Mes Memoires

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Mill Js. Mes mémoires. Histoire de ma vie et de mes idées. F. Alcan Paris 1894

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Oeuvre de J.S. Mill

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MillJs.

Mes mémoires.Histoire de mavie et de mes idées.

F. Alcan

Paris 1894

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AÏFZ 43-120-10

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WF Z 43-120-11

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MES MÉMOIRES

HISTOIREDE MA VIE ETDEMESIDÉES

Page 6: Mes Memoires

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Page 7: Mes Memoires

1894

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FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

108, DOULEVAtllI SAINT-GKnUAIN, 108

MES MÉMOIRES

HISTOIREDEMAVIEETDEMESIDÉES

«'Aitit

JOHN STUART MtLL

TRADUITDEL'ANGLAISPAUE. GAZELLES

TUOISJKMEÉDITION

Page 8: Mes Memoires

l

MÉMOIRES

CHAPITRE I

Monenfance. Monéducationpremière.

Je dois,au début mêmede cet essaido biographie»faireronnaitrelesraisonsquim'ont déterminéà laisser

aprèsmoi un souvenird'unevie aussidépourvued'évé-

nementsquel'a été la mienne. Je ne m'arrête pas un

seul instant à la pensée que ce que je vais raconter

puisseexciterl'intérêtdu public, soit par le charmedu

récit, soitparceque ma personneen faitle sujet. Mais

j'ai cru qu'à uneépoqueoù l'éducationet les moyens

qui tendentà l'améliorersont l'objet d'uneétude plus

constante,sinon plus approfondie,qu'ils ne le furent

jamaisen aucuntempsen Angleterre,il yaurait quelqueutilitéàfairele tableaud'une éducationconduiteen de-

horsdesvoieshabituelles,et d'une façonremarquable.Cetteéducation,qsels qu'enaient pu être les fruits, a

pour le moinsdémontréqu'il est possibled'enseigner,

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8 MÉMOIRES

et de bien enseigner,beaucoupplusde chosesqu'on ne

pense, durant cespremièresannéesde la vie, dont les

procédésvulgaires,qu'ondécoredu nom d'instruction,

ne tirent presqueaucunparti. Jtm'a sembléaussiqu'àune époquede transitioncommela nôtre,où les opi-nionssubissentune crise,il étaità la fois intéressantet

profitablede noterlesphasespar lesquellesa passéun

esprit, qui tendit toujoursau progrès, aussi promptà

apprendrequ'àdésapprendre,soitpar l'effetdeses pro-

prespensées,soitpar l'influencede cellesd'autrui. Mais

unmotif pluspuissantque tousles autresa étéledésirdereconnattrehautementcedontje suis redevable,pourmon développementmoralet intellectuel,hdespersan-nes,dontquelques-unessont célèbres,et dontquelquesautresméritaientd'êtreplusconnues parmicesderniè-

res il en estune à quije doisplusqu'à personne,et quelemonden'a pas eu l'occasiondeconnaître.Lelecteur,

que cesdétailsn'intéressentpas, ne devras'enprendre

qu'à lui-mêmes'il poursuitsa lecture.Je ne luidemande

qu'unechose,c'estde nepasoublierque cespagesn'ont

pas été écritespourlui.

Je suis né &Londres,le 10 mai4806. Je suis lefils

aînéde JamesMill,l'auteurde l'HistoiredesIndesAn-

glaises.Monpère, filsd'unchétifmarchandquiexploitaitaussi,je crois, unepetite forme,à NorthwalerBridge,dansle comtéd'Angus,en Ecosse,attira par lesqualitésde son espritl'attentiondeSir John Stuart, deFeller-

cairn, membrede la courde l'Échiquier d'Ecosse.Sir

JohnStuart lefit entrer à l'Universitéd'Edimbourgavec

une bourseque LadyJaneStuart, sa femme,et d'au-

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MONÉDUCATIONPREMIÈRE 8

tres damesavaientfondéepour l'instructiondejeunes

gens destinésa l'Églised'Ecosse.Monpèrey nt toutes

ses études,et reçut ses licencesde prédicateur.Pour- •

tant il n'entrapas dansla carrièreecclésiastiqueparce

qu'il voyaitbienqu'il ne pouvaitcroirelesdoctrinesde

l'Églised'Ecosse pas plus que cellesd'aucuneautre

Église.Pendantquelquesannées,il exerçala professiondeprécepteurdansplusieursfamillesd'Ecosse,entreau-

tres chezle marquisde Tweddalo;puisil se fixaàLon-

dres, et se mita écrire. Jusqu'aumomentoù il obtint

un emploidansles bureauxde laCompagniedesIndes,il n'eutpas d'autremoyend'existenceque sa plume.

Cettepériodede laviede monpèreprésentedeuxpar.ticularitésdont il est impossiblede n'être pas frappé,l'une par malheurtrès-commune,l'autre au contraire

des plus rares Notonsd'abord que,dans sa position,sans autre ressourceque le produitfort précairedes.

écrits qu'ilcomposaitpour despublicationspériodiques,il semaria et eutbeaucoupd'enfants;tenantencelauneconduiteonnepeutplusopposéeauxopinionsqu'ilpro-fessaiténergiquement,au moinsà unepériodeplusavan-céede savie. Remarquons,ensuite,laforce extraordi-naire qu'il fallaitpourmener uneviecommela sienne

dans lesconditionsdésavantageusesqu'ilsubissaitdepuisle commencement,et qu'il venaitd'aggraverparsonma-

riage. C'eûtété bien assez,n'eût-ilpasfait davantage,que de pourvoir,àl'aide de sa plume,a sespropresbe-soinset à ceuxde safamillependanttantd'années,sanss'endetterjamais,ni luttercontrelesembarrasd'argent.Pourtant il professaiten politiquecommeen religion

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4 MEMOMES

des opinionsqui ont toujoursété odieusesauxgens in-

fluentset à lamassedes Anglaisdansune situationflo

rissante, etquiétaientplusodieusesencore6cetteépo-

que quedurantlagénérationprécédente,ou qu'ellesne

le furentpendantlasuivante.Rien n'aurait pu ledéter-

miner à écrirecontresesconvictions;au contraire, il ne

manquait.jamaisdeprofiterde toutesles occasionsquelui offraientlescirconstancespour produireses opinions'dans sesécrits.Jamais, il fautle'dire aussi, il nefaisait

rien négligemment,jamaisil n'entrepritun travaillitté-

raire oud'unautregenre,auquelil ne pûtpas consacrer

consciencieusementletravailnécessairepour l'accomplirdignement.C'estsous le poidsde ces charges, qu'il a

tracé le plan doson HistoiredesIndes, qu'il l'a com-

mencée et terminée,dansl'espacede dixans, enmoins

de temps qu'il n'an aurait fallu, mêmea des auteurs

moinsoccupésd'ailleurs,pourcomposerunouvragehis-

torique d'une égaleétendue,et qui nécessitâtla même

sommede recherches.Ajoutezà celaquedurant tout ce

temps,il consacraitune grandepartie deses journéesît

l'instructionde ses enfants pour moi, notamment, il

s'imposaitun travail,dessoins,une persévérance,dont

il n'existepeut-êtrepasd'autreexemple,afinde medon»

ner, selonlesidéesqu'ils'en faisait,l'éducationintellec-

tuellela plus élevée.

Wonpère, quiobservaitsifidèlementdanssa comluiler

lepréceptequidéfenddeperdresontemps,devaitnatu-

rellementle mettreenpratiquedansl'éducationde son

élève,Je n'ai gardéaucunsouvenirde l'époque oùj'aicommencéà apprendrele grec. Je me suislaissé dire-

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MONÉDUCATIONPREMIÈRE 6

que je n'avaisalors que troisans. Le souvenirle plustincicnque j'en aie conservé,c'est que j'apprenaispar«sœurceque monpère appelaitdesvocables,c'est-à-dire

deslistesde motsgrecsavecleursignificationen anglais,

qu'il écrivaitpour moisur descartes.Dela grammaire,durant les années qui suivirent,je n'appris queles in-

flexionsdes nomset des verbes.Aprèsqu'il m'eut garnila mémoiredovocables,monpèrememit toutd'un coupà la traduction.Je me rappellevaguementque je déchif.

frais lesfablesd'Esope, le premierUvregrec quej'ai lu.

VAnubase, dont jo me souviensmieux,fut le second.

Jen'ai commencéle lalinqu'a huitans.Acet âge,j'avais

déjà lu, sous la directionde monpère, plusieurs prosa-teurs grecs, parmi lesquels je me rappelle Hérodote

<jue j'ai tu tout entier, ainsi que la Cyropédieet les

Entretiens mémorablesde Socrate, quelques vies de

philosophesdans DiogèneLaërce,une partiede Lucien,4e Démoniqueet le NicoclbsdIsocrate. Je lus aussi,

eni 843,lessixpremiersdialoguesdePlaton(dansl'ordre

vulgairement adopté), depuis l'Eulyphron jusqu'auThéélêleinclusivement..11aurait mieux valu me faire

passerce dernierdialogue,puisqu'ilm'était absolument

impossiblede lecomprendre.Maismonpère, danstoutes

•lespartiesde sonenseignement,exigeaitde moi non-

seulementtout ce queje pouvais,mais encorece qu'ilm'était souventimpossibledofaire.Onjugera parun fait

de cequ'il s'imposaità lui-mêmepour m'instruire.Je

préparaismes devoirsde grecdansla mêmepièce, et àla mêmetable,où il écrivait;commeiln'yavaitpas alors«dedictionnairegrec-anglais,etqueje ne pouvaismeser-

Page 13: Mes Memoires

6 MÉMOIRESvif d'un lexiquegrec-latin,puisquejen'avais pas encorecommencéle latin,j'étais forcé de recourirà monpèreet de lui demanderlesensdes motsqueje no connais-

sais pas.Il supportaitces interruptionsincessantes, lui,

le plus impatientdeshommes,et c'est a t'époque où je

l'interrompaisainsisansrelâche, qu'ilécrivit plusieursvolumesde sonHistoiredu Indescommetout ce qu'iloutà écriredurantcesannées.

L'arithmétiqueestlaseulechose,aprèslo grec, dont

j'aiereçudes leçonsà cetteépoque, ce fut encore mon

pèrequimel'enseigna;c'était letravail du soir, et jemerappellebien l'ennuiqu'il me causait. Maisces le-

çonsn'étaientencorequ'une partie de l'instruction que

je recevaisjournellementj'apprenais beaucouppar les

lecturesque je faisaismoi-même,et par les conversa-tionsquemonpèreavaitavec moi pendantnos prome-nades.Depuis1810jusqu'àla finde1813,nousvécûmes

à NewingtonGreen, alors a peu près au milieu des

champs.Lasantéde monpèreexigeaitqu'ilfit constam-

ment beaucoupd'exercice;il se promenaitd'habitude

avantledéjeûnerdanslesriantssentiersquiconduisaient

à Hornsey.Je l'accompagnaistoujours,dansses prome-nades, et mes premierssouvenirsde la verdure des

champset desfleurssauvagesse trouventmêlés à ceux

des récitsqueje faisaischaquejour à monpère de mes

lecturesdela veille.Cequeje me rappellelemieux c'est

que cette tâche étaitvolontaireplutôtqu'undevoir. En

lisant,je prenaisdesnotessur des boutsde papier, et,

d'aprèscesnotes,je racontaisà monpère,pendant notre

promenadedu matin,l'histoireque j'avaislue; car les'

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MONÉDUCATIONPREMIÈRE

livresquej'avaisentreles mainsétaientsurtoutdeslivres

d'histoire.J'en ai lude la sorteun grand nombre Ro-

berlson,Hume,Gibbon.Maismonptusgrandplaisiralors,commelongtempsaprès, était rielire l'histoire de Phi-

lippeIIet de PhilippeIII d'EspagnedansWatson.L'hé-

roïquedéfensedeschevaliersdeMaltecontre les Turcs,la résistancedes Provinces-Uniesdes Pays-Bascontre

l'Espagne,excitèrenten moi un intérêtvif et durable.

AprèsWatson,ma lecture favoriteétait l'Histoirede

Rame,de Hooke,De la Grèce,je n'avais pas encore

vud'histoireenrégie,si cen'estunabrégé à l'usagedesécolesdes troisderniers volumesd'une traductionde

l'HistoireAnciennede Rollin, commençant à Phi-

lippedeMacédoinemaisje lus avec délicesla traduc-

tionde PlutarquedeLanghorne.Quantàl'histoired'An-

gleterre,après l'époque où Humes'est arrêté, je me

rappelled'avoirlu l'Histoire de mon tempsde Burnet,

oùje ne m'intéressaisguère qu'auxguerres et auxba-

tailles je lus aussi la partiehistoriquede YAnnual

Regisler,depuisle commencementjusqu'en 1788en-

viron,époqueoùs'arrêtaientlesvolumesque monpèreempruntaitpour moià M. Bentham.Je prenaisungrand.intérêtausort de FrédéricdePrusse,pendant ses dan-

gers,et à celuidePaoli, le patrioteCorse;mais quand

j'arrivaila guerred'Amérique,jepris parti, commeunenfantquej'étais, pourla mauvaisecause,parce qu'elle

s'appelaitla causede l'Angleterre.Monpèreme ramenaà labonne.Danslesfréquentesconversationsque nousavionssurnos lectures,monpèrese servaitdetouteslesoccasionspour medonner des explicationset des idées

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8 MÉMOIRES

sur la civilisation,le gouvernement,la moralitéet lacul.

tu reintellectuelle;etilexigeaitquejetéslui reproduisisse

dansmonlangage.H medonnaità lire aussi beaucoupdelivresqui ne m'auraientpasassezintéressépour que

je voulusseleslire de moi-même,puis il m'obligeaitàlui en rendrecompte.Cofurent entreautres lesConsi-

dèmlionshistoriquessur le GouvernementAnglais de

Millar,ouvrageexcellentpourson temps, et que mon

père appréciait beaucoup; YHistoirede l'Église de

Woshcim;la vie deJeanKnoxde M'Oie;et mèmeVHis-toire de* Quaker*de Sewellet Rutly.11aimait ai me

mettre entre les mainsdes livres qui me présentaientl'exempled'hommesénergiqueset pleinsde ressources

aux prisesavecdesdifficultésgravesqu'ilsparvenaientàvaincre.Parmices livres,je me rappelleles Souvenirs

d'Afriquede Bearer et le Récitdu premier essai clc

colonisationde la Nouvelle-Gallesdu Stid par Collins.

Deuxouvragesque je neme lassaispasde lire étaientles Voyagesd'Anson, qui plaisent tant a la jeu-nesse, et une collection(colle d'Hawkesworthpeut.

être) de Voyagesautourdu Mondeen quatre volumes,commençantà Drake et finissantà Cooket à Bou-

gainville.Jen'ai guèrereçu de livresd'enfantspas plus

que de jouets, exceptéquanddes parents ou des amism'en faisaientcadeau.Detous les livresde ce genre,BobinsonCntsoèfut celuiqui mefrappale plus; je l'ailu avecplaisir duranttoutema jeunesse.Sans doute, iln'entrait pasdans le plande monpère d'exclure les li-

vres d'amusement,mais il me les permettaitavec une

grande parcimonie.A cette époque, il n'en possédait

Page 16: Mes Memoires

MON ÉDUCATION PREMIÈRE fr

presque pas; mais il en 'empruntait pour moi. Je

merappelleavoir lu les Milleet une Nuits, lesContes

Arabesde Cazotte,Don Quichotte,les Conlespopu-laires de miss Edgeworth et un livre qui jouissaitalors do quelque réputation, le Fou de qualité de

Brooko,

Ahuitansje commençaile latinen compagnied'une

sœurcadette,à laquelleje l'enseignaisa mesurequejefaisaisdes progrès.Masœurrépétaitnos leçonsa mon

père.Depuislorsd'autres soeurset d'autresfrères me

furentsuccessivementdonnéscommeélèves;une grande

partiedemon travailquotidienconsistaitdans l'ensei-

gnementpréparatoirequeje leur donnais.Cettetâchene

me plaisaitguère, car j'étais responsabledesdevoirsde

mesélèvespresqueautantquedesmiens.Toutefois,j'aitiré de cerégimeun grandavantage j'apprenaisplusafond,etje retenaisptus solidement,cequej'avaisà en-

seigner il estpossibleaussiqu'àl'âge oùj'étais, la pra-

tiquequej'acquéraisen expliquantà d'autresleschoses

difficiles,m'aitété utile. Ad'autrespointsde vue, l'ex-

périencedemonenfancen'estpas favorableau systèmed'instruction mutuelle des enfants. L'enseignement,

j'en suis sûr, no produit par lui-mêmeque des effets

médiocres,etj'ai pu me convaincreque les rapportsdemaîtreà élèveno sont une bonnedisciplinemoraleni

pourl'un ni pour l'autre. C'estde la sorte que j'ai ap-pris la grammairelatine.Je traduisisune grande partiede CornéliusNéposet des Commentairesde César,cù

qui ajoutaita la surveillancede tous les devoirs un

travailbienpluslongencorepourmoi*mème.

Page 17: Mes Memoires

10 MÉMOIRESr. .e.r_ -J.- _A. 1-Lamêmeannéeque je commençailelatin, j'abordai

pour la premièrefois les poètes grecs, par l'lliade.

Quandj'y fus unpeu avancé,monpèrememit entre les

mains la traductionde Pope.C'étaitle premier poèmeanglaisqueje prenaisplaisirà lire; ceAitaussi l'un des

livrespour lesquels,pendant biendes années,je mon-

traileplusde goût.Je l'ai, je crois,luenentier de vingtà trentefois.Je n'auraispas songéà fairemention d'un

goûtquisemblesi naturel a l'enfance,si je n'avais pascru observerque levifplaisir queme procuraitcebril-

lantrécitenvers,n'estpasaussiuniverselparmi lesen-

fantsque j'auraispu le supposer,soit àpriori, soit d'a-

prés monexpériencepersonnelle.Bientôtaprès je com-

mençaiEuclide,et un peu plus tard l'algèbre,toujoursavecmonpèrepourmaître.

Dehuita douzeans,je lus, enfaitde livreslatins, les

Bucoliquesde Virgileet les six premiers livres de

l'Enéide; tout Horace, moins les Epodes les fables

de Phèdre,lespremierslivresdeTite-Live,auxquelsparamour pour l'histoireromainej'ajoutai, à mes heures

de récréation,lereste de la premièreDécade;tout Sal-

luste; une grandepartiedes Métamorphosesd'Ovide

quelquescomédies,de Térence;deuxon trois lïvres de

Lucrèce; plusieurs discoursde Cicéronet quelques-unsde sesécritssur l'artoratoire;sesLettresàAllicus,au sujet desquellesmonpère me donnaitdesexplica-tionshistoriquesqu'ilprenait la peinedetraduirepourmoi du françaisdesnotes de MingaulLEn grec,je lus

d'un boutit l'autre l'Iliadeet l'Odyssée,uneou deux

tragédiesde Sophocleetd'Euripide,autantdecomédies

Page 18: Mes Memoires

tMON ÉDUCATION PREMIÈRE fi

d'Aristophane,bien que j'en retirasse peu de profit;tout Thucydide;les Helléniquesde Xénophon; une

grande partiedo Démosthène d'Eschine, de Lysias;Théocri le et Anacréon;une partie de l'Anthologie;un

peude Denysd'Halicarnasse,plusieurslivresde Polybeetenfinla Ilhéloriijued'Aristote.C'étaitlepremiertraité

vraimentscientifiquesur la psychologieet la morale

queje lisais.Commeil contientun grand nombrede!

meillouresobservationsdes ancienssur la nature hu.

maine, monpère me le fit étudier avecun soin tout

particulier,et m'enfitmettrele sujeten tableauxsynop.tiques.Pendantles mêmesannéesj'appris la géométrieélémentaireet l'algèbreù fond,mais il n'en fut pas demêmedu calculdifférentielet des autres branches des

mathématiquessupérieures.Monpère n'avaitpasretenu

cettepartie des connaissancesqu'il avait acquises;il

n'avaitpas le tempsde se mettre a même de résoudreles difficultésqui m'arrêtaient; il me laissaitm'endé-

pétrer moi-mêmesans autre secours que celui des

livres; en attendant, j'encouraisses réprimandespar

l'incapacitéouj'étais de résoudredes problèmesdiffi-

ciles,et il ne s'apercevaitpas que je ne possédaispasencore les connaissancesnécessairespour en venir àbout.

Quantaux lectures que je faisais de moi-même,jenepuis dire que ceque je me rappelle.L'histoireétait

toujoursmalecturefavoriteet principalementl'histoire

ancienne.Je tus sans désemparerla Grècede Mitford.Monpèrem'avaitmis en gardecontre lespréjugésaris-

tocratiquesde cet auteur; il m'avaitavertique Milford

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12 MÉMOIRE»

nelaissait pas d'altérer les faits pour blanchir les des-

poteset noircirles institutionspopulaires.Il discourait

surces questionset me les expliquaitpar des exemplestirés des orateurset dos historiens grecs. Il réussit si

bien»qu'en lisantMitford,messympathiesse portèrentensens inversede cellesde l'auteur, et que j'aurais pu

jusqu'à un certainpoint disputeravec lui. Cet antago-nisme ne diminuapourtantpas le plaisir avec lequel

jerevenaistoujoursà cette lecture. J'en prenais encore

beaucoup&l'histoireromaine,soit à liro mon livrefa-

vori,Hooke,soitFerguson.Un livre que, malgré la sé-

cheressede sonstyle,j'avais toujoursdu plaisir à lire,était l'Histoireancienneuniverselle. Aforce de le lire,

j'avaisremplimatête de détailshistoriquesrelatifsaux

peupleslesplusobscursde l'antiquité, tandisque je ne

savaispresquerien de l'histoire moderne,ù l'exceptionde quelquesépisodesdétachésdela guerre des Pays-Bas,et queje ne m'inquiétaispas d'en apprendredavantage.

J'ai consacrébeaucoupde temps, pendantmon en-

fance,à un exercicevolontaireque j'appelais écrire des

histoires j'ai composésuccessivementune histoire ro-

maineque je liraisde Hooke, un abrégéde l'histoire

ancienneuniverselle,une histoire de Hollande,tirée de

monauteurfavoriWalsonetd'une compilationanonyme.onzeou douzeans,je m'occupaiù composerun écrit

que je nelaissai pasde regarder commeune chosesé-

rieuse cen'était pasmoinsqu'une histoiredu gouver-nementromain,compiléeavecl'aidedeHooke,dans Tite-LiveetDenysd'Halicarnasse.J'en avaisécritassez pourfaire unin-octavo,etj'avaisconduitmonsujet jusqu'aux

Page 20: Mes Memoires

MONÉDUCATIONPREM1ÈUE 13

lois Licinienncs.En réalité,c'était un exposédeslottes

entre lespatriciensetlesplébéiens,quialors absorbaient

i tout l'intérêtque je donnaisauparavantauxguerreset

j*auxconquêtesdesRomains.Je discutaistoutes lesques-tionsconstitutionnellesà mesurequ'ellesseprésentaient.

J'ignorais absolumentles recherchesde Nichuhr.ct

pourtant, aidédes seuleslumièresque je devaisà mon

père, je prenais la défensedes loisagraires, en m'ap-

puyant sur le témoignagede Tile-Live,et je soutenaisde

[ mon mieuxle parti démocratiquede Rome. Quelques

| annéesplus tard,méprisantles premierseffortsdamon

è enfance,je détruisis tous ces écrits, ne medoutantpas

| queje pussejamaiséprouverquelquecuriosité &l'égard

t demespremiersessaisdansl'art d'écrireet de raisonner.

I Monpèrem'encourageaitdanscet amusementutile,quoi-

[ que, avecbeaucoupde sens,je crois,il ne me demandât

jamais à voirceque j'écrivais.Dela sorte,encomposant,

je ne me sentaisresponsableenverspersonne, et mon

ardeur n'était point glacéepar l'idéeque je travaillais

souslesregardsd'un critique.

P Cesexerciceshistoriquesn'étaientpas un devoirobli-

«aioire,mais il y avait un autre genre de composition

qui l'était il fallaitqueje composassedesvers, etc'é-

.ait la partie la plus désagréablede ma tâche. Je ne fai-

sais ni versgrecs,ni verslatins, et je n'ai pas apprisla

prosodiede ces langues.Monpère pensait que cette

exercicene valaitpas le tempsqu'il coulait; il se con

tentaitdeme fairelire desversà hautevoixet decorri-

ger lesfautesdequantitéqueje commettais.Je n'ai ja-mais rien composéen grec, pas mêmeen prose, et fort

Page 21: Mes Memoires

U MfiMOlRBB

peu de choseen latin ce n'est pas que monpèrenié*

connûtla valeurde cesexercicesqui donnentunecon-

naissanceapprofondiede ces langues,maisparcequ'enréalitéje n'avaispasle tempsd'enfaire. C'étaiten anglais

qu'il mefaisaitécrire desvers. Après avoirlu YHomêre

de Pope, j'avaisou t'ambitiond'essayerune composi-tion qui yressemblât,et j'avaisécrit presque unchant

d'unecontinuationde VIliade.11estprobablequol'élan

ambitieuxqui meportait vers lapoésie se seraitarrêté

là; maisl'exercicequej'avaiscommencépar goût,je dus

le continuerparordre. Selonl'habitudedont il ne se dé*

partaitjamais,de m'expliquerautant que possibleles

raisonsde ce qu'ilexigeaitde moi,mon père medonna

cette fois,je m'ensouviensfort bien,deux motifsqui le

dépeignentau vif.C'était d'abord parce qu'il y a des

chosesqu'onpeutexprimerplusénergiquementen vers

qu'enprose,ce qui constituaita ses yeux un avantage

réel; c'étaitensuiteparce que l'on attache en général

plusde valeuraux vers qu'ilsn'en méritent, et queparconséquentil vaut la peine d'acquérir la facultéd'onfaire.Engénéralil me laissaitchoisirmes sujetsqueje

prenaisleplussouvent,autantquojepuis melerappeler,dans la mythologieou parmi les abstractionsallégori-

ques. Hmefit traduireen vers anglaisbon nombredes

plus courtespoésiesd'Horace. Je me souviens aussi

qu'un jour il me donnaa lire l'Hiverde Thomson,et

qu'ensuiteil mecommandad'essayerd'écrire de moi-

même,sans le secoursdu livre, quelque chosesur le

mêmesujet.Lesversqueje composaisn'étaient, celavasansdire, qu'unramassisde vieilleries,etje n'ai jamais

Page 22: Mes Memoires

MON ÉDUCATION PREMIÈRE 15

Æf.t_ -t-eu dofacilitéâ en faire; mais cette gymnastiquem'a

peut-êtreété utilepar lasuite,en me donnantla faculté

de trouverpromptementlemotpropre (1).,1cn'avaisla encoreque bien peu de poètesanglais.

Monpèrememit Shakespeareentre lesmainspourme

faire lire les drames historiques de ceux-cije passai

auxautres Il n'avait jamaisbeaucoup admiréShakes-

peare,il jugeaitavecsévéritél'idolâtriedesAnglaispourcepoète.11faisaitpeu de casdes poètes anglais,û l'ex-

ceptiondeHilton,pourquiil témoignaitlaplusprofonde

admiration,de Goidsmith,de Burns, de Gray,dont il

préférait \e Bardeà YElégie.Peut-êtredevrais-jeajouter

Cowperet Iteatlie.Il estimaitSpenser,et je merappelle

qu'il m'alu (contrairement&son habitudede me faire

lire moi-même)le premierlivrede la Reinedes Fées;

maisje n'ypris aucunplaisir.Monpère ne trouvaitpasbeaucoupde mériteaux poètesde notre siècle aussine

lesai'je guèreconnusavantl'slgcd'homme.J'en exceptelesromansen versde WalterScott,queje lusd'aprèsles

conseilsdemonpère, et quimefirentbeaucoupdeplaisir,commetousles récits animés.Lospoèmesde Drydensotrouvaient parmi les livres de mon père il m'en fit lire

plusieurs, mais je ne pris goût pour aucun d'eux, excepté

In Fêle (V Alexandre que j'avais l'habitude de fredonner, J

i. Un peu plus tard, étant encore enfant, alors que les exercicesde versification ne m'étaient plus imposés comme un devoirobli-

gatoire, j'ni composé, comme la plupart des jeunes écrivains, des

tragédies, moins sous l'inspiration do Shahropenre que sous cellede Joanna Uaillte, dont le Constantin PalC-olague nie parais.sait te plus glorieux des chefs-d'œuvre, ia crois encore que cedrame est un des meilleurs qu'on ait écrit dans les deux demiertsiècles.

Page 23: Mes Memoires

16 MÉMOIRES

demêmequeleschansonsde WalterScott,sur une mu-

siquedemon invention.J'en vins à composerdes airs

queje merappelleencore.Je lusavecassez de plaisir les

petitespoésiesde Cowper,mais jen'aijamaispulire jus-

qu'auboutseslongspoëmes et dansses deux volumes,

rien ne m'intéressa autant qu'un morceau en prose,l'histoiredotrois lièvresapprivoisés,Atreize ans,je mis

la main sur los poëmesde Campbell,parmi lesquelsfjoefnel,Hohenlinden,YExiléd'JSnn,et quelquesautres

mefirentéprouverdes sensationsque la poésie n'avait

pasencoreéveilléesen moi. Pour cet auteur encore,je.fispeu de cas des grandspoèmes, excepté du début

saisissantde Gerirtidede Wyomin$tque je considérai

longtempscommele plus partait modèledu pathétique.Durantcettepartie de mon enfance,une de mes ré-

créationsfavoritesétaitla scienceexpérimentale,au sens

théoriqueetnon au senspratiquedumot, bienentendu.Je ne faisaispasd'expériences,etj'ai souventregretté de

n'avoirpasété soumis à ce genre d'exercice je n'en

voyaismêmepas faire je me contentaisd'en lire. Je ne

mesouvienspasd'avoiréprouvé pouraucun livrela ra-

vissementque me causèrentles DialoguesscientifiquesdeJoyce.Jerésistaismêmeaux critiquesque monpèrefaisaitdesmauvaisraisonnementsqui abondent dans la

premiêrcpartiede cet ouvrage, au sujet des premiers

principesdelaphysique.Je dévoraislestraités dechimie,surtout celui d'un ancien camaraded'études de mon

père,et sonami, le docteurThomson,bien des années

avantd'assisterà une expérience.J'avaisenvirondouzcans quand j'abordai uneaou-

Page 24: Mes Memoires

MONÉDUCATIONPREMIÈRE il

2

vellepartie de mon instruction,dont le principalpbjetétait non plusd'aider et d'appliquerla pensée,maisla

penséeelle-mêmeCettepartiedébutaitpar la logique;

je commençaitoutd'un couppar VOrganonetje le lus

jusqu'auxAnalytiquesinclusivement,toutefoissanstirer

beaucoupde profitde l'Analytiquepostérieure quiap-

partientù un domaine de la philosophiepour lequel

je n'étaispasmûr.En mêmetempsque l'Organon,mon

pèremefit lireen entier ou seulementen partieplu-sieurstraitéslatins de logiquescolastique.Je lui faisait

chaquejour, dans nos promenades,un compte-rendudétaillédece quej'avais lu, et je répondaisà ses ques-tionsnombreuseset pressantes.Aprescela,je vinsà bout

par le même procédéde la Compulaliosive LogicadeHohbes,ouvragebien supérieuraux livres des logi-ciensde l'école;mon pèrel'estimaitfort, et, selonmoi,

bien au dessus de ses mérites, quelquegrandsqu'ilssoient.Monpèrenemanquaitjamais,quelqueétudequ'ilmeprescrivît,dem'en faire,autantqu'ille pouvait,com-

prendrel'utilité il insista particulièrementsurcelledeta

logiquesyllogistiquequetant d'auteurs,d'unegrandeau.

torité,ont contestée.Je merappelletrès-biencomment,et dansquellieu (c'étaitauxenvironsde DagshotHealh,oùnousétionsenvisitechezun vieil amide monpère,M.Wallace,professeurde mathématiquesà Sandhurst),il m'amenad'abordpar desquestionsà pensersur lalo-

giqueet ù concevoirce quifait l'utilitéde la syllogisti-que il me venaiten aide et me la faisait comprendre

par des explications.Les explicationsne me rendaient

pas lachoseplusclaire;maisellesn'en ontpasété pour

Page 25: Mes Memoires

18 MÉMOIRES

celainutiles ellessont restéesdans mon esprit comme

un noyau autour duquel mes observationset mes ré»

flexionsont pu se cristalliser.La valeurdes remarques

généralesque monpèrem'avaitapprisesserévélaitàmoi

à chaque cas particulier qui tombaitpar la suite sous

monobservation.Mesréflexionset l'expériencemecon-

duisirenten définitive&faireautant de casqu'il en fai-

sait lui-mêmed'une connaissanceintime desprocédésde

la logiquede l'école.Il n'est pas unepartiede monédu-

cationquiait plus contribuéà créerchez moila faculté

de pensertelle queje la possède.La premièreopérationintellectuelleou je lis des pro-

grès, cefut la dissectiond'unmauvaisargumentet lare*

cherchedu gite de l'erreur; toute l'habiter que j'ai ac-

quiseencegenre, je la dois à lapersévéranceinfatigableaveclaquellemonpère m'avaitdressé à cettegymnasti-

que intellectuelle,où la logiquede l'écoleet les habi-

tudesd'esprit qu'on acquierten l'étudiant,jouaient le

principalrôle. Je suis convaincuque dansl'éducation

moderne,rien ne contribuaplus, quand on en fait un

usagejudicieux,a formerdespenseursexacts,fidèlesau

sensdesmotset des propositions,et en gardecontre les

termesvagues,lâches et ambigus.On vante beaucoupl'influencedes mathématiquespouratteindrece résultat,elle n'est rien en comparaisonde celle de la logiqueen effet, dans les opérationsmathématiques, on ne

rencontreaucune des difficultésqui sont les vrais

obstaclesd'un raisonnementcorrect.Lalogiqueestaussil'éludequiconvientle mieuxauxpremiers tempsde l'é-

ducationdes élèvesen philosophie,puisqu'elleost indé-

Page 26: Mes Memoires

MON ÉDUCATION PREMIÈRE 19

pendantedesopérationslentespar lesquellesonacquiert,

par l'expérienceet la réflexion,des idéesimportantesparellcs-mêmesgrâceà cetteétude,les élèvesparviennentà débrouillerune idéeconfuseet contradictoireavantqueleur proprefacultéde penserait atteint sonpleindéve-

loppement,tandisquetantd'hommes,capablesd'ailleurs,

n'ypeuventparvenir,fauted'avoirété soumisa cettedis-

cipline.Quandils veulentrépondreâ leursadversaires,

ilss'efforcentde soutenirl'opinioncontraireàl'aidedes

argumentsqu'ils ont à leur disposition,sans mêmees-

sayerde réfuter lesraisonnementsde leurs antagonistes,etle plus grandsuccèsqu'ils puissent obtenir,c'estde

laisserla question indécise,en tant que lasolutiondé-

pendduraisonnement.

Pendantce temps,je continuaià lire avecmon pèrelesauteurslatins et grecs,qu'il valaitla peined'étudier,nonpastant pour lalangueque pour lesidées.J'étudiai

ainsiplusieursorateurs,surtoutDémosthéne,dontje lus

plusieursfoisd'un boutàl'autre lesprincipauxdiscours;et j'en écrivisen manièred'exercicedes analysescom-

plètes.Monpère accompagnaitla lecturequeje lui en

faisais,de commentairestrès-instructifs.Il nese hornait

pasà attirermonattentionsur lejour dontcesdiscours

éclairentles institutionsathéniennes, et sur les prin-

cipesdelégislationetde gouvernementqu'ilsexpliquentil mefaisaitaussi sentir l'habiletéet l'art de l'orateur:il mefaisaitremarquer avecquelleadresse Démosthénesavaitdire leschosesqui importaientle plus àsonbut,au momentprécisoùsesauditeursse trouvaientle mieux

préparésà les entendre il me montrait commentle

Page 27: Mes Memoires

20 MÉMOIRES

grandorateur s'y prenait pourglisser dans l'esprit des

Athéniens,peu a peu et en s'insinuant,des idées quieussentéveilléleur opposition,s'il leseût expriméesplusdirectement.La plupart de ces considérationsétaient

tropau-dessusde monintelligenceà cetteépoque,pourqueje pusse les comprendretouta fait. Toutefoiselles

jetaientenmoi des semencesqui ontgerméen leur sai-

son.Ala mêmeépoque,je lus aussi tout Tacite,Juvénal

etQuiniilien.Ce dernier auteur est peu lu et mal ap-précié,peut-êtreà causede l'obscuritéde son style, etdel'abondancedesdétailsscolastiquesdontplusieurspar-ties de son traité sont remplies.Maisson ouvrageest

une espèce d'encyclopédiedes idées des anciens sur

l'éducationtout entièreet sur la culture de l'esprit; j'yai puisébiendes idéesimportantesque je n'ai plusou-

bliées,et que je puis sans peine rapporter à la lecture

que j'en ai faitedans mon enfance.C'est à la même

époquequej'ai lu, pour la premièrefois, lesprincipauxdialoguesde Platon,en particulier le Gorgias,le Prola-

goraset la République.Il n'y a point d'auteur auquelmonpèrese crût plus redevablepour la culturede son

esprit,que Platon; il n'y en a pointqu'il recommandât

plus souventaux jeunes gens studieux.Je puisporter,

pource quime concerne,le mêmetémoignage.La mé-

thodesocratique,dont les dialoguesde Platon sont les

principauxmonuments,reste encorela meilleuredisci-

plinedel'esprit pourcorriger les erreurs et éclaircirles

confusionsinhérentesàVintelleclnssibipermissus,c'est-à-

direàl'intelligencequi a composétousses groupesd'as*

sociationsd'idées sous la directionde la phraséologie

Page 28: Mes Memoires

MON ÉDUCATION PREMIÈRE 21

populaire.Les opérationsdont cette méthodese com-

pose,c'est-à-dire l'interrogation(elenchus)rigoureuseetpressantequi contraintun homme,dont les idéesne

sontquedesgénéralilésvagues,soità exprimerentermes

préciscequ'il entendparces idées,soit àconfesserqu'ilne saitpas cequ'il dit; lavérificationconstantede toute

propositiongénéralepar des cas particuliers;le siège,en régiedu sens des termes abstraits à acceptionélen-

due, par lesopérationsquiconsistentà déterminerquel»

que nomgénériqueencorepluslarge, qui lecomprend,touten comprenantaussi autre chose,à descendre,parvoiede division,jusqu'à lachosequ'oncherche,à poserses limiteset formulersa définitionpar une série de

distinctionssoigneusementtracéesentre cetobjetetceux

qui s'en rapprochent,pour lesséparer successivement;toutescesopérationssontd'une valeur inestimablepourdresserl'hommeàpenseravecuneprécisionrigoureuse.Mêmeà l'âgeoù j'étaisellesprirent sur moiun telem-

pire qu'eues devinrentpourainsi dire desélémentsde

mon propre esprit. J'ai toujourspensédepuislors quele titrede disciplesdePlatonappartenaitbienmieuxaux

penseursqui se sontnourrisde sonprocédéderecher-

che,et qui se sont efforcésd'en acquérir le maniement*

qu'àcesautresqui sedistinguentseulementpar l'adop-tion de certaines conclusionsdogmatiques,empruntéessurtoutaux moinsintelligiblesde ses écrits,alorsquele

géniedePlatonet lecaractèrede sesœuvreslaissentpla-ner desdoutessur laquestionde savoirs'il lesconsidé-rait autrementque commedes fantaisiespoétiquesoudesconjecturesphilosophiques.

Page 29: Mes Memoires

22 MÉMOIRES

Quandje lisaisPlatonet Démosltiène,depuis que je

pouvaislire ces auteurssansêtre arrêté par des diffi-

cultesde lalangue, monpère ne me demandaitpas de

traduire le texte phrase par phrase; il me les faisait

tire à hautevoix,et meposaitdes questions auxquelles

je devaisrépondre; mais commeil portait une attention

touteparticulièreà la déclamation,où il excellait,cette

lectureà haute voixétaitfortpénible pour moi.Detout

ce qu'il me faisaitfaire,je nem'acquittaisde rien aussi

maladroitement,et c'était toujours la même chose; jelui faisaistoujoursperdre patience. Il avait beaucoupréfléchisur lesprincipesde l'art de lire, notammentsur

lapartie decet art qu'onnégligeleplus, je veuxparlerdes inflexionsde la voixou de ce que les auteurs quiont traité dela déclamationappellentmodulation,pourle distinguerd'unepart del'articulation,et d'autrepartde ['expression;il avaitramenéles inflexionsà desreglesbaséessur l'analyselogiquedelà phrase.11m'inculquait

ênergiquementces règles, et me réprimandait sévère-mentchaquefoisquej'y manquais.J'avaisfait la remar.

que,queje n'aurais pas osé luiprésenter, que s'il me

réprimandaitquandje lisais malune phrase, il se bor-

naità dire commentj'aurais dû la lire, etjamais en laisant lui-mêmeil ne me le montrait. Unmême défautse retrouvaitdanstouslesprocédésd'instruction,à d'au-trespointsde vue si admirables,de mon père, commeaussidanstousles autresmodesde sa pensée il comp-tait trop sur l'intelligibilitéde l'abstraitprésenté seul,sansle secoursd'aucune formeconcrète. Ce fut bien

plustard, alorsque je m'exerçaisàla parole, seul ou

Page 30: Mes Memoires

MONÉDUCATIONPREMIÈRE 231 A • .••

avecdesjeunesgensdemonâge,que, pour lapremière

j Tois,je comprisl'objetde sesrégies,et quej'aperçusles

[basespsychologiquessur lesquellesil les avaitassises.

[ Jepoursuiviscettequestiondanstoutesses branches,et

j'auraispucomposerun traitéfortutiled'aprèslesprin-

cipesde monpère. 11n'avait rien écrit sur cetteques-tion.Je regrettede n'avoirpasprofité du momentoù

j étaispleinde ce sujetet queje pratiquais systémati-

quementces règles,pour donnerun corpsaux idéesde

monpère, et aux perfectionnementsque j'y avais ap-

portés.

. Unlivre qui contribua puissammenta me former,

[ dansla meilleureacceptiondu mot,ce fut VHisUnrede

l'Indede mon père. Cetouvrageparut au commence-

mentde 1818. L'annéeprécédente,alorsqu'il était sous

presse,j'en lisais les épreuves&monpère, ouplutôtjelui lisaisle manuscrit,tandisqu'ilcorrigeait les épreu-ves.Jereçus de ceremarquableouvrageun grandnom-

bre d'idéesnouvelles.J'y trouvaides critiques et des

1recherchessur la sociétéetla civilisation,à proposdes

Hindous,sur les institutionset les actes du gouverne-ment,à proposdes Anglais.Mesréflexionsen reçurentuneimpulsionet une directionqui me furentextrême-mentutiles par la suite. Bienque je reconnaissedeslacunesdanscet ouvrage,quandje le compareà uu typede perfection,je persisteà croirequ'il estpour le moins

l'unedeshistoiresles plusinstructives,et l'un desécritsdontun espritoccupéà se faire ses opinions peuttirerleplusde profit.

Lapréfacede l'Histoiredes;Indes,l'un des écritsde

Page 31: Mes Memoires

84 MEMOIRES

monpèrequi lepeignentlemieux,et aussi le plus riche

d'idées,offreun tableaufidèlodessentiments et deses-

pérancesqui l'inspiraient à l'époque où il l'écrivif.Il

avaitsemédanstoutle coursdeson ouvrageles opinionset les jugementsd'un radicalismedémocratiquequipa.raissaientalorsuneopinionextrême;il traitait avecune

sévéritérare àcetteépoquela constitutionet les loisde

l'Angleterre,lespartiset les classesqui possédaientune

influenceconsidérabledans lepays.S'it pouvaitespérer

queson œuvrelui fit une réputation, il ne pouvaitpasen attendreuneaméliorationdesaposition, ni supposer

qu'il secréeraitparmi lespuissantsautre chose quedes

ennemis.Ce qu'il pouvait le moinsespérer, c'était la-

faveurde la Compagniedes Indes,aux privilègescom-

merciauxde laquelleil se montraitabsolument hostile,etdont il avaitsi souventblâmé avecsévéritél'adminis-

trationpolitique.Dans certainesparties de son livre,il

estvrai, il portaiten faveur dela Compagnieun témoi-

gnagequ'iljugeait mérité, notammentquand il disait

quepas un gouvernementn'avaitdonnéautant de preu-ves,dans la mesurede ses lumières,de sesbonnesin-

tentionsenverssessujets,et que,si les actesdes autres

gouvernementsétaient soumis à la même publicité,ils

ne résisteraientprobablementpas si bien a l'épreuve.d'un examenrigoureux.

