... 360 4 - Les genres masculin / féminin ...................................................................... 367

II – Solibo Magnifique : créer un genre libéré des carcans "littéraires"................. 369 1 - Un narrateur/conteur, près de ses personnages ............................................. 369 2 - Le roman support de l’opacité et de la diversité ........................................... 371 3 - L’oralité ou "la mise à jour de la mémoire vraie"......................................... 373 4 - Solibo Magnifique ou l’expression des strates du métissage........................ 375 5 - Entre une poétique libre et une poétique forcée............................................ 377

III – Le Diable en personne, des genres au service de l’apatride ........................... 379 1 - Le Diable en personne, un conte moderne.................................................... 380 2 - Comment la figure de l’apatride est transposée dans la langue d’écriture ............................................................................................................ 385 3 - De l’hybridité générique : Comparaison des trois romans............................ 387

Chapitre 3 – Entre oralité et écriture : négocier entre les modes d’expression artistique 390

I – L’oral et l’écrit pour une meilleure expression.................................................. 391 1 - De nouvelles formes d’expression pour des cultures en créolisation ........... 393 2 - La langue, figure de l’apatride ...................................................................... 399

II – L’écrit comme moyen d’expression de l’oral................................................... 401 1 - Puissance de la langue orale ou perfectibilité de la langue écrite................. 401 2 - L’écrit, remplacerait-il l’oral ?...................................................................... 405

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III – Le métissage des codes artistiques.................................................................. 413 1 - L'Enfant de sable, un creuset de codes ......................................................... 415 2 - Le Diable en personne, un no man's land culturel ........................................ 416 3 - Solibo Magnifique, des codes artistiques au service de la créolité ............... 417 4 - Métissage, Hybridité, pour quelle appellation opter ? .................................. 420

CONCLUSION 426

Bibliographie 439

I. Corpus analysé..................................................................................................... 440 II. Œuvres de fiction des mêmes auteurs ................................................................ 440 III. Œuvres de fictions, lues .................................................................................... 441 1. Littérature marocaine de langue française ..................................................... 441 2. Littérature canadienne de langue française .................................................... 442 3. Littérature antillaise de langue française........................................................ 442

IV. Théorie et critique littéraire .............................................................................. 442 1. Ouvrages généraux......................................................................................... 442 2. Ouvrages spécialisés ...................................................................................... 445

Articles .................................................................................................................... 446 Revues..................................................................................................................... 446 Thèses ..................................................................................................................... 446 Sitographie .............................................................................................................. 447

Table des matières 449

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INTRODUCTION

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Métissage1 et narrativité, les deux notions sur lesquelles sera construite cette

thèse, ont intéressé plus d’un chercheur dans le domaine des littératures

francophones et comparées. Elles représentent deux axes primordiaux et fort

problématiques des trois fictions choisies. Quel que soit le centre d’intérêt du

chercheur en littératures francophones ou comparées - thématique, narration et

instances narratives, focalisation, personnages, temps, espace…-, il est confronté à

cette « multivision »2 présente dans le récit et dans la forme que lui donne son

auteur. Si la notion de narrativité est en usage chez les narratologues pour rendre

compte de la chronologie des événements, pour interroger un énoncé sur ses modes

de construction et de fonctionnement, ou pour mettre en exergue les différents

discours qui le traversent, et par conséquent, désigne un outil d’analyse, la notion de

métissage donne l’impression d’appartenir beaucoup plus au monde de

l’anthropologie et de la culture3 mais également, en filigrane peut-être, au domaine

idéologique car elle ne laisse personne indifférent même – ou surtout ? - si sa

définition reste assez problématique.

" Le métissage est […] presque toujours confondu avec les notions […] de

mélange, de mixité, d’hybridité, voire de syncrétisme, qui se situent à l’opposé

du phénomène que nous nous proposons d’aborder […]. Pour beaucoup, le

métissage serait la dissolution des éléments dans une totalité unifiée, la

résolution euphorique presque unanime de cette "mondialisation" ou

"globalisation" qui sont le contraire de l’"universalité" métisse ".4

Dans l’acception banale, on associe à cette notion, les odeurs d’épices, de

soleil, de plaisir exotique ; elle est alors synonyme, pour les pays du Nord, de

folklore des pays du Sud. Cependant, dans son acception scientifique - et nous

faisons nôtres les propos de François Laplantine et Alexis Nouss5 -, le métissage est

une pensée, un mode de vie et une absence totale de certitude qui permet à l’individu

d’être toujours à l’écoute de l’autre et de considérer toutes les cultures à une échelle

1 Au-delà de toutes les acceptions que peuvent lui donner les spécialistes et qui sont toutes à prendre en compte, la notion de « Métissage » se reconnaît le mieux dans l’une des définitions que Alexis Nouss lui a donnée : « Le métissage est une composition dont les composantes gardent leur intégrité », deux pas de danse pour aider à penser le métissage, p. 95-111, in Regards croisés sur le métissage, Sous la direction de Laurier Turgeon, les Presses de l’Université Laval, 2002. 2 Nous voulons rendre compte, à travers l’emploi de ce terme, de la multiplicité des angles et des regards mobilisés par l’auteur et cela à deux niveaux (forme et fond) de l’œuvre. 3 Divers domaines se sont emparés de cette notion à la mode : littérature, musique, habillement, design, gastronomie… 4 François Laplantine, Alexis Nouss, Métissage de Arcimboldo à Zombi, Pauvert, Paris, 2001. p. 7. 5 Idem. p.7.

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équivalente de valeur. C’est dans cette optique que nous souhaitons développer notre

analyse et en asseoir les bases.

Pour pouvoir concrétiser cette hypothèse de recherche et proposer une

analyse du fonctionnement de ces deux notions dans des énoncés littéraires -

métissage et narrativité -, nous avons choisi comme corpus, pour une confrontation

fructueuse, trois romans francophones d’espaces culturels différents. Les trois

auteurs choisis sont connus pour avoir créé des œuvres majeures dans trois

littératures cardinales, la littérature marocaine, la littérature antillaise et la littérature

canadienne.

Tahar Ben Jelloun fut consacré en 1987 avec l’obtention du Goncourt pour

son roman La Nuit sacrée, roman qui se présente comme la suite de L’Enfant de

Sable publié en 1985 mais qui peut être lu en autonomie. La célébrité de l’écrivain

n’a fait que se confirmer depuis. Il est aussi devenu le défenseur des droits de la

femme, des exclus et des marginalisés dans les sociétés maghrébines, des émigrés

maghrébins et africains en Europe, des enfants de Palestine…Son essai, Le Racisme

expliqué à ma fille (1998) et L’Auberge des pauvres (1999) ont remporté un vif

succès. A la suite d’autres critiques, Laurence Kohn-Pireaux affirmer : " Poète,

essayiste et romancier, il est sans doute, l’écrivain marocain de langue française le

plus connu "6 non seulement par ses écrits mais également par ses prises de position

contre les violences et injustices engendrées par l’histoire de son pays et des autres

pays voisins ou culturellement proches du sien. Tahar Ben Jelloun romancier, en ce

qui nous concerne, nous l’avons d’abord découvert, à travers Harrouda (1973). Ce

titre ou plutôt, ce nom, ne nous était pas étranger, Harrouda existant bel et bien à

Sidi Bel-Abbes comme nous le constations tout juste après l’indépendance en 1962.

Pendant la colonisation, cette femme était connue pour son franc parler et son côté

provocateur puisqu’elle disait, aux soldats et aux civils coloniaux lors des multiples

disputes qu’elle provoquait, que le jour arriverait où ils devraient quitter ce pays qui

n’était pas le leur. C’était un personnage extraordinaire, libre, célibataire et passant

la journée dans la rue. Enfant puis adolescent, nous ne comprenions pas cette femme

si différente de nos mères et de nos maîtresses d’école. Elle nous faisait peur et nous

fascinait en même temps au point que nous lui jetions des pierres à chaque fois que

nous la croisions. Nous ne savions rien de plus sur elle, et ce mystère nourrissait

notre curiosité. " Harrouda " faisait partie d’un conte raconté par une grand-mère ou

d’un rêve d’enfant, impossible à oublier. Aujourd’hui, elle fait partie du patrimoine

culturel de la ville de Sidi Bel-Abbes. Ceci explique notre empressement à lire, plus

6 Laurence Kohn-Pireaux, Etude sur Tahar Ben-Jelloun, L’Enfant de Sable, La Nuit sacrée, Collection ellipses, résonances, Paris 2000, p.5.

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tard, Harrouda de Tahar Ben Jelloun et à nous intéresser à ses autres créations.

L’Enfant de sable représente peut-être un tournant dans notre vie de lecteur car c’est

l’un des rares romans que nous avons lu et relu de nombreuses fois. L’histoire de

Ahmed-Zahra et la quête/enquête qu’entreprend d’abord le conteur puis le

personnage principal pour retrouver son identité et son univers de femme, spoliés

par la volonté du père dès la naissance, appartiennent à un monde, à une culture dans

lesquels nous baignions et cela nous a tellement marqué qu’à l’époque - nous étions

professeur de lycée -, nous l’avions racontée dans toutes nos classes. Depuis, nous

avons continué à lire ses œuvres de manière régulière et notre mémoire de

Magistère, en 1998, a été une analyse de L’Enfant de sable.

Le second auteur a été choisi dans la littérature antillaise. Patrick

Chamoiseau est l’un des auteurs les plus reconnus du mouvement de la Créolité7,

qu’il a contribué à fonder avec Raphaël Confiant et Jean Bernabé dans l’espace

littéraire de la Caraïbe.

« Ni Français, ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, ni Levantins, mais

un mélange mouvant, toujours mouvant, dont le point de départ est un abîme et

dont l’évolution demeure imprévisible. De par le monde, ce processus que nous

vivons depuis trois siècles se répand, s’accélère : peuples, langues, histoires,

cultures, nations se touchent et se traversent par une infinité de réseaux que les

drapeaux ignorent. La littérature voit converger ses diversités folles. Le monde

se met à résonner de sa totalité de chacun de ces lieux particuliers. Il nous faut

désormais tenter de l’appréhender, loin du risque appauvrissant de

l’Universalité, dans la richesse éclatée, mais harmonieusement, d’une

Diversalité ». 8

Voici une des acceptions que Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant

donnent à la notion de la Créolité qui, à l’inverse d’autres thèses qui limitent

l’intervention de la créolisation au champ du langage, voient en ce mouvement de

créolisation, un processus qui aboutirait à une Diversalité et non à l’Universalité

« appauvrissante ». Nous adhérons, d’autant plus, à cette notion de « diversalité »

qu’aucune région du monde, aussi isolée soit-elle, ne peut prétendre en être

exempte.

7 La créolité fait du créole le support vivant de la souvenance d'Hier et de l'espérance en Demain. Elle lui permet d’être le support littéraire qui véhicule une identité. C’est une notion littéraire fondée par un trio actant-pensant : Patrick Chamoiseau lui-même, Raphaël Confiant (romancier et linguiste) et Jean Bernabé (linguiste). Dans leur ouvrage Eloge de la Créolité (1989), elle a pour mission, l’expression d’une pluriculturalité. (cf. l'article littéraire : «Raphaël Confiant - un Parcours sans Détours», Véronique Larose source : site Pawol Kreyol.). 8 Delphine Perret, La créolité espace de création, Ibis rouge éditions, Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion, Paris, 2001, p. 48.

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Patrick Chamoiseau est un intellectuel ouvert à d’autres domaines que

l’écriture9. Il travaille également à la reconnaissance de l'Esclavage comme Crime

contre l'Humanité. L’intérêt qu’il porte à l’histoire de son pays, à la mémoire de son

peuple, son souci pour la réhabilitation d’une identité "minorisée", sa volonté d’être

présent dans les grands chantiers de la vie sociale et son souci d’aider la frange la

plus importante qu’est la jeunesse, font de sa parole et de sa voix des médiatrices de

qualité. De surcroît, de tels centres d’intérêt aussi variés qu’opportuns, donnent une

dimension autre à son "école sur la créolité" qui dépasse ainsi l’épaisseur

linguistique ou littéraire et devient une "politique" de société et un projet de culture

nationale. Lorsqu’en 1992, Patrick Chamoiseau obtient le prix Goncourt pour son

roman Texaco, il est récompensé pour la littérature certes, mais aux yeux de

beaucoup de ses lecteurs, également pour le personnage qu’il est devenu. Depuis,

nous lisons ses productions écrites en « français » avec tout l’intérêt et le plaisir

qu’elles peuvent procurer.

De toutes ses productions littéraires, Solibo Magnifique (1988) reste une

référence de cette lutte pour la créolité, un hommage clair aux conteurs de toutes les

Antilles et à cette littérature orale qui perd de plus en plus de sa verve puisque son

espace se rétrécit comme une peau de chagrin. A travers cette œuvre, Patrick

Chamoiseau nous fait découvrir ce grand conteur "maître de la parole qui avait le

goût du mot et du discours sans virgule "10 et met à notre disposition un outillage qui

nous permet de mieux appréhender l’univers créole. Les expressions polymorphes

traduisent, entre autres, une quête d’un imaginaire-identitaire créole, sous forme

d’une enquête policière entamée après la mort subite, brusque et inexpliquée du

conteur Solibo Magnifique, devant son assemblée. Ce parcours et les péripéties que

traverse " l’en/quête " permettent de lever le voile sur la parole et montrent

également toute la complexité à refonder une littérature à partir d’un travail de

métissage culturel et structurel.

Le troisième écrivain choisi est Robert Lalonde, québécois d’origine. Ce

choix complète notre parcours en francophonies littéraires. Au Québec, la langue

française est synonyme d’identité.11 Sa situation et son statut prennent une autre

9 Il a été éducateur pour la réinsertion des jeunes détenus, l’auteur de bandes dessinées telles que Monsieur Coutcha (réalisée avec Tony Delsham), du théâtre avec la pièce-conte Manman Dlo contre la Fée Carabosse, en 1981. Il n’en resta pas là, puisqu’en 1999, il écrit, entre autres, le script du long métrage «Passage du Milieu» de Guy Deslauriers. 10 Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, Gallimard, collection Folio, 1988, p.26. (Première édition, 1985) 11 La loi du 29 août 1917, divise le Canada ente les anglophones partisans de la conscription et les francophones opposés à cette mesure. Depuis les francophones voient en la langue française, un

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dimension que dans les anciennes colonies que nous venons d’évoquer avec nos

deux précédents écrivains. De ce fait, l’analyse qui suivra montrera si le rapport à

cette langue se distingue des deux autres régions choisies, le Maroc et les Antilles.

Robert Lalonde est un dramaturge et un romancier. Il obtient son

baccalauréat ès-arts au Séminaire de Sainte-Thérèse, puis devient étudiant au

Conservatoire national d'art dramatique de Montréal. Il a ainsi reçu, dès 1970, le

premier prix d'interprétation et une bourse d'un an en Europe et aux États-Unis.

Devenu professeur d'art dramatique, acteur et homme de scène, il se consacre aussi à

l'adaptation de textes pour le théâtre et à l'écriture romanesque. Robert Lalonde ne se

contente pas de son métier d’écrivain ou de dramaturge, il est également comédien

et parolier. En 1971, il fut primé par le conservatoire national d’art dramatique de

Montréal en obtenant le premier prix d’interprétation. Cette polyvalence doublée

d’une capacité à se mouvoir entre les différents arts font de lui l’un des auteurs au

talent reconnu. Dans Le Diable en Personne, il réussit à unir ses talents d'écrivain à

son expérience de comédien en transposant à travers les pages du roman l’univers de

la scène, fait de noirceur qui caractérise ses coins mal éclairés, et de profondeur de

l’âme qui se dégage des acteurs. De ce fait, la place qu’il occupe sur l’échiquier de

l’art et de la littérature dans son pays se trouve confortée. Les hommages se

multiplient et les reconnaissances affluent en nombre. Il a obtenu divers prix et

distinctions comme le prix obtenu pour son roman, Le Petit Aigle à tête blanche, qui

a été récompensé à deux reprises avec l’obtention du Prix littéraire du Gouverneur

général en 1994 et du prix Québec-France en 199512.

Qu’est-ce que Patrick Chamoiseau né en 1953 en Martinique, Tahar

Ben Jelloun né en 1944 au Maroc, Robert Lalonde né en 1947 au Québec, ont de

commun ? Ils sont de la même génération certes mais éloignés les uns des autres par

leurs aires géographiques, leurs traditions culturelles, leurs expériences historiques,

tant personnelles que collectives : leurs textes ne peuvent que refléter cette

différenciation. Il ne fait pas de doute que l'usage du français comme langue

d’expression littéraire qu’ils ont en commun, est le critère de base de la construction

moyen d’indépendance et d’affirmation de soi devant l’hégémonie de la langue et de la culture anglaises. 12 Robert Lalonde a obtenu le Prix Robert Cliche en 1981 pour La Belle épouvante, le Prix Jean-Macé en 1982 pour Le Dernier été des indiens, le Prix Paris-Québec en 1985 pour Une belle journée d'avance, le Grand Prix de la Ville de Montréal en 1988 pour Le Fou du père et le Prix des lectrices Elle Québec en 1992 pour L'Ogre de Grand Remous. En 1999, sa traduction du roman Fugitive Pieces de Anne Michaels lui vaut d'être finaliste pour le prix de traduction John Glassco. Robert Lalonde est membre de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois. Source Katia Stockman (responsable du personnel de l’UNEQ : union des écrivains du Québec), l’île, http:// www.litterature.org.

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de notre corpus, non pour célébrer un peu rapidement " l’universalité de la langue

française ", selon le célèbre titre de Rivarol, mais pour interroger la transformation

fictionnelle que des cultures et des réalités géo-historiques font subir à un même

outil linguistique.

Le personnage principal de l'œuvre retenue Le Diable en personne, ne peut

pas laisser indifférent. Ce boiteux, un métis est un perpétuel fuyard au passé autant

énigmatique que louche, qui met d'emblée le lecteur dans une situation d'inconfort.

Son apparente sérénité, sa force tranquille, sa générosité un peu particulière, font

oublier le mystère qu'il incarne et l'inquiétude qu'il in stalle chez les personnes qu'il

rencontre. Confronté chaque fois, a des situations tragiques, il fuit pour trouver

calme et amour. Le destin s'acharne sur lui, mais il a gardé sa bonté qui ne s'est

jamais changée en cruauté ou en animosité vis à vis d'autrui. Cette œuvre de Robert

Lalonde, est un hymne à la compréhension et à la tolérance. Elle nous apprend

comment éviter de juger et comment pouvoir aller du monde des apparences à celui

de l'être même pour ne pas passer à côté de l'essentiel.

Michel Lord affirme que « Robert Lalonde est un fabuleux conteur à la

langue riche et limpide et au discours toujours près d'une nature qu'il aime

visiblement ».13 Cela se vérifie amplement dans l'œuvre qui fait partie de notre

corpus d'analyse. Pour approcher métissage et narrativité, nous avons donc opté pour

un travail comparatif des trois romans. Notre analyse essaiera de mettre en évidence

les convergences et les différences des fictions de ces trois auteurs francophones

dont la notoriété est tout à fait établie aujourd'hui. Chacun d'eux se distingue des

périodes littéraires qui ont précédé. Au Maroc, on a pu parler de l'écriture

ethnographique d’Ahmed Sefrioui,14 dans La Boîte à merveilles, (1954) ou le projet

inverse entamé par Driss Chraïbi dans Le Passé simple. Aux Antilles on peut penser

au discours anticolonialiste très fréquent dans les années soixante et dont Les

Bâtards du Guyanais Bertène Juminer, préfacé par Aimé Césaire (1961), peut être

un exemple ou encore Les Grenouilles du Mont Kimbo (1964) de Paul Niger, roman

où l'on retrouvait les thèses de la Négritude15. Au Québec enfin, la thématique de

l'errance et la quête identitaire ont marqué la littérature et hanté l'imaginaire non

13 Michel Lord, Lettres du Canada, publication de l’université de Toronto, hiver 2001/2002, p. 426, source : Lettres Canadiennes, journal en ligne 14 Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme, Littérature francophone, le roman, universités francophones, Hatier-Aupelf, UREF, 1997, p. 211. 15 Concept et mouvement littéraire né dans le courant des années 1930 et inauguré par Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor. La Négritude peut être définie comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture » (A. Césaire).

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seulement des écrivains mais la population en général, attirée par les vastes espaces

et les mirages du Sud. Cette littérature se manifeste par écarts de diverses nature :

grammaticale, structurelle…

Poursuivant ce mouvement de littérature émergente post-coloniale,16 le

courant où se situerait R. Lalonde, porte plus désormais son regard vers l'intérieur de

la société et son mode de fonctionnement et sur l'individu en tant qu'être pouvant se

forger un destin au-delà de son appartenance à une communauté.

Notre thèse se propose donc d’analyser l’éclatement de la narration et des

schémas narratifs classiques à partir des notions de narrativité et de métissage des

langues et des genres.

Pour la première approche de la narrativité du texte, nous explorerons le

couple narrateur /narrataire. Nous complèterons cette étude par les correspondances

des schémas narratifs, des actants de la narration (principalement le protagoniste),

les instances narratives et la diversité générique. Ainsi nous pourrons approcher les

phénomènes de l’identité et de l’altérité, décelables d’une manière significative dans

le duo narrateur/narrataire.

Ce que notent les grands spécialistes qui se sont penchés sur ces littératures,

c’est que ces écrivains ont été et sont d’un grand apport pour les littératures

respectives de leurs pays et pour toute la littérature de la "sphère francophone", mais

également pour la littérature mondiale. Leurs œuvres ont autorisé un autre regard et

ouvert de nouveaux horizons dans leur pays et dans le monde. La qualité de cet

apport a permis " l’ouverture du champ littéraire français à d’autres créations que

celles légitimées par la tradition. "17 La littérature francophone s’est enrichie du

patrimoine littéraire commun à l’humanité et l’a enrichi à son tour, dessinant une

autonomie de plus en plus évidente.

Une étude attentive des œuvres francophones laisse à penser que l’usage de

la langue française est lui-même varié, tant sur le plan proprement linguistique que

sur celui des problématiques fort diverses auxquelles l'écrivain va, avec plus ou

moins de liberté, l’assujettir. Cependant cette variété linguistique ou thématique ne

16 Sylvie Ballestra-Puech et Jean-Marc Moura, Le comparatisme aujourd’hui, édition de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, Collection « UL 3 Travaux et Recherches » 1999. p.267. 17 Christiane Chaulet-Achour, Francophones de partout, une réalité littéraire d’une complexité extrême. BIEF, 24 mars 2006. site www.BIEF.org.

C. Chaulet-Achour, en employant cette expression, affirme la nécessité de l’ouverture du champ littéraire français à des écrivains non français. J’ai repris à mon compte l’idée de l’ouverture du champ qui ne peut se faire que grâce à ces grands écrivains qui imposent ces littératures.

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signifie pas différence dans les objectifs recherchés et les moyens utilisés. L’étude

narrative mettra en exergue cette pluralité des genres et cette multiplicité des voix.

Des points communs unissent, avons-nous affirmé, les écrits de ces trois

créateurs. C’est tout d’abord, le patrimoine légué par la génération précédente.

Tahar Ben Jelloun a hérité d’une littérature18 maghrébine des années

cinquante et soixante, c'est-à-dire à l’intersection historique entre colonisation et

indépendance, dans une période particulièrement complexe et conflictuelle. Elle

avait, en grande partie, comme objet de répondre aux images et aux clichés

véhiculés par la littérature coloniale. Pour Patrick Chamoiseau, la négritude était un

legs d’une grande valeur qui permit à ses devanciers d’affirmer leur présence

irréductible dans le champ colonial niant le sujet colonisé. Quant à Robert Lalonde,

lui héritait d’une littérature " révoltée " où l’identité canadienne française aliénante

laissa la place à une identité québécoise riche d’espoir. C’était une littérature qui ne

se voulait que « québécoise ».19

Ce qui est commun dans les œuvres de ces nouvelles générations d’écrivains,

c’est qu’il s'agit le plus souvent de littérature qui ne se contente plus de s’adresser à

l’Autre pour s’en démarquer, de lui répondre par un autre discours, remettant en

cause les modèles et en réinventant d’autres, ce qu’a réalisé la génération

précédente, offrant le geste nécessaire d’une littérature de l'éveil, de la

revendication, caractérisée par une sorte de violence, - fût-elle simplement culturelle

-, de la recherche, de la revendication d'une identité, d'une origine. Ainsi l’écrivain

marocain Abdelkébir Khatibi évoque, dans son autobiographie, en 1971 :

« Je fus sacrifié en venant au monde, et ma tête fut, en quelque sorte, offerte à

Dieu. L'ai-je jamais retrouvée ? »20

La littérature des années 80, plus d’une quarantaine d’années après les

indépendances, informe le lecteur francophone et, grâce à la traduction, d’autres

lectorats, des problèmes de la revendication et de l’identité qui sont toujours posés.

Cependant, en plus de tout cela, cette littérature interroge de l’intérieur le

fonctionnement de la société post-coloniale. Les écrivains s’intéressent aux

problèmes de sociétés désormais indépendantes. L’Autre n’est plus appréhendé

comme la source des maux mais comme miroir. Une certaine émulation naît de ce

18 Nous entendons par littérature, cet ensemble de romans écrits par les écrivains marocains bien avant Tahar Ben Jelloun. 19 « Notre littérature s’appellera québécoise ou ne s’appellera pas » Laurent Girouard, Notre littérature de colonie, Parti pris, décembre 1963. 20 Abdelkébir Khatibi, La Mémoire tatouée, Denoël, 1971, p.30.

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changement de regard ou de point de vue et permet de développer les capacités

d’écriture et l’investissement de modèles narratifs nouveaux. La démarcation tente

de se faire sur un autre plan : langue et schémas narratifs sont les champs

d’expériences nouvelles.

L’écriture éclatée se manifeste dans les trois récits par la pluralité des genres

et la multiplicité des voix, l’intrusion de l’oralité et des langues maternelles,

particulièrement dans celui de Patrick Chamoiseau et de Tahar Ben Jelloun,

l’intrusion des narrateurs dans les récits et leur cohabitation avec les héros, dans les

fuites et les recherches de repères des protagonistes dans les romans de Robert

Lalonde et de Tahar Ben Jelloun, mais aussi dans la recherche, à travers l’enquête

policière, de l’identité de Solibo Magnifique. Ces trois littératures ont un autre point

en commun, celui de dire pour rendre visible les disfonctionnements et,

conjointement d’écrire par le détour. La fiction devient, dans le cas du Maroc par

exemple, un moyen de dire ce que le journaliste ne peut dire : "Comme on n’arrive

pas à le montrer dans les médias, on est obligé de passer par la fiction."21

En effet, dans les trois textes, des enquêtes (des en quêtes) sont menées afin

de reconstituer la vie ou le passé du héros. Dans l’Enfant de sable (1985), le conteur

retrace toute l’histoire d’Ahmed-Zahra, suit ses traces, raconte les péripéties de sa

vie et disparaît avant d’arriver à terme, alors que dans Le Diable en personne (1989),

une longue enquête sur les traces de ce métis errant conduit Mathilde Choinière à

une ferme du Lac Brome au presbytère du Lac-Mégantic, puis, de l’autre côté de la

frontière, à Indian Stream dans le New Hampshire et, de là, en Louisiane, tant

décrite dans le cahier, où elle meurt, au terme de sa quête, alors qu’elle s’apprêtait à

toucher au but. C’est à travers cette enquête qu’elle arrive à reconstruire la vie du

héros, Laurel Dumoulin, ex-Jos Pacôme.

Enfin dans le roman de Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, après la

mort par égorgette du personnage principal, c’est le policier qui se charge de

l’enquête afin de déterminer les causes de la mort du conteur. A travers les différents

témoins qui vont défiler, prend forme la vie du personnage principal, Solibo

Magnifique.

Pour synthétiser, nous pouvons dire que notre thèse se déploiera en trois

grandes parties.

La première partie s’intéressera, d’une part, à l’évolution des littératures

dans leurs milieux respectifs et leurs milieux d’accueil : le Maroc et la France ; les

21 Tahar Ben Jelloun, Deux cultures, une littérature, entretien réalisé par Pierre Maury, in Le Magazine littéraire, février 1993.

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Antilles mais aussi la France et les Etats-Unis ; le Québec mais aussi la France

puisque la notoriété de R. Lalonde s’est aussi construite grâce au public français.

D’autre part, l’itinéraire qu’a suivi chaque écrivain depuis la parution de ses

premières œuvres jusqu’aux romans édités dans les années 2000 et l’impact de ses

créations sur le reste des littératures de leurs pays respectifs ou même dans l’espace

francophone. Nous commencerons par proposer un aperçu des trois ensembles

littéraires, en privilégiant la production romanesque et en retraçant leur histoire et

les étapes par lesquelles ils sont passés jusqu’à 2006. Une fois ce panorama fixé,

nous focaliserons notre regard sur l’écrivain choisi pour chacune de ces littératures,

précisant leur trajectoire et leur évolution.

Pour cela, nous nous appuierons essentiellement sur les ouvrages suivants :

Sous la direction de Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme, Littérature

francophone. 1. Le roman, Hatier, octobre 1997 ; Jacques Noiray, Littératures

francophones,1 Le Maghreb, Paris, Berlin 1996 ; Charles Bonn, Naget Khadda et A.

Mdarhri-Alaoui, Littérature maghrébine d'expression française, Paris, EDICELF/

AUPELF,1996 ; Lilian Kesteloot, Anthologie négro-africaine, histoires et textes de

1918 à nos jours, Nouvelle édition Vanves, Edicef, 1992 ; Jacques Chevrier,

Littérature Nègre, Armand Colin,1979 et Littératures d'Afrique noire de langue

française, Nathan 1999 ; Beti M. Tobner O. Dictionnaire de la négritude,

l'Harmattan, Paris, 1989 ; Edouard Glissant, le discours antillais, Gallimard, 1997 ;

Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, essai,

Gallimard, Paris 1989 ; Delphine Perret, La créolité, Espace de création, Ibis rouge

éditions, 2001 ; Sous la direction de Craig Brown, Histoire Générale du canada,

édition française dirigée par Paul-André Linteau, Editions du Boréal, Montréal,

2000 ; Michel Laurin, Anthologie de la littérature Québécoise, les éditions CEC, in.,

Montréal, 1994 ; Lise Gauvin, La fabrique de la langue De François Rabelais à

Réjean Ducharme, Réjean Ducharme, L'Avalée des avalés, édition Gallimard,

collection folio, Paris, 1966 ; Jacques Renaud, Le Cassé, Montréal, Editions Parti

Pris, 1964.

La seconde partie de la thèse sera consacrée à l’étude de la narration dans

les trois fictions. Les systèmes narratifs mis en place répondent-ils aux règles de la

narrativité dégagés dans d’autres contextes ? L’objet n’est pas d’essayer de faire

plier les textes en les soumettant aux règles de la narratologie, mais de voir comment

la narration, la structuration du récit, l’hétérogénéité du récit s’y organisent et

permettent une lecture interprétative pertinente. Nous nous y intéresserons aux

notions de narrateur, de personnage/narrateur et de narrataire ; puis aux

positionnements de la voix narrative et enfin à l’analyse de l’onomastique et du

phénomène de l’intertextualité. Le troisième chapitre de cette seconde partie

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s’attardera sur l’étude de rapports incontournables, pour approcher l’interactivité de

l’écriture et l’intercommunication : le rapport narrateur/narrataire, et leur expansion,

auteur/lecteur ; les instances narratives multiples qui se manifestent et leurs

positionnements ; le rapport créateur de récit/récepteur de récit.

Nous tenons à préciser les notions utilisées et à signaler les références sur

lesquelles nous nous sommes appuyés. Ce travail sur la narration est une

représentation imparfaite de la réalité, puisqu’elle est fictive et représente un monde

nouveau qui détient sa propre réalité interne. C’est ce que Paul Ricœur22 appelle le

monde du texte et Lindvelt, le monde romanesque. Nous nous appuierons sur les

ouvrages classiques de la narratologie et de la poétique que sont les ouvrages de

Gérard Genette, Figures I (1966), Figures II (1969) et Figures III (1972) ainsi que

Nouveau discours du récit (1983), étant donné les ajouts et les rectifications

apportées dans ce dernier ouvrage. Nous utiliserons aussi des ouvrages de

vulgarisation de ces notions comme Clés pour la lecture des récits - Convergences

critiques II (2003), de Christiane Achour et Amina Bekkat et Introduction à

l'analyse du Roman d’Yves Reuter. Pour traiter de l’intertextualité, nous nous

servirons des ouvrages théoriques de Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du

roman (1978), de celui de Julia Kristeva, le Texte du roman (1970), nous nous

référerons également à l’ouvrage de Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature,

essais de méthode, (1999) ainsi que L’intertextualité, Mémoire de la littérature de

Tiphaine Samyault (2001).23 Nous utiliserons également l'ouvrage de Jean-Pierre

Aubrit, Le conte et la nouvelle, au moins pour les précisions qu'il apporte sur le

conte et l'ouvrage Daniel Bergez/ Pierre Barberis, Pierre-Marc De Biasi/ Marcel

22 Paul Ricœur, La Narrativité, Ed. du CNRS, 1980. 23 Gérard Genette, Figures I, II, III, éditions du Seuil, 1966,1969, 1972.

Gérard Genette, Nouveau discours sur le récit, Seuil, 1983

Christiane Achour (en collaboration avec Amina Bekkat), Clefs pour la lecture des récits – Convergences critiques II, Edition du Tell, Blida (Algérie) 2003.

Yves Reuter, Introduction à l'Analyse du Roman, deuxième édition revue et corrigée sous la direction de Daniel Bergez édition Dunod, Paris, 1996.

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978

Julia Kristeva, Le Texte du roman, approche sémiologique d'une structure transformationnelle, La Haye-Paris, Mouton, 1976

Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature, essais de méthode, (1999)

Tiphaine Samoyault, L'intertextualité, mémoire de la littérature, Editions Armand Colin, 2005 (2001)

Jean-Pierre Aubrit, Le conte et la nouvelle, Editions Armand Colin, Paris, 1997.

Daniel Begez / Pierre Barbéris, Pierre-Marc De Biasi / Marcel Marini et Gisèle Valency, Introduction aux Méthodes Critiques pour l'analyse littéraire, Bordas, Paris 1990.

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Marini et Gisèle Valency, Introduction aux Méthodes Critiques pour l'analyse

littéraire pour la partie qui traite de littérature et du discours.

Dans la troisième partie, nous aborderons le traitement de la langue, dans

les textes de fiction, à la croisée de plusieurs possibilités. Il s’agit pour ces trois

écrivains d’inventer leurs langues à partir de matériaux linguistiques provenant de

plusieurs sources : français/arabe/berbère, dans L’Enfant de sable (A titre

d’exemple, les termes de Lalla, qlaoui, taboun, Zanka sont d’origine berbère). Une

illustration de la cohabitation des trois langues dans une même phrase : " …On la

surnomme Zankat Wahed " (p.113), montre comment une déclinaison appartenant à

la langue arabe modifie la terminaison du mot berbère : Zanka auquel l’usage

adjoint la terminaison (t) appartenant à la langue arabe. Dans Solibo Magnifique, le

français et le créole se partagent le champ linguistique : " Il va la koker assuré, non

même il la koke déjà là sur moi". (p.66) S’ajoute à cette cohabitation au niveau

linguistique mais également au niveau de la construction de la phrase, une utilisation

du français tout à fait particulière qui débouche sur des néologismes tels

mauvaisetés, inspectère. Dans Le Diable en personne, la langue française cohabite,

avec son homologue, anglaise. Déjà au début, un proverbe de Flannery O’Connor

est présenté dans sa langue d’origine : " As for Judgement Day, the stranger said,

every day is Judgement Day ". Il existe cependant d’autres manifestations de

l’utilisation typique de la phrase française construite sur le modèle anglais, dont une

illustration : « Arrache et déracine, Julien ne s’arrête que pour reprendre son

souffle, et arrache et déracine encore » (p.32). Il faudra aussi prendre en compte les

usages singuliers du français canadien par rapport au français de France.

On pourra se demander, après l’analyse faite, s’il est possible de parler

d’écritures " babéliennes ", de langues à part entière qui se nourrissent de plusieurs

sphères linguistiques et culturelles, des langues qui se sont forgés au contact

d’événements déstabilisants tels l’esclavage et le colonialisme mais qui ont pu ou su,

à travers une longue décantation, se donner des structures seules capables de dire la

diversalité de l’être ?

Quoiqu’il en soit, nous sommes face à des littératures nouvelles qui tendent à

s’installer dans le long terme et à s’imposer en tant que telles. La sphère de la

légitimité s’élargit, le cercle des lecteurs également. Les reconnaissances sont là

pour le prouver par les prix littéraires obtenus et la notoriété dans différents pays.

Qu’il y ait écart entre langues d’usage dans les sociétés concernées et langues

littéraires n’est pas une innovation contemporaine puisque l’écrivain, inventant sa

langue, le fait à l’intersection de l’usage et de l’innovation.

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Cette interrogation sur la langue du texte, mettant nécessairement en valeur

son hybridité nous conduira en second chapitre de cette troisième partie à regarder

de près le profil générique des fictions étudiées : nous affronterons alors la question

de l’hybridité des genres. La multiplicité des genres crée une diversité qui enrichit le

texte et embellit sa forme : tout à fait patents sont les exemples de L’Enfant de sable,

à la fois roman, conte et légende, de Solibo Magnifique où l’oralité se nourrit du

corps où elle est née, tue ce même corps en voulant en sortir et meurt. Est-ce à dire

que l’oralité ne peut s’écrire sous peine de disparaître ? Ce que nous remarquons au

contraire, c’est que l’oralité et l’écriture, forment un duo-duel qui se dispute l’espace

du roman. C’est du moins ce qui transparaît à travers l’œuvre antillaise, car entre ces

deux entités, le compromis est trouvé par cet écrivain francophone à tel point que

Chamoiseau a proposé le néologisme, pour désigner ce phénomène, d’ "oraliture ".

Nous montrerons comment l’on peut greffer un genre sur un autre genre et parvenir

à un métissage qui transforme la forme du texte comme la langue d’écriture, portant

en elle les traces de la langue parlée. Nous ferons appel aux résultats obtenus lors de

l’analyse de l’onomastique dans le chapitre précédent, nous examinerons les signes

provenant des référents culturels et socio-anthropologiques afin de déterminer où se

fait l’intersection des genres et comment elle se déroule.

Dans le troisième chapitre, l’attention se portera sur le champ d’expression

disputé où est engagé un duel continu entre les modes. Cette friction entre modes

d’expression(s) est prolifique pour l’écriture qui se voit enrichie de plusieurs

références culturelles. Cependant, peut-on avancer que la négociation entre oralité et

écriture, surtout dans les deux premiers romans, se fait sans heurt ? Peut-être, parce

qu’il y a choc, qu’il y a étincelle. L’écriture représente le salut de l’oralité même

mais quand cette dernière est prise en charge par la première (le cas des romans de

notre corpus), l’on arrive à une mixture dont la poésie est supérieure à ce que

pourrait proposer une langue d’écriture, homogène dans son registre.

Edouard Glissant parle « du goût de nécessité non accomplie »24 pour

celui qui utilise la langue qui n’est pas son langage, d’où l’indispensable apport de

sa langue maternelle pour arriver à un produit qui puisse produire une expression

" accomplie ", au moins aux yeux de son auteur.

Pour mener à terme les analyses de cette troisième partie, nous nous

appuierons sur l’ouvrage : l’Enonciation, de la subjectivité sans le langage, de

Catherine Kerbat-Orecchioni, (2002)25, où sont décrites les traces de l’inscription

24 Edouard Glissant, Le Discours antillais, Gallimard, Folio essais, 1997, p.553. 25 Cathérine Kerbat-Orecchioni, L'énonciation de la subjectivité dans le langage, éditions Armand Colin, Paris 2003 (1999).

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du sujet parlant dans l’énoncé produit, autrement dit la subjectivité dans le langage.

Lorsque ces traces sont le produit d’une langue autre que celle choisie pour

l’écriture, le phénomène prend une autre dimension. C’est le cas de nos trois romans

dans lesquels des cultures et des référents socio-anthropologiques s’expriment à

travers une langue écrite qui n’est pas la langue (originelle) des écrivains. Le second

ouvrage s’intitule Stratégies identitaires (2002)26. Il y est question, entre autres, de

l’identité et des minorités et de l’identité et de la culture. Le discours antillais de

Edouard Glissant et La créolité, espace de création de Delphine Perret nous

montreront comment se construit la langue d’expression et les conflits qu’elle

génère chez le créateur27.

Pour conclure ce chapitre, nous pensons pouvoir dire que les termes

« hybridité » ou même « métissage » sont d’une grande complexité et pourraient ne

pas rendre compte du processus que les littératures francophones (au moins celles

dont nous parlons dans notre thèse), sont en train de traverser. L’hybridité ne

symbolise-t-elle pas une monstruosité et le « métissage », dans son acception

courante que nous souhaitons remettre en question à la suite d’Alexis Nouss, ne

tempère-t-il pas un peu trop ce mécanisme qui n’est pas aussi fluide que la notion

pourrait le laisser supposer ? Il serait peut-être plus juste de trouver un terme qui

exprimerait à la fois la notion de dualité positive et de dualité négative qui

s’expriment côte à côte, parfois l’une prenant le dessus sur l’autre : ne faudrait-il pas

alors chercher autour du « babélien », en approfondissant cette notion déjà bien

opérationnelle dans plusieurs interventions critiques ? Lorsque, grâce à l’osmose de

sa biculturalité, l’écrivain francophone perçoit, anticipe et crée plus vite et mieux,

c’est cette dualité positive qui s’exprime parce qu’il y a résolution d’un conflit

interne en réalisation artistique. Quand les cultures s’entrechoquent en lui, la dualité

négative et le duo positif s’expriment et c’est le déchirement, l’hésitation et l’échec

ou l’accomplissement, l’illustration de l’équilibre parfait qui sanctionnent le

processus de l’écriture, alors, dans les deux cas, il y a forcément création.

Les contours de la conclusion générale ne seront dessinés qu’une fois les

résultats de l’analyse examinés. Nous pensons pouvoir émettre quelques points de

vue sur les perspectives. Le développement de ces littératures qui déjà anticipent sur

26 Carmel Camilleri, Joseph Kastersztein, Edmond Marc Lipiansky, Hanna Malewska-Peyre, Isabelle Taboada-Leonetti, Ana Vasquez, Stratégies identitaires, PUF, novembre 2002.

Cet ouvrage ne nous intéresse que par certains aspects où les auteurs montrent quels sont les moyens qu’un groupe, dont l’identité est commune, développe pour affirmer sa différence et se démarquer.

27 Edouard Glissant, Le discours antillais, éditions Gallimard, 1997. Delphine Perret, La créolité Espace de création, Ibis Rouge éditions, 2001

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ce que sera le mode de la globalisation, ne peut être que continu. Ce seront ce qu’on

appelle les littératures « nationales » dans le sens de : « enfermées sur des acquis

passés », qui verront leur audience s’amenuiser au fur et à mesure que les cultures et

les langues se mêlent de plus en plus. Le processus de globalisation, que nous

pensons irréversible, au moins dans l’immédiat, affûte de plus en plus les armes de

ces littératures de la marge pour les placer au centre et en faire un incontournable

dans un futur qui n’est pas très éloigné.

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– I –

Trois fictions francophones à la

fin du xxe siècle

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26

Introduction

Nous proposons dans ce chapitre d'aborder et de confronter, entre eux, trois

des espaces littéraires francophones majeurs dans la perspective d'aboutir à une

synthèse qui mettrait en exergue les éléments que partagent ces derniers et ceux qui

les éloignent ou font la singularité de chacun d'eux. Nous retracerons les principales

étapes, des origines jusqu'à nos jours, en obéissant à l'ordre chronologique, et en

s'efforçant d'en dégager les tendances dominantes, à travers une analyse des époques

et des événements les plus importants, et les principaux acteurs, à travers des

oeuvres marquantes qui ont acquis une notoriété dépassant les frontières de la

francophonie et, permis à ces littératures d'acquérir leurs lettres de noblesse dans un

climat, il faut le souligner, pas toujours prompt à faciliter l'essor des créations issues

de contrées autrefois sous domination coloniale ou à reconnaître des littératures qui

n'obéissent pas, par leurs structures et leurs contenus, aux carcans et aux formes déjà

existants.

L'idée d'entamer notre étude par telle ou telle littérature est, en définitive,

uniquement dictée par les dates de parution des trois œuvres que nous proposons

d'examiner. Le marocain Tahar Ben Jelloun a publié L'Enfant de Sable en 1985,

Patrick Chamoiseau, le martiniquais, Solibo Magnifique, en 1988 et Robert Lalonde,

le québécois, Le Diable en Personne en 1989, il nous est paru à propos de suivre cet

ordre et de commencer cette partie par la littérature marocaine, la faire suivre par la

littérature antillaise et finir avec la littérature québécoise. Cette succession lèvera le

voile sur la problématique de l'émergence du genre romanesque qui n'est pas la

même dans les trois espaces littéraires.

La relation qu'entretiennent ces derniers avec la langue et la culture

françaises n'est pas la même sur plusieurs points et l'impact des langues et cultures

locales ou nationales n'a pas le même effet. Au Maroc, pays où les langues et les

cultures arabe et berbère sont omniprésentes, l'écriture francophone devient un

exercice de métissage extrêmement difficile où des apports divers et parfois

divergents sont mêlés et aboutissent à la genèse d'œuvres aux formes et aux

contenus souvent duels. Dans les Antilles, l'histoire singulière des populations, dont

les ancêtres d'origine africaine mais de territoires différents, furent tous arrachés de

leurs terres, déportés et confrontés à d'autres civilisations, d'autres langues, a

provoqué un phénomène de métissage qui généra le créole (langue, culture et mode

de vie) devenu chez les écrivains contemporains un apport pour la langue de

l'écriture francophone. Quant au Québec, la langue française représente une autre

histoire, elle a été longtemps et elle demeure le ciment de cette communauté

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francophone et son emblème. Cette langue, là également, a été confrontée à des

problèmes ayant visé son intégralité même, mais la résistance des canadiens

francophones puis des québécois en a fait une langue tout à fait singulière, autonome

et différente de celle de la métropole, comme elle a fait de la littérature du Québec,

l'une des plus imaginatives de l'espace francophone.

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28

Chapitre 1 – Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain

Cette première partie, destinée à la présentation et à la mise en parallèle de

trois littératures francophones, sera entamée par une étude sur l'écrivain Tahar Ben

Jelloun vers qui convergera toute l'analyse que nous développerons sur la "littérature

marocaine" de langue française, les différents courants qui l'ont traversée, les étapes

importantes par lesquelles elle est passée et les événements qui nous ont permis, à

partir d'écrits littéraires au début, parler de littérature à l'état embryonnaire certes,

qui ne cesse cependant de se muer et de s'affirmer. Nous consacrerons le premier

point de notre chapitre à la production littéraire, notamment celle des romans,

d'avant indépendance28 et la place de Ahmed Sefrioui dans cet ensemble qui prenait

forme. Cette période qui vit apparaître les premiers ouvrages,-tel Le Passé simple et

Les Boucs de Driss Chraibi sur lesquels nous reviendrons plus en détail-, qui

dessinèrent les premiers contours des fondements de ce que l'on appellera plus tard

une identité littéraire marocaine propre, grâce à la pose de jalons d'une écriture de

déstructuration et de remise en cause.

Le second point, très important dans la jeune histoire des productions

littéraires marocaines, sera réservé à la période d'après indépendance où l'influence

de la revue Souffles permit de poser différemment le problème de l'identité nationale

en relation avec la situation linguistique, et constitua un espace idoine pour le

développement d'une expression et d'un débat, pas toujours serein mais fécond, entre

les différents protagonistes du monde de la littérature et plus généralement du

monde de l'art.

Le troisième point mettra en évidence l'après Souffles caractérisé par le rôle

que joua Mohamed Khair-Eddine avec une écriture révoltée et multicolore. Cette

période, où les écrits littéraires recherchaient une liberté longtemps confisquée, se

distingua par la volonté des écrivains de tout "mettre sur la table" pour dénoncer les

abus de quelque côté que ce soit : l'écriture devient un véritable microscope aux

mains des poètes et des écrivains.

Dans un quatrième point, nous montrerons l'embryon d'une littérature qui se

forge, qui essaye, grâce à des écrivains de renommée, A. Khatibi, A Laabi, T. Ben

28 Le royaume du Maroc est indépendant depuis le 03 mars 1956.

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Jelloun entre autres, de se frayer un chemin dans la littérature francophone grâce à

une écriture qui puise dans un imaginaire se nourrissant du passé mais aussi de son

présent et des différentes confrontations qu'ont désormais ces écrivains marocains

avec l'Autre. Nous finirons ce chapitre en soulignant la place de Tahar Ben Jelloun

en tant qu'écrivain (surtout après son obtention du prix Goncourt) et en tant que voix

écoutée dans le monde francophone grâce à ses prises de positions sur des

problèmes liés à la femme et à l'enfance dans le monde arabe ou lors d'événements

importants.

I – Avant l'indépendance, des écrits aux contenus contestataires

La production littéraire d'avant l'indépendance ne ressemblait en rien à ce

qui s'écrivait dans les pays voisins. En Algérie la littérature de langue française

possédait déjà une armature qui lui permettait d'être le chef de file et en Tunisie la

production était surtout tournée vers l'Orient. Le mouvement littéraire marocain

souffrait d'éparpillement du, en grande partie, à ces phases difficiles et ces périodes

critiques par lesquelles passaient le pays et la société empêchant l'installation d'une

certaine cohésion ou la création d'un circuit qui pouvait permettre les échanges entre

les écrivains eux-mêmes ou entre les écrivains et leur lectorat qui se résumait à

quelques lettrés.

Dès leur apparition, les premiers écrits, notamment les romans, tenaient à

rectifier l'image de la société que des écrivains français tels Loti, les Frères Tharaud,

C. Mauclair ou encore d'autres qui résidaient au Maroc Paul Odinot, Maurice LE

Glay, entretenaient à travers leurs écrits. Des écrivains marocains estiment qu'il est

temps de diffuser la véritable image de la société et de la culture marocaines. Ces

pionniers se trouvaient devant une situation difficile se caractérisant par deux défis à

relever : écrire en français et risquer de passer aux yeux de beaucoup de

compatriotes comme suspects, écrire différemment des français et, là aussi,

s'exposer à des obstacles dans la réception du côté du lectorat français ou

autochtone, habitué à un type de discours sur le Maroc.

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1 - Ahmed Sefrioui, premier métissage au cœur du roman marocain

Même si ses œuvres ne répondaient pas au discours idéologique des écrits

littéraires coloniaux, il n'en demeure pas moins que son mérite est d'avoir pris la

parole :

"Ma mémoire était une cire fraîche et les moindres événements s'y gravaient en

images ineffaçables. Il me reste cet album pour égayer ma solitude, pour

prouver à moi même que je ne suis pas mort." La Boîte à merveilles, p. 06

"L'intégration au discours romanesque des formes orales du conte, appuyées

sur un point de vue narratif qui emprunte au soufisme, c'est à dire à la mystique

musulmane, son mode de structuration du réel"29, légitime et évase l'effet identitaire

recherché. Marc Gontard qualifie l'écriture de Sefroui dans son premier roman, La

Boîte à merveilles, de "mimétique" il ajoute que " c'est un mimétisme du récit qui,

par le biais de l'autofiction, s'attache à évoquer la vie quotidienne d'une famille

quotidienne de la vieille ville de Fès (...), il usait également de procédés qui

rappellent le roman exotique comme l'insistance sur le pittoresque et la présence de

mots arabes traduits en bas de page ou commentés dans le contexte, dont la visée

implique un lecteur étranger à la culture marocaine."30. Cette "hésitation du point de

vue entre intériorité et extériorité, authenticité et exotisme", a fait de l'écriture de

Sefroui une écriture "ethnographique" qui désigne une forme inconsciente

d'aliénation culturelle que l'on retrouve, au plan de la diégèse, dans l'absence de

position claire vis à vis de la situation coloniale, comme le souligne Gontard. Mais

ce refus d'évoquer la présence française dans l'environnement culturel marocain peut

être lu autrement. En effet, Sefroui avait déjà compris que cette présence et que cette

langue, quoi que greffées sur la société marocaine, a permis, grâce au brassage avec

les éléments de la culture locale (arabo-berbère), la création d'un nouvel imaginaire

duquel vont désormais puiser les écrivains de langue française. Cette situation,

nouvelle au départ, n'a cessé de se développer et de s'imposer même si d'autres

écrivains, un peu plus tard, à l'image de A. Khatibi affirme que "les jeunes

générations veulent lâcher l'Occident"31. Cette "pondération" de Sefroui s'est traduite

par une écriture "métissée" dans le sens ou des formes étrangères au roman, produit

29 Charles Bonn, Littérature francophone, 1. Le roman, Hatier, octobre 1997, page 212 30 Abdellah Mdarhri-Alaoui, Aspects esthétiques du roman marocain d'expression française, article paru sur le site Littérature marocaine d'expression française. 31 Cité par Jean Dejeux dans Situation de la littérature maghrébine de langue française, OPU, Alger, 1982, p. 98.

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jusque là au Maroc, apparaissent et depuis cette "intrusion", ces formes orales de la

culture marocaine ancienne (conte, narration empruntée au soufisme...) côtoient les

modes de structuration classiques du roman occidental. Sefroui fait partie de "la

génération d'écrivains qui prit la parole pour une parole manquée"32 Son mérite est

d'avoir bousculé une tradition et permis ainsi à d'autres écrivains marocains de

pouvoir répondre à leurs homologues français. Grâce à la culture soufie dont il était

imprégnée, il réussit à glisser une nouvelle organisation formelle qui autorisa, par la

suite, d'autres à aller plus loin, c'est à dire, contrecarrer le discours colonial. Plus

tard, avec La Maison de servitude (1973), il confirma cette dimension soufie33 qui

éclaire sur l'orientation de ses écrits et le détachement qui devait les régenter,

détachement de toute matérialité et donc, de toute violence ou confrontation directe.

La solitude ressentie par le narrateur et qui le pousse à commencer le récit (La Boite

à merveilles) dénote d'une pensée nouvelle qui se développe en lui et le transforme

en un être nouveau, un être qui s'isole pour scruter ce que les autres ne perçoivent

pas ou perçoivent différemment, le brassage est en action.

Cette dernière voie fut pourtant choisie par d'autres écrivains, à l'instar de Driss

Chraibi, qui avec Le Passé simple (1954), puis Les Boucs (1955), dénonça avec

force les hypocrisies des classes "bien pensantes" dans la société marocaine et en

Occident mettant ainsi dos à dos les traditions ancestrales d'un côté, et les discours

sur l'égalité et les droits de l'homme, de l'autre.

2 - Driss Chraibi, la révolte de l'écriture

Volontairement "violent et iconoclaste avec Le Passé simple, Driss Chraibi

fait scandale"34 mais attire la sympathie des jeunes marocains qui trouvent en lui une

voix qui porte haut leur aversion des pratiques ancestrales, désuètes, hypocrites et

d'un autre âge. Cette oeuvre dont l'écriture a osé montrer pour la première fois les

travers, les perversions à l'intérieur de classes jusque là intouchables, demeure une

pierre angulaire dans l'histoire de cet ensemble littéraire marocain. Le Maroc

enchanté, noble et secret dans les écrits précédents se trouve subitement dévoilé, nu,

démonté et exposé par une écriture acerbe, aiguisée et tranchante d'où le compromis

est absent, une écriture dont le souci premier n'était pas de plaire mais de dire une

situation qui fait du tord à une société qui aspirait aux changements par l'étalage de

32 Jean Dejeux, Situation de la littérature maghrébine de langue française, OPU, Alger, 1982, p. 41. 33 Le Soufisme est une doctrine mystique musulmane qui prône un type d'expérience spirituelle au cours de laquelle l'être humain peut s'identifier en quelque sorte à la divinité. 34 Voir note de bas de page n° 5, pp. 40-41.

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ses maux profondément enracinés dans les classes "au dessus de tout soupçon".

L'origine de l'écrivain aidant, (il est de famille conservatrice aisée), Le Passé simple

devient, pour les jeunes marocains aspirant à une nouvelle culture, un moyen d'éveil

et de lutte. Le personnage principal, Driss Ferdi, qui, en plus de sa culture

traditionnelle, portait une culture qui résultait de sa scolarisation dans une école

moderne. Ce mélange des deux cultures aboutit à une nouvelle manière

d'appréhender la vie et les événements que l'on subissait jusque là comme une

fatalité. Ce jeune adolescent regarde différemment. Il n'était plus question de laisser

passer sans intervenir, sans dénoncer et se révolter contre celui qui représentait cet

immobilisme, le père. De son côté, l'auteur s'est révolté contre l'écriture et ses

formes qu'il a déstructurées. Le métissage de deux cultures a abouti à un réel réveil à

deux niveaux :

- Le regard qu'il porte désormais sur la société et les structures qui la font

fonctionner a changé grâce à l'apport de la culture acquise à l'école moderne et

également grâce à la manière avec laquelle il a su se servir de ces enseignements,

d'où l'envie de changements, qui s'apparente à une révolte pour une société

nouvelle.

- Le deuxième niveau de réveil est la certitude que le changement du discours ne

peut intervenir sans l'intervention sur la forme et les structures de l'écriture même.

Deux tabous volèrent ainsi en éclats, le premier était celui installé et conforté

par les traditions ancestrales et le deuxième, le modèle d'écriture institué par les

écrivains occidentaux et devenu véritable passage obligé pour une reconnaissance de

la part de la métropole.

Prenant conscience du marasme dans lequel ces traditions, sacralisées par quelques

références à la religion, plongeaient la société, Driss Chraibi, grâce à une écriture

acérée et à une argumentation découlant de sa formation et de sa lucidité, transperça

des consciences que des tabous ancestraux relayés par des dogmes profondément

enracinés, avaient figé. Cette société atrophiée par des siècles d'immobilisme dans

une hiérarchie qui n'est plus de son temps se trouva dévoilée et les décalages dont

elle souffrait, subitement mis à nu. Cette œuvre est un véritable cri de détresse d'un

jeune écrivain qui, à l'instar de beaucoup de jeunes de sa génération, voit les

changements intervenus tout autour et auxquels les adultes hommes de son pays,

tournent le dos. La femme, le domestique, l'enfant et plus particulièrement la fille

subissaient encore les caprices des hommes, des maîtres et des pères. Une lutte pour

un renouveau culturel, social et littéraire était enclenchée par l'écrivain devenu

tombeur de masques et par une œuvre qu'il souhaitait tombeau des castes

dominantes. "L'insurrection du fils contre le père, symbole de tous les pouvoirs

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aliénants, s'exprime dans le style même, dans le vocabulaire choisi, la syntaxe

désarticulée et la polyphonie de l'énonciation situent la langue de Chraïbi en dehors

de toute orthodoxie"35 Le Passé simple, reste une oeuvre moderne parce qu'elle est

l'une des rares à s'être attaquée sans ménagement, à la langue et à l'écriture héritées

des écrivains français et aux différents pouvoirs (politique, religieux, traditions...).

Elle a pu s'affirmer dans la production littéraire marocaine moderne étant donné que

l'auteur voulait aller au delà du travail accompli par ses prédécesseurs. La réaction

du jeune Driss, personnage principal, lorsque Monsieur Roche lui proposa d'écrire

un roman de son histoire de révolté en est significative : "Un roman ? Un roman,

entends-tu ? Dont les éléments seraient : une histoire de thés, un bref séjour à Fès, la

mort de Hamid, ma révolte. Si je pouvais encore rire." p.187. Un second exemple de

cette tendance à finir avec l'écriture du passé lorsque le jeune homme est devant un

sujet de dissertation intitulé "Symbiose du génie oriental, des traditions musulmanes

et de la civilisation européenne". Il reconnaît dans ce sujet les trois composantes qui

tissent sa personnalité : Arabité, Islam et culture française. Mais quelques jours plus

tard, les félicitations du proviseur le mirent dans une situation de rejet. Il ne se

sentait pas faire partie de la civilisation dont parlait ce proviseur, civilisation qui

étouffait celle de son peuple et dans laquelle il ne retrouvait pas les composantes de

sa personnalité. La pensée de jeune homme comme celle de l'auteur étaient déjà

empreintes d'un métissage qui engendrait chez eux tant de questions et de remises en

cause.

Une année plus tard, en 1955, l'écrivain récidive avec Les Boucs. Mais cette

fois-ci, c'est la société occidentale qui est visée. La situation inhumaine dans laquelle

se trouvaient les travailleurs émigrés maghrébins est devenu un sujet de révolte. La

névrose gagna les personnages qui végétaient dans un monde presque surnaturel.

Les brimades, injustices et mépris dans lesquels ils étaient plongés, les

transformaient en êtres sans âmes, sans sentiments et sans espoirs :

"Ils avaient le pas pesant, les bras ballants et la face effarée. Ceux qui

s'arrêtaient pour les voir passer fermaient brusquement les yeux en une minute

de doute intense et subit, où l'origine et la fin conventionnelle de l'homme

étaient vélocement révisées, les classifications des règnes et les métaphysiques

mises à bas et échafaudées de nouveau comme un château de cartes sur leurs

mêmes fondements et suivant la même systématique; l'étymologie, le sens et

l'utilité de mot tels que dignité humaine, pitié, Christ, démocratie, amour... ils

ouvraient les yeux : la faillite de la civilisation, sinon de l'humanité, qu'ils

avaient vu défiler vêtu de fripes, ou à tout le moins, des fripes emplies de néant

35 Abdellah Mdarhri-Alaoui, Le roman marocain d'expression française, colloque, université de Marrakech, le 11 mars 1998

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Leurs narines fumaient. Ils rasaient les murs, l'un suivant l'autre comme une

fuite de rats" p. 26

Description froide digne d'un tableau où l'avilissement de l'être humain ne

pourrait être adouci que par la mort salvatrice. Dans cette œuvre, la syntaxe est à la

limite de la correction, les images décousues folles et horribles :

"Le chat m'attendait. Je le pris sur mes genoux. Regardé de près, il était plus

squelettique, plus lais, plus digne d'amour. Même ses yeux étaient d'un

squelette laid. (...)Son cou surtout était maigre. Je l'encerclai de mes doigts,

refermés bout à bout. (...). C'était le cou de Simone que je serrais. Je m'étais

pris à sourire. Jusqu'à ce que le chat, pas une fois il ne me griffa, à mon poing

fût devenu très lourd". pp. 22-24

Refus, contestation, névrose qui s'apparente souvent à une forme de démence

du personnage principal qui voit l'existence et les êtres autour de lui à travers un

prisme qui, à première vue, est déformant, mais dont la réalité dévoile une sensibilité

et un amour pour les siens. C'est devant l'impossibilité de pouvoir modifier cette

situation révoltante que Waldik pestait de toutes ses forces sur ses compatriotes dont

les comportements sont devenus mécaniques mais dont la dignité est restée intacte :

"Je l'avais attirée dans une impasse pour Bicots, entrée pas de sortie, les Bicots

ont une prédilection pour ces impasses là, désaffectées comme eux, terriers,

ternes de jour et de nuit, ils n'en sortent que la nuit, mais ne s'en éloignent

guère, le jour les blesse, la dignité les guette, ils rasent les murs vêtus de

manteaux ternes comme eux et comme leurs terriers et s'en retournent bien vite

à leurs terriers, exactement ce qui leur faut, ces animaux blessés qui ont honte

de mourir au grand jour". pp 65-66.

C'est peut-être dans cette œuvre (Les Boucs) que Driss Chraibi a montré une

lucidité et une maîtrise de la langue qui lui ont permis de décrire une situation

insupportable humainement en renvoyant dos à dos deux civilisations au bord d'une

faillite certaine, la civilisation arabo-musulmane dont l'avènement n'a, au fond, rien

changé :

"La chaise s'était maintenant tout à fait affaissée. Raus dirait que l'Hégire n'a

rien changé (ni décadence, ni suprématie européenne, ni symbiose), qu'en fait

de sièges hormis l'âne, le cheval, le dromadaire ou la natte d'alfa, -comme lui,

produits de la terre- l'Arabe n'a jamais su s'asseoir que par terre..." p 62.

Et la civilisation occidentale dont le mépris et l'injustice pour ces émigrés montrent à

quel point elle cultive le mépris envers l'Autre :

"Je chômerai, je vagabonderai, je volerai, je tuerai... puisque le monde,

l'Europe, le Chrétien ne veulent nous considérer, nous Bicots, que par ce petit

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35

vasistas (qu'ils ont percé, muni de barreaux, fait surmonté d'un écriteau : voilà

l'Arabe, le seul, le vrai)" p.19

Cependant, le plus intéressant est l'avènement de ce personnage qui dérange par

l'incapacité qu'ont les deux entités en présence à pouvoir répertorier, classer, il fuit à

toute catégorisation classique : le biculturel qui dérange autant ses compatriotes qui

le voient déjà comme un étranger :

"Ceux-là même qui m'aiment- Raus et les Boucs- m'ont toujours considéré

comme un étranger, un cas à part." p. 97.

Que les français qui le trouvent insolent et prétentieux oubliant qu'il n'est qu'un

Bicot, un sous-homme donc :

"Non seulement il ne se comporte pas comme un néo-Européen, non seulement

il détruit nos conceptions du Bicot standard et a le tort d'oublier que tout ce

qu'on lui demande c'est d'être purement et simplement un Bicot : mais il a la

prétention, l'ambition, la naïveté de vouloir imposer l'Orient en Occident." p.

76.

Lui est, en fin de compte, est la somme des deux regards et en même temps,

l'impossibilité de perception des deux regards. Il est l'être produit du compromis des

deux civilisations :

"Cela fait dix ans que mon cerveau, arabe et pensant en arabe, broie des

concepts européens, d'une façon si absurde qu'il les transforme en fiel et que lui

même en est malade. Et, s'il continue, ce n'est pas par un théorème d'adaptation,

mais bien parce qu'à force de broyer de la sorte, il est surchargé de méninges

prolifères- les seules adaptées au monde occidental". pp. 59-60.

Une écriture affranchie est née de cette expérience Chraïbienne qui a donné

l'occasion à d'autres écrivains marocains de continuer le travail sur l'écriture.

Cependant aucun d'eux ne montra autant d'audace et de lucidité que Driss Chraïbi

pour qui la reconnaissance d'autrui passait après l'envie de dire et de vouloir changer

un état de sclérose infini dans le temps.

Les changements espérés arrivent avec l'indépendance du royaume et l'apparition de

la revue Souffles qui permit à divers protagonistes dans le monde de l'art de donner

leurs points de vue sur l'avenir de l'écriture et la place de la langue française dans ce

pays arabe indépendant.

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36

II – Comment exprimer l'héritage pluridimensionnel du Maroc

Au lendemain de l'indépendance, de nombreux écrivains qui écrivaient en

français se retrouvaient devant une situation inconfortable. Il fallait choisir entre

continuer à écrire en français et se sentir, quelque part, coupables d'autant plus que

le sentiment général était que cette langue allait disparaître avec le départ de la

France et s'arrêter, et dans ce cas, perdre un outil précieux d'exprimer la

pluridimensionalité de l'héritage culturel marocain. Car la question majeure posée en

cette époque était comment pouvoir traduire cette dimension plurielle de la culture

marocaine présente ? Et d'un autre côté pouvons-nous, se demandaient les écrivains

de langue française, refléter la vision de soi, nos perceptions du monde, en langue

française ? Ces écrivains à l'image de leur société, jouissaient d'un héritage aussi

métissé36 qu'hybride37, composé d'abord de plusieurs langues (berbère, arabe parlé,

arabe classique, français, espagnol) et de plusieurs cultures (berbère, arabe et

française).

Cette pluralité linguistique n'était pas toujours vécue dans l'harmonie et la

sérénité, vu le statut inégal des langues au Maroc. Dans une étude faite par Fouzia

Bouzakour à l'Université Mohamed V/Agdal de Rabat sous le titre " La langue

française en terre de contact ou l'histoire d'une identité qui se construit", la situation

du français est perçue de la sorte :

"Le français au Maroc, langue en contact, est un composant d'une mosaïque de

langues qui s'interpénètrent les unes les autres, et, en conséquence, portent

chacune, à des degrés divers, les traces des codes et variétés de langues en

présence". Elle ajoute plus loin dans son étude que "la langue française est à la

recherche d'une identité et qu'elle est une étrangère au statut privilégié. Le

français est toujours présent dans la vie et la société marocaines, plus de

quarante ans après le recouvrement de l'indépendance, non seulement comme

résidu de domination coloniale mais aussi comme première langue"étrangère"

ouvrant le Maroc sur le monde occidental et l'inscrivant dans la modernité : en

36 Métissé est employé ici, dans le sens que lui donne Alexis Nouss dans Regards croisés sur le métissage, Les presses de l'Université de Laval, collection intercultures dirigée par Laurier TURGEON et Pierre Ouellet) 37 Hybride : résultat de deux contradictions dans les littérature francophones en général : conflit entre oral et écrit, et entre les langues en présence (arabe-berbère-français). La relation n'est pas toujours conflictuelle, l'exemple de Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau est plus qu'édifiant :" La parole définitivement perdue doit cependant être transmise dans l'écrit qui la tue et la fait revivre en même temps... L'hybridité peut dès lors devenir une modalité dynamique" Michel Beniamino, Lise Gauvin, Vocabulaire des études francophones, les concepts de base, p.94.

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somme, une étrangère mais qui couvre les domaines clefs de la société". Et elle

conclut :" La norme sociale comme l'autonomisation linguistique amorcée

montrent que la donne du français au Maroc et au Maghreb est en train de

changer. De langue étrangère conquérante et décriée à l'aube de son

installation, elle est devenue un idiome élitaire puis, progressivement, un vrai

composant d'une mosaïque de langues identitairement restructurées, se forgeant

lui même, lentement mais sûrement, une identité nouvelle en harmonie avec les

langues d'une région qui finit à peine de panser son passé colonial".

Cette rivalité interne se vérifiait chez de nombreux écrivains y compris les

fondateurs de la revue Souffles. D'ailleurs à ce sujet, Abdellatif Laabi38 dans l'avant-

propos du premier numéro (mars 1966), remit en cause le passé littéraire marocain :

"La situation actuelle ne recouvre pas comme on pourrait le croire une

prolifération créatrice. L'agitation culturelle que des individus ou des

organismes voudraient faire passer pour une crise de croissance de notre

littérature n'est en fait que l'expression d'un marasme entretenu ou encore d'un

certain nombre de méprises sur le sens profond de l'activité littéraire. La

contemplation pétrifiée du passé, la sclérose des formes et des contenus,

l'imitation à peine pudique et les emprunts forcés, la gloriole des faux talents

constituent le pain frelaté et quotidien dont nous assomme la presse, les

périodiques et l'avarice des rares maisons d'édition".

La diversité des stratégies d'écriture développées sur le plan esthétique était

peut-être révélatrice de ce malaise mais peut aussi être perçue comme le signe et

même la confirmation d'une série de tentatives de recherches de la voie à suivre.

Cela est évident qu'après l'indépendance, différentes situations étaient remises en

cause et les domaines littéraire et linguistique n'y échappaient pas. Au contraire

c'était symptomatique d'un éveil et d'une certitude qu'avaient les écrivains que la

situation allait changer et qu'il fallait qu'ils fussent les acteurs de ces transformations

pour éviter de les subir. Ainsi ils tinrent compte d'une manière intelligente de leur

patrimoine passé et présent où le français tient une place prépondérante.

1 - L'impact de la revue Souffles sur les écrits littéraires en langue français

Créée en 1966, Souffles a joué un rôle dynamique dans le débat linguistique.

Son engagement dans une action culturelle de refondation pour repenser l'identité

nationale en fonction de la situation présente dans les domaines linguistique et

artistique a été déterminant pour la suite de son parcours. De plus la situation

38 Ecrivain marocain et l'un des fondateurs de la revue Souffles

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politique en Afrique et au Proche-Orient retenait l'attention des animateurs de

l'A.R.C. (Association de Recherche Culturelle) qui voulaient donner une dimension

régionale à leur réflexion et à leur revue.

Malgré un prologue virulent de Abdellatif Laabi39 dans un premier numéro où il

parlait d'acculturation dans laquelle s'inscrivait la production littéraire en langue

française.

"Faut-il l'avouer, cette littérature ne nous concerne plus qu'en partie, de toute

façon elle n'arrive guère à répondre à notre besoin d'une littérature portant le

poids de nos réalités actuelles, des problématiques toutes nouvelles en face

desquels un désarroi et une sauvage révolte nous poignent",

le problème de la langue littéraire restait entier. Le groupe d'action de l'A.R.C. a

bien posé ce problème : la production littéraire est dorénavant jugée selon sa

contribution dans le domaine de l'art et selon le degré de son apport au patrimoine

national. Le choix de la langue d'écriture ne devait pas constituer un sujet de débat.

Dans l'immédiat, il fallait promouvoir toutes les productions capables d'enrichir le

patrimoine littéraire marocain sans distinction de la langue d'écriture. C'est sur ce

postulat que le groupe qui animait la revue Souffles s'est appuyé pour définir la voie

à suivre en ayant comme objectif premier les options idéologiques de la population

longtemps dans l'ombre de l'histoire. Ce choix stratégique qui tenait compte de la

diversité culturelle du pays sans écarter aucune composante linguistique fut-elle la

langue française, allait permettre à d'autres acteurs, les écrivains francophones en

particulier, de pouvoir mettre en relief cette richesse et cette pluridimensionalité de

l'être marocain. Dans le prologue du n°1, A. Laabi ajoute :

"La langue d'un poète est d'abord "sa propre langue", celle qu'il crée et élabore

au sein du chaos linguistique, la manière aussi dont il recompose les placages

de mondes et de dynamismes qui coexistent en lui". 40

L'option idéologique de tous les écrits devait placer cette littérature dans un

mouvement de contestation générale et devait déterminer les revendications

culturelles pour s'inscrire dans le courant subversif et bénéficier de l'aval de Souffles.

L'essentiel était de rompre avec les pratiques littéraires du passé, pour cela, les

écrivains et les poètes ne devaient pas hésiter à détruire les modèles académiques

39 Ecrivain marocain né à Fès en 1942, un des fondateurs de la revue Souffles et des éditions Atlantes. Il est arrêté et emprisonné pour avoir créé l'ARC avec Serfaty. Il se retire en France dans les années 80. 40 Pour esquiver la question du choix de la langue qui se pose aux écrivains, Abdellatif Laabi parle de la langue que crée le poète lui même, une manière de dire que les marocains qui écrivant en français, le font avec leur langue propre. (Revue Souffles n° 1, premier trimestre 1966).

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qui ne répondaient plus à l'aspiration au changement et en réinventer d'autres. Il

fallait créer un bloc capable de s'opposer à deux menaces :

- la menace "néo-coloniale" qui mobilisait tous ses moyens pour faciliter le

déploiement de la langue française vers tous les domaines de la vie quotidienne,

- la menace féodale, avec le renforcement du pouvoir politique et religieux.

L'itinéraire idéologique mais aussi littéraire de Souffles allait être conditionné

par ce double défi d'autant plus que la majorité des membres qui activaient au sein

de la revue est formée de poètes (A. Laabi, Mostefa Nissabouri, Abdelaziz

Mansouri, Abdelkébir Khatibi du Maroc et Mohamed Khair-Eddine et Tahar Ben

Jelloun de la France) qui s'inscrivaient dans cette logique de refonder la manière

d'écrire. L'ascendant poétique allait imprégner tous les écrits y compris les

productions romanesques. Ce dernier genre allait être le premier chantier à ouvrir, il

fallait repenser ses fonctions narratives en dehors du code classique et l'amener vers

une écriture où l'aspect poétique interagit avec l'aspect narratif. Ce travail de

déconstruction du roman, forme venue de l'occident, fut qualifié de "subversif" par

les animateurs de la revue. Des oeuvres comme Agadir de M. Khair-Eddine (1967),

L'Oeil de la Nuit de A. Laabi (1969), La Mémoire tatouée de A. Khatibi (1971),

Harrouda de T. Ben Jelloun (1973), furent considérées comme des victoires sur le

roman occidental.

2 - Délire de la parole pour se démarquer

Les défis relevés par Souffles s'avérèrent difficiles à tenir devant le retard pris

par la langue arabe à couvrir les domaines de la vie quotidienne et devant l'extension

du français. Ce dernier se généralisa grâce à une scolarisation massive et grâce à

l'arrivée d'enseignants de France pour pallier au manque du personnel autochtone.

Le sentiment d'inquiétude s'amplifia devant cette situation de diglossie caractérisée

par une compétition entre les langues en présence. Dans un numéro intitulé Nous et

la Francophonie, le groupe de la revue Souffles manifestait son mécontentement

devant ce qui se passait, et A. Laabi expliquait, dans un climat empreint de

méfiance, sa pratique du français :

"Notre attitude, nous pouvons la caractériser par la formule de co-existence,

mais une co-existence non pacifique empreinte de vigilance. Nous sommes

constamment sur nos gardes. Assumant provisoirement le français comme

instrument de communication, nous sommes conscients en permanence, du

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danger dans lequel nous risquons de tomber et qui consiste à assumer cette

langue en tant qu'instrument de culture"41

C'était dans ce contexte difficile pour le groupe qui se voyait contraint de se

battre contre l'hégémonie de la langue française à travers laquelle pourtant, et peut-

être c'est là où les animateurs de la revue étaient inconséquents avec eux-mêmes, se

formulait la recherche identitaire. L'écrivain M. Khair Eddine42, "contraint" d'écrire

en français, allait jusqu'à parler de guérilla linguistique. Mais était-il réellement

contraint d'écrire en français ? Etait-ce une attirance, dont il voulait peut-être se

libérer et qu'il n'arrivait pas à admettre ?

Cet écrivain qui se présentait dans Faune détériorée comme "habitant dans la

boue" et étant "un étang de microbes"43 allait être l'un des plus agissant sur la langue

française. Ces productions littéraires montraient une aigreur et un rejet de toutes les

structures formelles et discourielles. "On peut affirmer que Khair-Eddine a non

seulement brûlé les anciens dieux protecteurs mais encore les nouveaux et jusqu'aux

racines ancestrales des divinités"44 disait Jean Dejeux qui ajoutait que le poète en

question "étouffait au Maroc et il étouffait à Paris."45 Ses écrits étaient à la recherche

de modèles qui puissent refléter une pensée dont la construction se faisait dans le

conflit et la douleur qui découlent d'un rejet total de l'ancien.

III – À la recherche d'une langue et d'une littérature nouvelles

Dans une interview accordée à Jeune Afrique, Abdellatif Laabi affirmait :" Je

ne suis pas de ceux qui pensent que l'utilisation du français dans la littérature

maghrébine soit une malédiction."46 Quant à Tahar Ben Jelloun, il affirmait son

opposition au fait de ne posséder qu'une seule langue :"Le bilinguisme offre

41 Souffles n° 18, p 36. 42 Né en 1941 à Tafraout (sud marocain). Il commence à écrire jeune. En 1961, il s'installe à Agadir pour travailler à la sécurité sociale qui lui demanda de réorganiser le fichier des adhérents après le violent séisme qui frappa la région en 1960. Là, il écrit L'Enquête. En 1965, il partit en France où il travailla comme mineur puis c'est la renommée avec Agadir (prix "Enfants terribles)"publié aux éditions Seuil en 1967 et L'Enterrement (prix de "la Nouvelle maghrébine"). 43 Cité dans Littérature Maghrébine de langue française de Jean Dejeux, éditions NAAMAN de Sherbrooke, Québec, Montréal, 1978, p. 405 (Première édition en 1973) 44 Idem. 45 Idem. 46 Interview, Jeune Afrique, n° 601, 15 juillet 1972.

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l'avantage d'une ouverture sur la différence". Ce qui allait être nouveau dans leur

approche de l'écriture c'était leur manière de greffer sur la langue française des

notions de langue arabe la poussant ainsi à se colorer de sa sémantique. Néanmoins

ils continuaient à écrire en français, un français qui reflète le réel marocain : "J'écris

un réel profondément arabe avec des signes étrangers."47

1 - Khair-Eddine, un séisme dans la littérature marocaine

Dès le début Khair-Eddine s'est inscrit dans cette mouvance d'écrivains

marocains qui tentaient de déconstruire les schémas narratifs hérités, à travers

lesquels, ils pensaient ne pas pouvoir exprimer l'imaginaire marocain et inventer à

leur place, une écriture qui pût traduire la biculturalité de cette nouvelle classe

d'intellectuels et d'une partie du peuple. Son souci était de débarrasser l'écriture

marocaine des stéréotypes qui la minaient et empêchaient les lecteurs de voir la

réalité sur la situation du Maroc. Dans une interview accordé à Algérie-Actualité

(hebdomadaire algérien), il affirme qu'"il ne s'agit pas de défendre une idéologie

particulière dans un livre mais de faire oeuvre de contestation, de contestation

radicale."48 Il a insufflé à la littérature marocaine un tranchant commencé par

Chraibi, un tranchant qu'il voulait déstructurant pour l'écriture pas trop radicalisée

dans la contestation à son goût. L'exil et l'errance ne sont pas, dans l'imaginaire

marocain, le fait de déséquilibrés ou de personnes à la recherche d'un confort

quelconque, ils sont le fait du héros banni, du poète. Ils deviennent même un

principe de vie libre, un principe que Khair-Eddine n'inculqua pas seulement à ses

personnages mais à lui même. La thématique fondamentale de son oeuvre est

devenue l'exclusion volontaire d'une société, une exclusion d'ordre politique, social,

culturel, et même identitaire puisque le but recherché était la libération de tout

carcan simplificateur. L'identité est complexe et les discours politiques ou culturels

sur cette identité ne pouvaient être que réducteurs. Le salut passait par une sorte de

soustraction par l'effort individuel de chacun pour se libérer dans un premier temps

et, une recomposition sociale par l'addition de ces esprits libres. Cependant Khair-

Eddine lui même reconnaît la difficulté de la tâche puisqu'il expliqua que cette

attitude le rendait et rendait son écriture, impénétrables malgré le style soigné :

47 Cité dans Situation de la littérature maghrébine de langue française, de Jean Dejeux, OPU, 1982, p. 100. 48 Interview, Algérie Actualité, n° 135, 19 mai 1968.

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"C'est par ce texte que je compris que je devais m'engager une fois pour toute

dans la joie de la guérilla linguistique ! Mais je devins complètement fermé

pour autrui".49

La cassure qu'il voulait, a commencé par l'annihilation des frontières entre le

poétique, le narratif et le discursif pour arriver à un langage cru et unifié :

"Porte-moi l'Aigre. Calotte-moi l'encre! Je bouffe tes crayons. Encercle la

Madone. Pf-fuite! La gloire de papa l'introuvable papa qui jargonne! Ses

discours martelés au point de pourrir mon règne. A moi cyclope! Tous dans la

chambre. Non rendez-vous au bloc opératoire. Dans l'autre transe oh qu'elle est

juteuse! Croyez-en mes flingues et patrouilleuses (...) Vous êtes pardonnés

hommes sans lyre! Assez de suggestions Prenez mon or mon ombre mon harem

et foutez le camp! Je serai le roi changé en socialiste. Maintenant, assez !"50

Mohamed Khair-Eddine était peut-être l'écrivain marocain le plus tourmenté

par la problématique identitaire et culturelle et son pays. La révolte, les différents

rejets "des anciens dieux et des nouveaux", sa gêne tant au Maroc qu'en France qu'il

considérait comme terre d'exil, tous ces indices étaient révélateurs d'un malaise

devant les discours sur l'identité et sur la culture dans les deux pays qu'il fréquentait.

Il était à la recherche d'un monde qui reconnaissait toutes les dimensions culturelles

et identitaires de son être métissé par une histoire et des cultures ayant imprégné

définitivement la société marocaine.

L'écriture de Khair-Eddine n'était qu'un cri dont la démesure de la forme n'avait

d'égal que la violence du verbe. Ce cri était dirigé contre les pouvoirs (le roi et la

religion), contre le peuple de son pays et en même temps pour son pays. Aussi

contradictoire que cela puisse paraître, cette dualité a pendant longtemps singularisé

son œuvre :

"Voici une partie du recensement de tes crimes. Dans ce réquisitoire, il ne sera

guère question de toi, et si cela est, tu n'y seras jamais que dessiné, tu n'y auras

presque pas de place."

"S'ils avaient pigé que la religion qu'on leur a servi sur le désert comme les

restes d'un festin sanglant, n'est qu'un ramassis de réminiscences littéraires et

métaphysiques, oui les arabes auraient pardonné à Dieu l'Inexistant et à leur

anachorète-épée-à barbe!"

"Et ceux-ci passent leur journée à perdre la voix, la force et le pouvoir. Ils sont

si aphasiques qu'ils s'extasient devant sa gueule pestilente et débiteuse de mots

49 Khair-Eddine, Moi l'aigre, Le Seuil, Paris, 1970, p. 28. 50 Idem, p.6.

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erratiques. Ils n'existent par eux-mêmes que parce qu'ils se sont soumis à une

peur âpre et grotesque"51

Il remit en question toutes les composantes de la société, dans une lettre (un

véritable manifeste) adressée en 1961 à Abdellatif Laabi, il expliquait sa vision du

combat à mener "

"Nous devons nous imposer, il est temps. Nous dénoncerons les malfaiteurs qui

strient les chairs de notre peuple essayant d'abolir les traditions les plus proches

des ferrements. Proclamer la liberté. Ce n'est pas sans raison que je m'exile ici"

Un combat qu'il mena depuis son exil. L'éloignement renforça ses liens avec

le pays, ses maux, ses problèmes et tissa de solides liens d'amitié avec ceux restés

sur place pour mener le combat, son propre combat dont l'essence même était la

recherche de la justice et de l'équité sans distinction aucune. D'autres écrivains

Abdelkébir Khatibi, Abdellatif Laabi, Tahar Ben Jelloun, entre autres, furent aux

prises avec l'écriture qui devait accompagner ce renouveau culturel et ce

questionnement identitaire certes ancien mais appréhendé pour la première fois sous

l'angle de la multiculturalité débarrassée de tous les complexes afin d'arriver à une

nouvelle langue d'écriture, autrement dit à une langue capable d'insérer en son sein

la variété née d'empreintes de plusieurs civilisations.

2 - Abdelkébir Khatibi52 ou l'hospitalité de la pensée

Dans les années soixante dix, beaucoup de productions littéraires marocaines

se caractérisaient par un souci très aigu d'analyse socioculturelle. La "mise en

examen" des composantes (religion, culture, langue, traditions, ancêtres...) du socle

culturel est devenue une obsession permanente. La langue d'écriture, telle qu'elle

reflétait le Maroc, posait problème, plus encore, elle ne remplissait pas sa mission

selon Khatibi qui exhortait les écrivains de son pays à nourrir leurs créations à partir

de différences provenant des deux modes de pensée et des deux langues. C'est ce

qu'il annonçait dans une interview :

"Être à la fois radicalement différent et radicalement identique, tenir les deux

bouts à la fois, c'est créer une véritable hospitalité de la pensée. Au lieu de se

fermer sur soi, il faut favoriser la naissance d'une immense ouverture (...)

51 Idem pp. 36-37-39. 52 Ecrivain marocain né en 1938 à E Jadida. Il fit des études de sociologie à la Sorbonne et a soutenu une thèse sur le roman maghrébin en 1969. Il publia sa première oeuvre littéraire La Mémoire tatouée en 1971. Il est romancier, poète et dramaturge, il a écrit des articles sur les problèmes de la culture maghrébine, des sociétés arabes. Il a été pendant longtemps professeur de sociologie.

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Radicaliser le bilinguisme, c'est un rêve fou. Mais c'est en quoi il

m'intéresse."53

Ce qu'il appelait "hospitalité de la pensée" ne peut-être possible qu'en présence de

certaines conditions dont la première serait une double culture, ou une culture

construite à partir d'au moins deux civilisations différentes si ce n'est plus. La pensée

peut ainsi à travers un questionnement et des parallèles incessants se conforter et

devenir la raison d'être de l'écrivain et de l'intellectuel bilingue en général. C'est le

cas de Khatibi qui jouit d'un niveau d'imprégnation très élevée de la culture arabo-

musulmane et d'une connaissance avérée de la culture occidentale à travers la langue

française. Toutefois, cette double richesse n'évolue point dans un esprit de partage

enclin de sérénité. Déjà son appréhension de la culture arabo-musulmane se fait à

travers un prisme façonné par son ouverture sur le monde occidental. Dieu, le Coran,

les mythes arabo-musulmans sont perçus autrement dans les écrits de Khatibi.

"Oui, il se rappelait le souffle coupé de son prophète et la voix impérative de

l'archange : Récite. A ce récit, il devait consacrer sa lutte avec son propre nom.

Le livre ! Le livre ! Promesse d'une vie céleste, que son imagination d'enfant

rêvait si paresseusement, si naïvement ". Idem, p. 43.

"Aïcha est le nom même de ma mère et nos femmes brodent à loisir sur le

fantastique pour dire non à la religion des hommes (...). Quand elles te disent :

l'inconscient est maternel, réponds : je suis patriarche et ordonne le système ".

La Mémoire tatouée p. 55.

Ces derniers laissaient entrevoir un écrivain évoluant au dessus du schéma dans

lequel d'autres, ayant le même substrat culturel, avaient l'habitude d'évoluer. La

violence qui habitait son écriture réfléchissait un bouillonnement interne dont les

causes étaient sa position idéologique. Dans La Mémoire tatouée54, Khatibi "s'est

livrée à quelques expériences subtiles sur ce point, aussi bien en parodiant le Coran

qu'en pastichant Nietzsche."55 Ce travail lui permit de s'approprier deux registres de

critères de pensées spécifiques et agissant à partir de référents différents. Il parlait de

mainmise sur ce qui appartient à Autrui: "Piller le dictionnaire de l'Autre n'est-ce pas

s'approprier son imaginaire?", se demandait-il, ajoutant que "les jeunes poètes

maghrébins introduisaient dans le français un mouvement syntaxique personnel".56

Ce renouveau ouvrit de nouvelles perspectives pour l'écriture marocaine qui

53 Interview, Les nouvelles littéraires, n° 2518, 5 février 1976. 54 Abdelkébir Khatibi, La Mémoire tatouée, collection 10-18, Paris, 1979, (première édition 1971, Denoël). 55 Op-cit n° 24, p.110. 56 Idem.

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submergea la langue française par "une inflation lexicale" la rendant étrange à des

lecteurs habitués à une langue "classique". Mais Khatibi s'attela également à vider la

phrase française et le mot, en particulier, de sa charge émotionnelle, le rendant

vierge et prêt à recevoir une autre mission dans une autre culture.

"Occident, tu m'as écharpé, tu m'as arraché le noyau de ma pensée. Occident,

j'allongerai ton corps d'albâtre, vrai de vrai, rien, néant de rien, rien. Je

l'allongerai sur un tronc d'arbre, par l'ondulation de ma main retenue à la

déchirure de ta robe. Ouwah ! Ouwah ! passera le vent, vrai de vrai, sur ta

hanche au mouvement traître, rafale ! Car ma main droite saisie par l'harmonie,

la transe, renverse ta caresse, et la même main, te défait face au soleil, Ouwah !

". Idem, pp. 185-186.

Il ne percevait pas cette tache comme une accaparation d'un bien d'autrui

mais comme une entente tacite qui se construit avec la complicité de l'Autre "Il y a

en même temps une complicité avec l'autre, puisque je m'installe dans sa langue"57

Le rapport à l'occident se ramène certes à une image d'agression, à "une

promulgation de signes hagards, c'est ce que Khatibi appelle la différence sauvage

par opposition à l'identité aveugle instituée par le pouvoir patriarcal."58. Mais cet

occident qui lui a fait percevoir les désenchantements liés à l'histoire de son pays, a

également poussé son écriture vers l'espace mythique qui offrait plus de réconfort et

plus de sécurité.

"En réécrivant son Histoire, toute société réécrit l'espace de son

réenracinement, et par ce même mouvement, elle projette sur le passé, ce qui

dans le présent, lui échappe. Oui, l'histoire est la demeure de l'homme et la

germination de sa multiple identité."59

"Pour dégager cette ville de sable et l'offrir à la lumière du mythe, il faut une

passion cardinale, capable de soulever le principe de la terre et de l'unir à celui

du ciel, selon la vibration astrale de la poésie. La poésie n'est-elle pas le chant

d'un dieu qui souffre ! ". p. 40.

Dans Le Livre du sang, la figure de l'androgyne est une métaphore qui

permettait à l'auteur de problématiser la question de l'identité, du double et du conflit

qui s'installait entre les langues. Nous ne pensons pas que la notion de conflit en

elle-même est péjorative, elle est au contraire, une source de dépassement qui a

57 Cité dans Situation de la Littérature Maghrébine de Langue française, Jean Dejeux, p.110. 58 Lahcène Bougdal,, Le protocole poétique de l'écriture à l'oeuvre dans les textes de Abdelkébir Khatibi, la Mémoire tatouée, Le Livre du sang et Amour bilingue, thèse de doctorat nouveau régime, Paris-Nord présentée sous la direction du professeur Claude Filteau, 1998 59 A.Khatibi, Le Maghreb comme horizon de pensée, in : Penser le Maghreb, Rabat, SMER, 1993 pp. 129-130.

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permis aux deux registres une compétition continue débouchant sur une production

écrite ouverte sur deux mondes. Ces créations permettaient une dédramatisation et

une réponse à la question identitaire. Toutefois, cette stratégie du double

(idéologique et littéraire) dans Le Livre du sang, était à tendance subversive et

suivait un mouvement allant dans les deux directions du masculin au féminin et du

féminin au masculin, d'où cette poétique de l'ambiguïté qui préfigurait la naissance

d'une écriture qui lorgnait vers la modernité:

"Toi qui apparaît comme femme, qui apparaît comme homme, n'es-tu pas un

grand simulateur ! Tu appartiens aux deux sexes à la fois et en même temps, tu

n'es aucun complètement. Doué d'une perfection d'un côté et inachevé de

l'autre, ange d'un côté et monstre, uni à toi même et infiniment séparé, visible

invisible, réel irréel entre ciel et terre effaçant chaque fois ta ressemblance et ta

dissemblance pour mieux les simuler et les dissimuler". p.53.

Cette tendance s'est vérifiée dans les romans produits pendant les deux

décennies (soixante-dix et quatre-vingt) pendant lesquelles beaucoup d'écrivains, à

l'image de Khatibi qui, comme le précise Lahcène Bougdal dans sa thèse "...dès

l'entrée du texte, l'instance narrative définit, sur un mode poétique, un ensemble de

repères qui balisent l'implication du lecteur dans l'univers de l'auteur"(note n°31), au

prix d'efforts considérables, réussirent également à créer le néant, en se débarrassant

de modèles archaïques, et en soumettant la langue choisie à leur desseins, autrement

dit, en inventant une langue d'écriture qui leur était propre et qui leur permettait de

se démarquer des passés patriarcal et colonial en même temps.

D'autres écrivains marocains peuvent être cités dans ce même registre tels A.

Laabi et T. Ben Jelloun. Ce dernier est allé plus loin dans le processus de métissage

jusqu'à arriver à une poétique du subversif par le texte même et par le système de

narration. La subversion est menée contre la société patriarcale et contre les

inégalités que la religion installa entre les hommes et les femmes d'une même

société. L'étrangeté qui caractérise d'habitude le double, l'androgyne, la méfiance et

le mépris qu'ils créent autour d'eux, disparaissent et laissent place, chez le lecteur, à

un confort, à un sentiment de sécurité et de vérité absolue dans ces êtres. Dans Moha

le fou, Moha le sage (1978), cette figure prend plus d'ampleur pour devenir source

de sagesse et de vérité face à un monde où domine l'absurdité des raisonnements des

"bien-pensants" des différents pouvoirs.

Si à la fin des années quatre-vingt et les années quatre-vingt-dix, beaucoup

d'oeuvres marocaines mettaient le lecteur dans une situation de malaise, ce n'est pas

dû aux références profondément métissées, déjà assimilées auparavant, mais c'était à

cause de l'utilisation d'une langue déconcertante et la présence de voix parasitant les

discours.

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IV – Naissance du récit postmoderne

L'histoire du pays et les événements survenus quelques années auparavant

(affaiblissement des partis de gauche, renforcement du régime en place, montée de

l'intégrisme islamiste, les émeutes de la faim en 1984 entre autres) renversèrent la

donne politique instituée dans les années soixante et soixante-dix. Il en résulta deux

manières d'agir des écrivains : ceux qui continuèrent sur la lancée contestataire de

Souffles dont une grande partie des écrivains, et ceux qui, devant le blocage de la

société marocaine, préférèrent se replier sur eux-mêmes en choisissant d'exploiter

leurs ressources duelles pour des problématiques personnelles.

1 - Sur la lancée contestataire de Souffles

La langue de l'écrivain ne lui pose plus problème comme avant, elle se révèle

au contraire un allié certain dans ces moments de doute de toute une société.

L'aiguisage de son interculturalité l'incite à suivre une voie d'objection à des

injustices et des inégalités plus prononcées encore envers les femmes. C'est dans ce

contexte que l'on pourrait citer les écrits de Fatima Mernissi Sexe, Idéologie, Islam.

(1983), ou encore Le Maroc raconté par ses femmes (1989), de Soumeya Naaman-

Guessous avec Au delà de toute pudeur (1989), et de Souad Filal L'incontrôlable

désir (1991). Beaucoup de ces romans écrits par des femmes présentent des récits où

l'être féminin fait son apprentissage de la vie et se rend compte de son handicap face

à l'homme. Généralement on y découvre deux types de femmes, celles qui

continuent à s'accepter en mineure, et celles qui refusent et mènent le combat. Ces

dernières profitaient généralement d'une double culture grâce à la fréquentation de

l'école moderne ou, ce qui est plus significatif encore, à la suite d'une rencontre avec

un étranger dont les comportements suscitèrent l'envie de se comporter et d'être

autrement. Ce clin d'oeil adressé à la culture étrangère est en lui même révélateur de

ce que l'Autre peut représenter dans la construction du moi. Ce moi féminin qui était

jusque là façonné par la culture traditionnelle patriarcale aux desseins de soumission

à l'homme, allait connaître, dans sa nouvelle genèse, l'intrusion de la culture et du

regard étrangers. Se soustraire du pouvoir du père, de l'époux, du frère, devient la

priorité des combats que mènent les personnages féminins dans les romans de Leila

Houari Zeida de nulle part (1985), de Nafissa Sbaï L'Enfant endormi (1987), Bahaa

Trabelsi Une femme tout simplement (1995). Le problème de l'émigration maintes

fois soulevé dans les romans écrits par les écrivains marocains est traité de manière

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différente dans le roman de Zeida de nulle part de Leila Houari60. La femme

émigrée devient étrangère dans son propre pays. Zeida, personnage féminin du

roman en question revient au pays se ressourcer comme ses compatriotes hommes,

mais se trouve confrontée à une réalité amère : elle est étrangère aux yeux des

femmes qui trouvent son comportement déshonorant et indigne d'une femme

marocaine. Obligée d'écourter sa visite, elle assume son identité doublement double

: femme marocaine (origine)/ femme moderne (culture occidentale) et culture et

langue marocaines/ culture et langue françaises. C'est avec ce substrat linguistique et

culturel qu'elle continue à assumer les responsabilités de cette identité métissée.

2 - Vers le post modernisme

Les écrivains tels D. Chraïbi, M. Khair Eddine, A. Laabi et T. Ben Jelloun

continuaient à écrire en se réorientant vers des problématiques beaucoup plus

humaines. L'écriture est devenue un terrain de cohabitation où les genres (contes-

fables-oralité...) façonnent les textes et la langue d'écriture pour les rendre parfois

impénétrables mais aguichants pour le lecteur. D'autres écrivains rejoignent ce

courant d'écriture, parmi eux Abdelkader Serhane61 et Edmond Amrane El Maleh.

Ces deux écrivains aux origines différentes, l'un est arabe marocain, l'autre est juif

marocain, différents par leurs formations et leurs idéologies, le premier docteur deux

fois, en psychologie et en littérature et dont l'opposition farouche au royaume le

poussa à émigrer au Canada, le second, politicien au départ, s'indignant contre la

situation des juifs au Maroc et les blâmant dans le conflit israélo-arabe, différents

également par leur arrivée à l'écriture et par les problématiques développées dans

leurs oeuvres, appartenant enfin à des générations différentes, se rejoignent,

cependant, dans leur appréhension de l'écriture littéraire. La littérature devient un

moyen de dépassement d'une situation d'ébranlement qui secoue l'être. Dans

Messaouda (1983), l'auteur dénonce violemment le régime policier instauré par le

roi. Ce qu'il a peut être hérité de la génération Souffles, c'est son intolérance envers

les injustices et les inégalités et le combat qu'il mène contre elles. Cependant la

dénonciation des archaïsmes, des hypocrisies dont sont victimes les faibles en

général devient un élément du contenu du récit, une thématique mais n'investit pas

60 Leila Houari, Zeida de nulle part, Paris, L'Harmattan, 1985 61 Il est né à Séhou et à poursuivi ses études supérieures en littérature et en psychologie à Toulouse en France. Il était jusqu'à l'an 2000, où il quitta, avec sa famille, le Maroc pour le Canada, professeur à l'université de Kénitra. Il enseigne la littérature en Louisiane aux Etat-Unis. Il a écrit plusieurs ouvrages notamment Messaouda en 1983, Les enfants des rues étroites en 1986, Le Soleil des obscurs en 1992.

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l'écriture. C'est en cela le repli dont nous parlions un peu plus haut, la contestation

est dans le contenu seulement, l'écriture elle, ne se nourrit plus de la contestation

mais des mythes, des contes, des légendes...Certains peuvent y voir un recul de

l'esprit contestataire, d'autres verraient un degré de plénitude atteint par l'écriture.

D'ailleurs la prise en charge, dans ses romans, des histoires qui se superposent par

les personnages eux-mêmes, la présence du discours oral, l'appel aux proverbes, aux

injures, aux sentences religieuses dénotent de l'importance que prend la narration

dans ses récits, une narration dont la construction est quasi linéaire. Toutefois les

romans de Abdelkader Serhane sont un cri d'alarme pour faire ouvrir les yeux sur

une société en perte de valeurs d'équité et de justice. L'écriture "tempérée" révèle

une lucidité et une analyse sereines de la situation.

Ce "marocain écrivant en français comme il aime à le dire"62 peut apparaître

comme l'exemple même de celui qui a choisi la langue qu'il admirait :

"J'ai toujours été plus à l'aise avec la langue française peut-être parce qu'à

l'école que je fréquentais, enfant à Azrou, les institutrices qui nous apprenaient

le français étaient plus gentilles avec nous que les instituteurs marocains,

souvent d'anciens maîtres coraniques à la discipline stricte"63

Cependant son choix n'était pas uniquement lié à son enfance ou à un

quelconque sentiment, puisqu'il ajoute un peu plus loin "Ecrire au Maroc est pour

moi un acte politique". Nous ajouterons pour notre part, qu'écrire, en plus, en

français est très significatif d'un esprit qui cherche une autonomie vis à vis de la

société même et ses tabous où une certaine "pudeur" exige de taire parfois les

injustices mêmes. La langue devient un moyen de se libérer, de ne pas se sentir

obligé de respecter ses "lois". Le rôle que peut jouer la langue dans ce cas ne se

résumerait pas à servir la communication, il la dépasse pour "travestir" les

mécanismes de réflexion et d'action de l'écrivain qui se tient désormais dans une

position de recul lui permettant un détachement et une lucidité que le sentiment

d'appartenance à cette communauté, son attachement à sa culture, à son sort,

nourrissent et poussent à s'exprimer en son nom et au nom de ceux qui ne peuvent

s'exprimer. Dans son roman Le Soleil des obscurs, le héros se révolte contre les

hypocrisies que même sa mère condense dans son discours :

"Au village les gens avaient commencé par confondre argent et honneur.

C'était le début d'une mystérieuse transition. Le noir allait prendre la place du

blanc, la justice allait se vendre et s'acheter sur la place publique. Le vol, le

62 Article paru dans la revue Zellige n° 6 (novembre 1997) sous le titre Homme de Lettres, hommes de tête, site de l'ambassade de France au Maroc

63 Idem.

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viol, la corruption, l'opportunisme, l'abus, devenaient des valeurs sûrs en ce XX

siècle terrifiant"64

Edmond Amrane El Maleh,65quant à lui, a hérité, de ses prédécesseurs de

Souffles, le dispositif narratif. Le lecteur découvre dès le départ des personnages

dans une quête identitaire double. Ils le mettent dans une situation étrange dont il

n'arrive pas à suivre la profondeur si au départ il ignore la prise de position de

l'auteur lors de la guerre israélo-arabe. Il a en effet dénoncé l'attitude d'Israël et ses

agressions en Palestine. Dans Parcours immobile, la force du texte permet la

renaissance de personnages qui tentaient d'oublier ou d'occulter une histoire devenue

trop lourde à supporter. La vie du personnage principal Josua évoque sur plusieurs

points (famille, amours notamment) celle de l'auteur. Le travail de la mémoire

conçoit la vie personnelle de l'auteur à travers ses personnages. Comme beaucoup

d'écrivains marocains la relation entre l'auteur, le narrateur et le personnage est

étroite jusqu'à parler d'autobiographie. Mais en plus E. El Maleh, dispose d'une

habileté à intervertir les points de vue et les interférences linguistiques dans sa

langue d'écriture. L'apport de l'arabe et de la langue sépharade font de ses romans un

lieu d'échange et de clins d'oeil où le lecteur ressent au delà de la déchirure dont

parlent certains spécialistes66, une grande complicité des trois cultures qui

nourrissent son écriture jusqu'à arriver à occulter une "incohérence stylistique". Mais

cela permet surtout une liberté du mouvement de la parole accentuée par les

variations du rythme et les intonations de l'association plurielles des images

provenant des trois sources. Dans un souci d'imprégnation de son écriture par les

apports des trois cultures, E. El-Maleh brouille la phrase et la logique de la

narration. Le métissage prend, dans son écriture, une dimension complète: langues,

cultures, Histoires. Cependant l'écriture du réel est quasi présente dans ses oeuvres à

l'image de toute la production littéraire des années 2000. Les traits postmodernes

que révèle le roman marocain aujourd'hui sont en relation avec un retour au sujet.

Cela se singularise par la mise en oeuvre de dispositifs hétérogènes de métissage, du

recours au pastiche et à l'écriture du langage naturel et son analyse pour détourner du

récit et focaliser sur le discours. C'est exactement ce qui pourrait s'appliquer à

64 A. Serhane, Le Soleil des obscurs, éditions Seuil, Paris 1992, p. 55. 65 E. A. E. Maleh est né à Safi en 1917 dans une famille juive d'Essaouira. Membre du Pari communiste clandestin, il s'exila du Maroc en 1965 pour fuir la dictature de Hassane II.pour devenir professeur de philosophie à Paris. Il ne commença à écrire qu'à l'âge de 63 ans. Il écrit notamment Parcours immobile en 1980, Aïlen ou la nuit du récit en 1983, Mille ans et un jour en 1986, Le retour d'Abou El Haki en 1991. En 1966, il a reçu le Grand Prix du Maroc pour l'ensemble de son oeuvre.

66 Abdellah Mdarhri-Alaoui, La littérature marocaine de langur française, article consulté sur le site http://www. Limag htm

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l'écriture de Tahar Ben Jelloun dont nous avons choisi d'étudier L'Enfant de Sable

édité en 1985. La diversité des sources desquelles s'alimente la culture marocaine, la

présence, à côté du présent, d'un passé comme référence d'authenticité surtout dans

des moments de doute, et d'un futur vers lequel on ne cesse de lorgner mais qui

inquiète par son éloignement et la difficulté de son appréhension, fait de l'identité

marocaine un ensemble d'éléments qui dans leur interaction, s'homogénéisent.

L'écriture de T. Ben Jelloun révèle à quel point la présence du conte, de la légende,

du mythe et de l'oralité se valorise et arrive à une homogénéité frappante d'autant

plus que la langue française devient le support au sein duquel les heurts d'éléments

différents engendrent une luminosité aux couleurs aveuglantes.

V – Tahar Ben Jelloun,67emblème du métissage et porte parole des insoumis

Il est l'un des écrivains marocains dont l'écriture a réussi à métisser le mieux

les structures de la narration orale et les formes du récit écrit, dans des textes où les

différents genres (mythe, conte, légende, fable) s'entremêlent à travers diverses

67 T. Ben Jelloun est né à Fès, le 1er décembre 1944. A six ans, il entre à l'école primaire franco-marocaine après être passé par l'école coranique. En 1955, ses parents déménagent à Tanger où il passa sa vie d'adolescent. En 1956, il rejoint le lycée Regnault où l'enseignement est dispensé en français et en 1963 il décroche son baccalauréat. Il s'installa à Rabat pour y poursuivre des études de philosophie. En 1965, il participa aux manifestations que les étudiants et les lycéens marocains déclenchèrent. Il fut touché par la violence de la répression qui marqua, plus tard, plusieurs de ses écrits. Une année après, il est envoyé dans un camp disciplinaire de l'armée où il passa deux longues années pendant lesquelles il découvrit le vrai visage du régime royal. En 1968, il rejoint son premier poste d'enseignant de philosophie au lycée Charif Idrissi à Tétouan. Obligé de quitter l'enseignement après l'arabisation de l'enseignement de la philosophie, il s'installa en 1971 à Paris où il commença par collaborer avec Le Monde

En 1973, il publia son premier roman Harrouda. D'autres romans suivirent, La plus haute des solitudes, La réclusion solitaire suivis d'autres dont en 1978 Moha le fou Moha le sage et en 1985 L'Enfant de Sable, objet de notre étude. En 1987, il publia La Nuit sacrée, roman qui lui valu le Prix Goncourt. T. Ben Jelloun continue à écrire et son dernier roman Partir fut publié en 2006. Ses écrits (romans et poèmes furent traduits en plusieurs langues).

A côté de ses activités d'écriture qui sont diversifiées (roman, poésie, essai, nouvelles, co-auteur de livres de photos, collaboration dans des journaux italiens notamment), l'auteur est devenu célèbre grâce à une surmédiatisation qui lui permit de s'exprimer sur des plateaux de télévisions françaises notamment sur divers problèmes liés à l'émigration des maghrébins en France, la place de femme dans le monde arabo-musulman, le problème israélo-arabe, la guerre du Golfe, les régimes arabes...En 2006, il a obtenu Le Prix de la Paix de l'association des Nations unies en Espagne pour son engagement pour le dialogue entre les cultures. (Résumé réalisé à partir de sources diverses dont le Site de l'auteur lui-même)

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formes qui arrivent à tisser une prose "poétisée" dans des "romans". L'écriture de

Ben Jelloun intègre plusieurs cultures qui forment l'assise même de la culture

marocaine moderne. Ses appels au passé dans des moments de perplexité, son

interrogation d'un présent qu'il ne conçoit qu'à travers un échange continu entre

Orient et Occident, sa configuration d'un futur où la place de la culture métissée,

ouverte sur toutes les autres, reste la meilleure voie à une entente entre les

civilisations, demeurent les signes les plus apparents dans les discours que dévoile

son écriture. Sa carrière d'écrivain débuta en 1968 avec la publication dans la revue

Souffles, de son premier poème L'Aube des dalles, suivi deux années plus tard d'un

recueil sous le titre d’Hommes sous linceul de silence, publié dans les éditions

Atalantes.

1 - Des assises culturelles variées

Un lecteur habitué aux récits linéaires, aux traitements sobres se trouve de

prime abord en difficulté devant une écriture doublement déstabilisatrice. D’un côté,

il se trouve confronté à une écriture discontinue où le discours submerge le récit, de

l’autre, suivre le récit véhiculé par cette écriture en apparence incohérente, devient

presque impossible. En effet, dès les premiers romans, et plus particulièrement

Harrouda (1973) et Moha le fou (1978), le lecteur non averti est stupéfait par des

fragments de récits qui s'enchevêtrent, mêlés aux divers commentaires

philosophiques, idéologiques, esthétiques du narrateur, déstabilisé par le côté

érotique du texte grâce à une mise en spectacle du corps féminin étrangère à la

littérature du Maroc, mais aussi à cause des difficultés d'une écriture complexe qui

brouille l'interprétation. Selon le professeur Abdellah Mdarhri Alaoui, l'histoire

dans Harrouda particulièrement se résume à un ensemble de parcelles de plus en

plus infimes ou des retours aussi inopinés que disproportionnés des péripéties

obéissant à des perspectives multiples (réel/imaginaire, réflexion:délire,

souvenir:actualité, points de vue exclusif/pluriel)68. Dans Harrouda, le narrateur, un

enfant, raconte ses souvenirs sur une femme dont les agissements lui paraissaient

incohérents et selon un discours poétique et enchanté parce qu'il venait de prendre la

parole. Mais alors comment expliquer l'engouement des lecteurs pour ses romans

s'ils étaient aussi déstabilisants ? Tahar Ben Jelloun le répète souvent à propos de

son ami Jean Genet : "Il m'a donné un seul conseil, en écrivant pense au lecteur, sois

simple. Il m'a appris que la simplicité était le signe de la maturité". Cette simplicité

68 Abdellah Madahri Alaoui, Aspects esthétiques du roman marocain d'expression française, article publié sur le site de Littérature marocaine de langue française.

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est due au génie de l'écrivain et au fait qu'il réussit à préparer et à atténuer les

violences engendrées par les oppositions des situations, ainsi les propos durs de la

mère envers Harrouda sont précédés par des termes élogieux à son propos "oiseau,

sein, femme, sirène", Harrouda va au delà de l'image classique de la femme y

compris de la mère qui ne voit en elle qu'une prostituée. Cette transcendance est

aussi valable pour Tanger qui, en plus de posséder les atouts de Fès, la dépasse et

répond aux aspirations les plus fous et les plus légitimes. Ces perpétuels

mouvements de la mère vers Harrouda, et de Fès vers Tanger créent un espace où le

lecteur laisse vagabonder son imagination et donne libre cours à ses fantasmes.

Voilà une des raisons majeures qui fait de ses romans des textes à la portée de tous

les publics.

Avec La Prière de l'absent en 1981, c'est toujours l'enfant qui mènera le

lecteur et c'est à travers son regard que se fait la lecture des événements. A partir du

cimetière (lieu de recueillement et de rappel à l'ordre chez les musulmans) Bab

Ftouh (porte de toutes les issues) de Fès, un enfant se dirige vers le sud et traverse le

pays. La mort ou l'au delà devient un point de départ à la recherche d'une identité

ternie par des siècles de décadence et le sud, un lieu de pèlerinage, de pureté et de

sagesse. Durant son voyage il rencontre différents types de personnages qui

racontent des récits où se mêle le merveilleux au réalisme. Charles Bonn parle de

récits fantastiques69 puis en 1985 avec L'Enfant de sable, Ben Jelloun revient à une

écriture où le schéma traditionnel du roman revient en partie car les contes, légendes

et mythes continuent à le côtoyer et à le destabliser.

2 - Maturité de l’écriture et déplacement du centre d’intérêt

Les personnages principaux des romans écrits au début de sa carrière ont

laissé place, dans les dernières oeuvres à d'autres, ceux de la nouvelle génération aux

soucis et aux aspirations différents. Ils ont suivi les changements que la société a

connus. Harrouda, Moha, Ahmed-Zahra, marginalisés par les moeurs sociales, par la

morale, par la religion par la culture populaire dominante, ont laissé place à Azel,

Kenza, Malika (Partir 2006) approuvés dans leur détresse, par la majeure partie de

la population, pour qui, leurs gestes ne sont plus blâmables mais légitimes devant

l'absence de perspectives dans le pays. Le personnage principal autrefois, montré du

doigt par la société même, laisse place à un autre que l'on admire et que l'on

69 Charles Bonn, Littérature francophone, Le roman, Op cit page 3, p. 219.

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soutient. La bête du cirque (Harrouda, Moha, Ahmed-Zahra) s'est vue remplacée par

un héros dont les droits sont bafoués par le pouvoir politique uniquement.

En 2001, il a fait paraître Cette Aveuglante Absence de Lumière70, un roman dans

lequel l'écriture inspecte les profondeurs d'une prison militaire marocaine et d'un être

humain poussé au bout de ses capacités pour pouvoir survivre et garder son

humanité. Ne pas perdre la raison, devient pour lui une épreuve de tout instant dans

une cellule souterraine où il ne pouvait ni se tenir debout, ni s'allonger. Le narrateur,

ancien militaire ayant participé à une tentative de déstabilisation du régime, s'est vu

enfoncé dans les tréfonds de la terre pendant dix-huit années, un véritable

enterrement d'un être vivant. Les artifices jusque là, abondamment utilisés par

l'auteur dans les décors, les lumières, ont laissé place à une écriture plus sobre, plus

fouillée, une écriture qui rend compte de la gravité du thème traité et de l'audace

montrée pour la première fois par l'auteur jusque là frileux quant aux sujets

dénonçant ouvertement le régime politique de son pays. Pour ce roman, il s'est vu

attribué le Prix Impac en 2004

En publiant Le Dernier ami (2004), Ben Jelloun continue dans la voie tracée dans le

roman précédent, le récit est douloureux et l'écriture, acerbe. Même si les

personnages finissent par se quitter, leur tendresse place cette œuvre dans le sillage

de l'écriture de Ben Jelloun.

Deux jeunes, Ali et Mamed, issus de la classe moyenne de Tanger, font leurs études,

grandissent ensemble, découvrent la vie de jeunes hommes ensemble. Ils sont

détenus dans une prison militaire comme beaucoup d'étudiants ayant participé à des

manifestations, puis Ali devient professeur de philosophie et Mamed, médecin à

Stockholm. Leur amitié rendait leurs femmes jalouses. Atteint d'un cancer Mamed

rentre au Maroc pour mourir et rompt avec son ami. Cette rupture tourmente Ali qui

ne la comprit jamais.

Pour ceux qui connaissent la vie de l'auteur, ce récit ressemble en plusieurs

points à une amitié qui l'avait lié à son ami italien Egi Voletranni, un traducteur qui

avait piraté une de ses œuvres et causé une rupture douloureuse à l'écrivain.

Ben Jelloun, avec Partir (2006), a voulu placer la littérature dans la voie d'une

contestation subtile où le lecteur n'arrive pas à situer les responsabilités. Plusieurs

discours sont convoqués pour arriver à juguler ce phénomène, le politique, le

religieux, le moral et autres, diverses tentatives pour dissuader ces jeunes sont mises

en action, mais elles s'avèrent toutes inefficientes. Le vrai problème ne réside pas

dans la surveillance des frontières mais dans la justice sociale et l'émancipation des

70 Tahar Ben Jelloun, Cette Aveuglante Absence de Lumière, Seuil, Paris, 2001.

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populations par un système éducatif moderne, nous laisse entrevoir Ben Jelloun. La

fuite, du pays devenu trop étouffant pour une jeunesse en mal de vivre dignement

devient une urgence et une raison de vivre, la seule raison de vivre :

"Partir, quitter cette terre qui ne veut plus de ses enfants. Prêt à vivre libre, à

être utile, à entreprendre des choses qui feront de moi un homme debout, un

homme qui n'a plus peur, qui n'attend pas que sa soeur lui file quelques billets

pour sortir, acheter des cigarettes..."71

La fuite prend une autre forme, elle se matérialise à travers le rêve éveillé.

Fuir cette réalité simplement en s'attablant sur une terrasse d'un café du port de

Tanger, le plus près possible de la rive nord où ils imaginent une vie dorée s'ils

arrivent à traverser :

"Azel, pendant ce temps, s'évadait en pensée. Il était maintenant installé à la

terrasse d'un des grands cafés de la Plazza Mayor à Madrid. Il faisait beau, les

gens étaient souriants"72.

Une autre forme de fuite, par l'abandon du corps et de l'esprit au Kif qui devient un

véritable soutien dans des situations insupportables, se dessine :

"Ces jeunes perdus depuis longtemps dans les limbes du haschisch" qui devient

"La portion qui ouvre les portes de voyage"73

Quand à l'alcool, il transforme l'individu et lui permet des défoulements impossibles

en état de sobriété:

"De temps en temps après avoir bu quelques bières, il se défoulait en l'insultant

et en le traitant de tous les noms. Au fond de lui-même il était fier,il avait le

courage de s'attaquer à un monstre, (...) Personne n'avait osé jusqu'à présent le

défier et lui dire en face ce que tout le monde pensait"74.

Enfin la fuite par la religion devient un autre moyen de consolation et de

dépassement par la foi en l'avènement d'une ère islamique qui ouvrirait les portes du

paradis terrestre et de celui des cieux :

"Certains camarades calmaient leur désespoir en se donnant à la religion." 75

71 Tahar Ben Jelloun, Partir, éditions Gallimard, Paris, 2006, pp. 23-73

72 Idem, p. 25 73 Idem, p. 11 74 Idem, pp. 21-45 75 Idem p.23

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Même si l'écriture garde ses structures et ses formes, même si elle fait toujours appel

aux contes, légendes et mythes, car Ben Jelloun continue à faire rêver, elle appelle,

néanmoins, les consciences et ouvrent les yeux sur les vrais drames de la société, des

drames dont il voudrait l'universalisation. Son écriture devient une mise en

perspective, une extirpation du néant ou de l'ombre de problèmes qui, au départ,

locaux ou régionaux, sont légués à l'universel qui les adopte grâce à une grande

charge humaine et grâce à une forme de narration jamais uniforme.

3 - L'enfant de sable : l'euphorie d'Ahmed, la déchéance de Zahra

Résumé du récit

Un homme aux rides devenues aussi profondes que des cicatrices, est allongé

dans sa chambre où il s'est enfermé depuis longtemps. Il ne veut voir personne. Son

seul contact reste Malika la bonne qui lui apporte nourriture et boissons. Il n'avait

aucun lien avec sa famille. Son corps tombait en déchéance et il n'attendait plus que

la mort qui lui rendait visite chaque soir. Mais qui était cet homme ? s'exclame

subitement le conteur qui affirme détenir le livre confié par le personnage avant sa

mort. Ce livre, ajoute t-il, s'est incarné en moi. Un jeudi matin est né Ahmed

mettant fin à une malédiction qui frappait la famille composée de sept filles.

"Il avait consulté des médecins, des Fqihs, des charlatans, des guérisseurs de

toutes les régions du pays. Il avait même emmené sa femme séjourner dans un

marabout, durant sept jours et sept nuits, se nourrissant de pain sec et d’eau.

Elle s’était aspergée d’urine de chamelle, puis elle avait jeté les cendres de dix-

sept encens dans la mer. Elle avait porté des amulettes et des écritures ayant

séjourné à la Mecque. Elle avait avalé des herbes rares importées d’Inde et du

Yémen. Elle avait bu un liquide saumâtre et très amer préparé par une vieille

sorcière. Elle eut de la fièvre et des nausées insupportables, des maux de

tête…Il l’avait frappée un jour parce qu’elle avait refusé l’épreuve de la

dernière chance : laisser la main du mort passer le haut de son ventre nu et s’en

servir comme une cuiller pour manger du couscous. Elle avait fini par

accepter". pp.18-19.

Malgré toutes ses souffrances imposées à sa femme, Hadj Ahmed n’eut que

des filles, sept au total; lui qui espérait la naissance d’un garçon qui lui rendrait sa

fierté d’homme. Alors il prit les choses en mains et décide, par sa seule volonté, qu’à

la huitième naissance, sa femme lui donnera un garçon. Le jour de la naissance

d’une fille malgré tout, il décréta la naissance d’un garçon qu’il nomma Ahmed, lors

d’une fête où un veau fut égorgé et dont les festivités durèrent sept jours et sept

nuits.

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La vie de l’enfant est d’abord minutieusement organisée par le père qui allant dans

sa logique des choses jusqu’à célébrer un simulacre de circoncision. Ahmed se

complait dans cette situation qui lui apporte avantages et respects de la part de tous.

Il se plaisait, dans un premier temps, à entretenir l’illusion de cette identité, avant de

décider de parachever l’œuvre du père, avec des déterminations plus radicales, ainsi

que le révèle l’un des narrateurs :

« La porte du samedi se ferme sur un grand silence. Avec soulagement Ahmed

sortit par cette porte. Il comprit que sa vie tenait à présent au maintien de

l’apparence. Il n’est plus la volonté du père. Il va devenir sa propre volonté ».

p.48.

Cette décision se concrétise par une quadruple résolution, travestir sa voix,

laisser pousser la moustache, s’habiller en costume, cravate et, enfin, et...demander

sa cousine handicapée, Fatima, en mariage. Cependant, contrairement à ses

prévisions, celle-ci se révèle avertie de la simulation.

Ahmed a compris qu’il est une œuvre et un masque à entretenir sans relâche. Ses

efforts (pseudo-mariage, travestissement de la voix) sont des subtilités qui

s’inscrivent dans la perspective de ce désir de perfection. Il essaye par tous les

moyens de conférer une certaine légitimité à son image, de sauver les apparences à

travers des stratagèmes susceptibles d’authentifier l’image intérieure et extérieure de

son corps. C’est le corps d’un homme que la société perçoit, et par conséquent, respecte. Au nom de cette vérité empirique, Ahmed va jouir des avantages sociaux

reliés à son identité masculine. C’est une existence faussement privilégiée qu’il

mènera, par ailleurs, sous l’emprise d’une violence systémique que justifie son statut

de mâle exerçant son autorité et se prévalant de l'infériorité de la femme, comme en

témoignent les propos qu’il adresse à ses sœurs, après la mort de son père :

"Vous me devez obéissance et respect. " p. 65.

Son image extérieure commence à être difficile à assumer :

« Suis-je un être ou une image, un corps ou une autorité, une pierre dans un

jardin fané ou un arbre rigide ? Dis-moi, qui suis-je ?", demanda t-il à son père

avant la mort de ce dernier. "Qui suis-je ? Et qui est l’autre ? » p. 55.

La réponse à cette question est fort problématique. La confusion qui transparaît de

ces questions met en évidence un trouble de la personnalité qui fait d’Ahmed un

personnage au statut intermédiaire, un homme de l’entre-deux. Cet écartèlement sera

source d’un désarroi existentiel qu’Ahmed va endurer dans le sentiment radical

d’une division qui se fait à l’intérieur de notre personnage.

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Après la mort du père et de l’épouse, Ahmed tombe dans la déchéance la

plus totale, il s’enferme et ne communique plus. Il n’acceptait de voir que la vieille

bonne Lalla Malika qui de temps en temps, venait lui rapporter quelque chose à

manger ou à boire ou lui changer les draps. La maison qui désormais lui

appartenait après la mort de la mère, le mariage et le départ des sœurs, affolées par

la situation dans laquelle se trouvait leur frère, tombait en ruine. Elle représentait le

lieu de son exil après avoir été celui de son aliénation dans l’euphorie.

Il prend conscience de ce sentiment d’exil inspiré par la demeure paternelle à

l’intérieur de laquelle tout projet futur semble voué à l’échec. Il ne peut plus sortir

de la chambre de peur de voir le reste de la maison paternelle. S’il veut modifier les

paramètres de sa vie, liquider toutes les traces du passé, il doit chercher un autre lieu

qui lui inspire la promesse d’une nouvelle genèse pour pouvoir se redécouvrir.

"J’ai vidé mon corps et j’ai incendié ma mémoire". p.159.

Après la disparition du conteur principal qui se disait investi de l’histoire,

"mort de tristesse", plusieurs versions sont avancées par les différents conteurs qui

prétendent posséder le livre où l’histoire est consignée. Ils sont au nombre de

quatre : Salem, Amar, Fatouma et le troubadour aveugle. Tous prétendent être

témoins de l'histoire. En effet, chaque conteur s'installe sur la place Jamâa-El-Fnâ

pour rendre public le secret dont il est investi. Il tente d'émerveiller la foule par

l'histoire insolite qu'il est seul à détenir et qu’il ne peut transmettre que par la

médiation de son propre corps.

Mais quel que soit le narrateur, le devenir de l'homme-femme débouche toujours sur

une voie sans issu.

Ahmed sort de chez lui, abandonnant tout pour se livrer à un "rituel" où il

essaye d’effacer les marques de sa "masculanité" de sa "virilité et où il s’abandonne

à un brin de coquetterie. Son besoin, de trouver l’harmonie qu’il n’a jamais connue,

de restaurer le corps féminin dans sa vérité, le pousse à travers les ruelles de la ville.

Il se fait appeler Zahra et côtoie les femmes dans une sorte de foire ou de cirque

tenu par une certaine Oum Abbas.

Ce sont la les indices qui révèlent la naissance d’une nouvelle personnalité

en voie de s’assumer en tant que femme à part entière. Sur le chemin de ce

processus de transformation, Ahmed se débarrasse de ses masques. Mais, non

préparée à la vie de femmes, et dépouillée de ses " masques protecteurs", Zahra

court à sa perte. Son immersion dans le monde du cirque lui sera finalement fatale.

Elle l’apprendra à ses dépens en se faisant violer à mort par le fils d’Oum Abbas

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"Elle n’avait plus de masque pour se protéger. Elle était livrée à la brutalité,

sans défense", dira l’un des narrateurs. p.14.

Mais l’erreur de son existence est «réparée» par son départ vers cet autre exil

qu’est la mort, et qui le réconcilie finalement avec lui-même, comme en témoignent

ces propos de l’un des narrateurs:

« Sa mort sera à la hauteur du sublime que fut sa vie, avec cette différence qu’il

aura brûlé ses masques, qu’il sera nu, absolument nu, sans linceul […] dans la

vérité qui fut pour lui un fardeau perpétuel ». p. 11.

4 - Synthèse

1- Les actions : deux histoires se construisent et se superposent dans L’enfant de

Sable.

a- La première, la plus importante, est celle d’Ahmed-Zahra, personnage

masculin/féminin" fabriqué" par son père Hadj Ahmed. Cette histoire est

l’objet d’intervention de près de sept conteurs qui défilent les uns après les

autres affirmant tour à tour détenir la pure vérité. L’histoire d’Ahmed-Zahra,

personnage principal, dont les péripéties ouvrent et closent le livre.

b- La seconde est celle du conteur principal qui disparaît avant la fin du récit et

laisse ainsi la voie libre à d’autres personnes qui s’adjugent le titre de conteur

et essayent laborieusement d’ouvrir d’autres issues à l’histoire d’Ahmed-

Zahra.

2 - Les deux histoires se rencontrent dans la mesure où le conteur ne fait pas que

raconter les différents épisodes de la vie de son héros, mais il s'ingère, commente,

donne son point de vue, il raconte également sa propre vie, ses difficultés, les

obstacles auxquels il est confronté pour garder en l’état le livre d’où il tient cette

histoire.

Puisque notre objet d’analyse est d’abord la vie du personnage principal,

nous proposons le schéma quinaire suivant :

Dans la famille de Hadj Ahmed, la succession des naissances de filles, sept au total,

désempare le père qui vit cela comme une malédiction et une catastrophe qu’il ne

peut accepter. La tension est à son comble.

Le père décide que la huitième naissance donnera lieu à un garçon quoi qu’il arrive.

Une huitième fille naît et effectivement le père tient sa promesse. Il lui donne le nom

d’Ahmed, l’élève en garçon. L’enfant joue le jeu de son père et "jeune homme" va

jusqu’à se marier avec sa cousine Fatima.

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La cousine meurt aussitôt après, Ahmed tombe dans une déchéance totale. Entre lui

et son corps, il y a rupture. Il s’enferme dans sa chambre, ne communique avec

personne et frise l’état de folie.

Il décide enfin de laisser sa nature s’exprimer, et redevient femme.

Etat final : Il s’approprie son corps mais des séquelles du passé restent présentes et

difficiles à effacer tant sur les plans physique que mental.

Ce modèle schématise à l’extrême les actions relevant de la vie du personnage

principal dans l’Enfant de Sable.

Au Maroc, où la culture arabo-berbère est consacrée depuis fort longtemps, il

paraissait difficile de concevoir que la langue française allait devenir une langue de

littérature, une fois l'indépendance retrouvée. Cependant l'histoire montre que, de

tout temps, le Maroc était un espace de rencontres, d'échanges, de mélanges de tous

genres, il était impensable qu'après près d'un siècle de présence française, les

Marocains n'auraient pas su intégrer cette culture et cette langue. Le métissage,

toujours présent dans les écrits en français malgré son absence du discours officiel, a

souvent changé de forme.

Il y eut d'abord une période pendant laquelle le souci majeur fut de prendre la

parole et de rétablir un droit longtemps usurpé. Cette période, illustrée par La boîte à

merveilles d’Ahmed Sefroui, donnait une image assez nette des nouvelles valeurs

culturelles marocaines sans jamais nier les acquis de la culture française.

L'introduction des structures du conte et de certaines formes de l'oralité a suffi à

remodeler l'image et présenter une autre, différente de celle véhiculée par la

littérature coloniale. Une nouvelle génération d'écrivains, à l'image de Driss Chraïbi,

alla plus loin dans le processus de métissage en remettant en cause les structures qui

figeaient la société et l'empêchaient d'évoluer vers un processus qui la mènerait vers

la modernité. Le métissage des deux cultures suscita une révolte qui déboucha sur

une écriture nouvelle par la forme et le contenu. Grâce aux apports des deux

langues, les contours d'une littérature différente se dessinèrent. Après

l'indépendance, le problème de la langue devenu sujet de discorde, des écrivains,

dont les fondateurs de la revue Souffles, estimèrent que la langue n'était pas la

priorité et que le plus important était la qualité des écrits et leur représentativité de la

société et de ses attentes. Avec des écrivains comme Khair Eddine et Khatibi,

l'écriture métissée prit des proportions autres, grâce notamment à l'introduction de

nouveaux schémas narratifs et de l'apport de la biculturalité qui caractérisèrent leurs

romans.

L'unanimité fut faite autour de la représentativité de cette langue d'écriture

des marocains après les différents succès remportés par des écrivains comme Tahar

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Ben Jelloun qui a su donner une image des capacités que le métissage pouvait faire

exploser chez les créateurs. Avec Harrouda, Moha le fou Moha le sage, mais surtout

L'Enfant de sable et La Nuit sacrée, Ben Jelloun montra toute la plénitude de son

talent d'écriture métissée.

Avec l'avènement du récit post moderne, la langue française n'était plus

sujette à débat. L'interculturalité est consacrée dans les écrits de A. Serhane et de A.

E. Maleh. La contestation qui caractérisa les générations précédentes laissa place à

un travail sur l'écriture et à un discours sur le métissage des genres, des formes et

des imaginaires. L'universel, autant que le local, devient une source d'inspiration.

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Chapitre 2 – Patrick Chamoiseau, auteur antillais

Introduction

Le second auteur de notre corpus est l’écrivain martiniquais, Patrick

Chamoiseau pour lequel nous avons choisi, comme œuvre à analyser, Solibo

Magnifique éditée en 1988 chez Gallimard76.

Né en 1953 en Martinique, Patrick Chamoiseau commence sa carrière

littéraire dans les Caraïbes avec la bande dessinée et le théâtre.77 Il est le point vers

lequel nous nous dirigeons dans ce rappel synthétique des mouvements de cet

ensemble littéraire antillais. Nous ne le prenons en considération qu’à partir du XXe

car auparavant il est peu représentatif d’un véritable éveil de l’écriture des Antillais

eux-mêmes et plus le fait de Békés ou de mulâtres.

Dans une première partie, nous évoquerons des antériorités, celle de la

littérature aux Antilles françaises et celle des Etats-Unis où sont nées les premières

revendications importantes d’une reconnaissance, avec des intellectuels pionniers et

le mouvement de la Négro-renaissance de Harlem.

Dans une seconde partie, nous rappellerons les acteurs, le moment socio-

historique et les grandes revendications du célèbre mouvement de la Négritude avec

Léopold Sedar Senghor, Aimé Cesaire et Léon-Gontran Damas, mouvement fort

étudié mais que nous ne pouvons passer sous silence étant donné l’appréciation que

porteront sur lui les intellectuels de la créolité, eux aussi au nombre de trois : Patrick

Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabe.

Dans une troisième partie, nous nous intéresserons à l’Antillanité, maillon

entre négritude et créolité à la fois avec l’apport d’un Frantz Fanon, prenant ses

distances avec la Négritude dans Peau noire, masques blancs pour parler d’humanité

et plus seulement de race et aussi avec l’apport d’Edouard Glissant qui, héritier de

76 Nous travaillerons sur l’édition en Folio chez le même éditeur. 77 Il réalise deux bandes dessinées, l’une en collaboration avec Tony Delsham : Monsieur Coutcha et l’autre, Les Antilles sous Bonaparte en 1981, en collaboration avec Georges Puisy. La même année, il réalise également une pièce de théâtre Manman Dlo contre la Fée Carabosse.

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celui-ci mais n’ayant pas connu le même purgatoire dans les lectures, a largement

« diffusé », même s‘il s’en défend une certaine conception de l’Antillanité. Il sera

alors temps dans notre quatrième et dernière partie d’aborder le mouvement de la

créolité et la place qu’occupe l’écrivain de notre corpus. Nous pourrons alors

pleinement justifier notre choix et présenter l’œuvre romanesque, objet de notre

comparaison avec le roman marocain et le roman canadien.

I – Antériorité

Le choix de ne prendre en considération que la littérature produite à partir

du XXe siècle, nous a été dicté par le fait que des spécialistes78La Vierge cubaine

(1897) et Le Triomphe d’Eglantine (1899) parlent, avant cette date, d’une littérature

d’où l’homme noir est absent. L’exemple des deux romans du Martiniquais de Saint-

Pierre, René Bonneville - est significatif de cette affirmation. Ils ont tous deux pour

sous-titres Mœurs créoles. Il s’agissait de donner vie à une société créole et l’auteur

prend parti pour les mulâtres victimes de l’ostracisme des Blancs de Saint-Pierre.

L’origine de la majeure partie de la population qui forme cette société, devenue

créole par le brassage des races, est ignorée. Les Noirs sont totalement absents de

ces romans. Par contre, dans la littérature du XXe siècle, les auteurs revendiquent

leurs sources africaines en même temps que leurs particularités culturelles étant

donné les trois siècles d’histoire séparée. Aimé Cesaire, l’antillais et Léopold Sedar

Senghor, l’africain, montrent, à travers le mouvement de la Négritude, que le sort

des deux entités est lié au moins sur le plan culturel.

1 - Avant le XXème siècle

Ainsi, avant le XXe siècle, sur le plan purement littéraire, on identifiait déjà,

dans les Antilles, une force d’opposition dont l’aspect et la finalité conservatiste,

étaient apparents. Ils s’appuyaient sur le profond ancrage des modèles sociaux et

littéraires français. Comme l’écrit Kestellot79, "Il y avait aux Antilles depuis cent ans

une littérature produite par les autochtones sur le modèle exclusif de la littérature

78 Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme, dans Littérature francophone (1 : Le roman), Hatier-Aupelf-Uref- 1987 p. 112 79 Kestellot L., Anthologie négro-africaine – Histoire et textes – de 1918 à nos jours, Nouvelle édition, Vanves, EDICEF, 1992.

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française". Cette analyse fut ensuite confirmée par Chevrier80 : " A la Martinique

comme à Haïti tout se passe comme si les seuls modèles littéraires dignes d’intérêt

devaient se recruter dans les rangs décadents des romantiques, des symbolistes et

des parnassiens français. Par conformisme social (...)". Cette dépendance littéraire

que Jacques Chevrier qualifie de "servilisme littéraire"81, représentée par des auteurs

tels que Gilbert de Chambertrand, John-Antoine Nau, qualifiés de "poètes de la

décalcomanie" par L. G. Damas, "Littérature de hamac. Littérature de sucre et de

vanille" par Suzanne Cesaire (1941), citée par Chevrier82, allait constituer une force

de conservation soutenue par la bourgeoisie de couleur. Toutefois, des intellectuels,

tournés vers l'avenir, insufflèrent l'idée que la littérature antillaise devait se

singulariser de la littérature française. Car ainsi que l’écrit Nicholls83, "Les

intellectuels haïtiens admettaient pour la plupart que la littérature de leur pays ne

pouvait pas être envisagée comme une simple parcelle de la tradition française".

Les grandes figures des mouvements noirs que nous allons évoquer, Négro-

Renaissance, Indigénistes, Noiristes, se retrouveront pour des raisons diverses en

France, dans les années 30. Là, ils se rencontrent et collaborent pour mettre en place

une stratégie pour la défense de la cause noire qui trouvera également des échos

dans des pays comme le Brésil et Cuba.

Nous verrons comment ces mouvements furent souvent des facteurs déterminants

dans la réussite de cette stratégie. Bernard Zongo parle de Négritude avant la lettre,

puisque la naissance du terme est datée de 1931 sous la plume d’Aimé Césaire84. Et

d'ajouter que la lutte des Négro-Américains peut s’appréhender en deux scansions

historiques majeures marquées par le travail de propagande de poètes ou de

musiciens tels W.E.B. Du Bois bien sûr, mais aussi Marcus Garvey, Langston

Hughes, Claude Mac Kay, Cuntee Cullen et Sterling Brown.85

80 Jacques Chevrier, Littérature nègre, 1974, A. Colin, Paris, p. 22 81 Idem p. 22 82 Idem p. 26 83 Nicholls D., « Idéologie et mouvements politiques en Haïti, 1915-1946 », dans FERO M. (dir.), 2003, pp. 230-232. 84 Terme apparu dans la revue L’Étudiant noir selon Joseph Roger De Benoist (1998 : 13) cité par Mariella Villasante Cervello (2003 : 726). 85 Bernard Zongo, La Négritude: approche diachronique et glottopolitique, GLOTTOPOL en ligne n°3, Université de Rouen, http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol

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2 - Combat pour la reconnaissance de l'identité noire

L’année 190386 marque le début d’une manifestation éditoriale d’importance

de la prise de conscience des Américains noirs. En dépit de l’abolition officielle de

l’esclavage et de la traite87, l'inégalité et l'absence de perspectives, imposées par le

pouvoir des Blancs, demeurent. William Edward Burghard Du Bois, diplômé de

Harvard et professeur de philosophie, publie un ouvrage considéré comme un

manifeste de l’être noir, Souls of Black Falks (Âmes des peuples noirs). A travers cet

ouvrage-manifeste, l'auteur visait trois objectifs : montrer son hostilité envers

l'idéologie dominante et sa volonté de la combattre par des écrits qui la

contrecarrent, afficher sa fierté d'être noir, d'être originaire de l'Afrique mère et de

chanter cette appartenance et ces origines avec "une exaltation aussi nostalgique que

mythique" :

« Je suis nègre, et je me glorifie de ce nom ;

Je suis fier du sang noir qui coule dans mes veines. »

Du Bois venait, par cette affirmation identitaire, de se positionner et de positionner

tous les citoyens dominés de son pays. Il est même perçu comme force catalysant

autour d'elle, un mouvement en chaîne. Cet acte "politique" novateur, aux yeux de

"la masse noire populaire, brimée et déshéritée"88 de laquelle se nourrit son

imaginaire et dont il voudrait faire entendre la voix, se répercutera sur les

productions littéraires futures. Dans les relations Noirs/Blancs minées par une

idéologie de domination continue, il «s’inscrivait en faux contre la prétendue

infériorité des Noirs, les exhortait à la conquête de l’égalité civique avec les Blancs,

à la lutte contre les injustices de la ségrégation »89. S’inscrivant dans cette logique

de lutte, son rôle ne pouvait s’arrêter à l'échelle de son pays : il continuait la

propagation de cette valeur de "contre norme" idéologique et allait de plus en plus

loin. A ses yeux, la victoire ne pourrait être totale, que si elle est partagée par tous

les dominés, par conséquent, la lutte pour l’égalité devait s’étendre aux Noirs

86 Cette date a une valeur beaucoup plus symbolique qu’effectivement référentielle parce que dès 1850, Edward Blyden, dans son livre Christianity, Islam and the negro Race, posait déjà les fondements théoriques de la culture africaine tout en dénonçant l’ethnocentrisme occidental (cité par Chevrier, 1990, p. 37). D’autres aussi mais leur audience ne dépassait pas celle de leur communauté. 87 La traite fut abolie aux Etats-Unis en 1808 et l’esclavage en 1865. GLOTTOPOL – N° 3 – Janvier 2004 : http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol. 88 Kesteloot L., 1992, Anthologie négro-africaine – Histoire et textes – de 1918 à nos jours, Nouvelle édition, Vanves, Edicef.

89 Beti M., Tobner O., 1989, Dictionnaire de la négritude, Paris, L’Harmattan

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d’Afrique pris dans l’étau de la colonisation. Dans l’esprit de Du Bois, en effet, il y

a une " similitude des statuts d’opprimés des deux côtés de l’océan Atlantique".

3 - Le Mouvement de la Négro-Renaissance

Avant l’avènement de ce mouvement de la négro-renaissance, W.E.B. Du

Bois90 puis Marcus Garvey91 tentèrent, chacun à sa manière, d’arriver à faire

reconnaître la culture et l’identité noire bafouée et ignorée par les différents pouvoirs

blancs. Les voies qu’ils empruntèrent étaient différentes et les résultats furent

minimes. L’avènement du mouvement allait redonner un nouveau souffle au combat

pour la libération et la réhabilitation de l’homme noir.

Harlem devint, pour longtemps, le lieu vers lequel les regards des intellectuels noirs

ou des militants de la cause noire allaient converger. Maintenant que l’idée d’une

égalité de traitement entre Noirs et Blancs était admise, il fallait œuvrer à étendre

l’intégration des Noirs dans des domaines jusque là réservés uniquement aux Blancs

et pour cause, le nombre d’intellectuels noirs avait augmenté et ils occupaient des

fonctions prestigieuses (avocats, industriels, professeurs, etc.). Toutefois ces facteurs

d’intégration et d’assimilation n’étaient d’aucun secours devant le complexe de

supériorité des Blancs qui avaient continué à faire peser sur les Noirs des stéréotypes

négatifs. D’après Kesteloot92, le Noir avocat ou professeur est d’abord considéré

comme un Noir avant d’être reconnu dans sa fonction.

90 Voulant arriver à faire accepter par les Blancs d’Amérique, l’idée de l’autonomie des peuples noirs, il créa le Mouvement du Niagara en 1905, puis fonda l’Association Nationale Pour la Promotion des Gens de Couleur (NAACP). Initiateur des 5 premiers congrès réunissant intellectuels noirs américains, africains et antillais en 1919 à Paris, 1921 et 1923 à Londres, 1927 à New York et en 1945 à Manchester. Son influence sur les intellectuels noirs américains, à l’origine de la Négro-Renaissance fut évidente ; également sur les Africains, Blaise Diagne, Kwame Nkrumah, Jomo Kenyatta et autres leaders africains à l’origine des mouvements de libération africains. Mais les forces conservatrices dans la société des Blancs et la nouvelle bourgeoisie noire, qui n’aspirait qu’au confort allaient s’avérer plus forte que sa détermination. (Source : Anthologie négro-africaine-Histoire et textes- de 1918 à nos jours, de Kesteloot, L.) 91 Marcus Garvey fut plus radical. Pour lui, la terre d’Amérique n’est pas l’Afrique d’où sont originaires les noirs, ce qui explique leur malaise. Il faut organiser "un come back Africa", c'est-à-dire faire retourner tous les noirs d’Amérique sur les terres de leurs ancêtres, l’Afrique. Si Du Bois était considéré comme une force de dialogue puisqu’il cherchait l’égalité, Marcus, lui, est vu comme une force de rupture radicale et de séparation. Ainsi le Libéria fut fondé en 1822 et commença à accueillir ceux qui voulaient retourner sur les terres des aïeuls. Mais les sudistes, de peur d’être privé d’une main d’œuvre bon marché, lui barrèrent la route, l’emprisonnèrent avant de l’expulser. 92 Kestellot L, Anthologie négro-africaine – Histoire et textes – de 1918 à nos jours. éd., Vanves, EDICEF, 1992.

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Cette situation poussa ces derniers à prendre la décision de créer le mouvement de la

Négro-Renaissance qui voit ainsi le jour au sein d’un groupe d’intellectuels dont

l’objectif était de constituer les nouvelles forces de novation "glottopolitique"93.

La ville de Harlem devint un pôle majeur et les Noirs du monde entier y venaient

pour entendre la musique Jazz (jungle’s style, be bop) joué par Duke Elington,

Charlie Parker. Une renaissance s'annonçait. On venait aussi dans ce "haut lieu

d’expression du génie noir américain"94 pour rencontrer des poètes, des dramaturges

et des chanteurs noirs, pour apprécier « une certaine manière d’être et de sentir » (le

soul) propre à la communauté noire.

Les forces motrices de cette quête identitaire s’appellent : James Weldon

Johnson, Langston Hugues, Claude Mac Kay, Cuntee Cullen, Sterling Brown. Les

objectifs et les revendications du groupe sont clairement formulés dans son

manifeste :

"Nous, créateurs de la nouvelle génération nègre, nous voulons exprimer notre

personnalité noire sans honte ni crainte. Si cela plaît aux Blancs, nous en

sommes fort heureux. Si cela ne leur plaît pas, peu importe."

Un autre facteur déterminant dans le renforcement de la notoriété de ce lieu

de rencontres qu’est devenu Harlem, est la sensation de sécurité et de protection que

sentaient les Noirs, une fois à l’intérieur. Le racisme, présent un peu partout en

Amérique, ne s’y faisait pas sentir.

Le mouvement de la Négro-Renaissance rejette le projet de Marcus Garvey

et réactive en partie les revendications de W.E.B. Du Bois pour les dépasser. Des

forces de novation, exogènes au monde noir, viendront se joindre au groupe de la

Renaissance, tels les écrivains de la "lost generation" (Hemingway, Scott Fitzgrald)

et les intellectuels de Greenwich Village. Mais, d’après Chevrier, ces intellectuels ne

venaient pas pour soutenir une communauté en quête de son identité mais, à l’instar

de l’intelligentsia blanche américaine, pour redécouvrir des valeurs du primitivisme

et de la créativité artistique, miraculeusement incarnées par le Nègre qui devenait

93 Concept conçu en Mai 1983 par Louis GUESPIN et Jean-Baptiste Marcellisi, sociolinguistes de l’école de Rouen, pour signifier l’influence d’une décision politique sur la langue; ils définissent le terme glottopolitique comme suit (1983 : 5 :

" Diverses approches qu’une société a de l’action sur le langage, qu’elle en soit ou non consciente : aussi bien la langue, quand la société légifère sur les statuts réciproques du français et des langues minoritaires par exemple ; la parole, quand elle réprime tel emploi chez tel ou tel ; le discours, quand l’école fait de la production de tel type de texte matière à examen : glottopolitique est nécessaire pour englober tous les faits de langage où l’action de la société revêt la forme du politique." Source : Présentation de Claude Caitucili, revue en ligne GLOTTOPOL janvier 2003 Université de Rouen. 94 Jacques Chevrier, Littérature nègre, Armand Colin, Paris 1974, p. 17.

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ainsi le symbole d’une vie sans contrainte, une manière d’exprimer leur opposition à

l’establishment anglo-saxon et à son matérialisme à outrance.

En dépit de ces efforts, l’échec était au bout du processus enclenché par ce

mouvement. La classe moyenne noire américaine, ne joua pas son rôle et fut attirée

par les avantages matériels auxquels elle s’accrocha. Le mouvement s’essouffla et la

conséquence immédiate fut l’aliénation des moyens de productions artistiques dont

disposaient les intellectuels de Harlem par les Blancs qui ont racheté les boîtes de

nuit et autres maisons d’édition.

Néanmoins, cet échec, somme toute relatif, a été peut-être la cause de la

survie de l’esprit de la Négro-Renaissance puisque les leaders s’exilèrent à Paris,

ville qui deviendra le lieu de ralliement des intellectuels de la diaspora noire. Mais

l’aventure parisienne est précédée par ce que l’on appelle l’école haïtienne.

4 - L'Ecole haïtienne : l'affirmation de l'identité nègre

La comparaison entre le combat pour la reconnaissance de la culture noire

dans les Antilles et ce qui se passait en Amérique permet de comprendre faits et

événements qui se déroulent de part et d’autre. C’était un combat de Noirs où qu’ils

fussent. C’est ce que prit en charge l’école haïtienne tout le long de la période

1928-1932. Chronologiquement, l’école haïtienne succède à la Négro-Renaissance.

Les Haïtiens prirent conscience qu’ils avaient, à l'image des autres Noirs, une

mission : affirmer, revendiquer et assumer leur identité nègre. Cette prise de

conscience, due essentiellement à l'indépendance "précoce" de l'île (1804) et à

l'oeuvre de reconstruction nationale, permit le développement d'une littérature

patriotique abondante.

Entre les deux guerres, trois courants endogènes revendiquaient le

changement par la libération politique et culturelle du pays. Il s'agissait du

nationalisme, du Noirisme et du Socialisme. Ce dernier, dont le soubassement

idéologique était "importé", ne pouvait prétendre représenter la société profonde. Le

mouvement nationaliste, quant à lui, militait contre l'occupation américaine et pour

le développement d'une culture indigène créole. Il comptait dans ses rangs de

véritables locomotives telles Elie Guerin, Georges Sylvain, Antênor Firmin ; les

médias sur lesquels il comptait pour propager ses idées étaient Haïti intégrale, La

Patrie, La Ligue et La Tribune. Ce mouvement avait des assises dans toutes les

classes sociales : classe ouvrière, paysans, classe moyenne urbaine. Il joua un rôle

historique. En 1930, les Américains quittent Haïti; il restait à combattre la

domination de la culture française, afin d’asseoir les bases d’une culture

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authentiquement haïtienne. Ce qui s'avéra plus difficile à réaliser, la question

identitaire étant plus délicate à trancher dans un pays de fort métissage.

Dès les années 20, l'émergence de la question raciale dans le discours

romanesque devient une réalité qui ne cesse d'être confortée. Le mouvement

indigéniste, grâce à un travail d'enquêtes et de collectes, menées conjointement dans

toutes les îles de la Caraïbe, arrive à mettre à jour une culture paysanne jusque là

ignorée dans la littérature. Raconter un monde pauvre, misérable même, n'est plus

tabou, ce qui vaut au roman populaire hatien d'être pris en exemple en Martinique où

va se développer le roman de moeurs populaires.95 En 1933, Jean Baptiste Cineas

édite son roman, Le Drame de la terre, dans lequel "il décrit sans complaisance la

vie réelle dans les campagnes, précaire et abrutissante, mais aussi de monter la

subtilité de l'art de vivre paysan (l'organisation sociale, pratiques collectives du

Coumbite, du Vaudou)96. Mais c’est en 1944, avec Jacques Roumain et son chef

d’œuvre, Gouverneurs de la rosée, que le roman paysan voit son apogée.

Par ailleurs, dans cette recherche des origines et des vécus authentiques de

l’île, l'Afrique devient un pôle vers lequel ces écrivains indigénistes se tournent

constamment. Ils exhortent toute la nation à une restauration des valeurs héritées de

l'Afrique. Pour Jacques Chevrier et Lilian Kesteloot, il s'agissait là d'une véritable

renaissance de Haïti. Mais cette idéologie ne fit pas l'unanimité chez les dirigeants et

intellectuels haïtiens, attachés aux privilèges que leur donnait une culture héritée de

l’ancienne puissance coloniale. Le président de Haïti, installé juste après

l'évacuation par les troupes américaines du territoire en 1930, Vincent Stenio, allié à

la bourgeoisie locale, donne de la voix contre " cet africanisme qui en faisant

prévaloir la race sur la nation, sapait les fondements d'un véritable patriotisme

haïtien"97. C’était une manière commode d’écarter du débat idéologique et du

pouvoir des personnalités fortes, préoccupées en premier lieu de travailler une

véritable culture nationale haïtienne.

A partir de 1932, le mot d’ordre des Négro-Américains, Antillais et Haïtiens,

qui ont connu des expériences historiques quasi similaires à l’exception de

l’accession à l’indépendance, fait remarquable de Haïti au début du XIXe siècle

95 Xavier Garnier, Littérature francophone, Le roman, Hatier, Aupelf, Uref, 1997, Chapitre Les Caraïbe, Xavier Garnier. 96 Oruno D. Lara, Jean-Pierre Durix, La Littérature de langue française, article, Encyclopaedia Universalis, Tome 10. 97 Nicholls D. Idéologie et mouvements politiques en Haïti, 1915-1946, repris dans Le livre noir du colonialisme – XVIe- XXIe : de l’extermination à la repentance de Marc Fero, Laffont, Paris 2003, p. 232

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(esclavage, ségrégation, prise de conscience, retour aux sources, affirmation d’une

identité nègre), fut le même : affirmer, revendiquer et assumer leur identité nègre

comme moyen de ne pas se faire avaler à la fois par le modèle culturel et politique

de l’assimilation à l’occident capitaliste. Trois courants unis par des revendications

communes (la libération politique et l’autonomie culturelle), et que l’on peut

considérer comme des forces d’innovation endogènes, constituèrent ce mouvement:

le Nationalisme, le Noirisme et le Socialisme98. A ce stade, c’était un combat pour la

reconnaissance de l’Homme noir et de ses droits.

5 - Emergence et Reconnaissance d'une culture antillaise autonome

Mais c’est depuis la fin de la deuxième guerre mondiale que nous pouvons

situer l’émergence de la production écrite en tant que littérature. C’est aussi la date à

partir de laquelle les Antilles en tant qu’entité culturelle ont commencé à se faire

connaître sur la scène internationale. Leurs écrivains se sont affirmés peu à peu par

la recherche de l’identité antillaise et le combat des Noirs pour la reconnaissance de

leur identité, leur dignité et leur culture. Chez les francophones, Aimé Césaire a été

parmi les premiers à imposer le thème de la négritude par la poésie. Plus récemment,

Maryse Condé, Guadeloupéenne, et Patrick Chamoiseau, Martiniquais (Prix

Concourt 1992 pour son roman Texaco), se sont penchés sur le thème de la

condition humaine aux îles. Citons aussi l’écrivaine Simone Schwart-Bart99.

Ce qui particularise cette littérature de langue française dans les Antilles est sa

diversité et sa richesse. Ce qui fait dire à certains écrivains contemporains que ses

contours sont difficiles à cerner. A une question posée par la romancière Elizabeth

Nunez à Maryse Condé100, autre romancière, sur la définition de la littérature

antillaise, cette dernière répond :

"Oui, mais elle est difficile à définir. L’écriture d’Edwige Danticat, une jeune

Haïtienne vivant à New York, représente un aspect de la littérature antillaise.

98 Ferro Marc, Le livre noir du colonialisme – XVIe- XXIe: de l’extermination à la repentance, Paris, Laffont, 2003. 99 Simone, Guadeloupéenne, auteur de, Pluie et vent sur Télumée Miracle (1972) dont le personnage principal, ni victime ni héroïne, essaie de tracer sa voie dans un combat quotidien à l’image de l’Antillais.

100 Dramaturge et romancière auteure, notamment, de Heremakhonon (1976), Une saison à Rihata (1981), Ségou (1985). La race, pour elle, n’est pas primordiale. C’est l’écrivaine antillaise la plus connue à ce jour.

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Vous, Elizabeth Nunez101, un autre aspect. Moi, encore un autre, et les gens qui

écrivent depuis leur île – Patrick Chamoiseau, par exemple – représentent un

aspect encore différent. Toutes ces voix composent une symphonie qui est la

littérature antillaise. Je ne vais pas la définir, parce qu’elle est trop complexe,

trop plurielle, trop changeante pour s’épuiser dans une étroite définition."

Cette multitude de voix composant la symphonie et les différents aspects

dont parle Maryse Conde résume l'immensité de ce champ qu'est la littérature

antillaise. Ce débat entre les critiques et les écrivains eux-mêmes sur cette

production est le fait de l'ébullition continue et de la vivacité qui caractérise le

monde de la littérature. C'est aussi un signal positif dans un pays où la littérature

prend de nouvelles directions. Ce qui est important à relever, est que l'espace ou la

géographie ne sont pas déterminants dans le choix de la langue. Parmi les écrivains

qui favorisent la langue créole et mettent en relief l’origine africaine dans leurs

écrits, il y a ceux qui vivent à l'étranger (Edouard Glissant) et d'autres à l'intérieur

du pays (Patrick Chamoiseau). La même remarque peut se faire pour ceux qui

mettent en exergue la culture comme point de rencontre et critère essentiel

d’appartenance.

De notre côté, nous n'allons pas nous situer dans ce débat, fort intéressant

d'ailleurs et que nous aborderons, texte à l’appui, dans notre étude de la langue du

roman de Chamoiseau. Nous nous contenterons de suivre l’évolution de cette

littérature qui, dès sa naissance, se fit remarquer par son originalité et sa production

abondante.

II – La Négritude, mouvement poétique majeur

1 - Dans le sillage des mouvements américains de libération des Noirs

Le monde de la recherche est quasi unanime pour inscrire les sources de la

Négritude dans les mouvements de libération initiés par les Noirs américains après

l’abolition de l’esclavage comme le reconnaît Senghor lui-même.102

101 Romancière, professeur d'anglais et directrice de l'Institut des écrivains noirs au Medgar College de New York. 102 Senghor L. S., 1988, Ce que je crois, Paris, Grasset. "Je ne serais pas complet si j’oubliais l’influence, sur nous, (…) du mouvement culturel négro-américain du New-Negro ou de la Négro-Renaissance".

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Depuis les années 1930, les intellectuels noirs des colonies antillaises françaises de

La Martinique, Guadeloupe et Guyane ont cherché à définir leur identité culturelle

en fonction de leur filiation à l’Afrique plutôt que de leurs liens politiques et

culturels avec la France. Pendant des siècles de lois coloniales, les barrières entre

classes avaient efficacement provoqué séparation et ségrégation; le système scolaire

avait renforcé les normes esthétiques européennes, et avait imposé le rejet de la

langue créole qui était associée aux esclaves noirs, au profit du français. Le

mouvement de la Négritude, inauguré avec Pigments de Léon Gontran Damas, en

1937 et Le Cahier d'un retour au pays natal d’Aimé Cesaire, en 1939, a repoussé

cette prédominance culturelle de la France et a accentué l'adhésion des écrivains de

la diaspora africaine. Le néologisme "Négritude" est attribué à Cesaire le

Martiniquais. Ce terme permit de suivre l'orientation idéologique du poète et

d'affirmer son adhésion à la cause noire. Lui et L. G. Damas ont depuis, utilisé les

termes de "nègre", "Afrique", "instinct" dans leur combat pour l’émancipation des

Noirs comme ils ont souvent savamment utilisé leurs vers et poèmes, esquissant

ainsi un nouveau profil culturel antillais. Mais ce défi "courageux"103 et brutal allait

faire face à des préjugés d’un public non seulement français et donc non préparé,

mais aussi à un public antillais constitué par une bourgeoisie de couleur qui voudrait

bien ne plus se rappeler de ses origines. Car le message fut adressé aux lecteurs

français certes, mais (et peut-être à l'origine) aux hommes de couleur francophones

et à la bourgeoisie noire qui avaient accepté les allégations européennes quant à

l’infériorité de la race noire.

2 - Les principaux représentants de la Négritude

a - Léopold-Sedar- Senghor, le métissage par le "Donner et le Recevoir"

Ce poète africain a très tôt compris que toute société humaine a sa

civilisation, son savoir, composés d'une somme de réponses aux questions

universelles et peut de ce fait, contribuer à la compréhension du monde et à

103 Nous employons l'adjectif courageux étant donné que les Antillais dont une des origines est l’Afrique, sont depuis maintenant trois siècles coupés de leurs racines, de leur terre, ils forment une société multiraciale. "La Négritude est la simple reconnaissance du fait d'être noir, et l'acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture" A. Césaire.

Mais Edouard Glissant, à titre d'exemple, reproche à la Négritude, "le fait de ne pas avoir pris en compte les situations particulières" et d'ajouter : "Inspiratrice fondamentale de l'émancipation africaine, elle n'intervient à aucun moment en tant que telle dans les épisodes historiques de cette libération". Le Discours antillais, Gallimard, collection Folio/ Essais, p. 55

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l'enrichissement de l'humanité. Senghor, pour qui la Négritude est "l'ensemble des

valeurs de civilisation du monde noir telles qu'elles s'expriment dans la vie et dans

les oeuvres des Noirs"104 avait pour objet d'introduire le monde noir dans le concert

du dialogue des civilisations en proclamant que nul ne peut prétendre représenter, à

lui seul, la civilisation. Cette dernière ne pourrait rayonner que si elle est nourrie de

tous les apports, y compris l'apport nègre. Devant l'incompréhension du monde

civilisé, il a du, lui et Aimé Cesaire avec qui il partage cette nouvelle théorie,

insister, se répéter pour enlever toute ambiguïté et toute opacité qui voileraient le

message que porterait la Négritude. Pour dialoguer, pour s'intégrer dans l'universel,

pour "donner et recevoir", il faut être authentique, il faut être soi-même. C'est ce que

nous pouvons comprendre de la démarche senghorienne pour faire accepter et faire

aboutir la nouvelle vision proposée par la Négritude. Lorsqu’André Malraux, qui

assistait à Dakar, en 1966, au Premier Festival des Arts nègres, salua l'apport

artistique nègre, il consacra la Négritude, ce qui fit dire à Senghor : " Désormais, on

pouvait considérer le combat comme gagné"105. Mais cet humaniste, qui n'a jamais

cessé de combattre pour la Négritude et qui connaissait les cultures et les langues

grecque, latine, africaines, arabe, espagnole et lusophone, a d'abord été consacré par

les hommes qui luttaient à ses côtés. Apôtre d'un dialogue "horizontal", sans

préalable et sans tutelle, cet académicien fut honoré à plusieurs reprises et en

diverses occasions pour son humanisme et sa grandeur d'âme, comme en témoignent

ces vers de Prière de paix :

« Seigneur Dieu, pardonne à l'Europe blanche

Et il est vrai, Seigneur, que pendant

Quatre siècles de lumière elle a jeté la bave

Et les abois de ses molosses sur mes terres »

En octobre 1996, des témoignages dignes de sa stature lui furent présentés

par l'UNESCO, en Afrique, en Asie et en Amérique lors de manifestations célébrées

à l'occasion de son 90ème anniversaire. Son oeuvre poétique composée de six

recueils, d'un grand nombre de poèmes, est un message africain pour la rencontre et

le partage. La rigueur qui caractérisa son approche et sur laquelle il bâtit tout son

argumentaire est somme toute louable mais le fait qu'il la construise sur les travaux

de scientifiques de l'époque qui essayaient de démontrer que "les structures mentales

des noirs et celles des blancs étaient différentes du fait de leurs spécificités

104 Leopold Sedar Senghor, Liberté 3, Négritude et Civilisation de l'Universel, Le Seuil, p. 90. 105 Ibid, p. 96.

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raciales"106, l'est peut-être, un peu moins. Un second message aussi fort et lucide

nous parvient des Antilles, c'est celui d’Aimé Cesaire.

b - Aimé Césaire, ou la négritude "mesurée au compas de la souffrance"107

Tous les adeptes de la Négritude se sont regroupés derrière la figure

emblématique d'Aimé Cesaire, qui domine, depuis l'avant-guerre le paysage des

lettres martiniquaises et jouit d'un prestige international. La revendication de

l'héritage africain des valeurs propres à la diaspora africaine issue de l'esclavage et

d'une identité essentiellement nègre, fond cette tendance. Aimé Césaire108, l’un des

deux « théoriciens »109, a composé une poésie engagée qui se distingue par la

problématique de l’éveil et de la mise en confiance de l’homme noir, confiance que

lui même avait envers son entreprise :

« Et soyez l'arbre de nos mains!

Il tourne pour tous, les blessures incises en son tronc

Pour tous le sol travaille

Et griserie vers les branches de précipitation parfumée! »

Il aborda le thème du héros noir, de son émancipation, des tares du

colonialisme, de la révolution, de l'Afrique et de la tyrannie. Sa poésie représentait

un véritable manifeste de la Négritude. Ce n’est pas un hasard si le terme fut

largement employé après la seconde guerre mondiale, même s'il datait de 1931.

Beaucoup de territoires colonisés se sont révoltés110 à la suite de la libération de la

France du Nazisme.

Les thèmes de révolte, de glorification du passé de l'Afrique et de nostalgie

de l’harmonie de la société des ancêtres se retrouvent chez d'autres grands écrivains

106 Léopold Sedar Senghor, L'esthétique négro-africaine, article publié dans Liberté, 1964, p. 202 107 Expression de Aimé Cesaire reprise dans Littérature Nègre, de Chevrier Jacques, A.Colin, Paris, 1979, p.47 108 Né en 1913 à Basse Pointe. Grâce à l’obtention d’une bourse en 1931, il poursuit ses études à Paris, au lycée Louis-le-Grand. C’est là qu'il rencontre Léopold Sedar Senghor, futur président du Sénégal, avec qui il noue une profonde amitié. Une fois ses études à l’Ecole Normale Supérieure terminées, il fonde avec ce dernier la revue L’étudiant noir. En 1939 il retourne en Martinique où il enseigne au lycée de Fort de France. En 1941, il fonde la revue Tropiques. Il est élu député de la Martinique en 1945 et l'année suivante maire de Fort-de-France. 109 Léopold Sedar Senghor, le Sénégalais est le deuxième théoricien de la Négritude. 110 L’exemple de l’Algérie est éloquent : pendant que la métropole fêtait la victoire, le 8 mai 1945, les Algériens sont sortis manifester et demander la fin du colonialisme.

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et poètes antillais influencés par ce mouvement et par la stature de Cesaire. Parmi

eux, nous citerons Bertène Juminer et Xavier Orville, qui furent surréalistes avant de

prendre le sillage de leur devancier et, de la génération suivante, Daniel Maximin.

Aimé Cesaire, en 1950, avec Discours sur le colonialisme111a mis en cause le

colonialisme dans son ensemble et à travers ses « théoriciens » blancs, citant des

textes peu connus d’Ernest Renan ou d’autres intellectuels français. Au passage, il a

dénoncé la littérature qui s'est développée après celle des Békés, une littérature qui

décrivait une réalité basée sur la contemplation de soi. Deux ans plus tard, Frantz

Fanon, élève de Cesaire et nouvel essayiste, fonction qu’il articule avec son métier

de médecin psychiatre, publie un premier essai dont l’actualité est toujours

soulignée, Peau noire, Masques blancs, en 1952. Ces essais aident les romanciers à

créer des situations romanesques marquées au sceau du refus de l’infériorité et

oeuvrant pour une libération.

c - Léon Gontran Damas112 : retour aux sources pour contrer l'assimilation

C'est autour de valeurs spécifiquement nègres que ce poète guyanais

rencontre les deux autres chantres de la Négritude. Il est d'ailleurs l'auteur du

"premier recueil poétique à exprimer la négritude."113 De ce fait, il participe à

l'avènement d'une poésie antillaise authentique. Envoyé par sa famille en France

pour poursuivre des études supérieures, il traverse une situation difficile qui se

reflètera dans son recueil de poèmes Pigments publié en 1937. Une sorte de malaise

caractérise sa poésie : "Une nostalgie teintée d'amertume à l'endroit de l'Afrique

perdue"114. Celui "qui n'aspirait qu'à être nègre comme mon Afrique qu'ils ont

cambriolée" veut à travers sa poésie et son écriture, sans détour, dissocier la couleur

de la peau de la situation dans laquelle les Blancs veulent maintenir les Nègres.

Cette situation est le fait de deux événements majeurs et criminels qui sont

l'esclavage et la colonisation.

Une auto-dérision s’exprime devant l'avilissement de l'être noir par une culture

étrangère qui l'a dénaturé jusqu'à le rendre ridicule :

« J'ai l'impression d'être ridicule

dans leurs souliers dans leurs smoking

111 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1950. 112 Né le 28 mars 1912 à Cayenne (Guyane). Il rencontre Aimé Césaire sur les bancs du lycée Schœlcher (en 1925-26). 113 Jacques Chevrier, Littérature Nègre, op.cit., p. 82 114 Idem, p. 82

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dans leur plastron dans leur faux col

dans leur monocle dans leur melon

J'ai l'impression d'être ridicule

dans leurs salons dans leurs manières

dans leurs courbettes dans leurs formules »

Il brocarde enfin, la soumission des intellectuels nègres devant les "avantages" que

leur situation leur procure et leur autosatisfaction de la reconnaissance de leur

« génie » par les maîtres blancs :

Trêve de blues

De martèlement de piano de trompette bouchée

De folie claquant les pieds

Trêve de séances à tant le swing

Autour de rings

Qu'énervent

Des cris de fauves »

A la différence de Senghor, qui insistait sur le côté esthétique et culturel du

mouvement de la Négritude, Léon Gontran Damas brandit la Négritude comme une

dénonciation politique, comme arme de changement au niveau des structures

économiques et sociales des sociétés noires.

3 - La Négritude, le Nègre face à lui même

Mot puis concept selon Léopold Sédar Senghor, ce terme ne laissa personne

indifférent, il suscita souvent des débats, des critiques chez les Antillais eux-mêmes.

L’Antillanité115 puis la Créolité116 prendront le relais définitionnel.

Aimé Cesaire forgea ce terme suivant "les règles les plus orthodoxes du français."

(Senghor).

115 Edouard Glissant la définit comme "une orientation de l’attention littéraire à la réalité des pays antillais et non à des rêves africains (en réponse aux théoriciens de la Négritude). Delphine Perret, La Créolité, Espace de création, IBIS rouge éditions, Guadeloupe- Guyane-Martinique-Réunion- Paris, 2001, p. 45. 116 Mouvement culturel et littéraire, en particulier, souvent associé à Patrick Chamoiseau et à Raphaël Confiant. Nous y reviendrons plus longuement.

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"La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation

de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture" (A.

Césaire).

Senghor, commentant cette définition confère au concept un double sens : objectif et

subjectif.

"Objectivement, la Négritude est un fait, une culture, donc l’ensemble des valeurs économiques et politiques, intellectuelles et morales, artistiques et

sociales- non seulement des peuples d’Afrique noire, mais encore des minorités

noires d’Amérique, voire d’Asie et d’Océanie".

"Subjectivement, la Négritude, c’est "l’acceptation de ce fait" de civilisation et

de sa projection, en prospective, dans l’histoire à continuer, dans la civilisation

nègre à faire renaître et accomplir. C’est en somme la tâche que se sont fixés

les pionniers puis les militants de ce mouvement : assumer les valeurs de

civilisation du monde noir, les actualiser et féconder, au besoin avec les apports

étrangers, pour les vivre par soi-même et pour soi, mais aussi pour les faire

vivre par et pour les Autres, apportant ainsi la contribution des Nègres

nouveaux à la Civilisation de l’Universel."117

Comme nous le constatons, cette définition du concept de Négritude lui

confère une large diversité d’acceptions et de fonctions tant idéologique

qu’identitaire et culturelle. De toute manière, la Négritude qui, au départ, est "une

création du Blanc pour spolier le noir de son humanité", comme le précise Jean

Bernabe, fut récupérée par le Noir qui, pour la rendre positive, doit retrouver ses

origines, autrement dit, l’Afrique, terre des ancêtres et la réintroduire en Amérique,

(Les Antilles, pour Cesaire). Leur croyance dans un rapport cosmique avec l’Afrique

a exprimé l'espoir d’une future acceptation dans une patrie spirituelle. Leur noirceur

de peau, traditionnellement dévaluée, voire remplacée par une course effrénée vers

une blancheur tant recherchée par la bourgeoisie noire notamment, est devenue le

passeport vers le monde africain récemment valorisé par sa différence culturelle. "Je

déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France" s'est écrié Léopold Sedar

Senghor dans un des rares accès révoltés de sa poésie. Mais si cette violence verbale

ne fut suivie d'aucun acte, elle se manifesta dans l’écriture poétique. Les valeurs

authentiquement africaines, une poétique véritablement africaine, la manière d'être

au monde, spécifique au nègre, seront propagées à travers la littérature noire. Pour

Senghor particulièrement, la Négritude est aussi une forme d'expression particulière

fondée sur le rythme et le ton "La monotonie du ton c'est ce qui distingue la poésie

de la prose, c'est le sceau de la Négritude"

117 Léopold Sedar Senghor, Colloque sur la Négritude, Dakar, avril 1971: Source AFI 1997

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Du point de vue de la chronologie de l’histoire, la Négritude est la figure de

proue de la lutte contre l’aliénation engendrée par l’esclavage puis la colonisation.

La contestation commence par une attaque menée, point par point, contre

l'argumentaire colonialiste bâti sur la positivité de l’entreprise. S'inspirant de l’élan

idéologique marxiste, du rejet surréaliste, de ses réserves à l'encontre de la société

bourgeoise, des travaux de Freud qui mèneraient à la dissolution de la famille, les

tenants de la Négritude voulaient "voir clair dans cette vie qu'on prétend leur

imposer encore longtemps"118. Mais ce qui se révèle plus important pour la poursuite

de cette démarche libératrice de l’esprit du Noir, c’est la recherche d’une certaine

valorisation119 de ce qui était noir, nègre ou africain. Il fallait pour les Antillais et

pour tous les Américains noirs, se tourner vers l’Afrique mère. Cesaire hisse très

haut la culture africaine en lui conférant le rôle de seule grande alternative à la

culture européenne, le remède efficace contre l'aliénation provoquée par

colonialisme européen. Il voulait, lui et les autres fondateurs de la Négritude,

affirmer au monde occidental, à travers leurs écrits, la grandeur de la civilisation

noire. Refusant l'existence d'une essence noire, ils affirmaient une identité nègre

ancrée dans l’Histoire et se manifestant par l'ensemble des valeurs culturelles du

monde noir. Pour Césaire, il s'agissait de bâtir une nation et de fédérer un peuple.

De plus, les fondateurs de la Négritude, et surtout Cesaire et Damas, croient

fermement qu’ils peuvent convaincre du retour vers cette identité nègre tous les

Antillais. Beaucoup plus tard, en effet, certains intellectuels reprochèrent à Césaire

de ne pas avoir pris en considération l'environnement culturel différent de l'Hindou

de Calcutta par rapport à celui des Indiens de l’Ouest ou à ceux de l’Est, puisqu’un

nouveau déplacement de populations avait suivi l’abolition de l’esclavage et qu’une

forte communauté indienne s’est implantée aux Antilles120 : « Nous ne considérons,

pour notre part, la Négritude que comme un retour vers l'Afrique qui représente, une

assise culturelle, un imaginaire ayant peuplé les rêves des ancêtres, un lien toujours

existant, un passé auquel on continue à se référer. »

Il n'empêche que c’est dans ce contexte balisé par les tenants de la Négritude que

des débats ont pris naissance. La voix du poète Gilbert Gratiant, dans Credo des

118 Etienne Lero, Thélus Lero, René Menil, Jules-Marcel Monnerot, Michel Pilotin, Maurice-Sabas Quitman, Auguste Thérese, Pierre Yoyotte, Légitime défense, avertissement, Paris, 1932, p.27. 119 Nous employons ce terme plutôt que celui de "revalorisation" pour la simple raison qu’il n’a jamais été valorisé pour qu’il soit revalorisé de nouveau. Au contraire les différentes acceptions qu’il pouvait véhiculer étaient toutes dans le registre du péjoratif. 120 Le mouvement de la Créolité, beaucoup plus tard, avait rappelé à A. Césaire pour cette négligence de l'Indien de l’Ouest, d'origine indienne ; confère : Confiant Aimé Cesaire: Une traversée paradoxale du siècle, Paris, Réserve, 1993, pp.69-72

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sangs mêlés (1961), choisit de célébrer la fusion double (culturelle et biologique) de

l'Afrique et de la France qui coule dans ses veines, et de faire, en même temps, du

créole sa langue littéraire de choix. Pareillement mais beaucoup plus tard, les tenants

du mouvement de la créolité bénéficiant du débat que la Négritude suscita, des

expériences et des écrits de Césaire lui même, de Senghor, de l'Antillanité d’E.

Glissant également, essayèrent de combler les "blancs" laissés par Césaire : par

exemple, le fait qu’il ait ignoré la place du créole, dont les assises sont très

importantes dans les sociétés antillaises, et la fonction qu’il pouvait remplir en tant

que lien linguistique privilégié entre les diverses franges de la population antillaise

française.

"Même le français standard, d’ailleurs, a un statut ambigu dans Cahier de retour au pays natal : linguistiquement, c'est une vitrine pour la subtilité verbale de Césaire et son érudition, mais thématiquement, il est repoussé avec

orgueil étant donné que Césaire était beaucoup dans l’énergie cinétique de la

sorcellerie africaine que dans la tradition rationaliste française ".121

Ce qu'il faut souligner pour résumer ce point c'est que les théoriciens et les

intellectuels de la Négritude avaient un objectif, c'était celui de répondre au discours

du colonialisme pour donner de l'espoir à tous ceux qui avaient souffert de cette

mise à l'écart par l'histoire coloniale. Le mot Nègre ne signifiait pas, pour Césaire,

une race, une culture mais un ensemble de races et de cultures parfois très

différentes et toutes assujetties. Si son origine première africaine est attestée,

l’Afrique elle-même est habitée par différents peuples aux civilisations et aux

histoires diverses. Trois siècles plus tard, on ne pourrait imaginer que le Nègre

antillais, celui de Harlem ou celui resté en Afrique puissent avoir la même vision des

choses et représenter le même individu. Ce serait être raciste de le penser car, alors

on verserait dans la "zoologie", science réservée à l’étude des comportements des

animaux. De plus, que faire des traces que laissent l’Histoire, la culture,

l’environnement, le climat… sur une communauté donnée ? Peut-on considérer un

Noir d’Afrique resté sur sa terre d’origine, l’Afrique, dans son milieu tribal, dans le

village de ses ancêtres comme un Noir antillais vivant dans une société multiraciale,

121 Professeur Berverly Ormerod, née à la Jamaïque, elle introduisit les cours de la littérature des Caraïbes d’expression française à l’université de "West Indies" depuis 1960. Elle est actuellement professeur associée à l’université de l’ouest de l’Australie, spécialiste en littérature francophone, littératures des Caraïbes et d’Afrique. Elle est également spécialiste dans la poésie française de la Renaissance. Elle est l’auteur de An Introduction to the French Caribbean Novel (London : Heinemann, 1985) et co-auteur avec Jean-Marie Volet, de Romancières africaines d'expression française (Paris: L'Harmattan, 1994.)

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en perpétuelle confrontation avec l’Autre qui finit par devenir une partie de lui-

même ?

Comment explique-t-on qu’une partie non négligeable de la population

antillaise qui, après des siècles de relations entre l’Africain et l’Européen et

l'"importation" à partir du XIXe siècle d'Indiens et de main d’œuvre chinoise, puisse

affirmer haut et fort qu’elle n'était qu’africaine ? Césaire, dont les demandes pour

une justice sociale étaient aussi éloquentes que l’était sa littérature, exprime, dans

Cahier d’un retour au pays natal, une complicité avec toutes les victimes de

l'oppression raciale, affirme sa solidarité avec "le Jew-Man, le Kaffir-Man, le

Hindu-Man à Calcutta, le Harlem-Man qui ne vote pas" aux Etats- Unis, les victimes

mondiales de préjugés, l’abus verbal, la famine, les tortures et les pogroms122. Ceci

étant, englober dans son regard vers l’Afrique qui représenterait plus qu'un territoire,

plus qu'une origine, qu'une identité ou qu'une culture, mais un creuset dans lequel

même les autres races de couleur, non africaines, les Indiens, à titre d’exemple, se

reconnaîtraient, leur présenter l’alternative nègre dans le sens le plus large du mot à

celle, européenne était une entreprise sujette à débat ; débat enclenché par les

"blancs" d'abord. Césaire revenait à l’immensité de l’Afrique pour proposer dans

une identité, certes difficile à cerner, mais généreuse. La force métaphorique et

symbolique de la négritude a fait dire aux écrivains québécois de la "Révolution

tranquille", qui voulaient contrer l'"invasion" anglo-saxonne, qu'ils étaient nègres. Il

est évident qu'ils se sont reconnus dans "le message Césairien qui est tout sauf une

posture raciste."123

III – L'Antillanité, une identité métissée

1 - L’apport de Frantz Fanon

La révolte de Frantz Fanon contre les hypocrisies du colonialisme et les

injustices dont il était la source lui ont fait écrire dans la conclusion de son dernier

ouvrage, Les Damnés de la terre, quelques semaines avant de mourir à 36 ans :

122 Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, op.cit., p.39. 123 Jean Bernabé, Négritude, créolité, indianité, mondialisation, conférence à Atrium, mise en ligne le 07 septembre 2007 sur le site Kapes Kreyol http://www.palli.ch/ kapeskreyol/ki_nov/matnik.html.

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"Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le

massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à

tous les coins du monde".124

Mais neuf ans auparavant, alors qu’il terminait sa formation médicale, dans

le texte qui ne fut pas accepté comme thèse, Peau noire, masques blancs, il montrait

déjà les séquelles psychosociales laissées par le système colonial comme de

véritables pathologies perpétuant la domination et l’aliénation.

Si certains Antillais en particulier reprochent à Fanon d'avoir développé une théorie

"généralisante"125 et donc de leur avoir tourné le dos, il est certain que ce que l'on

ne lui pardonne pas c'est d'être passé à l'acte. En réalité ce poète combattant a

retrouvé dans la société algérienne une maturation politique pas encore apparente

dans d'autres pays colonisés. Les transformations profondes qui s'opéraient à

l'intérieur de cette société en lutte permettaient à Fanon de mettre en œuvre

l’évidence du combat pour la libération. Cette situation de lutte lui ouvrait les yeux

sur un espace où l'entreprise coloniale avait installé des préjugés forts et tenaces :

l’impulsivité, la criminalité, la violence, la paresse du colonisé. Sa conviction

humaine, militante et professionnelle a été alors que la seule façon de rendre son

humanité au colonisé, était de l’engager à se libérer de ce carcan (impulsif, criminel,

violent, paresseux) et remettre en cause le système de domination en recouvrant son

humanité, en se réappropriant les valeurs ancestrales et en ne se considérant plus

diminué face au colon. Dans sa lettre de démission adressée en 1956 au Gouverneur

général de l'Algérie, Frantz Fanon met en cause un système basé sur une doctrine

qui se nourrit de haine:

"Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à

l'homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d'affirmer

que l'Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de

dépersonnalisation absolue."

Frantz Fanon nourri de l'idéal tiers-mondiste qui refusait la bipolarisation de la

planète, croit que la décolonisation ne peut être que violente car elle est "un

remplacement d'une "espèce" d'hommes par une autre "espèce" d'hommes". La

violence du colonisé n’est qu’une réponse à la violence du colonisateur.126 Tout son

combat, toute son écriture, ses conférences, ses articles, voulaient aboutir à créer un

124 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, (1961), Petite collection Maspero, Paris, 1970, p. 229. 125 Edouard Glissant, Le Discours antillais, op.cit., p. 56. (Cependant Edouard Glissant ajoute, dans la même page, que si Fanon avait vécu, il aurait certainement affronté le problème antillais).

126 Frantz Fanon, les damnés de la terre, Op. Cit, p. 5

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équilibre entre le passé et le présent pour éviter de retomber dans un idéalisme des

valeurs ancestrales qui n'existent plus du fait même du passage du colonialisme qui

vient de créer un individu autre. Essayer, à travers l'éducation des masses, de mettre

à jour le nouveau profil d'un homme libéré et débarrassé de son passé mythique et

d'un présent qui l'a diminué. La Négritude ne pouvait répondre à ce besoin de

changement dans les profondeurs même si au début elle servit à Fanon de tremplin à

son action ; en effet, il avait introduit son ouvrage Peau noire, masques blancs par

une citation de Cesaire : "Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué la peur,

le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le

larbinisme".

D’autres poètes et d’autres écrivains (Glissant, Chamoiseau, Confiant, entre

autres) de la nouvelle génération, reviennent aux îles antillaises pour découvrir une

identité riche et diverse encore en créolisation127.

Les Antillais conçoivent et ressentent qu’ils ne sont pas qu’Africains, mais alors

quelle identité et quelle littérature peuvent les dire, sans être suspectées ou

désavouées par une partie de la population ?

"De l’Afrique monte la voix du griot. Peu à peu elle se libère ; enfin nous

l’entendons. Nous distinguons maintenant sa part dans notre voix".128

Voilà la part que le théoricien de l’Antillanité donne à ses origines africaines.

Fédérer les Antilles, en faire une entité, reste le projet de l’Antillanité, auquel aspire

Edouard Glissant qui affirme que cette notion existe en chaque Antillais, s’il la

reconnaît, il peut la voir en l’autre. Sans déprécier la négritude, principe de

recentrement chez Cesaire, des jeunes écrivains influencés par les écrits de Glissant,

valorisent le composite et "l’entre deux".

2 - L’apport d’Edouard Glissant

Cependant, c'est au début des années soixante, qu'Edouard Glissant, -

profitant du constat fait par Frantz Fanon sur l’état pathologique dans lequel se

trouvait la société colonisée, mettant également à profit la prise de conscience

qu'avait provoquée et préparée la Négritude dont les thèses l'intéressaient au début,

mais dont il dut se démarquer peu à peu pour diriger son regard vers toutes les

composantes sociales et culturelles des Caraïbes qui doivent se réapproprier leur

127 Une identité qui synthétise toutes les composantes de la culture et des langues en présence sans rejeter, ni privilégier aucune des facettes de cette identité. 128 Edouard Glissant, Le Discours antillais, op.cit, p. 678.

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espace et assumer leur présent multiculturel -, déduit que la société antillaise est

malade. Il introduit le concept d'Antillanité comme dépassement de cette Négritude

qui ne suffit plus pour comprendre la condition d'existence des sociétés des Caraïbes

nées de l'esclavage et de l'entreprise coloniale et dont les valeurs culturelles, qui

représentent un formidable espace multiculturel édifié souvent dans l'affrontement,

furent longtemps niées. Voici ce qu'il dit à propos de la part africaine dans l'espace

antillais :

"Aujourd'hui l'Antillais ne renie plus la part africaine de son être; il n'a plus,

par réaction, à la prôner comme exclusive. Il faut qu'il la reconnaisse. Il comprend que de toute cette histoire (même si nous l'avons vécue comme une

non-histoire) ait résultée une autre réalité."129

Si Césaire parlait des origines africaines et de la nécessité de s’en ré-

imprégner pour découvrir son être et trouver des réponses à des questions en

suspens, Glissant, sans renier ces origines, axerait le regard sur le présent.

L’individu antillais est ce qu’il est, il doit s’assumer en se démarquant et en se

définissant par rapport à son passé d’africain et par rapport à la France, qui s’est

imposée par la force mais qui fait partie de sa nouvelle identité métissée. Glissant

entérine plusieurs aspects de la Négritude qui revient souvent dans son discours :

" Ce peuple, vous le savez maintenant, fut déporté d’Afrique dans ces îles pour

le travail servile de la terre. "Libéré" en 1948, il se retrouva en Martinique

prisonnier d’un double carcan : l’impossibilité de produire par et pour lui-

même, l’impuissance qui en découla d’affirmer "ensemble" sa nature propre.

Les Martiniquais barattent ainsi leur existence entre une coupure béante

irréversible (d’avec la terre originelle d’Afrique) et une cassure douloureuse

nécessaire et improbable (avec la terre rêvée de France)". 130

Les autres composantes de la société antillaise (Indiens, Hindous) ne sont pas

pour autant prises (ou alors peu) en considération. Néanmoins, il affirme clairement

l’irréversibilité du processus de coupure avec l’Afrique et la nécessaire cassure avec

la France, une cassure qui reste, à ses yeux, difficile à pratiquer. Les Antilles sont

nées à leur liberté, mais elles se sont libérées de qui et de quoi ? Elles veulent

s’affranchir de leur passé africain, mais ne peuvent s’affranchir de la France présente

même par la langue dans leur propre langue créole.

En effet, la politique violente de la colonisation a fait souffrir profondément

cette société qui jusqu'à présent n'arrive pas à retrouver ses repères devant

l’aliénation quasi complète (on parle de colonisation réussie). Les déchirures étant

129 Idem p.25. 130 Idem, p. 26

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profondes et diverses, le retour au passé, illusoire, le remède ne pourrait être que le

regard vers le présent, autrement dit, la quête d’une identité antillaise. Ce désir de

refonte de plusieurs identités qui, seules ne pourraient s’affirmer, dans une unique

identité qui les engloberait en les préservant, animera plusieurs intellectuels pendant

longtemps. Panser les blessures sociales, combler les trous de la mémoire collective

et développer des modèles de relations nouveaux, loin du moule proposé par la

métropole, tel était l’espoir de Glissant qui misait sur l’histoire commune des

plantations sucrières, l’héritage africain, la couleur de la peau et la langue créole

pour ériger une société antillaise propre, autonome, pouvant exister par elle-même.

" L’élan des peuples néantisés qui opposent aujourd’hui à l’universel de la

transparence, imposé par l’Occident, une multiplicité sourde du divers."131

Cette multiplicité des divers historiques et linguistiques qui caractérisent les

Antilles s’est muée en un tout que les événements douloureux ont soudé.

L'Antillanité, selon Glissant, est une identité ouverte et plurielle qui essaye de

reprendre l’espace usurpé par les colons et diriger un faisceau lumineux vers les

périodes occultées de l’histoire de la région. Toutefois, Edouard Glissant affirme

n’avoir jamais pensé théoriser l’Antillanité :

"L’Antillanité pour moi c’est quoi ? C’est simplement une orientation de

l’attention littéraire à la réalité des pays des Antilles et non à des rêves

africains. C’était une manière de prendre les distances avec la Négritude, mais

disons que c’est une précaution thérapeutique du point de vue littéraire, ce n’est

pas un concept ni une notion que je développais...Mais je n'ai jamais développé

un concept d'Antillanité "132

Cet écrivain de l'universel est à l'origine des concepts d'Antillanité et de Créolisation

qu'il définit comme ouverture vers le monde.

"L'idée de l'unité antillaise est une reconquête culturelle. Elle nous réinstalle

dans la vérité de notre être, elle milite pour notre émancipation. C'est une idée

qui ne peut pas être prise en compte pour nous par d'autres : l'unité antillaise ne

peut pas être téléguidée."133

Il eut, dès les années cinquante, la formidable lucidité de sentir les bouleversements

que le monde allait connaître et de rendre visibles les différents processus de

métissage des sociétés. Le monde édifié par l'occident sur la base de centre et

131 Idem, p. 14 132 Interview réalisée le 27/12/98 en Martinique par Delphine Perret et reprise dans son ouvrage, La Créolité, espace de création, op.cit., 2001, p.46-47.

133 Edouard Glissant, Le Discours antillais, op.cit., p. 26

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périphéries, sera, pour lui, un ensemble de "noeuds" en perpétuelle transformation :

il parle de créolisation, c'est à dire d'un processus en marche. Ce poète que "la poésie

a conduit à la politique et non les événements"134, a fait de la conception poétique du

monde son propre monde. Un monde avec lequel il se solidarise et un prisme à

travers lequel les images sont diverses et colorées. A ceux qui ne conçoivent le

monde qu'à partir de leur nombril et aux compatriotes Antillais qui voient dans

l'identité composite une infirmité, il oppose sa vision qui se résume en ces termes :

diverses sources, diverses visions, donc perception plus ample et plus fouillé des

phénomènes. Il est évident que plusieurs racines sont plus solides qu'une seule et que

les divers culturels génèrent une culture riche et complète, capable d'absorber et de

secréter. Si Edouard Glissant parle de Créolisation au lieu de Créolité (concept que

nous détaillerons plus bas), il parle de mondialité135 à la place de mondialisation. Il

s'agit de préserver les espaces et les cultures en les mettant en rapport continu. C'est

cette proximité, par l'imaginaire et par les contacts physiques, qui fructifiera les

singularités de chaque identité, les préservera et leur permettra de s'enrichir et

d'enrichir l'autre. L'identité peut être immuable mais sa composition ne l'est pas

puisqu'elle mue.

Depuis New York où il vit, Edouard Glissant continue, aujourd'hui à réfléchir sur les

concepts de Mondialité et de Créolisation ou la capacité de se transformer sans se

diluer. Pour lui le monde entier sera créole un jour.

Pour Edouard Glissant, la littérature antillaise doit se donner les moyens

d'une vraie littérature. La culture populaire liée au système des plantations n’a pas

profité des nouveaux modes d’expression pour la faire exister encore. Cela est une

conséquence logique de l’effritement de ce système à l’indépendance et l’absence

d’un relais, d’où la disparition de la culture populaire ou son cantonnement dans des

espaces périphériques. La littérature martiniquaise écrite, en particulier, n’a pas

redonné vie aux productions orales traditionnelles du terroir, peu nombreux sont les

écrivains qui ont recensé et rassemblé des textes oraux pour les transcrire. Plus au

courant des modes littéraires de la Métropole, ils ont délaissé ce secteur culturel. Le

résultat est la minorisation et la dévalorisation de la culture traditionnelle. E.

Glissant parle d’"indépendance du choix productif global" qui ne pourrait se

matérialiser que s’il existe une volonté continue de libération. Le problème, en

Martinique, est que l’élite, sensée incarner la société, mène le pays vers "la dilution

134 Edouard Glissant, "Le racisme n'est pas inné", entretien réalisé par Nadia Khouri Dagher. Source : Le site Afrik.com

135 "Agis dans ton lieu, pense avec le monde", c'est que j'appelle la mondialité, une poétique tout autant qu'une politique.

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dans l’Autre" et l’absence d’un "arrière pays culturel préexistant" facilite l’aliénation

et la dépersonnalisation totales.

En résumé, ce qui détermine cette vision de l’Antillanité ce sont les

réajustements apportés à l'esprit de la Négritude et les dépassements qu’elle

envisage de faire d’abord par rapport à l’Afrique. Glissant insiste sur le fait que

l’Antillanité "a pour ambition de continuer en les élargissant à la fois la dimension

africaine, qui se change en se retrouvant, et la souche du langage, qui se renforce en

se multipliant"136. Les réajustements sont également à faire par rapport à la France.

Pour lui, l’individu antillais, martiniquais en particulier, n’est plus Africain, il n’est

pas Français. Sa culture aurait pour origine l’Afrique avec, en plus, l’apport de la

colonisation française. Ce constat sera dépassé par les théoriciens de la créolité, qui

prennent non seulement en compte toutes les composantes de la société et de la

culture mais leur donnent la parole. Même si certaines se sont introduites d’une

manière violente comme le français, la créolité englobe toutes les facettes de la

culture antillaise. Les chantres de la créolité marquent eux aussi leur territoire en

affirmant leur identité. Ils se déclarent :" Ni européens, ni africains, ni asiatiques,

nous nous proclamons créoles"137. Cela sous-entend que les trois composantes

forment l’identité antillaise. Ainsi l’élément hindou est pris en considération à côté

des parties africaine et européenne. Ce métissage qui n’exclut aucune origine

s’appuie sur la diversité rendue possible par la présence des plusieurs composantes

pour définir l’identité antillaise : la créolité. Glissant, pour qui la créolisation138

phénomène mondial est préférable comme concept à la créolité, phénomène local,

met en rapport le divers - d’où son concept de diversalité -, tout en préservant

l’identité. La créolisation n’est pertinente que si elle permet la mise en relation des

éléments hétérogènes qui "s’intervalorisent"139.

IV – La Créolité : le métissage à l'œuvre

Devant la mondialisation, phénomène en pleine expansion et d’apparence

irréversible, les défenseurs de l’universalité brandissent le concept de "diversalité"

qui permet de sauvegarder les identités spécifiques tout en favorisant le dialogue

136 Ibid, p.316 137 Jean Bernabe, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, essai, Gallimard, Paris 1989, introduction. 138 Terme que les linguistes et les anthropologues utilisent déjà depuis longtemps. 139 Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, Paris, p. 18.

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authentique entre cultures. Les Antilles françaises sont au cœur de ce mouvement.

Cette diversalité plaidée par la créolité, telle que définie par les auteurs de Eloge de

la Créolité140, est au cœur du processus culturel correspondant à la naissance d'une

civilisation qui mêle des apports européens, africains, amérindiens et asiatiques. Sur

le plan purement culturel, Raphaël Confiant, "militant créoliste", dressant les

contours de cette nouvelle langue d’expression littéraire, pense que les écrivains

antillais pourraient écrire en français habité par le créole et traduire l’identité

antillaise. Ce qui signifie qu’on ne peut pas le faire selon la seule esthétique

européenne. Le créole étant une émanation du peuple, il est destiné à briser la

syntaxe classique, qui souvent arrange les élites et les initiés lorsqu'elle remplit le

rôle de dialogue avec d'autres cultures. Il faut parvenir à une "forme d'écriture

romanesque ajustée plus ou moins étroitement à l'oralité populaire spontanée aussi

bien qu'à l'art des conteurs". Cette définition de Régis Antoine141, prouve que

l’écriture doit refléter une culture et les modèles ne peuvent être importés. Dans le

cas contraire, les écrits ne sont guère authentiques. D’autres créolistes, à l’instar de

Gisèle Pineau142, pensent qu’écrire créole serait une recherche de l'équilibre et un

moyen d’être Autre en écrivant autrement afin de se libérer des contraintes de la

langue. Le créole serait donc un moyen pour faire accepter l’autre dans une identité

multiculturelle et où peuvent interagir plusieurs langues.

Mais la question qui s’impose est de savoir si l’identité antillaise, une

identité créole, une identité qui dépend de la relation de "soi" avec "l’Autre", peut

définir une personne ; si l’Antillais peut vivre pleinement cette identité qui se nourrit

d’un élément, et parfois, de son opposé, si une société composée par des personnes

aux caractéristiques semblables pourrait jouir de cohésion ou de projet la définissant

et jalonnant le parcours à venir. Un individu ne se sent appartenir à une société que

s’il arrive à répondre à des questions simples telles que "ce qu’il est" et ce qu’il

représente aux yeux de l’Autre. Les Antilles se composent de sociétés encore en

édification. Le cas de la Martinique est plus intéressant car cette île a pris davantage

de retard en se maintenant dans une situation de dilution dans la culture de la

métropole.

140 Jean Bernabe, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, op.cit. 141 Régis Antoine, La Littérature franco-antillaise, Khartala, Paris, 1992 142 Ses récits montrent qu’une identité ne peut être forte sans tremper ses racines dans l’histoire et sans s’ouvrir à l’autre :

« Je parcours aujourd'hui le monde à la rencontre de l'Autre.

Et toujours la magie de la découverte m'émeut avec la même violence ». Ouessant (1999)

Source : http://jacbayle.club.fr/livres/autGPineau.html

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1 - L'argumentaire de Eloge de la créolité

L’avènement du mouvement littéraire de la Créolité apparu à la fin des

années quatre-vingt, fondé en grande partie sur Eloge de la créolité143 de Jean

Bernabe, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, est perçu comme un moyen

d’atténuer ce problème en donnant à la notion de métissage un aspect positif et une

chance pour la culture et la littérature antillaises. Dans un premier temps, il redresse

puis il amplifie, par le biais de l’écriture et du langage, une recherche identitaire

entamée par les mouvements de la Négritude et de l’Antillanité en proposant une

démarche d’intégration des différentes facettes de la culture des peuples des

Antilles, en rejetant l’idée d’unicité des origines et de pureté. Ce qui permet, dans un

second temps, de mettre fin aux particularismes figés de l’individu et l’isolement

que nous illustrons plus bas avec l'exemple du roman de P. Chamoiseau, Solibo

Magnifique. Ces deux caractéristiques à priori, handicapantes, deviennent une force

à conjuguer avec d’autres pour créer une diversité qui n’est pas synonyme de

désagrégation, mais d’enrichissement.

"La Créolité, c’est l’agrégat interactionnel ou transactionnel des éléments

culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de

l’histoire a réuni sur le même sol".144

Ce n’est plus l’Afrique et l’Europe seulement qui composent cette identité,

mais d’autres variables participent à sa composition. Voilà qui rend l’histoire de la

créolité plutôt mouvementée et difficile à cerner et la langue créolisée, riche et

"multicellulaire"145.

Cependant, cette conviction ne put se dessiner chez les deux principales figures de

ce mouvement de la créolité, à savoir, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant,

qu’après une série de revers et de désillusions somme toutes, logiques. Le premier a

écrit plusieurs œuvres sans être publié et le second, écrivant en créole, a dû publier à

compte d’auteur pendant des années. Tempérer les ambitions de départ et accepter le

compromis feront d’eux les défenseurs de la diversité enrichissante. D’ailleurs

comment vouloir défendre la langue créole et sa culture contre la langue et la culture

françaises, lorsque l’existence même des deux premières est liée à la présence du

français et que les défenseurs en question partagent les deux langues et les deux

cultures ? Cette langue aux frontières des deux autres (français et créole), censée

143 Jean Bernabe, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, op. cit. 144 Jean Bernabe, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, op. cit, p. 26 145 Terme que nous empruntons à la biologie et qui signifie organisme formé de plusieurs cellules.

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représenter une identité encore ouverte, "en créolisation" selon Edouard Glissant,

demeure insaisissable. La cohabitation imposée au départ, le conflit se trouve à

l’intérieur même de la langue. L’on pourrait toujours avancer que le métissage des

deux langues en question est en train de dessiner les contours d’une nouvelle langue

plus apte à exprimer les êtres profonds de ces populations, il reste que les apports de

la seconde langue sont étriqués. Le créole, lui-même, est "corrompu"146 par le

français. Nous ne sommes pas en présence de deux langues du même statut qui

interfèrent et génèrent ensemble une autre dont les traits proviendraient des deux

premières. Nous ne sommes pas aussi en présence d’une langue qui affronte le

français (langue imposée) sur son propre territoire (le cas des langues africaines). Le

créole est né du contact des parlers et des langues des nègres venus d'Afrique avec la

langue française, langue du maître puis du colon. Les tentatives des deux

communautés nègre et blanche de communiquer, générèrent d'abord une langue

parlée puis écrite, appelée créole. Ce contact s'est effectué en l'absence d'un échange

équilibré, d'un terrain où les deux communautés, les langues et les parlers en

présence, auraient joui des mêmes droits et des mêmes statuts Selon Raphaël

Confiant, le créole est né du contact des dialectes français du nord de la France,

morts aujourd’hui (Poitevin, Picard, Normand) et des langues africaines, par

conséquent il ne provient pas du français contrairement à ce qu’on dit.147Ces

facteurs déterminants dans le processus de la genèse de cette langue expliquent en

partie, sa structuration en perpétuelle transformation, ce qui est somme toute logique

pour une langue et une culture "en créolisation" selon E. Glissant. Ce dernier

regrette cependant que cette langue ne puisse exprimer à la fois la démesure,

l’incertitude, le rythme, la notion de temps, l’opacité : "Il nous faudra structurer la

langue créole pour l’ouvrir à ses usages."148 Même si les théoriciens de ce manifeste

et E. Glissant pensent que la langue créole est une création fatale issue de la

rencontre de peuples n’ayant rien de commun, ni le même statut

(dominants/dominés), ni le même savoir (histoire, science, technologie), ni encore,

la même volonté, il reste que ce contact douloureux au départ a abouti à la création

d'une des plus "belles langues" du monde. Une création langagière dont les bases

multiculturelles et multiraciales font d'elle un support fluide, leste et intelligent pour

intégrer des formes, des contenus, des innovations, des perspectives issues

146 Le terme corrompu est employé pour signaler le fait suivant : la langue française est déjà une des composantes du créole. La structuration de cette langue provient, en partie, du français. 147 Interview réalisée par Chantal Anglade avec Raphaël Confiant le 06 mars 2005 et ayant pour titre : "Créolité dans la langue romanesque ": "Moi j’ai l’ambition de replonger dans les strates profondes du français et je retrouve quelque part ce qui a donné naissance au créole". 148 Edouard Glissant, Le Discours antillais, op.cit., p. 474.

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d'imaginaires différents. Ce qui déboucherait sur une langue qui rapprocherait les

communautés, une langue du tout dialogue, une langue qui vit par l'apport des uns et

des autres, sans discrimination.

L'histoire de la région est jalonnée d'événements qui montrent comment il était

difficile de pouvoir mettre des mots sur des choses ou pour décrire des situations,

tellement Européens et Africains de l'époque des découvertes se trouvaient

incapables de dire ce monde nouveau :

"L'Amérique et les Antilles apparaissent donc comme l'un des lieux privilégiés

où s'élabore l'outre-langue, comme si dans ces régions, les mots ne pouvaient

plus désigner les choses pour lesquelles ils ont été inventés, ou comme s'il n'y

avait pas de mots pour nommer les choses."149

Esclavagistes et esclaves découvraient un nouveau monde. Leurs langues et

leurs cultures respectives, devant tant de nouveautés, étaient contraintes de

s'inventer, la communication et l'expression des sentiments devaient se faire, le

brassage et l'imagination conjugués, des communautés en présence, a fait le reste.

Plus tard, après la colonisation des terres antillaises, l’espace, si ce n’est de création,

du moins, de l'élaboration et du développement de cette langue, restait les

exploitations agricoles où les deux cultures dialoguaient.150

De plus, pour montrer sa différence, pour montrer sa désapprobation, il fallait

prendre des distances avec la langue des colons source de tant de malheurs. Le

créole devient alors un moyen de libération, d’émancipation et d’inaliénation par

rapport à la métropole et de coupure définitive avec l’Afrique : une nouvelle langue

est née, synonyme d’une nouvelle culture et d’une nouvelle population Cette langue

irriguera la littérature antillaise, plus particulièrement martiniquaise qui sera générée

à partir des apports de la dite langue dans le français. Cette littérature devient une

littérature de "l’entre-deux" à divers niveaux : oral et écrit, créole et français,

tradition et modernité, réel et merveilleux, irrationnel (muthos) et rationnel (logos),

anthropologie et littérature.

Dans un entretien réalisé par Olivier Marteau et Loreque Colimon, repris

dans la revue Etudes Francophones sous le titre, "La créolité est une façon de

149 Propos extraits d'une correspondance de Fernand Cortez à Charles Quint. Cité dans Métissagese de Arcimboldo à Zombi, de François Laplantine et Alexis Nouss, PAUVERT, 2001, p. 143. 150 Nous ne pouvons parler de dialogue verbal, mais surtout de caractéristiques culturelles, raciales, d’habitudes, d’expression de sentiments etc.… L’échange verbal se résumait, d’une part, à des ordres, et de l’autre, à des acquiescements.

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réfléchir sur la valeur de sa propre identité", David Barry151 pense que le cas de la

littérature antillaise, comme pour la plupart des littératures africaines, correspond à

une prise de conscience, à une contestation d’un ordre et à une position qu’il faut

adopter par rapport à une réalité historique et socioéconomique. La nécessité d’une

nouvelle définition par rapport à l’Autre (différente de celle que le colonialisme a

imposée) apparaît plus qu’urgente. La compréhension de cette littérature et son

appréhension sur les plans esthétique et linguistique (les compromis et les synthèses

dans le style, le rythme)152, dépendent de la prise en compte de ces paramètres. Il

faut comprendre les littératures en les abordant par l’aspect esthétique mais

également par l'aspect idéologique pour essayer de comprendre le mode de pensée

de la société qui les produit. Et à une question sur les liens que pouvaient avoir entre

eux les notions de créolité, littérarité et oralité, David Barry avance que la définition

que proposent les trois auteurs de Eloge de la Créolité est restreinte puisqu’elle se

fait à partir du phénomène de l’oralité uniquement. Si nous réduisons la question de

la créolité à littérarité et oralité nous verserons dans une opposition binaire non

fondée car le littéraire est écrit mais peut-être orale aussi.

De notre côté, ce que nous souhaitons retenir de ce concept de créolité, c’est

ce métissage de l’oral et de l’écrit dans une même expression littéraire et cette

possibilité ouverte à l’oral, ce qui est entendu, de passer à l’écrit. De plus, la

Créolité, plus que la Négritude et à l’Antillanité, ouvre les voies d’expression à

toutes les composantes culturelles pour permettre l’illustration de la sonorité dans

l’écrit et la réalisation d’un rêve. Son avenir dépend de ces capacités à faire vivre

cette pétulance orale dans l’écrit et à permettre au lecteur antillais de se reconnaître

en elle au point de façonner les structures de la langue écrite et de ne plus se

demander quelle langue il est en train de lire. Car l’écriture, littéraire entre autres,

dans cette sphère culturelle est vécue comme un drame par les porteurs de la parole;

on sait que Chamoiseau se dit marqueur de paroles. Néanmoins si elle essaie de

traduire ce que la parole exprimait aisément, elle le pourrait grâce à la merveille du

style qui compenserait son incapacité formelle. Ce style est marqué principalement

151 Professeur à l’Université de Louisiane à Lafayette depuis 1976 et doyen du College of Liberal Arts depuis 1994, il fut un des fondateurs de la revue Etudes Francophones en 1986, et son premier rédacteur en chef. Il a joué un rôle important quant à l’établissement et la reconnaissance de la Francophonie comme champ d’études légitime dans le contexte universitaire américain, par ses recherches et son enseignement, mais aussi par la création du premier programme de doctorat américain focalisé spécifiquement sur la Francophonie dans toutes ses facettes. Référence ici au n°20.2, le 26 septembre 2006 152 Chez certains auteurs antillais comme Glissant, Chamoiseau, Confiant, il est toujours question de résoudre ce dilemme linguistique pour mener à une expression authentique d’un peuple.

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par l’écart volontairement exagéré par rapport à une habitude et l’amplification par

des figures de styles et une dramatique jusque là inconnues.

Le mouvement de la Créolité se veut le porte flambeau du métissage des

langues. "Un mayoumbé de langues"153, expression du poète haïtien Franketienne

cité par Chamoiseau154, qui se propose de positiver la diglossie perçue jusque dans

un passé récent, comme handicapante pour les Antilles françaises, particulièrement

pour La Martinique, pour en faire l’atout majeur de cette langue et de cette culture

dans un futur en créolisation continue. Cette langue, désormais de littérature, a pu

effectuer le saut qualitatif nécessaire pour briser les miroirs qui lui dégageaient

l’image de langue de la réalité sociale uniquement. C’est une langue qui s’est

peaufinée par le métissage des langues en présence, des parlers, et au niveau de la

forme par l'oral et l'écrit. "Ainsi donc Aimé Cesaire aura réussi, dans un même

mouvement dialectique, à affirmer l’universalité de la négritude et l’ouverture de

celle-ci sur la diversité du monde, sur ce que Chamoiseau, Confiant et moi-même

avons appelé la "diversalité " dans notre essai intitulé Eloge de la créolité. Voilà

pourquoi nous y avons proclamé que nous étions à jamais fils d’Aimé Cesaire"155, a

déclaré Jean Bernabe, l'un des trois chantres de la Créolité, pour montrer que la

créolité comme l'Antillanité n'est que la poursuite de l'oeuvre des théoriciens de la

Négritude.

2 - Les principaux représentants de la Créolité

Les auteurs d’Eloge de la créolité affirment vouloir renforcer la densité orale

du créole par la puissance contemporaine de l’écrit. Ils ajoutent que la langue

littéraire issue de ces deux composants aura pour tâche urgente d’investir et de

réhabiliter l’esthétique du langage. Edouard Glissant, dans le même contexte, parle

d’épanouissement de la langue créole en la différenciant d’un patoisement francisé.

Pour tous ces créolistes, le français reste seulement un support permettant ainsi à la

langue de se dégager de "l’usage contraint du français", selon l’expression d’Eloge

de la créolité.

153 "Mayoumbé" signifierait scène de ménage, si le mot est de la famille de mayé, marier, ou même de mayolé, personne mimant un combat avec un bâton. 154 Jean Bernabe, Solibo Magnifique ou le charme de l’oiseau-lyre, Antilla Special, n° 11, 1989, p. 37 155 Propos tenus, à Atrium, par Jean Bernabe dans un hommage rendu à A. Cesaire lors d'une conférence intitulée Négritude, créolité, indianité, mondialisation et mis en ligne par l'auteur le 07 septembre 2007sur le site Kapes Kreyol.

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a - Raphaël Confiant, le créole contre l'assimilation

La langue créolisée, le salut pour la littérature des Antilles Confiant qui est

un écrivain créolophone militant, n’est pas aussi enthousiaste que P. Chamoiseau

quant à l’écriture créolisée. Dans une interview réalisée en Martinique156, il affirme

que cela nuirait à l’écriture créole :

"Au départ, j’avais quelques réticences sur Chronique non pas du point de vue de sa valeur littéraire mais du danger que ça pouvait représenter pour les

œuvres écrites en créole. Parce que je me disais : Si l’on peut lire une œuvre en

français qui donne l’illusion du créole, jamais le peuple antillais ne va se

fatiguer à lire le créole. " Donc ça m’a épouvanté parce que j’étais auteur

créolophone pur et dur. "

Le problème que soulève Confiant réside dans sa hantise de voir les grands

écrivains qui peuvent hisser le créole au rang de langue d’expression littéraire, de

langue écrite, adopter le français créolisé et donner l’impression au lecteur antillais

d’entendre le créole dans une langue qui ne le serait pas. Ce serait l’aveu, dans ce

cas précis, que le créole est une langue qui ne peut que s’entendre à travers d’autres,

et, est donc incapable de se dévoiler par elle-même parce qu’elle ne possèderait pas

de forme attestée qui la véhiculerait. Elle reste donc muette et laisse le soin de

l’expression au français dans ce cas précis. C’est "le symptôme d’un malaise

profond" et l’impossibilité pour le créolophone de se hisser en sujet.

A l'inverse, nous croyons qu'il faudrait atténuer ces positions trop tranchantes

dans un domaine qui demande au contraire, beaucoup de fluidité d'esprit et de

relativisation. En effet, nous pensons que toute langue en gestation se trouve

confronter à divers obstacles dus généralement à sa nouveauté. Cette langue que les

écrivains utilisent est, au moins dans un premier temps, un moyen d’"exporter" la

langue créole vers d’autres horizons et de lui ouvrir les chemins de la

reconnaissance à une échelle plus grande. Car la langue française, en mettant sa

forme, ses structures de bases, son "véhicule", met le créole à la disposition d’un

large lectorat francophone et français. Cela correspond d'ailleurs à la réalité des

sociétés bilingues, particulièrement les Antilles et bien avant, Jacques Roumain dans

Gouverneurs de rosée,157 l'a merveilleusement illustrée. Le récit de Manuel,

personnage principal qui est revenu de l'étranger, pour trouver le pays plus pauvre et

156 Interview réalisée le 16 mai 1998 en Martinique (Delphine Perret, la créolité, espace de création, p.12 13). Il fait allusion à Chronique des sept misères de P. Chamoiseau. Mais il y avait eu bien d’autres expériences avant, particulièrement en Haïti. 157 Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, édition Messidor, 1988, première édition, imprimerie de l'état, Port au Prince (1944).

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plus divisé qu'il ne l'avait laissé, est non seulement le reflet d'une situation sociale,

mais aussi, d'une situation culturelle et linguistique, en pleine dilution. L'auteur

réussit à créer une magie grâce à une langue riche, imagée, poétique et pleine

d'émotion. Les proverbes africains utilisés ne sont pas là uniquement pour embellir

cette langue, ils rappellent les racines et dessinent les contours de la culture

haïtienne, sans l'enfermer devant les apports d'autres cultures.

Il est tout à fait plausible que si cette littérature (français créolisé) s’impose

dans le monde francophone, d'autres ingrédients, fruits des confrontations pourraient

la nourrir, d'autres structures apparaîtraient et une grammaire s'en dégagera de facto.

Il est vrai que la langue créole se trouvait minorisée dans les institutions de l'état,

mais tous les autres champs et domaines lui appartenaient. La culture créole, le

mode de vie créole investissent toute la société et ses espaces. L’expérience qui a été

vécue par Confiant en Martinique et qu'il considéra, en son temps, comme un échec,

s'expliquait par deux facteurs : la nouveauté, et l'absence d'un lectorat qui lisait

créole. Même si cette langue était parlée par tous les Martiniquais, elle restait

absente du monde de l'écriture et donc ignorée par un large lectorat. Dans ce cas

comment pouvait-elle se frayer un chemin dans le monde francophone ? Lui faire,

de suite, changer de statut était problématique. La société, elle-même, n’était pas

prête à suivre étant donné que les sources dont la langue et la culture se sont nourries

durant l’histoire sont souvent remises en cause,158 ou en pleine redéfinition.

Cependant depuis, beaucoup de chemin a été fait et le créole est non seulement

enseigné à l'université mais également dans l'institution scolaire, cela représente une

énorme percée, même si le problème de sa minorisation n'est pas tout à fait résolu.

L’introduction du créole dans la langue française pouvait être perçue comme

une opération de subversion sur le français dit standard, mais en vérité, cela était né

à partir d'une situation de besoin de se définir par rapport à l’Autre après l’échec de

l’assimilation. L’usage du français par les générations précédentes a justifié le

sentiment que cette langue restait étrangère et, ce qui est plus important, incapable

de dire ce nouvel être métissé qu’est l’Antillais. En parallèle, l’usage du créole

comme langue exclusive de l’écriture littéraire a été comme souligné plus haut, un

échec. Créoliser le français est une entreprise d’authenticité et une initiative qui

procède d’un pragmatisme salvateur dans le domaine de la culture (et de l’économie

aussi) : écrire en français créolisé signifie, aux yeux de Confiant, atteindre un public

158 Pour la Négritude, l’origine est l’Afrique et c’est vers elle qu’il faudrait revenir, alors que pour l’Antillanité, l’Afrique demeure un rêve et l’Europe force coloniale, la réalité est à chercher dans les Antilles, elles mêmes. Les théoriciens de la créolité pensent qu’il faut prendre en compte toutes les composantes de la société car la langue et la culture créoles s’en nourrissent.

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antillais, français et francophone. Raphaël Confiant159 était d’abord créoliste

convaincu puisqu’il a écrit douze romans en créole, avant de devenir écrivain

francophone, carrière qu’il entame avec Le Nègre et l'Amiral. Il découvre du plaisir

et de l’aisance en écrivant cette langue créolisée issue de l’imaginaire créole.

"L'écriture en créole est un travail car l'auteur créolophone est obligé de construire

son outil, ce que n'a pas à faire l'auteur francophone qui dispose d'un outil patiné par

des siècles d'usage". Confiant se distingue par son écriture de l'univers de la

Martinique "profonde" qu'il décrit dans ses romans. Il est un polémiste redoutable et

il n’a pas hésité à critiquer Aimé Césaire. Il lui reproche en particulier d’avoir, à la

fois, dénoncé l’oppression du Tiers-monde par l’Occident dans Discours sur le

colonialisme (1950) et d’avoir siégé pendant quarante ans à l’Assemblée Nationale

Française, en prônant la loi d’assimilation pour les Antilles-Guyane et la Réunion

votée en 1946. Dans ses deux récits Eau de café et Ravines du Devant jour160, R.

Confiant tente l’expérience d’allier une langue française à la syntaxe très pure à la

richesse vernaculaire de la langue populaire. Cela débouche sur une multitude de

néologismes comme la "déshonnêteté", la "maigrichonnerie", "la boutique

désachalandée", "l'heureuseté", "incomprenable", "fille malparlante". Mais cette

capacité à inventer n'est pas seulement d’ordre anecdotique car la langue qu’il utilise

est d’abord vivante, expressive et forme un tout en décrivant un univers nouveau où

la richesse vocale est intégrée à la langue.

159 Raphaël Confiant est originaire du Lorrain (nord de la Martinique) où il est né en 1951, il a fait ses études de sciences politiques à Aix-en –Provence. Il a débuté sa carrière d’écrivain en publiant à compte d’auteur des livres écrits en langue créole. Son premier roman écrit en français est Le Nègre et l’Amiral (1988). Cependant ce sera son deuxième roman Eau de café publié en 1991 qui attirera l’attention de la critique sur lui, ce que confirmera son troisième récit L’Allée des Soupirs publié trois ans plus tard. 160 R. Confiant, Eau de café, Editions Grasset, Paris 1991, Ravines du devant-jour, Gallimard, Paris, 1993.

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b - Jean Bernabe161, la complémentarité du créole et du français

Professeur agrégé de lettres et docteur en sciences du langage, il est l'un de

ceux qui militent pour la reconnaissance du créole dans l'institution scolaire après

que l'Université Antilles Guyane lui ait ouvert ses portes avec notamment l'ouverture

du Gerec F. Dans une interview162 dont les propos ont été rapportés par Johann

Nertomb, J. Bernabé déclare :

"En trente ans, il y a eu un important travail de conscientisation de ses valeurs :

le créole symbolise la langue de notre mémoire, mais aussi la langue de nos

investissements symboliques les plus forts. En contrepartie, il a accumulé des

faiblesses dues à une « décréolisation » et à une difficulté actuelle à supporter

la modernité sans se galvauder. L’accès du créole à l’école par le Certificat

d’Aptitude Professionnelle à l’Enseignement Secondaire (CAPES) est une

conséquence de nos combats, liés à ceux d’autres acteurs, syndicats, militants

politiques, etc. Malheureusement, l’entrée du créole à l’école ne résout pas tous

les problèmes."

Ces problèmes, somme toute, logiques, sont le résultat de tant de

bouleversements que la société antillaise a subi et continue de subir. Mais cela ne

devrait pas s'appréhender toujours de manière négative. Lorsque E. Glissant parle de

langue et de culture en créolisation, il voulait signifier une langue en continuelle

formation et sans contours prévisibles. C'est le signe évident d'une langue ou d'une

culture vivante et dynamique. Le problème qui devrait attirer l'attention, selon lui,

c'est l'attitude des Antillais eux-mêmes qui, face à cette langue et cette culture, fruits

de leur histoire, et dignes représentantes de leur identité, n'arrivent pas à se décider

définitivement à mettre, en valeur, cette langue en œuvrant à ce qu'elle soit, avec

tous les insuffisances qui ne peuvent être que conjoncturelles, langue

d'enseignement, langue de l'administration, de communication officielle, etc.

161 Jean Bernabe est né en Martinique en 1942. Il est écrivain et linguiste et co-fondateur du mouvement littéraire La Créolité. Il est professeur de Langues et Cultures Régionales à l'Université Antilles –Guyane où il a crée un groupe de recherches et d'études en espace créole et francophone. En 1989, il participe à l'écriture de l'essai Eloge de la créolité avec P. Chamoiseau et R. Confiant. Il participe à la reconnaissance du créole dans le milieu universitaire et scolaire par l'intermédiaire de la création du CAPES de créole. Ses oeuvres essentielles sont : Fondal-Natal, essai, 1976 - Fondas-kréyol, essai, 1982 - Eloge de la créolité, avec P. Chamoiseau et R. Confiant - Le Bailleur d'étincelle, roman, 2002 – Le partage des ancêtres, roman, 2004.

Source : http://fr. Wikipedia. org/wiki/Jean Bernabe 162 Interview accordée par J. Bernabé à l'occasion de la journée internationale du créole qui se tient chaque 28 octobre, et dont les propos furent mis en ligne le 18 février 2005 par Johann Nertomb

Source : site Kapes Kreyol http://www.palli.ch/ kapeskreyol/ki_nov/matnik.html).

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Dans Eloge de la créolité, le français n'est pas présenté comme langue

imposée mais comme élément constitutif d'une culture et d'un langage appelé à

devenir la langue des antillais. Cette langue n'est pas du français créolisé ni du

créole francisé affirment-ils, il s'agit d'un langage dans les deux langues, un langage

où ces deux langues sont perçues de la même manière. Ainsi la culture et l'identité

créoles sont au début à "l'origine multiple"163 "Notre identité n’est pas négative mais

positive, elle n’est pas soustractive mais cumulative, agrégative"164, affirme Jean

Bernabé.

Bien qu'il soit l'un des plus grands défenseurs de la langue créole165, il donne

une grande importance, au processus d'échange. Pour lui, le véritable métissage est

partage. L'histoire du métissage est donc une histoire de partage des ancêtres qu'il

appréhende comme une exigence moderne. Dans cette même intervention, il

relativise les positions de Frantz Fanon sur l'aliénation aux thèses colonialistes, et il

déclare les nègres prêts à admettre

"Les Gaulois nos ancêtres, à condition que tous les Antillais y compris les

Békés puissent proclamer Nos ancêtres les Bambaras, les Malinké, les Dogons,

les Tamouls et j'en passe..."166

Le partage est la reconnaissance de l'Autre à travers un dialogue des cultures,

libre et non imposé, dans un monde où la seule patrie est la culture, et c'est sur son

territoire que se ferait le métissage des cultures et non la culture du métissage ou

métissage biologique qui ne saurait être, seul, une valeur en soi. Le créole comme le

conçoit J. Bernabé est un corps poreux d'où toutes les entités peuvent puiser et y

déposer.

163 Expression utilisée par Jean Bernabé dans son intervention lors de l'hommage rendu à Aimé Césaire (voir note 155 page 82.) 164 Idem 165 Auteur de plusieurs initiatives pour la promotion de la langue créole (grammaire du créole, CAPES, notamment) 166 Idem que la note 162

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c - Patrick Chamoiseau, la créolité résultat d'un magma de langues167

Patrick Chamoiseau s'est opposé, avec la même conviction, à l'assimilation

du Noir dans la culture du Blanc qu'à la Négritude qu'il pensait appartenir à un passé

à jamais révolu. Il fait l'éloge du métissage culturel sans pour autant renier ses

origines. Cet écrivain martiniquais est un serviteur de la mémoire à l’instar des

conteurs -il se dit marqueur de parole et non écrivain-. Il est défenseur de l’oralité et

de la vie, de la société. Dans ses romans, il raconte des histoires, des vies comme

dans l’exemple éloquent de Solibo Magnifique. Cela est d’autant plus visible qu’il

alterne les discours (discours direct, indirect, indirect libre, monologue intérieur) et

intervient directement dans le récit : il ne se dissocie pas de ces malheureux témoins

de la mort de Solibo qui attendent leur tour pour être écoutés par la police, dans un

climat de terreur : deux d’entre eux furent assassinés par la police lors de

l’interrogatoire.

V – La place de Patrick Chamoiseau et de son écriture

1 - Le créole consacré par Patrick Chamoiseau

En Martinique, la rupture symbolique entre la langue de la réalité sociale et

la langue de la littérature est profonde. Elle est un antagonisme, parmi les dualités

radicales : Créole- Français, Parole-Ecriture, Périphérie-Centre, Créolité-Centre,

Diversalité-Colonialisme. La « langue manman » est le créole et lorsque la mère

chante des comptines et des chants secrets à l’enfant malade, l’enfant pose son être

«dans la particulière matrice de cette langue étouffée »168 Le créole est la langue des

«mangroves169 du sentiment», il a un effet de "structuration psychique inaccessible

167 Né en 1953 à Fort-de-France, il fait ses études de droit à Paris et revient en Martinique. Il est considéré avec l’autre écrivain martiniquais, Raphaël Confiant, comme un chantre de la Créolité Il a usé de divers moyens pour sensibiliser la société et l’amener à s’intéresser à l’oralité créole. Tous les supports d’expression dont il dispose, sont mis à contribution, il multiplie les sorties et les prises de parole, nourri par cette sensibilité vers cette oralité créole. 168 Patrick Chamoiseua, Une enfance créole I. Antan d’enfance, Paris, Gallimard, collection Folio, 1996 (1990), p. 69. 169 Plante dont les racines se fixent dans la boue et les eaux calmes dans les pays des tropiques.

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aux élévations établies de la langue française"170. "On s’y vautrait comme horde en

irruption dans un temple interdit", écrit Chamoiseau à propos des injures, image qui

rappelle le vieux marron tombé dans la source de L’esclave vieil homme. Le créole

est d’une spontanéité telle l’injure, "par son aptitude à contester (en deux trois mots,

une onomatopée, un bruit de succion, douze rafales sur la manman et les organes

génitaux) l’ordre français régnant dans la parole"171.

Voici donc résumés quelques interventions de Patrick Chamoiseau sur le

Créole en comparaison avec le Français "langue de l’occupant imposée à un peuple".

Patrick Chamoiseau est considéré comme l'un des auteurs les plus reconnus du

mouvement de la Créolité, qu'il a contribué à fonder avec Raphaël Confiant et Jean

Bernabe. Il est né le 03 décembre de l’année 1953, à Fort-de-France, en Martinique.

Après une adolescence consacrée à la bande dessinée (il est l'auteur de Monsieur

Coutcha, avec Tony Delsham), Patrick Chamoiseau signe en 1981 Manman Dlo

contre la Fée Carabosse (Editions Caribéennes), pièce de théâtre opposant les

personnages des contes antillais à ceux de Perrault, et mettant en scène les conflits

de culture contemporains aux Antilles.

Educateur et en lutte pour la réinsertion de jeunes détenus, à Fort-de-France

après avoir exercé en Métropole, P. Chamoiseau, depuis l’adolescence, s’est

imprégné de différentes lectures des Caraïbes pour entretenir la Mémoire qu’il

voudrait ne pas voir disparaître avec l’amenuisement continu du champ oral à

l’intérieur même de son pays. Il utilise divers supports d’expression et multiplie les

sorties et les prises de parole montrant une sensibilité vers cette oralité créole. Une

sorte de retour vers les "Tracées" ethnologiques, historiques et linguistiques de la

Caraïbe.

En 1981, il fut récompensé pour sa pièce de théâtre : Manman Dlo contre la

Fée Carabosse. C’est la description d’un univers où deux mondes, deux imaginaires

différents s’affrontent : l’imaginaire antillais et l’imaginaire dont se nourrit

l’Occident et véhiculée par les contes de Perrault. L’ouvrage reçut le Prix Kleber

Haedens et le Prix de l’île Maurice pour la description qu’il fait de l’univers des

"djobeurs" et de leur ténacité devant les problèmes de la vie. C’est avec Chronique

des Sept Misères172 que P. Chamoiseau dessine la voie qu’il suivra deux ans plus

tard avec Solibo Magnifique, Texaco, en 1992 et l’Esclave vieil homme et le

molosse, en 1997. Il inscrit définitivement son écriture loin de la contestation de la

170 Patrick Chamoiseau, Une enfance créole I. Antan d’enfance, Paris, Gallimard, collection Folio, 1996 (1990), p. 93. 171 Ibid, p. 67. 172 Patrick Chamoiseau, Chronique des Sept Misères, Gallimard, Paris, 1986.

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colonisation et de la revendication de l’espace africain en essayant de comprendre

comment interfèrent les différents composants de la société antillaise qui relèvent à

la fois de l’Afrique, de l’Europe, de l’Inde et de l’Asie (dans Solibo Magnifique,

nous retrouvons parmi les témoins le Syrien Zozor Alcide-Victor, la Colombienne,

Conchita, le surnommé Bête-longue dont l’identité n’est pas encore établie…

L’exemple du personnage Charlot, lors de son témoignage devant la police est

significatif de cette présence de deux cultures (deux manières d’être) :

"Le témoin répondit d’un ton faussement enjoué : Charlot, chef ! Tu ne me

reconnais ? je fais de la musique…le dernier bal de la police…(…) Tu me dis

Charlot, Charlot, c’est quoi Charlot ? Charles de Gaulle ? Charlemagne ? c’est

Charlot qui joue dans les films comiques sans jamais ouvrir la bouche alors

qu’on a payé le cinéma ? c’est quoi, han ?.D’un ton plus mesuré, Charlot

déclara s’appeler Charles gros-Liberté, être déposé sur terre par sa manman

depuis quarante-quatre ans, son âge et demeurer Rue du 8 mai à la cité Dillon"

Solibo Magnifique" p. 98.

Loin d’être la source de rivalités internes neutralisantes, ces faisceaux culturels

tendent au dialogisme à travers des conflits engendrés naturellement par tout

processus de métissage. L’identité antillaise devient un magma générateur de vie et

l’écriture, une graphie de la parole. Chamoiseau essaye de transcrire une parole

créole essentielle à la survie de la société et à son épanouissement sans

l’emprisonner dans le carcan rigide de l’écrit qui la viderait de sa consistance.

"Plié, main au ventre, chaque coin d’œil inondé de douze larmes d’écrevisse, il

se roula kia kia kia dans la poussière. Or la sagesse prévient trop de sel gâte la

soupe ! Le brigadier-chef lui abattit son boutou sur les reins en hurlant : Ou ka

fè lafèt épi mwen, tu te moques de moi ! " Solibo p.99

La parole gardant son vivant, la créolisation devient un processus de métissage

continu et une identité en perpétuelle gestation. La finalité de son écriture ne se

limite pas à la transcription du créole dans la langue française (cela a été déjà réalisé

par Jacques Roumain) mais d’aller au-delà en proposant une écriture d’esprit créole

où l’imaginaire antillais façonne la morphosyntaxe du français par l’introduction

d’entités différentes : auteur /personnage, rationnel/ irrationnel, vérité/ fabulation.

L’introduction du monde créole dans son écriture situe cette dernière à la frontière

de la fiction et du réel : l’auteur est personnage à l’image des personnages fictifs

créés par lui-même. L’instance narratrice indistincte ou absente, l’auteur devient un

véritable intermédiaire entre la parole et l’écrit, mieux encore, il veille à ce que ce

dernier ne défigure pas la première :

« On aurait dit qu’il est mort, s’inquiète un chabin rouge.

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Noon. Les gens ne meurent pas comme ça…

Et comment on meurt, han ?

Pas comme un fruit doux qui tombe…

Ha lan-ô yé ? (Qu’est-ce que la mort ?---

Là, c’est Congo qui parle, et qui doit répéter quatre fois sa question car sa

manière de dire la langue est en disparition par ici.)

-On ne sait pas En tout cas, c’est pas le jour même où tu manges de la terre que

tu meurs enflé : si Solibo est mort, ça couvait depuis longtemps que

maintenant...

-Si son rhum de carnaval a rencontré le chocolat de son baptême cela peut

seulement l’avoir étourdi… comment savoir ?

-An Kay chaché an jan mèdsin… (Là c’est doudou Ménar qui tranche à la

recherche d’un médecin.) ». Solibo Magnifique pp.40-41.

P. Chamoiseau puise ses expressions de la langue créole authentique, la langue de la

vie quotidienne qui, seule possède cette capacité à refléter l’espace antillais. La

période de l’esclavage reste à ses yeux, le socle sur lequel toute l’identité antillaise

fut bâtie. En dehors de ce qu’elle peut représenter de sombre dans l’imaginaire

antillais, elle demeure cependant l’ère d’où ont fusé toutes les dynamiques de vie qui

ont donné les cultures créoles et leurs systèmes de pensée.

Il ne faut pas inscrire son œuvre dans la logique d’une oraison funèbre de la parole

même si l’histoire de la Martinique est un drame. Il est défenseur de la parole,

certes, mais d’une parole désormais inscrite dans un processus d’écriture et non

d’une parole se mouvant dans une oralité qui n’a plus de place, à l’échelle

planétaire. La tristesse qu’il ressent et qu’il arrive à dégager à travers ses œuvres est

beaucoup celle d’un chercheur se débattant dans des problèmes de solitude et

d’incompréhension de son environnement que celle de quelqu’un qui regrette une

situation passée. Cependant si le drame existe, il peut se situer au niveau du vécu

linguistique. Le français est une langue imposée par la colonisation aux dépens de la

langue maternelle, le créole. Le passage de l’oral à l’écrit (l’écriture, seul moyen de

transmission moderne de la littérature) imposé par la nécessité de transmettre la

littérature est angoissant. Le risque est de voir se pervertir la parole lors de cette

opération. Mais Chamoiseau est lucide et veille à la fidélité dans la transmission, en

se démarquant et en précisant :

" Qui a tué Solibo ? L’écrivain au curieux nom d’oiseau fut le premier suspect

interrogé. Il parla longtemps, longtemps, avec la sueur et le débit des nègres en

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cacarelle . Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout inspectère,

l’écrivain est d’un autre monde". Solibo Magnifique, p. 169.

2 - Résumé de Solibo Magnifique : Le compromis de la parole

Un procès verbal de police est dressé suite à la découverte d'un cadavre d'un

homme d'une cinquantaine d'années. A première vue les causes de la mort sont

inconnues et le cadavre ne présente aucune trace de traumatisme.

Solibo Magnifique, le conteur, s'arrêta subitement de parler. Il était en train de

raconter comme tous les soirs et les auditeurs, bien installés, s'attendaient à passer

une autre nuit à écouter leur conteur préféré. Ils ne savaient pas qu'ils venaient de le

perdre. Mort d'une égorgette, Solibo laissait tout le monde dans la confusion et

l'incompréhension. Les auditeurs présents attendaient patiemment qu'il reprenne la

parole, mais rien ne fut. Personne ne savait comment il est mort, ni ceux qui étaient

là à l’écouter, ni la police, venue s’enquérir de la situation et qui pensait plutôt à un

crime prémédité.

Les amateurs qui avaient l’habitude de venir contempler Solibo, n’arrivaient

pas à admettre puis à s’expliquer sa mort. Ils ne pensaient pas que l’on puisse mourir

aussi facilement :

"On aurait dit qu’il est mort, s’inquiète un chabin rouge.

-Nonn! les gens ne meurent pas comme ça…

-Et comment on meurt, han ?

Pas comme un fruit doux qui tombe…

Ha lan-ô yé (Qu’est-ce que la mort ?

Là, c’est Congo qui parle, et qui doit répéter quatre fois sa question car sa

manière de dire la langue est en disparition par ici.)". p. 40

La police arrivée un peu plus tard, commence à chercher un criminel qui

n’existe apparemment pas. Elle annonce les hostilités avec les pompiers venus

secourir Solibo. Les hommes de loi affligent aux secouristes qui voulaient accomplir

leur mission, une correction qui laissa de marbre les témoins pétrifiés de peur. La

brutalité avec laquelle le Brigadier-chef, Diab Anba Feuilles, terrassa Doudou-

Ménar, acheva l’assistance. Après, c’est un véritable quiproquo qui s’installe entre

les auditeurs de Solibo, tenants de la langue orale créole et la police qui doit rédiger

des rapports dans la langue écrite (française).

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Les témoins doivent traduire d’une langue à l’autre dans leur tête, avant

d’essayer de parler français, et cet arcane est aussi aliénant que celui des policiers

assimilés.

"Il leur fallait bien écouter la tite-langue-manman qui leur peuplait la tête, la

traduire en français et s’efforcer de ne pas infecter ces nouveaux sons avec leur

prononciation naturelle".173

Patrick Chamoiseau fera, tout au long du récit, la même chose, mais sans

craindre d’infecter la langue française de ses créolismes.

Aux yeux de la police, donc de l’administration, institution gardienne de la langue

écrite, ces "gens là", ne sont pas à prendre au sérieux, puisqu’ils ne parlent pas une

langue sérieuse, pire encore, ils sont des criminels potentiels parce que justement ils

ne parlent pas la langue qu’il faudrait parler :

"…Je te dis que Solibo se débat dans une méchanceté et toi tu restes devant moi à ainsi dire un papillon barré par la lumière! Tu m’entends la loi ?..., il a les

nerfs qui donnaient comme une peau de tambou. Madame, je suis gardien de la

paix, la loi c’est un autre butin. Ca se fait en France, voyez-vous.(…).Car,

brodait-il, c’est pas comme ça Mââme, vous êtes ici chez la police et pas au

marché poissons, y’a l’officialité, y’a le règlement, y’a le code de principe

pénal et un tas de machins comme ça, tu comprends s’il vous plaît ? " p. 50.

Il y a, en outre, une certaine indistinction des voix narratives, qui laisse parfois

planer un certain doute sur l’identité de celui (ou de ceux) qui s’expriment :

"A ceux qui cherchaient les raisons de ces macaqueries, il adressait mille

rigolades de paroles où il n’y avait certainement rien à comprendre. D’autres

fois, il ouvrait les mains sur l’évidence et disait : Ah, c’est pour mieux goûter la

vie que je change son goût !… Quoi comprendre, ins-pectère ? Quant au punch,

au Chez Chinotte […] Parfois, tu le découvrais derrière son verre sans l’avoir

vu passer." p. 191.

La société, à l’image des auditeurs devenus témoins malgré eux, est perplexe

devant la nouvelle situation occasionnée par la mort de Solibo, la mort de la source

nourricière de la parole, la mort du génie créateur qui n’arrivait plus à se nourrir

d’un imaginaire asséché :

"Rien n’était plus pareil pour nous, le corps coincé de Solibo défaisait notre

vie, la hélait, la pesait et tu sais ce que vaut la vie d’ici quand on la pose devant

la mort. Alors, en manière de fuite, on se levait au dessus du corps pour cueillir

les souvenirs et les partager comme des fruits de saison : c’était ramener la

mémoire en oxygène, pour vivre ou survivre…" p. 184.

173 Patrick Chamoiseau, L’écriture merveilleuse, Interview, Antilla Special, n 11, 1989, p. 26.

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Le déroulement de l’interrogatoire n’apporta que quiproquos et malentendus,

peut-être parce qu’à la question "Qui a tué Solibo ? ", personne ne pourrait répondre,

c’était un processus enclenché depuis longtemps et dont l’assistance, la société ne

prit garde. Ce qui fait dire au témoin Pierre Philomène Soleil que la vraie question

est "Qui est Solibo ?" Le long de ce récit à quatre entrées, chacune commençant par

l’expression funèbre" Qui pleurer ? " (Solibo, Charlot, Doudou Ménar, Congo), les

échanges entre "Oiseau de cham" comme se plaisait à l’appeler Solibo et ce dernier

sur la parole, montraient l’insignifiance de cette dernière dans un monde en pleine

transformation en même temps que sa capacité à se diluer dans l’Autre. Et ce n’est

qu’à ce prix qu’elle se perpétue :

"Solibo me disait :"Oiseau de Cham, je ne me noierai jamais. Dans l’eau, je

deviens eau, devant la vague je suis une vague. Je ne me brûlerai pas non plus,

car le feu n’enflamme pas le feu. " p.76.

Le défilement des témoins et leur témoignage nous fait découvrir le

personnage de Solibo. Un magicien qui arrive à résoudre toutes les difficultés de ses

compatriotes grâce à la magie de la parole. L’exemple du serpent découvert dans le

panier de la vieille Man Goul est significatif :

"La bête-longue avait surgi d’un panier d’herbages (…). Chacun enleva

vivement ses pieds, abandonnant Man Goul face à la mort (…). C’est alors que

Solibo s’avança (…) Magnifique saisit la bête-longue d’une main à l’aise. Il la

fourra dans un sac et lui souffla des paroles inaudibles tandis qu’il l’emportait."

pp.74-75.

Après l’audition des témoins, les policiers rendirent visite à ceux qui

connaissaient, Solibo ou qui lui étaient proches. En vain, l’enquête ne put avancer.

Sucette fut condamné, tous les témoins encore vivants (Doudou-Ménar fut morte

pendant l’interrogatoire et Congo dut se jeter par la fenêtre pour échapper à la

torture des policiers) furent libérés. Diab Anba-Feuilles poursuivit son enquête sur

les conteurs et particulièrement sur ce que fut Solibo de son vivant. Il découvrit que

ce dernier manquait de tribune peu avant sa mort et cela a transformé sa vie autrefois

joyeuse en une vie triste et ennuyeuse. Même le charbon qu’il fabriquait pour vendre

ne trouvait plus preneur. La parole, la chaleur de la vie, n’intéressant plus personne,

Solibo s’adressa à Oiseau de Cham pour lui demander la sauvegarde de celle-ci en la

transcrivant afin de ne pas répéter la même erreur, puis il tira sa révérence. Il s’est

avéré impossible pour les personnages de son auditoire de continuer le travail et

devant cette impossibilité, Oiseau de Cham prit la décision de répertorier tout ce

qu’il pouvait, mais sans succès :

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" Il était clair désormais que sa parole, sa vraie parole, toute sa parole, était perdue pour tous et à jamais" p.226.

C’est Oiseau de Cham, le marqueur de parole, qui, dans une dernière

intervention auprès de la police, permit de clore le dossier de Solibo. Désormais, il

fait partie de la nouvelle génération des conteurs d’un nouveau genre, des conteurs

obligés d’écrire.

Le discours sur le métissage a été, dans le cas de la littérature antillaise,

toujours présent. Les changements constatés dans sa forme sont imputables, à

chaque fois, à l’arrivée d’une nouvelle classe sociale d’écrivains. Il a rythmé la

métamorphose de la littérature des Antilles françaises. Ce fut d’abord la

Négritude qui, pour contrer la volonté de l’aliénation coloniale, a promu les valeurs

nègres sans pour autant renier complètement celles acquises au contact du

colonialisme. Elle donna naissance à un métissage d’origine racial se nourrissant de

deux cultures. Glissant, dont l’œuvre fut élaborée en contrepojnt plus qu’en

opposition à celle d’Aimé Cesaire, proposa de se tourner vers les Antilles où

plusieurs races et plusieurs cultures se côtoient. L’Antillanité nous invite, en effet, à

diriger le regard vers une entité antillaise aux origines africaines certes, mais dont

l’identité est le fruit d’un métissage de plusieurs autres. Dans Eloge de la Créolité,

les auteurs hissent le métissage au niveau d’une "figure énonciative"174.

Dans son ouvrage Le métissage dans la littérature des Antilles françaises,

Chantal Maignan Claverie 175 déclare que le métissage, comme objet de discours ou

comme élément central d’une poétique, apparaît tel comme une série de balises

conductrices du lecteur dans la littérature antillaise, de sa préhistoire constituée par

"les chroniques des pères blancs"176 jusqu’au mouvement contemporain de la

créolité. Notion-clé dans l’imaginaire antillais, le métissage est au cœur des

tentatives successives d’articulation d’une identité antillaise. Ce qu’il faut retenir de

cet ouvrage est le fait que l’Antillanité et la Créolité, dans leurs pratiques littéraires

spécifiques, ont gardé une relation avec La Négritude. Il s’est cependant produit un

glissement significatif au sujet de la notion de métissage. Avec la Créolité et

l’écriture de Patrick Chamoiseau, ce sont les écritures et les imaginaires qui sont

métissés. En faisant parler la langue créole à travers la langue française comme

d'autres écrivains antillais, il ne fait pas que passer l’oral dans l’écriture d’où la

notion "d’oraliture", il permet à une langue, la langue créole et son imaginaire de

174 Chantal Maignan-Claverie, Le métissage dans la littérature des Antilles françaises. Le complexe d’Ariel, Paris, Karthala, 2005, p. 424. 175 Ibid. 176 Ibid, p. 23

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s’exprimer dans la langue française qui lui sert de véhicule, d’outil de propagation

dans le monde et de reconnaissance. Mais ce processus ne peut s’accomplir sans une

infiltration de cette langue dans les structures de la "langue véhicule" et de la

logique de sa tradition intellectuelle. De plus, ce procédé, de par sa composition,

répand une identité plurielle et diverse, que les auteurs de la Créolité opposent aux

catégories de l’Universel et du Transcendant et à la logique du Même et de l’Autre.

De cette "connexion" des deux langues, éclot une langue de synthèse perçue non

seulement comme un palliatif à une situation momentanée, mais comme une langue

de l’avenir une langue du monde de la diversité. L’écriture métissée de Patrick

Chamoiseau en est la parfaite illustration.

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Chapitre 3 – Robert Lalonde, écrivain canadien

Pour compléter notre corpus de romans francophones, nous avons choisi

l’œuvre de Robert Lalonde, Le Diable en Personne 177, édité chez Seuil, en 1989.

C’est vers lui et vers sa carrière littéraire que nous orientons ce rappel qui englobe

différents mouvements et courants littéraires québécois. Nous nous intéressons à cet

ensemble à partir de la seconde moitié du XIXe siècle plus particulièrement, car ce

n’est que depuis la Rébellion178 que les premières œuvres québécoises ont

commencé à apparaître et les contours de cette littérature, à se dessiner.

Dans un premier point, nous aborderons, de manière synthétique, la situation

de la littérature du Canada français. Nous montrerons les difficultés auxquelles elle

était confrontée et les étapes par lesquelles elle est passée pour pouvoir émerger et se

forger une identité. Le rapport présenté par l'envoyé du gouvernement anglais suite

aux événements qu'a connu le pays en 1837 et 1838, a été le point de départ d'une

prise de conscience de la communauté francophone qui se manifesta par une

réaction défensive de sauvegarde de leur culture et de leur identité. Culture et

identité qui dessinèrent leurs contours par le passage par trois périodes différentes

que Camille Roy nous détaille plus bas. Nous nous attarderons sur les étapes

traversées par cette littérature, orale d’abord, puisque cette dernière a toujours été un

support essentiel et une production importante de contes, de récits, de légendes… Et

177 Octobre 1989, date de la première édition au Seuil. Nous utiliserons la rééd. de 2001. 178 En 1937 et 1938, le Parti Patriote qui venait de subir un refus à une requête déposée auprès du gouvernement anglais, organise des rassemblements et des agitations au cours desquels des Patriotes armés ont pris le contrôle de la campagne près de Montréal puis ont mené des combats dans la ville même. Cette lutte, des paysans plus particulièrement, dure longtemps et se termine par des centaines de morts et de blessés. Le Comte Durham, envoyé par le gouvernement anglais pour évaluer la situation conclut que cette lutte n’était pas : "une lutte de principes mais de races : deux nations se faisaient la guerre au sein d’un même Etat". Il propose l’assimilation des Canadiens français qui voient ainsi leur rêve d’indépendance s’envoler. Ils sont indignés par le rapport du Comte Durham qui les décrit comme, "une société vieillie et stationnaire dans un monde nouveau et progressif ". Ils voient, également, dans toutes les décisions du pouvoir, une volonté de les anglifier et de les décatholiser. Ayant peur pour leur avenir et piqués dans leur amour propre, les Canadiens français réagissent. François-Xavier Garneau écrit la première Histoire du Canada et Benjamin Sulte, l'Histoire des Canadiens français. Source : Histoire générale du Canada, sous la direction de Craig Brown, Edition française sous la direction de Paul-André Linteau, les Editions du Boréal, Québec, 1988.

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les balbutiements de ces premières productions écrites, œuvres à caractère religieux

et cuirassées de militantisme à l’image des ouvrages de l’Abbé Raymond Casgrain

et de toute l’école patriotique à l’heure où la quasi-totalité des intellectuels du pays

continuent à voir le roman comme un outil subversif et inutile.

Dans un second point, nous nous intéresserons à la problématique de la

langue qui a toujours été au cœur de tous les enjeux depuis l’acte du Québec de 1774

qui protégea l'usage de la langue française et permit aux Français du Canada la

garantie de la pratique de la religion catholique, jusqu'aux années quatre-vingt dix

avec la prise de conscience que le problème ne résidait pas dans la langue d'écriture

mais dans les normes culturelles que la langue française, grâce à une certaine

flexibilité, permet de préserver et de transmettre sans ambiguïté et sans équivoque,

en passant par la "révolution tranquille" et l'avènement du joual comme langue

d'écriture possible.

Dans un troisième point, nous analyserons la littérature du Québec moderne.

Nous jetterons un éclairage sur la période du XXe siècle où le roman s’impose

comme lieu de toutes les luttes et moyen d'intégration des nouveaux apports. C'est

une période fertile et intéressante par les expériences tentées et les résultats obtenus.

A partir des années quatre-vingt, la littérature québécoise commence

réellement à se libérer des différents carcans où elle a été emprisonnée par les

religieux d’abord, les nationalistes ensuite, par ceux qui la voulaient une réplique

pâle de la littérature française ou encore par les expériences des années soixante. Les

écrivains québécois tentèrent de tirer profit de l'ouverture fulgurante sur le monde

pour mettre en valeur leur culture et leurs normes, grâce à la production de

nombreuses œuvres de grande facture. Ils réussirent à en faire une littérature

américaine de langue française. Sortie grandie par cette expérience, la littérature

québécoise, se trouva confrontée à d’autres réalités et finit par s’imposer comme une

des littératures francophones des plus dynamiques et des plus prolifiques.

S’enrichissant, en dépit d’un conflit permanent entre "conservateurs" et

"modernistes", de cultures nouvelles offertes par les nouveaux Québécois issus de

l’émigration, la littérature du Québec s’est hissée aux premiers rangs dans cette

période postcoloniale. Le métissage, dû au mélange de différents imaginaires dont se

nourrit désormais le nouveau Québec, reste une pièce déterminante et un atout futur.

Nous ponctuerons cette partie avec Robert Lalonde qui résume bien cette

tendance au métissage et l’amour de l’Autre en incorporant dans ses récits les

thèmes de la nature, de l'écriture et de l'amour. Il aborde, d’une manière spécifique

et personnelle, le problème de l’écriture à travers des personnages-écrivains et des

personnages-lecteurs.

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En effet dans le roman Le Diable en Personne, un personnage-enfant, Florent

écrit l’histoire d’un homme Laurel Dumoulin, qu’un autre personnage, femme,

Mathilde, lit. C’est à travers cette conjugaison et cette combinaison

masculin/féminin que le lecteur découvre qui est cet étranger. De plus, ce jeu

qu’impose l’auteur à ce même lecteur, à travers des personnages eux-mêmes

auteurs/lecteurs, dénote un souci d’ouverture et d’équilibre entre les sexes et les

âges. Il manifeste ainsi une volonté de montrer que c’est du métissage que vient le

salut, le métissage étant une situation d’efforts et de tensions.

I – Aperçu sur la littérature du Canada français

Si les premières œuvres littéraires écrites par des Québécois ne commencent

à apparaître qu’au cours XIXe siècle, la première Histoire et description générale de

la Nouvelle France, ainsi que Le Journal historique d’un Voyage fait par ordre du

Roi dans l’Amérique septentrionale par François-Xavier de Charlevoix ont été

publiés en 1744, la fondation de La Gazette de Québec en 1764 et l’apparition de la

Gazette littéraire de Montréal en 1778. Mais c’est au lendemain de la Rébellion de

1837 et la prise de conscience des Canadiens français qu’ils forment désormais une

nation, que la production littéraire entame son processus de croissance. La littérature

produite est à caractère patriotique. Philippe Aubert de Gaspé, fils,179 a écrit et fait

publier Le Chercheur de trésors ou l’influence d’un livre, premier roman québécois

en 1837180.

1 - La prise de conscience

La prise de conscience identitaire et culturelle se dessine peu à peu à la

suite d’un rapport rédigé par Lord Durham181 à qui le gouvernement anglais

demande des informations détaillées sur l’état du Canada et sur les causes des

179 Philippe-Aubert De Gaspé (1814-1841) publie en 1837 le premier roman canadien paru en volume : Le Chercheur de trésor ou l'Influence d'un livre.

180 Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme, Littérature francophone, le roman, Editions Hatier-Aupelf. UREF, p.62.

181 John George Lambton, Comte de Durham, gouverneur général britannique est installé en Amérique du Nord britannique comme gouverneur général. Il avait la responsabilité de décider de la forme et du futur du gouvernement des provinces canadiennes.

Source : Histoire générale du Canada, Sous la direction de Craig Brown, édition française dirigée par Paul-André Linteau, Editions du Boréal, Montréal 1990.

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"Rébellions des Patriotes" en 1837 et 1838182. Ce dernier écrit que selon lui, le

peuple canadien français était sans avenir car sans histoire et sans littérature.

Indignés et inquiets, les Canadiens français redoutant l’anglicisation autrement dite

la décatholicisation, réagissent.

Cette réaction est rapide. François-Xavier Garneau183 écrit La Première

Histoire du Canada, Benjamin Sulte184, L'Histoire des Canadiens français. Le

sentiment national commence à prendre forme. Comparé aux autres formes

littéraires, le roman, bien qu’apparu assez tard dans l’histoire de la littérature

canadienne française (par rapport aux autres genres : poésie, essais, écrits

journalistiques ou écrits historiques)185, a attiré l’attention des écrivains qui ont,

pendant longtemps, hésité à se risquer dans ce genre qui exige des qualités, une

culture générale et une adresse qu’ils pensaient ne pas posséder. C'est le roman

historique186 et le roman de moeurs canadiennes187 qui furent les premiers centres

d’intérêts des écrivains. Dans ce XIXe siècle déterminé par des luttes pour

l’existence de la souche francophone, la littérature produite devait refléter ce combat

qui, peu à peu, vit cette population présenter des signes de différenciation avec les

autres colonies du pays, mais aussi avec la France elle-même. L’esprit canadien

français est désormais là, il est le résultat de ces nouvelles conditions de vie et de

lutte qui n’ont pratiquement rien à voir avec celles de la France. Pendant plus de

deux siècles, en effet, la vie de ces colons pauvres, de ces agriculteurs ne put

réserver à la culture la place qui devait lui revenir. De plus, l’imprimerie, absente

pendant le régime français avant 1760, l’état d’infériorité sociale dans lequel

l’oligarchie anglaise mit les populations francophones par la suite et l’absence de

contact avec la France jusqu’à la moitié du XIXe siècle, ne pouvaient que retarder

182 Les deux insurrections sont un échec, mais ensemble elles ont eu un impact important sur les autorités coloniales, ainsi la constitution du Bas Canada est suspendue et le Comte Durham est envoyé sur place pour évaluation de la situation. Par la suite, toutes les décisions prises d’un côté ou de l’autre ne sont que les conséquences directes ou indirectes de ces deux rébellions. (source : Ibid) 183 Garneau, François-Xavier, notaire, poète et historien, né à Québec le 15 juin 1809 et décédé dans sa ville natale le10 février 1866. Historien, il a écrit des récits de voyage, Voyage et d’histoire, Histoire du Canada, des poèmes et des correspondances. 184 Benjamin Sulte fut poète, journaliste, critique, conférencier et historien. Né le 17 septembre 1841 à Trois-Rivières. Il a écrit en anglais et en français des textes dont la liste a paru dans les Mémoires de la Société Royale du Canada 185 Le roman considéré comme moyen de divertissement, donc superflu chez un peuple dont une grande partie est venue du nord de la France connu pour sa rudesse et son austérité, a été longtemps négligé et les premières tentatives se résumaient à des romans de mœurs dans lesquels la langue se caractérisait par une correction exemplaire et les écrits par un esprit moralisateur. 186 Philippe Aubert de Gaspé, les Anciens Canadiens, 1863, Mémoires, 1866. 187 Ibid.

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l’apparition d’une production littéraire dynamique. Néanmoins le contact conflictuel

avec la Nouvelle Angleterre a permis la transformation du tempérament de ceux qui

vont devenir les Québécois et l’éloigne peu à peu de celui des Français de la

Métropole. Comme toute littérature naissante, la littérature canadienne française n’a

commencé à instituer sa spécificité qu’après la Première Guerre mondiale.

Mgr Camille Roy188 distingue trois périodes caractérisant la littérature

canadienne française : une phase essentiellement orale, une seconde, dominée par

la littérature patriotique et religieuse et enfin, une troisième, où le roman apparaît et

finit par s’imposer.

2 - La période de la littérature orale

La première période, de 1608 à 1860, durant laquelle des auteurs venus de

France ont écrit sur le Canada, s’est caractérisée par une littérature française sur le

Canada, plutôt qu'une littérature canadienne. Cependant, si la littérature écrite par les Canadiens français était quasi inexistante et ce pour plusieurs raisons dont la

principale est la colonisation, il n’en demeure pas moins qu’il existait une littérature

orale. Les conteurs cheminaient à travers tout le territoire en quête d’une chaumière

chaleureuse à l’intérieur de laquelle ils pouvaient se réchauffer et égayer toute la

famille qui les accueillait.

"Le conteur invité habite souvent la paroisse ou la localité voisine. Certains

viennent de loin et gagnent en partie leur vie à conter. Peut-être est-ce plutôt un

quéteux, à la faconde intarissable, qui paie son écot de cette manière. À moins

qu'il ne s'agisse du vieil oncle de retour d'un pays étranger. Chose certaine, le

vrai conteur possède un répertoire. Avant de se rendre conter, il se remet les

contes en mémoire et répète, comme un comédien, ses effets, ses silences et ses

montées de timbre."189

Laurin Michel dans Anthologie de la littérature québécoise parle du conteur

comme d’un personnage toujours présent dans les foyers d’agriculteurs québécois. Il

était aimé et adulé car il apportait la gaîté et la joie qui manquaient dans ses lieux

froids. Il développait les intrigues, maintenait le suspense, avant de délivrer des

écouteurs, parmi lesquels des personnes de voisinage accourues à son arrivée, tous

collés à ses lèvres, avalant sans retenue ce qui sortait de sa bouche magique. Voici

188 Mgr Camille Roy, Manuel d'histoire de la Littérature canadienne de langue française, 21ème édition, Montréal, Beauchemin, 1962 (1939), pp. 9-15 189 Jean Provencher, Les quatre saisons, éditions Boréal

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encore, nous dit Laurin Michel190, un texte de Jean Provencher qui décrit tout l'art du

conteur dans une soirée bien québécoise :

"Le conteur doit se livrer à une véritable opération de charme. Foncièrement

gai, possédant un sens du récit, prompt à la riposte amusante, il y va

d'expressions justes et très colorées. Sur son banc, il bouge beaucoup,

dramatise à outrance et reprend en les accentuant les gestes de ses personnages.

Bientôt l'assistance, dépaysée, plongée dans un monde imaginaire où la fatalité n'a plus cours, se laisse emporter par le récit. Le conteur tient son auditoire.

Douée d'une voix entraînée, qu'il assouplit volontiers d'un petit verre de rhum,

il n'hésite pas à l'occasion à y aller d'une complainte, qu'il reprend

périodiquement. Cela a son effet. Puis, lentement, après s'être permis les plus

surprenantes digressions, le conteur amène la fin. Sa chemise de chanvre est

noire de sueur. On demeure un instant béat. Le maître de maison le remercie et

de nouveau lui "paye la traite". Tous boivent à sa santé. On espère bientôt le

réentendre. Ce soir-là, les enfants vont au lit, de nouvelles images plein la tête." 191

3 - La période de la littérature patriotique

Une seconde période, de 1861 à 1900 regroupe des écrivains trouvant leur

inspiration dans l’écriture patriotique et militante de leurs aînés et dans le

romantisme français192. Le mouvement littéraire de 1860, qui dominait cette période,

et dont l'animateur était l'abbé Raymond Casgrain, se caractérisait assez nettement

par cette double influence patriotique et romantique. Ce mouvement fut l'oeuvre de

l'École patriotique de Québec. Le roman reste, aux yeux de beaucoup de lettrés, un

outil à contre-courant de l’idéologie conservatrice :

"Quel est le jeune Canadien qui, en prenant pour le lire un des romans du

jour puisse, la main sur la conscience, se dire qu’il ne saurait plus utilement

employer son temps et pour lui et pour son pays ? En effet qu’y apprendra-t-il ?

Qu’y verra-t-il ? Des leçons de morale, en supposant qu’il y en ait ? Son

190 Laurin Michel, Anthologie de la littérature québécoise, les éditions CEC inc, Montréal 1994 191 Bouba Mohammedi Tabti, Littérature canadienne, Impressions de lecture, Blida, éditions du Tell, 2005. 192 Joseph Doutre, à l’instar des autres écrivains de cette période (Eugène L’Ecuyer, Aubert de Gaspé), qualifie son roman, les Fiancés de 1812, paru en 1944, d’"essai de littérature canadienne" pour montrer le caractère utilitaire de son travail et s’éloigner de l’image que dégageait le roman associé au romantisme, dans une société rurale où le clergé verrouillait toutes les issues.

Source : Littérature francophone, le roman, sous la direction de Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme, Hatier, AUPELF, UREF, 1997, p. 63.

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catéchisme lui a tout dit là-dessus, et bien que ne sauraient le faire Eugène Sue

ou Alexandre Dumas".193

Cette réflexion montre à quel point le courant conservateur voit dans le

roman un outil qui dérange un ordre que l’on veut établir. Le fait que les romanciers

deviennent un centre d’intérêt pour les jeunes Canadiens et qu’ils interfèrent peu à

peu dans le discours religieux, représente pour ce dernier, un danger car il bouscule

les traditions qui voulaient que le catéchisme soit la seule source de nourriture de

l’esprit des jeunes Canadiens.

Honoré Beaugrand raconte La Chasse-Galerie194, un récit basé sur une

croyance populaire qui remonte à l’époque des coureurs des bois et des voyageurs

du Nord-Ouest, dans lequel, l’auteur Henri Julien met en scène des personnages

ayant vendu leurs âmes au Diable :

" …Mon homme me proposait de courir la chasse-galerie, et de risquer mon

salut éternel pour le plaisir d’aller embrasser ma blonde au village. C’était

raide, il est bien vrai que j’étais un peu ivrogne et débauché, et que la religion

ne me fatiguait pas à cette époque, mais vendre mon âme au diable, ça me

surpassait.

- Cré poule mouillé ! continua Baptiste, tu sais bien qu’il n’y a pas de danger. Il

s’agit d’aller à Lavaltrie et de revenir dans six heures. Tu sais bien qu’avec la

chasse-galerie, on fait au moins cinquante lieues à l’heure quant on sait manier

l’aviron comme nous. Il s’agit tout simplement de ne pas prononcer le nom du

bon Dieu pendant le trajet, et de ne pas s’accrocher aux croix des clochers en

voyageant."

4 - L'ère du roman

Mais un phénomène nouveau commence à s’installer puisqu’en marge de

l’histoire de la nation, une autre, jusque là délaissée, attire l’attention des écrivains.

La vie de personnages sans grande importance dans ce magma national, tels les

missionnaires dont les actions éparses mais continues eurent un retentissement sur le

futur de la nation et demeurées inconnues pendant longtemps, les vieux usages et

vieilles coutumes, les traditions et légendes qui caractérisent le peuple de la

campagne et lui donne sa personnalité propre, demeure un fait insignifiant. Les

193 Ibid 194 Henri Julien (1852-1908), La Chasse-Galerie, musée du Québec, (les écrits de fondation)

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Anciens Canadiens195, roman historique et roman de mœurs, Jean Rivard196, roman

à caractère social mais agrémenté d’une histoire amoureuse, Une de perdue, deux de

trouvées197, roman d’aventures, Pour la Patrie (1895)198, roman à caractère religieux

qui défend le christianisme contre les exactions de la franc-maçonnerie. Dans tous

ces romans, l’intrigue passe en second lieu, ce sont des romans de combat. Pendant

cette période, l’écriture se caractérisait par un style simple où les phrases chargées

manquent de précision et de concision. Dans quelques-uns de ces romans, des

tableaux vivants évoquent des faits, des moeurs et des personnages réels.

Cependant le problème de la langue ne donnait pas l’impression d’être résolu

et l’usage du français ne faisait pas l’unanimité parmi les écrivains eux-mêmes. Le

poète Octave Crémazie, exilé en France (1870-1871), écrit à son ami, l'abbé

Casgrain:

"Plus je réfléchis sur les destinées de la littérature canadienne, moins je lui

trouve de chances de laisser une trace dans l'histoire. Ce qui manque au

Canada, c'est d'avoir une langue à lui. Si nous parlions iroquois ou huron, notre

littérature vivrait. Malheureusement nous parlons et écrivons, d’une assez

piteuse façon, il est vrai, la langue de Bossuet et de Racine. [...] Je le répète, si

nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient

l’attention du vieux monde. Cette langue mâle et nerveuse, née dans les forêts

de l’Amérique, aurait cette poésie du cru qui fait les délices de l’étranger. On se

pâmerait devant un roman ou un poème traduit de l’iroquois, tandis que l’on ne

prend pas la peine de lire un livre écrit en français par un colon de Québec ou

de Montréal. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons toujours au

point de vue littéraire qu'une simple colonie, et quand bien même le Canada

195 Les Anciens Canadiens de Philippe-Aubert De Gaspé (1786-1863) fut accueilli d’une fort belle manière. Publié en 1863, il devient le plus populaire des ouvrages de De Gaspé, les Canadiens le percevaient comme une sorte de mémoire de leur passé. 196 Jean Rivard d’Antoine Gérin Lajoie (1824-1882), roman d'économie sociale ou roman à thèse,

montre la nécessité, pour les jeunes, de s’accrocher au travail de la terre et de ne pas être obnubilés par la vie dans les villes où l’oisiveté les attend généralement. 197 Une de perdue, deux de trouvées, roman de Georges de Boucherville (1814-1894), paru à Montréal en 1874. Ce roman d’aventures fut source de polémique puisqu’on reprocha à son auteur le caractère ambigu de son engagement politique, l’apparent reniement de ses convictions de jeunesse, l’opportunisme avec lequel il aurait distribué les beaux rôles aux membres de l’élite conservatrice au pouvoir dans les années 1860 et l’emploi d’une langue loin du nationalisme dominant les écrits. 198 Pour La Patrie, roman de Jean-Paul Tardivel. Voici ce que J. P. Tardivel écrit dans son avant propos :"Le roman est donc, de nos jours une puissance formidable entre les mains du malfaiteur littéraire. Sans doute, s'il était possible de détruire, de fond en comble, cette terrible invention, il faudrait le faire, pour le bonheur de l'humanité ; car les suppôts de Satan le feront toujours servir beaucoup plus à la cause du mal que les amis de Dieu n'en pourront tirer d'avantages pour le bien. (…) C'est que pour livrer le bon combat, il faut prendre toutes le armes, même celles qu'on arrache à l'ennemi; à la condition, toutefois, qu'on puisse légitimement s'en servir." L’existence du roman n’est justifiée, aux yeux de l’auteur, que si elle tend à détruire cette invention du Diable.

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deviendrait indépendant et ferait briller son drapeau au soleil des nations, nous

n'en demeurerions pas moins de simples colons littéraires."199

Cette réflexion d’Octave Crémazie, soulève le problème de la langue et son

rapport à l’identité. De façon générale et un peu hâtive, on a pris l’habitude de ne

percevoir la littérature d’un pays que si elle est écrite dans sa langue «propre», sa

langue «maternelle», «la langue de la société». Qu’en est-il dans une société

plurilingue ? Ecrite dans une langue autre, même s’il s’agit du français et de ce qu’il

représente pour la sauvegarde de la culture francophone que l’on a toujours voulue

autonome par rapport à l’anglais, n’est qu’un aveu d’impuissance, d’après cet

écrivain, de produire une littérature nouvelle qui se distinguerait définitivement de

la littérature française et serait consacrée comme littérature à part entière. Il faudra

attendre le XXe siècle pour que la question de la langue littéraire et de la langue tout

court soit posée en d’autres termes.

Abordant ce sujet, Lise Gauvin considère que les écrivains québécois du

XIXe siècle pensaient que la langue qu'ils utilisaient les séparait doublement

(physiquement et symboliquement) de la mère patrie. En évoquant l'expérience de

O. Crémazie, elle la qualifie d’exotisme par la langue". Cette qualification en elle

même est très significative parce que loin de la vision que nous avons de la langue

littéraire qui ne peut être qu'une création du poète, comme l'avait souligné beaucoup

plus tard Gaston Miron :

"Moi, je dis qu'il faut malmener la langue. Je dis qu'il faut trouver le dire de soi

à l'autre avec notre manière québécoise."

Pour éviter, nous dit-il, de forcer le changement jusqu'à inventer une langue

différente, il faut se tenir à équidistance entre les deux pôles : le français de France

et celui du Québec dont la différence est beaucoup plus culturelle que linguistique:

"Je m'efforçais de me tenir à égale distance du régionalisme et de

l'universalisme abstrait, deux pôles de désincarnation qui ont pesé constamment

sur notre littérature (...) Je suis un variant français "200

La langue d'écriture ainsi conçue permet l'ancrage dans une culture nationale

ouverte à l'universel. Lise Gauvin ajoute que même si Crémazie avait une vision

moderne de la traduction, elle ne considère pas moins son point de vue comme

199 Octave Crémazie, Lettre à l'abbé Casgrain, 29 janvier 1867. Source : Article de Jean Louis Joubert, Encyclopédie Universalis 2004 200 Cité dans La Fabrique de la langue de Lise Gauvin, p. 267.

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"témoin de son temps par sa manière de concevoir la littérature en termes de normes

et d’écarts."201

La vision qu’avait Octave Crémazie de la littérature s'inscrivait dans un

processus de "soulèvement" contre une situation qui bloquait toute la société

québécoise à la recherche d'elle-même, et la réaction contre la langue d'écriture ne

représentait qu'une infime partie du problème. Ce n'était pas une remise en cause de

la langue car cela signifierait que le processus historique du pays soit remis en

question. C'est une période de quête qui s'était forcément traduite par des

questionnements sur l'identité. Dans l'esprit de Lise Gauvin, la langue ne pourrait

être associée à la géographie.

Enfin une troisième période débute au début du siècle dernier, se perpétuant

jusqu’à maintenant et pendant laquelle, dans le domaine de la poésie par exemple, le

thème patriotique cède la place au thème psychologique dont s'inspire surtout l'École

littéraire de Montréal. Le roman, à qui l’on commence "à reconnaître une certaine

utilité, à savoir celle de transmettre un message nationaliste tout en contrant

l’engouement dont le roman français demeure l’objet"202, commence à se frayer un

chemin vers les années 1920 lorsque l'enseignement supérieur connaît un renouveau

intellectuel. Laurent Mailhot203 observe que, déjà dans les années quarante et

cinquante, un important réservoir de lecteurs de plusieurs millions de francophones

existait au Québec et dans le reste du Canada. L’université, très entreprenante après

la seconde guerre mondiale, favorise l’émergence d’une classe d’intellectuels qui

dynamise la presse et les nombreux éditeurs locaux, bénéficiant il est vrai, d’une

politique de laïcisation de l’enseignement public et de l’intérêt grandissant pour la

littérature produite au Québec dans les établissements scolaires. L’imprimerie

française, sous occupation allemande pendant cette deuxième guerre mondiale,

permet à son homologue, québécoise de prendre le relais. Ce qui la dynamise et lui

ouvre la voie vers une redoutable progression. Les besoins intérieurs grandissant,

elle poursuit son travail à défaut d'une exportation quelque peu tarie. Aujourd'hui les

librairies sont assez nombreuses, les maisons d'édition foisonnent (plus de 150) et on

201 Lise Gauvin, La fabrique de la langue - De François Rabelais à Réjean Ducharme, Le Seuil, 2004, p. 266. Cité dans La Fabrique de la langue de Lise Gauvin, p. 267. 201 Idem, p. 266 202 Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme, Littérature francophone, Le roman, éditions Hatier, Aupelf,Uref, 1997. 203 L. Mailhot, La Littérature québécoise, collections Que sais-je ? P.U.F., Paris, 1975, p. 37.

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publie beaucoup plus d'ouvrages par habitant au Québec (environ 8 000 livres de

toutes sortes par an) qu'en France204.

II – La question de la langue au cœur de l’identité québécoise

L’usage du français dans un pays qui devient possession britannique fait

que la question de la langue se pose au Québec depuis le traité de Paris (1763) qui

permit à l’autorité britannique de prendre possession des biens français d’Amérique.

L’acte du Québec de 1774 garantit aux Français du Canada l’usage de la langue

française et la pratique de la religion catholique.

Cependant, avec l’arrivée, deux siècles plus tard, du parti libéral québécois (PLQ) au

pouvoir et la "Révolution tranquille" entamée sous son impulsion dès l’année 1960,

la question de la langue devient un enjeu. La loi de 1969, dite loi 63, fut votée pour

promouvoir la langue française, mais cinq ans plus tard, en 1974, une autre loi, la loi

22, qualifiée de "difficile à appliquer parce qu’ambiguë" proclame la langue

française langue officielle et provoque un mécontentement aussi bien chez les

francophones que chez les anglophones.

1 - La primauté du français

La loi 101 ou charte de la langue française, adoptée en 1977, conforte

nettement la primauté de celle-ci dans tous les domaines. En 1993, le gouvernement

libéral vote la loi 86 qui stipule que l’affichage, par exemple, doit être fait dans les

deux langues à condition que la primauté soit donnée au français. En décembre

1996, le parlement fait voter le projet de loi 40, créant ainsi une commission de

protection de la langue française chargée d’assurer le respect des textes en vigueur.

Les anglophones réagissent et dénoncent ce qu’ils ont appelé une « police des

langues » alors que, pour les francophones du Québec, cette commission est un

moyen efficace pour "endiguer une anglicisation rampante et illégale qui saperait les

fondements mêmes de la nation québécoise".

204 Tétu De Labsade, Françoise, Le Québec, un pays, une culture, Québec, Les éditions du Boréal, 2e édition, 2001. Diffusion en France : Paris, Le Seuil.

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C’est dans un climat tendu et à travers un itinéraire jonché d’obstacles

menaçant l’existence même du français que ces lois linguistiques sont votées et

maintenues, malgré la protestation des anglophones, essentiellement pour éviter que

la métropole d’un pays francophone à plus de 80%, ne devienne une enclave où le

français occuperait la seconde place après l’anglais. Ce qui rend le problème

épineux, c’est que les deux positions sont pratiquement inconciliables. Les

francophones pensent que la survie de leur langue est en cause, le Québec étant "un

îlot francophone au milieu d’une mer anglophone" alors que pour les anglophones, il

s’agit d’un exercice de droit : celui d’utiliser leur langue dans tous les actes de la vie

quotidienne.

La langue, comme on le constate, est au cœur de l’identité même. Les

francophones la considèrent comme moyen d’indépendance certes, mais également

comme moyen de différenciation et de protection contre la "tempête" anglophone. Il

est très difficile de ne pas aborder la question linguistique pour qui voudrait faire

une étude sur la littérature québécoise. Yves Beauchemin, écrivain renommé, écrit à

ce propos :

"Les adversaires du français mettent en péril notre langue et notre culture,

tandis que ses partisans ne menacent évidemment pas l’anglais qui ne cesse de

prospérer. Imaginons que les francophones deviennent minoritaires à Montréal.

A ce moment là, ceux qui nous demandent de respecter la minorité exigeront

alors que nous respections la majorité. C’est ce que enseigne l’histoire des

minorités françaises dans les autres provinces du Canada"205

2 - Qu’est-ce que le joual ?

Dans ce milieu du XXe siècle, le problème de la langue n’est pas encore

résolu, il rejaillit périodiquement à chaque fois que le problème de l’identité de la

culture et de la langue se pose pour les Québécois. L’élite intellectuelle ressent

l’impasse dans laquelle elle se trouve. Doit-elle rompre avec le passé quitte à tout

remettre en cause à l’image d’autres courants tel le surréalisme des années vingt en

Europe ou doit-elle réhabiliter la langue populaire et en faire la langue de l’écriture

de la littérature québécoise ? Par ailleurs, le rejet de la littérature française

s’accompagne souvent du rejet de la langue française mais aussi d’une certaine

forme de littérature dite "utile".

205 Le Monde Diplomatique, janvier 1997

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Avec la révolution des années soixante, dite "révolution tranquille"206, les

intellectuels se demandent s’il ne faut pas donner une chance à cette "langue"

spécifique, voire rugueuse et grossière qu’est le " Joual" qui veut dire cheval en

québécois. C'est un parlé québécois à base de français chargé d’américanismes, ou

plus exactement, une manière des Québécois de parler français. Ce n’est pas une

langue comme l’est le Créole dans les Antilles mais un moyen de communication

orale. Certains écrivains de la revue Parti pris espéraient le voir remplacer la langue

française car pensaient-ils, il fallait que le Québec ait sa langue pour écrire "sa

Littérature" d’une part, et "à faire entendre la voix de ceux qui ne savaient pas

prendre la parole et surtout radicaliser la puissance de l’écriture sans normes",

d’autre part. Plusieurs romans écrits en Joual connaissent un réel succès207.