Toutefois,quand il apprit, au printemps de 1819,environunanaprèslapublicationdeVHisloindes Indes,

queles Directeursde la Compagnievoulaientrenforcer

le bureau qui avaitdans ses attributionsla correspon-dance de l'Inde, monpère y sollicitaun emploiauprès

Page 32: Mes Memoires

MONÉDUCATIONPREMIÈRE 20

des Directeurs,et l'obtint. Il fat nomméassistantde

l'Examinerde la correspondancedel'Inde.Lafonction

desassistantsconsistaità préparer des projetsdedépê-ches pourl'Inde, qu'onsoumettaitaux Directeursdans

lesprincipauxservicesde l'administration.Danscet em-

ploi et dans celuià' Examinerqu'il occupaplus tard,l'inlluoncequ'il sut s'acquérir par sestalents,sa répu-tationet la décisionde soncaractère,auprèsdeses su-

périeursqui désiraientréellementassurer à l'Indeun

bongouvernement,lui permirent d'introduiredansses

projetsdo dépêches,et de présenterau jugementde la

cour des Directeurset du conseilducontrôle,sesvéri-

tablesopinionssurles affairesde cepays, sanstrop les

adoucir.11avaitdéjà exposédans sonHistoirelesvrais

principesde l'administrationde cet empire,et sesdé-

pêchesaprès sonHistoire,contribuèrent,plusque toutce qu'onavaitfaitjusqu'alors, à améliorerlerégimede

l'Inde,et à apprendreaux fonctionnairesde la Compa-gnie commentils devaientcomprendreleurs devoirs.Si

l'on publiaitun choixde ces dépêches,onverrait,j'ensuisconvaincu,que,chezmonpère, l'hommed'Étatétait

à la hauteurdu philosophe.Les nouvellesoccupationsqui absorbaientle temps

de mon père ne relâchèrentpoint l'attentionqu'ilpor-tait à mon éducation.C'est pendantla même année,

4819,qu'il me fit faire une étude complètede l'écono-

miepolitique.Ricardo,sonamiintime,venaitdepublier

l'ouvragequi fit époquedansl'histoirede cettescience;sanslesinstancesde monpère, et lespuissantsencoura-

gementsqu'il en reçut, Ricardone l'eûtjamaispublié,

Page 33: Mes Memoires

se MÉMOIRES

ni mêmeécrit. En effet,Ricardo, le plusmodestedes

hommes,avaitbeau être convaincude la véritéde ses

doctrines,il s'estimaitsi pou capablede lesfaire valoir,soit par l'expositionsoit par le style, qu'il 'tremblaitàl'idéede les publier.Unou deuxans après,les mêmes

amicalesinstancesle poussèrentà entrer à la Chambre

desCommunes.Ily rendit à ses idéeset à cellesde mon

père d'dminentsservices, tant en économiepolitiqueque sur d'autresquestions,durantles dernièresannées

d'une vietropcourte, que la mortvint trancherau mo-

mentoù il jouissaitde la plénitudede sonintelligence.Bienque le grand ouvragede Ricardo fût déjà im*

primé, il n'existaitencore aucuntraité didactique quien résumâtlesidéespour en faciliterl'étude.Monpèrefutdoncobligé,pour m'apprendrel'économiepolitique,de commencerpar des leçons qu'il me faisait pen-dant nuspromenades.Il exposaitchaquejour une par-tie de cettescience,et, le lendemain,je la luirappor-tais rédigée.Il me faisait refaire et refaire encoremon

travail,jusqu'àce qu'il fût clair, net et assezcompletDe la sorteje parcourustoute l'économiepolitique,e»

j'en possédaiun abrégé écrit, formépar mescomptesrendus.Monpères'en servitplus tard, commede notes

pour écrire ses Élémentsd'Économiepolitique.Aprèscette préparation,je lus Ricardo. Je rendais compte

chaquejour de meslecturesà monpère, et je discutaisde monmieuxles questionsaccessoiresqui se présen-taientà mesurequej'avançais. Au sujetde la monnaie,la questionlaplus embrouilléede l'économiepolitique,il me fitlire, toujoursavecla mêmeméthode,lesadmi-

Page 34: Mes Memoires

MONÉDUCATIONPREMIERE 27

râblesbrochuresqueRicardoavaitécritesà l'époquede

la polémiquesur lesmétaux précieux(Bullioncontro-

versy).Il me fit étudier ensuite AdamSmith. Ce dont

il s'occupasurtoutpendant cette élude, ce fut de me

faire appliquer auxidéesplus superficiellesde Smith

les lumières supérieuresde Ricardo, et découvrirce

qu'il y a d'erroné dans les arguments de Smith, ou

dans ses conclusions.Une telle méthoded'instruction

était merveilleusementcombinéepour former un pen-

seur, mais il fallaitqu'elle fût maniéepar un penseuraussi exact et aussi vigoureux que mon père. Mêmeaveclui, le cheminétait rude; il l'était pourmoi, bien

quele sujet m'intéressaivivement.Monpère s'impa-tientaitsouvent,et plusque de raison,quandje ne réus-

sissaispasdansun travailoùil n'aurait pas falluattendre

le succès;mais, en somme,la méthodeétaitbonne,et

elle a réussi. Je ne crois pas qu'aucun enseignement

scientifiqueait étémieuxapprofondiet mieuxappropriéaubut de formerles facultésde l'esprit, que celuiquemonpère me donnaenlogiqueeten économiepolitique.Il s'efforçait,et souventavec exagération,de mettre en

jeu mes facultésen me faisant tout trouverpar moi-

même il ne me donnaitpas ses explicationsavant,mais

après je sentais donctoute la forcedes obstacles.Non-

seulement,j'y gagnaiune connaissanceexactede cesdeux sciences, ainsiqu'on les comprenaitalors, mais

j'apprisà penser sur les matièresqui en fontl'objet. Je

pensaispar moi-mêmepresquedès ledébut, etquelque-foisd'une façon très-différentede celle de mon père.Longtempsces différencesne portèrent que sur des

Page 35: Mes Memoires

?S MÉMOIRES

questionssecondaires,et je prenais ses opinionscommeune pierrede touche. Plus tard, il m'est arrivé de le

convaincreet de modifierson opinion sur quelquespointsde détail. Je le dis a son honneur, non pourm'enfairegloire c'estune preuve de sa parfaitebonne

foi, et de l'excellencedesa méthoded'enseignement.Là finirentce que je peux proprement appelermes

classes.J'avaisenvironquatorzeans; je quittail'Angle-terre pour plus d'une année; et après mon retour, simes étudesrestèrent encoresous la directiongénéralede monpère, il ne me donnaplus de leçons.Hconvient

que je m'arrête un instant,pour considérerdes ques-tions d'unenature plusgénéralequi se rapportentaux

annéesdemaviedontje viensde tracer les souvenirs.Lachosequi frappe toutd'abord dansle coursdel'in-

stractionque j'ai décrite, c'est le grand soin que mon

père a prisdeme donnerdurant les annéesdemonen-

fanceunesommed'instructioncomprenantlesbranches

supérieuresqu'onn'apprendqu'à l'âge d'homme,quandon lesapprend.Le résultatde l'expériencemontre avec

quellefacilitéon peut yarriver,et met fortementen lu-

mièrele misérablegaspillagede tant d'annéesprécieu-sesqu'unsi grand nombred'écoliers consumentà ac-

quérir lamaigreprovisionde latinet de grec qu'on leur

enseigned'ordinaire. C'estce gaspillagequi a conduit

bonnombredepartisans desréformesde l'enseignementà soutenirl'idéefaussequ'ilfallaitécarter complètementces languesde l'éducationgénérale.Sij'avais été doué

naturellementd'une grandefacilité à saisir ce qu'on

m'enseignait,ou si j'avais possédéune mémoiretrès-

Page 36: Mes Memoires

MONÉDUCATION PREMIÈRE 29

exacteet très-fidèle,oubien encore,si j'avaiseu un ca.

ractèreéminemmentactif eténergique,l'épreuven'aurait

pas été concluante.Maispour toutes ces qualités,jereste plutôt au-dessousde là moyenne,que je ne la

dépasse ce quej'ai fait, assurémentun garçonouune

filledocapacitémoyenneet de bonnesantépeuventle

faire.Sij'ai puaccomplirquelquechose,je ledois,en-

tre autres circonstancesheureuses,à ceque l'éducation

parlaquellemonpèrem'aformé,m'adonné,jepeuxbien

ledire, sur mescontemporainsl'avantaged'une avance

d'unquart de siècle.

Hy avait dansmonéducationun pointd'une impor-tanceessentielle;j'enai déjà faitmention plusquetout

le reste, ce futla causedes bonseffetsquej'en retirai.

Laplupartdesenfantset desjeunes gensà quiona ap-

prisbeaucoupdechoses,bienloin derapporterde leur

éducationdes facultésfortifiées,n'en sortentqu'avecdes

facultèssurmenées.Ils sont bourrésdefaits, d'opinionset de formulesd'autrui, qu'ils acceptent, et qui leur

tiennentlieu dupouvoirde s'en faire eux-mêmes.C'est

ainsiqu'on voitdesfilsde pères éminents,pour l'édu-

cationdesquelsrienn'aété épargné,arriverill'âge mûr

endébitant commedes perroquetsce qu'ilsont apprisdans leur enfance,incapablesde se servirde leur intel-

ligence,endehorsdusillonqu'ona tracépoureux.Monéducationn'était,pasde ce genre. Monpère ne permit

jamaisque mesleçonsdégénérassenten un exercicede

mémoire.11tâchaitde menermon intelligence,non-seu-

lementdu mêmepasque l'enseignement,mais autant

quepossibledelui faire prendre les devants.Tout ce

Page 37: Mes Memoires

80 MÉMOIRES

queje pouvaisapprendrepar le seul effortde lapensée,monpèrene me le disaitjamais. tant que je n'étais pasà bout de ressourcespour le trouver moi-même.Au-

tant que je puis comptersur mes souvenir je m'ac-

-quittaisassezmal de cetteobligation; ma mémoireest

pleined'exemplesde meséchecs,et n'en contientguèrede mes succès. Il est vraique j'échouais sur des diffi-

cultés,qu'à monAgeje ne pouvaisguère surmonter.Je

me souviensqu'un jour, à l'Agede treizeans, il m'ar-

riva deme servir du motidée; mon père me demanda

cequec'est qu'une idée,etse montra mécontentdemon

inpuissanceà définirce mot.Je me rappelle aussi son

indignation,unjour qu'il m'entenditemployerla phrasebanaleque telle chose estvraie dans la théorie, mais

qu'il convientde la corrigerdans la pratique; il essayavainementde m'amener &définirle mot théorie, puisil

m'en expliquale sens, et me montra l'erreur de l'ex-

pressionusuelledont jti m'étaisservi. Il melaissa per-suadé quemon impuissanceà donner une définitionde

la théorie,aprèsen avoir parlécommed'une chosequi

peutse trouveren désaccordavec la pratique, révélait

chezmoila plusabjecte ignorance.Il me semblaqu'en

s'indignantà cesujet, monpèredépassait la mesure, et

peut-êtrela dépassait-il. Je crois pourtant que c'étaitl'effetdumécontentementquelui causait monéchec.Un

élèveà qui on ne demandejamais ce qu'il nepeut pasfaire,ne faitjamaistout cequ'ilpeut.

Undes mauxqui sont d'ordinairela conséquencedes

progrèsrapides,et qui souventen flétrit les fruits, c'estla suffisance.Monpèrecherchaità m'en préserveravec

Page 38: Mes Memoires

MONÉDUCATIONPREMIÈRE 81

une grandesollicitude.Il mettaitunevigilanceextrême

à éloignerde moi lesoccasionsde m'entendrelouer, oude fairedes comparaisonsflatteusespour moi.Demes

rapportsaveclai, je ne pouvaisprendre qu'uneopiniontrès-humblede mesmérites, puisque le terniede com-

paraisonqu'il proposaitsans cesseà monambition,c'é-

tait nonpasce quelesautres font,maisce qu'unhomme

pourraitet devraitfaire. Il a parfaitementréussià me

préserverde l'influencequ'il redoutaitsi fort. J'ignoraisabsolumentque mesprogrès fussentune choseexcep-tionnelle&monâge. Si, par hasard, mon attentionse

trouvaitattiréesur un autreenfantqui savaitmoinsquemoi(cequiest arrivémoins souventqu'on ne pourraitl'imaginer),j'en concluais,non pas queje savaisbeau-

coup,maisque cet enfant,pour une raisonoupour une

autre,savaitpeu,ouencoreque sesconnaissancesétaientd'un autregenre queles miennes. Je n'éprouvaispasd'humilité,mais je n'éprouvaispasnonplusd'arrogance.Jen'ai jamaissongéà me dire ce quej'étais, ni ce que

jepouvaisfaire; je ne m'estimais ni beaucoupni peu

jen'ysongeaispas.Sij'avais une penséesur moi-même,c'estquej'étais plutôten retard qu'en avancesur mes

études,puisqueje metrouvaistoujoursdanscet état en

comparaisonde ce que mon père attendaitde moi.Je

l'affirmehardiment,quoiquecene soitpas l'impressionde quelquespersonnesqui m'ont connudansmonen-

fance.EUesme trouvaient,je l'ai su depuis,d'unesuffi-

sancefortdésagréable;probablementparcequej'étais

disputeur,et queje n'éprouvaisaucunscrupuleà oppo-serune contradictiondirecteà ce que j'entendaisdire.

Page 39: Mes Memoires

38 MÉMOIRES

J'avais,je crois,acquis cettemauvaisehabitude,parce

qu'on m'avaitencouragéd'unefaçontout exceptionnelleà m'entretenirde sujets au-dessusde mon âge,avecde

grandes personnes,et qu'onne m'avaitjamaisinculquéle respect dont elles sont habituellement l'objet. Mon

père ne corrigeaitpascesactesd'impolitesseet d'imper.

tinonce,probablementparcequ'il ne s'enapercevaitpas.J'étais troppénétréenversluid'une crainterespectueuse,

pourne pas restertoujoursextrêmementsoumiset tran-

quilleen sa présence.Malgréce qu'on a pu croire, jen'avaisaucune idéede posséderla moindre supériorité,etc'était très-bonpour moiqu'il en fût ainsi. Unjour,dans Ilyde Park (jeme rappelletrès-bien l'endroitoù

sepassa la scène),j'avais quatorzeans, et j'allaisquitterlamaisonpaternellepour unelongueabsence,monpèremedit qu'à mesureque je feraisconnaissanceavecde

nouvellespersonnes,je m'apercevraisque j'avaisapprisbien deschosesqu'engénéral les jeunes gens de mon

âgene savaientpas, et que sansdoute on serait disposéà m'en parler, et â m'en faire compliment.Je merap-pelletrès-imparfaitementtoutcequ'il ajouta sur cesu-

jet;mais il aboutità me dire que si je savais plusquelesautres, il ne fallaitpas l'attribuerà mon propremé-

rite, mais &l'avantageexceptionnelqui m'était échu

d'avoirun père capablede m'instruire,et qui eûtvoulu

prendrelapeinede lefaire etd'yconsacrer le tempsné-

cessaire que si je savaisplus queceuxqui n'avaientpasjouidu mémoavantage,il ne fallaitpasy voirune rai-sonde meglorifier,maisplutôtdesonger à la honteque

j'aurais encourue,si lecontrairefût arrivé. Quandmon

Page 40: Mes Memoires

MON ÉDUCATION PREMIÈRE 33

..6Vtl

a

pèrem'appritque je savaisplus de chosesque d'autres

jeunes gens qui passaient pour avoir reçu une bonne

éducation,j'accueilliscelte révélationcommeune infor-

mationet j'y accordaiune entière confianceainsi qu'à

toutcequ'il medisait;mais il ne me parutpasque cela

meconcernât.Je n'avaisaucun penchantà tirer vanité

decequ'il yavaitdespersonnesqui ignoraientce quejo

savais;etje ne meflattaispasde l'idée quemesconnais-

sancesquellesqu'ellesfassentprovinssentdémonpropremérite.Mais,au momentoù mon attentionfut attirée

surce point,je trouvaique ceque mon pèredisait des

avantagesdontj'avaisjoui, était l'expressionexactedelà

véritéet du bonsens,etje n'ai Jamaisdepuischangéd'o-

pinion à cet égard.IIest clair que ce résultat, commetant d'autres qui

entraientdans lepland'éducationde monpère,n'aurait• _«*• _• _< ._•_ «. t

pointété atteint,simonpère n'eût tenu la mainà cec.uo

je n'eussepastrop de rapports avec les autres enfants.Ilvoulaità tout prixm'épargnernon-seulementdes ef-

fetsde l'influencecorruptriceque les enfantsexercent

lesuns sur lesautres, mais la contagiondes penséeset

dessentimentsvulgaires.11entendaitbienquejepayassecetavantageparune inférioritédans lestalentsque les

écoliersdetous lespayscultiventavanttout.Leslacunes

demonéducationportaientsur les chosesque les en-

fantsapprennent,quand ils sont livrés à eux-mêmeset

obligésde se tirer d'affairetout seuls, ou quandils sontrassemblésen grandnombre.Grâceà un régimesobreet àde longuespromenades,je grandisen bonnesanté;je devinsvigoureux»maissans êtremusculeux.Toutefois

Page 41: Mes Memoires

84 MÉMOIRES

je ne pouvaisfaireaucuntour d'adressenideforce;je ne

connaissaisaucundes exercicesdu corps. Cen'est pas

quela liberté oule tempsde m'ylivrerme fussentrefu-

sés. Je n'avais pas, il estvrai, de congés,parcequ'ils

rompentl'habitudedu travailet exposentles enfants à

contracterle goûtdel'oisiveté,mais j'avaisbeaucoupde

loisirchaquejour pour m'amuser.Commeje n'avaispasde camarades,et qued'ailleurslebesoind'activitéphysi-

quese trouvaitsatisfaitpar la marche à la promenade,

je m'amusaisseullaplupartdu tempset sans bruit, ou

jeUsais jene stimulaisen moiaucuneautre activité,pasmêmed'esprit, que cellesque mesétudes mettaient en

jeu. En conséquence,je restailongtempsmaladroitpourtoutce qui exigeaitde l'adressedesmains, et je n'ai ja-maiscesséde l'être monesprit, commemesmains, fai-

saitsonœuvretrès-timidementquand il s'appliquait ou

devaits'appliquerà quelqu'unde cesdétailsqui tiennent

tantde placedans lavie dela majorité deshommes,et

sur lesquelsse concentred'ordinairetout cequ'ils ontde

capacitémentale.Je ne cessaisde mériterdes reproches

pourmon inattentionet la nonchalancede mon espritdanslesdétailsdela viede tous les jours.Monpèreétait

toutlecontraire à cet égard ses sens et sonintelligenceétaienttoujoursen éveil il montrait de la décisionet

de l'énergiedanstoutesses manières, et dans chacunede sesactions.Cesqualités,autant que ses talents, con-

tribuaientà faireune viveimpressionsur les gens avec

lesquelsil se rencontrait.Maisil arrive souventque les

enfantsde parentsénergiquesmanquentd'énergie,parce

qu'ilscomptentsur leurs parents, et que lesparentsen

Page 42: Mes Memoires

MON ÉDUCATION PREMIÈRE 85

ontpour eux.L'éducationque monpère madonnaétait

mieuxfaitepour meformer au savoirqtfà l'action.Ils'a*

percevaitfortbiende cequimemanquait.Soitdansmon

enfance,soitdansmajeunesse,j'ai sanscesseeuâ souffrir

de ses sévèresadmonestationsà cesujet. 11ne montrait

ni négligenceni insouciancepour ce genrede défauts

qu'il observaiton moi; mais s'il m'avaitépargné l'in-

fluencedémoralisatricede la viedesécoles,il ne faisaitrien pour meprocurerun équivalentefficacedes leçons

qu'euedonnepour la pratiquede lavie.Toutessesqua-lités,it tes avait sans douteacquisessans peineou dumoinssans une éducationspéciale,et peut-êtrecroyait-il queje lesacquerraisaussi aisément. C'est,je pense,

qu'iln'avaitpasréfléchiautant sur ce sujet que sur lesautrespartiesde l'éducation,et sur cepoint commesur

quelquesautres de mon instruction,il me semblequ'ilaitattendu deseffetssanscauses.

Page 43: Mes Memoires

CHAPITREII

Influencesmoralesquiontentouréles premièresnnnéesàa tno>Jeunesse. Caractèreet opinlonademonpèro.

Dansmon éducation,comme dans celte de tout le

monde,lesinfluencesmoralesqui jouent le plus grandrôlesontaussi lespluscompliquées,et celleque l'on a

le plus de peine à spécifierd'une manièreà peu près

complète.Jen'entreprendraipas la lâchedésespérantede

détaillerlescirconstancesqui ont pu contribuerafaçon-

ner moncaractèreau pointde vue moral,je me borne-

rai à signalerquelquespoints principauxqui doivent

nécessairementtrouverplacedans un récit fidèlede mon

éducation.

J'ai été élevédèsle débutsans aucune croyancereli-

gieuse,nusensquel'on donned'ordinaireâcesdeuxmots.

Monpèreavaitété instruit dansta foidel'Eglisepresbyte*rienned'Ecosse;mais,parsesétudes et parsesréflexions,il en était venu au pointde rejeter non-seulementla

croyanceà la révélation,maisles basesde ce qu'on a\~

Page 44: Mes Memoires

CARACTÈRE KT OPINIONS DE MON PÈRE 37

pelle communémentla religionnaturelle. Je lui ai en.

tendu direque la révolutionquis'était faitedanssones-

prit en matièrereligieuse,datait del'époqueoù il avait

tu YAnalogiede Butter.Cetouvrage,dont il n'a jamaiscessédeparler avecrespect, l'entretintassezlongtemps,disait-il,dansla croyanceà la divinitéduChristianismeil y trouvaitJa démonstrationque si l'on rencontrede

très-grandesdifficultésà croire que l'AncienTestament

et le Nouveausont en mêmetemps l'œuvreet l'his-

toire d'unÊtre souverainementsageet bon, on les re-

trouve, avecd'autresbienplusgrandes encore,a croire

qu'un êtrede cettenaturesoit l'auteurdel'Univers.Mon

père regardaitl'argumentde Butlercommeconcluant,maisseulementcontreles opposantsque Butlersepropo-saitde combattre.Ceuxqui admettent qu'unêtre tout.

puissant,aussibienquesouverainementjusteetbon,est

l'auteur d'un mondetel que celui où nousvivons,nesauraientélevercontre leChristianismeaucuneobjection

qu'onne puisse,au moinsavecautant de force,retonr-

nercontreeux. LeDéismene lui semblantpastenable,monpèrerestadansun étatdeperplexité,jusqu'àcequesansdouteaprèsbiendesluttes, il s'arrêta à la convic-tionque l'on nepeutrien savoirde l'originedeschoses.Nulleautreexpressionne rendmieux son opinion en

eilet, il trouvaitl'athéismedogmatiqueabsurde,comme

l'ont toujoursfaitlaplupartde ceuxque lemondea re-

gardés commedesathées.Cesdélailssontimportantsparcequ'ils montrent qu'en rejetant tout ce qu'onappellecroyancereligieuse,monpère ne cédaitpas, commeon

pourrait le croire, à laforcedelalogiqueetdelapreuve;

Page 45: Mes Memoires

38 MÉMOIRES

sesmotifsétaient plutôtd'ordre moralqued'orcl rointol-

lectuel.Il ne pouvaitcroirequ'un mondesipleindemal

fûtl'œuvred'un autour qui réunît à lafoislapuissanceinfinie,la parfaitebontéet la souverainejustice.Sonin-

telligenceméprisaitlessubtilitésaveclesquellesoncher-

cheà fermer les yeuxsur cette contradictionpatente.Il n'aurait pas été aussisévère pour la doctrinedusa-

bêismeoudu manichéismequi supposentl'existencede

deuxprincipes,celui du bien et celui du mal, luttant

l'un contrel'autre pourla dominationde l'Univers;etjel'ai entenduexprimersonétonnement que personnene

la renouvelAtde notre temps.Il l'eût considéréecomme

unepurehypothèse,maisil n'y eût trouvéaucunein-

fluencedémoralisante.L'aversionqu'il éprouvaitpour la

religiontellequ'on la comprendordinairement,était du

mêmegenreque celledoLucrèce il la regardaitavec

lessentimentsque méritenonpas une simpletromperie,maisungrandmal moral.Il laconsidéraitcommele pireennemide la moralité,d'abord parce qu'ellecrée des

méritesfictifs,notammentl'adhésion &des formulesde

foi,laprofessionde sentimentsdé dévotionet la parti-

cipationa descérémonies,qui ne se rattachentles unes

et lesautrespar aucunlien avec le bonheur du genre

humain ensuite parcequ'elle les fait acceptercomme

tenant lieu de vertus véritables mais par-dessustout

parcequ'ellecorrompt essentiellementle critériumde

la morale,enle faisantconsisterdans l'accomplissementde la volontéd'un être auquel elle prodiguetous les

termesd'adulation,en même temps qu'elle en rait la

peinturela plusodieuse.Je lui ai cent foisentendu-dire

Page 46: Mes Memoires

CARACTÈRE ET OPINIONS J)E MON PÈRE 39

que, danstoustes siècleset cheztoutes les nations,on

avait représentéles dieux comme desêtres méchants,

unsièclerenchérissantsur l'autre par une progression«onstammentcroissante;que les hommesn'avaientja-maiscesséd'ajouterde .nouveauxtraits il l'imagede

leurs dieux,jusqu'àce qu'ils eussentatteint la concep-tionla plus parfaitede la méchancetéque l'esprit hu-

mainpuisse imaginer,conceptionqu'ils ontappeléele

bienet qu'ils ont adorée. Cenec plus nltrà de la mé-

chancetés'incarnaitselonlui dans la doctrineque l'on

nousprésentehabituellementsous le nom de foi chré-

tienne. « Songezdonc,avait-ilcoutumede dire,que cet

Êtrea faitl'Enfer; qu'il a créé l'espècehumaineavecla

prescienceinfaillible,et par conséquentavecl'intention,

que la grandemajoritédes hommesfussentvouéspourl'éternitéàd'horriblestourments. Le tempss'approche,

je crois,oùcetteépouvantablefaçondeconcevoirle dieu

qu'onadore nese confondraplus avecle Christianisme,et que tous les genscapablesde sentirte bien etle mal

la regarderontavecautant d'horreur que monpère le

faisait.Il savaitaussi bienque personneque les chré-

tiens ne subissent pas tousd'une façonaussifuneste

qu'onaurait pus'y attendre,les conséquencesdémorali-santesquiparaissentinhérentesà cettecroyance.La pa-'essedelapensée,la soumissionde laraisonà descrain-

tes, à desdésirs, à desaffectionsqui rendentleshommes

capablesd'accepterune doctrinedont les termesimpli-quentcontradiction,lesempêcheaussid'apercevoirles

:onséquenceslogiquesquiendécoulent.Il leurestsi fa-cile de croireenmême tempsdes chosesincompatibles,

Page 47: Mes Memoires

40 MÉMOIRES

et il y ena si peu d'assezfortspour tirer des croyances

qu'ils admettentd'autres conséquencesque cellesqueleurspropressentiments leur suggèrent quoid'éton-nantque des multitudesde gensaient tenupourindubi-

tablela croyanceà un Dieucréateur de t'enter,sanshé-siterpour celaà le confondreen une seulepersonneavecle Dieu qui réalisait pour eux l'idéal de la souveraine

bonté.Cen'était, sans doute,pas a cedémonproduitde

leurimagination,qu'ilsadressaientleurculte,maisàleur

idéalde perfection.Toutefoisle viced'une tellecroyancec'estqu'elletient l'idéalà un niveaudéplorablemontinfé-

rieur, et opposela résistancela plusobstinéeàtoutepen-séequi viseà l'élever. Lescroyantss'écartent avechor-reur de toutespéculationqui tendraità mettredansl'es-

pritune conceptionclaireetun idéalélevédeperfection,

parcequ'ils sentent, alors mêmequ'ils ne le voientpasdistinctement,que cet idéal serait en contradictionfla-

grante avecles lois de la nature et avec les dogmes

qu'ilsregardent commeessentielsà la foichrétienne.Hen résulteque la moralité resteune affairede tradition

aveugle,quine reposesur aucunprincipe forme,et quin'a pas mêmepour la guideraucunsentimentferme.

Monpère se fût mis complètementen contradiction

avecses idéessur le devoir,s'ilm'eût laisséacquérirdes

impressionscontrairesil ses convictionset à ses senti-mentssur la religion désle début, il imprimadansmonesprit l'idée que la façondont le mondeavaitcom-

mencé,était un problèmesur lequel on ne savaitrien.A la question Qui m'a fait?disait-il, on ne peut ré-

pondre,parcequ'on n'a aucuneexpérience,aucunein*

Page 48: Mes Memoires

CARACTÈREISÏ OPINIONSDEMONPÊRË 4!

formation authentique, d'où on puisse partir pour for-

muler une réponse. Quelque réponse qu'on présente,

ajoutait-il, on ne fait que reculer la difficulté,puisqu'onrencontre immédiatementunequestionnouvelle'.Quia fait

Dieu? Il prit soin, à la même époque de mefaire appren-dre co que le genre humain avait pensé sur ces impéné-

trables problèmes. J'étais bien jeune encore,commejel'ai déjà dit, quand ilme fit lire l'histoire ecclésiastique;il m'enseigna à prendre un grand intérôt à la Réforme,et il considérer co grand débat comme la luttesuprêmeentre la tyrannie sacerdotale et la liberté de penser.

Je suis donc une des rares personnes d'Angleterre,

dont on peut dire, nonpas qu'elles ont rejetéla croyancede la religion, mais qu'elles ne l'ont jamais eue. A cet

égard, j'ai grandi dans un état négatif. Je considérais

la religion des temps modernes du mêmemit que celles

de l'antiquité, c'est-à-dire comme une affairequi ne me

regardait en rien. Je ne trouvais pas plusétrangede ren-

contrer chez les Anglaisdes croyances que je ne parta-

geais pas, quesi je les eusse rencontrées chezlespeuples

dont parle Hérodote. L'histoire m'avaitapprisqu'il régne

parmi les hommes des opinions très-diverses, et, dans

ma situation à l'égard de mes compatriotes, je ne voyais

qu'un exemple de plus de cette différence.Cependantce

fait eût pu avoir sur mon éducation première une,fâ-cheuse conséquence que je dois mentionner. En même

temps que mon père me donnait une opinioncontraire

à celle du monde, il crut nécessaire de me faire savoir

qu'il n'était pas prudent d'en faire professiondevant la

monde. J'étais encore enfant, et le conseil de garder

Page 49: Mes Memoires

42 MÉMOIRES

mes penséespour moi, pouvaitenttainor des consé-

quencesmoraleslâcheuses,Toutefois,commej'avais peude relationsavec des étrangers,surtout avec ceux quiauraientpu me parler de religion,je ne me trouvaispasdansl'alternativede faire l'aveude monopinion ou de

recourirà l'hypocrisie.Je mesouviensqu'on deuxocca-

sions,durant monenfance,je metrouvai danscette al*

ternative et chaque fois,j'avouaimon irréligionet jelasoutins.Mesadversairesétaientdesgarçonsbienplus

âgésque moi; l'un d'eux fut certainementébranléà la

premièrerencontre,maisnousn'y revînmesplus; l'autre

futsurpriset quelquepeuscandalisé;il fit de sonmieux

pour me convaincrependantquelquetemps,mais sans

succès.

Legrandprogrèsde la liberté de discussionqui dis»

tingueplusque toutautre choseletempsprésentde ce-

lui de mon enfance, a changé considérablementles

conditionsmorales de la situationoù me plaçait mon

irréligion.Je crois qu'aujourd'huiparmi les hommes

douésde la mômeintelligenceque monpère, possédantcommelui l'amourdu bienpublic,etsoutenantavecune

convictionaussi ferme desopinionsimpopulairessur la

religionousur l'un des grandsproblèmesde la philoso-

phie, bien peu pratiqueraient ou conseilleraientune

conduiteconsistantà les cacherau monde,exceptédans

lescas,quideviennentde plusenplusrares chaquejour,où la sincéritéen ces matières les exposeraità perdreleursmoyensd'existence,ou à se voirexclusd'une car-rière convenanta leurs aptitudes.Pour la religionen

particulier,le temps me semblevenu,où le devoirdo

Page 50: Mes Memoires

CARACTÈREET OPINIONSDEMONPÈRE 43

tous ceux qui possèdentles connaissancesrequises,et

se sontconvaincusaprèsmûre réflexion,quelesopinions

régnantes ne sont pas seulementfausses,maisdange-reuses, de faireconnaîtrequ'ils ne les professentpoint,au moinss'ils sont dans une situationet s'ils jouissentd'uneréputationquidonneàleur opinionquelquechance

d'éveiller l'attention. Une telle manifestationmettrait

find'un seul coup,et pour jamais, au préjugévulgaire

qui donneà cequ'on appelleimproprementl'incrédulité

tous les vices de l'esprit et du cœur pour cortège.Le

monde serait étonné, s'il savait combienparmi les

hommesqui formentsonplus brillantornement,parmiceuxmême qui sont le plus haut placésdansl'opinion

publiquepar leur sagesse et leur vertu, il y en a quisontcomplètementsceptiquesen religion.Il enestbeau.

coupqui s'abstiennentde professerhautementleurirré-

ligion,moins pour des considérationspersonnelles,que

parcequ'ils craignentsincèrement,etbien à tort,selon

moi, à l'époque ob nous sommes,de faireplusde mal

que de bien, en faisant très-hautune professionquipourrait affaiblirles croyancesacceptées,et par suiterelâcher les obligationsqu'ils considèrentcommedesfreins.

Il y a des incrédules,puisquec'est le mot consacré,ainsi que des croyantsde tous les genres.Ony trouve

toutes les variétésdu caractère moral. Mais les meil*

leurs,et personne,parmi ceuxqui ontpu lesbiencon-

naître, n'hésitera à l'affirmer,sont bien plusreligieux,dans l'acception la plus vraie du mot de religion,queceuxqui s'en arrogent exclusivementle titre. Grâceà

Page 51: Mes Memoires

44 MÉMOIRES

l'esprit libéralde notreépoque, ou si l'on aime mieuxà

l'affaiblissementdu préjugé invétéré qui empocheles

nommesde voir les chosesqui crèvent les yeux, lors-

qu'ellessontcontrairesà leurs désirs, on ne fait plusde

difficultéd'admettreaujourd'huiqu'undéistepuisseêtre

vraimentreligieux.Maissi lareligion consistedans cer-

tainesqualitésdu caractèreetnon danscertainsdogmes,onpeut aussiappelerreligieuxceuxdont les croyancesne vontpasjusqu'au déisme.Ils ne regardentpas, il est

vrai, commebien prouvé que l'univers soit construit

d'après un plan, et ils n'admettentpas que l'universait

été crééet soitgouvernépar un être d'une puissanceah-

solueet d'une bonté parfaite mais ils possèdentce quifait lavaleurprincipalede toute religion une concep-tion idéaled'un Être parfaitsur lequel ils ont coutume

de leverlesyeuxcommesur leguide de leurconscience.

Cet idéaldubien estd'ordinaire beaucoupplus présde

laperl'ectionque leDieuobjectif qu'adorentceux qui se

croientobligésde reconnaitre la bonté absolue dans

l'auteur d'unmondeaussirempli de souffranceet aussi

déshonorépar l'injusticeque le nôtre.

Lesconvictionsmoralesdemon père, sansaucunlien

avecla religion, ressemblaientbeaucoup â celles des

philosophesgrecs; il les exprimait avec la force et la

nettetéqu'il donnaità tous ses actes. Mêmea l'âge ten-

dreoù je lisais aveclui les Entretiens mémorablesde

Socrate,dansXènophon,je contractaidanscette lecture,et d'après les commentairesque monpère y ajoutait,un profondrespectdu caractère de Socrate,qui resta

dans monespritcommeun idéal de perfection.Je me

Page 52: Mes Memoires

CARACTÊREETOPINIONSDE MONPÈRE 4fr1

rappelle fort bien commentmonpère, à colleépoque,m'imprimadansl'esprit la leçonqui découddu ChoixtfHcmite. Un peuplus tard, leglorieuxmodèlede mo.ralité qui se révèledans les écrits de Plnton,agit surmonesprit avecune grandeforce.Lesleçonsmoralesde

monpère portaienttoujoursen généralcommecellesdesSocraliciviri, surla justice, latempérance,à laquelleil

donnaitune applicationextrêmementétendue,la véra-

cité, la persévérance,larésignationà la douleuret sur-

toutau travail, l'intérêtpour lebien public,l'estimedes-

personnesd'aprèsleurs mérites et des chosesd'aprèsleur utilité intrinsèque,une vie d'effortscommecon-

traste d'une vie abandonnéeà la mollesseet à l'indo-

lence. Ces leçonset d'autres encore, il les mettaiten

sentencesbrèvesd'exhortationsérieuseou de réproba-tionet de méprisénergique,qu'il formulaitquandl'oc-

casions'cn présentait.Si les leçonsde moraleque l'on nousdonnedirecte-

mentfont beaucoup,cellesque nousrecevonsindirecte-mentfont encoredavantage.Moncaractèrene reçutpasseulementl'empreintede ce que mon père disait oufaisaitdirectementen vue de mon éducationmorale,maisil se formaaussiet plus encoreau spectaclede ce

qu'ilétait lui-même.

Dansses idéessur laconduite,mon père unissaitles

préceptesdesStoïciens,desEpicurienset desCyniques;mots qu'il faut entendrenon au sens modernemais

au sensancien. Danssesqualitéspersonnelles,lamorale

stoïcienneprédominait.Il empruntaitsoncritériummo-

ral aux Epicuriens,puisqu'il étaitutilitaire,etqu'il cun-

Page 53: Mes Memoires

46 MÉMOIRESsidéraitcommel'uniquejuge du bien et du mal la ten«

dancedesactionsa produiredu plaisir ou de la peine.Maisil y avaitaussi enlui quelque chosede la |moraledesphilosophesCyniques il ne croyait guèreau plaisir,aumoinsdans ses dernièresannées, les seules dont je

puisseparleraveccertitude.Non pas qu'il fût insensible

auxplaisirs;maisil lesestimaitau-dessousduprix qu'ilscoûtent,du moins dans l'état actuel de la société. La

plupartdes égarementsde conduite étaient, selon lui,le résultat d'une évaluationexcessive des plaisirs. En

conséquence,la tempérance, comprise au sens large

que lui donnaientles philosophesde la Grèce,s'arrê-

tantau pointou la modérationdégénère en indulgence

pourtoutechose,lui semblait,comme à eux-mêmes,le

pivotdesprescriptionsdel'éducation.Les leçonsdetem-

pérancequ'il me donnait tiennent une largeplace dans

messouvenirsd'enfance.Il tenait la vie humaine pourunetriste chose,quandunefoisla fraîcheurdelà jeunesseet celledela curiositésesontflétries. C'étaitunsujet sur

lequelil nepartaitpassouvent,on peut le croire,surtout

devantdespersonnesjeunes; mais quand il te faisait,c'étaitavecunair de convictionferme et profonde.Sila

vieétait, disait-ilquelquefois,cequ'elle pourrailêtreparl'effetd'une bonneéducationet d'une bonne direction,il

vaudraitlapeinede vivre;maisen parlant de cettepos-

sibilité,il ne selaissaitjamaisaller à l'enthousiasme.Il

a toujoursplacélesplaisirsde l'esprit au-dessusde tous

lesautres, à ne les considérermême que commedes

plaisirs,et|sans tenir comptedes avantagesultérieurs

qu'ilsprocurent*11plaçaittrès-haut lesplaisirsauxquels

Page 54: Mes Memoires

CARACTÈREETOPINIONSDEMONPÈRE 47

donnentnaissanceles affectionsbienveillantes;il avait

coutumedodire qu'il n'avaitjamais connudovieillards

heureuxqueceuxquiétaientcapablesderevivredansles

plaisirs(tesjeunesgens.Hprofessaitleplusgrandmépris

pour les émotionspassionnéesde toutesorte,et pourtoutcequ'ona dit ou écrit ù leur sujet. Ii yvoyaitune

formedela folie.Le mot intenseétaitpour luil'expres-sionhabituellede la désapprobationet dumépris.Il re-

gardait commeune aberrationde la moralitédans les

tempsmodernes,et commeune inférioritéà l'égard de

celledesanciens,l'importanceque l'on donnaitau sen-

timent.Ilne voyaitpas dans les sentimentsprisen eux-

mêmesdevraismotifsdelouangeou de blâme.Lebien

et le mal,te bon et le mauvais,n'étaientpour lui quedesqualitésde la conduite,desactionsoudesomissions;

par laraisonqu'il n'ya pas de sentimentqui ne puisseconduire,et quineconduiseeneffetsouvent,aussibienà

de bonnesqu'àdemauvaisesactions,etquelaconscience

même,c'est-à-direledésir d'agirbien,conduitfréquem-mentà agirmal. Conséquentavecla conduitequ'ilsou-

tenait,quela louangeou le blâme doiventtendreà dé-

couragerlamauvaiseconduiteet à encouragerla bonne,il refusaitde laisserinfluencerson élogeou sonblâme

par laconsidérationdesmotifsde l'agent.11blâmaitaussi

sévèrementune actionqu'iljugeaitmauvaise,bienqu'ellefutinspiréepar un sentimentde devoir,que si l'agentavaitcru sincèrementfaire le mal. Iln'auraitjamaisvu

une circonstanceatténuante en faveur desinquisiteursdansla sincéritéaveclaquelleilsprofessaientla croyancequele devoirleur ordonnaitde brûler les hérétiques

Page 55: Mes Memoires

48 MÉMOIRES

Mais s'il nopermettaitpas à l'honnêtetédubut de miti.

ger laréprobationqu'il portaitsur lesactions,il lui ac.

cordaituneinfluencesans réservesur l'appréciationqu'ilfaisaitdescaractères.Personne n'estimaitplus haut un

espritconsciencieuxet d'iutenlions droites. Il n'aurait

pasaccordéson estimeà une personneenqui il n'aurait

pasreconnuces qualités,h ne se pointtromper.Maisil

détestaitlesgens toutautant pour d'autresvices,dèsqu'il

pensaitqueces viceslesconduisaienttoutaussisûrement

à fairele mal. Par exemple,il détestait les fanatiques

partisansd'une mauvaisecause, autantet plusqueceux

qui adoptaient la même cause par intérêt personnel,

parcequ'ilpensait queces fanatiquesseraientprobable-mentparticulièrementdangereux. L'aversionqu'il mon.trait pourungrand nombred'erreurs de l'esprit et pourdesopinionsqu'il regardait comme telles,participaient

en quelquesorte-de lanature d'un sentimentmoral.Ceci

revientà direqu'il faisaitentrer ces sentimentsdansses

opinions,a unpoint alors assezcommun,mais aujour-d'hui très-rare. H est d'ailleurs bien difficilede com-

prendrecommentun hommequi sent vivement,et qui

pensebeaucoup,peuls'cmpèchcrde tomberdans cetex-

cès.Seuls,lesgens quine tiennent pas à leursopinions,confondrontce penchantavec l'intolérance.Celui qui a

desopinionsauxquellesil attribue une valeurimmense,et qui considèreles opinionscontraires comme désas-

treuses,s'ils'intéressevivementau biende l'humanité,sesentirade l'éloignement,en général et d'unemanière

abstraite,pour ceux qui croient mauvaisce qu'il juge

bon,et boncequ'il jugemauvais.Cequine veutpasdire

Page 56: Mes Memoires

CARACTÈREET OPINIONS DIS MON

PERB 49

Y4 V1·11

4

qu'il soit, pasplus que nel'était mon père, insensibleaux

bonnes qualités de ses adversaires, ni qu'il se dirige,

pour estimer les individus, d'après une présomption gé-nérale nulieu de tenir compte de tous les élémentsde

leur caractère. Je conviensqu'une personne sincère,quin'est pas plus infailliblequ'une autre, soit exposéeà ne

pas aimer des gens à cause d'opinions qui ne méritent

aucun témoignage de répugnance mais tant qu'il ne

leur fait aucun mal, et qu'il n'aide pas d'autres personnesil leur en faire, il n'est pas intolérant. Laseule tolérance

qu'on puisse recommander, la seule qui soitpossibleaux

esprits d'une haute moralité, est celle qui résulte d'un

sentiment sincère de l'importance qu'il y a pour l'huma»

nité à laisserà tous la liberté de leurs opinions.

On nesera passurpris qu'un homme, aveclesopinionset le caractère que je viens de faire connaître, ait pu

produire une forte impression morale sur un esprit qu'ilcontribuait plus que personne à former, et que son en-

seignement moral ne dut pas s'égarer du côté clel'in-

dulgence et du relâchement. L'élément qui manquait le

plus dansles rapports moraux de mon père avecses en-

fants, était celui de la tendresse. Je ne crois pasque ce

défaut lui futnaturel. Je crois qu'il avait beaucoupplusde sensibilité qu'il n'en montrait d'ordinaire, et que les

germes dessentimentsqu'il portait dans son cœurétaient

loin d'avoir été tous développés. Il ressemblait à la plu-

part des Anglaisqui rougissent de laisser voir leurssen-

timents, et qui les étouffent afinde les empêcherde se

manifester. En outre, si nous considéronsqu'il se trou-

vait lié par son rôle de professeur unique de ses enfants,

Page 57: Mes Memoires

60 MÉMOIRES

et queson tempéramentétait naturellementirritable,commentne pas noussentir saisisde pitié pour cepère

quia tant fait pour ses enfants, qui aurait estiméà un

si hautprix tour affection,et qui pourtantdevaitsentir

qu'il la desséchaità sasource mêmepar la craintequ'illeur inspirait. Il n'enfut plus ainsiplus tard, et avecses

plusjeunes enfants,Ils l'aimaient tendrement,et si jen'en puis dire autantpour mon compte,je lui fus tou-

jours loyalementdévoué.Pour ce qui regardemonédu-

cation,je n'ose décideret dire si j'ai plus perdu que

gagnépar sa sévérité.Assurément ce n'estpas la sévé-

rité de monpère quim'a empêché d'êtreheureux dans

monenfance. Je ne croispas qu'onpuisseuniquement,

par la persuasionet la douceur des paroles,amener lesenfantsà s appliqueravec énergie et, ce qui est plusdifficileencore, avecpersévérance.Il y a beaucoupde

chosesque les enfantsdoivent faire et beaucoupqu'ilsdoiventapprendre, qu'ils ne font et n'apprennentque

par la contrainted'une discipline sévèreet de la peis-

jiectivedes punitions.Sans doute, on fait de louables

effortsdans l'enseignementmodernepour rendre autant

qu'il est possible lesétudes des enfantsfacileset inté-

ressantes.Mais si l'on voulait aller jusqu'àne leur de-

manderd'apprendre que ce qu'on peut rendre facileet

intéressant,on sacrifieraitl'un des principauxobjetsde

l'éducation.Je voisavecplaisir tomberen désuétudela

brutalitéet la tyranniede l'ancien systèmed'enseigne*

ment, qui pourtantréussissait à donnerdes habitude;

d'application,mais lenouveau, à ce qu'il me semble,concourtà formerune génération qui seraincapablede

Page 58: Mes Memoires

CARACTÈREETOPINIONSDEMONPÉRIS 5i

rien fairede ce qui lui sera désagréable.Je ne pensedoncpasqu'on puisserenoncera se servirde lacrainte

commed'un instrumentd'éducation;maisje saisbien

qu'il ne faut pas lui accorderle rôle principal,et que

lorsquela crainte domineau pointd'empêcherles en-

fantsdedonnerleur amouret leurconfianceà ceuxquidevraientplustard rester pour euxdesconseillerssûrs,et peut-êtrede détruire chez l'enfantlepenchantspon*tané et ouvertqui le porte à communiquersesimpres-sions,elledevientunmatqui vientréduirede beaucouples avantagesmorauxet intellectuelsquipeuventrésul-

tordes autrespartiesde l'éducation.

Pendantcette première périodede ma vie, lesper-sonnesqui fréquentaienthabituellementla maisonde

mon porc, étaient très-peu nombreuses;la plupartétaient peuconnuesdans le monde,mais monpères*

sentait porté à les rechercherà cause de leur valea.

personnelleet d'unecertainecommunautédesentiments,au moinsen politique,ceqni n'avaitpas lieuaussisou-

ventalorsqueplus tard. J'écoutaisleursconversations,

j'y prenaisintérêt, j'en tirais de l'instruction.Comme

j'étais toujoursdansle cabinetde monpère, je fiscon-

naissanceavecle plus cherde sesamis,DavidRicardo.

Son air debonté et ses manièresbienveillantesinspi-raient beaucoupd'attachementaux jeunes gens. l'lus

tard, quandj'étudiai l'Économiepolitique,il m'invitaà

aller le voir, et à me promener aveclui, pourcausersur cesujet.

J'allaisvoirdavantage,depuis1817ou1818,M.Hume,

originairede la mêmepartiede l'Écosseque monpère,

Page 59: Mes Memoires

MtëMOtttES52

et je crois aussi sou condisciple dans le .mêmecollège.M. Hume en revenant de l'Inde renouvela connaissance

avec mon père, et subit, comme bien d'autres, la puis-sante influence de son intelligence et de son caractère

énergique. C'est en partie pour obéir à cette influence

qu'il entra dans le Parlement, et qu'il yadopta une lignede conduite qui lu i valu une place honorable dans l'his-

toire de son pays. Maisc'était M. Bentham que je voyaisle plus, grâce à l'intimité qui l'unissait à mon père. Je

ne sais pus « quelle époque après i'arrivée de mon pèreen Angleterre commença leur liaison; mais mon père

fut le premier parmi les hommes éminents de l'Angle-

terre qui comprit parfaitement et adopta les idées géné-

rales de Bentham sur l'éthique, le gouvernement et la

législation. Cefut naturellement cette adhésion qui donna

naissance à la sympathie qui les unissait et en fitdes

amis intimes, à une époque où Bentham recevait beau-

coup moins de visiteurs qu'il n'en reçut plus tard. A

cette époque M. Benthampassait une partie de l'année a

IJarrow Green llouse, dans une belle contrée des collines

de Surrey, àquelques milles de Godslone; chaque Maj'yfaisais avec mon père une longue visite. En 1813,M.Bentham, mon père et moi, nous fimesune excursion

à Oxford, Bath,Dristol, Eseter, Plymouth et Portsmouth.

Pendant le voyage,je visbien des chosesqui m'inléras-

sèrent, et je commençaisà goûter le spectacle de la na-

ture sous ln forme élémentaire du plaisir que donne un

point de vue. L'hiver suivant nous emménageâmesdans

une maison que M. Bentham loua il mon père, et quiétait très-proche de la sienne, dans Qucen-Squarc, à

Page 60: Mes Memoires

CARACTÈIUî KT OPINIONS DE MON PftRE 53

Westminster. De 1814-jusqu'en1817, M.Bentham passala moitié de chaque année à FordAbbcydans le Sonner-

setsliire (ou plutôt dans une partie du Devonshireon-

clavéedans le Somersetshire). J'eus l'avantage d'y rester

aux mûmes époques. Le séjour que j'y fis fut une cir-

constance mémorable de mon éducation. Rien ne con-

tribue plus a élever les sentimentsdes gens que le carac-

tère large et libre de leurs habitations. L'architecture

moyen-Age,la grande salle seigneuriale, les chambres

spacieuses et hautes de cette vieille et belle demeure,

contrastaient singulièrement avecles dehors mesquins et

étriqués de la classe moyenne anglaise. J'en conçus le

sentiment d'une existence plus large et plus libre, en

mêmetemps que des sentiments poétiques que favorisait

aussi l'aspect du terrain sur lequel s'élevait l'Abbaye,solitude riante, ombragée et pleine du bruit des chutes

il'eau.

Une autre heureuse circonstancedont mon éducation

a profilé, et dont je suis redevableau frère de M. Dcn-

tham, le général Sir Samuet Bentham, c'est un séjourd'un an que je tis en France. J'avais vu Sir Samuel IJen-

tham et sa famille chez euxprès de Gosport, à l'époquede l'excursion dont j'ai déjà parlé (il élait surintendant

de l'arsenal de Porlsmoulb), et pendant un séjour de

quelques jours qu'ils firent à Ford Abbey,peu après la

paix, avant d'aller vivre sur le continent. En 1820, ils

m'invitèrent à passer six mois avec eux dans le midi de

la France, et en déiinitive, ils eurent l'obligeance de me

garder près de douze mois. Sir SamuelBentham n'était

pas un penseur comme son illustre frère, mais il possé-

Page 61: Mes Memoires

MÉMOIRES54doitdesconnaissancesétendueset une grandebravoure,et même un véritable talent pour la mécanique.Sa

femme,fille du célèbrechimisteFordyce,avait de la

forcedans la volontéet dela décisiondansle caractère,desconnaissancesgénéraleset un bonsenspratiqueàla

façondemiss Edgeworlh.Elle était l'esprit directeurde

lamaison,et méritaitd'enexercer la charge,commeelle

enpossédaittoutes les qualités.Leur famillese compo-saitd'un fils (l'éminentbotaniste)et de troisfilles,dont

la plus jeune avaitdeux ans de plus que moi.Je leur

dois beaucouppour mon instruction et pour l'intérêt

qu'ils prenaientà mon bien-être, commesi j'eusse été

de leur famille.Quandj'arrivai auprès d'eux,au mois

de mai 1820, ils habitaientle château de Pompignan,qui appartenaitencore à un descendantdel'ennemide

Voltaire,et se trouvesituésur les hauteursquidominent

la plaine de la Garonne,entre Montaubanet Toulouse.

Je les accompagnaidans une excursionaux Pyrénées,

y comprisun séjour do quelquedurée à lïngnôrcde

Bigorre,dans un voyageà Pau, Bayonneet Bagnérede

Ludion, et dans une ascensionau Pic du Midi de Bi-

gorre.C'étaitla premièrefoisqueje me trouvaisen présence

des spectaclesgrandiosesdes pays de montagne j'en

reçusuneimpressionprofondedontmes goûtsont gardéla tracetoutemavie.En octobre, nousparcourûmeslabelleroute de montagnequiva de CastresaSaint-Pons,en nousrendantde Toulouseà Montpellier.Sir Samuel

Benthamvenaitd'acheterdansle voisinagedecetteville

lechâteau de Restincliére,non loin du piedde U mon-

Page 62: Mes Memoires

CARACTÈREETOPINIONSDEMONPfcMi 55

tognod'uneformesi bizarrequ'onappellele Pic Saint-

Loup. PendantmonséjourenFrance,je mefamiliarisai

avec la langueet la littérature françaises.Je pris des

leçonsdediversexercicesdecorps,maisje u'y fisaucun

progrès.Jesuivisà Montpellierpendantl'hiverlesexcel-

lents coursde laFacultédes Sciences,celui de chimie

de M.Anglnda,celui dezoologiedeM.Provençal,et ce-

lui qu'un représentantaccomplide la philosophiedu

dix-huitièmesiècle,M. Gergonne,nousfaisaitsur la Lo-

gique,sous le nomdePhilosophiedes Sciences.Je prisaussidesleçonsparticulièresdeM.Lcnlhéric,professeuraucollègede Montpellier.Maisle plusprécieuxpeut-êtrede touslesavantagesqueJ'ai retirésdecetépisodedemon

éducation,c'estd'avoirrespirépendanttouteune année

l'atmosphèrelibre et doucodela viequ'onmène sur lecontinent.Cetavantagene laissaitpas d'être très-réel.,bienqueje ne fusse pasencorecapablede l'apprécier,ni mêmed'en avoirconscience.Jeconnaissaistrop peuta vieanglaise.Les quelquespersonnesque je connais-

saiss'occupaientdesaffairespubliques ellesavaientlecœur ouvertet désintéressé.Je ne savaisrien du ton

moral qui règneen Angleterredansce qu'onappellela

société;j'ignoraisqu'ony avaitl'habitudede professer,

je ne dirai pas des lèvres,maisavecla plusprofondeconviction,que laconduitea toujoursp-ur règlede ten-

dre, commeen suivantune pente naturelle, vers des

objetsbaset mesquins.Je neme doutaispas de ce dé-

nûmentdesentimentsélevésqui serévèlepar un déni-

grementmoqueuraveclequel on les accueillechaquefoisqu'ilsse manifestent,et quel'onreconnaittlcesigne

Page 63: Mes Memoires

MÉMOIRES50

que presquetout le monde,à l'exceptionde quelquesJji-

gots parmi lesplus rigides,s'abstientde professeraucun

principeélevéd'action,si cen'est dansquelquescasdé-

termines«l'avance,oitcette professionfaitpartie de l'ha-

hit et desformalitésenusage dans la circonstance.Jene

pouvaisalors apprécierla différencede cesmanières et

de cellesdes Français, dont les défauts,s'ils sont toutaussi réels,sonten touscas d'un autregenre. Leurssen-

timents, que l'on peutpar comparaisonappelerélevés,

marquentde leur cachet toutes les relationshumaines,

aussi biendans les livresque dansla vie.Souvent,il est

vrai, ilss'évaporenten s'exprimant,mais ils s'entretien-

nentdans toute-la nation par un exerciceconstant,et

s'excitentparla sympathie,de tellesortequ'ilsjouent un

rôleactif dans la vied'un grand nombre de personnes,etque tousles reconnaissentet les comprennent.Je ne-

pouvaispas alorssentirle prixde laculturegénéralede

l'intelligencequi résultede l'exercicehabitueldes senti-

ments,et qui descendpar ce canal dansles classesles-moinsinstruitesde plusieurs nationsdu continent,h un

pointqui n'a pas d'égal en Angleterre,mêmeparmi les

classesinstruites,et quine se rencontrequechezlesper-sonnesd'une conscienceextrêmementdélicate,qui s'at-

tachentà appliquerhabituellementleurintelligenceaux

questionsdu bienet du mal. Je ne savaispas de quelle

façonchezl'Anglaisle manqued'intérêtpour leschoses

quine le touchentpaspersonnellement,à moinsque cene

soitpar hasarJet à proposd'une questiontoutespéciale,et ensuitel'habitudede ne pas laisserparaitre l'intérêt

qu'il prend réellementaux choses, et souventmêmede

Page 64: Mes Memoires

CAUACTÊnE ET OPINIONS DE MON PÈRE ô?

ne pas se l'avouer a lui-même, sont causes que ses son

timents et même ses facultés intellectuellesrestent sans

développement,ouse développentdansune direction uni.

que ut très-bornée, et le réduisent en tant qu'être spiri-

tuel à une espèce d'existence négative. Je ne compris

tout cela que bien plus tard. Mais je sentis bien alors,

quoique sans m'en rendre compte parfaitement, le con-

traste entre la sociabilité franche et le charme des rela-

tionsque l'on a avec les Français, et la manière de vivre

des Anglais,qui agissent tous commesi le monde, à peuou point d'exceptions près, se composait d'ennemis ou

de fâcheux.En France, il est vrai, le bon et le mauvais

côté du caractère tant individuel que national apparait

plus à la surface et se montre plus hardiment dans tes

relations ordinaires de la vie qu'en Angleterre. C'est une

habitude générale en France, lie témoigner à tout le

monde dessentiments bienveillants, aussi bien que d'en

attendre le témoignage, en toute occasion où rien ne

commandeune conduite opposée. En Angleterre, on ne

peut en dire autant que des classes supérieures ou des

premiers rangs de la classe moyenne.En passant par Paris, soit en allant, soit en revenant,

je demeurai quelque temps chez M Say, l'éminent éco-

nomiste, ami et correspondant de mon père avec quiil s'était lié pendant une visite qu'il fit en Angleterre,un an ou deux après la paix. Il appartenait à la dernière

générationdes hommes de la révolutionfrancaise; c'était.

un beau typedu vrai républicain français; il n'avait pasfléchi devant Bonaparte, malgré les séductions dont il

avait été l'objet; il était intègre, noble,éclairé. Il menait

Page 65: Mes Memoires

58 MÉMOIRES11..

une vie tranquilleet studieuse, au bonheurde laquellecontribuaientde chaleureusesamitiésprivéeset l'estime

publique.M. Sayétait lié aveclu plupartdes chefsdu

parti libéra), et pendantle séjour que je fls chez lui,

j'eus l'occasion de voir plusieurs personnages mar-

quants,parmi lesquelsje rne rappelleavecplaisirSaint-

Simon,qui n'était pasencoredevenule fondateurd'une

philosophie,ni d'unereligion, et qu'on regardait seule-

mentcommeun originalde moyens.Danslasociétéqueje vis alors je m'attachaipar des liens solideset du-

rablesavec les libérauxdut continent,et depuisje n'ai

cesséde me tenir au courantde leurs effortsautant quede la politique anglaise,chose peu communeà cette

époqueparmi les Anglaiset qui exerçaune influence

salutairesurmondéveloppement,en cequ'elle medélivrade cette erreur toujoursrégnante en Angleterre dont

mon père lui-même, si supérieur aux préjugés, n'était

pas exempt,et qui consisteà juger les questionsgêné-ralesd'aprèsun typeexclusivementanglais.Aprèsquel*

qucssemainespasséesà Caen,chezun vieilamide mon

père, je revinsen Angleterre,en juillet 1824, et mon

éducationreprit son coursordinaire.

Page 66: Mes Memoires

CHAPITREIII

Findemonéducationpar-monpèreet commencementdemoiséducationparmoi-même.

Aprèsmon voyageen France,je continuaiencoreun

an oudeuxmes anciennesétudes,auxquellesj'en ajou-tai de nouvelles.Quand je rentrai en Angleterre,mon

père venaitde finir ses Élémentsd'Économiepolitique;il medonna à faire sur son manuscritun travailqueM.Benthamfaisaitsur toussesécrits c'étaitcequ'ilap-

pelaitdes sommairesmarginaux,c'est-à-direunesorte

d'extrait de chaque paragraphequi permetà l'auteur

d'embrasserplus facilementet de perfectionnerl'ordre

des idéesainsi que le mouvementde l'exposition.Peu

après mon père me mit entre les mains le traité des

Sensationsde Condillacet lesvolumesde logiqueet

de métaphysiquede son coursd'études.Malgréla res-

semblancesuperficiellequi rapprochelesystèmedeCon-

dillacdesidéesde monpère, c'étaitautantpourmepré-munir quepour me le donneren exemple,qu'ilme fai-

sait lire le premierouvrage.Je ne me rappellepasbien

Page 67: Mes Memoires

CO MÊiMOMËS

si ce fut cet hiver-làou le suivantqueje lus l'Histoire

de la Révolutionfrançaise. J'appris, non sans étonne-

ment,que les principesdémocratiquesqui semblaient

alorsn'avoiren Europeque l'appui d'uneminoritéinsi-

gnifianteet aucunavenir, avaienttout balayéen France

trente ans auparavant,et y étaient devenuslaToide la

nation. On voit d'aprèscela que je n'avaisencorecu

qu'uneidée très-vaguede ce grand ébranlement.Jesa-

vaisseulementquelesFrançais avaientrenverséla mo-

narchieabsoluedeLouisXIVet de LouisXV,misa mort

le roiet la reine, guillotinébeaucoupdegens, entreau-

tres Lavoisicr,et qu'enfinils étaienttombéssous le des-

potismede Bonaparte.Depuis ce momentla Révolution

française, commec'était naturel, devintmaîtressedomonesprit.Elledonnasa couleur&toutesmesjuvéniles

aspirations.Je ne voyaispas pourquoidesévénementssirécentsne se renouvelaientpas, et lagloire suprêmeà

laquellej'aspirais, c'étaitde jouer, heureuxou malheu-

reux,le rôle degirondindans une Conventionanglaise.Durantl'hiverde1821à 1822, M. JohnAustin,avec

lequelpendantmonvoyageen Francemonpcrevenaitdefaireconnaissance,voulutbien me permettrede lire avec

lui le DroitRomain.Monpère, malgrél'horreurque lui

inspiraientle chaoset la barbarie de la législationan-

glaise,songeaita mefaireentrer au barreau il yvoyaiten sommepour moila profession la moinsinacceptable.M.Austins'était assimiléce qu'il y avaitdemieuxdans

les doctrinesde Bentham il y ajoutait beaucoupd'i-

dées qu'il puisait ù d'autres sources, ou qu'il tiraitde

sonproprefonds;aussileslectures que je fisaveclui ne

Page 68: Mes Memoires

HN DIS MON ÉDUCATION 01

furentpas seulementpour moi une introductionexcel.

lenteà l'étudedu droit, maisune partie importantede

monéducationgénérale.Je lus avecM. Austinles Été-

mctilsd'après lu Instilules d' lleineccius,ses Antiqui-tés Romaines,et une partie de sonexpositiondesPan-

dectes &tout cela nous ajoutâmesencoreune grande

particde Blakstone.Cefutau momentoùje commençaisces études que mon père me donna aussi a étudier

commeaccessoireindispensable,la TraitédeLégislationde Dumont,de Genève,ouvragequifaisaitconnaitreles

principalesdoctrinesde Benthamau continentet même

au mondeentier. La lecture de ce livrefit époquedans

ma vie; ce fut une descrisesdel'histoiredemonesprit.Monéducationavait bienété jusque-là,en un certain

sens, un cours de benthamisme,onm'avaittoujoursen-

seigné à appliquerle critériumdo Bentham«la notion

duplusgrand bonheurt; je connaissaismêmetrès-bien

une discussionabstraitede ces idées,qui formaitun épi-sode(l'undialogueinédit sur legouvernement,écrit parmonpère sur le modèledesdialoguesde Platon;etpour-tant, dès lespremièrespagesde Bentham,cesdoctrines

me (nippèrentavectoute la forcedela nouveauté.Cequime saisissait,c'était le chapitre où Uenthamportaitun

jugementsur les modes de raisonnementscommuné-

mentusités en moraleet en législation,et déduitsd'ex-

pressionstellesque « Lesloisde lanature» « Ladroiteraison », «Le sensmoral», ciLa rectitudenaturelle»,

etc.; il y montraitque ces raisonnementsne sont autrechosequ'un dogmatismedéguisé,aveclequelon imposeses sentimentsa autrui en ayant l'air de sonderdes for-

Page 69: Mes Memoires

MÉMOIRES62

mules qui ne rendent pas raison du sentimentmoral,maisqui n'ont pas d'autre raisonque cesentiment.Je

n'avaispas encoreété frappé de l'idéeque le principede

BenthammettaitOnà toute cette morale.Je sentisquetousles moralistespassés étaient détrônéset qu'uneère

nouvellevenait de commencer.Cette impressionétait

d'autant plus forte que Bentham mettait sous forme

scientifiquel'application du principedu bonheurà la

moralitédesactions,par son analysedes diversesclasses

et des désordresdesconséquencesquien découlent.Mais

ce qui me frappa &cette époqueplusque tout lereste,ce fut la classificationdes délits, bien plus claire, plusconciseet plus saisissantedansla rédactionde Dumont,de Genève,que dans l'ouvrageoriginalde Benthamoù

Dumontl'avaitprise.La logiqueet la dialectiquedePla-

tonqui avaientjoué un si grand rôledans l'éducationde

monesprit, m'avaientdonné un goûtprononcépourles

classificationsexactes.Ce goût s'était fortifié et éclairé

par l'étudede labotaniquequej'avaisappriseavecbeau-

coupd'ardeur, d'après les principesde la méthodenatu-

rellé,pendant mon séjour en France,bien que je n'enfissequ'unedistraction.Quandje visBenthamintroduire

la classificationscientifiquedansla législation,et l'appli-

quer à la questionla plus grandecomme aussi laplus

compliquée,celledesactespunissables,sousla direction

duprincipeéthiquedela considérationdes conséquences

agréablesou pénibles,et la pousserjusque dans lesdé-

tails, je me sentis ravià une hauteurd'où j'embrassaisl'immensedomainedela pensée, où je voyaiss'étendre

au loin,commedesrameauxd'un mêmetronc, 'les con.

Page 70: Mes Memoires

FIN DE MONÉDUCATION 03

séquencesphilosophiquesd'une portée incalculable.A

mesurequej'avançais dans cetteétude,je sentaiss'a-

jouterau mérite de la clartédes idées,les perspectiveslesplusfécondesd'améliorationspratiquesdansles af-

faireshumaines.LesidéesgénéralesdoBenthamsur l'é-

dificationd'unsystèmedelégislationnem'étaientpastout

à faitétrangères; j'en avais lu avecattentionun admi-

rablerésumedans l'articlede monpèresur la Jurispru-

dence toutefois j'avais fait cette lectureavecpeu de

profitetpresque sansintérêt,sans douteà causede sa

formearbitraire et générale, et peut-être aussiparce

qu'il s'occupaitplutôt dela formeque de la substancedu Corpusjuris, de la logiqueplutôt que del'éthiquede la législation.Benthams'attachait a la législation»dontlajurisprudencen'estquelapartie formelle;à cha

que pageil me semblaitvoirs'ouvrirdeshorizonspluslumineuxetplusvastes,oùj'apercevaisle but auquelde-

vaienttendre les opinionset les institutionshumaines,commeaussila façonde lesy amener et ladistancequiles ensépareactuellement.Quandj'eus fermélederniervolumeduTraité,j'étais transformé.LeprincipedeVuti-lité,compriscommeBenthamle comprenait,etappliquécommeil l'appliquaitdans sestroisvolumes,vintpren-dredansmonespritla placequi lui appartenait;il y de-

vint la clefde voûtequi fit teniren un seul corps tous

lesélémentsdétachés, qui avaientcomposéjusqu'alors,commeautantde fragmentsisolés,mesconnaissanceset

mescroyances.11donna l'unité à mes conceptionsdes

choses.Déslors j'eus des opinions,une croyance,une

doctrine,une philosophie,et dansl'un desmeilleurssens

Page 71: Mes Memoires

«4 MEMOIRES

du mot,une religion,de la démonstrationet de la pro-

pagationde laquelleje pourraisfairele principalobjectifde mavie. J'avaisdevantmoiune conceptiongrandiosedes changementsà effectuerdansles conditionsde l'hu-

manité,par le moyende cettedoctrine.Le traitéde lé-

gislationm'apparaissaitcommele tableaule plus saisis-

sanldece que deviendrait la viehumainesi l'onappli-

quait les lois recommandéespar le Traité. Les effets

prévusdes améliorationspraticablesy étaient présentésavec une modérationcalculée;bien des idées mêmeyétaient repousséeset découragéescommedes rêveries

d'un enthousiasmevague, qui paraitrontquelque jourtellementnaturellesaux hommesque ceux qui les ont

traitées(lechimèrespourraientbienà leur tour être vic-

timesde l'injustice.Mais,dansl'état oùse trouvaitalors

monesprit, cetteapparencedesupérioritédes doctrines

de Bcntliamsur lesproduitsdel'illusionajoutaitencore

&l'effetque produisait sur moi la puissance de son

esprit;et d'ailleurs la perspectived'améliorationqu'elleouvraitdevantmesyeux était assezlarge et assezbril-lante pour donnerun guide à mes actions aussi bien

qu'uneformedélinieà mesaspirations.

Aprèsle TraitédeLégislation,je lus detempsà autrelesplus importantsdes autres ouvragesde Benthamquieussentencore vu le jour, soit qu'il les eut publiéslui-même,soitqu'ilseussentété éditéspar Dumont.C'é-

tait ma lecture particulière; leslectures que je faisaissous ladirectionde monpère portaientsur les régionsélevéesde la psychologieanalytique.Je lus à cette épo-que les Essais de Locke et j'en écrivisun complc-

Page 72: Mes Memoires

FIN DE MONÉDUCATION 6$`

-¡-

5

renduconsistanten un extrait completde chaque cha.

pitre avec les remarques qui se présentaientà mon

esprit.Monpère les lisait, ou,je crois,je les lui lisais

moi-même,et nousles discutionsà fond.Je fislemôme

travail sur le Traitéde V'Espritd'Helvétius,queje lus

xlemonpropre mouvement.Larédactiondecesextraits

soumiseà la censure de monpère,me renditungrandservice;ce travail m'obligeaà concevoiret à exprimer.avecprécisiondesdoctrines psychologiques,soit que jeles acceptassecommedes vérités,soit que je lesregar-

dassç seulementcomme des opinionsd'autrui. AprèsHelvélius,monpère mefit étudierun livrequ'il jugeaitle chef-d'œuvrede la philosophiedé l'esprit, lesObser-

vationssur V Homme,de Hartley.Bienquece livre ne

donnai pas, comme lo Traité de Législation,un nou-

veautour à mon existence,il me lit une impressiondu

même genre par rapport à sonpropre sujet.L'explica-tion, tout incomplètequ'elleesten plusieurspoints,que

Hartloyessayede donner des phénomènesmentaisles

pluscomplexesà l'aidede laloid'association,meplaisaità la foiscommeune analyseréelle, et parcequ'elleme

faisaitsentirpar uncontrastesaisissantl'insuffisancedes

généralisationspurementverbalesde Condillacetmême

des tâtonnementset des sentimentssi instructifs de

Lockeau sujet des explicationspsychologiques.Ce fut

à cetteépoque mêmeque monpère commençaàécrire

sonAnalysede l'Esprit qui portasi loin et si profon-démentlaméthoded'IIartley.Il ne pouvaitcomptersur

la concentrationd'esprit nécessaireà la compositionde

-cetouvrageque pendant le tompsde loisircompletque

Page 73: Mes Memoires

60 MÉMOIRES

luiprocurait soncongé annuel d'unmois ou de six se*

maines. Il le commençadans Téléde 1822,pendantle

congéqu'il passa à Dorking, où il demèura six mois

chaque année, à l'exception de deuxans, depuiscette

époquejusqu'à la finde savie, autantque ses fonctions

lelui permettaient.Il travailla à ['Analysependantplu-sieurscongésconsécutifsjusqu'à l'année4829, époquedela publicationdocet ouvrage.11mepermettaitde lire

lemanuscrit,fragmentpar fragment,à mesurequ'il en

avançaitlacomposition.Je lus selonque j'y étaisattiré

les autres principauxphilosophesanglais,particulière-

ment Berkeley,les Essais de Hume,Reid,DugaldSte-

wart, le traité,intitulé Causeet Effet, de Brown.Je

ne tus les Leçonsde ce philosopheque deux outrois

ansaprès, et à cetteépoque, monpère lui-mêmene les

avaitpointencorelues.

Parmi leslivresqueje lusdanslecourantde cettean-

néeet qui contribuèrentbeaucoupà mondéveloppement,

je dois mentionnerun ouvrage écrit d'après certains

manuscritsde Bentham, et publiésous le pseudonymede PhilipBeauchampet le titre à' Analysede l'influencede lareligionnaturellesur le bonheurtemporeldeChu»

maniiè.C'étaitunexamennon de lavérité,mais de l'u-tilitédes croyancesreligieusesdanslesens le plusgéné-

ral, abstraction faite des particularitésde toute révéla-tion spéciale,c'est-à-diredela questionquijoue denotre

temps,le plusgrandrôle dans lesdiscussionsdont la re-

ligionfaitl'objet.Aujourd'huien effet,onneprête guèreà une doctrinereligieusequ'une croyancefaible etpré-

caire, maison croità peu près universellementqu'une

Page 74: Mes Memoires

FIN DE'MON ÉDUCATION 6?

religionestnécessaireà la moraleetà l'ordre social.Onvoitlesgensqui rejettentlarévélationseréfugierd'ordi-

nairedansun déismeoptimisteet secomposeravecune

croyanceà l'ordrede la natureet à unprétendugouver-nementde laProvidence,une religiontoutaussi rempliede contradictionsqu'aucunedesformesduChristianisme,et qui ruinerait aussi certainementles sentimentsmo-

raux, si seulementellevenaità seréaliser complètement.

Cependantlessceptiquesn'avaientencoredirigé contrece genrede croyancesaucun écrit de quoiquevaleur

philosophique.Levolumepubliésousle nom de Philip

lîeauchampseproposaitcet objet. Le manuscriten fut

communiquéà monpère il mele mitentre lesmainset

j'en fisl'analysemarginale,commej'avaisdéjà laitpourlesélémentsd'économiepolitique.Aprèsle Traitéde Lé-

gislalionce fut un des livresqui produisirentle plus

grandeffetsur moi par l'esprit investigateurdesonana-

lyse. En le relisant, il y a quelquetemps, après tant

d'années,j'y ai reconnuquelques-unsdesdéfautsaussi

bien quedes qualitésde la penséede Bentham j'y ai

rencontré,d'aprèsmonopinionactuelle,biendesargu-ments faibles,défautslargementcompensésd'ailleurs

par desargumentsexcellents,et par unegrande quan-titéde matériauxque l'onpourraitmettreen œuvrepour

composersur cettequestionunnouveautraitéplusphi-

losophiqueet plus concluant.

Je croisavoircité tous les livresqui ont eu un effet

considérablesur les premiersprogrèsde monesprit.A

partir de ce moment,je commençaià le perfectionner

plus encore en écrivant qu'en lisant. Dans l'été de

Page 75: Mes Memoires

.08 MÉMOIRES

1822j'écrivis mon premier essai de discussion. Je

m'ensouviensfortpeu; je me rappelle seulement quec'dtaitune attaquecontre ce que j'appelais le préjugé

aristocratique,queleriche est supérieur au pauvre,ou

au moinscensél'être.Je ne faisaisque discuter laques-tionsansmepermettreaucune des déclamationsque le

sujetcomportait,et qu'il pouvait suggérer à un jeuneécrivain.Sur cepoint,je dois le dire, j'étais et je suis

longtempsrestépeucapable. Lesargumentssecsétaient

lesseulsque je pussemanier ou que je voulussemettre

en œuvre. Cependantj'étais très-susceptiblede subir

passivementl'effetd'unecomposition,soit poétique,soit

oratoire,qui fil appelaux sentimentsen s'appuyantsur

la raison.Monpèrene connut cet essaique lorsqu'ilfut

fini,il en fut content,et même enchanté, à ce que j'ai

apprispar d'autres personnes; mais, peut-être en vue

de favoriserle développementd'autresfacultésque cel-

lesdela logiquepure,il m'engagea à composerdans le

genreoratoirele premierexercice que j'entreprendrais.

D'aprèsceconseil,etpour me servirde la connaissance

queje possédaisdel'histoire politiqueet des idéesde la

Grèce,ainsi quo desorateurs athéniens,j'écrivis deux

discours,l'un pouraccuser Périclès,l'autre pour le dé-

fendre, à proposd'un procès qu'on lui aurait intenté

pourson refus demarcher à la rencontredesLacédé-

monienspendant l'invasionde l'Attique.Après ce tra-

vail,je continuaid'écriredes articles sur des sujets quisouventdépassaientmacapacité, maisj'en retirai beau-

coup de fruit, tantdel'exercice lui-mêmeque des dis-

cussionsauxquellesil donnait lieuentremonpèreet moi.

Page 76: Mes Memoires

FINDE MONÉDUCATION 69

Jevenaisaussidocommencerà m'entretenir sur des

questionsgénéralesavecdes hommesinstruits dont jefaisaislaconnaissance,etlosoccasionsd'en fairedenou-

vellesdevenaientnaturellementplus nombreuses.Lesdeuxamisde monpèredontje tiraisle pluset auxquels

fem'attachaidavantageforentM.Groteet M.Austin.La

liaisonde mon père aveceux était récente, mais elleavaitrapidementtourné à l'intimité.M. Groteavait été

présentéhmonpère par M.Ricardo,en 4819,je crois;il étaitagéde vingt-cinqans, et recherchaitassidûment

lasociétéet la conversationdo monpère. 11possédait

déjàuneinstructionsupérieure,et pourtant, auprès de

monpère, c'étaitun novicesurlesgrandesquestionsquidivisentl'opinion;mais il ne tardapas à s'assimilerles

meilleuresidéesde monpère sur la politique.H se fit

connaîtredés1820,parune brochuresur la défensede

laRéformeradicale,enréponseIl un article fameuxde

SirJamesMacintoshquivenaitdeparattredansla Revue

d'Edimbourg.Le pèrede M.Groteétaitbanquieret, je

crois,tory décidé,et samèreopiniâtrementévangélique;il nedevaitdonc rien de ses opinionslibéralesaux in-

fluencesde sa famille.A la différencede la plupart des

personnesqui ont la perspectived'hériter d'une riche

fortune,et bienqu'activementoccupéd'affairesdoban-

que,il consacraitune grandepartiede sontemps à desétudesphilosophiques;son intimitéavec monpère fut

pourbeaucoupdansle tour nouveauque prit le déve-

loppementde sonesprit.Je luirendaissouventvisite,et

mesconversationsaveclui, sur la politique,la morale

et la philosophieme procurèrent,outre des éléments

Page 77: Mes Memoires

70 MÉMOIRES

précieuxd'instruction*tout le plaisiret l'avantaged'une

entièrecommuniond'idéesavecun homme d'une éléva-

tionintellectuelleet morale, que sa vie et sesécritsont

depuislorsrévélée.

M.Austin,qui avait quatre oucinq ans de plus queM.Grote,était le fils aîné d'un meunier retiré, du Suf-

folk,qui avaitgagné de l'argent dans les fournitures

pendantla guerre et qui doit avoir été un hommere-

marquable,à enjugerpar sesfilsqui tous étaient d'une

capacitéau-dessusde l'ordinaire, et tous extrêmement

distingués.Celuidont nous nous occuponsen ce mo-

ment,et quesesécritssur lajurisprudenceont renducé-

lèbre,passaquelque temps à l'arméeet servit en Sicile

sous LordWilliamBentinck. Après la paix, il venditsacommissionet étudiapour le barreau où il venaitd'en-trer quaud monpère fit sa connaissance.Il n'était pascommeM.Grote,jusqu'à un certain point un élèvedemonpère, mais il était arrivé par la lecture et la ré-

flexionàprofessersur biendes questionslesmêmesopi-nions,qu'il modifiaiten leur imprimantle cachet de sa

propreindividualité.Il possédait une intelligencepuis-santequise montraitdans sonplusviféclatdans la con-

versationpar la vigueur et la richesse de langageavec

lesquelles,dans le feude la discussion,il avait l'habi-

tude desoutenirtelle ou telle idéesur lesquestionsles

plusgénérales*et par une volontéqui non-seulement

paraissaitforte,mais réfléchieet calme.On y sentaitune

pointed'amertumeprovenant en partie de son tempé-ramentet en partie du caractère général de ses senti-

mentset de ses réflexions.Le mécontentementde lavie

Page 78: Mes Memoires

FINDEMONÉDUCATION 71

et dumondeque ressentplus oumoins,dansl'étatpré-sentdela société,toutesprit pénétrantet vraimentcons-

ciencieux,donnaità soncaractèreune teintede mélan-

colietrés-naturelleaux hommeschez quila sensibilité

moralel'emportesur la tendanceà l'action.Eneffet, il

fautle dire, la forcedevolonté,dont sesmanièresdon-

naientune si haute idée,s'y dépensaità peu prés tout

entière.Avecun grandzèlepour l'améliorationdu sort

des hommes,un sentimentprofonddudevoir,unecapa-cité et des connaissancesdont les écritsqu'il a laissés

ont donnéla mesure, c'est à peines'il a terminéun seul

ouvrageconsidérable.Iiavait unidéalsi élevédocequ'ilfallaitfaire, et un sentimentsi exagérédesdéfautsde

son ouvrage;il avait tant de peineà se contenterde la

sommede travailqui aurait suffipour lacirconstanceet

pour le but qu'il se proposait, que non-seulement,il

gâtaitunebonnepartiedesonœuvre,au pointde vuede

l'utilitépratique, en la travaillantà l'excès,mais qu'il

dépensaittant detempset d'effortà des étudeset àdes

méditationssuperflues,qu'au momentoùsatâcheaurait

dû être achevée,il tombaitmaladede fatiguesans enavoirmêmeaccomplila moitié.Par suitede cette infir-

mitéd'espritdontil n'est pasle seulexempleparmiles

hommesdistinguéset de talentquej'ai connus,et à la-

quellevenaients'ajouterdesaccèsfréquentsde maladies

qui, sansmettresa vieen danger,t'empêchaientde tra-

vailler,il fitpeu de chose encomparaisonde ce dont ilsemblaitcapable.Toutefois,cequ'ila produitesttenuenhaute estimepar lesjuges lesplus compétents.Comme

Coleridge,il aurait pufairevaloirque,parcompensation,

Page 79: Mes Memoires

72 MÉMOIRE*.

ses entretiens furent pour beaucoupde personnesdes

sources où ellespuisèrent non'seulementde l'instruc-

tion mais l'élévationdu caractère.Son influencemefut

très-salutaire-,elleétait morale auplushaut point. Ilme

témoignait unintérêt sincère et bienveillant,bien supé-rieur à celui qu'un adolescent aurait pu attendred'un

homme decet âge,de cette situationet de manièresquisemblaientdénoterun caractèreâpre.H y avaitdanssa

conversationet dans sa tenue unair de noblessequine

se montraitpas avecla mêmegrandeurchez aucunedes

autres personnesque je fréquentaisà cetteépoque,alors

mêmequ'ellesenpossédaientau mêmedegréla qualité.Ce qui renditmes relations aveclui aussi profitables

pour moi, c'étaitque son esprit ne ressemblaitpointaceuxde touteslesautres personnesqueje voyais,et qu'ils'élevanettementdés le débutcontre lespréjugéset les.

idéesétroitesqu'onest presque toujourssûr derencon-

trer chezunjeunehommeformépar lesidées d'unephi-

losophieparticulièreou d'un certainmilieu socialparti-culier.

Sonfrère cadet,CharlesAustin,queje vis beaucoupà-cetteépoqueet encorependant un ou deuxans, faisait.aussi sur moi une grande impression,mais d'un genretout différent.lln'avait quequelquesannéesdeplusquemoi,il venait de quitter l'Université,où il avait brillé

d'un grandéclatpar son intelligenceet gagnélaréputa..tion d'un orateuret d'un causeur brillant.L'impression

qu'il produisitsur ses camaradesdeCambridgemérite

d'être racontéecommeun événementhistorique.C'est à

lui en partie querevient l'honneurd'avoirfaitnaître l*

Page 80: Mes Memoires

FIN DE MONÉDUCATION 73tendancevers le libéralismeen généralet en particulierversle genre de libéralismereprésentépar les idéesdeBenthamet l'Economiepolitique,tendancequi se révéladans la partie la plus activede la jeunessedesclasses

supérieures depuis4830. L'Uniondebatingsociely, àcetteépoqueau faitede sa réputation,était un champclosoù les opinionsalorsconsidéréescommeextrêmes

en politiqueet en philosophie,venaientchaquesemaineaffronterles idéesopposéesen présenced'un auditoire

composéde l'élitede lajeunessedeCambridge.Quoique

plusieurspersonnesqui sesontplustard plusou moins

illustrées,parmi lesquellesMacaulayestleplus célèbre,aientconquisleurs premièrescouronnesoratoiresdans

cesdébats, celui dont l'esprit dominaitréellement de

soninûuencetous cesgladiateursde l'intelligenceétait

CharlesAustin.Il continua,aprèsavoirquittél'Université,

déjouer,par sa conversationetsonascendantpersonnel,lerôle d'un leaderparmilesjeunesgensqui avaientété

ses condisciples&Cambridge;et il m'attachaavecles

autresà sonchar.C'estpar luiqueje fislaconnaissance

de Macaulay,deHyde,deCharlesVilliers,de Strutt, au-

jourd'hui lordBolper,de Romilly,aujourd'huilord Ro-

millyet Maîtredes Rôles,et diversautres jeunes gens

quise sont fait uneplacedansla littératureou la poli-

tique. Dansleur compagniej'entendisdiscuterbien des

questionsqui étaient encorejusqu'à un certain pointnouvellespour moi. L'influenceque Charles Austin

exerçasur moidifféraitde celledespersonnesdont j'ai

déjàparlé; cen'étaitpascelled'unhommesur un jeune

garçon,maiscelled'un camaradeplusâgé.C'estpar lui

Page 81: Mes Memoires

74 MÉMOIRES

que je me suis senti pour la premièrefois, non plusun élèvedevantun maître, maisun hommeparmi des

hommes.Il futla première personnede talent avecla-

quellej'entretins des relationssur le piedd'égalité,bien

queje lui fusseencore très-inférieur Il n'a jamaisman-

qué de faireuneforte impressionsur ceuxaveclesquelsil se rencontrait,alors mêmeque leursopinionsétaient

te contrairedessiennes.L'impressionqu'il laissaitétait

celled'une forcesans limite,unie à un talentqui,servi

par une telleénergiede volontéet decaractère,semblait

capable de dominerle monde. Ceuxqui l'ont connu,

qu'ils fussentsesamis ou non, ne manquaientpas de

prédire qu'il joueraitun rôle éminentdans laviepubli-

que. 11-estrare que des hommes produisentun effetsi

grandet si immédiatpar laparole, s'ilsne s'y consacrent

pas; il le faisaitavec un soin rare. Il aimaità frappervivementet mêmeà faire bondir. Il savaitque ladéci

sion est le principalfacteur de l'effet,aussi émettait-ilses opinionsavectoute la décisionqu'il pouvaitymettre;il n'était jamaissi content que lorsqu'ilavait étourdi

q jelqu'unpar sonaudace. Très-différenten celade son

frère qui combattaitl'étroitesse des interprétationset

des applicationsdesprincipes qu'ilsprofessaienten corn*

mun, CharlesAustinprésentait les doctrinesdeBentham

sous la formela plus saisissantequ'ellespussentrece-

voir, exagéranttoutce qui dans ces idéestendaità des

conséquenceschoquantespour lessentimentspréconçusdes gens. Danstoutes les causes qu'il défendaitaveccettevigueuretcettevivacité,et d'unefaçonsi agréableat si énergique,il sortait toujoursvainqueurde la lutte,

Page 82: Mes Memoires

FIN DE MON ÉDUCATION 75

ou il partageaitles honneursdu tournoi. Je suis per-suadéque l'opinionqu'onavaitdansle publicdes doc-

trineset des sentimentsconnussous lenom de Bentha-

mistesou d'utilitaires,venaitdesparadoxeslancésparCharlesAustin.Il faut direaussi que sonexempleétait

suivihaud passibusœquisparde jeunesprosélytes;ou-

trer tout ce que l'onconsidéraitcommechoquantdans

lesdoctrineset lesmaximesdu benthamismefut pendant

quelquetempsla marqued'une petitesociétédéjeunesgens.Tous ceuxqui sortaientde lamédiocrité,et moi-

mêmeavec d'autres,nous nousdégoûtâmesde cet en'

fantillage,lesautress'ennuyèrentde n'être pasde l'avisde tout le mondeet abandonnèrentà la fois ce qu'il yavaitde bon et demauvaisdanslesopinionshétérodoxes

qu'ilsavaientpendantquelquetempsprofessées.Cefut dans l'hiver de 4822à 1823queje formaile

plan d'une petitesociété,qui devait être composéede

jeunes gens d'accord sur lesprincipes fondamentaux,reconnaissantl'utilitépourcritériumde l'éthiqueet de

la politique,et un certainnombredes principauxcorol-laires qu'on peut en déduiredans la philosophieà la*

quellej'adhérais; nous devionsnous réunir une foistouslesquinzejourspout lire untravailet discuterdes

questionsconformémentauxprincipesque nousaccep.tions tous. 11ne vaudrait pas la peine de parler de lasociétédont j'avaisconçu le plan, n'était une circon-stance. Je lui avaisdonnéle nomde Sociétéutilitaire,

C'était la premièrefois qu'il arrivait à quelqu'un de

prendre ce titre. Sortide cettehumbleorigine,ce mot•fitson cheminet prit rangdansla langue.Je nel'avais

Page 83: Mes Memoires

70 MÉMOIRES

pas inventé,je l'avais trouvé dansune desnouvellesde

Galt, les Annalesde la Paroisse,où un ecclésiastiqueécossais,dont le livre était supposél'autobiographie,exhortaitses paroissiensh ne pas abandonnerl'Évan-

gile pour se faireutilitaires. Avecl'amourdes enfants

pour un nomet un drapeau,je m'emparaidu mot, et

pendantquelquesannées je le gardai pour moi et ledonnaia d'autrescommeun nomdesecte ilarrivaquedes personnesétrangères qui soutenaientles opinionsqueje voulaisdésigners'en servirent.Amesureque ces

opinionsfurentplus connues,le motfut répétépardes

étrangerset des adversaires, et il entradansla langueusuelleenvironà l'époque où ceuxqui t'avaientpris les

premiersl'abandonnaientavec toutce qui pouvaitles

faireprendrepourdes sectaires.La sociétéqui reçutce

nomne se composaitd'abord que de troismembres,dontl'un étaitlesecrétairede Bentham,qui obtintpournousla permissionde tenir nos réunionschez lui. Le

nombredes membres ne s'élevajamaisà dix,etla so-

ciétéseséparaen4826. Elleavaitduré troisansetdemi.

Le principal profitque j'en retirai fut surtoutde meformerà la discussionorale,et ensuitedememettreen

rapportavecdiversjeunes gensalorsmoinsavancésquemoi,parmiceuxquiprofessaientlesmêmesopinions.Je

fus quelquetempsune manièrede leader,etj'eus une

influenceconsidérablesur leurs progrèsintellectuels.Touslesjeunesgensinstruits queje rencontraiset dontles opinionsn'étaient pasincompatiblesaveccellesde la

société,je tâchaisde les y enrôler. Ilen estd'autresqueje n'auraisprobablementjamaisconnuss'ilsn'enavaient'

Page 84: Mes Memoires

FIN DE MONÉDUCATION 7Î

pas tait parue. Parmi tes membresde cettesociétéquidevinrentmesamis intimes,dontaucunn'étaiten quoique cefûtun disciple,maisqui touspensaientpar eux-

mêmes,je citeraiWilliamEytonTooke,filsdei'émtnent

économiste,jeune hommed'unevaleurremarquablepar

l'esprit et par le cœur, qu'une mortprématuréea en-

levé au monde;sonamiWilliamEllis,penseuroriginalen économiepolitique, connu aujourd'huipar son zele

apostoliquepour améliorerl'éducation;GeorgesGra-

ham, devenuplus tard Juge-commissaireprés la Cour

des Banqueroutes,pensait avecforceet originalitésur

presque tousles sujets abstraits;enfinun homme,qui

depuisl'époque oùil vint pourlapremièrefoisen An-

gleterre,afind'étudierpour lebarreauen1824ou 4825,a faitplusdebruit dansle mondequ'aucunde ceuxquo

j'ai nommés,John ArthurRoebuck.

Enmai1813,mes occupationsprofessionnelleset ma

carrière pendant les trente-cinqannéesde ma viequisuivirentfurent décidéespar une nominationque mon

père obtintpour moi à un emploidansla Compagniedes IndesOrientales.Je fus attaché aux bureaux de

YExaminerde la correspondancede l'Inde, sons lesordresimmédiatsde monpère. J'étaisnomméà lama-

nièreordinaire; monnomfiguraitaubasd'une listede

commis,qui devaientavancer,au moinsla premièrefois,par ancienneté;mais il étaitentenduqueje serais

employédés le débutà la rédactiondesprojets de dé-

pêches,etque je meformeraispar cetravailàdevenirun

sujetcapablede succéderà ceuxquiremplissaientalors

les emploisles plus élevésdes bureaux.Mes projets

Page 85: Mes Memoires

78 MEMOIRES

eurent naturellement besoin pendant quelque tempsd'être revus par mes supérieursimmédiats,maisje me

mis bientôt au courant des affaires;les instructionsde

monpère aussibien que mespropresprogrèsmemirent

on peu d'années en état do diriger la correspondanceavecl'Inde dans un desprincipauxdépartements,celui

des gouvernementsindigènes; et on réalité j'en exer-

çaisladirection.Telle futmafonctionofficiellejusqu'aumomentoùje fusnomméExaminer,deuxans seulement

avantque l'abolition de laCompagniedes Indescomme

corps politique, décidât ma retraite. Je ne sache pas

d'occupationoùl'on puissegagnersa vie, qui convienne

mieuxque celle-làa un hommequine possèdepasl'in-

dépendance,et qui veut consacrerune partie de ses

vingt-quatre heures à des études particulières. Les

hommes qui se sentent propresà faire quelquechose

dansleshautesrégions de la littératureet de la philoso-

phie, ne trouventpas dansla pressedes ressourcesper-manentes, non-seulementà causede l'incertitudedes

moyensd'existencequ'elleprocure,surtout si l'écrivain

a assezde conscienceet de fermetépour nepasservir

d'autres opinions que lessiennes,maisaussiparcequeles écrits qui fontvivrene sontpasceuxqui survivent,et ne sontjamaisceux où l'auteurfaittout cequ'ilpeut.Pour composerdes livresdestinésàformer lapenséedel'avenir il faut trop de temps,et quand ils sontécrits,ils arrivent &la renommée trop lentement pour quel'auteurpuissecomptersurleur succèspour vivre.Celui

qui attend de sa plumedesmoyensd'existenceestobligéde s'attacherà quelque grossebesognede librairieou

Page 86: Mes Memoires

FIN DE MONÉDUCATION 79

au moins à écrirepour la foule,il ne peut plus consa-crer à ses étudesde prédilectionquele tempsqu'il par-vient&épargnersur ses occupationsforcéeset ce tempsest généralementbien moindreque les loisirsque lais-

sent les emploisdo bureau. D'ailleursl'effetque le tra-

vaildes bureauxexercesur l'espritest bien moinséner-

vantetbien moinsfatigant.Pourmoi,j'ai pendanttoute

ma vie trouvé dans ce travailun véritabledélassement

desautres occupationsauxquellesje me livraisen même

temps.Ilmefournissaituneoccupationintellectuelleassez

élevéequi ne dégénéraitjamaisen une besogneécœu-

rante, maisqui pourtant ne tendaitpas jusqu'à l'effort

un esprit habituéà méditersur dessujets abstraitsou la

travaillerû descompositionslittérairessoignées.Les in-

convénientsde cettecarrière toutecarrière a lessiensnelaissaientpourtantpas dese taire sentir. Je ne me

préoccupaisguèrede perdre les chancesde fortune et

d'honneursqui sontle lot de certainesprofessions,sur-

tout decelledubarreau, à laquelle,je l'ai dit, monpèreavait songé pour moi; maisje ne prenais pas si bien

monparti de metrouverexcludu Parlementet dela vie

publique,et je sentis très-vivementle désagrémentplusimmédiat d'êtrecondamnéà vivre à Londres. La Com-

pagnien'avait pas l'habituded'accorderchaqueannée

plusd'un moisde congé,j'avaisbeaucoupde goûtpourla vie à la campagne,et monséjour en France m'avait

laissé un ardentdésir de voyager.Quoiqueje ne pusse

pas satisfairelibrementmesgoûts,je n'en fisjamais en.

tièrementle sacrifice.Je passaistoute l'annéela plupartdes dimanchesàla campagne,faisantde longuesprome-

Page 87: Mes Memoires

80 MÉMOIRES

nades dans les champs, même quand je demeuraisà

Londres.Je passai pendant quelquesannéesmonmois

de congé,àla campagnechezmon père plus tardj'em-

ployaiune partie de ce tempsde vacanceen excursions

queje faisaisle plus souventà pied, en compagnied'un

ou de plusieursjeunesgens,mescamaradesdeprédilec-

tion; et plus tard je consacraimescongésâ des voyages

plus longsqueje faisaisseulou avecdes amis.Ilm'était

facilede fairependantmescongésannuels une excur-

sion en France, en Belgique,sur les bordsdu Rhin.