Le roman autrefois soupçonné, puis "utilisé" pour consacrer une situation que

l’on voulait centrée sur des valeurs figées, est devenu le lieu même de la rébellion.

Réjean Ducharme, anticonformiste et protagoniste du roman d’alors, se positionne et

appelle au désordre et à la violence. Son mépris pour la société est mis en avant dans

ses écrits. Il essaye de tout secouer de cette torpeur légendaire en ayant recours à ce

qui était considéré comme blasphématoire. Il ne recule devant aucune barrière :

l’érotisme, la pornographie ainsi que la scatologie sont consacrés dans ces romans.

Les tabous volent en éclats, la sexualité et tous les "revers" qu’elle engendre

deviennent un sujet couramment abordé. La famille et Dieu ne sont pas épargnés par

206 La Révolution de 1960 n’avait rien de tranquille puisque tout est remis en question. Ces "appelés à disparaître qui restent des affamés-de-vie"(expression de Jean Ethier-Blais dans Mater Europa, Montréal, Cercle du livre de France, 1968, p. 81) vont s’expliquer eux-mêmes tant pour être compris des autres que pour mieux se comprendre eux-mêmes. " Je ne suis pas un écrivain professionnel, ça me fait mal quand je cherche une phrase, mais lorsque je commence à dire, je me rends compte que je ne peux plus m’arrêter à mi-chemin". Galarneau rapporté par Jacques Godbout dans Salut Galarneau !, Editions du Seuil, Paris, 1967, p. 129.

Incapable de choisir entre vivre et écrire, l’écrivain ambitionne finalement de vécrire, donnant ainsi à sa vie et à son œuvre un caractère exemplaire qui atteste à sa façon, l’avènement de ce qu’on s’est plu à nommer " l’âge de la parole". Charles Bonn, Xavier Garnier et Jacques Lecarme, Op.cit. p.80

Ces romanciers cherchent désormais à atteindre l’universel et les inquiétudes de l’homme moderne, ils délaissent totalement ces mœurs et ces valeurs autrefois sacrées telles le Famille, l’Eglise, le Monde local. "Notre société est sans exigence. A aucun moment, nous n’entrons sous le feu des réflecteurs et nous arrivons à la vieillesse sans avoir jamais été au bout de nos forces. On nous a bien appris à compter nos péchés, à mesurer nos chances, de survivance, mais non pas à vivre en acceptant les risques de la liberté. L’esprit dort et tout le monde est content" Robert Elie, la Fin des songes (1950), Œuvres, Montréal, Hurtubise HMH, 1979, p.187. La révolte a eu le temps de germer et d’éclater pendant la révolution des années soixante. 207 Renaud Jacques, Le Cassé, Montréal, Editions Parti Pris, 1964 - Major André, Le Cabochon, Montréal, Pari Pris, 1964.

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ce déluge. Ainsi une de ses héroïnes, Bérénice, proclame à l’intérieur de la

synagogue où elle se trouve avec son père :

"Moi, j’ai hâte que mon père meure pour être impie tant que je veux. Bande de

fous ! Dire qu’ils me prennent pour une des leurs ! Le rabbi Schneider parle de

ceux qui ne craignent pas le vrai Dieu. Il dit que le Dieu des Armées a dit qu’Il

foudroiera ceux qui ne le craignent pas, qu’Il ne leur laissera ni racines ni

feuillages. Si le rabbi Schneider pense que j’ai peur, il se fourre le doigt dans

l’œil. Les frissons qu’Il me donne, son "Dieu des Armées", ce sont des frissons

de colère. Plus il en parle, plus je le méprise. Ils ont un Dieu comme eux, un

Dieu qui ne peut s’empêcher de haïr"208,

Les écrivains de ces romans désormais québécois (ceux où le Joual tient une place

prépondérante) s’ingénient à faire en sorte que leur héros meure ou échoue. Une part

de cette littérature laisse entendre que l’échec est fatal parce que, dans la réalité

consciente ou inconsciente, ce ne peut être que la bonne fin, le seul dénouement

susceptible de soutenir la vision universelle de l’auteur à travers les personnages mis

en scène. Non seulement le pessimisme qui caractérise toute période de transition est

de mise dans cette littérature, mais la tendance au masochisme, à l’automutilation et

à l’autodestruction également : "Nous ne serons pas vieux mais las de vivre !

Mamie, cultivons nos rancoeurs ! (…) Que fais-tu Bérénice, si loin ? Vite, suicide-

toi !" scande Constance dans L’Avalée des avalés209.

Dans La Survivance, Essai sur la Littérature canadienne, l’auteure, Margaret

Atwood210 parle de contenus, de formes et de thèmes qui lui paraissent familiers

lorsqu’elle lisait des œuvres canadiennes même s’il s’agissait d’animaux, à priori,

repoussants. Elle ajoute un peu plus loin :

" Dans ce monde, Superman ne descendait jamais du ciel à la dernière minute

pour nous secourir, aucun coursier n’arrivait ventre à terre pour apporter le

pardon du Roi. L’essentiel était de survivre et seul l’animal rusé, expérimenté,

réchappait de justesse au danger- ou l’humain ne comptant que sur ses propres

moyens- pouvait espérer y arriver. Mais par-dessus tout, il n’y avait jamais de

fin heureuse ou de solution ultime ". 211

Et d’insister sur le fait que même une "sortie" heureuse est illusoire

puisqu’elle ne représentait qu’un sursis face à une issue fatale et une prédestination

208 Réjean Ducharme, L’avalée des avalés, Editions Gallimard, Collection Folio, Paris, 1966, p.15. 209 Ibid. p. 373. 210 Auteure canadienne contemporaine très connue. Elle est romancière, poétesse et critique. 211 Margaret Atwood, La Survivance essai sur la littérature canadienne, Boréal, Collection Essais littéraires, 1991, p.30, (Première traduction, 1987).

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incorruptible et têtue :" Si par hasard l’animal se sortait indemne d’une situation, on

savait bien qu’il n’en réchapperait pas la prochaine fois."212

Les œuvres canadiennes plus récentes n’ont pas tellement changé quant à

cette mélancolie ambiante. Les Canadiens, seraient-ils plus pessimistes que les

autres nations, se demande Margaret Atwood ? Elle ajoute que leur abattement est

uniforme et sans pareil et que l’échec et la mort ponctuent leurs ouvrages :

"A choisir entre l’aspect positif et l’aspect négatif d’un symbole- la mer source

de vie, la mer engouffreuse de navires ; l’arbre symbole de croissance, l’arbre

susceptible de nous tomber dessus-, les Canadiens préfèrent nettement le

second.". 213

Le Joual, langue dans laquelle s’expriment leurs personnages, semble

devenir un outil de désaliénation, de révolte, de haine envers l’autorité et le passé

même, un outil pour une renaissance pour ces " êtres sans racines, désemparés,

fréquemment orphelins et victimes d’agressions de toutes sortes, qui vivent dans un

univers visqueux et nauséabond, un univers en décomposition"214

Dans L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme, Bérénice se met à parler

bérénicien :

" Je hais tellement l’adulte, le renie avec tant de colère, que j’ai du jeter les

fondements d’une nouvelle langue"

"Je me rend sur la place du marché et là, je parle à tue-tête en bérénicien. Tout

ce que j’ai dit jusque ici est demeuré infécond. Donc tous ces êtres humains ne

peuvent pas m’entendre. Je ne fais, en criant ainsi ma haine, que ce que fait une

plante en poussant.

- Istascourm emmativieren menumor soh, atrophoques émoustafoires ! Uh !

Uh ! démammifères ! borogènes ! Mu ! Mu ! Mu ! Quo la terre templera no ma

fara tembler ! Ma fara danser ! "215

212 Ibid, p. 30 213 Ibid, p. 35 214 Robert Major, Parti pris : idéologies et littérature, Montréal, Editions Hurtubise HMH, 1979, p.234 215 Réjean Ducharme, L’Avalée des avalés, Editons Gallimard, collection Folio, Paris, 1966, pp. 375-376

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En 1960, dans Les Insolences du frère Untel, Jean-Paul Desbiens216 critique

violemment le joual (français populaire urbain). Cependant deux romans écrits en

joual défraient la chronique, il s’agit de Le Cassé de Jacques Renaud et Le

Cabochon217 d'André Major. Certains écrivains n’hésitent pas à parler d’aliénation

pour mieux dénoncer la situation à laquelle est confronté le "moi" de l’écrivain

Québécois devant l’ambiguïté de l’identité psychologique, sociale et politique. Le

Cassé, plus que les autres œuvres, témoigne de cette perte d’identité qui se

manifeste dans cette période. Ce qui fait réagir André Major :

"Disons d'abord, que Renaud a choisi de faire exister dans l'absolu cette loque

qu'est le chômeur canadien-français, en écrivant comme ce dernier parle, ce qui

me semble la seule façon de transcrire concrètement notre aliénation profonde :

ne pouvoir par l'activité de sa conscience dominer son destin". 218

Jacques Renaud, l’auteur de l’œuvre Le Cassé se situe dans la même ligne de

pensée que Parti Pris, lorsqu'il écrit :

"Le joual, c'est plus que le seul langage du Cassé, c'est sa condition de paria. Le joual est le langage à la fois de la révolte et de la soumission, de la colère et

de l'impuissance. C'est un non langage et une dénonciation."

3 - Le français québécois

Les années soixante annonçaient une véritable mue au Québec qui amorçait

une ouverture vers l'extérieur. L'expérience de Michel Tremblay dans le domaine du

théâtre219 par exemple prouve, d'une part, que le langage peut-être source de

216 Alias Le Frère untel, né en 1927 et professeur de philosophie, a publié cette œuvre en 1960 dans les éditions de L’homme ltee. Voici ce qu’il dit du joual à la page 17 de l’œuvre en question : " Le joual est une langue désossée : les consonnes sont toutes escamotées, un peu comme dans la langue que parlent les danseuses des Iles Sous-Le-Vent : Oula-oula-alao. On dit : "Chu pas apable" au lieu de dire "Je ne suis pas capable", on dit "l’coach m’enweille cri les mit du gôleur", au lieu de dire : "Le moniteur m’envoie chercher les gans du gardien". (…). Le joual ne se prête pas à une fixation écrite. Le joual est une décomposition ; on ne fixe pas une décomposition (…). Cette absence de langue qu’est le joual est un cas de notre existence, à nous les Canadiens français. On n’étudiera jamais assez le langage. Le langage est un lieu de toutes les significations. (…). Je signale en passant l’abondance, dans notre parler, des locutions négatives. Au lieu de dire qu’une femme est belle, on dit qu’elle n’est pas laide etc. 217 André Major, Le Cabochon, Edition Parti- pris, Montréal, 1964, 195 p. 218 A. Major, La Presse, 10 avril 1965, cité dans "Le Journal du Cassé", Montréal, éditions Parti Pris 1977. p. 181 219 "De toute évidence, Tremblay a fait subir à la langue un traitement analogue à celui de ses formes théâtrales, et à une architecture scénique correspond une architexture langagière, résultat d'un savant dispositif. C'est qui crée l'effet joual dans le texte, un effet obtenu par la transcription de la dimension

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transformations et d'autre part, que celles-ci ne peuvaient prendre forme qu'avec

l'invention d'une langue d'expression artistique nouvelle.

Au XIXe siècle déjà, Octave Cremazie souhaitait l'abandon de la langue

française et son remplacement par une langue du pays (le Huron ou l'Iroquois) pour

spécifier l'identité du pays et assister à la naissance d'une véritable littérature,

autonome et reflétant la société canadienne française. Il liait le sort de l'identité et de

la littérature à la langue qui, si elle est "étrangère" ne peut que produire de pâles

copies et maintenir cette dernière dans la périphérie et le giron de la littérature

française. Mais la notion même de langue a évolué, et cette langue française

"étrangère" s'est faite tellement infiltrée, transformée, mixée par les usages, les

langages sociaux, par d'autres langues notamment l'anglais, et par le syncrétisme du

"trivial" et du "raffiné", que vers la seconde moitié du XXe siècle, des écrivains

comme Michel Tremblay et d'autres arrivent à produire dans une langue française

québécoise qui s'alimente des structures et du lexique du joual. C'est la consécration

de ce parler dans la langue de la littérature.

Il est évident que deux époques différentes ne peuvent engendrer des quêtes

semblables. O. Crémazie voulait une langue du terroir, sans souillure extérieure : le

pays était enfermé sur lui même. M. Tremblay vivait dans un Québec, en crise peut-

être, mais qui se modernisait et s'ouvrait au monde. Désormais multiculturel grâce à

un brassage et un métissage linguistique ayant débouché sur la promotion du joual

en tant que langue oral de tous les jours, les écrivains québécois ressentirent la

nécessité d'écrire dans une langue de représentation de cette multiculturalité, une

langue vitrine du pays. Cette langue, structurée et alimentée par le joual, permit au

pays de se positionner en tant qu'espace d'expression de ce patrimoine désormais

varié. Un espace autonome désormais de l'espace français.

Nous ajouterons, pour notre part, que cette langue est d'abord une distance

avec le Canada et la culture anglophone. "La distance créée par le référent culturel

entre le français de France et celui du Québec"220 Cette citation n'effleure pas la

problématique, elle la révèle au grand jour, car c'est beaucoup plus le phénomène

des normes qui est en jeu que celui de la langue. Les Québécois réclamaient, à

orale de la langue populaire, mais aussi par le transcodage complexe, s'articulant au double code de l'oral et de l'écrit et enfin par divers procédés de littérarisation, au premier rang desquels se trouve la concentration, de telle sorte que le lecteur-auditeur est mis en contact avec un véritable" répertoire" du joual." (Lise Gauvin, la fabrique de la langue, éditions du Seuil, février 2004, p. 303.) 220 Ibid pp. 267-268

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travers le joual, le droit à parler leur français. Ils refusaient le" Speak White"221 que

les institutions voulaient imposer.

D'un autre côté, la langue française qui est une constituante importante de

cette langue a consolidé sa place grâce à sa malléabilité, ses capacités d'ouverture

aux langages et à la culture du Québec et se force d'adaptation à toutes les inflexions

dues notamment à la présence de l'anglais dans la même sphère. De ce métissage

élaboré au cœur et au creux de la société est, donc, né le joual que les poètes

dramaturges et écrivains québécois voulaient langue littéraire à promouvoir car elle

distinguerait leur pays des autres sphères francophones.

A chaque fois que le Québec est devant une échéance importante, le

problème de la langue revient à la charge et ce phénomène caractérise toutes les

sphères culturelles diglossiques ou tétraglossiques.

III – La modernité littéraire québécoise face au monde

A partir des années cinquante, les Québécois ont commencé à mesurer l’écart

qui existait entre la langue parlée chez eux, les normes internationales et les

difficultés futures auxquelles pourrait être confronté leur pays s’il ne décidait pas de

s’ouvrir un peu plus sur le monde.

1 - La modernité par le métissage de la langue et de la culture

Ainsi pendant les années 60, les revendications identitaires de la Révolution

tranquille qui a suivi le "Refus global"222 ont propulsé le Québec vers la modernité,

avec cependant une caractéristique dominante dans la production littéraire à savoir,

la présence insignifiante du discours ambivalent et de l'incertitude identitaire. Cet

221 Ibid p; 268. (le Speak White: expression utilisée par les Blancs pour intimer l'ordre aux noirs d'Amérique de parler comme eux. Elle est devenue le titre d'un ouvrage de Michèle Lalonde publié en 1974). 222 Le Manifeste du refus global, paru en 1948 était signé par plusieurs écrivains, poètes et essayistes. Un des signataires était l’écrivain Claude Gauvreau qui, avec L’Asile de la pureté (pièce de théâtre) met en scène un poète à la recherche d’un état de pureté absolue en jeûnant et en refusant de se nourrir jusqu’à devenir fou et mourir. L’intitulé est assez significatif et suffisamment explicite de la période du refus global où un repli sur soi allait mettre en danger non seulement la littérature mais également l’existence de la société.

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épisode de ce que est communément appelé la Révolution tranquille fut transitoire et

devait aboutir à une remise en cause non seulement du joual et de ses limites mais

également de l'équipe de Parti-pris elle-même. Le Québec s’aperçut de son

isolement culturel et ressentit la nécessité de s'ouvrir au monde. La diversité et le

métissage qui étaient perçus, aux yeux des critiques littéraires de la révolution

tranquille et des écrivains eux-mêmes223, comme des traits négatifs, commencent à

ne plus être appréhendées de la sorte par la "génération post-1967".

Ce changement d’attitude, par rapport à la référence "eurocentriste" d’avant,

replace le Québec dans le territoire américain. C'est peut-être dans le roman de

l'auteur J. Poulin, Mon cheval pour un royaume que ce changement total de cap,

trouve son expression la plus éloquente. Xavier Garnier apprécie ce roman comme

déterminant par le panorama qu’il offre grâce à l'intégration de procédés divers :

"Superposition des temps, espaces multidimensionnels, intertextualité, usage

du pastiche, de la parodie, du ludique et du carnavalesque, remise en question

de l’Histoire, fragmentation du récit, je protéen et narrateurs à identité multiple

et interchangeable, mélange des genres et des formes d’écriture, protagoniste-

écrivain, mise en abyme, recours à différents niveaux de langue, voilà autant de

procédés et stratégies d'écriture, dont bon nombre ont été depuis associés au

post-modernisme, qui peuvent être repérés dans le roman de l'époque."224

L'écriture se situe déjà dans ce qui sera appelé le post-modernisme et la

fiction est rejetée au profit du témoignage. Le mélange des niveaux de langue et la

présence de personnage-écrivain deviennent incontournables ; ainsi Xavier Garnier

et Jacques Lecarme ajoutent :" A plusieurs endroits, l'auteur intervient dans le récit

notamment pour remettre en question la fonction du roman"225. Ces procédés

manifestent une volonté de rupture avec un schéma classique figé et une envie, pour

les auteurs, de faire corps avec leurs romans.

Les différentes mises en abîme au niveau du temps, de l'espace, l'usage de

pastiche de la parodie, du ludique, le mélange des genres, situent le roman dans la

post-modernité, loin du besoin d'indépendance linguistique prôné par Octave

Crémazie et loin de celui de l'affirmation où de la distinction à travers une langue

qui serait typiquement québécoise (le joual), dans une langue d'expression littéraire

qui engloberait la nouvelle identité du Québec, elle-même constituée à partir

223 L'écrivain Hubert Aquin, voyait le Québec comme une société prisonnière de sa condition coloniale et dont l'ambiguïté devant le projet indépendantiste était symptomatique de la mentalité du «conquis». 224 C. Bonn, X. Garnier et J. Lecarme, Littérature francophone, Le roman, op.cit., p. 82. 225 Ibid, p.83.

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d'apports divers. Les écrivains sont à la recherche d’une langue, espace d'expression

de toutes les richesses venant du terroir et jouissant d'un pouvoir d'assimilation

capable d'introduire celles qui viennent de l'extérieur pour dégager la nouvelle

identité du Québec. Désormais l'écriture ne raconte pas et ne livre aucun message,

du moins, ce ne sont pas ses objectifs premiers.226

Le Québec accepte non seulement son identité francophone dans un espace

anglophone mais s'y sent de mieux en mieux. Le fait qu'il devienne un pays moderne

accueillant un flux important d'immigrants, transforme son statut de plaque

tournante qui se répercute sur sa littérature désormais majeure et diverse par la

diversité des différents apports. Ce n'est plus cet îlot francophone perdu en

Amérique, c'est une partie de l'Amérique francophone accueillant des écrivains de

différentes parties du monde : des Français – on peut penser à Régine Robin -, des

Haïtiens – les exemples abondent comme Emile Ollivier ou Dany Laferrière -, des

Algériens – comme Nadia Ghalem, des Chinois – comme Wei-Wei – , et bien

d’autres exilés encore.

La littérature québécoise est une littérature américaine francophone parce

que les Québécois sont des Américains de langue française. Ce qui fait dire à Gatien

Lapointe227 :

« Ma langue est d'Amérique

Je suis né de ce paysage

J'ai pris souffle dans le limon du fleuve

Je suis la terre et je suis la parole

Le soleil se lève à la pointe de mes pieds

Le soleil s'endort sous ma tête

Mes bras sont deux océans le long de mon corps

Le monde entier vient frapper à mes flancs.

Cette identité "américaine" de la littérature québécoise est accompagnée

d’une libération des expressions et le roman connaît une fulgurante ascension. Le

Québec nouveau devient la quête d’une littérature en questionnement228. La

226 Référence faite aux premiers romans canadiens où il était question d'"utilité du roman". 227 Gatien Lapointe, Ode au Saint Laurent, 1963. 228 Des écrivains comme Réjean Ducharme, Jacques Godbout, Hubert Aquin, Gérard Bessette, Yves Thériault, Anne Hébert, Marie-Claire Blais ont développé des thématiques axées sur ce qu’est un Québécois et la vie au Québec libre de toute entrave religieuse et idéologique.

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littérature féminine ou provenant de groupes marginalisés, comme c’est le cas à

chaque fois qu’il y a un souffle de liberté, prend son envol et permet au Québec

d’occuper une place d’avant-garde dans le monde francophone et au-delà, et de

devenir grâce à son américanité et à l’apport culturel anglo-saxon, la porte d’accès

en français à des questionnements réservés d’habitude aux anglophones.

Plus récemment enfin, des voix migrantes renouvellent, l’interrogation sur

l’étrangéité et l’exil qui était au cœur de la littérature québécoise de la Révolution

tranquille. Venant un peu de partout les "nouveaux" Québécois renvoient aux

"anciens" une image inhabituelle de dominants et remettent à jour les thématiques de

la langue, de la minorité, de l’américanité, mais ce faisant, ils renouvellent

simplement l’imaginaire en apportant leurs formes et leurs motifs. La littérature du

Québec devient ainsi indépendante et se tourne vers le monde.

Le Québec s’ouvre donc au monde et veut marquer sa présence, même si le

jeu avec les conventions, entrepris avec l’introduction du joual, continue, l’identité

n’est plus un souci sans cesse rabâché. La nation québécoise, métissée depuis son

origine, est une réalité et il faut investir le futur de façon plus autonome étant donné

que la littérature décrit le monde à partir du Québec. Reconnaissant les faiblesses et

les limites du joual, ils se font à l’idée qu’il n’est pas une langue comme l’est le

créole ; ils regardent désormais vers le futur qui ne peut être qu’universel ou du

moins ouvert sur le monde. Le Québec organise l’Exposition universelle de

Montréal en 1967, suivie par les Jeux olympiques de 1976. Le Québec est reconnu.

L’identité littéraire, à défaut d’une indépendance politique, devient une réalité. Les

écrivains apprennent ce qu’est vraiment le Québec, ses potentialités, ses manques.

Ils se rendent compte de la pauvreté, de la misère intellectuelle. La religion perd ses

atouts tels la vie dans la campagne, l’isolement qu’elle affligeait aux habitants qui ne

trouvaient du réconfort et des réponses à leurs questions que dans le discours qu’elle

leur proposait, disparait. Désormais les villes proposent une autre manière de voir :

il faut vivre par soi-même, avec les autres Québécois. Paul Chamberland, dans Dire

ce que je suis, montre comment l’on apprend à redevenir Québécois :

"J’allais devenir un écrivain canadien français. Je l’ai échappé belle (…). Il m’a

fallu tout désapprendre. Revenir en arrière, vers le pays réel, celui qui parle

mal, celui qui vit mal, vers ce pays d’au-delà du mépris et de la détestation,

vers cette terre de limbes et de fureurs souterraines. Vivre au ras de terre, écrire

auprès des hommes réels qui me côtoient et que je suis par toute la substance

vive de mon être. Ecrire c’est alors choisir de mal écrire, parce qu’il s’agit de

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mal réfléchir le mal vivre. (…) Un langage ne peut être vrai que s’il colle

étroitement à la chose à dire."229

Cette citation s'inscrit en droite ligne dans ce phénomène de l'écriture qui

veut être le miroir de la société. L'authenticité devient le maître mot de l'écrivain qui

revient à sa société. La littérature se nourrit d'expressions populaires et permet le

renouvellement romanesque. L'expression "Canadien français" dévoile une partie du

problème et occulte la seconde. En effet, le Québec veut autant se libérer du Canada

anglophone que du français de France dont les normes et les conventions lui sont

étrangères. Ces deux mises à l'écart s'accompagnent d'une glorification des valeurs

locales tout en évitant la répudiation des héritages français et américain. L'écrivain

est en situation de porte parole de sa société et ce faisant, il doit trouver l'expression

juste, l'expression qui fait de lui un francophone - c’est-à-dire un écrivain qui, tout

en utilisant le français, n’est pas Français -, et en même temps, un Québécois,

porteur d'une vision de sa société. Ce sentiment est aiguisé par la prise de

conscience, maintenant que le pays s'ouvre, des problèmes d'ordre structurel, des

faiblesses et des forces du pays. La misère n'est pas que langagière, elle est aussi

matérielle. Le grand changement vient du fait que le point de vue se développe

maintenant à partir de la société québécoise et de ce fait son autonomie est assurée.

Pendant les deux décennies de 1970 et de 1980, les Québécois voient leur pays se

transformer en un espace où le métissage prend de plus en plus d'ampleur.

Le multiculturalisme de la société était un élément majeur avec lequel il

fallait désormais vivre et une littérature née de l’immigration italienne est apparue

(Marco Micone, Fulvio Caccia, Antonio d'Alfonso), une autre chez les Québécois

d’origine haïtienne (Gérard Étienne, Dany Laferrière, Émille Ollivier). Bien plus,

des écrivains comme Naïm Kattan230, juif irakien, dont la culture métissée est un

véritable carrefour littéraire (Adieu Babylone, 1975 ; La Fiancée promise, 1983 ; La

Fortune du passager, 1989), l’Egyptienne Anne-Marie Alonzo, Monique Bosco,

l’autrichienne, Yin Chen, la Chinoise, donnent une image d’un Québec débarrassé à

229 Paul Chamberland, Dire ce que je suis repris dans Un parti pris anthropologique, Montréal, Éditions Parti pris, coll. «Aspects», 1983, pp. 171-183. 230 Romancier et critique, il a fait ses études universitaires à Baghdad, puis à la Sorbonne pour aller émigrer au Canada en 1954. Il est depuis depuis 1994 président du Prix littéraire de la ville de Montréal et membre de l'Union des écrivaines et des écrivains québécois. En 2006, il a reçu, de l'Université Concordia, un doctorat honorifique pour sa contribution exceptionnelle à la société québécoise depuis 50 ans à titre de romancier, essayiste et critique. Il est actuellement enseignant à l’université du Québec à Montréal. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages : romans, essais, nouvelles traduits en plusieurs langues, où il traite de la rencontre des cultures.

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jamais de son passé archaïque, un Québec dans lequel un nouveau "magma culturel"

s'installe.

Un autre facteur met en évidence ce nouveau souffle. La production

littéraire qui développait la vision de l'américanité du Québec, une américanité qui

se caractérisait par les grands espaces, n'est plus tellement à l'ordre du jour. Au

début avec Jacques Godbout, puis avec Jacques Poulin dans Volkswagen Blues231,

les Etats-Unis étaient de la quête, parcourue par les héros, avec Robert Lalonde dans

L'Ogre de Grand Remous en 1992, Sept Lacs plus au nord en 1993 et Le Petit Aigle

à tête blanche en 1994, le lecteur découvre un pays, différent, un pays près d'une

nature à l’état sauvage et à la limite du dangereux.

Le métissage qui, au début, était le résultat d’un mélange des races et des

cultures amérindienne et européenne, est perçu désormais comme une richesse avec

laquelle il faut composer. Une bonne partie de la population du Québec a immigré

dans les années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Le Québécois

moderne est non seulement le produit d'un mélange culturel français anglais

américain, mais il est tout aussi pénétré par des cultures venant d’autres pays

d’Europe, d’Asie, du Moyen-Orient et de l’Afrique.

2 - Une société nouvelle, une histoire littéraire nouvelle

Dans les années quatre-vingt-dix, l'écriture de l'histoire devient une des

priorités de la société québécoise installée définitivement dans un processus de

métissage et de créolisation.232 La nouvelle composante sociale, ses nouvelles

exigences tournées vers l'universalité, ne pouvaient se satisfaire d'une histoire

mystifiée et détournée par l'idéologie patriarcale et le système de valeurs mis en

place par le nationalisme et par l'humanisme occidental. La suspicion est de mise

chez les romanciers québécois. André Lamontagne, dans son ouvrage critique233, dit

que raconter et entamer l’ordre des choses n’est pas chose facile, mais cela devient

possible en donnant au narrateur une place d’instance quasi invisible. Sa relation à

l’histoire, qu’il est censé raconter, devient floue et l'empêche de se présenter sous

une forme quelconque, ce qui développe sa vigilance face à l'ordre symbolique. En

231 Jacques Poulin, Volkswagen Blues, Editions Leméac, Montréal 1989. 232 Dans le sens que lui donne Edouard Glissant, c'est à dire transformation continue et interaction : " La créolisation met en relation le divers tout en maintenant l'identité"source: La créolité, espace de création, Delphine Perret, éditions Ibis Rouge, Paris 2001, p. 48. 233 André Lamontagne, Le roman québécois contemporain: les voix sous les mots Montréal, Fides, 2004.

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maintenant un certain dialogisme, le narrateur multiplie la coupure fondatrice (celle

qui vient autant du réel que du désir et de l'identité) et se donne la possibilité de

créer des refuges, de dessiner des points de fuite, lignes de passage et de résistance.

En faisant de l'Autre un foyer de désir et une source de savoir à arracher un "savoir

qui fait vivre", selon le terme employé par Robert Lalonde. La mise en fonction de

ce dispositif chez de nombreux écrivains tels Madeleine Ouellette-Michalska,

Monique LaRue, Robert Lalonde, Jacques Savoie, Sylvain Trudel, a mis à jour la

nécessité de poser autrement la question du père dans la fiction.

L’ouvrage d’André Lamontagne a pour objectif de montrer que

l'intertextualité, dans le roman québécois des années 80-90, traduit son évolution par

la "québécisation" des références intertextuelles et démontre l'ouverture vers le

monde grâce à la diversité de cette nouvelle identité. Par conséquent, il est possible

de dire de l’institution littéraire québécoise qu’elle est autonome et ouverte vers

l’Autre, forte de sa pluralité.

Toutefois, comme cette pluralité est en période de gestation234, cette

modernité n’est pas appréhendée de la même manière chez les écrivains québécois

ou canadiens en général. Une partie des écrivains et artistes s’inscrivent d’emblée

dans ce processus identitaire qu’ils veulent moderniste et pensent que l’universalité

et l’ouverture sur l’autre sont la voie à suivre pour relativiser un passé marqué par

l’idée de survivance et une appréhension injustifiée de l’Autre. Dans un ouvrage

intitulé L’Archipel identitaire235, l’écrivain Jean Larose236 avance à propos de cette

nouvelle identité :

"Notre accès à l’autre, notre curiosité de l’étranger, notre penchant au

métissage moderne, tout cela est continuellement limité, toujours alarmé par le

soupçon que l’autre pourrait profiter de notre curiosité et de notre ouverture au

métissage pour compromettre politiquement notre identité. La souveraineté

234 Au Québec, des courants dits nationalistes, d’autres défendant une littérature plutôt jalouse du passé et méfiant à l’égard de celle des émigrants (celle-ci se nourrit d’un imaginaire beaucoup plus vaste), un troisième résolument ouvert sur le monde et le métissage, s’affrontent et veulent dessiner les contours de ce que devrait être la littérature de demain. Cette élaboration difficile de la littérature est due à la subite ouverture du pays et l’arrivée depuis un demi siècle d’émigrants d’origines diverses, et qui s’invitent dans le monde de l’écriture d’une part et à la confrontation avec l’universel, d’autre part. 235 Marco Ancflovici et Francis Dupuis-Déri, L'archipel identitaire, édition Boréal, Montréal, 1997. 236 L’écrivain Jean Larose est professeur au département d'études françaises de l'Université de Montréal depuis 1979. Il participe depuis les années 80 à des émissions culturelles sur Radio-Canada et sur France-Culture. Il est aussi collaborateur dans des périodiques comme Vie des Arts, Études françaises, Liberté, Le Devoir, Possibles, Québec français… Il a reçu le prix du gouverneur général pour son œuvre La petite noirceur en 1987 et le prix Victor-Barbeau de l’académie canadienne française pour l’Amour du pauvre en 1992.

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inachevée nous met sur la défensive, poursuit-il, nous rend vulnérable au

discours nationaliste. Il en résulte un appauvrissement individuel, culturel et

économique."

Alors que d’autres, à l’instar de Louis Cornellier,237 reprochent aux

Québécois de ne pas essayer de définir eux-mêmes leur modernité et de subir cette

dernière avec ses substrats idéologiques venus d’ailleurs. Il reproche aux

intellectuels "modernistes" de vouloir mettre en péril tout le passé qui a fait le

Québec moderne et les traite de "parvenus de la culture". Il définit l’idéologie

"tabarnaco"238 comme un moyen de s’agripper à son histoire d’une manière lucide,

sans mépris, et de s’ouvrir sur le monde car la survie de n’importe quelle culture

dépend de son intelligence à s’ouvrir et à se confronter aux différents réels.

Une troisième vision peut se percevoir dans l’essai de Monique LaRue239

L’arpenteur et le navigateur240. L’auteur tente de se démarquer des deux premières

positions (celles de Jean Larose et de Louis Cornellier) et d’emprunter une voie qui

la mettrait dans une situation de médiatrice. Mais cet écrit a déclenché une vague

d’indignation parmi les écrivains et hommes de lettres qui qualifièrent, d'emblée, les

écrits de Monique Larue de racistes. Ils lui reprochent de ne pas condamner

ouvertement les positions xénophobes de certaines parties en dissimulant sa position

derrière des explications dont l'objet serait de faire comprendre et accepter cette

position tout en se démarquant d’elle, elle-même. En effet, elle termine son écrit

par :

"Il y a chez l'écrivain, comme en tout être humain, bien d'autres déterminants

que l'appartenance ethnique. Il existe surtout, en chaque véritable artiste, une

force absolument contraire à celle-là, qui lui fait éprouver le besoin de

s'arracher à la terre natale, à sa famille, à la dimension ethnique de la langue et

à toute attache pour naviguer vers l'ailleurs, vers le nouveau, vers l'inconnu ...".

Mais à aucun moment, elle ne met en évidence ce que les cultures

particulières peuvent apporter à l’enrichissement de la littérature québécoise

237 Cet écrivain de la nouvelle génération (il est né en 1969) est également journaliste et enseignant de littérature au CEGEP régional de Lanaudière de Joliette. Il est rédacteur en chef de la revue Combats. Il a publié des essais et des recueils de poésie. 238 Louis Cornellier, Plaidoyer pour l’idéologie tabarnaco, édition Balzac-Le-Griot, collection "Le vif du sujet", Montréal, 1997. 239 Née à Montréal le 03 avril 1948, Monique LaRue obtient en 1976 un doctorat es lettres de l’école pratique des hautes études. Elle enseigne au CEGEP Édouard-Montpetit depuis 1974. Elle a publié de nombreux romans dont Copies conformes qui a obtenu le Grand Prix du Livre de Montréal en 1990 et La Démarche du crabe qui obtient le Grand Prix Littéraire du Journal de Montréal en 199

240 Monique Larue, L'arpenteur et le navigateur, Cetuq/Fides coll. «Grandes conférences», Montréal, octobre 1996.

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moderne. Ainsi Gary Klang241, au nom des écrivains nés en dehors du Québec

affirme que :

" Ce que nous voulons, c'est justement que dans ce Québec à la recherche de

son âme, ce Québec et ce Canada qui nous ont si bien reçus et où sont nés mes

quatre enfants, il nous soit permis, à nous les écrivains d'ailleurs, de chanter ce

que bon nous semble sans être obligés d'entonner les grandes orgues du

nationalisme."242

Cependant, il ne faut pas voir dans cette "ébullition" un quelconque signe de

désarroi ou d’errance, mais des signaux d’un véritable pluralisme qui s’installe dans

le débat pour durer car les expériences sont différentes, contradictoires mêmes et

elles dialoguent et s’écoutent : elles se forgent aux réalités d’un pays qui ne veut ni

s’enfermer dans son passé ni l’oublier étant donné que c’est ce dernier qui a fait le

Québec d’aujourd’hui caractérisé par un métissage multiple et coloré.

Ce sont tous ces signes de modernité qui caractérisent l’écriture de l’auteur

dont nous avons choisi le roman, Le Diable en Personne. Mais au-delà de toutes

sortes de métissages dont nous pouvons déceler les traces au niveau de l'écriture,

Robert Lalonde est un "métisseur" des arts : il fait du théâtre un autre moyen

d’expression de ses pensées et de la radio, un moyen de rester en contact avec la vie

de tous les jours de son peuple. Nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi un

écrivain, dont la quasi-totalité des œuvres est récompensée par des prix de

renommée243 et, en dépit de la diversité de ces occupations dans le monde de l’art,

soit très peu cité parmi les écrivains canadiens. Mais ceux qui connaissent sa force

d’autonomie, sa liberté et sa hantise pour le respect de toute structure et de tout

moule, ne s’en étonnent guère.

241 Gary Klang né le 28 décembre 1941 à Haïti s’est rendu à La Sorbonne à Paris pour poursuivre ses études jusqu’au doctorat. Il s’installe, en 1973, à Montréal. Il a publié des romans, des essais, des poèmes, a fait du théâtre. Son premier recueil de poésie Ex-île lui fait obtenir le prix de "la Vague à l’âme. 242 Gary Klang, "Trop, c'est trop", Le Devoir, 3 juillet 1997. 243 La Belle Épouvante, Quinze, Montréal, Julliard, Paris, 1981, prix Robert-Cliche ;

Le Dernier Été des Indiens, Seuil, Paris, 1982, prix Jean-Macé ;

Une belle journée d'avance, Seuil, Paris, 1986, prix Paris-Québec ;

Le Fou du père, Boréal, Montréal, 1988, Grand Prix de la Ville de Montréal. (Prix canadien).

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IV – Robert Lalonde : un créateur polyvalent

Robert Lalonde est né à Oka (Québec) en 1947 et n’a commencé sa carrière

de romancier qu’après celles de comédien, de dramaturge et de parolier. Il adapte

également des textes pour le théâtre.

Son écriture témoigne de la créativité, de la polyvalence244, et de la passion de

l'inconfort qui l’habite. Il est orienté vers divers genres, d’où un dynamisme qui tend

parfois au paroxysme des choses et des sentiments.

Pourtant l'écriture n'est pas toujours un exercice facile pour ce romancier que l'on

sait prolifique. Son roman Que vais-je devenir jusqu'à ce que je meure?245, lui a pris

un temps fou :

"J'ai commencé à l'écrire quand j'avais 25 ans! Puis je l'ai mis de côté. À 35

ans, j'ai tenté de le finir, pour le mettre encore de côté. Même chose à 45 ans...

J'avais alors trois versions du livre, dont aucune ne me contentait."246

Mais en 2003, il reprend les anciens manuscrits et, dit-il, "Je n'ai jamais tant

écrit, écrit si vite". Il est aussi mystérieux et attirant que les personnages de ses

romans. Souvent, ces mêmes personnages reprennent des pans de sa vie, dans

Monde sur le flanc de la truite (Seuil 1997), le souvenir rejoint le présent et il se

revoit enfant "mimer la mort", "foudroyé par une balle ou un éclair..." Dans Le vaste

monde (Seuil 1999), un recueil de dix nouvelles, à travers ce jeune ingénu nommé

Vallier, il relate des épisodes de son enfance, des épisodes qui le mènent, comme

une construction, à l'âge adulte.

244 Robert Lalonde obtint son baccalauréat ès arts du Séminaire de Sainte-Thérèse, puis il étudie pendant trois années au Conservatoire national d’art dramatique de Montréal, où il a remporté, en 1971, le premier prix d’interprétation. En plus d’exercer son métier de comédien, Robert Lalonde a été professeur d’art dramatique aux Collèges de Saint-Jérôme et de Longueuil de 1973 à 1975 et a écrit des scénarios pour Radio-Canada, des chansons, des pièces de théâtre, dont Je t’aime, mais c’est pas grave et une adaptation des Trois sœurs, de Tchekhov, des romans et de la poésie. Plus récemment, son roman Le Petit Aigle à tête blanche a été récompensé à deux reprises avec l’obtention du Prix littéraire du Gouverneur général en 1994 et du prix Québec-France en 1995. Son premier recueil de nouvelles, intitulé Où vont les sizerins flammés en été, a été publié en 1996. 245 Robert Lalonde, Que vais-je devenir jusqu'à ce que je meure?, Seuil 2006, (Boréal 2005). 246 Tristan Malavoy-Racine, L'âge ingrat, article mis en ligne le 20 octobre 2005 sur le site http://www.voir.ca/livres/livres.aspx

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1 - L'écriture de l'authenticité

Dans les romans de Robert Lalonde, la distribution dans l'intrigue et la

chronologie des événements ne répondent pas à un souci de chronologie. Cela

n'empêche pas l'auteur d'instaurer une conversation intimiste avec le lecteur, comme

le narrateur le fait avec son narrataire. Il arrive également à faire passer, à travers le

narrateur et les personnages, sa passion et son originalité. Il en résulte un

phénomène d'adhésion et les différentes "particularités" deviennent aux yeux des

lecteurs, objet de partage et de complicité grâce à une authenticité fortement

humaine. Il dévoile à l’humain, son humanité sans prendre des gans, comme le

souhaite ce même humain.

Robert Lalonde arrive aussi à communiquer une certaine rage de dire ce qu’il

pense, une certaine rage de vivre comme il souhaiterait que l’être humain vive, c'est-

à-dire près de la nature et de la vérité. Les rejets répétés de Laurel Dumoulin (Le

Diable en personne) de toutes formes de soumission aux ordres établis et la

préservation d'une authenticité qui lui vaut d'être continuellement pourchassé et mis

à l'écart, l'amour interdit, pardonné, cependant, par le lecteur, pour son innocence :

"Ils ne parlent pas, ne comprennent pas, ne comprendront jamais. Ils suivent, l'un et

l'autre, un rythme neuf, inconnu" (p.247), cet amour ressenti par le jeune Florent

pour Jos Pacôme, sont autant d'exemples de cette rage de vivre "authentique".

Dans ce roman, Robert Lalonde, essaye de montrer que la liberté et la soif de

dignité ne peuvent guère cohabiter avec les racines et leurs enchevêtrements. Les

fuites perpétuelles n’ont rien de lâche, tout au contraire, elles sont le signe d’une

bonne santé mentale qui s’appuie sur la quête d’une autonomie, d’une maturité dans

l’humanité de personnes. Le métis ne peut avoir de place dans une société sclérosé

par le poids des tabous et c’est tant mieux pour sa quête de l’ailleurs. Cette

possibilité de pouvoir fuir n’est pas l’apanage des gens liés par tout un arsenal

"culturel" ou "civilisationnel", elle ne s’obtient que par des personnes capables de

tout remettre en cause y compris ce qui est considéré par la société comme faisant

partie du domaine du sacré.

"Non, cette vie là n’est pas pour lui, c’est sûr. Mais l’oncle tire sur son bras,

l’empoigne aux cheveux : » Il faut que tu viennes Warden, c’est la loi ! ».

L’enfant a préparé ses forces depuis des jours et des jours. Il sait qu’il sera,

qu’il est déjà plus fort qu’on ne le croit. D’abord il abandonne son poids, il fait

semblant d’obéir, il est tout mou, tout docile, il suit l’oncle dans le sentier de

sable qui descend vers la vallée où sont allumés les feux et où ils attendent

247 Robert Lalonde, Le Diable en personne, op.cit, p.39.

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tous, assis en cercle autour du plus gros des brasiers. Le chef est debout dans la

fumée. Au bout de son bras flottent les plumes destinées à la tête de l’enfant, la

couronne, la cagoule, la corde au cou. Non, décidément, non ! L’enfant profite

de la maladresse du Rêveur, son oncle, qui a tout à coup besoin de ses deux

mains pour écarter une branche. Il se jette dans l’herbe, il a plongé et il roule, il

roule jusqu’en bas…Le banni, le désobéissant, celui qui ne veut pas du

panache, qui ne veut pas d’une vie décidée par les siens, par les autres. " p. 82.

Robert Lalonde oblige son lecteur à réfléchir comme il le fait lui-même sur

tout ce que la société bourgeoise (dans le sens d’une société bâtie sur les valeurs de

l’argent et tous ses corollaires). Pour illustrer, cela il cite Cocteau : "À force de ne

jamais réfléchir, on a un bonheur stupide". La différence ne l’effraie pas, il a cultivé

ce goût dès son plus jeune âge. Par contre l’immobilisme le dérange et cela lui a

permis l’acquisition de cette ouverture d’esprit au niveau de l’art et au niveau de la

vie en général.

La question de l’identité liée à la marginalité revient dans plusieurs de ses

romans, ainsi dans le Fou du père, édité en 1988, Lalonde raconte l'histoire d’un fils

qui tente désespérément de communiquer avec son père. Ce thème de l’amour d’un

fils adulte envers son père nous autorise, au delà du simple rapport père-fils, à

penser aux questions de cette identité et de cette marginalité. Pour éviter de rester

prisonnier dans ce conflit et ce questionnement identitaire, l’auteur introduit d’autres

sous-thèmes tels une nature belle et sauvage, l’écriture et l’amour de la femme.

Cette marginalité est renforcée par une nouvelle vision de ce qui est appelée folie

qui devient le qualificatif de celui qui vit en dehors des normes sociales ou qui les

refuse. Dans ce roman, on ne sait plus qui, du père ou du fils, est fou car le père est

appelé" le fou du moulin" alors qu'à travers le titre c'est le fils qui est prétendu fou :

" Ton père dis-y qu’y me doit rien ! On a travaillé au moulin, ensemble, dans le

temps. C’était tout un homme, laisse-moi te le dire".248

2 - Le Diable en Personne ou l'innocence d'un homme

Résumé de l’œuvre

Jusque là calme et acceptant le sort qui le frappait, Laurel Dumoulin est

subitement pris d'une envie de fuir le cimetière et les personnes qui

l'accompagnaient alors que la cérémonie des funérailles n'était pas entamée. Il venait

de perdre Marie Ange, une épouse qui l'a aimé et adoré. Il lança un cri et fonça droit

devant lui, laissant les personnes l’ayant accompagné, stupéfaites.

248 Robert Lalonde, Le Fou du père, op.cit, p.104.

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Sa fuite ressemblait à une poursuite. Il courait à la manière de quelqu’un pourchassé

par des chiens. Toutes les recherches entreprises pour le retrouver étaient restées

vaines et les choses reprirent leur cours normal.

Un échange de lettres entre Alphonsine et sa fille Marie Ange, enchâssé dans

le récit, nous informe sur la santé défaillante du père depuis le départ de sa fille avec

"l'étranger". Cet étranger n'en était pas à sa première fuite. Il a déjà été poursuivi par

des hommes armés et accompagnés de chiens.

Après l'enterrement de Marie Ange, Mathilde sa cousine suivit les traces

laissées par les pieds de Laurel Dumoulin dans la boue. Elle fut envahie par un

sentiment étrange et commençait à courir, ne sachant même pas pourquoi. Au bout

d'un moment elle s'arrêta pour souffler et glissa sur quelque chose qui ressemblait à

un cahier d'écolier. Elle l'essuya et le cacha dans sa robe. Elle était loin de se douter

que la personne ayant perdu ce cahier était la même que celle qu'elle poursuivait.

Plus tard elle se mordit les doigts de ne pas avoir lu de suite

C'était le 27 mai 1916 lorsque l'étranger arriva dans la ferme des Bazinet, une

grande ferme avec beaucoup de prairies et autant de travail à accomplir. Toute la

famille était là à l'arrivée de Jos Pacôme, Aurélia, ses deux filles Cécile et Rachel,

Georges et Florent les deux fils et le père Bazinet.

Engagé sans trop d'hésitation parce que la ferme manquait de bras, Jos

Pacôme surprenait, et suscitait l'admiration autour de lui. Le père se félicitait de son

choix, la force et le savoir-faire de cet homme étaient pratiquement inouïs. Les deux

fils Bazinet le jalousaient fortement jusqu'à lui chercher noise à l'image de Georges

qui le provoquait à plusieurs reprises. Florent, le plus jeune, était émerveillé par la

sérénité dégagée par l'homme autant que par sa force. L'occasion de s'en faire une

idée précise arriva lorsque le jeune garçon, lors d'un chargement de foin sur la

charrette, reçut un coup de fouet à l'œil. Jos s'arc-bouta, le tint dans les bras et lui

souffla dans l'œil. Les deux corps se touchèrent et Florent fut tout retourné.

La vie de Florent changea. Ses nuits n'étaient plus les mêmes, ses rêves aussi

jusqu'au Dimanche où la famille Bazinet se rendit à la messe laissant derrière elle

Florent et Jos. Ce qui devait arriver, arriva. Ils ne comprirent pas ce qui leur arrivait.

Ils étaient épris l'un de l'autre :

"Ils ne parlent pas, ne comprennent pas, ne comprendront jamais. Ils suivent,

l'un et l'autre, un rythme neuf, inconnu. Ils obéissent à une force plus grande

que la leur. Le petit chante son plaisir et l'homme cède. Ensemble, ils sont

arrivés au plus ardent et leurs yeux ne se sont pas quittés." p. 39.

Le récit, à l'image de la vie de ce métis qui n'était qu'une série de soubresauts

dont il n'était jamais le responsable, donne l’impression de se dérouler sans

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chronologie ou linéarité apparentes. Il est saccadé, la vie de Jos Pacôme et celle de

Laurel Dumoulin sont, tour à tour, mêlées. Les péripéties amoureuses des deux

existences s'entrecroisent jusqu'à faire perdre le fil au lecteur. Il est saccadé aussi,

puisque après chaque moment de bonheur, le spectre, de la fuite, la prison et des

châtiments, apparaît.

Entre les deux, les lettres qu'échangeaient Mathilde et Marie Ange montrent,

de plus en plus clairement, l'attachement qu'avait la première pour la seconde et la

souffrance qu'elle ressentait depuis son mariage et son départ. Car c'est l'arrivée de

Laurel Dumoulin qui éloigne subitement Marie Ange et la libère de sa cousine

jusqu'à lui dire de ne plus compter sur elle pour vivre sa jeunesse. Désormais son

cœur bat pour Laurel.

Une lettre de Mathilde, à sa cousine Marie Ange, leva le voile sur "l'amour"

qu'elle avait pour cette dernière, un amour dont la force la poussait à souhaiter sa

séparation de son mari, Laurel Dumoulin. Tout de suite après, l'auteur nous

transporte dans une autre époque et un autre espace, l'univers amoureux de Jos et de

Florent, pour revenir à Mathilde qui, le jour du mariage de Marie Ange avec Laurel

Dumoulin, quitta l'église en courant, jurant de ne plus voir personne.

Un mariage froid qu'on a voulu expéditif et célébré dans une atmosphère tendue. Le

mari, un étranger et un métis de surcroît, laissait toute l'assistance de marbre, une

assistance, qui, à l'image du prêtre qui n'arrivait pas à lever les yeux, était contrariée.

L'attitude de Mathilde était toute autre, et toute l'assistance la remarqua.

Marie Ange est malade, elle souffre d'une "grippe qui s'éternise" et elle ne veut rien

savoir sur le passé de son mari qui la soutient dans ces moments difficiles en restant

près d'elle.

Marie Ange se sent seule, Laurel ne rentre pas la nuit, il s'isole pour oublier.

Mathilde, aigrie depuis la séparation avec sa cousine, lui souhaite la mort.

Cependant la vie de Laurel l'intrigue jusqu'à écouter le marchand de chevaux

raconter des horreurs sur son passé. L'intéresse t-elle à ce point ? Une enquête aux

contours encore flous se dessine.

Le récit revisite le passé de Jos. La relation avec Florent s'épanouit et le père

Bazinet lui offre une chaloupe pour le récompenser des efforts fournis pour la ferme.

Mais les deux fils Bazinet veulent son départ. Une violente dispute éclata entre eux à

cause de Jos. Ils sont allés l'affronter, il les intimida par son sang froid et son

assurance.

L'auteur plonge plus loin dans le passé du métis.

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Dans une grange où il s'était abrité, Warden Laforce, s'abandonna au

sommeil se revoit à l'âge de douze ans à Indian Stream, lors d'une cérémonie

organisée pour lui inculquer les valeurs de guerrier. Lui, n'en voulait pas de cette vie

où l'héroïsme menait à la mort ou à l'autosatisfaction ridicule de ses ancêtres. Il avait

déjà vu son père sombrer dans l'alcool jusqu'à la folie et sa mère en mourir. Les deux

voies désormais ouvertes à toute sa communauté. Devant le chef qui tenait la

couronne de plumes qui lui était destinée, il profita d'un relâchement de surveillance

et fuit pour se cacher. Personne ne le retrouva.

Des années après, Warden avait dix-sept ans, il était cow-boy chez Morton Pierce

qui l'avait trouvé blotti dans sa grange. Il l'engagea et jour après jour, il en était

satisfait.

Warden traçait sa vie tout seul, une vie pleine de dangers et de risques mais

une vie qu'il avait choisie et, au contact des chevaux il découvrait la tendresse. Pour

lui, les sommations d’où qu’elles viennent, n'étaient pas acceptables, ni le sorcier, ni

le colon, ne peuvent le soumettre. La résignation des siens, leur servilité, et

l’arrogance, la domination des colons, le révoltent et lui donnent des ailes pour aller

à la rencontre de son destin, ailleurs.

Sa vie a été marquée par deux rencontres différentes par leur nature, mais

semblables par leur caractère exceptionnel. A la recherche d’un travail, dans une

ferme, il tomba sur le jeune Florent, fils de son futur propriétaire, à peine âgé de

seize ans. Plus tard, c’est Marie-Ange, qui est devenue sa femme. Il savait donner en

amour à tel point que Florent et Marie Ange ne vivaient que pour lui.

Si la sympathie du père propriétaire, était évidente.le long de ses périples,

rendus tumultueux et dangereux par une société qui ne cessait de semer des

embûches sur son passage, Warden Laforce ne rencontrait que mort et désolation.

Les perpétuelles fuites qu’il a fini par ne plus dissocier de sa vie ne créaient guère en

lui une soif ou un besoin de vengeance pour le moins compréhensibles. Non, rien ne

le déstabilise, au contraire, c’était lui qui étonnait par son équilibre, sa grandeur

d’âme, sa sincérité dans l’amour et la force tranquille qu’il dégageait. Sa discrétion

attirait l’attention de tous. Il s'est lié avec Florent et Marie-Ange, et ignorait les

autres, tous les autres. D’ailleurs une fois cette dernière enterrée, il disparaissait

aussi rapidement qu’il était apparu le premier jour.

Mais, grâce au cahier que Florent a laissé, Mathilde, vingt-cinq ans plus tard,

entama une enquête, franchit des étapes, arriva presque au bout de son but, refit les

chemins par lesquels l’étranger était, jadis passé, découvrit à travers les écrits de

Florent, et les yeux de l’objet de sa passion, les paysages traversés par ce même

homme. Et l'on découvre qu'entre la mort de ce dernier, vécue comme punition, et

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l’arrivée au village de Marie-Ange, la vie de notre personnage fut marquée de fuites

suivies d’une incarcération en prison où le menu quotidien était châtiment sur

châtiment.

Mathilde prend en charge également la narration en même temps que la

recherche de ce mystérieux métis. Elle narre l’existence de ce merveilleux

personnage qui fut un composé de fuites, de disparitions mais également de

présences intenses, de misères, de tortures, d’insultes, de mépris, mais aussi de

moments de bonheur inégalé et d’amour fou. A l’intérieur de sombres moments, des

éclaircies rayonnantes caractérisent son existence ; il ne traversait jamais une

période malheureuse sans qu’il y ait eu en l’espace de celle-ci, des instants de

jouissance ou de bonheur qu’il partageait discrètement avec une personne

généralement venue vers lui, attirée par son magnétisme et son humanité. Sous le

nom de Jos Pacôme, il vécut dans la ferme des Bazinet, des moments d’amour

intense avec Florent qui (cela est raconté plus loin dans le récit) quelques mois plus

tard, mourait et, sous le nom de Laurel Dumoulin, il passa plus d’une dizaine

d’années de vie avec Marie-Ange. Un point commun liait les deux personnages que

ce métis a aimés, le village d’Abercorn. En effet quelques temps après la mort de

Florent, Marie-Ange y débarque.

Mais Mathilde, terrassée par la fatigue, meurt sans avoir vraiment réalisé ce qu’elle

désirait au plus profond d’elle-même.

"Personne ne l’a vue s’effondrer sur le trottoir de bois. Elle arrivait, elle allait

le retrouver, comme une fiancée épuisée qui vient tard, mais qui vient tout de

même, à la fin. " p. 184.

A travers les époques, la littérature francophone canadienne s'est toujours

vue contrainte de se redéfinir par rapport à d'autres espaces culturels, par rapport

également à ce qui se déroulait à l'intérieur et agissait sur, ses fonctions, ses formes

et ses contenus. Avec un Québec pluriethnique, multiculturel dans lequel les

écrivains issus de l'émigration prennent de plus en plus de place et transforment, à

des degrés divers, une littérature devenue un lieu où des textes cohabitent, se

pénètrent, se mélangent. Les mutations, les tensions souvent créatrices, issues de ce

métissage continu et multiforme, structurent la nouvelle réalité littéraire du Québec.

Au XVIIe, c'étaient des écrivains venus d'Europe qui écrivaient sur le

Canada. La littérature produite par les Canadiens était orale et jouait un rôle de

transmission dans ce vaste pays peuplé en majorité de paysans Ce n'est qu'au

XVIIIème siècle que François Xavier de Charlevoix fit apparaître les premiers écrits

historiques du Canada français. Nous ne pouvons, cependant, parler de littérature

canadienne, d'abord à caractère patriotique, qu'après la rébellion de 1837 et la prise

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de conscience de l'identité culturelle du Canada français. En effet en 1837 Philippe

Aubert de Gaspé, l'un des tous premiers romanciers, a fait publier son roman Le

chercheur de trésors ou l'influence d'un livre. Tout le XIXème fut caractérisé par une

suite de luttes et de combats pour la reconnaissance et la préservation de l'identité du

Canada français. Avec Jean Rivard d’Antoine Gérin Lajoie et Une de perdue, deux

de trouvées, de Georges de Boucherville, le roman rentre de plein pied dans une

nouvelle ère, celle des récits sur les personnages.

Dans sa lettre écrite à son ami L'abbé Casgrain depuis son exil en France,

Octave Crémazie expose le problème de la langue d'écriture au grand jour.

L'utilisation de la langue française devient problématique chez les écrivains qui

souhaitaient revenir aux langues d'origine, plus aptes, à leurs yeux, à représenter

l'identité du Canada français. Cette tension et ce conflit durent et s'accentuent

chaque fois que le pays traverse une quelconque crise. De plus, le rapport

langue/identité est devenu un facteur important dans toutes les mutations qu'allait

connaître la littérature canadienne puis québécoise jusqu'aux années soixante avec la

promotion du joual, langue française québécoise, comme langue de substitution au

français de France dans l'écriture littéraire. Michel Tremblay, Régent Ducharme

furent les écrivains québécois qui ont réussi le mieux à promouvoir ce parler métissé

en tant que langue littéraire. Le métissage, qui fut à l'origine de la société canadienne

et de sa culture, prit plus d'ampleur avec l'ouverture du Québec depuis les années

soixante-dix sur le monde et l'arrivée massive d'immigrants venus non seulement

d'Europe, mais d'Asie, du moyen Orient et de l'Afrique. Des écrivains québécois

issus de l'immigration enrichissent encore davantage cette littérature qui ne cesse de

se nourrir d'apports de cultures et de civilisations parfois différentes.

Dans ce grand mouvement de la littérature québécoise, Robert Lalonde,

écrivain à l'esprit "métissé» par les activités artistiques diverses, apparaît comme l'un

de ceux qui font de la révolte contre les ordres établis un support sur lequel, il

construit sa littérature. Le métissage des genres et des formes donne à son écriture

un caractère de profondeur et de sincérité difficilement égalées.

La littérature québécoise revendique le métissage comme source de création et de

développement préalables à l'existence même de la création artistique.

Conclusion

Dans cette première partie, nous avons tenté de dresser un tableau aussi

diversifié que possible des parcours des trois littératures nées pour répondre à l'Autre

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et se dire soi même. Elles sont qualifiées, depuis au moins deux décennies, de

cosmopolites grâce à leurs capacités d'intégration "fluidifiées", selon les

circonstances de chaque région, d'apports venus de cultures différentes. Ces

littératures, en gestation pendant une longue durée, notamment en ce qui concerne le

Québec et les Antilles (la littérature marocaine étant plus récente), montrent une

certaine dynamique à partir de leur ouverture sur le monde extérieur et de leur prise

en compte d'une manière significative des langues et des parlers locaux.

Les thématiques, bien que parfois différentes d'une région à une autre, se

recoupent cependant en divers points et partagent deux soucis majeurs : rendre

l'étranger moins étrange, plus acceptable et l'exil, intérieur ou extérieur, plus

supportable et grâce aux multiples confrontations, facteur de fertilité. L'exilé ou

l'étranger ne sont pas que des simples personnages, ils portent en eux tout un monde

et l'apparence physique, la couleur de la peau, le mode de vie, les comportements

deviennent des enjeux d'ordre culturels, représentativité d'une civilisation à laquelle

tiennent ces derniers, un moyen d'être reconnu dans son identité devant

l'incompréhension et le mur érigé par des mœurs, des cultures et des civilisations qui

n'entendent pas faire de concessions sur des acquis que des événements historiques

(l'esclavage, la colonisation mais aussi coutumes, traditions) ont permis et légitimés.

Les luttes menées par ces personnages au statut inférieur face à des visions statiques,

momifiées, idéologiquement fossilisées débouchent sur une évidence que

l'aveuglement et les blocages de ces sociétés rendent imperceptibles : ces

personnages peuvent être nous mêmes sans l'hypocrisie. Les "tares", les

"imperfections", facteurs de leur infériorité du départ, se transforment en supériorité

et l'être humain est hissé au sommet de son humanité et de sa nature. Ainsi, ils nous

investissent et deviennent des symboles de liberté et de vérité, humaines. Les

romans ressemblent à des espaces du "Tout-monde"249où des rencontres souvent

violentes et douloureuses génèrent des vérités diverses mais complémentaires,

emblème de l'avènement d'un nouveau monde.

Les structures et les formes qui organisent les romans de ces trois espaces

francophones sont multiples. La contribution des cultures au Maghreb, aux Antilles

et au Québec fait de l'écriture romanesque un lieu où le conte, la fable, la légende,

d'un côté, l'oralité et ses espaces d'épanouissement de l'autre, se côtoient et

produisent des récits aux formes singulières en parfaite intelligence avec les

fluctuations et les bouleversements que connaissent ces sociétés. Les langues et les

parlers locaux s'ingèrent ou sont mis à contribution, dans ces créations littéraires,

249 Titre d'un roman d'Edouard Glissant paru chez Gallimard en 1993.

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pour faire d'elles des espaces dans lesquels sont ouverts de véritables chantiers où

ces langues, ces parlers s'entrechoquent et aboutissent à la création de langues

d'écriture nouvelles, des langues qui disent mieux et reflètent plus ces sociétés, ces

communautés ou ces groupes. Cela se vérifie dans les trois littératures dont il a été

question.

La production littérature marocaine, dont des écrivains comme Ahmed

Séfrioui annoncèrent la naissance, est arrivée à se frayer une place et à arracher une

reconnaissance ces trois dernières décennies grâce à la capacité de D. Chraïbi,

A.Laabi, A. Khatibi et T. Ben Jelloun à donner vie à des récits dont la langue

d'écriture traduit la diversité des apports de différentes cultures dont ils se sont

nourris même si un des premiers réflexes, de certains parmi eux, est l'auto

culpabilisation devant l'incapacité à se débarrasser du français comme langue

d'écriture. Culpabilisation qu'ils atténuent souvent dans leurs interventions ou leurs

productions du fait qu'ils sentent cette langue française différente et loin des

standards de la métropole. Ils perçoivent puis conçoivent qu'à côté de chaque œuvre

écrite, une langue propre à eux, naît. La langue d'écriture d'un roman devient la

langue propre à cette culture, à cette civilisation dans son volet écrit, elle devient

"langue de civilisation"250 Dans le cas du Maroc, la situation est différente, la langue

censée représenter la civilisation est l'arabe, cependant, ce "français littéraire"

façonné par les écrivains, permet une expression culturelle à côté d'autres, en arabe

et en berbère.

Dans cet ensemble marocain, T. Ben Jelloun représente, à nos yeux, l'image

la plus représentative de ce métissage interculturel et le seuil ultime auquel il est

parvenu. Les personnages principaux, dont les conteurs/narrateurs, sont imaginés

puis fabriqués à partir de plus de vérité, des êtres sans statut social mais des êtres

supérieurs dans leur humanité et dans leur appréhension de la vie, des êtres

intelligents (Harrouda, Moha). Ils sont un hymne à la tolérance et au dialogue des

divers.

Dans les Antilles, la création littéraire a bénéficié depuis toujours

d'événements extérieurs au pays. Elle a su tirer profit d'une manière claire sans

s'encombrer d'arrières pensées de ce qui se passait en Amérique, de tout temps, un

espace de références par les luttes menées et les victoires obtenus. La littérature

antillaise est passée par des étapes et son écriture s'est forgé une réputation de

cosmopolite. Seulement pour de nombreux écrivains comme E. Glissant ou P.

Chamoiseau l'universel ne peut représenter le monde que s'il s'accommode des

250 Expression employée et citée par Lise Gauvin dans La Fabrique de la langue, p. 7.

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diversités qui le font et leur donne toutes des places pour s'exprimer sans

survaloriser l'une au dépend des autres. C'est, pour les écrivains antillais

contemporains, une opportunité que leur région ait été une terre de métissage, et

savoir que leur culture est née à partir de concours de diverses cultures africaine,

européenne, amérindienne et asiatique. Ce florilège d'apports se manifeste à travers

une langue d'écriture créolisée, façonnée et riche en formes et en structures.

Dans cet ensemble littéraire P. Chamoiseau, grâce à des romans comme

Solibo Magnifique, mais aussi Texaco, a été l'un de ceux qui a le mieux mis en relief

cette richesse des formes et fait vivre la langue orale ou les parlers populaires dans

ses œuvres écrites. Dans Solibo Magnifique, le conteur prend forme à travers des

témoignages d'une assistance fidèle qui ne ratait aucun de ses rendez-vous. Un

éventail de langues de différents registres représentant divers milieux du populaire

(le personnage de Congo) au milieu le plus instruit (Oiseau de cham) lui donnent

vie, et grâce à des structures, des formes, des expressions de la langue créole, le

parler de Solibo plane bien au delà de langue écrite de Chamoiseau.

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– II –

A la recherche d’Ahmed-Zahra,

de Solibo Magnifique et de

Warden Laforce

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Introduction

Le système de narration est un dispositif qui permet à l’instance créatrice du

récit de mettre en évidence les particularités du type d’écriture. Il révèle les éléments

qui enclenchent la narration, le système de distribution de la parole et lève le voile

sur les fonctions et les rôles attribués à l’instance narratrice et à son vis-à-vis, le

narrataire.

L’étude du système de narration, mis en place dans chaque texte, attestera

notre vision sur les spécificités de l’écriture de chaque écrivain, spécificité liée à la

sphère culturelle d’où l’écrivain puise les procédés d’écriture, et également, à son

parcours personnel dans le domaine de la littérature et des arts.

L’analyse du duo narrateur/narrataire éclairera sur les fonctions que chaque

auteur octroie à chacune des instances. Dans les trois textes, ces dernières ne

répondent pas au schéma de la narration classique. L’architecture du récit est prise

en charge par les deux instances à la fois, à la manière du conte oral où l’interaction

entre les deux instances est non seulement présente mais nécessaire à la poursuite du

récit, au maintien de l’attention des auditeurs en aguichant leur intérêt à travers leur

participation.

La notion de conteur, souvent liée au domaine de la culture orale, prend dans

ces trois textes, des dimensions autres. L’auteur, le narrateur et les

personnages/conteurs, agissent tels des conteurs pour montrer l’appartenance à des

cultures qui continuent de se nourrir de la mémoire orale ou pour mettre en garde

contre le drame d’une éventuelle disparition de cette culture orale, à la base de la

sagesse et de la culture humaine contemporaine. La notion de conteur sera analysée

et suivie d’un éclairage sur ces fonctions dans chaque texte et chaque culture.

Enfin, une étude onomastique sur les toponymes et les anthroponymes et sur

les références de divers ordres mettra au clair la place de la nomination dans chaque

culture. Le nom, le prénom, le pseudonyme, le nom de lieu, sont toujours

symboliques et se réfèrent à l’imaginaire populaire. Le nom perçu comme révélateur

d’une identité, devient porteur de contradictions culturelles ou synonyme de survie

et de liberté.

Le phénomène de l’intertextualité, que nous ne pouvons ignorer, s’agissant

d’œuvres francophones à la croisée des cultures et des langues, est significatif et

permet de formuler des propos sur la manière dont chaque écrivain puise du fond

culturel auquel il appartient. Ce fond, riche et divers, comme nous allons le voir,

reflète le type d’écriture de ces écrivains.

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Chapitre 1 – Qui mène l'enquête ? Pour qui ?

I – L'Enfant de sable

1 - Un récit à plusieurs niveaux

L'Enfant de sable est un roman où se superposent au moins deux récits, celui

du personnage principal, Ahmed-Zahra et, celui des différents conteurs. Ces deux

récits sont enveloppés dans un méga récit, celui de l'écrivain et de l'écriture. Pas

moins de sept conteurs se relaient pour raconter l'étrange destin d'Ahmed qui, bien

que portant un nom masculin répandu – abréviation de celui du prophète des

musulmans, Mohammed – est une femme. Si au départ, l'histoire correspondant à

l'enfance et à l'adolescence d'Ahmed, relatée par le conteur inconnu, est relativement

linéaire, il devient plus ardu de la suivre avec les auditeurs/conteurs où

conteurs/narrateurs qui se succèdent après la disparition de ce dernier. Les

différentes versions rapportées grâce à l'imagination de chaque conteur sont

différentes, chaque conteur "fabrique" une fin qui lui sied.

a - Le récit d'Ahmed-Zahra : des voies diverses, une seule issue, l'échec

L'intrigue principale relate le destin extraordinaire de cette jeune femme,

nommée Ahmed par son père qui, accablé et humilié par la naissance de sept filles,

décide que la huitième naissance sera celle d'un garçon. Cette histoire d'une femme

élevée en homme dans une société conçue par et pour l'homme est également celle

d'un drame d'une famille qui voit, par la faute d'une telle décision, son existence se

transformer en cauchemar. L'issue de chaque membre de cette famille se résume à la

mort, la folie ou la disparition. En effet, tous les personnages de ce récit succombent

ou s'évanouissent de la scène : le père bafoué par son/sa propre fils/fille, que la vie

quitte lentement ; la mère folle, claquemurée dans un silence accusateur ; Fatima,

l'épouse, épileptique et suicidaire, résignée et soumise, dont l'infirmité reflète celle

d'Ahmed-Zahra, personnage central, que le narrateur avait renoncé à nommer

Khémaïss, puisque : "qu'importe le nom!" (p.17) et à qui l'on prête plusieurs morts

sans pour autant lui attribuer une fin définitive comme pour récuser la réalité de son

existence. La mort est le destin d'un être qui a "existé" réellement.

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Ce récit principal, celui d'Ahmed-Zahra, est pris en charge par différentes

instances, le premier conteur, le second conteur, frère de Fatima, épouse d'Ahmed, le

personnage lui même, quelques intervenants parmi l'assistance qui formait la halqa

et après la disparition du second conteur principal, Salem, Amar, Fatouma et le

Troubadour aveugle, avec à la fin, l'étranger au turban bleu qui se présente comme le

conteur qui avait disparu, chassé par les travaux entrepris sur la place et dont on

disait que le corps avait été retrouvé dans la morgue. Les interventions de l'instance

organisatrice du récit et distributrice de la parole prennent de plus en plus de place

après la disparition de ce dernier. Elle donne l'impression d'avoir perdu une voix sur

laquelle elle s'appuyait et qu'elle s'interdisait même d'interrompre parce que cette

dernière avait pour mission de raconter Ahmed-Zahra, alors qu'elle, narratrice, n'est

intervenue qu'à deux reprises. La première fois pour situer la scène et dresser le

décor : "La question tomba après un silence d'embarras ou d'attente. Le conteur assis

sur la natte, les jambes pliées en tailleur, sortit d'un cartable un grand cahier et le

montra à l'assistance."p.12.

La seconde, pour décrire le départ des auditeurs à la fin à fin d'une halqa :

"Les hommes et les femmes se levèrent en silence et se dispersèrent sans se

parler dans la foule dans la place. Le conteur plia la peau de mouton, mis ses

plumes et encriers dans un petit sac. Quant au cahier, il l'enveloppa

soigneusement dans un morceau de tissu en soie noire et le remit dans son

cartable. Avant de partir, un gamin lui remit un pain noir et une enveloppe. Il

quitta la place d'un pas lent et disparut à son tour dans les premières lueurs du

crépuscule." pp.13-14.

b - A la recherche d'un récit

Le narrateur jusque là, discret et effacé par sa volonté et par respect au

conteur, prend de l'ampleur et intervient de plus en plus, après la disparition de ce

dernier.

"Pendant que le conteur lisait cette lettre, un homme grand et mince, ne cessait

d'aller et venir, traversant en son milieu le cercle, le contournant, agitant un

bâton comme s'il voulait protester ou prendre la parole pour rectifier quelque

chose. Il se mit au centre, tenant à distance le conteur avec sa canne, il s'adressa

à l'assistance" p.67.

"Cela fait huit mois et vingt-quatre jours que le conteur a disparu. Ceux qui

venaient l'écouter ont renoncé à l'attendre. Ils se sont dispersés depuis que le fil

de cette histoire qui les réunissait s'est rompu" p. 135.

"Le conteur est mort de tristesse. On a trouvé son corps près d'une source tarie.

Il serrait contre sa poitrine un livre, le manuscrit trouvé à Marrakech et qui était

le journal intime d'Ahmed-Zahra." E.S. p. 136.

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"L'homme qui parlait ainsi était aveugle. Apparemment pas de canne. Juste sa

main posée sur l'épaule d'un adolescent." E.S. p. 171.

"Un homme aux yeux gris et petits presque fermés par la fatigue et le temps, la

barbe roussie par le henné, la tête emmitouflée par un turban bleu, assis à

même le sol, étendu comme un animal blessé, regarde en direction de l'étranger

qui vient de sombrer dans un profond sommeil."p. 199.

Dans son "omniscience masquée"251, il laisse les conteurs se dévoiler,

justifier la prise de parole, se raconter eux-mêmes. D'abord le frère de Fatima,

"Cet homme vous cache la vérité. Il a peur de tout vous dire. Cette histoire c'est

moi qui la lui ai racontée. Elle est terrible. Je ne l'ai pas inventée. Je l'ai vécue.

Je suis de la famille. Je suis le frère de Fatima, la femme d'Ahmed." p. 67.

Salem prend ensuite la parole en dépit de la résistance d’Amar et Fatouma :

"Parce que j'ai vécu et travaillé dans une grande famille semblable à celle que nous a

décrite le conteur" (p. 137). Amar remet en cause le récit de Salem et dit posséder le

livre du conteur disparu : "Je connais la fin de cette histoire. J'ai trouvé le manuscrit

que nous lisait le conteur. Je vous l'apporterai demain. Je l'avais racheté aux

infirmiers de la morgue." p. 144. La vie de Fatouma ressemble étrangement à celle

de Ahmed-Zahra : "Rappelez-vous, c'est moi qui eus l'initiative de vous réunir dans

ce café après la disparition du conteur. Je vous ai parlé la première; Vous n'avez pas

fait attention." E.S. p. 161.

Pour sa part, le troubadour aveugle justifie son intervention par le métier de

falsificateur d'histoires :

"C'est vrai ! Le Secret est sacré, mais, quand il devient ridicule, il vaut mieux

s'en débarrasser...Et puis vous allez sans doute me demander qui je suis, qui

m'a envoyé et pourquoi je débarque ainsi dans votre histoire...Sachez

simplement que j'ai passé ma vie à falsifier ou altérer les histoires des autres"

E.S. p. 171.

Enfin, l'homme au turban bleu s'arroge le droit à la parole par la possession du vrai

livre : "Tout est là... Dieu m'est témoin...Tout est là...et vous le savez" E.S. p.200.

2 - Le système de narration dans ce roman

Dans L’Enfant de Sable, de Tahar Ben Jelloun, un narrateur commence

l’histoire252, et assume le récit des événements. C’est lui qui nous fait découvrir

251 Expression prise de l'ouvrage cité en note n° 1 p. 199.

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Ahmed en racontant l’essentiel de l’histoire de sa vie, mais éjecté par un deuxième

conteur, il ne la mènera pas jusqu’à terme. D’autres narrateurs, auditeurs de la halqa,

prennent en charge le récit de cette histoire après la disparition du conteur principal.

A l’intérieur de cette narration des événements, le personnage principal, Ahmed,

narrateur intradiégétique, à travers l’écriture des lettres, se dévoile et dévoile ses

pensées profondes. C’est une quête inachevée à chaque fois.

a - Plusieurs narrateurs, une histoire

Il y a différents niveaux ou strates dans la narration. Le narrateur

extradiégétique et omniscient intervient pour présenter le conteur/narrateur et

s’efface, ce dernier, omniscient mais intradiégétique grâce au livre qu’il détient,

mène l’histoire presque au bout. Même s'ils possèdent un niveau d'omniscience

inférieur à celui du premier narrateur, les quatre conteurs occasionnels terminent ce

récit en affirmant tout connaître du personnage principal. S’ajoute à cela, la position

du personnage principal, narrateur à travers les lettres qu’il s’écrit. Il s’agit d’un

rapport entre l’intra-diégésis et l’extra-diégésis : le narrateur est en dehors du texte,

Est-ce que sa vision personnelle sera transmise par l’intermédiaire du personnage-

narrateur (le conteur), et par le personnage-acteur (Ahmed Zahra) ?

Il interviendra de même, dans la présentation des deux derniers narrateurs

personnages, à savoir le troubadour aveugle et l'homme au turban bleu. Là, il établit

une passerelle entre les deux instances, les fait évoluer dans un même espace/temps

permettant un dialogue sur la création et le rêve

- LE NARRATEUR EXTRADIEGETIQUE, INSTANCE ANIMATRICE D'UN DEBAT

Le mode narratif qui domine est ce que les narratologues appellent diégésis :

en dehors du conteur-narrateur principal, les différents narrateurs parlent en leurs

noms et ne dissimulent aucun des signes de leurs présences. L'histoire est racontée,

médiée par une conscience qui cumule deux fonctions : la fonction narrative et la

fonction de régie et de contrôle qui organise le discours dans lequel s'insèrent les

paroles des personnages"253.

Le narrateur principal assure une sorte de distribution de la parole en prenant

garde de s'introduire dans le récit d'Ahmed-Zahra pour lequel il a délégué un groupe

252 Nous nous référons à la distinction dont Gérard Genette parle dans Nouveau discours du récit, op. cit. , p.11. La narration serait la matrice de l’histoire et du récit. 253 Yves Reuter, Introduction à l'analyse du Roman, op. cit. p. 64.

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de conteurs. Toutes ses interventions se résument à décrire les lieux, les conteurs

narrateurs ou les atmosphères qui règnent dans ces halqates.

"Les hommes et les femmes se levèrent en silence et se dispersèrent sans se

parler dans la foule de la place. Le conteur plia la peau de mouton, mit ses

plumes et ses encriers dans le petit sac. Quand au cahier, il l'enveloppa

soigneusement dans un morceau de tissu en soie noire et le remit dans son

cartable. Avant de partir, un gamin lui remit un pain noir et une enveloppe. Il

quitta la place d'un pas lent et disparut à son tout dans les premières lueurs du

crépuscule" E.S. p. 14.

Toutefois, le premier conteur inconnu (son identité n'est pas révélée) semble

bénéficier d'un traitement de faveur : il a la confiance de l'instance narratrice qui

s'est complètement effacée devant lui. Le fait que celle-ci ne prend pas la peine de

présenter ce dernier, montre à quel point cette présentation est inutile. Ce conteur-

narrateur prend en charge dès le début du récit, la narration, il semble détenir toutes

les clés de cette intrigue. A partir du moment où le frère de Fatima chasse le conteur

et prend sa place, l'identité des narrateurs, qui se relayent, est dévoilée avant même

qu'ils ne prennent la parole.

"Ils étaient les plus fidèles au conteur. Ils ont eu du mal à accepter la brutalité

avec laquelle tout fut interrompu. Salem, un Noir, fils d'un esclave ramené du

Sénégal par un riche négociant au début du siècle, proposa aux deux autres de

poursuivre l'histoire. Amar et Fatouma réagirent mal." p. 136.

Par cet acte, le narrateur se démarque. La responsabilité de chacun est

assumée puisqu'un nom, une identité et curriculum signent chaque version du récit.

Il oblige, de même ces derniers, pour être plus crédibles et dignes d'écoute, à

montrer, soit les liens qu'ils avaient avec le personnage, soit, avec le livre, ou encore,

avec la famille. "Cette histoire, c'est moi qui la lui ai racontée ; Elle est terrible. Je

ne l'ai pas inventée. Je l'ai vécue. Je suis de la famille. Je sui le frère de Fatima, la

femme d'Ahmed." p.67.

Une attitude critique s'installe chez le narrataire qui tempère, contrairement à

l'adhésion totale qu'il manifestait à l'égard du premier conteur, son ardeur et adopte

une position plus réfléchie sur les différentes narrations.

Mais comme chacun des auditeurs-narrateurs raconte sa version de l’histoire,

nous pouvons, aussi, déduire que les mémoires individuelles s’opposent les unes aux

autres, mais nous pouvons tout aussi dire que chacune expose une fin possible et que

l'ensemble de ces possibles constitue la mémoire collective (multiple et plurielle)

symbole d'un métissage en gestation.

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Toutes les interventions de cette instance narratrice et organisatrice du récit

se limitent à un travail de distribution de la parole; Il y a quelques unes qui font

office d'information certaines

"Le conteur est mort de tristesse. On a trouvé son corps près d'une source tarie.

Il serrait contre sa poitrine un livre, le manuscrit trouvé à Marrakech et qui était

le journal intime d'Ahmed-Zahra. La police laissa son corps à la morgue le

temps réglementaire, puis le mit à la disposition de la faculté de médecine de la

capitale. Quant au manuscrit, il brûla avec les habits du vieux conteur. On ne

saura jamais la fin de cette histoire. Et pourtant une histoire est faite pour être

racontée jusqu'au bout." p. 136.

Que peut-on dire de l'homme au turban bleu qui affirme être le vieux conteur

inconnu ? Pourquoi le narrateur lui donne seconde vie ? N'est-ce pas pour pouvoir

s'exprimer à travers lui, ou alors pour rétablir des vérités et tenter de conclure le

récit ? La neutralité frappante du narrateur laisse supposer qu'elle n'est qu'apparente

car la possession de la parole est une responsabilité que ce même narrateur a fait

endosser aux autres intervenants qui "se battaient" pour l'avoir. Comment expliquer

qu'il n'use pas de cet avantage ?

Tahar Ben Jelloun, l'auteur, propose, ici, une réflexion, ouvre un débat sur

l'écriture romanesque, sur la narration et sur la position du narrateur dans le roman

qui, à ses yeux, doit englober l'oralité (à travers cette chaîne de conteurs) conte

(l'écrivain comme conteur), la fable et le mythe. De cette diversification des

procédés de la narration, résulte "une explosion des conventions romanesques à

visée réaliste"254 et une écriture éclatée. Mais ce que nous devons ajouter est que ce

métissage crée une symbiose où le monologue (les lettres que s'écrie le personnage)

et la poésie (dans la narration) créent des dimensions du fantastique et du

merveilleux.

- LE CONTEUR INCONNU

Le narrateur ou "médiation narrative"255 est une instance très difficile à

cerner dans les premières pages du roman de T. Ben-Jelloun, L'Enfant de sable. Une

description minutieuse d'un visage "travaillé par le temps", inaugure un récit étrange

et terrible à la fois. Un corps traversé par des événements qui finirent par générer des

comportements étonnants, est lentement mis à nu. Derrière, se cacherait une vie

254 Laurence Kohn-Pireaux, Etude sur Tahar Ben Jelloun L'enfant de sable, La Nuit sacrée, édition Ellipses, Paris, 2000, p. 11. 255 Expression de J-P. Goldenstein, citée par Christiane Achour, Simone Rezzoug, Convergences critiques, introduction à la critique littéraire, OPU, Alger, 1990, p.197.

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qu'une voix, prenant à son compte la narration, "déplie" au fur et à mesure de la

progression de l'histoire. Pour commencer, une petite question, suivie de quelques

détails instructifs, est posée sur la vie de cet homme : "La vie-quelle vie ? Une

étrange apparence faite d'oubli- avait du le malmener, le contrarier ou même

l'offusquer." p.7.

Puis un faisceau de lumières, éclaire les plus petits fragments de cette vie

jusqu'à comprendre qu'il s'est isolé du monde qui l'entourait parce qu'il avait un

problème avec son corps. Cette même voix nous fait entrer dans un monde

impénétrable, la conscience du personnage, pour nous dévoiler ses points de vue sur

sa vie qui "finissait", sur la situation de sa famille, sur la religion et sur la société.

Grâce à une phrase dite tout au début, le "narrateur" laisse deviner qu'il laisserait le

soin au personnage principal, de divulguer les raisons de la situation dans laquelle il

se trouvait : "Il devait bien avoir des raisons, mais lui seul pouvait les dire" (p.9). Il

ne donne pas l'impression d'être un simple"narrateur témoin" qui ignore les

événements ayant abouti à cette situation, mais il voudrait mettre le narrataire dans

une situation d'écoute plus attentive, dans une situation d'absence de doute déléguant

ainsi au personnage principal lui-même la charge de la narration des péripéties de sa

vie. Cette manière de "mandater" le met au dessus de la mêlée pour mieux contrôler

tous les protagonistes tant au niveau du récit qu'au niveau de la réception. Ainsi le

personnage ne peut détenir de secret qui le mettrait dans une situation de domination

par rapport au narrateur et le narrataire s'installerait d'emblée dans une réceptivité

complète et "sans résistance", une réceptivité profonde car complice.

Sur les cinq premières pages, cette voix inconnue attire l'attention du

narrataire en décrivant un personnage étonnant dans une situation qui frise

l'incompréhension, l'interpellant parfois par des interrogations qui ne sont que des

artifices pour mieux rebondir et non un appel ou une aide qu'elle demanderait au

narrataire. C'est un moyen d'implication et de "rappel à l'ordre" en cas de dissipation

passagère de ce dernier.

A la fin de cette description de l'état d'agonie extrême dans lequel se débattait

le héros, une question tombe comme un couperet réveillant presque en sursaut le

narrataire qui commençait à être traversé par l'histoire de ce curieux personnage et

dont la curiosité suscitée, maintenue par le narrateur, appelait à plus de détails sur

cette situation qui paraissait cacher des secrets : "Et qui fut-il ?"

Nous découvrons à partir de ce moment que l'instance qui racontait est un

conteur qui possède tous les attributs d'un narrateur omniscient comme nous l'avons

expliqué plus haut. Il "possède le don d'ubiquité (...), il peut savoir ce que pensent

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ses personnages"256. "Il avait décidé que son univers était à lui et qu'il était bien

supérieur à celui de sa mère et de ses sœurs- en tout cas très différent. Il pensait

même qu'elles n'avaient pas d'univers." p.09.

Il fait du lecteur son complice en lui donnant les clés du sens que ne

possèdent pas les personnages :"La femme gardait un petit espoir : peut-être que le

destin allait enfin lui donner une vraie joie, qu'il allait rendre inutile les intrigues.

Hélas ! le destin était fidèle et têtu." p. 24. Il use d'analepses et de prolepses pour

satisfaire la curiosité de son lecteur ou de l'appâter"257

"Ainsi le pacte fut scellé ! la femme ne pouvait qu'acquiescer. Elle obéit à son

mari, comme d'habitude, amis se sentait cette fois-ci concernée par une action

commune. Elle était enfin dans une complicité avec son époux. Sa vie allait

avoir un sens ; elle était embarquée dans le navire de l'énigme qui allait voguer

sur des mers lointaines et insoupçonnées." p.23.

Les cinq fonctions258 du narrateur omniscient se retrouvent chez ce narrateur

ou conteur inconnu :

- La fonction narrative

Cette fonction de base est liée à la présence du récit, le narrateur, présent ou

non dans le texte, assume ce rôle : "Il avait consulté des médecins, des fqihs, des

charlatans, des guérisseurs de toutes les régions du pays. Il avait même emmené sa

femme séjourner dans un marabout durant sept jours et sept nuits, se nourrissant de

pain sec et d'eau." p .18.

- La fonction de régie

Cette fonction est exercée par le narrateur parce qu'il commente

l'organisation de sa halqa et l'articulation de son récit. De plus il intervient et

s'implique dans l'histoire elle-même :

"Est-ce une aventure ou une épreuve ? Je dirai l'une et l'autre. Que ceux qui

partent avec moi lèvent la main droite pour le pacte de la fidélité." p.16.

"A présent, mes amis le temps va aller très vite et nous déposséder. Nous ne

sommes plus des spectateurs ; nous sommes nous aussi embarqués dans cette

histoire qui risque de nous enterrer tous dans le même cimetière." p.24.

256 Ibid, note n° 6, p. 199. 257 Christiane Achour, Simone Rezzoug, Convergences critiques, OPU, Alger, 1990, p.199. 258 G. Genette, Figures III, Seuil, 1972, p.261.

Dans cet ouvrage qui fait suite à deux autres (Figures I et Figures II) publiés respectivement en 1966 et 1969, G Genette expose les cinq fonctions qui dévoilent le degré d'intervention du narrateur au sein de son récit selon l'impersonnalité ou l'implication voulue.

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"Permettez que j'ouvre le livre et que je lise ce qu'il a écrit sur ces sorties dans

le brouillard tiède. " "C'est peut-être vrai, mais je dis que c'est une question de

coïncidence et de hasard.

"Appelons le Ahmed."pp. 16-17.

- La fonction de communication

L'implication du narrataire ou du lecteur potentiel du texte se fait d'une

manière directe. Le narrateur s'adresse à lui et établit le contact en essayant

constamment de le maintenir : "Vous n'êtes pas sans savoir, ô mes amis et

complices, que notre religion est impitoyable pour l'homme sans héritier ; elle le

dépossède ou presque en faveur de ses frères." E.S. p.18.

"Quelle idée ? vous allez me dire. Eh bien, si vous permettez, je vais me retirer

pour me reposer ; quant à vous, vous avez jusqu'à demain pour trouver l'idée

géniale que cet homme au bout du désespoir et de la faillite a eue en quelques

semaines avant la naissance de notre héros. Amis et compagnons du Bien,

venez demain avec du pain et des dattes." p. 20.

- La fonction testimoniale

La vérité de l'histoire est attestée par le degré de précision et les détails dans

la narration. La certitude vis-à-vis des événements est cautionnée par des sources

d'information crédibles; de plus, l'émotion qu'éprouve le narrateur pendant le récit et

la relation affective qu'il entretient avec le livre, les personnages, montre son degré

d'implication :

"Le secret est là, dans ces pages, tissé par des syllabes et des images. Il me

l'avait confié juste avant de mourir. Il m'avait fait jurer de ne l'ouvrir que

quarante jours après sa mort. (...) Je l'ai ouvert, la nuit du quarante et unième

jour. J'ai été inondé par le parfum du paradis, un parfum tellement fort que j'ai

failli suffoquer. (...) Ce livre, mes amis, ne peut circuler, ni se donner."p. 12.

"Le père n'avait pas de chance ; il était persuadé qu'une malédiction lointaine et

lourde pesait sur sa vie."p.17.

"Inutile de vous dire, ô mes compagnons, que la pauvre femme s'était évanouie

et était tombée de tout son poids sur le corps froid du mort". p.19.

- La fonction idéologique

Elle est présente à travers les différentes interruptions que provoque le

narrateur le long de l'histoire qu'il raconte et qu'il enveloppe de son savoir et de ses

explications :

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"Cela fait quelques jours que nous sommes tissés par les fils en laine d'une

même histoire. De moi à vous, de chacun d'entre-vous à moi, partent des fils.

Ils sont encore fragiles. Ils nous lient cependant comme dans un pacte." p. 29.

"Ô mes amis, il est des folies que même le diable ignore! Comment allait-il

contourner la difficulté et donner encore pus de force et de crédibilité à son

plan ? Bien sûr, il pourrait, me diriez-vous, faire circoncire un enfant à la place

de son fils. Mais il y aurait là un risque ; cela se saurait tôt ou tard!" p.31.

"Vous savez combien ce lieu nous a fortement impressionnés quand nous

étions gamins. Nous en sommes tous indemnes..., du moins apparemment. Pour

Ahmed ce ne fut pas un traumatisme, mais une découverte étrange et amère."

p.32.

- LE SECOND NARRATEUR/CONTEUR, LE FRERE DE FATIMA

A la différence du narrateur/inconnu, qui prit la parole en tant qu'instance

supérieure parce que sans présentation préalable, le second narrateur du récit

d'Ahmed-Zahra ne la prend qu'après une présentation brève, mais significative, faite

par l'instance suprême du récit. Ce second conteur/narrateur s'introduit brusquement

dans le récit en évinçant de force le premier, en mettant en doute, non seulement la

manière avec laquelle il menait le récit, mais également l'histoire racontée elle

même.

"Pendant que le conteur lisait la lettre, un homme grand et mince, ne cessait

d'aller et venir, traversant en son milieu le cercle, le contournant, agitant un

bâton comme s'il voulait protester ou prendre la parole pour rectifier quelque

chose. Il se mit au centre tenant à distance le conteur avec sa canne, il s'adressa

à l'assistance : "Cet homme vous cache la vérité. Il a peur de tout vous dire. Cette histoire c'est moi qui la lui ai racontée." p.67.

"Notre conteur prétend lire dans un livre qu'Ahmed aurait laissé. Or c'est faux !

Ce livre, certes existe. Ce n'est pas ce vieux cahier jauni par le soleil que notre

conteur a ouvert avec ce foulard sale. D'ailleurs ce n'est pas un cahier mais une

édition bon marché du Coran... Le journal d'Ahmed c'est moi qui l'ai" p. 70.

Se présentant comme le frère de Fatima, donc faisant partie du "monde

raconté", il légitime son introduction violente dans l'histoire par ce lien de sang avec

l'épouse du personnage principal. Cela est symptomatique d'une société où tout

regard étranger sur "l'intérieur familial" est perçu comme une indiscrétion, ou toute

recherche d'information, comme une curiosité mal venue. Quoi de plus normal

qu'une voix de l'intérieur raconte les secrets de famille, du couple et, ce que Fatima,

la sœur, a du enduré. Cette voix ne sera que plus crédible. Les détails minutieux qu'il

dévoilera sur le déroulement des différentes cérémonies précédent le mariage, les

paroles dites lors de la demande de la main de Fatima, les sentiments des deux

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familles, les peurs, les angoisses, ne peuvent être rapportés que par quelqu'un de

"l'intérieur".

"Quand sa mère vint, entourée de ses sept filles, déposer à la maison un grand

bouquet de fleurs, suivie par les domestiques les bras chargés de cadeaux, elle

murmura dans l'oreille de ma mère quelques mots du genre :"Le même sang qui

nous réunit dans le passé nous unira de nouveau, si Dieu le veut". p. 68.

Ce second narrateur partage t-il l'omniscience avec le premier, remplit-il les

différentes fonctions du narrateur ?

- La fonction narrative

Elle est liée à la présence du récit et des événements sans pour autant exiger

ou non la présence du narrateur est manifeste :

"Il refusa dans un premier temps de marier sa fille, ensuite il eut l'idée d'en

parler avec Fatima. Elle voulait se marier. On finit par accepter. Ahmed dit ses

conditions : les deux familles resteraient à l'écart ; il vivrait seul ave son

épouse. Elle ne sortirait de la maison que pour aller au bain ou à l'hôpital." p.

69.

- La fonction de régie

Cette fonction est assurée par ce narrateur. Il organise et dirige la halqa et le

récit à sa guise. Il interfère dans le récit et le commente :

"La suite, mes amis, vous pouvez la deviner." "Compagnons ! Ne partez pas !

Attendez, écoutez-moi, je suis de cette histoire, je monte sur cette échelle de

bois, soyez patients, attendez que je m'installe en haut de la terrasse, j'escalade

les murs de la maison, je monte m'asseoir sur une natte, à la terrasse toute

blanche et j'ouvre le livre pour vous conter l'histoire..." p. 70259.

- La fonction de communication

Elle est présente le long de l'intervention de ce deuxième conteur qui associe

régulièrement le narrataire à son récit, mieux, à un moment du récit un auditeur de la

halqa intervient, spontanément et sans gêne, pour justifier le sort que connaîtra le

personnage, et pour raconter une histoire similaire

"Ainsi, il devient veuf ! Amis ! Cet épisode de sa vie fut pénible, trouble et

incompréhensible.

259 D'autres exemples dans les pages 73-74-84

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-Non ! C'est tout à fait logique ! répliqua un homme de l'assistance. Il s'est servi

de cette pauvre infirme pour se rassurer et renforcer son personnage" p.83.260

- La fonction testimoniale

Cette autre fonction est assurée par la relation de sang entre le narrateur et

l'un des personnages du récit (Fatima) et par la relation affective qu'il a tissée avec le

récit et les personnages. De plus, les précisions qu'il apporte après l'éviction du

premier narrateur, témoignent de son implication et sa connaissance profonde des

aspirations du personnage principal :

"Cette histoire, c'est moi qui la lui ai racontée. Elle est terrible. Je ne l'ai pas

inventée. Je l'ai vécue."p.67.

"On l'appelait Lalla Zahra. Elle aimait bien ce prénom. Pas de nostalgie ; elle

repoussait le flot de souvenirs. La rupture avec le passé n'était pas facile. Alors

elle inventait des espaces blancs où d'une main elle lançait des images folles et

de l'autre les habillait du goût de la vie, celle dont elle rêvait." p.127.

- La fonction idéologique

Elle consiste à éclairer le récit et le narrataire, le lecteur, par un ajout

didactique ou un savoir, est également présente. Elle est cependant moins apparente,

moins fréquente que chez le premier narrateur :

"A présent, je vais donner lecture du journal d'Ahmed qui s'ouvre ou se

poursuit, je ne sais plus, sur cet exergue : "Les jours sont des pierres, les unes

sur les autres s'amassent.". C'est la confession d'un homme blessé ; il se réfère

à un poète grec." p.100.

"Il parle dans son livre d'une île. C'est peut-être sa nouvelle demeure, l'arrière

pays, l'arrière histoire, l'étendue ultérieure, l'infinie blancheur du silence."

p.126.

Ce deuxième conteur/narrateur dispose d'une omniscience et d'une

connaissance du récit d'Ahmed-Zahra, aussi large que le premier narrateur. La

différence réside au niveau du statut que l'instance distributrice de la parole, c'est à

dire des parts du récit, lui accorde. En effet, une large partie de la vie d'Ahmed est

racontée par ce second conteur/narrateur qui a du être interrompu à deux reprises par

des auditeurs impatients ou insatisfaits. Le premier, qui n'a pas hésité à l'interrompre

pour raconter une autre histoire, le second, pour poser une question et donner au

récit la suite qu'il désirait et qui répondait à son attente, affaiblissaient l'autorité et la

maîtrise dont disposait le narrateur. Ce ne fut pas le cas pour le premier narrateur qui

260 La fonction de communication est présente également dans les pages 107-109

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dirigea de main de maître son récit jusqu'à la première intervention du second

conteur/narrateur.

"Cette histoire fit le tour du pays et du temps. Elle nous parvient aujourd'hui

quelque peu transformée. N'est-ce pas le destin des histoires qui circulent et

coulent avec l'eau des sources les plus hautes ? Elles vivent plus longtemps que

les hommes et embellissent les jours.

- Mais qu'est devenu notre héros après la mort de Fatima ? s'exclama une voix.

Il devint triste, plus triste qu'avant, car toute sa vie fut comme une peau gercée,

à force de subir des mues et de se faire masque sur masque." p.85.

- SALEM : UNE VIE PERVERTIE, MORT ATROCE DU HEROS, SEULE ISSUE

D'emblée, Salem, fils d'esclave, intellectuel dans l'assemblée des conteurs,

reconnaît construire une fiction qui se fonde non sur le "Journal" d'Ahmed mais sur

une expérience personnelle; il fait débuter son récit par le rappel d'événements vécus

sur lesquels il s'appuiera pour légitimer son récit

"J'ai vécu et travaillé dans une grande famille semblable à celle que nous a

décrite le conteur." p.137.

Il fait une transposition de sa propre histoire : la famille pour laquelle il a

travaillé se caractérisait, comme les personnages qu'il a dépeints, par une sexualité et

un rapport à l'argent pervertis. A l'image des deux précédents narrateurs, il a une

maîtrise parfaite du récit et il en détient toutes les clés. Maîtrise qui se traduit par

une aisance qui l'autorise, à glisser des commentaires tels que : "Les funérailles

eurent lieu dans la clandestinité. Chose étrange et même interdite par la religion, le

mort fut enterré de nuit." (p.138); ou, devant son incapacité à répondre à des

questions qui aideraient à la poursuite du récit, "Mais alors pourquoi offrir ainsi à

notre personnage une reconnaissance posthume, et dans quel but ? Le connaissait-il

avant ? Etait-il au courant du drame de sa vie ? Etait-il de la famille ? Autant de

questions qui restent sans réponses." (p.139). Il joue à dévier l'orientation voulue ou

attendue du récit pour le mettre sur une voie choisie par lui, seul. Il met en évidence

une omniscience imparfaite, à l'inverse des deux premiers narrateurs, mais

également une habileté à manœuvrer,

"Je trouve quant à moi qu'il est plus intéressant de chercher à comprendre

comment le destin de notre personnage se poursuit par-delà la mort, dans une

sainteté fabriquée de toutes pièces par une mystérieuse personne, que de

deviner comment il a échappé aux charlatans du cirque forain ou même

comment il est mort et par quelles mains. " p.139.

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et à rétablir la confiance du narrataire et son ascendant sur lui : "Mais je sais ce

qui s'est passé les derniers mois de sa vie. En vérité, je soupçonne plus que je

ne sais". E.S. p.139.

- AMAR : UNE SOCIETE HYPOCRITE ; ERRANCE ET MORT D'AHMED DANS

L'ISOLEMENT

Ce narrateur ne procède pas de la même manière que son prédécesseur, il fait

une analyse sur l'hypocrisie et la corruption que sa culture et la fonction occupée par

le passé, légitiment. "Mais, moi, qui suis un vieil instituteur retraité, fatigué par ce

pays ou plus exactement par ceux qui le maltraitent et le défigurent, je me demande

ce qui m'a passionné dans cette histoire." (p.160). Il développe sa vision sur ces

maux qui minent et dénaturent les rapports sociaux dans la société en se mettant au

même niveau que le narrataire auquel il s'adresse :

"Je vous dis, mes amis, que nous sommes dans une société hypocrite. Je n'ai

pas besoin de préciser davantage : vous savez bien que la corruption a fait son

travail et continue de dévaster lentement et irrémédiablement nos corps et nos

âmes." p.146.

Il dit posséder le livre, mais ne le montre pas. L'histoire d'Ahmed n'est pas

l'objet premier de son intervention, ce qui peut nous faire penser à une intrusion de

l'auteur à travers l'analyse et le constat qu'il fait de la société et des maux qui la

détruisent. Ayant pris la parole pour désavouer la version racontée par Amar, il

développe un réquisitoire contre certaines pratiques sociales ou religieuses rentrées

dans les mœurs et les traditions. En fin protagoniste, il commence par admettre que

Ahmed est effectivement sorti de la maison, pour rencontrer Abbas et sa mère et les

quitter après leur dispute : "Mais admettons qu'il s'agit d'Ahmed. Il est effectivement

sorti de la maison et a tout quitté." p.147.

L'errance commence par une recherche vaine de souvenirs (la visite du

cimetière) et sera suivie par une quête identitaire qui s'annonce cependant sans

résultat : "Ses yeux posés sur cet horizon lointain devaient résumer la longue

détresse ou du moins l'erreur que fut sa vie." p.159.

Le narrateur rapporte les propos contenus dans une des lettres qu'Ahmed

avait écrites. Il se met dans une position d'omniscience et de supériorité par rapport à

Salem qui ne s'est appuyé que sur sa propre expérience de la vie pour raconter. La

narration que Ahmed fait ne peut être sujette à discussion ni ne peut être démentie.

Ainsi, ce narrateur se place au niveau des premier et deuxième qui s'appuyaient sur

le livre. Cependant l'expérience de sa vie d'instituteur entouré de livres, se retrouve

dans le monde où il a fait évoluer le personnage d'Ahmed. Serait-ce la mort désirée

par le narrateur ? "Il s'est laissé mourir au milieu de vieux manuscrits arabes et

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persans sur l'amour, noyé par l'appel du désir qu'il imaginait, sans la moindre visite."

p.159.

- FATOUMA : LA DUALITE D'UN NARRATEUR INTRADIEGETIQUE

Le récit que fait ce narrateur se confond avec celui que l'on connaît sur le

personnage principal. La dualité du personnage du narrateur ressemble étrangement

à celle d’Ahmed-Zahra. Est-ce Ahmed qui s'est fait appelé Fatouma, ou est-ce cette

dernière qui prête sa voix à Ahmed ? Il y a lieu de penser qu'il s'agit des deux

situations pour entretenir cette dualité et ce flou autour du personnage : "Dans la vie

on devait pouvoir porter deux visages...Ce serait bien d'en avoir au moins un de

rechange..." p.162.

Dans ce cas, ce narrateur intradiégétique à la vision limitée serait non

seulement un agent de la narration qui parle en son nom (il utilise "je") et raconte

son histoire : "Entre-temps j'avais perdu le grand cahier où je consignais mon

histoire. J'essayais de le reconstituer mais en vain ; alors je sortis à la recherche du

récit de ma vie antérieure ? La suite vous la connaissez." (p.170), mais un narrateur

témoin qui, à un moment de sa vie, a côtoyé le héros. Il utilise toujours "je" en

parlant : "Je savais, toujours par intuition, que cette femme l'avait déposé en

moi juste avant de mourir. Elle était jeune et malade."p.165.

Il parle du pèlerinage qui semble être accompli à partir de la terrasse de la

maison familiale, même si à un certain moment, un personnage donne l'impression

de la reconnaître et l'appelle Hadja (nom que l'on aux femmes ayant accompli le

pèlerinage à la Mecque). Il amplifie la confusion qui s'est déjà installée chez le

narrataire quand à son identité : "J'organisais mes voyages à partir des bouts de

récits de grands voyageurs". p.164.

A la fin de son récit ce narrateur avoue son identité : il est Ahmed-Zahra, qui

à la suite des révoltes qu'a connu le pays s'est fait appelé Fatouma : "Depuis ce jour,

je m'appelle Fatouma". p.170.

- LE TROUBADOUR AVEUGLE : NARRATEUR DE DEUX RECITS

Les faits rapportés par ce narrateur intradiégétique, ne concernent pas la

tranche de vie d'Ahmed-Zahra, racontée par les différents conteurs. Il dit avoir

connu ce personnage à Buenos-Aires après son départ du Maroc, et avoir suivi ses

traces en Andalousie puis à la Médina. Ce nouvel éclairage, sur une autre vie

qu'aurait mené Ahmed-Zahra, délivre le récit de la fixation que les différents

narrateurs firent quant à l'issue dramatique à laquelle était vouée le héros :

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"La femme était angoissée. Elle essayait de ne pas le montrer, mais ces choses-

là, on les sent. Elle devait avoir peur, comme si elle était poursuivie par la

vengeance, la mauvaise conscience ou tout bêtement par la police. Je ne sais

pas si elle commis le crime dont elle s'accusait. Je sais qu'elle avait suivi un

étranger, un Arabe d'Amérique latine." p.186.

Ce narrateur franchit ce premier palier constitué du récit d'Ahmed-Zahra,

pour développer une réflexion sur sa situation duelle : "Nous sommes donc à

Marrakech, au cœur de Buenos-Aires dont les rues, ai-je dit une fois, "sont comme

les entrailles de mon âme", et ces rues se souvienne très bien de moi." (p.174), pour

parler de création partagée et de passerelles entres les cultures : "Je suis cet autre qui

a traversé un pays sur une passerelle reliant deux rêves. Est-ce un pays, un fleuve ou

un désert ?" p.173.

La quête de l'infini rattachée au thème du labyrinthe qui revient

régulièrement et le thème du double associé généralement au miroir, placent ce

narrateur dans une chaîne de rêves. "Et puis un livre, du moins tel que je le conçois,

est un labyrinthe fait à dessein pour confondre les hommes, avec l'intention de les

perdre et de les ramener aux dimensions étroites de leurs ambitions." p.178.

Il est rêvé par un autre créateur dissimulé dans sa fiction derrière la chaîne

des conteurs, l'auteur qui est peut-être lui même rêvé par un autre. Cet emboîtement

sans fin devient chez l'auteur une technique narrative qui permet à d'autres auteurs

(Ici, c'est Louis Borgès) d'investir le récit en narrateurs omniscients que le récit

premier (celui de Ahmed-Zahra) n'intéresse que comme moyen de réflexion sur le

processus de création partagée qui ne doit pas être dissocié du rêve.

"Situation étrange ! On aurait dit que j'étais dans un livre, un de ces

personnages pittoresques qui apparaissent au milieu d'un récit pour inquiéter le

lecteur ; j'étais peut-être un livre parmi les milliers serrés les uns contre les

autres dans cette bibliothèque où je venais naguère travailler." pp.177-178.

"Récemment j'ai fait le même rêve et je crois que je courais derrière cette

femme du Maroc qui était venue me parler". p.184.

A travers l'espace réservé à ce dernier en tant que narrateur et, à ses écrits

(p.173)261, l'auteur montre que l'histoire d'Ahmed-Zahra, par son caractère humain,

déborde sur toutes les cultures, voyage à travers des espaces différents et devient une

source d'inspiration pour toutes les créations. Elle défie le temps et l'espace, et a

pour patrie, l'homme.

261 Borgès, Louis. Fictions. Paris, Gallimard, 1941, pp. 59-60.

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- L'HOMME AU TURBAN BLEU : LE NARRATEUR DE DEUX RECITS

La problématique de la création littéraire devient le sujet d'un dialogue à

distance ouvert entre le narrateur précédent et celui qui prend le relais, l'homme au

turban bleu : "Tout est là... et vous le savez..." répète l'homme au turban bleu"

(p.200)

Ce narrateur omniscient se présente comme le vieux conteur disparu au début

du récit. De ce fait, il est le maître incontesté, du récit d'Ahmed-Zahra, qui revient

devant les hésitations et approximations des autres narrateurs du récit. Les

personnages dont il a narré les événements, hantent ses nuits et le dépossèdent de sa

sérénité. Il dit être poursuivi par eux pour avoir trahi leurs secrets : "Les personnages

que je croyais inventer surgissaient sur ma route, m'interpellaient et me demandaient

des comptes. J'étais pris au piège de mon propre délire". p. 204.

Lui, aussi, traverse ce premier récit pour retrouver le narrateur précédent

autour de la problématique commune de la création :

"Je pensais que la source où je puisais mes histoires ne serait jamais tarie.

Comme l'océan. Comme les nuages qui se suivent, changent mais donnent

toujours la pluie. (...) On m'a dit qu'un poète anonyme devenu saint des sables

qui enveloppent et dissimulent pourrait m'aider." p.207.

Ces deux derniers narrateurs sont présentés au même moment et dans un

même espace par un narrateur extradiégétique qui fait, de la description des lieux,

des personnages et de la comparaison des deux interventions, un sujet de réflexion

chez le narrataire. La confrontation dont il est l'instigateur amène les auditeurs, le

narrataire et le lecteur à faire un parallèle entre les deux narrateurs devenus eux

mêmes personnages de la grande histoire que ce dernier tisse minutieusement grâce

à leurs apports respectifs. Ainsi, un respect profond est voué à l'étranger :

"Un homme aux yeux gris et petits presque fermés par la fatigue et le temps, la

barbe roussi par le henné, la tête emmitouflée dans un turban bleu (...) regarde

en direction de l'étranger qui vient de sombrer dans un profond sommeil, les

yeux ouverts, simplement levés vers le plafond, ne cherchant rien, laissant

passer les rêves, les miroirs, les sources d'eau, les mouches, les papillons et le

jour... Les hommes et les femmes ne bougent pas. Ils ont peur de réveiller

brutalement l'étranger prisonnier d'un secret qui les intrigue et dont ils ne

tiennent que des bribes". p.199.

Puis, ce narrateur peint la virevolte faite par les auditeurs qui se retournent

vers l'homme au turban bleu qui insiste cependant sur la grandeur de l'étranger :

"L'assistance bouge, se détourne de l'étranger qui dort ; elle lui tourne le dos,

elle l'abandonne à son sommeil blanc. (...) Désignant l'aveugle, il dit : " Nous

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serons un peu plus pauvres quand cet homme sera mort. Une infinité de choses-

des histoires, des rêves, et des pays mourront avec lui. C'est pour cela que je

suis avec vous". p.200.

L'homme au turban bleu peut être vu comme une projection de l'écrivain qui

rassemble le récit des six autres conteurs; Une fois sa mission achevée, ce narrateur

semble se détourner de l'histoire.

- LE PERSONNAGE NARRATEUR OU NARRATEUR INTRADIEGETIQUE

Le personnage Ahmed-Zahra remplit les critères du narrateur intradiégétique

parce que d'un côté, c'est de lui qu'il s'agit (héros principal du récit), c'est lui que les

autres narrateurs s'empressent de raconter, et de l'autre, il est agent dans la narration

de son propre récit à travers sur ce qu'il consigné sur son cahier et à travers des

lettres qu'il s'est écrit, révélant plusieurs secrets sur les premières expériences de la

vie d'enfant et sur les problèmes que sa double identité a engendrés : "Moi, je

mourais d'ennui. J'avais des crampes à l'estomac, j'étouffais dans cette vapeur

épaisse et moite qui m'enveloppait. Ma mère m'oubliait". p.33.

Ce narrateur intradiégétique n'est cependant pourvu d'une vision limitée, il

est doué d'une sorte d'omniscience puisqu'il dispose d'informations qui ne se

vérifieront que dans le futur : "Je les battais car je savais que je ne serai jamais

comme elles ; je ne pouvais pas être comme elles...". p.36.

Dans les lettres qu'il écrit à cet autre, il s'exprime différemment des autres

intervenants. Il ne fait pas que raconter les événements qui l'intéressaient mais il

entame une réflexion sur son existence dans un style qui frise celui de la

philosophie. Même le niveau de langue plus imagé et plus métaphorique diffère de

celui des autres narrateurs.

"Ô mon Dieu, que cette vérité me pèse !dure exigence ! dure la rigueur. Je suis

l'architecte et la demeure ; l'arbre et la sève; moi et un autre ; moi et une autre.

(...) C'était un rappel, une grimace d'un souvenir enfoui, le souvenir d'une vie

enfoui, le souvenir d'une vie que je n'avais pas connue et qui aurait pu être la

mienne. Etrange d'être ainsi porteur d'une mémoire non accumulée dans un

temps vécu, mais donnée à l'insu des uns et des autres". p.46.262

Ces lettres représentent une sorte d'amplification que le narrateur insert au

récit premier. Ces insertions se révèlent plus importantes que le reste du récit,263

même si leur contenu reste homodiégétique, car le personnage qui s'exprime est

262 Même exemple dans la p. 54. 263 Je me réfère à G. Genette qui dit que les récits seconds peuvent fort bien être plus longs et/ou plus essentiels. (Figures II, 1969, p.201).

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l'objet de toutes les autres narrations. La différence qui réside entre l'histoire (de la

vie d'Ahmed-Zahra) directement racontée par les autres narrateurs et celle que ce

dernier narre sur son existence se trouve dans le "statut narratif"264de chacune d'elle.

G. Genette nomme la première de diégétique et la seconde de métadiégétique.

b - La relation au narrataire

- UN CONTRAT ET UNE COMPLICITE.

Toute narration présuppose non seulement un narrateur mais aussi un

narrataire. Ce dernier est créé et imaginé par le narrateur qui est lui-même fictif.

Ainsi en aucun cas, il ne peut être considéré comme un lecteur, qu’il soit réel virtuel

ou autre.265 Il est l’interlocuteur muet du narrateur. Il ne connaît qu’un seul texte,

celui dont il émane, si bien qu’il ne peut juger du caractère vraisemblable du récit.

Dans quelle mesure n’est-il pas un personnage qui collabore au récit puisqu’il est

celui qui écoute et que, sans lui il n’y a pas de récit ? Même si dans un bon nombre

de romans ses traces linguistiques n'apparaissent pas, il est souvent présent. Il

demeure certes dans l’ombre bien qu’il partage souvent le même savoir que le

narrateur. Mais à la différence de ces narrataires dans les romans à visée réaliste,

ceux de l'œuvre de Tahar Ben Jelloun, L'Enfant de sable, possèdent une certaine

présence. Etant donné que dans ce roman la narration n'est pas toujours fictive et que

la fiction ne se manifeste pas que sous la forme narrative, l'implication du narrataire

devient également un moyen d'interversion entre fictionnalisation, où le narrateur

encourage ce dernier à se projeter dans l'univers du personnage :

"Son dos s'était légèrement courbé, ses épaules étaient tombées en disgrâce ;

devenues étroites et molles, elles n'avaient plus la prétention de recevoir une

tête aimante ou la main de quelque ami. Il sentait un poids difficile à

déterminer peser sur la partie supérieure de son dos, il marchait en essayant de

se relever et de se renverser. Il traînait les pieds, ramassant son corps, luttant

intérieurement contre la mécanique des tics qui ne lui laissait aucun répit".

p.10.266

et défictionnalisation (commentaires, clins d'œil, rappels...), pour tenir le narrataire

ou le lecteur à distance en lui permettant d'exercer davantage son esprit critique sur

les événements :

264 Idem, p. 202. 265 Nous désignons par lecteur virtuel, un lecteur imaginé par l’écrivain, un lecteur réel, celui qui a lu ou lit l’œuvre (quelque soit sa façon de lire) : Figures III, Gérard Genette, 1972, p. 265-267.

266 D'autres exemples se trouvent dans les pages 17-18.

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"Ce livre, mes amis, ne peut circuler ni se donner. Il ne peut être lu par des

esprits innocents. la lumière qui en émane éblouit et aveuglent les yeux qui s'y

posent par mégarde, sans être préparés. Ce livre, je l'ai lu, je l'ai déchiffré pour

de tels esprits. Vous ne pouvez y accéder sans traverser mes nuits et mon corps.

Je suis ce livre. je suis devenu le livre du secret ; j'ai payé de ma vie pour le

lire." pp.12-13.267

Ainsi une sorte de contrat tacite lie le narrateur au narrataire, l'auteur au

lecteur pour mettre l'esprit critique tantôt en veilleuse, tantôt en éveil.

- LE NARRATAIRE, UNE INSTANCE DU RECIT

Dans L’Enfant de sable, le narrataire est souvent interpellé à l’aide de brèves

questions proches de l’apostrophe268. Cela ressemble fort à une incitation à lui faire

partager les opinions ou les réflexions du narrateur. Une telle situation renforce la

position du narrataire et révèle sa présence, au tiers, au lecteur. L’impression qui se

dégage est que le récit ne s’adresse pas directement au lecteur, mais à une instance

narrative que seules désignent des marques des deuxièmes personnes du singulier et

du pluriel (tu, vous). Sans cette présence linguistique de ces deux pronoms, le

narrataire resterait invisible et le lecteur pourrait conserver l’illusion que le récit était

conçu pour lui tout seul. En introduisant de telles marques, le texte énonce en effet

une différence entre le narrataire tributaire du narrateur et le lecteur qui conserve une

certaine autonomie. Ces interpellations à l’adresse du narrataire tendent à en faire un

personnage virtuel. Un personnage dont on devine la réplique et à qui l’on répond :

"Il évitait de s’exposer à la lumière crue et se cachait les yeux avec son bras.

La lumière du jour, d’une lampe ou de la pleine lune lui faisait mal : elle le

dénudait, pénétrait sous sa peau et y décelait la honte ou des larmes secrètes. Il

la sentait passer sur son corps comme une flamme qui brûlerait ses masques,

une lame qui lui retirerait lentement le voile de chair qui maintenait entre lui et

les autres la distance nécessaire. Que serait-il, en effet, si cet espace qui le

séparait et le protégeait des autres venait à s’annuler ? " p.08.

Ce type de situation se vérifie davantage parce que le narrataire ne ressemble

pas seulement à ce personnage muet qui permet la prolongation du récit, mais il pose

des questions que le narrateur entend et auxquelles il répond. Tantôt le narrateur

s’introduit dans le personnage pour dévoiler ses desseins et mettre en exergue ses

questionnements : "Le père pensait à l’épreuve de la circoncision. Comment

procéder ? Comment couper un prépuce imaginaire ? Comment ne pas fêter avec

267 Un autre exemple dans les pages 17-18. 268 « Vivre veut dire être apostrophé » Buber, La Vie en dialogue, Paris, Aubier.1955, p.115.

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faste le passage à l’âge d’homme de cet enfant ? " p.31. Tantôt, il se réintroduit dans

la carapace du narrateur interpellant ses narrataires et cherchant des appuis et des

témoignages devant les événements horribles qui allaient se produire : "Ô mes amis,

il est des folies que même le diable ignore! Comment allait-il contourner la difficulté

et donner encore plus de force et de crédibilité à son plan ?" p.31.

Enfin, il s’invite dans la pensée du narrataire, devine sa réaction devant de

tels événements, et lui répond : "Bien sûr, il pourrait, me diriez-vous, faire circoncire

un enfant, à la place de son fils. Mais il y aurait là un risque ; cela se saurait tôt ou

tard ! " p.31. Un narrataire dont la présence est manifeste, un narrataire qui interroge

et dont les répliques exigent des réponses :

"Sa mère était prête dès le lundi mais elle a réussi à le retenir en elle jusqu’au

jeudi, car elle savait que ce jour de la semaine n’accueille que les naissances

mâles. Alors appelons-le Ahmed. Un prénom très répandu. Quoi ? Tu dis qu’il

faut l’appeler Khémaiss ? Non qu’importe le nom." p.17.

Au-delà du conteur et de ses auditeurs sur la place publique, il y a la présence

du narrateur et de ses narrataires. Cette interpellation est celle du narrateur à ses

narrataires de qui il veut chercher l’unanimité : "Vous savez combien ce lieu nous a

tous fortement impressionnés quand nous étions gamins. Nous en sommes tous

sortis indemnes…, du moins apparemment." p.32.269

Ce narrateur laisse supposer que le narrataire connaît beaucoup d’éléments

des domaines culturel et social du Maroc, un narrataire qui pourrait partager avec lui

tout un patrimoine et qui se nourrit du même imaginaire. De telles suppositions

tendent à donner au narrataire un savoir et des attributs propres aux personnages,

mais dont il ne peut user étant voué au silence. Il est celui qui écoute le récit mais

qui n’accède pas à la diégèse. Beaucoup de lecteurs marocains peuvent s’identifier

au narrataire : "Le conteur plia la peau de mouton …"(p.13),"Faisons à présent nos

ablutions. Nous célèbrerons une prière et sur le Coran ouvert nous jurerons." p.23.270

Pourtant le narrateur de l’Enfant de sable ne considère pas le narrataire

uniquement comme marocain, mais aussi comme beaucoup plus virtuel, peut-être

beaucoup plus universel, puisqu’il explique et commente tout ce qui a trait à la

culture, à la langue du Maroc : "Vous n’êtes pas sans savoir, Ô mes amis et

complices, que notre religion est impitoyable pour l’homme sans héritiers ; elle le

dépossède ou presque en faveur des frères." p.18.

269 Mêmes exemples dans les pages 54-65. 270 D'autres phrases allant dans le même sens dans les pages 29-30-32.

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"Il y avait des mots rares et qui me fascinaient parce que prononcés à voix

basse, comme par exemple « nani », « qlaoui », « taboun »…, j’ai su plus tard

que c’étaient des mots autour du sexe et que les femmes n’avaient pas le droit

de les utiliser : « sperme », « couilles », « vagin » " p.35.

"Errrrbeh…, Errrrbeh… mellioun, un million, talvaza bilalouane… une

télévision en couleurs…une Mercedes…Errrrbeh !..." p.119.

De telles interpellations définissent peu à peu une instance narrative en

précisant les contours du narrataire, qui reçoit une certaine identité, sauf qu’à aucun

moment du récit il n’entre en scène. Autrement dit, le récit montre ostensiblement

l’existence de son narrataire, mais contrairement au narrateur qui est ici tantôt

conteur, tantôt personnage principal, il le maintient dans son rôle d’écoute sans lui

faire franchir la frontière qui le transformerait en personnage. Toutefois, il laisse

ouverts les yeux d’identification possibles entre le narrataire et le lecteur.

c - Le couple miroir

Dans Le roman de Tahar Ben Jelloun, L'Enfant de sable, l'écriture et

l’esthétique romanesques sont transformées en sujet, en matière romanesque,

autrement dit l'écriture (contenu et forme) fait partie de l'histoire et même, devient

histoire. Cela explique la place importante, réservée dans ce roman, à la réflexion

sur le statut des deux pôles essentiels de la production littéraire : l’auteur et le

lecteur. Nous allons voir, dans les lignes qui suivent, comment ces deux actants sont

inscrits en tant que manifestations textuelles dans le roman. Nous nous intéresserons

à la manière avec laquelle se fait l’inscription de ces deux actants réels et

extratextuels dans le texte, et nous analyserons les différentes conversions de ces

deux actants essentiels.

- AUTEUR REEL, AUTEUR FICTIF

En plus de l’auteur et du lecteur réels du livre, nous devons également

prendre en considération l’intervention permanente dans le roman d’un auteur fictif,

d’un auteur-personnage que nous ne devons pas nécessairement confondre avec

Tahar Ben Jelloun, bien que de temps en temps l’un devient le porte-parole de

l’autre ou son double romanesque, en tout cas, il remplit une des fonctions qui

incombent au premier.

"Que ceux qui partent avec moi lèvent la main droite pour le pacte de la

fidélité. Les autres peuvent s'en aller vers d'autres histoires chez d'autres

conteurs. Moi je ne conte pas des histoires uniquement pour passer le temps.

Ce sont des histoires qui viennent à moi, m'habitent et me transforment". p. 16.

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Cet auteur fictif étale, à différentes reprises, sa toute-puissance, son pouvoir à

faire de son récit ce qu’il désire, à lui donner des directions différentes par

l'intermédiaire de voix différentes. Il crée des situations qui mettent l'autre instance,

le lecteur en l'occurrence, dans une situation, sinon de confusion, de désorientation

et de vigilance permanentes. Ce lecteur auquel s'adresse en permanence l'auteur

fictif ne se confond pas nécessairement avec le lecteur réel, il serait plutôt un

lecteur-personnage. Ce dernier, qui est interpellé constamment par l’auteur fictif

dans L'Enfant de sable, est plutôt proche du narrataire du récit, de celui qui écoute et

qui donne la réplique au narrateur ou à l’auteur fictif. Le lecteur réel, au contraire,

personne réelle qui lit le livre, relève de l’indéfini, ses caractéristiques sont

imprévisibles, changeantes, d’un lecteur à l’autre, d’une lecture à l’autre, en

synchronie comme en diachronie, leur liste est ouverte, et leur existence toute

physique. Le lecteur réel est corps vivant, qui amène avec lui dans le temps de sa

lecture son histoire propre, sa mémoire, sa double expérience du monde et de la

bibliothèque271. C'est pourquoi il est difficile de cerner avec exactitude son profil :

"Quoi tu dis qu'il faut l'appeler Khémaïss" (p.17), "Mais qu'est devenu notre héros

après la mort de Fatima ? s'exclama une voix." p. 85.

Ces deux entités (l’auteur fictif et le lecteur-personnage) sont purement

textuelles. Elles sont, sans se confondre avec eux, encore une fois, très proche de ce

qu’Umberto dans Lector in Fabula272appelle l’auteur et le lecteur modèle du texte

narratif, c'est à dire l’auteur et le lecteur virtuels qui sont inscrits explicitement ou

implicitement dans le texte. A ces avatars de l’auteur et du lecteur réels, s’ajoute

aussi une dernière catégorie, celle où l’on retrouve des personnages du roman qui

deviennent dans certains passages du roman des doubles soit de l’auteur, soit du

lecteur, c’est le cas par exemple du personnage central [Ahmed-Zahra (narrateur-

auteur, notamment p.p. 33-39) et (narrataire-lecteur, en recevant les lettres du

correspondant inconnu)]. C'est le cas aussi du premier conteur dont le statut passe de

narrateur, dans la partie naissance/ enfance/adolescence d'Ahmed, à narrataire, dans

la partie adulte de la vie d'Ahmed puisqu'il assiste à la narration faite par le second

conteur, le frère de Fatima :

"Tiens je vois là bas le vieux conteur revenir. Il s'assoit avec nous. Bienvenue,

oui ! Je ne fais que poursuivre ton histoire. Je t'ai peut-être bousculé. Excuse

mes gestes d'impatience. C'est le chant qui t'a ramené. Il nous ramène tous à la

271 Montalbetti , C. Narrataire et lecteur : deux instances autonomes, Figures de la lecture et du lecteur, Cahiers de Narratologie n°11 Figures de la lecture et du lecteur.

272 Eco, U. Lector in Fabula, traduit de l'Italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1985.

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terre. Approche-toi ; viens plus près de moi. Tu pourras intervenir dans cette

histoire". p.71.

A partir de tout cela, on peut dire que l’étude de l’auteur et du lecteur comme

entités textuelles inscrites dans le roman ne peut se faire d’une manière convenable

qu’en prenant en considération différentes strates textuelles. On peut représenter

celles-ci de la manière suivante :

Auteur réel (Ben Jelloun) Lecteur réel

Auteur fictif Lecteur fictif (narrataire)

Personnage-auteur Personnage-lecteur

- LES INTRUSIONS DE L’AUTEUR

Les nombreuses intrusions d’auteur qui parsèment L'Enfant de sable

fonctionnent, entre autres, comme une organisation textuelle qui permet à l’écrivain

et au narrateur d'intégrer le lecteur/narrataire dans sa stratégie d'écriture pour

anticiper toutes sortes de réactions et pour laisser percevoir une complicité dans la

manière de gérer le récit d'une part, et de parodier le romanesque d'autre part, en

permettant de réfléchir sur tous les rituels de l’écriture et de la lecture qu’il

présuppose.

Mais avant d’étudier les fonctions de ces intrusions d’auteur, qui loin d’être

épisodiques dans L'Enfant de sable, sont adoptées comme une stratégie permanente,

il convient d’étudier tout d’abord les modalités textuelles de ces intrusions. Etant

donné qu’il y a au moins deux types d’auteurs dans le roman en général, nous

devons effectivement distinguer deux types d’intrusions : d’une part les intrusions

de l’auteur réel, c’est-à-dire celles qu’on peut attribuer à Ben Jelloun lui-même sans

tomber pour autant dans l’extrapolation, d’autre part, il y a les intrusions plus

nombreuses de l’auteur fictif, qu’on considère souvent comme un double textuel de

l’auteur réel sans pour autant les confondre.

L'Enfant de sable, comme tous les romans de Ben Jelloun, lui sert, entre

autres, comme moyen pour véhiculer son idéologie, ses idées philosophiques et

esthétiques.

Toutefois, les intrusions qu’on peut lui attribuer directement dans ce roman sont

presque toutes en rapport avec le processus de création, l’écriture romanesque elle-

même, avec l’esthétique et la stratégie qu’il a mises en œuvre dans son livre.

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"Ce livre, mes amis, ne peut circuler ni se donner. Il peut être lu par des esprits

innocents. La lumière qui en émane éblouit et aveugles les yeux qui s'y posent

par mégarde, sans être préparés. Ce livre, je l'ai lu, je l'ai déchiffré pour de tels

esprits. Vous ne pouvez y accéder sans traverser mes nuits et mon corps. Je suis

ce livre". p.12.

A travers ses intrusions, Ben Jelloun cherche à anticiper les réactions de son

public, à rassurer son public, répondre à ses détracteurs, et à expliquer ses choix

esthétiques : "Sachez aussi que ce livre a sept portes percées dans une muraille large

d'au moins deux mètres et haute d'au moins trois hommes sveltes et vigoureux. Je

vous donnerai au fur et à mesure les clés pour ouvrir ces portes." (p.13). Il tient à

clarifier ses positions dès le début, il explique ses motivations et ses attentes. Il

profite pour faire un clin d'œil sur sa vision de la religion : "Que ceux qui partent

avec moi lèvent la main droite pour le pacte de la fidélité. Les autres peuvent s'en

aller vers d'autres histoires, chez d'autres conteurs. Moi, je ne conte pas des histoires

uniquement pour passer le temps."273

Ben Jelloun anticipant la réception de son texte par le public tente déjà de

faire partager sa position perplexe et tâtonnante :

"C'est une période que nous devons imaginer, et, si vous prêts à me suivre, je

vous demanderai de reconstituer cette étape dans notre histoire. Dans le livre

c'est un espace blanc, des pages nues laissées ainsi en suspens, offertes à la

liberté du lecteur. A vous !" p.41-42.

Il reproduit les opinions de ses prochains détracteurs en leur laissant un

espace pour s'exprimer, pour pouvoir continuer, après les avoir entendues, et les

réfuter ensuite : "Moi, je ne crois pas à cette histoire de crise. (...). Il ne doute pas. Il

veut gagner un pari et relever le défi.",

"Non ! Ce qui s'est passé est simple. Moi, je le sais. Je suis le plus âgé de cette

assistance, peut être même plus que notre vénéré maître et conteur. Cette

histoire, je la connais. Je n'ai besoin de la deviner." p.42.

"C'est le vent de la rébellion qui souffle ! Vous êtes libres de croire ou de ne

pas croire à cette histoire. Mais, en vous associant à ce récit, je voulais juste

évaluer votre intérêt... La suite je vais la lire... Elle est impressionnante." p.43.

L'auteur est une instance qui dépasse le narrateur organisateur du récit. Il fait

intervenir les lecteurs par l'intermédiaire des narrataires. Il ne veut pas confier toute

la responsabilité de la narration du récit aux agents de la narration. Il implique ceux

qui sont sensés écouter ou lire. Leur action est primordiale dans le processus de

273 Mêmes exemples dans les pages 16-18.

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narration. La notion "lecture/écriture" prend tout son sens et l'élaboration de

l'histoire devient une tâche commune dont les tournures et les directions ne

dépendent pas uniquement des narrateurs dans le récit. Une manière de faire, qui

laisse penser que le récit est un récit de vie humaine dans lequel chacun est sensé se

retrouver parce qu'il est auteur quelque part.

"Ainsi, il devint veuf ! Amis ! Cet épisode de sa vie fut pénible, trouble et

incompréhensible.

- Non ! C'est tout à fait logique ! répliqua un homme de l'assistance. Il s'est

servi de cette pauvre infirme pour se rassurer et renforcer son personnage. Cela

me rappelle une autre histoire qui est arrivée à la fin du siècle dernier dans le

sud du pays. Permettez-moi que je vous la conte rapidement. (...)

A ce moment-là intervint le conteur qui, avec un sourire, dit : Oui, ami, je sais

cette histoire aussi." pp.83-84.

L'auteur investit le monde du lecteur et définit la relation qu'ils peuvent

entretenir ensemble : "Quelque chose ou quelqu'un nous retient, en tout cas une

main lourde et sereine nous lie les uns aux autres, nous procurant la lumière de la

patiente. " (p.107). Il donne un aperçu de la volupté et du désir que procure la mise

en branle du processus de création. Le monde supérieur dans lequel évolue le

créateur justifie toutes les souffrances et toutes les privations :

"Le vent du matin apporte la santé aux infirmes et ouvre les portes aux fidèles ;

en ce moment il tourne les pages du livre et réveille une à une les syllabes, des

phrases ou versets se lèvent pour dissiper la brume de l'attente. J'aime ce vent

qui nous enveloppe et nous retire le sommeil des yeux. Il dérange l'ordre du

texte et fait fuir des insectes collés aux pages grasses. (...) Je vois une

hirondelle qui essaye de se dégager d'un magma de mots enduits de cette huile

rare. (...) Le vent qui feuillette le livre m'enivre ; il m'emmène sur le haut d'une

colline ; je m'assieds sur une pierre et regarde la ville. Tout le monde semble

dormir comme si la cité entière n'était qu'un immense cimetière. Et moi en ce

lieu inaccessible, je suis seul avec le livre et ses habitants. " p.108.

Après avoir expliqué ce qu'est le livre, il invite les lecteurs, à vivre avec lui

l'expérience de l'écriture, à suivre le déroulement de cet exercice magique pour

partager ses angoisses et vivre les moments inédits de la création romanesque. Il leur

donne l'impression que l'écriture se fait non seulement pour eux mais avec eux

"Nous allons habiter cette grande maison. Le soleil y est précoce et l'aube

tumultueuse. C'est normal ; c'est leur de l'écriture, le moment où les pièces et

les murs, les rues et étages de la maison s'agitent ou plutôt sont agités par la

fabrication des mots qui viennent s'entasser, puis s'étaler, se mettre dans un

certain ordre, chacun est, en principe, à sa place ; c'est l'heure des mouvements

fébriles, des va et vient et des descentes abruptes. C'est une heure solennelle où

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chacun se recueille, médite et enregistre les signes frappés par les syllabes. La

maison garde la façade sereine, à l'écart de cette agitation interne. Nous, nous

serons à l'intérieur des murs dans la cour, dans la place ronde, et de cercle

partiront autant de rues que de nuits que nous aurons à conter pour ne pas être

engloutis par le flot des histoires (...)

Nous sommes à présent entre nous. Notre personnage va se lever. Nous l'apercevons et lui

ne nous voit pas. Il se croit seul. Il ne se sent pas épié. Tant mieux." p.109.

Le fait que Tahar Ben Jelloun a choisi d’introduire ces considérations dans le

corps même de l’œuvre est significatif, car cela permet d’entretenir la confusion

entre l’auteur fictif et l’auteur réel, et par là même, de renforcer la polyphonie du

texte. C’est peut-être, à ce niveau-là, que la similitude des intrusions de l’auteur réel

et celles de l’auteur fictif est plus manifeste.

II – Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau

1 - Le récit de l'oralité en contact

Dans Solibo Magnifique tout est dualité, double, à commencer par l'écrivain

qui s'identifie au conteur. Ce dernier, par le canal de la parole, transmet une culture

et devient gardien de la mémoire. L'écrivain qui tente de conserver cette dernière et

de la fixer au moyen de la graphie, pense lui être fidèle en mettant en œuvre une

grammaire, un style, qui doivent la servir.

Cette dualité est manifeste dans l'attitude qu'adopte l'écrivain qui s'efforce de

se hisser au niveau du conteur (et il n'est pas souvent sûr d'y arriver), se reconnaître

en lui dans un premier temps et tenter de faire comprendre qu'une époque est à

jamais révolue, celle de Solibo comme celle de l'oralité. Dans un monde dominé

désormais par l'écrit, le narrateur reprend les étapes et les péripéties de la vie de

Solibo essayant de sauver ce patrimoine en perdition en le mettant en contact avec

l'écriture, seul moyen de sauvegarde. Le dialogue qu'il établit avec le conteur, le

long du récit, met en relief cette mutation profonde et irréversible et la difficulté de

la tache.

D'un autre côté, Solibo Magnifique présente l'empreinte d'une double

enquête. En effet, c’est une enquête policière qui prend forme et se construit.

L’inspecteur Evariste Pilon et le brigadier-chef Bouaffesse tentent de découvrir le

meurtrier du vieux conteur Solibo, qui se trouverait parmi les témoins qui

constituent l’auditoire de ce dernier. Ces auditeurs affirment tous que Solibo est

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mort d’une égorgette de la parole, une sorte d'étranglement de l'intérieur. Pilon, pour

sa part, suspecte un empoisonnement. Ses hypothèses absurdes conjuguées aux

interrogatoires violents, débouchent sur deux meurtres que rien n'annonçait au

départ. L’enquête policière prend obstinément l’allure d’un drame où les

quiproquos, qui, habituellement aboutissaient à des situations comiques, engendrent

ici, une sombre comédie.

a - Dualité, enquête/quête

Cette enquête policière, bâclée de surcroît, menée par des agents qui

éprouvent moult difficultés à communiquer avec les témoins retrouvés autour du

corps de Solibo, est reproduite par un récit dont la narration éclatée et la diversité

des voix narratives expliquent la complexité des questions identitaires.

Déjà l'identité des auditeurs témoins lors de leur présentation devant la police

devient problématique :

- "Eloi Apollon, surnommé sucette, se disant tambourier de cricracks, en

réalité sans profession, sans domicile fixe."

- "Le surnommé Bête-longue (des recherches concernant l'état civil de cet

individu sont en cours) se disant marin-pêcheur, très certainement sans profession,

demeurant à Texaco, près de la fontaine."