Deuxabsences plus longues,l'une de trois, l'autre de

sixmois,queje fis, d'après les conseils des médecins,

ajoutèrent à la liste de mes voyages là Suisse, le

Tyrol,et l'Italie. Heureusementque je ils cesvoyagesde bonneheure, en sorte qu'une grande partie de ma

vie est restée sous le charme du souvenirquej'en ai

gardé.Je reconnaisvolontiersla justesse de la supposition

qu'on a faitequand ona dit quel'avantagequeje devais

à mesfonctionsd'avoir apprispar moi-mêmelescondi-

tionsnécessairesde la directiondes affairespubliques,avaiteu une grandeinfluencesur mesprojetsderéforme

des opinionset des institutionsde mon temps.Nonpas

que lesaffairespubliquesqueje traitaissur le papier,et

dont leseffetsne se produisaientque dans un autrehé-

misphère,fussent bien propresà donnerbeaucoupde

connaissancespratiques,maisellesm'habituaientà aper-cevoiret à combattredes difficultésde toute nature, à

prendrepourlessurmonterdes mesuresarrêtéeset dis-

cutéesrésolumenten vuede l'exécution.J'y trouvaides

Page 88: Mes Memoires

FIN DE MONEDUCATION 81

wwuvt

a

occasionsde reconnattre,quandlesmesuresde gouver-nementet d'autres faits politiquesne produisaientpasleseffetsqu'on en attendait,à quellescausesil fallait

l'attribuer; par-dessustoutcetteoccupationme futextrê-mementutile en faisantdemoi,danscettepartiede mes

travaux,un simplerouaged'unemachinedontl'ensembledevaitmarcheren harmonie.Commephilosophe,je n'au-

rais eu personneà consulterquemoi,etje n'aurais eu à

aborderdansmes spéculationsaucundesobstacles quiauraientsurgiplustard quandonenseraitvenuà lapra-

tique.Maiscommechefd'administration,à la tête d'une

correspondancepolitique,je nepouvaisenvoyerunordreni exprimeruneopinionsansavoirà persuaderdiverses

personnes,qui ne me ressemblaientpoint.J'étaisdonc

dansune bonnepositionpourdécouvrirpar la pratiquela façond'émettreune idéedemanièreà la faire entrer

dansdes espritsque l'habituden'avaitpaspréparés à la

recevoir.Enmêmetempsquej'acquéraisla connaissance

des difficultésdu mouvementdes corps forméspar les

groupeshumains,je comprenaisla nécessitédescompro-

mis,et j'apprenaisl'artdesacrifierauxpartiesessentiellesd'un systèmecellesqui ne le sont pas. J'apprenais à

obtenirle pluspossiblequandje nepouvaispastout ga-

gner,au lieude m'indigneroudemedécouragerpar ce

que je ne pouvaispas avoir entièrementmes coudées

franches,a mecontenteret à reprendrecouragequand

j'obtenais quelquepetite chose,et mêmequandje ne

pouvaisrien obtenir du tout, à supporter avec une

égalité parfaite d'humeur une défaitecomplète.J'ai

trouvé pendanttoutema viequecesconnaissancessont

Page 89: Mes Memoires

82 MÉMOIRES

de la plus haute importancepour lebonheur de l'in-

dividu elles sont aussi une conditionnécessaire,sans

laquellepersonne,théoricienoupraticien,nepeut réali-

ser toutlebienqu'il pourraitfairedanslescirconstancesoùil se trouveplacé.

Page 90: Mes Memoires

CHAPITREIV

fropagaudeautempsdemajeunesse. LaRevuede We»u>mimter.

Bienque le travaildesbureauxabsorbâtune grande

partiede mon temps,l'attentionque je portais &mestravauxde prédilectionne se ralentitpas et je ne lesai

jamaispoussésplusvigoureusement.Cefutà cetteépoque

queje commençaiàécriredanslesfeuillespubliques.Les

deuxpremiersécrits demaplumequi furent imprimésétaientdeuxlettresquiparurent &la finde 1822 dans

un journal du soir, leTruveller.Cejournal qui devint

parla suite le Globeand Travelkrpar une fusionavec

le Globe,après une vente,était alors la propriétéd'un

économistebienconnu,lecolonelTorrens, et avaitpourdirecteur un hommecapable,M. WalterGoulson,qui

aprèsavoir étésecrétaireparticulierde Bentham,s'était

faitjournaliste,puis étaitdevenudirecteurdejournal;

plustard il sefit avocatet cmveyancer(1),et se trouvait

1.Le eonveyaneerestun hommedeloiquifaitsa spécialitédesmutationsdepropriétéset enpasselesactes.(Troc*.)

Page 91: Mes Memoires

84 MÉMOIRES

au momentde sa mort avocatdu Ministèrede l'Inté-

rieur. Le Traveller était devenul'un des organesles

plus importantsde la politiquelibérale.Le colonelTor-

rens lui-mêmeécrivaitbeaucoupsur l'économiepolitiquedans sonjournal,il venaitjustementd'attaquer une opi-nionémisepar Ricardo et monpère; à l'instigationde

celui-ci,j'essayaiderépondre,etCoulson,par considéra»

tion pour monpère et par bienveillancepour moi,vou-

lut bien insérerma réponse.Torrensrépliqua,je ripos.tai de nouveau.Bientôtaprèsj'essayaiquelquechosede

plus ambitieux.Les poursuitesintentéesà RichardCar-

lile, à safemmeet à sasœur,pour despublicationshos-

tiles au Christianismeexcitaientalorsbeaucoupd'atten-

tion et nullepart plus que chezles personnes que je

fréquentais.11s'en fallait debeaucoupque la libertéde

discussion,mêmeen politiqueet plus encore enreligion,fût à cetteépoque,mêmeen théorie,hors decontestation

commeelleparaitl'étre aujourd'hui,lespartisansd'opi-nions mal vuesavaient sans cesseà revendiquer la li.

berté de lesexprimer;j'écrivisune suitede cinqlettres

sous la signaturede Wicklifieouj'allais au fond de la

questionde la liberté de publiertoutes les opinionsen

matièrereligieuse,et je les apportaiau MorningChro-

nicle. Troisde ces lettres furentpubliées en janvieret

février de l'année1823; lesdeuxautres qui contenaient

des chosestrop avancéespour ce journal ne parurent

jamais. Maisun articlequej'écrivisbientôt aprèssur le

mêmesujet,à proposd'unediscussionde la chambredes

Communes,fut inséré en tête du journal. Pendant le

cours de cetteannée 1822, un nombreconsidérablede

Page 92: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 85

mes articlesfurentimprimésdansle Chronicleet le Tra-

vcllcr; c'étaient quelquefoisdesnoticessur des livres,maisplus souventdes lettres,où jo prenais pour texte

quelquebévuelâchéeen pleinParlement;d'autres ibisje

signalaisquelquevicede la législation,quelqueméfait

de la magistratureoudescoursdejustice. Sur ce genrede questions le Chroniclcrendaitalors des servicessi-

gnalés.Apres la mort de M.Perry,la direction et l'ad-

ministrationdujournalfurentdonnéesà M.John Black,

qui y avait été longtempsrédacteur.C'étaitun hommed'une immenselectureet de beaucoupde connaissances,d'une parfaitehonnêtetéet d'unegrande simplicité;il

était Irès-liéavecmonpèredontil partageaitles idées,commeaussi cellesde Bentham;il lesreproduisaitdans

ses articles,mêléesà d'autresidéesremarquables,avec

beaucoupde facilité et d'habileté.Depuiscette époquele Chroniclecessa d'êtrepurementl'organewhig qu'ilétait auparavant, et pendantdixans il devint surtout

l'organedesRadicauxutilitaires.C'étaitsurtout pardes

articles de Blacklui-même, et quelquefois de Fon-

blanque,quimontrapourla premièrefoisses éminentes

qualités d'écrivainpar desarticleset desjeux d'espritdansle Chroniclc.Lesvicesde la législationet de l'ad-

ministrationde la justice étaientle sujet sur lequelce

journalrendait leplus de servicesau progrés; jusqu'àcetteépoque il ne s'étaitguèretrouvéque Benthamet

monpère, pour signalercettetachedes institutionsan-

glaises.C'était une croyanceuniverselleparmi les An-

glais, que *isloisde l'Angleterre,le corps desjuges de

l'Angleterre,la magistraturenonsalariéedel'Angleterre

Page 93: Mes Memoires

80 MÉMOIRES

étaient desmodèles de perfection.Je n'excéderaipasla

mesure ondisantqu'aprèsBenthamqui fournitlesprin-

cipauxmatériauxde la polémique,c'est Black,l'éditeur

ânMorningCkronicle,qui a le pluefait pourruinercette

pitoyablesuperstition.Houvritunfeu roulantcontreces

faussesidées,mettantà nu lesabsurditéset lesvicesde

la législationet des cours de justice, salariéesounon,

jusqu'à ce qu'il eût porté la convictiondans lesesprits,Surd'autres questions,le Chronicledevint l'organed'o-

pinions bien plus avancéesqu'aucunes de cellesquiavaient trouvédes défenseursréguliers dans les jour-naux. Blackvenait souventvoir mon père, et M.Grote

avait l'habitude.de dire qu'il connaissaittoujoursparl'article du lundi matin si Blackavait causé avecmon

pèrele dimanche.Blackétait l'instrument le pluspuis-sant dont mon père se servait pour faire retentir ses

opinionsdansle monde,sans employerd'autre moyen

quela conversationet sonascendantpersonnel.Cemode

de propagandecombinéavecl'effetde ses propresécrits

donnaitàmonpère unevéritablepuissancedanslepays,tellequ'un individuplacédans une conditionprivéeena rarementacquisune pareillepar la forcede soncarac-tèreet desonintelligence,et cettepuissancesemontrait

leplus efficaceau momentmêmeou on la soupçonnaitlemoins.J'aidéjà fait sentirque Ricardo,HumeetGrote

n'ont accomplitout ce qui les a rendus célèbresque

parcequ'ils ont cédé aux excitationset aux conseilsde

monpère. Iljoua auprès de Broughamle rôled'unbon

génie, et luiinspira la plusgrande partie des services

qu'ila rendusaupublic, tantau sujetde l'éducation,et

Page 94: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 87

de laréformede lalégislation,qu'àceluide touteautre

question.Son influencese répandit encorepar des cou-

rants de moindre importanceet trop nombreuxpourêtre touscités. La fondationde laRevuedeWestminster

allaiten étendre laportée.Contrairementà ce qu'ona pu croire, mon père ne

fut pour rien dans la fondationde la Revuede West-

minster. Le besoin d'un organeradical à ooposer à la

Revue(F Edimbourget à laQuarterlyqui étaientalorsà

l'apogéede leur réputationet de leur influence,avait

faitl'objet de conversationsentreBenthamet monpère

plusieursannéesauparavant;c'étaitleur châteauen Es-

pagne et il entraitdans leur plan quemon pèreen fût

le directeur; maisceprojetn'avaitreçu aucuneapplica-tion. En 1823, cependant,M. Beulhamse décidaà fon-

der la revue à ses frais,et en offritla directiona mon

père, qui ne l'acceptapointparcequecettecharge était

incompatibleavec son emploidans la Compagniedes

Indes.Benthamla remitalorsà M.Bowring(aujourd'huiSir John Bowring),qui depuis deuxou trois ans fré-

quentait sa maison. Bowringse recommandaità Ben-

tham par beaucoupde qualitéspersonnelles,par l'ar-

denteadmirationqu'ilprofessaitpourlui,par l'adhésion

qu'il donnaità la plupart de ses opinions,enfin surtout

par les relations très-étendueset les correspondances

qu'il entretenaitavecles libérauxde tous les pays, ce

qui semblaitpromettrequ'il seraitunpuissantpropaga-teur de la renomméeetdesidéesdeBenthamdanstoutes

les partiesdu monde.Monpère connaissaitpeu de chose

de M.Bowring,maisil en savaitassezpour être certain

Page 95: Mes Memoires

88 MÉMOIRES

qu'il n'étaitpas du tout l'hommequi convenaitàla direc-

tion d'unerevue politique et philosophique;il auguraitsi mal del'entreprise qu'il regrettaitprofondémentqueBenlhaml'eût commencée,persuadéque non-seulement

sonami perdraitses avancesd'argent, maisqueproba-blementlediscrédit s'attacheraitaux principesradicaux.

Toutefoisil ne pouvait pas abandonnerBenL)1am,etil

consentità écrire un articlepour le premiernuméro.Il

entrait dans le plan dont j'ai parlé un élémentpour le.

quel monpère avait une préférencemarquée,c'étaitde

consacrerune partie de la revueà juger lesautres re-

vues l'articledemon père devaitêtre une critiquegéné-rale de laRevued'Edimbourgdepuissa fondation,Avant

de l'écrireil me fit parcourir tous les volumesde cette

revue, ou du moins tous les travauxqui semblaient

avoir quelquevaleur(tâchemoinslourdeen1828qu'ellele serait aujourd'hui),et prendredes notessur lesarti-

cles queje croyaisqu'il voudraitexaminer,pouren rele-

ver lesbonnes ou les mauvaisesqualités.Cetarticlede

monpère fut la principale causede la sensationque la

RemèdeWeslmimlerfit à sonapparition: c'esteneffet,

par la conceptionautant que par l'exécution,le plussai-sissantde tous ses écrits. Il commençaitparune analysedes tendancesde la littératurepériodiqueen général,il

montrait qu'elle ne peut comme un livre attendre le

succès,maisqu'il faut qu'elleréussisseimmédiatement

ou jamais, quepar suite elleest à peu prés soumiseà

"obligationde professer et de prêcher les opinionsquisontdéjà cellesdu publicauquel elle s'adresse,au lieu

d'essayerde les redresser ou de les améliorer.Il carac-

Page 96: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DISMA JEUNESSE 80

lérisail ensuite la positionde la Jlevued'Edimbourgcommeorganepolitique; il s'engageaitdans une ana-

lyse complètede la constitutionanglaiseau point de

vue radical.H en mettait ànu le caractère absolument

aristocratique, il faisaitvoircommentquelques cen-

tainesde famillesnommaientlamajoritédela chambredes Communes,commentlapartiela plus indépendantede cettechambre,lesreprésentantsdescomtés,ne repré-sentaient pas autre choseque les grandspropriétairesouïes classesque cetteétroite oligarchiejugeait à pro-

posd'admettre au partagedu pouvoir,enfinil montrait

la constitutions'appuyantd'unepart sur l'Église et de

J'autre surleslégistes,commesur deuxcolonnes.Ilsigna-lait la tendancenaturelled'uncorpsaristocratiquecom-

poséde la sorte à se grouperen deuxparties, l'uneen

possessiondupouvoiractif,l'autrefaisantseseffortspourla supplanter et conquérirla suprématieà l'aidede Uo-

pinion publique,sansjamaisrien sacrifierde la prépon-dérance aristocratique.11faisaitletableaude ce quial-

lait probablementarriver: il nousmontrait le terrain

politique occupépar un parti aristocratiquefaisant de

l'opposition,en coquetterieaveclesprincipespopulaires

prir obtenirl'appuidu peuple.Ilfaisaitvoirque lacon-

duite dupartiwhiget de laRevued'Edimbourgsonprin-

cipalorgane,n'était pas autrechosequela mise en pra-

tique de cestendances.Ildécrivaitle procédéde bascule

qui faitle fondde leur politique,et prouvaitque la Re-

vue soutenait tour a tour quelquefoisdans des articles

•différents,quelquefoisaussidansle mêmearticlelesdeux

facesqueprésententtouteslesquestionsoii setrouvaient

Page 97: Mes Memoires

90 MÉMOIRES-I: .· ffv .i w. i_

engagéslapuissance oul'intérêt desclassesgouvernan.

tes, et il en fournissait de nombreusespreuves.Jamais

plus formidableattaque n'avait assailli la politiquedu

parti whig,jamais coup plusrude n'avait été portéen

Angleterre,au nom du radicalisme,et il n'yavaitalors,

je crois, quemon pèrequi fûtcapable d'écrire cet arti-

cle(1). Enattendantlarevuenaissantevenaitdesefondre

avecune autrerevue en projet,d'un genrepurementlit-

téraire, que devait dirigerM Henry Southern alors

simplehommede lettres, maisqui depuisest entrédans

la diplomatie Les deux directeurs s'entendirentpourréunir leurs revues en se partageantla direction.Bow-

ring prit la direction politique, Southern se réservala

partie littéraire. La revue de Southern devaitêtrepu-bliéepar lamaison Longmanqui, quoiquepropriétaire

partiel de la Revue d'Edimbourg, voulaitbien sechar-

ger de l'éditiondu nouveaujournal. Mais touslesar-

rangementspriset le prospectuslancé, quandlesLong-man virent l'attaque de mon père contre la Revued'É-

dimbourg,ils nous retirèrent leur concours. Monpèrefut alorspriéd'user de soninfluencesur sonpropreédi-

teur Baldwinpourle déterminerase chargerde la Revue

de Westminster,et il réussit. C'est ainsi qu'en mars

1824, malgrésesprévisionsquin'étaient rienmoinsque

favorables,etgrâce au concoursde la plupartdescolla-

borateurs quiaidèrent plus tard â fairemarcher la Re-

1. Lasuitedecetarticle,impriméedansle secondnumérodela Revue,fatécriteparmoisoustesyeuxdemonpère Cetra-vailn'avaitenlui-mêmeaucunevaleuret n'eutpourmoid'autreavantagequeceluid'unexercicedecomposition.Acepointdevue,fim'étaitplusutile quetoutautregenred'écrit,

Page 98: Mes Memoires

PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE91

vue,le premiernumérofit sonapparition.Cefut pourla plupart d'entrenousune agréablesurprise.Lesarti-

cles étaienten moyenned'une qualitébien supérieureacelleque nousattendions.La partielittéraire et artisti-

quereposaitsur M.Bingham,avocat,devenudepuisma-

gistrat, qui fréquentaitM. Benthamdepuisplusieurs

années,étaitl'amidesdeuxAustin,etadoptaitavecbeau-

coupd'ardeur lesopinionsphilosophiquesde Bentham.

Enpartie par l'effetduhasard,il n'yavaitpas moinsde

sixarticlesdeBinghamdanslepremiernuméro;ilsnous

firentbeaucoupde plaisir.Je merappellebienle senti-

ment mêlé que j'éprouvaiau sujet de la Revue;d'une

part j'étais joyeuxde trouverqu'elle n'était pas ceque

j'attendais, qu'elleétaitassezbonne pourfairehonneur

à ceux dont elle soutenaitlesopinions, et d'autrepart

j'étais extrêmementvexé,depuis que je lit trouvaissi

bonneen somme,d'y rencontrerdes taches. Toutefois

quand nous apprîmesnon-seulementque l'opinionen

généralaccueillaitlaRevued'unemanièrefavorable,mais

que le premiernuméroavaiteuun débitextraordinaire;

quandnouseûmesconstatéque l'apparitiond'unerevue

radicale,avecdesprétentionségales&cellesdesanciens

organesdespartis, avait fortementattiré l'attention,il

n'y eut plus à hésiter»nousétionsdisposésà tout pourla fortifieret la rendremeilleure.Monpèrecontinuad'yécrire de loin enloin.Aprèsla Revued'Edimbourgvint

le tour de la Quarterly.Parmilesautres articlesdemon

père les plus remarquablesfurent une attaquedu Li-

vre de l'Église de Southeydans le cinquièmenuméro,et untravaildepolitiquedansledeuxième.M.Austinn'en

Page 99: Mes Memoires

92 MÉMOIRES

donna qu'un, mais d'un grand mérite; c'étaitun plai

doyercontre le droit d'aînesse en réponsea un article

de Mac-Cullochqui venait de paraitre dans la Iievun

d'Edimbourg.Groteaussine fournitqu'unarticle; il n'a-

vaitguère de tempsà lui, et tout celui dont il pouvait

disposeril le consaeraitàsonHistoirede la Grèce.L'ar-

ticlequ'il écrivitportaitsur le sujet qui l'occupait,c'é-

tait une expositioncomplèteen même tempsqu'uneexé-

cution de l'ouvrage de Mitford. Binghamet Charles

Austincontinuèrentquelquetempsà écriredanslaRevuede WestminsterFonblanqueen fut un collaborateuras-

sidu à partir du troisièmenuméro. Parmi mescamara-

des, Ellisécrivit régulièrementjusqu'au neuvièmenu-

méro, et environhl'époqueoù il se retira d'autresjeunes

gens de notre groupeyentrèrent c'étaientEytonTooke,Grahamet Roebuck.Je fus moi-mêmele collaborateur

qui fournit leplus d'articles;j'en donnaitreize depuisle secondnumérojusqu'au dix-huitième c'étaientdes

revuesde livres,des travauxsur l'histoire et l'économie

politique,tellesque cellesdeslois sur les céréales,sur

la chasse, sur la diffamation.Parfois d'autres amis demonpèreenvoyaientd'excellentsarticlesetquelques-unsdes écrivainsde Bowringréussirent. Ensomme,pour-tant, ladirectionde laRevuene satisfitjamaispleinementaucun des partisans des principes radicauxque j'avaisl'occasionde rencontrer. Il n'y avait guèrede numéro

qui ne contintdes chosestrès-choquantespour nous,

quecelavintdesopinions,du goût,ou d'un défautdeca-

pacitédesauteurs. Lesjugementsdéfavorablesquepor-taient monpère,Grote, lesdeuxAustin et d'autresper-

Page 100: Mes Memoires

PROPAGANDEAU TEMPSDEMAJEUNESSE03

sonnes, nousautresjeunes gens,nousles répétions,non

sans lesaggraver,et commenotreardeur juvénilen'était

pas ce qui pouvaitarrêter nos plaintes,nous fimesmal

passer leur tempsaux deuxdirecteurs. Jene doute pas

que nousn'eussionstort aumoinsaussi souventque rat*

son, et je suis très-certainque si la Revueavait été con-

duite scionnos idées,c'est-à-dired'après cellesdesplus

jeunes, elle n'aurait pasétémeilleure, peut-êtremême

eût-elle étépire. Maisil n'estpasinutile de remarquer,comme détail qui peut servir à l'histoire du Bentha-

misme, que l'organepériodiquequi le faisaitle mieux

connattre, fut dèsle débuttrès-loinde satisfaireles per-sonnes dont il étaitcenséreprésenter les opinionssur

tous les sujets.En attendant, laRevuefaisaitbeaucoupde bruit dans

le mondeet donnaitau radicalismebenthamiste,sur le

terrain de l'opinionet de la discussion,une situation

hors de touteproportionavecle nombre de ses adhé-

rents et avecle méritepersonnelet lestalentsque possé-daientà cetteépoquelaplupartde ceuxqui s'y faisaient

remarquer. Cefut,commeonsait, un tempsou le libéra-lismefitdes progrès rapides.Quand lescraintes et les

colères qu'entretenaitla guerre avec laFrance eurent

pris fin, on tirouvale tempsde penser &la politiquein-

térieure. Le mouvementréformistemontacommeune

marée. Les vieillesfamillesrégnantesavaient recom-mencéa faire peserun régimed'oppressionsur le conti-

nent l'Angleterresemblaitprêter sonappui à la conspi-ration contre la liberté,ourdie sous le nom de Sainte-

Alliance le poidsénormede la dette publique causée

Page 101: Mes Memoires

94 MÉMOIRES

paruneguerre si longueet si coûteuserendait le Gou-

vernementet le Parlementtrès-impopulaires.Le radica-

lismesous la direction deMM.Burdettet Cobbeltavait

pris un caractère gravequi alarmaitsérieusementl'ad-

ministration. A peine l'alarme s'était-elle un instant

calméegrâce aux fameuseslois appeléesles six actes,

quele procèsde la reineCarolineréveillaun sentimentdehaineencore plus profond.Les signesextérieursdecettehainedisparurentavecla causequi lesprovoquait,maisde toutepart on vitse former unesprit qu'onn'a-

vaitpointencoreconnu.M.Humefaisaitavecune infati-

gableopiniâtreté l'examenrigoureuxdes dépensespu-

bliques il forçait lachambredescommunesa votersur

chaquearticlequi prêtait à contestationdanslesévalua-

tions, ilsaisissaitainsipuissammentl'opinionpubliqueet parvenaità arracher à la mauvaisevolontéde l'admi-

nistrationdenombreusesréductionsde détail. L'écono-

miepolitiquevenait pourlapremièreloisde fairesentir

son action-dans les affairespubliques, par la pétitiondes négociantsde Londresenfaveurdelalibertéducom-

merce, organiséepar Tookeet présentéepar Alexandre

Baring.Laplacequ'ellevenaitde conquérir, ellela con-

servagrâceauxnobleseffortsde Ricardodurantles cour-

tes annéesde sa vie parlementaire.Les œuvresde Ri-

cardo venantaprès la secousseimpriméepar la contro-versesur lesmétauxprécieux,et suiviesa leur tour parlesexpositionset les commentairesde monpère et deMacCullochdont lesécrits,publiés dansla Revued'E-

dimbourg,avaientà cetteépoquela plusgrandevaleur,attiraient l'attention sur l'économiepolitique,et opé-

Page 102: Mes Memoires

PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE05

raient des conversionsau sein du ministère même.

Huskisson, soutenupar Canning,venait de porter le

premiercoupau systèmeprotecteur,qu'un de leurscol-

léguesachevadoruinervirtuellementen 1840,maisdont

lesderniers vestigesn'ontétéeffacésquetcat récemment,en 1860, par M.Gladstone.M. Peel,alors ministrede

l'intérieur, s'avançaitprudemmentdansune voieoùper-sonnen'avaitencoremislepied,et particulièrementdanscellequ'avaitindiquéeBenthamil touchait àlaréforme

de la législation.Acette époque, alors que le libéra.

lisme paraissait devenirà la mode, quand l'améliora-

tion des institutionsétait prêchéedans les hautesré-

gionsde la sociétéet que le changementcompletde la

constitutiondu Parlementétait vivementréclaméed'en

bas, il n'est pas étonnant que l'attention publiquefût éveilléepar l'interventionrégulière dans le débat,

d'un groupequi faisait{'effetd'uneécole d'écrivains,et

qui affichaithautementla prétention d'être les législa-teurs et les théoriciensdes nouvellestendances.Les

membres decegroupeapportaientdans leurs écrits un

air de convictionprofonde,à uneépoqueoù personnene

semblaitavoirunefoiaussi robusteenun credoaussinet;ils rompaient en visièreavechardiesseaux deuxpartis

politiquesexistants ilscombattaientsystématiquementet

sans faiblessedes opinionsgénéralementreçues,et on

lessoupçonnaitd'en entretenirde bien plushétérodoxes

encorequecellesqu'ils professaient.Leursarticles,ceuxde monpèreau moins,montraientde la verveet du ta-

lent, et derrièrelui ons'imaginaitvoir un corpsd'écri-

vainsasseznombreuxpourfairemarcherunerevue.En-

Page 103: Mes Memoires

MÉMOIRESse

finla Revueétait achetéeet lue. Toutcela donnaà ce

qu'onappelaitl'écoledo Bentham,enphilosophieet en

politique,une plusgrandeplacedansl'opinionpublique,qu'ellen'en avaitoccupéd'abord, ouque n'en a occupépar lasuiteen Angleterretouteautreécoleaussisérieuse.

Commej'étais au quartiergénéral,j'en connaissaisl'ef-

fectif,etcommej'étais l'undesmembreslesplusactifsde

ce très-petit groupe et que je peux dire sans vanité

quorumpars magna fui, il m'appartientplusqu'à tout

autred'en faire l'histoire.

Ona vouluvoir une écoledanscequin'étaitpasautre

chosequ'un groupede jeunes gens qu'attiraientautour

de monpère le charmedesa conversationetlarenomméede sesécrits, et qui étaientdéjàplusoumoinsimbusdesidéestrès-arrêtéesque monpère professaitsur la poli-

tique, ouqui s'en imprégnaientenle fréquentant.Ona

dit queBenthammarchaitentouréd'une troupede dis-

ciples avidesde recueillir les parolesqui tombaientdeses lèvres c'est une fabledont monpère a faitjusticedanssesFragmentssntr Machintosh,et quiparaîtrasim-

plementridicule à tous ceuxqui ontconnuleshabitude?

de Denthamet sa manière de causer.L'influencequeBenthamexerçaitvenaitdeses écrits c'estpareuxqu'ila produit, et qu'il produit encore sur lesconditionsde

l'humanitédes effetsplusprofondsetplusétendusqu'au-cun de ceux qu'on peut attribuerà monpère.Il estune

bienplusgrande figurebistoriqneque monpère.Mais

monpère exerçait personnellementplusd'influence.On

le recherchaitpour la vigueurde saconversationet l'ins-

tructionqu'on en retirait il en usait largementpour

Page 104: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DIv MA JEUNE88K 97

7

répandrases opinions.Je n'ai jamais connupersonne

qui fit mieuxvaloirsesidéesdans la discussionen lôte-

tVlôte.H avaittoujoursabsolumentà sa dispositionles

immensesressourcesde sonesprit, il parlait avecpré-cisionet expression,il dissertaitavecune moralitérigideet unegrandeforcederaisonnement;aussiétait-illeplusvifetleplusséduisantdescauseurs il avaittoujoursquel-

queanecdoteà raconter,il riaitde bon cœur, et, quandil se trouvaitavecdes gensqu'ilaimait, ilétaitlecompa-

gnonle plusgai et le plus amusant.Cen'étaitpasuni-

quementpar la propagationde ses idéesque sa forcese

révélait le plus,c'étaitencoreplus par l'influenced'une

qualitédont j'ai depuisapprisà apprécierl'extrêmera-

reté par un amourpassionnédu bienpublicet unear-

deurà s'occuperdu biende l'humanité,qui fécondaitet

faisaitcroilra lesvertusanaloguesdont il rencontraitles

germeschezlespersonnesquientraienten rapportavec

lui, et lespoussaità l'action.Il leur inspirait le désirde

conquérirsonapprobation;il prêtait par sa conversa-

tionet par saviemêmeun appui moral à tousceuxquitendaientnumêmebut quelui,il relevaitlescœursfaiblesou enclinsau découragementqui se trouvaientdansson

entourage,parla confiancequ'il montrait toujoursdansla forcede laraison,dansle progrès généralet danslebienque lesparticulierspeuventtaire par deseffortsju-dicieux,quoiqueà l'égarddes résultatspoursuivisil fûtloind'être confiant.

Cefurent lesopinionsdemonpèrequi donnèrenta la

propagandebenthamisteet utilitairede cetteépoque le

caractèrequ'on lui connail.11laissaittomberlesidées

Page 105: Mes Memoires

MÉMOIRESf»

une à une danstoutes lesdirections,commesi elless'é-

panchaientd'une sourceintarissableellesse répandaientensuite par troiscanauxprincipauxmoi-mêmed'abord,le seuldontl'espritse fut forméentièrementà sonécole;

j'étais l'instrument à l'aideduquelmonpère soumettait

à soninfluencediversjeunesgens,qui à leur tour deve-

naient desagentsde propagande.Venaientensuitequel-

quescamarades de CharlesAustin,sortiscommelui de

Cambridge,qui, initiés par lui ou poussés par sonin-

fluence,avaientadoptédesopinionsannloguesà cellesde

monpère. Quelques-unsdesplus remarquablesrecher-

chèrentlasociétéde monpèreetfréquentérentsa maison.

Parmieux on peut citerStrutt,depuisLordBelper,et le

LordRomillyactuel,aveclepèreduquel,SirSamuelRo-

milly,mon pèreavaittoujoursétélié.C'étaiten troisième

lieuune générationplusjeuned'étudiantsde Cambridge,

contemporainsnon plus d'Austin,mais d'EytonTooke,

qui se groupait autour de cejeune hommedistingué,à

causede l'analogiedeleurs opinionsavecles siennes; illesavaitprésentésh monpère.Leplusremarquableétait

CharlesButler. En outre d'autrespersonnesse soumet-

taientindividuellementa l'influencede monpère et con-

couraient à la répandre. C'étaient,par exemple,Dlack

dontj'ai déjà parlé, etFonblanque.Toutefoisla plupartde cespersonnesn'étaientà nosyeuxque des alliéset ne

nousapportaientpas unconcourssansréserve.Fonblan-

que, pour ne citerquelui, seséparatoujoursde nous

sur bien des questionsimportantes.D'ailleursune una.

nimitéparfaiteétait loin d'existerdans lesgroupesquenousformions, et aucun de nousn'adoptait implicite-

Page 106: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 99

ment toutes les idéesde mon père. En voici un exemplenous regardions tous son Essai sur te gouvernement

jomme un chef-d'œuvrede philosophie politique; mais

nous ne donnionspoint notre adhésion à la partie de cet

îuvrago où il soutient qu'un gouvernement sous lequelles femmes sont excluesdu suffrage n'est pas nécessaire-

ment mauvais,puisque leur intérêt est le môme que ce-

lui des hommes. Nousétions très-nettement en désac-

cord avec cette doctrine, moi et tous mes camarades de

prédilection. Il faut dire en faveur de mon père qu'il ne

reconnaissait nullement avoir eu l'intention d'affirmer

le principe de l'exclusiondes femmes, pas plus que celui

de l'exclusion des hommes au-dessous de l'Age de qua-

rante ans, au sujet desquels il soutenait dans le para-

graphe suivant une thèse exactement semblable. Il ne

s'occupait pas, disait-ilfort bien, de discuter la questionde savoir s'il valait mieux restreindre le suffrage, mais

seulement de rechercher, à supposer qu'il dût être res-

treint, quelle est l'extrême limite de la restriction qui

n'implique pas nécessairement un sacrifice des condi-

tions de stabilitéd'un bon gouvernement. Maisje pensais

alors, comme j'ai toujours pensé depuis, que l'opinion

que mon père admettait, non moins que celle qu'il re-

poussait, est tout aussierronée qu'aucune de celles qu'il

combattait dans son Essai; quel1 intérêt des femmes se

confond aveccelui des hommes tout juste autant, mais

non davantage, que l'intérêt des sujets se confond avec

celui des rois, et que toute raison au nom de laquelle on

réclame le suffrage en faveur de quelqu'un, exige aussi

qu'on n'en prive point les femmes. C'était l'opinion de

Page 107: Mes Memoires

4CO MÉMOIRES

nosplusjeunesprosélytes,et je suis heureuxdopouvoirdire que, sur ce point capital, M.Benthamétaitcomplè-tement avecnous.

Maisbien qu'aucun de nous, probablement,ne s'uc.

cortlîUsur tous les points avecmon père, ses opinion^commeje l'ai déjà dit, étaient le principal élémentquidonnaitau petitgroupede jeunesgens,premierspropa-

gateursdo cequ'on appela par la suite le Radicalisme

philosophique,la couleuret le caractèrequ'on leur re-

connaissait.Leurmanière de pensern'était pas le Ben-

tbarnismeen ce sensque Benthamaurait été leur chef

etleur directeur,maisplutôt un systèmeou tesidées de

Benthamse mariaient à l'Économiepolitiquemodem»

et à la métaphysiquede Harlley. Leprincipede la popu-lation de Malthusétait pour euxun drapeauet un signederalliement,tout aussi bien qu'aucunedes idées pro-

presde Bentham.Celtegrande doctrinequi fut d'abord

miseen avantcommeun argument contrel'amélioration

indéfiniede la conditionhumaine, nous l'embrassâmes

avecun zèleardent pour des raisons contraires,parce

qu'elle nous indiquait le seul moyende réaliser cette

amélioration,en assurant a la classeouvrièretout en.

itère des salairesélevés,grâce à une restrictionvolon-

tairedu nombrede ses membres.Voiciquelsétaientles

autres pointsprincipauxdes croyancesque nousprofes-sionsen commun,monpèreet moi Enpolitique,unecon-

fianceà peuprès illimitéeîi l'efficacitéde deuxchosesle gouvernementreprésentatif,et la libertécomplètede

discussion.Sigrandeétaitla confiancedemonpèreà Tin-fluencede laraisonsur l'esprit de l'hommepartout oit

Page 108: Mes Memoires

PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE101

ellepeut s'adressera lui, qu'il croyaitque tout serait

gagnési toutle mondesavaitlire, si toutes lesopinions

pouvaientlibrements'adresserà touspar la paroleet parlapresse,etsi, grâceau droitde vote, le peuplepouvaitnommerunelégislaturequi fit passerdans lesfaits les

opinionsrégnantes.Ilpensait que du momentque la lé-

gislaturene représenteraitplus l'intérêt d'une classe,elle tendrait à représenterl'intérêt général honnête»

mentet aveclasagessequi convient,puisque lepeuple

dirigé par leshommeséclairéschoisiraiten généralbien

lespersonnesqui doiventle représenter, et après cela

laisseraitaceuxqu'ilauraitchoisiune pleineliberté.Par

conséquentil désapprouvaiténergiquementlesprincipes

aristocratiquesetlegouvernementd'une oligarchie,sous

quelqueformequecefût, il y voyaitle seul obstaclequi

empêchâtencoreleshommesd'administrerleurspropresaffairesavectoute lasagessedont ils sont capables;il

demandaitavanttout commeprincipal articlede sa foi

politique,un suffragedémocratique;maiscen'était passurtalibertéqu'ilsefondaitni surlesDroitsde l'Homme,

ni sur aucuneautreformuleplusoumoinssignificative,dont la démocratieaitpu se servirjusqu'à cejour, c'é-

taitsur les conditionsde «stabilité sans lesquellesnul

bon gouvernementne saurait subsister.» 11ne s'atta-chait qu'àce qui lui semblaitessentiel; les formesde

gouvernement,larépubliqueoulamonarchie,lelaissaienta peu présindifférent;il n'en étaitpasde mêmede Ben-

tham,pourquiunroi,par sonrôle «essentiellementcor-

rupteur», étaitunpersonnagenécessairementtrès-nui-sible.Aprèsl'aristocratie,une Églised*l'Haï,ouune cor-

Page 109: Mes Memoires

MÉMOIRES402

poration de prêtres, qui, par leur position,dépraventla

religion, et que leur intérêt porte à faireéchecauxpro-

grès de l'esprithumain, étaient les objetsde sa hainela

plus vive.Cependantil ne détestaitpersonnellementau.

cun ecclésiastiquequi ne le méritâtpas, il entretenait

mômeune véritableamitié avecquelques-uns.Enéthi-

que, ses sentimentsétaienténergiqueset rigidessur tous

lespoints qu'il jugeait importantspourle bien de l'hu-

manité, il se montraitsouverainementindifférententhéo-

rie (quoique son indifférencene se révélâtpas danssa

conduite)pour toutescesdoctrines demoralitévulgaire,

qui, d'après lui, n'avaient d'autre origineque l'espritd'ascétisme ou les calculsde l'intérêtecclésiastique.Il

prévoyaitpar exempleun accroissementconsidérabledela liberté dans les relationsentre les sexes, bien qu'iln'eût pns la prétention d'indiquer exactementen quoiconsisteraient ou devraient consister lesconditionsdecette liberté. Cetteopinion ne se rattachait chez lui àaucungenre de sensualité,soit théorique,soit pratique.Ilsupposaitau contraireque cet accroissementdeliberté

conduisait l'esprit à se détacher des rapportsphysiqueset deleurs accessoires,à n'en plus fuirel'un desprin-

cipauxbuts de laviepar une perversiondel'imaginationet des sentiments,où monpère voyaitl'un des maux les

plusinvétérés et lesplus répandusqui affligentl'huma-

nité.En psychologie,sadoctrinefondamentaleconsistait

à expliquer la formationdu caractère tout entier de

l'hommepar les circonstances,d'après leprincipe uni-

verselde l'associationdesétats de l'esprit, et à admettre

commeconséquencelapossibilitéillimitéedeperfection-

Page 110: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE i03

ner l'état moralet intellectuelde l'humanité.De toutes

lesidées qu'ilprofessait,aucunen'étaitplus importante

que celle-ci,aucunen'a plusbesoinqu'onyinsista.Mal-

heureusement, il n'en est point qui soit plus opposéeaux tendancesprépondérantesde la philosophie,aussi

biendu tempsdemonpèreque depuis.La petitebandedejeunesgens dontje faisaispartie,

embrassaitcesdiversesopinionsavecle fanatismede la

jeunesse; nous y mettionsun esprit de sectedontmon

père,dansl'intentiondumoins,étaittout Afaitaffranchi.

Par uneexagérationridicule,ondisaitquenotregroupe,ou plutôtje ne saisquelfantômequ'onvoyaita saplace,formaitune école.Quelques-unsd'entrenous,il est vrai,à une certaine époque,auraientbien vouluqu'il en fût

ainsi. Lesphilosophesfrançaisduxviti0siècleétaient les

modélesque nousnousproposionsd'imiter,et nous es-

périonsne pas fairemoinsqu'eux. Aucunmembre de

notre réunion,commeje t'ai dit,n'allaplusloinque moi

pour satisfairecette ambition puérile; je pourrais le

prouverenrapportantungrandnombrede détails,si celane devaitpas entrainerune perted'espaceet de temps.

Cependanttout cequeje viensde dire n'offreà pro-

prementparler quele côtéextérieurde notreexistence,oudumoinsque lapartieintellectuelle,et encoren'est-ce

qu'un côté. Quandj'essayede pénétrerplus profondé-mentet de donnerquelqueindicationsur ce que nous

étionscommehommes,on voudrabiencroirequeje n'ai

en vueque moi-même,seul personnagedont je puisse

parler en connaissancede cause; d'ailleursje ne crois

pas que le tableauque j'ai tracéconvienueà aucun de

Page 111: Mes Memoires

104 MÉMOIRES

mescamarades,à moinsde nombreuseset degravesre-

touches.On a souventdit qu'un bonthamisten'était qu'une

simple machineà raisonner; cette définitionconvient

fort peu à là plupart de ceuxà qui on donnaitcenom,maisen cequi me concerne,et pour deuxoutrois ans

de ma vie,elle n'est pastout à fait fausse.Elleme con-

venaitpeut-êtreautant qu'à tout jeunehommequivient

d'entrer dansla vie,pourqui les objetsordinairesdenos

désirsdoiventavoir en général au moins l'attrait de lanouveauté.11n'y a rien de très-extraordinairedanscefait. Pouvait-onattendred'unjeune hommedomonâge,

qu'il fût plusqu'une chose;j'étais une chose,etj'ai dit

laquelle.Del'ambitionet dudésir demedistinguer,j'enavaisde reste le zèlepourceque je croyaisle bien de

l'humanitéétait monplusvif sentiment;il se mêlaitaux

autres et leur donnait le ton. Mais, à cetâge, monzèle

ne s'exerçaitencoreque sur desopinionsspéculatives.Hne reposait pas sur une bienveillancevéritableou sur

une sympathiepour l'humanité;bien que ces qualitéseussent dansmon idéaléthiquela placequ'ellesdevaient

occuper, cllesne se rattachaientnullementà un vifen-

thousiasmepour une noblesseidéale j'étais cependant

très-capableen imaginationd'éprouver ce sentiment,maisà cetteépoquej'étais sevréde ce qui en fait l'ali-

ment naturel,c'est-à-dire la culture poétique, tandis

que j'étais surnourride l'alimentdelapolémique,c'est-à-dire la logiquepure et l'analyse.Ajouteza celaquel'en-

seignementde mon père tendait à déprécierle senti-

ment. Cen'estpas qu'il fût froid ou insensible;c'était

Page 112: Mes Memoires

PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE105

plutôtlecontraire.Ucroyaitqu'il n'y avait pas à s'oc-

cuperdusentiment,qu'ilse suffiraità lui-même,et qu'il

y enaurait toujoursassez,pourvuque l'on prit un soinconvenabledesactions.Il étaitchoquéde voirque,danstoutecontroversesurlamoraleou la philosophie,onse

servitsi fréquemmentdusentimentcommed'une raison

sansréplique;qu'onyeût recourspour justifierla con-

duite,aulieudeluidemandercequi lejustifielui-même;il étaitlasdevoirdesactionsdontl'eiïet estpréjudiciableau bonheurdeshommes,approuvéesdans la pratique,

par la raisonqu'ellessontréclaméespar lesentiment;et

il s'irritait qu'onattribuâtau caractère d'unepersonnesentimentaloun méritequi, selonlui, n'appartenaitqu'àsesactions;il ne supportaitpasqu'on louât lesentimentni qu'onen fit la pluslégèremention,soitdansl'appré-ciationdes personnes,soit dans les discussionssur tes

choses.Outre l'influenceque cette antipathiede mon

pèrepour lesentiment,exerçaitsur moi et sur d'autres,nousétionsblessésdevoirque toutes les opinionsaux-

quellesnousattachionsde l'importanceétaientconstam.

mentattaquéesau nomdu sentiment. Ondénonçaitle

principede l'utilitécommeun froid calcul,l'économie

politiquecommel'inhumanitémiseen pratique,la doc-

trinemalthusiennedelaréductiondela populationcomme

une théorierépugnanteauxsentimentsnaturelsde l'hu-

manité.Enrevanchenousnousservionsdes mots sen-

timentalité,déclamationet vaguesgénéralités,commed'autantdetermesd'opprobre.Sansdoutela plupart du

tempsnousavionsraison,parexemplecontrenosadver-

saires,maisil enrésultaitquela culturedessentiments,

Page 113: Mes Memoires

lUfi MÉMOIRESexceptéceux du devoirprivé et public,n'était pas en

honneurparminous, et ne tenaitpas beaucoupde placedans nospensées,chezmoi en particulier.Cequi faisait

surtout l'objet de nospréoccupationsc'étaitla façondemodifierlesopinionsdes gens, de les amenerà former

leur croyanced'après des preuves,commeaussi à con-naître ce qui constitueleur véritableintérêt; nous pen.sionsque lorsqu'ilsle connaîtraient,ils s'obligeraientles

uns les autres, par la force de l'opinion, à en tenir

compte. Touten reconnaissant pleinementl'excellence

et la supérioritéde l'amour de la justiceet de la bien-

veillance, nousn'attendions la régénérationde l'huma*

nité d'aucune action directe sur les sentiments, mais

plutôt de l'effetde l'éducation sur l'intelligence,des

lumières surles sentimentségoïstes.Touten reconnais-

santque ceteffetestun moyende perfectionnementd'une

importanceimmenseentre les mainsd'hommesanimésdesplus noblesmotifsd'action, aucundes survivantsdu

groupe des benthamislesou utilitairesd'alors n'y voit

guère aujourd'hui, je le crois, le principalfacteur del'améliorationde la conduitedes hommes.

L'effetnaturelde cellenégligenceà la foissystémati-

que et pratiquede la culture du sentiment,fut, entre

autreschoses,une tendance qui nous portait à ne pas

apprécierà leur valeurla poésieet l'imaginationen gé-néralconsidéréecommeélémentde la naturehumaine.

Dansl'opiniongénéraleun benlhamisleétaitun ennemi

de la poésie cette accusation était vraie en partie de

Bcnthampersonnellement;il avait coutumede dire que« la poésie fausselesidées; maisdansle sensqu'il al»

Page 114: Mes Memoires

l'ROPAGANUB AU TEMPS DE MA JliUNESSE 107

tachait à cebrocard,onaurait pu en direautant de toutdiscours saisissant,detoutereprésentation ou de tout

enseignementpluséloquentqu'une opérationd'arithmé-

tique. Unarticlede Binglmmdansle premiernumérode

la Revuede Westminster,fournit un thème excellentà

ceux qui nous accusaientde haïr la poésie.Pout ex-

pliquer une de ses critiques sur Moore il disait«M.Mooreestpoète,doncil ne raisonnepas. » En réa-

lité plusieursd'entrenousétaient grands lecteurs de

poésies,et Binghumlui-mêmeavait fait desvers. Pour ce

qui meregarde,et aussipour monpère, il eût été pluscorrectde direnonpasqueje n'aimaispasIn poésie,mais

que j'y étais indifférenten théorie. Les sentimentsqueje n'aimaispasdanslesversétaient ceux-làmêmesquejen'aimaispasenprose,et ilyen avait beaucoup.Je mé-

connaissaiscomplètementlaplace que la poésie occupedans l'éducationdel'homme,et sonrôle dans la culture

des sentiments.Maispersonnellementj'étais très-sensibleà certainsgenresdo poésie.A.l'époque où mon bentha-mismeportaitleplus lecachetde la secte,il m'arrivade

jeter lesyeuxsur YEssaisur l'homme dePope, et bien

que touteslesidéesdecepoèmefussentle contrairedes

miennes, je merappelleparfaitementquelle puissante

impressionil fitsur monimagination.A cette époque

peut-êtreunecompositionpoétiqued'un ordre plusélevé

qu'une éloquentedissertationen vers n'aurait paspro-duit sur moiunpareileffet.En tout casj'ai rarementeu

l'occasiond'en faire l'épreuve.Toutefois, c n'était là

qu'un étatpassif;depuislongtempsj'avaisétendugran-dementles basesde mescroyances intellectuelles;j'a.

Page 115: Mes Memoires

408 MÉMOIRES

vais reçudansle cours naturel de mes progrèsmentals

une culture poétique du genre le plus précieux,parl'admirationrespectueuseoii me jetaient les vieset les

caractèresdespersonnageshéroïques,surtout cellesdes

hérosde la philosophie.Lemêmeeffetvivifiantquetant

de bienfaiteursde l'humanitéont éprouvéà la lecture

des viesde Plutarque, se produisaiten moi devantles

tableauxque Platon faisait de Socrate,ou devantcer-

taines biographiesmodernes, principalementdevantla

vie de Turgotpar Condorcet,cetteœuvre si bien faite

pour éveillerle plus pur enthousiasme,puisque nousytrouvonsunedesviesles plussageset lesplus noblesra-contéepar leplus sage et le plusnoble des hommes.

L'héroïquevertude cesglorieuxreprésentantsdes opi-nionsqui avaienttoute ma sympathie,faisait sur moi

une impressionprofonde;j'y revenaissanscesse,comme

d'autres à un poète favori,quandj'éprouvaisle besoin

de me transporterdans les régionsélevéesdu sentiment

et de la pensée.Je feraiobserveren passantque ce livre

me guéritde toutesmesfoliesde sectaire. Les deux ou

trois pagesquicommencentparcesmots « 11regardaittoute secte commenuisible», et expliquentpourquoiTurgotse tinttoujoursen dehorsdu groupe des Ency-

clopédistes, entrèrent trés-avantdans mon esprit. Je

renonçai a prendre pour moi et a donneraux autresle

nomd'utilitaires,commeà meservirdu pronom nous,ou de tauleautre désignationcollective.Je cessaiiï affi-cher unesprit desecte. L'espritdesectequi existaitréel-lementen moi, je le gardai encorelongtempset je ne

m'en défisque très-lentement.

Page 116: Mes Memoires

PROPAGANDEAUTEMPSDISMAJEUNESSE 10?

Environvers la finde 4824, ou au commencement de

1825, Hentham,ayant fait revenir ses écrits sur les

Preuves, qu'il avait confiésà M. Dumont (dont le Traité

despreuvesjudiciaires qui les prenait pour base, venait

d'être achevéet publié) voulut les taire paraître dans l'o-

riginal. Il s'avisa de meconfier la tâche de les mettre en

ordre pour les livrera l'impression, do la mêmemanière

que son Livre des Erreurs venait d'être publié par Bin-

gham. Je m'en chargeai avec plaisir, et j'y consacrai à

peu près tous mes momentsde loisir pendant près d'une

année, sans parler du temps qu'il fallut ensuite poursurveiller l'impression de cinq gros volumes. Bentham

avait commencéce traité à trois reprises, après de grands

intervalles, chaque foisd'une manière différente, et sans

revenir à cequ'il avait fait la fols précédente deux fois

il avait à peu près terminé son travail j'avais donc trois

paquets de manuscrits à condenser en un seul traité, en

prenant pour base le dernier et en y intercalant tout ce

que je trouvais dans les deux autres que le troisième

n'avait pascomplètementannule, Il fallaitdévelopper des

phrases à la Bentham. obscures, chargées de parenthè-

ses, et tellement compliquées qu'il n'y avait pas a es*

perer que le lecteur se donnât la peine de les compren-dre. Enoutre lîcntham désirait beaucoup que je com-

blasse de moi-même les lacunes qu'il avait pu laisser

subsister; dans ce but je lus les traites de droit anglaisrelatifs aux preuves, qui jouissaient de la plus grande

autorité, et je commentaiquelques points des prescrip.tions de la loi qui avaient échappé a Beniham. Je ré-

pondis aussiàdesobjectionsqu'on avait faitesà quelques.

Page 117: Mes Memoires

110 MÉMOIRES

unes de sesdoctrinesdanslesrevuesqui s'étaient occu-

pées du livrede Dumont;j'ajoutai un petit nombre de

remarquessupplémentairessur lespartiesles plus abs-

traites dusujet; par exemplesur lathéoriede la possi-bilité oude l'impossibilité.Lapartiede cesadditionsde

l'éditeur qui étaitconsacréeà la controverse,se trouvait

écrite d'un tonplusdécidéqu'ilneconvenaità un homme

comme moi, jeune et dépourvud'expérience;mais jen'avaisjamaiseu l'idéede mettremapersonneen avant;

j'étais un éditeuranonymedeBentham,je prenais le ton

de mon auteur, ne croyantpas qu'il fût messéant pourlui pas plus que pour le sujetde l'ouvrage,commeil

l'eût été pourmoi.Monnom,en qualitéd'éditeur, ne fut

mis sur le livrequ'après l'impressionet sur la volonté

expresse de M. Benlham,malgréles effortsque je fis

pour l'y faire renoncer.

Le tempsqueje donnaià ce travaild'éditeur fut fort

bien employéeu égard à mes progrès.La Théorie tics

preuvesjudiciaires est un des ouvragesde Bonlhamles

plus riches enmatériaux.Lathéoriedeta preuveest en

elle-même un des sujets les plus importantsqu'il ait

traités elle tientpar de nombreuxliensà la plupartdes

autres; aussises meilleuresidéesfigurent-ellesdanscet

ouvrage avec le développementqu'elles méritent. En

outre, entre autres matièresplusspéciales,il contenait

l'expositionla plussoignéequ'onpuissetrouverdans les

livresde Benlhamdesvicesetdeslacunesde lalégislation

anglaisetellequ'elleétait; il renfermaitaussi,enmanière

d'épisode destinéà servir d'exemple,la procédureen-

tièrede la Courde Westminster.Les connaissancesque

Page 118: Mes Memoires

PROPAGANDEAU TEMPSDE MA JEUNESSE111

j'acquis par cet ouvrages'imprimèrent en moi plus pro-fondément qu'elles n'auraient pu le faire par la seulelec-

ture, et ce ne fut pas une petite acquisition. Maiscelle

occupation fitde moi ce qu'il semblait qu'on en pût le

moins attendre; elle stimula vivement en moi la faculté

de composition. Tout ce que j'ai écrit depuis cette édi-

tion, a été supérieur à ce que j'avais fait auparavant. Le

dernier stylede Bentham, tel qu'on le connaissait, était

lourd et embarrassé; c'était t'effet d'une précieuse qua-

lité, de l'amour de la précision» qui le conduisait à sur-

charger sa phrase de membres enboités les uns dans les

autres; il voulaitque le lecteur aperçût h la foisla pro-

position principale et toutes les modificationset restric

lions qu'elle comporte. Cette habitude s'empara de son

style au point que ses phrases devinrent d'une lecture»

extrêmement pénible pour ceux qui n'y étaient pas ac«

coutumes. Maisson premier style, celui du Fragment sur

le Gouvernementet du Plan de l'Institution Judiciaire, est

un modèle de vivacité, d'aisance animée et d'abondance,

qu'on a rarement surpassé; il restait de nombreuses ré-

miniscences de ce premier styledans les manuscrits du

Traité da Preuves, je tâchai de les conserver toutes. Un

aussi long commerceavec cet admirable travail eut une

influence considérable sur mon style; je continuai à le

ocrfcctionncr par la lecture d'autres auteurs tant fran-

çais qu'anglais, où la force se mariait merveilleusement

avec la grâce, tels que Goldsmilh, Fielding, Pascal, Vol-

taire et Courier.C'est par làque monstyleperdit l'aridité

qui se faisait remarquer dans mes premières composi-tions. Aux os et aux cartilages s'ajoutèrent des chairs,

Page 119: Mes Memoires

412 MÉMOIRES

et monstyleacquitenfindelavieetpresquedetalégèreté.Cetteaméliorationse révélasur un théâtrenouveau.

M. Marshall,de Leeds, pèredesMarshalld'aujourd'hui,te même qui fut envoyéau Parlementpar la Yorkshire,

auquel venait (l'échoirla représentationdont le bourgde Grampoundavait été déchu,M.Marshall,termepar*tisan de la réformeparlementaire,possesseurd'une im-

mense fortune, dont il faisaitun libéral usage,avaitété

vivement frappédu Livredes Erreurs de Bentham;il

avaiteu l'idée qu'il serait utiledepublier annuellementlesdébats parlementairesnondansl'ordre chronologique

adoptépar Hansard,maisarrangespar sujets et accom-

pagnésde commentairesindiquanttes erreurs commises

par les orateurs.Danscette intention,il s'adressa natu-

rellement à l'éditeurdu Livredes Erreurs; et Bingham,aidé de CharlesAustin, entrepritl'éditionde ce travail.

L'ouvrages'appelaHistoirecl revuedu Parlement.Son

débit ne suffitpas à assurer sonexistence,il ne parut

que pendant trois ans. Toutefoisil excitaquelqueatten-

tion dans le mondepolitiqueet parlementaire.Le parti

yavait déployétoutesa forceet y gagnaplus de réputa-tion qu'il n'en avaitjamaisacquispar la Revuede West-

minster. Bingttamet CharlesAustiny écrivirent beau-

coup, ainsi que Strutt et ftomillyet plusieurs autres

légisteslibéraux.Monporey filun article de son meil-

leur style;Austinl'aîné endonnaun,clCoulsonenécrivitun du plus grandmérite.J'eus pourmapart à ouvrir le

premier numéroparun articlefur laprincipalequestionde la session(1825),cettedesAssociationset de YInca-

pacitédes Catholiques.Dans le secondnuméroj'écrivis

Page 120: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 113

8

un essaisur laCrisecommercialede 4825et surles dé-

batsrelatifsà la Circulation.Dansle troisièmej'eus deux

articles,unsur unpointsecondaire,l'autre surle prin-

cipede laRéciprocitédans te commerce,à projh>sd'une

correspondancediplomatiquefameuseéchangée entre

CanningetGallatin.Cesarticlesn'étaientplusdesimples

reproductionset desapplicationsdes doctrinesquej'a-vaisapprises c'étaientdesmorceauxoriginaux, si l'on

peut ainsiparlerd'anciennesidéesprésentéessous une

formerajeunie,et sous de nouveauxpointsde vue. le

puis,sans manquert'iînvérité,dire qu'il y avait dans

cesécritsunematuritéquine se retrouvaitdansaucune

de mescompositionsantérieures.Par l'exécution,ces

écritsn'étaientpas des couvresde jeune homme mais

cessujetsoubienn'excitentplusl'intérêt,oubien ilsont

été si supérieurementtraitésdepuislors,que mes arti-

clesontvieilli,et qu'ilsresterontensevelisdansle mêmeoublique mesautres travauxdu tempsde la première

dynastiede laRevuede Westminster.Touten m'occupantà écrirepourle publie,je ne né-

gligeaispas les autres moyensde m'instruire. C'est àcetteépoqueque j'appris l'allemandque je commençai

par la méthodehamiltonienne;et dans ce but, avec

quelquescamaradesnousformâmesune classo,Pendant

plusieursannéesà partir de cetteépoque,nosétudes en

sociétéprirent une formequi contribuabeaucoup an

progrèsdemonesprit.L'idéenousvintde nousassocier

pour fairepar la lectureet la conversationuneétude de

plusieursbranchesdes sciencesque nousvoulions ap-

prendre.M.Groteprêtapour cet usageunepièce desa

Page 121: Mes Memoires

H4 MÉM0IHK8

maison dans Threadnecdle street, et son ami Prescott,

un des trois membres fondateurs de la Société Utilitaire,

se joignit ànous. Nous nous réunissions deux fois parsemaine le malin depuis huit heures et demie jusqu'à

dix, heure à laquelle la plupart d'entre nous devaient

se rendre à leurs occupations quotidiennes. Le premier

sujet que nous abordâmes fut l'Économie politique; nous

prîmes un traité systématique pour manuel notre choix

tomba d'abord sur les Éléments de mon père. Un de

nous lisait a haute voix un chapitre entier, ou seule-

ment une partie, et la discussion s'ouvrait tous ceux

qui avaient une objection ou une remarque à faire la

faisaient. Nous avions pour régie de discuter à fond

chaque question, grande ou petite, qu'on soulevait;nous prolongions la discussion jusqu'à ce que tous ceux

qui y prenaient part fussent satisfaits des conclusions

auxquelles ils étaient arrivés pour leur propre compte,et nous continuions à débattre chaque question, comme

toute spéculation accessoire que nous suggéraient le

chapitre que nous avions lu, ou la conversation qui s'é-

tait engagée ensuite, tant quela difficultéque nousavions

rencontrée n'était pas résolue. Nous laissionscertaines

questions à l'ordre du jour pendant plusieurs semaines,

y pensant sérieusement dans l'intervalle de nos réunions,et imaginant des solutions pour les difficultés nouvelles

qui avaient surgi dans la discussion de la matinée précé-dente. Quand nous eûmes achevé les Éléments de mon

père, nousabordâmes les Principes d'Économie politiquedeRicardo, et la Dissertation sur la valettr, de BailcyCesdiscussions serrées et vigoureuses ne contribuaien

Page 122: Mes Memoires

PROPAGANDEAU TEMPSDE MA JEUNESSE 115

pas seulement a former ceux qui y prenaient part, mais

elles faisaientnaitre de nouvelles vues sur certains pointsde l'Économiepolitique abstraite. La théorie des Valeurs

Internationales que je publiai plus tard, fat la fruit de

ces conversations, comme aussi les changements que jefis subir il la théorie de Ricardo sur les Profits, et que je

consignai dans un essai sur les Profitset l'Intérêt. Ceux

d'entre nous qui faisaient la plus naltre de nouvelles

méditationsétaient Ellis, Graham et moi d'autres aussi

apportaient à la discussion un contingent précieux prin-

cipalement Prescolt et Roebuck, l'un par ses connais-

sances, l'autre par finesse de sa dialectique. Les théo-

ries des valeurs internationales et de l'intérêt furent

creusées et travailléesa peu près pour une égalepart parGraham et moi, et, sinotre projet primitif se fût exécuté,

mes Essai» sur quelques questions non résolues d'écono-

mie politique auraient paru avec quelques-uns de ses

travaux et sous nos deux noms. Mais, quand j'eus écrit

mon exposition,je trouvai que j'avais trop compté sur

mon accord avec lui, et que son opinion différait telle-

ment de celle que j'exprimais dans le plus original des

deux essais, celui sur la Valeur internationale, que jedevais considérer la théorie comme exclusivementâ moi,

et je la donnai comme telle quand je la publiai quelquesannées après. Je puis dire que plusieurs des change-

gemcnts que mon père fit subir à ses Éléments quand il

en publia la troisième édition, étaient basés sur des cri-

tiques sorties de ces conversations il modifia ses opi-

nions sur chacun des points que j'ai indiqués, sans aller

toutefois aussi loin que nous.

Page 123: Mes Memoires

lia MÉMOIRES

Quandnous eûmes assezd'Économiepolitiquenous

passâmesà ta logiquesyllogistiqueque nous traitâmes

de la mêmefaçon. Grotese mitalorsavecnous.Lepre-

mier livre que nous prîmes pour manuelfut Aldricb;

maisdégoûtésde son peu de profondeur,nousprimesun des manuelsles plusparfaits de. ta logiquescolasii-

que que monpère, grandcollectionneurde cessortesde

livres, possédait c'était la Mantcductioad Logimmdu

JésuiteduTrieu. Ce livre fini,nous prîmes la Logiquede Whalely,qu'on venaitde rééditeren l'empruntantà

l'Encyclopédiemétropolitaine,et enfinlaCompulaliosive

Logka deliobbes. Ceslivres, que nousétudionsà notre

lapon,nousouvrirent un vaste champde spéculations

métaphysiques,et luplus grande partie de ce que j'aifait dans le premier livre de mon Systèmede Logiqm

pour rendre rationnelset corriger les principeset les

distinctionsdes scolastiques,commeaussipourperfec-tionner la théorie de la significationdes propositions,est le fruit de ces discussions.Grahamet moi, nous

apportionslaplupart des nouveautés,Groteet lesautresnous servaientde juges et formaientun excellenttri-bunal. Dèscetteépoque,je conçusle projetd'écrireunlivre sur la Logique, quoique sur un plan bienplushumblequecelui quej'ai exécuté.

Quandnousen eûmesfiniavec la logique,nousnous

lançâmesdans la psychologieanalytique.Nouschoi-sîmes Ilartleypour manuel,et chacun de nouscouranttout Londrespour s'en procurer un exemplaire,nousfîmesmonterl'éditionde Priestleyà un prixfou. Quandnouseûmesfini llarllcynoussuspendîmesno*réunions;

Page 124: Mes Memoires

PROPAGANDEAUTEMPSDE MAJEUNESSE 117

niaisYAnalysedel'espritdemonpèreayantété publiéepeu après,nousnousréunîmesdonouveaupour la lire.Cefutla finde tousnosexercices.J'ai toujours fuit re-

monterà cesconversationsl'époqueoùje suis réelle-

mentdevenuun penseurindépendant;je leur dois aussi

d'avoiracquis,oupuissammentfortifiéen moi une ha-

bituded'esprità laquelleje dois toutceque j'ai jamaisfaitcommetout cequeje pourraijamaisfaire en philo-

sophie cellequi consisteà ne jamaisaccepter comme

complèteune demi-solution;a ne jamais abandonner

unequestionembarrassante,maisà yrevenirsans cesse,

jusqu'àcequ'ellesoitpercéeàjour; à ne jamais laisser

sanslesexplorerlesravinsobscurs d'unequestion sous

leprétextequ'ilsne semblentpas avoird'importance ànejamaispenserqueje comprenaisaucune partie d'un

sujet, tant que je n'avais pas comprisle sujet tout

entier.

La part quenousprimesde 1825jusqu'à 1830à des

discussionspubliquesoccupèrentune grandeplace dans

maviedurantcesannées,et commeelleseurent beau-

coupd'effetsur mondéveloppement,je dois en dire un

mol.

11existaitdepuisquelquetempsune société d'Owé-

nistes,appeléesociétédoCoopération,qui se réunissait

chaquesemainepoursoutenirdes discussionspubliquesdans Chancery-Lane.Au commencementde 4825, un

hasardmitnoebucken rapport avecplusieurs membres

decettesociété,et lefilassisterà une oudeux réunions;il se mêlaauxdébatset parlacontrel'owénisme.L'unde

nousnous proposade nous y rendre en corps et d'y

Page 125: Mes Memoires

MÉMOIRES118

livrer une bataille en règle. Char'esAustin et quel-

quesamis, qui ne faisaientordinairementpas partie de

notre réunion d'études, entrèrentdansce projet.Nous

agissionsde concertavec lesprincipauxmembresde lasociétéà quicette lutten'était pas désagréable;ils pré-féraienten effet unecontroverseavecdes adversairesh

une discussion en famille,entre partisans des mêmes

iddes.La question de la populationfut choisiecomme

sujetdu débat. CharlesAustinsoutintnosopinionsparun brillant discours,et le combatse continua, d'une

séanceà l'autre, durantcinqousixsemaines,devantune

sallecomble,où serendaient,outre les membresde la

sociétéet leurs amis,de nombreuxauditeurset quelquesorateursvenusdes Inns-of-Court.Quandcette discussion

fut finie,nousen engageâmesuneautre sur tesmérites

du systèmed'Owen les nouveauxdébatsdurèrentenvi-

ron troismois.C'étaitune lutte corpsà corps entre les

Owénislcset les Économistesqu'ils regardaientcomme

leurs ennemisles plusacharnés;mais ladispute se fai.

saitsurun touamical.Nous,quireprésentionsl'Économie

politique,nousavionsles mêmesobjetsen vue que les

Owénisles,et nous primesla peinede le montrer. Le

principalchampiondesOwénislesétait un hommetrès-

estimable que je connaissaisbeaucoup, II!. William

Thompson,de Cork,auteurd'un livresur la distribution

de la richesseet d'un Appelen faveurdesfemmescontre

le passageque monpèreavaitécrit à leursujet danssonEssai sur le Gouvernement.Ellis,Roebucket moi,nous

primes une part activeau débat,et parmi ceuxquinous

vinrent en aidedes Inns-of-Courl,je merappelleCharles

Page 126: Mes Memoires

PROPAGANDEAU TEMPSDE MAJEUNJ58SH 110

Villiers.Nosadversaires reçurent, aussiun appui sérieux

du dehors. Un homme bien connu, GaleJones, alors déjà

iijié,nousfit un discours fleuri commeil savait les taire,mais l'orateur qui me laissa la plus grande impression»bien queje fusse en désaccord avec lui sur chaque mot,futTliirlwall,l'historien, devenu depuisévéque de Saint-

David's;il était alors avocat à la courde la Chancellerie,

et n'était connu que par une brillante réputation d'élo-

quence qu'il avait acquise à l'Union de Cambridge, Avant

l'époquecl'Auslinet de Macautay. Sondiscours venait en

réponseaiun discours que j'avais fait. Il n'avait pas pro-

noncé dixphrases que je le tins pour le meilleur orateur

que j'eusse encore entendu et depuis lors je n'ai plusentendupersonne que je mette au-dessusde lui.

Le grand intérêt que nous prenions à ces débats pré-

disposaitquelques-uns d'entre nous amordre à une idée

suggéréepar M. Mac Culloch, l'économiste. Il pensait

qu'il serait utile d'avoir à Londres unesociété semblable

ù la Société spéculative d'Edimbourg, où Brougham et

Ilorner entre autres avaient commencéà s'exercer il la

parole. L'expérienceque nous avionsfaite dans la société

Coopérative,ne nous permettait pas de douter qu'il yeût dansLondres le personnel d'une réunion de cegenre.MacCullochen parla à plusieurs jeunes gens influents

auxquelsil donnait des leçons particulières d'économie

politique.Quelques-uns entrèrent chaudement dans ce

projet, surtout GeorgesVilliers (plus tard comte de Cla-

rendon). Georges Villiers, ses frères, ilytle et Charles,

Romilly,Charles Austin, moi et quelques autres, nous

nous réunimes et convînmes d'un plan. Nous résolûmes

Page 127: Mes Memoires

120 MÉMOIRES

de nous réunir à la Frccmason'sTavern nous avions

entre les mainsune belle liste do membres,oit, à côté

des nomsdo plusieursmembresdu Parlement,se trou-vaientinscritspresquetousles orateurs tesplus fameux

del'Unionde Cambridgeet de la SociétéUniedesDébats

d'Oxford.Unfait curieuxqui serviraà donnerune idéedes tendances de l'époque,c'est la peine que nous

eûmes, en recrutant les membresde notre société,a

trouverun nombre suffisantd'orateurs torys. Presquelous ceuxque nouspouvionsenrôler étaientlibéraux,de

différentsgenreset àdifférentsdegrés.Outreceuxquej'ai

déjà nommés,nous eûmes Macaulay,ThirlwaU,Prned,Lord Howick,SamuelWilberforce,depuisévéqued'Ox-

ford,CharlesPoulelt,Thomson,depuisLord Sydenham,Edward et Henry LyttonBuhver,Fonblanqueet bien

d'autres dontje ne puis me souveniraujourd'hui, mais

qui se sontplus ou moinsfaitconnaitre depuisdansla

vie politiqueou dans leslettres.Rienquipromit davan-

tage maisquand le momentd'agirapprochaet qu'il fut

nécessairede choisirunprésident et de trouver quel-

qu'un pour ouvrir la première discussion,personne

parmi noscélébritésne voulutconsentir à prendre l'une

ou l'autre decescharges.Dansle nombrede cefixqu'on

pressait, le seul que l'on parvintli persuader, était un

hommequeje connaissaisfortpeu, maisqui avait rem-

porté de grands succèsà Oxford,et l'on disait qu'il yavait conquisune granderéputation d'éloquence.Quel.

que temps après il entra au Parlementcommetory. It

fut donc désignéà la foispouroccuperle siègedu pré-sident et pour faire le premierdiscours.Le grand jour

Page 128: Mes Memoires

PKOPAGAND1SAU TEMPSUBMAJEUNESSE121

arriva,lesbanquettesétaient remplies;tousnos grandsorateursétaientlà pour juger de nos efforts, mais non

pournousaider. Le discoursdo l'orateur d'Oxford futunechutecomplète.Cedébutjeta du froid sur toute la

séance,lesorateursqui vinrent ensuite furent rares et

aucund'euxne donna toutcequ'il pouvait.L'entrepriseavait fitit un fiasco complet; los célébrités de l'élo-

quence,quiavaientcomptésur un succès,s'en allèrentet ne revinrentplus. Pour moi, j'y pris au moins une

leçondeconnaissancedu monde.Cetinsuccèsinattendu

changeacomplètementle rôle que j'avais dans notre

plan.Je n'avaispas rêvéd'yprendre unepart.prépondé-

rante, ni d'y parler beaucoupou souvent, surtout au

début; mais je voyais bien que te succès de t'antre-

prisedépendaitdes hommesnouveaux,et je donnai un

coup d'épaule.J'ouvris la seconde question,et depuislorsje parlaià peu près dans chaque discussion.Cefut

pendantquelquetemps unetrès-rude besogne.Les trois

Villierset Romillynous restèrent fidèlesquelque tempsencore,mais la patience des fondateursde la société

étaità bout,excepté chezRoebucket moi.A la saison

suivante,1826-1827, les choses s'améliorèrent.Nous

avionsacquis deux orateurs torys, Haywardet Shcc,

pluslardleSergentShcc te côté radicalavait reçu du

renfort,CharlesUuller,Cockburnet quelques autres de

la secondegénérationdeBenthamistesde Cambridgepri-rentplaceà côtéde nous. Avecleur aide et celle quenous apportaientaccidentellementd'autres membres,aveclesdeuxtorys,Roebucket moicommeorateurs or-

dinaires,presquetoutes les discussionsdevinrent des

Page 129: Mes Memoires

125 MÉMOIRES

bataillesrangées entre les radicaux philosopheset les

légistestorys; à la finonparla de nos combats,et plu-sieurspersonnesde marquevinrentnous entendre.Cela

arrivaencoreplusdans lessaisonssuivantes i 828-1829

quandlesColcridgicns,dans lespersonnesdeMauriceet

deSterling,firent leur entréedansla société,oùils for-

mèrentunsecondparti libéralet mêmeradical, sur desbases touthfaitdifférentesde cellesdu BciUlmmisme,et

en oppositionviolentecontre cette doctrine ils intro-

duisirent dans la discussionles idées généraleset les

méthodesde laréaction qui sévissaiten Europecontre

la philosophiedu xvuicsiècle c'étaitdonc un troisième

parti, et un parti très-sérieux,quivenaitprendrepart à

nos luttes,et quine représentaitpasmal le mouvement

de l'opiniondansla partie la plus éclairéedo la nouvelle

génération.Nos discussions différaient beaucoup de

cellesdessociétésordinairesde discussion nousy ap-portionsen eiïetles argumentstes plus forts, et nous

nousappuyionssur lesprincipesles plusphilosophiques

quechaquepartiétait en état de produire,dans lesréfu-tationssortes que nous nous opposionsmutuellement.Cettegymnastiquenous était nécessairementtresutile,elle le futsurtoutpour moi.Je n'ai jamais, il est vrai,

acquis de la facilité d'élocution,et j'eus toujoursun

débitsansgrâce,mais je parvenaisà me faire écouler;d'ailleurscommej'écrivais toujoursmesdiscours,lors-

que par lessentimentsqu'ilsexprimaientou par la na-

ture mêmedesidéesqu'il fallaitdévelopperl'expressionmesemblaitavoirde l'importance,je fortifiaibeaucoupma facultéd'écrire;non-seulementje formaimonoreille

Page 130: Mes Memoires

PROPAGANDKAUTEMPSDE MAJEUNESSE423

à ladouceurdulangageet à la cadencé,mais j'acquisun senspratiquepour reconnaître l'effetdes phrases, ci

j'apprisâ sentirceluiqu'ellesproduisaientsur un audi-

toire mêlé.

Lasociétéetles travauxpréparatoiresqu'elle nécessi-

tait, en mêmetempsque la préparationdes conversa-

tions du matin,qui marchaientde front, absorbaient

presquetous mesloisirs j'éprouvai doncun soulage.mentquandau printempsde1828jecessaid'écrire poutla RevuedeWestminster.Cetterevuefaisaitdemauvaises

affaires.Laventedu premiernuméro avait été irès-cn-

courageante,mais depuis lors,je crois, la vente cou-

ranten'avaitjamais suffi à couvrir lesfrais nécessités

par ta façondont la revue était montée.Les dépensesavaientétéfortementréduites,maisellesne l'étaient pasencoreassez.Un des éditeurs,Southern, se retira, et

plusieurscollaborateurs,y corr.r.r- monpère et moi,

qui avaientété payés pour leurs premiers articles,tavaientfinipar écriregratuitement. Néanmoinsla mise

de fondssur laquellevivaitla Revueétait a peu prés ou

même totalementabsorbée; et si l'on voulait que laRevuedurât, il était indispensablede pourvoirà son or

ganisationparde nouveauxarrangements.Monpère el

moi,nouseûmesplusieursconférencesavec Cowringàcesujet.Nousvoulionsbienfaire l'impossiblepour sou.tenirla Revue,organe de nos opinions,mais nous ne

voulionsplus de Dowringpour directeur.D'ailleurs ilétaitimpossiblede garder un directeur appointé; nous

avionsdoncuneraisondeluiproposerdese retirer, sans

lui faireaucunaffront,Nousétions avecquelques amis

Page 131: Mes Memoires

i24 MKMOJHI-Stout prôlsâ faire marcherla Revue,comme collabora-teursgratuits,soit en prenantparminous un directeursans traitement, soit en nous partageant la direction.

Maistandis que cettenégociationmarchait avec l'as-

sentimentapparent de Uowiing,il en poursuivaitune

autre avec le colonelPerronet Thompson; nous en

reçûmeslapremière nouvellepar une lettre de Itowring

quinous informait»on qualitéde directeur, de l'arran-

gement conclu,et quinous proposait d'ëcrire pour lo

prochainnuméro,avecpromessede payement.Nousne

contestionspasà Dowringte droit de prendre tous ar-

rangementsqu'il pourrait,et qu'il trouverait plus favo-rablesâ ses intérêtsque celuique nous lui avionspro.

posé,maisla mystère dont il avait usé â notre égard,tandisqu'il faisaitsemblantd'entrer dans nosvues,nous

parut une offense et ne l'eussions-nouspas cru, nous

n'étionspas disposésà donnernotre temps et à prendreJe la peinepour une revuequi restaitsous sa direction,

l^nconséquencemon père s'excusa deux ou trois ans

aprèspourtant,pour céderà des instancespressantes,il

écrivit encoreun articlepolitique. Quantà moi,je re-

fusaipositivement.Ainsifinirentmes relations avecIn

premièreRevuede Westminster.Le dernier article que

j'y écrivis,m'avait coûté plus de travail qu'aucundes

précédents,mais c'est qu'aussi j'y mettais tout mon

cœur; c'étaitune défensedespremiersauteurs dela Ré-

volutionfrançaise,contrelesfaux récits que Sir Walter

Scottavaitplacésdans l'introductionde son Histoire de

Napoléon.Le nombrede livresque je luspour faire cet

article,de noteset d'extraitsqueje pris, et mômecelui

Page 132: Mes Memoires

PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE U»3

deslivresqueje dusacheter (il n'y avaitalors aucune

bibliothèquepubliqueou entretenue par souscription,oùl'on pût emprunterdes livres a consulter pour los

emporterchezsoi)dépassaitdo beaucoupl'importancedubutimmédiatqueje poursuivais.J'avaisalors quelqueidéed'écrire une histoirede la Révolutionfrançaise, je

n'yai jamaisdonnesuite, mais mes collectionsont été

plus lard très-utilesa Carlyle quand il a composé la

siennc,

Page 133: Mes Memoires

CHAPITREV

Une criso dans rats idées. Un progrès.

Durantquelques années après cette époque, j'écrivis

fortpeupour le publie et d'une manière irréguliére mais

grands furent les avantages que je retirai de cette abs-

tention. Il n'était passans importance pour moi d'avoir

le tempsde mûrir et de m'assimiler complètement mes

idées,sans être mis en demeure de les livrer à la presse.Sij'avais continué à écrire, la transformation profonde

qui s'opéra dans mes opinions comme dans mon carac-

tère pendant ces années eût été sérieusement troublée.

Pour expliquer l'origine de cette transformation, ou du

moinsdes méditations qui la préparèrent, je suis obligéde revenirun peu en arrière.

Depuis l'hiver de 1821, époque à laquelle j'avais lu

pour la première fois Bcnlham, et surtout dès les pre-

miers temps de lu Revue de Westminster, j'avais un

objectif,ce qu'on peut appeler un but dans la vie jevoulaistravailler à réformer le monde. L'idée que je me

Page 134: Mes Memoires

UNISCIUBJSDANS MES IDÉES 127

faisaisdomon propre Bonheur se confondaitentièrement

aveccet objet. Les personnes dont je recherchais l'amitié

étaient,celles qui pouvaient concourir avec moi a l'ac-

complissementde cette entreprise. Je tilchaisde cueillir

sur la route le plus de (leurs que je pouvais, mais la

seule satisfaction personnelle sérieuse et durable sur

laquelle je comptais pour mon bonheur était la con-

fianceen cet objectif; et je me tlaltais de la certitude

dejouir d'une vie heureuse, si je plaçais mon bonheur

sur quelque objet durable et éloigné, vers lequel le pro-

grès fût toujours possible et que je ne pusse épuiser en

l'atteignant complètement. Cela alla bien quelques an*

nées,pendant lesquelles la vue du progrés qui s'opéraitdans le monde, l'idée que je prenais part moi-même à

la lutte, et que je contribuais pour ma part à le taire

avancer,me semblait suffire pour remplir une existence

intéressante et animée. Mais vint le jour où cette con.

fiances'évanouitcomme un réve. C'étaitdans l'automme

de 1826; je metrouvais dans cet étatd'engourdissement

nerveux que tout le monde est susceptiblede traverser,

insensible a toute jouissance comme à toute sensation

agréable, dans un de ces malaise» où tout ce qui plait li

d'autres moments devient insipide et indifférent; dans

l'état, dirais-je, où se trouvent ordinairement les per-sonnesqui se convertissentau méthodisme,quand elles se

sentent atteintes pour la première foisde la conviction du

péché.J'étais dans cet état d'esprit, quand il m'arriva de

me poser directement cette question « Supposé quetous les objets que tu poursuis dans la vie, soient réali

ses, que tous les changements dans les opinions et les

Page 135: Mes Memoires

12$ MEMOIRES

C'étaiten vain queje cherchaisun adoucissementà ma

peineen revenantà meslivresfavoris, ces souvenirsd'une noblesseet d'unegrandeurpassées,oùj'avaisjus-

i Une douleur sans angoisse, vide, sourde, lugubre, unedoufeur lourde, étouffée, calme, •– qui ne trouve aucuneissue naturelle, aucun soulagement dans les paroles, nidans les sanglots, ni dans les larmes. »

institutionsdans l'attentedesquelstu consumestonexis-

tence,puissent s'accomplirsur l'heure, en éprouveras-tu unegrandejoie, sonis-tubienheureux?» «Non »

me répondit nettementune voix intérieure quo je ne

pouvaisréprimer. Jeme sentisdéfaillir; tout ce qui me

soutenaitdans la vies'écroula. Tout mon bonheur,jedevais le tenir de la poursuiteincessantede cette fin.

Le charmequi mefascinaitétaitrompu insensibleà la

fin, pouvais-jc encorem'intéresseraux moyens?Il ne

me restaitplus rien a quoije pusseconsacrermavie.

Aupremier momentj'espéraique le nuagequi venait

«l'obscurcirmon existencese dissiperaitde lui-même;il

n'en fut rien. Unenuit desommeil,ce remèdesouverain

contre les petits ennuisde la vie, n'eut aucuneffet sur

messouffrances.Je fisunnouvelappelà maconscience;

j'entendisencore lanéfasteréponse.Je portais ma tris-

tesse'partoulavecmoi,je la retrouvaisdans toutes mes

occupations.C'était à peinesi parfoisun objet avait le

pouvoirde me la faireoublierquelquesminutes.Durant

plusieursmois le nuagesemblas'épaissir toujoursda-

vantage. L'expressionexactede ce que.je souffraissatrouvedans ces vers de YAbattementde Coleridge,que

je ne connaissaispasencore c'était

Page 136: Mes Memoires

UNECUISEDANSMESIDÉES 423

9

qu'alorspuisélaforceet lecourage,je los lus sans rien

éprouver,ouplutôtavecle mêmesentimentqu'autrefois,moinslecharme,etje restai persuadé quemonamourde

l'humanitéet mapassionde ta perfectionpour le biendo

l'humanitéétaientdésormaiséteints.Je ne cherchaipasà soulagermespeinesen los confiantà autrui. Si j'avaisaiméquelqu'unassexpour sentir la nécessitéde tes lui

confier,je nemeseraispastrouvé dans l'état qui faisaitmonmalheur.Je sentais,hélas! que ma souffrancen'é-tait pointintéressante,et qu'il n'yavait rien en elle de

respectable,rienquiéveillâtta sympathie.Desconseils,si j'avaissuoùen demander,m'eussentété extrêmement

précieux.Lesparolesde Macbethà son médecinse pré-sentaientsouventà ma pensée; mais il n'y avait per-sonnetlontjepusseespérerun secoursde cegenre. Mon

porc,à qui il eût été naturel que j'eusse recours danstousmesembarras,était la dernière personnedont jedusseattendreunremédedans l'état oùj'étais. Toutme

portailà croirequ'ilne savaitrien de monmalaised'es-

prit, etmême,s'ileutpu le comprendre,il n'était pasle

médecinqu'ilfallaitpour le guérir. Monéducationétaittoutesonouvrage,it l'avaitconduite sans jamaissonger

qu'ellepouvaitaboutirà cerésultat je nevoyaispasd'à*

vunlagcà l'aflligerenlui faisant voirque son plan avait

échoué,quandl'échecétaitprobablementirréparable, etdanstouslescasdenaturea défierla puissancede sesre-

mèdes.Pouvais-jemeconfierà desamis?Acetteépoque,

jen'enavaispasàquije pusseespérerdefairecomprendremonétat. Je nelecomprenaisquetrop bienmoi-mêmeret plusj'y songeaisplusje le trouvaisdésespéré.

Page 137: Mes Memoires

130 MÉMOIRES

Mes études m'avaient conduit à croire que toutes les

qualités, tous les sentiments moraux de l'esprit, bons ou

mauvais, étaient le résultat de l'association; que nous

aimons une chose, et que nousen haïssonsune autre, que

nous prenons plaisir un genre d'action ou de contem-

plation, et de lapeine à un autre genre, parl'effet de l'as»

sociation d'idées agréables ou pénibles avec ces choses,

d'après le cours de l'éducation et de l'expérience. Comme

corollaire de cette doctrine, j'avais toujours entendu

affirmer par mon père et j'étais convaincu moi-même

que l'éducation devait tendw à former les associations

tes plus fortes qu'ilest possiblede constituer dansl'ordre

des idées salutaires; c'est-à-dire des associations de

plaisir avec tontes les chosesqui concourent au bien de

la généralité, et des associationsde peine avec toutes les

choses qui y font obstacle. Cette doctrine me semblait

inexpugnable; mais je voyaisbien, en jetant un regard en

arrière, que mes maîtres ne s'étaient occupés que d'une

façonsuperficielle des moyens de former et d'entretenir

ces associations salutaires. Il me paraissait qu'ils avaient

compté absolument sur les vieux moyens vulgaires, l'é-

loge et le blâme, la récompense et le châtiment. Je ne

doutais pas que ces moyens appliqués de bonne heure et

sans relâche, ne créassent de fortes associations de peineet de plaisir, surtout de peine, et qu'ils ne pussent

produire des désirs et desaversionssusceptibles de durer

avectoute leur forcejusqu'à la fin de la vie. Mais il doit

toujours y avoir quelque chosed'artificiel et d'accidentel

dans les associations qu'on fait naître par ce procédé.Lespeines et lesplaisirs qui s'associent par ce moyen à

Page 138: Mes Memoires

UNE CM8K DANS MESIDÉES 131

certaineschoses, n'y sont pas attachés par un lien na-

turel; je crois donc qu'il est essentiel, pour rendre ces

associationsdurables» de (aire en sorte qu'elles soient

irés-forteset déjà invétérées, et pour ainsi dire réelle-

ment indissolubles,avant que la facultéde l'analyse corn-

mencea s'exercer. En effet, je m'apercevais alors ou je

croyaism'apercevoir d'une vérité que j'avais auparavant

toujours accueillie avec incrédulité je reconnaissais

que l'habitude de l'analyse tend à ruiner les sentimentscequi est vraiquand nulle autre habitude d'esprit n'est

entretenue, et que l'esprit d'analyse reste seul dépourvude sescomplémentsnaturels et de ses correctif. Ce quiconstitue l'excellence de l'analyse, me disais-je, c'est

qu'elle tend à affaiblir, à saper toutes les opinions quidériventde préjugés qu'elle nous donne les moyens de

disjoindre les idéesqui ne sont associéesqu'accidentelle*ment nulle association quelle qu'elle soit ne saurait

résister indéfiniment à cette force dissolvante; niais en

revanche nous devons à l'analyse ce qu'il y a de plusclair dans la connaissance des successions permanentesde la nature, des relations réelles qui subsistent entre

leschoses, indépendamment de notre volonté et de nos

sentiments, c'est-à-dire de lois de la nature en vertu

desquelles,dans beaucoup de cas, une chose est insépa-rable d'une autre, de lois qui, dans la mesure où elles

sontclairementcomprises et représentées par l'imagina-

tion, fontque nos idées des chosesqui sont toujours unies

ensembledans la nature, contractent dans la pensée des

liensde plus enplus étroits. C'estpar là que l'esprit d'a-

nalysepeut avoir pour effet de fortifier les associations

Page 139: Mes Memoires

132 MÉMOIRES

entre les causes et lcs effets, les moyenset les fins, mais

il tend invariablement à affaiblir les associations qni,

pour me servir d'une expression familière, no sont quede pures questions de sentiment. Je croyais que l'esprit

d'analyseétait favorableà laprudence et à la clairvoyance,maisqu'il ruine sans relâche les fondementsde toutes les

passions commede toutes les vertus, clsurlout qu'il sapeavec une persévéranceeffrayante tous les désirs et tous

losplaisirs qui sont les effetsde l'association, c'est-à-dire,

suivant la philosophieque je professais, tout ce qui n'est

pas purement physiqueou organique et personne n'é-

tait plus convaincuque moi-mêmede l'insuffisance radi-

cale de cet ordre de plaisirs pour faire aimer la vie.Telles

étaient les lois de la nature humaine, en vertu desquelles,a ce qu'il me semblait,j'avais été amené à l'état dont jesoutirais. Toutes les personnes auxquelles je pensais

croyaient que le plaisir de la sympathie pour les hommes

et les sentiments qui font du bien d'autrui, surtout du

bien de l'humanité, conçu en grand, l'objectif de la vie,

étaient la source la plus abondante et la plus intaris-

sable du bonheur. J'étais convaincude cette vérité, mais

j'avais beau savoirqu'un certain sentiment me procure-rait le bonheur, cela ne me donnait pas ce sentiment»

Monéducation, pensais-je, n'avait pas réussi a créer en

moi ce sentiment, ou à lui donner assez de force pour

résister à l'influence dissolvante de l'analyse, tandis

qu'elle avait visé constamment à faire d'une analyse

précoce et prématurée une habitude invétérée de mon

esprit. Je venaisdonc, me disais-je,d'échouer en sortan>

du port, avec un vaisseau bien armé, pourvu d'une bous

Page 140: Mes Memoires

UNISCRISEDANSMESIDÉISS 133

sole,maisprivédevoiles;il n'y avaiten moi aucun désir

véritablequime portâtvers la (in que l'on s'était pro-

posée,quandon avaitdépensétant de soins à m'armer

pour la lutte.Je ne prenais aucunplaisira la vertu, ni

au biengénéral,mais je n'en prenaispas davantagea

autre chose.Lessourcesde la vanitéet de l'ambition

paraissaienttariesen moi,aussi complètementque celles

île tabienveillance.J'avaiseu, merappelais-je,des satis-

factionsde vanitébeaucouptrop tôt; et»commetous les

plaisirsdont onjouit prématurément,cette jouissancem'avaitlaisséblaséet indifférent.Niles plaisirs égoïstesni ceuxqui leursontopposés,n'étaientdesplaisirs pourmoi.11me semblaitqu'aucunepuissancedans ta nature

nepouvaitrefairemoncaractèreet créer dans un espritalors irrévocablementanalytique,de nouvelles associa-

tions de plaisiravec n'importe lequel des objets quel'hommedésire.

Tellesétaientlespensées qui m'obsédaientdurant le

sombreabattementqui pesa sur moi pendant le triste

hiverde 182Ga 1827. Je n'étaispasincapablede vaquerilmesoccupationshabituelles;je lesremplissaismachi.

nalementpar la seule forcede l'habitude.J'avais été si

biendresséà uncertaingenred'exerciceintellectuel,que

je pouvaisencorel'accomplirquandl'esprit s'en était

retiré.Je composaimêmeet je prononçaiquelques dis

.coursà la sociétéde discussion.Eurent-ils du succès?

en curent-ilsbeaucoup?je ne sais. Des quatre années

durant lesquellesje pris part auxdiscussionsde la so-

ciété, c'est laseule dontje nemerappellepresquerien.Deuxvers de Coleridge,le seuldes auteurs où j'aie

Page 141: Mes Memoires

434 MÉMOIRES

trouvé l'image Jidèledece que j'éprouvais,me reve-

naientà l'esprit; nonpasalors,jene lesavaisjamais lus,

maisun peu plus tard, à unepériodemoinsanciennede

amême maladiementale

a Travaillersansespoir,c'estverserdunectardansuncrible et l'espoirquin'apasd'objetnesauraitvivre.»

Selontouteprobabilitémonmal n'étaitpasd'une na-

ture si particulièreque je mel'imaginais,etje ne doute

pasque bien d'autres n'aient passépar les mêmes tra-

verses.Mais la nature proprede mon éducationavait

donnéà la crise un cachetspécial,qui m'y faisait voir

l'effetnaturel de causesqu'il n'était guèrepossiblede

supprimerde longtemps.Je me demandaissouventsije

pouvaiscontinuer à vivre,si j'étais tenu à continuerde

vivre,quand ma viedevaits'écoulerau milieude cedé-

couragement.Il n'estpaspossible,merépondais-je,que

j'y puisse tenir plus d'un an. Toutefois,avantque la

moitiéde ce temps fût écoulée,un rayonde soleil vint

brillerdans les ténèbresoùj'étais plongé.Je lisais, parhasard,les mémoiresde Jlannontel;j'arrivaiau passageoù il racontela mortde sonpère, la détresseou tomba

sa famille,et l'inspirationsoudainepar laquelle,lui, un

simpleenfant, il sentît et fitsentir auxsiensqu'il seraitdésormaistout pour eux, qu'il leur tiendrait lieu du

père qu'ils avaientperdu. Une imagevivantede cettescènepassa devantmoi,je fus ému jusqu'auxlarmes.