- "Patrick Chamoiseau, surnommé Chamzibié, Ti-Cham ou oiseau de Cham,

se disant "marqueur de paroles", en réalité sans profession, demeurant 90 rue

François-Arago."

- "Richard Coeurillon, se disant employé d'usine (?), très certainement sans

profession, demeurant à Château-Bœuf, dans la première descente."

L'incompréhension entre les mondes représentés ici par les policiers d'un

côté, et des auditeurs de Solibo, de l'autre, atteint son comble lors des interrogatoires

individuels diligentés par ces mêmes policiers. Les protagonistes n'arrivent plus à

communiquer, le monde de la parole et celui de l'écrit mettent à nu l'espace sidéral

qui les sépare lors de l'interrogatoire de Bête-Longue :

« - Monsieur Bête-Longue...

- Hein ?

- Que s'est-il passé quand monsieur Congo a constaté que Solibo était mort ?

- On l'a frictionné tout de suite pour chauffer son sang... (C'est Ti Cham qui

répond)

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- C'est à ce moment là que vous lui avez ôté ses chaussures, ouvert sa chemise,

dégrafé sa ceinture....

- Hein ?

- Il demande si vous avez chiffonné son linge ? complète Bouaffesse.

- On l'a frictionné, danne !

- Il dit : oui

- Combien de temps s'est écoulé entre vos interventions et le moment où

Madame Boidevan s'en est allée quérir le médecin ?

- Hein ?

- Brigadier, explique-lui la question

- L'inspecteur te demande si vous avez donné beaucoup de paroles inutiles

avant que Doudou-Ménar ne descende me chercher...

- Yonn dé...

Il dit : pas longtemps

- une minute, deux minutes, une heure ?

- Hein ?

- Alors là, inspecteur, traduis toi-même, se décourage Bouaffesse face à ses

délicates notions ».

Mais une seconde enquête émanant de l'instance organisatrice du récit,

l'auteur/narrateur/personnage/, personnage parce que lui même interrogé comme

témoin par la police sur la mort de Solibo, essaye, à travers les témoignages des

autres témoins, de récolter le maximum d'informations sur le vieux conteur pour

répondre à la vrai question "Qui est Solibo et pourquoi magnifique ?" Il est certain

que la réponse à cette question résoudra le mystère de la mort par égorgette de

Solibo. Ce dernier, maître incontesté de la parole a été étranglé de l'intérieur, étouffé

par l'oubli manifesté par les siens, un oubli dont a été victime la parole fondatrice de

cette culture et de cette société.

L'écrivain ou "marqueur de la parole"274 arrive ainsi à révéler les pensées et

les expériences d’un ensemble de personnages qui cherchent à reconstituer les

circonstances de la mort du conteur et à rassembler les souvenirs de sa vie. Une

reconstitution et un voyage dans la vie de Solibo, à travers des sensations et des

sonorités multiples, sont proposés au lecteur dans un univers d’incertitudes. Par

274 C'est lui qui se présente de la sorte à la police, p. 30

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conséquent, afin de s’orienter dans le texte balisé et clignotant de Chamoiseau, le

lecteur, le narrataire, doivent rassembler les fragments sonores que l’écrivain leur

offre. Ce qui implique, ces deux instances, dans le double processus d’interroger et

de tenter de configurer l'(es) identité(s)

b - Un récit balisé par l'auteur/narrateur

C'est un récit où les incursions de l'auteur/narrateur jalonnent le parcours

narratif et agissent comme des faisceaux d'éclairage qui permettent au narrataire ou

au lecteur de suivre le cheminement tracé sans trop de difficultés. Comme ils

permettent, à ce dernier, de savoir à l'avance, de quel personnage il s'agira (de

pleurer). Dans Solibo Magnifique, le narrateur ne se signale pas qu'à travers des

signes (linguistiques) ou autres symboles que le lecteur doit impérativement détecter

à travers la lecture, il annonce sa présence à chaque début de partie, entre autres, en

utilisant deux graphies différentes : une graphie en lettres majuscules qui résume le

contenu et reproduit l'appréciation que l'auteur/narrateur fait du travail mené par les

policiers, plus bas, une autre, en lettres minuscules, guide, sur un ton plus familier,

le narrataire ou le lecteur vers le vrai drame qui se prépare:

" MES AMIS, HO

LE BRIGADIER-CHEF

RAMENE PAR ICI

SES CALOTTES MAUDITES

ET NOUS CACARELLE...

(Pour qui pleurer ?)

Mais pour Charlot.)

Ce semblant d'épigraphe, qui se forme de deux ensembles graphiques

différents, traduit l'attitude des victimes des comportements des policiers. Une

première fois pour dénoncer la manière avec laquelle ces derniers traitent les

témoins, une seconde fois, pour s'adresser aux narrataires/lecteurs "complices". Le

même événement (la mort de Solibo) devient, non un moyen de découvrir la vérité,

mais une occasion d'étaler ses différences et de s'affronter devant l'incompréhension

et l'ignorance les plus extrêmes de la part de ceux qui sont sensés représenter la loi.

Autrement dit, le combat des deux visions, qui se heurtent dans le même espace, est

loin de l'idéal que défend l'auteur à savoir une société métissée dont les composantes

diversifiées permettent une dissipation des problèmes liés au phénomène de

l'intolérance.

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La première graphie est celle de la dénonciation et de la colère exprimées à

haute voix ; dénuée de toute émotion ou sentiment, elle s'apparente à un jugement et

s'adresse, de ce fait, à tous ceux qui veulent l'entendre. La seconde, par contre, est

frappée du sceau de l'intimité et de la complicité. Elle est dite sur un ton affectif et

plein de compassion partagée, elle est dite également de "bouche en oreille" à ceux

qui "écoutent" beaucoup plus qu'ils ne lisent. Par ce moyen, le narrateur s'adresse à

des narrataires et l'auteur, aux lecteurs, avec qui il partage non seulement des valeurs

mais aussi des attentes.

c - L'écrit (les mots) fidèle à la parole ?

L'écrit, dans Solibo Magnifique, tente de restituer la parole, sa chaleur et son

rythme sans la dénaturer par la contrainte des structures rigides de l'écriture. L'auteur

pense devenir "marqueur de parole"

"Qui a tué Solibo? L'écrivain au curieux nom d'oiseau fut le premier suspect

interrogé. Il parla longtemps longtemps, avec la sueur et le débit des nègres en

cacarelle. Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout, inspectère,

l'écrivain est d'un autre monde, il rumine, élabore ou prospecte, le marqueur

refuse une agonie : celle de l'oraliture, il recueille et transmet." S.M. p. 169.

Y arrive t-il ? Son écriture reprend-elle la parole, la supplée t-elle ou la

sauvegarde t-elle ? A entendre Solibo parler à Oiseau de Cham nous penchons pour

la troisième hypothèse :

"(Solibo Magnifique me disait :

"Oiseau de Cham, tu écris. Bon, Moi, Solibo, je parle. Tu vois la distance ?

Dans ton livre sur Manman Dlo, tu veux capturer la parole à l'écriture, je vois

le rythme que tu veux lui donner, comment tu veux serrer les mots pour qu'ils

sonnent à la langue. Tu me dis : est-ce que j'ai raison, Papa ? Moi, je dis : On

n'écrit jamais la parole, mais des mots, tu airais du parler. Ecrire, c'est comme

sortir le lambi de la mer pour dire : voici le lambi ! La parole répond : où est la

mer ? Mais l'essentiel n'est pas là. Je pars mais toi tu restes. Je parlais mais toi

tu écris en annonçant que tu viens de la parole. Tu me donnes la main par-

dessus la distance. C'est bien, mais tu touches la distance.")" S.M. pp. 52-53.

La parole justifie sa légitimité, acquiert son autorité, et prend signification

d'abord par sa transmission de bouche en oreille, par sa capacité de revenir sur elle-

même (par la répétition par exemple), mais également par son aptitude à se renvoyer

à elle-même. Dans les dits de Solibo, le génie ne réside pas dans le sens de ce qu'il

profère mais dans le ton, le rythme et la résonance. Du texte, de l'écriture, les voix

des narrateurs résonnent et des narrataires, récepteurs de la parole, sont impliqués

dans ce cercle de la création, de l'échange et de la compréhension, partagées. La

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parole éloigne le narrateur des structures rigides de l'écriture en lui offrant un espace

de liberté beaucoup plus vaste dans la création devenue possible grâce à la

complicité du narrataire.

Il est à remarquer, qu'au début du récit sur la mort de Solibo, l'auteur, d'une

manière singulière, dénonce l'écrit avant la parole, et le traite de malheur. Tandis

qu'au début d'un second récit réservé aux dits de Solibo et précédés par des

"séquence du solo de Sucette", l'écrit est qualifié de "écrit du souvenir" s'il succède à

la parole. C'est toute la problématique du contact de l'écrit avec la parole. En

prononçant le mot souvenir, Solibo sent que désormais la parole dépendra de ce que

l'écriture pourra en faire d'elle, toute liberté et fluidité disparaîtront avec la

disparition du verbe libre, du verbe tonné, du verbe vivant et mélodieux. L'écriture

ne reprendra pas la place de la parole mais lui évitera de disparaître sans pour autant

lui permettre une évolution qui la maintiendrait en vie. Elle se contentera de la fixer,

de la mémoriser, de la figer. Néanmoins Solibo lui même admet que l'existence ne

peut se réaliser que par l'écriture :

"Ecrire c'est comme sortir le lambi de la mer pour dire : voici le lambi ! La

parole répond : où est la mer ? Mais l'essentiel n'est pas là. Je pars, mais tu

restes. Je parlais, mais tu écris en annonçant que tu viens de la parole. Tu me

donnes la main par-dessus la distance. C'est bien, mais tu touches la distance..."

p. 52-53.

Si l'écriture peut se percevoir comme un drame, l'auteur, ou le narrateur veut

compenser cela par un style propre, un style qui allierait les florilèges de la parole à

l'écart et l'amplification au niveau de la perception de l'écriture. Cette dernière, sans

oublier les normes les plus fondamentales (Chamoiseau écrit en français et non en

créole), crée un modèle où "l'amplification au sens rhétorique d'augmentation,

d'élargissement du texte par les figures, le dramatique et le comique inclus".275

"A-a ! la grosse marchande extirpe de ses rondeurs une vivacité de serpent

jaune. La prise de Justin Philibon est déraidie comme une figure de pénitente

au moment de l'hostie. Ses avant-bras sont empoignés, pressés jusqu'au

craquement des os, une force souveraine le décolle, il tournoie d'une manière

hallucinante au niveau du plafond. Là même, c'est l'assaut ! Doudou-Ménar

gagne les hauteurs du guichet de permanence. Assaillie aux jambes, torturées

aux varices, elle s'écrase bientôt sur la meute légale. Ses seins s'abattent, plus

destructeurs que des sacs de graviers. Cahiers, dents, montres, stylos, machine

à écrire, prennent l'envol. Fruits confits, panier, chaussures violettes voltigent et

volent. Sept-dix sont cognés entre eux, vraies calebasses en panier, et s'en vont

275 François Lagarde, Chamoiseau : l'écriture merveilleuse

Site http://www.erudit.org/revue/etudfr/2001/v37/n2/009013ar.pdf

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sillonner d'invisibles labyrinthes. Au verrou de ses aisselles, des crânes hèlent

d'angoisse comme des marins-pêcheurs quand le large les surprend au cyclone.

Les hommes de loi appliquent vainement leurs techniques meurtrières contre la

graisse vitaminée à l'igname et aux choux durs. Quarante années de déveine ont

solidifié ses muscles, assaisonné sa hargne, et, sous la tenaille de ses bras ou de

ses dents, la horde policière tout soudain langoureuse perçoit l'obstination

assassine des méchancetés sans horizon." p.51-52.

Cela est-il suffisant ? Pour le dernier représentant de la parole, Solibo, qui

pense que la différence fondamentale qui séparerait l'écrit de la parole est la liberté,

non. Certes, cette notion existe dans l'espace scripturale, mais elle soumise à

condition est dépendrait de toutes sortes de normes (syntaxiques,

morphosyntaxiques, lexicales...). L'écrivain est libre à l'intérieur d'un carcan parce

qu'il a un modèle à l'intérieur duquel il se trouve piégé, alors que le conteur jouit

d'une liberté non soumise à condition :" Oh Oiseau, tu veux l'Indépendance, mais tu

en portes l'idée comme on porte des menottes. D'abord : sois libre face à l'idée.

Ensuite : dresse le compte de ce qui est dans ta tête et dans ton ventre t'enchaîne.

C'est d'abord là, ton combat..." p.133.

Mais si pour Solibo, l'écriture ne saisit rien de l'essence des choses, elle reste

quand même, pour le narrateur, le seul moyen de se frotter au monde sans se perdre,

se diluer.

2 - Le système de narration

a - Le narrateur dans Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau

Le narrateur est extradiégétique, il raconte les événements à partir d’une

position de hauteur : il sait ce que les personnages ignorent, il est omniscient, mais

laisse le soin aux auditeurs de Solibo qui défilent pour témoigner devant la police,

de se transformer en narrateurs et dévoiler, chacun, une partie de la vie de Solibo. La

narration des événements est par conséquent prise en charge par le narrateur

principal, celle de la vie de Solibo, personnage central de l’histoire, par les

témoins/personnages. L’auteur s’invite à travers des petits passages de discussions

antérieures avec Solibo. Ces passages entrecoupent l’histoire, la relèguent en

seconde position et laissent à cet auteur l’occasion de s’adresser directement au

lecteur. Il y a donc plusieurs niveaux de narrations Le narrataire est interpellé à

l’aide de questions proches de l’apostrophe afin de l’impliquer dans le processus de

la narration. La position du narrateur est ainsi renforcée alors même que la narration

s’élabore encore. Pour "marquer son territoire", le narrateur tient compte d’une

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manière continue et soutenue du narrataire. Puis l’auteur lui-même le fait sur un

autre registre avec le lecteur.

Le mode narratif qui domine dans Solibo Magnifique est appelé, comme c'est

le cas pour le roman de Ben Jelloun, L'Enfant de sable, diegesis : non seulement le

narrateur principal se dévoile, mais se présente, parle de ses liens avec le personnage

principal, avec les autres personnages etc. Cet agent de la narration assure deux

fonctions : la fonction de narration et la fonction de régie et de contrôle. Il se

présente juste après avoir présenté les différents personnages qui vont constituer la

trame du récit.

- Le narrateur/personnage : intradiégétique ou omniscient ?

Ce narrateur/personnage possède toutes les caractéristiques du narrateur

extradiégétique même s'il fait partie du récit. Il est pourvu de la capacité de tout

savoir sur le déroulement des événements, de les prévoir, de les anticiper mais, une

fois personnage, témoin de la mort du vieux conteur, il se trouve désarmé ainsi des

autres personnages piégés par ce drame et agents, malgré eux. Toutes les

particularités d'un narrateur omniscient qui remplit les cinq fonctions sont présentes

chez l'agent de narration dans ce roman.

Il commence par présenter les auditeurs habituels de Solibo présents la nuit

du drame et la scène où s'est déroulé ce même drame. Il décrit la mort de Solibo que

l'assistance a mis beaucoup de temps à découvrir et du mal à comprendre. Et

pendant que tout le monde attendait l'arrivée du médecin, ce narrateur, parlant de sa

rencontre avec Solibo, profita de la situation pour déplacer le centre d'intérêt vers

lui-même, provoquant un glissement sur un terrain jusque là réservé au vieux

conteur et se présente au narrataire. Le pronom il (Solibo) laisse la place à un autre :

je (le narrateur). L'auteur, également se présente au lecteur et n'hésite pas à

demander clairement, en note de bas de page, de consulter d'autres œuvres dont il est

l'auteur (exemple de la p. 43 du roman où l'auteur demande au lecteur de voir

Chroniques des sept misères).

"Je l'avais connu durant mes fréquentations du marché en vue d'un travail sur la

vie des djobeurs. A force de patience, j'avais fait admettre mes cahiers, mes

crayons, mon petit magnétophone à piles qui ne fonctionnait jamais, mon

appétence malsaine pour les paroles, toutes les paroles, même les plus inutiles.

Pour me dissimuler, je rendais quelques menus services de-ci de-là, charroi

d'ordures, nettoyage de légumes, recherches des pièces de cinq centimes

indispensables à la souplesse habituelle du marchandage des prix. Ma

recherche avançait d'autant plus mal que j'avais de fréquentes crises d'asthmes

et qu'il m'était impossible de me souvenir de mon plan de travail; J'errais donc

entre les établis, les brouettes de djobeurs et les fruits de saison (...) Tout le

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marché me connaissait, depuis la moindre des vendeuses de mangots jusqu'aux

reines sombres, sévères et silencieuses, qui étalaient leurs tisanes magiques et

leurs herbes-à-pouvoir, si bien que les conversations ne s'éteignaient plus sur

mon passage et que nul ne me posait plus, en guise de bonjour : Alors Ti-

Cham, écrire ça sert à quoi ?" S.M. p; 43.

Il revient à l'objet de sa rencontre avec le vieux conteur, expose les centres

d'intérêt communs, la teneur des discussions qu'il avait avec ce même personnage

sur lequel il dirige l'attention du narrataire et du lecteur. Une manière de se présenter

et de s'effacer, le moment venu, devant le conteur, gardien de la mémoire. Une

manière, également, de dresser un inventaire des soucis, des attentes partagés avec

Solibo. Le narrateur arrive à convaincre du bien fondé du travail qu'il entreprend

pour la sauvegarde de la parole au même titre que le conteur. Il confirme l'utilité de

sa quête et la complémentarité avec ce même conteur :

"Mystère sur mon devenir si le personnage de Solibo Magnifique n'avait

réveillé ma vieille curiosité, me permettant ainsi, à travers lui, de trouver une

logique d'écriture, sans pour autant, hélas, parvenir à réparer cet isalop de

magnétophone dont l'enregistrement depuis mon arrivée ne s'intéressait qu'à

son propre souffle trop clairement bronchitique. Solibo m'aborda un matin,

avec comme bonjour la question épuisée : Chamzibié ho, écrire ça sert à quoi

?..., puis il parla de tout et de rien, de la parole et du reste, sans même reprendre

son souffle, il me raconta l'origine du marché, dix-sept contes indéchiffrables, il

me donna des nouvelles ( que je ne demandais pas) du capital santé des

marchandises gâteuses, puis il me parla de charbon, d’ignames, d'amour, de

chansons oubliées et de mémoire, de mémoire." S.M. pp. 44-45.

Accompagné du narrataire qui connaît désormais les circonstances de la mort

de Solibo et qui mesure, à sa juste valeur, la faveur dont il est l'objet, le narrateur va,

étape après étape, déplacer le regard de ce dernier en commençant par lui demander

plus d'égard, de sympathie vis à vis du mort et de révolte vis à vis de l'indécence et

de l'arrogance des policiers :

"Mais d'abord, ô amis avant l'atrocité, accordez une faveur : n'imaginez Solibo

Magnifique qu'à la verticale, dans ses jours les plus beaux. Cette parole ne se

donne qu'après l'heure de sa mort- tristesse, mi!- et même pas dans un dit de

veillée, auprès de son corps parfumé de bonnes herbes. Se figurant un crime, la

police l'a ramassé comme s'il s'agissait d'une ordure de la vie, et la médecine

légale l'a autopsié en petits morceaux. On a découpé l'os de sa tête pour briguer

le mystère de sa mort dans sa crème de cervelle. On a découpé sa poitrine, on a

découpé ses poumons et son cœur. Son sang a été coulé dans des tubes en verre

blanc, et, de son estomac ouvert, on a saisi son dernier touffé-requin. Quand

Sidonise le reverra, aussi mal recousu qu'un jupon de misère... Roye ! comment

dire cette tristesse qu'aucune brave ne peut laisser noyer ses yeux ? C'est

pourquoi, ô amis, avant ma parole je demande la faveur : imaginez Solibo dans

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ses jours les plus beaux, en vaillance toujours, avec le sang qui tourne, le corps

planté dans la vie en poteau d'acacia dans une boue dangereuse. Car, si de son

vivant il était une énigme, aujourd'hui c'est bien pire : il n'existe (comme s'en

apercevra l'inspecteur principal au delà de l'enquête) que dans une mosaïque de

souvenirs, et ses contes, ses devinettes, ses blagues de la vie et de la mort, se

sont dissous dans des consciences trop souvent enivrées." S.M. pp. 25-26.

Ce narrateur se sert des procédés d'analepses et de prolepses pour créer et

maintenir l'impression du narrataire extradiégétique que les informations et les

secrets sont partagés :

"Tandis qu'en face Doudou-Ménar se trémoussait : tu ne me reconnais pas,

Philémon ?... Oh, fulgurance douloureuse ! Le brigadier-chef dut malgré lui

arquer un sourcil et sourire jaune : Andjèt sa ! c'est Lolita, pensa t-il.

La nuit de sa rencontre avec la jeune Lolita Boidevan surgit de sa mémoire. A

l'époque, simple gardien de paix, il justifiait (auprès de sa coulie concubine) ses

absences nocturnes par des histoires de plan Orsec expérimental, et hantait les

viviers féminins des zoucs, bals, et d'autres coulés-sirops." S.M. p.59.

"Le jeune Bouaffesse invita la jeune fille dont il saurait bientôt qu'elle

s'appelait Lolita Boidevan, sans se douter qu'une charge d'années plus tard, elle

se surnommerait Doudou-Ménar, femme à scandale en cinémascope (et

couleurs par Deluxe)". S.M. p.60.

Le procédé de métalepse, qui consiste en l'interpénétration des niveaux

narratifs pour un brouillage voulu des frontières entre réalité et fiction, est très

souvent utilisé, il jalonne le récit du début à la fin puisque l'auteur s'introduit dans le

monde du narrateur lui vole la vedette pour la lui restituer un peu plus tard. Cet effet

de glissement dont nous avons parlé plus haut est perceptible à travers le personnage

de Ti-Cham qui fait partie du récit du premier niveau, le récit de fiction, (la mort de

Solibo) et que le lecteur retrouve sous le nom de Oiseau de Cham dans le second

niveau, le réel, à travers la problématique de la parole et de l'écrit. C'est ce que G.

Genette explique de la manière suivante : "Tous ces jeux manifestent, par l'intensité

de leurs effets, l'importance de la limite qu'ils (les auteurs) s'ingénient à franchir au

mépris de la vraisemblance, et qui est précisément la narration (ou la représentation)

elle-même ; frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l'on

raconte, celui que l'on raconte"276 :

"Je277 ne le quittai plus durant cette saison où on le vit encore parmi les étals,

notant ses dires, étudiant ses silences, stupéfait toujours de sa curieuse

276 Gérard Génette, Figures III "Poétique", édition Seuil, 1972, p.245. 277 Le pronom " je" représente le personnage Ti Cham parlant du conteur Solibo.

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audience : arcane d'indifférences et d'attentions, u ne partie du marché

ralentissait à son écoute." S.M. p.45.

"Solibo me disait : "... Oiseau de Cham, tu écris. Bon, Moi, Solibo je parle. Tu

vois la distance ? dans ton livre sur Manman Dlo, tu veux capturer la parole à

l'écriture, je vois le rythme que tu veux donner, comment tu veux serrer les

mots pour qu'ils sonnet à la langue. Tu me dis : est-ce que j'ai raison, Papa ?

Moi, je dis : On n'écrit jamais la parole, mais des mots, tu aurais du parler."

S.M. pp.52-53.

Ce narrateur assure les diverses fonctions278 que G. Genette présente comme

révélatrices du degré d'implication ou non de ce dernier dans le récit qu'il produit.

Par conséquent, au delà de la fonction narrative, les quatre autres fonctions sont

accomplies :

- La fonction de régie

Si cette fonction permet d'attester ou non du rôle d'organisateur du récit que

peut avoir le narrateur, dans ce roman, cette instance annonce clairement que cette

articulation est dictée par les circonstances de la mort de Solibo et l'accélération des

événements provoquée par les policiers

"J'aurais voulu pour lui d'une parole à sa mesure : inscrite dans une vie simple

et plus haute que toute vie. Mais autour de son cadavre, la police déploya la

mort obscure : l'injustice, l'humiliation et la méprise. Elle amena les absurdités

du pouvoir et de la force : terreur et folie. Frappé d'un blanc à l'âme, il ne me

reste plus qu'à témoigner, dressé là parmi vous, maniant ma parole comme dans

un Vénéré, cette perdue nuit de tambour et les prières que les nègres de

Guadeloupe blanchissaient en souvenir d'un mort" S.M. p. 27.

Cependant, ses différentes interventions et intrusions, dans le récit, lui

assurent cette fonction de régie. Les procédés ne manquent pas et sont variés :

* COMMENTAIRES

"Alors-isidor, tandis qu'au loin les rumeurs s'épuisaient le Maître de la parole

avait parlé inoculant à l'auditoire une fièvre sans médecine. Il ne s'agissait pas

de comprendre le dit, mais de s'ouvrir au dire, s'y laisser emporter, car Solibo

devenait là un son de gorge plus en voltige qu'un solo de clarinette quand Stélio

le musicien y engouffrait son souffle." S.M. p.33.

* L'INTERJECTION

"Nul ne comprenait l'avertissement, et le car surgit dans l'allée du monument

aux morts (Bondié ! la police...) faisant sursauter nos cœurs... Ô amis, qui est à

278 Gérard Genette, Figures III "Poétique", édition Seuil, 1972, p.261.

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l'aise par-ici quand la police est là ? Qui avale son rhume sans étranglade et

sans frissons ? "S.M. p.83.

* L'IRONIE OU LA DERISION

"Papa ho, je ne comprends pas comment une parole peut égorger quelqu'un...?

- Ha di yo di'w ! admit Congo.

Ce qui, dans une autre langue, peut signifier : Moi non plus !" S.M. p.103.

* LE STYLE INDIRECT

Le commentaire et l'analyse accompagnent, dans la plus grande partie du

récit, la présentation des faits par le narrateur. La prégnance du style indirect sur le

style direct à qui l'auteur a recours seulement pour étaler au grand jour les

différences des deux mondes dont nous avons parlé (ex : lors des interrogatoires),

montre l'implication effective du narrateur qui irise les faits et les accompagne

d'indices qui traduisent ses points de vue et ses analyses :

"Bouaffesse, en habitude nocturne, utilisait son bureau pour la consommation

impromptue de ses histoires d'amour. Il n'y a pas de parole sur l'Amour par ici.

Ces roches du malheur à domestiquer sou la dent font que la parole sur l'Amour

n'a pas trouvé son nègre. Notre pré-littérature est de cris, de haines, de

revendications de prophéties aux Aubes inévitables, d'analyseurs, de donneurs

de leçons, gardiens des solutions solutionnantes aux misères d'ici là, et les

nègres ceci, les nègres celà, et l'Universel, ah l'Universel !...Final : pas de

chant sur l'Amour." S.M. pp. 65-66.

"- Bien. Maintenant, Papa, tu vas parler en français pour moi. Je dois marquer

ce que tu vas me dire, nous sommes entrés dans une enquête criminelle, donc

pas de charabia de nègre noir mais du français mathématique... Comment on

t'appelle, han?

- Onho.

- Ca, c'est ton nom des mornes. Je te demande ton nom de la mairie, de la

sécurité sociale

- Bateau français, articula Congo comme s'il mâchait un lambi chaud.

- Raconte moi en français ce qui arrivé à Solibo là

- han pa jan halé fwansé

- Tu ne sais pas parler français ? Tu n'es jamais allé à l'école ? Donc tu ne sais

même pas si Henri IV a dit "Poule au pot" ou "Viande-cochon-riz-pois-

rouge" ? S.M.p.105.

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- La fonction de communication

En s'adressant à plusieurs reprises au narrataire, le narrateur confirme la

fonction de communication qui est l'une des plus perceptibles et des plus justifiées

de ce récit. Comme nous l'avons souligné plus haut, dès le début du récit, ce dernier

se fait accompagner par le narrataire avec qui il partage tous les secrets. Ils

s'associent autour d'une omniscience commune et se mettent au dessus des autres

personnages :

"Mais d'abord, ô amis, avant l'atrocité, accordez une faveur : n'imaginez Solibo

Magnifique qu'à la verticale, dans ses jours les plus beaux." S.M. p.25.

"Mais, amis hô ! devant ces policiers gardez les dents à l'embellie, car, ainsi le

pense rené Ménil dans une écriture, c'est par le rire amer qu'une époque se

venge de ceux qui encombrent tardivement la scène, et se sépare d'eux, en

espoir, avant leur mort réelle." S.M. pp.27-28.

- La fonction testimoniale

Par le statut qu'il occupe dans le récit, l'agent de narration se met tantôt au

dessus de tous les acteurs, tantôt à leur niveau. Le degré élevé d'omniscience dont il

fait preuve, l'abondance d'informations sur les autres personnages, la précision des

faits et événements qu'il narre, les sentiments et les impressions qu'il dégage, font

que cette fonction est présente parce que ressentie par le lecteur qui finit par se

laisser guider dans cette atmosphère de confiance générée par la sensation de

maîtrise complète du récit et de sa gestion par le narrateur :

"Bouaffesse macayait encore, à ainsi dire, troublé. Beaucoup d'étrangetés dans

cette affaire-là. Pas une chopine de réponses mais un tonneau de questions. Il

paraissait tellement figé que Bobé se pencha vers Jambette pour savoir si le

chef était entré en philosophie, et pourquoi il n'écrase pas la gueule de ce vieux

nègre-là, hébin ? En vérité, le brigadier-chef tentait de mobiliser ses ressources.

L'affaire aurait déjà dû être transmise à l'officier de police de permanence, en

une procédure que Bouaffesse n'appréciait guère : elle ôtait aux agents en

uniforme l'éventuelle gloire d'une photo en journal. On leur enlevait la viande,

ne leur laissant que le pain du trempage- et sans sauce, (...) Et comme par ici

les officiers de police judiciaire étaient des français de France et les uniformes,

des bougres natifs-natal, chaque transmission de dossier se voyait brouillée du

grincement des orgueils". S.M. p.104.

- La distance

A travers ce récit, le mode narratif de la diegesis s'exprime à différents

échelons. Le narrateur, par une présence double mais indéniable dans le récit en tant

que personnage/témoin de la mort de Solibo et, en tant que protagoniste au même

titre que le vieux conteur avec qui il partage la problématique de la parole et le souci

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de la sauvegarder de l'oubli dont elle est l'objet, est l'instance qui cumule toutes les

fonctions lui permettant une large vision qu'il a choisi de partager avec le narrataire.

Ici, la distance est réduite, le narrataire se trouve enchâssé dans la science du

narrateur personnage et l'infortune du personnage témoin. Ce dernier arrive, de

même, à faire admettre au narrataire que le passage de l'oral à l'écrit, s'il est une

nécessité historique, il n'en demeure pas moins qu'il entame irrémédiablement les

particularités de l'élocution.

Ce récit se présente à la fois sous forme de mode narratif par "les divers

procédés de régulation de l'information narrative"279, et de récit de parole "Des

modes de reproduction du discours et de la pensée des personnages dans le récit

littéraire"280 par la présence de dialogues mais aussi par la permanence d'un dialogue

que le narrateur a noué, dès le début du récit, avec le narrataire.

- La fonction idéologique

Cette fonction, comme toutes les autres, et présente dans le récit. Elle permet

à l'auteur, dans ce cas précis, de rappeler des propos que Solibo lui aurait dit lors des

différentes rencontres passées, comme elle lui sert de tremplin pour présenter des

événements accompagnés de commentaires. Les nombreuses interventions du

narrateur, ainsi que les pauses qui entrecoupent l'histoire de Solibo, l'illustrent :

"Cette récolte du destin que je vais vous conter eut lieu à une date sans

importance puisque ici le temps ne signe aucun calendrier.

Mais d'abord, ô amis, avant l'atrocité, accordez une faveur : n'imaginez Solibo

Magnifique qu'à la verticale, dans ses jours les plus beaux." p.25.281

b - La relation au narrataire

- UNE RELATION DE PARTAGE

Le narrataire est une instance privilégiée dans ce récit. Après un début

caractérisé par la présentation d'un rapport de police froid et distant, le narrateur se

détache, prend du recul par rapport à l'événement, aux autres personnages (il est lui

même personnage/témoin), et ouvre une brèche vers le narrataire pour tisser un lien

qu'il ne cessera de consolider au fil du récit. Il privilégiera ce dernier en le plaçant au

dessus des personnages ne lui soufflant des informations et des secrets ignorés par le

reste des protagonistes.

279 Gérard Genette, Nouveau discours du récit, édition du Seuil, 1983, p.28. 280 Idem, même p. 281 C'est le cas également dans les pp. 27-44-52-53

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De plus, le narrataire, détenteur des secrets dès le début du récit, se sent

impliqué et complice de ce dernier qui lui permet de se hisser en haut du piédestal

par rapport aux autres personnages : "Au cours d'une soirée de carnaval à Fort-de-

France, entre dimanche gras et mercredi des Cendres, le conteur Solibo Magnifique

mourut d'une égorgette de la parole, en s'écriant : Patat'sa !..." S.M. p.25.

Cette connivence entre les deux, dès le début du récit, se fait au dépend des

deux autres groupes de personnages, représentants de deux mondes qui cohabitent

mais ne se croisent et qui, occasionnellement, se rencontrent pour s'affronter. Dans

ce roman, l'élucidation de la mort du vieux conteur réunit ces deux mondes : d'un

côté, les policiers victimes de leur entêtement à vouloir prouver qu'un crime commis

par l'un ou plusieurs des auditeurs de Solibo a eu lieu, de l'autre, les témoins

désarçonnés et ne comprenant rien à ce qui est arrivé et à ce qui leur arrive:

"Donc, au bout d'une éternité (soit trois heures trente huit minutes et vingt deux

secondes au dire de la médecine légale), un vieillard basaltique quitta

l'assemblée et prit-venir vers Solibo. Il s'appelait Congo et semblait, de la mort,

débiteur de quatre siècles. (...) Au moment où l'on ne s'y attendait plus, Congo

se redressa – ahuri : Iye fout ! hanmay halansé tÿou, hot la hou hay dégawé

mèdsin, mi Ohibo la ha hay an honjesion anlé noula !...- Hein que dis-tu ?- Oh,

Congo déraille : il prétend que Solibo est en train de mourir, qu'il lui faut un

médecin...Quand le vieillard parvint à se faire comprendre, la compagnie

s'électrisa." S.M. p.37.

Sur le plan narratif, les trois premières pages du roman qui présentent un

texte liminaire, ne prennent totalement sens qu’après la lecture de la suite du récit

formaté dans un cycle des chapitres. Pourtant ce texte appartient au roman, sous

forme d’introduction intitulée « avant la parole, l’écrit du malheur ». Il se veut une

reproduction du procès-verbal de l’officier Pilon.

"Le deux février, six heures dix,

Nous, Evariste Pilon, officier de police à la Sûreté urbaine de Fort-de-France,

Brigade criminelle, officier de police judiciaire, Assurant la permanence de

nuit, Informé par le brigadier-chef Philémon Bouaffesse, matricule 000,01,

qu’il vient de découvrir, suite à une intervention de Madame Lolita Boidevan, marchande ambulante, demeurant au Pont-Démosthène après le grand canal, le

cadavre d’un homme sous un tamarinier du lieu-dit La Savane, Vu l’article 74

du code de procédure pénale… ". p.17.

L’entrée dans le récit (et dans le texte) se fait avec le regard des policiers,

regard distancié par le comique. Il se manifeste à travers le pastiche du style

administratif, et certains détails amusants (le matricule de Bouaffesse par exemple).

Pourtant, au fil de ce texte la police semble maîtriser par sa capacité à agencer, à

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définir. La description détaillée et précise mais très impersonnelle, renseigne sur

cette volonté de maîtrise de la situation.

"Constatons ce qui suit :

A la gauche du monument aux morts, sous un arbre situé à 6 m 50, en bordure

de l’allée, se trouve le cadavre d’un homme d’environ cinquante ans."

"Le corps est allongé sur le dos, entre les racines de l’arbre. Les bras, écartés en

croix, sont maintenus en position haute." p.18.

Dans cette description exhaustive de ce qui est le " lieu du crime", le regard

posé sur l’espace affirme sa maîtrise et s’assure de tout embrasser, de connaître la

disposition du lieu et des objets. Sur le plan narratif, le lieu semble maîtrisé par

l’autorité judiciaire, toutes les précisions relatives au temps et au lieu définissent une

situation connue et soumise à ce regard autoritaire. Cependant le narrateur semble

préparer le narrataire à une situation de blocage, une situation qui mettra en scène

deux mondes qui ne perçoivent pas de la même manière. Ces détails "minutieux»

dans le rapport de police cachent une ignorance du monde qu'ils sont sensés

explorer.

Le narrateur tente de montrer que le procès-verbal de Bouaffesse est

caractéristique du regard aveugle sur les lieux, les objets et les personnes. Les traces

qu’il relève ne sont mentionnées que dans le cadre de l’enquête, de manière

exhaustive, pour collecter des preuves à charge contre l’éventuel coupable. C’est un

tableau des lieux du crime où aucune trace n’est interprétée. Cependant, pour peu

que le narrataire ou lecteur ait compris le sens que le narrateur voudrait insuffler au

récit, il peut distinguer que tous les détails sont relevés sans aucun discernement par

le policier Bouaffesse dont le regard, incapable d’interpréter ce réseau symbolique,

rassemble dans un texte aveugle, des signifiants rendus muets dans la mesure où

dans ce procès-verbal, aucune interprétation ni tentative de donner sens n’apparaît.

La connaissance que le narrateur a de ce monde s’oppose à la maîtrise froide

et illusoire des policiers. Le narrateur, en évoquant de manière à la fois précise et

ouverte les lieux, des objets et des personnes, propose une connivence au narrataire,

qui devient capable de comprendre sans vouloir le maîtriser. Le monde de

l'institution et sa volonté de maîtrise, de puissance s'oppose à celui du

narrateur/narrataire et leur désir de connaissance et de compréhension "A terre dans

Fort-de-France, il était devenu un Maître de la parole incontestable, non par décret

de quelque autorité folklorique ou d'action culturelle (seuls lieux où l'on célèbre

encore l'oral) mais par son goût du mot, du discours sans virgule". p.26.

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Le narrateur présente sa tentative de "marquer des paroles en voie de

disparition" à la même enseigne que la parole de Solibo : elles relient les hommes et

produisent du sens. Lui comme Solibo donnent vie aux lieux, aux événements, et ne

font pas que narrer ou reprendre pour créer une illusion de maîtrise comme le font

les policiers. Le narrataire, dans le secret dès le départ, peut alors s'expliquer

l'absence de communication avec le non connaissable des policiers représentant de

l'institution qui sont incapables d’entendre ou de percevoir en dehors du carcan dans

lequel ils se sont enfermés. Ils sont incapables de comprendre que des gens se

rassemblent pour écouter une parole belle, une parole qui définit et explique et qui

finit par unir

"Il parlait, voilà. Sur le marché aux poissons où il connaissait tout le monde, il

parlait à chaque pas, il parlait à chacun, à chaque panier, et sur chaque poisson.

S'il y rencontrait une commère folle à la langue, disponible et inutile, manman !

quelle rafale de blabla...Au billard de la Croix-Mission, au vendredi du marche-

viande à l'arrivage du bœuf, sur le préau de la cathédrale après la dévotion, au

stade louis achille tandis que nous assassinions l'arbitre, Solibo parlait, il parlait

sans arrêt, il parlait aux kermesses, il parlait aux manèges, et plus encore aux

fêtes (...) Au Chez Chinotte, sanctuaire du punch, on s'assemblait pour l'écouter

alors que pas un cheveu blanc n'habitait sue ses tempes." p.27.

- LE NARRATAIRE : UNE INSTANCE DU RECIT

Michael Riffaterre282a introduit la notion de stylistique qui prend en compte

des effets du texte sur le lecteur. Il donne alors au lecteur un rôle actif d'interprétant

où il doit faire appel à sa culture et à son expérience pour faire exister le texte.

Prenant en considération cette subjectivité du texte, il devient possible pour chaque

lecteur ou narrataire d’avoir sa propre vision. Ceci explique les différentes

interpellations que le narrateur adresse au narrataire. Ce dernier est intradiégétique,

pour emprunter le terme à Gérard Genette283 et il fait fonction de relais entre le

narrateur et le lecteur : "Ô amis, merci de la faveur, la parole est cueillie, prions pour

qu'elle tienne la distance du bois-baume." p.221.

Tout le temps absorbé par le récit dans lequel il est impliqué et partageant la

réflexion sur le frottement de l'oral et de l'écrit que lui soumet le narrateur, le

narrataire se voit régulièrement apostrophé par l'instance responsable de la narration.

Au début, il se voit dirigé par ces indices volontaires du narrateur/personnage qui

arrive à s'introduire dans le récit pour en ressortir tout de suite après grâce à des

282 Riffaterre Michael, L’illusion référentielle, Edition Seuil, 1978. 283 Gérard Genette, Nouveau discours du récit, collection poétique, seuil, novembre 1983, p. 91

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interventions/dialogues qu'il a eu auparavant avec le conteur mort et avec lesquels il

jalonne une partie du récit :

" L'ethnographe

- Mais, Papa, que faire dans une telle situation ?

- D'abord en rire, dit le conteur. p.13.

Il se voit interpellé d'une manière plus directe pour solliciter de la

compréhension ou de la compassion pour des personnages à qui il est arrivé malheur

(Solibo) :"Mais d'abord, ö amis, avant l'atrocité, accordez une faveur : n'imaginez

Solibo Magnifique qu'à la verticale" (p.25), ou d'autres pour qui un événement

tragique se prépare ou sur lequel une fatale malédiction allait bientôt s'abattre : "

Mes amis, ho ! (Pour qui pleurer ? Mais pour Charlot.)" p.69.

Lorsque l'énigme de la disparition de Solibo fut résolue, le narrateur, auteur

d'un commentaire dans lequel il se voit aspiré, revient vers le narrataire de peur de le

perdre en l'interpellant comme pour lui signifier qu'il en est également l'auteur d'une

manière implicite. Il l'interpelle pour partager avec lui les difficultés auxquelles se

trouvaient confrontés ceux qui voulaient prendre en charge la parole ou remplacer

Solibo :

" Ô amis, la parole n'est pas docile !

Certains manquaient de souffle, d'autre s de rythme, pas un ne réussissait à

marier le ton et la gestuelle : au travail de la voix, le corps se faisait lourd,

quand le geste s'amorçait, la voix disparaissait". p.226.

Ce partage et ces explications montrent à quel point le narrataire ne peut être

dissocié du travail mené par son vis à vis, le narrateur qui ne peut évoluer que sous

l'œil bienveillant de ce dernier : "...Si bien, mes amis, que je me résolus à en extraire

une version réduite, organisée, écrite, sorte d'ersatz de ce qu'avait été le Maître cette

nuit-là." p.226.

c - Le couple miroir

La parole est magique parce qu'elle a une force et une puissance

insoupçonnées. Solibo est le maître de cette parole qui sauve, qui apaise le cochon,

qui délivre et emporte le serpent menaçant et évite une descente de police

"Le chef de la patrouille, l'œil sauvage, nous demanda : Comment s'appelle la

vagabonnagerie que vous faites là, han ! Solibo Magnifique entra alors en

scène. Ô parole maîtresse, mi !... La police resta bec cloué devant lui. Gueules

de nègres et tam-tam cessèrent de battre". p.158.

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Mais plus loin encore dans l'histoire, la parole était à l'origine du conte, de la

mémoire, de la littérature. L’oralité est un bien précieux parce qu’elle rassemble un

conteur, un "paroleur", et des écoutants, les tient ensemble autour d’un récit qui tient

de lieu de prétexte. La rencontre devient ainsi un phénomène social et culturel,

nécessaire à la mise en place des liens sociaux et à leur épanouissement grâce à cette

tripartite : conteur/ parole/auditeurs.

La Parole a aussi une beauté, perdue dans la transmission écrite, et dont les

Dits de Solibo donneraient un exemple, bien que pâle reflet selon l’auteur mais une

merveille d’invention langagière et musicale, ludique, stylée, gonflée de conscience

et de sentiment, selon les différents lecteurs et critiques :

« Personne ne m'a baillé la parole et je n'ai rien à dire je dis la parole c'est tout

sans commandeur géreur patron, chef et capitaine fout' la parole sans devant ni

derrière merde au nègre à qui l'on a baillé la parole par ici répondez ! » p.235.

L'écriture de l’oral est sonore, sensuelle, drôle, réalisée sur un rythme élevé

et où les figures de styles (métonymies et métaphores) intègrent l'espace et

maintiennent l'illusion de la présence de la parole. Chamoiseau veut que l'oraliture

(écriture de l'oralité) soit préservatrice de la merveille de l'ère Solibo, et

annonciatrice de l'époque après Solibo. Le son et le ton doivent être vrais pour que

l'auteur prenne la place du conteur mais surtout que le lecteur devienne auditeur et

bénéficie de la chaleur et des caresses de la parole "gardée en vie" dans le texte.

Dans les lignes qui suivent, nous verrons comment ces deux actants se

révèlent dans le texte. Nous nous intéresserons à la manière avec laquelle se fait leur

inscription en tant qu'actants réels et extratextuels dans le texte, et nous analyserons

les différentes transformations qu'ils subissent.

- Auteur réel/Auteur fictif

Solibo Magnifique est une œuvre littéraire qui perpétue largement les

initiatives de certains écrivains antillais de permettre à une langue nourrie des

artifices de la parole, de véhiculer, à travers les supports écrits, une culture en

perdition. Cette écriture de l'oralité se voit transformer en esthétique romanesque

pour devenir un sujet, une matière romanesque. Cela explique la place importante,

réservée dans le roman, à la réflexion sur le statut des deux pôles : l'oral et l'écrit de

cet oral, mais aussi aux deux entités derrière toute production littéraire à savoir

l'auteur et le lecteur.

En plus de l'auteur réel, Patrick Chamoiseau et des lecteurs potentiels (entités

réelles et extratextuelles) du roman, de leurs inscriptions dans le texte, de leurs

incarnations multiples, il y a lieu de s'intéresser à manifestations textuelles de

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l'auteur fictif, d'un auteur/personnage qui est parfois se révèle le double de l'auteur

réel, mais qui, souvent en est autonome. Cet auteur fictif manifeste son pouvoir et sa

capacité en orientant à sa convenance le récit vers les péripéties désirées et s’adresse

régulièrement et d'une manière soutenue à un lecteur différent du lecteur réel et avec

qui il ne se confond que rarement, puisqu’il s’agit ici d’un lecteur/personnage. Le

personnage de Oiseau de Cham est un personnage/lecteur avant d'être marqueur de

paroles parce qu'il lit des livres réels :"Mais, amis ho ! devant ces policiers gardez

les dents à l'embellie, car, ainsi le pense René Ménil dans une écriture;" p.28.284

Le lecteur/personnage, comme nous l'avons souligné auparavant, est

régulièrement appelé par l’auteur fictif. Il est plutôt proche du narrataire du récit, de

celui qui écoute et qui donne la réplique au narrateur ou à l’auteur fictif :

"Peut-on aimer aussi fugacement ? L'amour peut-il être bref comme un rhum

près d'une partie de dominos ? N'y a-t-il pas une ravine à tracer entre ce qui

tiennent des graines et ce qui vient du cœur ?" p.64.

Ces deux entités (l’auteur fictif et le lecteur/personnage) sont nécessairement

des entités textuelles, elles ne peuvent avoir d'autre existence que dans et à travers le

texte.

- Les intrusions de l'auteur

Dans le roman moderne, la relation auteur/lecteur est devenue beaucoup plus

visible et les écrivains, pourtant en possession d'artifices que les procédés d'écritures

mettent à leur disposition, ne tentent même pas d'en utiliser pour atténuer ou de

masquer cette intelligence. Ce phénomène se distingue encore plus nettement chez

les écrivains qui ont choisi de faire de l'écriture et de la littérature un vaste champ où

des langues et/ou cultures locales parfois minoritaires, souvent dévalorisées,

pouvaient disposer d'une tribune d'où elles donneraient de la voix. C'est le cas de ce

roman de Patrick Chamoiseau qui met en exergue les difficultés que rencontre les

écrivains qui essayent de sauvegarder cette culture orale, véritable sève qui nourrit

cette société multiculturelle.

Depuis le début du récit, les intrusions de l'auteur sont visibles. Elles visent

un lecteur qui pourrait appartenir à la même sphère culturelle mais également tout

lecteur dont le souci serait la préservation des richesses du passé. Ces interpellations

et propositions de méditation balisent le récit d'une manière progressive et linéaire

laissant penser à une stratégie de communication envers les lecteurs. Comme nous

284 D'autres exemples où le personnage/auteur fait référence à des ouvrages réels, où se réfère à des événements historiques ou économiques réels, comme dans les pages 43-52-55-98-189, jalonnent le récit.

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l'avons signalé précédemment, il y au moins deux types d'auteurs dont il s'agit de

déceler les intrusions : l'auteur réel (Patrick Chamoiseau) et l'auteur fictif qui serait

le double du premier, mais en aucun, il ne se confond avec lui. A cet effet, nous

allons déceler les modalités textuelles relevant de chaque entité en question. Dans le

cas de l'écrivain Chamoiseau, il y a lieu de signaler son combat pour la préservation

de la culture antillaise et des trésors que l'oralité a depuis des siècles su générer pour

irriguer ces cultures et ces civilisations. Patrick Chamoiseau profite de la popularité

du roman qui traite de ces thèmes pour dévoiler ses aspirations et partager ses soucis

devant l'inaction et l'indifférence face à cette mort programmée de l'oralité. Il

marque sa différence et tente de mobiliser, grâce à une conviction et une foi sincère,

un lectorat sensible à ses attentes. Avant le récit sur Solibo, l'auteur commence par

donner la parole à des écrivains aux soucis semblables :

"Je suis d'un pays où se fait le passage d'une littérature orale traditionnelle,

contrainte, à une littérature écrite, non traditionnelle, tout aussi contrainte. Mon

langage tente de se construire à la limite de l'écrire et du parler; de signaler un

tel passage- ce qui est certes bien ardu dans toute approche littéraire (...)

J'évoque une synthèse, synthèse de la syntaxe écrite et de la rythmique parlée,

de l'"acquis" d'écriture et du "réflexe" oral, de la solitude d'écriture et de la

participation au chanter commun- synthèse qui me semble intéressante à

tenter". Edouard Glissant p.11.

Cette citation résume tout le souci de l'écrivain de l'oralité qui doit réinventer

toute une syntaxe où il allie les caractéristiques des deux langues (orale et parlée)

sans être certain de la réaction de la réception pas toujours favorable à ces

nouveautés. Elle définit bien l'écriture que l'on retrouve dans Solibo Magnifique.

Ce choix de commencer par des "citations/appuis" d'écrivains et de penseurs

reconnus comme Edouard Glissant, théoricien de L'Antillanité, ou Italo Calvino

dénote d'une inquiétude, d'une préoccupation face à des lecteurs qui pourraient

éventuellement montrer de la distance vis à vis de ces expériences dans l'écriture

fictionnelle. Faire autour de soi une quasi unanimité, faire adhérer des théoriciens

qui l'ont devancé dans ce domaine, serait une manœuvre très habile de la part de

l'auteur. Désavouer l'œuvre équivaudrait à désavouer ces écrivains reconnus.

D'autres interventions, cette fois-ci de l'auteur lui même, pour démystifier le

pouvoir de l'écriture et la remettre dans son élément en la déchargeant des attributs

que veulent lui faire porter certains (combat idéologique, source d'information entre

autres), alors qu'elle se réclame de la fiction avant toute autre chose; Au passage, il

relève certaines réalités sur la composante humaine de la police locale :

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"Comment évaluer l'apport du futur brigadier-chef au développement de la

psychologie ethno-coloniale, ou même, un ou deux temps plus tard, sa

responsabilité dans les massacres de femmes, de vieillards et d'enfants,

spécialité de son régiment durant la guerre d'Algérie ? De même puisque écrire

n'est pas omniscience, on ne peut préciser dans quelles conditions il rencontra

la femme de sa vie..." p.55.

Quant aux intrusions de la seconde instance, l'auteur fictif, elles sont plus

nombreuses mais partagent les mêmes thèmes d'intervention que celles de l'auteur

réel avec, cependant, certaines nuances. Elles son l'œuvre d'interventions régulières

du personnage de Chambizié ou Ti Cham ou Oiseau de Cham.

Ce sont des réflexions que soumet l'auteur fictif à son lecteur qui

ressemblerait beaucoup à un narrataire, à partir de discussions qu'il a eu avec le

conteur Solibo concernant la problématique de l'écriture de l'oralité, qui les unit :

"(Solibo Magnifique me disait :" Z'Oiseau, tu dis : La tradition, la tradition, la

tradition..., tu mets pleureur par terre sue les pieds-bois qui perd ses feuilles,

comme si la feuilles était la racine!...Laisse la tradition, pitite, et surveille la

racine...". p.62.

Ou pour montrer la supériorité de l'oral sur l'écrit, une supériorité acquise

grâce, à une capacité d'adaptation plus forte, à une écoute régulière de

l'environnement dans lequel il naît et, à une aptitude à apaiser des âmes tourmentées.

Cette supériorité sur l'écrit viendrait également de la proximité et du partage :

"(Solibo me disait :" Oiseau de Cham, je me noierai jamais. Dans l'eau, je

deviendrai eau, devant la vague, je suis une vague. Je ne me brûlerai pas non

plus, car le feu n'enflamme pas le feu. Quant à cette histoire de bête-longue

dont tu parles, je ne m'en souviens pas. Mais ce n'est pas chose impossible.

Chaque créature n'est en fin de compte qu'une vibration à laquelle il faut

simplement s'accorder...Cesse d'écrire kritia kritia, et comprends : se raidir,

briser le rythme, c'est appeler sa mort...Ti-Zibié, ton stylo te fera mourir

couillon..."). pp.75-76.285

Cette instance fictive s'adresse à son vis-à-vis pour lui faire partager le souci

de ne pas trahir la parole en la transposant dans l'écrit. Question posée dans le texte

et qui reste sans réponse. L'auteur a la conviction qu'il trahit Solibo tout en montrant

l'impossibilité de reproduire la vie de la parole dans l'écrit. Il demanderait la

compréhension et le soutien du lecteur devant la pénibilité de la tache et l'absence

285 D'autres propos, lors de discussions entre l'auteur fictif et Solibo, parlent de cette supériorité que l'oral aurait sur l'écrit notamment dans les pp. 52-133.

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d'autres voies pour la préservation et la mémorisation d'une culture en perdition

devant ce qu'il appelle "des mémoires indifférentes" :

« Comment écrire la parole de Solibo ? En relisant mes premières notes du

temps où je le suivais au marché, je compris qu'écrire l'oral n'était qu'une

trahison, on y perdait les intonations, les mimiques, la gestuelle du conteur, et

cela me paraissait d'autant plus impensable que Solibo, je le savais y était

hostile. Mais je me disais " marqueur de paroles", dérisoire cueilleur de choses

fuyantes, insaisissables, comme le coulis des cathédrales du vent. (...)Ô amis la

parole n'est pas docile ! » pp.225-226.

Il s'introduit dans le récit, mais cette fois pour parler des traditions qui

disparaissent devant l'indifférence voire, l'inconscience de tous. Il interpelle

directement le lecteur sur un phénomène qui nuirait à la préservation de la société

elle-même : les mutations que subissent les rituels pratiqués lors des décès et les

différentes perversions qu'ils subissent. La société est entrain d"'importer d'autres

rituels de l'occident et qui n'adhèrent nullement au climat et au tempérament des

gens :

« (Sans vouloir vous ennuyer, juste un mot : le travail des morts s'est perdu. On

les transporte comme des sacs de guano dans des cercueils capitonnés prévu

pour les pays d'hiver. Or, il faut dénouer respectueusement les fils qu'ils

gardent sur la vie. Sans pleurer la tradition, rappelons-nous : quatre épaules,

une heure de soleil levant, une démarche dans la descente, un rythme dans

montée, une balance de reins au dessus des ravines, une tracée qui tourne et

détourne, qui circule parfois dans un paysage réinventé. A travers le drap, le

mort percevait la douleur des amis, il sentait battre leur cœur, et il buvait leur

sueur) ». pp.138-139.

III – Le Diable en personne de Robert Lalonde

1 - Une identité "métissée" en quête

Dans ce roman, Robert Lalonde explore des questions de l'identité métissée

que la sphère culturelle d'origine, en déphasage avec le temps, n'a pu retenir dans

son giron :"Les sentiers de guerre, les visions psalmodiées par les chefs, l'héroïsme,

soit, avec la mort au bout, soit avec le silence d'une fausse paix, même magique :

l'enfant, Warden, sait qu'il ne veut pas de tout ça."(p.81), mais aussi, que la société

des blancs "la société moderne" n'arrive pas à intégrer au prix d'une soumission

préalable à un conformisme étouffant, hypocrite et sclérosé. C'est le constat dressé

par le narrateur principal et étayé par l'enquête menée par Mathilde Choinière, l'un

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des personnages proches de Laurel Dumoulin, héros de l'histoire. La disparition

énigmatique de ce dernier, juste après l'enterrement de sa femme Marie Ange, met à

nu une société peut-être, organisée, hiérarchisée, mais à qui il manque l'essentiel :

l'humanité. C'est ce que va révéler l'enquête/quête que va mener Mathilde, cousine

de l'épouse décédée, et amoureuse depuis toujours de ce mystérieux métis, qui tente

de reconstituer le parcours de la vie de ce dernier et qui mettra à jour un personnage

extraordinaire à travers lequel elle va, petit à petit, se découvrir. S'il y a un parallèle

à faire entre deux personnages qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau dans ce

récit : Laurel Dumoulin, alias Jos Pacôme, alias Warden Laforce plus connu sous le

nom de l'étranger et Mathilde Choinière, cousine de Marie Ange, épouse de ce

dernier, c'est que les deux, épris de liberté, n'admettent ni le conformisme que la

société leur impose, ni les hypocrisies que les bonnes gens installent à travers un

système d'éducation qui opprimerait toutes velléités d'autonomie et d'originalité.

Seulement, le constat que nous sommes en mesure de faire, est que la société de

laquelle est issue ce métis, une société dite "sauvage", "primitive" n'anéantit pas les

capacités naturelles de l'individu mais les met seulement en veilleuse, alors que la

société moderne, société "civilisée", les annihile complètement. L'exemple de

Mathilde, qui a envie de fuir de chez elle, comme l'a fait l'étranger et qui n'arrive

pas, parce que l'éducation et les différentes "doses de tranquillisants" disséminées

tout au long de la vie, a irrémédiablement tout effacé, le prouve :"Pourquoi est-ce

que je cours comme ça ? Je n'ai ni espoir ni raison ! Et puis ils vont me chercher

dans le village. Ils vont me croire enfuie, moi aussi, disparue. Ah ! Si je pouvais !..."

(p.22)

a - Un conte dans un monde réel ou l’impossible en rêve

Robert Lalonde présente une série de contes, d'événements, de sensations et

de retournements qui plongent ses lecteurs dans un univers, en apparence, sans

évidence et difficile à pénétrer. En tressant ainsi le récit, en superposant les

temporalités, l’auteur ne perçoit pas le moment historique comme une étape dans un

événement temporel univoque (comme le veut le récit d’histoire canonique), mais

plutôt comme une série d’époques coexistantes et juxtaposées à l’intérieur d’un

moment unique. Il s’ensuit qu’appréhender le monde, c’est moins l’établir dans le

devenir, au moyen de relations d’enchaînement entre le passé, le présent et le futur,

que le saisir dans sa simultanéité. C'est aussi le roman polyphonique de M. Bakhtine,

c'est à dire un dispositif romanesque organisant la confrontation des discours et des

idéologies, sans qu’il y ait synthèse ni conclusion, sans monologisme.286 Par

286 M. Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, pp. 158-169.

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conséquent, afin de s’orienter dans Le Diable en personne, les lecteurs doivent

rassembler les fragments de vie, présentés sans aucune linéarité, que l’écrivain leur

offre, ce qui les implique dans le double processus d’interroger et de configurer l'(es)

identité(s). À cet égard, ils sont invités à affronter l’interface problématique des

cultures et des identités et par extension, des langues également, plus

particulièrement, la question identitaire dans le Canada français ou le Québec

d'aujourd'hui (les questions identitaires qui se poseraient pour les nouveaux

immigrants)287 et à négocier des configurations d’identité par de multiples

perspectives et paradigmes identitaires. En considérant les questions de l’identité

métissée que Le Diable en personne pose, il est particulièrement important

d’explorer l’univers théâtral que Lalonde transcrit. Grâce à l’analyse de sa

représentation des espaces souvent sombres, vides de sons et de vie, des voix froides

qui ne sont contrariées que par la présence de Laurel Dumoulin qui apporte une

touche de vie et de musique, là où il passe, l'auteur s’ouvre à un champ de

possibilités identitaires qui reflète l’esprit qu'il voudrait au Canada, un esprit ouvert

sur toutes les composantes raciales et culturelles, un esprit que nous sentons circuler

dans les veines de Mathilde Choinière mais que la société dont elle est issue, brime

de toutes ses forces.

C'est une manière, pour l'auteur, d'exhorter ses lecteurs à aborder les

questions d’identité linguistiques, socioculturelles, géographiques et politiques

d’une manière qui les interpelle à franchir les limites des paramètres des normes

culturels et des conventions esthétiques.

Le métissage, comme le définit Sherry Simon288, c'est à dire le résultat d'une

situation générique des mélanges et de leur confrontation, n’est donc pas ici le

principe d’une nouvelle identité. Au contraire, les différences sont maintenues dans

un rapport conflictuel. Ainsi, Laurel Dumoulin, métis de race et de culture, apparaît

comme le microcosme d’une situation qui vient de l'histoire du pays. Si la

psychologie du personnage correspondant à une dualité irréductible depuis le début

de sa vie (fuite de sa tribu à la veille de la cérémonie d'appartenance officielle au

groupe en tant que guerrier) jusqu'à sa fin (refus de soumission à une société vers

laquelle il s'est dirigé inéluctablement en fuyant celle d'origine), la psychologie du

personnage, auteur de l'enquête, est beaucoup plus problématique car la fascination

qu'elle avait pour ce héros, s'est rapidement muée en amour pour devenir à la fin de

son enquête/quête, une découverte de soi à travers l'étranger et une totale

287 Voir le chapitre sur la Littérature québécoise dans la première partie 288 Sherry Simon, Hybridité culturelle, Montréal, L’île de la tortue, 1999, p. 31.

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identification à lui. La frontière qui séparait le monde blanc dans lequel elle vivait et

le monde autochtone, ou métissé, celui du héros, s'estompait peu à peu, prenait la

forme d'une recherche de la vérité. Conçue comme une déchirure au tout début du

récit, elle s’estompait au fur et à mesure que le Mathilde poursuit sa quête de

l’Indien dans un périple qui se termine par l’expression symbolique d’un renouveau

identitaire.

b - Une enquête au service d'une quête

Dans Le Diable en personne de Robert Lalonde, le narrateur principal ne fait

pas partie des personnages du récit comme c'était le cas dans Solibo Magnifique, il

est en dehors du récit, il est extradiégétique. Cependant, un personnage en

l'occurrence Mathilde, cousine de Marie Ange, la femme de Laurel Dumoulin, va

mener une enquête, suite à la curiosité que suscita la lecture du cahier trouvé, vingt-

cinq ans plus tôt, juste après l’enterrement de sa cousine.

Mais en vérité, l'étranger suscita chez Mathilde, un sentiment indéfini dès

son arrivée à la ferme des Choinière. Ayant passionnément aimé sa cousine Marie-

Ange, Mathilde a d’abord très mal réagi à l’union qui s’établit entre cette dernière et

l’étranger. Elle essaya tant bien que mal d’éloigner Marie de cet intrus qui pourtant

ne la laisse pas indifférente : "Cet homme, je ne lui en veux pas. Il a tout simplement

l’air triste et il est parfois très beau surtout quand il ne sait pas qu’on le regarde et

qu’il fume tranquillement" (p.40).

Mais l'amour qu'elle ressentit pour sa cousine Marie –Ange, allait laisser

place à une sorte de haine, non pour les deux personnages responsables de son

malheur (Laurel et Marie), mais pour la société dans laquelle elle vivait et qui

empêcherait la manifestation des vrais sentiments ("sentiments inadvenus" dans le

texte) et leur préfère, ceux, plus normés, plus conformes. C'est ainsi qu'elle entama

discrètement une enquête sur le passé de l'étranger dans le but de mettre en garde sa

cousine de laquelle elle était toujours amoureuse, espérant peut-être la récupérer, un

jour (Voir la lettre de Mathilde du 18 mai 1922, pp. 40-42).

Une question s'impose à nous : ce récit est-il la vie reconstituée de Laurel

Dumoulin, ou la quête par la narratrice de la biographie de ce métis qui la fascinait ?

Dès le début du récit, le rythme de lecture n’est pas décidé par le lecteur lui-même,

mais par une voix indéterminée, qui sera quelquefois attribuée à des personnages,

d’autres fois à un narrateur tout aussi insaisissable que le personnage- métis aux

différents noms.

A travers deux voix collectives s’expriment deux communautés différentes :

la première, celle de la communauté européenne, d'origine coloniale, est la plus

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présente, et la seconde, autochtone, d’origine indienne, révoltée, qui s’exprime en

filigrane lorsque l'enfance du personnage principal est revisitée :

" Non, il ne descendra pas dans la vallée rejoindre les autres, Warden. Il ne

participera pas à la fête, il ne sera pas initié, il ne se livrera pas pieds et poings

liés, il se jettera pas sans la gueule du loup. Les maléfices des sorciers ne

l’effraient pas. Paroles en l’air. (…)Tout, sauf appartenir à cette tribu de folie et

d’oubli pour laquelle les danses névralgiques et le triste faste du ration day sont

les seuls paradis". p. 82.

D’une manière synthétique, nous pouvons dire qu’elle mène sa propre

enquête et nous fait découvrir au fur et à mesure qui était Laurel Dumoulin.

C’est une narration qui se déroule à plusieurs niveaux. Ainsi, la narration des

péripéties de la vie mouvementée du héros principal Laurel Dumoulin se fait de

deux manières différentes mais complémentaires : d’abord un narrateur

extradiégétique et omniscient raconte la "vie" de l'étranger, puis le personnage de

Mathilde Choinière, entame "son" enquête pour découvrir qui était cet étranger, mais

qui, arrivant à terme de son enquête, n’arrive pas à le retrouver. Elle se dit accomplie

après cette quête :" Ma vie est faite, je suis prête". p.178.

Cette quête entamée après la disparition de Laurel Dumoulin permet à

Mathilde d'effecteur un retour sur elle même, de mener une introspection

inconsciente peut-être mais dont l'incidence fut, pour elle, une véritable révélation

graduelle et progressive à chaque découverte d'une des étapes des la vie de Laurel

Dumoulin. Suivre les traces de l’étranger occasionne par conséquent le passage

d’une double frontière, spatiale et temporelle. De fait, la route parcourue engage à

remonter le cours de l’Histoire et à effectuer un pèlerinage dans le passé, ponctué de

souvenirs de la vie d’avant, des fuites perpétuelles que la société "d'accueil" lui

réserva. En effet, chaque fois que l'étranger pensait pouvoir enfin s'installer d'une

manière définitive et gagner sa vie honnêtement, des personnes "bien pensantes" de

la société lui faisaient comprendre qu'il n'avait pas de place parmi eux. L'exemple

des frères Bazinet (Georges et Julien) qui le jalousaient uniquement parce que leur

père l'estimait à sa juste valeur : "Le père Bazinet est fier de ses récoltes, les plus

belles depuis des années. Et comme c'est à Jos Pacôme surtout qu'il doit ses granges

pleines à craquer de foin et d'orge, à sa force et à sa façon d'organiser le

travail..."(p.63). Ils feront tout pour le pousser à partir :"Georges et Julien, en bas

des marches, branlent la tête dans le noir comme les anges de la crèche de noël. Au

fond du ciel, il reste un rougeoiement qui ne se décide pas à s'éteindre". p.65.

Ces révélations même tardives, sur la vie passée du héros, façonnèrent la

sienne et aboutirent à l'accomplissement de sa personne.

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2 - Le système de narration

a - Des récits qui s'emboîtent

Dans Le Diable en personne de Robert Lalonde, deux récits s'emboîtent.

Celui que fait le narrateur sur l'étranger métis, et celui que ce même narrateur fait sur

le personnage de Mathilde qui entame une enquête, elle aussi, sur ce même étranger

métis. La narration du récit principal, celui fait sur l'étranger métis, Laurel

Dumoulin, alias Jos Pacôme, alias Warden Laforce, se situe au niveau

"extradiégétique". L'histoire des événements narrés à ce premier niveau se

positionne à un second palier, que Gérard Genette appelle "intradiégétique". Le

personnage de Mathilde dont le rôle, dans le récit, est central, puisque c'est à travers

son regard que le narrataire découvre les autres personnages principaux, prend la

parole et dirige l'enquête qui la mènera à découvrir le passé de l'étranger. L'acte de

parole de Mathilde se situe à ce niveau "intradiégétique" mais ce qu'elle raconte-les

péripéties de la vie de l'étranger- est, selon la disposition faite par G. Genette289, à

classer au niveau métadiégétique. Une remarque est, cependant à faire au niveau de

la classification et du genre de récits qui s'emboîtent. La voix narrative

extradiégétique et omnisciente, raconte Mathilde à la recherche de l'étranger tandis

que celle-ci, Mathilde, raconte les péripéties de la vie de cet étranger. L'emboîtement

se fait souvent à partir de la lecture, par cette dernière, d'un paragraphe du cahier

écrit par Florent, devenu propriété de Jos après la mort de ce dernier et, bien de

Mathilde, en dernier. Mais ces emboîtements ne se font pas toujours selon cette

linéarité, il arrive que le lecteur ne découvre que vers la fin quel personnage est

auteur de l'événement raconté :

"La lampe achève de brûler. L'aube pointe dans la fenêtre de la chambre. Les

montagnes de Sainte-Anne de-la-Rochelle, ce matin, ont leur halo de froidure,

cette espèce de brume de neige avant la neige. Le feu pétille dans la cheminée.

La grande maison vide se fait l'écho d'une petite voix flûtée qui prononce tout

haut des phrases surprenantes :"A quelque distance devant nous, un hurlement

retentit. Surpris par cette voix étrangement humaine, je me dresse si

brusquement que la barque manque de chavirer. Jos sourit, et me fait rasseoir

en posant sa main sur mon épaule. "Alligator, dit-il". p.99.

289 G. Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 75

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Les niveaux narratifs dans ce récit

Objets Niveaux Contenus narratifs

Intrigue principale Extradiégétique Description faite par la voix narrative

Histoire événementielle Intradiégétique Narration de Mathilde

Acte de narration secondaire

Intradiégétique Prise de parole de Florent

Récits emboîtés Métadiégétique Narration de Jos

b - Le narrateur principal : voix narrative omnisciente

Le narrateur principal conduit l'histoire depuis le début. Il a le caractère

d'omniscience et ne fait pas partie du monde raconté, bien qu'au début du récit, il

utilise (fait rare, dans ce récit, de sa part) le pronom nous :" On n'a pas pu le

rattraper. Dans la grande côte, les mollets nous manquaient tandis que l'autre, notre

fou, grimpait comme s'il allait monter au ciel emporté par des anges" (p.12). Ce qui

attire notre attention dans cet exemple, c'est le fait que le narrateur regarde et perçoit

comme un personnage qui serait surpris par la fuite de l'étranger. Toutefois, ses

propos sur l'étranger mélangent, à la fois cette étrangeté qui caractérise la perception

des autres personnages envers ce dernier (à l'exception de Mathilde, qui, dès le début

est perplexe) et une sorte tendresse et de compréhension qu'il est le seul à lui

manifester :"Notre fou". Il commence par décrire cette "étrangeté" le jour des

funérailles de Marie-Ange alors que les cérémonies étaient presque achevées, et

qu'on allait mettre le corps de la défunte dans la tombe, son mari, le veuf, abandonna

toutes les personnes venues lui présenter les condoléances et se mit à courir sans se

retourner, laissant toute l'assistance sidérée. Ce geste, que personne ne comprit, allait

accentuer le sentiment de singularité dont l'étranger était l'objet bien avant cet

événement.

Le narrateur laisse la place à un échange de lettre entre Alphonsine Choinière

et sa fille Marie-Ange, alors encore mariée à l'étranger. S'ensuit la narration d'une

autre fuite dont l'étranger était l'auteur et une autre, encore plus détaillée, de son

arrivée dans la ferme des Bazinet où une relation folle allait se nouer entre cet

étranger, alors Jos Pacôme, et le petit Florent. Deux histoires d'amour vont se croiser

et s'entrecouper, celle de Jos et de Florent et l'autre, entre Laurel et Marie-Ange. La

première est narrée de manière chronologique par le narrateur principal, et le

seconde, à travers des échanges de lettres entre Alphonsine et sa fille et entre

Mathilde et sa cousine, d'un côté et, par le narrateur, de l'autre. Ce mode de narration

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est accentué par des passages dans lesquels le narrateur principal introduit d'autres

moments de la vie de l'étranger comme sa première fuite lors de la cérémonie que

les siens lui avaient préparée, puis, de son passage dans le New Hampshire où il

travaillait pour Morton Pierce, il s'appelait alors Warden Laforce.

Le narrateur introduira ce que G. Genette appelle les anachronies290, système

de va et vient entre le passé et le futur, qui permet, soit de dévoiler quelque

événement qui ne s'est pas encore déroulé, soit, au contraire, taire, quelque que le

lecteur ne découvrira que tard. Ce procédé d'analepses et de prolepses se trouve dans

la structure même du roman : les péripéties de la vie du personnage principal sont

narrés sans ordre, ou chronologie ni linéarité temporelle.

Le procédé de prolepses, tout comme celui des analepses, est utilisé d’une

façon régulière :

"Elle sourit. Un cahier d'école, perdu par un petit élève buissonnier. Elle ne lit

pas loin. Cependant, elle glisse le cahier sous sa robe. Elle est émue mais ne

songe à rien. Surtout pas qu'il a pu s'arrêter ici, le fuyard, et perdre ce cahier en

se penchant pour boire". p.23.

"L'homme s'assoit. Les trois femmes se regardent, surprises. L'étranger a pris

d'instinct la place du maître de maison. Et il sourit. Comme un démon, dira

Marie, plus tard. Beaucoup plus tard." p.28.

Le procédé d'analepses est également utilisé, à maintes reprises. Nous allons

nous contenter de l'exemple de la narration, tout au début de l'histoire, de la fuite de

Laurel Dumoulin après la mort de Marie-Ange, et, que dont nous retrouvons les

détails pratiquement à la fin :

"Après avoir fui, d'abord le salon où reposait Marie-Ange, pâle et tranquille,

puis le fumoir où marmonnaient les parents et les voisins et, finalement, les

champs, sans prendre la route mais piquant à travers les bois, il a marché toute

la journée toute la nuit et tout le jour suivant." p.179.

Le narrateur va insérer les aventures de Mathilde à la recherche de Laurel

Dumoulin. Vingt-cinq ans après la mort de Marie-Ange, elle ouvrit le cahier trouvé

devant la source, le jour de l'enterrement. Fascinée parce qu'elle venait de lire, elle

entreprendra de suivre les traces de l'étranger pour le découvrir :"Mais je savais que

ça viendrait ! Marie-Ange admirait ma clairvoyance. Elle ne savait pas si bien dire !

Je saurai ! Tout ! Mon bonheur à moi, mes indulgences à moi, ce sera : comprendre !

Enfin !" p.101.

290 G. Genette, Figures III, Seuil, Paris, 1972, p.89.

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202

c - Le narrateur extradiégétique, instance de gestion du récit

Cette instance de narration, très distante, organise le récit et le gère à sa

guise. Elle donne l'impression de tout savoir sur la psychologie des personnages et

leurs sentiments profonds :"Non, pas peur des morts. Il recevait les parents et amis

dignement, comme un docteur en visite. Non, il n'avait ni peur, ni froid aux yeux : il

regardait la morte comme s'il attendait qu'elle ouvre les yeux sur les fleurs et les

cierges." p.12. Elle n'agit pas de la même manière, avec le narrataire comme c'est le

cas du roman de Solibo Magnifique où dès le départ le narrateur divulgue des secrets

sur la vie du conteur mort, sans que les personnages ne puissent en douter. Dans ce

roman, l'instance réceptrice ne retrouve que des petites indications qui la laissent

deviner la suite et lui permettent de s'accrocher au récit :

"Mais ce qu'on a cessé de savoir, de deviner au village, à Abercorn, autour du

corbillard, c'est qu'il a sauté la clôture en bordure du dernier champ de la

commune et qu'il court encore vers on ne sait où. En tout cas, pas par en haut.

Par en bas. Sans doute prendra t-il le chemin qui traverse le bois de pin en

direction de Mississiquoi et les lignes américaines." p.13.

Le narrataire et le lecteur, sont, dès le début du récit, quelque peu perplexes,

devant certaines de ces indications censées éveiller leur curiosité :"Et maintenant, il

est plus là. Où diable est-il allé ? Au ciel rejoindre sa Marie-Ange, ou l'autre, son

Florent ?" (p.14), Voilà un narrataire qui se trouve obligé de se poser la question :

"Qui est Florent ? Et pourquoi "son" Florent ?"

Sommes-nous en présence d'un narrataire mieux informé et dans le "secret"

d'un narrateur dont la finalité est de le placer au dessus des autres protagonistes (les

personnages) ? Ou seulement un narrataire en possession de quelques informations

mais qui ne doit surtout pas totalement dominer les autres protagonistes du récit ?

Cette sorte de connivence recherchée par le narrateur lui procure un soutien pour la

suite de la narration. Ce "offrande" faite au narrataire, permet à ce dernier, une place

privilégiée, peut-être, mais cette duplicité est surtout à l'avantage du narrateur qui

garde d'autres informations pour lui et ne les divulgue que trop tard parfois. Alors

que le récit commence par la fuite du cimetière, (p. 11), le narrataire ne découvre

vers où le fugitif s'était dirigé qu'à la fin du récit lorsque Mathilde était "mourante"

(page 179-180). Ce n'est qu'à ce moment qu'il saura que l'étranger est arrivé à Baton

Rouge en Louisiane aux Etats-Unis.

Ce, qui nous amène à penser que le narrateur possède toutes les fonctions

d'une instance omnisciente, qui sait ce que les personnages ignorent d'eux mêmes :

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"Mais elle ne sait pas très bien ce qu'elle marmonne, ce qu'elle veut dire, ce qui

s'empare d'elle, soudain, la cousine Mathilde. Une sorte de fièvre de pouliche

sortie de l'enclos, une démangeaison ; un autre, encore, de ces coups de folie,

une ruade qu'on va lui pardonner, sans lui demander plus." p.22.

Qui sait également autre chose qu'il partage tout de suite avec le narrataire et,

que les personnages ignorent fatalement :"Elle sourit. Un cahier d'école, perdu par

un petit élève buissonnier. Elle ne lit pas plus loin. Cependant elle glisse le cahier

sous sa robe. Elle est émue mais ne songe à rien. Surtout pas qu'il a pu s'arrêter ici,

le fuyard, et perdre ce cahier en se penchant pour boire." p.23.

Cependant, parmi toutes les fonctions dont l'instance narratrice du récit

dispose, celles qui nous paraissent les plus importantes à signaler sont la fonction de

communication, la fonction testimoniale et la fonction idéologique.

- La fonction de communication

Le narrateur s'adresse d'une manière franche à son vis-à-vis, il ne cesse de

renforcer les liens déjà établis avec lui, il l'implique en s'impliquant lui même dans

l'histoire. Grâce à une série de questions que l'instance narratrice pose au narrataire,

elle arrive à l'interpeller et l'intéresser à la suite de l'histoire, tout en lui donnant

l'impression de tout partager avec lui :

"Quelle épouvante le fait courir comme ça ? Fuir ? Qui l'aurait cru ? Lui ?

L'étranger ? C'est vrai qu'il a le caractère secret. Mais justement, un caractère

secret, ça résiste, non ?" (p.11). Le narrateur récidive un peu plus loin "Mais où

s'en va t-il le fuyard, l'étranger, le boiteux, l'innocent ? Peur des morts lui ?

Voyons donc! Il en a vu, des morts". p.11.

Il fait une sorte de constat pour mieux aider le narrataire à cerner le

personnage de l'étranger et mieux comprendre les événements dont ce dernier sera

l'auteur :

"Le veuf, ce sera ça : une étrangeté. Parti comme il était venu. D'ailleurs, on

n'était pas si surpris que ça, au fond. L'homme fut de tout temps presque une

légende, ou plutôt un méchant conte." p.14.

- La fonction testimoniale

Cette fonction est présente car le narrateur exprime des émotions par rapport

à ce qui se déroule ou qui va arriver comme pour mieux préparer le narrataire à se

forger une carapace et ne pas être surpris par la tournure qu'allaient pendre les

événements : "Aurait-il à se repentir, le père Bazinet, à se haïr, même, de son dégel

se vieil égoïste ! Il a pris la sauvagerie de l'étranger pour une force libre. Quelle

fourberie y avait-il dans l'air, comme une malédiction, ce fameux jour de mai,

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Seigneur du ciel !" (p.32). A la lecture de ces propos, l'instance réceptrice sent se

nouer un drame qui allait tout bouleverser, un drame que la méconnaissance du père

Bazinet, allait provoquer. La relation affective que ce narrateur entretient avec

l'histoire elle même se manifeste parfois à travers les pensées des certains

personnages, ceux qui sont censés être loin du conformisme étouffant que le

narrateur répugne. L'exemple de Florent qui pense que la présence de Jos survivra à

l'existence éphémère d'une vie humaine, grâce à son cahier : "Même Jos n'a pas

besoin de savoir. Il est là, il sera avec moi dans le cahier. Décidemment je crois que

j'ai trouvé comment vivre sans être brisé par le monde..." p.71.

- La fonction idéologique

Bien que les manifestations directes de cette fonction sont rares, elle est

pourtant omniprésente : " Ca lui donne un charme de plus, à l'étranger, une énigme

de plus. Un Américain, chacun sait que c'est bien plus orgueilleux qu'un autre !"

(p.47). Là également, l'idéologie peut se traduire dans les paroles de certains

personnages, comme c'est ici le cas du médecin dont la tache est de soigner toutes

les misères de l'humanité et dont la position finit par adhérer à la cause de ces

misérables, malgré eux :"Tout de même, des corps brisés, des morts vivants, des

foudroyés, des déchirés, des défigurés, j’en aurai vu, moi, dans ma vie ! Quelle

misère :" (p.73). Toutes ces expressions peuvent être lues au premier degré et

signifier ce qu'un médecin, dans cette situation pouvait dire, mais elles peuvent être

lues différemment. Dans la bouche d'un narrateur, elles signifieraient, alors, toute

autre chose, peut-être un monde qui perdrait toute son humanité, et dans la bouche

d'un écrivain, une écriture désossée qui se rechercherait, peut-être.

d - La relation au narrataire

L'un des sujets le plus déterminant dans la fonction narrative demeure un

personnage qui sert à la fois à l'intérieur de la scène et en dehors du temps de

l'énonciation, il permet au narrateur de fixer les séquences majeures tout en

préservant la logique du récit. Il se situe à l'intersection de l'imaginaire, du possible

et du fictionnel. Le narrataire, car c'est de lui qu'il s'agit, peut être appelé "le

personnage médian", parce que par et à travers, l'instance narratrice rejoint le lecteur

" Le père Bazinet est fier de ses récoltes, les plus belles depuis des années. Et

comme c’est à Jos Pacôme surtout qu’il doit ses granges pleines à craquer de

foin et d’orge, à sa force et sa façon d’organiser le travail, et même si Georges

et Julien ne sont pas d’accord, il veut, le bonhomme, fêter le miraculeux

homme de main. Il a sûrement jonglé dix jours et puis il a fini par trouver."

p.63.

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Dans ce passage, le narrateur nous fait découvrir les personnages et les

péripéties par lesquelles ils passent, leurs soucis et leurs occupations. C’est à travers

leurs regards que le narrataire s’imprègne peu à peu du climat et se rend compte des

faits. C'est le narrateur qui organise la perspective et c'est également lui qui raconte.

C’est la focalisation dite zéro. A travers les regards des principaux personnages,

s’organisent des perspectives narratives dont l’influence ne se limite pas à une

orientation des narrataires, elle enveloppe ces derniers et leur crée un climat

d’intimité qui va jusqu’à ce que ces derniers ne lisent plus, ils écoutent. Cette

ambiance implique des narrataires non seulement une écoute, mais une complicité

rendue possible grâce à une jouissance devant ce partage généreux.

"Y était fou ce beau garçon, cet enfant qui m’aimait trop, que j’ai aimé, moi

aussi avec la même folie. Y était visité par l’Esprit. Je l’ai su tout de suite, et

aussi que je pourrais pas faire autrement. C’est comme pour elle, ma femme.

Tous les deux, ils voient, ils savent, ils sont tout ce que je connais pas et que je

cherche pas à connaître non plus. J’ai pas pu, je peux toujours pas leur dire. Je

suis là, avec mon corps seulement, rein que lui, et c’est ce qu’y voulait, Florent.

Et c’est qu’elle veut, elle, ma femme. Rien que ça : mon corps tranquille, chaud

et fort, ma présence sans raison, mon amour qui a pas de mots : tout ce que

j’ai…" p.88.

Dans le roman de Robert Lalonde, Le Diable en Personne, il n’y a pas de

trace du pronom « nous » qui englobe le narrateur et le narrataire, à l'exception du

début du récit, où il est employé par le narrateur lors de la fuite du personnage

principal (p.12). Il n’y a pas d’association explicite et visible entre le narrateur et les

narrataires, à la manière de ce que l’on découvre dans L’Enfant de Sable.

Néanmoins, nous pensons à un narrateur, maître se son récit, un narrateur qui

partage seulement ce qu'il a envie de partager, nouant ainsi une complicité avec ses

narrataires qui lui permet d'avancer sur un terrain beaucoup plus sûr et que les rares

interpellations de ces derniers ne sont que des marques de politesse à l’égard

d’interlocuteurs que l’on évite de traiter d’égal à égal :

"Sans doute, il y a des étrangetés comme ça. Prenez le touriste, il y a de cela

une quinzaine d’années, au printemps à pêcher sur la glace qui n’en menait plus

large, et qui s’est noyé, ça on s’en doute, mais pas de corps! Il n’est jamais

remonté! Où bien les courants l’ont charrié ailleurs. Mais même ailleurs… Sa

carcasse n’a échoué nulle part de connu. Mystère! " p.14.

L’interpellation du narrataire prend des formes de questionnements qui

l’impliquent davantage et où la réponse est presque suggérée et prévisible.

"Le voilà qui tombe, se relève, de la boue jusqu’à la taille. Il fait de la buée

comme les chevaux d’hiver et il avance encore. Vers où ? La grange des

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Pelletiers ? L’érablière ? Vers le rang de l’Annonciation, là où les bonnes gens

ont déjà décoré leurs maisons, leurs granges, pour la fête-Dieu ? "

"Mais où s’en va-t-il, le fuyard, l’étranger, le boiteux, l’innocent ? Peur des

mots, lui ? " p.11.

Un narrataire dont la présence est manifeste, un narrataire qui interroge et

dont les répliques exigent des réponses :

"Le chasseur admet, en riant, qu’il y a ressemblance. Puis sur l’insistance de

Warden, il lit ce qui est écrit sous la photographie. Le nom de l’homme ? Jos

Pacôme. Ce qu’il a fait ? Il a disparu, comme par enchantement, après avoir

enterré sa femme et son enfant, morts dans l’incendie de sa ferme."(p.105)

Le narrateur donne l’impression, là également, de vouloir sécuriser son

parcours et baliser la suite du récit. Pour cela la recherche d’une unité indissoluble

avec son narrataire est plus que souhaitée. La fonction du narrataire ressemble

beaucoup davantage à celle d’un personnage muet qui permet la prolongation de la

discussion et des questions même si cela se fait en aparté : " Peur des morts, lui ?

Voyons donc ! "p.11.

Le narrataire continue d’être harcelé par un narrateur qui sait qu’il est là et il

sait aussi que le lecteur le sait. Mais si le narrateur répond aux questions censées être

posées par le narrataire, il lui arrive d’en douter :

" …Sans compter les idées qui se font de moins en moins rares, jusqu’à

l’obsession. Quelles idées ? Des idées qui ne viennent même pas de nous. Des

relents des anciens échecs, ceux des plus vieux, ceux des ancêtres, ceux des

premiers hommes, allez donc savoir ! " p.31.

Pour associer encore plus le narrataire et lui donner l’impression de

participer à la discussion, le narrateur répond à sa question virtuelle : " Non il n’y a

pas à dire ni à redire, il fait l’affaire, l’étranger. Son nom ? Le vrai ou pas le vrai, on

ne s’en fera pas pour le nom d’un homme qui ne fait que passer." p.29.

Le narrataire est mis à l’aise et averti de la suite des événements. Non

seulement il est impliqué, mais le narrateur partage avec lui quelques secrets ou

événements qui ne se sont pas encore déroulés. Ce partage ressemble à une

invitation à suivre le narrateur plus longtemps. L’inquiétude que l’écoute puisse lui

fausser compagnie fait que le narrateur distille de temps en temps au narrataire

quelques informations sur ce qui va se dérouler plus tard :

" Jos Pacôme n’a rien répondu quand Florent lui a demandé son âge. Le large

sourire de l’étranger disait : « L’âge quelle importance ! J’ai peu vécu mais

assez pour avoir pas mal d’histoires à te raconter, mon petit gars ! Tu verras. »"

p.30.

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Le fait que le narrateur, par moments, desserre l’étau sur le narrataire, laisse

à penser qu’il prend de l’assurance, de la confiance envers lui. Il n’a plus

l’inquiétude que l’instance d’écoute lui fausse compagnie. Il ne lui parait plus

nécessaire de voir l’Autre ou de tenter de le créer en l’interpellant pour que le

narrateur donne l’impression d’une unité indissoluble avec le narrataire. Bien que la

forme de la phrase donne l’impression que celle-ci contient une interrogation, il n’en

n’est rien, puisqu’elle se termine par, à chaque fois, un point d’exclamation sonnant

comme la ponctuation d’une évidence. L’inversion du sujet n’est pas annonciatrice

d’une interrogation mais d’une affirmation :

"Il était capable de laisser s’approcher de lui bien des oiseaux, Laurel

Dumoulin, ou Warden Laforce, ou encore Jos, le Jos du cahier, le diable sait

comment le nommer maintenant ! Mais oui évidemment ! Ai-je été idiote tout

ce temps-là : un petit jeune homme poète et mal dans sa peau, amoureux et qui

ne pouvait garder son secret comme un moine à qui le bon Dieu ou le démon

est apparu ! " p.100.

e - Le couple miroir

Dans Le Diable en personne, les manifestations de l'auteur, sous les deux

formes -réelle et fictive-, ne sont pas aussi facilement perceptibles que dans les deux

romans précédents. En effet, tant dans L'Enfant de sable que dans Solibo

Magnifique, l'auteur engage une véritable réflexion entre les deux pôles du récit. Ce

débat se transforme en une véritable intellection que l'auteur mène et voudrait

partager avec le lecteur. L'auteur réel, celui dont le nom se trouve sur le roman,

Robert Lalonde, intervient subtilement, pour tenter d'amener son vis-à-vis à réfléchir

sur l'activité artistique en général, sur la problématique de l'écriture et en particulier,

sur le processus de métissage qui serait la seule issue d'épanouissement et la seule

arme face aux différents "repli sur soi".

"(...), ensauvagé comme au début (à l’image et dans le sillage de ses devanciers

indigènes et européens), s’abreuvant à toutes les sources proches ou lointaines,

mêlant et dissipant tous ses héritages, répudiant ses ancêtres réels, imaginaires

et virtuels, il s’inventerait dans cette position originelle un destin original qu’il

pourrait enfin tutoyer, dans l’insouciance des ruptures et des continuités."291

Cette intervention de Gérard Bouchard, met en exergue l'image même du

personnage principal de notre roman. L'ensauvagement (dans le sens de retour vers

la nature et la vie des ancêtres) est perçu comme le seul moyen de rétablir les ponts

291 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000, p. 182.

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avec des origines qui seraient plus saines et loin de ce que la société dont est

originaire l'homme métis, a fait de son existence. Le métissage, dans ce cas là, serait

à la recherche des "dividendes" qui, logiquement, découleraient des moments de

frottements entre cette société d'origine, la société autochtone et, la culture

européenne, surtout lorsque nous savons que se sont de ces rencontres, entre autres,

que la société québécoise actuelle est tributaire. Par conséquent, dans des situations

de doute, de blocage ou de regard exagéré vers le passé, le recours au métissage de

toutes les composantes, devient alors, la seule issue. De cela découlerait

inévitablement un reniement, d'abord, des origines qui n'ont pas su ou pu tirer profit

des contacts avec l'Autre, puis des civilisations dont on pensait tirer bénéfice et dont

les capacités d'intégration d'autres cultures s'avérèrent nulles. Dans Le Diable en

personne, le métis s'avère porteur d'une culture plus réceptive, plus ouverte et plus

intégrative que celles que véhiculent les deux camps opposés.

L'auteur fictif, celui créé, par l'instance première, pour se cacher derrière elle

et, qui ressemblerait à un narrateur qui prend voix par le biais du narrateur ou des

personnages, intervient souvent pour commenter des événements, des traditions, des

comportements, des pensées, qui ont toujours un lien direct ou indirect avec la

thématique traitée dans le roman, ou le récit lui même. L'auteur fictif, devient dans

ce roman également, le porte-parole de Robert Lalonde, sans pour autant, faire corps

avec lui. Nous allons voir comment les deux instances organisatrices et narratrices

du récit s'introduisent, de temps à autre, pour éclaircir des situations, pour

commenter, mais surtout pour se positionner dans les situations où elles sentent le

besoin de ne laisser planer aucun doute, ou pour éviter au lecteur une réflexion qui

risquerait d'aboutir à une conclusion en contradiction avec l'objectif recherché. Ce

n'est nullement des messages idéologiques qui ces auteurs –réel et fictif- voudraient

faire passer, mais ce serait surtout un souci de bien partager afin d'éviter tout

quiproquo qui jetterait de l'ombre sur l'œuvre elle-même.

Aux deux entités précédentes, deux autres, forment le second pôle de la

communication, le pôle de la réception, à savoir, le lecteur représenté dans le texte,

celui que le narrateur volontiers interpelle en tant que lecteur, ou sous une deuxième

personne, qu’il met en scène dans sa lecture :

"Vous ramez encore un peu sur la rivière de cire, et, après le coude au bord

givrés de sel, vous y êtes (...), l'espace d'une seconde, vous pouvez apercevoir

la cabane montée sur pilotis" (p.186), voire auquel il prête une voix, un

monologue intérieur, des objections ou des questions directement formulées :"

"Et si je devais revenir, bredouille ?...Mais non ! Je saurai où il est, même s'il

ne veut pas de moi. J'aurai suivi ses traces jusqu'au bout, je serai apaisée...""

(p.181) ; et l’instance du lecteur réel

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Ces deux instances appelées toutes deux "lecteurs", entretiennent un certain

nombre de différences évidentes. L’une, celle du "lecteur" représenté, fictif comme

l'est l'auteur du pôle opposé, est une instance dont les modes d’existence sont en

somme finis, qui se réduit à une somme d’énoncés dans un texte, l’ensemble des

interpellations, des apostrophes, des énoncés descriptifs, des énoncés au style direct

etc. qui tantôt en dessinent la figure, tantôt lui donnent la parole dans des espaces

privilégiés où le narrateur suspend son récit pour s’interroger sur son

fonctionnement et sur sa réception. L'instant d'euphorie ou de désillusion, ressentie

lors de l'achèvement de l'acte fondateur de l'écriture, à savoir l'écriture et la lecture

d'une œuvre, est partagé avec le lecteur, autre instance fondatrice de l'œuvre,

instance de nature exclusivement textuelle :

"Il voit tout ça si clairement que c'est lui qui enchaîne, qui récite qui

transforme, sans les changer les contes de Jos en fables." p.132.

"Un choc mou vous fait soudain tressaillir : la pagaie vient de heurter le banc

de vase. Vous accostez et, alors vous croyez apercevoir la lueur d'un fanal, de

son fanal, entre les planches ajourées de la cabane. Mais c'est une illusion

d'optique, bien sûr ! Un rayon de soleil perspicace qui a traversé l'épaisse

frondaison et vient faire étinceler le boîtier de sa vieille montre, peut-être, ou

bien le fond d'un chaudron." p.186.

Le "lecteur" réel, au contraire, personne réelle qui lit le livre, reste indéfini.

Le caractériser est chose difficile car des facteurs imprévisibles, des situations

conjoncturelles peuvent mettre à plat bien des prévisions. D’autant plus que d'un

lecteur à l’autre, d’une lecture à l’autre, en synchronie comme en diachronie, des

changements peuvent survenir. Il peut arriver cependant que l'auteur réel interpelle

le lecteur réel et, en sa compagnie, il nous fait un schéma de ce qu'i pourrait y

advenir d'une œuvre où ce dernier se reconnaît :

"Il voit tout ça si clairement que c'est lui qui enchaîne, qui récite qui

transforme, sans les changer les contes de Jos en fables. Il fait chanter les mots

et si, de temps en temps, Jos essaie de l'arrêter en disant :"Non, c'est pas

comme ça !" Florent tout de suite, le fait taire ne lui mettant sa main sur la

bouche et poursuit, emporté, la chevauchée périlleuse, l'histoire de l'orage

apocalyptique ou encore celle de la longue sécheresse. (...) Il voit lui aussi ou

plutôt, il revoit, mais autrement la plaine blanche de soleil, les chevaux, la nuit

d'août envoûtante " p.132.

Ce qu'il faut retenir, c'est que le lecteur réel est corps vivant, qui amène avec

lui dans le temps de sa lecture son histoire propre, sa mémoire, sa double expérience

du monde et de la bibliothèque.

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- Les intrusions de l'auteur fictif

Elles revêtent plusieurs formes et fonctionnent comme des signaux qui

apparaissent chaque fois plus forts et plus convaincants. Elles se manifestent souvent

à travers des voix différents et des styles qui changent selon que la voix prêtée soit

celle du narrateur qui met en évidence, les rêves que les actes fondateurs –

lecture/écriture- peuvent susciter et réaliser, et les mondes merveilleux qu'ils

peuvent créer :

"Aujourd'hui c'est l'auteur lui même, le petit Florent, qui lit une page de son

cahier à Jos. (...)Sans rien dire, Jos se lève et plonge. Il reste une bonne minute

sous l'eau et quand il émerge, il fait signe au petit de continuer à lire. Le

contraste entre la noirceur, l'abîme froid et insonore des profondeurs du lac, et

le ciel transparent avec les cris des mauves et surtout le chant dans la voix du

petit, rend Jos tout à fait heureux." p.107.

Ou celles des personnages dont les prestations seraient plus à mêmes de

provoquer chez le lecteur une prise de conscience qui peut conduire ce dernier au

partage et à l'adhésion aux idées. Marie-Ange, dans sa lettre à Mathilde, parlait de

son mari Laurel Dumoulin et la jalousie qu'il suscitait, autour de lui, chez les autres

hommes, en est un exemple : "Tout ça, c'est l'absence de l'amour, rien d'autre. Mais

comment leur faire comprendre ?" (p.112). Le petit Florent qui priait un dieu dont il

ignorait la teneur, mais dont il sentait la présence : "...je voudrais que ma prière soit

écoutée, entendue par un dieu inimaginable qui, lui, m'imagine et me sourit en me

soufflant dessus pour chasser les dangers" p.125.

La voix de l'auteur prend de plus de teneur dans la bouche du prêtre qui

reçoit Mathilde, désemparée, à la recherche d'elle même :"On a tous besoin de se

raccrocher à un peu d'irrationnel, madame. Nous les prêtres, on appelle ça le

surnaturel, ou Dieu. C'est une sorte de folie, vous savez."(p.167), ou encore, à

travers cette même Mathilde, personnage envoûtant, accrochant, d'une manière plus

poignante que le personnage principal qui, autonome et libre, fascine mais ne suscite

pas de pitié autour de lui, grâce à cette autosuffisance qu'il a su créé en lui ; il

connaissait sa voie : "En descendant les marches de la véranda, Mathilde aperçoit le

dos de la montagne et, tout là haut, la croix du promontoire de Sainte-Anne." Tu

nous vois depuis toujours, toi, et tu ne dis rien. Toi aussi, tu attends, hein ? " p.178.

- Les intrusions de l'auteur réel

Robert Lalonde intervient également dans le roman et reproduit les

questionnements qu'engendre l'acte de l'écriture et la problématique lecture/écriture.

Il s'interroge sur les pouvoirs dont l'écriture et la lecture sont créditées, sur leurs

réelles possibilités et sur les mondes plus beaux, plus vrais, qu'elles mettent en

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évidence, comme elles dévoilaient ces mondes en disant au lecteur :" Ils étaient là, à

côté de toi, tu n'a pas pu les percevoir sans nous" :

"Elle sent bien cela, elle le sait : les mots tirent les choses du néant et les font

exister, briller. Ecrire c'est comme lire, ça n'existe pas avant que les mots

surgissent. Ce n'est qu'un coup de phrase faite, une fois les mots alignés, venus

d'on ne sait où, d'avant ou d'après le temps, qu'un monde apparaît."(Mathilde)

p.141).

Il s'interroge également sur la dépendance (positive) que peut provoquer

l'écriture comme la lecture, qui, présentes, suscitent l'euphorie, la joie, l'oubli, même

s'il elles éloignent l'être de l'existence réelle et le mettent dans une situation

d'inadapté. Elles développent en lui le pouvoir d'inventer un monde pour soi, comme

Jos Pacôme qui ayant prit l'habitude d'écouter Florent lire, dit : "Je suis comme le

petit, maintenant : je rêve d'un pays impossible. Le petit m'a appris à fuir avec les

mots. Le désert..." p.122.

Il intervient dans une autre optique, pour parler de la supériorité du

personnage sur l'auteur qui pourtant l'a crée : "Jos, alors, éclate de rire et Florent

boude un peu en le regardant bouger dans l'eau comme le personnage de son

histoire, plus beau que lui, plus vrai que lui, plus grand poisson libre que lui encore"

p.108.

Ou alors, pour montrer la nécessité de l'acte d'écriture dans la société

moderne, matérialiste qui ne prend en considération que la rationalité de ce monde,

occultant peut-être l'essentiel qui serait en même temps éphémère. Ainsi à travers la

voix de Jos Pacôme, il déclare : "Si j'ai écrit, ou plutôt fait écrire par Monsieur le

curé, c'est pour que ça reste, puisque vous croyez seulement aux choses qui durent,

vous autres" p.164.

Les trois romans, dont nous venons d'analyser le système de narration, ont

beaucoup de similitudes tant au niveau du système lui même qu'au niveau des choix

des modes narratifs opérés par les auteurs.

Aussi bien dans Solibo Magnifique que dans Le Diable en Personne,

l'enquête menée, dans les deux cas par des personnages Oiseau de Cham dans le

premier roman et Mathilde Choinière, dans le second, débute avec la disparition du

personnage principal, alors que dans L'Enfant de Sable, elle commence avec sa

naissance. C'est à travers les trois "recherches" et le regard des auteurs des enquêtes,

que nous allons assister à une reconstitution du personnage, disparu ou apparu au

début (mort, enfui dans deux romans et né, dans le troisième), qui prend forme au

fur et à mesure de l'avancée de l'enquête. Dans Solibo Magnifique, et Le Diable en

Personne, l'enquête est menée pour découvrir qui étaient ce conteur et ce

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personnage, alors que dans L'Enfant de Sable, c'est le conteur qui raconte l'histoire

du personnage qui vient de naître.

S'il y a un parallèle à faire entre L'Enfant de Sable et Solibo Magnifique, il ne

sera pas fait autour du personnage qui mène l'enquête mais dans l'enquête elle

même. La place de l'oralité dans la préservation de la culture et la nécessité de la

frotter à l'écrit est bien apparente. L'écrit est support à une narration orale dans le

premier roman, alors que dans le deuxième, le recours à l'écrit est perçu comme une

nécessité vitale.

Dans le troisième roman, Le Diable en Personne, tout comme dans L'Enfant

de Sable, l'enquête (exercice oral) débute à partir d'un support écrit (cahier de

Florent, livre ou cahier d’Ahmed). Si le conteur, personnage connu pour sa maîtrise

de l'art de la parole, s'appuie sur un livre pour donner vie à la parole, si Mathilde,

elle, s'appuie sur le journal intime de Florent pour faire une enquête sur l'étranger, si

Solibo, dernier maître de la parole est mort, cela ne pourrait-il pas signifier que le

monde de l'écriture règne désormais ? C'est ce que semble bien comprendre le

personnage (Oiseau de Cham) qui entreprend de sauver la parole en la confrontant à

l'écrit.

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Chapitre 2 – Les positionnements de la voix narrative

Le conteur est celui qui permet aux traditions orales de rester vivantes et de

se perpétuer. Les places publiques, comme c'est le cas au Maroc, sont souvent

l'espace qui permet, à cet échange entre le conteur et ses auditeurs, de se faire. Mais

d'autres lieux peuvent aussi faire office d'espace de cet échange. Dans les Antilles,

ce sont également les places, les marché, mais, parfois des lieux non exposés et loin

des mouvements publics, des lieux retirés vers où les auditeurs intéressés se dirigent

pour écouter, à l'écart du tumulte des places publiques. C'est le cas du lieu où Solibo

rendit l'âme. Au Canada, pays des grands espaces, des hivers rigoureux et des nuits

longues et froides, les conteurs étaient invités et animaient des soirées entières

devant des auditeurs qui ne se lassaient pas de les écouter. Ils apportaient dans les

campagnes, leurs savoirs, leur joie de vivre et permettaient à des villages entiers,

isolés par le froid et la neige pendant les longs mois d'hiver, du réconfort et du

bonheur.

L'objet de l'échange entre le conteur et ses auditeurs étant le conte, il devient

impératif, pour lui, non seulement, de se muer en une instance de transmission, mais

en une force de vie de ce conte.

Le conteur est l'instance qui narre un conte à des auditeurs en un lieu donné.

C'est l'étude de ces trois entités –conteur, savoir transmis, auditeur- que nous allons

entreprendre dans ce chapitre, pour mettre en exergue le rôle du conteur mais aussi

pour voir quelle place représentent ces lieux de communication.

Comme il y a une attente réelle de part et d'autre de l'axe de la narration

(conteur/auditeurs), l'espace véritable où va s'échanger ce savoir, sera le cercle que

les auditeurs vont former autour du conteur. Il sera d'autant plus hermétique et

compact que le récit est intéressant. Toute personne étrangère ou indifférente n'aura

de place dans ce lieu "bouclé" par les épaules des auditeurs qui en font un espace

privé, jalousement gardé, dont le centre, occupé par le conteur, lui confère un statut

particulier. Ce point stratégique d'où, partent et vers où reviennent tous les échanges,

autorise celui qui l'occupe à dépasser, en ces moments de "transe", toutes sortes de

délires, de hardiesses qui, en d'autres circonstances, ne seraient permises. Le conteur

obtient, à l'intérieur de cet espace, une sorte d'immunité qui l'encouragerait à oser et

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transgresser, à médire ou contredire. Ce qui fait de ce lieu et de ce moment, des

espaces de création, d'apprentissage de la liberté, de la responsabilité, de réflexion

sur sa condition dans une ambiance, et c'est là où réside la différence avec tous les

autres lieux dont la finalité est semblable, détendue et joyeuse.

La pertinence de ces échanges peut aller jusqu'à faire de ce cercle un lieu

d'expression qui se transforme en "thérapie de groupe" dans la mesure où le conteur

comme les auditeurs, nuancent des affirmations, des vérités établies, des règles

sociales qui, basées sur des principes hypocrites et imposées par la classe dominante,

ne font pas l'unanimité : "Vous n'êtes pas sans savoir, ô mes amis et complices, que

notre religion est impitoyable pour l'homme sans héritier, elle le dépossède en faveur

de ses frères". E.S. p.18.

Mais cette transgression ou impertinence n'est pas que d'ordre social, elle

revêt un caractère linguistique et stylistique. En effet, le conteur n'obéit pas aux

mêmes règles que l'écrivain ou le poète, il les crée en fonction de la composante de

son public et de ses attentes. Elles ne sont immuables, elles changent parce qu'elles

orales et donc, volatiles. Le langage peut comporter un vocabulaire qui, en dehors de

ce cercle et du moment de la narration, serait réprimé, d'où la réflexion de Ben

Jelloun : "La fiction est plus dangereuse que la réalité". A l'intérieur de ce cercle,

comme c'est le cas de la Halqa au Maroc, tout est permis : la violation des règles

sociales, morales, mais aussi grammaticales et langagières. Les "fautes autorisées,

légitimées même, sont cependant limitées à ce cercle et les auditeurs comme les

conteurs en sont conscients. Une fois le conte achevé, tout ce qui a été dit, échangé,

reste circonscrit exclusivement à ce lieu et ne se reproduira qu'en son intérieur. C'est

l'espace du conte et de son monde. Le conte a créé un monde qui lui appartient

désormais.

Est-ce que le conteur est un simple narrateur ? La narration d'un conte, ne

procède t-elle pas de l'art ? Ne dit-on pas l'art de conter ? Par son implication, un

conteur n'est-il pas, en quelque sorte, auteur de ce qu'il raconte ? N'est-il pas souvent

associé aux personnages dont il narre l'histoire ?

Tout conte ne peut susciter et maintenir une certaine tension sur les auditeurs

qu'en mettant en place une action dramatique qui deviendra possible avec la

transformation du temps en une fonction au service de la narration. Pour cela, le

conteur fractionne le conte en séquences narratives qui se suivent dans un ordre tel

qu'elles finissent par programmer cette action dramatique.

Il arrive également à savoir où il est nécessaire de faire une pause, d'ouvrir

une parenthèse, de s'arrêter. Il maintient la tension dans des proportions adéquates

afin de ne pas la distendre ou la rompre, ce qui détruirait l'équilibre qu'il arrive à

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créer tout au long du récit. Il joue avec la mesure et la démesure, l'exagéré et le sous-

estimé et se plaît à se mouvoir dans les frontières de cet espace qui lui permet de

tenir en haleine des auditeurs auprès desquels il dissipe toute sorte de doute en

employant souvent des possessifs :"Ô mes compagnons, notre histoire n'est qu'à son

début, et déjà le vertige des mots me racle la peau et assèche ma langue." E.S. p.27.

Le conteur est le gardien de la parole et de l'oralité, le conte reste l'un des

genres de l'oralité dont le producteur réclame la propriété :"Je suis ce livre. Je suis

devenu le livre du secret ; j'ai payé de ma vie pour le lire." (E.S.p.13) Il met souvent

à exécution cette possibilité que lui donne la maîtrise du temps et de l'espace, de

pouvoir s'inclure dans le conte ou de s'y exclure, et cela en fonction de ce qu'il veut

susciter, un sentiment de subjectivité pour créer de la distance, ou un sentiment

d'objectivité pour rechercher, au contraire, une adhésion complète au récit :

"...c'est la petite plage où plus personne ne va depuis le meurtre d'il y a quatre

ans et où des sauvages se tiennent tapis dans les joncs, même si c'est de la

légende, on s'en doute bien (ils ont autre chose à faire, les sauvages, que de

guetter les endimanchés en costume de bain, voyons donc ! et qui ne traînent

jamais d'argent sur eux, c'est connu)." D.P. p.12.

I – L'image d'Ahmed-Zahra, rapportée par les conteurs

1 - Des conteurs du terroir, une "œuvre" sociale : Ahmed-Zahra

Pour rapporter une histoire profondément enracinée dans la société

marocaine puis inspirée par l'imaginaire de cette même société, les conteurs, mis en

scène par Tahar Ben Jelloun dans L'Enfant de sable, répondent à des critères de

performances définis par la société profonde. Parce qu'ils s'adressent à un public

marocain fidèle et impliqué, ils représentent une culture populaire d'où tous les

conteurs occasionnels, bons pour des manifestations "folkloriques" ou ceux qui

amusent les publics de touristes étrangers sont soustraits. Les conteurs sont une

chaîne de transmission de la culture, de l'histoire et du rêve dans les traditions arabo-

musulmanes et, c'est dans ce contexte qu'il faut les positionner. Ces conteurs

fortement imprégnés d'une culture coranique (coran, Sira (récit sur la vie du

prophète et ses compagnons)) et d'une autre, mythique (mythes, légendes),

introduisent une dimension ensorcelante et mystique lors d'exhibitions où

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l'éloquence se mesure par la capacité à faire partager le rêve dans une communion

absolue.

Dans le roman en question, nous distinguons deux types de conteurs : les

deux premiers auxquels nous pouvons associer le troubadour aveugle et l'homme au

turban bleu, sont des hommes d'expérience, âgés, souriants, détendus, patients avec

leurs auditeurs. Ils font accompagner leurs prestations de rituels sacralisant leur

fonction d'autant plus que certains d'entre eux sont profondément empreints de

culture religieuse qu'ils étalent à travers des versets qui laissent admiratifs des

auditeurs très perméables à ce genre de paroles. Ils bénéficient, de ce fait, d'un

respect et leurs performances sont couronnées de succès :"Avant de partir, un gamin

lui remit du pain noir et une enveloppe" E.S. p 14.

Quand au trio composé de Salem, Amar et Fatouma qui se sont improvisés

conteurs à la suite de la disparition des principaux orateurs, ils se livrent à un

exercice d'improvisation lié, de toute évidence, à leurs parcours de vie personnels.

Une absence d'unanimité se remarque déjà à leur niveau. A la suite de chaque

prestation, nous assistons à une sorte de résistance et de rejet de la part des autres.

Alors que dans le cas des premiers conteurs, l'adhésion est complète et indiscutable,

pour les trois, "apprentis conteurs", la méfiance est de mise. Chacun tente de

persuader les autres du bien fondé de sa version sans pour autant réussir à l'imposer

:"Assieds-toi ! Tu ne vas pas t'en tirer comme cela ! Ton histoire est atroce. Je suis

sûr que tu as tout inventé et que tu t'es identifié aussi bien à Abbas qu'à la

malheureuse Zahra. Tu es un homme pervers." E.S. p.144.

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a - Chronologie de la distribution de la prise de parole

Premier

conteur (inconnu) Récit sur A. Zahra

Narrateur omniscient, instance organisatrice

du récit et distributrice de la parole

Récit

sur les conteurs

Salem Amar

Le troubadour Aveugle

L'étranger au turban bleu

Deuxième conteur si Abdelmalek

Fatouma

Récit

sur les conteurs

Récits personnels ou récit de la rencontre avec le personnage

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b - Ahmed-Zahra, entretenir la volonté du père

Le premier conteur inconnu dirige la narration à sa guise et ne donne, à

aucun moment, l'impression aux auditeurs, qu'il est seulement en train de transmettre

une histoire qu'il a apprise par d'autres. Il ne sent nullement "attendu", "surveillé" ou

"épié" par une instance quelconque ou même par des auditeurs qui attendent un faux

pas. Il mène une narration à partir d'un livre qu'il dit posséder et de ce fait, il se

trouve dans un état de suffisance et de supériorité. Le narrateur n'intervient que par

deux fois, comme cité plus haut, uniquement pour faire une sorte de description très

sommaire du lieu ou des auditeurs.

Ce premier conteur raconte le récit de vie du père d'Ahmed qui, devant

l'obstination du destin à lui donner des filles décide, un jour, que la huitième

naissance sera un garçon même si c'est une fille. Dans ce cas, elle aura un nom de

garçon et sera élevée en garçon dans le secret le plus absolu. Il narre ensuite la

naissance d'Ahmed, son éducation, sa vie d'enfant, d'adolescent, ses métamorphoses

physiques et sa décision de se marier. Durant tout son récit Ahmed est présenté

comme une volonté du père, certes, mais à aucun moment de son enfance ou de son

adolescence, Ahmed n'a éprouvé le besoin de remettre en cause le choix de son père,

il se trouvait, au contraire, dans une situation confortable et il jouissait des avantages

de son identité.

c - Ahmed-Zahra, de l'euphorie à la déchéance

L’Enfant de sable est en réalité une métaphore que l'on peut attribuer non

seulement au personnage Ahmed-Zahra mais aussi au conteur de l'histoire. Cette

histoire, rapportée par ce dernier que l’on voit vivre et apostropher la foule autour de

lui, est coiffée par une autre que le narrateur réserve au conteur qui disparaît…mort

de tristesse (on a trouvé son corps près d’une source tarie. Il serrait, contre sa

poitrine un livre, un manuscrit trouvé à Marrakech et qui était le journal intime

d’Ahmed).

A la sortie de l'adolescence, la vie se complique et les questions, souvent

sans réponses, tenaillent Ahmed. L'euphorie de l'enfance douillée et de l'adolescence

respectée est remplacée par une existence où tout est remis en cause par un corps qui

se dévoile à lui. Cela est mis en scène par l'auteur qui présente un conteur qui,

faisant corps avec Ahmed-Zahra, est torturé par ce qu'il est en train de raconter, il

n’arrive plus à avancer aussi aisément dans la narration (des événements) qui n’en

est plus une, puisqu’elle est entrecoupée d’explications, d’interventions de la foule

qui suit ce récit. Par moment, tout piétine, le conteur souffre autant que le

personnage. Le récit ne devient alors que prétexte à un discours collectif d’où se

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dégage une souffrance émanant d’une foule, d’un conteur et de son personnage… de

la société.

D’où ces marques de l’énonciation, ces interpellations, ces emplois de

l’impératif, ces interrogations, ces emplois continus de « je- vous- moi » avec

lesquels le conteur entrecoupe le fil de l’histoire d’Ahmed qui permet ces

rassemblements, ces échanges qui se transforment à des moments en une parfaite

symbiose entre l'histoire, le conteur et les auditeurs :"A présent, mes amis, le temps

va aller très vite et nous déposséder. Nous ne sommes plus des spectateurs ; nous

sommes nous aussi embarqués dans cette histoire qui risque de nous enterrer tous

dans le même cimetière". E.S. p.24.

Lorsque la tristesse, accentuée par l'isolement, envahit Ahmed, lorsque les

choses se dégradent et la maison tombe dans l’abandon, le conteur tombe dans la

déchéance, le manuscrit qu’il lit à la foule qui l’entoure, aussi, et à mesure que le

personnage se détruit, tout se détruit et les auditeurs abandonnent le conteur :

"Compagnons fidèles ! Vous n'êtes pas nombreux à suivre avec moi l'histoire de cet

homme ; mais qu'importe le nombre." E.S. p.107.

Ahmed-Zahra tente de reconquérir son identité, une identité conforme à sa

nature de femme. Lalla Zahra (nouveau nom d'Ahmed-Zahra) danse et chante et

devient la principale attraction du cirque. A ce moment du récit où le personnage

sombre dans la docilité et la soumission qui caractérisent les femmes (sa mère), le

conteur, comme chagriné et déçu, disparaît, « mort de tristesse » après que la place

où il évoluait ait été transformée. Ses dernières paroles, pleines d'amertume sonnent

déjà le glas d'une existence usée : "Docile et soumise, Lalla Zahra purgeait ainsi une

longue saison pour l'oubli. Elle ne contrariait jamais la vieille et gardait

précieusement pour la nuit ses pensées. Elle écrivait en cachette, pendant le sommeil

des autres." E.S. p.128

d - Ahmed-Zahra : une solitude à partager

Les deux premières instances du récit, le premier conteur inconnu et le

second conteur (Si Abdel Malek) sont les seules voix qui lisent le journal d'Ahmed

pour narrer leurs récits respectifs. L'auteur leur donne un statut particulier, un rang

plus élevé, une dimension autrement plus importante que leurs successeurs, parce

qu'ils rapportent ce que Ahmed a écrit. Ils se distinguent des autres conteurs car ils

ont su rendre compte de la capacité d'Ahmed à écrire et à mettre en scène une

existence peu commune. Ahmed a été capable d'écrire un récit qui puisse se raconter

et faire l'unanimité chez ces grands conteurs. Ahmed écrit, il reçoit des lettres qu'il

lit et auxquelles il répond. A son image, les conteurs lisent les supports écrits

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desquels ils s'inspirent (le Livre et le Journal d'Ahmed). Ils sont lecteurs, ce qui peut

signifier que Tahar Ben Jelloun a voulu insérer ce monde dans la construction de la

narration elle-même soulignant l'irrecevabilité voire l'impossibilité de "narrer",

d'écrire, sinon à partir de supports écrits.

L'auteur met le doigt sur la problématique de l'écrivain et de sa responsabilité

envers ses lecteurs comme en témoigne cette intervention d'Ahmed : "Votre dernière

lettre m'a mis mal à l'aise. J'ai longtemps hésité avant de vous répondre. Or il faut

bien que de ma solitude vous soyez plus que le confident, le témoin."

La narration faite par le conteur à partir d'un livre ou d'un autre support écrit,

l'écriture à partir d'un savoir acquis dans des livres, donc d'institutions, permet une

crédibilité, une écoute attentive peut-être, mais des engagements et une

responsabilité, certainement.

"J'ai quitté cette place pas seulement parce qu'on nous a chassés mais aussi, en

tout cas en ce qui me concerne, parce que la mort liquidait un à un mes héros.

Je partais le soir, au milieu du récit, promettant la suite des aventures à mon

assistance fidèle pour le lendemain. Quand je revenais, l'histoire était déjà

achevée. La nuit s'était, la nuit durant, acharnée sur les principaux personnages.

Je me retrouvais ainsi avec des bouts d'histoire, empêché de vivre et de

circuler. Mon imagination était ruinée. J'essayais de justifier ces disparitions

brutales. Le public ne marchait pas. la mort dont j'entendais le rire et les

sarcasmes au loin me ridiculisait." p.203.

2 - Ahmed-Zahra : un lecteur/écrivain

a - Des narrateurs/lecteurs

L'allusion aux lectures, aux livres, au passé (phénomène d'intertextualité qui

sera développé dans un autre chapitre) autorise l'auteur à engager un débat sur la

lecture et ses rapports avec l'écriture. Les deux narrateurs, comme Ahmed lui même,

se démarquent des autres par le fait qu'ils sont conteurs mais aussi lecteurs. Ils

allient le génie et la liberté de "falsifier" de la première instance à la multiplicité des

sources d'acquisitions que permet l'acte de lecture. Leur audience sera le résultat de

la culture "diversifiée" acquise à travers cet acte de lecture et leur pouvoir à se

libérer des carcans, de schémas préétablis, ceux de l'écriture romanesque

"classique".

Sur un autre registre, nous pouvons dire que Ben Jelloun veut signifier que le

conteur peut être libre dans ses discours, qu'il possède une supériorité sue Ahmed,

écrivain lui même, et à travers les inflexions qu'il fait subir chaque fois à ces récits.

L'écrivain, étant donné la rigidité de l'écriture, ne l'est pas. De ce fait, le conte, ayant

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besoin de l'implication de l'instance qui le raconte et de tout son génie qui prend des

formes et des orientations multiples, en fonction de plusieurs facteurs : public,

circonstances, climat..., ne peut être écrit et figé définitivement. Le cas des trois

auditeurs qui se proclament conteurs, donnant, chacun selon ses capacités, son passé

et son présent, une fin différente, au récit de Ahmed Zahra.

Salem Amar Fatouma

Une fin de vie malheureuse suivie d'une mort ou suicide atroce.

Fuite et errance suivies d'une mort dans l'isolement.

La narratrice s'identifie au personnage : fin de vie vagabonde.

b - Ahmed-Zahra, la "longévité" par l'écriture

Ahmed ne laisse personne indifférent, d'abord par ce qu'il a écrit, ensuite, par

la capacité des conteurs à donner âme à ses écrits. Lors des différentes interventions

de ces derniers, l'"ingérence" de voix multiples parmi les auditeurs qui provoquent

souvent des inflexions dans le récit, le prouve et montre la nécessaire coopération de

l'auditeur, du lecteur. L'exemple de la page 85, dans L'Enfant de sable, cité plus

haut, prouve la participation effective, chacun à son niveau, des auditeurs, des

narrataires mais aussi des lecteurs dans toute construction des récits.

"Dites-moi à présent si, vous qui tenez mon sort entre vos mains, on aurait

découvert un corps ou un livre dans l'un des palais de Cordoue, de Tolède ou

Grenade ?

Ai-je rêvé la nuit andalouse ou l'ai-je vécue ? L'image d'un cheval fou lâché

dans la cour d'une grande maison me poursuit depuis cette nuit à Grenade.

Votre silence est une dure épreuve". p.197.

L'auteur réussit à mettre en scène deux mondes qui s'interpénètrent : celui

des lecteurs et celui des écrivains, "se plaisant à souligner le caractère indissociable

des actes de lecture et d'écriture"292. Ces différentes permutations que subissent la

narration et le récit montrent que l'écrivain a choisi le genre romanesque comme

sujet de réflexion.

Le personnage principal est né dans une euphorie qui se produit lors de la

naissance d'un garçon. Il a grandi dans une famille toute à ses soins. Il a disparu dans

292 Laurence Kohn Pireaux, Etude sur Tahar Ben Jelloun, L'Enfant de sable, La Nuit sacrée, Ellipses, Paris 2000, p.59.

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un cafouillage que les conteurs eux mêmes n'ont pu élucider pour réapparaître, d'une

manière énigmatique, à travers un conteur. Cette "longévité" du personnage est

accentuée, dans le récit par la suprématie que donne l'auteur au premier conteur qui

reparaît à la fin du récit. Un autre élément nous permet d'affirmer que l'auteur a

choisi de privilégier ce conteur/lecteur par rapport aux autres. Il s'agit de l'ouverture

du récit par celui-ci (le conteur inconnu) majestueux dans son intervention jusqu'à

son évincement d'une manière violente. Une attitude envers laquelle il ne manifesta

aucune résistance comme pour montrer sa toute puissance. La succession des

conteurs de tous bords, leurs tentatives laborieuses de justifier la prise de la parole et

l'absence d'unanimité autour de leurs improvisations, mettent en évidence le vide

laissé par la première voix qui revient après que toutes les tentatives de terminer le

récit d'Ahmed-Zahra furent épuisées. Comme Ahmed-Zahra, il revient en maître

pour clôturer le récit qu'il avait commencé. Son autorité sur le récit est confirmée par

les mêmes comportements, la même assurance et pratiquement les mêmes paroles

qu'il répéta lors de ces deux interventions : "Le conteur sortit d'un cartable un grand

cahier et le montra à l'assistance. Le secret est là, dans ces pages, tissé par les

syllabes et les images"(p.12) "Sans prévenir, il lève le cahier en l'air et dit : "Tout est

là ... Dieu m'est témoin ..., (...)"Tout est là ... et vous le savez." p.200.

Dans cette deuxième apparition, le centre d'intérêt change, il ne raconte plus

le même récit, il se hisse à un niveau supérieur, celui de l'écrivain et de l'écriture. Ce

dernier conteur, comme il l'affirme, est la même instance qui a commencé le récit (le

conteur inconnu), donc l'auteur/narrateur a ouvert et clôturé le récit.

c - Ahmed-Zahra : une narration (d'une vie) difficile à improviser

Ces trois conteurs prennent leurs distances par rapport au "Journal" d'Ahmed

ou par rapport à quelconque livre ou cahier. Ils vont "construire", chacun suivant son

parcours de vie, une suite qui rende compte de la manière avec laquelle devrait

s'achever la vie d'Ahmed-Zahra. Leurs récits sont le résultat d'une improvisation

pure qui mérite toutefois un regard en fonction des marges de manœuvre que chacun

s'est accordées au moment de la narration. Cette liberté, forgée à partir

d'expériences et de parcours personnels, éclaire sur le degré d'implication des

conteurs dans les récits qu'ils racontent et souvent sur leur identification aux

personnages avec lesquels ils tissent des relations d'affection. D'un autre côté, ils

passent du rôle de témoins, d'auditeurs, devant les deux premiers conteurs, à celui de

narrateurs/commentateurs en s'appuyant sur des éléments du récit fournis

auparavant. Ils arrivent ainsi à construire, chacun sa version des faits comme le

souligne Amar qui réagit violemment à l'histoire narrée par Salem : "Ton histoire est

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atroce. Je suis sûr que tu as tout inventé et que tu t'es identifié aussi à Abbas qu'à la

malheureuse Zahra. Tu est un homme pervers." p.144.

Ils se disent investis de l’histoire et remplacent les deux premiers conteurs.

En l'absence du livre, la narration éclate dans une multitude de propositions

beaucoup plus rivales que différentes. Aucune d'elles ne fait l'unanimité et le récit

n'est pas clos.

Leur rivalité tend à ajourner l’échéance de l’histoire. La profusion des récits

parallèles met l’accent, sur ce corps indéfini pris dans son propre désarroi, et, peut

être, sur l’impossibilité du récit. A la fin du récit, le conteur réapparaît, il se fait

appeler le troubadour aveugle… Ahmed, auteur du livre, ne pouvait être raconté que

par celui qui détenait ce même livre, le premier conteur, qui devant ce grand

cafouillage, ressurgit pour clore le récit, dans l'unanimité qui a caractérisée sa

première apparition.

3 - Du glissement identitaire au glissement générique

Dans L'Enfant de sable, le texte interpelle violemment le narrateur sous la

forme concrète du conteur. Le schéma narratif est rendu plus complexe lorsque, à

plusieurs moments du récit, le conteur affirme lire des pages blanches : "J'ouvre le

livre, je tourne les pages blanches... Ecoutez !" (E.S. p.43), ou lorsque le second

conteur entre en scène et déclare que le vieux conteur cache la vérité aux auditeurs et

affirme avoir vécu cette histoire (p.67). Mais ce procédé ne fait que reprendre ce qui

s'était déjà fait par Ahmed qui s'écrivait des lettres auxquelles il répondait. Il a mis

sur pied un personnage imaginaire à qui il va adresser des lettres, de qui il va en lire

également, et partager des secrets qu'il n'a pu partagés avec des personnages de son

entourage.

Dans la civilisation arabo-musulmane, le livre représente un objet sacré qui

contient des vérités immuables. Mais dans ce roman, il y a un problème au niveau

du réel et de l'imaginaire, et un autre, au niveau de la récitation. Le lecteur pensait

qu'Ahmed lisait des lettres qu'il recevait d'un admirateur réel et l'auditeur pensait que

le conteur lisait une histoire pour lui, dans ce cas, la narration se faisait à partir d'un

support (la lettre, le livre). Mais lorsque le conteur dit inventer l'histoire, il passe de

la simple lecture à la création d'une partie de l'histoire. C'est le cas d’Ahmed qui

invente non seulement un personnage fictif, mais il le fait vivre et écrire. Ce

glissement qui s'opère dans la transmission : de la lecture du récit (le conteur

bénéficie de toute l'adhésion des auditeurs) à la restructuration par l'effacement de

certaines parties et leur remplacement par ce qui peut lui convenir ou convenir à son

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public crée une sorte de deuxième niveau dans la narration. Les deux instances

passent à la création, chacun à son niveau. Ahmed devient auteur/créateur, il

s'autorise une liberté égale à celle du conteur, et ses écrits rejoignent la narration des

contes où le récitant peut aller de la simple lecture à la création.

Dans le cas du roman en question, le procédé a suscité chez les

lecteurs/auditeurs non seulement de la curiosité, somme toute légitime, mais a avivé

leur intérêt. Ce qui a abouti à l'ouverture d'un champ d'habitude clos et réservé au

seul maître conteur, le champ de la parole puisque les auditeurs finissent par

intervenir et même, par proposer des versions de l'histoire. (C'est le cas dans les p.

42-43 ; 67-70 ; 83-85).

a - Ahmed-Zahra, une vie élaborée à partir de l'imaginaire social

Cette cascade d'interventions de la part des auditeurs du conteur principal,

vient du fait que les permissions, que se sont octroyées Ahmed et ce même conteur,

influèrent sur ces derniers au point où l'histoire devient histoire commune, histoire

partagée ou histoire où chacun se reconnaît293. Ainsi d'un schéma classique

(émetteur vers des récepteurs), nous assistons à un mouvement qui voit la narration

se transformer en forum294 à travers lequel un échange de versions parfois

différentes, prend forme et s'installe bouleversant la première représentation. La

position de récepteur devient équivoque et certainement difficile à cerner étant

donné que l'auditeur participe à l'élaboration de l'histoire et le conteur se plie à ses

exigences et tient compte des inflexions que ce dernier impose au déroulement de la

narration :

"Ainsi, il devint veuf ! Amis ! Cet épisode de sa vie fut pénible, trouble et

incompréhensible.

- Non ! C'est tout à fait logique ! répliqua un homme de l'assistance. Il s'est servi de

cette pauvre infirme pour se rassurer et renforcer son personnage...". (p.83).295

Il y a lieu de signaler également d'autres types d'interventions des auditeurs

rapportées par le conteur lui même et d'autres moyens d'intrusion dans l'histoire

racontée (expressions des visages par exemple). Des interventions qui obligent ce

dernier à tenir compte de son public et de ses attentes : "Appelons-le Ahmed. Un

293 Jamais les interventions des lecteurs d'un roman de Tahar Ben Jelloun n'ont été aussi nombreuses. 294 Le terme forum est utilisé ici dans le sens que le domaine des multimédias lui octroie, c'est à dire, un espace de discussion, d'échanges de points de vue. 295 C'est le cas notamment dans les pages 42-43 ; 67 ; 84-85.

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prénom très répandu. Quoi ? Tu dis qu'il faut l'appeler Khémaiss ? Non Qu'importe

le nom. Bon, je continue..." p.17.296

Ahmed, conscient de sa féminité, a inventé un admirateur qui lui écrivait des

lettres. Il ne pouvait, à lui seul, rendre compte des deux entités dont il était le

résultat. A son image, le conteur associe les auditeurs à son entreprise, il leur

demande de l’aide car l’expérience est non seulement commune mais partagée et

vécue différemment d’une personne à une autre. Donc, c’est un terrain où il peut

rencontrer des oppositions et des visions différentes de la sienne d’où cette prudence

et cette recherche de l’unanimité avant même d’aborder le sujet.

Il n'hésite pas à utiliser le pronom "Nous" pour amener les auditeurs (les

narrataires) à partager sa thèse sans aucune réticence et, dans le même élan et le

même discours, il se démarque en employant "je". Ce va et vient entre "je" et

"nous" a plus d’une signification. Dans certaines situations, le conteur s’investit seul

et assume, dans d'autres, il préfère associer les auditeurs à son discours, les rassurer

même, en affirmant la connaissance et la possession du livre : "Je suis ce livre. Je

suis devenu le livre du secret ; j’ai payé de ma vie pour le lire. Arrivé au bout, après

des mois d’insomnie, j’ai senti le livre s’incarner en moi, car tel est mon destin. "

(p.13)297. Ahmed-Zahra, de son côté, reçoit des lettres où il est désigné par le

pronom "vous" : "Ami, je sais, je sens, la blessure que vous portez en vous et je sais

le deuil de vos jours bien avant la mort de cette pauvre fille." (p.86). Il associe ce

personnage fictif dont il est le créateur, pour pouvoir socialiser ses écrits qui donnent

l'impression de provenir d'un homme étranger et de la femme qu'il est redevenue.

Cela nous renseigne assez bien sur cette féminité qui prend le dessus sur tout ce qui

a été bâti par le père et entretenu par le personnage lui même. L'auteur voudrait peut-

être rendre compte du processus de l'élaboration de l'écriture de son roman ?

Le correspondant "fictif" a participé d'une manière active par l'écriture de

lettres et par sa participation effective au débat en éclairant plusieurs points encore

obscurs chez Zahra. Ce besoin de se faire épauler par une autre instance est

reconduit chez le conteur qui interpelle les auditeurs et leur demande de l'aide. Ce

n’est plus un auditeur, récepteur passif dont il a besoin, c’est d'un auditeur créateur

qui doit s’affirmer et dont il tiendra compte dans la suite du récit : "J’ai besoin de

vous. Je vous associe dans mon entreprise. " p.16.

Le sentiment de solitude que partagent Ahmed-Zahra avec le conteur au

moment de l'élaboration de l'écrit chez le premier et de la narration chez le second,

296 C'est le cas dans les pages 20 ; 54-58 ; 93 ; 107. 297 D'autres exemples dans les pages 13 et 29.

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n'est-il pas présent chez l'auteur au moment de la création ? Du moins c'est ce que

nous pouvons déduire du moment que les trois instances de création ressentent le

besoin non seulement de partager, mais aussi, d'être accompagnées, sécurisées et

comprises. Le processus de création littéraire devient, chez Tahar Ben Jelloun, une

occasion d'écouter, de partager et de donner. Il est sur un terrain toujours étranger, là

où personne ne voudrait être seul comme au cimetière : "A présent mes amis, le

temps va aller très vite et nous déposséder. Nous ne sommes plus des spectateurs ;

nous sommes, nous aussi embarqués dans cette histoire qui risque de nous enterrer

tous dans le même cimetière." p. 24.

b - Ahmed-Zahra, la même fonction communicative des conteurs

Le conteur agit en maître dans sa conduite de la narration, un peu à la

manière des conteurs de la halqa, qui se faisaient accompagner par ce qui est appelé

le tiers-actant298 par Nkashama299. Les conteurs, à qui est donnée l'occasion de

raconter une partie ou une version de l'histoire de Ahmed-Zahra, sont des

personnages de la grande histoire dont fait partie l'instance distributrice de la parole,

ils sont "utilisés" parce qu'ils se situent à l'intersection des "spatialités et des

temporalités oppositionnelles, autrement dit, entre ce qui est visible et imaginaire, ce

qui est possible et fictionnel"300. En leur donnant la parole, l'auteur agrandit le

champ occupé par la parole d'une part, et d'autre part, confirme, de nouveau, sa

position dominante. L'aspect socialisé de cette narration et la parole prise

collectivement sont une autre manière de donner à l'œuvre une configuration digne

d'écoute dans une société où l'individu n'est identifié que par ses liens à un groupe.

Les conteurs à qui est déléguée la narration d'une partie de l'histoire sont de statuts

(frère d'un personnage et auditeur du premier conteur, auditeurs, troubadour et

aveugle, étranger) et de sexes, différents. Ce procédé situe cette dernière dans le

champ du conte, lui confère le caractère de production collective et de vérité

absolue. Il existe toutefois une nuance entre le personnage narrateur médian (tiers

actant) qui se situait entre le locuteur et les allocuteurs et modélisait les propos de

son maître en indiquant les référentiels proleptiques et analeptiques, et les "conteurs

délégués" dont la représentation est perceptible dans ce récit et qui prennent en

298 Nkashama P. Ngandu, Autour du conte et du récit romanesque : narrateur, narratologie et tiers-actant, article consulté sur :

Site http://www.utexas.edu/cola/insts/france-ut/archives/Spring2003/ngandu.pdf 299 Nkashama P. Ngandu est directeur des études française et francophone à Louisiana State University. 300 Idem (références, voir note 4).

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charge, chacun de son côté, un aspect de la narration et le traite à partir d'un angle

personnel. Chaque conteur devient une perspective narrative, une tribune d'où le

narrateur suprême développe un point de vue.

En conséquence, à la fin des récits respectifs, une impression de tour de table

se dégage et une espèce d'intégralité est ressentie par le narrataire. Intégralité que

l'on retrouve à la fin du récit également au niveau du personnage principal qui après

avoir disparu, après s'être fait raconté par différentes voix, reparaît sous une autre

identité, ambiguë, il est vrai, Fattouma, qui, en parlant de son passé, dit : "J'ai vécu

dans l'illusion d'un autre corps, avec les habits et les émotions de quelqu'un d'autre.

J'ai trompé tout le monde jusqu'au jour où je me suis aperçue que je me trompais

moi-même." (p.169)

II – Solibo Magnifique, une vie après la mort

Dans les Caraïbes, l'île de la Martinique, puisque c'est le pays de Patrick

Chamoiseau, plus que dans aucune autre région du globe, de multiples cultures sont

à la source, dès la genèse, de l'identité locale. Cette région, dont les autochtones

étaient des amérindiens, connut, dès le XVII siècle, une déportation de main d'œuvre

africaine venue de divers horizons et ne partageant ni la même langue ni la même

culture. Les colons européens, auteurs de cette déportation, s'installent aux Antilles

et le métissage, dans un premier temps, de ces trois composantes allait permettre la

naissance de l'identité antillaise sur les ruines de la culture autochtone. Une culture

métissée où la littérature orale joua un rôle important de préservation et de

perpétuation de la civilisation est née comme est née l'histoire de Solibo après la

mort par égorgette de ce dernier.

Cette littérature orale représente la mémoire collective, de même, Solibo

représente la mémoire orale de toute la collectivité. A travers les œuvres de Patrick

Chamoiseau, mais également celles d’Edouard Glissant, dans le pays d'antan comme

dans celui du présent, l'oralité représente l'axe central sans lequel aucune

transmission ne s'avère possible. C'est le combat que mènent beaucoup d'écrivains

antillais contre cette tentation d'oubli qui mènerait nécessairement à un regard

dévalorisant qui achèverait les formes orales de transmission de la culture et

particulièrement le conte oral.