Des ce moment le poidsqui m'accablaitfut allégé.L'idéedont j'étais obsédé,quetout sentimentétait mort

en moi, s'était évanouie.Je pouvaisretrouverl'espé-

Page 142: Mes Memoires

UNECHIS1SDANSMESIDÉES 135.rr._t. v_ t 1.

rance. Je n'étais donc plus de bois ou de pierre. Je

possédaisdonc en moi un peu de cette flamme quidonneau caractère une valeur, et nous est un gage du

bonheur. Soulagédu sentiment toujours présent de mon

irrémédiablemisère, je reconnus peu à peu que les inci-

dents ordinairesde la vie pourraient encore me procurer

quelque plaisir, que je pourrais encore goûter quelque

jouissance, non pas très-vive peut-être, mais au moins

suffisantepour me donner le contentement; je n'étais

pas insensibleà la lumière des cieux, je trouvais encore

du charme h la lecture, à la causerie, de l'intérêt aux

affairespubliques. J'éprouvais quelque satisfaction, bien

faibleencore, à faire des efforts en faveur de mes opi-nionset du bien publie. Le nuage se dissipa peu à peu,et je recommençaià jouir de la vie. J'ai tait depuis plu-sieurs rechutes dont l'une a duré plusieurs mois, mais

jamaisje ne me suis retrouvédans unétat aussi navrant.

Mesimpressions de cette période laissèrent une trace

profonde sur mes opinions et sur mon caractère En

premier lieu, je conçus sur la vie des idées très-diffé-

rentes de cellesqui m'avaientguidé jusque-là; elles ras-

semblaientpar bien des points à des idées dont je n'a-

vais alors certainement jamais entendu parler, celles de

Carlylecontre l'influence débilitante de l'observation de

soi-même. Je n'avais jamais senti vacilleren moi la con-

victionque le bonheur est la pierre de touche de toutes

les règles de conduite, et le but de la vie.Maisje pensais

maintenantque le seul moyende l'atteindreétait de n'en

pas faire le but direct de l'existence. Ceux-là seulement

sont heureux, pensais-je, qui ont l'esprit tendu vers

Page 143: Mes Memoires

13C MÉMOIRES

quelqueobjetnuirequeleur proprebonheur,par excm*

ple vers le bonheurd'autrui, vers l'améliorationde la

conditionde l'humanité,mêmeversquelque acte,quel-

que recherchequ'ilspoursuivent,noncommeunmoyen,maiscommeunefin idéale.Aspirantainsiù autrechose,ils trouvent labonheurchemin faisant. Les plaisirs da

la vie, telle étaitla théorieà laquelleje m'arrêtais, suf-

fisent pour en faire une choseagréable,quand on les

cueille en passant, sans en faire l'objet principal de

l'existence.Essayezd'en faire lebut principalde la vie,etdu coup vousne lestrouvezplus suffisants.Ilsnesup-

portent pas un examen rigoureux. Demandez-voussi

vousêtes heureux,et vous cessezde l'être. Pour être

heureux,il n'cslqu'unseulmoyen,qui consisteàprendre

pour but de la vie,nonpas le bonheur, mais quelqueiin étrangère au bonheur. Quevotre intelligence,votre

analyse, votre examende consciences'absorbe dans

cette recherche,etvousrespirerezle bonheuravecl'air,sansle remarquer,sans ypenser, sans demanderà l'i-

maginationde lefigurerpar anticipation,et aussi sans

lemettre en fuitepar une fatale manie de lemettre en

question. Cette théoriedevint alors la basede maphi-

losophiede la vie;cl je la conserveencore,commecelle

qui convientle mieuxaux hommesqui ne possèdent

qu'une sensibilitémodérée,qu'une médiocreaptitude a

jouir, c'est-à-dire,à la grandemajoritédenotre espèce.L'autrechangementimportantque mesopinionssubi-

rent à cette époque,fut que pour la première fois, jedonnai ù la culture intérieurede l'individula placequilui convient parmiles nécessitésde premier ordre du

Page 144: Mes Memoires

UNECRISEDANSMESIDÉE» 137

bonheur.Je cessaid'attacherune importanceà peuprèsexclusive&l'arrangementdes circonstancesextérieures,età l'éducationdo l'hommeen vuede la spéculationet

del'action.

J'avais appris par expérience que les susceptibilités

passivesavaientbesoind'être cultivées,alimentées,fé.

condées,aussibienque conduites.Je ne perdaispas un

instantdevue,ni ne méconnaissaisla portion de vérité

quej'avaisdéjàaperçue.Je ne reniaispas la culture in-

tellectuelle,et ne cessaispas de considérerla facultéet

la pratiquede l'analysecomme des conditionsessen-

tiellesaussibiendu développementdes individusque deceluide la société.Maisje comprenaisquel'analysepro-duisaitdesconséquencesqu'il fallaitcorriger en culti-

vant concurremmentd'autres facultés.Il me semblaitd'une importancecapitalede conserverune balancecon-venableentrelesfacultés.La culturedes sentimentsde-

vintun des pointscardinauxde ma croyancemoraleet

philosophique.Mapenséeet messentiments se tournè-

rent de plusen plusverstout cequiétait susceptibledeservird'instrumentpour celte culture.

Je commençaisû trouverun sensaux chosesque j'a-vaislues ouentenduessur l'influencede la poésieet del'art sur l'éducationde l'homme.Maisil se passaencore

quelque tempsavant que je commençasseà le recon-

naitreparmonexpériencepersonnelle.Le seuldes artsde l'imaginationoù, depuisl'enfance,j'eusse pris beau-

coup deplaisir,était la musique.L'effetle plusprécieuxde cetart, en quoi il surpassepeut-être tousles autres,est d'exciterl'enthousiasme,en faisantmonterle tondes

Page 145: Mes Memoires

1S8 MÉMOIRES

sentimentsélevésquiexistentdéjà dans le caractère,en

leur donnant uneardeur, passagèrepeut-êtreclansses

paroxysmes,maisqui ne laissepas delesentretenirtout

le restedestemps. J'ai souventéprouvécet effetdelà

musique;maiscommetouteslesaptitudesquej'avais à

goûter les plaisirs, elle restasuspenduependant cette

tristepériode.Je cherchaimaintesfoisdu soulagementde cecôté et je n'en trouvaipas. Lorsquela crise com-

mençaa déclineret que ma convalescencese prononça,la musique m'aida à me guérir, maispar la mélodie.A cette époque, j'entendispour la premièrefaisl'Obé-

ron de Weber, et le plaisir extrême que me causè-

rent ses délicieusesmélodiesme fit du bien, en me

faisant reconnaître qu'il existaitune sourcede plaisirs

auxquels j'étais aussi sensibleque jamais. Toutefois

ce bien fut singulièrementdiminué par ridée que le

plaisirde famusique(commes'il en était de ce plaisircommede celuique procure une simplemélodie)s'af-

faiblitpar l'habitude,et veut être ravivépar l'intermit-

tence,oucontinuellementalimentépar des nouveautés.Onjugeraà lafoisde monétatet du tonde monèsprità

cetteépoquedema vie,par unede mespréoccupationsj'étais sérieusementtourmentéde l'idée que les combi-

naisonsmusicalespourraient s'épuiser. L'octavene se

composeque decinq tonset de deux demi-tons,qui ne

peuventformerentreeuxqu'unnombrelimitédecombi-

naisons, parmi lesquelles un petit nombreseulementsont belles. La plupart, me sernblait-il, avaientdéjàété inventées, et il pourrait ne plus se produire d&

Moxarl,ni de Weber, pour exploiter comw*3ux des

Page 146: Mes Memoires

UNE CK1S13DAMSMES IDÉES 139< .I_

veines toutes nouvelles d'une richesse incomparable en

beaux effetsmusicaux. On trouvera peut-être que cette

préoccupation qui me causait une véritable angoisse

ressemblebeaucou a celle des philosophes de Laputa

qui craignaient que le soleil ne vint à. se consumer tout

entier. Toutefois ellenaissait desmeilleurs penchants de

moncaractère, et tenait au seul point intéressant qui se

pût trouver dans ma détresse si peu romanesque et si

peu susceptiblede me faire honneur. Car bien que mon

abattement n'eût que cVhonnôlcsmotifs, on ne pou-vaitpas t'appeler autrement que du nom d'égoïsme; il

provenaitde la ruine de l'édifice que je prenais pourcelui de mon bonheur. Pourtant la destinée de l'huma-

nité n'avait pas cesséd'occuper ma pensée, qui ne pou.vaits'en détacher. Je sentais que ce qui manquait à ma

viedevait manquer aussi à celledu genre humain, qu'il

s'agissaitde savoir si les réformateurs de la société et

du gouvernement venant à réussir dans leurs efforts, et

chacun se trouvant libre et en possession du bien-être

physique, les plaisirs de la vie, n'étant plus entretenus

par la lutte et la privation, cesseraient d'être des plai-sirs. Je sentais qu'à moins de trouver quelque espérancemeilleure que celle-ci pour le bonheur général, mon

abattement ne pouvait que continuer; mais qu'au con-

traire, si j'en apercevaisune, je contemplerais le monde

avec plaisir, content, pour ce qui me concernait, d'une

part équitable dans le bonheur départi au genre hu-

main.

Cetétat de mes idées et de mes sentiments explique

assezpourquoi la lecture de Wordsworth que je fis pour

Page 147: Mes Memoires

140 MÉMOIRES

lapremière foisa cette époque,pendant l'automnede

1828, fut un événementsi importantdans ma vie. Je

jetailes yeuxsur sesœuvresparcuriosité;je n'en atten-

daisaucunsoulagementbienquej'eussedéjà eu recours

«1lapoésiedanscetteespérance.Dans la plus triste pé-riodede mon abattement,j'avais lu]d'unbouta l'autre

Byronalorsnouveaupourmoi, afin de voirsi ce poète

qui passaitpour s'être fait un genre particulierde la

peinture des sentimentsviolents,éveilleraiten moi un

sentimentquelconque.Commeon peut le supposer,jene retirai aucun bien de cette lecture, au contraire.

I/étal d'esprit du poète ressemblaittropau mien. Ses

plaintesétaientcellesd'unhommequi a épuisé tous tes

plaisirset qui semblaitcroireque la vie,pour tous ceux

quien possèdentlesbiens,devaitaboutirnécessairementà cettechoseennuyeusequej'y avaistrouvée.SonChilde

Haroh),sonManfred,fléchissaientsous lemômefardeau

que moi, etje n'étaispas d'unesprit a chercherun sou-

Ingénientdansla violentepassionsensuelledu Giaour,ou dans lasombremélancoliede Lara. Maisautant By-ron convenaitpeu a monétat,autant Wordsworthétait

le poètequ'il me fallait.J'avaisjeté lesyeuxsur l'Ex-

cursion,deuxou trois ansauparavant,et n'y avais pastrouvé grand'chose il est probable que si j'avais la

toutesles couvresde Wordsworthà la mêmeépoque je

n'yaurais rientrouvede plus.Maisdans la conjonctureparticulièreoù je me trouvais,ses poèmestels qu'ilssont rassemblésdans l'éditionde 4815, a laquelleil n'a

presquerien ajoutéde remarquable,se rencontrèrentce

qu'il fallaitpourlesbesoinsde monesprit.

Page 148: Mes Memoires

UNHCRISEDANSMESIDÉES 141En premier lieu, ces poèmes touchaient vivementl'un

des sentiments qui étaient pour moi la plus grandesourcede plaisir, l'amour de la campagne et de la na-

ture, auquel je dois rapporter une large part des plaisirs

quej'ai goûtés dans ma vie, et qui justement venait de

meprocurer du soulagement dans une de mes rechutes.

Lecharmeque me faisait éprouver la beauté de la cam-

pagnerend compte du plaisir que je trouvai à lire les

versde Wordsworth, d'autant plus que l'auteur plaçaitla plupart de ses scènes dans les pays de montagnes, et

quedepuismon excursion dans lesPyrénées, les monta-

gnesétaient restées pour mot l'idéal de la beauté de la

nature. Wordsworlh n'aurait pourtant jamais fait grandeffetsur moi, s'il s'était borné à m'oflrir de beaux ta-

bleauxde la nature. Scott lui esten cela très-supérieur,et unpaysagede deuxième ordre produit le môme effet

mieux qu'aucun poète. Si les poèmes de Wordsworth

furent unremède pour mon esprit, ce Tut parce qu'ils

exprimaientnon point la beauté du dehors, mais les sen-

timents etles idées colorées par ce sentiment qui s'éveil-

laient sous l'impression de la beauté, lts me parurent

très-propres ù la culture des sentiments dont j'étais en

quête. Ilsme parurent comme une source où je puisaislajoie ducœur, Ics plaisirs de la sympathie et de l'ima-

gination et où tout le monde pouvait aller puiser de

même, que ne troublaient jamais les lutte.; ni les mi

sèresde la vie, et qui deviendraitplus abondante chaquet'oisque la condition physique et sociale de l'humanité

s'améliorerait. C'était pour moi comme une révélation

des sourceséternelles du bonheur, quand les plus grands

Page 149: Mes Memoires

142 MEMOIRES

mauxde la vieaurontétésupprimés.Je me sentaismeil-

leur et plus heureuxquand j'étais sous leur inlluance.

11ya eu sansdoute,et mêmede notre temps,de plus

grandspoètesqueWordsworth,mais une poésieexpri-mant des sentimentsplusprofonds ou plus fiers, ne

m'auraitpas faità cetteépoquele mêmebien que celle

de Wordsworlh.J'avaisbesoinqu'un mefit sentir qu'il

ya dansla contemplationtranquille des beautésde la

nature unbonheurvrai et permanent.Wordsworthme

l'appritnon-seulementsansme détournerde la consi-

dérationdes sentimentsordinaireset dela destinéede

l'humanité,maisen redoublantl'intérêtquej'y prenais.L'émotiondélicieusequej'en reçus me prouvaqu'avecuneculturede cegenre, iln'y avait rien redouter de

l'habitudela plus invétéréede l'analyse.A la fin des

oeuvresde Wordsworthje trouvail'ode célèbre,mal h

propos nomméeplutonique: Indice*(le Vimmûrlulitè>oùje retrouvailadouceurhabituellede sa mélodieet de

sonrhythme,et deuxmorceaux,que l'on cite souvent,d'une peinture grandiosemais d'une pauvre philoso-

phie. Je reconnus que Wordsworthlui -mémoavait

éprouvélesmêmesangoissesque moi ilavaitsentiquelapremièrefraîcheurde lajouissancede la vie dansla

jeunessene durait pas; il avait cherché une compen-sation, et l'avaitrencontréedans la voieoù il m'ensei-

gnaitmaintenantà la cherchermoi-même.Cettelecturemetira graduellementmaisd'unefaçoncomplètedémonabattementhabituel,et grâceà elleje n'y retombaiplusjamais. Je continuailongtempsà faire casde Words-

worth,moinsd'aprèssesméritesintrinsèques,quedans

Page 150: Mes Memoires

UNtëCRISEDANSMESIDÉES 143

la mesure de ce qu'il avait fait pour moi. Comparé avec

lesplus grands poètes, on peut dire qu'il est le poète des

natures qui ne sont pas poétiques. Les natures tran-

quilles et contemplatives, mais dénuée^ du sentiment

poétique sont précisément celles qui ont besoin de la

culture poétique, et Wordsworth estplus à même de lu

donner que certains poètes qui, au fond, sont bien plus

poètesque lui.

Les mérites de Word&wprlh me fourniront l'occasion

de faire pour la première fois profession publique de

manouvelle manière de penser, et par suite de la scis-

sion qui m' éloigna de ceux de mes amis qui n'avaient

pas subi un changement analogue. Lapersonne avec qui

j'avais à cetteépoque le plus l'habitude d'échanger des

idées sur ces matières était Roebuck. Je l'engageai à

lire Wordsworlh; il parut d'abord l'admirer beaucoup.Maisà l'imitation des amateurs de Wordsworth, je me

jetai parmi les plus ardents adversaires de Byron, que

j'attaquai autant au point de vue de la poésie qu'à celui

deson influence sur le caractère. Roebuck, que tous ses

instincts portaient à l'action el à la lutte, avait au con-

traire un goût prononcé et une admiration profonde

pour Byron. Byron était pour lui le poète de la vie hu-

maine, Wordsworlh celui des Oeurs et des papillons.Nousconvinmcs de vider notre querelle par une batailte

au sein de notre société de discussion,et nous passâmesdeux soirées à discuter les mérites respectifs de Byron et

de Wovdsworth nous y exposâmeschacun notre théorie

de la poésie en apportant à l'appui de longues citations.

Sterling nous exposa aussi ses idées dans un discours

Page 151: Mes Memoires

144 MÉMOIRES1- tbrillant. C'étaitla premièrefoisque sur unsujet impor-tant Roebucket moinousprenionsparti dans des rangs

opposés.Depuislors lascissions'étenditde plus en plusentre nous, bien que pendant quelques années nous

continuassionsà nous fréquenter. Au commencement

notre principale divergenceportait sur la culturedes

sentiments.Roebuckà biendes égards ne différaitpas

beaucoupde l'idéequ'onse faisaitvulgairementduben-

thamisteou de l'utilitaire.H aimait la poésie et les

beaux-arts il goûtait beaucoupla musique,lesœuvres

dramatiques,la peinturesurtout; il dessinaitmêmedes

paysagesavec beaucoupde facilitéet d'élégance.Mais

on ne put jamais l'amenerà reconnaitreque cesarts

pouvaientservir à quelque chosedans la formation du

caractère.Aulieu d'être de sa personne,d'après Vidée

vulgairequ'on sefaisaitd'un benthamiste,dépourvude

sentiment, il sentait rapidement et fortement. Mais

commela plupart des Anglaisqui possèdentdes senti-

ments,il y trouvaitun embarras.Il étaitbienmoinssen-

sibleaux sympathiesagréablesqu'auxpénibles,et cher-

chant son bonheurailleursil voulaitétoufferses senti-

ments plutôt que les stimuler. Avecle caractèrean-

glais, et lesconditionssocialesde l'Angleterre,il est si

rare que l'exercicedes sentimentssympathiquespro-duise le bonheur,qu'il n'ya pas lieu de s'étonner queces sentiments tiennentpeu de place dans la vied'un

Anglais.Dansla plupartdes autrespays,le rôleprépon-dérantdes sentimentssympathiquesdans le bonheurdo

l'individu,est un axiomequ'onne discutepas et qu'on

songemoinsencoreà formuler.Maislaplupartdes pen-

Page 152: Mes Memoires

UNECRISEDANSMESIDÉES 145

iO

seursanglaissemblentpresquecroireque cessentimentssontdes mauxnécessairesqu'il faut subir pour ne paslaisserdépérirla bienveillanceet lacompassion.Roebuckétaitou paraissait être un Anglaisde ce genre. U ne

voyaitguèred'avantagea cultiverle sentimentet aucun

à le cultiverà l'aide de l'imagination c'étaitsclon luicultiverdesillusions.En vainlui montrais-jeque l'émo-tionimaginativequ'une idéevivementconçue excite en

nous,n'estnullementun embarras,ni une iUusion,mais

unfaitaussiréel qu'aucuneautre qualité des objets,et

qui loind'impliquerquoique ce soit d'erroné et de fal-

lacieuxdans la conceptiondes objets, est tout à fait

compatibleavecla connaissancelaplus exacte et la re-

connaissancepratique la plus complètedetoutes leslois

et de touslesrapportsde la nature tant dans le monde

physiqueque danscelui de l'intelligence.Le sentiment

leplusvifde la beautéd'un nuage illuminé par lesoleil

couchant,ne m'empêchepasde savoirque le nuage est

dela vapeurd'eau, et soumisà toutes les lois de la va-

peurà l'étatde suspension.Je puis comptertout autant

sur les lois de la physiqueet m'en servir chaque fois

quel'occasions'en présente, que si j'étais incapablede

percevoirla distinctionqui sépare la beauté de la lai-

deur.

Tandisque mon intimité avecRoebuckdiminuait,jenouaisdesrelations de plus en plus amicalesavec les

Colcridgiens,nos adversairesdansla sociétéde discus-

sion,FrederickMauriceet JohnSterling,depuis si con-

nus l'un et l'autre, le premier par ses écrits, le second

par des biographiesqu'en ont donné Rare et Carlyle.

Page 153: Mes Memoires

146 MEMOIRES

Mauriceétaitle penseur, Sterlingl'orateur éloquent et

passionné,qui exposaitlos idées qu'à cette époque il

recevaittoutesfaitesde Maurice.

Je m'étais lié avec Mauricedepuisquelque temps,

grâce à EytonTookc,qui l'avait connu à Cambridge,etbien quemesdiscussionsaveclui fussentpresque tou-

jours desdisputes,j'en avais tiré beaucoupde matériaux

quime servaientà construiremon nouvelédificephilo-

sophique,commej'en avais tiré beaucoupde Coleridgeet de Gcethe,ainsi que des autres écrivainsallemands

que je lisaisdurant cesannées. J'ai unsi profondrespect

pour le caractèreet lesintentionsdeMaurice,aussibien

que pourlesgrandesqualitésdesonesprit,quej'ai de la

répugnanceà rien direqui puissele (airedescendredu

rang élevéoùje serais heureux de pouvoirle placer.Maisj'ai toujourspensé qu'il y avaitplus de talentet

d'intelligencegaspilléschez Mauricequechezaucun de

nos contemporains.Assurément,il en est peu qui en

aient ouautantà perdre,Il possédait,il estvrai,un espritpuissammentgénéralisateur, inventifet sublilà un degrérare, qui découvraitau loin les véritéscachées;maisilnes'en servaitpointpour se débarrasserdecemisérable

assemblagedesopinionsreçues sur lesgrandssujets de

la pensée, et pour leursubstituer desidéesplus saines;au contraire,il s'ingéniait à prouverque l'Église d'An-

gleterreavaitconnutoutechosedésle début,et que tous

lesprincipesdonton s'est servi pourattaquer l'Egliseetl'orthodoxie(principesqu'il reconnaissaitpour la plu-part aussibienque personne),non-seulementsont com-

patiblesavecles Trente'neuf Articles,maisse trouvent

Page 154: Mes Memoires

UNE GftISB DANS MES IDÉES 147

beaucoupmieuxcompris et exprimésdans cesarticles

quepar aucunedes personnesqui les remettent.Je n'ai

jamaispu m'expliquercetteconduiteque par une timi-

ditéet uneexcessivesensibilitécongèniale, qui asi sou-

ventpoussédespersonnesdouéesd'une belleintelligencedans l'Égliseromaine, où elles espéraient trouverun

point d'appui plus ferme que celui qu'elles pouvaient

prendre sur les conclusionsautonomes de leurpropre

jugement.Je noveuxpas parlerd'une timiditévulgaire;aucun de ceuxqui ont connu Maurice n'admettraient

qu'on pût la lui reprocher,quand même il n'eùt pasdonnedespreuvespubliquesde son indépendancedans

la luttequ'ilfinit par engagercontre certaines opinions

qu'on appelleorthodoxes,aussi bien qu'en donnant

généreusementnaissanceau mouvementsocialistechré-

tien. On ne peut guère le comparer au point de vue

moralqu'à Coleridgeauquelje le crois supérieurpar la

forcede l'intelligence,abstractionfaitedu géniepoéti-que. A cetteépoqueil pouvaitpasser pour un disciplede Coleridge,et Sterlingpour un disciple de Coleridgeet de Maurice.Les changementsqu: s'opéraientdans

mesanciennesopinionsme donnèrent quelques pointsdecontactaveceux; ils contribuèrent beaucoupl'un et

l'autre à mondéveloppement.Je devinsvite très-intime-

mentlié avecSterling;j'avais pour lui un attachement

que je ném'étaisjamais connupour un autre homme.

Ilétaitvéritablementle plus aimable des hommes.Son

caractèreloyal, cordial, affectionnéet expansif,son

amour de la vérilé se montrait autant dans lesques-tions les plus élevéesque dans les plus humbles son

Page 155: Mes Memoires

148 MKN01BB»

ardente et généreuse nature se dunnau tout entière

avec impétuositéaux opinionsqu'il adoptait; aussi

promptà rendrejustice aux doctrineset aux homme.

qu'il combattaitqu'à attaquer ce qu'il appelait leurs

erreurs; égalementdévouéauxdeuxprincipesqui sont

commelespointscardinauxde la conscience,la liberté

etle devoir.Aveccet ensemblede qualitéssi bien(ailes

pourme séduire,commeellesont séduit tousceux quifontconnuaussibienque moi, il possédaitun cœuret

unesprit larges il n'éprouvaaucunedifficultéà me ten-

drela mainà traversl'abîmequi séparaitnos opinions.11m'apprit que, avec d'autres personnes,il m'avait

considéré,d'aprèscequ'il avaitentendudire,commeun

hommeartificiel,commeun produit defabrication,qui

portait, commeune marqueimprimée,certainesidées,et que tout ce queje pouvaisfaire, c'étaitdolesrepro*duir». Havaitchangéde sentiment»a mon sujet quandils'aperçutdansladiscussionsur Wardsworlhet Byron,

queWordsworlhet tout ceque ce nom rappelleétait à

moiaussi bienqu'Alui et à sesamis. 11vint à perdrela

santé,et toussesplansfurentruinés il futobligéd'allervivreloin de Londres,de sortequ'aprèsun an ou deuxdeliaison,nousne nousvîmesplusqu'a de longsinter-

valles mais commeil te dit lui-même,dansunelettre à

Carlyle, nousnous retrouvionstoujourscommedeuxfrères.Il n'étaitpas dans toute l'acceptiondu mot un

profondpenseur;toutefois,la largeurdesonespritet le

couragemoral par lequel il surpassaitde beaucoupMaurice,ramenèrentà se dégagerde la dominationque

Colcddgeet Mauriceavaientautrefoisexercée-sur son

Page 156: Mes Memoires

UNE CUISE DANS MBS IDÉES 1A0

intelligence,bienqu'il conservâtjusqu'à la finune admi.

rationprofondemaisréfléchiepour l'un et pour l'autre,etqu'ilgnrdfttenversMauriceune chaleureuseaffection.

Exceptédanscettephase courteet transitoire de sa vie

pendantlaquelle il commit la faute d'entrer dans te

clergé,sonespritfut toujours en progrès. Les progrès

qu'il semblait avoir fait, quand j'étais resté quelque

tempssansle voir,me rappelaientun motde Gœlhesur

Schiller,queje lui appliquaisa Er haltecineftirckllicfie

I~M/<M:t<M<? Nous étionspartis chacunde points Ii

peu près aussi éloignés l'un de l'autre que les deux

pôles maisladistance qui nousséparait allait Toujoursendiminuant:Sij'ai fait quelquespas verstelleou telle

desesopinions,il n'a cessé durant sa courte vie de se

rapprocherdeplus en plus do plusieurs de mesidées;

et, s'il avaitvécuet qu'il eûtjoui d'assezde santépour

poursuivreletravailqu'il a toujours fait sur lui-môme,on ne sait pas jusqu'où aurait pu aller le mouvement

spontanéqui le rapprochaitdemoi.

Après4829,je me retirai de la sociétéde discussion.

J'étaislas defairedesdiscours, et je tenaisà poursuivremes étudesparticulières et mes méditationssans être

assujettia l'obligationd'en affirmcrau dehorsles résul-

tats.Je voyaisque l'édificede mes anciennesopinions,cellesqu'on m'avaitenseignées,se lézardait encore en

maint endroit. Je ne l'ai jamais laissés'écrouler; j'ai

toujourseu soinde le réparer. Je n'entendaispas dans

lecours de ma crise rester, mêmepour peu de temps,danslaconfusionet l'hésitation. Sitôtquej'avaisadoptéune idée nouvelle,je n'avaisplus de repos que je ne

Page 157: Mes Memoires

150 MÉMOIRES

l'eusseajustéeavecmesanciennesopinions,et quej'eussoconstatéavecexactitudejusqu'à quel point elle pouvaitlesmodifieroules remplacer.

Les luttesoùj'avaiseu si souventl'occasionde soute.

nir la théoriegouvernementaleexposéedans lesécrits de

Benthamet de monpère, et la connaissancequej'avaisacquisedesautresécolesde politique,me révélèrentbien

des chosesauxquellescettedoctrine,qui avaitla préten-tion d'être une théoriegénéraledu gouvernement,au-

rait dû donnerune placeet ne l'avaitpas donnée.Mais

je ne voyaisencoredans ces imperfectionsque des cor-

rections à (aire,quandon voudraitappliquer la,théorieà la pratique; j'étais loind'y reconnaîtredesdéfauts.Je

sentaisque la politiquene pouvaitêtreune scienced'ex-

périence spécifiqueet que les accusationsqui repro-chaient à la doctrinebenlhamisted'êtreune théorie, de

procéderà priori, au moyendu raisonnement,au lieu

d'employer l'expériencebaconienne,procédaientd'une

ignorancecomplètedesprincipesde Baconet descondi-

tions nécessairesde la rechercheexpérimentale.J'en

étais là quandparut dans la Bévued'Edimbourgla fa-

meuse attaquede Macaulaycontrel'Essai sur le Gou-

vernementdemonpère.Cet articleme donna beaucoupà réfléchir.Je voyaisque Macaulaycomprenaitmal la lo-

gique de la politique,,qu'il prenaitparti pour lesystèmequi veuttraiter empiriquementles phénomènespoliti-ques, contreceluiquiveut leur appliquerune méthode

philosophique.Je savais que mêmedans les sciences

physiques,la méthodetelle quelacomprenaitMacaulayaurait peut-êtreavouéKepler,maisqu'elle aurait renié

Page 158: Mes Memoires

UNE CRISE DANS MES IDÉES 151

Newtonet Laplace.Toutefois,je ne pouvaism'empêcherdesentir,quemalgré l'inconvenancedu ton (faute dont

l'auteura faitplus tard et de la façon la plus complèteamendehonorable) Hy avait du vrai dans plusieurs

pointsdel'attaque dirigéecontreles idéesde mon père.Je reconnaissaisque les prémissesde monpère étaient

réellementtrop étroites, et qu'ellesn'enfermaient qu'un

petit nombredes principes générauxqui produisenten

politiquedes conséquencesimportantes.L'identitéd'in-

térêtentreleCorpsgouvernantet la Communautéengé-

néral,n'estpas, quelque sens qu'on lui donne au pointde vuepratique, la seule chosedont dépende un bon

gouvernement,et cette identitéd'intérêt ne peutpas non

plus êtreassuréepar de simplesconditionsélectorales.

Je nefus nullementsatisfait de la façon dont monpère

répondità Macaulay.Il ne sejustifia pas comme il le

devait,selonmoi, en disant Je n'ai paseu l'intention

d'écrireun traité scientifiquesur la politique,j'ai écrit

un plaidoyeren faveur de la réformeparlementaire.Il

accusaMacaulayd'avoir dirigé une attaque irrationnelle

contrela facultédu raisonnement,do fournirun exem-

ple deplusde l'aphorisme de Hobbes,que lorsque laraisonest contre un homme,un hommeest contre laraison.Celame donna il penser qu'il y avaitréellementdansl'idéequemon pèrese faisaitde l'applicationde laméthodephilosophiqueà la politique une erreur plus

profondeque je ne l'avaisd'abord supposé, mais je nevispasclairementoù gisait l'erreur. Alafin, le jour sefitdansmonesprit tout d'un coup, pendantque j'étais

occupéà d'autres études. Au commencementde 18~0,

Page 159: Mes Memoires

152 MÈMOMKS

j'avais commencéà jeter sur le papier des idées sur la

Logique(surtoutsur les distinctionsentre les termes et

la valeurdespropositions)quej'avaisconçueset en par.tie élaboréesdans les conversationsdu matin dont j'ai

déjà parlé. Unefoisque j'eus consignéces idéespour no

pas les perdre, je m'enfonçaidans d'autres régions de

ce domaine,afin d'essayersi je pourrais faire quelquechosede pluspour éclairer la théoriedo la Logiqueen

général. Je m'attaquaitout (l'abordau problèmede l'In-

duction j'ajournaiceluidu Raisonnement,pensantqu'ilest nécessaired'acquérir d'abord des prémisses avant

d'en tirer desconclusions.Orl'inductionest avanttout la

marche que suitl'esprit dansla découvertedes causeset

des effets;en cherchant&approfondirl'applicationda ce

procédé aux sciencesphysiques,je ne tardai pasà voir

que, dans lessciencesles plusparfaites,nous nousde-

vonspar la généralisationdes casparticuliers aux ten-

dancesdescausesconsidéréesisolément,et qu'alors nous

raisonnonsen descendantde cestendancesséparéesversl'effetque cesmêmescausesproduisentquand ellesagis-sent de concert.Je medemandaien quoiconsisteen der-nière analysecetteopérationdéductive.La théorie com-

mune du syllogismenejetteévidemmentaucune lumière

sur cette question.J'avais apprisde Ilobbes et de mon

père à étudier les principesabstraits à l'aide des con-crets lespluspropicesqueje pouvaistrouver; lacompo-sition des forcesen dynamiquese présentait à moi

comme l'exemplele plus completde l'opérationlogiqueque j'étudiais. Enexaminantceque faitl'esprit quand il

appliquele principedela compositiondesforces,je trou-

Page 160: Mes Memoires

UNECRISEDANSMESIDÉES 153

vniqu'il raitune simpleaddition.Il ajoute l'effetséparéd'uneforceà reflet séparéde l'autre, et posela somme

de ceseffetsséparéscommel'expressionde l'effettotal.

Maisce procédéest-il légitime?Oui, en dynamiqueet

danstoutes les branchesde la physiquequi sontsoumi-

sesauxmathématiques.Non,dans d'autres cas,dans ta

chimiepar exemple.Je me souviensalors que quelquechosed'approchantse trouvaitsignalé commeune des

différencesqui distinguentdes phénomèneschimiquesdesphénomènesmécaniques,dansl'introductiondu livre

quej'avaistant aimé dans monenfance, le Systèmede

Chimiede Thompson Cettedistinction cdaircit tout

d'un coupla difficultéquim'embarrassaitdanslaphilo-

sophiede lapolitique.J'apercevaisenfinque cettescience

esttantôt déductive,tantôt expérimentale,suivantque,dansle domainedontelles'occupe, leseffetsdescauses

quiagissentde concert,sontou ne sont pas lessommes

deseffetsque les mêmescausesproduisent quand elles

sont séparées.Il en résulteraitque la politiqueestné-

cessairementune sciencedéductive.Je voyaisque Ma-

caulayet mon père avaient tort Macaulayparcequ'ilassimilaitla méthodephilosophiquedo la politiquea la

méthodepurement expérimentalede la chimie, tandis

que monpère, s'il avaitraisond'adopter la méthodedé-

ductive,avait néanmoinsfait un mauvais choix,puis-

qu'il avaitpris pour type de la déduction, non la mé-

thodedes branches déductivesde la physiquequi con-

vienten effetaux sciencespolitiques,mais la méthode

de la géométriepure, qui ne leur est point applicable;en effetla géométrien'étantpoint une sciencedecauses,

Page 161: Mes Memoires

154 MÉMOIRES

n'a pasbesoin qu'on yfassedes sommesd'effets,et ne

le comportepas. Je venaisdejeter lesbasesdes princi-

paux chapitresdo la Logiquedes sciencesmorales que

j'ai publiéedansla suite, et ma situation nouvellepar

rapport à monancien credopolitique se trouvait par-faitementdéfinie.

Si l'on me demandaitquelsystèmede philosophiejesubstituaisà celuiquej'avaisabandonnéentant quephi-losophie,je répondraisqueje n'cn substituaisaucun;seulementj'étais convaincuquelesystèmevéritableétait

bien plus complexe,présentaitbeaucoupplus de laces

que toutce dontjusqu'alorsj'avaiseu idée,etqu'il avait

pour fonctionde présenter non pasdes institutionsmo.

dèles,maisdes principesd'où il seraitfacilede déduire

lesinstitutionsqui conviennentà une circonstancedon-

née. Je ressentaisalorsl'intluencedesidéesdel'Europe,c'est-à-diredu Continentquiarrivaientjusqu'à moi de

toute part par les écrits de Coleridgequej'avaiscom-

mencéà lire avecintérêt,mêmeavant le changementde

mesopinions;par lesColeridgiensaveclesquelsj'entre-tenaisdes relationspersonnelles;par ce quej'avais lu

le Gœlhe et des écritsde Carlyledans la Revued'E-

Mmbourget dansla ForeignRcview.Pendantlongtempsje n'avais rien trouvé dansces revues,et monpèren'yvit jamais que desrapsodiesinsensées. A cessources,ainsi que dans la littératurefrançaisede l'époque,je

puisaisdes idéesque le revirementdes opinionsavaitremis en vogue,surtouten France.J'y voyaisque l'es*

prit humainsuit un certainordre de progréspossible,où de certaineschosesdoiventen précéderd'autres; un

Page 162: Mes Memoires

UNE CRISE DAN» MES 1DÊ1ÏB 155

ordreque lesgouvernementset les hommesquidirigent

l'opinionpeuventmodifiersans doute, maisnon à Vin-

fini.J'y apprenaisque toutesles questionsd'institutions

politiquessont relativesetnonabsolues,et quedifféren-

tesétapesdu progrèsde l'humaniténon-seulementau-

ront, maisdoiventavoirdesinstitutionsdifférentes;quel'onvoit toujoursle gouvernementrester ou en train de

passerdans lesmainsdu groupequel qu'il soitqui pos-sédela plus grandepuissancedans la société;et que la

naturede cettepuissancenedépendpas desinstitutions,

qu'au contraire ce sont lesinstitutions qui en dépen-dent que toute théorieou philosophiede la politique

supposeune théoriepréalableduprogrès humainou, ce

quirevientau môme,d'unephilosophiedel'histoire. Ces

opinionsvraiesen généralétaient soutenuesnon sans

exagérationet sansviolencepar les penseurs avecles-

quelsj'avais maintenantl'habituded'échangerdesidées,et qui suivant la coutumedes réactions ne savaient

riende la moitiéde véritéque les philosophesdu xviu0

siècleavaientaperçue.Aunecertaine époque,je me lais-

saialler à ne pas estimerassez haut ce grandsiècle

toutefois,je n'ai jamaisprispart à la réactionqui s'est

déchaînéecontrelui. Je nerépudiais pas l'unedes faces

dela vérité, àmesurequej'embrassaisl'autre.Je sentais

quelalutte engagéepar lexix6sièclecontrele xvm°rus*

semblaità cette bataille qu'elleme rappelait toujours,où l'on combattaitpour la couleur d'un bouclierdont

un côtéétait blanc et l'autrenoir; et je ne cessaisde

m'étonnerdel'aveuglerageaveclaquellelescombattants

se ruaient les uns contre lesautres. Je leur appliquais

Page 163: Mes Memoires

1S6 MfcMOlHES

iiinsiqu'àColeridgobiendesmotsdeColeridgelui-môme

sur les demi-vérités,et la devisede Gœlhe Voirlotîteslesfaces du cimes, était l'un desprincipes que j'étaisà cetteépoqueleplus disposéà prendrepour règle.

Les écrivainsqui, plus que lesautres, me faisaient

apercevoirduchangementqui s'opérait dans mesdoc-

trines politiquesfurent les Saint-Simoniensde France.

Kn1829et en 1830,je pris connaissancede quelques-uns de leurs écrits. Ils étaient alors au débutde leurs

travaux; ils n'avaient pas encore travesti leur philo-

sophie en une religion, ni organisé leur systèmedesocialisme.Ils venaientjustementde commencerl'at-

taque contrele principe de l'héréditéde la propriété.Je n'étaisnullementdisposéà les suivre,surtout aussi

loin; mais j'étais singulièrementfrappé de l'enchai-nement des idéesque je distinguaid'abord dans leurthéoriede Tordrenaturel du progrèshumain. J'admi-

rais surtout la divisionqu'ils faisaientde l'histoire en

périodesorganiqueset en périodescritiques.Durantles

périodesorganiques,disaient-ils,l'humanitéaccepteavec

une convictioninébranlablequelquesystèmede croyances

positives,prétendantà l'autoritésur toutes les actions,

lequelsystèmecontientplusoumoinsde vérité etconvient

plusoumoinsauxbesoinsdel'humanité.Sousl'influence

decescroyances,deshommesfonttout leprogrèsqu'elles

comportentetfinalementilss'y trouventà l'étroit; alors

vientunepériodede critiqueet de négation,où l'huma-

nité perd ses vieillesconvictionssans en acquérir de

nouvellesqui aientde l'autorité,une pourtant exceptée,à savoirque lesanciennessont fausses.La périodedu

Page 164: Mes Memoires

UNE CRISE DANS MES IDÉE» 457

Polythéismegrecet romain,tant que les hommesins-truits de laGrèceet deRomeont cru à cessystèmesreli-

gieux,a été organique; cliofut suiviepar la période

critique et sceptiquedesphilosophesgrecs.Uneautre

périodecritiqueapparut aveclechristianisme.Lapériode

critiquecorrespondantecommençaavecla Réforme;elle

dureencoreet ne cessera que lorsqu'une nouvellepé-riodeorganiqueaura étéinaugurée par le triomphede

quelquesystèmede croyancessupérieures. Cesidées, jele savais,n'appartenaientpasen propreaux Saint-Simo-

niens ellesappartenaientàl'Europeentière,ouaumoinsà l'Allemagneet à la France.Maisellesn'avaientjamais,à maconnaissance,étémisessous formede théorieaussi

complètementque par lesSaint-Simoniens.Jenecroyais

pas qu'on cùl jamais exposéplus vigoureusementles

caractèresqui distinguentune période critique je ne

connaissaispas encore!*cscaractèresdit siècleprésentde Fichte j'avais, il est vrai,vu Carlyledénonceravecamertumenotre tempscommeun siècled'incrédulité;mais avec presque tout le monde je n'y voyaisalors

qu'uneprotestationpassionnéeen faveurdes anciennes

croyances.Toutcequ'ily avaitde vrai danssesplaintes,

je le rencontraiclic/,tesSaint-Simoniensexposéd'un ton

pluscalmeet avecdesformesplus philosophiques.Parmi

leurs publications,j'en trouvai une qui me sembla de

beaucoupsupérieure aux autres, où Vidéegénéralede

l'écolese présentaitsous une forme plus netteet plusinstructive.C'étaitun despremiers ouvragesd'AugusteComte,qui se disait alorsélève de Saint-Simonet eu

prenait tetitre en tète de sonlivre. Dans ce traité, Au«

Page 165: Mes Memoires

158 MÉMOIRES

guste Comtefaisait connaîtrepour la première fois la

doctrinedontil donnapar la suitedesi abondantsexem-

ples; il montraitune successionnaturellede trois états

dans chaque branchedes connaissances,commençant

par l'élal théologique,passant ensuitepar l'état méta-

physiquepour aboutir enfinau positif.Il soutenait quela sciencesocialedevaitobéira la mêmeloi, que le sys-tème féodalet catholiqueétait la dernièrephase, la con-

clusion de l'état théologiquede cette science; que le

Protestantismeétait le commencement,et les doctrinesde la Révolutionfrançaisela consommationde l'état mé-

taphysique,et que l'étatpositifétait encoreà venir.Cette

doctrines'accordaitbien avecmesidées du momentet

semblaitleur donnerune formescientifique.Je considé-

rais déjàlesméthodesdessciencesphysiquescommeles

vrais modèlesde celles des sciencespolitiques.Mais le

principal profit que je tirai des idées émises par les

Saint-Simonienset par Comte,fut que je possédaiune

conceptionplus claireque jamais des caractèresd'une

période detransitiondans l'opinion,et queje cessaide

prendre tes caractères morauxet intellectuelsde cette

période pour les attributs normaux de l'humanité. Je

regardais au loin par de là le siècleprésent,où les dis-

putes sontsi bruyantes, maisou en généralles convic-tions sontsifaibles,j'entrevoyaisune ère quiunirait les

plus heureux caractèresdes périodescritiquesavecles

plus précieusesqualitésdespériodesorganiques d'une

part la libertéde pensersansentraves,et la liberté illi-

mitée pourl'action individuelledanstoutes les voiesoù

les droits d'autrui ne sont point lésés,d'autrepart des

Page 166: Mes Memoires

UNECUISEDANSMESIDÉES 150

convictionssur cequiestbienet mal, utile et dangereux,

profondémentgravéesdansles sentimentspar l'éducation

premièreet la conspirationunanimedu sens moral, de

plusassezsolidementassisessur la raisonetlesexigences

légitimesde lavie, pourdétiertoutes lesattaques, et ne

plussubir le sortde touteslescroyancespasséeset pré-sentesde lareligion,dela morale et de la politique,quedesrévolutionsnécessairesrenversentpériodiquementet

remplacentpar d'autres.

M.Comteabandonnabientôt les Saint-Simoniens.Jeleperdisdevue, ainsiqueses écrits, pendant plusieurs

années,maisje continuaià m'occuper des Saint-Simo-

nions.J'étais tenu au courantde leurs progrès par un

de leurs disciples les plus enthousiastes, M. Gustave

d'Eichtal,qui passaità cetteépoque beaucoupde tempsen Angleterre.Je fus présenté à leurs chefs Bazard et

Enfantinen1830, et tantque leur enseignementet leur

propagandedurèrent,je lus à peu prés tout ce qu'ilsécrivirent.La critiquequ'ilsfaisaientdes doctrinesordi-

naires du libéralismeme paraissait pleine de vérités

précieuses,et ilscontribuèrentpar leurs écrits à m'ou-

vrirtesyeuxsur la valeurqu'avait eueen son temps et

pourson temps,la vieilleéconomiepolitique qui admet

quela propriétéprivéeet le droit à l'héritage sont des

faitsindéfectibles,et que la liberté de productionet d'é-

changeest le dernier mot du progrès social. Dans le

systèmequelesSaint-Simoniensdéveloppèrentgraduel-lementoùle travail et lecapital devaientêtre adminis-

trés pourle comptegénéralde la communauté,chaqueindividuétanttenu à prendrepart au travail,soitcomme

Page 167: Mes Memoires

100 MÉMOIRES

penseur, professeur,artiste ou producteur,tous étant

classésd'aprèsleur capacitéet rémunéréssuivant leurs

œuvres,j'y voyaisungenredesocialismebiensupérieurà celuid'Owen.Leur but me semblaitdésirable et ra-

tionnel, quelque insuffisantsque pussent être leurs

moyens;et quoiqueje n'aiejamaiscru que leur méca-

nismepolitiquepût résister à la pratique,ni produiredes résultatsavantageux,je sentaisque la proclamationde l'idéaldesociétéhumainequ'ilsconcevaient,ne pou-vait manquerde donner une directionfavorableaux

effortsde ceuxqui voudraientrapprocherd'un certain

type idéallasociététellequ'elleexisteà présent.Je leurrendaishommagesurtout pour ce qui lesa fait te plushonnir,pourla hardiesseet l'indépendanced'esprit avec

lesquellesils avaientabordéla questionde la famille,la

plus importantede toutes,et qui réclamedes change-mentsplusprofondsqu'aucuneautredes grandes insti-

tutionssociales,maissur laquelleonne trouveguèrede

réformateurqui ait le couraged'ouvrir la bouche. En

proclamantlaparfaiteégalitédeshommesetdesfemmes,et en demandantque leursrelationsfussentrégléesparun régimeentièrementnouveau,les Saint-Simoniens,ainsi queOwenet Fourierse sont acquisdestitres à lareconnaissancedesgénérationsfutures.

En racontantcettepériodedemavie,je n'ai parlé demesimpressionsnouvellesquelorsqu'eUesm'ontsemblé;alorscommeplus tard,marquerunesortede révolution,et le pointdedépartd'un progrèsdansmes idées. Maiscepetit nombrede pointschoisisne donnentqu'un ta-bleauincompletde la quantitéde livresde philosophie

Page 168: Mes Memoires

UNEGRISEDANSMES1DIÏE8 161

queje lusà propos d'une masse do questions,pendantcesannéesdetransition.Beaucoupde ces lectures,il est

vrai,ne mefaisaientdécouvrirque ce que tout le monde

savait,des idéesquej'avais jusqu'alors niées ou dédai-

gnées maisce n'en étaitpasmoins pourmoiune décou-

verte.Je memettais en pleine possessionde principes

queje ne recevaispas commedes lieux communstradi-

tionnels,maisqueje puisaisdans toute leur fraîcheur à

leursourcemôme.Je ne manquaispas de tes envisagersousun nouveaujour où ils se conciliaientavec mes

anciennesidées et les confirmaient, en amendant des

principesmoinsgénéralementconnusqui faisaientpartiedemespremièresopinionset dont je n'avaisjamais hé-

siteà admettreles pointsessentiels.Toutesles idées que

je venaisà accepterne manquaientpasde les fortifieret

deles imprimerplusprofondémenten moi tout en écar-

taattes faussesconceptionset les confusionsd'idées qui

s'opposaienth leur action.Par exemple,durant la der-

nièrerechuteque j'avais faitedans mon abattement,la

doctrinequi porte en philosophiela nom de Nécessité

pesaitsur mon existencecommeun incube.Il me sem-

blaitscientifiquementprouvéque j'étais irrévocablement

l'esclavedescirconstancesantécédentes,que moncarac-

tèreet celuides autres hommesavaientété forméspournouspardesagentssur lesquelsnousnepouvionsrien, et

qu'ilsétaienttout a faithorsde nos prises.Quelsoulage-mentpourmoi,medisais-jesouvent,si je pouvaisrejeterla croyanceque le caractèreest formépar les circons-

tances.Merappelantle souhait de Fox, que le droit de

résisterauxgouvernementsne s'effaça"t jamaisde la mé-il

Page 169: Mes Memoires

162 MÉMOIRES

moiredesrois,et qu'ildisparûtdecelledespeuples,quel

bonheur,pensais-je,s'il nousétaitpossibled'admettrela

doctrinedelanécessitéquandils'agit du caractèred'au-

trui etde lerejeterquand il s'agit dunôtre Je méditai

douloureusementsur cette questionjusqu'à ce que la

lumières'yfitpeuà peu je reconnusquelemotNécessité

peut s'appliqueraux actions humaines, en tant qu'il

signifiela doctrinede la Causalité,maisqu'il traineavec

lui uneassociationd'idéesquinouségare je visquecette

associationd'idéesétaitla forceefficientequi produisaitla dépressionet l'accablementque j'avais éprouvés.Je

voyaisquesi notrecaractère estformépar les circons-

tances,nospropresdésirspeuventbeaucouppour former

cescirconstances;je reconnaissaisqu'ily a un côtévrai-.

mentélevéetvraimentnoble dans la doctrine du libre.

arbitre,à savoirla convictionque nous possédonsune

puissanceréellesur la formationde notrecaractère;quenotrevolonté,en influençantles circonstancesqui sonten nous,peut façonnerses propreshabitudes ou apti-tudesenvuedel'avenir.Il n'y avait là rien qui ne puts'accorderavecla théorie des circonstances,ou plutôtc'était cette théorie même convenablementcomprise.

Depuislors je traçai dans monesprit une démarcationnettequiséparâtta doctrinedescirconstancesd'avecle

Fatalisme,renonçanttotalementau mot dangereuxde

Nécessité.La théoriequeje venaisde bien comprendre

pourlapremièrefois, cessaitdu mêmecoup d'être dé

courageante;mon cœur fut soulagé,je ne me sentis

plusoppressédece poidsaccablantpourtoute personne

qui seproposede réformerles opinions,quandellevoit

Page 170: Mes Memoires

UNECRISEDANSMESIDÉES 163

la véritédansune doctrineet qu'elle ne peutdouter enmêmetempsque la théorieopposéene soitsalutaire au

pointde vuemoral. Lasérie de penséesqui m'ont dé-

gagéde cedilemme,mesemblaplus tard propre à ren-

dre le mêmeserviceauxautres, aussi lesai-jeconsignéesdanslochapitreintitula« Liberté et Nécessité» dansle

dernierlivrede monSystèmede Logique,Demêmeen politique,je ne considéraisplus la doc-

trinede l'Essai sur leGouvernementdemonpère commeune théorie scientifique;je ne regardais plus la démo-cratie représentativecomme un principeabsolu, mais

commeune affairede temps,de lieu et de circonstances.Je voyaismaintenantdans le choixdes institutions une

questionde moraleet d'éducationbienplus que d'inté-

rêtsmatériels,croyantqu'on devait la trancher surtout

d'aprèsdes considérationstirées du progrès,en se de-

mandantquelle améliorationdans la vieet dans l'éduca-

tiond'un peuple constituepour ce peuplela condition

de son progrès ultérieur,et quelles institutionsont le

plusde chancede lefaciliter.Toutefoisces changementsdanslesdonnéesde maphilosophiepolitiquene changé*rent pas mes règles de conduite pratiquerelativement

auxconquêtesque nousavionsà fairede notre tempset

dansnotrepays.Je restai autantquejamaisradicaletdé-

mocratepour l'Europeet surtout pour l'Angleterre.Je

pensaisque la prépondérancedesclassesaristocratiques,de la-noblesseet de la fortune, dans la constitutionan

glaiseétait unmalquivalait la peine qu'onengageât la

luttepour la faire cesser; non à causedequelque taxe

ou de quelque inconvénientrelativementfaible, maisà

Page 171: Mes Memoires

m MÉMOIRES

causede l'actiondémoralisantequ'il exercesur lepays.

Démoralisante,d'abord,parce qu'il fait de la conduite

du gouvernementun exempled'immoralitépubliquedu

genrele plusgrossier,puisqu'on y voità pleinla pré-dominancedel'intérêtprivé sur l'intérêtpublic,et l'abus

du pouvoirlégislatifau profit de certainesclasses.En-

suite,et bienplusencore,parcequele respectdo la mul-

titudes'attachanttoujoursdopréférenceà ce qui, dans

l'étatsocialactuel,est le plus sûr acheminementvers le

pouvoir,et quedanslaconstitutionanglaise,la richesse

héréditaireou acquiseétant à peuprès l'uniquesource

de l'importancepolitique, la richesseet les signesde la

richessesontà peuprès les seuleschosesréellementres-

pectées,et la viedes gensestavant tout consacréeà les

acquérir.Je pensaisquetant quelesclassessupérieureset richesdétiennentlepouvoir,l'instructionetleprogrèsde la masse du peuple sont contrairesà leur intérêt

particulierde classesdominantes,parce qu'elles ten-

dentà rendrele peupleplus fort pour secouerlejoug.Maissi la démocratieobtenait une grande part dans

l'exercicedu pouvoirou même la principale,ce seraitalors l'intérêtdes classesopulentesd'activerson édu-

lion,afin de pareraux dangersréelsqui découlentdes

erreurs et surtoutde cellesqui conduiraientà des vio-

lationsinjustesdela propriété.Surcesbases,nonseule-

mentj'étaisaussiardentquejamaisen faveurdesinstitu-

tions démocratiques,maisj'espéraissérieusementque les

doctrinesowénisles,saint-simonienneset autres, opposéesà la propriété,pourraientse répandrelargementparmilesclassespauvres;nonque je lescrussevraies,ouque

Page 172: Mes Memoires

UNE CRISE DANS MES IDÉES 105

je désirassequ'on les miten pratique, maisafin que les

classessupérieuresfussentobligéesd'ouvrir lesyeux, et

dos'apercevoirqu'ellesavaientplus à craindredu pau-vre sans éducationque du pauvre instruit. Tel étaitl'étatde mon esprit, quandéclata en France la révolu.

tionde Juillet. Je fus ravid'enthousiasmeet j'en reçus

pourainsidire une nouvelleexistence.Je volaià Paris,.le fusprésenté à Lafayetteet je nouai des relations que

je continuailongtempsavecquelques-unsdes chefs du

parti populnireavancé.Arés monretour,je m'engageaiavecardeur dansles discussionspolitiquesdu temps quidevinrentencore plusvivespar l'entrée au pouvoir du

ministèrede Lord Grey,et la propositiondu bill de ré-

forme.Pendant les quelquesannéesqui suivirent,j'é-crivisbeaucoupdans lesjournaux. C'est a peu prés acette époqueque Fonblanquequi avait depuisquelque

tompsécrit desarticlespolitiquesdans l'Examiner, de-

vint propriétaire et directeurde ce journal.On n'a pasoubliéavecquelleverve,quel talent, quellefinessed'es-

prit il le dirigeapendanttoute lapériodeduministèrede

LordGrey,et quelleimportanceprit cette fouillecomme

principal représentant des opinions radicales dans la

presse.Le caractèredistinctifdujournal deFonblanquevenait entièrementde ses propres articlesqui compo-saientau moinsles troisquarts de tout ce qu'il y avait

d'originaldans chaquenuméro.Quantà mot,je contri-

buai pendant cesannéesplus largementque personneàlacompositiondu dernier-quart.J'écrivaispresque tous

les articles consacrésaux questions françaises, et un

•-sommaire hebdomadairede la politiquefrançaiseque

Page 173: Mes Memoires

160 MÉMOIRES

j'étendaisparfoisassez longuement;en mômetempsjedonnaisde nombreuxarticlesde fondsur la politique

générale,sur la législationcommercialeet financièreet

diversarticles sur des questionsqui m'intéressaient,et

parfoisaussidescomptes-renduscritiques de livres.Au

commencementde 4831, j'essayai de reproduire dans

uneséried'articlesintitulés « l'Esprit du siècle» quel-

ques-unesdemes nouvellesopinions,et surtout d'indi-

querdans lecaractèrede notre temps les anomalieset

lesmauxqui résultent du passage d'un systèmed'opi-nionsuséesa un systèmenouveauqui n'est pointencore

complètementconstitué. Ces articlesétaient,j'imagine,

touffus,dépourvusd'animation,et trop peu saisissants

pourse fairetolérer en n'importe quel temps par des

lecteursdejournaux,maisalorsmêmequ'ils eussentétébienplus attrayants,a l'époqueoù ils paraissaient,alors

quedograndsôvênemcnts'politiquesétaient imminents

et occupaienttousles esprits, ilsvenaientà un mauvais

momentet manquèrentleur coup. Le seul effet qu'ilsaient produit,fut sur Carlyle,quivivait alors au fond

de l'Ecosse.Il les lut dans sa solitude,et se dit (c'estde

lui queje l'ai apprisplus tard) «voiciunmystiquenou-veau. » En passant&Londresl'automnesuivant,il s'en-

quit du nomde l'auteur, et nousfîmesconnaissance.J'ai déjà dit que les premiers écrits de Carlylem'a-

vaientfait connaîtrequelques-unesdes idées nouvelles

qui élargirentl'horizon,trop étroit de mes premièrescroyances;maisje ne pensepas que cesécrits, par eux-

mêmes, aientjamais eu aucun effetsur mesopinions.Quoiquede mêmenatureque cellesqueje recevaisd'ail-

Page 174: Mes Memoires

UNECR1SKDANSMESIDÏSES 167

hurs, lesidées quej'y trouvaisse présentaientsousune

formeet sousun habillementdesmoinspropres à leur

ouvrirl'accèsd'un esprit dressé commele mien l'avait

été. hn'y trouvaiqu'un brouillardde poésieet de mé-

taphysiqueallemandes,oùje nevoyaisclairementqu'uneforteanimositécontre la plupart des opinions que je

professais le scepticismeen matièredereligion, l'utili-

tarisme, la doctrinedes circonstances, le goût de la

démocratie,de la logique et de l'économiepolitique.Loind'avoirdans le principe rien appris de Carlyle,cene futqu'à mesure queje vins à voirlesmômesidées à

traversdesmilieuxplusappropriésà l'étatde mon esprit

queje lesreconnusdansses écrits.Pourtant le merveil-

leuxtalentaveclequelil les exprimait,faisaitune grande

impressionsur moi,etje fus longtempsun de ses plusferventsadmirateurs; mais le bien que ses écrits me

Tirent,consistaitmoinsà m'apporterdes idéesphiloso-

phiquesqu'à m'animerpar leur poésie.Mêmeà l'époqueoùnosrelationscommencèrent,je n'avaispas assez fait

deprogrésdans ma nouvellemanière,pour l'apprécier

complètement;la preuvec'est queje fis peu de cas du

manuscritqu'il me communiquadesonSarlor resartus,sonmeilleuret sonplusgrand ouvrage,qu'il venait de

finir, etpourtant quandil le publiadeuxans après dans

le Fraser1Magazine,je le lus avec une admirationeh-

thousiasteet le plus vif plaisir. Je ne recherchai pas

Carlyle,et ne cultivaipas sonamitié,à cause peut-êtredes différencesfondamentalesqui séparaientnos doc-

trines.Il s'aperçut bientôt queje n'étaispas un «mys-

tiquenouveau,»et quandpar probitéje lui écrivis une

Page 175: Mes Memoires

ses MÉMOIRE

professionde foinette, oùj'exprimais toutesmes opi.nionsqueje savaisqu'il n'aimaitpas, il meréponditqueluprincipaledifférenceentrenousétait queje « n'avais

pas encoreconsciencede monmysticisme.» Jene saisà

quelleépoqueil cessad'espérerquej'étais destinéà de-

venirmystique,mais bienquesesopinionsetlesmiennes

aient subi durant les annéessuivantesdes changements

considérables,nous ne noussommesjamais beaucoup

plus rapprochésque nousnel'étionsdans les premièresannéesdenos relations.Toutefoisje ne croyaispasêtre

unjuge compétentde Carlyle,je sentaisqu'il étaitpoèteet que je ne l'itais pas, qu'il était hommed'intuitionet

queje nel'étaispas, qu'en cette qualité non-seulement

il découvraitavantmoibiendeschosesqueje nepouvaisvoirqu'aprèsqu'on me tes avaitmontrées,et quej'étais

parvenuen tâtonnantù les prouver,maisque très-pro.bablementil envoyaitqui étaientinvisiblespour moi,mêmeaprèsqu'onme les avaitmontrées.Je savaisque

je ne pouvaispas faire le tour de Carlyle,et je n'étais

pas sûr de voirplushaut que lui je n'ai jamais eu la

présomptionde le juger définitivement,et j'attendais

qu'il mefûtexpliquépar quelqu'unqui fût supérieurà

nousdeux,à la foispluspoèteque lui, et plus penseur

que moi, dontl'esprit et le géniecontint celui de Car-

lyteet infinimentdavantage.Parmi les hommesd'un esprit philosophiquequeje

connaissaisdepuislongtemps,celuiavecqui je m'accor-

daisleplus était Auslinl'ainé.J'aidit qu'ilavaittoujoursblâmé notre esprit de secte; plus tard il avait comme

moisubi l'effetde nouvellesinfluences.Nomméprofes-

Page 176: Mes Memoires

uni; crise DANS MES idées 160

scur dejurisprudenceà l'Universitéde Londres(aujour-d'huiCollègedol'Université)ilavaitpasséquelque tempsà Bonnpour y préparer son cours; les influencesdela littérature,du caractère allemandet de la sociétéde

l'Allemagneavaientmodifiéd'une manière très-sensibleses idéessur la vie; sonhumeur s'était bien adoucie; ilétait moinsardentà la polémique, ses goûts tournaient

déjà versla poésieet la contemplation.Ilattachait moins

d'importanceque par le passé aux changementsexté-

rieurs delasociété,à moins qu'ils ne fussent accompa-

gnés d'une meilleure culture de la nature interne, il

avait un profonddégoût pour les manières de la vie

anglaise,pourcetteabsenced'idéeslargeset dedésirsgé-

néreux,pourcesobjetsmesquinssur lesquelsles facultésde touteslesclassesdel'Angleterrosonttendues; même,

l'espèced'intérêtpublicdont lesAnglaisse préoccupent,il le tenaiten petite estime. Il pensait qu'il y avait un

bienmeilleurgouvernementau pointde vue politiqueet,cequi estassezvrai, infinimentplusde soinde l' éduca-

tionetdu perfectionnementdel'espritdans tousles rangsdu peuple,sous la monarchie prussienne que sous le

régimereprésentatifde l'Angleterre et il tenaitavecles

économistesfrançais que la sécuritéréelle d'un bon

gouvernement,est « un peuple éclairé,» cequi n'estpas

toujourslerésultatdes institutionspopulaires,et qui, si

on pouvaitl'obtenir sans elles, les remplaceraitavec

avantage.Bienqu'ilapprouvât le billde Réforme,ilpré-

disait, cequiarrivaen effet, qu'il ne produirait pas les

grandes améliorationsdans le gouvernementqu'on en

attendait.Leshommesqui pourraientfaire ces grandes

Page 177: Mes Memoires

170 MÉMOIRES

choses,disait-il, n'existaientpas dansle pays.11y avait

biendespointsde sympathieentrelui et moi, tant dans

les nouvellesopinionsque j'avaisadoptéesque dans les

anciennesqu'ilconservait.Commemoiil ne cessajamaisd'êtreutilitaire; et avec tout son amour pour lesAlle-

mands,et songoûtpour leurlittérature,il ne se récon-

ciliajamais le moins du mondeavecla métaphysiquedes principesinnés.11s'abandonnaitde plus en plusà

uneespècedereligiongermanique,composéede poésieet de sentimentavecpeu ou point de dogmespositifs;en politique,oit je m'éloignaisle plus de lui, il avait

contractéune indifférencetrès-voisineduméprispourle

progrèsdes institutionspopulaires,maisil se réjouissaitde ceuxdu socialisme,il y voyaitle moyen le plus effi-

cacedecontraindrelesclassespuissantesà faire l'édu*cationdupeuple,et aussi defairecomprendreaux pro-létairesqu'il n'est qu'un seul moyenréel d'améliorerd'une façonpermanenteleur conditionmatérielle,c'estde limiterleur nombre.Il n'étaitpasalors radicalement

opposéau socialismeen lui-même,considérécomme

résultatdéfinitifdu progrès. Il traitait avec très-peude

respectcequ'il appelait a lesprincipesuniverselsde la

nature humainedes économistes,Det insistait sur la

preuvefourniepar l'histoire et l'expériencede chaque

jour en faveurdela « flexibilitéextraordinairedela na-

ture humaine»(expressionqueje luiai empruntée) il

ne croyaitpaspossiblede poserdeslimitespositivesaux

aptitudes morales qui pourraient se développerdans

l'humanité,sousl'impulsiond'unedirectionéclairéedes

influencesde la sociétéet de l'éducation.A-t-ilconservé

Page 178: Mes Memoires

UNECRISEDANSMESIDÉES 171

cesopinionsjusqu'à la fin de sa vie?je ne sais, mais

assurémentlesidéesde ses dernières années,et surtout

de ses dernières publications,étaient plus aristocrati-

(luesque cellesqu'il soutenaitalors.

Arrivéla, il me semblaitque j'étais bien loin de la

façonde penseret dosentir de monpère, plusloin même

qu'uneexplicationcalmeet une revue complètedo nos

opinionsrespectivesne l'aurait montré. Maismon pèren'étaitpas un hommeavec lequel on pût engager une

discussioncalme et à fond sur les pointsfondamentaux

de doctrine,et moinsque personne lepouvaitcelui qu'ilconsidéraiten quelquesorte commeun déserteurde son

drapeau.Par bonheurnousétions toujoursparfaitementd'accordsur les questionspolitiquesdujour, qui absor-baientson attention,et devenaienta peuprès exclusive-

ment l'objet de sa conversation.Sur les questionsoù

nousn'étionspas d'accord,nous parlions peu. Ii savait

quel'habitude de penserpar moi-même,qu'il m'avait

donnéepar sonsystèmed'éducation,meconduisaitquel-

quefoisà penserautrementque lui, et il s'apercevaitde

tempsen tempsque je ne lui avais pas dit combienje

m'éloignaisde ses idées.Je n'attendais aucunbien,mais

au contraire des désagrémentspour lui comme pourmoi,d'unediscussionde cesdifférences;je ne les expri.maisjamaisque lorsqu'ilformulait une opinion ou un

sentimentincompatiblesavec les miens,de telle façon

quemonsilenceeûtpu faire douter de maloyauté.Ilmereste à parlerde ce que j'ai écrit pendant ces

annéesavecles articlesque je fournissaisauxjournaux;cefut un travailconsidérable.En 1830ou 1831,j'écrivis

Page 179: Mes Memoires

172 MÉMOIRES

les cinqessaisque j'ai depuispubliéssous latitre à Es-

sais mr quelquesquestionspendantesd'Économiepoli-

Uque;ils étaient alors à peu prés ce qu'ils sont au-

jourd'hui,si cen'est qu'on1833 je refis une partiedu

cinquièmeessai. Je lesavaisécritssansintentionde les

publierimmédiatement,etlorsqu'aprèsquelquesannées,

je tesoffrisà un éditeur,il lesrefusa. Ils ne furent im-

primésqu'en 1844.aprèsle succèsde mon Systèmede

Logique.J'avais repris aussi mes méditationssur la

logiquej'étais intrigué,commetant d'autresavantmoi,du grandparadoxede la découvertede vérités nouvelles

par le raisonnement.Lefait ne laissait aucun doute.11

n'yavaitpasdavantagelieude douter que tout raison-

nementpeutse ramener à dessyllogismes,et quedans

tout syllogismela conclusionest effectivementcontenue

et impliquéedanstes prémisses.Commentdonc,si elle

y est contenueet impliquée,peut-elleêtre une vérité

nouvelle?commentse peut-ilque les théorèmesde la

géométrie,si différentsen apparence des définitionset

desaxiomes,ysoientcontenus?11yavaitlà une difficulté

quepersonnen'avaità monavissuffisammentsentie,et

qu'entout cas personnen'avaitréussi à éclaircir. Les

explicationsprésentéesparWhalelyet pard'autres logi.ciens,bienquesusceptiblesde donner satisfactionpourun temps, me semblaienttoujours laisser planer un

nuagesurla question.Alafin, en lisant pour lasecondeou troisièmefois te chapitresur le raisonnementdeDu.

gald Stewart, et m'interrogeantsur chaque point, je

poussaiaussiloinque possibleles idéesque le livreme

suggérait,J'en rencontraiune sur l'usage des axiomes

Page 180: Mes Memoires

UNECRISEDANSMESIDÉES 17:)

dansle raisonnement,queje ne me rappelaispas avoir

encoreremarquée en lisant ce philosophe,mais qui me

parut, quand j'en fis l'objet de mes méditations,vraie

non-seulementpour les axiomes»maispour toutes les

propositionsgénéralesde quelquenature qu'ellessoient,et très-propre à servir de clef pour la solutionde l'é.

nigme. Cefut le germede la théoriedu syllogismequo

j'ai proposée dans le second livre de monSystem de

Logique;je la fixaisansretard en la rédigeanten entier.

Alors,non sansmeflatterde l'espérancequeje pourrais

composerun livreoriginalet de quelque valeur sur la

Logique,je me misà écrire mon premier livred'aprèsle planimparfait quej'avais déjà tracé. Ce que j'écrivisa été la base de la première partie du traité suivant,mais ne contenait pas la théorie des genres que j'a-joutaiplus tard, etquime fut suggéréepar desdifficultés,sanscelainextricables,que je rencontraiquandje voulus

traiter le sujet qui faitla matière des derniers chapitresdu troisièmelivre. Arrivélit, je fis une halte qui dura

cinqans; j'étais à boutde ressources;je ne pouvaisrien

fairede satisfaisantsur l'induction, ù celle époque. Jecontinuaià lire tout livrequi me semblaitpromettrede

jeter un nouveaujour sur ce sujet, et àm'enassimilerles

résultais autant que possible mais pendant longtemps

je netrouvai rienqui muparût ouvrir un champ nou-

veauà mes méditations.

En1832j'écrivisplusieurs articles pour la premièresérie du Tail's Magazineet pour un journal trimestriel

appelé le Jurist, fondé et soutenu pendant quelquetempspar un grouped'amis, tousjurisconsulteset par-

Page 181: Mes Memoires

174 MÉMOIRES

tisansde la réformede la législation»avecplusieurs

desquelsj'étais lié. Cetarticle est celuisur les droits et

les devoirsde l'État relativementaux propriétés des

corporationset de l'Église,qui se trouve en tête dela collectionde mes Dissertationset Discussionsoù se

trouveaussi l'un de mes articles écrits pour le Tait's

Magazine,La Jongleriede la circulation. Dansla tota-

litédece que j'ai écrit avant ces deux articles,il n'y a

rien qui ait conservéassez de valeur pour mériter la

réimpression.L'articledu Jurist qui, je le croisencore,est unediscussiontrès-complètedes droitsde l'Etat sur

les fondations,montraitles deuxfacesde mesopinions;

j'affirmais,aussi nettementque j'avais pu le faire en

d'autres temps, que toutedotationest une propriéténa-

tionale,que le gouvernementa le pouvoiret le devoirde régler; mais contrairement à ce que j'aurais fait

auparavant,je ne condamnaispas les dotationsd'une

manièreabsolue, et je ne proposais pas que l'état s'en

emparâtpour payer la dette nationale; au contraire,jesoutenais énergiquementqu'il importait de conserver

une ressourcepour l'éducation,qui ne dépendit pas de

la simpledemandesur le marché, c'est-à-direde la con.

naissanceet du jugement de la moyennedes parents,maisen vue d'établir et demaintenir un type d'instruc-

tion plusélevéque celui que demandentles acheteurs

de cet article d'échange. Par la suite mes réflexions

n'ont cesséde confirmeretde fortifiercesopinions.

Page 182: Mes Memoires

CHAPITREn

Commencement do l'amitié la plus précieuse de ma vie. Mort demon père Mes écrits et mon rôle jusqu'en 1840.

C'est a cemomentdu développementde monesprit,

quej'ai nouél'amitiéqui a été l'honneuret leplusgrandbonheurde ma vie,aussi bien quel'originede presquetoutce quej'ai faitjusqu'ici, ouquej'espère faireencore

pour l'améliorationdes conditionsde l'humanité. C'est

en 4830 que je fus pour la premièrefoieprésentéà la

femme,qui aprèsune amitiéde vingtans consentità de*

venir mon épouse.J'avais alors vingt-cinqans, elleen

avaitvingt-trois.Cetteprésentationrenouait entremoi

et lafamillede sonmari de vieillesrelations.Songrand-

père vivaità NewinglonGrcen dansune maisonvoisinede celle de mon père, et pendantmonenfancele vieux

gentlemanm'invitaitquelquefoisà jouer dans son jar-din. C'était un beau type du vieuxpuritain écossais,

grave, sévère, fort,mais très-bonpour les enfants,sur

qui les hommesde ce genre fonttoujoursune grande

impression,Il se passaplusieursannéesaprèsma pré-

Page 183: Mes Memoires

176 MÉMOIRES

sentalionà MadameTaylor avantqu'uneintimitéet une

confiancecomplète s'établissententre nous; mais jesentis tout d'abord qu'elle était laplus admirableper-sonnequej'eussejamaisconnue.Sansdoute, elle n'était

pas encorela femmesupérieurequ'elleest devenuede-

puis,et personneà l'âge qu'elleavaitalors, quandje la

vispour la premièrefois,ne sauraits'élever àcettehau.

teur.Ceserait encoremoinsvrai d'elleque de touteau-

tre. Ilsemblaitquece fûtpar uneloidesa proprenature

qu'ellefitspontanémentdes progrèsdetout genre et de

l'ordrele plus élevé, par une sortede nécessitéqui ré.

sultait de l'ardeur avec laquelleellese portait vers le

progrès,et dela tendancenaturellede sonespritquine

pouvaitrien observerni rien éprouver,sans en faireune

occasionde serapprocherdel'idéalde la sagesse.Quand

je la vis pour la première fois, sa riche et fortenature

ne s'était encoredéveloppéequ'en conformitéavecla

typeacceptédu génieféminin.Pour lemonde,eUeétait

unefemmebelleetspirituelle, avecun air dedistinction

naturellequi frappaittous ceuxquirapprochaient.Pour

ses amis, c'était une femmed'un sentimentprofondet

fort, d'une intelligencepénétranteet rapide, d'unena-ture méditativeet poétique.Mariéede bonneheureà un

hommeloyal, excellentet considéré,d'opinionslibé-

rales et d'une bonne éducation,mais qui n'avait paspour les chosesde l'esprit et pourles arts le goûtquil'eût placé au niveaude sa femme, elle trouva en

lui un ami sûr et tendre; de son côtéelle lui témoignal'estime la plus sincère et la plus solide affection

pendantsavieet lesplusprofondsregretsaprèssa mort.

Page 184: Mes Memoires

I/AM1TIKLA PLUS PRECIEUSE DE MA Vit) i??

42

Excluepar l'incapacitésocialequi pèse sur lesfemmes

detoutemploidignede ses plus hautesfacultésqui leur

eûtpermisd'agir sur le monde, ellepassaitdans la mé-ditationuneviequitirait seulement sa variétéducom-

mercefamilierqu'elleentretenait avecun petitnombre

d'amis. Parmi eux,une femmede génie, mortedepuis

longtemps,seule lui ressemblait par l'intelligenceeti

par le cœur;mais tous les autres partageaientplusoumoinsses sentimentset ses opinions.J'eus le bonheur

d'êtreadmisdanscecercle, et je m'aperçusbientôtqueMadameTaylorpossédaitréunies lesqualitésqueje n'a.

vaisrencontréesqu'isolementchezlesautres personnes

que j'avais connues.Au-dessus de toute espècede su-

perstition,sans en excepter cellequi attribue une pré-tendueperfectionà l'ordre de la Natureet de l'Univers,elleprotestaiténergiquementcontreles nombreuxabus

qui font encorepartiede la constitutionde lasociété.Toutefoiscettelibertéde penséeet ces protestationsnevenaientpas de la logique d'un espritrigoureux,mais

de la forceet de l'élévation des sentiments elless'al-

liaientd'ailleursàun naturel pleinderespect.Lecarac-

tère généralde son intelligence,son tempérament,et

son organisationm'ont conduit souventà la comparer,tellequ'elleétaiten ce temps-là,au poèteSlietley mais

pour la portéede l'intelligence et la profondeurdes

pensées,Shelley,au point où une mortprématuréefa

arrêté, n'était qu'un enfant en comparaisonde ce

qu'elle est enfindevenue.Dans les plushautesrégionsde laspéculationphilosophique,comme dansles plus

petitesaffairesde la viede chaque jour, sonespritélaitt

Page 185: Mes Memoires

178 MÉMOIRES

uninstrumentquigardaittoujoursla mêmeperfectionil

perçait jusqu'au cœur, jusqu'à' la moelle de chaque

question;jamaisl'idéeessentiello,jamais le principene

lui échappaient.Cetteprécision,cette rapiditéd'exécu.

tion qui caractérisaittoutes les facultésde son espritaussibienque cellesde la sensibilité,jointesà sesdons

de sentimentet d'imagination,auraient pu faired'elle

une artiste accomplie.Son âme ardente ettendre,son

éloquencevigoureuseen auraient faitcertainementun

grandorateur. Enfinsi la carrière politique avaitété

ouverteaux femmes,sa profondeconnaissancede lana-

ture humaine, le discernementet la sagacitedontelle

faisaitpreuvedans la vie pratique,lui auraientassuré

un rangéminentparmiles chelsde l'humanité.Cesdons

de l'intelligenceétaientmisau servicedu caractèremo.

ral le plus noble à la foiset le mieux équilibréque

j'aie jamais rencontrédans le monde. 11n'yavaitpastraced'égoïsmechez elle, nonpaspar l'effetd'unsys.tèmede devoirsenseignés,maispar refletd'uncœurquis'identifiaitaveclessentimentsd'autrui et allaitjusqu'àl'excèsde leur prêter par l'imaginationtoute la force

dessiens.On aurait pu croire que la passionde lajus.tice était chez ellela pluspuissante, n'eûtété unegé-nérositésans borneet une tendressequ'elleétait tou-

jours prête à répandresur toutenaturecapablede té-

moigner,par leplus léger sentimentde retour, qu'ellelesressentait.Lesautresqualitésmoralesqui achevaient

de lacaractériserétaienteu harmonieavec ces perfec-tionsde l'esprit et ducœur. A la plus noble fiertéelle

alliait la modestiela plus franche elle se montrait

Page 186: Mes Memoires

L'AMITIÉLAPLUSPRÊC1ËUS1ÎDBMAVIE 170

d'une simplicitéet d'une sincéritéabsolueavectoutes

lespersonnesquiétaient faites pour sentirleprixdeces

qualités. Elle marquait un suprême méprispour tout

cequiest bas ou lâche elle s'enflammaitd'indignationen présenced'une action qui révélaitdans la conduite

outa caractèrede son auteur, des penchantsbrutaux,

tyranniqnes,perfidesou honteux.Néanmoinsellesavait

l'airela plus large distinctionentre les fautesqni sont

mata in se et cellesqui ne sontque mataproltibita,en-

tre les actes qui témoignentd'un fondsde méchanceté

dans le sentimentet dans le caractère, et ceuxquino

sont que des violationsde conventionsbonnesoumau-

vaises, fautes quipeuvent être bonnesou mauvaisesen

elles-mêmes,maisqui sont susceptiblesd'être commises

par des personnesd'ailleurs dignes d'attachementetd'admiration.

il n'était paspossibleque je fusse admisa nouerdes

relationsd'esprit avec une personnedouéede si pré-cieusesqualités,sansque j'en ressentisseune.infiuence

bienfaisante;sans doute l'effetne se fitsentir quepeu apeu, etil s'écoulaplusieurs années avantquesonespritet le mienen vinssentpar leurs progrèsà cettecommu-

nion parfaite qu'ilsfinirent par réaliser.Danscecom-

merceje retirai bienplus d'avantagesqueje nepouvais

espérerd'en procurer.Pour elle,qui étaitd'abordarri-vée à ses opinionspar l'énergie et l'effort continudu

sentimentmoral, elle pouvaitsansaucundoutetrouver

aideet encouragementchezune personnequi étaitpar-venueaux mêmesrésultats par l'étude et le raisonne-ment dans les progrès rapidesque fit son esprit,son

Page 187: Mes Memoires

180 MÉMOIllEB

activitéintellectuellequi transformaittoute idéeonno-

tion précise,m'empruntasansdoute, commeelleenpui-sait à d'autres sources,bonnombre desmatériauxdont

ellese servit. Je n'en finiraispas si je voulaisdire en

détailtout ce que je lui dois,ne fût-ce qu'au pointde

vue de l'intelligence.Je n'en toucheraique quelquesmots qui donnerontune idéegénéralebienqu'imparluitfdes servicesqu'ellem'arendus.Pourceuxqui, a l'exem-

ple des plus sages et desmeilleurs des hommes,sont

mécontentsde l'étalactuelde la société,et qui sontplei-nementconvaincusde la nécessitéd'y apporteruneré*

formeradicale, il y a deuxpoints de vue. Lesunspor-tent leurs regardssur lesfinsdernières,sur leséléments

essentielsde l'idéal le plus élevé qu'on puisseréaliser

dans lasociété les autres s'attachentaux améliorations

d'une utilité immédiateJtpratique. Acesdeuxpointsde

vue,j'ai plusgagnédanssonenseignementqu'auxautres

leçonsoùj'ai pu puiser.Adire vrai, c'est dans cesdeux

pointsde vue extrêmesque gît surtout la vérité.Toute

ma forcemo venaitdo t'éludedes sciencesmoraleset

politiques,régionintermédiaireincertaineetpérilleuse;

j'avais accepté des solutionstoutes faites, j'en avaistrouvé moi-mêmeen économiepolitique,en psycholo-

gie analytique,enlogique,en philosophiede l'histoire,commesur d'autres sujets, et ce n'est pas la moindre

des obligationsquo mon intelligencedoit à cettenoble

femme,que de m'avoirconduità un scepticismesageà

l'égardde ces solutions.Je ne renonçai pas pourcelaàtirer des questionsauxquellesj'appliquaisloyalementlesfacultésde mon esprit, toutes les solutionsqu'elles

Page 188: Mes Memoires

I/AMIT1È LA PLUS PRÉCIEUSE DE MA VtlS t8t

comportaient,maisj'appris a être réservé,amegaiderde les affirmerou de les proclameravecune confiance

que ce genre de spéculationne saurait admettre.Bien

plus,la mômeinfluencedisposamon esprit non-seule-

mentà accueillirmais à embrasseret à rechercheravec

ardeurtout cequ'on pouvaittrouverde plus clair en fait

de vues, de plus fort en fait de preuves,mêmesur les

questionsquiavaientfait leplus l'objet de mes médita-

tions.On m'a souventadressédes élogesdont, a mon

avis,je ne mérite qu'une partie, pour avoir misdans

mesécrits, à cequ'on dit, un esprit pluspratiquequeceluiqu'on rencontre chez la plupart des penseursquise sont occupésdes questions les plus générales.Les

œuvresoit l'ona observécette qualité,n'étaientpas des

œuvres d'un esprit unique,mais de la fusionde deux

espritsdont l'un portait autantde senspratiquedansses

jugementsdeschosesprésentes,que d'élévationet d'au-

dacedans sesprévisionsrelatives&unaveniréloigné.

Toutefois,aumomentoùnousen sommes,l'influencede MmeTaylorétait seulementl'une de cellesqui con-

tribuaient à donnerà mesprogrèslecaractèrequ'ilsont

présentédanslasuite; et mêmeaprèsque cette influence

futdevenue,je le dis sincèrement,le principedirecteur

duprogrèsde monesprit, elle ne me fitpas changerdevoie seulement,en mêmetempsqu'ellemedonnaitplusd'audace,ellem'inspiraitplusdesagesse.Laseulerévo*lutionréellequi se soit jamais accompliedansmafaçonde penser, était déjà achevée.Mestendancesnouvelles

avaientbesoind'être affermiesa certainségardset mo-

dérées à d'autrespoints do vue. Maisle seulvraichan-

Page 189: Mes Memoires

182 MÉM01HES

gementqui clôts'opérer encoredans mes idéesse rap-

portaità lapolitique.Ilconsistaitd'unepart à rapprocher

davantagemesvuessur l'avenir de l'humanitéd'unso.

cialismemodéré»etd'autre part àdétournerun peu mon

idéalpolitiquede ladémocratiepure telleque sesadhé-

rentsla comprennentd'ordinaire, pour lerapprocherde

la formededémocratieque j'ai décrite dans mesConsi-

dérationssurk Gouvernementreprésentatif.Cedernier changementqui se fit très-lentementdate

del'époqueouje lus, ou plutôt j'étudiaila Démocratie

enAmériquede bi. de Tocquevillequi me parvintpeu

aprèsson apparition.Dans cet ouvrageremarquable,1U.de Tocquevillesignalait les avantagesde la démo-

cratie d'une façonplus décisiveparcequ'elleétaitplus

spécifiquequ'aucunede cellesque j'avaispu rencontrer

mêmedans tes écrits des démocratesles plus enthou-

siastes.D'unepart, l'auteur jetait une vivelumièresur

tousles dangersqui menacentla démocratieconsidérée

commele gouvernementde la majoriténumérique,et il

les soumettaitl'un après l'autre û une analysemagis-trale,non poury trouver des raisons de combattreune

formede gouvernementqu'il considéraitcommele ré*

suttatinévitabledu progrèshumain, maispour signalerles points faiblesdu régimedémocratique,et pouren

indiquerlescorrectifs,qui donnentlibre jeu à ses ten-

dancesbienfaisanteset neutralisentou affaiblissentses

tendancesfâcheuses.J'étais à celte époquebien préparé

pour des études de ce genre et dès lors mes propresidéesse développèrentde plus en plus dans le même

courant.Cependantles modificationsqui «'en suivirent

Page 190: Mes Memoires

L'AMI HÉ LA PLUS PRÉCIEUSE DE MA VlÈ 183

dansmes croyancespolitiques,considéréesaupoint devuepratique,mirent plusieursannéesà s'accomplir.Ons'en apercevrai en comparantlepremierexamende la

DémocrulkmAmérique,quej'ai écrit etpublicen 1835,aveccelaide 4840 imprimédans mes Dissertations,etcedernier écritavec lesConsidérationssurle Gouverne.ment.

De l'étudede 'focqueville,je tirai aussi un grand

profitrelativementà une questionqui touchede près à

celle de la démocratie;je veux parler de la centralisa-tion. L'analysephilosophiquepuissantequ'ilappliquaittal'expérienceen cours d'exécutionen Amériqueet en

France, l'amenaità attacher la plus grandeimportanceà ladoctrinepolitique qui veut qu'on laisselescitoyenstaire eux-mêmesla plus grandepartie desaffairescol-

lectivesdelasociété, quipeuventsans inconvénientêtre

abandonnéesà leur initiative,et que lepouvoirexécutif

n'interviennejamais, soit pour annuler leur initiative,soit pour leurimposer le modesuivant lequelelledoit

s'exercer.Il considérait l'exercicelibre de l'activitédu

citoyendansle domainepolitique,non-seulementcomme

lemoyenleplus efficacede faire l'éducationdes senti-

ments sociaux,et d'habituer aux affaires l'intelligencedu peuple,deuxchosesd'une si grande importance,et

si indispensablesà un bon gouvernement,mais aussi

commeleremèdespécifiquede quelquesvices caracté-

ristiquesdela démocratie, et comme un moyenqui la

préserve d'aboutir, en dégénérant à l'unique forme

de despotismequi, dans lemondemoderne,soitun dan-

ger réel, le gouvernementabsolu du chefdu pouvoir

Page 191: Mes Memoires

484 MÉMOIRE»

exécutif sur un troupeau d'individusqu'aucun lien

n'unit, tous égaux,mais tousesclaves.Sansdoute,il n'yavaitaucun péril immédiatde ce genreen Angleterre,

puisque les neufdixièmesdes affairesintérieures,quiailleurssont l'attributdugouvernement,yétaienttraités

pardes organesquin'en dépendaientpas; où la centra-lisationétait, etest l'objet non-seulementd'une désap-

probationrationnelle,maisd'un préjugéirrationnel;où

lajalousiepour l'interventiondu gouvernementétaitunsentiment aveugle,qui prévenaitou combattaitmêmel'initiativela plusavantageusede l'autoritélégislative,

pour corriger lesabusde cesadministrationsqui sedon-

nent pour des gouvernementslocauxet quine sont tropsouventqu'une exploitationdes intérêtslocauxau profitd'intérêtsdecoteries,par une oligarchiede clochercom-

poséede faiseurset d'esprits bornés.Maisplusil était

évident que le public courait au-devantdes dangersdu système opposéà la centralisation,plus il y avait à

craindreque lesréformateursphilosophesne tombassentdansl'erreur contraire,et ne méconnussentlesinconvé-

nientsdont la tristeexpérienceleur avaitétéépargnée.Je me trouvais moi-même,à cette époque, engagéactivementdans la défense de mesuresimportantes,tellesque la grande réformede la loi des Pauvresde

1834-,contre desrécriminations irrationnellesfondées

sur le préjugé anti-centratisateur.Sans les leçonsqueje tirais de Tocqueville,je ne sais si je ne meseraispaslaissé glisser, commetant de réformateursavantmoi,dansl'excèsopposéà celuiquej'avaisà combattre,parce

que c'était le seulqui régnâtdans monpays.Je manœu*

Page 192: Mes Memoires

L'AMITJÊ LA PLUS PMÉC1BU8B DE MA VUS 185

vraiavecsoinentre les deuxerreurs, et quej'aie ou nonréussi â me tenir entre ces deux dangersa la distance

convenable,j'ai au moins signalé avecune égaleinsis-tance tesmauxque chacunedeces erreurs entraîne, et

j'ai fait une étude sérieuse des moyens d'accorderles

avantagesdesdeuxtendances.

En attendant,l'élection du parlement qui suivait la

réformeavaiteu lieu. Plusieursdes plus notablesde

mes amiset de mes connaissancesdu parti radical,

Grote,Bocbuck,Butter, Sir WilliamMolesworth,John

et EdwardRomillyet plusieursautres encore,en tai-

saient partie, outre Warburton,Strult et autres qui

déjà siégeaientau parlement.Ceux qui pensaientpar

eux-mêmes,et que leurs amisappelaientradicauxphi-

losophes,avaientdésormais,à ce qu'il semblait, une

belle occasionils se trouvaientdans unesituationbien

plus avantageuseque jamaispour montrer ce dont ils

étaient capables.Aussi bien que mon père,je fondais

sureuxdegrandesespérances;ellesdevaientêtre déçues.Leshommesétaient loyauxet (idélesà leuïsopinions,au moinspar leurs voteset souventen dépitd'unpro-fond découragement.Quandon proposaitdesmesures

en désaccordflagrant avec leurs principes,commepar

exemple,le bill pour réduire l'Irlande, ou celui pourréduire le Canada en 1837, ils se mirenten avanthé-

roïquement,et bravèrent lespréjugéset la haineplutôt

que de déserterla cause du droit. Maisen somme,ils

lircnt peu pour l'avancementde leurs opinions; ils

étaientpeu entreprenants, peu actifs; ils laissèrent la

directiondela fractionradicalede la ChambredesCom-

Page 193: Mes Memoires

î

486 MÉMOIRES

munesa des mainsvieillies,à Hume et à O'Connell.Il

faut faire uneexceptionen faveur d'unoudodeuxdes

plus jeunes, etil faut dire en faveurde Roebuck,titre

a une éternellegratitude,que dès la premièreannée

qu'il siégeaauparlement,il créa (ou fit renaîtreaprèsune tentativeinfructueusede Drougham)le mouvement

parlementaireen faveurde l'éducationnationale.Il futle premier à entreprendreune lutte que pendantplu-sieursannéesilfut presqueseul à soutenirenfaveurdu

self-governmentdes colonies.Nul autre en somme,mêmeparmiceuxdontonattendaitle plus,n'a rienfait

qui vailleces deux choses.Aujourd'hui,quandje jetteun coup d'œil calmesur le passé,je puis reconnaître

que cetteinsuffisancetenaitmoins que nousne lesup-

posionsà la fautedes hommes nousavionstropattendu

de leur présenceau parlement.Ils étaient dansdescir-

constancesdéfavorables.Ilsarrivaientdansunepérioded'inévitableréactionqui dura dixans. L'excitationde la

Réformeétaitpassée,et une foisque lesquelquesamé-

liorationslégislativesquele publicréclamaitréellement,eurentété rapidementaccomplies,lepouvoirrevintparune pente naturelleaux mains de ceuxqui pensaient

qu'il fallait conserverles chosescommeellesétaient;

l'esprit publicaspiraitau repos etse sentaitmoinsdis-

posé que jamaisdepuisla guerre a se laisserentraîner

par tes effortsqu'onfaisait pour mettre de nouveauen

jeu le sentiment réformisteen faveur d'autresobjets.Il aurait fallu un grand meneurpolitique(et personnen'estblâmabledene pas être à lahauteurdecettetâche)afind'accomplir,au moyende la discussion,au seindu

Page 194: Mes Memoires

L'AMlTlfc LA PLUS PHÉCIEUSB DE MA VIE 187

parlement,dograndeschoses,tant que la nation restait

dans cet état d'apathie.Monpère et moi nousespérions

qu'il surgiraitun chef capable de grandes choses;un

personnageà vuesphilosophiqueset doué detalentscapa-bles deconquérirla faveur populaire,qui donneraitdu

cœur auxmembresdu parlementplus jeunes ou moins

distingués qui bientôt se presseraient autour de lui,

qni les emploierait,dans la mesure de leurs talents,a

présenterau publicdes idées avancées,qui se servirait

dola Chambredes Communescommed'une tribuneou

d'une chaire pourfaire l'éducationde l'esprit public,et

le lancer,qui forcerait lesWhigsà recevoirde sesmains

des mesureslégislativeset à lesvoter,ou qui leur arra-cherait la direction du parti de la réforme. Cechefpo.

litiquese fût rencontré,si mon père eût été au parle*ment.Faute d'untel chef, les radicaux instruits furent

réduitsà n'être que la yaucliedu parti Whig.Pénétré

d'un sentimentvif et, commeje le crois aujourd'hui,

exagérédes chancesde succèsoffertesaux radicauxs'ils

faisaientun effort,fût-il même médiocre,en faveurde

leurs idées, je travaillai depuis cette époque jusqu'en1839, autant par mon influencepersonnellesur quel-

ques-uns d'entreeux que parmes écrits, àleur mettre

dans la tête des idées, et dans le cœur des projets.Je fisquelquebien avecCharles Buller, unpeu avecSir

WilliamMotesworth,quirendirentdesserviceséminents,

maisqui malheureusementfurent enlevésau moment

où ilscommençaientà serendre utiles.En sommepour-

tant, monattentefut frustrée.Pour avoir quelquechance

de réussir il eût fallu une position diflérenlede la

Page 195: Mes Memoires

488 MEMOIRESmienne. Cette tilcheconvenaitseulement&un homme

qui, en possessiond'un siégeau parlement,mêléchaque

jour auxmembresradicaux,eût pu prendre lui-môme

l'initiative,etqui au lieudepresserunautredese mettre

en têle, s'y serait placé et aurait invité les autresà lesuivre.