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1 - "Solibo Magnifique" ou le nouvel art de conter

Dans Solibo Magnifique, le deuxième roman de Patrick Chamoiseau, où il est

question de la disparition de l’art de conter, de la mort symbolique du dernier

conteur, de son dernier souffle de la parole, il y a deux types de conteurs. Solibo,

que nous découvrirons à travers les souvenirs des auditeurs, du narrateur et même

dans les incursions de l'auteur, et l'auteur lui même, qui, personnage du roman sous

le pseudonyme de Ti Cham, ou dans la fonction de narrateur, essaye de conter, en

mettant au service de cet art perdu, l'écriture. Ce deuxième "conteur" tente

pratiquement de "secourir" la substance contenue dans la culture orale, par le recours

à une écriture qui userait des artifices, des sons et des mouvements spontanés dont

l'oralité lui fait don. La question à laquelle il voudrait répondre, est loin de l'objectif

de celle des policiers qui espèrent découvrir le meurtrier de Solibo, elle est d'une

autre nature : qui est Solibo et pourquoi Magnifique : "On m'en avait parlé une,

deux, trois fois, dans des versions diverses, aux heures où j'interrogeais les vieilles

sur l'origine du Magnifique et sur l'essence de son surnom" (p76). Répondre à cette

question résoudrait, selon lui, le mystère de la mort par égorgette. Car, Solibo,

maître de la parole, a bien été étranglé de l’intérieur, étouffé par l’oubli dont sa

parole était victime en ces temps où la culture française ne fait pas que s'ajouter, ce

qui est le principe même du métissage et du travail du conteur : "On dit chez nous

que le conteur additionne toujours. Il ne soustrait pas. Il n'enlève pas quelque chose

pour mettre autre chose à la place. Il additionne, mais toujours sur une racine

fondamentale pour donner notre propre voix dans le concert universel."301, mais

s'imposer devant la culture locale de la Martinique.

Patrick Chamoiseau décrit clairement la position importante que tenait le

conteur dans la société traditionnelle. A partir d'une énigme policière, il dirige le

regard du lecteur vers une tragédie qui se déroule au moment même de l'acte de

lecture, ce qui rend l'émotion plus poignante envers cet univers au seuil de l'oubli et

qui dévoile le souci de l'auteur de percevoir l'exploration du fond culturel antillais

comme un des faisceaux qui rayonneraient dans une identité multiple.

a - Solibo, un corps qui conte

"La parole du conteur, c'est le son de sa gorge, mais aussi sa sueur, les

roulades de ses yeux, son ventre, le dessin de ses mains, son odeur, celle de sa

compagnie, le son du ka et tous les silences. Il faut lui ajouter la nuit autour, la

pluie s'il pleut, les vibrations silencieuses du monde" pp.147-148.

301 D.D. Duguet, alias Misyè Lasous, Griot créole, conteur de la Martinique, entretien réalisé par Davis Cadassex, le 2 août 2004. Source : site Afrik.com

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Cet extrait de Solibo Magnifique nous montre à quel point l'implication du

conteur, comme personnage, est évidente chez le conteur antillais. Il ne s'agit, pour

lui, d'être seulement un moyen de préservation d'un art (celui de conter) et d'une

culture, il devient objet de spectacle à travers lequel passeraient des bribes de cette

culture. Un conteur donateur dont les marques de bienveillance sont attestées et qui

propage quelque chose qui ne viendrait pas de lui, un bien culturel auquel il permet

de circuler et de se perpétuer. Nous allons voir que le conteur ne prétend jamais

posséder un savoir ou une science dont il serait l'instigateur, il se contente de

"passer", de la meilleure manière possible, en faisant interférer son corps, son

énergie, et son savoir-faire. La spontanéité dont il fait preuve pendant cet exercice,

lui assure l'écoute, le regard admiratif et tendre de ses auditeurs :

"Au Chinotte, on s'assemblait pour l'écouter alors que pas un cheveu blanc

n'habitait sur ses tempes, et le tafia n'avait pas encore rougi ses yeux qu'un

silence accueillait l'ouverture de sa bouche : par ici, c'est cela qui signale et

consacre le Maître." p.27.

On peut même dire que le conteur est bienveillant précisément dans la

mesure où, loin de chercher à profiter de la gloire, du mérite, s’efface derrière ce

qu’il donne, derrière la spontanéité avec laquelle il le donne.

Le conteur antillais, à l'image du griot africain, investit son corps, sa voix,

mobilise son auditoire et le tient "éveillé" par des échanges qui tiennent lieu de

rétroaction, de feedback, " "Yé krik ! " Le conteur créole interpelle le public. "Yé

krak ! " répond l'assistance. A l'image des griots africains, les conteurs sont l'âme et

la mémoire de la société antillaise."302

Chez les auditeurs de Solibo, les paroles font écho à quelque chose en leur

fort intérieur, et, dans cette mesure, ils leur fournissent des indices énigmatiques sur

ce qu'ils sont certes, mais ce n’est pas la seule source du plaisir et de l’intérêt que

son auditoire éprouve : les "dits" de Solibo plaisent également par eux-mêmes

comme la musique ou la peinture plaisent sans pour cela renvoyer à un sens à une

signification quelconque :

"La police resta bec cloué devant lui. Gueules de nègres et tam-tam cessèrent

de battre. Sa voix tourbillonnait, ample puis grêle cassée puis chaude,

moelleuse puis cristalline ou criarde et s'achevant sur des graves de cavernes.

Une voix de caresse, de larmes et d'enchantements, impériale et sanglotante, et

qui riait, et qui raillait, et qui tremblait dans les murmures, qui creusait ou

s'envolait dans les limites aphones " p.158.

302 Idem.

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Le sens d'une parole se mêle au son pour atteindre la musique de la voix

humaine que Solibo arrive à faire entendre. Un conte, quel qu’il soit, a évidemment

pour effet premier d’établir et de maintenir le contact avec la voix qui le dit.

b - A la quête d'une identité métissée

Dans Solibo Magnifique, l'auteur examine les questions complexes d'une

identité difficile à définir, à travers une enquête, que des policiers, représentants de

l"officialité" ont transformée en une mascarade. Il esquisse un dialogue intérieur

entre plusieurs instances : l'écrivain, l'historien, le visiteur, le marqueur de paroles,

l'éducateur... autant de figures qui font partie de son identité et qui n'ont de sens

qu'en interagissant ensemble.

L'objet de cette enquête est le vieux conteur Solibo dont la mort est un

mystère. Des personnages témoins vont, petit à petit, dénuder le conteur par des

révélations sur son personnage à travers des pensées et des expériences vécues mais

souvent vagues : "Il n'existe que dans une mosaïque de souvenirs, et ses contes, ses

devinettes, ses blagues de vie et de mort, se sont dissous dans des consciences trop

souvent enivrées". (p.26)

Ils arrivent à reconstituer les circonstances de la mort du conteur et à

rassembler les souvenirs de sa vie. L'auteur, Patrick Chamoiseau, tisse une série

disjointe de contes, chansons, sensations et sonorités qui plongent ses lecteurs dans

un univers d’incertitude. Par conséquent, afin de s’orienter dans le texte de

Chamoiseau, les lecteurs doivent rassembler les fragments "plantés" au début de

chaque chapitre, ce qui les implique dans le double processus d’interroger et de

configurer l'identité. À cet égard, ils sont appelés à affronter l’interface

problématique des langues, des cultures et des identités—particulièrement par

rapport aux questions d’identité martiniquaise, antillaise, créolophone et/ou

francophone—et à négocier des configurations d’identité par multiples perspectives

et paradigmes identitaires. En considérant les questions d’identité que Solibo

Magnifique pose, il est particulièrement important d’explorer l’univers que

Chamoiseau transcrit. Grâce à l’analyse de sa représentation des bruits, des voix et

de la musique, transcrits en une série d'onomatopées dans le roman, on s’ouvre à un

champ de possibilités identitaires qui reflète l’esprit de l’Antillanité d’Édouard

Glissant. De cette manière, Chamoiseau convie ses lecteurs à investir le domaine

bruyant de Solibo Magnifique, mais aussi à aborder des questions d’identité

linguistiques, socioculturelles, géographiques et politiques d’une manière qui les

interpelle à franchir les limites des paramètres des normes culturels et des

conventions esthétiques.

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c - Solibo, gardien de la tradition

"Le conteur est à la fois historien et guérisseur : c'est une sorte de gardien de

la tradition."303 Diverses facettes de la vie du vieux conteur Solibo sont dévoilées, à

travers les multiples témoignages des auditeurs devant les policiers qui tentaient de

mettre la main sur un éventuel meurtrier : Le conteur est présenté comme une sorte

de monument capable, non seulement de sauvegarder la culture orale de la

déperdition, ou de la transmettre, mais comme un "apaiseur" des âmes malades, un

refuge pour ceux-là même qui sont au bord de la marginalité et qui trouvent en lui

un dernier rempart contre la déchéance qui les guette, un éveilleur des consciences,

un sage qu'il fallait consulter comme on consulterait un médecin ou encore un

personnage qui crée autour de lui une unanimité dont sont capables uniquement les

saints. Ces fonctions sociales et culturelles du conteur se retrouvent dans le

personnage de Solibo Magnifique, c'est pourquoi l'auteur, qui se définit comme

marqueur de parole et non comme écrivain, tente de faire ressentir au lecteur,

l'urgence de la sauvegarde de ce patrimoine.

d - Solibo, gardien de la parole

Solibo est d'abord un gardien jaloux de l'art de conter oralement. Il en était le

maître absolu reconnu de tous. A ce titre, il parlait souvent sans conter :

"Il était devenu un Maître de la parole incontestable (...) par son goût du mot,

du discours sans virgule. Il parlait, voilà. Sur le marché à poissons où il

connaissait tout le monde, il parlait à chaque pas, il parlait à chacun, à chaque

panier et sur chaque poisson. S'il y rencontrait une commère folle à la langue,

disponible et inutile, manman ! quelle rafale de bla-bla" p.26.

Il a toujours pensé que parler est un exercice en lui même, sans pour autant

que la parole libérée ne puisse être alourdie d'un sens ou d'une logique qui la

dénaturerait à ses yeux. La parole doit être perçue comme un son, une vibration

humaine qui ferait tordre de plaisir par le souffle de vie qu'elle dégage :

"Le Maître de la parole avait parlé inoculant à l'auditoire une fièvre sans

médecine. Il ne s'agissait pas de comprendre le dit, mais de s'ouvrir au dire, s'y

laisser emporter, car Solibo devenait là un son de gorge plus en voltige qu'un

solo de clarinette quand Stélio le musicien y engouffrait son souffle" p.33.

Comme il toujours perçu l'intervention de l'écrit comporterait des risques de

dénaturer la pureté et la spontanéité de la parole qui finirait morte, étranglée par

trahison. Ce qui lui fait dire à Oiseau de Cham : " On n'écrit jamais la parole, mais

303 Idem que la note n° 18.

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des mots. Ecrire c'est comme sortir le lambi de la mer pour dire : voici le lambi ! La

parole répond : où est la mer ?" (p.53). Dans un des échanges qu'il a eu avec le

personnage Oiseau de Cham, il est allé jusqu'à dire que l'écriture finira par tuer son

auteur : "Cesse d'écrire kritia kritia et comprends : se raidir, briser le rythme, c'est

appeler sa mort... Ti-Zibié, ton stylo te fera mourir couillon..." p.76.

e - Solibo répandait le bonheur

Les femmes qui ont intimement connu ou passé une tranche de leur vie avec

Solibo parlent de lui en tant que mari responsable, à l'écoute de ses épouses.

Sidonise parlant de Solibo, le décrit comme un homme très attentionné, très tendre

et qui remplissait de joie toutes les âmes : "Les mardis et les dimanches, Solibo me

faisait rire, rire, rire, pas le petit rire du cinéma, mais celui où tu exposes toutes tes

dents au soleil. Il te parlait, il te chantait des joliesses te montrait des pas de

quadrilles, vibrait à l'infini..." (p73). Il était près à tout sacrifice pour ses enfants.

C'est l'image d'un époux et d'un père modèle qu'elle brosse : " Il donnait la viande

pour les enfants. Si la dèche passait et qu'il n'avait plus un sou vaillant, il assurait le

poisson donné, le légume cueilli."(p.72). Il ne manifestait aucune amertume ou

violence lorsque Sidonise éprouva le besoin d'assurer son avenir par un mariage

officiel. Au contraire, il montra beaucoup de compréhension et ne s'imposa guère

dans sa vie : "Maria, je suis content pour toi, passe me voir au marché si une misère

te hale" (p72). Joyeux, responsable, compréhensif, le conteur, Solibo était sincère

dans ses sentiments et en harmonie avec sa personnalité. Le conteur était dans son

rôle d'homme qui sait partager sans s'en rendre compte, loin de toute sensation de

devoir accompli que ressentirait quelqu'un qui vient de faire l'aumône ou de

distribuer quelques pièces. Il faisait cela parce que cela faisait partie de sa nature :

"Des nègres à gueule douce commençaient à roder. (...) Solibo agitait la

bouteille et les invitait à venir. En un petit moment, douze gueules coulantes

remplissaient ma cuisine, asséchaient mon rhum et couvraient d'yeux en

douceur ma bassine de requin. (...). Et on a mangé le requin, la sauce, les os; le

riz, on a gratté le fait-tout et lustré les gamelles" p.125-127.

Solibo entreprenait un véritable épandage de bonheur autour de lui. Ce

bonheur est d'autant plus ressenti que personne ne savait pourquoi. C'est dans ce

sens que Ti Cham dirige son enquête : savoir quelle est la force qui permet à Solibo

d'attirer les gens vers lui ? C'est un homme simple, désœuvré même, cela ne

l'empêchait guère de fasciner : "Pour nous, Solibo Magnifique c'était ça. Une

lumière d'horizon qui souffle Tjenbé rèd ! Tjenbé rès ! et qui l'aide à vivre à survivre

par le simple fait d'être là (...). Te dire mon bonheur de le trouver apparemment

intact ? Rires, force, paroles au vent ?" p.188.

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f - Solibo, faiseur de miracles

L'histoire rapportée par Charlot, devenu auditeur de Solibo, est extraordinaire

de signification. La parole qui soigne, qui réconforte, la parole qui calme, devient un

acte loin de toute singularité ou exagération lorsqu'elle vient de Solibo. Elle agit sur

les humains et sur les ...animaux. Le conteur est élevé au rang des prophètes qui

étaient capables de dialoguer avec les animaux. Alors que tout espoir de calmer le

cochon de Man Gnam était perdu, Solibo appelé en urgence allait accomplir un

miracle que ni les coups, ni l'utilisation de la force n'avaient pu réaliser :

"Sa voix vibrait dans son front, dans ses joues, habitait ses yeux, sa poitrine et

son ventre : une Force. Il ne s'était pas encore penché sur le parc que maître

cochon ne criait déjà plus. (...). Je ne me rappelle pas ce qu'il avait dit au

cochon, mais sans mots ni paroles, devant l'animal Solibo était une voix." p.81.

Solibo, lui, loin d'être étonné par ce qu'il pouvait réaliser par l'entremise de la

parole, répondait à Oiseau de Cham qui le questionnait sur le pouvoir de cette

dernière en face d'un cochon fou : "Il faut être ce que tu fais, cochon devant le

cochon, parole de cochon devant le cri du cochon, perdre de ton importance, et là

toute parole calme." p.82.

La parole du conteur est dotée d'un pouvoir de séduction, certes, mais elle

peut faire davantage, puisque Solibo est arrivé, d'une façon magistrale, à hypnotiser

un serpent, auquel personne n'osa s'opposer, et qui semait le désarroi dans le marché.

Cet ascendant, que le conteur avait sur les êtres, témoigne de sa place dans la

société, dans la culture, mais surtout du respect dont il jouissait, y compris de la part

de ceux qui ne comprenaient pas ses paroles (les animaux). La magie de la parole

résiderait donc, entre autres, dans sa musicalité, sa tonalité, dans la gestuelle qui

l'accompagnerait :

"La bête-longue avait surgi d'un panier d'herbages. Yeux en étincelles,

crissante, elle se dressait sur l'établi devant Man Goul, la plus âgée des

marchandes. (...). La voir en plein mitan du marché nous jeta dans les

palpitations. Chacun enleva vivement ses pieds, abandonnant Man Goul à la

mort dans une zone d'établis désertés. La vieille était terrifiée. (...). C'est alors

que Solibo Magnifique s'avança. Ô douceur des yeux ! C'est un souvenir que je peigne sans cesse : quel sirop de mémoire !...je le vis marcher sans déplacer le

vent et rejoindre Man Goul au pays de la mort Quand il s'immobilisa aux côtés

de la vieille, imperceptiblement la bête pointa vers lui. Solibo se mit à

bourdonner, il parlait oui, mais de loin cela semblait un chant de bourdon à

l'approche de la fleur. Là, nous sentîmes que les choses avaient changé. (...) La

Magnifique saisit la bête-longue, d'une main à l'aise. Il la fourra dans un sac et

lui souffla des paroles inaudibles tandis qu'il l'emportait." p.75.

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g - Solibo, dernier refuge des laisser pour compte

L'un des attributs qui attestent du rôle social du conteur, est cette possibilité

des laisser pour compte, des "marginaux", ou perçu comme tels par une frange de la

société, de sentir en lui une force qui rassemble sans exclure, un être dont le secret

de la force serait du, en grande partie, à faire l'unanimité autour de lui et à sa

capacité à rassembler les divers. Ils arrivent, en l'écoutant, à sentir ce lien qui les unit

encore à leur société. Il devient l'unique parade contre la déchéance, la chute, la

rupture avec la communauté dont ils font partie. Le conteur devient, de fait, auteur

d'une thérapie de groupes sur le point de se disloquer de la société :

"Il captivait les compagnies au rythme de ses gestes, baillant la parole non plus

dans l'assemblage évanoui des veillées traditionnelles, mais dans les refuges

des nègres d'antan, des nouveaux nègres-marrons, des nègres perdus, des

nègres abandonnés, à mauvais genre et en rupture de ban." p.42.

Mais l'adhésion qu'il arrive à créer autour de lui, n'est pas due qu'à sa

maîtrise de l'art de conter, aux artifices de l'art dont il est le maître, elle s'explique en

grande partie par la sincérité dont il fait preuve et qui se manifeste par une cohérence

entre l'être et le paraître. Ces "nègres à mauvais genre" se reconnaissaient non

seulement dans ses discours mais il faisait partie d'eux : "C'est une deuxième car de

police (...), qui distribua deux cents coups de boutou, et embarqua une queue de

nègres saignants dont Solibo lui-même." p.159.

Lorsqu’il disparaît, ce monde-là disparaît avec lui. Mais avant cela, la parole,

adressée à un collectif, anime ce pays, le maintient vivant. Le regard de Solibo sur le

monde est celui d’une force qui vit, une force de vie. Son absence marque la perte

d’un sentiment vital, la solitude des témoins qui se trouvent dépourvus de leur guide,

de leur lien à la société :

"En mourant, Solibo nous a plongés là où il n’y a plus de parole qui vaille, plus

de sens à rien. Le soleil et les tamariniers sont là, une chaleur donne, autour de

la Savane immobile la vie s’est réfugiée dans les pénombres climatisées. Tout

est là, familier, mais l’existence est nulle : Où sommes-nous, Seigneur ? Où sommes-nous ?... " p.155.

2 - Solibo, gardien de la mémoire

L'un des rôles principaux que la société "confie" au conteur, est la

sauvegarde des traditions et leur transmission en vue de faciliter leur perpétuation.

Aux Antilles, ce rôle est fondamental devant le rétrécissement de l'espace de la

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culture "bélé"304 que l'on considère comme faisant partie du passé. Le conteur

connaît l'histoire des familles, des monuments : " Il faut connaître la fonction des

plantes, l'histoire des familles, de la communauté. Le conteur est également un peu

philosophe. C'est un guérisseur du corps et de l'esprit"305.

La place du conteur s'expliquait par la place de l'oralité dans la société : "Le

conteur avait sa place, la parole était identifiée."306 Elle l'est encore plus, lorsqu'elle

émane d'une autorité qui fait l'unanimité autour d'elle, comme Solibo Magnifique

dont les témoins affirmaient qu'il n'avait jamais eu d'ennemi : "En ce qui concerne

Solibo, qui aurait pu vouloir l'assassiner ? C'était un bon vivant" (p189).

Ce dernier, conteur professionnel, répandait le savoir autour de lui, donnait

l'information demandée, mais à chaque fois, il prenait soin de les enjoliver au

moment de leur transmission. Ce qui leur donnait un caractère magique et

attendrissant à la fois :

"Il me raconta l'origine du marché, dix-sept contes indéchiffrables (...) puis il

me parla de charbon, d'ignames, d'amour, de chansons oubliées et de mémoire,

de mémoire. Cette énergie verbale me séduisit là même, d'autant que Solibo

Magnifique utilisait les quatre facettes de notre diglossie." p.45.

Solibo craignait que l'écriture, symbole d’un autre monde, dénature, la parole

porteuse du patrimoine qu'il véhicule. Cette écriture aux desseins inavoués ne serait,

en fait, qu'un autre instrument qui permettrait l'ancrage de l'acculturation et la mise

en pièce de ce qui reste de la culture autochtone. Elle contraindrait la parole à une

sorte de carcan rigide qui ne mettrait en évidence que sa superfluité, son inutilité. A

l'image de l'autopsie qu'a subie le cadavre de Solibo qui fut dépecé dans l'espoir de

dévoiler ses secrets, la parole transcrite perdrait son suc, et son nectar :

"Se figurant un crime, la police l'a ramassé comme s'il s'agissait d'une ordure

de la vie, et la médecine légale l'autopsié en petits morceaux. On a découpé l'os

de sa tête pour briguer le mystère de sa mort dans sa crème de cervelle. On a

découpé sa poitrine, on a découpé ses poumons et son cœur." p.26.

a - Solibo, un homme qui ne jugeait pas

Ce qui parait le plus contribuer à la renommée de Solibo, à son ascendant sur

ses auditeurs, ce qui permit la mise en place de cette relation exceptionnelle qu'il a

pu tisser avec les autres, vient certainement de toutes les qualités dont on vient de

304 "bélé", culture d'origine africain qui est répandue dans la campagne loin des villes 305 Voir l'article mentionné dans la note 18 306 Patrick Chamoiseau : La création contemporaine est un processus expérimental, quatrième volet de l'entretien de Savrina Parevadee Chinien avec Patrick Chamoiseau., 28 -02 -2008. site Africulture

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faire l'inventaire. Toutefois, il serait illusoire de penser que ces explications suffisent

à expliquer l'attirance du conteur. Elles seraient incomplètes si elles ne prennent pas

en compte le fait que Solibo, ce conteur de génie, n'a jamais, même une fois, de

donner des leçons, des conseils, ou voulu profiter de son statut. Le regard

attendrissant que les auditeurs lui adressent proviendrait de ces vertus là : "Sa parole

ne cherchait jamais à transformer quiconque, elle était presque pour lui même. Il ne

jugeait pas." p.189.

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b - Solibo, le métissage à l'œuvre

Fonctions du conteur

F1 F 2 F 3 F 4 F 5 F 6

Gardien Enchanteur Faiseur Sauveur Gardien de Symbole

de l'oralité de miracles la mémoire de sagesse

Ces chaînes de garants sont vitales pour la perpétuation de l'esprit du conteur,

car l'inquiétude qui pèse sur la mémoire, dont la préservation de tout risque

d'altération est fondamentale, est ressentie par le lecteur de Solibo Magnifique.

Outre la parole libre du conteur, sa connaissance du monde environnant, de

l'histoire, sa sagesse légendaire, la culture bélé représente l'axe central du monde

merveilleux que crée le conteur autour de lui. C'est en puisant dans l'esprit de cette

culture que Solibo arrive à développer cette attitude qui le place au dessus des

frictions sociales, au dessus du débat qui déchire beaucoup plus qu'il ne tisse des

liens sociaux. La sauvegarde de cette esprit nourri d'une notion et de son contraire,

fondé sur l'envers et l'endroit de la chose devient alors la priorité qui incombe à tous

mais fondamentalement au conteur et à celui qui espèrerait le remplacer, le

marqueur de parole. Solibo est porteur d'un esprit marqué par une variété de profils

qui lui confère une place de choix dans la société que chercherait à construire

l'auteur même du récit :

"Il ne jugeait pas. Ni ceux qui répètent vive De Gaulle toute la journée, ni les

autres comme moi même qui bêlent : Indépendance, indépendance. A le voir

siroter son rhume du midi avec tel ou tel nègre gaulois, plus qu'en joie avec

moi-même, je protestais : comment peux-tu boire comme ça avec un tel ?... Il

me disait en riant : Holà pitite, c'est la porte de la case qui voit des deux côtés,

et chaque côté de la porte, c'est encore la case...". p.189.

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3 - Le marqueur de parole, un conteur moderne ?

Se définissant comme marqueur de paroles au lieu d'écrivain qui

appartiendrait à un autre monde, selon lui, personnage sous les pseudonymes de Ti

Cham, Oiseau de Cham, ou Chambizié, l'auteur intervient dans le récit pour, ajouter

son témoignage en tant que personnage, aider le lecteur à se faire une idée sur qui

était Solibo Magnifique, et faire saisir, à ce même lecteur, ce que représente la perte

de ce dernier. Mais sa quête principale prenait une autre direction. Elle avait pour

finalité de rechercher la parole encore en vie. Parole vivante qu'il reconnaîtra à

travers Solibo, personnage dont il essaye de percer les secrets de la célébrité et de

l'enthousiasme que chacun manifeste à sa rencontre. Sa quête tendait également à

transcrire le maximum de trésors détenus encore par Solibo et qui finiraient par

disparaître si rien n'était entrepris. D'où son souci de marquer, de fixer les paroles de

ce dernier, en mettant une écriture qui serait différente de celle d'un écrivain,

puisque les préoccupations et les objectifs ne sont pas semblables. Lui, se trouve

confronté à une urgence : sauver ce qui pourrait l'être en créant l'outil qui convient à

la situation : l'oraliture dont l'existence est elle même menacée par l'indifférence :

"...il rumine, élabore ou prospecte, le marqueur refuse une agonie : celle de

l'oraliture, il recueille et transmet." (p.170)

L'univers créole est victime d'un oubli, doublé d'une acculturation : c'est le

constat de Patrick Chamoiseau. C’est cela qui va nous intéresser tout au long de

notre cheminement aux côtés de cette quête de l'auteur, c’est cette obsession du

Marqueur, cet acharnement à vouloir saisir la parole et à la transcrire à travers

l’écriture que nous allons tenter de comprendre. Une écriture qui tend à jouer le rôle

de la parole du conteur, à être accepter dans la société et pourquoi pas, jouir de sa

renommée. Une écriture qui prouverait son utilité par son efficacité à fixer et

sauvegarder le patrimoine du conteur lui même. Nous voulons mettre en avant les

différentes étapes du parcours que le Marqueur réalise de la simple note griffonnée

sur son cahier d’ethnographe jusqu’à l’écriture, jusqu’à l’œuvre proprement

littéraire, Solibo Magnifique. Pour mieux accéder au mystère de sa renommée,

l'auteur commencera par talonner le conteur pour mieux le "découvrir". Il tentera de

mettre en place un procédé d'écriture, l'"oraliture" qui lui permet, tout en transcrivant

la parole, de conserver le statut de conteur.

a - Approcher Solibo pour le comprendre

C'était la tache principale de l'auteur, mais elle n'était de tout repos. A cette

fin, il dut accompagner le conteur, le suivre dans son monde, à travers les dédales du

marché, écouter ses paroles, voir comment il abordait les personnes, de quelle

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position il leur parlait. Il craignait de perdre ou ne pas comprendre une parole,

conscient de se trouver face à un monument :

"Je ne le quittais plus durant cette saison où je le vis encore parmi les étals,

notant ses dires, étudiants ses licences, stupéfait toujours de sa curieuse

audience : arcane d'indifférences et d'attentions, une partie du marché

ralentissait à son écoute. L'excitation me possédait. J'accumulais des notes

derrière des notes et des nuits fiévreuses à les remettre au propre avec la rage

d'un en lutte avec le temps : les conteurs étaient rares, j'en avais trouvé un."

p.45-46.

L'auteur disait de Solibo qu'il le connaissait sans pour autant être des amis.

Leur relation était fondée sur la courtoisie voire la cordialité, sans plus, d'autant plus

que L'auteur n'intéressait en rien le conteur qui sentait que l'écriture dont parlait

l'écrivain allait mettre fin à une époque, la sienne : " Il m'avait accordé quelques

entretiens au marché ou dans des bars. Je lui avais dédicacé mon livre, mais il ne

s'était vraiment intéressé à moi... (...) l'écriture pour lui ne saisissait rien de l'essence

des choses."(p.170)

b - Comment accéder au statut de Solibo

Le personnage de Ti Cham, écrivain à la recherche des secrets de Solibo,

dans les lieux où ce dernier "gavait" les marchands, les acheteurs, les badauds, de

paroles bienfaisantes : "un son de gorge de plus en plus voltige qu'un solo de

clarinette" (p.33), tente de récolter toutes sortes d'informations qui pourrait l'aider

dans sa quête. Cette attitude plutôt nouvelle pour tous, lui permet uniquement d'être

accepté, toléré par l'assistance, lui qui espérait percer les mystères du succès dont

jouissait Solibo, et pourquoi pas, en bénéficier un jour : "J'errais donc entre les

établis, les brouettes de djobeurs et les fruits de saison, délabré parmi les

délabrements, hagard des écritures et des notes fantomatiques que je m'obstinais à

prendre. Tout le marché me connaissait." p.43.

La disparition de Solibo va créer une nouvelle situation, un vide que Ti

Cham va essayer de combler. Certes la mission est extrêmement difficile, mais il

semble vouloir l'accepter : "Sitôt libre, j'avais voulu tout oublier, même cette

promesse légère de porter témoignage." p.221.

c - Dépasser Solibo par la transcription de sa parole ?

Refaire l'itinéraire de Solibo, parcourir les marchés, errer parmi les passants

serait le moyen pour Ti Cham de combler le vide laissé par la mort du conteur et

essayer de se persuader que la vie continue : "Réfugié dans mon ethnographie des

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djobeurs du marché, je noyais mon temps à écrire, à errer avec eux entre les établis

ou derrière des brouettes". p.222.

Mais comment écrire la parole de Solibo ? se demande t-il. L'écrivain ou

marqueur de paroles, comme il se définit, s'oppose à Solibo au moins sur un point :

l'écriture est nécessaire si la société espère conserver et immortaliser un pan de

l'histoire et de la culture autochtone. Les préoccupations du conteur Solibo sont d'un

autre ordre : laisser la parole indépendante de tout carcan scriptural qui nuirait à son

épanouissement, à sa magie, à sa fluidité. Elle Perdrait son essence même, au

contact de l'écriture. Le projet de Ti Cham ne l'intéressait nullement : "Il ne

s'intéressait pas non plus à mon projet d'écriture de sa vie : l'écriture pour lui ne

saisissait rien de l'essence des choses". L'écrivain partage, en grande partie, ce point

de vue, mais il le nuance par l'argument que si rien n'est entrepris, la disparition de

Solibo entraînerait inévitablement, celle de la parole : "Ce qui n'est pas mon idée,

bien entendu. Nous sommes ici dans un frottement de mondes, inspectère, un espace

d'érosion, d'effacement où..." (p.170). Deux visions du monde se frottent. Solibo

refuse l'écriture c'est qu'il voit en elle, une seconde manière de brimer l'esprit libre,

de le contenir dans des schémas faits ailleurs et qui finiraient par le tuer : Cesse

d'écrire kritia kritia, et comprends : se raidir, briser le rythme, c'est appeler sa

mort...Ti-Zibié, ton stylo te fera mourir couillon..." (p.76). Il n'est, toutefois, pas

enivré par ses succès, de moins en moins nombreux d'ailleurs, jusqu'à ne pas voir

une réalité s'installer, celle d'une disparition annoncée de son monde, celui de la

parole. Il n'est pas dupé jusqu'à ne pas reconnaître la défaite sans cesse rappelée par

ses derniers déboires : son public l'ignore et la parole ne le fait plus vivre : "Il avait

appris que, dans ces derniers temps, le Magnifique ne trouvait plus de tribunes. Il

tenait à inscrire sa parole dans notre vie ordinaire, or cette vie n'en avait plus les

oreilles, ni même de ces creux où s'éternise l'écho." (p.222). Il finit par se rendre

compte que la proposition du "marqueur de paroles" n'est pas aussi négative qu'il ne

pensait. De toute manière, c'est une main tendue à la parole agonisante de Solibo

même si elle finira par trahir son essence, faute de pouvoir transcrire sa force et sa

malléabilité :" "Je pars, mais toi tu restes. Je parlais mais toi tu écris en annonçant

que tu venais de la parole. Tu me donnes la main par-dessus la distance. C'est bien,

mais tu touches la distance..." p.53.

d - L'impossibilité d'écrire la parole de Solibo

Ti Cham, l'écrivain se trouve conforté dans sa positon devant cette

reconnaissance nuancée certes, mais, venant d'une autorité reconnue par sa force

d'introspection, par sa sagesse, elle représente une légitimation de son entreprise.

Mais l'entreprise reste gigantesque car comment l'écriture pourrait-elle capturer la

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vie qui meut la parole ? Comment arriverait-elle à reproduire les sons et les bruits

qui peuplent cette parole ?

"En relisant mes premières notes du temps où je le suivais au marché, je

compris qu'écrire l'oral n'était qu’une trahison, on y perdait les intonations, les

mimiques, la gestuelle du conteur, et cela me paraissait d'autant plus

impensable que Solibo, je le savais, y était hostile." p.225.

L'échappatoire est subtile : il ne va pas faire un travail d'écrivain, ce qui

serait insensé dans son monde, il se contentera, seulement, de marquer les paroles de

Solibo. Ce sentiment lui procure un peu plus d'assurance et le pousse à tenter

l'expérience, qui lui semblait quand même difficile : "Taraudé d'une obscure

exigence, je consacrais mes jours à charrier une eau en panier.", voire impossible :

"Je m'étais fait scribouille d'un impossible." (p.225). En complète contradiction avec

sa profonde conviction d'impuissance, il continue de s'accrocher à son rêve, celui de

faire quelque chose devant l'indifférence de toute une société, son absence de

lucidité et son incapacité à se rendre compte de l'étendue de la perte dont elle sera

victime au cas où cette parole, même vidée de sa substance, n'est pas consignée

quelque part :

"Je m'enivrais à chevaucher des ombres, si bien que je passais des semaines à

me remémorer le dit du Maître, à retrouver son ton, ses regards, les instants où

son expression amusée dénonçait la gravité de ses phrases, et ceux qui, malgré

la floraison du rire, étaient densifiées par l'alarme de se yeux." p.225.

Ce sentiment de l'urgence est perçu et partagée par ces deux instances, le

conteur en voie de disparition et celui qui espère le remplacer, voire le dépasser en

utilisant l'outil qui conviendrait le mieux à l'époque : l'écriture. En partageant les

mêmes préoccupations, ils se sentent faire partie du même monde.

Mais chaque étape franchie, dévoilait de plus en plus l'inaptitude de cet outil

(l'écriture), à remplir cette mission : "...je me résolus à en (plusieurs pages) extraire

une version réduite, organisée, écrite, sorte d'ersatz de ce qu'avait été le Maître cette

nuit-là : il était clair désormais que sa parole, sa vrai parole, toute sa parole, était

perdue pour tous- et à jamais". (p.226).

Du monde de Solibo à celui de Ti Cham, une distance longue était franchie.

Cette transformation douloureuse, marquée par des pertes inestimables, était

inévitable. C'est la perception de Patrick Chamoiseau qui, dans la souffrance,

entrepris d'accomplir un mal nécessaire : écrire la parole même si cela se révèlera

impossible. C'est également le point de départ d'une réflexion sur la littérature et

l'occasion d'établir un bilan sur son travail d'écrivain, sur les limites de l'imagination,

que pouvaient mettre en place la mise en œuvre de l'écriture. La référence étant

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toujours la parole de Solibo et l'enthousiasme qu'elle suscitait. Ce défi rend justice à

un monde en disparition mais duquel La Martinique, sa culture, sa civilisation,

continuent de se nourrir. D.D. Duguet, répondant à une question sur la capacité ou

non du conte à recadrer les jeunes et à leur ouvrir les yeux sur certaines choses,

déclara :

"Oui, car notre conte est enraciné. Les Antillais qui sont proches de la culture

bélé n'ont pas les mêmes problèmes que les citadins. Ces derniers sont passés

de l'aliénation à la culture française à une aliénation à la culture américaine ou

jamaïcaine. Alors que, lorsque l'on regarde bien les choses, tout ce qui est

moderne existe déjà dans le conte. Plus les jeunes vont revenir vers ce côté

racine et vont le mélanger à tout ce qui vient de l'extérieur, plus on va donner

une forme originale à notre culture."307

III – Warden Laforce, par les conteurs dans Le Diable en personne

1 - Le conteur au Canada

a - Moyen de transmission de la culture

Comme nous l'avons souligné dans la première partie de notre travail,

jusqu'au XVIIIème siècle, la littérature canadienne, à l'exception de quelques

grandes œuvres, n'avait pas encore les assises d'une vraie littérature. Nous n'allons

pas revenir sur les raisons, mais ce qui nous parait être la raison essentielle était

l'impact de la colonisation.

Même à l'époque, où l'aspect oral caractérisait la littérature canadienne et

jusqu'à celle plus récente, l'urgence, pour cette littérature (orale et écrite), était de

raconter autre chose que l'image que véhiculaient les écrits littéraires sur le Canada.

Il fallait commencer par écrire puis lire "pour éviter d'avoir l'air de boétiens culturels

(...). Afin de nous connaître, nous devons connaître notre littérature, pour bien nous

connaître, il nous faut la connaître à l'intérieur d'un tout."308 Le problème de la

littérature au Canada est quelque peu différent de certaines régions du monde parce

que la définition de l'identité a toujours était source de problèmes. Par conséquent,

bien avant que la littérature écrite n'ait été encore inscrite dans la société, son aspect

oral avait pris en charge de raconter le Canada vu de l'intérieur pour parer aux

307 Idem que la note 18. 308 Margaret Atwood, Essai sur la littérature canadienne, éditions Boréal, Québec, p.19.

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images et aux clichés venus d'ailleurs. Cette littérature orale était florissante et jouait

un rôle non négligeable, principalement au sein de la société rurale. Premier moyen

de transmission de la culture d'abord religieuse, puis philosophique, sociale,

artistique et technique, le conte oral était enraciné au sein de cette société. Au

Canada français, jusqu’au XVIIIe siècle, il a joué un rôle déterminant dans la

préservation de la culture orale. En Nouvelle-France, puis dans la société

canadienne, la religion, pourtant inflexible envers le "savoir profane", le reléguait à

la place de divertissement "édifiant". Il était un moyen d’expression de la sagesse

populaire dont le contenu comportait souvent des graines de contestation des

pouvoirs établis. Outre sa fonction de transmission d’archétypes ancestraux, il

accomplissait une mission supérieure dans une société où l'analphabétisme des

membres qui y vivaient en petits groupes isolés, n'avait d'égal que leur soif de

savoir. Ce qui amplifiait la position des conteurs que l'on percevait souvent comme

des bienfaiteurs dont la présence était fortement souhaitée.

Ces conteurs voyageaient, se déplaçaient à travers les chemins de campagne,

hiver comme été, en quête d'une ferme ou d'une cabane, chaleureuses, à l'intérieur

desquelles ils pouvaient se protéger du froid et du même élan, délivrer les occupants

de la solitude, et égayer, pendant toute une soirée, toute la maisonnée :

"Le conteur invité habite souvent la paroisse ou la localité voisine. Certains

viennent de loin et gagnent en partie leur vie à conter. Peut-être est-ce plutôt un

quéteux, à la faconde intarissable, qui paie son écot de cette manière. (...).

Avant de se rendre conter, il se remet les contes en mémoire et répète, comme

un comédien, ses effets, ses silences et ses montées de timbre." 309

Cette nuit là, le conteur, véritable membre de la famille, était entourée de

tous, hommes, femmes et enfants, qui écoutaient religieusement des histoires qui

faisaient oublier une existence, souvent ennuyeuse et sans relief. Lui seul savait

créer l'ambiance qui fait défaut en son absence, lui seul avait l'habileté nécessaire

pour produire de l'intensité dans les situations de joie ou de peur, ou pour mettre de

la tension dans les récits dramatiques. Souvent, dans des villages, il passait d'une

chaumière à une autre passant ainsi un longue période à semer la gaîté et la joie

parmi les populations ravies de l'avoir.

Le conteur était déjà dans l'art de la comédie, il se savait artiste. Il se rendait

compte de l'effet qu'il provoquait sur ses auditeurs. Dans cette fascination, il

distinguait entre la part de l'histoire narrée et sa part, à lui. Il travaillait le timbre de

sa voix, le ton, les inflexions, les gestes, le regard.

309 Article lu sur le site : http ://fr./wiki/ltt."Les quatre saisons de Jean Provencher".

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"Le conteur doit se livrer à une véritable opération de charme. Foncièrement

gai, possédant un sens du récit, prompt à la riposte amusante, il y va

d'expressions justes et très colorées. Sur son banc, il bouge beaucoup,

dramatise à outrance et reprend en les accentuant les gestes de ses personnages.

Bientôt l'assistance, dépaysée, plongée dans un monde imaginaire où la fatalité

n'a plus cours, se laisse emporter par le récit. Le conteur tient son auditoire.

Douée d'une voix entraînée, qu'il assouplit volontiers d'un petit verre de rhum,

il n'hésite pas à l'occasion à y aller d'une complainte, qu'il reprend

périodiquement. Cela a son effet. Puis, lentement, après s'être permis les plus

surprenantes digressions, le conteur amène la fin. Sa chemise de chanvre est

noire de sueur. On demeure un instant béat. Le maître de maison le remercie et

de nouveau lui "paye la traite". Tous boivent à sa santé. On espère bientôt le

réentendre. Ce soir-là, les enfants vont au lit, de nouvelles images plein la

tête."310

b - Rôles du conteur

Si le conte ne peut être inclus tout entier dans la littérature ou dans le théâtre,

il n'en demeure pas moins qu'il s'apparente à ces deux formes artistiques. Le conte,

est une forme de fiction, tout comme le roman et la nouvelle littéraire et, nécessite

un espace clos, un travail de gestuelle, un travail sur la voix, comme le théâtre. La

différence, avec ces deux formes d'expression, est qu'il est plus immédiat, il est

conçu pour être mémorisé et livré de vive voix à un public d'auditeurs que le conteur

prend en compte avant le début et pendant la narration. C'est le seul mode

d'expression qui se modèle et, peut se transformer tant au niveau de la forme qu'au

niveau du contenu avant ou pendant l'acte de narration : l'instance réceptrice du récit

est partie prenante. Un spectacle de conte, tout comme une pièce de théâtre,

demande une attention soutenue bien que le conte soit généralement bien plus court

et bien plus simple. Toutefois, l'attention reste essentielle puisqu'en l'absence de

décor, il revient à l'auditeur de faire appel aux capacités de son imagination propre

pour le créer.

Son côté familier fait de lui une séance de détente, d'abandon à l'autre (le

conteur) qui profite de l'atmosphère ambiante pour faire ou encourager quelques

transgressions, incongrues en d'autres lieux et moments. Au milieu de la scène et

entouré par une "muraille"311 d'auditeurs, le conteur ressent une cohésion autour de

ses dires qui deviennent un moment tant attendu par son côté convivial. Ce qui

accentue son côté informel et, ce faisant, son attirance.

310 Idem, p. 311 Le conteur se sent bien au milieu de ses auditeurs, il se sent protégé par l'approbation que ces derniers manifestent à chaque dire ou geste.

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De plus, le conteur raconte dans une maison, ou un lieu où une ou plusieurs

familles se réunissent pour l'écouter et le voir. L'aspect convivial, essentiel lors de la

narration d'un conte, est davantage ressenti que lorsque ce même conteur raconte

dans une place. Les auditeurs sont assis, le conteur au milieu du petit cercle qui se

forme spontanément autour de lui, il commence à raconter et laisse chacun avec les

capacités dont peuvent faire preuve son imagination, sa connaissance de la vie, ses

aspirations, ses rêves, ses fantasmes etc. Devant une assistance toute ouïe, corps et

âmes dévoués, il ajuste, modifie, amplifie ou restreint, en fonction des humeurs, des

regards et des réactions. Il développe, en eux, des goûts semblables, crée les mêmes

complicités, et éveille les mêmes émotions ressenties dans des mêmes lieux, grâce à

la mêmes voix les mêmes gestes. De ce fait, le conte peut être considéré comme une

forme d'art et de spectacle à part. Le conteur, lui aussi, n'est pas écrivain ou poète, ni

comédien pur. Il a son propre statut dans le monde, particulièrement au Canada

français où il reste enraciné dans un pays où l'on a dénombré plus dix mille contes312

et une infinité de légendes, qui racontent une histoire locale enrichie et fécondée par

une imagination qui n'a d'égal que l'espace du territoire, la littérature en est

fatalement imprégnée

Dans les deux romans précédents, le conteur est narrateur/personnage ou

personnage à part entière du récit, dans Le Diable en personne, la situation est

différente : le conteur est narrateur extradiégétique du récit. Toutefois, dans un seul

passage, il s'assimile aux personnages : "On n'a pas pu le rattraper. Dans la grande

côte, les mollets nous manquaient tandis que l'autre, notre fou grimpait comme s'il

allait monter au ciel, emporté par les anges" (p.12).

Ce récit met sur scène un homme mystérieux que l'auteur raconte au lecteur,

à travers plusieurs voix de personnages. Un jeune garçon éperdument amoureux,

troublé dès la première rencontre, une épouse ayant partagé des moments de rêves

avec ce même personnage, une belle sœur qui remontera le temps avec ses

recherches pour retrouver non pas cet homme mais à tout le moins la maison dans

les bayous où il aura fui à la mort de sa femme.

Deux conteurs vont, cependant, raconter l'histoire du métis. Robert Lalonde

va la narrer à travers une aventure entamée par le personnage, dès l'âge de douze

ans, lorsque ce jeune enfant quitta sa tribu à la recherche d'un sort différent des

siens, alors que Florent Bazinet, un autre personnage, ne racontera que son histoire

avec l'homme qui l'avait fasciné.

312 Source Centre spécialisé de l'Université de Laval au Québec.

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Une partie importante de la vie du personnage principal est contée par le

jeune Florent Bazinet, fils d'un riche fermier chez lequel, ce même personnage,

portant le nom de Jos Pacôme, travaillait. Florent, âgé de seize ans, était subitement

tombé amoureux de ce métis. Les longs moments, passés ensemble, amenèrent Jos à

se dévoiler et à raconter son passé, et, Florent, à tout noter sur un cahier. La passion

qui les réunissait, la sincérité de leurs sentiments, permirent au lecteur de ce récit, de

découvrir des personnages vrais, à la conscience innocente, partageant des principes

de vie identiques. Cet amour "anormal", réprimandé, condamné sous tous les cieux,

est perçu, dans cet espace, comme un acte profondément humain. Dans la narration

des faits, le conteur arrive, grâce à un regard "neutre" dénué de tout jugement, à

présenter ces personnages comme des "modèles" par l'épaisseur de la vérité qu’ils

dégagent. Ce qui permet d'avancer, comme nos l'avons noté plus haut, que le conte

est un espace où les transgressions ne sont plus perçues comme telles, et sont donc

acceptées.

2 - Warden Laforce raconté par les conteurs

a - L'étranger, un esprit supérieur

Tout au début du roman, l'étranger fuit. Des questions commencent alors à

s'imposer au lecteur. Les réponses à ces questions vont progressivement apparaître

dans un récit où la structure narrative semble reproduire le caractère énigmatique du

personnage principal. C'est effectivement à travers une accumulation d'incidents non

ordonnés dans le temps et non liés dans l'espace que, petit à petit, le lecteur peut

reconstruire, en partie du moins, les figures multiples et complémentaires de Warden

Laforce, l'étranger.

En dehors des personnages qui côtoient de près ce dernier et avec qui il

partage quasiment tout, le narrateur se positionne régulièrement à l'opposé des

communautés villageoises. Souvent après l'intervention de l'un des personnages, le

conteur, à l'image de Warden avec sa communauté, commence par se démarquer,

instituant des frontières entre lui et ce qui vient d'être dit ou penser. Il développe un

commentaire atténuant ces mêmes propos, pensées, ou les condamnant à travers la

position d'un autre personnage qui vit avec l'étranger mystérieux ou le côtoie

régulièrement. C'est le cas Marie Ange, l'épouse de Laurel Dumoulin (l'étranger),

qui reçoit une lettre de sa mère dans laquelle le nom d'étranger désignait encore son

mari, ce qui la révolte : ""L'étranger. Elle l'appelle toujours l'étranger !"". Le

narrateur prend le relais : "Ils ne s'habitueront jamais. Ils ne l'accepteront jamais. Un

homme sans passé et qui se tait quand on lui demande." (p.16). Si la position de

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Marie Ange est somme toute normale : c'est la femme qui s'est mariée, par amour,

avec cet homme, contre la volonté de toute une société et surtout contre le refus de

Mathilde, sa cousine, celle du conteur/narrateur résulte d'un regard de l'Autre,

différent de celui de la société. Il se hisse au niveau de Warden Laforce, qui a réussi

de son côté, à refuser un monde choisi pour lui par les siens et dans lequel il ne

voyait pas son avenir. Cette perception proviendrait d'une culture, qui les placerait

certainement au dessus de l'ensemble, mais qui tend également, pour le conteur, à

éveiller les consciences, en permettant des moments de réflexions intimes. Quant à

Warden Laforce, il montrera sa supériorité sans éprouver le besoin de parler ni

d'expliquer. Il se contentera de vivre.

b - Warden, perturbateur d'un ordre "immuable"

La position de l'église, gardienne des valeurs chrétiennes, est mise à l'index à

travers la description que fait le narrateur du prêtre au moment de la cérémonie

officielle du mariage entre l'étranger métis, et Marie Ange, fille d'un fermier de race

blanche : "Le prêtre lève les yeux. Il dévisage Laurel, le transperce plutôt de son

regard sacerdotal et courroucé." (p.47). A la manière des conteurs qui se produisent

devant un auditoire, l'auteur choisit des mots chargés de signification, d'émotion et

adaptés au contexte dans lequel ils évoluent. Pendant ce rituel qui se déroule dans un

lieu sacré caractérisé par une ambiance grave et consciencieuse, les mots signifient

plus et engagent plus. On ne charge pas gratuitement un prêtre et tout ce qu'il peut

représenter comme nous pouvons le faire avec d'autres personnes. C'est dans ces

moments que la réflexion de l'auditeur, du lecteur, devient profonde à la mesure de

la profondeur du lieu et du personnage. Le contraste est flagrant entre la sérénité de

Warden, qui pourtant est en train de se lier avec une femme d'une autre race et d'une

autre culture. Il assiste à une cérémonie dans un lieu de culte qui lui est étranger

devant une assistance complètement hostile, alors que le prêtre est sur son territoire,

dans sa fonction de tous les jours. L'auteur montre que la supériorité de Warden est

dans sa libération des carcans de tous ordres alors que le représentant de l'église joue

un rôle duquel il est prisonnier.

A chaque sortie, des regards indiscrets dévisagent ce couple bizarre, à la

recherche de quelque signes qui pourraient nourrir les discussions les plus folles ou

créer les histoires les plus meurtrissantes : "Mais ils sont fatigués tous les deux.

Fatigués d'être épiés, surveillés par tout le village." (p.53) Ses "paroles" sont dites

sur un ton lui même laminé par l'exaspération de l'attente du nouveau, par une voix

meurtrie par la méfiance et l'absence de souplesse d'une société résolument figée par

des traditions et ses tabous de tous genres. Cette voix exprime la désolation devant

une situation injuste et qui ne donne pas l'impression de pouvoir évoluer. Si Warden

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Laforce vit toutes sortes de problèmes dans la nouvelle société, c'est Marie-Ange et

le conteur qui semblent en souffrir le plus. Est-ce là un signe d'inconscience de sa

part ou d'une hypersensibilité des deux autres ? Il s'agit d'un homme qui se contente

de vivre et de laisser parler. Cette supériorité sur le reste désole le conteur qui ne

comprend pas pourquoi les autres sont aveugles.

c - Warden ou l'image de l'avenir

De père indien, autochtone originaire du Canada et de mère blanche,

d'origine européenne, cet homme est perçu comme un étranger par d'autres dont les

parents où les ancêtres sont venus d'Europe. N'est-ce pas là, une ignorance de

l'histoire, de la mémoire qui est sensée la protéger de toute dénaturation. L'auteur, à

la manière des conteurs, tente de rappeler des vérités historiques sur la nature de

cette nation et de montrer jusqu'où peut mener l'absence d'une vision qui intégrerait

toutes les variantes qui composent une civilisation, une culture, un pays. Cette vision

globale du monde lui permet de relever les insuffisances et d'y parer sans

manichéisme ni haine. Warden Laforce, qui réunit le plus de légitimité et qui répond

à l'image réelle du processus historique du pays et à son évolution, est nommé

"étranger". Robert Lalonde met l'histoire à la portée de tous, il dénonce à la manière

d'un conteur habile et fin, des "oublis" volontaires. Il remet en place les fondements

et les vérités sur lesquelles cette région fut bâtie. La gravité du sujet traité et

l'énergie qu'il met à dénoncer n'occultent point sa façon à lui de voir l'être humain. A

aucun moment, un personnage est condamné, ils sont tous victimes. La grandeur

qu'il montre dans la narration des actes que des personnages, toujours sincères,

accomplissent est comparable à celle du conteur dans L'Enfant de Sable, qui devant

un parjure du personnage déclare à son auditoire " Sachons le lui pardonner ! Et puis

nous ne sommes pas ses juges." (p.107) : "L'extase par les transes, la vie obstinée sur

la Terre ancestrale enfin retrouvée, elle y avait cru, elle aussi, toute blanche qu'elle

était. Elle avait suivi son père ici, elle avait dit oui à l'impossible, à la vie à Indiana

Stream."p.82.

L'auteur retrace l'aventure de l'étranger métis, commencée dès l'âge de douze

ans, alors qu'il s'appelait encore Warden Laforce, il donne un bref aperçu d'une

histoire mémorisée qui revient souvent, sous différentes formes dans certains

romans de Robert Lalonde.

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Warden Laforce (Indien de mère blanche : métis)

Refus de la vie des siens (il n'est pas que indien)

Fuite vers un monde d'où est originaire sa mère, mais auquel il est étranger

Il est refusé parce que considéré comme différent

Errance continue et isolement, il est étranger partout

Ce tableau, qui résume la vie de ce métis, met en évidence le non sens d'une

situation. Dans une région caractérisée par son immensité et où l'histoire est liée aux

mouvements de populations différentes, un représentant typique de cette histoire ne

trouve pas de place. En gardien de la mémoire, l'auteur revient sur une vérité

historique qui est le fondement même de cette nation.

d - Warden Laforce, des transgressions qu'on aimerait imiter

Le conteur n'est pas que narrateur de faits qu'il essaye de transmettre, il est

également un fin interprète, souvent par la médiation du corps ou des revirements,

des ruptures, inattendus. Dans un article intitulé Comment est fait le Manteau de

Gogol, Boris Eikhenbaum rappelle comment ce dernier "étonna toute une assemblée

en passant sans transition de la conversation au jeu, de sorte que ses hoquets et les

phrases qui les accompagnaient ne furent pas compris comme faisant partie du

jeu."313 La transgression peut revêtir différentes formes et investir plusieurs espaces :

la progression dans la narration, mais aussi, les traditions et la religion.

313 Propos rapportés dans l'ouvrage de Jean –Pierre Aubrit, Le conte et la nouvelle, éditions Armand Colin, Paris 1997, p.130.

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Dans ce roman, l'auteur raconte comme s'il traversait un rêve, un rêve que

Nicole Belmont314 assimile au conte : "L'étrangeté du rêve dont parle Freud peut

aussi s'appliquer au conte, production singulière, dont les lois cachées ne peuvent

pas être copiées, sinon dans ses aspects les plus superficielles." dans Le Diable en

personne, le récit proposé en fragments non linéaires, oblige le lecteur à faire un

travail de remise en place de chaque événement pour que l'ensemble puisse donner

sens, à l'instar du cheminement qui précède l'interprétation d'un rêve. Les histoires

de Warden Laforce, de Jos Pacôme, de Laurel Dumoulin, celle de Mathilde en quête

de la personnalité de ce métis, sont toutes narrées simultanément. Cette première

transgression contre la logique linéaire du récit, nous autorise à penser que nous

sommes dans le domaine d'un conte. Cependant d'autres genres de transgressions

parsèment le récit et le transforment en un espace de réflexion profonde. Mais n'est-

ce pas là précisément la récupération par la littérature de la profondeur du conte que

l'auteur/conteur, qui par un clin d'œil, s'assure la complicité de ses lecteurs, de son

public ?

Dans Le Diable en personne, Robert Lalonde réussit à mettre en scène toute

une palette de personnages qui présentent chacun une des facettes de l'être humain.

L'ensemble des ces dernières traduit les émotions, les sentiments profonds d'une

humanité qui semble ne pas être travestie par des traditions, des tabous, pourtant

pesants qui restreignent tous les champs de son épanouissement. Parmi tous ces

personnages, le conteur met en évidence ceux qui restent en adéquation avec leur

humanité, qui la vivent sans ressentir aucune gêne envers les commandements, les

travers des enseignements et du conformisme. Ces personnages dont les

comportements quotidiens ne diffèrent en rien de leurs discours, de leurs pensées

sont, dans le récit, une race à part, isolée d'un l'ensemble aussi humain, mais qui vit

selon des règles établies à partir des enseignements de ces mêmes traditions. Les

pensées, les paroles, les réactions, les actions, et les transgressions de l'ordre social,

du métis, de Mathilde, de Florent, consolident les assises de leur humanité, les

replacent dans une vision animiste de l'existence, une vision restée pure et vierge de

toute souillure sociale ou autre. Bizarrement ces personnages ont été ou sont tous en

contact avec Warden Laforce. Ils l'ont aimé ou approché de près, ce qui, peut-être, a

provoqué quelques changements au niveau de leurs comportements devenus

condamnables aux yeux des autres. Comment alors expliquer la sympathie,

l'adhésion du lecteur, devant de tels comportements asociaux ? D'abord par ce nous

avons avancé plus haut sur la sincérité et la profondeur de l'humanité de chacun,

ensuite, par l'art de conter de l'auteur, qui à l'image d'un véritable conteur, parvient à

314 Nicole Belmont, Poétique du conte, essai sur le conte de tradition orale, Gallimard, 1999, p.98.

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faire partager ses positions grâce à la profondeur des portraits qu'il dresse et la

justesse de son observation et de son analyse. Les scènes qui suivent, montrent à

quel point, deux mondes différents, l'un bâti à partir de toutes sortes d'enseignements

que la société à mis en place et l'autre, vrai, où des personnages près de leur

humanité sont confrontés à de multiples obstacles :

"Il recevait les parents et amis dignement, comme un docteur en visite. Non, il

n'avait ni peur ni froid aux yeux : il regardait la morte comme s'il attendait

simplement qu'elle ouvre les yeux sur les fleurs et les cierges. (...) Ils allaient

soulever le cercueil, c'est lourd un mort, et voilà qu'il a poussé un petit cri

d'animal surpris plutôt qu'épouvanté et qu'il est sorti, a pris ses jambes à son

cou et qu'il a piqué vers la commune. On n'a pas pu le rattraper." p.12.

Cette scène de la fuite de Laurel, lors de l'enterrement de son épouse est dite

avec des mots qui mettent deux mondes face à face : le monde du paraître que l'on

doit absolument sauvegarder dans toutes circonstances, mêmes les plus douloureuses

(recevait – dignement – docteur –fleurs – cierges-) et le monde de la profondeur

humaine (pousser un cri d'animal – épouvanté -).

Le second extrait met en scène un des comportements de Mathilde qui,

étouffant à l'intérieur d'un lieu sacré par la société, l'église, décide de fuir sans se

soucier de la réaction des autres. Pire, elle se soustrait à cette communauté par ses

pensées et ses comportements.

"L'orgue achève le dernier psaume tout seul. Mathilde a quitté le jubé. Elle

court dans l'escalier, passe devant le bénitier sans tremper ses doigts, pousse la

lourde porte et s'arrête, essoufflée, sur le perron de l'église. Tout en bas et

jusqu'au fond de l'horizon, les champs où l'orge et le sarrasin ont commencé de

pousser. Les nuages font des ombres mouvantes qui glissent dans les

prairies."La tête me tourne, qu'est-ce que j'ai, mais qu'est-ce que j'ai donc ? "

Soudain, l'orgue se tait. Les autres vont sortir."Je ne veux pas les voir ! Je ne

veux plus les voir, jamais !" p.44.

Deux parties bien distinctes composent cet extrait. La première montre ce

que ressent Mathilde, ce qu'elle ose faire à l'intérieur de l'église (a quitté le jubé –

elle court – elle ne trempe pas se doigts dans le bénitier- elle pousse la lourde porte-

elle est essoufflée). La seconde partie, le conteur change de palette, comme un

peintre qui abandonnerait les couleurs froides, sombres, pour d'autres plus vives,

plus chaudes (au fond de l'horizon – les champs d'orge et de sarrasin ont commencé

à pousser – les prairies). Cette opposition est accentuée par les pensées du

personnage (Je ne veux plus les voir, jamais). Cette rupture avec la société, où elle

évolue, est une conséquence de l'inadéquation de deux entités : l'humanité, la

société.

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Le troisième extrait décrit le jeune Florent, qui lors de la première rencontre

avec Jos Pacôme, ressent confusément un être à travers lequel il allait découvrir son

humanité, à lui : "Le petit Florent, lui, surpris, a remarqué : il a la main chaude. Et il

est resté ému de ça toutes la soirée." (p.29)

Toutes ces transgressions condamnables en tous lieux, apparaissent au

lecteur comme des justices rendues à des êtres brimés, opprimés par des règles, qui

les empêchaient de vivre leurs existences. Elles ont l'attrait des actes volontaires et

généreux. Mais que pouvaient-on leur reprocher, sinon leur vérité, leur sincérité et

par dessus tout, leur humanité ?

e - Warden, un être convivial

La convivialité que cet étranger réussit, lors de chaque rencontre, à créer

autour de lui, n'a d'égal que les animosités qui entourent les personnages qu'il arrive

à rendre heureux. C'est cette même convivialité que le conteur crée autour de ce

même personnage et que l'on retrouve le long de la narration du récit chez tous les

personnages asociaux du roman. L'attrait que provoquait le métis, chez les femmes,

là où il allait, et l'admiration ou encore l'intérêt, chez les hommes, sont générateurs

d'attroupements, de discussions, de cohésion, parfois de collimation dirigée contre

lui. Il arrivait à créer une cohésion des membres de la société, souvent contre lui,

mais il ne laissait jamais indifférent. Cette dimension, qu'a le conteur Robert

Lalonde de créer des personnages, viendrait, sûrement peut-être, de son métier

d'acteur. Il commence par les mettre au monde en traçant les contours généraux, puis

il pénètre plus profondément dans leur intimité, comme s'il se mettait pour nous dans

la peau d'un personnage que son conte incarne petit à petit.

Dans Le Diable en personne, l'auteur commence la peinture du personnage

principal par la narration de sa fuite du cimetière. Il continue à divulguer

parcimonieusement des secrets de sa vie, quelques pages plus loin : "Une autre fuite.

Bien avant la disparition à Abercorn, mais pas la première fois non plus."(p.18). Le

mystère s'épaissit tout en découvrant le personnage. Pourquoi fuit-il tout le temps ?

Se demande le lecteur transformé en auditeur. Lorsque Jos Pacôme arrive à la ferme

des Bazinet, il déclenche un regain d'intérêt pour la vie chez les femmes et un

sentiment de jeunesse retrouvée chez le père et qui fut pour beaucoup dans son

embauche : "Et puis le long hiver, l'oubli du chaud, du doux, du vert, l'oubli de l'été.

Oui, il y avait de tout ça dans la très subite décision d'accepter l'étranger parmi les

siens. De ça qui, dans le regard de Jos Pacôme, lui rappelait le vert et le renouveau

de l'été." p.31-32.

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A travers le prisme de Warden Laforce dont Robert Lalonde s'est peu à peu

épris, les lecteurs sont invités à jalonner l'introspection des personnages de points

obscurs comme dans tout conte où des éléments défient l'interprétation par la raison,

ou plus mystérieusement, enlève le désir au lecteur de tout comprendre. Ce côté

mystérieux des personnages augmente l'envie, chez les lecteurs, de persévérer dans

leur quête et attise leur tentation de tout vivre de ce récit.

f - Warden Laforce, source d'inspiration de Florent Bazinet

Par la force de l'imaginaire, la passion secrète dévoilée à travers la

profondeur des mots, par l'image qu'ils dépeignaient de l'autre, une image différente

du regard qu'avait le reste de la famille et de la société, les écrits de ce jeune conteur

témoignent de la présence d'un esprit supérieur que seul un poète pouvait avoir. La

rencontre avec Warden n'est certainement pas étrangère au développement de cet

esprit qui n'a cessé de s'épanouir jour après jour, bien que des dispositions existaient

déjà.

Le premier contact avec l'étranger était le bon, il n'avait pas besoin de voir,

d'attendre, de réfléchir. L'attendait-il pour commencer à vivre, lui, l'ange, la

bénédiction de la famille ? Parlant du cahier où il consignait ses souvenirs, Florent

dit : "Même Jos n'a pas besoin de savoir. Il est là, il sera avec moi dans le cahier.

Décidément, je crois que j'ai trouvé comment vivre sans être brisé par le monde."

(p.71). Cette dernière réflexion du poète montre la supériorité des mots qui

deviennent source de vie même. Jos du cahier sera plus précieux, plus vrai, à ses

yeux que l'autre, de chair. Ce conteur d'un genre nouveau, qui se contente de vivre et

d'écrire ce qu'il vit, sera d'abord lu par un avocat sur injonction de Jos Pacôme, puis

par lu par Mathilde, une fois sur les traces de Laurel :

"Sous les chênes verts à barbe espagnole, dans une certaine Louisiane des

crabes bleus où le silence est épais et ombrageux, nous irons; Comme les

oiseaux qui changent de voix à l'approche d'un ouragan, ma voix que je ne

reconnais pas, chante toute seule, ce soir pour dire la paix d'un bayou salé, très,

très loin d'ici...". p.70

Cet extrait écrit par Florent met en exergue une autre facette du poète,

conteur, un visionnaire qui sait qu'un événement, aussi destructeur qu'un ouragan, va

l'emporter. Mais, tel Warden Laforce qui conçoit l'existence comme un ensemble de

moments à vivre et dont il ne faut pas déranger la linéarité, il ne vit pas cela comme

un drame qu'il faut coûte que coûte éviter, au contraire il l'écrit, il le fait vivre au

delà de sa propre existence qu'il sait éphémère.

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Dans son ouvrage315, Nicole Belmont parle de l'anticonte quand l'issue finale

est fatale pour le héros. Dans les trois récits que nous avons étudiés, les héros

meurent ou finissent dans l'errance. Est-ce cela synonyme d'anticonte ?

Nous ne savons pas comment Ahmed Zahra termine sa vie, mort ou vivant

dans la déchéance ? Solibo est mort d'une égorgette et son corps fut découpé par la

médecine, sans respect pour ce qu'il était et le héros métis finit dans la fuite et

l'errance. " L'anticonte est en effet un implicite du conte, ce sont les deux faces d'une

même entité".316 Les trois auteurs ne sont-ils pas trois conteurs d'un temps nouveau

qui, à l'inverse des conteurs traditionnels qui n'avaient que l'oralité comme support

d'expression, ont, grâce à un second moyen de dire, l'écriture, pénétré cet implicite

dont Nicole Belmont parlait dans son ouvrage, et ont pu dévoiler ainsi au lecteur,

l'autre volet que le conte cachait à l'oralité.

315 Voir note précédente, p. 93. 316 Idem p. 93.

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Chapitre 3 – Comment établir les complicités avec le public ?

Dans la pratique sociale, le patronyme révèle les liens entre un individu et

une famille, son appartenance à un groupe ethnique et même, dans une certaine

mesure, à une classe sociale, alors que le prénom peut habituellement annoncer son

sexe, ou alors, instruire sur son appartenance culturelle. Le nom que l'on attribue à

un lieu désigne le plus souvent une fonction, ou reflète un atout de ce lieu. Il peut

encore désigner un événement qui y serait passé et auquel la société accorde de

l'importance jusqu'à vouloir l'éterniser en le liant au lieu en question.

Le roman crée son propre monde, ses propres lois, et dans cet univers

imaginaire, les noms deviennent le point de départ d'un réseau de significations, non

fortuites, qui jalonnent le récit. Dans le roman, le nom "détient une capacité de

signification (d'intervention, à l'intérieur du champ (littéraire) dans lequel il

apparaît."317, autrement dit, il agirait comme une fonction ou une marque dont la

signification contribue à la production narrative.

Dans les trois fictions que nous sommes en train d'étudier, la création

onomastique, toponymique et anthroponymique, fonctionne comme une sorte

d'espace, de nébuleuse, à partir desquels s'instituent des rapports de corrélation, de

discordance ou d'équivalence aussi bien entre les noms de personnages que ceux des

lieux. Le nom ne peut rien signifier hors de son contexte géographique ou culturel.

C'est à travers un enchaînement d'éléments dont il fait partie, que le nom dégage un

sens et, des faisceaux d'oppositions binaires tels que homme/femme,

autochtone/étranger, aristocratie/peuple, lui donnent l'acception nécessaire à sa

socialisation. Pour distinguer l'appartenance et préserver l'identité, sa transmission et

son affectation doivent impérativement répondre à deux règles strictes : il doit être

transmis selon la filiation et affecté selon le sexe.

A l'image de la société marocaine traditionnelle, dans L'Enfant de sable, le

nom du père constitue le point d'ancrage du système de nomination. En nommant

317 Charles Grivel, Production de l'intérêt romanesque : un état du texte (1870-1880), un essai de constitution de sa théorie, Paris, Mouton, coll. "Approaches to semiotics, n°34,1973.

Source : article de Lucie Hotte-Pilon, Université d'Ottawa sous le titre de Le jeu des noms dans l'oeuvre de Réjean Ducharm, consulté sur le site http ://www.erudit.org/revue/1992

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son "fils", il utilise son propre nom : Mohamed Ahmed, fils de Hadj Ahmed. Tandis

que l'attribution du nom dans Solibo Magnifique, s'est faite par deux instances dont

les liens avec le sujet à nommer n'étaient ni d'ordre familial, sanguin, ni d'ordre

ethnique ou autre. Des vieilles femmes s'écrièrent devant, ce qui leur paraissait une

loque humaine, Solibo ! et un vieux conteur, ébloui par l'art et le don du jeune

Solibo, s'exclama, magnifique ! Ces deux exclamations qui symbolisaient, aux yeux

de la société, le personnage devinrent un nom d'appellation, un nom de rang social,

un nom fonction et « image » en même temps.

Dans Le Diable en personne, garder le même nom est une opération

périlleuse. Le changement continu du nom est synonyme de survie et à chaque fois,

il devient le point de départ d'une nouvelle identité, d'une nouvelle vie, d'un nouvel

environnement.

I – L'Enfant de sable

1 - L'anthroponyme, lien et reconnaissance sociale

Nous avons décidé d'analyser les anthroponymes retrouvés dans le roman

afin de mieux comprendre le sens qu'ils dégagent et de le situer par rapport à la

dimension culturelle. Ce travail anthroponymique présente un intérêt au niveau de la

langue mais aussi, au niveau des informations qu'il nous offre sur la société

marocaine et sur son histoire. Il reflète un des aspects sociolinguistiques du Maroc et

du Maghreb en général.

Les intrusions historiques et politiques, les métissages des races, des langues

et des cultures, les contacts des civilisations, sont dévoilés, confirmés par les

prénoms. La lecture historique nous apprend que le prénom marocain a une

profondeur traditionnelle et une histoire très ancienne. A la fois berbère, noir

africain, arabe, musulman mais aussi hébraïque et chrétien, ce legs a été souvent

enrichi de l'apport de l'influence étrangère, notamment andalouse et espagnole.

Les prénoms marocains illustrent donc d'une manière parfaite ce carrefour de

races et de peuples qui a marqué ce pays. Notre étude sur les prénoms est, en grande

partie, d'ordre sémantique. C'est en effet la recherche du sens et de la signification

des prénoms, parfois l'adéquation ou non du sens avec la personne qui le porte, qui

constitue l'essentiel de cette partie

Dans L'Enfant de sable, la reconnaissance de l'identité commence par

l'attribution d'un nom. Une grande cérémonie est organisée pour fêter le prénom

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choisi pour son enfant : "La fête du baptême fut grandiose. Un bœuf fut égorgé pour

donner le nom : Mohamed Ahmed, fils de Hadj Ahmed". (p.29)

- Ahmed, anthroponyme au rythme ternaire

Ahmed, comme Mohammed, prénom, bien que très répandu dans les sociétés

musulmanes et très présent dans les pays du Maghreb dont le Maroc fait partie, est

un patrimoine de la période préislamique. Il signifie celui qui est digne d'éloges.

C'est l'un des noms du prophète Mohamed. "Cette dénomination, au rythme ternaire,

associe le personnage à une forme de perfection."318 Il implique également une

identification à la main de Fatima dont la culture musulmane fait une protection,

contre les mauvais esprits et les mauvais sorts, et que l'on porte sur soi, ou que l'on

fixe sur les murs de la maison. Comme il soulignerait un souhait, un désir, de voir le

destin de ce héros ressembler à celui de Mohamed. Choisir un nom pareil, est un

moyen efficace de sceller définitivement l'appartenance du garçon à la religion

musulmane, un gage de fidélité à la voie suivie par les ancêtres.

Mais, dans ce roman, l'attribution du nom ne répond plus qu'à ces besoins de

nomination et de reconnaissance, elle prend la forme d'un défi à la loi divine, à celle

des hommes et à la nature elle même. Nommer une fille Ahmed, lui faire assumer

toutes les conséquences qui découleraient de cette décision revêt une signification

beaucoup plus profonde qu'une simple révolte ou une manifestation du désespoir du

père devant l'obstination du destin : "Il ne croyait plus aux guérisseurs. Les

médecins le renvoyaient à ce qui est écrit au ciel. Les sorcières l'exploitaient. Les

fqihs et les marabouts restaient silencieux. Ce fut à ce moment-là où toutes les

portes étaient fermées qu'il prit la décision d'en finir avec la fatalité." (p.20) Ce coup

de force dirigé contre la fatalité, la société et les lois de la nature, symbolise un état

d'esprit nouveau, une vision nouvelle qui s'appuierait sur la prise en main de son

existence soi même. Cette profanation, ce blasphème sont révélateurs d'une

conscience nouvelle qui perçoit l'extrême importance du rôle de l'éducation et

l'insignifiance de la part du destin, de la nature dans la détermination du sort d'une

personne. Le père pense qu'une fille qui porte le nom d'un garçon et qui est élevée en

conséquence, deviendra un homme.

- Zahra : le nom, un déterminant et un miroir

Le nom déterminerait la destinée : "Cet enfant sera accueilli en homme, il

sera élevé selon la tradition réservée aux mâles, et bien sûr il gouvernera et vous

protègera après ma mort. (...) Ahmed restera seul et régnera sur cette maison de

318 Laurence Kohn Pireaux, Etude sur Tahar Ben Jelloun, L'Enfant de sable La Nuit sacrée, éditions Ellipses, Paris 2000, p. 46.

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femmes." (p.23). Ahmed, redoutable dans les affaires, était respecté en tant

qu'homme, il était aussi craint que son père à la maison. Il s'est même marié avec sa

cousine Fatima. Après la mort de son père, il a régné sur les affaires et sur cette

maison de femmes.

Après la mort de Fatima, son épouse, il décide de tout abandonner et quitter

la maison. Il commence par se réapproprier son corps de femme. Il se lance à travers

des rues et arrive dans un cirque forain où une femme, Oum Abbas, lui attribue le

nom de Zahra, personnage qui tantôt homme, tantôt femme, attire la curiosité des

spectateurs. Cette "dualité" de Zahra intensifie ce côté mystérieux qui l'accompagne

toute sa vie.

Le prénom Zahra est un nom d'origine arabe qui signifie fleur. Il peut aussi

avoir le sens d’éclat et de splendeur. Il accompagne souvent le prénom de Fatima et

devient Fatima-Zahra comme le prénom de la fille du prophète Mohamed. Il

suggère, dans tous les cas, une idée de brillance. Au Sahara, le nom de Zahra est

attribué à toute fleur que l'on trouve isolée dans un milieu naturel hostile

(sécheresse, abandonce de cailloux). Hostilité qui résumerait bien l'environnement

dans lequel Zahra se retrouve après l'abandon du domicile familial et qui finit par

l'errance et la mort.

Cet environnement dont fit partie, à un certain moment, Oum Abbas, une

femme redoutable qui porte un nom qui renseigne sur sa situation de mère, sans

plus. Mais que signifie cette appellation d'Oum Abbas ? Le nom de "mère de Abbas"

est révélateur de la place de la femme dans la société : elle n'existe que par rapport à

son statut de mère d'un garçon. Elle ne porte pas un nom en tant qu'individu

autonome ayant une place dans la société, un individu qui vaut par lui-même,

indépendamment du statut au sein de la famille. Elle n'est déterminée que par sa

position de mère d'un mâle, et, n'est perçue et nommée que par rapport à cet état.

Elle possède, cependant, un grand avantage sur la mère d'Ahmed, qui, mère de sept

filles, n'est pas nommée, et n'existe pas dans la composante nominative de la société

des hommes. Il n'y a pas de mère de..., suivie d'un prénom de fille, étant donné que

dans ce cas de figure, la femme n'est pas une véritable mère, elle est autre chose :

"Tu seras une mère, une vraie mère, tu seras une princesse, car tu auras accouché

d'un garçon." p22.

- Fatima ou la continuation d'une tradition, d'un rite

Fatima est un anthroponyme très courant dans les pays arabes et

particulièrement ceux où l'islam est la religion unique ou dominante. Parce qu'il fut

le nom que le prophète Mohammed ait choisi à sa fille, il est devenu une coutume et

chaque famille musulmane se doit, pour montrer son attachement à la religion et son

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amour pour le prophète, de l'octroyer à l'une de ses progénitures féminines. C'est une

des appellations qui sont toujours aussi préférées qu'auparavant. Alors que certaines

sont un effet de mode, connaissent des périodes de sollicitation, et finissent par être

oubliées, le nom de Fatima reste un legs religieux et culturel qui perpétue la

civilisation arabo-musulmane. Il a connu, cependant, à travers les périodes de

l'histoire, des dérivations telles que Fattouma (dérivé qui exprime, de la part de celui

qui l'emploie, un sentiment de tendresse devant un enfant qu'on veut choyer), Fatma

(autre dérivé, à connotation péjorative que l'on donne aux femmes employées dans

des maisons de notables...), Fafa et Fati (diminutifs "modernes" que l'on emploie

surtout dans le monde citadin).

2 - Le nom : un mérite

"Fatima, Oum Abbas, Malika la servante, Lalla Radhia, Malika la danseuse,

la tante Aicha", sont les femmes nommées dans ce récit, si l'on excepte celles qui

sont mentionnées par les conteurs lorsqu'ils faisaient allusion aux récits des Milles et

une nuit. Qu'ont-elles de commun ou de particulier pour être élues et nommées par

les conteurs ? L'exclusion reste le point commun qu'elles partagent ou autour duquel

elles gravitent

Fatima, atteinte d'épilepsie, est dévalorisée puis rejetée par sa famille qui la

considérait comme une handicapée : "Ses sœurs et ses frères étaient à leur place,

plein d'avenir, (...) un peu contrariés d'avoir une sœur qui apporte une fausse note

dans un paysage harmonieux." (p74). La société pose sur elle le même regard, elle

ne pourra jouir, un jour, du statut d'épouse ou de mère. Si, elle détestait jusqu'au jour

de sa naissance, cette femme livrait bataille toute seul contre cette maladie et

s'octroyait, par sa ténacité, une place dans la société : "On la laissait seule se

débrouiller les fils de tous ces nœuds." (p74). L'handicap se transforme en force

motrice qui contraint à la reconnaissance : "Cette femme, parce que handicapée,

s'était révélée plus forte, plus dure et plus rigoureuse que tout ce que j'avais

prévu.".p.79.

L'appellation de Oum Abbas est problématique, elle désigne une situation de

mère et ne s'applique pas nommer un individu. Cependant le nom est là et il désigne

une autre " marginalisée" qui se voit répudiée par les siens. Cet "handicap" l'oblige à

se prendre en charge et à ne plus ressembler aux femmes ou épouses conformes à la

vision dominante dans la société. La vulgarité du langage, la brutalité et la cruauté,

domaines réservés d'habitude aux "hommes", deviennent le monde où elle évolue

sans concession, aucune aux hommes qui la craignaient à l'image de son fils Abbas

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et de tous ceux qui la côtoyaient. Pour la société, elle reste une marginale à qui

personne ne voudrait que ses enfants ne ressemblent un jour.

Malika, la servante connaît un autre type de marginalisation. Elle est servante

dans une famille traditionnelle, ce qui implique qu'elle vit dans cette famille et n'a

plus le droit d'avoir sa propre famille. Elle vit pour cette famille et se dissout en elle.

Son identité, au regard de la société se résume à Malika la servante. Son passé et son

avenir se résument à son présent défini lui même par la fonction de servante. Elle est

jugée, valorisée ou dévalorisée par rapport à la qualité des services qu'elle rendra

dans cette maison et par rapport à l'évaluation que la famille fera de son travail.

Handicapée parce que femme, puis, servante, Malika devient toutefois la pièce

maîtresse après la mort du père et la dislocation de la famille. Elle devient la poutre

centrale qui n'a subi aucune altération à l'inverse de tous les autres membres de la

famille qui on sombré dans la folie ou qui ont fui la maison. Elle est restée le dernier

pilier sur lequel Ahmed s'est appuyé avant que ce dernier ne s'écroule.

Lalla Radhia est celle vers qui Hadj Ahmed s'est appuyé pour construire son

mensonge. Elle a su, non seulement garder le secret, mais elle a également su jouer

son rôle le jour de cette huitième naissance. Si Radhia signifie en arabe une

personne consentante (le verbe consentir aussi), elle se révèle une personne sur qui a

participé à un blasphème, à un détournement social sans pareil qui pourrait n'être

l'œuvre que d'hommes. Ce geste de la part d'une femme sensée donner la vie sans la

perturber, la transforme en force agissante sur la destinée même. Elle se marginalise

en ayant accepté de jouer ce rôle et en ayant déterminé le sort d'un enfant.

3 - Des prénoms référents et signifiants

"Ahmed, Fatima, Zahra, Aicha, Abbas, Salem, Amar, Fattouma", des

prénoms simples a priori, mais insérés dans un roman d’expression française, ils

retrouvent toute leur richesse sémantique et exigent du lecteur arabophone, soucieux

de saisir toutes les strates de sens du texte, de faire appel à ses compétences

linguistiques et culturelles.

Les anthroponymes arabes éclairent la personnalité ou le statut social des

personnages, car ils possèdent une ou des significations dans la langue d’origine et

recèlent des connotations coraniques. La dimension sémantique de certains prénoms

intéressera le lecteur bilingue, qui aura l’esprit d’entrer dans ce jeu sémantique.

Amar, par exemple, incarne exactement les valeurs véhiculées par son prénom : le

vieil Amar (Ammâr), par définition celui "qui emploie sa vie au jeûne, à la prière, à

l’adoration". Dans L'Enfant de sable, il est un instituteur en retraite et incarne des

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valeurs de droiture et de justice. Il pleure son pays et sa société désormais livrés à la

corruption et à l'hypocrisie la plus abjecte: "Mais, moi, qui suis un vieil instituteur

retraité, fatigué par ce pays ou plus exactement par ceux qui le maltraitent ou le

défigurent...". De même, Salem, le fils d'un esclave ramené du Sénégal, mais ayant

beaucoup lu et étudié, d'après son compagnon Amar : "Tu as étudié tout seul, tu as

étudié beaucoup, même un peu trop. Et puis tu aurais aimé savoir ce qu'est une vie

libre quand tu avais vingt ans." (p160). Son prénom reflète sa personne : Salem

signifie celui qui est sauvé d'une catastrophe, qui est sorti indemne d'un accident,

mais il signifie également "l'homme pacifique", l'homme qui a choisi de vivre en

paix (Essalam). Salem a échappé à la vie d'esclave que son père a mené, il s'est

"construit" lui même et a choisi de vivre dans le monde des conteurs et des poètes

même si la version de l'histoire qu'il présenta portait en elle des signes de violence

Fattouma représente par contre l’antithèse du personnage dont elle porte le

nom. Cette vieille femme, même si elle a été à la Mecque et est devenue "Hadja" ne

détient pas en effet les qualités qu’on attribue généralement à la fille préférée du

prophète Fatima, célébrée par tout l’Islam comme une sainte femme et appelée "la

resplendissante". Elle est l'image de la femme révoltée contre la société :

"Je suis libre parce que je suis vieille et ridée. J'ai droit à la parole parce que ça

n'a pas d'importance. Les risques sont minimes". Elle aurait aimé ne pas avoir

de visage, elle qui se sent abandonné de la société après lui avoir tourné le dos :

"J'habite une chambre dans l'orphelinat."p161.

"La tante Aicha" ("qui vit ou qui vivra"), prénom porte-bonheur, attribué à la

sœur du patriarche. Il est cité une seule fois dans le récit. Le lecteur ne sait rien d'elle

si ce n'est le fait qu'elle soit la sœur de Hadj Ahmed et qu'elle était présente le jour

du mariage d’Ahmed. Et-ce uniquement parce qu'elle est sœur du maître de la

maison qu'elle eut droit à la nomination, ou parce que c'est le prénom de l'une des

nombreuses épouses du prophète ?

Abbas est le prénom d'un des oncles du prophète Mohamed. Dans les pays

du Moyen Orient comme l'Irak ou la Syrie, il est très usité. Au Maroc et en Algérie,

c'est un grand marabout dont les descendants sont les "bouazids". Dans ces deux

pays du Maghreb, se trouvent les mausolées du Marabout, Sidi bel abbés qui a

donné son nom à une ville en Algérie (Sidi Bel-Abbes)

Le choix des prénoms arabo-islamiques dans le roman n'est pas fortuit : il crée

une véritable complicité avec le lecteur qui possède quelques rudiments d’arabe.

Grâce à ses connaissances, il saisit le sens ou son détournement comme c'est le cas

du personnage d'Ahmed qui, loin de refléter les attributs du prénom qu'il porte, crée

une dimension parodique dans l’œuvre.

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Pour conclure, le choix de prénoms arabes, porteurs de divers sens, féconde le

discours dans un dialogue des cultures. Le lecteur bilingue peut se sentir privilégié.

Mais les textes ne se ferment pas toutefois au lecteur francophone non versé dans la

langue arabe : cette interpénétration des langues exprime avant tout l’ambivalence

linguistique et culturelle de l’auteur et, par suite, de son lectorat.

4 - Les conteurs ou le pouvoir de nommer

Mais est-ce que les noms d’Ahmed et de Zahra sont réellement les noms

choisis par le père et par cette femme qui se fait appeler Oum Abbas ? Ce qui paraît

plus perceptible est le pouvoir des conteurs de nommer, de proposer des noms qui

opèrent comme des clins d'œil vers leurs auditeurs. L'hésitation que manifestent les

conteurs, devant l'attribution des noms, témoigne de leur capacité, de leur pouvoir,

qui finissent par déterminer le sort du personnage : "Appelons-le Ahmed. Un

prénom très répandu. Quoi ? Tu dis Khémaiss ? Non, qu'importe le nom." p.17.

Le nom d’Ahmed commence par la lettre A, ou commencement de

l'Alphabet arabe (Alif) mais aussi de l'alphabet français et de l'alphabet hébreu

(Aleph). Cette lettre qui débute ces trois alphabets représentant trois langues et

cultures ayant façonné par le passé la culture marocaine et qui continuent d'en faire

partie dans le Maroc contemporain, laisse présager un avenir prometteur pour ce

personnage hors du commun. Mais le déroulement du récit des conteurs montre, à

l'évidence, qu'aucune des promesses, qu'aucun des rêves du père ou du personnage,

ne furent réalisés. Le nom de Zahra, quant à lui, commence par la lettre Z, dernière

lettre de l'alphabet français uniquement. Ce début de vie, que la volonté du père et

que le nom de Ahmed, voulaient exceptionnel, mais que le choix des conteurs a

transformé en cauchemar, est suivi par le nom de Zahra dont la première lettre scelle

irrémédiablement le sort. Ahmed-Zahra, ce double, qui laissait penser son détenteur

posséder toutes les ressources des deux sexes, s'est avéré un double creux parce que

impossible pour deux raisons, à notre avis. La première est que le premier est

d'habitude octroyé à un garçon et le second nomme une fille, d'où impossibilité des

genres. La seconde provient du fait que la première nomination était l'émanation de

Hadj Ahmed, personnalité reconnue et respectée au sein de la société, et la

deuxième, celle de Oum Abbas, une femme rejetée et bannie par les siens et donc

par la société "convenable"; Un mélange pareil ne pouvait que déboucher sur une

faillite identitaire.

La détermination d'une situation par le nom reste vraie aux yeux de l'autre et

fonctionne comme un leurre. Ahmed était un homme heureux et respecté par la

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société, sans pour autant, qu'un à seul moment de son existence, il ne put ressentir du

respect envers lui-même ou un quelconque bonheur. Zahra "Amirat El-Hob"

(princesse de l'amour) suscitait peut-être quelques désirs pour ceux qui venaient la

regarder tous les soirs ou pour Abbas, le patron du cirque, mais elle ne percevait rien

de cet amour et ne ressentait que de la haine envers elle-même et envers les autres.

Le nom reste une image que l'on plaque à l'individu et qui ne reflète, dans ce cas,

rien de la réalité profonde de l'être.

Cette puissance que possèdent les conteurs de nommer est démultipliée par

une autre aptitude qui serait de laisser croire aux auditeurs qu'ils sont en train de

"lire" et non de "dire". C'est le cas du premier conteur qui affirmait lire le journal

d’Ahmed alors qu'il avait entre les mains une édition du Coran : "C'est curieux, il

regardait les versets et lisait le journal d'un fou, victime de ses propres illusions.

Bravo! Quel courage, quel détournement. (...) Notre conteur est très fort ! Ce qu'il

nous a lu est digne de figurer dans ce cahier. " p.70.

5 - L’intertextualité, expression d’une mémoire

On peut lire dans l'introduction de L'intertextualité319 : " La littérature s'écrit

certes dans une relation avec le monde, mais tout autant dans une relation avec elle-

même, avec son histoire, l'histoire de ses productions, le long cheminement de ses

origines." Cette citation fait apparaître l'apport de l'héritage que la littérature en tant

que mémoire met à la disposition de toute nouvelle création littéraire. Des traces de

ce bien commun dont disposent les écrivains, se révèlent dans chaque œuvre

littéraire. Ce surgissement est davantage plus visible lorsque l'auteur appartient à une

sphère civilisationnelle dont l'imaginaire se nourrit d'ères, de cultures, de

mythologies, de croyances diverses. Nul texte ne peut s'écrire indépendamment de

ce qui a déjà été produit et il porte de manière plus ou moins visible la trace et la

mémoire d'un héritage et de la tradition. Pour Julia Kristeva320, le texte se réfère à la

totalité des discours qui l'environnent, au langage environnant et non pas seulement

à l'ensemble des écrits. Gérard Genette321 appelle intertextualité tout ce qui est

citation, plagiat et allusion, alors que la parodie, la pastiche font partie de

l'hypertextualité.

319 Tiphaine Samoyault, L'intertextualité, mémoire de la littérature, Armand Colin, Paris 2005. 320 Kristéva, Julia. Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse. Paris : Seuil, 1969. 321 Genette, Gérard. Palimpsestes. Paris : Seuil, 1982.

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Nous allons faire nôtre, la définition de Julia Kristeva tout en tenant compte

du fait que le texte est habité d'allusions et de citation qui réfèrent à des textes qui

l'ont précédé.

Dans L'Enfant de sable, les discours et les langages qui environnent le texte,

les citations, les allusions et les références, sont nombreux et divers.

Le lecteur de cette œuvre de Tahar Ben Jelloun est souvent confronté à certaines

difficultés pour reconnaître et comprendre des références de tous ordres, arabo-

musulmanes, berbères, africaines, occidentales etc. Présentes explicitement dans

l'écriture ou plus discrètes, ces références, issues d'aires culturelles étrangères à la

langue française dans laquelle est produite l'écriture, suscitent une série de questions

: comment s'inscrivent ces références dans l'écriture ? Quelles fonctions y occupent-

elles ? Comment peuvent-elles être perçues et ressenties dans la lecture ? L'auteur,

s'adresse t-il à un public choisi ? Si c'est le cas, quel public ?

Notre propos n’est propos n’est pas ici de répondre à toutes ces

interrogations ; il s'agit, simplement de tenter d'éclairer quelques pistes d'analyse,

espérant ainsi participer à l'ouverture d'un champ de croisements souvent négligé et

cependant urgent d'aborder au moment où le concept de métissage retrouve tout son

sens dans ces littératures francophones. Ces dernières, considérées jusqu'à un certain

temps comme minoritaires, enclenchèrent, depuis près d'un demi-siècle, un

mouvement qui les conduit à la modernité.

L'étude de cet aspect de l'écriture de Ben Jelloun à travers L'Enfant de sable

permet de préparer des réseaux de références parmi lesquelles apparaissent

nettement des références, arabo-islamiques, particulièrement soufies, andalouses,

mais aussi, occidentales, africaines et autres. Nous commencerons par faire une sorte

de bilan des résultats de l'étude sur les anthroponymes et les toponymes, puis nous

relèverons tous ces clins d'œil, traces et allusions à des textes, événements...

Mais avant d'aborder cela dans les détails, il y a un détail qui attiré notre

attention. Cette phrase : "Ensuite il a maltraité ses sœurs qui le craignaient. Normal !

On le préparait à la succession." (E S. p 42), nous fait étrangement rappeler une

autre, de Mouloud Feraoun, dans Le Fils du pauvre : "Je pouvais donc sans être

puni, frapper mes sœurs et quelque fois mes cousines : il me fallait bien apprendre à

donner des coups !" Il y d'abord la ponctuation -le point d'exclamation-, le ton

ironique des auteurs et le fait que des actes condamnables (maltraiter ses sœurs au

point qu'elles le craignaient, pour le premier, frapper ses sœurs et ses cousines, pour

le deuxième) deviennent des nécessités sans lesquelles l'éducation du garçon

s'avèrerait incomplète. Il est vrai que Mouloud Feraoun fut l'un des inspirateurs de la

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littérature maghrébine, et, c'est à ce titre, peut–être, que Tahar Ben Jelloun lui fait ce

clin d'œil.

- L'anthroponymie et la toponymie : clins d'œil complices

Dans L'Enfant de sable, le choix des prénoms et des noms de lieux traduit

une réalité sociale dans laquelle différents référents sont évoqués. L'espace textuel

est parsemé d'allusions, plus ou moins manifestes, à toutes les composantes qui

forment la culture et la vision idéologique marocaines. L'apport arabo-islamique se

révèle être l'élément majeur autour duquel les autres fragments de la culture sont

fédérés.

Le relevé, d'anthroponymes ou de toponymes d'origine arabo-musulmane ou

qui la sous-entendent, confirme une prédominance de cette dernière ressentie à la

lecture du roman. En dehors des prénoms dont l'analyse faite précédemment

corrobore notre jugement, il existe dans le texte de nombreux signes qui attestent

cette réalité. En premier, il nous a paru opportun de mettre ne évidence, les clins

d'œil de l'auteur à ses compatriotes marocains.

- Clins d'œil au public arabophone322

Les fqihs, le prophète Mohammed, khôl, les sourates extraites du Coran (Si

Dieu vous donne la victoire, personne ne peut vous vaincre), Antar, Allah, Ibn El

Farid, muezzin, laveurs de morts, Farid El Atrach, retour aux pratiques

antéislamiques (enterrer les filles vivantes), errachwa, les références aux Milles et

une nuits, hadja, hadj, Ibn Batouta, La Mecque, l'Egypte, Maroc et Egypte (l'Arabité

de la culture du Maroc), es-ser El mekhfi, El majhoul,

* Références à la période antéislamique

Antar : Ce prénom désigne un poète (Antar Ibn Cheddad) connu pour sa

bravoure, sa témérité mais aussi pour son amour pour les femmes. "Antar et Aabla"

reste l'équivalent de "Quais wa Laila" (Equivalent de Roméo et Juliette). Les

poèmes de Antar font partie des célèbres Mouaalaqates de la poésie antéislamique.

Ce nom fut donné à des héros voyageurs rebelles et qui excellaient dans l'art de

conter.

L'Egypte : Derrière ce nom se cache une grande civilisation. Si l'auteur fait

allusion à l'Egypte c'est pour revisiter ce patrimoine et donner à la culture arabe et

322 Nous voulons dire par arabophone, tous les publics dont la langue maternelle reste l'arabe même s'ils parlent ou lisent en français ou avec une autre langue. Dans cette catégorie de publics, il y a les maghrébins, les publics des pays arabes, mais aussi les beurs ou autres émigrés arabes au Canada ou en Amérique en général.

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marocaine cette profondeur qui va au delà des frontières de l'Islam dans lequel un

certain discours voudrait la confiner. C'est une manière de montrer que cette

civilisation, dont le Maroc fait partie, s'est nourrie également d'une des plus grandes

de ce monde.

L'enterrement des filles vivantes : Ce cliché, intelligemment entretenu pour

donner de l'Islam une image de religion des droits de la femme, est convoqué par

l'auteur pour mettre en évidence son actualité. Cette pratique toujours, elle a,

cependant pris des formes différentes. Hadj Ahmed, devant l'impasse où se trouvait

sa situation familiale y a sérieusement pensé.

* Références à la religion musulmane

L'intertexte islamique est dominant dans L'Enfant de sable. Tahar Ben

Jelloun tente de familiariser une grande partie de son public qui n'est pas musulmane

avec les traditions musulmanes.

Le prophète, La Mecque : Des relations d'amour et de fierté lient les

musulmans avec ces deux symboles de l'Islam. Devant les difficultés, le croyant

pense à faire appel au prophète comme à une force adjuvante ou à un ancêtre prêt à

le secourir. Le nom du prophète est dans toutes les discussions, accompagne toutes

les conjurations, sans susciter de crainte ou de peur. Mais la Mecque est citée ici, par

Fatouma, qui affirme l'avoir visité par curiosité et non par acte de foi. Lieu de

dévotion et de soumission complète à Dieu et à son prophète, la Mecque est ici un

lieu d'observation des comportements, sans plus.

Allah, les sourates : La récitation des versets ou Ayates se fait généralement

dans des moments empreints de piété et de crainte. Il est accompagné d'un sentiment

de ferveur et de soumission totale.

Dans le roman, les sourates sont parfois écrites en arabe pour le lecteur

arabophone, mais la voix qui les récite ne dégage pas de sentiment de dévotion, ni

de crainte, au contraire elle ironise et pousse ce même lecteur à se poser des

questions.

Laveurs de morts, Muezzin : Parmi les recommandations du prophète, le

lavage complet du mort avant qu'il ne soit mis dans le linceul. Chaque mort a ce

droit, et il est du devoir des vivants de s'y astreindre. Même si on apprécie le rôle de

ces laveurs, ils provoquent, un sentiment de répulsion.

Le son émis par le muezzin est perçu comme une agression d'une intimité.

Au lieu de réveiller un sentiment de ferveur religieuse, il incite à l'émeute et à la

rébellion contre un ordre religieux établi.

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* Références à la culture arabo-musulmane

Khôl : On ne peut imaginer les yeux d'une femme orientale sans le khôl. Ce

dernier n'est pas perçu uniquement comme un produit pour la mise en évidence de la

beauté des yeux de femmes, mais comme faisant partie d'un patrimoine culturel.

Farid El Atrach est un chanteur de langue égyptienne ; ses chansons connues

dans le monde arabe et au delà, ont bercé tant de générations. Ecouter Farid EL

Atrach dans les pays arabes dans les années cinquante, équivalait à reconnaître son

arabité. C'était plus qu'un moment de détente, c'était un moment de rappel, de

ressourcement et de résistance à l'occupant. Dans le roman la voix de Farid El

Atrach symbolise l'immobilisme de la société.

L'Egypte contemporaine représente la source la plus importante d'où la

culture arabe se nourrit. Ce pays indépendant avant beaucoup d'autres pays arabes a

toujours attiré l'intelligentsia et les chercheurs arabophones. Parler de l'Egypte et la

lier au Maroc revient à revendiquer l'arabité de ce dernier. Culturellement, l'Egypte

représente une référence et un guide que l'auteur semble reconnaître. Les références

à El Azhar, institution universitaire perçue comme la source du savoir religieux, à la

voix de Cheikh Abdessamad psalmodiant les versets du Coran en est une preuve.

L'Egypte était la voix que le monde arabe écoutait.

Es-ser el mekhfi est une expression qui met en évidence le côté mystérieux

de la culture et des croyances. "Le secret enfoui" montre toute la profondeur des

êtres, des savoirs et des comportements qui les accompagnent. L'auteur peut insinuer

qu'il serait très maladroit de se fier aux apparences et au côté superficiel du monde et

des personnes mais, en réalité, cette expression est profondément ancrée dans la

culture mystique des soufistes dont Tahar Ben Jelloun convoquent souvent

l'appréhension du fait religieux et du monde en général. "Dans L'Enfant de sable, le

symbolisme fluctue tout comme Ahmed Zahra est entre deux identités, le secret est

double". La rencontre de ce dernier avec l'un des conteurs, l’homme au turban bleu,

est conflictuelle :

"Ce fut durant une de ces nuits que la mort m'apparut sous les traits d'un

personnage, la huitième naissance, Ahmed ou Zahra, et qui m'a menacé de

toutes les foudres du ciel. Il me reprochait d’avoir trahi le secret, d’avoir souillé

par ma présence l’empire du secret là où le secret est profond et caché. J’étais

habité par es-ser el mekhfi". p203.

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Cette expression même peut avoir une signification double selon

Massignon.323 Avec une minuscule, elle signifierait que le secret est la véritable

identité d’Ahmed Zahra :

"Ce furent les laveurs de morts, convoqués le matin par les sept sœurs réunis

dans la vieille maison en ruine qui, sitôt entrés dans la pièce pour le laver,

ressortirent en courant, en maudissant la famille. Il aurait du faire appel à des

laveuses, parce que le corps d'Ahmed est resté malgré tout celui d'une femme.

Les sœurs n'en savaient rien. Seuls le père, la mère et la sage-femme

partageaient le secret." p.137.

Avec une majuscule, elle renvoie au vocabulaire de la mystique. Dans le

Coran, le mot Qalb (cœur) est très récurrent. Il contiendrait l'essentiel de l'homme, et

ses oscillations et ses mouvements sont le secret même de la vie. Il est le lieu dans

lequel l’union avec le divin a lieu (sourate ?). Ce thème de secret est récurrent dans

les romans de T. Ben Jelloun qui évoque le nom d’el Hallaj el Asrar, "le cadreur des

âmes".

Les références au chiffre sept, chiffre sacré récurrent dans la culture et

enveloppé de pouvoir magique. Avant de faire un relevé au niveau du roman,

voyons son importance dans la culture arabo-musulmane.

Dans le Coran, les cieux sont au nombre de sept (sourate II, verset 29) et

l’enfer a sept portes (sourate XV, verset 44). Il faut sept récitations du coran au taleb

pour être reconnu en tant que tel. L’essence du coran est contenue dans les sept

versets de la Fatiha que le musulman lit au début de chaque lecture du Coran mais

aussi au début de chaque acte ou prise de parole.

Dans le roman, il est récurrent. Le père vit la naissance des sept filles comme

une malédiction. Le premier conteur avertit ses auditeurs qu'ils doivent le suivre à

travers les sept portes que comporte le récit : "Sachez aussi que le livre a sept portes

percées dans une muraille large d'au moins deux mètres et haute d'au moins trois

hommes sveltes et vigoureux." (p13). Ces sept portes correspondent dans le texte à

sept moments de la vie d'Ahmed. Cette structure en sept parties évoque La

conférence des oiseaux324 d’Attar dont les oiseaux à la recherche de leur roi

traversent sept vallées qui représentent les étapes d’une âme en quête de Dieu.

L'homme au turban bleu explique que : "Si notre ville a sept portes c’est qu’elle a

été aimé par sept saints." p.202.

323 Carine Bourget, Coran et tradition islamique dans la littérature maghrébine, Karthala, Paris 2003, p. 114-115. 324 Farid Eddine Attar, La conférence des oiseaux, adapté par Henri Gougaud, édition Seuil, traduit par Manijeh Nouri Ortéga, 2002.

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La femme d'Alexandrie qui choisit le conteur parmi tant d'autres, lui donne la

trame de l’histoire et exige de lui : "Transmettez le récit en le faisant passer par les

sept jardins de l'âme." p.208.

Ibn El Faridi, ce poète arabe du douzième siècle, né au Caire et établi à la

Mecque était soufiste. Depuis son jeune âge, il sentait le manque de spiritualité du

monde qui l'entourait. Sa poésie estimée par les grands mystiques arabes. La poésie

de Shaykh Umar Ibn qu'Al-Farid est considérée comme l'apogée du vers mystique

arabe. Les deux chefs-d’œuvre d'Ibn al-Farid sont L'Ode du Vin, une belle

méditation sur le "vin" de béatitude divine, et Le Poème du Chemin Soufi, ou une

exploration profonde de l'expérience spirituelle soufi. Quelques-uns de ses poèmes

sont connus pour avoir été écrit dans des moments d'extase :

"Et si la nuit t'enveloppe et enfouit en leur solitude (ces demeures) allume de désir

leur noirceur un feu..." p.92.

Devenu professeur de poésie et de hadith (dits du prophète), il a su préserver

sa liberté de penser en occultant les privilèges que lui offraient les différents

pouvoirs du Caire et de La Mecque.

El mejhoul, ou "l'ignoré", caractérise toute la vie des croyants qui se fient à la

destinée ou ce qui est écrit avant la naissance même. Ce concept rejoint la logique

du "secret enfoui" duquel il n'est que le prolongement.

Le Bâttène, pièce de monnaie égyptienne ancienne. Dans un autre sens, le

mot signifie l'intérieur, l'interne en opposition à Thahir, (l'extérieur, l'apparent) écrit

sous la graphie Zahir, à cause de la prononciation égyptienne qui au lieu du son "th"

prononce "z". Ce duo caché/ apparent ou intérieur/extérieur, caractérise de manière

juste ces deux mondes qui interfèrent dans l'imaginaire de l'Orient arabe où la vérité

des êtres et des choses n'est jamais celle que l'on voit.

Les références à la culture arabo-musulmane que convoque l'auteur, sont

empreintes du sceau de liberté, d'écart par rapport à la norme de l'époque d'où elles

surviennent, voire de marginalisation. Personnages et événements deviennent un clin

d'œil critique au lecteur arabophone ou de culture arabe pour lui suggérer les

exemples phares dignes d'être retenus par l'histoire d'une civilisation mal racontée et

mal transmise. C'est une manière de dévier le regard, des rituels stérilisants, des

clichés, d'un suivisme, qui restreignent la vision et la conduisent directement vers

l'impasse, et le diriger vers l'essentiel qui serait la lumière même de tout

spiritualisme et qui a été occulté.

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- Clins d'œil aux lecteurs marocains

Mais parmi ces signes, il y a ceux qui sont adressés uniquement aux

compatriotes marocains qu'ils sont les seuls à pouvoir décoder et les seuls à leur

donner les profondeurs idéologique et culturelle, correspondantes.

(Lalla Radhia, Moulay Ahmed Loukili, Vive Ahmed, vive le Maroc, mani, Qlaoui,

Taboun, Antar, vin Kif Allah, Ibn Battouta, Djellaba gandoura Robe, Zanket Wahed

Errbeh tourne la chance Aiwa Krista, Si abdelmalek (Roi), l'homosexuel anglais, p

25,39, 40, double dans la culture marocaine).

Mais avant de passer à l'analyse des noms, termes et expressions cités plus

haut, il conviendrait de signaler ce clin d'œil intime que l'auteur adresse à ses

compatriotes et uniquement à eux, dans l'espoir de se reconnaître et percevoir le récit

comme le leur, d'abord : "On sortait de la mosquée en se bousculant. Les hommes

aimaient à se coller les uns aux autres." (p39). Ils se collent et se frottent également

lorsqu'ils forment le cercle de la halqa comme si l'histoire passait d'un individu à un

autre et que pour la recevoir toute entière, il faudrait la sentir avec l'autre. Mais le

fait de faire bloc est un enseignement du prophète qui demandait aux fidèles de

mettre épaule contre épaule au moment de la prière pour éviter à Satan de se mettre

entre eux.

Les termes de Lalla et de Moulay appartiennent au vocabulaire du royaume

marocain. Lalla qui, à l'origine, veut dire maîtresse, est employé par la suite, pour

désigner une femme respectée, généralement, pour son âge. Mais lorsqu'on lui

adjoint le prénom Radhia qui signifie "la soumise", celle qui accepte, et dont le

masculin est très péjoratif : Radhi : le cocu, il se chargerait des deux dévalorisations.

La notion du double, des contraires qui cohabitent dans l'être même d’Ahmed, se

retrouvent dans cette nomination de Lalla Radhia dont le premier terme est

mélioratif et le second péjoratif.

Moulay appartient à la famille du roi lui même. Il signifie "le roi" et la nuit

des noces, le marié est désigné sous ce nom, Moulay, dans les pays du Maghreb.

L'orchestre de Moulay Ahmed Loukili, est certainement un orchestre très réputé.

Loukil signifie "le procureur" ou "le tuteur" de quelqu'un qui ne serait pas encore

majeur ou ayant droit.

Les termes, mani, qlaoui, taboun sont d'origine marocaine et l'auteur, sachant

qu'en dehors de cette sphère ils ne seront pas compris a pensé utile de les traduire en

français. C'est une manière d'offrir, au public marocain, et la manifestation d'une

préférence de jouir avec ces derniers. La traduction ne signifie presque plus rien

pour ceux qui comprennent ces mots dans la langue marocaine.

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Le triptyque Allah, El Malik, El Watan (Dieu, le Roi, la patrie) qui fonde la

vision pouvoir au Maroc est remplacé, ici, par l'auteur, par le vin, le kif et Allah que

l'on retrouve dans la page 90, les deux premiers ensemble, suivis quelques lignes

plus bas par Allah : "Qu’Allah le ramène à la vie et à la lumière !". Autrement dit

"qu'Allah l'éloigne du Kif et du vin" qui seraient, non seulement des oppositions des

termes de "roi" et de "patrie", mais les facteurs par lesquels on s'en éloignerait.

Djellaba, Gandoura, Robe, Zanket ELWahed, Aïwa font partie de la

terminologie du Maroc et d'une grande partie du Maghreb. Le mot robe attesterait,

quant à lui, d’une sorte de prégnance de la langue française étant donné que des

termes français, employés à côté d'autres, arabes, et perçus comme faisant partie du

patrimoine, sont utilisés par des personnes qui ne parlent pas cette langue.

Comment pourrions-nous interpréter l'expression de "l'homosexuel anglais" ?

Est-ce l'image que véhiculent des touristes occidentaux qui viendraient au Maroc

rechercher ces plaisirs que beaucoup d'écrits sur l'Orient ont de tout temps mis en

exergue et encouragés ? Est-ce l'exotisme que des écrivains dépeignent et que

l'auteur dénonce, ou l'hypocrisie de la société qui décourage les écrits sur ces

pratiques interdites, pourtant très demandés, mais qui ne fait rien pour lutter contre

les pratiques elles-mêmes ?

"Les gens aiment parler des autres. Ici, ils raffolent des potins sexuels. Ils en

parlent tout le temps. Parmi ceux là qui se moquaient tout à l'heure de

l'homosexuel anglais, j'en connais qui iraient bien en cachette lui faire l'amour

ou simplement faire l'amour ensemble. Il leur est plus facile de le faire que d'en

parler ou de l'écrire. On interdit les livres qui parlent de la prostitution dans le

pays, mais on ne fait rien pour donner du travail à ces filles de l'exode rural." p

145.

L'auteur, en s'adressant à ses compatriotes leur reprochent de ne pas toujours

savoir désigner les responsables et situer les responsabilités. Il leur reproche, tout en

dirigeant leurs regards dans la direction vers où il doit se focaliser, d'ignorer

l'essentiel et de s'occuper des futilités qui les éloignent de tout changement social

salutaire.

Clins d’œil au public occidental

Avant d'aborder ce point, il faudrait signaler la prégnance, dans le regard que

porte l'écrivain sur la culture, de la période arabo-andalouse dans l'histoire non

seulement de son pays, mais de toute la région. Cela s'explique par les influences

que cette époque a laissées dans la société marocaine, mais aussi, par la proximité de

l'Espagne, lieu de la métamorphose de la "science" arabo-musulmane. Tout un

chapitre, portant le titre de "La nuit andalouse", est consacré à cette époque. Un

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personnage, que beaucoup de critiques expliquent comme un hommage rendu par

l'auteur à Louis Borgès, entame le voyage andalou dans un bidonville de Buenos

Aires, à la recherche d'une femme à la chevelure noire. Il se retrouve dans les ruelles

étroites de la médina où toutes facettes de la culture magique, du génie créateur,

populaires, mais aussi de la misère, sont étalées. Il traverse l'Europe et s'arrête en

Andalousie :

"J'ai passé toute la journée dans le palais d'Al Hambra. J'ai flairé les choses. J'ai

senti le parfum de la terre et de la pierre. J'ai caressé les murs et laissé ma main

traîner sur le marbre. Je visitais donc la première fois Al Hambra les yeux

éteints. A la fi n de la journée, je me suis caché à l'intérieur du bain maure. Les

gardiens n'on rien vu. Ainsi je me suis fait enfermer dans le palais et les

jardins." p.194.

Ce qui retient notre attention c'est ce sentiment de frustration, de remords, de

l'auteur, qui, devant ce majestueux passé perdu à jamais, se prosterne. Cette

admiration mais aussi ce regret douloureux, s'expliquent par la situation des

héritiers de cette civilisation que l'auteur ne reconnaît plus. Une religion ayant pu

mobiliser autant de pays, de races, de civilisations, une religion qui a su traduire,

réunir des oppositions pour les métisser et en arriver avec à un sommet jamais atteint

auparavant, une religion et une culture de cette envergure ne peut se réduire à cette

image pâle que l'on exhibe d'elle aujourd'hui.

Des références à l'Espagne et à son patrimoine contemporain sont présentes.

Sept siècles après, c'est au Maroc, que l'on retrouve ces renvois : "Je ne voulais pas

marcher dans les rues de Tétouan. Elle me lâchait ensuite je me retrouvais seul dans

la grande place qui s'appelait "plaza Cervantes". Un nom qui signifie beaucoup pour

l'auteur car il représente ce qu'il y a de plus noble : une culture profondément

humaine qui a atteint l'universel. Comment changer un nom pareil et mettre à sa

place quelque chose qui, non seulement ne signifie rien, mais ne réfère à rien : "Elle

a changé de nom aujourd'hui, je crois qu'on l'appelle "place de la Victoire", victoire

sur qui, sur quoi ? Je ne sais pas." (p184). Cet échange entre Espagne, Amérique

latine et Maroc se poursuit sur plusieurs pages. 325

Les Milles et une nuit représentent, chez les occidentaux, une image d'un

Orient de rêve, d'érotisme, de senteurs paradisiaques, mais aussi d'un monde

simulacres où des courtisans de tous genres, des traîtres aux coups bas meurtriers,

des femmes, en apparence sans autorité et complotant contre des maris absorbés par

le gain ou le pouvoir, font et défont les pouvoirs. Ce monde, attirant et repoussant à

325 Voir pp. 184-189 et pp.190-198.

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la fois, suscite, dans l'imaginaire occidental, une sensation étrange où se mêlerait la

crainte, le mépris et la curiosité, qui générèrent une volonté de domination et de

suprématie que l'histoire des deux mondes établit d'une manière claire.

L'histoire de Tawaddud326, fille esclave d’Abou Alhsoun, homme riche et

puissant est typique de cette vision de la femme qui recèle en elle tous les désirs et

les fantasmes. Cette histoire de Les Milles et une nuit, racontée par Chahrazed,

retrace l'histoire d'une jeune fille esclave qui devant les difficultés financières de son

maître, lui propose qu'il l'emmène chez le Calife Haroun Errachid pour la lui céder

contre une forte somme d'argent. Une fois sur place, elle dévoile au calife toute sa

science et son savoir (syntaxe, poésie, jurisprudence, exégèse, philosophie, musique,

connaissances divines, arithmétique, géodésie, Coran, hadith, logique, sciences

mystiques...) et ce dont elle est capable (dialoguer avec les plus éminents savants de

Baghdad). Ce fut fait, et elle obnubila tous ceux qui l'ont approchée.

Les marabouts sont des sortes de mausolées construits sur une tombe d'un

saint, ou considéré de son vivant, comme tel. Marabout "vient de la prononciation

dialectale Mrabet de l'arabe classique Mourabit, qui désigne l'homme vivant dans le

Ribaa (couvent fortifié)? Au pluriel El Mourabitoun a donné "les Almoravides",

(dynastie qui régna sur le Maghreb et l'Espagne musulmane au XI et XIIème

siècle)".327 Au Maroc, ce terme, du vocabulaire mystique, a une signification

particulière parce qu'il est relié aux mouvements soufistes et particulièrement à celui

des chorfa. Les croyances, antérieures à la présence islamique, lui adjoignent un

pouvoir magique. C'est le terme de Wali, (ami de Dieu), qui est le plus souvent

utilisé dans les couches populaires, pour désigner El mrabet. Mais la traduction

française a préférée ce dernier terme.

Dans le roman, le marabout est un personnage énigmatique, secret, duel qui

s'avère un falsificateur, un masque après la mort. Désigne t-il un saint, un

personnage rebelle de son vivant ou un mirage qui s'avère être un double ?

Il y a d'abord l'exemple d’Antar le rebelle :

"Ce chef guerrier, un être terrible, c'est un chef impitoyable, une brute, une

terreur dont la renommée dépassait le clan et les frontières (...) Il était craint et

respecté, ne tolérait aucune faiblesse ou défaillance de la part de ses hommes,

faisait la chasse aux corrupteurs et punissait les corrompus, exerçait un pouvoir

et une justice personnels, jamais arbitraires, allait jusqu'au bout de ses idées et

326 Informations extraites de l'article, L'intertexte islamique de L'Enfant de sable et de La Nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun, de Corinne Bourget dans la revue américaine French Review n°4, volume 72 mars 1999. 327 Arnaldez Roger, Maraboutisme, encyclopédie Universalis 10.

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de sa rigueur (...) cet homme, ce Antar secret dormait avec son fusil, on

découvrit, le jour où il mourut, que cette terreur et cette force logeaient dans un

corps d'une femme. On lui érigea un mausolée sur le lieu de sa mort ;

aujourd'hui c'est un saint ou une sainte ; c'est le marabout de l'errance." p.83-

84.

Il y a ensuite l'exemple de Ahmed-Zahra, dans la version de Salem :

"Le bruit courait très vite qu'au cimetière on venait d'enterrer un saint, le saint

dit de la fécondité bien heureuse, car il assure aux femmes d'accoucher

d'enfants mâles. J'ai appris ainsi comment naissent les saints et leur légende."

(p.138)

Ces deux exemples de personnages controversés, marginaux et marginalisés,

autorisent à penser que l'auteur ne partage pas les normes sociales et propose des

modèles autres que ceux qu'impose la culture dominante dans la société marocaine

ou arabe en général. Mais la marginalisation de ces personnages vient du fait de leur

dualité. Femmes, elles se sont comportées en hommes jusqu'à tromper le reste de la

société. Une fois Ahmed devenu Zahra, il n'arrive à assumer ni son corps, ni son être

: est-ce à dire qu'il lui est plus difficile d'être une femme, même quelconque, qu'un

homme de poigne qui gouverne de main de fer sur la maison et les affaires ? Ou

simplement il a fini par perdre les repères en recevant une éducation qui l'avait

beaucoup plus préparer à devenir homme que femme. A la mort de Antar, on

découvre que c'était une femme et on lui dresse un mausolée: était-ce pour le

remercier d'avoir bravé la loi des hommes et de s'être vengé d'eux en les soumettant

? L'auteur met le doigt sur une vérité sociale marocaine ou arabe peut-être (le double

provoque la naissance d'un sentiment ambiguë, où répulsion et attirance cohabitent

ensemble), mais il insinue aux publics occidentaux, qu'il la également retrouvée

chez eux.

- Clins d’œil à l’Afrique

Plusieurs références à L'Afrique, désignée parfois par le terme Sud, éclairent

de la présence des traces de cette dernière dans la culture marocaine. La danse

marocaine qui s'appuie davantage sur les tapes des pieds sur le sol et celui des mains

entre elles : "Je danse, je tournoie. Je tape des mains. Je frappe le sol avec mes pieds.

(...). Mon corps danse en scandant le rythme africain...Je l'entends. Je vois la brousse

et je me mêle aux hommes nus. J'oublie de me demander qui je suis."(p.56). L'auteur

utilise des procédés de la métonymie pour référer aux sources africaines d'une partie

de la culture du pays. L'exemple de la page 199 où il parle de cet homme : "...la tête

emmitouflée dans un turban bleu", assis à même le sol, étendu comme un animal

blessé...". Le Sud constitue un lieu de pèlerinage pour les personnages en quête de

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leur identité ou mal dans leur peau, un mirage ou une obsession qu'il faut

matérialiser : " Rien ne marchait. J'ai fait un pèlerinage à l'extrême sud du pays. Je

suis arrivé après des mois de marche à pied et d'errance dans des villages étranges,

qui, dans ma folie, devaient être des apparences, des corps vides...". p.204.

L'étude onomastique a montré la profondeur de la culture arabe et la

prédominance qu'elle a dans la société marocaine. Dans cet ouvrage, à titre

d'exemple, aucun personnage marocain du récit ne porte un nom provenant d'une

autre origine (berbère par exemple). Tahar Ben Jelloun, enfant, a d'abord fait des

études de l'arabe et du Coran dans une école coranique, ce qui peut expliquer, en

partie, la présence de beaucoup de signes qui renvoient à cette culture.

La présence des conteurs dans les places traditionnelles marocaines leur

confère des pouvoirs qui leur viennent de la facilité du verbe dont ils font preuve, et

les assimile aux poètes. La magie qui entoure leurs récits les place au dessus des

simples écrivains. Ce sont eux qui possèdent le pouvoir de dire.

Nous avons essayé à travers le relevé d'exemples choisis arbitrairement

parmi tant d'autres, de montrer la diversité des sources dont puise l'auteur. De part sa

place entre l'Europe et l'Afrique, étant donné qu'il a été le pont qui a permis le

passage des Arabes en Europe et celui de leur retour, le Maroc, habité par des

Arabes et dont les autochtones sont des Berbères, est un carrefour où diverses

civilisations et cultures (y compris la culture judaïque) se sont côtoyées et continuent

de le faire.

Lorsque le premier conteur interpelle son public en disant : "Ô hommes du

crépuscule ! Je sens que ma pensée se cherche et divague." (p.40) est-il en train de

cibler les lecteurs dont la culture se nourrit de deux mondes et l'imaginaire, de deux

ou plusieurs espaces ? Etymologiquement, le mot crépuscule peut signifier "entre

chien et loup", c'est à dire, entre l'un et l'autre, l'entre-deux. Mais il peut signifier

également "déclin", et dans ce cas, n'est-il pas en train de s'adresser à ceux qui sont

en voie de disparaître parce qu'ils n'ont pas su mettre un pied dans la culture de

l'autre ?

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II – Solibo Magnifique : Le surnom pour combler l'écart

1 - L’Anthroponyme : un écart

"L'imaginaire implique plusieurs choses. D'abord le caractère mosaïque de cet

imaginaire. Il y a plusieurs traces, plusieurs bribes, plusieurs parfums

d'imaginaires qui sont mis en relation, non de manière harmonieuse, mais de

manière paradoxale et conflictuelle. Deuxièmement, il faut comprendre qu'il

n'y a pas eu de synthèse dans le processus de la créolisation que nous avons

connu."328

Voilà comment Patrick Chamoiseau, répondant à une question de Michel

Petersen, qualifie l'imaginaire antillais dans lequel cohabitent des paradoxes, sources

de conflits permanents, n'ayant pas encore abouti, ou n'aboutissant jamais, à une

décantation qui génèrerait un produit fini où cohabiteraient ces composants, eux

mêmes non définitifs. Le phénomène de créolisation est un mouvement perpétuel,

un processus en marche, il ne peut, dans ce cas précis, parler de synthèse qui ne

pourrait se produire que si ce mouvement cessait.

a - Les anthroponymes reflets des personnages ?

L'analyse des anthroponymes, relevés du roman, nous permettra de mieux

saisir le sens que l'auteur veut leur donner et d'entrevoir l'assise culturelle ou

idéologique que ces derniers peuvent véhiculer. Ce travail anthroponymique offre un

intérêt au niveau de la langue et des informations qu'il peut nous fournir sur la

société martiniquaise et sur son évolution historique. Il reflète un des aspects

sociolinguistiques de La Martinique et des Antilles en général.

Les intrusions historiques et politiques, les métissages des races, des langues

et des cultures, les contacts des civilisations, sont-ils dévoilés, confirmés par les

anthroponymes et les patronymes comme c'est le cas de L'Enfant de sable ? Le

prénom martiniquais, a-t-il une profondeur traditionnelle et une histoire assez

ancienne ? Les appellations de personnages et de lieux repérés dans le roman

ressemblent-elles à celles que l'on retrouve dans la société ou sont-elles choisies par

l'auteur pour représenter un autre monde, dans la fiction ? Amérindien, africain,

européen et asiatique, païen, chrétien ou musulman de culture, l'héritage est nourri

du divers dès l'apparition ou la naissance de la nation martiniquaise.

328 Patrick Chamoiseau, L'imaginaire de la diversité, entrevue réalisée par Michel Petersen Source : Le site Divers

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Nous allons insister, dans notre étude onomastique, sur le sens que peuvent

sous entendre ces différentes appellations. C'est en effet la recherche du sens et de la

signification des prénoms, parfois l'adéquation ou non du sens avec le personnage

qui le porte, qui constitue l'essentiel de cette partie.

L'identité créole est le produit d'une conjonction régulière, soutenue et

douloureuse de réalités raciales, culturelles et linguistiques différentes, que les

Antilles ont connue depuis plusieurs siècles. Il serait erroné de vouloir définir cette

identité en lui inculquant les procédés classiques parce que non seulement elle

représente le monde mais elle est habitée par une diversité de composants en

perpétuelle mutation et générateurs de conflit. Si dans d'autres sphères francophones,

le schéma du conflit identitaire était, plus ou moins clair, traditions, langues,

croyances, mythes, légendes des ancêtres contre ceux du colonisateur, dans le cas

des Antilles, le problème est plus complexe. Avant la colonisation, les colons

européens avaient quasiment fait disparaître les autochtones amérindiens. Les

antillais contemporains sont tous descendants de colonisateurs, en majorité, africains

habités par l'Afrique et l'Europe, nés dans l'esclavage et la traite. C’est cela la

complexité. En l'absence d'un arrière pays culturel, comment opposer des réalités

ancestrales au dominateur ? Colons européens et esclaves d'Afrique fondèrent les

Antilles sur les cadavres des amérindiens. Une identité est née à partir d'un crime.

"Ainsi, le crime est fondateur chez nous. Et partir de là, il fallait comprendre que ce

qui c’était constitué c’était une identité nouvelle, l'identité relationnelle."329

Dans Solibo Magnifique, l'auteur présente des personnages humbles, des

petites gens, chômeur, marchande de sorbet, prostituée, djobeur, ouvrier agricole…

Ils sont tous présenté avec leur nom, leur surnom, leur métier ou ce qui ressemblerait

à un métier, aux yeux de la police qui accompagne souvent la présentation de

chacun, par ce commentaire : "en réalité sans profession", et éventuellement leur

adresse s’ils en ont une.

Sucette, le "tambouyé" (tambourier) qui accompagnait Solibo lors de ses

discours, Doudou-Ménar, femme forte et volontaire qui va être tuée lors de

l'interrogatoire, Congo, vieil africain qui va, lui aussi, mourir, dans les mêmes

conditions, Ti-Cham qui essaie d'écrire la parole, Sidonise, amoureuse de Solibo,

Philemon Bouaffesse, brigadier chef, personnage violent reniant vainement son

origine créole, Evariste Pilon, inspecteur principal, a honte de son origine et qui

essaye de tourner le dos à la créolité en faisant traduire ses propos par Bouaffesse

329 Patrick Chamoiseau, lors d'un entretien avec Dominique Deblaine, à l'occasion de la publication de Biblique des derniers gestes, Gallimard, 2002. Diminique Deblaine est membre du CELFA. Source http://www.remue.net/cont/chamoiseau.html

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lors des interrogatoires. Tout un paragraphe montre sa « dualité » (p.118-119). Mais

l'explication de Pipi le rattache définitivement à ses origines :

"Qu'as-tu déjà demandé à ce nom : Pilon ? Sais-tu s'il te porte la souvenance

d'un aïeul nègre-marron à qui on aurait fendu le fil du pied ? Et si le bobo s'était

infecté et qu'on lui avait coupé la jambe ? Et si les nègres de l'habitation

l'avaient alors crié Ti- Pilon ! Ti-Pilon à cause d'un bois courbaril qu'il aurait

fixé à son moignon ?"

Affrontement de deux mondes. Les surnoms choisis sont utilisés pour

détourner une condition, loin de la réalité et jamais acceptée, une condition où la

dimension ironique relevée par le lecteur francophone, dénonce le ridicule de la

situation. A titre d'exemple, un nom comme Bateau français n'a aucune profondeur

sociologique ou culturelle, il donne l'impression d'être un plaquage d'une chose sur

une autre pour la cacher. Congo, surnom donné par la rue rétablit cette réalité et

recrée une profondeur, qui, à défaut d'être sociologique, est peut-être historique.

Autre exemple où l'écart frise le ridicule et le décalage profond transforme la vie

quotidienne en un drame dont les antagonistes sont victimes d'une situation qui leur

échappe et les éloigne de plus en plus :

"- Dis comment on t'appelle, explique Bouaffesse.

- Bête-longue.

- C'est votre surnom ? Bien. Nom et prénom maintenant.

- Hein ?

- Quelle manière de te crier ta manman a donné à la mairie, traduit Bouaffesse.

- An pa save...

- Il dit qu'il ne sait pas inspesteur..." p.142-143.

Les surnoms fonctionnent comme une relation au monde environnant,

comme un lien qui permet d'échanger et de continuer à vivre dans la communauté,

par opposition aux noms figés, d'une autre époque et miroirs d'une culture qui n'est

qu'un élément dans la fondation d'une identité en créolisation.

b - Solibo Magnifique, oxymore et ambigüité

Les deux parties qui composent ce nom n'ont pas la même origine. La

première est une appellation circonstancielle donnée par un ensemble de vieilles

femmes : "Quelques vieilles du marché où il stationnait sa détresse le nommèrent

Solibo, astuce de dire : nègre tombé au dernier cran – et sans échelle pour

remonter." (p.78). C'est un surnom donné dans un moment de déchéance et qui n'a

pu être oublié dans les moments fastes de la vie de Solibo. La deuxième partie est un

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autre surnom qui a pu rétablir une sorte d'équilibre ou compléter le cheminement

d'une vie où ce passé se présente comme préjudiciable pour la suite de l'existence.

En effet le "Magnifique" n'a pu se débarrasser de "Solibo" même dans les périodes

de bonheur et de confort, lorsqu'il était la voix la plus écoutée de la région. Cet

homme, ce destin, sont la composition des deux éléments et le second ne peut

totalement effacer le premier, parce qu'il il en est l'émanation. Il ne pouvait être

Magnifique s'il n'avait pas d'abord été Solibo.

"Le métissage est ambigu. (...). L'ambiguïté lui est intrinsèque. Elle est qualité

de son mode d'agir. Prise ainsi dans une acception dynamique, l'ambiguïté perd

de la valence négative qu'elle revêt traditionnellement dans la sphère

psychologique ou morale. L'ambivalence est conciliatrice : ceci est son

contraire, à la fois vrai et faux, noir et blanc, bon et mauvais. L'ambiguïté

refuse la conciliation"330

Le nom de Solibo Magnifique répond parfaitement à cette définition du

métissage. Il est composé d'un nom créole (Solibo) et d'un adjectif qualificatif,

français, magnifique. Cette composition bilingue ajoutée à une autre, "le mauvais et

le bon", en sont la parfaite illustration. Ce "mélange" du "mauvais" et du "bon" a fait

perdre de la valence péjorative de l'ensemble et le résultat de l'addition des deux

éléments n'est plus relatif au total. Autrement dit, une nouvelle acception est née,

différente et indépendante des constituants qui l'ont produite, mais surtout, imprévue

à tous les calculs. Ce produit se réserve le droit de devenir, selon les circonstances,

plus proche du premier constituant, du second constituant, ou loin des deux

constituants à la fois. Solibo a été, à des moments de sa vie, très proche de son

premier surnom, et à d'autres, il était plutôt magnifique. Mais, dans d'autres périodes

de sa vie, il était très loin des deux pôles, il était autre, il manifestait une liberté

d'être ce qu'il voulait au gré des circonstances : "Déploiement justifié par

l'imprévisibilité de Solibo Magnifique" (p.198). Le conteur apparaîtra tour à tour

majestueux et insignifiant, il est tout cela en même temps, mais il est autre chose

aussi : "Solibo était semblable à un reflet de vitrine, une sculpture à facettes dont

aucun angle n'autorisait une perspective d'ensemble." p.220.

Pour la police, ce n'est qu'un cadavre de nègre comme ils en ont l'habitude de

voir. Les lecteurs créolophones sont directement avertis par la première partie du

nom, les autres doivent lire les explications fournis par l'auteur pour comprendre.

"Car si Solibo Magnifique peut évoquer Soliman le Magnifique c'est en réalité un

oxymore pour les créolophones. (...). Solibo Magnifique a donc effectivement deux

330 Alexis Nouss, Regards croisés sur le métissage, sous la direction de Laurier Turgeon, collections intercultures, Les presses de l'université Laval, Montréal, 2002, p. 90.

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visages opposés, comme "le papa-langue de l'oralité" évoqué dans Lettres créoles.

Son nom ne peut permettre de l'oublier."331 Il vit dans un monde de relative liberté

par rapports aux ancêtres dont il continue de répandre la mémoire, certes, mais dans

un monde qui se morfond dans des crises, économique et sociale. Il devait fabriquer

du charbon qui ne se vendait pas toujours, et " nul n'en vit le désarroi dans son

élocution." (p.223). Mais une fois en dehors de son travail, il était un homme. En

arrivant à la savane, lieu magique où se fait la métamorphose qui le transforme et le

transporte dans le monde de la parole guérisseuse, il accomplit une pirouette qui lui

ouvre cet univers du bonheur.

Pour conclure sur cet anthroponyme de Solibo Magnifique, nous pouvons

dire que si la chute a été à l'origine de sa vie de conteur ainsi qu'à son terme, il y a

lieu de signaler que l'oxymore qui qualifie cet anthroponyme est révélatrice de

plusieurs paradoxes sur lesquels est construit le roman.

Le premier paradoxe est la mort du conteur, maître de la parole, au début et

c'est à la fin que lecteur découvre sa parole grâce à une transcription qui se veut

fidèle.

Le second paradoxe est que le conteur raconte pendant un carnaval qui n'est à

aucun moment cité ou décrit. Au contraire c'est l'envers du carnaval qu'il nous fait

vivre : une redoutable enquête policière qui fait couler du sang et ôte la vie à deux

auditeurs alors que le carnaval (le lecteur l'imagine) faisait couler, par la danse, la

sueur à ses participants.

Le troisième paradoxe est dans le personnage du conteur lui-même, qui

affirme à Ti-Zibié que l'écriture finirait par le tuer, alors que la parole fut à l'origine

de sa mort à lui : "Cesse d'écrire kritia kritia, et comprends : se raidir, briser le

rythme, c'est appeler sa mort... Ti- Zibié, ton stylo te fera mourir couillon ... " p.76.

c - Les anthroponymes ou la créolisation en marche

Les patronymes et les anthroponymes que Patrick Chamoiseau a choisi de

mettre dans le roman, montrent chacun une des dimensions historiques et du

paysage culturel métissé des Antilles modernes. La négritude chantée par A. Césaire

ou la tentative obstinée de nouer les racines des Antillais à l'Afrique.

À cette Afrique rêvée par la négritude, répliquait une autre Afrique que les

écrivains antillais ont voulu faire leur, essayant de fixer leur mémoire sans attache et

sans passé à un corps, à une réalité physique. Les traces de l'Antillanité de Edouard

331 Delphine Perret, La parole du conteur créole : Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau, The french review, vol 67, n° 5, April 1994, p. 826.

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Glissant sont également visibles dans le roman, à travers des clins d'œil dissimulés

dans les noms de personnes et de lieux. Ces deux imaginaires croisent avec un

troisième, celui des générations antillaises qui croient à un monde en perpétuelle

créolisation, à un monde de la diversité. Ceux-là, trouvent dans Solibo Magnifique,

une multitude de clins d'œil qui révèlent la vision et l'intérêt de Patrick Chamoiseau

qui tente, au delà des divergences qui peuvent naître et des différents, démontrer une

certaine complémentarité entre les trois rêves aux goûts amers qui laissent l'auteur

sur sa faim :

"Notre pré littérature est de cris, de haines, de revendications, de prophéties aux

aubes inévitables, d'analyseurs, de donneurs de leçons, gardiens des solutions

solutionnantes aux misères d'ici-là et les nègres ceci, les nègres cela et

l'Universel, ah l'Universel!... Final : pas de chant sur l'Amour. Aucun chant de

koké. La négritude fut castrée. Et l'Antillanité n'a pas de libido. Ils eurent

beaucoup d'enfants (surtout dehors) mais sans s'aimer." p.65-66.

L'expression de l'auteur : "Ah l'Universel !" montre que la reconnaissance de

la part de l'autre dans le moi et la réhabilitation de tous les composants historiques et

culturels, de toutes les dimensions raciales aussi ambiguës soient-elles, serait la

solution à une situation d'absence d'amour, de désarroi et de blocage. Il essaye de

développer une philosophie de la vie et de l'histoire, tout particulièrement, qui

témoignerait de la confiance qu'il met dans la relation avec l'autre. Ce principe de

relation des altérités et des identités reconsidérées, serait le seul moyen de mettre fin

aux cassures provoquées par les conflits ethniques ou dus à toutes sortes de

frustrations ou antagonismes. Dans Solibo Magnifique, l'auteur a voulu convier le

lecteur à un débat entre les pôles identitaires du monde en proposant un système

d'appellation qui interpelle tous.

- Congo ou l’appel de l’Afrique

Bateau français, "crié" Congo, accompagne Solibo, il lui sert de tambourier.

Son nom (Bateau français) ne renvoie à aucune origine. Non seulement, il ne reflète

rien mais il est sans profondeur et ne répond à aucun logique d'attribution des noms

ou prénoms. Il est certainement le fruit d'un travail réfléchi imaginé par les colons

pour couper ces gens de leurs origines, de leur culture, de leurs croyances. Il ne peut

signifier ou référer qu'à un parmi ces milliers de bateaux qui ont participé au

déracinement de ces millions d'êtres humains. En s'attaquant au système traditionnel

de transmission des patronymes, les colons aspirent arriver à créer une génération

dont le regard vers le passé ne suggèrerait pas grand chose et, de ce fait, mettre en

place une nouvelle nation qui se nourrirait d'un nouvel imaginaire métissé.

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Les surnoms, en général, agissent comme des restaurateurs d'une vérité ou

d'une réalité tue ou cachée. La rue a remarqué l'écart, l'inconvenance, qui existait

entre le personnage et le nom qu'il portait et a spontanément rétabli cette injustice,

ce déséquilibre, en le nommant Congo, parce qu'il était de race noire et d'origine

africaine. "Au XVIIIe siècle, les principaux foyers sont les actuels territoires du

Sénégal, de la Guinée et du Congo. (...). Les captifs appartiennent à différentes

ethnies, les plus représentées sont les Congos et Bambaras."332

Avec ce personnage, l'auteur a voulu mettre le doigt du lecteur sur les

souffrances que les populations déportées du Congo ont pu vivre, particulièrement

l'ethnie des congos. C'est aussi le regard de ce lecteur que l'auteur force à lorgner

vers l'Afrique. Si Patrick Chamoiseau et les tenants de la créolité, avaient, en

certaines circonstances, manifesté de la réserve envers la Négritude qu'ils pensaient

réductrice, ils ne l'ont jamais remis en cause, et ont davantage essayé de l'enrichir à

travers l'Antillanité puis la créolité. Ce surnom de Congo agirait ainsi un hommage

au passé douloureux de l'Afrique et un clin d'œil à la grandeur du père Césaire.

- Lolita Boidevan ou Doudou Ménar, hyperbole et diversité provocantes

Son estime et sa générosité ont fini par la tuer. Parce qu'elle a été volontaire

pour aller chercher du secours pour le conteur qui agonisait au pied du vieux

tamarinier, elle fut assassinée par la police qu'elle venait pourtant avertir d'un drame.

Son impulsivité, la sincérité de son engagement et son franc-parler la fit passer pour

une provocatrice, c'est ce que les policiers n'ont guère apprécié. Le surnom de

Doudou Ménar traduit ce caractère et ces comportements fougueux, alors que Lolita,

à connotation religieuse, diminutif du prénom Lola, lui même diminutif du prénom

espagnol Dolorès d'origine latine, signifie douleurs qui ont rapport avec les douleurs

de la Vierge Marie.

Dans le monde de la littérature, ce prénom peut amener le lecteur sur une

autre piste que Patrick Chamoiseau voudrait lui faire explorer. Il s'agit du roman de

langue anglaise de l'écrivain russe naturalisé américain Vladimir Nabakov publié

pour la première fois en France en 1955. Ce roman est connu pour son sujet

controversé. En effet, le personnage principal, Hembert Humbert, un pédophile,

entretient une relation avec Dolorès Hase, une toute jeune fille séduisante et

provocante. Tout le récit est axé sur la relation sexuelle entre cette jeune fille de

douze ans et Hembert qui, pour s'approcher d'elle, s'est marié avec sa mère. Ce

332 Véronique Bonnet, De l'exil à l'errance : écriture et quête d'appartenance dans la littérature contemporaine des petites Antilles anglophones et francophones, chapitre : L'écriture clinique de la traite négrière, université Paris Nord, Paris XIII, 1997.

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roman traitait de quatre tabous dans l'Amérique puritaine des années cinquante : la

pédophilie, l'inceste, le mariage entre noirs et blancs et surtout l'athéisme représenté

par un personnage dont la vie longue et heureuse offusqua les tenants du

puritanisme. Le manuscrit fut refusé par tous les éditeurs américains, qui, vu

l'"immoralité" du récit, ne souhaitaient pas d'éventuelles poursuites judiciaires. Mais

à partir de 1958, il connut un véritable succès au Etats Unis ainsi que sa version

traduite en français et publiée chez Gallimard.

Pourquoi sommes-nous tenté de penser à un clin d'œil de P. Chamoiseau à

Vladimir Nabakov ? La confession du personnage principal, rédigée pour préparer

son procès, est rapportée par son médecin. Mort avant son jugement, Hembert,

Hembert, ressemble énormément à Solibo qui, mort au début du récit, est raconté par

Chamzibié et par d'autres témoins. Ces dernières paroles ressemblent étrangement à

des confessions sur son impossibilité de continuer à vivre dans ce monde transformé

et dénaturé

Il y a également le fait que ce roman constitue une réflexion sur la culture

littéraire et questionne l'œuvre au moment de son élaboration à l'image de Solibo

Magnifique.

- Patrick Chamoiseau, Chamzibié, oiseau de cham, le métissage à l’œuvre

Dans le procès-verbal rédigé par la police sur le "Marqueur de parole", nous

constatons cette multitude de personnages : "Patrick Chamoiseau surnommé

Chamzibié, Ti cham ou Oiseau de Cham, se disant "Marqueur de parole, en réalité

sans profession, demeurant 90 rue François Arago." (p.30).

La pluralité du personnage est une évidence. Au delà de l'ironie impliquée

par les deux points de vue offerts sur sa profession : "...se disant marqueur de parole,

en réalité sans profession." "Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout,

inspectère" (p30) (p.169), on voit qu'il appartient au monde de la langue. Il

appartient à l'état civil français comme Chamoiseau et au monde de la créolité,

représenté par Solibo, comme Chamzibié ou Ti cham. Dans l'imaginaire antillais

semé de diverses cultures, l'oiseau de cham évoque les nègres volants de la tradition

antillaise comme leurs ancêtres noirs de la bible (la tribu de cham, originaire du

Moyen-Orient, puisque "Bilad echam", le pays des cham, en arabe, c'est l'actuel

Syrie/Liban).

Par ailleurs la narration le montre toujours à l'intérieur d'un groupe qui

change de nature ou de participants. Il se veut le gardien de la parole et de la

mémoire qu'il veut éterniser par l'écriture, même si d'un côté, le maître de la parole,

Solibo, doutait de son entreprise (il voyait l'écrit comme le fossoyeur de la parole),

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et de l'autre, lui-même, appréhendait l'exercice auquel il s'est livré : transcrire cette

parole, par essence fuyante et rebelle à la fixation. Il fait d'abord parti du groupe des

auditeurs de Solibo, du groupe des témoins de sa mort puis de celui des suspects aux

yeux de la police. Enfin paradoxalement (il y a toujours une chose et son contraire,

c'est le principe même du métissage dans ce roman)) dans les dernières pages, une

volte-face finale l'intégrera au groupe des policiers. L'officier Pilon, le brigadier

Bouaffesse, et Patrick Chamoiseau se rendront tous compte que les notes prises lors

de leurs enquêtes respectives quelque soient leurs buts, n'ont pareillement rien pu

saisir de Solibo, disparu à jamais :

"Il était clair désormais que sa parole, sa vraie parole, toute sa parole, était perdue

pour tous et à jamais" (p.226)

"Quand devant moi, ils eurent agrafé leurs procès verbaux, leurs rapports, leurs

photos qui ne représentaient rien, qu'ils eurent noué leur gros dossier de merde

pour le descendre aux archives, signifiant ainsi qu'une enquête inutile venait de

s'achever, ils avaient découvert que cet homme était la vibration d'un monde

finissant, pleine de douleur qui n'aura pour réceptacle que les vents et les

mémoires indifférentes, et dont tout cela n'avait bordé que la simple onde du

souffle intime." p.227

D'autres noms et prénoms inscrits à l'état civil possèdent des connotations

religieuses, voire, réfèrent à l'antiquité Cependant, la rue leur greffe toujours, chacun

un surnom qui fonctionne comme une correction ou une remise en l'état naturel des

choses. Pierre Philomène soleil, surnommé Pipi, Charles gros liberté surnommé

Charlot, Doucette mano, nono bec en or, Figaro Paul, Diab anba feuilles. Tous ces

anthroponymes et surnoms témoignent de l'intérêt que porte l'auteur à la diversité

des apports culturels dans l'identité martiniquaise.

- Pierre Philomène soleil, ou Pipi, la vraie question

Dans la culture religieuse chrétienne, Pierre a été désigné par le Christ

comme pêcheur d'homme, alors que Philomène désigne un personnage dont la

sainteté est toujours célébrée malgré les doutes formulés par un archéologue du

Vatican quant à son existence réelle333. Ce personnage dont les contours demeurent

ambigus, est dans le récit celui qui posa la vraie question, celle qui mobilise toute

l'énergie de Chamzibié et qui renseigna Evariste Pilon sur l'origine de son nom et

donc, sur son origine même : "La vraie question est : Qui est Solibo ?" (p.185). Ce

personnage considérait Solibo comme une mémoire collective qu'il faut sauvegarder

par le partage : "Alors en manière de fuite, on se levait au dessus du corps pour

333 Source : article écrit le 15 mai 2008 et consulté sur http://fr.wikipedia.org/wiki

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cueillir les souvenirs, et les partager comme des fruits de saison : c'était ramener la

mémoire en oxygène, pour vivre ou survivre..."(p.184). La vie devient survie, voire

absence de vie à l'image de Philomène.

- Charles Gros-Liberté, Charlot ou la liberté interdite

Parce qu'il n'a jamais travaillé pour les békés, ce personnage qui habite la rue

du 8 mai, jour de la libération de la métropole du nazisme, se voit frappé par des

policiers qui n'arrivaient pas à comprendre cette impertinence. Son témoignage sur

Solibo montre l'imprévisibilité de ce dernier et la spontanéité de ces actes. Le

surnom de Charlot dénote d'un personnage que la police, représentant de l'ordre

officiel, ne peut prendre au sérieux pour deux raisons : il n'a jamais travaillé pour les

békés, ce qui en soi, est révélateur d'une personne indigne de confiance, et il dit être

souffleur dans un orchestre qui a cessé toute activité depuis une année. Il ne rentrait

dans aucun moule et ne pouvait être catalogué ou classé. Sa liberté de ton, d'action

ne pouvait que le rendre suspect.

- Doucette mano, nono bec en or, quand le surnom rend justice

Doucette est le nom d'une fleur utilisée dans les salades et qui sert à calmer la

nervosité; Mano, qui veut dire, main en espagnol, est aussi le nom d'un groupe

anarchiste dans l'Andalousie des années 1880 en proie à la famine et à une révolte

populaire. Le personnage en question ne possède ni les vertus de la plante, ni celles

des anarchistes. Le surnom, Nono-Bec-en-or (Nono désigne, en Chine, une caverne

sombre), rétablit une réalité - celle d'un homme violent -.et exige du lecteur une

réflexion quant à sa composition. Cet oxymore, dans un sens - sombre, d'un côté, et

la brillance de l'or, de l'autre - renseigne d'une personnalité dont l'apparence est

trompeuse puisque les manifestations de la violence, à fleur de peau, sont à l'affût de

toute occasion pour s'exprimer. La scène du comportement devant les pompiers qui

venaient prendre le corps de Solibo est significative : "D'un croche-pied Jambette en

culbute un : il s'écrase avec des injures que Nono-Bec-en-or et Bobé prennent

inexplicablement à leur compte. Redis ce que tu as dit là ! explosent-ils, boutou au

vent. p.88.

- Figaro Paul, surnommé Diab anba feuilles

Figaro est le nom d'un quotidien français fondé en 1826 et qui fut nommé

ainsi en hommage à un personnage de Beaumarchais. Il est, de ce fait, le plus ancien

des journaux français. Le surnom, à la structure tertiaire, est composé de trois

éléments différents : Diab dont l'origine est moyen-orientale, en effet ce nom est très

répandu en Egypte, Syrie et Liban. Alors que le mot Anba Mongo est d'origine

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zaïroise mais Anba se retrouve aussi en Turquie et même en Algérie...dans la région

de Skikda. Enfin, Feuilles est un mot français qui désigne, entre autres, quelque

chose de plat, mais employé au pluriel, il pourrait exprimer, plusieurs composantes,

sans relief, sans assise, d'une même personnalité. L'ambiguïté et l'absence de

profondeur sont les premières marques que le lecteur découvre à travers le

comportement imprévisible de ces policiers, qui, manifestement, ne se comportent

pas de la sorte pour assouvir quelque vengeance, ni pour manifester quelque

pouvoir, mais simplement, ils répercutent des comportements depuis longtemps

installés dans la société. Une violence, somme toute, injustifiée, qui s'installe entre

les protagonistes et dont la présence apparaît comme inévitable, puisque chacun est

dans son rôle.

La pluralité des origines qui composent ce surnom va dans le sens de la

vision de l'auteur qui tente, à chaque fois, de cerner l'identité martiniquaise qui

apparaît, à certains moments, tellement plus riche et plus diverse que ce dernier se

trouve dans l'impossibilité de la circonscrire. Cependant ce que partage ce policier

avec tous les autres, est la manière avec laquelle il appréhende l'enquête qu'il mène.

Il se comporte comme s'il était partie prenante, il est dans la confrontation et les

témoins, sensés le renseigner, deviennent depuis le début, tous suspects voire

instigateurs d'un crime commis en commun. Les policiers n'agissent pas comme des

fonctionnaires venus faire la lumière sur une affaire policière : "Les tremblements

rythment Diab-Anba-Feuilles qui se rapproche, prêt à toutes qualités de massacres."

p.108.

Mais le nom de Figaro met le lecteur sur une autre voie, celle de la comédie

théâtrale de l'écrivain français P.A.C de Beaumarchais, qui fut, en son temps,

interdite pendant six ans, pour son audace à remettre en cause une société

d'oppression des couches populaires334.

Cette première étude onomastique quoi qu'elle mette en exergue la notion de

pluralité dans la formation, toujours en créolisation, de l'identité antillaise, laisse

entrevoir, dans l'imaginaire collectif bien cerné par l'auteur, la présence d'une

blessure jamais guérie, celle de l'esclavage et des conditions de déportation de

millions d'être humains dans des conditions insoutenables. Les séquelles, que ce

passé douloureux a engendrées, se traduisent par des comportements difficilement

explicables et des sentiments qui peuvent se réveiller à tout moment. L'un des

334 Le Mariage de Figaro, 1784, demeurée interdite pendant six ans, est la première formulation claire de la revendication des opprimés sur la scène française. "Elle sonne le glas d'une société établie sur des hiérarchies et des privilèges de classes".

Source : Le petit Robert 2, édition 1994.

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comportements les plus éloquents est cette apparente absence du sentiment du sort

commun que l'on retrouve dans d'autres sociétés. Ici, chacun subit son sort devant

une sorte d'assistance qui, dans les plus audacieux des cas, s'émeut. La mort de

Doudou Ménar, de Congo devant une assistance tout juste inquiète pour le sort qui

pourrait l'attendre, instruit sur l'absence du sentiment communautaire. Comme s'il

s'agissait d'une expectative liée à leur conscience et leur acceptation de l'idée de

l'impossibilité de bâtir une nation devant l'absence d'une mémoire collective dont les

racines se situeraient loin dans le l'histoire.

Il y a lieu de signaler, de même, les manifestations d'anciens sentiments

ressentis par le narrateur et qui normalement n'ont plus droit d'être : "Les policiers

nous canalisent de calottes en boutous, de coups de pieds en coups de tête. Nous

tombons dans le car. L'odeur y réveille d'anciennes cicatrices. Entassés autour des

vitres à grillages, nous pleurons gueule ouverte." p.109.

La diversité des références et de clins d'œil qui parsèment le roman est

symbolique de l'identité antillaise, certes, mais l'élément sur lequel l'auteur ferait une

fixation est l'Afrique. Il y a d'abord ce vieux conteur, sa sagesse et l'unanimité qu'il

crée autour de lui, son vieux tambourier, mort parce qu'il ne pouvait supporter la

situation dans laquelle il se trouvait dans le commissariat, lui homme libre et, le lieu

de l'extinction de la parole : le jardin public, aux alentours de la ville, nommé

Savane. Est-ce que l'égorgette ne serait pas une technique déjà utilisée par les

esclaves, qui ne trouvant aucun autre moyen de mettre fin à leur souffrance,

avalaient leur langue et s'étouffaient ?

d - La Savane, arène des braves et cimetière des héros

Comme ses ancêtres, Solibo avait donné sa parole la nuit, et bien qu'on soit

maintenant en ville, la scène se passe dans un jardin public : La Savane, "grande

place de liberté végétale" (p 28) et sous un arbre, le plus vieux des tamariniers. Ce

nom évocateur d'un passé de liberté et d'espace est le lieu où le roi des animaux, le

lion règne en maître absolu, mais aussi où les guerriers testaient et prouvaient leur

courage et leur bravoure.

Comme autrefois, la compagnie s'était rassemblée autour du conteur, attirée

par un personnage qui n'est pas mentionné dans les autres scènes : Sucette, le joueur

de tambour ou ka, qui accompagne le paroleur. Ce jardin public nommé La Savane,

perpétue une tradition, qui normalement, n'a plus lieu d'être. Dans le monde

contemporain la ville est devenue le lieu des festivités, des carnavals (d'ailleurs, il

s'y déroule un, au moment de la mort de Solibo). Pourquoi ces personnages

choisissent-ils de célébrer leur fête aux abords de cette ville ? L'auteur nous décrit

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l'atmosphère de la fête dans la ville : "Dans l'air du centre-ville ne subsistait plus que

la cendre des joies, et sur les mornes lointains des tambours ka syncopaient leurs

battements.", alors que dans La Savane :

"Sous les tamariniers de la Savane, grand-place de liberté végétale, les mateurs

du jeu serbi avaient enflammé des dizaines de flambeaux et hurlaient leur paris

en échangeant des dames-jeannes de tafia. D'autres nègres, moins débridés,

priaient silencieusement la sainte Madonne de la Jossaud à propos de l'énigme

d'une carte noire parmi des rouges, ou des salopes hésitations d'une boule de

casino-tonneau. Il faut dire pour final du décor, le gravier d'étoiles au ciel,

l'haleine aigre-douce des tamarins, et la cacophonie des marchandes de toutes

qualités." p.28.

2 - Les clins d’œil de l’auteur

Tout en tenant compte de l'étude que nous effectuons sur les significations

des anthroponymes et les toponymes, nous avons ressenti la nécessité de relever une

multitude d'appels que l'auteur lance à des lecteurs d'horizons différents. Il y d'abord

des clins d'œil qui s'adressent au lecteur de culture latine ou occidentale : Stade

Louis-Achille, Apollon, Rue François Arago335, Quartier La Belfort, Rue du 8

mai336, Rue Schoelcher337, un clin d'œil à l'homme qui a dit : "Je ne savais pas qu'il y

avait tant de profondes misères dans le monde. J'en découvre à chaque pas

d'effroyables. C'est cependant une belle tâche de travailler à chercher le remède, à

organiser un milieu social où toutes ces souffrances ne seraient plus possibles. " 338

Il y a pareillement, d'autres regards complices envers les martiniquais et envers les

Amériques en général, comme La Guadeloupe qui est souvent cité dans le texte, la

Colombie, Haïti, Dominique, Porto Rico, Barbade ou encore le Chili, à travers les

prostituées de Fort de France chez lesquelles Solibo passaient souvent et qui

appréciaient ses paroles pleines de vérités sur des pays d'origine qu'elles ne

connaissaient apparemment pas.

335 Arago François (1786 – 1853) est astronome, physicien et homme politique français 336 Le 8 mai 1945 représente le jour de la victoire sur l'Allemagne nazie en France.

337 Schoelcher Victor (1804 – 1893) abolitionniste de l'esclavage en France en 1848, il est inhumé au Panthéon. En 1830 Schoelcher déclare son option politique antimonarchiste et républicaine. Déjà adolescent il s'est s’inscrit à la société « Aide-toi, le ciel t’aidera », à la loge des « Amis de la Vérité » en 1831.

338 Victor Schoelcher à Ernest Legouvé, 1839

Source : site http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_

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a - Solibo magnifique, un jeu intertextuel

Citation, allusion, référence, pastiche, parodie, plagiat, collages de toutes

sortes, les pratiques de l'intertextualité se répertorient aisément et se laissent

décrire."339 Voici comment, est définie la notion d'intertextualité par l'auteur de

l'ouvrage qui insiste sur le caractère divers de cette notion. Diversité qui est au cœur

même de Solibo Magnifique, où Chamoiseau fait référence à son roman précédent,

Chronique des sept misères, de façon intertextuelle, ce qui identifie le narrateur du

roman avec son auteur. Dans les pages 43- 44 -45, il revient à Chroniques des sept

misères et reprend plusieurs phrases et événements qu'il affirme dans la note de bas

de page 43. Il cite d'une manière directe, des penseurs, écrivains, des poètes connus

Malinowski, Morgan, Radcliffe-Brown, Favret-Saada, Italo Calvino, Descartes,

Césaire, Edouard Glissant dont il cite tout au début ces deux citations à titre

d'avertissement :

"Je suis d'un pays où se fait le passage d'une littérature orale traditionnelle,

contrainte, à une littérature écrite, non traditionnelle, tout aussi contrainte. Mon

langage tente de se construire à la limite de l'écrire et du parler ; de signaler un

tel passage-ce qui est certes bien ardu dans toute approche littéraire (...)

J'évoque la synthèse, synthèse de la syntaxe écrite et de la rythmique parlée, de

l'"acquis" de l'écriture et du "réflexe" oral, de la solitude de l'écriture et de la

participation au chanter commun- synthèse qui me semble intéressante à

tenter."

Autre fait à relever, dans Solibo Magnifique, l'auteur évoque la mythologie et

l'histoire latines ainsi que la littérature religieuse chrétienne à travers trois

personnages, Lucrèce Borgia, Marcus Junius Brutus et Judas Iscariote340 qu'il

compare ironiquement à Doudou Ménar, Sucette et Sidonise qui auraient, aux yeux

de l'inspecteur Evariste Pilon, empoisonné Solibo, comme les premiers l'avaient fait

en assassinant César :

"Ces derniers décident l'empoisonnement et s'adressent au vieil expert et

quimboiseur nommé Congo. Pour plus de sûreté, ils lui réclament deux

mesures de poison, une pour le touffé-requin avec lequel Sidonise devait le

piéger, l'autre pour les chadecs que Doudou Ménar avait chargé d'offrir sous le

tamarinier. Ils parachèvent le filet par Sucette le tambouyé, qui lui aussi

certainement couvait rancoeur contre la proie. (...). Nos Borgias, Brutus et

Judas n'étaient sûrs qu'il accepterait le touffé-requin de Sidonise, ni même si

cette dernière parviendrait à le joindre. Même crainte pour Doudou Ménar et

ses chadecs empoisonnés. (...). Hasard : notre homme rencontre à la fois Brutus

339 Op .cit. Introduction 340 http:// Wikipedia/fr.org.

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près des piliers et Judas dans le jardin des oliviers, il tombe dans les deux

pièges ! Sidonise l'ayant déjà ferré, alerte les autres. En allant clamer la

nouvelle à Sucette et à Doudou Ménar, ils s'aperçoivent que la aussi Solibo

avait happé l'hameçon." p198.

Ce rappel de l'histoire romaine et chrétienne montre, d'un côté, le fonds

culturel dont l'auteur puiserait et duquel il a certainement enrichi ses connaissances

et sa culture personnelle, d'un autre côté, mais d'une manière ironique, il compare

l'histoire latine et sa richesse, à l'histoire, sans trop de relief, des Antilles. Comme si

le fait d'avoir "ses" Borgias, Brutus et Judas, témoigne de la présence d'une grande

nation, ou de la gestation d'une grande civilisation.

Mais nous pourrions aussi percevoir cette évocation telle une reconnaissance

d’une partie du patrimoine historique romain et chrétien dans la littérature antillaise.

Cette dernière quoi que produite dans les Amériques, fait, en grande partie part de

l’histoire culturelle latine dont elle a puisé dans certaines périodes historiques

(esclavage et la colonisation).

Cette littérature se réfère, autant à l’Afrique et les exemples ne manquent

pas, qu’à l’Europe. Cependant il y a des ressemblances à relever entre les

personnages latins et antillais.

Lucrèce Borgia, longtemps perçue comme empoisonneuse, a fini par être

innocentée par les historiens contemporains des multiples crimes et méfaits qui lui

ont été imputés, comme Doudou Ménar sa réplique antillaise, l’a été par le médecin

légiste, Siromiel.

Brutus, Sénateur, juriste et philosophe fut connu pour sa fidélité aux

principes de la république et sa participation à l’assassinat de César n’était dictée

que par sa droiture et son souci de poursuivre les traditions familiales. Il était très

proche de César au point où ce dernier, dans ses dernières paroles, lui dit : "kai su,

téknon" en grec, qui voulait dire en latin Tu quoque, mi fili (toi aussi mon fils).

Sucette, également a été très proche de Solibo, puisqu’il était son tambourier et il

partageait tout avec lui.

Judas Iscariote, l’un des douze apôtres, a trahi Jésus en le vendant pour trente

pièces d’argents aux prêtres de Jérusalem. Jésus se trouvait dans les jardins de

Géthsemani au moment où il fut trahi par Judas et Solibo était dans le jardin public

"la savane" au moment de son "empoisonnement". Sidonise qui dit être amoureuse

de lui, n’utilise qu’une des ruses bien connues aux yeux des policiers. Elle aurait

participé à l’assassinat parce qu’elle ressentait de la haine envers Solibo qui l’aurait

délaissée à maintes reprises : "l’intelligence rétorque : "Sidonise cache bien son jeu,

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mais son étrange prostration confirme mon hypothèse. Je la démasquerai à la

prochaine audition. " (p.199).

b - Le marqueur de paroles, l'autre face de l'auteur

Le "marqueur de paroles", ce personnage, qui, dans le récit, se fait appeler de

différentes manières, Chamoiseau, Oiseau de Cham, Chanzibié, est investi de

plusieurs marques de l'auteur. Le lecteur est explicitement averti des allusions

autobiographiques dans les notes de bas de page (43-52) avec les titres de livres

précédents de Chamoiseau. Ces deux ouvrages, Chronique des sept misères et

Manman Dlo contre la fée carabosse assoient avec Solibo Magnifique, qui est un

roman, une sorte de pacte autobiographique avec l'auteur. De telles marques

péritextuelles permettent de mieux appréhender la vision qu'a l'auteur de la

littérature et le "chaos monde" dans laquelle elle évolue. Ils agissent comme des

faisceaux lumineux qui aident le lecteur à placer les écrits dans la logique que

voudrait leur imposer l'auteur. Dans le roman, de telles références autobiographiques

subvertissent le pacte de fiction ; dans Solibo Magnifique, le jeu sur le nom de

l'auteur attire l'attention du lecteur sur la portée fictive du pacte autobiographique.

Les notes de bas de pages et les clins d'œil que Chamoiseau fait à plusieurs écrivains

ou penseurs, les traductions qu'il distille un peu partout dans le roman, se

transforment en paratexte qui ne fausse ni la fiction, ni ne porte préjudice à son souci

d'écrire créole, il met, par contre, en exergue la diversité de ses attentes et la richesse

de ses sources. Dans le rapport que l'auteur a avec son personnage, " le marqueur de

paroles", il y a instauration d'un dialogue qui évacue d'emblée une identification

totale de l'auteur à son personnage. L'auteur est écrivain et voudrait inventer sa

langue aux frontières de l'oralité créole et de la langue française qu'il dit avoir

conquise :

""Nous l'avons conquise cette langue française" et la littérature antillaise doit

témoigner de cette conquête. Comment ? "Ce n'est pas en employant du

français créolisé ou réinventé, du créole francisé ou réinventé."C'est en créant

un langage dans les deux langues, sans idolâtrer l'une ou l'autre."341

A une question de Savrina Parevadée Chinien342, sur le déni de l'écriture du

marqueur de paroles dans Solibo Magnifique, Chamoiseau répond : "C'est un peu un

jeu? C'est vrai que dans les sociétés antillaises, un écrivain, on ne voit pas trop à

341 Patrick Chamoiseau cité dans Métissage de Arcimboldo à Zombi, François Laplantine et Alexis Nouss, Pauvert, 2001, p.145. 342 Patrick Chamoiseau : La création contemporaine est un processus expérimental. Quatrième volet de l'entretien de Savrina Parevadée Chinien Article publié le 28/02/2008. Site : Africulture

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quoi ça sert. " Comme nous le constatons, s'il a identification avec le marqueur de

paroles, l'auteur veille pour qu'elle ne soit pas totale.

Son choix premier est de s'adresser à des lecteurs francophones, ce faisant, il

multiplie les clins d'œil vers cette grande diversité que constitue ce monde établi sur

quatre continents. L'authenticité de l'auteur réside dans son aptitude à faire dialoguer

les altérités qui composent son identité. Ces quelques notes, ses traductions, dans

Solibo Magnifique, influent du sur la manière de lire du lecteur, qui se voit lire dans

une nouvelle langue. Un nouveau pacte de lecture naît. Certains souvenirs agissent

comme des réminiscences qui rappelleraient aux autochtones des traditions dont ils

s'éloignent dangereusement et qui instruisent les autres lecteurs francophones sur des

pratiques ancestrales en voie de disparition. Nous avons l'impression que l'auteur

veut prendre à témoins les lecteurs de l'ampleur du drame qui se joue aux Antilles :

"(Sans vouloir vous ennuyer, juste un mot : le travail des morts s'est perdu. On

les transporte comme des sacs de guano dans des cercueils capitonnés prévu

pour les pays d'hiver. Or il faut dénouer respectueusement les fils qu'il garde

sur la vie. Sans pleurer la tradition rappelons-nous : quatre épaules, une heure

de soleil levant, une démarche dans la descente, un rythme dans la montée, une

balance de reins au dessus des ravines, une tracée qui tourne et détourne, qui

recule parfois dans un passage réinventé. A travers le drap, le mort percevait la

douleur des amis, il sentait battre leur cœur, et il buvait leur sueur.) p.138-139.

Cette étude onomastique a mis en évidence la pluralité des sources de la

culture antillaise, toujours en créolisation. Dans Solibo Magnifique, les personnages,

souvent cités par l'auteur, possèdent des noms à connotation occidentale et des

surnoms de culture créole. Patrick Chamoiseau, l'a souvent affirmé, il partage la

notion de diversalité avec Edouard Glissant qu'il considère comme un maître ce qui

pourrait élucider son désir de laisser dialoguer dans sa littérature toutes les cultures

dont il s'est imprégné depuis sa jeunesse. Ses activités en faveur de la jeunesse et de

la culture créole, le guident dans cette voie qu'il veut suggérer à tous ceux qui le

croisent ou le lisent, les publics francophones.

Plus encore que dans la société marocaine où les conteurs possèdent un

avantage sur les écrivains, le conteur dans la Martinique reste, au delà de la magie

du verbe et la mélodie de la parole guérisseuse, la plaque tournante et la mémoire

inépuisable de toute une culture qui se perd.

En tout compte de l'axe central de notre analyse, le métissage, nous avons

cherché, à travers le relevé d'exemples choisis arbitrairement parmi tant d'autres, de

montrer la diversité des sources dont puise l'auteur. La situation géographique des

Antilles dans les Amériques, l'histoire de la formation des nations qui les composent

dont les origines sont, indienne autochtone, africaine, européenne, indienne de l'Inde

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en font une terre de métissage multiforme et continue, métissage dont personne ne

pourrait prévoir les résultats, si ce n'est la "diversité de l’individu" futur.

Autant Solibo, témoin d'une époque en disparition, que Oiseau de Cham, qui

tente de prendre le flambeau, se présentent comme des personnages dont l'ouverture

sur l'Autre reste la caractéristique principale. Lorsque les policiers, loin de ce monde

finissant de Solibo, cherchaient à mettre la mort de ce dernier sur le compte d'un

règlement de compte, tous les témoins, qui, enracinés dans la culture créole, se

trouvaient désarmés et pris au dépourvu car ils ne voyaient pas qui pouvait en

vouloir à Solibo, personnage que l'on ne pouvait qu'estimer, justement, grâce à son

"l'ambiguïté", son amour pour toutes les facettes de l'Autre et son indifférence ou sa

tolérance face aux différences.

III – Le Diable en personne : anthroponymes divers, même issue

Le Québec a été le fruit d'une histoire marquée par la diversité des échanges

et de mouvements de toutes sortes, pendant lesquels des mélanges culturels

constitutifs, depuis l'époque coloniale, ont débouché sur une originalité américaine.

Comme nous l'avons souligné dans la première partie, la littérature canadienne,

d'une manière générale, a été marquée par cette spécificité et depuis le XIXème

siècle, les écrivains ont investi cette voie pour tenter de comprendre puis d'expliquer

cette société, aux sources multiples, qui s'élaborait dans le frottement des cultures. A

l'origine, la nation québécoise a été d'abord le résultat d'un métissage d'amérindiens

et de blancs venus d'Europe auxquels, beaucoup plus tard, sont venus s'ajouter

d'autres races et d'autres cultures.

Dans Le Diable en personne, une partie de la patronymie et de

l'anthroponymie est de source amérindienne. Mais les noms et des prénoms qui

dominent dans le récit, ont pour référence les mondes latin et occidental.

Robert Lalonde, dont plusieurs romans mettent en action des héros

marginaux parce que métis ou ayant le désir de l'être, propose dans Le Diable en

personne, un personnage qui répond à cette description faite dans l'ouvrage de

Gérard Bouchard : " (…) mêlant et dissipant tous ses héritages, répudiant ses

ancêtres réels, imaginaires et virtuels, il s’inventerait dans cette position originelle

un destin original qu’il pourrait enfin tutoyer, dans l’insouciance des ruptures et des

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continuités".343 Dans Le Diable en personne, Warden Laforce, le héros, un

amérindien de père, a quitté sa tribu à l'âge de douze ans pour ne pas répéter la vie

de ses ancêtres et voir son existence se dérouler sans pouvoir en faire une vie à son

image, une vie qu'il aurait choisie. Dès le début, Warden Laforce se sentait mal dans

l'optique de vivre comme les siens, il avait d'autres rêves, qu'une volonté de se faire

au contact d'autres réalités, amplifiait. Le désir du jeune indien de connaître l'Autre

allait se concrétiser à travers des événements qui finissent tous par des drames, des

fuites et des changements successifs de noms Jos Pacôme, Laurel Dumoulin, Laurel

Mills... Depuis que ce personnage métis (sa mère était de race blanche) a quitté sa

tribu, il ne va connaître, à l'inverse de beaucoup de héros métis, aucun conflit

intérieur, il s'assume et arrive à inquiéter par sa sérénité et son assurance. Cela se

traduit par une facilité déconcertante à passer d'un nom à un autre, une manière

d'amener le lecteur à penser que dans ce monde tout est régi à l'avance par l'origine

et peu importe si le nom que l'on porte réfère à telle ou telle culture ou civilisation.

De ce personnage, se dégage une supériorité sur toutes les personnes qu'il

rencontre jusqu'à mettre ces dernières dans des situations difficilement explicables

qui finissent par l'admiration ou la jalousie et la haine. Le métissage, aux yeux de

l'auteur n'est plus un résultat, il est une visée qui se manifeste dans des conflits

qu'elle provoque au contact des autres, installés dans une monoculture incapable

d'ouverture et d'assimilation. Si les héros métis, ou dont la culture est métissée, sont

généralement partagés entre deux possibles, dans le cas du roman en question, c'est

Warden Laforce, évoluant dans les frontières des cultures dont il est imprégné, qui

agit sur les autres et déclenche en eux ces mêmes conflits. Les exemples de Mathilde

Choinière, qui a tout abandonné pour aller le rechercher, de Marie Ange, devenue sa

femme ou de Florent, mais aussi de Morton Pierce, d'Aristide Choinière ou encore

du père Bazinet, qui ont pu apprécier l'homme, est significatif de cette attirance

voire même, de cette influence.

Sous les noms de Jos Pacôme puis de Laurel Dumoulin, il mettra en

évidence, à côté de la liberté de se débarrasser des noms, une autre, fondée sur le

libre choix de l'amour qu'il portera tantôt à un jeune homme, tantôt à une jeune

femme et une appropriation d'une conscience, débarrassée de tout tabou.

343 Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, Paris, p.182.

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1 - D'un nom à un autre

Si les noms forment un réseau qui établit des rapports d'analogie,

d'opposition ou d'équivalence, aussi bien entre eux qu'à l'égard des personnages

qu'ils désignent généralement, dans Le Diable en personne, la filiation est rompue et

elle l'est doublement. Ni les valeurs inculquées par la tribu amérindienne, ni celles

enseignées par la mère blanche, ne trouvent écho chez Warden. Le nom devient

absolument sans signification comme l'ont été les enseignements des siens, d'autant

plus que tout le monde l'appelle l'étranger, voilà peut-être son vrai nom, le nom qui

lui sied, en tout cas, le mieux. C'est dans cette optique qu'il décide de tracer, seul,

une voie dans la vie. Dans ce cas de figure, le nom, devient un moyen de

recommencement. L'expression "l'étranger" peut ainsi faire allusion autant à

l'origine du personnage qu'à une absence totale de relation consanguine avec un

quelconque membre de la société où il évolue. Cette façon de nommer le métis

instaure une distance, une prise de position à son égard, qui constituent l'équivalent

langagier du refus de la société des blancs à son égard et lui interdit tout dessein ou

envie de s'y impliquer ou de s'y intégrer. "L'étranger", dont tous connaissent

pourtant le nom, est révélateur et significatif d'une impossibilité de nommer à partir

du moment où il n'est ni amérindien, ni blanc, c'est un monstre de qui, aucune

transmissibilité ne s'avère possible et aucune ascendance ne pourra perpétuer son

état d'hybride. La lignée généalogique a été rompue à deux reprises, une fois,

lorsque son père s'est marié avec une blanche et une seconde fois, et c'est le plus

important, lorsqu'il a refusé l'initiation des siens et a préféré fuir.

Autant le personnage reste énigmatique, impénétrable, opaque, même après

l'enquête menée par Mathilde, autant il mène une vie des plus simples jusqu'à ne

donner aucune importance au nom qu'il porte à chaque fois et sans se poser de

questions avant chaque emprunt. Il se sert du dernier nom qu'il vient d'entendre non

par choix, mais par nécessité de survie. Le nom transmis généalogiquement est mort

à la sortie des frontières de la tribu après la mort du premier patron, Morton Pierce.

Avec la disparition du nom disparaîtront l'identité et le métier. Le jeune Warden, cow-boy à Indian Stream, doit fuir de nouveau puisque les hommes de Wascana

Creek le prennent pour le meurtrier.

a - Warden Laforce : un nom conforme au personnage ?

Cet anthroponyme composé de Warden dont l'étymologie est allemande et du

mot Laforce, à résonance française, qui pourrait être l'association de "la" et "force"

et que porterait certainement une personne qui se caractérise par cette qualité

(physique ou morale), reflète en grande partie le personnage dont il est question dans

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le roman, certainement un personnage auquel les parents n'avaient jamais songé.

Cette force fera dire plus tard au narrateur : "La vie, cette nouvelle vie, demande une

attention constante. Et Warden en est capable. Souvent la mort qui rôde le réveille et

l'exalte. C'est l'ancienne peur, celle des chefs, qui appelle la mort. p.97.

Warden, pense qu'il vivra longtemps et comme il l'entendrait : "Moi, je sais que ma

vie sera longue. Je le veux. Et puis, il y a tant à voir, à faire ! " p.97.

Warden vient de l'allemand ward qui signifie "garde" et warden, "garder". Il existe

également un village dans les Cantons-de-l'Est qui porte ce nom et il se composerait

de 57% d'anglophones d'origine. Ce village se situe en bordure de la rivière du nom

de Yamaska.

Le jeune Warden Laforce, sur qui la tribu comptait pour la perpétuation des

valeurs ancestrales, a failli à ce rôle de "gardien des traditions" en fuyant le jour de

la cérémonie:

"Le chef est debout dans la fumée. Au bout de son bras flottent les plumes

destinées à la tête de l'enfant, la couronne, la cagoule, la corde au cou. Non,

décidément non ! L'enfant profite de la maladresse du rêveur, son oncle, qui a

tout à coup besoin de ses deux mains pour écarter une branche. Il se jette dans

l'herbe, il a plongé et il roule jusqu'en bas, mais de l'autre côté de la colline."

p.83.

Doué d'un esprit vif et mûr pour son âge, ce jeune métis, qui a certainement

bénéficié de la sagesse que les enseignements de sa tribu ont permis, et du savoir et

les connaissances que sa mère blanche lui a inculqués, s'est trouvé, très tôt, dans une

position où il fallait choisir. Armé de cette double érudition, il avait un avantage

certain sur tous les siens, il ne pouvait concevoir une vie semblable à celle dans

laquelle sa tribu se morfondait et dépérissait à vue d'œil : "Tout sauf appartenir à

cette tribu de folie et d'oubli pour laquelle les danses névralgiques et le triste faste du

ration day sont les seuls paradis. Il rêve, Warden, bien plus que le Rêveur, son

oncle." (p.82). Si ce jeune métis est gardien, il l'est de sa liberté et des choix qu'il

fera tout au long de sa vie. En faisant d'un amérindien, son père, et d'une blanche, sa

mère, en le nommant Warden (garder, en allemand), Laforce (la force, en français),

l'auteur, connu pour son désir métis a voulu montrer que :

"Le caractère composite est au demeurant l’indice d’un possible du métissage

tout en étant porteur de l’ambivalence caractéristique du rapport du Québécois

francophone à ceux que Robert Lalonde appelle si pertinemment, dans la

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dédicace du roman intitulé Le dernier été des indiens, nos semblables différents"344.

Warden Laforce, un anthroponyme qui ne reflète en rien l'origine du père, ne

lui a t-il pas préparé un avenir différent de celui des siens, de l'ascendance

paternelle, du moins ? Il sera différent de son père, de son oncle, de sa tribu, certes,

mais il sera également différent de l'ascendance maternelle et voilà sûrement ce

qu'ignorait le jeune Warden. Il savait pertinemment ce qu'il voulait : être différent

des amérindiens et mener une vie autre que celle qu'ils lui proposaient. Les

croyances qui terrorisaient ces amérindiens et les obligeaient à rester dans les

frontières d'Indiana Stream n'étaient en fait que des légendes, il l'avait compris :

""Tout ce qu'ils ont voulu faire de moi, c'est comme la poussière sur l'aile du

papillon : ça tombe sous les doigts. Je suis nouveau, tout commence."(p.96). Mais il

ignorait, dans son désir de changement, que la voie qu'il allait suivre serait unique et

le mènerait très loin de la vie suivie par les blancs dont descend sa mère. Il n'avait

pas conscience de cette réalité à laquelle il sera confronté tout au long des périples et

des fuites forcées.

Cette appellation de Warden Laforce recouvre tout son sens si nous

examinons de près la période pendant laquelle le jeune métis, alors encore apprenti,

travaillait chez son premier patron Morton Pierce. Il était "cowboy", autrement dit

gardien de vaches. Il montrait une capacité et une force sans commune mesure dans

son travail :

"Il pousse un cri terrible et lance son fouet à toute allure sur le flanc des bêtes

en éperonnant furieusement son cheval. les vaches partent en une galopade

effrayante jusqu'au fond du champ et traversent la rivière en s'éclaboussant,

puis surgissent sur l'autre rive. (...) Alors Morton arrive au trot derrière lui; Il rit

à gorge déployée en se balançant sur sa selle. "C'est pas ce qu'y voulait que je

fasse, mais y est content le boss !"" p.95.

Il était bon gardien, mais pas des valeurs ancestrales, il était doué d'une force

et d'une énergie, extraordinaires, mais pas pour les consumer dans "les danses

névralgiques". Il était doté de cet "arsenal" pour le mettre en évidence ailleurs, dans

une vie où ces qualités auraient un sens, où elles seraient appréciées, valorisées et où

elles permettraient, à priori, son épanouissement. Comme si on le nommant ainsi, les

siens avaient prédestiné les tribulations qu'il allait connaître, anticipé sa vie future

qui fut en fait, un ensemble de vies : "Toujours il est ailleurs, Warden, que là où on

344 Emmanuelle Tremblay, Une identité frontalière. Altérité et désir métis chez Robert Lalonde et Louis Hamelin, revue études françaises 2005.

Site études, fichier http://www.erudit.org/revue/etudfr/2005

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le voudrait. Il est né comme ça : attentif à tout ce qui bouge..." (p.102). Les diverses

appellations "happées au vol" tentaient de coller à ce personnage dont l'opacité

augmentait chaque fois que l'enquête menée par Mathilde, dévoilait des facettes de

sa personnalité simple, aux attentes et aux désirs innocents, mais que la société d'en

face jugeait, inadmissibles.

b - Jos Pacôme, un amalgame référentiel

A chaque changement de nom, correspond une facette de la personnalité du

métis que l'auteur propose de dévoiler au lecteur. Si Warden Laforce était un

travailleur courageux, redoutable et apprécié dans son métier de cow-boy, Jos

Pacôme va surprendre par la supériorité qu'il va manifester sur des personnes ayant

toujours fait le métier de fermier. L'auteur n'explique rien, il se contente de décrire.

Le lecteur ignore, par exemple, où Jos a appris le métier de la terre. L'image que va

dresser l'auteur de Jos Pacôme est complètement différente et ne répond pas aux

stéréotypes de l'amérindien sauvage, très enclin à extérioriser ses émotions au

moindre événement ou devant la plus petite provocation. Elle remet, au contraire, en

question beaucoup de clichés adoptés par les québécois qui ont érigé en "lois"

diverses attitudes injustes envers les amérindiens. Dans Le Diable en personne, la

supériorité du métis est mise en évidence et valorisée. Nous sommes en droit de

penser que, dans ce cas de figure, la perception de la société allait connaître quelque

évolution favorable en ce qui concerne la place de ce dernier au sein de cette même

société. Il n'en est rien, l'inquiétude, l'envie et la haine ont remplacé la peur du

sauvage. L'image d'un "sauvage" calme, serein, maîtrisant son métier et

l'accomplissant selon les règles, dérange autant que celle qui le montrait violent,

sanguinaire et incapable de mener une tâche donnée dans un monde civilisé. Robert

Lalonde le prouve en montrant à chaque fois le métis, pourtant innocent, obligé de

fuir. Il oppose le caractère lâche et le manque d'ardeur de Georges et de Julien

Bazinet à celui, noble, de Jos Pacôme qui montre de la vitalité, du courage et de la

générosité dans tout ce qu'il entreprend.

Cet anthroponyme, élaboré à partir de Jos et de Pacôme, est une combinaison

d'un terme dont l'origine est hébraïque, celle de Yossef, Joseph en français, dont la

variante espagnole est José d'où Jos et d'un autre, d'origine égyptienne, Pakôs

(transcription du nom d'un mois égyptien dédié à la lune) et dont les latins avaient

dérivé le verbe paco, pacare. Si, à l'origine, on assimilait le nom de José à Joseph, il

prit, depuis 1980, une autre envergure grâce à Saint José, un missionnaire brésilien,

surnommé "l'apôtre des Indiens" mort en 1597 et béatifié par le pape Jean Paul II345.

345 Source : http://assets.cambridge.org/0521471370/sample/0521471370web.PDF (carte Egypte)

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Dans Le Diable en personne, Robert Lalonde donne, de Jos Pacôme, une image d'un

amérindien métis supérieur par la manière dont il aborde son travail, mais aussi, les

personnes qui l'entourent. Cette supériorité résulte, non d'un ensemble de

connaissances qu'il détiendrait et que les autres ignoreraient, mais d'une simplicité

manifeste dans tout ce qu'il tente et également dans l'indifférence à l'égard de ceux

qui lui manifestent de la haine ou du mépris. Est-ce un clin d'œil et une

reconnaissance du travail accompli par Saint José pour la défense des droits des

amérindiens ? Il n'y a qu'un pas à franchir pour reconnaître cela à Lalonde qui, dans

beaucoup de ses romans, a tenté de s'attaquer aux stéréotypes dominants dans le

Québec et une partie de la littérature canadienne sur les amérindiens et les métis.346

Pacôme, très répandu dans les pays de tradition orthodoxe en Europe

occidentale, est rare en France et n'est pas, non plus, très utilisé au Québec. Saint

Pacôme, un soldat romain reconverti au christianisme, a certainement joué un rôle

décisif dans la survie de ce prénom. Après la défaite de l'empereur Maximin, il alla

se fixer en Egypte et y mena une vie solitaire qui, paradoxalement, lui attira de

nombreux disciples. Il fonda plusieurs monastères et est considéré comme le père du

monarchisme chrétien347. Si Saint Pacôme possède quelques traits communs avec le

personnage de Robert Lalonde, Jos Pacôme, c'est certainement sa tendance à la fuite,

à la discrétion et à l'isolement, ainsi que sa propension à changer sans avoir à

ressentir un quelconque besoin de temps pour la transition. Il passe d'un nom à un

autre, d'une vie à une autre, d'un métier à un autre, avec une facilité déroutante, et il

se met dans la peau du nouveau personnage comme s'il l'a toujours été.

La reconversion de Saint Pacôme au christianisme après la défaite de

l'empereur romain Maximin et son émigration en Egypte, peuvent être, toute

proportion gardée, comparées à celle de Jos qui, constatant la défaite des siens, la

désintégration totale de leur société qui ne continue à survivre que par les aides

octroyés et par l'action dissipatrice de l'alcool des souvenirs douloureux, n'a pas

hésité de mener une toute autre vie libérée des tabous et des jougs liés à la tradition.

En effet, devant le non sens de cette existence et après s'être débarrassé de leurs

croyances, Jos se retrouve allégé et débarrassée de la culture de l'échec programmé

que lui proposaient ses proches. Sa fuite, après la mort de Florent, ressemblerait à

une émigration parce qu'après il a eu un nouveau nom, un nouveau métier et a

évolué dans un espace nouveau.

346 Dans les romans de Robert Lalonde : Le dernier été des Indiens (1982), Sept lacs plus au nord (1993), Le Petit Aigle à tête blanches (1994), il donne une image plus humaine du métis ou de l'amérindien et il présente le métissage comme alternative à une "pureté" fermée et incapable, d'évoluer dans un cadre de dialogue des cultures, et même, de se perpétuer.

347 Source : voir note 122

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La personnalité de Jos Pacôme serait donc le résultat des deux, Saint José, le

défenseur des amérindiens et Pacôme, le fuyard qui attira les gens autour de lui. Jos

est défenseur des siens dans la mesure où il donne, d'eux, une image très positive

chez certains personnages qui évoluent avec lui : ses patrons Morton Pierce, le père

Bazinet et Aristide Choinière, Florent, Marie ange et Mathilde, entre autres, mais

surtout, et c'est certainement le but de l'auteur, chez les lecteurs.

Pacôme est le côté fugitif du métis qui essaye de passer inaperçu, mais dont

la personnalité attire, malgré elle, comme un aimant, les gens autour d'elle. C'est le

cas du jeune garçon Florent, qui au premier contact avec lui, en tomba amoureux et

l'obligea à vivre dangereusement. Cet amour, partagé par ailleurs, finit par la mort

accidentelle du jeune garçon. Comme ce fut le cas pour Morton Pierce, l'obligation

de fuir reste la seule issue devant l'impossibilité de prouver son innocence, une

impossibilité liée, en grande partie, à son origine métisse : il était le perpétuel

"étranger". Le résultat de l'amalgame de José (le défenseur des amérindiens) et de

Pacôme (le fuyard à l'attraction mystérieuse) définirait assez bien la personnalité de

Jos Pacôme.

Cependant Jos était incapable de transmettre les valeurs amérindiennes à

Florent pour une raison simple : il n'y croyait pas lui même. Etant métis, il ne

pouvait se réconcilier un jour avec les valeurs des ancêtres. Un problème

complètement nouveau est posé par Robert Lalonde : sur quoi va déboucher ce

contact entre ce métis et le jeune Florent, au patronyme très français ? Impossible

réconciliation et échec total. Jos n'avait que son amour pour la liberté et sa passion à

partager avec Florent et le travail à proposer au monde des blancs. Un métis est plus

marginal qu'un amérindien aux yeux des blancs, et plus inquiétant : "Il cache

quelque chose, c'est sûr ! Et puis il boite (...). Ca lui fait une démarche qui fait peur

(...). Il a quelque chose de louche. Il est louche." (p16). Même la beauté, qui

d'habitude ouvre les voies au succès, devient une malédiction : "Il est debout, jambes

écartées, une mèche de ses cheveux foncés sur un œil (...). Il est beau, bien sûr, mais

d'une beauté ombrageuse, qui empêche qu'on s'exclame." p.142.

c - Laurel Dumoulin : la recherche du calme et de l'amour

En refusant l'initiation des siens à l'âge de douze ans, Warden Laforce a mis

fin à toutes sortes de transmissions y compris du nom, et cela s'est vérifié dans

l'existence qu'il allait mener. Etranger chez les amérindiens et chez les blancs, il est

parti pour chercher du changement et de la liberté. Il ne se sentait faire partie

d'aucun clan. Jos Pacôme, vivant sous un patronyme qui ne lui appartenait pas et

certainement très recherché de l'autre côté de la frontière, espérait travailler et vivre

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secrètement un amour interdit. Laurel Dumoulin, nom emprunté au camionneur qui

l'avait ramené à Abercorn, désirait recommencer sa vie dans un village tranquille : "

C'est un p'tit village, tout ce qu'il y a de tranquille;" (p139) l'avait rassuré le

conducteur de camion.

Ni Warden Laforce, ni Jos Pacôme, encore moins Laurel Dumoulin ne font

référer à des noms anglais ou d'origine anglo-saxonne parce que dans le contexte

social québécois, prendre possession d'un nom à consonance anglaise c'est

inévitablement renier ses racines. Mais lorsqu'il s'agit d'un métis qui vient de renier

ses racines et qui est à la recherche d'une existence éloignée de toutes les valeurs

ancestrales cela voudrait-il signifier que l'auteur insiste sur la francité du futur du

Québec même dans le cadre d'un métissage qui réunit de plus en plus de races et de

cultures ? L'empreinte latino chrétienne est présente à travers tous les noms que

l'auteur a choisis pour ce jeune métis à qui la tribu, elle même, a évité de choisir un

nom à résonance amérindienne. Cela pourrait pourrait-il enfin signifier que le nom

chez Robert Lalonde est dépouillé de l'importance que lui accorde le code social. Il

devient une simple appellation d'un objet dans le cas du métis dont le statut est

inexistant parce qu’il ne répond à aucun critère connu de la société.

Laurel est dérivé de Laur, qui est un nom masculin français. Dumoulin

viendrait de "moulin" (quelqu'un qui vient du moulin, qui habite dans ou près du

moulin). En acceptant de se marier avec Marie-Ange, de payer la maison que

Aristide Choinière lui a vendu, Laurel Dumoulin ne voulait-il pas se stabiliser et

mener une vie sédentaire à l'image des blancs ? Le nom et le prénom qu'il portait

étaient des appuis à l'intégration et à la stabilité. Sa discipline, son ardeur au travail,

la correction dont il faisait preuve à tout moment et en toute circonstance ne

militaient-elles pas en direction de cette aspiration ? Et pourtant, les chuchotements

à son passage, les questions qu'il suscitait à chaque apparition avec ou sans Marie-

Ange à ses côtés, les inquiétudes que sa sérénité et son indifférence faisaient naître

dans la communauté blanche, allaient finir par avoir raison de lui et le pousser à fuir

sans que cette fois-ci un danger quelconque ne le menaçait. L'impression qui se

dégageait chez toute la population après son départ du village révèle ce malaise qu'il

créait là où il se trouvait : "Le veuf ce sera ça : une étrangeté. Parti comme il était

venu. D'ailleurs, on n'était pas si surpris que ça, au fond. L'homme fut de tout temps

presque une légende, ou plutôt un méchant conte." p.14.

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2 - Mathilde Choinière, le séisme par les ... mots

" Mais oui, évidemment ! Ai-je été idiote tout ce temps là : un petit jeune

homme, poète et mal dans sa peau, amoureux et qui ne pouvait garder son secret,

comme un moine à qui le bon Dieu ou le démon est apparu !" (p100). Cette

découverte, très tardive, la bouleversa jusqu'à dire : "Je saurai ! Tout ! Mon bonheur

à moi, mes indulgences à moi, ce sera ça : comprendre ! Enfin."

L'origine de ce prénom de Mathilde348, comme de beaucoup d'autres dans le

récit, a une origine germanique. Mahaut est la forme médiévale du prénom. Il est

formé de deux racines comme la plupart des prénoms germaniques : maht qui

signifie force, puissance et hild, la seconde racine qui est souvent utilisée pour

former des prénoms féminins et dont le sens est combat. Ce prénom est tellement

populaire en Europe que l'on retrouve différentes variantes dans tous les pays

d'Europe (Matilda en anglais, Matilde en espagnol et en italien, Matild en hongrois,

Matylda en polonais etc.). Mathilde se présente dans ce roman comme le versus ou

le complément de Florent, l'un survit grâce à l'écriture et l'autre, grâce à la lecture

qui la mènera à une enquête de délivrance, à une quête. Leur point de focalisation

commun est Warden Laforce, le premier l'a raconté, la deuxième voulait le découvrir

en s'appuyant sur les écrits de Florent et d'un voyage à la recherche de ses traces.

Comme le signifie son nom, Mathilde est dotée d'une volonté et d'une ténacité sans

faille dans le combat qu'elle mène pour sa libération de la condition féminine et pour

la reconnaissance du statut de rebelle à l'ordre imposé par toutes les institutions des

hommes. Elle se démarque, par son attitude, de la religion : "Elle dévale la pente,

passe devant le presbytère, contourne la grotte sans regarder la vierge de plâtre, sans

faire son signe de croix, sans même incliner la tête." (p.44). Elle montre un

inassouvissement extraordinaire pour la vie depuis son enfance : "Une petite fille qui

voyait tout, qui voulait tout, qui ne se contentait jamais, au grand jamais de bals et

de bavardages, de thé faible et de broderie." (p.44) Depuis l'arrivée de Laurel

Dumoulin et son mariage avec la cousine Marie Ange, elle n'a cessé de vouloir

comprendre. Sa première sensation était un sentiment d'injustice commise à son

encontre. Mais au même moment, des questions, jamais posées sur son amour pour

Ange, lui effleurèrent un esprit devenu subitement tout noir : ""Elle est avec son

monstre de mari, Ange, ma cousine, et moi, je deviens une autre espèce de

monstre."" (p.61) Puis ce fut une tentative d'éloigner son objet d'amour des griffes

de l'étranger. Dans une des lettres qu'elle adresse à cette dernière, elle avoue son

abattement : "Il est beaucoup trop vieux pour elle, son étranger, il va me la gâter, me

348 Source : http://fr.wikipedia.org

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l'enlaidir ; il est comme un malade; peut-être même qu'il est la mort...Et j'ai peur

Ange ! J'ai peur de te perdre, de ne plus jamais te revoir." (p.41). Devant

l'indifférence de Marie Ange face à ses souffrances, elle se dévoile au lecteur et

montre sa maturité, une maturité acquise en partie au contact des romans et des

personnages tels que Nastasia Philipovna, Anna Karénine, Mathilde de la Môle.349

Mathilde ne peut plus être une fille du village ou se contenter du même sort qu'elles,

elle n'est plus de ce monde d'où elle s'est extirpée et d'où elle ne reconnaît plus rien.

Elle a désormais, les mêmes rêves démesurés que ses héroïnes avec lesquelles elle a

pleuré :

"Son cœur, comme le leur, déchiré par des amours, des désirs trop absolus. Sa

cervelle empoisonnée comme la leur, par des visions trop justes, hantée par le

grand amour et par la mort, les deux uniques certitudes. Romantiques, amies

chéries, sœurs jumelles, miroirs. Obsédée, comme elles, par ce qui devrait être

et qui n'est pas, Mathilde est blessée, lentement tué par ce qui est, comme elles.

p.84.

Une fois sa cousine morte et Laurel disparu, elle décide de mener sa vie

comme elle le désirait depuis longtemps. Elle pourrait revivre et retrouver le

bonheur qu'elle n'avait jamais vécu si elle arrivait à comprendre ce qu'elle n'avait

jamais compris. Elle se met donc sur les traces de Laurel pour tenter de percer

certains de ses secrets et entamer, avec conviction et pugnacité, une enquête qui

s'avérera être sa quête, puis sa délivrance : "C'est bien décidé, elle partira, elle suivra

les traces de l'étranger, le mari disparu de la chère cousine. Ces dernières années,

c'est à ce pèlerinage-là qu'elle entend les consacrer, Mathilde. (...)"L'oubli n'est bon

à rien. J'ai assez oublié. Je vais sortir de mon long sommeil. Rien ne m'arrêtera".

(p.101)

3 - Florent ou l’épanouissement au contact du métissage

D'autres personnages importants, des personnages qui, par leur proximité

avec le héros, mettent en évidence ses qualités d’homme du "futur", d’homme à la

recherche d’une société capable de dépasser les critères établis par des visions

passéistes. Il s’agit de Florent avec qui Jos vécut des moments d'intimité intense et

Marie Ange, sa femme, dont les patronymes renvoient eux aussi à la sphère

349 Personnages féminins forts ayant affiché leurs mépris pour les conventions sociales et donné leurs vies à ceux qu'elles aimaient. La première est un personnage du roman l'Idiot de Dostoeïvski, la seconde du roman Anna Karénine deTolstoï et la troisième, du roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir.

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culturelle européenne et latine. Florent dont l'origine est Florens, fleur en latin,

signifie également fleurir. Comme Mathilde, ce prénom a des variantes dans

beaucoup de pays d'Europe, Florens en allemand, Florencio en espagnol, Florenzo

en italien et des variantes, Florence, Florian, Florentin...Ce prénom dont le sens est

fleur ou fleurir porte tout son sens dans le récit, en effet les deux personnages, Jos et

Florent "fleurissent" dans cette relation amoureuse; le degré d'épanouissement des

deux êtres n'a jamais été autant visible qu'à travers cette relation interdite par les

conventions de tous ordres. Florent vit intensément cette relation qui le place au

dessus du monde et le prémunit de ses heurts : "Décidément, je crois que j'ai trouvé

comment vivre sans être brisé par le monde." (p.71). Florent est totalement

transformé par cette relation au point où il "fleurit" à vue d'œil et, comme lui même

n'arrive pas à s'expliquer ce qui lui arrive, il laisse le soin à son côté poète d'éterniser

ces moments et ces sensations par des mots qui donnent l'impression de venir

d'ailleurs, des mots dont la force effraie le jeune poète : "... Et alors les mots qu'on a

entendus ou lus sont tout à coup les nôtres, et puis on découvre bouleversés, que le

monde peut, un instant, nous appartenir? " (p.70). Si l'épanouissement de Jos se

transforme en une espèce de sérénité absolue, celui de Florent est visible à travers

une mutation qu'il ne peut dissimuler : "...Et le petit frère qui marche en traînant les

pieds, qui ne parle plus beaucoup, qui cache sûrement quelque chose." p.109.

4 - Marie-Ange, une relation épanouie par l’opacité du métis

Marie Ange, femme de Laurel Dumoulin, a mené auprès de lui une vie

simple mais pleine d'intensité. Elle s'est épanouie auprès de quelqu'un dont elle

ignorait pourtant beaucoup mais qui lui inspirait une confiance absolue. Toutes les

lettres qu'elle recevait de sa cousine Mathilde ou de sa propre mère, n'ont ébranlé ni

la confiance ni l'amour qu'elle portait à son mari. Ce nom de Marie est d'origine

hébraïque (Myriam). C'est le nom de la mère de Jésus mais il est utilisé dans les trois

religions monothéistes (Mériem, chez les musulmans). Les variantes de ce prénom

ne se comptent plus, Marielle, Marion, Maryse... Beaucoup de noms composés ont

vu le jour à partir de ce prénom : Jean-Marie, Marie-Christine, Marie-Louise...

Historiquement, ce nom a été rapproché de mara(h) qui veut dire amertume

et de l'égyptien mrit qui signifie aimée350. N'est-ce pas les sentiments qui habitaient

ce personnage qui s'était épris de l'étranger au premier coup d'œil et qui arriva,

350 Site : http://fr. wikipedia.org.

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réciproquement, à se faire aimer car Warden n'a jamais triché avec les personnes

avec lesquelles il se liait. D'un autre côté, une sensation d'ambiguïté habitait le cœur

de Marie-Ange, et qui s'accentuait jusqu'à devenir du chagrin lorsque tout le monde,

y compris les plus proches d'elle, sa mère, continuent d’appeler son mari, l'étranger

et à se comporter avec lui en tant que tel. Elle ressentait de l'amertume, non envers

son mari, mais à l'égard du monde où elle est née et qu'au contact de l'étranger, elle

commençait à le regarder autrement. La deuxième partie de son prénom met en

exergue son côté tendre et bienveillant qu'elle manifestait à l'égard de tous, y

compris ceux qui provoquaient, peut-être sans le vouloir, des remous dans sa vie.

La majeure partie des anthroponymes ou toponymes rencontrés dans ce texte

renvoient à l'Europe et à la latinité, voire à l'Egypte ancienne.

5 - L’anthroponyme, moyen de renaissance

Dans un article de Lucie Hotte Pilon,351 l'auteur parle de la création

onomastique de Ducharme comme d'un refus de l'altérité. Les noms deviennent "des

charges de signification". Le personnage de Bérénice dans L'Avalée des avalés, renie

le nom de son père Einberg et ne garde que son prénom Bérénice qu'elle voudrait

vivre pleinement en lui donnant son vrai sens : "Je suis la grande Bérénice, la

vainqueuse, la téméraire, l'incorruptible. Je suis Bérénice d'un bout à l'autre du

fleuve Saint-Laurent, d'un bout à l'autre de la voie lactée." (L'avalée des Avalés,

p.182). Par la seule volonté du personnage, le nom, "révélateur d’une appartenance"

et moyen de la perpétuer, est supplanté par le prénom pour signifier une identité

sans relation avec le passé ou les racines. Dans le cas des personnages de Robert

Lalonde, les différents noms portés par le personnage principal agissent dans un

premier temps, comme un moyen de passer inaperçu à partir du moment où

l’anthroponyme d’origine représentait un joug, mais par la suite, comme des canaux

de renouvellement. Robert Lalonde oppose une société rurale conservatrice, ancrée

dans ses traditions, une société où les anthroponymes véhiculent une généalogie, une

histoire et une culture, à ce personnage métis qui, après s’être révolté contre ses

racines, s’est vu refuser ailleurs une vie et une liberté acquises douloureusement.

L’auteur tente de montrer l’inexistence, dans ces sociétés, d’une certaine prise de

conscience que l’avenir se construit avec la participation de l’autre. Tout au long de

l’œuvre, la supériorité de l’étranger est vécue comme un joug par le héros, et une

351 Lucie Hotte Pilon, Le jeu des noms dans l'œuvre romanesque de Régent Ducharme, article paru dans Voix et images, volume 18 en 1992, p.105-117, Université de Ottawa

Site : http://www.erudit.org/revue/vi/1992/v18/n1/201003ar.pdf

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ignominie par les habitants des différents villages Tous les problèmes que rencontre

le métis ont pour origine la différence et supériorité qu’il dégageait.

Dans les deux exemples que nous venons d’évoquer, le personnage se

débarrasse du patronyme. Mais si Bérénice, qui a volontairement banni le nom qui la

reliait à son père pour se libérer du passé, a continué à évoluer dans sa société,

même de manière marginale jusqu’à aller à la recherche de la mort, Warden fut

obligé de le faire pour survivre et commencer, à chaque fois, une nouvelle vie. En

changeant les noms qu’il choisissait chez l’Autre, il montrait l’ouverture, la

tolérance que sa culture métissée lui a permis, et son inassouvissement pour la vie. A

aucun moment les obstacles ne le découragent pour renoncer à la nouvelle vie qu’il

s’est choisi, et à chaque fois, le nouveau nom lui ouvrait de nouveaux horizons.

Mais quand ce dernier est susceptible de nuire, il est abandonné ainsi que la sphère

géographique aux portes de laquelle il fut choisi, et un voyage, qui sera ponctué par

un autre nom et un autre lieu, est entrepris. Dans ce roman de Robert Lalonde, le

changement de nom traduit une volonté de continuer à vivre librement, sans jougs et

sans legs que peut représenter une appartenance à une communauté aux contours

immuables comme le sont, la communauté d’origine de Warden et la communauté

paysanne blanche.

L’auteur, l’écrivain peut s’identifier au personnage pour qui l’appartenance,

voire l’existence, restent problématiques. En effet se mouvoir en dehors d’un carcan

prédéfini par la société à laquelle il appartient ou voudrait appartenir est difficile.

Par l’intermédiaire du personnage de Warden Laforce, Robert Lalonde présente le

profil d’une universalité qui, à travers de perpétuels conflits touchant à son existence

même, reste la solution présente qui pourrait libérer l’individu, particulièrement le

créateur, des jougs de l’identité prédéfinie et lui permettre de se mouvoir dans un

espace multiple mais unique. A ses yeux, la liberté est à ce prix : "Toujours il est

ailleurs, Warden, que là où on le voudrait. (…), appelé, tout le temps, incapable de

rester là et d’écouter les voix sages, les conseils, les ordres, les lois. Est-ce la part du

sang blanc, en lui, la part de sa mère ?".(p.102). L’"être universel" que présente

Robert Lalonde, par le biais de ce métis, jouit d’une vision qui lui permet de se

hisser au dessus de tous et de profiter de manière continue de sa différence, de sa

supériorité, même dans les moments les plus anodins :

"Le vent s’engouffre dans la passerelle ouverte qui relie les deux wagons : c’est

là que Jos se tient entre les deux gares. Il n’a pas froid, il n’a jamais froid. Et

puis il y a tant à voir ! "Quoi donc ? Qu’est-ce que tu peux tant regarder ?" Lui

demande souvent O’Brien, son chef. "des bicoques forestières recouvertes de

papier goudronné, des habitants penchés sur leurs légumes pourris ou bien des

vagabonds aux yeux de loup!..." Il ne comprend pas, O’Brien. Il ne peut pas

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comprendre qu’aujourd’hui ce n’est pas comme hier et que ce sera encore

différent demain. (…) C’est tout ça plus autre chose (…) Et puis, à partir de là,

il lui est facile, à Jos de regarder le monde qui reste là, bien pris dans la terre,

miraculeusement, et de jongler à ses racines aérienne à lui à sa façon d’être à la

fois solidement planté dans l’existence et voyageur dans sa tête, passant, filant

vite comme le pays devant et autour de lui. Une espèce de médiation qui ne

tient pas compte du temps." pp.114-115.

Cette position de l’"entre-deux" au regard des autres, et "dans les deux" de

son point de vue, l’isole et le pousse vers une solitude qui n’est pas forcément source

de malheur puisqu’il réussit à créer son bonheur à chaque nouvelle étape.

6 - L’intertextualité ou des clins d’œil au public francophone

"Le personnage romanesque n'étant lisible, au premier abord, que par son

nom (ou par une quelconque appellation en tenant lieu), ce nom joue dans le texte un

rôle de premier plan et demande à son tour à être lu. À la fois signalétique et

signifiant, il s'inscrit parmi les autres signes textuels selon un fonctionnement

particulier qui varie d'un auteur à l'autre, et que l'onomastique littéraire s'applique à

cerner."352 Cette introduction d'une étude menée par Diane Pavlovic montre la place

du patronyme et sa signification dans la littérature. Elle ajoute plus loin que le nom

propre appartient au noyau le plus fondamental de la vie sociale et qu'une étude, de

ces noms, dépasserait forcément les limites de la linguistique et de la rhétorique.

Nous partageons entièrement cet avis étant donné que dans Le Diable en personne, à

chaque nom donné par Robert Lalonde au personnage principal et également aux

autres, correspond une signification voire, un clin d'œil complice et approbateur.

Le caractère composite, reflet de la dualité qui spécifie le rapport qu’a le

héros métis par rapport au deux mondes qui l’entourent (celui ses racines et celui des

blancs), amplifie son image d’être du futur. Mais l’intérêt de l’auteur semble se

diriger vers le conflit entre cette culture métissée et celle dite francophone qui

caractérise ce monde rural, figé et fermé sur lui-même. Dans Le Diable en personne,

Robert Lalonde propose un modèle de personnage, de culture, capable de remettre

en cause toute une structure sociale tournée vers le passé puisque chaque passage du

métis dévoile aux régions traversées leur inertie, leur mort programmée. Les lecteurs

352 Diane Pavlovic, Du cryptogramme au nom réfléchi. L'onomastique ducharmienne, revue Etudes françaises, 1987.

Site : http://www.erudit.org/revue/etudfr/1987

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francophones qui dans leur grande majorité baignent dans un espace culturel aux

racines multiples ressentent aisément ce sentiment et perçoivent le message de

l’auteur.

Il y a d’abord cette grande partie des anthroponymes et des patronymes qui

renvoie au monde latin et par conséquent, français s’agissant du Québec, qui

représente le lien commun de tous les francophones qui tirent une partie de leurs

références dans cette langue et de cette culture. Puiser dans les civilisations

égyptienne, grecque et latine, est une balise qui renseigne sur les desseins de l’auteur

quant à l’orientation qu’il voudrait suivre avec ses lecteurs en mettant les à priori au

départ. C’est également un moyen de signifier aux lecteurs francophones que le

roman en question est un espace de dialogue et d’échange entre eux d’abord. Mais

ces origines latines sont vite dépassées et l’auteur aborde une autre problématique,

celle du métissage. En opposant Warden, le métis, aux villageois, catholiques et, à

leurs institutions, il met le doigt sur la situation d’une grande partie du monde

francophone face à la France. Que représentent ces francophones aux yeux de la

France ? Quelles places tiennent leurs cultures, leurs langues ? Nous pourrions, à

priori, penser que Warden Laforce est craint à cause de son statut de hors la loi ou de

nomade, il en est rien puisque chaque tentative, de sa part, de se fixer ou de se

sédentariser est vouée à l’échec par l’attitude même des gens qui l’entourent : " Mais

ils sont fatigués, tous les deux. Fatigués d’être épiés, surveillés par tout le village.

(…).Comme ça, on ne pourra pas parler, raconter encore toutes sortes d’histoires,

sur elle et sur l’étranger qui, paraît-il, la rend malade." p.53.

Par conséquent, la source de son rejet reste sa différence et la dualité qui

perçue comme une monstruosité car difficile à cerner ou à sérier. L’opacité qui

ponctue toute tentative de savoir plus sur le personnage, sur ses comportements, sur

sa manière d’évoluer dans la vie de tous les jours, n’est pas acceptée par des

communautés qui ont pris l’habitude de tout comprendre, de tout classer pour se

sentir en sécurité. Les lecteurs francophones se reconnaîtront dans cette ambiguïté,

cette opacité et donc dans le personnage de Warden.

Robert Lalonde, cite dans son roman, des lectures que Mathilde, personnage

rebelle à tout son environnement, aurait faites. Les personnages de Nastassia, Anna

Karénine, Mathilde de la Môle, sont des clins à de grands créateurs dont les

personnages cités ressemblent en plusieurs points à Mathilde Choinière. En effet, les

trois personnages sont en mal de contact, de transgression de l’interdit et de l’attrait

par tout ce qui représente l’opacité. Dans un article écrit par Christine Lapostolle353,

353 Christine Lapostolle, Notes de lecture, L’Idiot de Dostoïevski, 21-01-2006. Site : http://ludovic-bablon.info/Dostoievski-l-Idiot.

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celle-ci parle de "vertige du contact. Comment faire perdre à l’autre "son

inquiétante, son insupportable opacité"". C’est l’objectif même que s’était tracée

Mathilde de Choinière en voyant le métis débarquer chez son oncle et tout son temps

fut consacré à l’aboutissement de cette quête. Une seconde problématique, et non

des moins importantes, est abordée dans ce roman de Dostoïevski. Les lecteurs de

Robert Lalonde savent que Le Diable en personne pose le problème de ces sociétés

fermées sur elles mêmes, ces sociétés qui rejettent et admettent à leur guise.

L’auteur de l’article en question ajoute que "Le monde de L’Idiot est une société

d’où on ne rejette rien. Pas du tout une société à la française avec ses admis et ses

exclus." C’est ce rapprochement que nous pensons être le plus important aux yeux

de Robert Lalonde qui profite de ce clin au monde décrit par L’Idiot pour fustiger

ces sociétés rurales qui composent une grande partie du Québec de ses années là.

Anna Karénine, personnage du roman du même nom de Léon Tolstoï, vit une

relation extraconjugale (interdite) avec Vronski, un personnage rencontré lors d’un

voyage. Leur relation tumultueuse les oblige à voyager et à vivre en marge de la

société qui n’a jamais accepté ce genre de comportements. A l’image de l’union

Marie-Ange-Laurel Dumoulin qui se termine par la mort de Marie et la fuite de

Laurel, le couple Anna-Vronski, qui, après avoir réussi à recréer autour de lui une

micro-société, en marge du monde environnant, finit par être détruit par

l’incompréhension qui aboutit au suicide d’Anna.

Stendhal est évoqué à travers Mathilde de la Môle qui avec Julien formèrent

un couple marginal qui finit la décapitation de la tête de ce dernier. Cette mort jugée

par Julien lui-même comme la conséquence du combat qu’il a mené aux côtés de

Mathilde qui fit de sa tête coupée l’objet d’un culte "romantique"354, est l’amère

conséquence de tout ce qui se détourne de la "normalité" ou regarderai vers de

multiples horizons à la fois.

Conclusion

Dans les trois textes, le récit commence par présenter des événements

insolites : le drame de Ahmed-Zahra, la mort par égorgette du conteur Solibo

Magnifique et la fuite de Laurel Dumoulin après la mort de sa femme. Dans Le

Diable en Personne, tout comme dans L'Enfant de Sable, l'enquête, qui est un

354 Article extrait du dictionnaire des personnages

Site : http://fr.wikipedia.org/wiki/Julien-Sorel

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exercice oral, débute à partir d'un support écrit, cahier de Florent et livre ou cahier

supposé appartenir à Ahmed. Les conteurs qui se succèdent pour raconter la vie

d’Ahmed-Zahra, les témoins qui défilent devant la police pour éclairer, non sur la

mort mais sur la vie de Solibo, Mathilde qui entame une enquête doublée d’une

poursuite de Laurel, tendent tous vers le même exercice : tracer des contours, grâce à

l’art de la parole, que les écrivains tentent de garder intact, à travers les langues

choisies et les procédés d’écritures mis en place. Ainsi le narrataire devient supplétif

du narrateur qui ne peut aller jusqu’au bout du récit sans la présence et les

interventions de ce dernier qui agissent non seulement comme des corrections, mais

comme un moyen qui sécurise le narrateur.

Le phénomène de la présence d’un support écrit dans deux romans dénote

d’une situation claire : le monde de l'écriture règne. C'est ce que semble bien

comprendre le personnage (Oiseau de Cham) qui entreprend de sauver la parole en

la confrontant à l'écrit, le conteur de Ben Jelloun qui veille jalousement sur le cahier

de Ahmed et Mathilde qui, pendant vingt-cinq ans a gardé un cahier, dont elle

n’avait, logiquement, pas besoin.

Le conteur est celui qui permet aux traditions orales de rester vivantes et de

se perpétuer Les trois auteurs se sont révélés, après l’analyse narrative, trois conteurs

d'un temps nouveau qui, à l'inverse des conteurs traditionnels qui n'avaient que

l'oralité comme support d'expression, ont, grâce à un second moyen de dire,

l'écriture, pénétré cet implicite, et ont pu dévoiler ainsi au lecteur, l'autre volet que le

conte cachait à l'oralité.

L’étude onomastique a montré que l’attribution d’un nom, d’un prénom ou

d’un surnom traduit une symbolique qui reflète l’imaginaire populaire. Dans

L’Enfant de sable, le prénom est choisi pour signifier une appartenance, mais aussi

un espoir. La femme doit mériter son nom, si elle force le destin que la société lui

impose, un prénom ou un surnom lui sera attribué signifiant son existence en tant

qu’individu fonctionnel dans la société des hommes. Dans Solibo Magnifique, le

nom est porteur est non seulement porteur des contradictions de la société, mais ne

représente qu’une facette de la personne. Chaque personnage possède deux noms, un

en créole et l’autre, celui de l’état civil, en français. Cette double identité symbolise

la situation sociale et culturelle de la société décrite dans le roman. Alors que dans

Le Diable en personne, le nom est un moyen qui permet au personnage métis de

vivre dans le changement. En effet, le nom n’a aucune teinte culturelle, ou

profondeur historique, pour Warden Laforce qui joue avec les noms et les utilise

pour continuer à exister, et éviter d’être comptable de ses erreurs ou délits. Robert

Lalonde dénonce la sacralisation des mythes des ancêtres et de la race, qui

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empêchent le processus de métissage de faire fructifier les différents apports des

cultures.

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III –

Aux croisements des langues,

des cultures et des genres

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Introduction

Nous allons aborder la notion de "métissage" dans les représentations

littéraires à partir de notre corpus qui représente un modèle d’œuvres où la présence

de l’Autre dans soi même est incontestable. Il s'agira d'étudier d'une part les

différentes représentations de l'interaction avec l'Autre (l'Androgyne, le Gardien

d’une parole qui se perd, l’Étranger,) et du mélange culturel dans leurs dimensions

linguistique, générique, pragmatique. D'autre part, nous réfléchirons sur les mises en

œuvre et les formes de ces métissages. Quelle place tient celui dont la culture, la

vision du monde, sont métissées ? Comment représente-t-on le double, le métissé ou

le métis, celui qui est "mélangé", dans les trois romans ? Comment sont appréciés

ces personnages romanesques au statut souvent ambivalent, à l'image de leur

situation entre deux sexes, deux visions ou deux races ? Et comment la littérature

devient-elle elle-même un facteur de mélange, voire un véritable support métissé ?

Pour répondre à ces questions, il faudrait examiner la manière avec laquelle

se construit ce métissage par la remise en cause des formes canonisées par l’occident

et les catégories fixées et léguées (roman, théâtre, poésie) qui ne répondent pas

forcément à la vision de ces nouvelles sphères de création étant donné leur

élaboration hors des imaginaires de ces dernières et les limites qu’elles révèlent à

traduire leurs êtres profonds. Il ne faudrait pas omettre l’apport de l’intertextualité

que nous avons déjà montré dans la deuxième partie et qui reste la meilleure

pratique d’échange et d’enrichissement pour ces écrivains à la recherche d’une

nouvelle forme d’expression.

Ce métissage des cultures se produit à travers une confrontation linguistique

qui affecte forcément la langue française parce que dans les trois romans de notre

corpus, les écrivains s'approprient et renouvellent la langue en bouleversant ses

structures syntaxiques ou lexicales, en l'éclairant d'une vision du monde différente.

Nous allons montrer que le travail d’"adaptation" de la langue française passe par

des transformations plus ou moins sensibles. Cette interaction concerne notamment

la langue arabe chez T. Ben Jelloun, la langue créole chez P. Chamoiseau et la

langue anglaise chez R. Lalonde. Ces langues qui accueillent, et "apprivoisent" la

langue étrangère devenue source d’enrichissement à côté de la langue maternelle.

A la fin de notre analyse, nous nous poserons inévitablement la question de

l’évolution de ce phénomène de "métissage" entre le "pluriculturalisme"355, vecteur

355 Ce néologisme exprime à mes yeux plus la dimension plurielle de la culture métissée. Multiculturel signifie qui comprend plusieurs cultures, mais, et cela n’engage que moi, il ne rend pas

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de diversité ou de diversalité selon Edouard Glissant et d'ouverture à autrui, et la

"globalisation", ou l’uniformisation déterminée par les nouvelles tendances de

l'économie mondiale et tournée vers une unification.

Devant cette question encore sans réponse, les écrivains des nouvelles

sphères de création francophone, depuis les années quatre-vingt, adoptent une

attitude pour le moins constructive. Ils se voient d’ailleurs obligés de tout forger

sans cesse, ils façonnent les éléments de leur propre culture autochtone dont ils ne

se sont jamais éloignés, et des éléments de la culture acquise, la seconde culture,

celle de l’occident. C’est un exercice de réappropriation continue de sa langue et de

sa culture maternelles grâce à la confrontation perpétuelle avec l’autre langue et

l’autre culture. Cet éternel "Duel" entre ces deux entités aboutit à une situation où

l’écrivain raisonne et agit en faisant des comparaisons et des parallèles dans toutes

les situations de la vie quotidienne, particulièrement au moment où il prend sa plume

pour écrire. Cela ne doit pas être appréhendé comme un handicap mais comme une

richesse du moment où ce duel devient rapidement un " Duo " où les deux entités ne

forment qu’une mais supérieure cette fois-ci et à la première et à la deuxième parce

que justement s’abreuvant de la première et de la deuxième. Cela peut se vérifier à

travers leurs écrits où l’explosion des conventions romanesques est évidente. Nous

pensons que ces écrivains pouvaient, s’ils le désiraient, écrire des romans qui

répondraient aux normes de l’écriture occidentale. Mais à quoi bon un pareil

mimétisme ?

Par conséquent, dans cette troisième partie intitulée aux croisements es

langues, des cultures et des genres, nous commencerons par nous intéresser à l’usage

de la langue et à la manière avec laquelle les trois écrivains recourent aux procédés

linguistiques devant un champ qui leur soumet plusieurs possibilités. Il s’agit pour

eux de concevoir leurs langues grâce, notamment, à l’apport des différents langages

ainsi qu’à partir des matériaux linguistiques provenant de plusieurs origines. Nous

allons voir à travers l’analyse et le traitement de la langue de chacun d’eux,

comment se fait l’élaboration de la langue d’écriture et nous sommes en droit de

nous poser des questions, à la fin de cette étude, sur la nature de ces écritures. Est-il

possible de parler d’écritures "babéliennes", de langues à part entière mais qui se

nourrissent de plusieurs sphères linguistiques et culturelles, de langues qui se sont

forgés au contact d’événements déstabilisants tels l’esclavage et le

colonialisme mais qui ont pu ou su, à travers une longue décantation, se donner des

structures capables de dire la diversalité de l’être, ou alors de tout cela à la fois, car

compte de l’interaction, de l’affrontement, du frottement de ces cultures. Pluriculturel, à mon sens, peut signifier non seulement la multitude des cultures, mais aussi leur côté pluriel, leurs différences.

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ces langues, malgré elles, ont bénéficié de tant d’apports de civilisations à travers

une histoire douloureuse mais foisonnante et diverse ?

Ces interrogations légitimes sur la langue du texte, mettant nécessairement

en valeur son aspect métissé, son hybridité, nous conduira, dans un second moment

de cette troisième partie, à regarder de près le profil générique des fictions étudiées :

nous affronterons alors la question de la présence de divers genres dans le même

récit et du phénomène de métissage de ces genres. Cette multiplicité des genres

génère une diversité qui enrichit les trois textes et embellit leurs formes. Notre

analyse montrera que L’Enfant de sable est à la fois roman, conte et légende, que

dans Solibo Magnifique, l’oralité se nourrit du corps où elle est née, tue ce même

corps en voulant en sortir et meurt dans les bras d’une écriture qui ne postule qu’à

la fidélité à cette dernière mais qui finit par la dépasser. Cette analyse mettra en

évidence également, l’aspect du conte dans le roman de Robert Lalonde, la diversité

des genres et l’amour de la rébellion à travers le personnage métis.

Dans un troisième moment, notre attention se portera sur le champ

d’expression disputé où est engagé un duel continu entre les modes. Ce frottement,

qui parfois se transforme en accrochage entre modes d’expression(s), rend l’écriture

plus féconde et toujours sous tension parce qu’en présence de plusieurs références

culturelles. Cependant, peut-on avancer que la négociation entre oralité et écriture,

surtout dans les deux premiers romans, se fait sans heurt ? Peut-être, parce qu’il y a

choc, il y a étincelle. L’écriture représente le salut de l’oralité certes mais sans

l’apport de cette dernière et sans la présence du langage dans la langue d’écriture ;

sans cette mixture, l’écrivain ne peut arriver à "un produit qui puisse produire une

expression".

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1 – Inventer sa langue aux intersections …

I – Français-arabe dans L’Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun

1 - Deux langues à l’œuvre

La situation de plurilinguisme au Maroc met la langue française dans une

situation de concurrence. A la base, on trouve une situation de diglossie, c'est-à-dire

de concurrence entre l'arabe dialectal qui est tout à la fois langue maternelle et

langue vernaculaire et l'arabe classique, langue officielle et langue nationale.

L'arabe, sous ses deux variantes entre en concurrence avec le berbère, autre langue

maternelle et vernaculaire. Enfin, le français, langue utilisée partiellement dans

l'enseignement, reste la première langue étrangère. A cela s’ajoute la prédominance

de la religion musulmane dont l’un des fondements est la société patriarcale. Dans

cette perspective, doter la femme des qualités d'un homme implique une révolte qui

conteste les fondements du discours théologique. Dans L’Enfant de sable, l’auteur

récuse également les fondements de la société patriarcale et ses injustices envers les

femmes. L’androgynie du personnage principal qui forme la charpente sur laquelle

se construit la narration ne doit pas occulter une autre, au niveau du texte. Le

métissage du texte est d'abord générique avec la production d'hybrides narratifs,

mais il est aussi d'ordre linguistique et c'est sur cet aspect que notre analyse montre

comment, à l'intérieur du « français », le frottement des deux langues met en

évidence l’aspect du divers que nous allons déceler dans ce chevauchement du

français et de l’arabe, entre autres.

- L’arabe pour mieux imager

Notre premier constat est que dans les 209 pages du texte, l’auteur n’utilise la

graphie arabe qu’à deux reprises : à la page 38, pour écrire un verset du Coran et à la

page 146, montrant la pertinence du mot arabe pour mieux rendre compte du

contenu du mot "corruption". Dans les deux cas, le verset et le mot sont suivis de

leurs traductions. L’auteur affirme que la traduction du mot "rachwa" ne reflète pas

la profondeur et le contenu réel du signifié et que le mot arabe traduit mieux ce mal

qui ronge un individu ou une société : "J’aime bien le mot arabe qui désigne la

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corruption. Ceci s’applique aux matières qui perdent leur substance et qui n’ont plus

de consistance, comme le bois qui garde l’enveloppe extérieure, mais il est creux, il

n’y a plus rien dedans…" (p.146). Il est vrai que la définition française du mot

occulte le côté caché de la décomposition puisque le mot signifie pourrissement,

décomposition, avilissement. Cependant ces états sont visibles à l’œil, par contre la

définition arabe met l’accent sur le caractère invisible de la pourriture et par

conséquent, sa dangerosité et la difficulté de la percevoir et de la combattre.

Cette technique choisie par l’auteur crée une sorte de frontière entre les deux

langues et met à nu le fossé qui les sépare, montrant de prime abord les décalages

qui existent entre ces deux mondes dans leurs situations d’origine. Ces différences

se manifestent tant au niveau de la graphie et des caractères qu’au niveau du sens

que prend l’écriture (de gauche vers la droite pour le français, et de droite vers la

gauche pour l’arabe). Le lecteur francophone non arabe se trouve bloqué, incapable

d’avancer devant l’étrangeté de cette graphie. Il est devant une langue étrangère. Il

doit lire les traductions pour continuer la lecture.

Toutefois, dans le texte en entier, le lecteur francophone ne peut se trouver

dans cette situation que deux fois comme nous l’avions souligné. D’un autre côté, la

présence, dans ce texte, de termes arabes écrits en français, bien qu’elle soit plus

importante, reste néanmoins assez discrète si on la compare à celle des mots créoles

dans le texte de Chamoiseau, Solibo Magnifique, où elle est plus significative. Les

mots Khémaiss (jeudi), Mufti (religieux capable d’expliquer le Coran), Fqih

(exégète), Hammam (bain maure), Lalla (madame), Mani (sperme) Qlaoui

(couilles), Taboun (sexe de femme), Kif, (Hachich), Alif, Noun, Ba, Jim, (a, n, b,c),

Djellaba, Gandoura, Séroual, Burnous (vêtements) et les expressions Bab El had (la

porte des limites), Zankat el wahed (la rue de l’unique), Erbeeh mellioun (gagne un

million), Talvaza bilalouan, (téléviseur couleur)… sont très difficiles à traduire ou

perdent une partie de leur sens dans l’opération de traduction. Chargés

culturellement, ils signifient beaucoup pour un public autochtone, l’interpellent et

créent en lui certaines émotions.

Avec ce deuxième procédé, la situation évolue et change complètement car le

lecteur peut lire et comprendre s’il termine entièrement la lecture de la phrase

jalonnée par ces mots et expressions. L’auteur est conscient et ne traduit pas toujours

ces mots pour montrer que la compréhension d’un lecteur francophone, loin de la

sphère linguistique marocaine, reste plus que possible. Son objectif est de laisser

s’exprimer l’autre langue à côté de la langue française, dans une contiguïté qui en

génère une nouvelle aux normes endogènes façonnées souvent à partir de canaux

expressifs empruntés dans les ressources langagières du pays :

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"Errrrbeh…Errrrbeh…Un million… mellioun…talvaza bilalouane…une

télévision en couleur…une Mercedes…Errrrbeh ! mille…trois mille…Arba

Alaf…Tourne, tourne la chance… Aïoua ! Krista… l’Amourrre …Il me reste,

baqali Achr’a billetat…Achr’a …Aïoua…encore…L’Aventurrre…la roue va

tourner…Mais avant vous allez voir et entendre…Tferjou we tastabou raskoum

fe Malika la belle…elle chante et danse Farid El Atrach !! Malika !" (p.119)

Ce passage résume d’une manière exemplaire cette situation de cohabitation

des langues, arabe, dans ses deux variantes, classique et marocaine, et française. Si

dans le cas des deux exemples cités plus haut, l’auteur, en choisissant la graphie

arabe, crée une sorte de frontière entre les deux langues tant au niveau scriptural

qu’au niveau de l’espace page, dans le cas présent, trois langues, l’arabe dans ses

deux registres et le français se côtoient dans une même phrase dont la graphie est

française mais les mots des trois "langues" se meuvent et donnent l’impression

d’appartenir au même répertoire. Les frontières inter et intra linguistiques

disparaissent dans cette langue nouvelle. L’étrangeté de deux registres de la langue

arabe, n’apparaît plus, mieux encore, les deux langues fondent dans la nouvelle

phrase "française" et la parsèment de leur rythme, de leur ton et de leur accent.

L’auteur réussit, à travers ce passage et d’autres dans le texte, à montrer que l’Autre

est dans soi même et qu’il faudrait s’habituer à ne plus le voir que de l’autre côté

seulement car toute son étrangeté vient du fait que le regard se dirige

inconsciemment, au-delà, d’une réalité visible, façonnée par une histoire et prouvée

par le présent, vers la recherche des origines comme si cela apaiserait et

tranquilliserait. Cette étrangeté disparaît si on la traduit, autrement dit, si nous la

décryptons avec nos référents. Le fait d’écrire les trois langues dans une même

graphie, une nouvelle langue se crée, une langue qui n’est étrangère pour aucune des

trois parties.

- Trois langues pour un langage

Trois syntaxes cohabitent dans cette longue phrase. Nous avons des passages

comme : télévision en couleur- il me reste-la roue va tourner-, dont les structures

syntaxiques répondent aux normes de la langue française, à côté d’autres, en arabe

dialectal : errrrbeh…errrrbe… - millioun - errrrbeh…mille…trois mille…Arba alaf

– bqali achr’a billettat achr’a –tferjou we tastabou raskoum fi Malika -.

Dans ces exemples, l’arabe dialectal ressemble à un créole qui regroupe des

mots et des expressions arabes à d’autres, français, mais ce contact des deux langues

leur fait subir des inclinaisons plus ou moins perceptibles. Errrrbeh est le présent de

l’impératif du verbe arabe "rabiha", mais dans cette phrase c’est le ton sur lequel il

est dit qui le place sur le registre de la langue dialectale. Millioun est l’équivalent de

million qui a subi une transformation dont les influences viennent de l’arabe

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classique. Celle-ci lui a imposé la déclinaison finale "ioun", créant ainsi un mot

nouveau qui n’appartiendrait désormais ni à la langue d’origine, ni à celle dont il a

subi l’influence. Enfin, il y a la présence des mots et expressions issus de l’arabe

classique comme : - talvaza bilalouan (télévision en couleur) dont la structure

syntaxique d’origine est respectée. Cette phrase écrite dans une langue nouvelle qui

appartient désormais à l’auteur, est chargé de signification est porteuse d’un

patrimoine linguistique et culturel provenant d’au moins trois sphères différentes.

Cette créolisation linguistique et culturelle, rendue possible grâce aux différents

métissages, est le résultat des perpétuelles recherches de nouvelles formes

d’écritures de presque tous les écrivains postcoloniaux.

Dans le même ordre d’idées, Lise Gauvin, se référant à un de ses ouvrages,356

parle de surconscience linguistique comme "lieu de réflexion privilégié, comme

territoire imaginaire à la fois ouvert et contraint." Elle ajoute qu’"écrire devient alors

un véritable "acte de langage", car le choix de telle ou telle langue d’écriture est

révélateur d’un "procès" littéraire plus important que les procédés mis en jeu. Plus

que de simples modes d’intégration de l’oralité dans l’écrit, ou que de la

représentation plus ou moins mimétique des langages sociaux, on dévoile ainsi le

statut d’une littérature et son intégration/définition des codes." 357

Nous sommes, dans ce cas précis, dans une situation où "la langue maternelle

est à l’œuvre dans la langue étrangère."358 Mais à l’opposé de beaucoup de phrases

où "se déroulent une traduction permanente et un entretien en abyme, extrêmement

difficiles à mettre au jour"359, il y a, dans cette phrase, une juxtaposition des mots

arabes et leur traduction en français dans une phrase qui tantôt, répond aux normes

de la syntaxe française, tantôt, à une logique de la langue orale. Mais si le fait que

nous venons de citer peut éventuellement susciter des interrogations de la part du

lecteur non habitué à lire des œuvres dont la langue d’écriture est habité par un

langage maternel, comme c’est le cas ici, sa perplexité s’accentue quand il découvre

dans le même passage, des propositions écrites dans une langue française : la roue

va tourner – Mais avant, vous allez voir et entendre- elle chante et elle danse -.

Néanmoins même si l’auteur fait appel aux trois langues pour exprimer une

réalité, il n’en demeure pas moins qu’un regard extérieur, pour peu qu’il soit habitué

356 "D’une langue à l’autre. La surconscience linguistique de l’écrivain francophone", L’Ecrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 1997, p. 6-15.

357 Lise Gauvin, La fabrique de la langue, De François Rabelais à Régent Ducharme, Seuil, Paris, 2004, p.256

358 Idem, La fabrique de la langue, p.284. 359 Id, p.285.

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à reconnaître et à repérer les variations linguistiques, peut distinguer les matériaux

constitutifs du texte qui relèvent de l’utilisation d’un langage commun au lectorat

francophone, d’un autre qui serait typique au lectorat marocain. Le texte de Ben

Jelloun, au-delà de toutes ces fluctuations, préserve la langue française et sa syntaxe

en même temps qu’il lui injecte des éléments de l’oralité. L’exemple de l’emploi des

temps est significatif, le passé composé et le présent de l’indicatif ne véhiculent pas

seulement des informations d’ordre temporel ou modal, ils expriment aussi de quelle

manière le narrateur envisage le déroulement des événements, leur mode de

manifestation dans le temps, c’est l’aspect du verbe employé surtout dans le code

oral.

Dans les extraits suivants, le présent de l’indicatif vise l’actualisation

maximale du récit et au delà de l’information sur le temps et l’aspect qu’il véhicule,

le verbe au présent et au passé composé marquent surtout l’assertion de l’énoncé par

le conteur : "La porte donne sur des sacs de blé. Notre personnage n’y a jamais mis

les pieds et moi j’y ai vendu un âne autrefois." "Or, c’est une période bien obscure.

Nous avons perdu de vue les pas de notre personnage. Pris en main par le père, il a

du passer des épreuves difficiles." p.41.

L’emploi des déictiques autant spatiaux que temporels est une autre marque

de l’hybridation qui caractérise le discours du conteur.

"Les choses se dégradèrent petit à petit : les murs de la grande maison étaient

fissurés, les arbres de la cour moururent d’abandon, la mère vécut cette échéance

comme une vengeance du ciel pour avoir détourné la volonté de Dieu". p.93.

2 - La langue du conteur : un français nourri de tournures populaires

La langue du conteur et ses interventions semblent soumises à un double

impératif : veiller à la correction de la langue en respectant les critères de la syntaxe

française et satisfaire les publics francophones en général, marocain en particulier.

- Le français et l’arabe : la naissance d’un signe :

"Ô mes compagnons ! Notre personnage nous échappe. Dans mon esprit, il ne

devait pas devenir méchant. Moi j’ai l’impression qu’il est en train de nous

fausser compagnie. Ce revirement brutal, cette violence soudaine m’inquiètent

et je ne sais où cela va nous mener. Je dois avouer aussi que cela m’excite

assez ! Il est damné, habité par la malédiction, transformé par les sorciers. Sa

méchanceté le dépasse. Croyez-vous, ô vous qui m’écoutez, qu’il est homme

sans scrupules, qu’il est un monstre ? Un monstre qui écrit des poèmes !" p.54.

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Dans ce passage du conteur qui commence par une interjection traduisant

une expression arabe, la ponctuation est variée est rigoureuse, les phrases sont

courtes et bien agencées. A l’intérieur des phrases, les différents groupes sont bien

signifiés. Le présent de l’indicatif, temps du discours, domine le passage. A travers

les auditeurs, il donne l’impression de chercher une écoute plus large : "ô vous qui

m’écoutez ! " Mais en même temps, la coloration culturelle marocaine est sensible.

Les croyances populaires marocaines et les convictions religieuses apparaissent : "Il

est damné, habité par la malédiction, transformé par les sorciers.

" Un bœuf fut égorgé pour donner le nom : Mohamed Ahmed, fils de hadj Ahmed.

On pria derrière le grand fqih et mufti de la ville." p.30.

Trois mots arabes du registre religieux se côtoient et donnent un aperçu sur la

société décrite. La langue française devient un simple véhicule du signe marocain

certes, mais la performance remplace l’affrontement qui caractérise des situations

pareilles où il y a présence de deux ou plusieurs langues. L’auteur réussit à faire

accepter chacune des langues en présence par l’autre ou les autres. Hadj, fqih et

mufti, s’insèrent dans la phrase française sans donner l’impression de transgresser

quel que système de valeurs que ce soit ou forcent quelle que barrière que ce soit.

Comme si l’auteur disposait des trois langues à sa guise, mélangeant les mots et

expressions dans une même liste et puisant en fonction de l’expressivité du mot,

cherchant la performance maximum. La langue d’écriture devient un espace, un lieu

par définition indéfini, où les rêves et les cauchemars se libèrent, prennent forme et

modèlent à une nouvelle langue, plus universelle et propriété évanescente de

l’écrivain.

3 - Ecrire et produire son propre système

Au départ, la langue française se positionne comme un signifiant qui prend

en charge des signifiés appartenant à un autre système (la langue arabe). Cette

dernière, langue d’origine de l’écrivain, ne possède pas la même forme, et est

absente physiquement du texte, sauf les quelques mots ou expressions que nous

avons évoqués plus haut. Le lecteur, marocain en particulier, est dans cette situation

où il sent la présence de la langue d’origine, mais ne la voit pas au niveau de la

graphie.

"Ô mes amis, je n’ose parler en votre compagnie de Dieu, l’indifférent, le

suprême. Je me souviens d’une parole dite par un grand écrivain, elle

m’intrigue encore : "Nous ne savons pas où Dieu met ses accents, et la vie est

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pudique comme un crime." Nous sommes ses esclaves et nous tombons de

fatigue." p.65.

"Le même sang qui nous réunit dans le passé nous unira de nouveau, si Dieu le

veut" p.68.

"Toute sa vie il a compté sur cette héritage. Avec l’arrivée d’Ahmed, il fit son

deuil de cette attente et il se sentit victime d’une injustice du sort ou d’une

machination du destin." p.69.

Ces quelques extraits du texte montrent à quel point la langue arabe est

présente. Cependant si le contenant est en français et que le contenu est en arabe,

cela ne donne aucune impression de fissure, d’étrangeté ou de déstabilisation

tellement l’auteur joue sur les deux registres et réussit à choisir le mot qui remplit le

mieux la fonction d’expressivité. Il invente son propre système en écrivant avec

deux langues et, à l’arrivée, le sens est reproduit et les formes qu’il propose

remplissent les critères d’expression. Il crée une langue dans laquelle les signifiants,

au départ étrangers au contenu à exprimer, s’acquittent merveilleusement de leur

tâche.

Dans le deuxième extrait, il s’agit d’une expression figurant dans les deux

registres de l’arabe, classique et dialectal.

Chargée culturellement, la langue utilisée par Tahar Ben Jelloun, dans ce

roman, reflète bien entendu une société arabo-musulmane, mais va au-delà en

interpellant des lecteurs d’autres sphères civilisationnelles. Des expressions d’"union

par le sang" et autres sont universelles et les cultures, bâties sur la conviction de la

suprématie de la volonté de Dieu, sont nombreuses. A cela, s’ajoute la langue dans

laquelle le contenu est exprimé, une langue nouvelle, une langue qui se crée au

moment de l’écriture même et qui ne peut être la propriété de l’auteur puisqu’elle

terminera sa mission avec la clôture du récit lui-même. Les succès que ce roman a

remportés ne viennent pas que de l’originalité de son histoire, mais vient surtout du

fait que l’auteur a su créer un dynamisme fertile où la tension générée par l’altérité

se transforme en arme efficace contre les tenants d’une langue "pure", et un moyen

pour faire avancer les sociétés encore en butte au phénomène de racisme.

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II – Français-créole dans Solibo Magnifique

1 - Produire un langage dans la langue

"Le divers, qui n’est pas le chaotique ni le stérile, signifie l’effort de l’esprit

humain vers une transcendance universaliste. Le Divers a besoin de la présence des

peuples, non plus comme objet à sublimer, mais comme projet à mettre en

relation."360 Cet extrait du chapitre Le Même et le Divers résume bien le sens que

veulent insuffler les écrivains antillais à leur littérature. L’établissement des

relations ne peut se faire qu’à travers la diversité des communautés et des cultures.

Dans le roman de Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, le texte donne vie à cette

réalité historique à plusieurs niveaux :

Les personnages sont de diverses classes sociales et de plusieurs nationalités

d’Amérique mais aussi du Moyen-Orient, d’Europe et d’Asie.

Les témoins interrogés par la police sont des deux sexes ont des occupations

différentes et viennent de diverses diasporas africaine, indienne, asiatique, syrienne,

métropolitaine.

Les policiers qui s’occupent de l’enquête sont de races blanche et noire, et

eux aussi viennent de classes sociales différentes.

L’auteur nous dit que Solibo utilise les quatre facettes de la diglossie

martiniquaise : le basilecte et l’acrolecte créole, le basilecte et l’acrolecte français.

L’oralité et l’écriture se partagent l’espace jusqu’à arriver à ce que l’auteur

appelle l’oraliture.

- Langue française et langue créole se côtoient, s’expriment tantôt séparément, tantôt

elles créent un langage qui se meut dans la langue de surface.

- Les deux principaux intervenants dans le récit à savoir Solibo et Ti Cham, utilisent

des procédés différents, le premier compte sur la richesse de son verbe, le deuxième,

sur l’efficacité de l’écriture.

Dans cette diversité multidimensionnelle, un phénomène de va et vient entre

des ethnies différentes, les cultures, les langues et les visions du monde, crée un

mouvement qui débouche sur des constructions perceptibles dans le texte en

question. La langue utilisée devient le support d’un langage foisonnant d’images,

d’expressions qui font d’elle une vitrine d’une société multiculturelle. Patrick

360 Edouard Glissant, Le discours antillais, Gallimard, 1997, p.327.

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Chamoiseau, à travers le personnage de Ti-Cham, essaye de valoriser la langue

parlée en augmentant sa teneur et sa longévité, par l’apport de l’écriture :

"Tu veux capturer la parole à l’écriture, je vois le rythme que tu veux donner,

comment tu veux serrer les mots pour qu’ils sonnent à la langue. (…). Mais

l’essentiel n’est pas là. Je pars, mais toi tu restes. Je parlais mais toi tu écris

tout en annonçant que tu viens de la parole. Tu me donnes la main par-dessus la

distance." pp.52-53.

- Une langue fortement imagée

Ce déplacement constant qu’effectue Ti-Cham, entre la langue de la société

et la langue écrite pour arriver à une "parole écrite", comme le souligne le conteur

lui-même, crée un langage particulier, une langue qui lui est propre, très imagée,

riche en métaphores. Les images sont très expressives :

"Quand on sait que de son temps il étoilait chaque nuit de paroles, en brisait les

journées, et que là, sans audience durant des lunes, dès matin midi et soir, au

long de tous les calendriers, on imagine et on comprend : un flot de verbe

devait lui torturer le ventre, lui vibrionner la poitrine…" p.224.

Dans Solibo Magnifique, le texte illustre admirablement bien ce que Edouard

Glissant361 pense sur la situation des deux langues, le français et le créole, en

Martinique, en particulier, et dans les Antilles françaises, plus généralement. Il parle

de la nécessité de définir un langage en relation avec la réalité d’une antillanité

plurilingue, à partager par delà les deux langues employées. Deux voies seraient

possibles pour y arriver à cette fin :

- Un mouvement de base qui libérerait de l’anti-poétique et fixerait le choix sur une

seule langue parmi les deux ou sur les deux à la fois par leur intégration dans la

poétique de son langage,

- Une contestation par une anti-poétique qui façonnerait un langage volontaire, à

fonction limitative, non épanouie, non libérée, permettrait dès aujourd’hui de

réentreprendre l’aventure de l’expression et de préparer l’avenir.

2 - Revendiquer la différence par l’opacité

La perspective, toujours selon Edouard Glissant, est de forger, par l’une ou

l’autre des deux voies qui ne sont pas contradictoires à ses yeux, "un langage par

361 Op cit, p.482-493

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quoi nous poserions volontairement l’ambigu et enracinerions carrément l’incertain

de notre parole".362

C’est dans cette intention que le narrateur ou marqueur de parole, Ti-Cham,

dans le roman, tente, avec minutie et précaution, de capturer le langage du conteur

aussi vivant et aussi vibrant que possible et le transposer, avec toute son

expressivité, ses battements en une écriture qui serait uniquement à son service :

"Le marqueur refuse une agonie : celle de l’oraliture, il recueille et transmet.

C’est presque symbolique que je fusse là pour la dernière parole du Magnifique

(…). Nous sommes ici dans un frottement de mondes, inspectère, un espace

d’érosion, d’effacement…" p.170.

Plusieurs passages mettent évidence ce souci de l’auteur de préserver

l’ambiguïté ou l’opacité du langage dans l’opération de "transposition" de la parole

dans le monde de l’écriture, essayant de ne pas la dénaturer tout en protégeant la

lisibilité de la langue française :

"Congo ne ratait pas le carnaval. Ce jour du destin où Solibo ramasserait la

monnaie de sa vie, il avait gagné Fort-de-France à pied, en longeant

l’autoroute, sans charrier son sac de râpes incompréhensibles." p.205.

"Pilon leur fait signe de la main, puis revient au bureau où Bouaffesse mime

déjà pour la policeraille un saisissante tentative d’évasion avec violence

caractérisée siouplait, car il m’a donné une clé dans la gorge. " p.210.

"Dans le corps, inspectère, avait divulgué le sorcier dans un créole sans âge, il

y l’eau et le souffle, la parole est le souffle, le souffle est la force, la force est

l’idée du corps sur la vie, sur sa vie. Maintenant, inspectère, arrête ta pensée,

laisse peser dans ta tête le noir et le silence, puis, le plus soudainement que tu

peux, questionne-toi : qu’arrive-t-il si la vie n’est pas ce qu’elle doit être et si

l’idée défaille… ? Si bien qu’ils réescaladèrent cette ravine oubliée avec dans

la tête un bagage du désarroi… "

Ces exemples, nous font découvrir une langue où des modes et des genres

discursifs propres à la tradition orale sont importés donnant naissance à une sorte de

créolisation partielle du texte de Chamoiseau. (Nous allons voir plus bas dans le

chapitre III, ce point d’une manière plus détaillée). Les expressions qui émanent de

la langue créole et les images extraites du vécu et de l’imaginaire social créole sont

introduites dans la langue française. Le résultat n’est pas un sous produit de la

langue française, mais une langue française de la Martinique. Il serait difficile

d’établir une liste de toutes les influences qui déterminent le répertoire lexique de ce

roman, cependant nous pouvons constater que les indices lexicaux proviennent

362 Ibid, p.483.

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d’images (Ce jour où Solibo ramasserait la monnaie de sa vie - arrête ta pensée,

laisse peser dans ta tête) ou de dérivations à partir de racines françaises (Inspectère –

policeraille – siouplait). Dans les deux cas de figures, ils sont compréhensibles et

transparents pour le lecteur francophone non créolophone.

3 - L’opacité et la lisibilité du créole

Dans d’autres passages, les créolismes "opaques" sont placés par l’auteur

dans des contextes qui permettent une lisibilité aisée pour le lecteur non

créolophone. L’objet serait un métissage linguistique où le français met à la

disposition du créole ses structures syntaxiques et accueille les expressions, images

de ce dernier créant un langage où la confrontation laisserait place à une

"intelligente concurrence" :

"Donc fatale soirée : après les défilés, la foule s’était répartie dans les bals

populaires (grajés-jounous, touffé-yinyin, zoucs et autres machapias…) que

carnaval sème à son heure depuis les herbes de balata jusqu’au cases du

quartier Texaco." p.28.

L’auteur n’hésite pas à s’aider de la traduction quand les passages sont longs

et difficiles à comprendre par des lecteurs non créolophones :

"Congo revint au corps de Solibo et, dans un affolement de ses rides, posa le

diagnostic utilisé comme ouverture de cette parole :" Méhié é hanm, Ohibo

tÿouttÿout anba anhojèt pohol-là !...Et au narrateur d’ajouter : "Ce qui traduit, peut

vouloir dire : Messieurs et dames, Solibo Magnifique est mort d’une égorgette de la

parole…" le mot traduction est employé par le narrateur lui-même mais atténué par

l’expression "peut vouloir dire". Cette hésitation de sa part peut indiquer certaines

précautions quant au sens réel de la phrase. Est-ce par manque de maîtrise du

langage de Congo, ou est-ce pour montrer que la langue française reste une langue

étrangère ? D’un autre côté, certaines traductions sont moins explicites, ou du

moins, elles ne sont pas présentées comme telles par le narrateur :

"Congo se redressa -ahuri : Iye fout ! hanmay halansé tÿou hot la you hay

dégawé mèdsin, mi ohibo la ha hay an honjesion anlé noula ! …". Cette phrase

créole est suivie de l’explication suivante : " Oh Congo déraille : il prétend que

Solibo est en train de mourir, qu’il lui faut un médecin…". (p. 37).

La formule employée par le narrateur crée une atmosphère de doute quant au

sens de l’explication qui va suivre. L’auteur donne l’impression d’expliquer plutôt

que de traduire, de plus, il est loin de partager l’opinion de Congo.

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D’autre part, dans le souci de préserver la différence entre les langues créole

et française et de veiller à l’opacité de la première, l’auteur emploie des expressions

qu’il dit, lui-même, "intraduisibles" : "A la vue du bankoulélé autour de Doudou-

Ménar, il ne manifesta sa surprise que par une de ses expressions favorites, celle qui

rebelle à toute traduction, associe vertigineusement les sommets et les abîmes

philosophiques : "-Andjet sa, pito ! "(pp.53-54) par ce moyen il nous fait mesurer

toutes la distance qui peut exister entres les deux langues qui astucieusement

arrivent à former un langage parce qu’elles sont différentes et complémentaires.

4 - Distinguer le créole du français

L’auteur va plus loin dans sa logique de montrer que le créole est une langue

à part entière, différente du français à travers plusieurs exemples dont voici un.

Lorsque le personnage nommé Congo est interrogé par la police sur ses relations

avec le conteur mort ainsi que la cause de mort il répond : " Ha di yo di’w". Et au

narrateur d’ajouter : " Ce qui dans une autre langue, peut signifier : Moi non plus ! "

La position du narrateur envers les deux langues est dans ce passage, la

langue française est une autre langue. "Ce qui peut signifier" peut se comprendre

comme une hésitation, une précaution, un manque de confiance envers l’opération

de traduction certes mais nous pouvons le comprendre comme une distance par

rapport au français qui reste une langue étrangère. L’auteur définit la situation de la

société par rapport aux deux langues.

Dans ce texte, également, l’auteur est parvenu à créer une langue dont les

fonctions structurales, identificatrices et poétiques permettent à la langue source, la

langue créole, de se mouvoir sans jamais mettre en cause les structures essentielles

de la langue française. Dans certains passages même les fonctions narratives y sont

présentes : "Oh ! Sucette parlait là, oui"(p.35) - "… Il est notoire qu’avec un mort la

loi s’en mêle, et qu’alors–hector ta vie devient une manière de la danse haute-taille."

p.39.

5 - Une seule langue pour le récit

En ce sens, formes et fonctions des deux langues deviennent difficilement

dissociables. On ne peut traduire les secondes sans prendre en considération les

premières. La traduction littérale est difficilement envisageable, parce que non

nécessaire. Chargé culturellement grâce aux images introduites et subissant les

inflexions narratives de la langue créole, le langage produit reste lisible : "Ainsi

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s’élaborent, à partir et dans langue française, des stratégies de détours et de

contestation. Ces langages se veulent moyen de sortie de la langue-empreinte ; ils

disent la résistance et la ruse. "363

D’un autre côté, le lecteur pourrait remarquer dans Solibo Magnifique qu’à

travers plusieurs passages, certaines règles de la syntaxe de la langue française sont

quelque peu mises à rude épreuve, sans pour autant que l’intervention ne déborde

sur une incorrection de la langue : " Sept-dix sont cognés entre eux (…). La horde

policière tout soudain langoureuse perçoit l’obstination assassine des méchancetés

sans horizons." (p.52). Certaines règles de base, comme c’est le cas ici, sept-dix au

lieu de dix-sept, tout soudain, au lieu de soudain, ne sont pas respectées pour

montrer les transformations du français au contact du créole. Ces transformations

qui, à première vue, semblent fantaisistes, ne le sont pas en réalité, la langue créole

ayant imposé sa logique structurale.

Ce type de créolisation de la langue vernaculaire avec la langue française

aboutit à l’institution de "l’originalité du créole par rapport au français et du français

par rapport au créole."364. Les auteurs de Eloge de la créolité, ont averti, en effet,

contre l’emploi abusif de l’interlecte ou de la maladresse de lui donner un statut de

langue : "Dépositaire d’un génie multiple, l’interlecte peut bien, si l’on n’y prend

garde, être le fossoyeur pur et simple du génie."365 Les auteurs continuent en

affirmant que l’interlecte dispense ses auteurs du travail de critique de l’écriture et

de ce fait, il constitue le danger d’une aliénation irréversible.

6 - Le lexique, espace d’apparat du créole

Dans Solibo Magnifique, en comparaison avec les formes syntaxiques, le

lexique et les expressions constituent manifestement un lieu où l’inscription créole

est la plus importante. De même, une forte présence et des traces effectives de

"l’esthétique" de la langue créole sont perceptibles :

363 Lise Gauvin, op cit, p.281. 364 Hélène Buzelin, The Lonely Londoners, l’épreuve du métissage, Université McGill, Département de langue et littérature, françaises, 3460 McTavish, Montréal (Québec).

Source : http://www.erudit.org/revue/ttr/2000/v13/n2/037417ar.pdf. 365 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphael Confiant, Eloge de la créolité, Gallimard, 1989, p.49.

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a - Les mots et expressions créoles

Un grand nombre de mots d’origine créole - Manman, roye, Ka, grajés-

jounous, zoucs, machapias, le Misticraa -, d’autres, d’origine française, mais dont la

prononciation créole a insufflé des changements au niveau de la prononciation, sont

repris tels qu’ils sont articulés – inspectère, tambouyé, Maame, souplé, isalop,

bondié -. Des noms français subissent des fluctuations et certains, à qui l’on a ajouté

les désinences, deviennent des verbes : vitesser, tafiater, koker, musiquer – Enfin de

certains adjectifs ou conjonctions, sont nés des adverbes ou autres, ainsi, inattendu

va donner inattendument et donc, re-donc. Cette liberté d’inventer qui exhibe le

foisonnement de l’imaginaire créole au contact de la langue française, n’est possible

que dans la mesure où la langue étant étrangère, son utilisation doit servir à

véhiculer des images créoles sans trop de trop de souci quant à la correction.

D’autres constructions sont à la limite de l’incompréhensible, l’exemple de "prit-

venir" (p.37) en est l’illustration parfaite : "…un vieillard basaltique quitte

l’assemblée et prit-venir vers Solibo."

Des expressions telles que - Paix-là, Amis-ho, tombé blip, presque chatte -,

constituées de mots français mais qui répondent aux structures de la langue créole,

reviennent régulièrement dans le texte. D’autres expressions créoles cette fois-ci

parsèment le texte. Elles sont toutes placées dans des contextes lisibles puisqu’elles

sont introduites dans des phrases écrites en français – chuichui, hot, Misyé-a, kritia-

kritia- "Doudou-Ménar (grosse femme vendeuse de fruits confis) chuchote chuichui

aux oreilles d’une superbe créature, Conchita Juanez y Rodriguez"

b - Les phrases et les autres constructions créoles

- Les phrases en créole - Ha hanfê, An Kay chaché an jan mèdsin !, ha lan-ô yé ?-les

interjections propres au créole : - non en fin de phrase, ma chère, An !, Manman-

mais aussi des onomatopées - vlap-vlap, tak-tak, kritia kritia, snif-snif- peuplent

les lignes du texte. L’auteur les emploie pour donner plus de vibrations au langage

dans le souci de préserver la parole et ses bruissements mais plus généralement, la

vie et ses battements : "Le car de la loi approche du tamarinier. Vlap-vlap ! la

portière avant droite et les deux de l’arrière s’ouvrent au vol." p.83.

- Les formules de contes : - é krii, é kraa, misticrii, misticra, les expressions

idiomatiques : "Qui avale son rhum sans étranglade et sans frissons. "(p.83) "Nous

restons raides, plus stoppés qu’en photo, glacés de la sueur des vieux moments de

la vie" (p.84) et de jeux sur la sonorité des mots, d’harmonie imitative : - qu’alors-

Hector -, les surnoms, qui sont plus expressifs et surtout plus désignatifs que les

noms dans la vie quotidienne créole, qui sont également des signes de

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reconnaissance - Bête-Longue, Didon, Doudou-Ménar…forment un tout expressif

d’une extrême précision dans la description des détails que nulle traduction ou

équivalence en français ne saurait combler. De plus la présence et la vivacité

orales y adjoignent une note de chaleur et d’affection qui transforme le langage en

mouvement de vie.

- Le rythme : "Un gardien de paix se dirige à son tour vers le corps, le palpe

fiévreusement, puis flap ! cling ! bondit, yeux en émoi, pistolet au poing nous

braquant !... Haut les mains ! ma gâchette est sensible !... " (p.84), la musicalité :

"Le silence sonne et résonne", le style familier "Avant la moindre parade, elle lui

inflige une rafale de calottes et vingt-deux coups de tête." (p.132), un certain usage

de la ponctuation, son absence des fois "Quand il t’avait préparé une daube ou une

soupe d’habitant, tu risquais de te mordre chaque doigt tellement ta bouche

battait ! (Oh, belle parole Sidonise…)" (p.124), les phrases nominales :"Ho

douceur des yeux !" transforment le texte français en texte écrit en français

antillais. En outre, le rythme et le ton de l’élocution verbale sont conservés. Tout

cela contribue à donner un aspect luisant à notre texte.

Certaines phrases, où le créole reste en filigrane, semblent pourvoir le texte

d’une richesse inouïe et montre toute l’étendue de la variété de la culture créole

grâce à cette capacité d’imager : "La compagnie éleva une maçonnerie de silence"

(p.42) "… qu’il valait mieux ne pas lever de chaleur ni couper de piment"(p.64), "Je

laissais ma bouche en paix"(p.81), "L’eau de ses yeux, elle rivière sur ses joues".

p.100.

En tenant compte que la langue créole, comme beaucoup de langues

d’ailleurs, est le résultat de plusieurs métissages, il nous semble que Patrick

Chamoiseau et d’autres écrivains antillais, cela va sans dire, opte pour une démarche

où il n’hésite guère de "nourrir" son texte de créolismes divers où le lexique tient

une place prépondérante. Dans la langue de l’écrivain ces créolismes sont acceptés

voire, cultivés d’une manière à rendre le texte plus opaque pour le lecteur non

créolophone. Nous avons été, nous-mêmes, lors de nos différentes lectures de ce

texte comme d’autres de la littérature antillaise, confronté à ce problème d’opacité

de la langue, opacité voulue par ces écrivains de la créolité, selon "une accumulation

plus vraie que nature".366 Il nous parait difficilement concevable que, mis à part les

créolismes lexicaux et culturels, à travers les expressions, métaphores et autres

366 Hazaël-Massieux, Guy et Marie-Christine, Quel français parle-t-on aux Antilles, Robillard D. de et M. Beniamino, éditions le français dans l’espace francophone, vol. 2, Paris 1996, p.667.

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images, Patrick Chamoiseau, s’aventurerait à intégrer des formes syntaxiques, des

structures "lourdes"367 issues du créole.

7 - Le créole, source d’inspiration de la langue

La langue d’écriture de P. Chamoiseau se veut une tentative de fédérer les

tenants de la créolité pure368 et les défenseurs d’une écriture en langue française sans

fioritures créoles. Il arrive à mettre au monde une langue qui prend sa force et sa

source de la culture créole. Dans une interview accordée à Marie Françoise

Chavanne369, il affirme sa créolité et son antillanité. Le créole est pour lui, ajoute

l’auteur de l’interview, Le créole est pour lui "la langue sensible, la langue de

l’imaginaire, la langue de la perception et de la découverte du monde, la langue

immédiate, la langue affective, familiale. Elle renvoie à un imaginaire collectif, aux

résonances inconscients et profonds qui vont continuer à structure l’imaginaire

antillais". Il ajoute, comme nous l’avons cité plus haut "que langue française n’a pas

la puissance d’expressivité de la langue créole". A partir de ce constat, Chamoiseau

décide de créer sa propre langue. Au moment de la création, il doit faire appel à

l’émotion pour retrouver la musicalité et la couleur de la phrase :

"Je m’étais fait scribouille d’un impossible, et je m’enivrais à chevaucher des

ombres, si bien que je passais des semaines à me remémorer le dit du Maître, à

retrouver son temps, ses regards, les instants où son expression amusé

dénonçait la gravité de ses phrases, et ceux qui, malgré la floraison du rire,

étaient densifiés par l’alarme des yeux. " p.225.

Plus encore il se sentait faire corps avec ce qu’il écrivait :

"J’avais beau , durant mes éclaircies lucides, m’imaginer en observation

directe participante, comme le douteux Malinowski, Morgan, Radcliff-Brown,

ou bien Favret-Saada chez ses sorciers normands, je savais que nul ne s’était vu

dissoudre ainsi dans ce qu’il voulait rigoureusement décrire. " p.44.

367 J’emploie ici, l’adjectif "lourdes" pour parler de formes et structures importantes qui dénatureraient le texte français et passeraient pour des fautes de langue. Comme les écrivains antillais, ceux du Québec et du monde francophone en général, sont en état de "surconscience linguistique" au moment de la création, ils ne peuvent se permettre de tels "écarts" par rapport à la langue française qui reste, à fortiori, la langue de référence. Etant donné, également, le large public francophone pour lequel ils écrivent, ils doivent créer une langue, nourrie de leur culture et de leur lexique, mais une langue compréhensible pour ce lectorat aussi divers que uni quant à la préservation de la langue française. 368 Il a lui-même tenté d’écrire des œuvres en langue créole, Jean Bernabé, également, mais l’aventure a tourné court parce que le lectorat n’a pas suivi. Voir la première partie de la thèse. 369 Chavanne, Marie-Françoise s.a. Créer une argile verbale. Un entretien avec Patrick Chamoiseau http://www.carrefour-des-ecritures.net/doc/DEBChamoiseau.html visité le 22 février 2004

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Tel Solibo qui lui disait un jour :"Oiseau de Cham, je ne me noierai jamais.

Dans l’eau, je deviens eau, devant la vague, je suis une vague. Je ne me brûlerai pas

non plus, car le feu n’enflamme pas le feu. " p.75-76.

Dans cet extrait du roman, l’auteur décrit une scène où le policier Diab-Anta-

Feuilles se mesure à Doudou-ménar dans un face à face des plus excitants. Il montre

à quel point la langue est originale, teintée, aérée et créatrice d’images :

"Et si je commence avec toi c’est jusqu’à la mort, je meurs sur toi, dayê pou

yonn j’ai déjà envie de mourir, ô jésus donne le sacrement car je vais mourir

sur elle ! sé mo man lé mô ! (…) tu me vois avec le bleu de la Loi, tu te dis :

aye, c’est un ma-commère ! Je ne suis pas un ma-commère, regarde si je suis

une commère…- et il porte flap ! le poing dans la bouche, se mord hanm !

rageusement secoue la tête avec force pour s’arrache la peau ; A.a ! lèvres

écartées sur ses dents sanglantes, il agite maintenant la blessure devant les yeux

de sa proie : tu l’as vu celui-là ? bougonne-t-il, gêné par le bout de peau entre

ses incisives, tu l’as vu ? aprézan zafé tjou’w, tant pis pour toi : j’ai saigné pour

toi." p.93.

Bien que la langue soit le français, des expressions telles que dayé pou yonn

ou sé mo man lé mô, et d’autres peuplent les phrases. Mais même si le lecteur

francophone ne comprend la signification, il en saisit le sens dans la globalité du

passage et du contexte général. L’univers créole s’ouvre à nous grâce des

expressions écrites en français telles bête longue (serpent) ou encore la nomination

des personnages du monde créole, chabin chabine …

Comme chez beaucoup d’écrivains antillais, Jean Bernabé, De Souza,

Confiant, le narrateur ne parle pas la même langue que ses personnages. Ce sont des

romans volontairement créolisés qui obéissent à une volonté délibérée de donner

plus de place au créole dans l’espace romanesque au dépend de la langue française.

Dans Solibo Magnifique, l’auteur ne parle pas comme une grande partie de ses

personnages. Cependant, il veille à ce que son écriture soit une forme d’oraliture,

calquant de près la parole, parce ce que son acte, l’énergie qui l’anime, sont

légitimés par le respect et l’admiration de cette parole de Solibo.

III – Français- Anglais dans Le Diable en personne

La présence dans la même sphère, de plusieurs réalités linguistiques dont

l’anglais, fait que la perception du phénomène de l’emprunt est différente de celle

des pays monolingues. C’est un aboutissement naturel et logique entre des langues

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qui cohabitent, se frottent dans les pratiques de tous les jours. L’attitude, même,

envers l’emprunt y est différente parce qu’il n’est pas considéré comme un aveu de

manque ou d’insuffisance de la langue qui "prend", mais le réflexe d’un langage qui

se construit à partir de plusieurs possibilités que les langues en présence lui offrent.

Dans Le Diable en personne, Robert Lalonde se donne deux langues, un français

standard et la langue endogène tous lectes confondus et il tente de nourrir le premier

par les apports des seconds. De plus, la reproduction de la littérature orale, et des

genres oraux, active cette forme métissage et l’usage maîtrisé des langues

autochtones, soutenue par la rhétorique orale, influe sur les structures narratives du

roman dont les racines européennes lui valurent beaucoup de critiques et une sorte

de rejet dans le passé. Mais la forme romanesque, de par les transformations subies,

a généré un roman québécois où l’écriture présente des formes inattendues, allant de

la représentation à la subversion des structures. L’origine de ce métissage dans le

contenu, la langue et la forme, semble la réécriture des traditions orales du Québec,

la présence de l’anglais et d’autres langues mais aussi la volonté des écrivains

québécois de créer une littérature autochtone à partir des richesses culturelles du

pays et de son histoire où l’émigration constitue un pied de voûte essentiel. Enfin

dernier facteur, la situation géographique du pays, véritable îlot francophone et la

perception de la langue française comme moyen de souveraineté nationale :

"L'originalité du Québec réside dans le fait qu'on persiste à y "cuisiner" en

français dans un environnement anglais d'une immédiateté et d’une suprématie

que les frontières réelles, mais aussi de plus en plus virtuelles, ne limitent

guère"370

"Le recours au métissage procède d’une filiation avec les acteurs marginaux

de la colonie française, coureurs des bois, voyageurs, traducteurs, héros de la

culture populaire ou d’une tradition de la mixité."371

L’engouement pour un monde métissé présent dans Le Diable en personne se

vérifie dans la représentation de l’arrière-pays. Cet engouement ou désir peut en

l’occurrence être perçu dans la volonté de Warden Laforce, jeune indien de mère

blanche de se faire autre au contact d’une réalité autre que celle proposée par les

ancêtres dont la société agonisait. Mais cette rébellion du héros se traduit dans

l’écriture de Robert Lalonde par une autre, loin de la fiction, celle-ci. Le Diable en

personne met en scène trois possibles : celui que propose la tribu au jeune

370 Gilles Lesage, Les angoisses du Québec ne lui sont pas spécifiques, article paru le 13-12-97. Site : http://archives.vigile.net/pol/nation/index.html. 371 Emmanuelle Tremblay, Une identité frontalière. Altérité et désir métis chez Robert Lalonde et Louis Hamelin, étude, 2005. Site : http://www.erudit.org/revue/etudfr/2005/v41/n1/010849ar.pdf )

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adolescent, celui de se soumettre aux règles de la société des blancs, enfin la voie

que le héros finit par tracer lui-même pour sauvegarder sa liberté et vivre la vie qu’il

s’est choisie et pour laquelle il a payé un lourd tribu. Si le héros arrive à casser la

bipolarité : monde des Indiens, monde des Blancs, l’auteur tente lui aussi, de trouver

sa voie loin de cette bipolarité qui domine sa société langue française langue

anglaise et créer une langue qui serait à même de traduire la réalité québécoise, une

langue où l’apport de plusieurs paramètres linguistiques y est ressenti. La langue

d’écriture, le français, se trouve, par conséquent, consolidé en s'ouvrant aux

langages et à la culture du Québec, en s'adaptant à toutes les inflexions dues

notamment à la présence de l'anglais. Chez Robert Lalonde, et cela se vérifie dans ce

roman, la notion de langue a évolué grâce aux infiltrations, aux transformations et

aux mixages dus à l’usage des langages sociaux et de l’anglais ainsi que du mélange

de la culture populaire et de la culture officielle.

Nous allons, dans une première partie, tenter de chercher l’existence de

contacts interlinguistiques entre le français et l’anglais et dans une seconde partie,

entre le français standard et le français du Québec, et voir, à la fin, en quoi la langue

du roman est-elle plus expressive et plus apte à refléter une société multiculturelle.

1 - L’anglais, une particularité québécoise dans le monde francophone

Les mots, expressions ou tournures de langue anglaise présentes dans le

texte, montrent comment une production qui naît dans un territoire enraciné dans le

monde anglophone, ne peut échapper à l’existence d’indices et à un ensemencement

du texte d’indications qui finissant par attirer l’attention du lecteur sur la réalité

linguistique et culturelle du Québec.

Dans Le Diable en personne, ce phénomène agit régulièrement le long du

texte pour affirmer cette réalité, comme si l’auteur met en exergue à chaque fois, la

menace qui pèse sur l’existence même de la langue française, d’une part, et montre

en filigrane, les spécificités de la langue québécoise qu’il faudrait voir comme une

langue à considérer, désormais, comme langue à part.

Le roman commence par une citation en anglais372 "As for Judgement Day,

the stranger said, every day is Judgement Day" qui donne l’impression de délimiter

le territoire et de signaler une des sources d’inspiration tant au niveau de la langue

que de la culture de l’auteur. Placé en début et seul sur une page, cet extrait

372 Flannery O’ Connor, The violent bear it away.

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ressemblerait à clin d’œil à son auteur, si ce n’est pas une sorte de révérence, en tout

cas, une complicité doit réunir les deux auteurs. Le fait d’avoir choisi une citation

d’un auteur qui écrit en anglais, pour commencer son texte, est le signe que R.

Lalonde est traversée par les deux langues, sûrement pas de la même manière, et

tente de montrer la situation du Québec qui reste un espace où la cohabitation de ces

deux langues est souvent conflictuelle mais prolifique, car l’existence de l’anglais

n’est pas perçue comme antinomique avec celle du français. La présence de l’anglais

répond aussi à un souci de vraisemblance et à une réalité culturelle. Dans ce texte,

de nombreux termes anglais émaillent les conversations à l’oral, ou parent certaines

phrases, ils ne sont jamais traduits, mais intègrent parfaitement le texte. Un autre

exemple de cette cohabitation complémentaire se trouve dans la formation de

l’appellation du métis, le personnage principal, Warden Laforce. Nous avons déjà

détaillé ce point dans le troisième chapitre de la deuxième partie, mais nous voulons

juste signaler que ce "bilinguisme" constitue la structure même du nom du

personnage principal, c'est-à-dire qu’il se trouve dans les fondements, dans la genèse

du personnage. Une parabole que nous pouvons aisément appliquer à la constitution

de la culture québécoise et à l’idéal lalondien si nous prenons en compte son

idéalisation du personnage qui choisit de s’établir aux frontières des cultures et des

visions, pour mieux prendre des unes et des autres et tracer son propre chemin.

Mais les mots et expressions en anglais sont choisis parfois pour désigner des

notions évocatrices de souffrance et de malheur dans l’absence de dignité qui

transforme un peuple en loques humaines incapables de se prendre en charge.

Medecine man, ration-day, signalent toute l’impuissance et la misère qui mènent à la

déchéance humaine. Le premier terme désigne le sorcier ou le guérisseur dont la

médecine, jadis bénéfique pour la santé de la tribu, devient une "médecine" sans

effets sur les corps et les esprits. Le second terme signifie une ration de misère, qui

ration qui entretient la faim, la dépendance et le discrédit, comme si en l’acceptant

on accepte d’être traité de la sorte. Pourquoi ces deux termes sont en anglais ? Est-ce

que l’auteur a reproduit les deux termes tels qu’ils sont parlés par les autochtones,

c’est-à dire en anglais, ou bien il les emploie volontairement en anglais ? Dans le

premier cas, il se sert de l’anglais pour mieux exprimer une réalité, pour mieux

reproduire une parole, celle des indiens, dans le second, il attire l’attention sur les

misères et les souffrances qui pèseraient éventuellement sur les québécois, si le

français, qui reste l’assise première de leur identité, venait à disparaître.

D’autres expressions écrites en anglais comme ces écritures sur des barils de

liqueur Seagram’s scotch and whisky, ne sont ni suivies d’explications encore moins

par une traduction du premier terme. L’auteur écrit pour un lectorat francophone

certes, mais en premier lieu, il écrit pour des lecteurs canadiens qui maîtrisent les

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deux langues et qui se reconnaissent dans ce genre d’écriture et de métissage

"habituel" entre le français et l’anglais qui est le reflet de l’environnement dans

lequel ils se produisent. C’est une sorte de clin d’œil et d’avertissement de l’auteur

qui signale, par cette démarche, le lectorat qu’il vise en premier et ses convictions

quant à la nécessité de maintenir les échanges entre les langues, ce qui aboutirait à

des langues riches et porteuses de plusieurs cultures, des langues qui "parlent" à

plusieurs imaginaires à la fois.

Mais en plus de tous ces mots et expressions qui sont distillés dans le texte,

l’anglais se manifeste d’une autre manière, à travers la langue orale des personnages

du roman.

2 - L’économie de l’anglais dans la langue parlée

Certaines formes d’élision et de tournures de l’anglais apparaissent dans les

échanges dans certains passages du narrateur et le plus souvent dans les échanges

entre personnages au style direct. Ces genres d’élisions qui font partie de la langue

usuelle ne donnent à aucun moment l’impression au lecteur d’être des emprunts

d’une langue autre : "Réveille, Jos, on est déjà demain, c’est le jour"(L.D.P.p.52).

Réveille au lieu de réveille-toi, est la traduction de Wake-up en anglais où il y a

suppression du pronom tu ou toi qui suit le verbe. La forme est prise de l’anglais par

souci d’économie et de modernité étant donné que les langues modernes tendent au

gain du temps et à l’abolition de toutes les contraintes qui rendraient difficile

l’apprentissage ou la compréhension. Cette "mise à jour" du français longtemps

"chasse gardée" des académiciens et autres puristes de la langue de Voltaire, sous

d’autres cieux, est devenue possible grâce à la proximité avec une langue anglaise en

action, autrement dit d’un anglais qui se considère sur son territoire et qui agit sur

les autres langues en présence, dont le français.

De vraies élisions se trouvent dans les échanges entre personnages :

"- T’as pensé ce qu’y fallait.

- Tu vas te débrouiller ? Tu sais ousque t’es ? L.D.P.p.139.

Dans ce passage, les élisions qui peuplent la langue orale, qui existent

également dans plusieurs langues parlées, en dehors du Québec, étant donné que ces

dernières sont souvent plus modernes et plus intégratives de nouveautés que les

langues écrites qui répondent, elles, à des impératifs beaucoup plus idéologiques,

sont prises directement de l’anglais. A titre d’exemple, T’as (tu as), est l’équivalent

en anglais de y’are (you are). Il y a d’autres exemples où la marque de l’anglais est

présente dans la formulation des expressions dans la bouche des personnages :

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"Qu’est-ce que t’as dit ?"(p.145), la forme t’as dit (tu as dit), est l’équivalent de

you’ve said (you have said).

3 - L’oral pour hiérarchiser

Toutes les expressions des personnages sont sériées de façon à créer une

hiérarchie d’après la langue parlée. La remarque qui s’impose est que la langue orale

répond à des impératifs sociaux et géographiques. A chaque fois que les

personnages sont implantés loin, par la géographie, de la ville, donc de la culture

officielle, ils parlent une langue plus éloignée de la langue standard.

D’un autre côté, sociologique, celui-ci, les paysans, les sans instructions,

aussi développent une langue orale qui répond vaguement aux normes syntaxiques

ou autres, mais qui se révèle plus expressive et plus inventive que la langue du curé,

par exemple :

" - M’a le tuer, l’écœurant ! m’a le tuer ! (…)

- Y va le tuer ! Dis-y de sacrer son camp, pis vite ! " p.147.

Ces deux échanges dits par deux fermiers, l’un en colère et sur le point de

commettre un crime, l’autre, bouleversé par ce qui allait arriver, montrent une

langue en diapason avec le milieu et la nature dans lesquels ces deux personnes

vivent et en conformité avec leurs émotions et ceux qu’ils éprouvent au moment de

parler. La concision reflète les états d’énervement et d’impatience qui caractérisent

une personne dans cette situation.

Par contre, les sentiments du prêtre, le jour de la célébration du mariage de

Laurel Dumoulin avec Marie-Ange, ne sont pas reflétés par les paroles qui sortent de

sa bouche, des paroles qui sont loin de dire ce qu’il pensait : "Le prêtre lève les

yeux. Il dévisage Laurel, le transperce plutôt de son regard sacerdotal et courroucé :

"Monsieur Laurel Dumoulin, acceptez-vous de prendre pour épouse mademoiselle

Marie-Ange Choinière devant Dieu. " (p.47). Si les premiers échanges font

l’impression de réfléchir une réalité du moment, les paroles du prêtre ne sont que

des formules officielles qui, à force d’être répétées, se vident de tout sens. Ce que le

prêtre a envie de dire est tu et ses paroles dites dans une correction parfaite de la

langue, sont creuses parce qu’elles ne sont pas de lui.

L’auteur fait souvent le lien entre la "correction de la langue" avec l’absence

de profondeur. La langue parlée par les gens de la société profonde, par les

autochtones est une langue vivante parce réelle.

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IV – Créer sa langue d’écriture dans les langues de société

L’histoire de l’écriture, de la littérature nous fait découvrir, sans

discontinuité, la naissance d’œuvres qui se caractérisent par leur côté déstabilisant,

par leur côté rebelle (nous voulons dire une écriture rebelle et imprévisible) et

inattendu, en plus d’une extraordinaire qualité d’écriture. Dans la situation des pays

francophones, ces productions contribuent à la construction d’identités collectives,

notamment au Québec, où la langue française est perçue comme un moyen

incontournable pouvant aider à l’autonomie politique. Mais, paradoxalement,

certains observateurs de l’évolution de ces littératures parlent quelquefois

de "déstabilisations graves qui concourent à des déréalisations identitaires."

A une question sur l’apport de la littérature francophone à la littérature

française, Tahar Ben Jelloun répond :

"Je ne peux répondre qu’en englobant tous ceux qui écrivent dans cette langue.

Pour ma part, je ne sais pas ce que j’apporte mais je sais que Kateb Yacine,

algérien, Mohamed Kheir-Eddine, marocain, Georges Schéhadé, libanais, tous

ces gens ont irrigué cette langue d’une manière très belle. D’abord parce que ce

sont de grands poètes, ils se sont autorisés à bousculer cette langue. C’est

l’élément important de ce qu’on appelle aujourd’hui la francophonie, qui n’est

pas un mot heureux- les Français, je crois, ne se rendent pas compte de

l’importance de ces apports, j’ai l’impression que, quand on parle de

francophonie, il s’agit toujours des autres : les Noirs, les Arabes, un peu les

Belges, les Suisses, les Canadiens, mais jamais les Français. "

Cette position inconfortable mais polyvalente de l’écrivain francophone est

indéniable puisqu’il possède un œil scrutateur envers sa sphère culturelle d’origine,

et un autre vers la sphère culturelle de l’autre dont il arrive à pénétrer les imaginaires

et à posséder les mécanismes qui les structurent, maintenant. De ces deux apports,

de ces deux ou parfois plusieurs langues, l’écrivain francophone (ou autre, du

Commonwealth, par exemple) ou en général un écrivain à cheval sur plusieurs

cultures, mobilise des capacités langagières diverses, qu’alimente un dialogue

perpétuel entre toutes les langues présentes. Il est désormais des deux côtés, ce qui le

force, parce qu’il est l’un et l’autre à la fois, à servir de médiateur entre les langues,

aplanissant les écueils et comblant les fossés qui sépareraient les visions en présence

et qui pourraient devenir des obstacles à toute réalisation. La langue d’écriture,

résultant de la "surconscience" dont jouissent ces écrivains, devient le reflet d’une

situation et donnera corps à ces langues de société qui, bien qu’existantes et vivantes

dans la société, cherchaient à se matérialiser à travers un support écrit. Ainsi,

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l’écrivain de "l’entre-deux" crée un espace où ces langues de sociétés se frottent, se

heurtent et produisent des images, des structures, des formes, qui n’existaient dans

aucune d’entre-elles séparément.

1 - La liberté de détruire la langue hôte

L’auteur n’hésite pas à remettre en cause les clichés, les stéréotypes, même la

syntaxe n’y échappe pas. Il joue avec la structure de la phrase, ce qui opère

d’incessants déplacements d’attention, stimulant ainsi l’éveil du lecteur. Cependant,

au moment de la lecture, de telles manœuvres peuvent faire perdre le fil de la

compréhension de l’histoire. N’est-ce pas là l’objectif recherché par l’auteur pour

rappeler le lecteur non pas à la diégèse mais à l’écriture ? "Les déviances (par

rapport à un code, à une grammaire, à une norme) sont toujours des manifestations

d’écriture : Là où la règle se transgresse, apparaît l’écriture comme excès,

puisqu’elle prend un langage qui n’était pas prévu (…)"373 Les littérature

francophones sont riches de ces exemples de remise en cause des normes et de la

syntaxe dont les écarts peuvent aller parfois jusqu’à la déstructuration de la langue

française. Dans les romans qui constituent notre corpus d’étude, il existe des

passages qui vont dans ce sens, mais ils ne font pas règle. Il s’agit plutôt d’écritures

construites à partir de patrimoines linguistiques vivants et de langues vivantes à

l’intérieur des trois sociétés en question, surtout en ce qui concerne L’enfant de

sable et Le Diable en personne, car pour le troisième roman, Solibo Magnifique, aux

dires de Milan Kundera374, il s’agit d’une langue fictive qui ne se parle pas dans la

société martiniquaise car aucun martiniquais ne parle de cette manière :

"Amis ! Vous avez écouté l’étranger avec la patiente de votre hospitalité. Mais,

depuis que cette histoire et ses personnages sont venus rôder autour de ma nuit,

mon âme s’est assoupie. Comme le jour tombe sur la nuit, les fleuves se

perdent dans la mer et ma vie s’impatiente devant l’oubli." E.S. p.194.

Certaines expressions de ce passage sont traduits de l’arabe, d’abord

dialectal, langue de rue : Amis ! Vous avez écouté l’étranger avec la patiente de

votre hospitalité : la syntaxe qui continue d’obéir à la grammaire de la langue

373 Roland Barthes, essais critiques IV, p. ? 374 "Non pas créolisé (aucun Martiniquais ne parle comme cela) mais chamoisisé : il lui donne la charmante insouciance du langage parlé, sa cadence, sa mélodie ( maos attention ni sa grammaire ni son lexique réduit) ; il lui apporte beaucoup d’expressions créoles : non pour des raisons naturalistes, mais pour des raisons esthétiques…" Milan Kundera cité par Lise Gauvin dans La fabrique de la langue, p.328.

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française (G.N.Sujet – G.Verbal - G.Complément de circonstance de manière -,

véhicule une image qui contient une expression en arabe dialectale : (le devoir de

patiente de l’hôte). Dans la tradition maghrébine, lorsqu’une personne reçoit

quelqu’un chez elle, la bienséance l’oblige à ne lui demander l’objet de sa visite

qu’après le troisième jour. Puis de l’arabe classique : - Mon âme s’est assoupie,

Comme la nuit tombe sur le jour.

La langue d’écriture de ce passage et de l’ensemble du texte, est le résultat

de, non seulement la cohabitation de trois langues de sociétés, mais de leurs heurts,

de leur conjugaison et de leur aptitude à s’effacer les une devant les autres au besoin.

L’auteur arrive, ainsi, à convoquer des images qui autorisent à penser, du côté de la

réception, à une langue semi étrangère non au niveau du lexique ou des structures

syntaxiques, mais au niveau de l’expression, des flashs et de l’imaginaire qui,

désormais, appelle à une recomposition. Si le métissage se situe au niveau de la

création, il préconise, un autre, pas nécessairement équivalent, au niveau des

lecteurs.

Dans ce passage du roman de Robert Lalonde, Le Diable en personne, la

langue d’écriture subit quelques inflexions au niveau des structures syntaxiques

puisque l’action décrite par le verbe précède le sujet auteur de cette action :

"La nuit suivante, dans son lit, tourne et retourne, Florent ne dort pas. Dans la

fenêtre de sa chambre, le chêne, avec ses feuilles neuves au vent, est comme un

grand personnage à manigances. " L.D.P. p.33

Tourne et retourne, Florent ne dort pas : cette phrase dont la structure ne

provient ni de la langue anglaise dont nous pouvons penser l’influence, ni de la

langue française classique, a été possible grâce à l’introduction de parlés sociaux qui

viennent nourrir la langue d’écriture. Dans le passage suivant le même phénomène

se répète scénario : "Arrache et déracine, Julien ne s’arrête que pour reprendre son

souffle, et arrache et déracine encore. " (p.32). Dans la forme déclarative, deux

actions décrites par deux verbes conjugués au présent de l’indicatif, sont du suivies

de leurs sujets. Les verbes qui commencent la phrase la terminent. La structure de la

phrase s’éloigne des normes qu’impose la langue classique jusqu’à dénaturer la

forme finale et porter préjudice, non au sens qui reste intelligible, mais au rythme

auquel le lecteur habitué à la langue classique, a l’habitude.

Dans cet autre passage, la langue d’écriture ne subit pas trop de courbures

tant au niveau lexical que structural, mais l’auteur parvient par le tissage des langues

et les cultures qui le traversent et traversent la société dont il reste un parfait

représentant, à décrire une situation qui reflète l’esprit apatride du héros principal :

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"Elle se nourrissait mal, comme eux tous et, en accouchant d’un bébé mort, elle

s’est tant affaiblie qu’elle est morte au bout de son sang, dans la cabane, sous

les mains impuissantes du medecineman. Non, il ne descendra pas dans la vallée rejoindre les autres, Warden. Il ne participera pas à la fête, il ne sera pas

initié, il ne se livrera âs pieds et poings liés, il ne se jettera pas dans la gueule

du loup. Les maléfices du sorcier ne l’effraient pas ; Paroles en l’air. Et puis il

en verra d’autres. Tout sauf appartenir à cette tribu de folie et d’oubli pour

laquelle les danses névralgiques et le triste faste du ration day sont les seuls paradis. " L.D.P. p.82.

L’introduction de mots qui peuplent le quotidien de la tribu où Warden est

né, tels medecineman, ou ration day montre à quel point les autochtones ont du

subir l’aliénation qui prend ici une forme linguistique. Le guérisseur qui portait un

nom dans la langue de la tribu devient medecineman et le repas que les autorités

offrent à ces indiens devient ration day. Si l’appellation du deuxième, en langue

étrangère, est justifiée, puisque ce mode de rationnement est né avec l’arrivée des

étrangers et la situation de famine qu’ils avaient causée, la première appellation

suscite des interrogations, le sorcier ou le guérisseur existait depuis toujours. Mais

pourquoi le choix par l’auteur s’est porté sur l’anglais ? Est-ce pour montrer la place

dominante dans le paysage québécois, Est-ce pour mettre en parallèle la situation de

la tribu et celle qui guette la langue française au Québec, si les défenseurs de cette

dernière ne réagissent pas comme Warden et refusent la soumission ?

C’est dans Solibo Magnifique que la langue ressemble le plus à un

assortiment375 de plusieurs autres qui peuplent les imaginaires de l’auteur à défaut de

la vie quotidienne sociale. L’assortiment est le fruit de la capacité de l’auteur à

rendre possible ce qui au départ, ne l’est point :

"Donc fatale soirée : après les défilés, la foule s’était répartie dans les bals

populaires (grajésjounous, toufé-yinyin, zoucs et autres machapias…) que

Carnaval sème à son heure depuis les herbes de Balata jusqu’aux cases du

quartier taxaco. Dans l’air du centre-ville ne subsistait plus que la cendre des

joies, et sur les mornes lointains des tambours ka syncopaient leurs battements.

" S.B.p.28.

"Une vibration fondait l’homme au baril, et le corps de Sucette ronflait autant

que la peau de cabri. Sa bouche mâchait silencieusement les fréquences du

tambour. Son talon sculptait les sons. Il utilisait les mains supplémentaires que

les tambouyés recèlent, elles virevoltaient dans les échos de montagne, des

375 Généralement, le terme assortiment est employé pour désigner le mélange de choses ou d’éléments qui vont de pair, ce n’est pas forcément le cas dans le domaine de l’écriture qui se construit à partir d’autres qui ne peuvent pas représenter les mêmes imaginaires ni posséder les mêmes syntaxes, les mêmes structures ou les mêmes logiques de construction.

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brisures cristallines, une galopade de vie sur la terre amplifiantes des tracées en

carême, communiquant à qui savait entendre (qui s’était mis en état de liberté

devant ce phénomène) l’expression d’une voix au timbre rhumier, surhumaine

mais familière : Oh ! Sucette parlait là, oui…" p.35.

Au moment de l’écriture, Patrick Chamoiseau comme les autres écrivains

francophones traduit de sa propre langue vers une autre en introduisant des jeux

linguistiques et une poétique étrangères aux normes de la langue qu’il a choisie pour

écrire, même s’il est conscient de la dominante linguistique dans laquelle il écrit,

c’est à dire le français. Ces jeux linguistiques et cette poétique, étrangères à la

langue française, se retrouvent en force dans ce passage particulièrement dans la

dernière phrase : Oh ! Sucette parlait là, oui… Cette phrase est construite à partir du

parlé créole, elle est une traduction et elle ajoute au tout qui est déjà assemblage

d’images, de métaphores, d’expressions des langues présentes dans texte, une touche

autochtone. Un lecteur non créolophone reste perplexe devant ce passage dont la

construction obéit aux règles de la langue française mais dont l’écriture reflète un

autre imaginaire, un imaginaire dont l’incursion ou tout au moins l’infiltration

nécessite la connaissance de la culture créole.

2 - L’écrivain, traducteur ou médiateur ?

Il ne fait pas que traduire sa langue d’origine. L’écrivain francophone, en

général, met en jeu, lors de la composition de ses textes, plusieurs langues et

langages qui peuplent la société. Tahar Ben Jelloun se désigne comme écrivain

public dans un des rares textes autobiographiques.

Déjà dans Le Temps retrouvé, Marcel Proust parlait de la fonction de

traduction chez tout écrivain "Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un

traducteur". L’écrivain francophone possède déjà une langue, souvent elle est orale,

ce n’est pas le cas des écrivains maghrébins et des écrivains antillais (l’Arabe et la

langue créole) qui possèdent une langue avec laquelle ils avaient déjà écrit (ex :

Rachid Boudjedra et Raphaèl Confiant).

Nous pensons que dans le cas des trois écrivains francophones, à savoir

Tahar Ben Jelloun, Patrick Chamoiseau et Robert Lalonde, l’utilisation de la langue

française, son adaptation à leurs écritures respectives, se fait dans la dualité et la

complémentarité en même temps. Ils ne vivent cela ni comme un "exil"376, ni

comme un "drame originel". Tahar Ben Jelloun affirme que s’il n’écrivait pas en

langue arabe c’est par respect à cette dernière qu’il ne maîtrise pas. Dans le cas de

376 Nous nous référons à Malek Haddad : "La langue française est mon exil"

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Patrick Chamoiseau qui a tenté d’écrire en créole377, les résultats ont été décevants

puisque le lectorat n’y était pas. La maîtrise qu’ils ont de la langue française les

autorise à des libertés qu’ils ne peuvent se permettre dans une autre langue qu’ils

connaissent à peine. Où en serai l’intérêt d’écrire d’une manière plate, une écriture

qui serait sans relief. Dans leurs textes, ils façonnent le français autrement, chacun à

son niveau. Tahar Ben Jelloun, dans un entretien accordé à Danièle Heymann en

1992, déclare : "Moi qui écris en Français, lorsque mes personnages s’expriment,

j’aimerai les entendre en Arabe.". Donc la langue d’écriture n’est en rien un obstacle

à l’expression de la culture ni de l’âme profonde de l’écrivain. De plus, la langue

d’écriture, une langue toujours semi étrangère chez l’écrivain francophone, ne se

choisit pas, elle est le résultat de la proximité de langues qui nourrissent son

imaginaire, ce qui fait dire à Mavis Gallant :

"On ne choisit pas la langue dans laquelle on écrit. La langue de l’imagination

a des racines qui lui sont propres. Elle se nourrit d’autres choses encore que de

ce qu’on sait et de ce qu’on est. On ne triche pas avec ça (…) Les auteurs qui

changent de langue (…) le font aussi pour une raison psychologique profonde,

personnelle et privée.»378 .

L’écrivain peut toujours écrire dans plusieurs langues à la fois, mais dans ce

cas, il n’y a qu’une seule qui lui permettra de s’exprimer et avec laquelle il va faire

de la littérature. L’écrivain algérien Rachid Boudjedra le fait d’ailleurs mais il ne

peut s’empêcher de verser vers ce que Philippe Boyfu, dans un article intitulé Le

Goncourt et le Renaudot sont décernés aujourd’hui paru dans le journal Le Monde

du 17 novembre, appelle "Les écrivains professionnels, des courtisans".

La langue d’écriture est une gestation permanente, un refus constant du

cloisonnement linguistique ou thématique dans lequel elle peut s’enfermer si elle ne

se nourrit continuellement et se laisse investir par les autres à travers les échanges de

toutes sortes. L’écrivain, devant cette situation, devient non seulement traducteur

d’une ou de plusieurs langues en présence mais médiateur entre elles.

Tout en souscrivant à cette réalité, nous constatons qu’elle peut s’appliquer à

toute production littéraire dès lors que la thématique centrale qui était la quête de

l’identité devient une quête d’une langue d’écriture qui pourrait représenter les

multiples faces de cette identité dès lors que la présence de plusieurs langues est

authentifiée. Cependant si nous voulons penser un moment que les langues des

textes que nous étudions sont à inscrire dans la dialectique du Même et de l’Autre,

377 P. Chamoiseau, Monsieur Coutcha, (bande dessinée réalisée avec Tony Delsham) et les Antilles sous Bonaparte (réalisée en collaboration avec Georges PUISY), 1981. 378 Mavis Gallant, Le Monde, 21 août 1998

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la conception de l’identité n’échappe pas à cette règle, puisqu’elle n’est envisageable

que par rapport à l’altérité. La fonction de médiation deviendrait alors une tentative

de rapprocher les langues de sociétés, dont l’écrivain doit tenir compte, pour leur

faire dire une seule chose même si elles s’expriment librement, chacune avec son

rythme et sa tonalité, à travers un schéma préparé par l’écrivain :

"L’écrivain est celui qui doit tenir compte de l’imaginaire des langues, c’est à dire de toutes les langues du monde dans son écriture, ce qui fait dire à Edouard

Glissant : "…Aujourd’hui, même quand un écrivain ne connaît aucune autre

langue, il tient compte, qu’il le sache ou non, de l’existence de ces langues

autour de lui sans son processus d’écriture. "379

La présence de ces écritures, valorise cette littérature qui ne peut–être

appréciée que si on se situe dans le contexte global, mondial de la créolisation des

écritures et des cultures. Elles lui injectent de la démesure qui touche les structures

narratives, les personnages, les images, le métissage des imaginaires.

La médiation ne concerne pas uniquement le domaine linguistique avec la

présence dans une même phrase de lexiques, d’expressions ou de structures

syntaxiques différentes :

"Au moment où l’on ne s’y attendait plus, Congo se redressa- ahuri : Iye fout !

hanmay halansé tÿou hot la hou hay dégawé mèdsin, mi ohibo la ha hay an

honjesion anlê noula !...- Hein, que dis-tu ? – Oh, Congo déraille : il prétend

que Solibo est en train de mourir, qu’il lui faut un médecin…" S.M.p.37.

Mais également, le domaine culturel, à travers des élaborations où l’esprit de

médiation fait son œuvre au moment de la composition. Ce passage où le

personnage de Charlot est questionné par l’un des policiers, montre à quel point

deux cultures ou de visions différentes, s’affrontent mais arrivent à vivre dans le

même espace, séparément et sans se rencontrer. Une réalité tragique se transforme

en situation comique grâce au travail de médiation de l’auteur. Et la situation se

reflète sur la structure de la phrase et par ricochet sur la langue utilisée :

"Le brigadier-chef longea la file muette et choisit sa première victime : Nom,

prénom, âge, adresse et profession, siouplé !…Le témoin répondit d’un ton

faussement enjoué : Charlot, chef ! Tu ne me connais pas ? Je fais la

musique…le dernier bal de la police…-Son allant fut stoppé net par

l’exaspération de Bouaffesse : Tu me dis Charlot, Charlot, c’est quoi Charlot ?

Charles de Gaulle ? Charlemagne ? C’est Charlot qui joue dans les films

comiques sans jamais ouvrir la bouche alors qu’on a payé le cinéma ? "

S.M.p.98.

379 Lise Gauvin, La fabrique de la langue, op.cit p.283.

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L’écriture littéraire dans ces sphères culturelles est vécue comme une

tentative de substitution à l’oral, particulièrement dans les Antilles mais aussi au

Maroc. Néanmoins si elle essaye de traduire ce que la parole exprimait aisément,

elle le pourrait grâce à la merveille du style qui compenserait son inaptitude

originelle. Ce style est marqué principalement par l’écart exagéré et l’amplification,

il se caractérise par l’aptitude de l’écrivain à composer intelligemment avec les

langues en présence, d’où une fonction de médiateur. Cette même fonction se vérifie

dans l’exploitation des genres dont il use pour arriver à créer une œuvre qui de

légende ou de conte, se transforme en roman. Une œuvre romanesque qui à partir,

de styles, de formes, de formules, d’expressions, d’images et de structures qui

appartiennent à des genres originellement différents, parce que générés dans des

aires géographiques et culturelles différentes, du conte de la légende de la fable du

récit oral, parvient à mettre au monde une œuvre où le dialogue entre toutes ces

entités lui donne un caractère divers mais universel. Cette autre facette de la

médiation qu’accomplit l’écrivain francophone est plus importante encore, elle

permet un dialogue à une échelle supérieur, celui des civilisations.

V – Ecritures babéliennes ?

Toute littérature, la littérature francophone plus particulièrement, ne peut–

être appréciée, ne peut-être valorisée, évaluée, que si on la situe dans le contexte

global, mondial de la créolisation des langues, des écritures et des cultures. Les

démesures qu’elle impose, dans ces trois domaines, au monde de la réception,

concernent les structures narratives, les personnages, les images, le métissage des

imaginaires. Si au début, cette littérature, globalement, se caractérisait par un

mouvement de résistance à l’image qu’elle se faisait de l’autre et n’acceptait guère

celle que l’autre lui a collé, depuis maintenant les années quatre-vingts, elle essaye

d’autres voies pour se faire accepter en tant qu’entité et non en tant que résultat de

rencontres entre deux.

1 - De la quête d’une identité à la quête d’une langue

La résistance se manifestait par les questions "Qui suis-je ? Et quelle place

occupe l’Autre dans ce que je suis ? ". Par conséquent, il découle de ces questions,

l’apparition et l’installation définitives d’une quête identitaire infinie dont le résultat

ne peut-être qu’un sentiment de malaise profond, une série de doutes, d’inquiétudes,

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d’interminables soupçons et à la fin une aigreur manifeste qui se transforme en

source de création continuelle. Ce questionnement et cette quête se répercutent

indéniablement sur l’écriture, à travers l’introduction de schémas narratifs

nouveaux, de structures et de formes appartenant souvent au registre de l’oralité et la

convocation inconsciente d’imaginaires étrangers à la langue d’écriture qui est le

français.

Ce mouvement qui tend en premier, à se démarquer de l’Autre et à s’affirmer

en face de lui en tant qu’entité indépendante et complète, est soutenu et ravivé par

une envie permanente de s’approprier son identité. Mais devant cette avancée de la

globalisation qui parait irrémédiable, ce mouvement pouvait-il continuer

infiniment ?

Les langues et les cultures, face à cette créolisation des imaginaires et face,

de plus en plus, à ce monde de la totalité, ne peuvent avoir aucune chance de

maintenir leur autonomie, ni leur identité :

"Placés en face de la totalité du monde, ces peuples n’ont aucune chance de se

distinguer des autres en résistant, maintenant ça devient relationnel, le destin

est relationnel. Pour me définir, c’est la capacité relationnelle qui m’en sortira,

ceux sont mes possibilités à m’introduire dans l’autre qui fera la différence. "380

Cette impossibilité de se prémunir de l’Autre, a été déterminante dans la

tentation et l’ambition des littératures dites de "l’entre-deux " de se chercher puis de

se faire dans la relation avec l’Autre, une relation qui se manifeste dans la langue :

"Le dénominateur commun des littératures dites émergentes, et notamment des

littératures francophones, est en effet de proposer, au cœur de leur

problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont

s’articulent les rapports langues/littératures dans des contextes différents".381

2 - Comment se manifeste l’écriture babélienne ?

Nous ne pouvons parler d’écriture babélienne qu’en présence de situations où

le jeu de variations aboutit à des renouvellements de la langue et où l’écrivain ou le

poète permet à cette dernière d’accueillir les autres langues, les cultures et les

imaginaires dont elles sont porteuses. Dans le cas où il y a un essai d’apprivoisement

ou d’effacement de ces paramètres culturels ou formels, il nous semble que nous ne

sommes plus dans la genèse d’une écriture babélienne.

380 Patrick Chamoiseau, émission télévisée sur I télé, 26-11-07. 381 Lise Gauvin, La fabrique de la langue, p.256.

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Nous pensons, donc, que la langue d’écriture ainsi pensée, rejoint

parfaitement cette définition de l’écriture babélienne : "Une écriture qui s’inscrit

dans la conscience et dans la mise en pratique de la diversité linguistique."382 Cette

diversité linguistique se vérifie dans la texture même de l’écriture à travers la

pluralité des sources linguistiques et les fluctuations internes que font subir ces

apports à la langue d’écriture et la texture finale. Dans les trois romans, les

innovations qui donnent corps à l’écriture babélienne, se situent à deux niveaux :

- Au niveau des relations entre les différentes langues qui cohabitent souvent dans le

même espace géographique et culturel et du potentiel des apports de chacune

- Au niveau des transformations que font subir à la langue mère, les pratiques,

l’oralité, les dialectes, à l’intérieur de chaque langue.

Les romans que nous étudions, L’Enfant de sable, Solibo Magnifique et Le

Diable en personne, appartiennent à des sphères traversées par plusieurs langues du

monde et, dans cette situation, les écrivains créent en présence de plusieurs de ces

langues. Cette présence, si elle n’est pas toujours linguistique, revêtit les formes

culturelle et civilisationnelle. Est-ce à dire qu’ils vont écrire dans une langue

étrangère à leurs français respectifs ? Non, ils ne s’inscrivent pas dans cette

perspective, ils tendent plutôt, vers une écriture qui puisse être le reflet de leurs

imaginaires pluriels et des langages sociaux qui tissent leurs langues d’écriture, d’où

une "puissance inventive" qui s’exprime par sa capacité et son aptitude à accueillir

d’autres langues et à mettre en œuvre une opération de tissage qui aboutit à des

langues pleines d’images et de poésie :

"Bientôt, ô gens du Bien, le jour basculera dans les ténèbres ; je me retrouverai

seul avec le livre, et vous, seuls avec l’impatience. Débarrassez-vous de cette

fébrilité malsaine qui court dans votre regard. Soyez patients ; creusez avec

moi le tunnel de la question et sachez attendre, non pas mes phrases-elles sont

creuses- mais le chant qui montera lentement vers la mer et viendra vous initier

sur le chemin du livre à l’écoute du temps et de ce qu’il brise. " E.S. p.13.

Des expressions prises des deux registres de l’arabe, dialectal marocain ô

gens du Bien, (formule qu’utilisent les conteurs sur les places publiques pour attirer

l’attention d’une foule ou jouir de sa sympathie, mais aussi tout orateur qui désire

réunir autour de lui une foule), l’arabe classique Le jour basculera dans les ténèbres

(traduction d’une autre expression utilisée dans la poésie arabe, notamment

antéislamique où le poète Zoheir Ibn Abi Selma supplie la nuit de céder la place au

382 Violaine Houdart-Merot, Du mythe de Babel aux écritures babéliennes, Littérature de langue française, vol. 2, Violaine Houdart-Merot, 2006, p.9.

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jour). Il y a une sorte de transposition du sens par Ben Jelloun, la nuit qui empêchait

l’amant d’aller voir sa bien aimée et le maintenait dans la solitude est reprise,

puisque les ténèbres vont séparer le conteur de son auditoire et le laisser, lui, seul

avec son livre et eux, avec leur impatience. Cette utilisation d’expressions et

d’images chargées culturellement mais aussi émotionnellement, des images qui

viennent d’un passé lointain mais présent dans la société, font de ce passage un

espace où l’écriture babélienne prend son sens le plus large et montrent toute

l’intelligence et le profit à mettre en jeu, plusieurs sources, origines de plusieurs

poétiques. C’est aussi ce que Anna Moï qualifie de "pliures"383 que peuvent

manifester des langues qui se heurtent par la volonté ou non du poète qui espère voir

jaillir des formes, une poétique, une rythmique et des émotions.

Dans son article Du mythe de Babel aux écritures babéliennes, Violaine H-

M, parlant du risque de voir les mêmes mots ne plus signifier les mêmes sens parce

que produits dans des sphères culturelles différentes, dit : "D’une certaine manière,

le risque de ne pas se comprendre est pire quand on utilise les mêmes mots et que

ces mots ne disent pas la même chose." Nous pouvons partager jusqu’à à certain

seuil les craintes de l’auteur mais nous ne pensons pas que ces différences générés

par des cultures et des attentes différentes, aillent jusqu’à l’incompréhension totale.

Nous ne pouvons pas aller jusqu’à dire que ce phénomène est celui de la création

d’une langue étrangère.

Seulement nous pouvons éloigner notre regard de l’espace de la création et le

diriger vers celui de la réception et nous poser la question suivante : percevons-nous

de la même façon les mêmes écrits, et appréhendons-nous les mots et leurs sens de

la même manière que l’on soit de tel ou de tel pays francophone ? Pour cela, il

faudrait que tous les lecteurs francophones se trouvent dans la même situation, c’est

loin d’être le cas. Avons-nous la même attitude envers les textes et sommes--nous

prêts à considérer tout texte francophone comme un texte écrit dans une langue plus

ou moins étrangère à nous ? Voici des exemples extraits des trois romans que nous

étudions, qui montrent le degré de difficulté auquel pourrait être confronté un lecteur

francophone. Cette difficulté n’est pas la même selon que l’on soit imprégné de la

culture présente ou non :

"Sans bruit, sans festivités, elles devaient me livrer celle à qui allait incomber

le rôle d’épouse et de femme au foyer. Enveloppée dans une djellaba blanche,

elle avait les yeux baissés ; et même si elle avait osé lever haut son regard, les

deux femmes l’en auraient empêché. La pudeur, c’est cela ! " E.S.p.73.

383 Anna Moï, cité par Violaine Houdart-Merot (Note précédente p. 11)

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Trois expressions Sans bruit, ni festivités, le rôle d’épouse et de femme au

foyer, les yeux baissés, peuvent prêter à confusion chez des lecteurs francophones

non maghrébins, mais, à la fin, elles seront comprises parce que l’auteur les place

dans un contexte tel qu’aucun lecteur ne pourrait se tromper quant au sens qu’il

voudrait leur insuffler. Ces expressions dégagent le malheur d’être femme, la

soumission et l’absence totale de droit et de liberté pour elle le fait qu’elle est un

objet aux mains des autres. Une quatrième phrase très expressive et très chargée La

pudeur, c’est cela ! Le narrateur, sur un ton ironique, se met dans la peau des

hommes qui pensent cela. Seulement, parmi les lecteurs maghrébins ou arabes, il n’y

rien de péjoratif et de dégradant dans les contenus véhiculés par ces expressions et

phrases. L’absence de bruit et de festivités El Horma différente de Haïloula et un

signe de bonnes mœurs chez les familles conservatrices, la femme qui devient une

épouse et une femme au foyer est une conséquence naturelle et logique pour toute

femme de bonne famille, une vraie femme diraient certains, les yeux baissés, est une

manifestation de la bonne éducation reçue par la femme. La crainte du mari est une

qualité qu’il faut préserver. Enfin, l’exclamation du narrateur, La pudeur, c’est cela !

est le sentiment partagé par beaucoup et il voit dans cette phrase une sorte de fierté.

Comme nous le voyons, les mots, les expressions, les phrases et leurs ponctuations

peuvent ne pas être compris de la manière, mais ce qui est intéressant à savoir c’est

le fait que tous les lecteurs retrouvent une partie d’eux-mêmes, même si ce n’est pas

toujours la même chez tous. Si, à travers ces exemples, l’auteur espère dénoncer une

société patriarcale dépassée, certains lecteurs maghrébins espèrent eux que les

autres, même s’ils lisent à travers le prisme de Ben Jelloun, découvrent quand même

des mœurs dont ils restent fiers.

Dans Solibo Magnifique, les effets que provoque la présence de plusieurs

langues sont plus prégnants. Il y a certaines phrases que les non créolophones ne

peuvent comprendre qu’en les plaçant dans leurs contextes :

"Au billard de la Croix-Mission, au vendredi du marché-viande à l’arrivage du

bœuf, sur le préau de la cathédrale après la dévotion, au stade Louis-Achille

tandis que nous assassinions l’arbitre, Solibo parlait, il parlait sans arrêt, il

parlait aux kermesses, il parlait aux manèges, et plus encore aux fêtes. Mais il

n’était pas un évadé d’hôpital psychiatrique, de ces déréglés qui secouent la

parole comme on se bat une douce. " S.M. p.27.

La présence de la langue créole dans le français permet des images issues des

heurts entres ces deux langues qui se laissent la place, ne rechignent pas aux

compositions que l’auteur invente de leur métissage et de leurs apports. Les mots

cessent d’avoir un sens unique, celui que le dictionnaire leur impose, ils sont libérés

dans les espaces que les langues en présence et leurs cultures leur ouvrent, ils s’y

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imprègnent et se transforment jusqu’à signifier autre chose en plus de leur sens

d’origine, c’est cela l’apport des écritures babéliennes. Dans les noms de la Croix-

mission, vendredi du marché-viande, il y a mélange de deux mots qui, en français,

aboutissent à des erreurs, mais découle d’eux, dans ce passage, une musicalité,

rythme et un ton qui met sur un piédestal les excès qui autrement seraient plus ou

moins mal advenus. La conjugaison des apports en apparence sans relation, crée une

sorte de nouvelle langue qui irrigue la langue d’écriture. Les excès dans la peinture

de la réalité Nous assassinions l’arbitre, la répétition trois fois de suite du verbe

parlait toujours conjugué à l’imparfait, accélèrent le mouvement de la phrase et

donnent l’impression au lecteur que l’auteur ne se prend sa langue au sérieux et joue

avec le véritable sens des mots. Dans la dernière phrase …de ces déréglés qui

secouent la parole comme on se bat une douce, il y a deux expressions :

- secouer la parole pour signifier dire n’importe quoi : c’est une expression qui

vient du langage de la société créole et qui permet une image forte et expressive :

secouer la parole pour la débarrasser de tout ce qui peut l’empêcher de s’exprimer,

de dire la vérité, pour faire tomber ce qui pourrait cacher quelque chose d’important.

- on se bat une douce, cette phrase ou expression, ne peut se comprendre qu’à

l’intérieur du tout, extraite, elle ne signifie rien pour un lecteur non créolophone.

D’où le savoir-faire de l’écrivain qui combine les langues pour arriver à une langue

d’écriture qui pourrait ressembler à une langue étrangère mais qui reste lisible par

un francophone.

A partir des années quatre vingt, les écrivains québécois ont commencé à

orienter leur écriture vers d’autres desseins et à lui donner un cachet moins politique

et moins revendicateur. La période du Speak White384 où la situation diglossique du

Québec était dénoncée, par le recours de certains écrivains à l’utilisation de

l’Anglais, est dépassée. La vision qui montrait la langue québécoise comme une

"version américaine du français" est peu à peu abandonnée pour laisser place à une

autre beaucoup moins pessimiste et plus ouverte vers la diversité qui a de tout temps

fait la force culturelle du Québec. De "version américaine du français", la langue

québécoise devient une "variance" et un espace où l’écrivain devient créateur grâce

384 Michèle Lalonde, citée par Lise Gauvin dans La fabrique de la langue, ouvrage cité, p.268. Speak white désignait une expression méprisante, nous dit Lise Gauvin, utilisée contre les Noirs d’Amérique et entendue également par les francophones du Québec, à une certaine époque, pour leur intimer l’ordre de parler "blanc", c’est-à dire la langue majoritaire en Amérique : "La langue ici est l’équivalent de la couleur pour le Noir américain. La langue française, c’est notre couleur noire" (Michel Lalonde)

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aux éléments dont le champ linguistique le munit et grâce à la diversité des sources

dont il dispose sur le plan culturel.

Dans Le Diable en personne, l’écriture s’inscrit dans ce processus et l’auteur

fait de la pluralité des langues un souci permanent dans l’élaboration de l’écriture

qui s’apparente à un corps fluorescent d’où se dégagent des lumières désignant

chacune une variété :

"Alors Tsakapesh souffla sur l’arbre et celui-ci s’allongea très haut dans le

ciel, Taskapesh grimpa dedans et arriva dans un pays qu’il trouva très beau. Là,

il entreprit de tendre des collets. Soudain l’obscurité tomba d’un coup.

Taskapesh avait pris le soleil dans un des ses collets. Depuis ce temps, il y a le

jour et la nuit…" Tu restes dans l’obscurité Warden, si tu réussis pas à vaincre

ta maudite curiosité !

Mais Warden n’écoute pas. Il suit les zigzags d’une fourmi dans les sillons de l’écorce"

(L.D.P. p.102)

Cette manière de fuir de Warden est symbolique de l’écriture qui tente de

fuir les carcans et les normes préétablis. L’écrivain n’est pas Tasakapesh, dans sa

tache quotidienne, il s’apparente plutôt à la fourmi. Cet ancêtre qui arrive à prendre

le soleil dans ses pièges, n’intéresse en rien le jeune Warden qui pense à la fourmi

qui arrive à le subjuguer par sa persévérance afin de tracer son propre chemin en

évitant lentement tous les obstacles qui s’y dressent. Si l’oncle lui propose un

chemin tout tracé, où les jeux sont faits et les normes dressées, le jeune Warden, à

l’image de l’écrivain, veut disposer de sa vie et composer avec les éléments dont elle

l’arme, comme il le voudrait. L’écrivain voudrait "travailler" les atouts linguistiques

et culturels, que la société met à son service, comme il l’entend et en fonction des

développements rencontrés sur son parcours. Le résultat : une écriture capable de

refléter les divers sociaux.

Dans certains passages du texte, l’auteur adjoint le code oral pour relever la

teneur du texte et l’authentifier en le plaçant dans son contexte linguistique comme

pour orienter le regard du lecteur vers les particularités de cette littérature. Les

variantes qui régénèrent cette langue et au-delà, la langue française, qui reste

l’assimilatrice de cette multitude de variétés qui la mettent dans une position qui lui

permet d’absorber le maximum en retour des possibilités de manipulation qu’elle

permet à l’écrivain qui, en transgressant ses normes, creuse de nouveaux canaux qui

l’irrigueront. L’écriture devient un exercice d’assemblage où l’élément le plus

expressif est retenu, sans considération de son origine, ou de la distance qui le sépare

des normes établies, étant donné où c’est la poétique et l’esthétique qui restent les

mots d’ordre de l’écrivain :

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"Une fois, il a basculé de son cheval sur le dos des bêtes, qui galopaient à

pleine vitesse, qui l’ont emporté sur mille pieds, et puis il a fini par rouler, sain

et sauf, dans la boue en lisière du troupeau. Morton passe son temps à répéter :

"J’sais pas pourquoi j’te garde avec moi. T’es casse-cou sans bon sens. Le

diable en personne ! " Et il rit Morton Pierce, avec sa grande bouche où il

manque trois dents, "t’as du cœur au ventre et pis tu fais plaisir à voir, aller ! "

L.D.P. p.96.

Dans ce passage et dans d’autres comme celui-ci : " T’es le diable en

personne ! "- " Demain, faut que t’essayes de nager ! (p108). L’auteur emprunte à la

langue anglaise les facilités que son code écrit permet, par opposition à la langue

française qui, en dehors des facilités du code oral, assimile des audaces pareilles à

des incorrections ou des écarts intolérables, ce à quoi les écrivains francophones

répondent en banalisant ces "transgressions", nourricières pourtant et source de

pérennité de la langue. J’sais pas au lieu de Je ne sais pas, (en anglais, I don’t know,

toujours en anglais I am devient I’m, avec une sorte d’élision qui fait disparaître le

début de l’auxiliaire to be), T’as du cœur au lieu et place de Tu as du cœur, (en

anglais, you have devient you’ve). Ces exemples montrent la liberté de l’écrivain

d’emprunter non seulement un lexique, des expressions ou des images mais

également des formes syntaxiques pour mettre en évidence la proximité de l’anglais

et l’influence de ses apports sur le français québécois qui reste américain et de ce

fait, plus malléable.

Les écritures babéliennes fortes de leur métissage dépassent parfois le seuil

géographique des langues et langages pour investir d’autres sphères du monde

francophone laissant apparaître des images qui laissant le lecteur perplexe par leurs

ressemblances. Dans L’Enfant de sable, le conteur, parlant de sa première lecture du

journal d’Ahmed-Zahra :

"Je l’ai ouvert, la nuit du quarante et unième jour. J’ai été inondé par le parfum

du paradis, un parfum tellement fort que j’ai failli suffoquer. (…) J’ai lu toute

la première page et je fus illuminé. Les larmes de l’étonnement coulaient toutes

seules sur mes joues. Mes mains étaient moites ; mon sang ne tournait pas

normalement. Je su alors que j’étais en possession du livre rare, le livre du

secret. " E.S. p.12.

Dans Le Diable en personne, Mathilde lisant le journal de Florent est

racontée par le narrateur :

"Mathilde est tombée dessus et ce fut le séisme. Elle a tout lu une première

fois. (…). Et puis elle s’est souvenue qu’il ne savait ni lire ni écrire. Là, elle

était prise de vertige. (…). Le rose lui est monté aux joues. Elle ôte ses lunettes,

d’un geste lent de cérémoniante, et laisse tomber sa tête sur l’oreiller de

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dentelle. A partir d’aujourd’hui, déjouer les énigmes d’un passé à secrets, ce

sera sa vie. " L.D.P. p.100.

Les deux passages se ressemblent étrangement tant au niveau du contenu que

de l’émotion qu’ils provoquent chez le lecteur. De plus, le lexique employé revient

dans les deux extraits : larmes/larmes, illuminer/séisme, suffoquer/vertige, mon sang

ne tournait pas normalement/ laisser tomber la tête sur l’oreiller, secret/secrets.

Le moins que l’on puisse avancer est que la ressemblance est frappante entre

la situation des deux personnages, le conteur et Mathilde qui devant, les journaux

hérités des personnages principaux, sont bouleversés et pensent détenir, là, des écrits

qui regorgent de secrets qui, une fois levés, aboutiraient, pour les lecteurs qu’ils

sont, à une sorte de pèlerinage par lesquels leurs êtres s’accomplissent.

Les contributions que peuvent s’échanger les littératures francophones

concernent toutes sortes de domaines, elles sont variées et multiformes. La langue,

que chaque sphère francophone a pu mettre en œuvre, se créolisent en permanence

grâce aux apports des langages, des langues et es cultures en action dans chaque

sphère mais aussi dans les autres, par l’intermédiaire d’un réseau d’échange et de

lecture qui fut rendu possible grâce à la présence, dans chaque langue, de la langue

française. Les flexibilités que ces langues lui ont imposées sans la déstructurer, font

d’elle leur dénominateur commun de toute cette diversité qui prend corps dans les

écrits francophones comme l’indique ici Patrick Chamoiseau lors d’un entretien :

"Je suis forcé de mobiliser tout l’espace des oralités et des oralitures des

Caraïbes, des Amériques et au-delà des oralitures qui viennent d’Afrique et

puis celles qui ont été amenées par les autres présences, et puis toutes celles

dont nous pouvons avoir connaissance par le biais de nos explorations

livresques et autres. Et puis, je suis forcé de mobiliser toute la dimension

littéraire, toute la littérature acquise, toutes les littératures qui sont là et qui sont

transportées par l’écrit. Je suis forcé de mobiliser la langue créole, tout

l’imaginaire créole, toutes les procédures narratives du créole et puis bien sûr

ce que m’a amené la langue française. "385

Edouard Glissant quant à lui, parle de la présence obligatoire de l’Autre dans

le Moi :

385 Patrick Chamoiseau, dans Rencontre avec Patrick Chamoiseau, article présenté par Dominique Deblaine, 26-02-2002.

Source : Site web de la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine

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"Pour nourrir sa prétention à l’universel, le Même a requis (a eu besoin de) la

chair du monde. L’Autre est sa tentation. Non pas encore l’Autre comme projet

d’accord, mais l’Autre comme matière à sublimer. (…). "386

Enfin, dans Métissages, pour les auteurs, la pensée métisse est source

d’enrichissement mutuel, ils parlent d’un véritable échange où les sphères culturelles

doivent obligatoirement se considérer d’égal à égal pour pouvoir profiter des

différents mouvements qui s’opèrent à l’intérieur de la francophonie :

"La pensée métisse, pensée de la relation -de la multiplicité et de la singularité-

et du mouvement, devrait permettre que se rencontrent, dans un enrichissement

mutuel, ce qui vient d’Orient et d’occident, d’Afrique et d’Europe,, d’Europe et

d’Amérique. "387

386 Edouard Glissant, Le discours antillais, p.327. 387 François Laplantine, Alexis Nouss, Métissages, de Arcimboldo à Zombi, Op, cit, p.10.

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Chapitre 2 – Aux intersections des genres littéraires

Dans les romans de notre corpus, le métissage n’est pas perceptible qu’à

travers les langues en présence, il l’est davantage à travers les cultures. L’auteur

intègre des éléments linguistiques qui bouleversent la langue française certes, mais

ce qui est primordial, c’est l’éclairage qu’il fait à travers cette langue. Il va proposer

une vision du monde différente. Si la langue subit des transformations, un système

paratextuel qui permet, à travers des notes de bas de page, des traductions, des

explications, voire des digressions ou des extraits en langues, arabe, créole, anglaise,

la forme, grâce à une réflexion sur le concept même d’écriture qui, chez l’écrivain

francophone se trouve plus aiguisé, est remise en question par une série d’éléments

provenant des systèmes culturels en présence. Le renouvellement des genres

littéraires se pose comme préalable devant un scepticisme quant à la malléabilité

des genres hérités et à leur efficacité dans la transmission d’un héritage métissé,

multiforme et multiculturel.

I – L'Enfant de Sable, l’androgynie des genres

Ce récit de Tahar Ben Jelloun ressemblerait, en plusieurs points, au

Décaméron de Boccace388. En effet, si "les dix narrateurs du Décaméron, mettent à

l'avant les deux préoccupations tout à la fois : la nouveauté et la véracité de leurs

récits"389, ceux de L'Enfant de Sable, affirment, à ceux qui les écoutent, la véracité

de leurs versions respectifs. Une seconde caractéristique du Décaméron, signalée par

Jean Pierre Aubrit, est que les deux préoccupations citées plus haut, sont

généralement introduites par des formules qui les mettraient en évidence comme :"Il

était une fois dans notre ville, mes chères et jeunes amies, il n'y a pas si longtemps

de cela, un frère mineur inquisiteur...", ou encore "Vous devriez savoir, mes douces

amies qu'auprès de la Sicile se trouve une petite île appelée Lipari, où vécut il n'y a

388 Source : Jean Pierre Aubrit, Le conte et la nouvelle, Armand Colin, Paris 1997. 389 Idem, p. 15

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pas encore très longtemps, une belle jeune fille nommée Gostanza...".390 Des

formulations de ce genre peuplent L'Enfant de Sable, est-ce parce que nous sommes

en présence d'un conte, certainement. Le conteur ne se contente pas de signaler un

événement, une histoire vraie qui ne se serait déroulée pas loin et il n'y a pas

longtemps, c'est à dire une histoire qui les concerne et qui est rapportée par ce conte.

Il affirme l'authenticité, en engageant son crédit et sa bonne foi :"Le secret est là,

dans ces pages, tissé par des syllabes et des images. Il me l'avait confié juste avant

de mourir." (p.12), ou en faisant appel à l'expérience de ses auditeurs et de son

public : "Vous n'êtes pas sans savoir, ô mes amis et complices que notre religion est

impitoyable pour l'homme sans héritier." (p.18). Ce besoin de faire appel aux

auditeurs, de les concerner, de leur faire sentir qu'ils sont partie prenante en les

mettant à son niveau, devient encore plus fort lorsque ce qui est raconté parait

difficilement imaginable et incroyable à envisager : "Vous ne savez pas où je vous

emmène. N'ayez crainte, moi non plus je le sais pas (...). Son idée était simple,

difficile à réaliser, à maintenir dans toute sa force : l'enfant à naître sera un mâle

même si c'est une fille !" p.21.

Le conteur tente par ces formules et ces stratégies de compenser l'étrangeté

du récit par une certaine familiarité dans la transmission. En même temps, il dévoile

une véritable aptitude à banaliser l'étrange et finit par le faire admettre en mettant à

profit les croyances, la culture de ces auditeurs et en puisant dans un registre lexical

qui est à la limite de la prose et de la poésie, de la vie et de la mort, du

compréhensible et de l'incompréhensible, il envoûte des auditeurs à qui il ne donne

aucune occasion, aucune pause pour réfléchir :

"A présent mes amis, le temps va aller très vite et nous déposséder. Nous ne

sommes plus des spectateurs ; nous sommes nous aussi embarqués dans cette

histoire qui risque de nous enterrer tous dans le même cimetière. Car la volonté

du ciel, la volonté de Dieu, vont être embrasées par le mensonge. Un ruisseau

sera détourné, il grossira et deviendra un fleuve qui ira inonder les demeures

paisibles. Nous serons ce cimetière à la bordure du songe et des mains féroces

viendront déterrer les morts et les échanger contre une herbe rare qui donne

l'oubli. Ô mes amis ! Cette lumière soudaine qui nous éblouit est suspecte, elle

annonce les ténèbres. Levez la main droite et dites après moi : Bienvenue ô être

du lointain, visage de l'erreur, innocence du mensonge, double de l'ombre, on

t'a convoqué pour démentir le destin, tu apportes la joie mais pas le bonheur, tu

lèves une tente dans le désert mais c'est la demeure du vent, tu es un capital de

cendres..." p.25.

390 Idem, même page.

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1 - Un roman à partir d'une légende

Un manuscrit, qui serait le journal d'Ahmed, devient la source d'inspiration

du conteur. Ce manuscrit, qui n'est qu'une vieille "édition très bon marché du

Coran"391 quand Si Abdelmalek, le frère de Fatima (l'épouse de Ahmed) investit les

lieux et chasse le premier conteur prétextant être l'auteur du récit :"Cet homme vous

cache la vérité. Il a peur de tout vous dire. Cette histoire c'est moi qui la lui ai

racontée." (p67). Le manuscrit, à partir duquel le premier conteur racontait, devient

une illusion. Le manuscrit existerait mais, il n'était pas entre les mains du premier

conteur comme il l'affirmait. Alors, que lisait le conteur ? "C'est curieux, il regardait

les versets et lisait le journal d'un fou, victimes de ses propres illusions.", nous

affirme Si Abdel Malek.392 Lire des versets du Coran et raconter l'histoire d'Ahmed,

de quel Ahmed il s'agit, pourrions nous nous demander ? Ce que l'auteur voudrait

montrer, c'est la proximité de la légende du sacré et son classement peut-être dans ce

registre, puisqu'elle permet à la littérature de survivre. Une légende à partir de

laquelle, l'écrivain écrit un roman, ne peut être considérée que "sacrée" parce qu'elle

reste le creuset de l'imagination qui perpétue la littérature sous ses deux formes,

orale et écrite. En mettant en scène des conteurs ressemblant aux Bouhalis393, Tahar

Ben Jelloun leur donne un statut de créateurs libres au même titre que les écrivains,

peut-être plus car un conte ou une légende sont une source inépuisable de récits. Le

journal d'Ahmed, que chacun dit posséder sans vraiment le prouver, ne sert-il pas de

prétexte à chaque créateur de légitimer sa création, de la conforter, en la positionnant

dans l'espace du "sacré"394, de ce qui pourrait appartenir aux deux mondes à la fois :

le réel et l'imaginaire, et par extension, à l'ici et à l'ailleurs, au moi et à l'Autre ?

Ces conteurs deviennent une source intarissable qui permet de maintenir

l'influence du folklore qu'ils propagent dans la littérature marocaine. En effet "un

grand nombre de romans sont écrit à partir d'une trame légendaire"395 La "preuve"

nous est donnée par l'un des auditeurs qui dit reconnaître l'histoire de "Antar le

391 L'Enfant de Sable, page 70 392 Idem, même page 393 Ce sont des conteurs libres vers lesquels des spectateurs se dirigent et non des auditeurs. Ils organisent de véritables spectacles. Ils sont considérés comme des "illuminés". Source : Place aux libres conteurs, Marrakech derrière les portes, Philippe Abitol, revue Autrement, série "Monde" n°11 janvier 1985 p.34. 394 Le mot sacré n'est pas employé dans le sens religieux du terme. Il signifie "qui a une valeur suprême", qui doit être respecté 395 Laurence Kohn-Pireaux, Etude sur Tahar Ben Jelloun, L'Enfant de sable La Nuit sacrée, Ellipses, 2000; p.27.

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berger" qui, repoussé par les siens, trouva la force de s'imposer et de leur prouver

son courage en repoussant des envahisseurs qui voulaient à sa tribu. A cela, s'ajoute

une histoire d'amour avec sa cousine qui nous fait penser à Ahmed qui se marie avec

sa cousine. Mais le plus surprenant est le fait que plusieurs versions de cette histoire

sont proposées par d'autres auditeurs et le schéma narratif initial n'est plus le même.

Voilà qui pourrait remettre en cause l'idée du conteur simple narrateur d'histoires, et

celle du roman qui subit ici, les influences de la culture arabe et des formes

littéraires qu’elle véhicule.

2 - La "Rihla" à la base de L’Enfant de sable

La "Rihla" ou itinéraire est subdivisée en "maquamat" ou séances. Ce

procédé utilisé une première fois par Abdelatif Laabi396, a permis une souplesse

énonciative qui déboucha sur une libération du cadre logico-temporel du montage

réaliste dans lequel se débat le roman "classique". Dans L’Enfant de sable, le

discours narratif se divise en séquences courtes, hybrides, désarticulées, qui

dévoilent une remise en cause du schéma classique hérité du passé.

Ce procédé, utilisé déjà avec "Harrouda" (1973) baptisé "roman-poème" par

ses éditeurs, permet à T. Ben Jelloun de restructurer son récit en empruntant à la

Rihla ses procédés. La dynamique du récit est, ici, inscrite dans un double

mouvement de parole, à travers le conteur, et d’écriture, à travers le cahier où

Ahmed consignait ses notes. La parole vise d’abord la description de l’espace et la

société dans laquelle va évoluer Ahmed-Zahra, une société patriarcale où la femme

n’a aucun droit, une société dans laquelle l’apparence revêt un cachet particulier et

déterminant. L’écriture, maintenue dans le secret, parce qu’écrite par un être qui

n’existe qu’à travers elle (Ahmed n’existe que dans l’écriture), joue un rôle mineur

dans le sens où elle est toujours communiquée à travers le filtre de la parole. Le livre

restant secret aux mains de quelques initiés (conteurs), l’information arrive à travers

les voix de ces conteurs qui racontent des versions différentes dans une langue où

l’oralité, présente le long du texte, se manifeste d’une façon importante.

Cette oralité s’insère dans l’écriture et imprègne la lecture de mystères. En

effet, le sens se trouve disséminé dans les différentes versions du récit. Le roman

396 Abdellatif Laabi a réussi dans son premier récit L’œil de la Nuit (1969) à introduire une forme traditionnelle importée de l’Arabe, la Rihla qui lui permit d’échapper, d’après Charles Bonn, "au cadre logico-temmorel du montage réaliste grâce à une souplesse énonciative et les possibiltés de fragmentation du récit linéaire en seances hétérogènes et discontinues. " Littérature francophone. 1- le roman". 1997, p.218.

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accède ainsi au statut de légende et de conte, celui d’un enfant qui a fini par

ressembler au…sable, vers la nature. Le conte s’extériorise aussi par sa capacité à

allier oralité et écriture. Mais L’Enfant de sable n’est-il pas généré, entre autres,

dans l’esprit de la "maqama" dont l’influence soufie de l’auteur expliquerait ?

On appelle en arabe "la qacida" ou épopée, un poème classique qui a pour

thèmes principaux les récits de voyages, la satire, la louange… Elle glorifiait les

guerriers, louait les rois, attaquait violemment l’ennemi, courtisait la bien-aimée.

La maqama, quant à elle, a apporté un nouveau genre dans la forme et le

contenu. L’idéologie fait son apparition dans l’écriture littéraire. A l’origine la

maqama se caractérisait par :

1. L’existence d’un narrateur qui s’implique dans le récit tout en narrant les

péripéties du personnage.

2. Un personnage principal ou héros qui finit par triompher de ses ennemis.

3. Une intrigue qui tourne souvent autour de thèmes loin de la "bonne morale".

4. La maqama se narrait dans un lieu bien déterminé.

"L’écriture de la "maqama" se caractérise par la présence de métaphores,

d’images, d’une rhétorique très riche, elle se caractérise également par un grand

nombre d’exemples, de proverbes, de vers, de hadiths et de versets coraniques."397

Cette nouvelle forme d’écriture initiée par « Badi’ ezzamane el hamadhani » (890-

1030) recèle une esthétique dont le mélange des genres permit, pour la première fois

dans la littérature arabe, les discours en filigrane.

Dans cette optique, L’Enfant de sable avec la remise en cause de la dictature

du personnage, de l’univocité du sens, de la rationalité du roman classique amène

aux conséquences suivantes :

1. Le sujet ne nous permet pas d’expliquer le monde (différent du roman classique)

2. Il dévoile une crise de l’origine

3. Un genre de décentrement s’installe avec le déplacement du centre de gravité de

l’intérêt du lecteur (plusieurs voix racontent la même scène).

Cela amène le lecteur à s’impliquer pour expliquer et par conséquent à

interpréter. Qui plus est, chaque conteur devient un véritable personnage qui cultive

son style propre et donne sa version du récit. Nous ne sommes plus dans la fiction à

ce niveau. Le roman classique est remis en cause. Ce n’est plus un seul genre mais

397 Docteur et philosophe, Omar A. Farrukhi, El minhaj fi el adab el arabi wa tarikhihi, édition el maktaba el ‘asria, Beyrouth, 1959, p.64.

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une multitude de genres qui créent un décalage dans la production du sens. Ce

phénomène se retrouve plus spécialement dans l’oralité.

La "maqama" était également comparée à du bavardage ou "tharthara"398, ce

qui l’amène sur le terrain de l’oralité. Par conséquent, ce que l’auteur de L’enfant de

sable a introduit au niveau de la forme et du contenu par rapport au roman classique

a été, en partie, fait par les initiateurs de la maqama399.

3 - L’Enfant de sable, un conte à part entière

Dans un conte chaque narrateur raconte un récit avec ses propres mots et ne

racontera pas le même récit de la même manière à chaque fois. D’où une pluralité de

versions pour un même conte, reconnues grâce à des traits invariants, des motifs

spécifiques, des enchaînements d’épisodes caractéristiques. Tous ces caractères

s’opposent à ceux des formes savantes telles le roman classique.

Le récit d’Ahmed-Zahra possède cet aspect du conte qu’est le caractère

imparfait, la malléabilité du conte ; voici deux exemples qui peuvent illustrer cela :

Lorsque le conteur lisait la lettre d’Ahmed à l’assistance, un homme se mit au

centre, tient à distance le conteur avec sa canne et s’adresse aux auditeurs en ces

termes :

"Cet homme vous cache la vérité. Il a peur de tout vous dire. [….] Je suis le

frère de Fatima.[…]. Compagnons, venez vers moi, ne vous pressez pas, ne

piétinez pas notre conteur, laissez-le partir, montez sur les échelles et faites

attention au vent qui souffle, élevez-vous, escaladez les murs de l’enceinte,

tendez l’oreille, ouvrez l’œil, et partons ensemble, non sur un tapis ou sur un

nuage mais sur une couche épaisse de mots et de phrases, tout en couleur et en

musique…" pp. 67-68-69.

Cet intervenant contera l’histoire de la famille de Fatima, notamment celle de

son père, il met en veilleuse celle de Ahmed qui est pourtant le personnage principal,

c’est une variante du même conte, cependant les invariants du récit sont intactes:

"Je monte m’asseoir sur une natte, à la terrasse toute blanche et j’ouvre le livre pour

vous conter l’histoire, étrange et belle, de Fatima frappée par la grâce et Ahmed

reclus dans les vapeurs du mal, vertu transpercée au cœur par tant de flèches

empoisonnées"…

398 Kamel Ghibouti, Nachwatou el qissa oua tattawourouha. Le Caire 1936, p.32. (Le plaisir du récit et son développement) 399 El Hariri (1054-1122), Nassif El Yajizi (1800-1871)

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Alors que le premier conteur faisait exactement le contraire tout au long de

l’histoire puisqu’il mettait en évidence Ahmed et sa famille.

Enfin lorsque le conteur disparut, quatre de ses principaux et fidèles

auditeurs prirent en charge le récit et le terminèrent… mais de quatre manières

différentes :

- Pour Salem, fils d’un esclave, Ahmed finit par se suicider d’une manière atroce.

(de la page 135 à la page144)

- Pour Amar, instituteur fatigué par ce pays, Ahmed est mort. (de la page 145 à la

page162)

- Fatouma, la troisième narratrice, partie à la Mecque beaucoup plus par curiosité,

est Ahmed-Zahra, donc encore vivante. Elle raconte les émeutes et la répression

sauvage qui s’abattit sur les jeunes émeutiers. (de la page 163 à la page 170)

Le troubadour aveugle est le quatrième narrateur, selon lui, Ahmed disparaît

et ne laisse aucune trace derrière lui. Le passé se confond avec le présent, c’est le

conte. (de la page 171 à la page 198).

a - Au niveau du code de l’écrit et de l’oral

Le récit peut contester une certaine conception du roman comme narration

véridique et incontestable organisés chronologiquement. La mimésis formelle se

fonde sur des formes d’expression orale aussi bien qu’écrite.

On peut entrer le conte comme œuvre correspondant à une certaine rhétorique du

récit oral :

"Quelle idée ? vous allez me dire .Eh bien si vous me permettez, je vais me

retirer pour me reposer ; quand à vous, vous avez jusqu'à demain pour trouver

l’idée géniale que cet homme […..] a eu quelques semaine avant la naissance

de notre héros". p.20.

"Ô mes compagnons, notre histoire n’est qu’à son début…. " p.27.

"…Croyez-vous, ô vous qui m’écoutez, qu’il est un homme sans scrupules,

qu’il est un monstre ? Un monstre qui écrit des poèmes !… " p.54.

Dans le cas de cette phrase la mimésis formelle porte sur une certaine

marque de cohérence narrative : les interpellations des auditeurs, les intonations

familières, différents types de gestes phoniques, l’interrogation, la recherche de la

complicité effective des auditeurs et leurs implication dans la recherche de la suite

de l’histoire.

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Ce genre d’énonciation est une tradition encore vivace au Maroc. Elle

s’appuie sur le récit oral où conteur et auditeurs se mêlent, s’interpellent et

construisent le récit, c’est la halqa. Un cercle dont le centre est le conteur, les

auditeurs sont parties prenantes du récit.

Ce conte orale tente, à sa façon, de reproduire "l’intonation " du narrateur

parlant à vive voix : "Compagnons fidèles ! Vous n’êtes pas nombreux à suivre avec

moi l’histoire de cet homme ; mais qu’importe le nombre ! "p.107.

En français contemporain, le passé simple ne se combine qu’avec la non

personne .Toutefois, cette affirmation ne vaut que pour la langue courante, des

particularités existent dans le discours littéraire.

Le choix du passé simple dans ces 4 extraits peut être vu comme un plan

d’énonciation coupé de l’instance d’énonciation car il s‘agit là d’une œuvre de

fiction et non une œuvre historique.

Par contre, dans les exemples précédents et l’exemple suivant, "Je-Vous" ne

sont pas seulement des embrayeurs ils sont avant tout des opérateurs de conversion

de la langue en discours : "Ce livre je l’ai lu, je l’ai déchiffré pour de tels esprits.

Vous ne pouvez y accéder sans traverser mes nuits et mon corps, je suis ce livre…".

En tant que morphèmes grammaticaux, ils appartiennent à la langue, mais en tant

que signe inscrit dans une énonciation unique, ils réfèrent en référant à un narrateur

qui s’empare du système et ouvre un rapport réversible aux auditeurs.

b - Au niveau de la forme

L’enfant de sable est un roman au niveau de la forme extérieure…

– Les personnages possèdent assez de particularités pour émerger et paraître uniques

et irremplaçables : (le père –Ahmed –la mère –les oncles …) pour ressembler à des

types de personnes qui peuvent exister dans la vie de tous les jours (nom, prénom,

fonction, famille). Ils possèdent des qualités plus ou moins extraordinaires (la

décision qu’a prise le père, le jeu de l’enfant, la soumission totale de la mère.)

– La synopsis est assez vraisemblable pour pouvoir être acceptée mais également

imaginaire et fictive pour provoquer le sentiment d’évasion et de rêve et susciter

l’adhésion du public. La situation de cette famille qui attend l’arrivée d’un garçon

et où tous les moyens utilisés par le père sans concertation, d’ailleurs de la mère

comme il se fait dans la famille traditionnelle, l’appel lancé à la science, puis à la

religion, enfin à la sorcellerie, n’aboutissent à aucun résultat positif. Cette situation

vraisemblable émane du vécu, du quotidien des familles marocaines

traditionnelles.

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- Le réel est présent mais la décision prise par le père et acceptée par la mère, celle

de transformer leur huitième fille en garçon relève plutôt de l’imaginaire car

comment penser que le secret allait être gardé pendant toute une vie, que les sœurs

n’allaient pas le découvrir un jour, que cette fille n’allait pas se trahir ?

L’imaginaire qui, par définition, s’oppose au réel et ne peut cohabiter avec lui se

trouve dans le roman côte à côte. Nous venons d’énumérer plusieurs critères du

roman classique. Cependant l’écriture est loin d’être normalisée, mécanique elle

est en ligne de mire de l’écrivain qui développe un travail de réflexion et nous le

propose, un véritable remaniement des techniques de l’écriture qui fait éclater les

formes narratives par un mélange de germes d’où l’on n’arrive pas à distinguer le

poème du roman et ce dernier, du conte :

"…C’était moi qui montais les rejoindre .J’escaladais la colonne aidé par le

chant coranique les versets me propulsaient assez rapidement vers le haut .Je

m’installais dans le lustre et observais le mouvement des lettres arabes gravées

dans le plâtre puis dans le bois. Je partais ensuite sur le dos d’une belle prière :

" Si Dieu vous donne la victoire, personne ne peut vous vaincre".

Je m’accrochais au alif et me laissais tirer par le noun qui me déposait dans

les bras des Ba. J’étais ainsi pris par toutes les lettres qui me faisaient faire le

tour du plafond et me ramenaient en douceur à mon point de départ en haut de

la colonne. Là je glissais et descendais comme un papillon." p.38.

"...Il s’agit du "leader isolé" celui qui fascina tous ceux qui l’ont approché.

Parfois il se présentait voilé ; ses troupes pensaient qu’il voulait les surprendre,

en fait il offrait ses nuits à un jeune homme à la beauté rude, une espèce de

bandit errant qui gardait sur lui un poignard pour se défendre ou pour se donner

la mort. Il vivait dans une grotte et passait son temps à fumer du kif et à

attendre la belle des nuits.

Bien sûr il n’a jamais su que cette femme n’était femme que sous son corps,

que dans ses bras. Elle lui offrait de l’argent. Il le refusait, elle lui indiquait les

lieux à cambrioler et lui garantissait le maximum de sécurité puis disparaît

pour réapparaître à l’impromptu une nuit sans étoile…" p.84.

C ‘est à la fois un roman avec certaines caractéristiques du genre classique,

du genre moderne où c’est l’écriture qui est en question, mais c’est aussi un conte

oriental raconté sous forme de halqa et où le conteur est au moins aussi important

que le personnage .Il monopolise la parole, interprète les événements et raconte sa

propre vie en même temps que celle du personnage :

"…Il me l’avait confié juste avant de mourir. Il m’avait fait jurer de ne l’ouvrir

que quarante jours après sa mort […] je l’ai ouvert la nuit du quarante et

unième jour. J’ai été inondé par le parfum du paradis, un parfum tellement fort

que j’ai lu le 2ème paragraphe et je n’ai rien compris. J’ai lu toute la première

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page et je fus illuminé. Les larmes de l’étonnement coulaient toutes seules sur

mes joues …" p.12.

"…Moi je ne conte pas des histoires uniquement pour passer le temps .Ce sont

des histoires qui viennent à moi m’habitent et me transforment .J’ai besoin de

les sortir de mon corps pour libérer des cases trop chargées et recevoir de

nouvelles histoires. J’ai besoin de vous .Je vous associe à mon entreprise. Je

vous embarque sur le dos de mon navire." p.16.

c - Au niveau de la dualité parole/écriture

Dans L’Enfant de Sable, chaque situation dans laquelle évolue le héros, met

en scène de véritables négociations menées entre les deux parties du "moi".

L’identification de la personnalité d’Ahmed-Zahra se fait dans l’isolement forcé,

dans le repli sur soi dicté par sa condition de femme jouant le rôle d’homme. "Ce

sont des situations où la négociation sur l’existence et l’identité du protagoniste se

passe entre "lui-même" et "lui-autre" étant donné que l’ouverture sur l’autre est

impossible".400

L’éducation d’un garçon, digne de devenir l’héritier, que le père lui inculque,

les comportements qu’il doit adopter toute la journée, les habits qu’il doit porter,

vont lui ouvrir les portes d’un monde interdit aux filles et aux femmes, ce qui le

pousse à "aimer cette situation" ou, plus précisément, à refuser la place de fille telle

que perçue dans la société marocaine. La nature féminine le rattrape le soir dans son

isolement dans la chambre, le corps de femme et ses désirs l’interpellent. Cette

dualité, homme la journée, femme le soir, n’arrive, à aucun moment, à coexister et

donner une image métissée des deux êtres. Chacune investit l’être, s’affirme et laisse

la place à l’autre, une fois le moment venu ou quand les circonstances l’exigent. Il

s’agit d’une sorte d’alternance, de balancement qui se fait dans la douleur et le

désarroi avec l’avancée de l’âge, surtout qu’elle se vit dans le silence scellé par le

secret absolu :

"Cette vérité banale, somme toute, défait le temps et le visage, me tend un

miroir où je ne peux me regarder sans être troublé par une profonde tristesse,

pas ces mélancolies de jeunesse qui bercent notre orgueil et nous couchent dans

le nostalgie, mais une tristesse qui désarticule l’être, le détache du sol et le jette

comme élément négligeable dans un monticule d’immondices ou un placard

municipal d’objets trouvés que personne n’est jamais venu réclamer, ou bien

encore dans le grenier d’une maison hantée, territoire des rats. Le miroir est

devenu le chemin par lequel mon corps aboutit à cet état, où il s’écrase sur la

terre, creuse une tombe provisoire."(…). Alors j’évite les miroirs.p. 44.

400 Thèse de Daria Samokhina Le phénomène de l’hybridité et du mimétisme dans des espaces narratifs du Maghreb : une identité est-elle possible ? p. 41-42.

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Le miroir devient l’objet révélateur d’une vérité que l’on veut cacher, taire.

Les traits féminins révélés, trahissent une fausse sérénité dans laquelle le héros

donne l’impression de vouloir s’installer. Les deux images, celles que l’éducation a

forgé, et celle que la nature impose, l’une en face de l’autre, creusent un espace entre

la transgression perpétrée et par le père et maintenue par Ahmed et les lois naturelles

qui bouleversent cet "accord tacite". Mais le miroir n’est qu’une métaphore de la

parole sociale, formelle et arbitraire, d’une vision traditionnelle de l’Autre. Par

conséquent éviter ce miroir, c’est éviter le regard des autres, éviter leur jugement et

prendre ses distances par rapport au pouvoir de la parole, de sa parole qui provient

de soi et de l’autre. L’écrit, par contre, est plus contestataire et affirme mieux l’être

naturel. Dans son cahier, la voix d’Ahmed-Zahra conteste l’ordre établi et le côté

naturel (femme) s’affirme davantage en proposant un autre discours, un discours de

l’être en soi, différent du discours que la société impose à l’autre partie de l’être.

Zahra, qui ne possède que la voix d’Ahmed pour s’exprimer, à travers la parole, en

famille ou dans la société, jouit, à travers l’écriture sur le journal qu’elle entretient,

d’une possibilité de laisser s’exprimer sa voix de femme, de pouvoir contester cette

situation qu’elle trouve de plus en plus lourde à porter et difficile à assumer.

L’écriture devient son salut et son exutoire.

Cette dualité parole/écriture, la première pour l’homme, la seconde pour la

femme, est révélatrice d’une situation sociale où seul l’homme a droit à l’expression.

Ce domaine étant interdit à la femme. Cette dernière peut investir le domaine de

l’écriture à condition qu’elle reste dans l’ombre et garde le secret. C’est pourquoi

Zahra invente un correspondant qui de fait se trouve l’autre partie d’elle-même, et

communique avec lui, se donnant l’impression qu’elle est lue et écoutée par la

société.

d - Au niveau de l’opacité

Un autre aspect fait du conte un récit apparemment simple et presque naïf.

Mais cette simplicité mise en exergue par une transparence apparente cache, en

vérité, une opacité des grands fonds. Tout est trompeur dans un conte. Cette opacité,

une fois sous éclairage, dévoile des significations considérables à l’image du rêve et

de ses pouvoirs de fascination dans toutes les cultures et civilisations. Le rêve

fascine parce qu’il recèle en lui une signification cachée.

Voici quelques exemples de cette opacité du langage :

" Son odorat recueillait tout. Son nez faisait venir à lui toutes les odeurs,

mêmes celles qui n’étaient pas encore là. Il disait qu’il avait le nez d’un

aveugle, l’ouïe d’un mort encore tiède et la vue d’un prophète. Mais sa vie ne

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fut pas celle d’un saint, elle aurait pu le devenir, s’il n’avait eu trop à faire."

p.09.

Ce récit à l’apparence simple et claire reflète tout l’antagonisme de la

personnalité du héros : " il a toutes les qualités d’une vie de bien mais sa vie a

basculé dans le mal ", peut dissimuler des significations autres car ce contenu

manifeste cache réellement un contenu différent.

Si le premier intervenant a été quelque peu dubitatif quand à sa version, le

dernier, par contre, est sûr de ce qu’il dit parce qu’il est le plus âgé. Le dénouement

de l’histoire montrera que c’est lui qui est le plus loin de la vérité.

Chaque narrateur utilise ses propres mots par parler de la propre expérience

de sa vie. Ce qu’il raconte est unique même s’il y a similitude avec les autres

histoires.

Ces aspects du conte que l’on retrouve dans notre corpus ont pour

conséquence une autre caractéristique du conte, c’est le sentiment confus de la

présence d’un double langage aux caractères déconcertants. Tous les exemples

relevés et bien d’autres, présentent cette caractéristique du double langage et c’est ce

qui prouve si besoin est qu’un discours se glisse en filigrane à travers ce récit

imaginaire.

Exemples du corpus Sens apparents Sens possibles

Le nez d’un aveugle Odorat développé Flairer les obstacles

L’ouïe d’un mort encore tiède

Ouïe développée Il est au courant de tout

La vue d’un prophète Une vue acérée qui porte au delà d’une vue normale

Prévoyance- impossibilité de ne pars deviner ce qui allait lui arriver.

Sa vie n’était pas celle d’un saint, elle aurait pu le devenir, s’il n’avait eu trop à faire.

Il a mené une vie autre que celle d’un saint alors qu’il possédait les atouts qui le lui permettaient

Il n’était pas mettre de son destin, il a passé sa vie à « vivre » ce que son père a décidé.

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4 - Les genres masculin / féminin

Après avoir étudié les genres littéraires présents, nous allons nous intéresser

au fonctionnement de la catégorie du genre en français dans L’Enfant de sable. Le

personnage principal, une femme dont la féminité fut niée par le père à la naissance,

oscille, à partir de l’adolescence, d'un sexe à l'autre jusqu'à la perte totale de tout

sexe. La langue est profondément marquée par cette manipulation imaginaire

puisqu’au sein d'une même phrase, des prédicats de genre grammatical opposé sont

appliqués au sujet selon que c'est le signifiant de surface, prénom masculin, ou le

référent profond du sujet, un féminin, qui est visé :

"Etre femme est une infirmité dont tout le monde s’accommode. Etre homme

est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie. Etre tout

simplement est un défi. Je suis las et lasse." p.94.

"Quand ils dégagèrent leur patron, ils virent le corps féminin d’Ahmed." p.138.

Zahra n’était plus «princesse d’amour" ; elle ne dansait plus ; elle n’était plus un

homme. " p.142.

Les catégories du masculin et du féminin des sujets et des prédicats se

déplacent le long de l'axe horizontal de la phrase. Ainsi, l'homme aux seins de

femme et la femme à la barbe mal rasée marquent l'évolution progressive du

personnage vers sa féminité :

"Elle dormait toujours recroquevillée sur elle-même, les dents serrées et les

poings fermées entre les cuisses. Elle disait que l’heure de la damnation était

arrivée et que ceux ou celles à qui, par la force des choses, elle avait fait du mal

allaient se venger. Elle n’avait plus de masque pour se protéger. Elle était livrée

à la brutalité, sans défense. " pp139-140.

Cette oscillation d'un genre à l'autre, dans les prédicats et les sujets qui se

rattachent au personnage d’Ahmed-Zahra, crée une ambiguïté renforcée par une

progression à thèmes rompus avec une alternance de genres dans les indices

anaphoriques. Toutefois le masculin et le féminin cessent d'alterner au profit de du

pronom "il", qui se neutralise et désigne sa pleine illusion : il devient un mot

trompeusement masculin, un mot de sable, comme l’enfant lui même.

"Il a traîné longtemps. Son état physique et mental faisait de lui une ombre qui

passait sans susciter la moindre attention chez les gens. Il préférait cette

indifférence car, comme il l’avait noté, " je suis sur le chemin de l’anonymat et

de la délivrance." p.151

Jamais la plénitude du personnage n’est atteinte même lorsqu’il recouvre sa

"vraie identité". Le pronom il était vide de l’être qu’il était censé représenter, de

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même que le pronom "elle" ne représentait qu’un corps féminin, ne répondant pas

aux désirs des hommes, mutilé et incapable réagir, de sentir, de vibrer, de vivre sa

féminité, une illusion de corps féminin :

"C’est dommage, tu n’as pas de gros seins…Ici les hommes adorent les grosses

poitrines et les gros culs… Tu es trop mince…" p.121.

"Je ne vois pas ce que mon imbécile de fils te trouve. T’as pas de poitrine, tu es

maigre, tes fesses sont menues et creuses, même un garçon est plus bondant

que toi. D’ailleurs quand je passe ma main sur ta peau, je ne sens rien. C’est du

bois. Alors qu’avec les autres filles, même les plus laides, j’ai du plaisir."

p.143.

Le pronom "elle" de même que le pronom "il" sont employés par l’auteur

pour désigner des vacuités. "Il" a longtemps désigné une apparence sociale voulue

en premier par le père, "elle", bien que désignant une réalité physique, est loin d’être

le reflet d’une être réellement féminin. Est-ce à dire que les mots qui composent ce

texte, ne sont qu’illusion ou que la langue de l’auteur est évanescente, éphémère ?

Si nous résumons, cette partie sur les genres, nous pouvons avancer que la

liberté de manœuvre, de manipulation de procédés d’écriture agissent de manière

positive et libèrent l’auteur des carcans classiques .Ce qui aboutit à l’expression de

plusieurs voix, chacune dans la forme qui lui sied le mieux.

Au niveau de la forme, ce métissage permet de mêler le réel à l’imaginaire

sans que le lecteur ait cette impression de balancer d’un monde vers un autre tant les

frontières sont, à chaque fois, difficiles à délimiter :"C’est le type même d’un

discours social qui se cache derrière le conte et la preuve des déchirements et des

paradoxes qui illustrent l’être de l’auteur de sa société." 401

Le duo ou duel personnage/conteur qui est présent tout au long de l’histoire

se manifeste à travers la forme choisie par chacune des deux instances et leur

apparition dans le déroulement du récit. Le conteur, qui est une instance "officielle"

même s’il raconte les péripéties de la vie du personnage (la société et ses déshérités

ou interdits de paroles), veille à ce que ses personnages, s’expriment à travers lui. Il

représente forcement un moyen de censure en même temps qu’une tribune d’ou ces

derniers peuvent s’exprimer.

Laisser Ahmed Zahra raconter sa vie, d’un côté, parler à sa place, de l’autre,

est un moyen de recherche d’une "objectivité" au niveau du contenu et une forme de

métissage au niveau de la forme.

401 Charles Bonn, Littérature francophone, le roman, Hatier, 1997, p.226

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Pour rendre compte de la complexité du parcours de personnage l’auteur joue

de tous les registres : lyrisme, roman réaliste, échappées oniriques, au risque

d’égarer un lecteur non habitué. "Ce n’est pas une coquetterie, l’unité du style est

impossible comme l’est la réconciliation des mondes antinomiques" T. Ben Jelloun.

II – Solibo Magnifique : créer un genre libéré des carcans "littéraires"

1 - Un narrateur/conteur, près de ses personnages

"Notre identité et notre culture doivent donc être envisagées sous des modalités

dialogiques et paradoxales qui relèvent du métissage. Il faut comprendre les

mécanismes de solidarité conflictuelle, car il n’y a pas eu de synthèse

harmonieuse mais, à toute époque, une sorte de différenciation ouverte. Notre

problématique est donc celle du multiculturel, du transculturel et du

multilinguisme, problématique très contemporaine et très moderne."402

Le narrateur, dont l’identité reste assez floue tout au long du roman adopte

souvent la posture du conteur, racontant, mimant et parfois imitant ses personnages

dont émerge évidemment Solibo Magnifique. L’identité semble brumeuse du fait de

la présence dans le texte de plusieurs appellations dont il fait l’objet : Patrick

Chamoiseau, Oiseau de Cham, Chamzibié, Ti-Cham, et de l’absence ou

l’impossibilité de définir son métier : "Se disant marqueur de paroles, en réalité sans

profession" (p.30), " Non pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout,

inspectère, l’écrivain est d’un autre monde." (p.169). En Outre, les interjections

constantes au narrataire et l’accumulation des déictiques suggèrent la présence

physique d’un conteur : " Ô amis, qui est à l’aise par ici quand la police est là ? "

(p.83). Il incorpore les formules d’ancrage propres au récit oral. A défaut du

canonique Il était une fois ou bien Un jour, les expressions Au cours d’une soirée,

Entre dimanche Gras et mercredi des Cendres, inaugurent les passages du conteur et

ses anecdotes et structurent l’ensemble des chapitres. Ces répétitions rythment aussi,

à plus petite échelle, les paragraphes. Ajoutons à cela qu’au début de chaque

chapitre, le narrateur, tel un conteur, interpelle ses narrataires qui se transforment en

auditeurs et les prévient de ce qui va se dérouler et qui ils devront pleurer : "Mes

amis, A-A ! L’inspecteur principal travaille là du cerveau et nous transforme en

402 Patrick Chamoiseau, L’imaginaire de la diversité, interview réalisée par Michel Petreson

Source : Le site Divers

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suspects d’une enquête préliminaire… (Qui pleurer ? Doudou-Ménar.) " (p.115).

Dans cet exemple, extrait de la séquence consacrée à la présentation du conteur et où

le narrateur explique l’engouement des gens pour la parole de Solibo, nous

remarquons une sorte de nivellement et d’ajustement de la voix du narrateur. Elle

devient petit à petit plus créolisée et emprunte des expressions qui semblent tout

droit sortir de la bouche de son personnage :

"A terre dans Fort-de-France, il était devenu un Maître de la parole

incontestable, non par décret de quelque autorité folklorique ou d’action

culturelle (seuls lieux où l’on célèbre encore l’oral) mais par son goût du mot,

du discours sans virgule. Il parlait, voilà. Sur le marché aux pissons où il

connaissait tout le monde, il parlait à chaque pas, il parlait à chacun, à chaque

panier et sur chaque poisson. S’il y rencontrait une commère folle à la langue,

disponible et inutile, manman ! quelle rafale de bla-bla…" p.26.

Dans cet autre exemple où le narrateur parle de la première rencontre du

brigadier Bouaffesse avec la jeune Lolita Boidevan, nous percevons le même

phénomène : le narrateur module sa voix sur celle de son personnage :

"Cette nuit-là, il avait choisi La Bananeraie, paillote en vogue, où musiquait

l’orchestre haitien de Nemours Jean-Baptiste. Après un décollage au Whisky-

coca, arrosé d’une bière blonde (indispensable pour ne pas macayer devant la

femme), il avait parcouru la grande salle …" p.58.

Cette réceptivité du narrateur aux voix qui l’entourent et la perméabilité dont

il fait preuve envers le personnage du conteur, Solibo, en particulier, résultent de la

volonté de l’auteur de créer un genre dans lequel il serait difficile de discerner entre

tel ou tel moule littéraire. L’incertitude de la langue se transmet au narrateur et à son

statut dans le roman. Voici ce que P. Chamoiseau pense à propos de la langue

française qu’il utilise : "Cette langue devient une langue qui n’a plus les mêmes

certitudes, qui sait que toutes les autres langues existent et qui sait notamment

qu’elle doit vivre sa proximité avec la langue créole. "403

Le lecteur reconnaît les expressions créoles dans le langage du narrateur et a

l’impression d’entendre tel ou tel personnage à travers la voix de ce dernier. Le

narrateur, faisant de son statut de personnage un atout, prend en charge la narration

tout en se donnant la liberté de parler comme les autres personnages. Dans ce jeu, il

s’interdit un quelconque écart par rapport à ses personnages et insiste sur son

appartenance à son groupe, seule voie qui lui procure l’assurance, la certitude que la

langue française seule ne peut lui donner. Ce qui met le lecteur dans une situation

d’ambiguïté : il ne voit plus deux registres de langues, celui du narrateur et celui des

403 Ibid.

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autres personnages. Tous parlent le même langage, et c’est le plus important aux

yeux de l’auteur qui se défend d’être un écrivain car ce dernier ne peut naître de son

monde.

Toutefois, tous ces procédés ont pour résultat de solidariser le narrateur des

personnages sans pour autant tomber dans l’uniformité et l’unicité du discours. Mais

le carcan que Patrick Chamoiseau et les autres écrivains antillais ont choisi pour

servir de support à leur récit est le roman. A aucun moment le genre romanesque est

remis en cause même lorsque la langue française, incertaine chez Chamoiseau,

lorsque les expressions créoles fusent de partout, que la syntaxe elle-même est mise

à mal par les formes créoles.

2 - Le roman support de l’opacité et de la diversité

Dans la culture antillaise, tout particulièrement, la notion de métissage n’est

pas perçue comme une sorte d’alliage où se transposent toutes les différences et,

l’individu à la culture métissée, un métèque dans la ville d’Athènes404. Il suffirait de

changer la cité d’Athènes par la "cité-monde" pour comprendre la situation du

métissage aujourd’hui. (Les cultures métissées sont simplement tolérées). Elle est

appréhendée en tant que processus dynamique générateur où la tension entre le

Même et l'Autre devient la clef de l'évolution et la condition même du progrès de

toute société. Dès lors, les succès que beaucoup d’écrivains antillais ont connus,

dans les années 80 et 90, venaient du fait de leur aptitude au métissage.

Bien qu’elle représente un genre étranger aux Antilles, la forme romanesque

a trouvé auprès des écrivains de cette région une place importante, apte à leurs yeux,

à refléter les cultures et développer la thématique de l’identité créole. Un genre

étranger et nouveau à la fois, le roman ne sera ni rejeté ni travesti par les écrivains

antillais :

"Une particularité se dégage, de manière générale, dans le roman antillais : la

forme traditionnelle du roman français est reprise, car l’intrigue, l’action, la

construction des personnages obéissent, à quelques exceptions près, aux

structures antérieures, mais aussi à la tradition littéraire et narrative. 405"

404 A Athènes au Vème et au VIème de notre ère, le terme de métèque désignait le statut juridique de résidents non originaires de la cité d’Athènes et vir néanmoins avec les citoyens de cette cité. (Source : Métissage de Arcimboldo à Zombi, de François Laplantine et Alexis Nouss, Pauvert, 2001) 405 Mouhamadou Cissé, Identité créole et écriture métissée dans les romans de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart, thèse de Doctorat en Lettres et arts, Université Lumière Lyon 2, 2006.

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Dans Solibo Magnifique, le métissage n’est pas que linguistique, il est surtout

au niveau des formes, des structures et des cultures à l’image de la société

martiniquaise. Ce qui le différencie du roman traditionnel où les influences

culturelles sont mineures et les mêmes formes se répètent. Le texte s’impose par son

apport de faits nouveaux et dessinent le contexte francophone dans lequel ils

s’inscrivent. Les sujets abordés, dont le plus important demeure la disparition de

l’oralité à travers la mort de la dernière voix, celle du conteur Solibo, mais aussi

l’existence de deux ou plusieurs "mondes" qui se côtoient dans le même espace sans

se mélanger vraiment, la présence de deux langues dont le français de la métropole

qui régente "l’officialité", selon le terme employé par l’un des policiers du récit, ces

sujets sont spécifiquement antillais.

Patrick Chamoiseau explore les paradoxes qui guettent la société créole.

Il faudrait tout de même, nuancer nos propos quant à l’adoption du genre

romanesque comme modèle d’expression de la littérature antillaise. Solibo

Magnifique, dont les structures narratives "implosent"406 sous l’impulsion du rythme

de la phrase et de la ponctuation qui reproduisent les vibrations de la langue parlée,

devient un champ où l’emploi du lexique créole agit telle une signalisation

spécifique qui permet au lecteur de reconnaître l’imaginaire qui l’a engendré :

"Quand il lui toucha l’épaule (tout en poursuivant son exposé sur les catégories

d’étourdissements mal-foie, l’étourdissement graines-vides, l’étourdissement

où tu n’es pas étourdi…) elle ondula telle une liane sous une fuite de lézard

anoli, et murmura : Ô Philémon, tu as toujours les yeux clairs, hein…Le

brigadier-chef, déjà congestionné, ne répondait ni tu ni il, mais précisa la

caresse. " p.65.

Cette liberté de jouer avec le lexique créole et les formes de l’oral laisse la

voie grande ouverte à l’imagination, qui, une fois libérée donne un cachet particulier

au roman de P. Chamoiseau. Cela s’est avéré possible grâce à la conjonction de

plusieurs facettes du phénomène du métissage.

Le créole en conflit avec le français depuis son existence, se trouve dans

Solibo Magnifique dans une situation où la rivalité et l’antagonisme ont laissé place

à une interdépendance, si bien que l’existence et le degré d’expressivité de l’une des

langues sont hypothéqués sans la présence de l’autre. Il y a une relation de

réciprocité dans ce phénomène :

406 L’implosion contrairement à l’explosion reste plus ou moins discrète mais produit les mêmes effets. Puisque les formes romanesques sont préservées, au moins en apparence, au niveau de la narration, de l’énigme et des personnages, nous ne pouvons parler d’éclatement comme dans le roman de L’Enfant de sable.

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"Néanmoins, béate comme une chique-chien dans un pied de malpropre, la

compagnie avait patienté, d’autant plus patienté qu’une dame-jeanne de tafia

s’offrait à la moindre soif et que le tombouyé, soutenant ce qu’il croyait être un

mime improvisé du Maître de la parole, déterrait du tambour un léwoz

caverneux. " p.34.

Dans le roman, les phrases sont déséquilibrées par la disposition lexicale des

expressions créoles d’inspiration traditionnelle, le rythme oral de ces phrases et les

métaphores créoles, enracinent le texte dans le contexte antillais. Tous ces rapports

littéraires indiquent le métissage dans l’écriture.

Dans ce texte, l’emprise de la culture orale est la preuve de la présence d’une

forme de métissage de l’écriture. L’oralité indique d’une manière claire la double

fonction "esthétique", relative à l’écriture, et "éthique", attachée à la thématique.

D’une part, le texte révèle une sorte de "propagation" http://demeter.univ-

lyon2.fr/sdx/theses/index-notes.xsp?id=lyon2.2006.cisse_m - ftn6au niveau du style,

du langage et de son apparence : épopées traditionnelles et légendes mythiques

brouillent les structures des romans. D’autre part, les croyances ancestrales, les

coutumes ainsi que les mœurs sont exposées dans cet espace textuel comme lieu de

foisonnement historique et culturel :

"Le travail des morts s’est perdu. On les transporte comme des sacs de guano

dans des cercueils capitonnés prévus pour les pays d’hiver. Or, il faut dénouer

respectueusement les fils qu’ils gardent sur la vie. Sans pleurer la tradition,

rappelons-nous : Quatre épaules, une heure de soleil levant, une démarche dans

la descente, un rythme dans la montée, une balance de reins au-dessus des

ravines, une tracée qui tourne et détourne, qui recule parfois dans un paysage

réinventé. A travers le drap, le mort percevait la douleur des amis, il sentait

battre leur cœur, et il buvait leur sueur. " p.139.

3 - L’oralité ou "la mise à jour de la mémoire vraie"407

A partir du moment où Edouard Glissant théorisa le concept d’Antillanité408,

la littérature antillaise, jusque là, tournée, comme le précise les auteurs de Eloge de

la créolité, vers l’extérieur, avec comme support une écriture engagée"hors de toute

vérité intérieure, hors de la moindre des esthétiques littéraires", recentra son regard

vers l’intérieur avec les implications que ce recentrement nécessite. Il s’agit

désormais de ressourcer cette littérature dans le monde de l’oral et de la recherche de

la "mémoire vraie". Ces deux sources d’inspiration d’un imaginaire qui, loin d’être

407 Delphine Perret, Op cit, 2001, p.35. 408 Edouard Glissant, Op cit, 1997.

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que images, est surtout éclosion de questionnements fertiles, ont de tout temps gorgé

la littérature antillaise de contes, proverbes, comptines, chansons…De cet état de fait

résulte une sorte de créolisation esthétique inscrite dans les œuvres telles que Solibo

Magnifique que certains appellent une "langue française littéraire travaillée par la

langue créole, une langue française complètement fictive"409. Mais cette langue

littéraire porte en elle des formes d’expression qui sont étrangères aux genres

classiques. Le créole410 ne serait pas qu’une langue, c’est une langue et un genre, les

mots et expressions imposent une forme à l’écriture et non l’inverse qui se produit :

"Z’Oiseau tu dis : La tradition, la tradition, la tradition…, tu mets pleurer par terre

sur le pied-bois qui perd ses feuilles, comme si la feuille était la racine !...Laisse la

tradition, pitite, et surveille la racine…" (p.63). Les genres oraux tels les légendes,

les contes, les mythes, les proverbes etc. giclent dans l’œuvre de Patrick

Chamoiseau et invitent le lecteur à découvrir par lui même ce recueil de l’oralité à

travers les structures de Solibo Magnifique :" "Chamoiseau ? Parce que pour eux, tu

étais descendant (donc oiseau de…) du cham de la bible, celui qui avait la peau

noire", me disait Solibo. "(p.57), " Il valait mieux ne pas lever de chaleur ni couper

de piment" (65). Ces genres participent à la formation de la structure du roman parce

qu’ils permettent à l’imaginaire populaire antillais de se manifester tel quel sans

subir l’aliénation de la langue étrangère : " C’était pas un charbon de bois-friyapin

ou de bois-côtelettes qui étouffe ton feu sous la cendre, non. C’était u n cristal

sonnant, cracheur de flammes comme un chalumeau : un charbon de campêche et de

tibaume, mélangé au bois-zo-bœuf ! " p.182.

Dans Solibo Magnifique, le mélange où l’écrit et l’oral se retrouvent, se

pénètrent, s’entrecroisent, se complètent sans toutefois se porter mutuellement

préjudice, ou se dénaturent, est considéré comme un genre d’écriture et non

seulement comme un langage du romancier. L’oralité présente peut être lue, même

si le conteur émet des réserves quant à la possibilité de pouvoir la transcrire, et

entendue. Si l’identité créole structure les thèmes, comme toute autre littérature,

l’écriture métissée impose le style, les formes, les constructions et crée un nouveau

genre débarrassé des carcans de la littérature classique.

409 Interview réalisée en Martinique le 16-01-99, citée par Delphine Perret dans le même ouvrage. 410 J’entends par créole la langue des romans, c'est-à-dire cette langue née des deux autres et dont les structures sont sculptées par l’introduction massive des formes orales.

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4 - Solibo Magnifique ou l’expression des strates du métissage

Solibo Magnifique est une illustration du métissage à tous les niveaux y

compris au niveau des appellations qui désignent le personnage du conteur Solibo

Magnifique. Solibo est un mot créole, comme nous l’avons souligné dans le chapitre

réservé à l’étude onomastique, qui signifie qui "remonte de sa chute". Le métissage à

ce niveau indique une entité diverse à la base de l’être lui-même, c’est-à -dire que la

genèse de la personne s’est faite dans le métissage. C’est le mélange qui est à

l’origine de la création. Dans le domaine de la création, l’œuvre littéraire reflète

d’une manière parfaite ce phénomène. Quand nous disons que Solibo Magnifique est

un roman antillais nous entendons par là un roman écrit dans un style particulier,

une forme particulière dont la conséquence est un genre particulier, un genre où la

forme romanesque telle que l’entendent les spécialistes, est présente mais enrichie,

nourrie de formes spécifiques à l’imaginaire antillais. Le métissage ne se résume pas

uniquement à deux imaginaires (français et créole), il transcende ce niveau pour

intégrer d’autres éléments. Le conteur s’appelle Solibo Magnifique, certes, mais il

est aussi crié "Holibo bidjoul" par Congo, la voix de l’Afrique et des anciens.

L’intégration, par l’auteur, des paramètres africain et ancien en général est fait dans

le but de signaler la présence dans le roman de la légende, du mythe et du conte dont

l’origine première reste d’abord l’Afrique. Cela peut aussi être perçu comme un clin

d’œil à l’Afrique de la Négritude que l’auteur et le courant de la Créolité n’ont

jamais niée même si à un moment, ils l’ont remis en cause. Mais la complexité de ce

processus de métissage toujours en cours, rend l’opacité revendiquée par Edouard

Glissant, plus évidente lorsqu’au niveau des archives de l’administration locale le

conteur est désigné sous le nom de Prosper Bajole. Mais ces nombreuses

appellations du conteur que nous pouvons appliquer à l’œuvre elle-même,

n’empêchent nullement l’inspecteur de s’exclamer, à la fin de l’enquête et après

avoir auditionné les témoins : "Dis aussi aux pompiers de ramasser ce…au fait, qui

est cet homme ? il n’a aucun papier sur lui… Solibo Magnifique ? Personne ne sait

son vrai nom ? Les témoins non plus ? "(p.137). Cette intervention rejoint ce que le

personnage de Ti Cham, se présentant à la police, affirmait : "Non, pas écrivain :

marqueur de paroles, ça change tout, inspectère, l’écrivain est d’un autre monde.

"(p.169). Pourtant le narrateur quelques mots plus haut dans la page, écrivait :

"L’écrivain au curieux nom d’oiseau fut le premier suspect interrogé.". Alors

écrivain ou marqueur de paroles ? Les deux certainement, ils cohabitent, se donnent

le relais mais ne peuvent se mélanger pour former une entité. En se déterminant

marqueur de paroles, le personnage Ti- Cham se met dans une position de

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conciliation entre deux mondes qui se donnent le dos, qui s’ignorent, ne se regardent

même pas, c’est ce qu’illustre cette intervention de ce dernier :

"Je le connaissais sans le connaître, il m’avait accordé quelques entretiens au

marché ou dans les bars. Je lui avais dédicacé mon livre, mais il ne s’était

jamais vraiment intéressé à moi…Il ne s’intéressait pas non plus à mon projet

d’écriture de sa vie : l’écriture pour lui ne saisissait rien de l’essence des

choses. Ce qui n’est pas mon idée, bien entendu. Nous sommes ici dans un

frottement de mondes, inspectère, une espèce d’érosion, d’effacement

où…"p.170.

Si la détermination d’une appellation pose problème et l’opacité et

l’ambiguïté l’entourent, que faudrait-il penser de l’œuvre littéraire créée dans ce

contexte. La mosaïque est à tous les niveaux, sans pour autant déboucher sur un

nouveau tout, un tout uni ou sur un choix d’un des éléments qui constituent le tout.

Solibo Magnifique reprend la société et ses différents constituants au niveau des

personnages, des lieux et des événements. L’écriture reprend tous les modes

d’expressions s’y trouvant, la citation d’Edouard Glissant tout au début du roman le

résume bien : "J’évoque une synthèse, synthèse de la syntaxe écrite et de la

rythmique parlée, de l’acquis d’écriture et du "réflexe" oral, de la solitude d’écriture

et de la participation au chanter commun- synthèse qui me semble intéressante à

tenter. " Mais la description qui illustre, nous pensons, le mieux, le roman en

question est venue de la bouche de Zozor Alcide-Victor, le syrien, lors de son

témoignage sur Solibo : "J’avais en face de moi une respiration contrôlée, un esprit

en état de silence, un corps dénoué parcouru d’énergie libre. " (p.172). C’est cette

dernière expression un corps dénoué parcouru d’énergie libre, qui reprend de fort

belle manière l’esprit dans lequel le roman a été écrit. Patrick Chamoiseau, en

intégrant la rythmique de l’oralité, mais aussi l’esprit du conte, le créole et ses

expressions, a débarrassé son écriture des contraintes, des carcans, il s’est mis dans

une position de marqueur de paroles et de ce fait, il s’est libéré en donnant libre

cours aux vagues successives composant le métissage dont sa société jouit pour

mettre au monde une œuvre qui peint l’esprit martiniquais, loin du monde des

écrivains dont il nie l’appartenance. Si, comme le dit Edouard Glissant : " L’oralité

de la littérature traditionnelle est refoulée par la vague de l’écriture, qui n’en prend

pas le relais. "411, dans ce roman, l’auteur, pour ne pas répéter la même erreur, s’est

mis dans la peau du marqueur de parole et a essayé de prendre le relais : "Je compris

qu’écrire l’oral n’étais qu’une trahison, on y perdait les intonations, les mimiques, la

gestuelle du conte (…). Mais je me disais «marqueur de paroles", dérisoire cueilleur

411 Edouard Glissant, op. cit, 1997, p.312.

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de choses fuyantes, insaisissables " (p.225), même si le personnage de Ti-Cham,

avoue l’impossibilité de la tâche. " Je m’étais fait scribouille d’un impossible".

5 - Entre une poétique libre et une poétique forcée412

Edouard Glissant appelle poétique libre : "toute tension collective vers une

expression, et qui ne s’oppose à elle-même ni au niveau de ce qu’elle veut exprimer

ni au niveau du langage qu’elle met en œuvre". C’est une poétique qui reste en

alerte, ne s’émousse ni sous l’effet de la misère ni sous la pression des contraintes

historiques, nous explique E. Glissant, parce qu’elle résulte directement d’un débat

du corps social. Le langage trouve, dans cette poétique, un espace de liberté qui

permet à ses plus radicales des manifestations de s’exprimer, puisqu’on ne rencontre

"aucune impossibilité entre la tension et l’expression". Tandis qu’une poétique

forcée signifie : "toute tension collective vers une expression qui, se posant,

s’oppose du même coup le manque par quoi elle devient impossible. " L’expression

devient impossible bien que la tension soit toujours présente, d’où une situation

d’inaccompli, voire de blocage et de là découle le problème du langage. Si

l’exprimable ou le contenu à exprimer existe, mais qu’il y ait impossibilité

d’expression étant donné que le contenant exprimant n’est pas apte à le faire, la

tension persiste et crée une opposition qui débouche sur une confrontation entre ce

contenu à exprimer et la langue supposée l’exprimer. C’est le cas de quelques

exemples, choisis par l’auteur lors de dépositions des témoins de la mort de Solibo,

qui montrent l’impossibilité des langues en présence, dans leur état, à pouvoir relier

les deux mondes, celui des institutions à celui de la rue. L’exprimable social ne peut

être pris en charge par la langue officielle dont les tenants s’enorgueillissent

d’ignorer et doivent s’en préserver :

"- Quelle manière de te crier ta manman a donné à la mairie, traduit Bouaffesse.

- An pas save…

- Il dit qu’il ne sait pas, inspecteur…

- Merci, Brigadier, mais je comprends le créole.

- Je dis ça pour te rendre service ! Tu es un inspecteur, tu dois pas fouiller dans ce

patois de vagabonds…

- C’est une langue, Brigadier.

- Tu as vu ça où ?

412 Edouard Glissant, op, cit. p. 401.

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- Et si c’est une langue, pourquoi ta bouche roule toujours un petit français huilé ? Et

pourquoi tu n’écris pas ton procès verbal avec ? "p.143.

D’un autre côté, dans Solibo Magnifique, l’auteur, en mettant en veilleuse

son statut d’écrivain, essaye de ne plus être sous l’emprise de cette poétique forcée.

Il introduit la rythmique de l’oral, le lexique et les formes de la langue créole et

interpelle, à travers des personnages comme le conteur Solibo, Congo (l’africain) ou

Charlot, l’esprit du conte et de la légende. La question de l’écriture est posée par

l’auteur dans la mesure où le personnage de Ti-Cham ou marqueur de paroles se

sent, le long du récit, coupable de ne pas trouver la "bonne formule" de l’oraliture,

une formule qui, si elle existait, lui permettra de sauvegarder la tonalité et la

musique de la parole du conteur. Est-il possible se demande Edouard Glissant413,

d’inventer un mode d’expression qui nous débarrasserait du livre ou le

transformerait ? Il suggère de diriger le regard vers les techniques orales de la

poétique du créole pour "corriger" les livres et leurs formes. Si l’entreprise s’avère

impossible il propose de quitter le livre après lui avoir trouvé un substitut : "Mais

quoi ? " se demande-t-il. Et d’ajouter enfin que ce qu’il pu lire de la création

littéraire antillaise se résume à une tentative de "créolisation de l’écrit". Mais la

question que nous sommes en droit de nous poser est où se situe dans tout cela le

roman Solibo magnifique ?

Le rythme qu’impose l’introduction des formes orales fait penser au rythme

du conte. En effet, ce roman se raconte beaucoup qu’il ne se lit. Lorsque Ti-cham

parle de ses rencontres avec Solibo, ou raconte un événement dont ce dernier est le

héros, le lecteur est tenté d’écouter, bercé par les mots, beaucoup plus que tenter par

un véritable exercice de lecture :

"Man Gnam halait son tabouret sur la pas de sa porte, étalait ses cartes postales

sur le dos d’une bassine, devant elle, et voyageait là comme ça, avec ses

enfants, dans les neiges du grand pays. Solibo venait souvent s’asseoir à ses

côtés, et voyageait aussi. Il était le seul à pouvoir dissiper cette langueur de

bête-longue qui possédait Man Gnam. Elle n’avait plus d’allant, mangeait à

peine, et n’injuriait plus les voitures qui klaxonnaient auprès de ses fenêtres. "

p.155-156.

Cet exemple et d’autres, nous font penser au substitut du livre dont parlait

Glissant. Et si Chamoiseau a, nuançons nos propos, réussi à créer quelque chose qui

serait entre le livre qu’on lit et celui qu’on écoute ? Le deuxième fait saillant, est la

musicalité des mots et des expressions, dits avec le tempérament, c’est également la

présence de "floraisons naturelles" qui surgissent du terreau : "Qala pan hespé" ou

413 Idem, p.776.

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encore "Pani hespé, pani lavi, hi bray ! " (p160). La musicalité des mots passe avant

leur image déclare Chamoiseau414. Il y a un souci d’efficacité et si le mot créole ne

répond pas à cette exigence, il est remplacé. La préoccupation de l’auteur reste

l’harmonie de la phrase, son esthétique. "Le choix musical est au dessus du choix

lexical" affirme Delphine Perret415.

Il faut lire Chamoiseau à haute voix si on est créolophone pour se rendre

compte à quel point ses phrases, ses énoncés suivent la cadence du créole, explique

Delphine Perret. Cela se vérifie pleinement dans le texte de Solibo Magnifique où

tout est musique et rythme et où le genre se définit à la limite de l’écrit et du parlé.

Dans ce roman, Patrick Chamoiseau met en évidence les différents

mouvements du conte, de la mythologie, des légendes et de la mémoire collective

qu’illustrent bien le personnage du conteur Solibo, des différentes histoires mises en

évidence par le personnage de Congo et les témoins qui défilent lors des dépositions,

ainsi que les prostitués venant d’horizons différents. L’auteur soulève également, à

travers l’écriture, le problématique de l’identité qui ne parvient pas encore à se faire

dès lors que chaque individu se découvre dans un nouveau espace qui se forme, un

espace où le Moi et l’Autre se découvrent et découvrent dans un processus qui se

déroule dans une simultanéité temporelle. C’est cet œcuménisme qui transforme ce

roman en lieu d’interférences certes mais, et nous le pensons, un espace de dialogue

des imaginaires, même ceux qui ne sont pas présents puisque la créolisation ne

s’achève jamais et l’intégration est le bois qui nourrit les flammes irisées du

métissage.

III – Le Diable en personne, des genres au service de l’apatride

Comme nous l’avons souligné dans la première partie de notre travail, les

origines de la littérature québécoise ne sont pas uniquement dues à l’influence des

œuvres littéraires françaises, ils sont surtout le fruit de l’amour de la parole et de la

chanson chez les anciens, qui, faute de savoir lire et écrire, passaient leurs veillées à

écouter des conteurs qu’ils recevaient chez eux et qu’ils honoraient. Proverbes,

devinettes, accompagnés de danses constituaient l’essentiel de ces genres

traditionnels qui se relayaient pour permettre à ces conteurs la transmission d’un

414 Delphine Perret, op,cit, 2001, p.164. 415 Idem, p. 167.

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savoir souvent séculaire. Contes, légendes, chansons, soirées permirent la

composition d’un fonds littéraire d’expression française où le religieux et le profane

cohabitent souvent dans la confrontation. Ce qui était au début, en grande partie,

rapporté de France, laissa, peu à peu, place, à des anecdotes et souvent à des

légendes qui finirent par fonder un imaginaire nouveau, un imaginaire canadien.

C’est sur ce fond que se sert la littérature écrite qui n’a à aucun moment coupé ce

lien qui la lie à l’oralité et à la narration populaire. Ce qui explique le respect que les

écrivains comme Robert Lalonde, mais également Régent Ducharme ou Michel

Tremblay et d’autres, ont pour la parole et la mémoire. Cette dernière, transmise de

génération en génération, apparaît dans les écrits de la littérature moderne.

1 - Le Diable en personne, un conte moderne

Dans ce roman, R. Lalonde puise de trois sources typiques de la naissance

des littératures : les contes, les légendes populaires et la langue orale. Il réussit la

transposition d’une riche littérature orale en littérature écrite, ce qui a pour effet non

seulement de fixer une langue orale mais de la revaloriser en en faisant une langue

littéraire que les personnages mettent en évidence en développant chacun un langage

qui reflète son milieu.

Mais le récit tel qu’il est construit arrive à contester largement une certaine

conception du roman comme narration linéaire, sûre d’elle et incontestable grâce à

une chronologie dans le temps et dans l’espace. Il arrive à changer le regard

traditionnel et les représentations que les gens se font parfois d’une langue qui puise

et intègre les archaïsmes sans les déconsidérer, bien au contraire, elle les légitime.

Les rares interventions du personnage principal qui utilise un langage haché, un

langage qui frise l’incompréhension, sont transcendées, divinisées par le narrateur

qui leur donne le statut de langue imagée, de langue tellement expressive, de langue

magique, celle d’un héros de conte :

"Alors Jos parle. Il n’a pas besoin d’en dire beaucoup, le petit fait le reste. Jos

dit seulement : la piste, et Florent voit la poussière levée par les milliers de

sabots, les gros nuages qui portent l’orage et dont les ombres avancent sur les

troupeaux comme des baleines aux ventres pleins et qui vont s’ouvrir pour

inonder les champs. Jos dit galop, fouet, et Florent, les yeux fermés, voit défiler le ciel, les grandes herbes en têtes de lances, hume la fumée des feux le long de

la piste, reçoit sur son visage le vent et les frôlements d’ailes des mannes que la sécheresse fait tomber en nuées sur la plaine. " L.D.P.p.132.

Les mots de Jos, deviennent une source d’inspiration pour Florent, comme si

la qualité de la communication ou de la transmission ne se résume aux nombres de

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mots ou de phrases prononcés mais dans leur profondeur. Dans la bouche du

personnage principal, les mots pèsent et transforment l’auditeur grâce à une magie

qui transcende le langage.

a - Un récit imparfait et malléable

Une des caractéristiques du conte est la malléabilité et l’aspect imparfait qui

ouvre la voie à diverses interprétations et qui permet l’intervention de plusieurs

conteurs, chacun apportant son histoire. C’est ce que nous remarquons chez les

personnages qui entourent de près ou de loin Warden Laforce. Aucun d’eux, même

Florent ou Marie-Ange, sa femme, ne sont parvenus à avoir avec certitude, des

informations sur son passé. Florent nullement intéressé par qui était Jos Pacôme,

laissait libre cours à son imagination, qui, en présence de ce dernier devenait

étonnamment prolifique, ce qui lui permettait d’écrire son journal : " Couché au pied

d’un pin rouge, Florent ne cesse de parler. Il raconte sans prendre le temps de

souffler. Il dit la beauté de la terre, plus frappante encore, plus inquiétante aussi

depuis que Jos est arrivé." (p.43). Marie-Ange, qui cherchait souvent à savoir avec

quelle personne elle vivait, finissait toujours par abandonner devant l’ampleur de

l’humanité que dégageait Laurel. Sa proximité avec lui, lui ouvrait les yeux sur sa

bonté qui dépassait de très loin, tout ce dont pouvait être capable les hommes qu’elle

connaissait :

"Il est là, dehors, à fendre le bois. Ce matin il a abattu l’orme sur le quel al

foudre est tombée il y a une semaine. L’arbre menaçait de démolir le toit de la

maison au moindre coup de vent. Ses gestes souples, sa force et al tranquillité

qui émane de lui…" Comment croire que cet homme-là, mon mari, a fait du

mal, et encore, à qui et pourquoi ? Une autre, encore une lettre méchante de

Mathilde à brûler. " p.42.

Le personnage se transforme en conte et devient source d’interprétation :

"Qui est-il au juste ? " C’est la question qui commence le récit et le ponctue. Voici

un passage du narrateur qui résume assez bien le personnage de Warden Laforce, le

métis : "Le veuf, ce sera ça : une étrangeté. Parti comme il était venu. D’ailleurs, on

n’était pas si surpris que ça, au fond. L’homme fut de tout temps presque une

légende, ou plutôt un méchant conte. " (p.14). Cette incertitude sur le personnage et

les positions qu’avaient les uns et les autres envers lui, renforce le côté malléable du

récit. Florent, sorte de personnage/écrivain/conteur, connaissait bien le personnage

pour avoir eu une liaison avec lui. Grâce à cette proximité, il avait découvert en lui

une humanité sans pareille et ce qu’il raconte de lui dans ses notes sur le cahier : "Il

est là, debout sur la terre, seul et si puissant ! Il est en paix, Jos, tout le temps en

paix…"(p.78), se révèle une version tout à fait différente de celles de beaucoup

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d’autres qui voyaient en lui un sauvage dangereux et un être maléfique: " Si c’est

celui que je pense, affirmait un marchand, vaut mieux que vous le receviez pas chez

vous" (p.42) ou Mathilde qui voyait en lui le diable : "Dis pas ça ! Dis pas ça ! Tu

peux pas te marier avec cet homme-là, Ange ! C’est le diable ! C’est le diable ! "

p.57.

La malléabilité se vérifie encore plus dans les centres d’intérêts de ceux qui

côtoient Warden. Si Florent et Marie-Ange, s’intéressent à son humanité, à sa bonté,

à son courage et les racontent, d’autres sont intrigués par son passé qui devient une

obsession et une énigme à élucider. Ils ne peuvent voir en lui qu’être déchu, un être

avilissant, un meurtrier qui fuit certainement une pendaison quelque part ailleurs :

"On le cherche encore, peut-être ben pour le pendre, c’est tout ce que je peux vous

dire ! " (p.42).

b - L’opacité du personnage et du récit

"Écrire c’était montrer l’inapprivoisable, l’irréconciliable, publier à tout vent

l’irréductible en moi, articuler l’indicible."416

Cette phrase de R. Lalonde traduit de manière claire le côté opaque du récit

qui transforme l’écriture en reflet d’une matière insaisissable à qui l’écrivain tente

de donner une forme. Mais selon l’aveu du créateur lui-même, ce tout généré, doit

étaler les contradictions, les oppositions et les choses tues. L’une des fonctions

principales du conte est de dire tout sans en donner l’impression, car le langage et

les formes choisies pour véhiculer ces vérités, sont simples et familières de façon à

créer une convivialité qui désarmerait les plus réticents et les plus incrédules parmi

les auditeurs et de maintenir leur capacité d’écoute et leurs émotions en éveil. Cette

phrase de Aurélia, dite dans le contexte du récit, de la fiction, pourrait passer

inaperçue, pourtant elle devrait attirer notre attention parce qu’une autre phrase, dite

dans un tout autre contexte par l’auteur lui-même, lui ressemble étrangement :

"Un livre après l’autre, tu vas t’arracher les yeux, sans compter les

imaginations folles, toi qui a déjà la tête branlante, pense donc à Ti-Louis

Giroux qui voulait devenir prêtre et qui a viré fou, l’autre hiver, à tant s’exalter

l’esprit dans les livres ! " L.D.P. p.36.

"Je lisais, je lisais, je lisais […] à m’en arracher les yeux. Je ne cherchais pas à

comprendre, je voulais sortir, je voulais être secoué, réveillé. "417

416 Robert Lalonde, cité par Alvina Levesque dans Robert Lalonde, l’écrivain vacarmeur, dans la revue Lettre vagabonde du 27 février 2008. Source : Chronique du Monde. 417 Idem.

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Ces deux phrases se rejoignent à plusieurs niveaux :

- au niveau du lexique : (livre- je lisais), (t’arracher les yeux- à m’en arracher les

yeux), (s’exalter l’esprit- être secoué, réveillé), la tête branlante- je voulais sortir, je

ne cherchais pas à comprendre)

- au niveau de la forme : répétition du pronom tu dans la première phrase et je dans

la seconde, et juxtaposition des propositions.

- au niveau du sens : elles se rejoignent parfaitement et ce qui a été dit à propos de

Laurent, et repris par l’auteur en parlant de son enfance à lui.

Nous venons de voir comment une phrase anodine dans le récit de fiction est

en vérité d’une profondeur inouïe et reproduit une réalité vécue qui ne cesse de

tarauder l’esprit de l’auteur jusqu’à réapparaître dans des récits censés être des

fictions. Voilà une des caractéristiques du conte qui est l’ambiguïté, et qui lui permet

différentes lectures. Le conte est également présent dans le jeu parole/écriture qui

caractérise la langue d’écriture.

c - La dualité parole/écriture

Comme nous l’avons indiqué précédemment, dans L’Enfant de sable, la

dualité parole/écriture est présente tout au long du récit à travers les paroles des

conteurs et le journal d’Ahmed-Zahra., à l’inverse dans Le Diable en personne, elle

est plus difficile à cerner, puisque le personnage raconté ne parle ni n’écrit. Le

journal tenu par Florent sur Jos Pacôme est le lieu où l’auteur racontait à partir de

son regard, décrivait ses propres joies au contact du personnage, rares sont les

moments où les émotions de ce dernier sont dévoilées. D’un autre côté, l’enquête

menée par Mathilde, l’auteur personnage, ayant connu le héros parachève

l’élucidation de l’énigme que représentait ce même personnage, à travers une lecture

doublée d’un voyage de découverte, d’initiation et de parachèvement de soi : "

"Reviendrai-je ici ? " Elle ferme la porte à clé. "Quelle différence, maintenant ? Ma

vie est faite. Je suis prête…" p.178.

Le personnage est raconté, au moment où il les côtoie, par Florent, et par

Marie-Ange, le premier, par écrit, le second de vive voix, autrement dit, à chaud.

Quand à Mathilde, c’est avec un certain recul, puisque ce n’est que vingt-cinq ans

après qu’elle se rend compte de la teneur, et l’importance que revêt ce cahier.

L’adjonction de ces trois versions dessine les contours du personnage dont

l’ambiguïté s’amplifie à la lumière des informations.

D’un autre côté, le narrateur, par ses allers et retours dans la vie du

personnage, mêle son passé à son présent pour arriver à une même conclusion :

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"Quand on le rencontre, n’importe où, assis sur un vieux tonneau au bord de la

route, ou debout bien droit, mendiant sur le parvis d’une église, à Biron ou à

Andover, ou encore roulé en boule, dans le foin, au fond d’une grange, on ne

s’arrête pas, on passe son chemin, comme avant, du temps de son errance au

pays." p.179.

Cette dualité parole/écriture, pour dévoiler le personnage et révéler ses

secrets, n’aboutit en vérité, qu’à approfondir les contours de l’énigme qu’il

représente. Ce phénomène est transposable au roman et à l’écriture de la fiction qui

reste une opération qui nécessite la présence de qualités autrement plus importantes

que tout toute autre écriture car il s’agit d’apprivoiser l’"inapprivoisable",

l’"irréconciliable", il s’agit d’"articuler l’indicible".

Cependant, Florent reçoit les paroles de Jos d’une manière tout à fait étrange.

Leur influence le transforme en un être double, écrivain et poète/ conteur. La dualité

se transforme en duo. La parole de Jos n’est pas seulement, comme nous l’avons

souligné, source d’inspiration pour l’écrit, elle en est parfois l’aboutissement. Les

quelques petits et courts récits de Jos sur sa propre vie, dévoilée à Florent,

permettent à ce dernier d’écrire son journal, de faire de la poésie mais surtout de

parler sans discontinuité et d’inventer d’autres récits, plus amplifiés, plus

imaginaires, mais plus vrais, à ses yeux, pour décrire ce qu’il était en train de vivre :

"Alors Jos parle. Il n’a pas besoin d’en dire beaucoup, le petit fait le reste. (…).

Il voit tout ça si clairement que c’est lui qui enchaîne, qui récite, qui transforme

sans les changer, les contes de Jos en fables. Il fait chanter les mots et si, de

temps en temps, Jos essaye de l’arrêter en disant : "Non, c’était pas comme ça !

", Florent, tout de suite, le fait taire en lui mettant sa main sur sa bouche et

poursuit, emporté…" pp.132-133.

La sensation que peut provoquer la parole est transposable à l’origine même

de la littérature. Au commencement de la littérature canadienne puis québécoise, il y

avait la parole, mais, à la différence de beaucoup de littératures plus anciennes, cette

dernière n’a jamais cessé de se nourrir de l’oralité pour se transformer encore et

confirmer son identité. Cet extrait du roman met en évidence ce phénomène en

montrant la parole à l’origine, une parole pauvre mais inspiratrice, et un écrit

fortement imagé doublé d’une autre parole plus complète, plus enthousiasme, plus

actuelle. C’est le travail même de l’écrivain et du poète qui est mis à nu dans ce

passage qui parle de conte transformé en fable, autrement dit un récit en un autre

plus poétique où l’imagination et l’inventivité sont plus présentes et permettent

l’enrichissement de la langue et la nourriture de l’imaginaire.

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Cela ne signifie nullement que l’amour de l’auteur pour l’écriture qui reste,

plus que la parole (le conteur possède encore une place importante au Québec418), un

moyen efficace d’expression, est mitigé (l’auteur est également cinéaste). Au

contraire l’écriture, aux yeux du narrateur, est le meilleur moyen d’élucider les

mystères de l’être, de les mettre à nu et la seule à pouvoir exprimer les émotions,

comme en témoigne les paroles de Florent dans ce passage : "Au contraire, moins

les autres savent, plus la joie est forte, plus elle dure, et c’est dans le cahier qu’elle

se dira le mieux. " p.71.

2 - Comment la figure de l’apatride est transposée dans la langue d’écriture

Dans ce texte de R. Lalonde, la réflexion sur la nature de la langue prend des

dimensions importantes. Les langues française, québécoise (écrite et orale), anglaise,

orale acadienne parfois419, comme c’est le cas à travers cette intervention de Laurel

Dumoulin, dont Warden Laforce a accaparé l’identité pour recommencer une vie

nouvelle :

"C’est un p’tit village, tout c’qu’y a a de plus tranquille ? Tu devrais pouvoir

faire un p’tit bout de temps, par icitte. Le monde sont pas trop curieux dans le

coin. J’m’appelle Dumoulin, Laurel Dumoulin." p.139.

Toutes ces langues se métissent pour participer à la composition d’une "écriture

nomade"420 .

418 Jacques Falquet, Bref historique du conte au Québec, mémoire présenté au Conseil des arts et des lettres du Québec, août 2005. Dans ce mémoire, l’auteur parle d’un véritable envol du métier de conteur à partir de 1985 et d’une reconnaissance officielle en 2004, elle ajoute : "C’est un chercheur, qui trouve sa matière sur le terrain, dans les archives ou dans les bibliothèques. C’est aussi un artiste professionnel : il est de plus en plus souvent créateur de ses propres œuvres, revendique une reconnaissance sociale, a une démarche de formation permanente et s’inscrit dans l’économie culturelle. Le conteur se produit dans des circuits de diffusion établis, soit spécialisés, soit grand public. Il exige un cachet pour ses prestations. Il demande des subventions. Il s’inscrit au répertoire Les artistes à l’école.

Source : http://www.conte-quebec.com/images/historique_2005.pdf. 419 Annette Boudreau, Raoul Boudreau, La littérature comme moyen de reconquête de la parole : l’exemple de l’Acadie,Université de Moncton, GLOTTOPOL n° 3, Janvier 2004

Source : http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol

Dans cet article, les deux auteurs présentent quelques fragments de français acadien qui ressemble, en plusieurs points au passage que j’ai mentionné plus haut, voici un extrait de : "Non, les Amaricains, ils travaillont dans des shops aux Etats, pis ils s’en venont se promener icitte sus nos côtes." La Sagouine (pièce de théâtre, d’Antonine Maillet, présentée en 1971 en Acadie et au Québec). 420 Expression empruntée à Régine Robin (2003) La mémoire saturée, Stock.

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Il y a une étrange corrélation entre les deux errements dans le récit, celui de

Warden Laforce, qui allait de pays en pays et qui finit par "s’étendre"421 sur tout le

territoire, celui de Mathilde qui se mit sur les traces de Laurel et finit aux frontières

des Etats Unis, et de l’autre, celui de l’auteur qui mobilise toutes les langues en

présence pour écrire son texte avec une autre qui serait le reflet d’une réalité sociale

et en même temps une langue qui n’appartient à personne tel un nomade, un apatride

que les frontières horrifient. Cette langue, souvent étrange aux yeux des puristes, est

le signe d’une volonté de cosmopolitisme romanesque certain.

Le texte de R. Lalonde présente une langue française qui s'est faite tellement

infiltrée, transformée, mixée par les usages, les langages sociaux, par d'autres

langues notamment l'anglais, et par le syncrétisme des langues populaires dans la

bouche de ces paysans et agriculteurs qui prennent la parole. Ce métissage de

plusieurs registres de langue dont nous allons présenter un panorama, fait de la

nation de métissage, chez R. Lalonde, la même que chez les deux auteurs dont nous

nous sommes inspirés pour analyser cette même notion dans notre corpus, à savoir

François Laplantine et Alexis Nouss, à travers leur dictionnaire Métissages.

"Pas plus !... Ya du sauvage dans le corps, ça c’est sûr…de la "Petite

République " ? D’Indian Stream, peut-être ben, juste en bas de la frontière ?...

Du new Hampshire ?...fouillez-moi, Mamezelle ? " (Un marchand de bétail)

p.66.

"T’as du cœur au ventre et pis tu fais plaisir à voir aller ! " (Morton Pierce,

premier patron de Warden, éleveur de bétail). p.95.

"Je lui parlerai tout de suite, il le faut ! Autrement, quelque chose va arriver.

Un malheur, peut-être pire que ça ! " (Julien, fils du second patron de Laurel)

p.74.

"Il va décamper au lever du jour, sans demander à boire et à manger, on ne le

reverra plus par ici, c’est sûr. Tout de même, des corps brisés, des morts

vivants, des foudroyés, des déchirés, des défigurés, j’en aurai vus, moi, dans

ma vie ! Quelle misère ! ". (Le docteur) p.73.

"Alors le curé se décide. Il déplie son étole, sort son livre de sous son manteau

et commence : In nomine patris et filii et spiritus sancti…" (Le prêtre) p.67.

421 Par ce terme, nous voulons montrer que Warden Laforce tel un nomade, qui par définition est apatride, en voyageant dans plusieurs contrées du pays, a pu non seulement côtoyer différentes mentalités, différentes "langues", mais aussi, de confronter sa langue à divers langages et la faire profiter de ces séjours, pour devenir le représentant d’une universalité qui se traduit par une langue en apparence hachée, menue, mais qui résonne tellement qu’elle se transforme à chaque fois, chez ceux qui l’ont fréquenté, en une source d’inspiration dont la fertilité n’a pas d’égal. C’est peut-être aussi cela la langue romanesque.

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Ce panorama de registres de langues va du plus populaire, sinon du plus

trivial jusqu’à une langue dont le respect des normes syntaxiques et lexicales répond

le mieux à la langue française standard. La remarque que l’on peut faire est la

ponctuation est parallèle au niveau du langage, elle est débridée lorsque ce dernier

l’est et répond aux exigences de la langue écrite, lorsque le langage lui-même le fait.

La langue qui atteint l’apothéose dans la bouche du prêtre qui parle latin, se meut à

côté du langage qui répond le moins aux règles syntaxiques, sans que l’auteur donne

l’impression de favorise l’un sur l’autre. De plus, tous ces "niveaux" de langues qui

cohabitent, se côtoient ne s’influencent pas mutuellement, et c’est en cela que cette

notion de métissage rejoint celle des deux auteurs dont nous venons de parler et qui

affirment dans leur ouvrage : "Lutter pour un monde métis, ce serai simplement voir

le monde comme métis et le métissage comme un monde. " p.16.

3 - De l’hybridité générique : Comparaison des trois romans

Confrontant les trois romans, nous mènerait à nous intéresser aux

particularités de chaque écriture et à la mise au clair des points communs qui font de

ces textes, des productions où les genres d’origine autochtone, ou d’autres origines,

arrivent à engendrer des créations qui restent, par la diversité des procédés

d’écriture, difficiles à classer et, de ce fait, très modernes.

Dans L’Enfant de sable, la prégnance du conte et de la légende s’avère

déterminante dans la construction de la trame du récit, et l’intégration des procédés

de la maqama, qui se caractérise par la présence de métaphores, d’images, d’une

rhétorique très riche et par un lieu bien déterminé pour sa lecture, comme la halqa

dans le roman, ont permis la mise en place d’un récit où la profusion des procédés

conduit à une écriture imagée qui s’apparente à celle d’un conte moderne qui aurait

profiter de tout ce qu’une écriture romanesque aurait à lui offrir, c'est-à-dire le

narrateur, les personnages, l’énigme et l’emploi de différents registres de langue.

Dans Solibo Magnifique, le marqueur de parole, c’est sous cette appellation que se

désigne l’auteur/narrateur, mobilise les sources orales et la mémoire pour arriver à

une production qui serait un texte en parole transcrit avec un soin immense pour

préserver ces dernières de tout avilissement que l’écriture pourrait provoquer, ou

d’altération ou trahison que cette dernière occasionne à chaque intervention en

annihilant la vivacité, la tonalité et la spontanéité de l’oral. En refusant l’appellation

d’écrivain qui serait une notion d’un autre monde, donc un leurre dans sa société :

"Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout, inspectère, l’écrivain est

d’un autre monde. " (p.169), l’auteur se démarque de la notion de roman qui serait

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lui aussi d’un autre monde. Les deux points annoncent une explication qui dépasse

le cadre de la fiction pour devenir une réalité que l’auteur a d’ailleurs reprise lors de

ses différentes interventions en confirmant ce que le narrateur avait annoncé dans le

roman. Comment pourrions-nous appeler Solibo Magnifique ? L’écrivain est

marqueur de paroles, l’écriture est oraliture, le texte serait donc une tentative de

transcription de la parole en la faisant bénéficier des procédés de l’écriture

romanesque, comme c’est cas dans le roman de T. Ben Jelloun, mais avec beaucoup

plus de réserve. Dans ce dernier roman, l’attitude de l’auteur est beaucoup ouverte,

beaucoup intégrative de notions multiples qui viendraient d’espaces culturels

différents, dans le roman de Chamoiseau, une volonté de démarcation profonde

caractérise l’attitude de l’auteur qui, inscrit dans une logique de mettre la culture

créole sur la sellette422.

Le troisième texte, Le Diable en personne, est une œuvre qui met en scène

des personnages divers qui représentent un pays immense dont l’identité est à

chercher dans les profondeurs et l’arrière pays. Une sorte de ressourcement que les

personnages principaux réalisent chacun à a manière. Warden Laforce, le métis,

voyage, sans le vouloir : il fuit à chaque fois, et cette fuite est synonyme de

redécouverte de soi en face de l’Autre qui prend des formes différentes à chaque

étape du parcours. A aucun moment, il ne s’aventure dans une grande cité, il pénètre

de plus en plus profondément le pays et y découvre de nouveaux mondes. Mathilde,

qui se met sur ses traces après avoir lu le contenu du cahier laissé par Florent, un

autre personnage, reprend son itinéraire étape par étape dans l’espoir de le rencontrer

ou du moins trouver des traces qu’il aurait laissées. Dans ce voyage, qu’elle dit, pour

"s’accomplir", elle rencontre des personnes ayant connu, ou furtivement rencontré,

Warden Laforce. Quant à Florent, c’est à travers les paroles de Jos qu’il a effectué ce

voyage initiatique, jusqu’à découvrir tous les pays traversés par ce dernier et les

sublimer grâce à son imagination. Ces trois parcours ne sont-ils pas parallèles à celui

auquel l’auteur fait plier son écriture ? Comme nous l’avons souligné,

précédemment, la figure de l’apatride qui cherche son être à travers des voyages

d’initiation et les rencontres s’applique à l’écriture de R. Lalonde qui dans les

profondeurs de la culture de son pays et à travers tous ses composants, essaye de

donner à son écriture et à ses productions un cachet particulier de métissage et

d’universalité. Le texte, qui devient un espace de cohabitation et de heurts des

langues, mobilise les procédés d’écriture que le genre romanesque offre au conte ou

422 Patrick Chamoiseau a écrit ce roman alors qu’il préparait en compagnie de Jean Bernabé et de Raphaël Confiant, Eloge de la Créolité, un manifeste qui faisait de l’urgence de donner à la culture créole, une priorité voire un credo. C’est dans ce contexte que le roman a été écrit et il reflète bien cet esprit, puisque la parole finit par dire le narrateur ne peut être écrite.

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à la culture orale. L’écriture, de ce fait se situe aux frontières des genres tout en

procédant à des emprunts des uns et des autres, comme nous l’avons montré dans le

registre des langues.

Dans les trois romans, la diversité n’a pas toujours les mêmes connotations :

pour T. Ben Jelloun, c’est dans les procédés d’écriture, le mélange des genres et

dans le clin d’œil aux cultures qui ont laissé des traces dans sa société, qu’elle prend

forme. Elle prend forme également dans le contact qu’il a eu avec d’autre culture et

d’autres imaginaires, ce qui fait du texte romanesque une fresque où les genres de

plusieurs aires culturels forment un tout complémentaire qui serai la vitrine d’une

écriture que l’auteur voudrait multiculturelle et où les genres se côtoient pour faire

du roman un écrit universel dans la forme et dans le contenu. Solibo Magnifique fait

de la notion de diversité un moyen de permettre à la culture créole de se hisser à

l’universel. Il mobilise les procédés que nous avons évoqués pour mieux préserver la

parole et la mémoire. L’écriture deviendrait un moyen de transcription, le genre

romanesque, une forme, qui ensemble donnerait à l’oralité et à la mémoire collective

du pays, une dimension d’universalité en servant de véhicules et de vitrines à une

créolité encore en créolisation. Quant au troisième roman, Le Diable en personne,

l’écriture se situe aux frontières des genres, tel un nomade qui longe les cités sans

s’en introduire, pour mieux intégrer ce dont elle a besoin. Mais l’auteur, qui fait de

l’arrière pays un creuset, met également en évidence le métissage à travers le

personnage de Warden qui s’est révélé supérieur à tous les autres parce qu’il

n’appartient à aucune race en particulier, et les paroles qu’il distille résonnent dans

les profondeurs des êtres. Ce sont paroles qui font les poètes à l’image de Florent,

devenu écrivain en écoutant les quelques récits de Jos. Le métissage, la non

appartenance à une culture unique, seraient-ils la matière nourricière du poète, de

l’écrivain ? C’est ce que R. Lalonde voudrait signifier à travers la supériorité que

son personnage métis affiche à l’encontre des autres, beaucoup plus ancrés dans

leurs monocultures.

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Chapitre 3 – Entre oralité et écriture : négocier entre les modes d’expression artistique

L’analyse du processus de métissage que j’effectue le long de cette partie

consiste à montrer comment la langue d’écriture de ces trois écrivains synthétise

aussi bien des éléments de différentes cultures et de différentes langues que la

manière avec laquelle se fait le métissage ou l’hybridité des genres que l’on pourra

déceler à travers leurs œuvres romanesques.

Parce que le débat sur la francophonie n’a jamais été aussi controversée,

parce que l’idéologie ou les idéologies qui la sous tend (ent) n’ont jamais été autant

mises en cause car de plus en plus mises en évidence dans un contexte marqué par la

globalisation, parce que le Maroc n’adhère pas de la même manière à la

francophonie que le Québec, par exemple, pour des raisons culturelles, historiques

mais aussi politiques, du moins telle qu’elle fonctionne et telle qu’elle se définit, le

problème du métissage ou d’hybridité des langues et des cultures devient

fondamental non seulement dans le cas des littératures francophones mais de la

littérature inscrite dans le cadre de la globalisation qui s’annonce comme un fait

irrévocable. Cette globalisation a mis en évidence deux tendances opposées,

équivoques mais possédant un lien. Il y a en même temps unité et diversité. Ces

tendances, à première vue, éloignées, tendent à une certaine unification, et doivent,

dans le contexte du métissage, être examinées et relevées. Donc dans le contexte

actuel de la francophonie ou du moins de la partie francophone de sa culture

véhiculée par certains écrivains, il n’y a pas de combat culturel mais plutôt comme

une constellation extrêmement hybride et différenciée.

Parler dans ce cas d’hybridité n’est pas suffisant, parler du métissage n’est

pas totalement suffisant, voilà pourquoi il m’est apparu plus pertinent de chercher un

vocable qui désignerait deux situations en présence :

- Un duel perpétuel et générateur de souffrances, mais créateur, entre les entités qui

composent cet individu.

- Un duo qui, dans des moments de sérénité ou d’euphorie, galvanise son être et sa

créativité.

Si les notions d’hybride et de métis ne sont pas suffisantes et englobantes de

ce phénomène, c’est que nous sommes en présence de la création d’une nouvelle

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littérature à part entière. Le regard du lecteur se déplace pour pouvoir concevoir

cette littérature comme une entité et non comme un mélange de deux.

Il est vrai et connu que toute littérature ne peut que s’inscrire dans un

mouvement de flux et de reflux et qu’elle ne cesse "de prendre et de donner", mais

cela s’appliquerait, dans ce cas à toutes les littératures qui se meuvent et se

nourrissent d’imaginaires multiples. Les littératures qui choisissent de ne se nourrir

que d’un imaginaire aussi riche soit-il finissent par arriver à saturation et ce qui est

plus grave ne se revisitent pas, ne se remettent pas en cause, n’évoluent pas.

Concernant les littératures francophones, les riches expériences accumulées, les

étapes franchies, les titres de noblesses obtenues, les personnalités qui les

représentent font d’elles des espaces à part entière. Ces littératures ont franchi le cap

de la genèse, tout en continuant à s’alimenter d’espaces multiples ; elles se

positionnent en tant qu’être, en tant que tout. Il est fatal pour toute littérature de

s’imprégner au départ, de profiter de l’apport des autres, plus anciennes, mais doit

finir par être elle-même, majeure et singulière.

I – L’oral et l’écrit pour une meilleure expression

A travers la longue histoire de l’humanité et les histoires de chaque région,

des pays et des sociétés, normalement éloignées autant par la géographie que par les

dimensions culturelle et civilisationnelle, ont été mis en relation, suite à des actes de

conquête notamment. D’où une fécondité de la création qui reflète assez les

conséquences de l’interculturalité qui s’ensuivit D’ailleurs les conséquences de cette

dernière et de ces mises en relation apparaissent clairement dans ce résumé fait par

Patrick Chamoiseau, à propos de son projet littéraire. Les apports culturels et

linguistiques des différentes forces en présence se mêlent, se côtoient souvent dans

la dualité mais toujours pour se compléter puisqu’il parle de totalité offerte à ces

écrivains francophones :

"Il ne s'agit pas, en fait, de passer de l'oral à l'écrit, comme on passe d'un pays à

l'autre ; il ne s'agit pas non plus d'écrire la parole, ou écrire sur un mode parlé,

ce qui serait sans intérêt majeur ; il s'agit d'envisager une création artistique

capable de mobiliser la totalité qui nous est offerte, tant du point de vue de

l'oralité que de celui de l'écriture. Il s'agit de mobiliser à tout moment le génie

de la parole, le génie de l'écriture, mobiliser leurs lieux de convergence, mais

aussi leurs lieux de divergence, leurs oppositions et leurs paradoxes, conserver

à tout moment cette amplitude totale qui traverse toutes les formes de la parole,

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mais qui traverse aussi tous les genres de l'écriture, du roman à la poésie, de

l'essai au théâtre."423

Cette connivence du français et du créole comme langues et comme cultures

donne naissance à une langue française forgée et chargée de créole, façonnée

d'échos de sons et d'images, pour une perception infinie de cet espace de création (la

créolité). Il ne s'agit nullement, pour Patrick Chamoiseau de "croiser le français"424

mais bien de tenter, de pousser l’écriture à se rapprocher de l'oralité créole du

conteur, sans que la langue écrite, ses règles, rendent stérile l’imagination qui se

nourrit de cet espace.

De son côté, l’écriture de Tahar Ben Jelloun, notamment, dans L’enfant de

sable, met en place des axes qui contribuent à affranchir le récit d’un itinéraire

strictement linéaire. Une profusion de récits parallèles met l’accent non seulement

sur un corps qui n’existe que par une présence spatiale et qui est privé de fonction,

mais également sur l’impossibilité d’écrire à partir d’un modèle, de s’exprimer par

des moyens hérités d’une seule langue ou d’une seule culture. D’où une diversité des

procédés d’écritures et une superposition des discours qui font éclater l’écriture

comme a fini par éclater le corps de Ahmed-Zahra.

Les symboles, les mythes, les contes, les légendes, mais aussi une certaine

forme de délire, peuplent l’imaginaire collectif de la société marocaine tout

particulièrement et nourrit l’écriture de Tahar Ben Jelloun qui tend, entre autres, à

mettre en place une figure dominante pourvue d'une mémoire et d'un passé

inoubliables. Cette figure étant jusque là mise en minorité ou à l’index, devient petit

à petit dérangeante car menaçante des ordres établis dans les cultures (prises une à

une) dont se nourrit l’imaginaire de l’auteur. Cette insatisfaction, cette recherche

perpétuelle, cette quête d’une écriture nouvelle, plus complète, est qualifiée par

certains spécialistes d’"errance". Si ce terme est pris dans son sens, d’égarement,

nous ne pouvons acquiescer, ni même comprendre. Le fait de vouloir exprimer une

vision constituée à partir d’éléments de deux ou trois autres (visions), d’une langue

et d’une culture constituée à partir de deux ou trois autres, de s’exprimer à partir

d’une position, objet de la quête de l’écrivain et qui à ses yeux, est plus à même de

lui permettre une supériorité sur les tenants de la monolangue et de la monoculture,

est considéré comme de l’errance, de l’égarement, de quelqu’un qui est perdu ou à la

recherche d’un mirage, d’une identité ? Son identité ne se situe pas entre les cultures

dont il se nourrit mais à l’intérieur de ces cultures et le parallèle qu’il ne cesse de

423 Patrick Chamoiseau, au Salon littéraire de l'Outre mer, le 17 octobre 2004. 424 P. Chamoiseau, Ecrire la parole de nuit (recueil), édition R. Ludwig, 1994, p. 156-157.

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faire au moment de la création mais aussi dans tous les moments de la vie

quotidienne, fait de sa vision, de son analyse, de son écriture un objet plus complet

et qui devrait normalement répondre à deux attentes dans deux sphères différentes.

Seulement cette création présente, aux yeux des "puristes" des deux côtés, des deux

langues, des deux cultures, et en particulier aux yeux de ceux qui veillent à la non

"contamination des généalogies littéraires" comme on le faisait, pour les pièces de

théâtre grec, en Europe, pendant et après le moyen–âge pour leur donner un

caractère national, des caractères de monstruosité parce qu’elle se nourrit également

chez l’Autre. Cependant, ce qui devrait retenir l’attention, est que l’œuvre qui porte

l’étrangeté de l’Autre, porte aussi son génie et un deuxième angle à partir duquel,

une nouvelle perspective s’offre à la vision qui ne peut devenir que multiple. Dans le

cas de l’écrivain francophone, la position d’infériorité due à son passé de colonisé

qui a longtemps pesé sur les œuvres qu’il produisait, a fini par dépasser l’air de la

contestation pour se situer dans une autre, celle de la relation. Relation qui ne

suppose pas uniquement l’établissement des liaisons entre les cultures et les langues

mais également entre les genres littéraires et entre l’oralité et l’écriture :

"Si nous parlons de cultures métissées, ce n’est pas pour définir une catégorie

en-soi qui s’opposerait par là à d’autres catégories mais pour affirmer

qu’aujourd’hui s’ouvre pour la mentalité humaine une approche infinie de la

Relation, comme conscience et comme projet : comme théorie et comme

réalité. (…). Affirmer que le métissage est valeur, c’est déconstruire ainsi une

catégorie «métis" qui serait intermédiaire en tant que telle entre deux extrêmes

purs." 425

Sur le plan de l’écriture, la déconstruction des formes canoniques

occidentales a été possible grâce, notamment, à l’introduction de modèles oraux du

récit dans les écrits francophones.

1 - De nouvelles formes d’expression pour des cultures en créolisation

La rencontre des cultures et des civilisations se sont produites et continuent

de se produire dans des situations historiques variées : l’esclavage, la colonisation,

l’émigration et le voyage sous toutes ses formes, ou tout simplement la coexistence

dans les sociétés multiculturelles du monde post-moderne. Les civilisations, dans les

pays sortis de la colonisation, sont affectées par ces contacts culturels et les genres

littéraires sont également renouvelés, ce qui a fait dire à la critique post-coloniale

425 Edouard Glissant, Le discours antillais, Gallimard, 1997, p.428.

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anglo-saxonne que c’est une "littérature de l'oxymore" là où Edouard Glissant parle

de la littérature du Tout-Monde. On sera ainsi amené à se demander comment sont

affectées les formes canoniques du roman, comment se construit un genre moderne

hybride ou métissé par la remise en cause que permet la jonction entre l’oralité et

l’écriture ? Forme que Patrick Chamoiseau a nommé dans le cas des Antilles,

d’oraliture426.

Ce métissage des deux formes se produit, au départ de tout contact, à travers

une confrontation linguistique qui affecte la langue d’écriture et les formes orales

qui perdent de leur spontanéité pour se plier ou du moins s’adapter un tant soit peu

aux formes que leur impose l’écriture.

La première manifestation de cette rencontre est le renouvellement de la

langue française qui voit ses structures syntaxiques ou lexicales se bouleverser par

l’éclairage d’une forme d’expression provenant d'une vision du monde différente.

Ce travail de transformation des deux entités en présence, l’oralité et l’écriture,

passe par diverses étapes : la confrontation des lexiques, des formes et des structures

puis, celle des idées. Cette interaction concerne de manière différente la langue orale

(d’origine arabe et créole, notamment) qui accueille, et acclimate la langue

française. Des différences culturelles, coexistent et sont considérées l'une avec

l'autre dans un processus de recodification permanent et interdépendant. Les

systèmes de référence différents, se manifestent dans les productions qui

apparaissent comme des nouveautés sur le plan de la forme et du contenu :

"Les femmes l’accueillirent par des you-you stridents, entrecoupés par des

éloges et des prières du genre : Que dieu le garde…Le soleil est arrivé…C’est

la fin des ténèbres…Dieu est grand…Dieu est avec toi…"

"Regarde, regarde bien, c’est un garçon ! Plus besoin de te cacher le visage. Tu

dois être fière…Tu viens après quinze ans de mariage de me donner un enfant,

c’est un garçon, c’est mon premier enfant, regarde comme il est beau, touche

ses petits testicules, touche son pénis, c’est déjà un homme ! " E.S.p.26.

Dans ces deux passages de L’enfant de sable, la rencontre des deux modes

oral et écrit aboutit à une langue dont le style est aéré, alerte et léger. Le rythme

426 Oraliture : néologisme formé par dérivation suffixale du terme oralité, auquel a été ajouté le suffixe -ture, que l’on trouve notamment dans littérature. L’oraliture désigne la littérature orale de l’univers créole. "L'oraliture créole naît dans le système de plantations, tout à la fois dans et contre l'esclavage, dans un dynamique questionnante qui accepte et refuse. Elle semble être l'esthétique (dépassant ainsi l'oralité, simple parole ordinaire) du choc de nos consciences encore éparse et d'un monde habitationnaire où il fallait survivre (résister, exister pour les uns, dominer pour les autres). Cette oraliture va s'affronter aux "valeurs" du système colonial [. . .], et diffuser souterrainement de multiples contre-valeurs, une contre culture. " (Lettres créoles, Hatier, 1991, p. 57)

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rapide des phrases très courtes qui se bousculent à l’image de la parole spontanée,

crée une sensation de liberté chez celui qui écrit et celui qui lit. La ponctuation

(interrogations et exclamations, ainsi que les points de suspension) révèle beaucoup

plus une parole écrite qu’une écriture de la parole. Cette écriture sous émotion, qui

hésite, tâtonne, s’essaye presque met en relief la situation de ces écrivains dont

Chamoiseau dit :

"Lorsque je suis en langue française, du coup je ne suis pas dans une langue

atavique. Cette langue devient une langue qui n’a plus les mêmes certitudes,

qui sait que toutes les autres langues existent et qui sait notamment qu’elle doit

vivre sa proximité avec la langue créole. Ce qui fait une langue tremblante

disponible pour toutes les langues du monde."427

Cette disponibilité pour les autres langues fait d’elle une sorte de matrice au

moins au niveau des gros contours de la forme finale mais sa porosité lui permet

l’intégration de structures qui, une fois à l’intérieur, agissent comme des saillies et

transforment l’apparence initiale, c’est qui apparaît dans les extraits qui vont suivre

et qui mettent en œuvre, chez Patrick Chamoiseau, la racine rhizomatique issue de

plusieurs sociétés :

"Où allez-vous ces messieurs-là ?... Les curieux, effrayés se retrouvèrent à cinquante mètres. Certains estimèrent plus sage de ramasser leur corps et de lire la suite, un de ces

jours-là dans France-Antilles.

Jambette, mets queque’ chose sur le macchabéen siteplait…

L’intéressé s’en alla explorer le car et revint porteur de quelques bouts de

carton sale qu’il s’apprêtait à déposer sur le corps. Une voix s’en indigna : Héti

hanamn mwen pou’y houé ha anka houé la-a ? ! Pon hespé alô ? !...

Bouaffesse sursauta stylo en main comme une épée, il longea la fiel des

témoins : Qui a parlé là ? qui a parlé là ?... Tandis que Diab-Anba-Feuilles

retrouvait ses tremblements, que Bobé portait une main de cow-boy à son

pistolet. Jambette ressortit discrètement son mouchoir. Qui a parlé là ?

- Sé’m, c’est moi !

- Et le brigadier-chef découvrit une étrangeté de nègre, des yeux d’arrière-

monde, une dignité misérable : Congo. " S.M. p.101.

Trois niveaux de langue donnent corps à ce passage :

427 Patrick Chamoiseau, L’imaginaire de la diversité, 1991, entrevue réalisée par Michel Peteson.

Source : Le site Divers

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- la langue du narrateur dont le style standard montre une forme de neutralité

linguistique, une langue qui se prémunirait des emprunts ou des contaminations

créoles ou autres,

- la langue créolisée des policiers qui tend à pourtant à se différencier de la langue

populaire mais qui n’arrive pas parce que ces policiers noirs, même s’ils travaillent

pour une administration dont le français est la langue de travail, sont issus des

couches populaires qu’ils côtoient,

- la langue d’un ancien (Congo) qui représente la langue créole parlée par les

anciens, une langue qui elle aussi ne veut pas se faire contaminer par le français.

Toutefois, une analyse minutieuse de l’intervention des policiers dévoilera

une langue qui s’apparente au français avec une expression locale, un français

oralisé dont la ponctuation a subi les formes de l’oralité :

Où allez-vous, ces messieurs-là ?

Jambette, mets queque’ chose sur le macchabée siteplait…,

Qui a parlé là ? :

La langue du narrateur qui reste celle qui répond le plus au code du français,

subit elle aussi les influences du créole : Certains estimèrent plus sage de ramasser

leur corps et de lire la suite, un de ces jours-là dans France-Antilles. Ces influences,

si elles n’apparaissent pas au niveau strictement linguistique, le font au niveau de la

manière de narrer et des expressions employées. Le métissage est présent même

dans le titre du journal France-Antilles. Alors que la langue avec laquelle s’exprime

Congo tente de représenter l’origine sans trop y parvenir puisque il ajoute à un

moment donné à sa première intervention Sé’m, c’est moi, devant la situation

difficile qu’il venait de créer. Mais l’intervention énergique et déterminée de ce

personnage dont le nom est très significatif, intervention qui se fait dans la langue

des ancêtres, n’est-elle pas une manière de dire que la dignité ne peut venir que par

le retour à cette langue, donc aux origines ?

Nous venons de signaler un point important parmi d’autres qui nourrissent la

problématique que l’écrivain a toujours voulu soumettre à la réflexion, soit à travers

ses fictions, soit lors de rencontres ou entretiens, à savoir que la langue qu’il emploie

se nourrit du passé et du présent mais surtout de tout ce qui l’entoure. L’opacité, ou

caractère obscur des paroles dont parfois le sens devient impénétrable, est naturelle

dans l’oraliture créole. Les paroles de Congo, à travers ce passage et d’autres,

renvoient à l’air où la parole avait un pouvoir magique, un pouvoir guérisseur, à un

temps où l’on croyait encore au vaudou.

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Dans Le Diable en personne, la présence de l’oral dans l’écrit prend une

autre dimension, celle d’une opacité semblable aux mystères qui entourent la vie de

Warden. Une opacité qui prend des formes diverses à l’image du personnage qui

change de nom à chaque changement de pays. Cette opacité, souvent occultée et

toujours caricaturée par des imaginaires sclérosés, apparaît dans toute sa splendeur

dans le texte de Robert Lalonde et la différence jaillit et est saisie à deux niveaux :

au niveau du portrait du personnage de Warden Laforce et de la supériorité qu’il

dégage sur les siens et sur les blancs qu’il va servir, donc, du discours, et au niveau

d’une écriture où la dualité spécifie le rapport à l’américanité tout en exhortant sa

place dans le monde francophone. Ce caractère divers est le signe d’un possible

métissage porteur également d’une opposition significative de la relation

qu’entretient la littérature québécoise, en général, avec les autochtones, appelés par

Robert Lalonde428, les "semblables différents". Mais, dans Le Diable en personne,

l’auteur met en exergue le côté libre de Warden, ce qui en fait une supériorité qui se

manifeste chez ce héros qui ne parle pas souvent, mais qui est le plus "écouté"429

dans le récit comme le montre cet extrait écrit par Florent :

"A quelque distance devant nous, un hurlement retentit. Surpris par cette voix

étrangement humaine, je me dresse si brusquement que la barque manque de

chavirer, Jos sourit et me fait rasseoir en posant la main sur mon épaule.

"Alligator ! " dit-il. " p.99.

Le mot prononcé, donc oral, par Jos devient la clé de voûte de tout ce

passage. Ce même mot équivaut en vérité, à l’ensemble de ceux du passage et les

occulte, même. La concision est le signe non seulement de la précision mais de la

supériorité sur les autres, c’est que montre Robert Lalonde à travers les différentes

interventions, de Warden, qui ne sont pas nombreuses. Les mots deviennent

significatifs et porteurs de sens profonds parce qu’authentiques, authenticité qui

s’amplifie par la source orale de parole. Comme si Jos certifie, valide garantit ce que

Florent décrit et qui ne reste que écriture. Cette opposition qui met en dérision ou du

moins vient taquiner la logique des blancs pour qui l’écrit, qui est la base de toute

transaction, est supérieur à l’oral qu’aucune source ne prendrait au sérieux.

428 Robert Lalonde, Le dernier été des Indiens, Seuil, 1982. 429 Ce que voulons montrer par ce terme, c’est que Warden, bien qu’il ne parle presque pas, le lecteur s’intéresse plus à lui et à l’impression de savoir beaucoup sur lui, grâce notamment, à Mathilde, Florent et aux lettres de Marie Ange qui même en parlant d’eux nous éclairent sur ce personnage qui les fascine.

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La langue est fonctionnelle, la parole l’est également, comme les différents

gestes de la vie quotidienne que Warden, il n’y a point de superflu. Dans le texte

Robert Lalonde nourrit son écriture de cet esprit :

"En bondissant, les yeux de travers, suant mauvais et le cœur battant, il prend le

champ. Il va par la droite, là où les mottes de terre se brisent, retiennent le pied

de force. Un peu plus loin, c’est mouvant, à cause du sable. Quelle épouvante

le fait courir comme ça ? Fuir ? Qui l’aurait cru ? Lui ? On aurait discuté, on

aurait essayé de le raisonner, au besoin on l’aurait frappé au visage, il serai

revenu à lui. Fuir, lui, l’étranger ? C’est vrai qu’il a le caractère secret. Mais

justement, un caractère secret, ça résiste, non ? " L.D.P. p.11.

Ce passage qui commence le texte de notre roman est un condensé, une

synthèse non seulement des informations sur le personnage principal, mais aussi sur

les événements que le narrateur et d’autres personnages vont petit à petit céder au

lecteur.

Bondissant, yeux de travers, suant mauvais sont des termes qui renseignent

sur le côté sauvage, vagabond, errant du personnage et sur le regard que portait sur

lui la communauté qui l’accueillait et qui le supportait difficilement. Le narrateur

épouse, pour la circonstance, cette vision et parle à partir de des préjugés en

question. Ce sont les substrats de l’imaginaire de la société blanche dominante qui

prend tout son sens : « Il va par la droite, là où les mottes de terre se brisent,

retiennent le pied de force. Un peu plus loin c’est mouvant, à cause du sable. Fuir ?

Qui L’aurait cru ? »

Ces phrases mettent en évidence le côté aventurier du personnage et son

expérience. Le lecteur comprend que Warden n’est pas à sa première fuite comme il

prend conscience de son expérience qui lui permet d’éviter les obstacles et, en

choisissant des terrains difficiles, parer à toute poursuite : « On aurait discuté, on

aurait essayé de le raisonner, au besoin on l’aurait frappé au visage, il serait revenu à

lui ».

L’origine du personnage se dessine, c’est quelqu’un que l’on peut frapper,

qui à l’habitude d’être frappé. Il fait partie de ceux qui ne comprennent que par la

force. Il ne peut être un blanc, de famille honorable, de surcroît. Il ne peut qu’être un

indien ou métis, errant de plus, c'est-à-dire, sur la personne de qui tout est permis :

« L’étranger, le caractère secret, ça résiste. » La dernière facette de ce personnage

est dévoilée au lecteur, c’est un étranger. De plus, comme va le montrer la suite de la

lecture, il résistera à toutes les situations qu’il n’a pas, au préalable, choisies lui-

même. Le caractère d’insurgé est annoncé dès le départ, il est l’assise sur laquelle

toute la personnalité de Warden repose.

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Il s’agit d’un passage de quelques lignes, placé au début du texte

romanesque, et qui agit comme un préambule et un "abstract". Les phrases sont

courtes et les mots, fonctionnels, à l’image de tout ce que va accomplir le

personnage principal. La langue utilisée par l’auteur est simple, les expressions

orales sous forme d’interrogations (Fuir ? Qui l’aurait cru, ça résiste, non ?) et sous

forme de langue issue du registre oral (Comme ça, Lui ?) attestent de l’authenticité

du personnage, comme celle de la langue qui essaye de refléter un arrière pays vaste

et multiculturel, un arrière pays que l’apatride hante de sa présence.

2 - La langue, figure de l’apatride

Le métissage des langues ne recherche pas une nouvelle langue qui serait un

amalgame de l’oral et de l’écrit mais une langue qui laisserait les deux entités

s’exprimer séparément. Les différences, à tous niveaux sont maintenues et créent

des discordances qui donnent au texte une profondeur telle que celle l’on retrouve

dans l’être de l’apatride, Warden Laforce qui apparaît comme un modèle identitaire.

L’auteur tente d’insuffler à la langue cette dimension qui la transformerait en un

espace où les structures des deux registres de la langue se manifestent sans qu’il y

ait supériorité de l’un sur l’autre. De ce jumelage, naît une langue qui serait apte à

exprimer l’insurrection et la liberté d’être ce que l’on voudrait être :

" Sans doute il y a des étrangetés comme ça. Prenez le touriste, il y a de ça une

quinzaine d’années, au printemps, à pêcher sur la glace qui n’en menait plus

large, et qui s’est noyé, ça on s’en doute, mais pas de corps ! Il n’est jamais

remonté ! Ou bien les courants l’ont charrié ailleurs. Mais, même ailleurs…Sa

carcasse n’a échoué nulle part de connu. Mystère !

Le veuf, ce sera ça : une étrangeté. Parti comme il était venu. D’ailleurs, on

n’était pas si surpris que ça, au fond. L’homme fut de tout temps presque une

légende, ou plutôt un méchant conte.

C’est Aristide Choinière, le père de la morte, qui va reprendre la maison. Aussi

bien, elle était toujours à lui. On dit que l’étranger avait à peine commencé à

payer. Et maintenant, il n’est plus là. Où diable est-il allé ? Au ciel rejoindre

Marie-Ange, ou l’Autre, son Florent ? Et sans laisser sa dépouille ici –bas ? "

L.D.P.p.14.

La légèreté de la langue orale côtoie les structures de la langue écrite. Des

expressions appartenant au registre oral comme : Comme ça - il y a de ça - ça on

s’en doute, cohabitent dans le même extrait avec des phrases qui répondent

parfaitement aux règles de la langue écrite : Sa carcasse n’a échoué nulle part de

connu - C’est Aristide Choinière, le père de la morte, qui va reprendre la maison.

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C’est pour ce la que nous avons parlé de jumelage et non de mélange des deux

registres. Lorsque le narrateur se met dans la peau des gens qui forment la société

dominante et partagent leurs opinions, ils parlent comme eux par souci

d’authenticité du discours. Il s’exprime tel un personnage de son récit. Lorsqu’il

reprend le rôle de narrateur extradiégétique, et qui se choisit une position qui lui

permet du recul, il s’exprime dans une langue neutre, une langue qui répond aux

normes syntaxiques du français, mais une langue insipide qui ne reflète en rien ni le

langage de la société des blancs, ni celui du métis ou des amérindiens en général.

Cette langue, constituée, généralement, à partir de phrases déclaratives, servirait à

transmettre des informations d’ordre général. Une langue "correcte", une langue

"convenable" qui peindrait les côtés convenables de la société :

"Aurélia, dans sa cuisine, étale sur la grande table, au soleil, le linge d’été

qu’elle a ressorti du grenier. Culottes, chemises, robes et camisoles, draps de

coton et couvertures légères. Aurélia retire les boules à mites des vêtements et

les remet dans leurs pots pour la saison froide. " p.26.

Tout de suite après, c’est un narrateur critique qui s’exclame, et la langue

change : Ca dure au moins deux hivers, ces poisons là. (p.26). Entre la langue qui

décrivait Aurélia, la maîtresse de maison en train de s’occuper de son intérieur en

femme représentative de la bonne société et celle qui permet au narrateur de dire ce

qu’il pense, il y une différence notable qui se manifeste au niveau du lexique choisi

et des structures syntaxiques de la phrase. La mise en apposition du nom Aurélia

reflète sa position sociale et son rôle à l’intérieur de la cellule familiale. Les groupes

de circonstances sont bien définis grâce à l’emploi des virgules et cette juxtaposition

notifie le soin que prend l’auteur pour ne pas "agresser" la langue. Par contre,

lorsque le narrateur s’exprime librement, sa langue retrouve sa liberté.

Le long du texte, deux registres de langues se passent le relais sans jamais

essayer de former une langue unique. C’est l’image de Warden Laforce qui possède

en lui des caractéristiques de sa culture qui font sa force et un esprit critique dans

toutes les situations qu’il traverse. Esprit acquis grâce à l’éducation qu’il a reçu de

sa mère blanche, mais aussi, de ces contacts avec le monde étranger lorsqu’il a

décidé de fuir sa tribu. Son esprit apatride est reflété par une écriture qui ne se laisse

pas enfermer dans carcans.

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II – L’écrit comme moyen d’expression de l’oral

Dans La fabrique de la langue, Lise Gauvin430 cite l’article de Moncef S.

Badday Ahmadou Kourouma, écrivain africain, où l’auteur parle de "livre chargé de

significations, plein d’odeurs, de stridences et d’images qu’accompagne le rythme

même de la parole africaine".

Dans Les soleils des indépendances431, Ahmadou Kourouma emploie une

langue qui étonne le grand public, par son originalité dans le choix des figures telles

la répétition, l’anaphore et l’ellipse. Elle ajoute que les mots sont chargés de

significations différentes et portent l’empreinte de la langue orale :"Dehors

donnaient le vent et la pluie"(p.77), " marcher un voyage" (p.152). Les deux verbes

donner et marcher n’ont le plus les sens dont nous avions l’habitude ou les multiples

significations des dictionnaires. L’auteur leur donne une seconde vie et confie à sa

langue un nouveau rôle, celui de se mettre au service de la langue orale locale. Mais

cette liberté d’action de l’auteur, nous dit Lise Gauvin, ne s’arrête pas à la

transformation des sens des mots, elle le dépasse pour atteindre un autre niveau,

celui de l’agencement de ces mots dans la phrase :"Il y avait une semaine qu’avait

fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké, ou disons-le en malinké : il

n’avait pas soutenu un petit rhume…" (p.09). La traduction intervient à deux

paliers : pour montrer que deux systèmes de langue se côtoient et pour montrer que

dans la culture malinké, la mort ne prive pas la langue d’inventions métaphoriques

qui la rend beaucoup supportable, au moins au niveau du langage.

1 - Puissance de la langue orale ou perfectibilité de la langue écrite

Les écrivains francophones donnent à la langue française une portée autre et

lui accordent le privilège de nommer dans leurs langues respectives. Elle pénètre

leurs imaginaires, sensés ne s’exprimer qu’à travers leurs langues maternelles, et

tente, grâce au degré d’adaptation de chacun, de refléter aussi bien ce que la langue

mère à l’habitude de faire. Pour cela, elle fait preuve de malléabilité et arrive à

porter en elle une force d’intégration de mots, de formes et de structures des autres

langues, sans, pour autant, aller jusqu’à la défiguration. Les exemples extraits de

Solibo Magnifique, en sont une illustration :

430 Lise Gauvin, La fabrique de la langue, p.317. 431 Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Seuil, 1970.

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"Cette nuit-là, il avait choisi La Bananeraie, paillote en vogue, où musiquait l’orchestre haïtien de Nemours Jean-Baptiste. Après un décollage au Whisky-

coca arrosé d’une bière blonde (indispensable pour ne pas macayer devant la

femme), il avait parcouru la grande salle, repérant les têtes intéressantes dans

ce qu’il appelait "le bétail". Il longea l’estrade où l’orchestre distillait Ti-Manman chérie, navigua entre les tables selon une déambulation étudiée qui constituait le rituel du kalieur. "S.M. p.60.

"Une jalousie pimentait son cœur, il va la koker assuré, non même il la koke

déjà là sur moi, quel chien ! faire ça dans un bureau comme les vieux blancs, le

chef est couillon mais il est fort même dans l’affaire des femmes, il koke tout

ce qui rentre ici pendant la nuit, le jour il ne peut pas mais la nuit il koke raide.

"S.M. p.66.

La langue devient un support et une porte entrouverte à travers laquelle le

lecteur peut percevoir une autre langue en train de se mouvoir et finit par se faire

entendre. La langue est bien le français, mais avec des expressions que l’on ne

trouve pas dans les dictionnaires français, telles que manman. En lisant ces lignes,

on apprend à comprendre les significations des mots de l’univers créole. Dans

d’autres passages du roman, le serpent est une bête-longue. Pour décrire les

personnages du monde créole, il y a des dizaines d’expressions, et pour en connaître

les significations, il faudrait connaître le créole ou aller aux Antilles. Dans d’autres

romans de Chamoiseau, les esclaves et leurs descendants sont des nègres, des nègres

congo, des nègres guinée, des nègres bourreau, leurs femmes des câpresses, des

chabines, et les mûlatres des mîlates ou mîlatesses - les colons blancs et leurs

descendants simplement des békés. Pourtant, le plus important des personnages reste

la manman créole.

Ainsi, nous constatons que l’on peut trouver plusieurs caractéristiques de

l’oralité dans la langue spéciale de Chamoiseau. L’oralité est strictement liée à la

créolité dans son style, et elle se manifeste tant dans la complexité et l’opacité de ses

expressions que dans le choix de mots de l’univers créole. Dans la société créole, les

langues orales et écrites ne se rencontrent pas mais sont conscientes de leurs

présences respectives. Le marqueur de parole tente de les faire rencontrer. C’est ce

qu’explique Patrick Chamoiseau. lors cette interview recueillie par Savrina

Parevadee Chinien432

"Les sociétés antillaises ne sont pas des sociétés purement orales, ce sont des

sociétés où le conteur fonctionnait à la parole, savait que l'écriture existait. Et

comme beaucoup de conteurs avaient la Bible, l'écrit avait aussi son prestige.

432 Patrick Chamoiseau, La création contemporaine est un processus expérimental, interview recueillie par Savrina Parevadee Chinien, Africultures, (revue), 28-02-2008

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Ce sont des sociétés composites : écrit / oral, mais les deux sont restés assez

dissociés. Le Marqueur de paroles est celui qui essaie de penser la réunification

des deux sans se dire que l'un est supérieur à l'autre. L'expression que nous

devons trouver, le langage que nous devons exprimer doivent être riche de ces

deux modalités, comme il est riche pour moi du créole et du français. Si j'avais

d'autres langues à ma disposition - moi je n'ai que ça - j'aurais peut-être utilisé

d'autres langues. C'est un peu cela le principe".

Ce phénomène de langue d’écriture qui sert de moyen d’expression à l’oral

se retrouve dans les deux autres textes que nous étudions. Dans Le Diable en

personne, ce n’est pas tant le lexique que la composition de la phrase elle-même qui

implose par l’introduction des formes orales. Une légèreté et une dynamique

nouvelles caractérisent le résultat oral/écrit grâce à l’amplification des écarts par

rapport à la syntaxe et aux normes grammaticales de la langue écrite :

"Ca commençait par des chuchotements derrière les portes de granges :

-On devrait-y appeler le constable ?

-Qu’est-ce que tu en penses ? Y es mal amanché, le pauvre yâble !

-Mal amanché, mal amanché !... Si c’était un bandit de chemin ? La semaine passée,

l’argent du tronc de l’église a disparu…

-Y a une face à ça ! " L.D.P. p.121.

Le lexique anglais y est présent à travers l’oral constable qui signifie policier

en français est utilisé pour donner plus de vraisemblance à la langue orale que

l’auteur utilise et pour montrer dans son empreinte et sa place dans la langue orale.

D’autres caractéristiques de la langue orale comme la répétition des mots Mal

amanché, mal amanché, l’emploi de ça pour donner une allure dissipée à la langue

écrite, l’absence en début de phrase du pronom personnel il et son remplacement par

Y, Y est mal amanché, l’introduction du lexique oral tel qu’il est prononcé yâble, et

des formes de l’oralité Y a une face à ça.

La langue écrite s’apparente à l’oral en épousant ses formes par des procédés

tels que la contraction des voyelles qui se suivent : "T’as pensé ce qu’il fallait"

(L.D.P. p.139). Dans d’autres cas, la contraction se fait en fonction de la

prononciation des formes orales, qui font penser au souci de l’économie qui

caractérise la langue anglaise : "Tu sais ousque t’es ? " "Tout c’qu’y a de plus

tranquille." Enfin ce procédé de contraction se fait souvent à l’intérieur du mot

même : "C’est un p’tit village…" L.D.P.p.139.

Le procédé de contraction prend ainsi des formes différentes, ce qui prouve

la proximité de la langue anglaise dont l’impact est déterminant. Est-ce par souci de

vraisemblance par rapport à une réalité sociologique, ou est par crainte que l’impact

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ne devienne irréversible et finirait par s’imposer et imposer la langue anglaise dont

le dessein serait l’asphyxie du français. Lorsque l’on sait quelle place tient le

français au Québec, et ce qu’il représente pour son indépendance, nous sommes en

droit de nous poser au moins la question suivante, l’auteur ne serait-il pas en train

de tirer la sonnette d’alarme ?

Dans L’Enfant de sable, l’écrit, lui aussi, sert de support à la langue orale.

Mais entre les mains de T. Ben Jelloun, la langue d’écriture devient un moyen de

faire valoriser l’autre langue, celle qui travaille les structures de la langue française

et arrive à créer des protubérances qui signalent sa présence à l’intérieur des formes

sensés appartenir à la langue française. La société qui a vu naître et grandir T. Ben

Jelloun, est une société traversée par plusieurs langues et parlers. De plus les

traditions orales marocaines sont le fruit d’un passé où les langues berbère, arabe,

espagnole et française ont pu mettre au monde une langue orale qui se nourrit sans

difficultés de toutes les sources en présence bien que la prégnance du berbère et de

l’arabe y est bien signalée. Cette langue se manifeste à travers la langue d’écriture

d’une manière subtile. Ce n’est pas tant le lexique, les formes structurales ou les

expressions qui mettent, en premier, en évidence la présence de la langue orale, mais

les images qui traduisent la culture arabe :"Amis et compagnons du Bien, venez

demain avec du pain et des dattes. (…) Comme vous pouvez le constater, notre

caravane a avancé un peu sur le chemin de la première porte. Les mots pain, dattes

et caravane agissent comme des signes et renseignent sur le type de culture dont il

s’agit.

Dans d’autres passages, l’écriture révèle des figures de style telles les

métaphores qui proviennent du registre de la langue orale, des images où les

contradictions ne sont plus perçues en tant que telles et forment des tous homogènes

où le sens devient enfin total. Les écarts et les amplifications qui caractérisent la

langue orale, investissent la langue écrite :

"Car la volonté du ciel, la volonté de Dieu, vont être embrasées par le

mensonge. Un ruisseau sera détourné, il grossira et deviendra un fleuve qui ira

inonder les demeures paisibles. Nous serons ce cimetière à la bordure du songe

où des mains féroces viendront déterrer les morts et les échanger contre une

herbe rare qui étonne l’oubli. Ô mes amis ! cette lumière soudaine qui nous

éblouit est suspecte ; elle annonce les ténèbres.

Levez la main droite et dites avec moi : Bienvenue ; ô être du lointain, visage

de l’erreur, l’innocence du mensonge, double de l’ombre, ô toi tant attendu,

tant désiré, on t’a convoqué pour démentir le destin, tu apportes la joie non le

bonheur, tu lèves une tente dans le désert mais c’est la demeure du vent, tu es

un capital de cendres, ta vie sera longue, une épreuve pour le feu et la patiente.

" E.S.p.25.

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Les couples de mots tels que Dieu /mensonge, détourné/paisible, songe/mort,

lumière/ténèbres, erreur/innocence, s’ils ne sont pas toujours des oppositions,

viennent de champs sémantiques qui s’opposent. Dans ce passage qui s’apparente

énormément au registre de la langue arabe, ils forment un ensemble dont le résultat

ne laisse apparaître aucun disfonctionnement, au contraire les images sont fortes et

expressives. Sans cesse l’auteur choisit dans le registre des champs lexicaux de la

lumière, de la droiture, de l’innocence, c'est-à-dire du Bien, de Dieu, et de ceux des

ténèbres, du mensonge, de la culpabilité, c’est-à dire du Mal, du diable. Dans

l’imaginaire de la société marocaine, tout est construit à partir de Dieu et du Diable

et tout est perçu à travers ce prisme.

Enfin la narration des faits et événements porte l’empreinte de la langue

orale, surtout que l’auteur donne la parole au conteur et assujettit la langue à sa

manière de narrer :

"Ô les compagnons, notre histoire n’est qu’à son début, et déjà le vertige des

mots me racle la peau et assèche ma langue. Je n’ai plus de salive et mes os son

fatigués. (…)Ô mes amis, je m’en vais sur ce fil. Si demain vous ne me voyez

pas, sachez que l’ange aura basculé du côté du précipice et de la mort."

E.S.p.27.

Nous avons constaté que le phénomène de la représentation de la langue

orale et sa manière de mouvoir dans la langue écrite est différent d’un auteur à un

autre. Seulement chez les trois auteurs, le processus est possible grâce à la

malléabilité de leurs langues d’écriture et la puissance et la diversité des langues

orales. La conjugaison des deux a permis une écriture qui profite des ressources

contenues dans les imaginaires dont la langue orale sait se nourrir et la langue écrite,

transcoder pour arriver à un ensemble d’une expressivité extrême.

2 - L’écrit, remplacerait-il l’oral ?

Le détenteur de l’art de parler détient une force réelle dont il devrait

connaître rigoureusement les mécanismes et les possibilités, au risque de la voir se

retourner contre lui-même, et de l'induire dans la spirale de la violence et de la mort.

Dans Solibo Magnifique, la parole a fini par étouffer ce lui qui la détenait, faute

d’une ouïe attentive qui caractérise la société nouvelle : "…ils avaient découverts

que cet homme était la vibration d’un monde finissant, pleine de douleur, qui n’aura

pour réceptacle que les vents et les mémoires indifférentes…" (S.M.p.227). La

parole est perçue tel le signe de la vie et de la mort. Elle est aussi le point de jonction

entre le visible et l'invisible, elle prend forme aux frontières du monde magique et

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du monde réel. Elle s'achève dans le savoir, dont le stade suprême et sublime est la

connaissance de la totalité.

Lorsque cette parole investit le champ de l’écriture, des contraintes logiques

et compréhensibles découlent de ce métissage. La parole se voit ainsi prisonnière

des formes pré-établies :

"La Parole a aussi une beauté, perdue dans la transmission écrite, et dont les

Dits de Solibo donneraient un exemple, rien qu’un pâle reflet selon l’auteur

mais, pour le lecteur, une merveille d’invention langagière et musicale, ludique,

stylée, gonflée de conscience et de sentiment. L’oralité y est un rythme, un

tambouyé accompagnant le conteur avec un ka ou un gwoka (tambours). Un

débit, une enfilade, un rebondi de la langue, une précipitation des syllabes qui

sont sans doute créoles"433.

Selon l’auteur de Solibo Magnifique, la beauté de la parole se perd dans la

transmission écrite, son reflet devient pâle, toutefois, elle reste pour le lecteur, très

musicale, ludique, gonflée de conscience et de sentiment. Elle impose donc aux

règles strictes de l’écriture sa mélodie, son esprit enjoué et ses sentiments. C’est un

véritable compromis qui se dessine et où les deux parties sont présentes et visibles.

A un autre niveau, le mélange concerne des imaginaires différents, des

histoires (des langues) différentes, des espaces de ressourcement différents, des

référents culturels et religieux différents. La rencontre ne peut, ne pourrait aboutir à

un métissage dans ces champs là, elle peut déboucher sur une coexistence, une

acceptation réciproque, si au départ, il n’y a pas eu volonté d’hégémonie d’une

partie sur l’autre. Mais comme la rencontre dans les cas étudiés ici (Maghreb et

Antilles particulièrement) a été violente, on parle alors d’absence d’harmonie dans le

meilleur des cas, sinon de rupture (le cas de Malek Haddad qui a cessé d’écrire après

l’indépendance de l’Algérie parce qu’il ne savait pas écrire en Arabe). Cependant, ce

mélange, même fait, à l’origine, dans le sang, a abouti à la création d’œuvres

uniques dans leurs genres, des œuvres grandioses qui furent traduites en des dizaines

de langues, Nedjma, de l’algérien Kateb Yacine, ou encore L’Enfant de Sable, de

Tahar Ben Jelloun pour ne citer que ces deux œuvres.

Si nous voulons nous inscrire dans la logique de Patrick Chamoiseau, lui-

même, à travers la vision qu’il a de l’oralité et de l’écriture et de l’indispensable

prise de relais de la deuxième pour sauvegarder ce qui reste des richesses de la

première, il est nécessaire de prendre en considération la position d’un des derniers

représentants de ce monde finissant, Solibo Magnifique : "Mais l’essentiel n’est pas

433 Patrick Chamoiseau, Manman Dlo contre la fée Carabosse, Paris, Éditions Caribéennes, 1982, p. 7.

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là. Je pars mais toi tu restes. Je parlais, mais toi tu écris en annonçant que tu viens de

la parole. Tu me donnes la main par-dessus la distance. C’est bien mais tu touches la

distance…"" (S.M. P.53). L’écriture devient un moyen d’échapper à la disparition et

à l’oubli. Cette disparition qui concerne les richesses de l’oralité au départ se

transformerait en disparition de pans entiers de certaines civilisations qui n’ont pu

passer à l’écriture. Toutefois, il faut comprendre les réserves que formulent le

conteur, l’écriture ne reflètera jamais l’harmonie, la vivacité, l’insouciance, la

légèreté, la liberté et la spontanéité de l’oral. C’est dans ce sens et afin d’éviter

l’étouffement de l’oral lors de son passage à l’écrit que P. Chamoiseau parle

d’oraliture, c’est-à dire, une écriture qui essaierait de transcrire le patrimoine tel

qu’il se meut dans la société, tel qu’il exprime et s’exprime en sauvegardant ses

tournures, ses expressions, tout ce qui le différencie et qui l’éloigne de la rigidité et

des interdits imposés par les contraintes de l’écriture. Est-ce une entreprise possible

à réaliser ?

Loin d’un lyrisme rédempteur ou d’une exaltation injustifiée, l’auteur de

Solibo Magnifique, nous dit qu’il est possible d’écrire la parole tout en gardant ce

qui la caractérisait :

"M’inspirer beaucoup de la langue créole, la laisser apparaître, saisonner dans

la langue française. Il y a des proverbes, des tournures qui reviennent et puis il

y a cette chose extraordinaire qui est peut-être une chance, c’est que le créole a

une base lexicale française et que souvent dans des expressions créoles, il y a

un vieux français du XVIIIème (…). Il y a une autre méthode comme le fait de

trouver des mots qui gardent une résonance créole. "434

Le même écrivain n’a pas l’impression de parler dans une langue qui lui est

étrangère puisqu’il explique ; "J’ai voulu écrire le français comme on le parle chez

moi, tel que j’ai envie de le parler et tel que mon esprit le perçoit. "435

La langue d’écriture n’est pas toujours le langage de l’écrivain. Cette langue

d’écriture est l’enveloppe dont le contenu est le langage de l’écrivain. Il est évident

qu’une langue véhicule des mécanismes de pensée et une certaine forme de logique.

Lorsque cette langue est née, a pris forme dans un espace civilisationnel, elle ne

pourrait, de prime abord, refléter ou exprimer des imaginaires autres. D’une langue à

une autre, la structure de la phrase, qui, elle-même structure la pensée, est différente.

La langue française a pris des formes différentes dans chaque espace francophone,

même si elle garde son cachet et ses macros formes et sa disposition à intégrer

d’autres formes qui viendraient des langues avec laquelle elle partage le même

434 Patrick Chamoiseau, Notes bibliographiques caraïbes, n°48, février 1988. 435 P. Chamoiseau, cité par Delphine Perret dans La créolité, espace de création, op.cit. p.145

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espace. Dans le cas des Antilles toujours, cette langue d’écriture qui voulait englober

et ne pas perdre les richesses de l’oralité s’est nommée oraliture. Cette dernière à la

différence de l’oralité qui avait le soutien d’une fondation ancestrale (les conteurs),

se sentait plus vulnérable, plus tremblante car elle suivait la voie de l’écriture :

"Cette présence de l’écrit dominant dans les quêtes d’une parole naissante

n’était pas anodine. Dans un tel voisinage, cette parole fut dénuée de légitimité

protectrices des griots et autres parleurs des origines, je la voyais tremblante,

non pas incertaine mais en branle sans orgueil sur le sillon de l’écriture ; elle

résonnait en sa présence, accusait l’impact de ses ondes, tendait en impossible

vers elle tout en la combattant. "436

Dans les textes de Tahar Ben Jelloun, la problématique de l’écriture et de

l’oralité est à poser autrement. Au Maroc, il existe une langue qui s’écrit et un parlé

qui s’apparente à une variante de cette dernière, que la proximité d’autres langues a

infléchie. Ce parlé marocain se sert, pour sa composition, au moins de quatre

langues différentes : le berbère, l’arabe, l’espagnol et le français. Les processus de

métissage concrets, comme la rencontre des systèmes de référence différents, se

manifestent dans ce parlé, de plus, cette diversité conflictuelle est supportée et vécue

par une écriture qui veille à sauvegarder toutes normes de la syntaxe de la langue

française. Dans L’Enfant de sable, l’écrit comporte, à travers les interventions du

conteur, les intonations, les expressions, les tournures, le caractère spontané et les

images à plusieurs significations de l’oral : "Que ceux qui partent avec moi lèvent la

main droite pour le pacte de la fidélité. Les autres peuvent s’en aller vers d’autres

histoires, chez d’autres conteurs. Moi, je ne conte pas des histoires uniquement pour

passer le temps. " E.S.p.16.

L’écrivain traduit la langue orale, sa langue d’origine pour lui permettre

d’intégrer les structures et les contraintes de la langue écrite. Tahar Ben Jelloun se

désigne comme écrivain public dans un des rares textes autobiographiques…

Dans L’Enfant de sable, l’auteur traduit de la langue orale dominée dans le

cas du Maroc par la langue arabe vers une autre en introduisant des jeux

linguistiques et une poétique étrangères aux normes de la langue qu’il a choisie pour

écrire. Même s’il est conscient de la dominante linguistique dans laquelle il écrit,

c’est à dire le Français. Ces jeux linguistiques et cette poétique, étrangères à la

langue française, se retrouvent dans plusieurs passages particulièrement dans les

interventions des différents conteurs qui se relaient pour prendre la parole : "Je suis

le frère de Fatima, la femme d’Ahmed, enfin celle qui joua le rôle de l’épouse, mais

436 P. Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, Gallimard, Paris, 1997, p. 178.

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une épouse qui se laissa entraîner dans le tourbillon d’une perversion trop

compliquée pour nous, braves et bons musulmans ! " (E.S.p.67)

Dès le début de la phrase, l’auteur, grâce à des groupes juxtaposés, donne,

peu à peu, des informations sur l’orateur qui s’est invité subitement et a intégré un

espace que le premier conteur partageait seul avec ses auditeurs. Cette intrusion est

atténuée par les justifications que donne le narrateur Le frère de Fatima, qui

continue son discours sur l’épouse enfin celle qui joua le rôle de l’épouse.

L’interpellation du public placée à la fin de la phrase est caractéristique du discours

oral de l’orateur.

L’écrit, dans L’Enfant de sable, se caractérise par la présence de métaphores,

d’images, d’une rhétorique très riche, il se caractérise également par un grand

nombre d’exemples, de proverbes, de vers, d’allusions aux dires du prophète, à ses

recommandations et de versets coraniques. En cela, comme nous l’avons souligné

dans la deuxième partie de notre thèse, il rejoint la maqama dont nous avons dit

qu’elle était une nouvelle forme d’écriture initiée par Badi’ Ezzamane el Hamadhani

(890-1030 de l’ère musulmane). Cette nouvelle forme d’écriture, encore présente

dans la littérature arabe, est très dominante dans la littérature orale. Sa présence dans

l’écriture est synonyme de présence de l’oral dans l’écrit. Elle s’intègre bien dans la

vision que T. Ben Jelloun, a de la littérature, car elle permet des discours en

filigrane, des discours où la métaphore et l’équivoque tiennent une place

importante. A côté de la prégnance de ce type d’écriture dans notre roman, des

remises en cause, telles que celle du personnage, l’unité du sens…dévoilent une

autre, celle de la structure rigide de l’écriture et de ses contraintes. Ce type

d’écriture, qui prend ses sources dans l’oralité et devant la pluralité des sens qu’elle

peut véhiculer (cela est vrai également pour Solibo Magnifique), est considéré

souvent, à tort comme du bavardage "Tharthara" : "Sa parole ne cherchait à

transformer quiconque, elle était presque pour lui-même." (S.M.p.189). Alors que

cette parole luttait contre tous les genres d’oublis qui finiraient par faire disparaître

une partie importante du patrimoine culturel et historique. De plus, c’est une parole

qui transmet des signaux, pas souvent faciles à comprendre, il est vrai, mais

nécessaire à la pérennité de la société orale même.

Dans L’Enfant de sable, l’écrit traduit une culture sociale orale qui ne donne

pas l’impression d’être, à un moment donné de l’histoire, coupée de ses racines ou

du passé. Il reflète d’une manière transparente un vécu où les langues et les cultures

orales en présence se frottent pour pouvoir l’alimenter en images qui transforment le

texte en espace d’enchantement :

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"Le miroir est devenu le chemin par lequel mon corps aboutit à cet état où il

s’écrase dans la terre, creuse une tombe provisoire et se laisse attirer par les

racines vives qui grouillent sous les pierres, il s’aplatit sous le poids de cette

énormes tristesse dont peu de gens ont le privilège non pas de connaître, mais

simplement de deviner les formes, le poids et les ténèbres." E.S.p.44.

Et en tournures dans lesquelles des expressions intègrent la phrase et lui donnent un

rythme et un ton spécifiques à l’oral :

"Certains versets du Coran qu’on m’avait fait apprendre par cœur me revienne

depuis quelque temps, comme cela, sans raison. Ils traversent ma tête,

s’arrêtent une seconde puis s’évanouissent.

"Voici ce dont Allah vous fait commandement

Au sujet de vos enfants : au mâle,

Portion semblable à celle de deux filles…"

Oh ! et puis non, je ne veux pas les retenir ; je les laisse au vent…" E.S.p.53.

L’écrit, dans le roman de T. Ben Jelloun préserve la phrase française, sa

syntaxe, tout en la faisant plier aux exigences et aux libertés de la langue orale. La

narration des événements, l’extraordinaire des aventures, la typologie des

personnages, la caractérisation de l’analyse psychologique, le récit historique

romancé, l’intrigue accordée au mouvement de la passion, aux sentiments, aux vices

et vertus humaines, la création de héros livrés aux jeux de l’imaginaire et de la

réalité, sont authentiques et répandent une vérité typique du Maroc, de la même

manière, Robert Lalonde présentera une écriture dans l’enceinte de laquelle, toutes

les manifestations de l’oralité se meuvent et s’exposent, transformant ses phrases en

témoin d’une dualité qui se manifeste sous différentes formes.

Dans Le Diable en personne, le personnage principal ne parle pas ou parle

très peu, ne sait pas écrire et, c’est à travers les écrits laissés par un autre

personnage, Florent et la magie de sa voix innocente et passionnée, que le

personnage prend forme. Si l’écrit, à travers le cahier de Florent, permet à Mathilde

de découvrir le vrai visage du personnage et la réalité sur sa vie privée, c’est tout

autant les résonances de sa voix innocente et exaltée qui met en relief la dimension

et l’envergure du métis :

"Je voudrais ne pas me laisser faire par la vie. Je voudrais être toujours

innocent, m’intéresser à tout et n’avoir peur de rien. Je voudrais me tenir droit

et quand même savoir plier sans casser, comme le saule. Je voudrais

comprendre l’univers sans aboutir au désespoir tranquille, comme tant d’autres.

Je voudrais mourir sans savoir que je pars sans jamais revenir, comme quand je

prends le cheval pour aller n’importe où, seul, mais jamais seul, toujours

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obsédé d’amour et content. Je voudrais que ma prière soit écoutée, entendu par

un dieu inimaginable, qui, lui, m’imagine et me sourit en me soufflant dessus

pour chasser les dangers. Enfin, je voudrais être comme lui ! " L.D.P.p.125-

126.

A travers l’écrit de Robert Lalonde, l’oralité ne se résume plus à une simple

oralisation de la parole et de ses expressions, mais bien plus, elle devient une

verbalisation ou mise en pratique d'une culture de la parole qui ne donne à aucun

moment l’impression de vouloir trop se conformer aux règles rigides de l’écrit :

" Mais où s’en va-t-il, le fuyard, l’étranger, le boiteux, l’innocent ? Peur des mots,

lui ? Voyons donc ! " L.D.P. p.11.

A l’opposé, de L’Enfant de sable et, à un degré moindre, de Solibo

Magnifique, dans Le Diable en Personne, il n’y a pas de trace du pronom "Nous" qui

englobe désigne l’orateur et ses auditeurs ou le narrateur et ses lecteurs, il n’y a pas

d’association explicite et visible entre ces instances. Cela n’implique pas

automatiquement que la langue orale est absente du texte, au contraire, un partage de

l’espace entre l’oral et l’écrit permet à l’auteur d’avancer sur un terrain que les

heurts entre les deux systèmes transforment en jeu textuel : "Alors il s’arrête et la

regarde s’avancer jusqu’au bout des maisons. Elle ne se retourne pas quand l’indien

lui crie : "

- Savez, madame, pas nécessaire d’être enterré pour être mort ! " L.D.P.p.129.

Les formes syntaxiques de la phrase écrites sont souvent soufflées de

l’intérieur par l’intégration des formes orales. Ces phrases donnent l’impression de

contenir des interrogations, mais à chaque fois elles se terminent par un point

d’exclamation qui sonne comme la ponctuation d’une évidence, et au lieu que

l’inversion du sujet aboutisse à une interrogation, c’est une affirmation qui la

ponctue :

"Aurait-il à se repentir, le père Bazinet, à se haïr, même de son dégel de vieil

égoïste! Il a pris la sauvagerie de l’étranger pour une force libre. Quelle

fourberie y avait-il dans l’air, comme une malédiction, ce fameux jour de mai,

Seigneur du ciel ! " L.D.P. p.32.

D’un autre côté, dans Le Diable en personne, la langue écrite arrive jusqu’à

un certain degré, à traduire la spontanéité et la légèreté des structures de la langue

parlée. Le texte de Robert Lalonde, consent à laisser se mouvoir en son sein des

"irrégularités syntaxiques" qui donnent plus de vraisemblance et de légitimité à la

langue romanesque :

"Laquelle était la sienne ? Pas la peine de demander, personne ne se

souviendrait. Et puis, demander à qui ? Les cabanes ont été désertées, il y a

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longtemps. (…). D’ailleurs, peut-être que c’était comme ça de son temps, déjà

désolé, perdu, abandonné ? Le jour pâle entre les ormes nus, que même les

grands vents têtus ne doivent plus remuer, cette clarté si triste, c’était sa

lumière ? " L.D.P.p.130.

Dans cet extrait, certaines formes de la langue parlée cohabitent dans avec

d’autres qui répondent aux critères de langue écrite : D’ailleurs, peut-être que c’était

comme ça de son temps appartient au registre de la langue parlée, alors que la phrase

Les cabanes ont été désertées, il y a longtemps répond à tous les critères et codes de

la langue écrite (G.S.-G.V.-G.P.). La combinaison des deux systèmes ou codes,

permet à l’écrivain d’aboutir à une langue écrite qui puisse refléter en grande partie,

la langue orale. Cette manière de faire de l’auteur de Le Diable en personne,

favorise une sorte de heurt qui permet au poétique, au récit, à la pensée et au

commentaire de cohabiter et de dialoguer au sein d'un même texte.

Selon M. Bakhtine437, le langage poétique qui se veut distinct de la "langue

parlée", qui recherche la pureté et l'unicité serait lié à cette recherche d'un discours

homogène et, par conséquent, mythique. En revanche, le roman est par excellence le

lieu d'une polyphonie qui exploite l'hétérologie ambiante. Tout roman crée un

dialogue entre divers dialectes, les intégrant suivant une conception artistique tout en

respectant leurs particularités.

Est-ce à dire que la langue écrite peut exprimer l’oralité ? La réponse à une

telle question ne saurait faire l’unanimité. Il est toutefois possible de répondre par

l’affirmative dans le sens où la langue écrite est le seul moyen qui reste à la culture

orale d’être préservée. Patrick Chamoiseau, à travers Solibo Magnifique, a essayé de

développer une écriture la plus près possible de l’oral, une écriture qui tente de

sauvegarder la musicalité, la légèreté, l’insouciance, la liberté et l’absence de limites

que présente l’oral en la notion de l’oraliture. Toutefois, à la fin du roman, le

narrateur avoue : "En relisant mes premières notes du temps, où je le suivais au

marché, je compris qu’écrire l’oral n’était qu’une trahison, on y perdait les

intonations, les mimiques, la gestuelle du conteur. " (S.M.p.225). Tahar Ben Jelloun,

quant à lui, arrive à écrire un texte qui sert d’espace à un dialogue entre différentes

formes littéraires. Les binarités et les frontières génériques s'estompent. La

disparition du genre en tant que typologie est effective, comme si un genre, seul,

n’arrive plus à exprimer cette multitude qui viendrait des nombreux métissages

culturels et linguistiques que la société a connus durant son histoire. Le même

437 Mikhaïl Bakhtine, Discours sur le roman, p.234, cité par Jacqueline Viswanathan de l’Université

Simon Fraser

Site : Ditl : article Hybride / Hybrid ; Hybridité www.ditl.info/art/definition.php

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constat s’appliquerait à la langue d’écriture qui devrait contenir en son sein toutes

les langues de la société. Lorsque celle-ci est dominée par une culture orale, la

langue, issue de cette dernière, s’impose à l’écrivain. Dans le roman de Robert

Lalonde, les marques de l'oralité affleurent sous la trame d’une écriture poétique. Le

thème de l’étranger, qui évolue dans toutes sortes d’espaces frontaliers :

géographique (entre le Canada et les Etats- Unis), racial (entre amérindien et blanc),

culturel (culture autochtone par le père et culture blanche par la mère), dépasse le

personnage du métis pour parvenir à une étrangeté de la langue d’écriture qui

s’implante entre l’oralité et l’écriture :

"Elle tousse pis tousse sans bon sens !

Laurel ne répond pas. Aussi, ça n’avait pas l’air d’une question. Il sait bien qu’elle

tousse sans bon sens depuis des semaines, qu’elle ne parvient pas à reprendre son

souffle. Il le sait bien, Laurel, c’est lui qui la soigne.

Mais que faire si elle refuse de voir le docteur ?

- Laurel, faut que tu la conduises chez le docteur, pis vite !

- Monsieur le curé, c’est pas sa volonté. Faites lui des prières, c’est ça qu’elle veut.

(L.D.P. p.67)

L’écriture est aux frontières de la langue parlée et de la langue écrite.

Certains mots sont écrits tels que prononcés : pis, (puis), ça (cela), et des expressions

orales sont reprises telles quelles dans des phrases dont la structure respectent le

code écrit : Il sait bien qu’elle tousse sans bon sens depuis des semaines.

L’expression sans bon sens issue du registre oral se retrouve dans une phrase dont

la syntaxe répond à la syntaxe de l’écrit.

Du point de vue de la réception, du lecteur nous pouvons avancer que dans

les trois romans, mais de manière souvent différente, si l’écriture ne remplace pas

l’oralité dans ses manifestations sonores et gestuelles, elle reprend sa syntaxe, ses

expressions, ses structures, sa ponctuation préservant ainsi sa légèreté, sa liberté et

sa dynamique, ce qui a pour conséquence de créer, chez le lecteur une impression

d’entrain, de dynamisme, parfois d’emportement qui caractérise l’oralité.

III – Le métissage des codes artistiques

Le romancier, comme tout autre artiste, bénéficie d’atouts qui lui viennent du

passé culturel, souvent de plusieurs aires, grâce au phénomène de l’intertextualité, et

dans le monde contemporain, à celui de la mondialisation ou globalisation qui fait de

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la diversité une source d’inspiration puis d’échanges transversaux entre les genres

d’un même domaine. Toutefois, d’autres échanges d’une nature différente, peuvent

se produire entre la littérature et des arts comme le théâtre, le cinéma et la musique,

qui partagent entre eux beaucoup de caractéristiques, telles la cohabitation entre le

réel, le vraisemblable et l’invraisemblable, la réalité et le rêve, dans le même espace

sans provoquer de phénomène d’inconvenance, ou un quelconque discrédit ou

désaffection du public. Bien au contraire, ce métissage aiguillonne les imaginations

du côté de l’instance de création, comme de celui de la réception. Dans les sociétés

où l’oralité, avec son substrat culturel, déjà évoqué dans les pages précédentes, tient

encore une place prépondérante, la littérature et les autres arts, permettent au réel, à

l’imaginaire et au magique de composer le monde étant donné que les frontières

entre les uns et les autres ne sont pas aussi distinctes qu’elles ne semblent l’être,

ailleurs. Lorsque ces entités qui, par essence, (selon la division faite par les sciences

modernes) sont antinomiques, arrivent à créer une symbiose, c’est le démantèlement

du discours officiel qui s'effectue par ces nouvelles réalisations, par ce nouveau

corps désormais présent et agissant. Par conséquent, une délocalisation des règles et

des normes, longtemps imposées comme modèles même dans des espaces différents,

devient inévitable.

Avec l'écriture, c'est un autre type de pouvoir et de savoir qu'il faudrait

envisager. Pouvoir et savoir qui s’alimenteront, comme c’est le cas chez nos trois

romanciers, d’autres codes artistiques tels, le théâtre (halqa et théâtre moderne), le

cinéma, la poésie…

Il sera à examiner, comment les processus de métissage concrets, comme la

rencontre des systèmes de références différents, se manifestent, de plus, comment

cette diversité, souvent conflictuelle, peut être non seulement supportée et vécue

dans l’écrit romanesque, mais devient une source féconde et intarissable de

nouvelles possibilités d’appréhender la littérature et ce qu’elle ouvre comme

perspectives au niveau des formes et des contenus.

Notre attention sera particulièrement dirigée vers l'examen des jonctions

culturelles, épistémologiques et des jonctions entre les genres et les cultures. C'est-à-

dire là où les genres ne cessent de se mélanger, comme par exemple l'oscillation

entre plusieurs formes médiales et codes artistiques dont les productions aux angles

moins prononcés, permettent à la littérature de développer de nouvelles orientations

linguistiques et esthétiques.

Les écrivains francophones, dont la diversité des éléments se trouve déjà à la

base de la culture et de l’écriture, sont les plus disposés à ce métissage des arts, les

plus efficaces et les plus aptes, à la culture de la mondialisation dans la diversité.

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Efficacité, parce que, l’imagination du créateur est stimulée beaucoup plus

qu’ailleurs à cause de la magie que dégagent les ensembles qui nourrissent son

imaginaire et les angles multiples d’où sont perçues les perspectives de sa vision.

1 - L'Enfant de sable, un creuset de codes

Tahar Ben Jelloun, a construit son récit à la manière d'une halqa où des

conteurs se relayent pour essayer de donner forme à un personnage que seules leurs

paroles font exister. L'oralité (les conteurs) et l'écriture (le journal d'Ahmed) d'un

côté, le théâtre (la halqa dans les places publiques) et le cirque, où se produisait

Zahra, et son marché de rêves et de sensations (celui que tenait Oum Abbas et son

fils), de l'autre, font de L'Enfant de sable, un carrefour de formes générées par le

métissage des genres à deux niveaux : ceux que la littérature mobilise à l'intérieur de

sa propre sphère, et d'autres, hors de l'espace littéraire, et dont ce dernier tire parti

pour évaser ses contours et donner corps à cette diversité. L'Enfant de sable est un

conte qui s'apparente à la fois à la littérature, au théâtre et au cirque. On ne peut

l'inclure tout entier dans une de ces trois catégories : c'est une forme d'art et de

spectacle à la fois. La fiction et l'écriture le situent dans la sphère de la littérature

(roman) :

"Je me laissais couvrir de mots qui ruisselaient sur mon corps mais passaient

toujours par-dessus ma culotte, ce qui fait que mon bas ventre était épargné par

ces paroles changées en eau. J'entendais pratiquement tout et je suivais le

chemin que prenaient ces phrases qui, arrivées au niveau supérieur de la

vapeur, se mélangeaient et donnaient ensuite un discours étrange et souvent

drôle." E.S. p.34.

L'immédiateté et la proximité des conteurs avec le public, dans celle du conte :

"Le conteur assis sur la natte, les jambes pliées en tailleur, sortit d'un cartable

un grand cahier et le montra à l'assistance. (…). J'ai besoin de vous. Je vous

associe à mon entreprise. Je vous embarque sur le dos et le navire." E.S. p.20.

" Compagnons! Ne partez pas! Attendez, écoutez-moi, je suis de cette histoire,

je monte sur cette échelle de bois, soyez patients, attendez que je m'installe en

haut de la terrasse (…) Approche-toi ; viens plus près de moi. Tu pourras

intervenir dans cette histoire." E.S. p.71.

La forme choisie pour son expression, les répliques de différents

protagonistes sur scène et l'attention soutenue, dans celle du théâtre :

"Ainsi, il devint veuf ! Amis ! Cet épisode de sa vie fut pénible, trouble et

incompréhensible.

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- Non! C'est tout à fait logique! Répliqua un homme de l'assistance. Il s'est

servi de cette pauvre infirme pour se rassurer et renforcer son personnage.

- Oui mais je sais cette histoire aussi. Elle est arrivée, il y a cent ans peut-être."

p.84.

L'Enfant de sable devient un réceptacle où se fondent divers genres et un lieu

où interviennent différents codes artistiques émanant de sources culturelles dont les

agrégats dialoguent et se superposent pour donner vie à une œuvre polyforme.

2 - Le Diable en personne, un no man's land culturel

Le cas de R. Lalonde, est typique de ce phénomène de métissage des genres.

Il est souvent présenté en tant que dramaturge d’abord, puis en tant que romancier

parce qu’après avoir passé son baccalauréat, il étudia pendant trois ans au

conservatoire national d’art dramatique de Montréal et devient professeur d’art

dramatique, homme de scène et acteur. A côté de ses romans, en majorité primés

comme nous l’avons souligné dans la première partie de notre travail, il est auteur

d’une filmographie intéressante.438

Ses récits, et Le Diable en personne, en fait partie, tournent le dos au

déroulement linéaire et chronologique et développent une poétique assez originale.

Lalonde n'enferme pas son texte dans un genre pour éviter d'obéir à ses codes et à

ses lois. Le souci de la vérité de son discours, et de la prise en compte du réel,

l'obligent à mélanger tous les genres sans en dépendre. C’est ce qui explique les

changements de typographie, des niveaux de langue, les allers et retours dans le

passé du héros où des bribes de plusieurs vies s'entrecoupent comme s'ils menaient

un combat interne où le plus opportun, lorsque la situation l'exige, fait surface dans

l'espace scriptural et éclaire une des multiples facettes du personnage. Les incursions

des lettres que s’échangeaient Mathilde et Marie-Ange et cette dernière avec sa

mère, les fragments poétiques de Florent qui découpent le texte en mosaïque et

perturbent le déroulement de la narration attestent de cette tendance à longer les

frontières de tous les genres sans laisser le temps aux codes de l'un ou de l'autre

d'affirmer leur domination. La supériorité du personnage principal, viendrait de sa

proximité avec la nature et de sa capacité à renouveler sa vie sans donner

l'impression de vouloir s'accrocher à une quelconque période de son passé. Il

438 Sans issue/ In the Bedroom, Elles étaient cinq/Five of us, The Séraphin : un homme et son péché 2002, Mémoires affectives/ Looking for Alexander, 2004, Alys Robi : ma vie en cinémascope, 2004, Bienvenue au conseil d’administration, 2006, Sans elle, 2006.

Site : http ://www.canoe.com/ divertissement/cinéma

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traverse les étapes, comme un voyageur parcourt un itinéraire qu'il aurait choisi à

l'avance. Warden Laforce se débarrasse d'un nom et d'une existence à partir du

moment où il ne peut plus mener cette dernière comme il l'aurait voulue, c'est le

signe d'une liberté dont le prix était l'absence de tout lien nostalgique qui aurait agi

comme un fardeau et l'aurait empêché de pouvoir partir lorsque les circonstances

l'exigeaient. Nous pouvons percevoir cela comme une fuite devant des

responsabilités que l'on devrait assumer, mais devant l'absence de la moindre chance

d'être compris, la démarche du personnage principale s'avère la plus intelligente

comme l'est celle de l'auteur qui montre son absence de soumission aux genres tels

qu'ils sont normés ailleurs, en louvoyant entre leurs codes sans définitivement trop

s'en imprégner. Même si Warden est le personnage qui focalise toutes les attentions,

il est tout à fait légitime de penser qu'il n'est pas le seul, il y Mathilde qui s'élancera

sur ses traces et qui dévoile au lecteur qui il était et à un degré moindre, Florent

dont les écrits tiennent lieu de "bible" à Mathilde et de testament à Warden. Ce

partage de focalisation serait du à l'intrusion de certains codes du cinéma où la

vedette est souvent partagée par différents personnages, et où l’aliénation par l’objet

contemplé transforme le spectateur en admirateur qui ne "se pense" qu'à travers cet

objet. C'est ce qui arrive aux trois personnages qui ont connu de près Warden. Ils ne

pouvaient exister que par lui, pour les deux premiers, et qu'après avoir levé les

secrets de sa force, de sa supériorité sur les autres, pour la dernière, Mathilde. A un

autre niveau, le lecteur devient spectateur d'une représentation qui se déroule aux

frontières des deux ou trois personnages principaux. Chaque personnage scruté

devient, pour quelques moments, objet de l'attention comme sous l'effet d'une

caméra, pour laisser la place à l’autre et permettre à l'écrivain de ne pas tomber sous

le joug de l'autorité du personnage principal ou héros. La notion de héros disparaît

ou du moins change comme celle du genre et de son autorité sur les normes de

l'écriture.

3 - Solibo Magnifique, des codes artistiques au service de la créolité

Patrick Chamoiseau, sensible à la question de la littérature, s’est toujours

demandé quelle écriture serait la plus significative, quelles stratégies elle doit

mobiliser pour mettre en évidence la culture créole et la mémoire. Dans un entretien

accordé à Savrina Paredavee Chinien439, l’auteur affirme que la création

439 P. Chamoiseau, La création contemporaine est un processus expérimental, 28-02-2008. Source : http://www.africultures.com/index.

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contemporaine est un processus d’expérimentation où le roman devient un creuset

où fondent les processus, de connaissance, et d’exploration existentielle. Sur un

autre plan, dans une société en créolisation, les normes d’écriture romanesque,

imposées de l’extérieur, ne représentent pas des tabous qu’il serait difficile de

transgresser, au contraire c’est par leur mise en cause, qu’il devient possible de

construire une identité littéraire nouvelle. Divers arts sont mobilisés (théâtre sous

toutes ses formes, cinéma, l’art de la caricature…).De plus, la notion de l’incertain,

dont parle P. Chamoiseau, représente un autre facteur de renouvellement et de

métissages des codes :

"L’autre élément qui me paraît important et qui peut répondre à quelques

questions, c’est la notion de l’incertain. Je crois que l’incertitude est au cœur

même de toute l’esthétique de toute production artistique. On ne peut pas entrer

dans la vieille certitude du roman du 18ème et du 19ème siècle avec des

personnages qui sont hyper bien dessinés, qui ont un Moi bien défini, qui

savent ce qu'ils veulent, avec un narrateur qui est omniscient, qui sait toute leur

vie et leurs arrière-pensées"440

Il ajoute, un peu plus loin, que la littérature doit susciter le grand merveilleux

en mobilisant toutes les richesses de l’oralité et de la mémoire et toutes les formes

qui leur permettraient de prendre forme

"Donc, il y a le réalisme merveilleux ; on connaît le fantastique, on connaît

l’étrange, on connaît les procédures du conte, on connaît les modalités des

légendes, des mythes, des miracles, on connaît les événements inexplicables,

on connaît la merveille enfantine, et tout ça aujourd’hui doit se mobiliser. On

ne peut pas simplement pratiquer une merveille de conte ou une merveille de

légende, mais on devrait pratiquer le grand merveilleux, parce que c’est le

grand merveilleux qui nous rapproche plus de la grande complexité

indéchiffrable de la totalité-monde.

Inscrits dans ce contexte et partageant pour la plupart cette vision de la

littérature, les écrivains antillais, dont la société, très longtemps privée d’écriture,

étaient "surdéterminés de l'extérieur"441. Réagissant à cette situation, ils traduisent le

besoin, de toute une communauté, de libérer un imaginaire, jusque là confiné dans

des frontières dressées par les écrits externes, et de formuler une identité particulière

par rapport au monde

"Nous sommes tentés par d'autres partitions. L'éclatement de la totalité-monde

et la précipitation des techniques audiovisuelles ou informatiques ont ouvert le

440 P. Chamoiseau, entretien, réalise en janvier 2002, avec Dominique Deblaine, à la suite de la sortie de son ouvrage Biblique des derniers gestes. 441 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris Seuil, 1975, (1952), p.07.

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champ à une infinie variété de genres possibles, dont nous n'avons pas idées.

En attendant, les poétiques du monde mélangent allègrement les genres, les

réinventant de la sorte."442

Cette pression que les écrivains doivent traduire en formes nouvelles se

manifeste, dans les écrits dans l’expression de plusieurs codes artistiques, seuls

capables de pouvoir rassembler dans un seul espace les différentes visions

artistiques.

Edouard Glissant, avec qui P. Chamoiseau partage beaucoup sur la

littérature, parle, lui, de la place que prend désormais l’audiovisuel dans le littéraire

et artistique :

"Nous sommes tentés par d'autres partitions. L'éclatement de la totalité-monde

et la précipitation des techniques audiovisuelles ou informatiques ont ouvert le

champ à une infinie variété de genres possibles, dont nous n'avons pas idées.

En attendant, les poétiques du monde mélangent allègrement les genres, les

réinventant de la sorte. "443 (Traité du Tout-Monde 122)

Cette tendance à mobiliser divers genres et divers arts pour arriver à une

expression qui serait la synthèse de la multiplicité des fonds dont est constitué

l’imaginaire antillais, se retrouve dans Solibo Magnifique, à travers la pléiade de

personnages aussi différents les uns des autres mais dont la complémentarité s’avère

indispensable pour exprimer ce divers antillais dont parle P. Chamoiseau. Ce

dernier, lors de la présentation des témoins dans le rapport de police, les désigne par

leur origine (américains du sud, africain, ou syrien), donnant ainsi au métissage un

sens qui serait différent de mélange ou synthèse. Dans cette confrontation, avec la

police, chaque personnage met en évidence une manière de se défendre qui lui est

propre, qui lui vient de ses racines et non de la société dans laquelle il vit. Ainsi

l’auteur se donne toute la plénitude de profiter non seulement de toutes les cultures

mais aussi de toutes sortes d’expressions artistiques. Cela rejoint sur plusieurs points

l’art caricatural dont l’une des techniques est d’agrandir une particularité jusqu’à en

faire une généralité. C’est dans l’origine que l’on chercherait l’explication à tel ou

tel geste, tel ou tel acte, telle ou telle manière d’être à l’image du comportement des

témoins devant la police :

- Congo, l’africain : respect pour les ancêtres et ceux qu’ils représentent, respect

pour la parole et la mémoire. Il enlève ses habits et les met sur le corps de Solibo,

sans demander l’autorisation aux policiers pourtant menaçants. Il fait mine de

442 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p.122. 443 Idem, p.122.

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patiente et de son sang froid. Il ne sait pas parler français, préserve les valeurs des

anciens et continue à vivre comme les ancêtres africains.

- Le syrien, ne peut se débarrasser de son esprit de commerçant, il parle bien à

l’image de la société qu’il représente. Il est rusé et reflète l’image négative qu’il

possède dans les Antilles.

- Les policiers, représentants de l’administration officielle, illustrent, à travers leurs

comportements, toute la séparation entre les deux mondes en présence.

Ces caricatures et d’autres le long de ce récit d’une réalité, supposée refléter

la société martiniquaise, au moins en partie (c’est une fiction), ressemble sur divers

ponts, à l’art de la bande dessinée où le monde est divisé en bien et en mal. L’auteur,

ayant déjà pratiqué cet art ainsi que l’art cinématographique444, comme nous l’avons

souligné dans la première partie de ce travail, en redéploie, dans ce roman, quelques

unes des caractéristiques liées à cette dichotomie du monde.

Dans les trois romans, mais d’une manière plus aigue, dans Le Diable en

personne, Robert Lalonde arrive à instaurer une ambiance intime avec le lecteur. Le

résultat est surprenant, les différentes déviances, ne comportent aucun caractère

condamnable, bien au contraire, elles sont perçues comme des touches

"sympathiques" parce que hautement et fortement humaines. Il dévoile à l’humain,

son humanité sans prendre des gans, comme le souhaite ce dernier qui se voit obligé

de réfléchir avec l’auteur pour arriver à ne plus être effrayer par la différence.

Ahmed-Zahra, Solibo Magnifique, Warden Laforce, fuient chacun à sa manière,

leurs sociétés. Ces fuites qui n’en sont pas réellement sont le fruit de la diversité qui

ne peut s’enraciner et finir par se scléroser. Cette possibilité de pouvoir "fuir" n’est

pas l’apanage des gens liés par tout un arsenal "culturel" ou prisonnier d’une forme

ou d’un savoir : " Non, cette vie là n’est pas pour lui, c’est sûr." L.D.P. p.82.

4 - Métissage, Hybridité, pour quelle appellation opter ?

Etant orienté vers divers genres : le roman, le théâtre, le cinéma et la poésie,

l’écriture se transforme en témoignage de cette créativité et cette la polyvalence.

D’un autre côté, la passion du malaise habite les auteurs en question et elle se traduit

par la recherche de diversités à l’image de leurs vies meublées de combats pour les

444 Patrick Chamoiseau a écrit en 1999 le script du long métrage "Passage du Milieu" de Guy Deslauriers. En 2003, Patrick Chamoiseau signe le script de la fiction "Nord Plage" pour le réalisateur José Hayot; une chronique urbaine - thème récurrent chez Patrick Chamoiseau - d'un quartier qui se meurt, "Nord Plage" au nord de la Martinique. Plus récemment, toujours pour Guy Deslauriers, Patrick Chamoiseau a écrit le scénario du film "BIGUINE" (2004).

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jeunes, pour les femmes, pour la justice. Les paroxysmes ne les effraient pas à

l’image de Robert Lalonde ou de Chamoiseau qui transforment la langue d’écriture

en en lieu de questionnements divers.

Il nous paraît, par conséquent nécessaire de se poser des questions sur le

concept qui pourrait le mieux seoir à cette situation et répondre à notre attente :

devrait on parler d’hybridité, de métissage ou devrait-on imaginer un autre concept

qui pourrait mieux définir ce phénomène ?

a - L’hybridité : des créations monstrueuses ?

"Les études étymologique et sémantique montrent que, d'abord utilisé

seulement en biologie, le terme est ensuite passé dans la terminologie

linguistique. Dans certains contextes, il acquiert une connotation péjorative : la

combinaison de deux éléments d'origine différente créerait une sorte de

"monstre linguistique". Ce jugement négatif se manifeste aussi dans les

premières occurrences du terme en critique littéraire. Le Dictionnaire du

français plus (Montréal, 1988) définit ainsi une œuvre hybride : "elle participe

de genres, de styles différents faits d'éléments mal assortis, anormalement

réunis". Cette critique de l'hybride semble liée à une valorisation de la "pureté"

des genres, des styles ou de la langue. Ce parti pris est aussi apparent dans ce

commentaire d'André Gide: "une langue hybride et de séduction ambiguë".445

Cette vision assez tranchée ne fait plus l’unanimité chez les critiques

littéraires contemporains. La valorisation de la race pure qui fut à l’origine de la

valorisation de la langue et des genres pures fut mise à mal par la vision moderne du

monde et par l’avènement et le développement du mouvement de globalisation qui

se présente beaucoup plus comme une fatalité que comme une alternative. La

connotation est devenue plus positive et l’hétérogénéité n’est plus perçue comme

une tare. Les règles classiques de la séparation des genres, de la rhétorique, sont

parfois remises en question. Les frontières entre les genres, autrefois distinctes,

semblent de plus en plus floues, ou tout simplement abolies dans certaines œuvres

francophones à titre d’exemple446.

L’œuvre hybride, selon Dominique Combe, n’est pas une synthèse de deux

entités différentes ni leur fusion harmonieuse. Elle se forme de fragments des deux

œuvres C’est dans ce sens qu’elle peut être intéressante puisqu’elle laisse s’exprimer

des genres différents en son intérieur. Cette expression de genres différents peut ne

pas se faire dans l’harmonie peut-être, en revanche, elle ne se fait pas dans la

platitude pré déterminée du genre qui caractérise l’œuvre classique. Elle reste

445 Paul Robert, Dictionnaire de la langue française, vol. 3, 1963 446 Nedjma de Kateb Yacine, L’Enfant de Sable de T. Ben Jelloun…

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cependant souvent, tributaire de l'identification par le lecteur des genres qu'elle

subvertit. Mais l’analyse de Dominique Combe se vérifie surtout à travers les

exemples de genres hybrides qu’il cite : "le récit poétique, le roman-poème, le

roman-théâtre, le ciné-roman ".

Nous considérons que ces paroles de Marguerite Duras qui déclarait à propos

de texte hybride : " Je ne sais rien de la différence entre lire et écrire, entre lire, voir

et entendre. Je n'aperçois plus rien de différent entre le théâtre et le cinéma, le

cinéma et l'écrit, le théâtre et l'écrit"447, conviennent parfaitement aux œuvres

romanesques de plusieurs écrivains francophones et particulièrement à celles de

Robert Lalonde. Les œuvres Détruire, Indiana Song, peuvent se lire, dit-elle, comme

roman, pièce ou scénario. Elle ne parle pas de mélange de genres, elle n’arrive pas à

déterminer son œuvre, elle dit cependant que c’est au lecteur de la percevoir comme

il l’entend. Les règles classiques de la théorie des genres, la catégorisation

systématique de la rhétorique se confondent et se mêlent dans son écriture et dans sa

création puisque son champ ne se limite plus à la littérature mais aux arts (théâtre,

cinéma, poésie…). Dans le cas de Marguerite Duras, c’est une écriture "inter arts"

qu’elle nous propose et la frontière entre les deux champs qui sont l’écriture et la

lecture n’est plus distincte.

Néanmoins, Marguerite Duras, à l’instar de Dominique Combe, s’intéressent

au mélange de genres provenant de domaines d’expressions différents issus de la

même sphère culturelle et civilisationnelle. Comme nous l’avons déjà montré, dans

les romans sur lesquels nous nous penchons, le mélange concerne non seulement des

genres différents (conte, fable, roman, poésie), mais également, à un autre niveau,

deux codes artistiques différents.

Selon Mikhaïl Bakhtine, l’hybridité désigne un des concepts-clés de sa

théorie du langage romanesque. La critique littéraire internationale se réfère souvent,

en parlant d’hybridité, à la poétique bakhtinienne.

L’énoncé hybride est un système qui engobe des discours différents et leur

permet de s’exprimer ensemble d’où une polyphonie au sein du texte apparemment

unitaire dans le roman. Bakhtine désigne par construction hybride, "tout énoncé qui

appartient par sa syntaxe et a composition à un seul sujet d’énonciation mais qui, en

fait, contient à la fois deux énoncés, deux dictions, deux styles, deux "langages",

deux sémantiques et deux horizons axiologiques" 448. La collusion de deux visions

447 Cahiers Renaud-Barrault, n° 95, Gallimard, 1977, p. 23 448 Mikhaïl Bakhtine, Discours sur le roman, p.234, cité par Jacqueline Viswanathan de l’Université Simon Fraser.

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du monde, parfois de plusieurs, permet d’en créer une nouvelle. L'énoncé hybride

est dans ce cas de figure, intentionnel, voulu par l'artiste.

b - Le métissage, ou la cohabitation de la diversité

Le métissage, selon les deux auteurs de Métissages449, serait un processus de

dessaisissement et du renoncement et présenterait le même caractère

d’imprévisibilité que le concept de créolisation développé par Edouard Glissant,

Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, mais il se situerait au début du processus de

l’opération et non à sa fin, c'est-à-dire que cette imprévisibilité serait non le résultat

de ce même processus mais son amorce.

A la différence d’autres spécialistes qui présentent le métissage comme une

mixité de races et de cultures aboutissant logiquement à une appropriation d’une

totalité dominé par un sentiment de plénitude, les auteurs de ce livre, François

Laplantine et Alexis Nouss, soutiennent dans leur thèse exactement le contraire : "Le

métissage est une pensée- et d’abord une expérience- de la désappropriation, de

l’absence et de l’incertitude qui peut jaillir d’une rencontre. La condition métisse est

souvent douloureuse. "(Introduction)

Ce même terme de métissage repris par Edouard Glissant, serait "Le

processus de mise en relation des peuples et des cultures et la créativité qui s’en

dégage. "450 Ce qui est indéniable et qu’il serait pertinent de souligner, c’est le fait

que les colons européens ont, comme le précise Delphine Perret dans ce même

ouvrage, le plus souvent étouffé ce qui provenait de la culture des dominés, les

Amérindiens d’abord, puis les africains esclaves puis les autres étrangers, et les

Français ont toujours affirmé de plus en plus sur leurs territoires, à partir de la

Troisième République, ce qui venait de chez eux. Or nourrir, premier sens du terme

créole, signifie dans le cas de la rencontre de deux mondes et dans le cas où c’est un

état d’équilibre et d’harmonie, qui est recherché au bout du processus, une opération

conjointe dans laquelle les deux mondes proposent, nourrissent d’une façon plus ou

moins équitable. Dans ce cas de figure, le résultat serait l’aboutissement d’une sorte

de dialogue et d’échanges et où chaque partie se reconnaîtra. Ce qui s’est passé dans

les Antilles et ailleurs, c’est que les forces coloniales ont imposé une culture, une

langue et une vision, et c’était aux autres, dominés, de se mettre à nu, de se présenter

comme des fresques vivantes que l’on effacerait et sur lesquelles on sculpterait une

Source : DITL : article HYBRIDE / Hybrid ; Hybridité www.ditl.info/art/definition.php 449 François Laplantine et Alexis Nouss, Métissages de Arcimboldo à Zombi, Pauvert 2001. 450 Edouard Glissant, cité par Delphine Perret dans La créolité espace de création, éditions Ibis rouge, 2001, p.11.

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autre image. Et à partir de ce moment, ces peuples seraient autres, et dégageraient

une nouvelle image, celle que les forces coloniales leur ont choisie.

La conséquence de cette entreprise de dissolution, de dérèglements divers ne

serait ni celle attendue par l’entrepreneur, ni peut- être à laquelle les peuples, sur

lesquels ces essais furent entrepris, s’attendaient et Edouard Glissant a bien choisi

son terme d’imprévisibilité.

c - Pour une nouvelle appellation

Dans ce cas, le terme de métissage dans le sens de rencontre de deux entités

différentes qui se mixent et se nourrissent mutuellement afin d’engendrer une

nouvelle entité plus à même de vivre et de s’adapter aux nouvelles règles de la vie,

ne peut être appliqué à la situation du Maghreb et des Antilles. Car dès le départ, il y

eut domination, écrasement, mépris d’une entité envers l’autre et tentative de

nourriture ne provenant que de cette même entité.

Mais dans les pays francophones, la littérature contemporaine tente de

dépasser cette situation en produisant des œuvres où les cultures, les formes

d’expression et les imaginaires dialoguent. La culture orale, berceau des cultures

autochtones au Maroc, en Martinique et au Québec, devient partie prenante et tient

de plus en plus une place importante dans la construction des œuvres littéraires. Elle

se manifeste à travers les contenus et les thèmes développés mais davantage, à

travers les formes d’expression qui empruntent au mythe, au conte, à la légende, et à

d’autres formes théâtrales locales. Les formes romanesques imposées subissent des

transformations de l’intérieur qui arrivent parfois jusqu’à les rendre difficilement

répertoriables dans tel ou tel genre littéraire classique.

Ces œuvres, aux contenus divers et aux formes dont les origines culturelles

sont multiples, seraient hybrides ou métissées ? Ces deux concepts ne pourraient, à

nos yeux englober, ce que Edouard Glissant, appelle la diversalité, même si

métissage, au sens que lui donnent les deux auteurs de l’ouvrage que nous avons

cité, est plus proche de cette réalité complexe que partagent beaucoup d’écrivains

francophones contemporains. Définir ce phénomène à partir d’une dualité est en soi

même une erreur qu’il faudrait éviter. Ces productions ne reflètent guère une dualité

mais une diversité qui dépasse de loin une sorte de "double", de plus, ces entités en

dialogue, se créolisent et se transforment, d’où la difficulté de les saisir en

mouvement. Ces œuvres se présentent comme des formes dont l’intérieur des

contenus interactifs, bouillonnent et se transforment. Ce processus n’est pas en soi

une recherche de quelque identité ou voie, mais une perpétuelle démarche de mise à

jour et d’adaptation à des situations nouvelles. Trouver un terme ou une expression

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qui exprimerait ces fonds en dialogue et en confrontation, qui à première vue, nous

paraissait facile, s’est avéré très complexe, mais il est nécessaire de le faire parce

qu’il est injuste de vouloir confiner et simplifier de la sorte un processus aussi riche

et aussi complet que ce qui est en train de se passer sans ces mondes où diverses

cultures se traversent. Comment trouver une appellation qui rendrait justice aux

"divers réunis dans l’indivisible" ?

Indivisible par sa nature, ce nouvel espace culturel composite agit comme

une éponge qui, à mesure d’absorber de l’eau, gonfle, prend forme, devient plus

nette et plus volumineuse, résistant mieux aux vents qui pouvaient la déplacer dans

tous les sens. Traversé par la pluralité, il réussit à en faire une sorte d’"unanimité" et

aucun discours, aussi ciblé soit-il, ne pourrait le détourner ce cette diversité.

Qualifier ces œuvres d’hybrides, s’avère être trop réducteur, mais parler de

métissage, même dans le sens que nous lui donnons à travers cette réflexion l’est

aussi. Le concept employé par Edouard Glissant se révèle plus complet, car le

phénomène de "créolisation" lève le voile sur une des caractéristiques de ces

littératures et de ces cultures. Toutefois, il n’englobe pas d’autres mouvements

internes qui agissent comme une interconnexion : les imaginaires, les visions, les

formes qui opèrent de manière continue dans le dialogue et dans la confrontation.

Dans les deux cas de figures, ce frottement aboutit à des œuvres multiples et uniques

à la fois, "indivises" et communes à l’humanité.

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CONCLUSION

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Notre contribution à la réflexion sur la littérature francophone, à l’image

d’autres travaux universitaires, est d’affiner une perspective partiellement

développée des rapports qu’entretiennent les littératures produites dans certains

espaces francophones avec les cultures qu’elles représentent. Si l’analyse narrative,

avec son arsenal d’outils de mesure, reste un moyen pertinent pour étudier de près et

avec le moins d’écart ou d’erreur possible, des œuvres littéraires francophones, il

n’est pas toujours facile de savoir où orienter l’éclairage pour rendre plus visibles les

balises qui jalonnent les frontières, et percer l’énigme de ce que nous appelons

"Métissage". Un vaste mouvement de recherche se développe un peu partout dans le

monde francophone pour tenter de mieux appréhender ce concept et des divergences

persistent quant à la définition et même au choix du terme (Hybridité ou Métissage)

qui serait à même de définir cette situation complexe. Nous avons pris comme sujet

la problématique de la narration et du métissage, traités principalement par rapport

aux trois identités narratives dans les œuvres romanesques choisies dans trois

espaces culturels différents.

A l’épreuve de l’universalité

Nous avons tenté de donner, dans la première partie de notre travail, un

aperçu sur les trois littératures en nous intéressant, d’une part, à leur évolution dans

leurs milieux respectifs et leurs milieux d’accueil : le Maroc et la France ; les

Antilles, la France et les Etats-Unis ; le Québec et la France, d’autre part, à

l’itinéraire qu’a suivi chaque écrivain depuis la parution de ses premières œuvres

jusqu’aux romans édités dans les années 2000 et l’impact de ses créations sur le

reste des littératures dans l’espace francophone. Nous avons jugé pertinent de

commencer par proposer un aperçu des trois ensembles littéraires, en axant plus

particulièrement notre analyse sur la production romanesque et en retraçant leur

histoire et les étapes par lesquelles ils sont passés jusqu’à 2007. Une fois ce

panorama fixé, nous avons focalisé notre regard sur l’écrivain choisi pour chacune

de ces littératures, précisant leur trajectoire et leur évolution.

La première partie, destinée à la présentation et à la mise en parallèle de trois

littératures francophones, a été entamée par une étude sur l'écrivain Tahar Ben

Jelloun vers qui confluait tous les éléments de l'analyse que nous avions développée

sur la "littérature marocaine" de langue française, les différents courants qui l'ont

traversée, les étapes importantes par lesquelles elle est passée et les événements qui

nous ont permis, à partir d'écrits littéraires au début, parler de littérature en situation

de formation certes, qui n’a cessé cependant d’évoluer et de s'affirmer. Nous avons

consacré le premier point du premier chapitre à la production littéraire, notamment

celle des romans, d'avant indépendance et à la place de Ahmed Séfrioui dans cet

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ensemble qui prenait forme. Cette période qui a vu apparaître les premiers ouvrages,

-tel Le Passé simple et Les Boucs de Driss Chraïbi auxquels nous avons réservé

toute une étude, ont agi, comme nous l’avons constaté, comme des éléments

précurseurs à une littérature en gestation et ont tracé les premières ébauches des

fondements de ce que l'on appelle maintenant une identité littéraire marocaine

propre, grâce à la pose de jalons d'une écriture de déstructuration et de remise en

cause.

Le second point, très important dans la jeune histoire des productions

littéraires marocaines, a dressé un panorama de la période d'après indépendance où

l'influence de la revue Souffles a permis de poser différemment le problème de

l'identité nationale en relation avec la situation linguistique, et a constitué un espace

idéal pour le développement d'une expression et d'un débat, dans l’inconfort certes

mais fructueux, entre les différentes parties qui forment ce monde de la littérature et,

conjointement, de l’art.

Le troisième volet de ce chapitre a mis en évidence la période de l'après

Souffles caractérisée par le rôle que jouèrent des écrivains comme Mohamed Khair-

Eddine à partir d’une écriture révoltée et dont les formes et les sens étaient

multiples. Cette période, où le champ littéraire, longtemps à la recherche d’une

liberté confisquée, montra une audace, une volonté de certains écrivains qui

étalèrent et dénoncèrent toutes sortes d’abus : l’écriture devient un outil aux mains

des poètes et des écrivains pour scruter les horizons et examiner de près les

situations sociale et culturelle de leur sphère civilisationnelle.

Nous avons cru utile, de reprendre, dans un quatrième point, cet embryon en

gestation et suivre son évolution grâce à l’apport d’écrivains de renommée, tels A.

Khatibi, A Laâbi, T. Ben Jelloun et d’autres, pour le voir se frayer un chemin dans la

littérature francophone. Cela, comme nous l’avons détaillé, fut possible à mettre en

œuvre, grâce à une écriture qui puisait dans un imaginaire qui a réussi à maintenir le

lien entre le passé, le présent et tirer parti des différents frottements que les écrivains

marocains avaient désormais avec l'Autre. Nous avons terminé ce chapitre en

soulignant la place de Tahar Ben Jelloun vers qui notre réflexion tendait. Son statut

d’écrivain et de voix résonnante, très écoutée dans le monde francophone, grâce à

ses prises de positions sur des problèmes liés à la femme et à l'enfance dans le

monde arabe ou lors d'événements importants, ont été mis en évidence pour

souligner l’importance de l’écrit littéraire et son influence sur la construction de

l’image.

Dans le second chapitre, réservé à La littérature antillaise, nous avons

consacré le premier point à ce que nous avons nommé Antériorités. Ces dernières

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sont relatives aux productions littéraires des Antilles françaises et celle des Etats-

Unis où sont apparues les premières revendications importantes d’une

reconnaissance, avec des intellectuels pionniers et le mouvement de la Négro-

renaissance de Harlem.

Avant le XXe siècle, la littérature tentait de montrer une société créole

qu’aucun écrit ne mettait en évidence, l’auteur prenait parti pour les mulâtres

victimes de la proscription des Blancs de Saint-Pierre. L’origine de la majeure partie

de la population qui formait cette société, devenue créole par le brassage des races,

était ignorée, comme l’étaient les Noirs.

Par contre, les productions littéraires du XXe siècle, bien que diverses, ont

permis, comme nous l’avons souligné, aux auteurs de revendiquer leurs sources

africaines en même temps que leurs particularités culturelles étant donné les trois

siècles d’histoire séparée de ces mêmes sources. Aimé Césaire, l’Antillais et

Léopold Sédar Senghor, l’Africain, ont montré, à travers le mouvement de la

Négritude, que le sort des deux entités est lié, au moins sur le plan culturel.

Dans un deuxième point consacré aux auteurs de la Négritude, nous avons

rappelé le moment socio-historique ainsi que les grandes revendications auxquelles

la littérature pouvait servir de véhicule sans pour autant oublier son côté esthétique.

Nous avons présenté les acteurs qui ont marqué d’une manière sans pareille la

marche de la littérature francophone et participé à la faire connaître comme

littérature majeure.

Le célèbre mouvement de la Négritude avec Léopold-Sédar Senghor, Aimé

Césaire et Léon-Gontran Damas, a été l’objet d’une analyse particulière étant donné

l’appréciation que porteront sur lui les intellectuels de la créolité, eux aussi au

nombre de trois : Patrick Chamoiseau, Rafaël Confiant et Jean Bernabé.

Dans le troisième volet de ce chapitre, nous nous sommes intéressés à

l’Antillanité, un autre maillon de la chaîne placé entre la Négritude et Créolité à la

fois avec l’apport d’un Frantz Fanon, qui prit ses distances avec la Négritude dans

Peau noire, masques blancs pour parler d’humanité et plus seulement de race et qui

montra, à travers ses écrits et ses postions, que l’humanité est une seule et même

race. L’apport d’Edouard Glissant, héritier de ce dernier, n’a pas connu le même

sort. Il a, par contre, largement permis la diffusion du courant ou pensée appelée

l’Antillanité, même s‘il s’en défend.

Il était temps, dans notre quatrième et dernière partie d’aborder le

mouvement de la créolité et de montrer quelle place lui ont permis d’occuper des

auteurs comme Chamoiseau, Confiant ou encore Bernabé. Dans ce dernier point,

l’empreinte de l’écrivain de notre corpus a été mise en évidence grâce notamment à

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l’analyse de ses écrits mais aussi à ses interventions très nombreuses par ailleurs. Le

choix de ce roman était dicté par la nature de la problématique posée. En effet Solibo

Magnifique est le récit de l’oralité, qui est le caractère oral du langage, du discours

et d’une culture entière, et du fond dont elle se nourrit, la mémoire, en agonie. C’est

également une tentative de l’auteur de sauver, par le biais de ce qu’il appelle

l’oraliture, une sorte de transcription de la parole aussi vivante, aussi résonnante,

aussi vibrante, que possible, ce qui peut l’être de la mémoire et de la parole. C’est un

roman sur les grands conteurs créoles martiniquais, sur la position importante qu’ils

occupaient dans la société traditionnelle, et la tragédie touchante d’un univers au

seuil de l’oubli.

Dans le troisième chapitre réservé à la littérature québécoise, nous avons jugé

nécessaire de faire converger nos analyses vers l’écrivain Robert Lalonde, son

roman, Le Diable en personne, et vers sa carrière littéraire riche et diverse. Nous

nous sommes intéressés à différents courants littéraires québécois qui représentent, à

nos yeux, un ensemble symbolique de cette littérature et de son évolution.

C’est à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, plus particulièrement

depuis la Rébellion, que les premières productions littéraires québécoises sont

apparues ébauchant les contours de cette littérature.

Après avoir abordé de manière succincte la situation de la littérature du

Canada français, nous nous sommes attelés à souligner les difficultés auxquelles elle

a du faire face pour, enfin, pouvoir émerger et se forger l’identité que nous lui

connaissons. Les étapes traversées par cette littérature, orale d’abord -cette dernière

a toujours été un support essentiel et une production importante de contes, de récits,

de légendes- ont occupé une place significative, et les balbutiements de ces

premières productions écrites, œuvres à caractère religieux et militant à l’image des

ouvrages de l’Abbé Raymond Casgrain et de toute l’école patriotique se développent

dans une conjoncture marquée par un rejet massif du roman, jugé trop subversif et

amoral.

La problématique de la langue, a permis dans le second point, de développer

une profonde réflexion sur un thème qui a tenu en haleine le Québec puisqu’il a été

au cœur de tous les enjeux depuis l’acte du Québec de 1774 qui protégea l'usage de

la langue française et permit, aux Français du Canada, la garantie de la pratique de la

religion catholique, jusqu'aux années quatre-vingt dix avec la prise de conscience

que le problème ne résidait pas dans la langue d'écriture mais dans les normes

culturelles que la langue française, grâce à une certaine flexibilité, permet de

préserver. Les étapes historiques affûtèrent les armes et les consciences jusqu’à

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l’avènement du joual que beaucoup d’écrivains des années 1960, admirateurs

d’Octave Cremazie, adoptèrent comme langue d’écriture romanesque.

La littérature du Québec moderne, a bénéficié, dans le troisième point, d’un

éclairage sur cette période du XXe siècle où le roman commence à s’imposer comme

un espace de luttes mais aussi, un canal qui permet aux différents apports d'intégrer

la langue, la culture et les formes. Les années quatre-vingt, la littérature québécoise

illustre, par de belles productions, sa réelle libération des traditions, de la religion et

des nationalistes souvent plus dirigistes que les autres. Ce fut l’occasion

qu’attendaient les écrivains québécois pour mettre à profit cette ouverture, prévisible

de surcroît, sur le monde et mettre en valeur leurs normes, grâce à la production de

nombreuses œuvres de grande facture, qui ont fini par donner à cette littérature, une

place de choix dans le concert francophone.

Enfin dans une quatrième partie consacrée à Robert Lalonde, qui résume bien

cette tendance au métissage et à l’amour de l’Autre, nous avons tenté de mettre en

exergue les thèmes, l'écriture et les sentiments qui abondent dans les écrits de cet

auteur. La méthode spécifique et personnelle avec laquelle il aborde, le problème de

l’écriture à travers des personnages-écrivains et des personnages-lecteurs font de

ses romans un lieu où l’étrange ne l’est plus. Dans Le Diable en personne, c’est à

travers une conjugaison de facteurs insolites et une combinaison masculin/féminin

que le lecteur découvre qui est cet étranger. Il manifeste ainsi une volonté de

montrer que c’est du métissage que vient le salut, le métissage étant une situation

d’efforts et de tensions continus.

Des systèmes de narration à l’épreuve du métissage

La deuxième partie de notre travail nous a permis de soulever la

problématique de la narration dans ces trois œuvres francophones.

Dans L'Enfant de sable, la superposition de deux récits enveloppés dans un

méga récit sur l'écriture, ouvre la voie à l'intervention de plusieurs voies narratives

devant lesquelles s'efface un narrateur agissant en animateur d'un échange oral/écrit

qui se déroule entre des conteurs en phase de raconter la vie d'Ahmed telle qu'ils la

perçoivent et la pensent, et ce dernier, qui raconte cette même vie telle qu'il la

ressent à travers l'enveloppe du père (Ahmed), et dans son fort intérieur, à travers ce

qu'elle est réellement, une fille. Cet échange oral/écrit est mis en évidence par un

système de narration dans lequel le couple narrateur/narrataire agit en duo. Chaque

instance interpelle l'autre : le narrateur en interpellant directement le narrataire,

employant toutes sortes de formules et d'interjections et le narrataire, par des

questions supposées à qui la première instance donne forme en les répétant à vive

voix.

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Ce procédé mis en place par l'auteur, remet en question la notion de narrateur

et du narrataire, ainsi que du récit romanesque qui devient à la lumière de ce que

nous avons évoqué dans ce chapitre, un lieu de réflexion où l'instance créatrice et

l'instance réceptrice se rencontrent et se frottent. Cette interaction aboutit à la

production de récits générés par l'imaginaire collectif et rejoignent les registres du

conte et de la légende qui se trouvaient déjà à la genèse de l’œuvre. La notion de

l'auteur, telle que pensée ailleurs, est remise en cause par l'écriture qui devient un

acte social.

Dans un deuxième chapitre consacré à Solibo Magnifique de Patrick

Chamoiseau, l'analyse du système narratif a révélé la manière avec laquelle la

narration, la structuration du récit, l’hétérogénéité du récit s’y organisent et

permettent une lecture interprétative pertinente.

Cette analyse a révélé une mise en scène qui s'apparente à celle du conte

mené sous une forme nouvelle : l'enquête. Cette dernière, apparemment pour lever le

voile sur le secret de la mort du conteur et éventuellement mettre la main sur un ou

des assassins potentiels, débouche sur un étalage de la vie de ce dernier sans pour

autant éclairer plus sur les conditions de sa mort. La vie du conteur devient le sujet

principal des témoins que la police a convoqué pour s'informer sur les conditions de

sa mort.

Les notions de narrateur, de personnage/narrateur et de narrataire, puis les

positionnements de la voix narrative et l’analyse de l’onomastique et du phénomène

de l’intertextualité ont mis en évidence une connivence entre le narrateur, le

narrataire et l'auteur/personnage, face à des policiers; incapables de comprendre la

situation comme serait incapable un écrivain face à la parole et la mémoire.

Dans le troisième chapitre, que nous avons consacré à l'étude des rapports

incontournables pour appréhender l'interactivité de l'écriture, l'intercommunication

et l'expansion du rapport narrateur/narrataire vers celui de auteur/lecteur, les

positionnements de la voie narrative et le rapport créateur de récit/récepteur de récit,

a montré l'impossibilité de l'écriture, telle que conçue et pensée ailleurs, à prendre en

charge la parole et la mémoire. Ce à quoi l'auteur, dont le texte se transforme en un

espace d'expériences multiples, tente d'y remédier par une écriture aux structures

syntaxiques et stylistiques établies à partir de la pensée créole et qu'il a nommée

oraliture, seule capable de prendre en charge cette mémoire et cette culture orale et

de la conserver en vie.

L'auteur, réel ou fictif, instance agissante en filigrane, ou sous le couvert du

narrateur ou des conteurs, dans le premier récit, devient dans Solibo Magnifique, une

entité visible, plus encore, elle se transforme en personnage pour mieux se faire

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entendre. Patrick Chamoiseau, en plus de l'intégration de nouvelles formes

syntaxiques, remet en cause la place de chaque instance dans le texte romanesque.

Dans le troisième texte, Le Diable en personne de Robert Lalonde, le

narrateur principal ne fait pas partie des personnages du récit comme ce fut le cas

dans Solibo Magnifique, il est en dehors du récit, il est extradiégétique.

Là également, deux récits s'emboîtent. Celui que fait le narrateur sur

l'étranger métis, et celui que ce même narrateur fait sur le personnage de Mathilde.

Ce dernier personnage va mener une enquête sur le métis, qui s'est révélée être une

quête de soi, une enquête qui n'est autre qu'une facette, d'une plus grande, celle de

l'auteur sur la notion du "métissage."

C'est à travers le regard des personnages que le narrateur propose sa pensée

au narrataire qui s’imprègne peu à peu du climat et se rend compte des faits. C'est

toujours le narrateur qui organise la perspective et c'est également lui qui raconte.

Cette focalisation zéro dont l’influence ne se limite pas à une orientation du

narrataire, enveloppe ce dernier et installe un climat d’intimité dans lequel le

narrataire ne voit qu'à travers le prisme que lui a choisi son vis à vis.

Dans les deux textes précédents, l'auteur engage une véritable réflexion entre

les deux pôles du récit, l'auteur et le lecteur. Dans le texte de Robert Lalonde, ce

débat se transforme en un véritable discernement que l'auteur mène et voudrait

partager avec le lecteur. L'auteur réel, Robert Lalonde, intervient subtilement, pour

tenter d'amener son vis-à-vis à réfléchir sur l'activité artistique que nous avons

signalée dans la partie réservée au métissage des codes artistiques, sur la

problématique de l'écriture et en particulier, sur le processus de métissage qui serait

la seule issue d'épanouissement et la seule arme face aux différents "enfermements

sur soi".

Chaque société possède sa propre vision sur la place que doit occuper le

patronyme, le prénom et le pseudonyme. L'étude onomastique a montré une

utilisation différente de la manière de donner un nom à une personne.

Dans L’enfant de sable, le nom est synonyme d’existence. Le choix du

prénom doit révéler une identité, un patrimoine et une appartenance. Le prénom

fonctionne comme une première identification de la personne qui le porte.

Porter un nom se mérite et agit comme un signe de reconnaissance sociale

pour la femme. Les femmes qui portent un nom sont celles qui ont pris en main leur

propre destinée, celles qui continuent à subir et suivre les voies tracées pour elles, ne

sont pas nommées. Ainsi, être nommé est synonyme d’être social agissant. Zahra,

Lalla Radhia, Fatima, Oum Abbes, Fatouma sont les seules femmes qui possèdent

un nom parce qu’elles sont des êtres sociaux : Zahra est le prénom que Oum Abbes

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donne à Ahmed à partir du moment où ce ou cette dernière a décidé de sortir de la

maison et de vivre sa vie de femme. Lalla Radhia a une fonction dans la société, elle

est sage-femme, tandis que Fatima, bien que épileptique, s’est révélée être une

femme différente de ses sœurs et ses cousines. Oum Abbes dirige un cirque et

Fatouma est conteuse dans une place publique.

Dans Solibo Magnifique, la notion de nom est problématique. Il y a celui que

la société donne à ses membres et celui que l’administration leur choisit.

Les noms ou prénoms créoles ont le pouvoir de désigner d’une manière

judicieuse les personnes à qui ils sont destinés. Le prénom ou le pseudonyme décrit

son porteur à la manière d’une carte d’identité qui donne plusieurs informations à la

fois. Alors que les noms de l’état civil reflètent une situation de domination,

imposée par l’administration et loin de la réalité sociale et culturelle du pays et des

préoccupations des gens.

Pour illustrer cette problématique, l’auteur choisit l’appellation Solibo

Magnifique pour le conteur. Cette dernière porte en elle quelque chose qui, en

apparence, peut être perçue comme une contradiction, mais qui, en vérité, agit

comme une synthèse logique de l’être. Solibo (bassesse) cohabite avec Magnifique,

son opposé. Cette vision dépasse les frontières, la notion de race, de culture et

s’installe sur le terrain de l’humanité : c’est toute la vérité de l’être humain qui jaillit

à travers ce nom. Cela rejoint la vision que l’auteur a du métissage et de la

créolisation des cultures.

A travers Le Diable en personne, R. Lalonde révèle une société où le nom

est synonyme d’outil qui aiderait à sécuriser une existence. Tous les personnages

sont des non métis et portent définitivement un nom. Le personnage du métis change

de patronyme à chaque étape de sa vie, et doit apprendre à vivre de nouveau, avec

celui qu’il s’est choisi. Warden Laforce, le métis, grâce à cette possibilité de

s’accaparer le nom de la dernière personne qu’il rencontre dans sa fuite, change de

vie et de destinée sans trop se poser de questions. Le nom que l’on porte

éternellement agit comme un joug, il est synonyme d’incarcération. Le métis a su se

débarrasser de ce legs lourd à porter, et use de la manière, des noms et des vies.

D’un autre côté, Le nom du métis renferme des notions souvent différentes :

Warden (jardin en allemand) cohabite avec Force (français). Non seulement il y a

deux langues, mais deux notions différentes. Les autres noms qu’il a portés

renferment des notions de cultures ou de langues différentes : Jos Pacôme, Laurel

Dumoulin, Laurel Mills…

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Le métissage sous toutes ses formes

Le métissage a bénéficié dans la trois partie de notre thèse, d’une analyse

détaillée qui a permis de mettre en évidence plusieurs points que nous allons

rappeler.

Chez T. Ben Jelloun, nous avons pu nous rendre compte que métissage rimait

avec universalisme. Dans son texte, l’auteur présente la culture de son pays comme

un reflet des civilisations et des cultures qui l’ont traversé, laissant leurs empreintes

définitivement. La langue, la culture et la vision de l’auteur reflètent cette

universalité et ce désir de s’approprier toutes les sources dont peut se nourrir l’esprit

humain contemporain. Il s’accapare le fond culturel et linguistique de la civilisation

berbère, arabo-musulmane, africaine et européenne. Les formes qui cadrent son

texte, les formules de langue d’écriture, la style, les métaphores et autres figures de

style sont convoquées de diverses cultures sans donner l’impression de rechercher à

exhiber telle ou telle vision par rapport à l’autre.

Solibo magnifique, par contre, donne à la problématique du métissage une

autre dimension. Ce dernier doit permettre à la culture orale et à la mémoire, guettée

par l’oubli et la disparition, de s’exprimer et de bénéficier d’une apparence à travers

les formes qui lui manquaient. L’universalité serait un moyen de hisser la culture

créole au niveau des autres grâce aux apports dont elle peut faire profiter cette

dernière.

Enfin, R. Lalonde présente la notion de métissage comme le salut et la seule

voie possible pour la survie de la civilisation humaine en phase de régression.

Toutefois, cette notion revêt un caractère particulier dans Le Diable en personne où

marcher sur les bords est synonyme de préservation de sa liberté. Le métissage doit

se faire en sondant les bords et en s’interdisant de s’engouffrer à l’intérieur des

langues et des cultures. Rester dans la marge des différentes sociétés tout en lorgnant

dans toutes les directions, serait la solution la plus judicieuse de profiter de cette

l’action du métissage en la rendant plus libre et moins contraignante. La notion de

fidélité à telle ou telle vision se transforme chez R. Lalonde, en joug qui empêcherait

l’épanouissement que plusieurs sources peuvent nourrir et maintenir. Cette vision du

métissage où l’individu prend sans se faire prendre caractérise l’œuvre de Lalonde, à

l’image du personnage métis, qui, quelque fois les souffrances qu’il a subi, arrive

toujours à vivre des moments de sérénité et d’équilibre, quelque soit le lieu où il se

trouve.

Perspectives

Tout au long de cette réflexion, diverses questions n’ont cessé de nous

accompagner rendant chaque paragraphe écrit, un lieu de négociations auxquelles

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nous sommes restés sensibles. Sensibles, nous l’avons été, devant les œuvres

d’écrivains à partir desquelles nous avons pu développer notre analyse, des œuvres

qui font du dialogue des cultures et des langues une condition nécessaire à la

poursuite du débat interculturel humain dans des sociétés où souvent des forces

conservatrices tirent vers le bas des aspirations aux regards pointés vers le haut.

Conscients que de nombreux aspects de notre problématique restent un

thème contemporain de recherches et de débats, et inscrivant notre contribution dans

cette optique, nous nous sommes astreints à opérer à partir d’une perspective qui

reflèterait nos intentions de voir les littératures francophones occuper la place

qu’elles doivent occuper dans l’espace francophone sans se sentir obligées, à chaque

fois, de se comparer ou de se mesurer à la littérature produite dans la métropole ou

de s’en inspirer. A notre sens, elles sont majeures et, de ce fait, elles doivent, au

moins dans le secteur de l’enseignement universitaire, bénéficier d’une place qui

serait à la mesure de ce qu’elles apportent à l’espace littéraire mondial. Les

considérer toujours comme des appendices d’une autre littérature dont elles se sont,

grâce au génie de leurs écrivains et poètes, libérées, traduirait une méconnaissance

des richesses de tous genres, qu’elles recèlent et un mépris du à l’ignorance auquel il

faudrait au plus vite remédier.

Certaines de ces littératures sont encore victimes de visions passéistes qui

résument leurs productions à des œuvres écrites pour d’autres dans des langues

autres. Cette méconnaissance de la notion de langue d’écriture, nuit à l’image que

nous devons avoir de cet art dont l’influence esthétique permet la transmission de

l’image de l’Autre, sans offusquer ou déranger, ce qui reste un moyen

d’épanouissement de l’individu. De plus, ces cultures ancestrales et riches de

mémoire ne pouvaient accéder à la connaissance d’un public aussi divers, si des

auteurs n’ont eu la présence d’esprit d’écrire dans une langue qui pouvait servir non

seulement de véhicule, mais dont la capacité à intégrer de nouvelles formes, la

rendait susceptible de veiller à une transmission aussi fidèle que possible. Dans un

monde en formation où le brassage de populations fait éclater les frontières

culturelles et linguistiques, la littérature trouve une ouverture susceptible de lui offrir

un champ de recherche infini, un champ que nous souhaitons dans nos universités,

également.

La connaissance des littératures francophones permettrait aux étudiants des

pays francophones de se situer, de comparer et de voir comment d’autres sociétés, à

l’image de la leur, font de la langue un moyen de reconnaissance de soi,

d’expression et de dialogue. Elle leur permet de se libérer d’une littérature française

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qui a longtemps constitué un plateau imposé par les différentes institutions, comme

seul capable de dire le monde ou de le représenter.

L’expérience a montré que le combat pour la littérature ne peut être gagné

sans l’intégration de contenus représentatifs de cette dernière dans l’enseignement.

Malheureusement, ce sont toujours des auteurs et des œuvres de la métropole qui

continuent d’occuper la scène et à être enseignés comme modèles divers, reléguant

les écrits francophones au domaine de la paralittérature ou de littérature dont on a

honte que l’on lit pour se divertir. Dans ce cas comment se morfondre et regretter

que l’institution scolaire en France, ne donne pas la place qu’il faut à cette littérature

et continue à lui tourner le dos, si dans nos universités les programmes continuent à

l’ignorer tout en réservant une place de choix à la littérature française ?

A ce propos, nous avons le devoir de signaler les efforts personnels de

certains professeurs qui luttent pour l’intégration de modules de littérature

francophone dans les programmes de l’université française, à l’image du professeur

Christiane Chaulet-Achour, entre autres, de l’Université Cergy-Pontoise, spécialiste

dans les littératures francophones, qui veille à la multiplication des études

consacrées à cette dernière, et qui a intégré un module qui permet aux étudiants

français de se familiariser avec les littératures comme elle ne cesse de lutter pour son

maintien.

Pour finir, nous dirons que si les littératures francophones sont parfois

sujettes à une dépréciation dans les sphères de leur production, il n’en est pas

toujours ainsi, heureusement. Au Québec, après maints problèmes liés à sa

reconnaissance, cette littérature a réussi à créer un lectorat susceptible de lui assurer

une pérennité qui n’a rien à envier à d’autres littératures plus anciennes. Le Québec

enseigne ces littératures et leur réserve une place de choix. De multiples

laboratoires, ouvrages et écrits lui sont consacrés ce qui a, peu à peu, changé l’image

qu’avait la littérature, en général, au début du XX siècle.

On qualifiait d’« étrange utopie »1 que de voir la parole reprise par l’écrit, la

mémoire conservée par les ouvrages, mais lorsque nous nous penchons sur le travail

linguistique que font des écrivains comme P. Chamoiseau ou R. Lalonde, nous nous

apercevons que cela est possible dans une large mesure grâce à l’incorporation de la

culture et les formes de la langue maternelle. Ce métissage fondamental est l’avenir

des langues et des cultures qui sont le patrimoine de l’humanité en créolisation.

Nous souhaitons la poursuite et l’enrichissement de ce débat par d’autres

contributions qui proviendraient de nos universités ou d’autres, dans le monde

1 Nicole Belmont, Poétique du conte, op.cit, p. 235.

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francophone, nous croyons que ce serait la manière la plus plausible de permettre à

ces littératures d’intégrer le champ de la critique et de s’y installer.

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Bibliographie

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I. Corpus analysé

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Lalonde, R. (1989). Le Diable en personne. Paris, Seuil.

II. Œuvres de fiction des mêmes auteurs

Ben Jelloun, T. (1973). Harrouda. Paris, Denoël.

Ben Jelloun, T. (1976). La réclusion solitaire. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (1977). La Plus Haute des solitudes. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (1978). Moha le fou, Moha le sage. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (1981). La prière de l'absent. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (1983). L'écrivain public. Paris, seuil.

Ben Jelloun, T. (1987). La nuit sacrée. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (1990). Jour de silence à Tanger. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (1991). Les yeux baissés. Paris; Seuil.

Ben Jelloun, T. (1994). L'homme rompu. Paris; Seuil.

Ben Jelloun, T. (1995). Le premier amour est toujours le dernier. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (1997). La nuit de l'erreur. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (2001). Cette aveuglante absence de lumière. Paris, Seuil.

Ben Jelloun, T. (2005). Partir. Paris, Gallimard.

Chamoiseau, P. (1986). Chronique des Sept Misères. Paris, Gallimard.

Chamoiseau, P. (1992). Texaco. Paris, Gallimard.

Chamoiseau, P. (1996). Une enfance créole I. Antan d’enfance. Paris, Gallimard,

deuxième édition.

Chamoiseau, P. (1997). L'Esclave vieil homme et le molosse. Paris, Gallimard.

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Chamoiseau, P. (2002). Biblique des derniers gestes. Paris, Gallimard.

Chamoiseau, P. (2006). Une Enfance créole III, À bout d'enfance. Paris, Gallimard.

Chamoiseau, P. (2007). Un dimanche au cachot. Paris, Gallimard.

Lalonde, R. (1981). La Belle Épouvante. Paris, Julliard.

Lalonde, R. (1988). Le fou du père. Montréal, Ed. Boréal.

Lalonde, R. (1999). Le vacarmeur. Montréal, Boréal.

Lalonde, R. (2000). L'ogre de grand remous. Montréal, Boréal.

Lalonde, R. (2000). Le petit aigle à tête blanche. Montréal, Compact Boréal.

Lalonde, R. (2002). Un jardin entouré de muraille. Montréal, Boréal.

Lalonde, R. (2004). Iotékha'. Montréal, Boréal.

Lalonde, R. (2005). Que vais-je devenir jusqu'à ce que je meure ?, Paris, Seuil.

III. Œuvres de fictions, lues

1. Littérature marocaine de langue française

Attar, Farid E. (2002). La conférence des oiseaux, adapté par Henri Gougaud, Paris,

Seuil. Traduit par Manijeh Nouri Ortéga.

Khaïr-eddine, M. (1970). Moi l'aigre. Paris, Seuil.

Khair-eddine, M. (1973). Le Déterreur. Paris, Seuil.

Khair-eddine, M. (1984). Légende et vie d'Agoun'chich. Paris, Seuil.

Chraïbi, D. (1954). Le passé simple. Paris, Denoël.

Chraïbi, D. (1955). Les Boucs. Paris, Denoël.

Chraïbi, D. (1982). La mère du printemps (L'oum-er-Bia). Paris, Seuil.

Khatibi, A. (1974). La blessure du nom propre. (Essai). Paris, Denoël.

Khatibi, A. (1979). La Mémoire tatouée. Paris, Collection 10-18, P (première édition

1971, Denoël).

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Khatibi, A. (1979). Le livre du sang. Paris, Gallimard.

Khatibi, A. (1993). Le Maghreb comme horizon de pensée, in : Penser le Maghreb.

Rabat, SMER.

Laabi, A. (1982). Le Chemin des ordalies. Paris, Denoël.

Laabi, A. (1989). Les Rides du lion. Paris, Messidor.

Laabi, A. (2002). Le Fond de la jarre. Paris, Gallimard.

Houari, L. (1985). Zeida de nulle part. Paris, L'Harmattan.

2. Littérature canadienne de langue française

Ducharme, R. (1966). L'avalée des avalés. Paris, Gallimard.

Ducharme, R. (1976). Les Enfantômes. Paris, Gallimard.

Ducharme, R. (1990). Dévadé. Paris, Gallimard.

3. Littérature antillaise de langue française

Césaire, A. (1947-1939). Cahier d'un retour au pays natal. Paris, Bordas.

Confiant, R. (1991). Eau de café. Paris, Grasset.

Confiant, R. (1993). Ravines du devant-jour. Paris, Gallimard.

Fanon, F. (1952). Peau noire masques blancs. Paris, Seuil.

Fanon, F. (1970). Les Damnés de la terre. Paris, Maspero.

Roumain, J. (1944)). Gouverneurs de la rosée, Port au Prince, imprimerie de l'état.

IV. Théorie et critique littéraire

1. Ouvrages généraux

Ancflovici, M. et Dupuis-Déri, F. (1997). L'archipel identitaire. Montréal, Boréal.

Atwood, M. (1991). La Survivance essai sur la littérature canadienne. Montréal,

Boréal.

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Atwood, M. (1987). Essai sur la littérature canadienne. Québec, Boréal.

Aubrit, J.P. (1997). Le conte et la nouvelle. Paris, Armand Colin.

Bakhtine, M. (1970). La poétique de Dostoïevski. Paris, Seuil.

Belmont, N. (1999). Poétique du conte. Paris, Gallimard.

Bernabé, J.- Chamoiseau, P.-Confiant, R. (1989). Eloge de la Créolité. Paris,

Gallimard.

Bernabé, J. (1989). Solibo Magnifique ou le charme de l’oiseau-lyre. Antilla

Special, N0 11.

Bonnet, V. (1997). De l'exil à l'errance : écriture et quête d'appartenance dans la

littérature contemporaine des petites Antilles anglophones et francophones,

chapitre : L'écriture clinique de la traite négrière. Universités Paris Nord,

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Borgès, J.L. (1941). Fictions. Paris, Gallimard, 1941.

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Table des matières

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Sommaire ............................................................................................................... 4

INTRODUCTION 9

– I – Trois fictions francophones à la fin du xxe siècle 25

Introduction............................................................................................................... 26

Chapitre 1 – Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain 28

I – Avant l'indépendance, des écrits aux contenus contestataires ............................. 29 1 - Ahmed Sefrioui, premier métissage au cœur du roman marocain.................. 30 2 - Driss Chraibi, la révolte de l'écriture .............................................................. 31

II – Comment exprimer l'héritage pluridimensionnel du Maroc .............................. 36 1 - L'impact de la revue Souffles sur les écrits littéraires en langue français ................................................................................................................. 37 2 - Délire de la parole pour se démarquer ............................................................ 39

III – À la recherche d'une langue et d'une littérature nouvelles................................ 40 1 - Khair-Eddine un séisme dans la littérature marocaine ................................... 41 2 - Abdelkébir Khatibi ou l'hospitalité de la pensée ............................................ 43

IV – Naissance du récit postmoderne ....................................................................... 47 1 - Sur la lancée contestataire de Souffles ............................................................ 47 2 - Vers le post modernisme................................................................................. 48

V – Tahar Ben Jelloun,emblème du métissage et porte parole des insoumis .................................................................................................................... 51 1 - Des assises culturelles variées ........................................................................ 52 2 - Maturité de l’écriture et déplacement du centre d’intérêt ............................... 53 3 - L'enfant de sable : l'euphorie d'Ahmed, la déchéance de Zahra ..................... 56 Résumé du récit .............................................................................................. 56

4 - Synthèse .......................................................................................................... 59

Chapitre 2 – Patrick Chamoiseau, auteur antillais 62

Introduction............................................................................................................... 62 I – Antériorité............................................................................................................ 63 1 - Avant le XXème siècle ................................................................................... 63 2 - Combat pour la reconnaissance de l'identité noire.......................................... 65 3 - Le Mouvement de la Négro-Renaissance ....................................................... 66 4 - L'Ecole haïtienne : l'affirmation de l'identité nègre ........................................ 68 5 - Emergence et Reconnaissance d'une culture antillaise autonome .................. 70

II – La Négritude, mouvement poétique majeur ....................................................... 71 1 - Dans le sillage des mouvements américains de libération des Noirs.............. 71 2 - Les principaux représentants de la Négritude................................................. 72 a - Léopold-Sedar- Senghor, le métissage par le "Donner et le Recevoir" ........................................................................................................ 72

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b - Aimé Césaire, ou la négritude "mesurée au compas de la souffrance"...................................................................................................... 74 c - Léon Gontran Damas : retour aux sources pour contrer l'assimilation ................................................................................................... 75

3 - La Négritude, le Nègre face à lui même ......................................................... 76 III – L'Antillanité, une identité métissée................................................................... 80 1 - L’apport de Frantz Fanon................................................................................ 80 2 - L’apport d’Edouard Glissant........................................................................... 82

IV – La Créolité : le métissage à l'œuvre.................................................................. 86 1 - L'argumentaire de Eloge de la créolité ........................................................... 88 2 - Les principaux représentants de la Créolité .................................................... 92 a - Raphaël Confiant, le créole contre l'assimilation ...................................... 93 b - Jean Bernabe, la complémentarité du créole et du français .................... 96 c - Patrick Chamoiseau, la créolité résultat d'un magma de langues.............. 98

V – La place de Patrick Chamoiseau et de son écriture............................................ 98 1 - Le créole consacré par Patrick Chamoiseau ................................................... 98 2 - Résumé de Solibo Magnifique : Le compromis de la parole ........................ 102

Chapitre 3 – Robert Lalonde, écrivain canadien 107

I – Aperçu sur la littérature du Canada français...................................................... 109 1 - La prise de conscience .................................................................................. 109 2 - La période de la littérature orale ................................................................... 111 3 - La période de la littérature patriotique.......................................................... 112 4 - L'ère du roman .............................................................................................. 113

II – La question de la langue au cœur de l’identité québécoise .............................. 117 1 - La primauté du français ................................................................................ 117 2 - Qu’est-ce que le joual ?................................................................................. 118 3 - Le français québécois.................................................................................... 122

III – La modernité littéraire québécoise face au monde.......................................... 124 1 - La modernité par le métissage de la langue et de la culture ......................... 124 2 - Une société nouvelle, une histoire littéraire nouvelle................................... 129

IV – Robert Lalonde : un créateur polyvalent......................................................... 133 1 - L'écriture de l'authenticité............................................................................. 134 2 - Le Diable en Personne ou l'innocence d'un homme ..................................... 135 Résumé de l’œuvre ....................................................................................... 135

Conclusion .............................................................................................................. 140

– II – A la recherche d’Ahmed-Zahra, de Solibo Magnifique et de Warden Laforce 144

Introduction............................................................................................................. 145

Chapitre 1 – Qui mène l'enquête ? Pour qui ? 146

I – L'Enfant de sable ............................................................................................... 146

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1 - Un récit à plusieurs niveaux.......................................................................... 146 a - Le récit d'Ahmed-Zahra : des voies diverses, une seule issue, l'échec ........................................................................................................... 146 b - A la recherche d'un récit.......................................................................... 147

2 - Le système de narration dans ce roman ........................................................ 148 a - Plusieurs narrateurs, une histoire............................................................. 149 - Le narrateur extradiégétique, instance animatrice d'un débat ............... 149 - Le conteur inconnu ................................................................................ 151 - Le second narrateur/conteur, le frère de Fatima.................................... 155 - Salem : une vie pervertie, mort atroce du héros, seule issue ................. 158 - Amar : une société hypocrite ; errance et mort d'Ahmed dans l'isolement ................................................................................................ 159 - Fatouma : la dualité d'un narrateur intradiégétique ............................... 160 - Le troubadour aveugle : narrateur de deux récits .................................. 160 - L'homme au turban bleu : le narrateur de deux récits ........................... 162 - Le personnage narrateur ou narrateur intradiégétique........................... 163

b - La relation au narrataire .......................................................................... 164 - Un contrat et une complicité.................................................................. 164 - Le narrataire, une instance du récit........................................................ 165

c - Le couple miroir ...................................................................................... 167 - Auteur réel, auteur fictif ........................................................................ 167 - Les intrusions de l’auteur ...................................................................... 169

II – Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau ...................................................... 172 1 - Le récit de L'oralité en contact...................................................................... 172 a - Dualité, enquête/quête ............................................................................. 173 b - Un récit balisé par l'auteur/narrateur ....................................................... 175 c - L'écrit (les mots) fidèle à la parole ? ....................................................... 176

2 - Le système de narration ................................................................................ 178 a - Le narrateur dans Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau ................ 178 b - La relation au narrataire .......................................................................... 185 - Une relation de partage.......................................................................... 185 - Le narrataire : une instance du récit ...................................................... 188

c - Le couple miroir ...................................................................................... 189 III – Le Diable en personne de Robert Lalonde .................................................... 194 1 - Une identité "métissée" en quête .................................................................. 194 a - Un conte dans un monde réel ou l’impossible en rêve............................ 195 b - Une enquête au service d'une quête ........................................................ 197

2 - Le système de narration ................................................................................ 199 a - Des récits qui s'emboîtent........................................................................ 199 b - Le narrateur principal : voix narrative omnisciente ................................ 200 c - Le narrateur extradiégétique, instance de gestion du récit ...................... 202 d - La relation au narrataire .......................................................................... 204 e - Le couple miroir ...................................................................................... 207

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Chapitre 2 – Les positionnements de la voix narrative 213

I – L'image d'Ahmed-Zahra, rapportée par les conteurs ......................................... 215 1 - Des conteurs du terroir, une "œuvre" sociale : Ahmed-Zahra ...................... 215 a - Chronologie de la distribution de la prise de parole................................ 217 b - Ahmed-Zahra, entretenir la volonté du père ........................................... 218 c - Ahmed-Zahra, de l'euphorie à la déchéance............................................ 218 d - Ahmed-Zahra : une solitude à partager ................................................... 219

2 - Ahmed-Zahra : un lecteur/écrivain ............................................................... 220 a - Des narrateurs/lecteurs ............................................................................ 220 b - Ahmed-Zahra, la "longévité" par l'écriture ............................................. 221 c - Ahmed-Zahra : une narration (d'une vie) difficile à improviser.............. 222

3 - Du glissement identitaire au glissement générique....................................... 223 a - Ahmed-Zahra, une vie élaborée à partir de l'imaginaire social ............... 224 b - Ahmed-Zahra, la même fonction communicative des conteurs.............. 226

II – Solibo Magnifique, une vie après la mort ........................................................ 227 1 - "Solibo Magnifique" ou le nouvel art de conter............................................ 228 a - Solibo, un corps qui conte ....................................................................... 228 b - A la quête d'une identité métissée ........................................................... 230 c - Solibo, gardien de la tradition ................................................................. 231 d - Solibo, gardien de la parole..................................................................... 231 e - Solibo répandait le bonheur..................................................................... 232 f - Solibo, faiseur de miracles....................................................................... 233 g - Solibo, dernier refuge des laisser pour compte ....................................... 234

2 - Solibo, gardien de la mémoire ...................................................................... 234 a - Solibo, un homme qui ne jugeait pas....................................................... 235 b - Solibo, le métissage à l'œuvre ................................................................. 237

3 - Le marqueur de parole, un conteur moderne ? ............................................. 238 a - Approcher Solibo pour le comprendre .................................................... 238 b - Comment accéder au statut de Solibo ..................................................... 239 c - Dépasser Solibo par la transcription de sa parole ? ................................ 239 d - L'impossibilité d'écrire la parole de Solibo ............................................. 240

III – Warden Laforce, par les conteurs dans Le Diable en personne...................... 242 1 - Le conteur au Canada.................................................................................... 242 a - Moyen de transmission de la culture ....................................................... 242 b - Rôles du conteur...................................................................................... 244

2 - Warden Laforce raconté par les conteurs...................................................... 246 a - L'étranger, un esprit supérieur ................................................................ 246 b - Warden, perturbateur d'un ordre "immuable" ......................................... 247 c - Warden ou l'image de l'avenir ................................................................. 248 d - Warden Laforce, des transgressions qu'on aimerait imiter ..................... 249 e - Warden, un être convivial........................................................................ 252 f - Warden Laforce, source d'inspiration de Florent Bazinet........................ 253

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Chapitre 3 – Comment établir les complicités avec le public ? 255

I – L'Enfant de sable ............................................................................................... 256 1 - l'anthroponyme, lien et reconnaissance sociale ............................................ 256 2 - Le nom : un mérite........................................................................................ 259 3 - Des prénoms référents et signifiants ............................................................. 260 4 - Les conteurs ou le pouvoir de nommer......................................................... 262 5 - L’intertextualité, expression d’une mémoire ................................................ 263

II – Solibo Magnifique : Le surnom pour combler l'écart....................................... 276 1 - L’Anthroponyme : un écart........................................................................... 276 a - Les anthroponymes reflets des personnages ?......................................... 276 b - Solibo Magnifique, oxymore et ambigüité.............................................. 278 c - Les anthroponymes ou la créolisation en marche.................................... 280 d - La Savane, arène des braves et cimetière des héros................................ 287

2 - Les clins d’œil de l’auteur............................................................................. 288 a - Solibo magnifique, un jeu intertextuel..................................................... 289 b - Le marqueur de paroles, l'autre face de l'auteur ...................................... 291

III – Le Diable en personne : anthroponymes divers, même issue......................... 293 1 - D'un nom à un autre ...................................................................................... 295 a - Warden Laforce : un nom conforme au personnage ?............................. 295 b - Jos Pacôme, un amalgame référentiel ..................................................... 298 c - Laurel Dumoulin : la recherche du calme et de l'amour.......................... 300

2 - Mathilde Choinière, le séisme par les ... mots .............................................. 302 3 - Florent ou l’épanouissement au contact du métissage.................................. 303 4 - Marie-Ange, une relation épanouie par l’opacité du métis........................... 304 5 - L’anthroponyme, moyen de renaissance....................................................... 305 6 - L’intertextualité ou des clins d’œil au public francophone .......................... 307

Conclusion .............................................................................................................. 309

III – Aux croisements des langues, des cultures et des genres 312

Introduction............................................................................................................. 313

1 – Inventer sa langue aux intersections … 316

I – Français-arabe dans L’Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun........................... 316 1 - Deux langues à l’œuvre ................................................................................ 316 2 - La langue du conteur : un français nourri de tournures populaires............... 320 3 - Ecrire et produire son propre système .......................................................... 321

II – Français-créole dans Solibo Magnifique .......................................................... 323 1 - Produire un langage dans la langue .............................................................. 323 2 - Revendiquer la différence par l’opacité ........................................................ 324 3 - L’opacité et la lisibilité du créole.................................................................. 326 4 - Distinguer le créole du français .................................................................... 327 5 - Une seule langue pour le récit....................................................................... 327

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6 - Le lexique, espace d’apparat du créole ......................................................... 328 a - Les mots et expressions créoles............................................................... 329 b - Les phrases et les autres constructions créoles........................................ 329

7 - Le créole, source d’inspiration de la langue ................................................. 331 III – Français- Anglais dans Le Diable en personne............................................... 332 1 - L’anglais, une particularité québécoise dans le monde francophone ........... 334 2 - L’économie de l’anglais dans la langue parlée ............................................. 336 3 - L’oral pour hiérarchiser ................................................................................ 337

IV – Créer sa langue d’écriture dans les langues de société ................................... 338 1 - La liberté de détruire la langue hôte ............................................................. 339 2 - L’écrivain, traducteur ou médiateur ? ........................................................... 342

V – Ecritures babéliennes ?..................................................................................... 345 1 - De la quête d’une identité à la quête d’une langue ....................................... 345 2 - Comment se manifeste l’écriture babélienne ? ............................................. 346

Chapitre 2 – Aux intersections des genres littéraires 355

I – L'Enfant de Sable, l’androgynie des genres....................................................... 355 1 - Un roman à partir d'une légende ................................................................... 357 2 - La "Rihla" à la base de L’Enfant de sable .................................................... 358 3 - L’Enfant de sable, un conte à part entière..................................................... 360 a - Au niveau du code de l’écrit et de l’oral ................................................. 361 b - Au niveau de la forme ............................................................................. 362 c - Au niveau de la dualité parole/écriture.................................................... 364 d - Au niveau de l’opacité............................................................................. 365

4 - Les genres masculin / féminin ...................................................................... 367 II – Solibo Magnifique : créer un genre libéré des carcans "littéraires"................. 369 1 - Un narrateur/conteur, près de ses personnages ............................................. 369 2 - Le roman support de l’opacité et de la diversité ........................................... 371 3 - L’oralité ou "la mise à jour de la mémoire vraie"......................................... 373 4 - Solibo Magnifique ou l’expression des strates du métissage........................ 375 5 - Entre une poétique libre et une poétique forcée............................................ 377

III – Le Diable en personne, des genres au service de l’apatride ........................... 379 1 - Le Diable en personne, un conte moderne.................................................... 380 a - Un récit imparfait et malléable ................................................................ 381 b - L’opacité du personnage et du récit ........................................................ 382 c - La dualité parole/écriture......................................................................... 383

2 - Comment la figure de l’apatride est transposée dans la langue d’écriture ............................................................................................................ 385 3 - De l’hybridité générique : Comparaison des trois romans............................ 387

Chapitre 3 – Entre oralité et écriture : négocier entre les modes d’expression artistique 390

I – L’oral et l’écrit pour une meilleure expression.................................................. 391

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1 - De nouvelles formes d’expression pour des cultures en créolisation ........... 393 2 - La langue, figure de l’apatride ...................................................................... 399

II – L’écrit comme moyen d’expression de l’oral................................................... 401 1 - Puissance de la langue orale ou perfectibilité de la langue écrite................. 401 2 - L’écrit, remplacerait-il l’oral ?...................................................................... 405

III – Le métissage des codes artistiques.................................................................. 413 1 - L'Enfant de sable, un creuset de codes ......................................................... 415 2 - Le Diable en personne, un no man's land culturel ........................................ 416 3 - Solibo Magnifique, des codes artistiques au service de la créolité ............... 417 4 - Métissage, Hybridité, pour quelle appellation opter ? .................................. 420 a - L’hybridité : des créations monstrueuses ? ............................................. 421 b - Le métissage, ou la cohabitation de la diversité...................................... 423 c - Pour une nouvelle appellation ................................................................. 424

CONCLUSION 426

Bibliographie 439

I. Corpus analysé..................................................................................................... 440 II. Œuvres de fiction des mêmes auteurs ................................................................ 440 III. Œuvres de fictions, lues .................................................................................... 441 1. Littérature marocaine de langue française ..................................................... 441 2. Littérature canadienne de langue française .................................................... 442 3. Littérature antillaise de langue française........................................................ 442

IV. Théorie et critique littéraire .............................................................................. 442 1. Ouvrages généraux......................................................................................... 442 2. Ouvrages spécialisés ...................................................................................... 445

Articles .................................................................................................................... 446 Revues..................................................................................................................... 446 Thèses ..................................................................................................................... 446 Sitographie .............................................................................................................. 447

Table des matières 449

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