Ceque je pouvaisfairepar la plume,je le fis,Durant

l'année1883,je continuaià travailler pour l'Examiner

avecFonhlançmc,qui à cetteépoqueluttait avecardeuren faveurdu radicalismecontre le ministèrewhig.Pen-dant la sessionde 1834,j'écrivis des commentairessurles événementsdu moment,dans le genre d'articlesde

journaux, sous le titre de Notessur les journaux, et

qui parurentdans le MonthlyBepository,revue dirigée

par M.Fox, bien connu commeprédicateuret orateur

politique,et plus tard commemembredu parlementoù

il représentait Oldham. Je venais de faire sa connais-

sance,et c'est surtout à causede lui que j'écrivisdans

sa revue. Je lui fournis plusieurs acticlesdont le plusconsidérable(Théoriedela Poésie)est réimprimédans

mes Dissertations,Ensemble, les écrits (indépendam-mentdes articlesdejournaux)que je publiai de 1832â

1834 forment la matière d'un gros volume. Il faut y

comprendredes extraits de divers dialoguesde Platon

avec des remarques préliminaires que j'avais écrites

plusieurs années auparavant, mais que je ne publiai

qu'en 1834.J'aieu par la suite l'occasiondereeonnattre

qu'elles avaientété lues, et qu'elles avaientcontribué

plusqu'aucunde mesautresécrits jusqu'àcetteépoque,a l'aireconnaîtrete nomdeleur auteur. Pourcompléter

Page 196: Mes Memoires

L'AMITIÉLAPLUSPRÉCIEUSEDEMA\IE 180

l'histoirede mes écrits à cette époque,je puis ajouter

qu'en1833, â la demandede Bulwer,qui venaitde finir

sonouvrage,L'Angleterreet les Anglais, ouvragealors

bienplus avancéque l'esprit public,j'écrivis pour lui

un compte-renducritique de laphilosophiede fienlham;il n'en inséradans son texte qu'une faiblepartie,maisitimprimale reste avecdes remercîmentset desélogesdansun appendice.C'est de cettemanière quepour la

premièrefoisje livrai à la presse,à côté des jugementsfavorablesqueje portais sur la philosophiedeBentham,lesjugementsdéfavorablesquem'inspiraitune doctrine

oitje nepouvaisreconnaitre unephilosophiecomplète.Maisune occasions'offritbientôt,qui semblame don-

ner le pouvoird'aider et en mêmetempsde stimuler le

partides e radicaux philosophesa (1) d'une façonplusefficacequeje n'avais pu le faireencore.Undes projetsdontje m'étaisentretenu parfoisavecmonpère et quel-

ques radicauxdu parlementoudu dehors qui fréquen-taient samaisonétait lacréationd'un organepériodiquedu radicalismephilosophique,destinéà prendrelaplace

que la Revuede Westminsteravait dû occuperselon

l'intentionde ses fondateurs.Onalla jusqu'à mettre en

discussionles contributionspécuniairesqu'on pourrait

rechercher,et le choixd'un directeur. ToutefoispourCittcfoisVidéen'eut pasde suite.Maisdansl'étéde 834,

t. Dansanarticledu1835,J. S.Mitldonnaittrés-fineroentuneclassificationdes diversgenresderadicalismeilappelaitalorsradicauxphilosophesceuxqui«suiventla mêlhoâoordinairedesphilosophes,et qui. lorsqu'ilsontà discuterdesmoyens,coinmenèrentparconsidérerlafin,quivoulantobteniruneffetsepréoc-cupentdescauses.»(Trac/.).

Page 197: Mes Memoires

IU0 MÉMOIRES

SirWilliamMolesworth,hommed'étudelaborieux,pen*seur et métaphysicienrigoureux,capabled'aiderlacause

par sa plumecommepar sa bourse,offrit de fonderla

revue, pourvuque je consentisseà en être le directeur

réel, si je n'en pouvaisêtre le directeurostensible.Une

propositiondece genre n'était pas &refuseret la revue

fut fondée,d'abord sous le titre de LondonBeview,et

plus tard sousceluide Londonand WestminsterReview

aprèsque Molesworlheut achetélaBévuedeWestminsterâ son propriétaire le général Thompson,et tonduen*

semblelesdeuxrevues. Dansles années183/*et 4840la

direction dela Revue occupa la plus grandepartiede

mesloisirs.Aucommencement,eUoétait loin»dansson

ensemble,de représentermes opinions,J'étaisobligéde

fairebeaucoupde concessionsâmes inévitablesassociés.

La Revueétaitfondéepour représenterlesradicauxphi-

losophesavecla plupart desquelsj'étais en désaccord

sur bien des points essentiels,et parmi lesquelsje ne

pouvaispasprétendreàjouer le principal rôle.Le con-

cours de monpère,commeécrivain,noussemblaità tous

indispensable,etil contribua largementà la rédaction

de la Revuejusqu'à sa dernièremaladie.Par les sujets

qu'il traitait, par la forceet la décisionaveclesquellesses opinionss'y exprimaient,les articles de mon pèredonnèrentau débutà la Revueleur ton et leurcouleur

plusque lesarticlesd'aucun autre collaborateur.h ne

pouvaisexercersur les écrits demonpère monpouvoirde directeur, etj'ai été quelquefoisobligéde lui sacri-

fiercertaines partiesdes miens.Les doctrinesde l'an-

cienne Revue de Westminsterquelquepeu modifiées,

Page 198: Mes Memoires

L'AMlîlH LAPLUSPRÉCIEUSEDEMAVIE 191

furentlemagasinoù s'approvisionnaitlanouvelleRevue;maisj'espéraisintroduire à côté da ces idées,d'autres

idées, un autre ton, et obtenir pour la nuance quim'étaitpropreune placeconvenablesur la mêmeligne

que celledes autres membres du parti. Aveccetteidée

en tèteje fisune chose qui fut l'un des caractèresdis-

tinclifsdenotre œuvre tous les articlesportèrentune

initialeou quelque autre genre de signature, et ne

furent donnésque pour l'expressiondes opinionsde

leur propreautour. Commeéditeurma responsabiliténe

portait que sur la questionde savoir s'ils valaientla

peinedelespublier ou s'ilsn'étaient pas en conflitavec

lesobjetsen faveur desquelsla Revueavaitété fondée.

J'avaisuneoccasionde mettreen pratiquemonsystèmede conciliationentre le vieuxradicalismephilosophiqueet le nouveau,en choisissantle sujet de monpremierarticle.Le professeur Sedgwick,hommed'une grandevaleur dans une certaine branche des sciencesnatu-

relles,maisqui n'avait pasfranchile seuilde laphiloso-

phie, venaitde publier son discours sur les étudesde

Cambridge.Letrait le plus saillantde cet ouvrageétaitune attaqueoù il ne gardait aucune mesurecontrela

psychologieanalytique et l'éthique utilitaire, sous la

formed'unecritique de Lockeet Paley.Monpère,et

biend'autresavec lui, en avaientressentiuneviveindi-

gnation,selonmoi méritée.J'y vis une occasionde re-

pousseruneattaque injuste et en même tempsd'intro-

duire dansma défense des doctrines de Hartleyet de

l'utilitarismequelques-unesdes idées qui constituaient

ma manièreparticulière devoirsur cesquestions,et qui

Page 199: Mes Memoires

t99 MÉMOIRES

me distinguaientde mes anciens collaborateurs.J'yréussisen partie, bienqu'à causede monpèreil me fût

pénibleen toute circonstance,et impossibledans une

revuepour laquelleil écrivait, de dire à cette époquetoutema penséesur cesquestions.

Toutefois,j'inclineà penser que monpèren'étaitpasaussi opposéqu'il leparaissaitaux idées sur lesquellesje croyaisquoje différaisde lui il faisaittort à sespro-

pres opinions par les exagérationsinconscientesaux-

quelles s'abandonnaitson esprit énergiquementpolé-

mique et lorsqu'ilpensait sans avoir un adversaireen

vue, il faisaitleur placeà une bonne partie des vérités

qu'il paraissaitnier. J'ai souvent observéqu'il tenait

comptedans lapratiquede considérationsauxquellesil

ne semblait faireaucune place dans sa théorie. Son

Fragment mr Mackinlosh,qu'il écrivitet publia à peu

près a cetteépoque,quoiquej'en aie beaucoupadmiré

quelques parties, me causa, quand je le lus, plus de

peinequede plaisir cependant,après l'avoirrelu, long.

tempsplus tard,je n'ai guère trouvé dansles opinions

qui ysont expriméesque des choses justesau fond;je

puis mêmem'associerau sentimentde dégoûtque mon

père exprimaitenverste verbiagede Mackintosb,quoi.

que l'àprcté qu'il montrait à ce sujet non-seulement

dépassâtlamesured'unecritiquejudicieuse,maismêmecelled'un jugementéquitable.Unechosequi me parutalors de bon augure fat la façon toutefavorableavec

laquelleil accueillitla Démocratieen Amérique,de Toc-

queville.Il est vrai qu'il s'attachait bien plus dansses

penséeset ses discoursà ce que Tocquevilledisait en

Page 200: Mes Memoires

193MORT DE MON PÉRIS 193

1'"

43

i faveurdeladémocratie,qu'à ce qu'il disaitde sesdésa-

| vantages.Pourtant, je me sentisgrandementencouragéI en voyantson estime pour un ouvrage qui était aprèsi tout un exempled'une raçondo traiter la questiondu

l gouvernementtout à fait opposéeà la sienne, complète.4 ment inductiveet analytique, au lieu que celle de mon

père était purement déductive.Il approuva aussi un

| articlequeje publiai dans le premiernuméro qui suivit.

I la fusiondesdeux revues, l'essai réimprimé dans les

I Dissertationssous le titre de Civilisation,oùj'introdui-

| saisbon nombrede mes nouvellesidées,et ou je criti-

I quaisassezvivementles tendancesintellectuelleset mo-

ralesdutemps,par des raisonset d'une manièrequejei n'avaiscertainementpas apprises&l'écolede monpère.1 Mais toutesles conjectures sur les développements

futurs quepouvaientrecevoirlesopinionsde monpère,

| et sur leschancesd'une ententedurable entre lui etmoi

pour uneaction communedans la propagationde nos

I idées,devaientêtre arrêtées net. Pendanttoutel'année

I 1835,sa santé déclina; il n'y avait pas de doute, les

1 symptômesqu'il présentait étaientceux dela consomp-tionpulmonaire;il descenditjusqu'au dernier degréde

J l'épuisementet mourut le 23juin 4836. A l'exceptiondequelquesjours, les derniers de sa vie, la vigueurde

son intelligencenesubit aucunaffaiblissement.L'intérêt

qu'il avaitmarquédurant sa vie pour les choseset les

personnesn'étaitpoint diminué.L'approchede la mort

n'apportapas laplus légère indécisiondans ses idéesà

l'égardde la religion, ce qui était impossibledansun

espritaussivigoureuxet aussi ferme.Sa principalesa-

Page 201: Mes Memoires

194 MEMOIRES

tisfaclion,quandil sut que sa fin approchait,était de I

penserà cequ'ilavait faitpour rendrele mondemeil- fleur qu'il ne l'avaittrouvé; et cequ'il regrettait leplus,c'étaitde ne pasjouir d'une vieplus longuequi lui eût

donnéle tempsdefaire davantage.Uneplaceéminentelui appartientdansl'histoirelitté-

raire et mêmepolitiquede sonpays;il n'est rienmoins

qu'honorablepour la générationqui a profitéde son

génie,que sonnomsoit si rarementcité,et qu'encom-

paraison avec les noms d'hommesqui lui étaient de

beaucoupinférieurs, on s'en souviennesi peu. It est

probableque cela tient surtoutà deuxcauses.D'abord

sa mémoires'effacetrop dans la renomméejustement

supérieure de Bentham.11n'était pourtantrien moins

qu'un simple adhérent ou disciplede Bentham.C'est

précisémentparcequ'il était lui-mêmeun despenseurstes plus originauxde son tempsqu'il fut l'un despre-miers à apprécieret à adopterce qu'ily avaitdeplusimportantdans lesidées originalesémisespar la géné-ration qui l'avaitprécédé.Son esprit et celui de Ben-

tham étaient essentiellementd'une structuredifférente.

11n'avaitpastoutesleshautesqualitésde Bentham,mais

aussiBenthamn'avaitpas toutesles siennes.Assurément

il serait ridiculede réclamerpour lui l'honneurd'avoir

rendu&l'humanitédes servicesaussiéclatantsqueBen-tham.Il n'a pasrévolutionné,encoremoinscréé,un des

plusgrandsdomainesdela pensée.Maissinouslaissons

de côté cette partiede ses travauxoùil avaitprofitéde

ceuxde Bentham,et si nous considéronsce qu'ila fait

dansun domaineoù Benthamn'estpasentré, celuide la

Page 202: Mes Memoires

MORTDEMONPÉRIS 105110

psychologieanalytique,il restera pour la postéritéunedesplusgrandes figuresde cettebranchede la philoso-

phie, qui est en définitivela base des sciencesmorales

et politiques,et son nommarquerarune desétapesfon.

damentalesdu progrès de cette science. L'autreraison

quia empêchésa renomméede s'éleveraussihautqu'ille méritait»c'est que bien qu'un grand nombrede ses

idéessoientmaintenantgénéralementadoptées,en partie

grâce à ses propres efforts, il existait en sommeune

oppositiontranchée entre son esprit et celuide notre

temps. De même qu'on appelaBrulus le dernier des

Romains, de même monpère a été le dernier pen-seur du dix-huitièmesiècle.Ii en prolongeaitle tonde

penséeet desentiment dans le dix-neuvième,nonsans

les modifieret les améliorer; il restait étranger aux

bonnescommeaux mauvaisesinfluencesde Inréaction

contre le dix-huitièmesiècle,qui fut le principalcarac-

tère de la première moitiédudix-neuvième.Le dix-hui-

tièmesièclefutun grandsiècle,un siècled'hommesforts

et honnêtes;mon pèrefut un digneémuledesplus forts

et des plushonnêtes. Par sesécritset par soninfluence

personnelle,il fut pourla générationà laquelleil appar-tenait un grand foyer de lumière.Pendantses dernières

annéesil futpour lesradicauxphilosophesenAngleterrece que Voltaireavait été pourlesphilosophesen France,un chefet un directeur. C'estseulementun deses moin-

dresméritesque d'avoirétét'initiateurdetoutesainepoli-

tiqueà l'égarddu paysquiavaitfait lesujetde sonplus

grand ouvrage, l'Inde. Il n'écrivit jamaissur aucune

questionsansl'enrichir d'idéesprécieuses,et à l'excep-

Page 203: Mes Memoires

106 MÉMOIRES

tion de sesÉlémentsd'économiepolitique,ouvragetrès. [utile&l'époqueoù il fut composé,mais qui a fait son [temps,il s'écouterabeaucoupde tempsavantqu'aucun [de seslivressoitcomplètementremplacé,oucessed'of-

frir une lectureinstructive aux personnesdésireuses

d'étudierles questionsqui en font l'objet. Par la puis-sanceaveclaquelle,sans autre influenceque la forcede

sonespritet de soncaractère, il agissaitsur les convic-

tions et les desseinsd'autrui, et par l'emploicourageux

qu'il faisaitde cette puissanceen faveur de la liberté

etdu progrès,il n'avait, à ma connaissance,aucunégal

parmi les hommes,et n'en avait qu'un seul parmi les

femmes.Bienque je sentissevivementcombienje lui

étais intérieurdans tes qualités par lesquellesil avait

acquis son ascendantpersonnel, j'avaisa voir ce qu'ilme serait possiblede faire sans lui. La Revuefut l'ins-

trument sur lequel je bâtis ma principale espéranced'exercer une influenceutile sur la fractionlibéraleet

démocratiquede l'esprit public. Le coupqui meprivaitdu secoursde monpère, me délivrait ausside la con-

trainte et desréticencesdont j'avais dû le payer.Il n'yavaitaucunautre écrivain,aucunhommepolitiqueradi-

cal enverslequelje mecrusse tenu à plus dedéférence

que n'encomportaitl'indépendancede mespropresopi-nions.J'avaistoute la confiancede Molesworthje réso-

lus doncde donner libre carrière à mes opinionset à

ma manière de penser, et d'ouvrir la revueà tous les

écrivainsqui avaientde la sympathiepour le progrèstel que je le comprenais,fut-ce au prix de l'appui de

mesancienscollaborateurs.C'est par suitedecette réso»

Page 204: Mes Memoires

MES ÉCRITS ET MON RÔLffiJUSQU'EN 1840 197

tutionque depuis cette époqueCarlylcécrivitfréquem-ment dans la Revue.Sterlingbientôt aprèsydonnaun

article de circonstance. Chaquearticle restaitcomme

auparavant l'expression des sentimentsparticuliersde

son auteur, ce qui n'empêchaitpas que letongénéralde la Revue s'accordât assezbien avec mesopinions.Pour laconduire de concertavecmoisousmadirection,

je m'associaiun jeune Ecossaisdu nom doRobertson,hommede talent et de savoir,très-actif,et dont la tête

toujours en travail était rempliede projetspour aug-menter la vente de la Revue.Je fondaisbeaucoupd'es-

pérancessur aes talentsdanscet ordre d'affaires;aussi,

lorsqu'au commencementde 1837,Molesworthse fati-

gua defairemarcher laRevueà perte et vouluts'en dé-

faire(il avait payé honorablementde sa personne,non

sans fairede sérieux sacrificesd'argent),medécidai-jc,

trûs'imprudemmcntpourmespropresintérêtsfinanciers,maissurtout a cause de la confianceque m'inspiraientles plans d3 Roberlson,à la continuer à mespropres

risques, jusqu'à ce que ces plans eussent subi une

épreuvesufrisanto. Ils étaientbons, et je n'ai jamaiseu

lieu de changer d'opiniona cesujet, Maisje ne croispas

qu'aucunarrangement pûtdonnerà une revueradicale«t démocratique,les moyensdecouvrir sesfrais,y corn*

pris les émoluments d'un directeurou sous-directeur

payé,et une rémunérationlarge pour les auteurs. Moi*mêmeet plusieurs des écrivainsquinousdonnaientfré-

quemmentdes articles, nous apportionsgratuitementnotre travail, commenousl'avionsCaitdu tempsde Mo-

Icsworlh,mais les collaborateursrétribuéscontinuaient

Page 205: Mes Memoires

198 MÉMOIRESa a

à recevoirdes honorairesd'après le tarifen usageà la

Revued'Edimbourget à la Quarterly,et tes produitsde

la venten'y suffisaientpas.Ce fut dans lecours de cetteannée de 1837,au mi-

lieu même de ces occupations,que je revinsà la Lo-

gique.Depuiscinqans,je n'avaispas écritune lignesur

ce sujet je m'étais trouvé arrêté et contraintdefaire

une halteau seuilde l'Induction,J'avais peu à peu dé-

couvertque cequimemanquaitsurtoutpour surmonter

les difficultésde cette partie de mon sujet,c'était une

vuecompréhensiveet en mêmetemps exactedu cercle

entier de la sciencephysique,dont l'acquisitiondevaitmecoûter de longuesétudes.En effetje ne connaissaisaucun ouvrage,aucun guide d'un autre genrequi dé-

ployâtdevant mesyeux les généralitéset les méthodesdessciences,et je craignaisd'en être réduit à les ex-

traire pour monpropre compte et de monmieuxdes

détailsqu'ellesprésentent.Heureusementpour moi,au

commencementde cetteannée Whewellpubliason//«•

toire des Sciencesinductives.Je la lus avidementetj'ytrouvai presque tout ce dont j'avais besoin.Bien'des

pointsde la philosophiede cet ouvrage,pourne pasdirele plusgrand nombre,mesemblaientcontestables,mais

les matériaux restaientà ma dispositionet je pouvaism'enservir selonmes propres idées du restel'auteur

leur avaitdonnécepremierdegréd'élaborationqui faci-

lite et abrègetantle travailde ceuxqui viennentaprès.Je possédaismaintenantce quej'avais désiré.Presséparles idées que Whewelléveillaiten moi,je relusle dis.

cours de Sir JohnHerschelsur VÉtudede InPhilosophie

Page 206: Mes Memoires

MES ÉCRITS ET MON RÔLE JUSQU'EN f840 199

naturelle. Je pus mesurer re progrès que mon espritavait faitsd'après le secoursqueje recevaismaintenant

de cet ouvrage que j'avais pourtant lu et dontj'avaismêmefaitun compte-renduquelquesannéesauparavant,sans beaucoup de profit. Je me mis vigoureusementàl'œuvrepar la méditationet par la plume.Letempsque

j'y consacrais,il fallait que je le dérobassea des occu-

pationsplusurgentes. J'avaisprécisémentà ce moment

deux moisde gagnésque melaissaientlesintervallesdes

écrits que je fournissais à la Revue.Pendantces deux

mois,je complétai le premier brouillond'environ un

tiers, le tiers le plus difficile,du livre.Ce que j'avais

déjitécrit s'élevait à un autre tiers, en sortequ'il ne me

restait plusqu'un tiers à composer.Ceque j'écrivis àcette époquecomprenait le restede la doctrinedu rai-

sonnement(ln théorie des sériesde raisonnementset la

science démonstrative). Celafait, j'avais, à mon senti-

ment, résolu les problèmesles plusdifficiles,et l'achè-

vementde monlivre n'étaitplusqu'uneaffairede temps.A cemomentj'eus à écriredeuxarticlespourle numéro

suivantdela Revue. Cesarticlesécrits,je revinsâ la Lo-

gique, et ce futalors pourlapremièrefoisqueje tombai

sur le Coursdephilosophiepositivede Comte,ou plutôtsur lesdeuxvolumesde ceCours,lesseulsqui eussent

encoreété publiés.Mathéoriede l'Inductionétaitcomplèteensubstance

avantqueje connusseleslivresde Comte,et c'est peut-être un bien que j'y sois arrivé par unevoiedifférente

de cellequ'il a suivie, puisqu'il en est résultéque mon

traité contient,ce qui certainementn'est pas dans le

Page 207: Mes Memoires

200 MÉMOIRES

sien, une réductiondu procédé inductifà des règlesstrictes et &un critérium scientifiquequi joue pourl'inductionle mêmerôle que le syllogismepour le rai-

sonnement.Comteest toujourspréciset profondquandil parle des méthodesde la recherchescientifique,mais

il n'essaiemêmepas de donnerune définitionexactedes

conditionsdelapreuve.Son livremontrequ'il n'est ja-maisarrivé às'en faireune idéejuste. Orc'étaitbien le

problèmede la Preuvequ'en traitant de l'Inductionjeme proposaisde résoudre. Néanmoinsj'ai beaucoup

profitéde la lecturede Comte je m'en suis servipourenrichir ceuxde mes chapitresque j'avais déjà com-

posés et que j'écrivis de nouveau et il me fut d'uneutilité capitalepour certainesparties qui restaienten-

core à écrire.Amesureque lesvolumessuivantsparu-

rent, je les lus avecavidité mais lorsqueComtearriva

à lu sciencesociale,messentimentschangèrent.Lequa-trièmevolumeme causaun désappointement.C'estdans

cevolumequesont exposéesles opinionsde Comtesur

tesquestionssociales aveclesquellesje suis le plusen

désaccord.Maisle cinquièmevolumequi contenaitun

aperçu systématiquede l'histoire,rallumamonenthou.

siasme.Le sixième(oudernier)ne le refroiditpas gra-vement.Aneparler que de logique,la seuleidéedomi-

nante queje doive à Comte,estcelle de laméthodedé-

ductive renversée,qui s'applique surtout aux sujets

compliquésde l'histoire et de la statistique.C'estune

opérationquidiffèrede la formela plus communede la

méthodedéductive,en ce qu'au lieud'arriverà sescon-

clusionspar le raisonnementgénéralet de, lesvérifier

Page 208: Mes Memoires

MES ÉCRITS ET MON RÔLE JUSQU'EN 4840 SOI

par une expérience spécifique,selon l'ordre naturel

suividans les branches de la sciencephysiquedont la

méthodeestla déduction,ellearriveàsesgénéralisations

par une comparaisond'expériencesspécifiques,et les

vérifieen constatantsi ellessont denature ilse rattacher

commeconséquenceà des principesgénérauxconnus.

Cetteidéeétait pour moientièrementnouvellequandjela découvrisdans Comte,et, sanslui, je n'y seraispasarrivédesitôt si, toutefois,je devaisy arriver.

Je fuslongtempsun ardentadmirateurdesœuvresde

Comteavantd'avoir aucun rapportavec lui,etje ne l'ai

jamaisvupersonnellement.Maisdurantquelquesannées

noirsentretînmes une correspondancesuivie,jusqu'aumomentoù elle tourna à la controverseet que notre

ardeurse refroidit.Je fus lepremierà la ralentir;Comte

futlepremier à la laisser tomber.Je trouvais,et peut-ôlretrouvait-ilaussi queje ne pouvaisfaireaucunbien

à sonesprit,et que tout celui qu'il pouvaitmefaire, il

mel'avaitfait par ses écrits.Maiscette convictionn'eût

pasentraînéune cessationde nos relations,si lesdiffé-

rencesquinous séparaient eussentporte sur des ques-tionsde pure doctrine. Ellesportaientprincipalementsur des points d'opinionqui se confondaientchez lui

commechezmoi avecnosplusfortssentiments,et déter-

minaientsans partage la directionde nosaspirations.l'étaispleinement d'accordavec lui quand il soutenait

que la masse de l'humanité,y comprismêmeceuxquilagouvernenten dirigeantles affaires,doiventde toute

nécessitérecevoir la plupart de leurs opinionssur les

questionspolitiques et sociales,commeils reçoivent

Page 209: Mes Memoires

202 MÉMOIRES

leurs opinionssur la physique,c'est-à-direde l'autorité

de ceuxquiont étudiéces sujetsplus qu'ilsn'ont pu le

faire eux-mêmes.Cetenseignementm'avaitété profon-démentimprimédans l'esprit par le premierouvragede

Cemte,dontj'ai dit un mot. Il n'y avait rien dansson

grandouvragequej'admirasse plusque l'expositionre-

marquablequ'il nous faitdes profitsque les nationsde

l'Europemoderneont tirés, danslecoursdel'histoire,de

la séparationqui s'est opérée au Moyen-Ageentre les

pouvoirstemporelet spirituel,etde l'organisationdece

dernier enpouvoirdistinct.Je reconnaissaisaveclui quel'ascendantmoral et intellectuel,exercéautrefoispar les

prêtres, doit, avecle temps,passerdans les mains,des

philosophes,et je crois qu'il y passera naturellement

quand ils seront suffisammentd'accord entre eux, et

quandilsseront tad'autres égardsdignesde le posséder.Biais»quandje visqu'il forçaitcesidéespouren tirer un

systèmesocialpratiqueoù les philosophesseraientorga-nisés en unesorte de hiérarchie,investieil peu près dela mêmesuprématiespirituelle,moinstoutefoisle pou-voir séculier,que possédait jadis l'Eglise catholique

quandje vis qu'il comptaitsur cetteautorité'spirituellecomme sur la seule garantie d'un bon gouvernement,commeleseulboulevard qui défenditla société contre

une oppressioneffective,et qu'il attendaitquepar l'effet

de cetteinstitution, le despotismequ'il établissaitdans

l'État, et celuiqu'il introduisaitdansla famille,devien-

draient inoflensifset profitables,il n'estpasétonnantquesi, commelogiciens,nous restionsà peu prèsd'accord.il ne nousfùtplus.'possible,commesociologistes,de con-

Page 210: Mes Memoires

MESÉCRITSETMONttÔLEJUSQU'EN1840 203

tinuer àmarcher ensemble.Comtevécutassezpourpor-ter ces doctrinesjusqu'à leursplus extrêmesconséquen-ces,entraçantle plande sondernierouvrage,le Systémede politiqwpositive.C'estle systèmele pluscompletde

despotismespirituel et temporelqui soitjamais sorti

d'un cerveaud'homme, exceptépeut-êtrede celui d'I-

gnacedeLoyola.Uncorpsorganiséde maîtreset degou-verneursspirituels y fait peser lejougde l'opiniongé-nérale sur toutes les actiuns et, autant qu'il était au

pouvoirde l'homme, sur toutes les penséesde chaquemembrede la communauté,aussi bien dansleschoses

qui ne regardent que lui, que dans cellesqui concer-

nent les intérêts d'autrui. Il n'est que juste de dire

que cet ouvrage réalise un progrès considérabledans

bien desquestionsde sentimentsur les écritsantérieurs

que Comteavait consacrésaux mêmessujets. Maissi

l'on veut parler de progrèsdans laphilosophiesociale,son seultitre, à ce qu'il mesemble,c'est d'enfiniravec

la notion qu'aucune autorité moralepuissecontinuer

à régner sur la sociétésans l'appui de croyancesreli-

gieuses.En effet,Comtene reconnail pas d'autre reli-

gionquecelle de l'humanité. H laissedansl'espritune

convictionirrésistible que toute croyancemoralesou-

tenue par l'adhésion généralede la communauté,peuten venir à prendre sur la conduite de ses membres

un empire d'une force et d'une puissancevraiment

effrayante a concevoir.Le livre de Comtereste un

exemplemémorable qui avertit les penseursoccupésde questions sociales et politiques, de ce qui ar-

rive quand on perd unefoisde vue, en spéculantsur

Page 211: Mes Memoires

20* MÉMOIRES

ces matières,le prix de la liberté et de l'individualité.

Maisrevenonsàmoi. La Revueabsorbapendantquel-

que temps tous les loisirs que je pouvaisconsacrerà

écrireou à méditeren vued'écrire plus tard.Lesarticles

tirés de la Londmand WcstninsterReview,et réim-

primésdansmesdissertations,neformentpas le quartde ceux quej'écrivis.

Lesystèmequeje suivaisdansla directiondelaRevue

avait deux objetsen vue L'unde dégagerle radica-

lismephilosophiquedureproched'êtreunbenthamisme

étroit. Je voulais,tout en conservantla précisionde

l'expression,la netteté du sens, le méprisdesphrasesdéclamatoireset desgénéralitésvagues,qualitésquidis-

tinguaientsi honorablementBenthamet mon pore,donnerune baseplus large, un caractèreplus libre et

plusfrancauxdoctrinesradicales,et montrerqu'il exis-

tait une philosophieradicale meilleureet plus com-

plèteque celtedeBentham,reconnaissantet embrassant

toutce quidoitrester desdoctrinesde Bentham.Surce

premier pointj'ai réussi dans une certaine mesure.

L'autrebutqueje me proposais,c'était d'exciterlesra-

dicauxinstruitsdu parlement, commeceuxdu dehors,à faire desefforts,et de les engager à constituereux-

mêmes,et, selonmoi, ils pouvaienty parveniren em-

ployant les moyensconvenables,'unparti puissant,ca-

pablede prendreen mains le gouvernementdu pays,ou

au moins de dicterlesconditionsd'après lesquellesils

pourraientlepartageravecleswhigs.Cebutétait.dés le

premier momentchimérique, d'abord parce que les

temps n'étaient pas favorables la ferveur réformiste

Page 212: Mes Memoires

MESÉCRITSETMONH OLEJUSQU'EN1840 305

étaitdanssa périodededéclin,les influencesaristocrati-

ques se ralliaient avec force maissurtoutparceque,ainsiqu'Austinle disait sijustement «le pays ne con-

tenaitpas les hommes». Parmi les radicauxduparle-

ment,il yen avaitplusieursqui auraientpu devenirdes

membresutiles d'un partiradical éclairé,maispersonnen'était capable de formeret de mener un parti de ce

genre.Les exhortationsque je leur adressaisrestèrentsans effet.Une occasionunique seprésenta,oùil sem-

blaitquele radicalismepût porter uncouphardiet heu*

reux.Lord Durhamvenait de se séparerdu ministère,

par la raison, croyait-on,qu'il ne le trouvaitpas assez

libéral,et ensuite il avaitreçu la missiond'étudieret de

fairecesser les causesde larévolte du Canada.Il avait

montréquelques dispositionsà s'entourer au débutde

conseillersradicaux.Une des premières mesuresqu'il

adopta,bonne par l'intention commepar leseffets,fut

désavouéeet révoquéepar le gouvernementde la mé-

tropole.Il s'était démis de sa charge et avaitouverte.

mentdéclaré laguerre aux ministres. Il yavaitun chef

possiblepour le parti radical dans ce personnaged'un

rangélevé,que les torieshaïssaient,et que leswhigsve-

naientde blesser. Quiconqueavait les notionsles plusélémentairesdela tactiquedes partisdevaitessayerd'u-

tilisercettechancefavorable.LordDurhamétaitattaquéde toutepart, en butte aux invectivesde ses ennemis,abandonnépar de timidesamis'; et ceuxqui auraient

bienvoulu le défendrene savaientquedire. Ilsemblait

qu'ildût reveniren Angleterrebattuet déconsidéré.J'a-

vaissuivi dés le commencementles événementsdu Ca-

Page 213: Mes Memoires

206 MÉMOIRES

nada, j'avaisété l'un des conseillersdes personnesqui

inspiraientLord Durham; sa politiqueavaitété exacte-

ment telle qu'aurait été la mienne,etje me trouvaisen

position de le dérendre. J'écriviset j'insérai dans la

Revue un manifesteoù je le pris de très-hauten sa fa-

veur, réclamant pour lui, non plus un acquittementmais des éloges. Aussitôt, nombre d'autres écrivains

Haussèrentla voix.Il y avait,je crois,un peu devrai

dansce que LordDurhamme dit quelquetempsaprès,

par une exagérationde politesse,que c'était à monar-ticle qu'il devaitlaréceptiontriomphalequi lui fut faite

à son arrivéeen Angleterre.Je crois quecet articlefut

le mot dit à proposqui, dans un momentcritique,con-

tribue plusque toute autrechoseà déciderle résultat,le petit coupqui décidesi une pierrequ'on remue au

sommetd'une éminence,rouleraen basd'un côtéoude

l'autre. Touteslesespérancesfondéessur LordDurham

commehommepolitiques'évanouirentbientôt.Maispourle Canada,et en généralpour la politiquecoloniale,la

cause était gagnée.Le rapportdeLordDurhamécritparCharlesBuller,en partie sousl'inspirationdeWakefield,

ouvritune ère nouvelle.Les mesuresqu'il recomman-

dait, et qui allaientjusqu'à donnerauxcoloniesun self-

governmentintérieurcomplet, étaient en pleineexécu-

tion au Canadaau bout de deuxou troisans, et furentétenduesdepuiscette époque à presquetoutes lescolo-

nies de raceeuropéenneunpeuimportantes.Quantà moi,

je peux bien dire que le succèsquej'obtinsensoutenant

l'honneur de Lord Durhamet desesconseillersau mo-

ment leplusopportun,necontribuapaspeu à cerésultat.

Page 214: Mes Memoires

MESÉCRITSETMONUÔLliJUSQU'EN4S4O 207

Uneautre circonstancequi se présentapendant queje dirigeaisla Revue,fouraitunexempleanal jguede)'effet

quel'onobtient parune prompteinitiative.Je croisquelespremierssuccèset laréputationdelaRévolutionfran-çaisedeCarlylereçurentunegrande impulsiond'un ar-

ticlequej'écrivis dans la Revuesur cet ouvrage.Aussi-

tôtaprès sa publication,et avant que tous cescritiques

qui s'inspirentde lieuxcommuns,tousces gensdont les

règleset les manières de jugerétaient bravées par cet

ouvrage,eussent le tempsdefairepasserpar avancedans

t'espritdu public la désapprobationdontils lefrappaienteux-mêmes,j'en fis un compte-rendu,ou je saluais lelivredeCarlylecommeunede cesproductionsdu génie

qui s'élèvent au-dessusde toute règle,et sont une loi

pourelles-mêmes.Pasplusdanscecasque dansceluide

LordDurhain, je n'attribuel'impression,qui selon moi

futl'effetde mes écrits, àquelquemérite particulierde

l'exécution.Au contraire,pour l'un de ces articles,celui

quirendaitcompte del'ceuvrede Carlyle,je ne croispas

quel'exécutionfutbonne.Danslesdeuxcas,je suis per-suadéque toute personneen positionde sefaire lire,quieûtexpriméla mêmeopinion,exactementau mêmemo-

ment,et en eut donné une expositionsuffisanteen la

basantsur les vraies raisons,aurait produit le même

effet.Maisaprès la chutecomplètedesespérancesque

j'avaisformées dedonnerune vienouvelleà la politiqueradicaleau moyende laRevue,je suisheureuxde porterunregarden arrière surlesdeux succèsquej'obtinsen

essayantloyalementde rendreun serviceimmédiatà des

œuvreset à des personnesqui leméritaient*

Page 215: Mes Memoires

208 MEMOIRES

L'espoirde formerun parti radicals'était évanoui,il

était tempspour moi de mettre un terme aux lourdes

dépensesde tempset d'argentquelà Revuem'imposait.

Jusqu'à un certainpoint,j'avaistrouvédanscettepubli-cationle véhiculeque je souhaitaispour mes opinions.Grâce&cette revue,j'avais pu exprimerpar la presseunebonnepartiedes changementsquej'avaisintroduitsdans mes idées,et rompred'une façonmarquée avec

le benthamismeplus étroit de mes premiersécrits.

Je le fis d'une manière généralepar le ton de tous

mes articles; sans en exceptermes articlespurementlittéraires,maisce fut surtoutpar deuxarticles (réim-

primés dansmes Dissertations),oùj'essayaisd'appré-cier au point de vue philosophiqueBenthamet Co-

leridge.Dansle premierdecesarticles,tout en rendant

pleine justice aux méritesde Bentham,je signalaisce

qui, pourmoi,constituaitleserreurset leslacunesde sa

philosophie.Je crois encoreque cette critiqueest au

fond parfaitementjuste mais j'ai quelquefoiseu desdoutessur lepointde savoirsij'avaisbienfaitdela pu-blier à cetteépoque.Je me suis souventaperçuque la

philosophiedeBenthamen tant qu'instrumentde pro-grès, avaitétéjusqu'à un certainpointdiscréditéeavantd'avoir accomplison oeuvre,et que loin de servir la

cause du progrésc'était l'entraverque deprêtermain

forte a ceuxqui rabaissaientsa réputation.Maintenant

qu'une réactionen sens opposésembleramener la fa-veur à la partiesainedesidéesde Bentham,je puisre-

portermesregardsavecplusde satisfactionsur la criti-

que quej'ai faitede sesdéfauts,surtoutparcequejel'ai

Page 216: Mes Memoires

MES ÉCRITS ET MON RÔLE JUSQU'EN l840 209

i4

compenséepar une défensedesprincipes fondamentaux

de la philosophiede Benthamqui est réimpriméeAcôté

de ma critiquedans le même recueil. Dansl'essaisur

Coleridgej'essayaisdecaractériserta réactioneuropéennecontrela philosophienégativedu dix-huitièmesiècle et

si l'on no considérait ici que l'effet de cet article, on

pourraitcroire queje mesuistrompé en donnanta tort

plusde saillie au côté favorable,commej'avais fait à

proposde Bentham pour le côté défavorable.Danslesdeuxcas,l'élanaveclequelje m'étais détachéde cequ'il

yavaitd'insoutenabledans les doctrines de Benthamet

dudix-huitièmesièclepeutm'avoir emportétroploindu

côtéopposé.Toutefoiscet écart fut plus apparentqueréel. Maispour ce qui regarde l'article sur Coleridge,monexcuseest que j'écrivais pour desradicauxet des

libéraux,et que je devaisinsister de préférencesur les

opinionsdes écrivains d'une école différentequ'il leur

étaitle plusprofitabledeconnaître.

Lenumérode la Revuequicontenaitl'articlesur Cole-

ridge,futledernier qui futpublié pendantquej'en étais

propriétaire.Au printempsde 1840, je cédaila Revueà

M.Hicksonqui,au tempsdemadirection,avaitfréquem-mentet très-utilementcollaboréâ la rédactionsansrétri-

butionaucune. Je stipulaiseulementquecechangementseraitmarquépar la reprisedel'ancien titredeRevuede

Westminster.C'est souscenomque M.Hiçksonla diri-

geapendantdixans. Il avaitadopté le systèmede parta-

ger le produitnet de la Revue; quant à lui, il donnait

gratuitementson travail d'auteur et de directeur.Avec

ta difficultéde trouverdesécrivainsquandonlespayesi

Page 217: Mes Memoires

210 MÉMOIRE»

peu, c'est un grand honneur pour M. Hicksond'avoir

pu conserversuffisammentà la Revuele caractèred'un

organe du radicalismeet du progrès.Je. ne cessaipas

complètementd'écrire pour la Revue je continuaid'y

envoyerà l'occasiondes articles, mais non pas d'une

façonexclusive.Eneffet,la grandepublicitéde la Revue

d'Edimbourgm'engageadepuiscette époqueà y offrirdes articles,surtout quandj'avais àdire quelque chose

que cet organeme semblaittrès-propreà répandre.Les

derniersvolumesde la DémocratieenAmériquevenaient

de paraitre;je fismesdébutscommecollaborateurde la

Revued'Edimbourgpar un article sur cet ouvrage.Cet

articlese trouveen têtedu secondvolumede mes Dis*

sertalioHS*

Page 218: Mes Memoires

CHAPITRE VII

aperçudurestedemavie.

Depuiscette époque, les événementsde ma vie quivalentla peine d'être racontés, rentrent dans un cadratrès-étroit.Je n'ai plus en effet de changementd'idées à

mentionner;je n'aiqu'à fairelerécit, commeje l'espère,d'unprogrès intellectuelcontinu dont on feramieuxdechercherlesrésultats, s'il en est, dans mes écrits. J'a-

brégeraidonc beaucoupl'histoire des annéessuivantes.

Lepremier usagequeje fis du loisirque jevenais de

gagner en me séparant de la Revue, fut de finir ma

Logique.Enjuillet et août1838, j'avais trouvédu tempspourexécuter la partiequi n'était pas encorecomposéedumanuscrit primitif du troisième livre.En élaborant

la théorie logiquede ces lois de la nature qui ne sont

pasdeslois de causation,ni des corollairesdeces lois,

j'enétais venu à reconnaîtreles espècescommedes réa-

litésde la nature, et noncommede puresdistinctionsde

convenance;c'était unjour nouveau, quine m' éclairait

Page 219: Mes Memoires

212 MÉMOIRES

pas encoreà l'époque où j'avais écrit le premierlivre,et qui m'obligeaà modifieret à augmenterles cliver?

chapitres de ce livre. Celuisur le langageet la classi-

fication,ainsi que le chapitresur la classificationdes

sophismes,furentécritsdans l'automnede la mêmean-

née, et le reste de l'ouvragedans l'été et l'automne

de 1840. Depuis avril-1841,jusqu'à la fin de la même

année, je consacraitous mesloisirsà écrirede nouveau

mon livredepuis le commencementjusqu'à la fin.C'est

d'aprèscelleméthodeque j'ai composétousmeslivresils ont toujoursété écrits au moinsdeuxfois en entier.

J'écrivaisd'abord un brouillonde l'ouvrageque je me-

naisjusqu'à la fin du sujet; puis je recommençaisl'ou-

vrage de novo; mais je faisaisentrer dans ma seconde

rédactiontoutes lesphrases oa membresde phrasesdu

premier brouillonqui me paraissaientconvenirà mon

but, commeaussi tout ce queje venaisà écrirepourles

remplacer.J'ai trouvéde grands avantagesà cesystèmede doublerédaction.Mieuxque tout autremodede com-

position,il unit la fraîcheuret lavigueurd'une première

penséea cetteprécisionet à cette perfectionqui sontle

fruit deslonguesméditations.Pour cequime concerne,et commerésultat de monexpérience,j'ajouterai quela

patience qu'exigel'élaborationattentivedes détailsde

la compositionet de l'expression,coûtebienmoinsd'ef-

forts, quandje suis arrivéau boutde monsujet, etque

j'ai, d'unemanièreou d'une autre, fût-cemêmeimpar-faitement,jeté sur le papier tout ce quej'avais à dire.

La seulechoséque je m'attacheavecsoin,dans lepre.mier brouillon,à rendre aussi parfaitequ'il est en moi

Page 220: Mes Memoires

ACil 10VKM!• NTDU SYSTÈME DU LOQIQVE 213

dete l'aire, c'est l'arrangement.S'il est mauvais,le lion

par lequel les idéess'enchaînent,s'entortille.Quandon

rangeles idéesdansun ordre défectueux,onne peut les

exposerd'une façonqui s'accordeavecl'ordre conve-

nable,et un premierbrouillon entachéde ce vice ori-

ginelest a peu près inutile quand on veut s'en servir

pourune expositiondéfinitive.

Pendant que je récrivais maLogique,la Philosophiedes sciencesiniluclivesde Whewcltparut, circonstanceheureusepour moience qu'ellemedonna,ce queje dé-siraisvivement, un traité completde l'Inductionpar un

adversaire,et qu'elleme permitde présentermesidéesavecplus de clartéet de vigueur,aussi bien qu'avec un

développementpluscomplet et plusvarié, un lesdéfen-

dant contre des objectionsdéfinies,ou en les mettant

nettement.en facede la théorieopposée.C'esten écri-

vantde nouveau monlivre, que j'y introduisispour la

première fois ma controverseavec Whewell, comme

aussiles matériauxquej'empruntaisà Comte.

A lafin de 1841,l'ouvrage était près pour l'impres-sion.Je l'offris à Murray,qui le garda trop longtemps

pourqu'il pût le publier dans la même saison, et quiensuite le refusa, en alléguantdes raisonsqu'il aurait

aussi bien pu me donner dès le premierjour. Maisjen'eus pas lieu de regretterun refusquim'amenaà offrir

mon livre à M. Parker, qui le publia au printempsde 1843. Au début,mon espoirdu succès était très-

borné.Whalely,il estvrai, avaitréhabilité le nomde In

Logique,de lasciencequi s'occupedes formes,desrègleset deserreurs du raisonnement.Après lui, les écrits de

Page 221: Mes Memoires

2144 MÉMOIRES

Whewellavalentcommencéà éveillerl'intérêtsur l'autre

partie de mon sujet, la théoriede l'Induction.On ne

pouvaitpourtantpas attendra qu'un trait»sur un sujetaussiabstrait,devintpopulaire;ce livrenepouvaittrou-

ver de lecteursque parmiles hommesd'étude; et les

hommesqui s'adonnaient à l'étude de ces questions,étaient au moins en Angleterre,non-seulementen petitnombre,maisencore ils appartenaientà l'écoledométa-

physiqueopposéeà la mienne,c'est-à-direà l'écolede

l'ontologieet desprincipesinnés.Jen'espéraisdoncpas

quemon livreeût beaucoupde lecteurset d'approba-

teurs, etje n'en attendais pas d'autre effetque decon-

tinuer la tradition de la philosophiequej'estimais la

meilleure.Lesespérances que j'avais d'éveillerun peul'attentionaumomentmême,sefondaientsurtoutsur le

goûtde Whewellpour la polémique.D'aprèsla conduite

qu'il avaittenue dans d'autrescirconstances,je pensais

qu'il ferait connaîtremon livre en répondant,et cela

sansretard, à l'attaquequeje dirigeaiscoatre sesopi-nions.Il répondit,mais pas avant 1850,juste à temps

pour queje pusselui répliquer dans ma troisièmeédi-

tion.Commentmonlivre envint-ilaavoir,pour un livre

de ce genre,un si grandsuccès,et à quelleclasseap-

partienncntceuxqui l'ontacheté,je n'oseraisdire lu, jenel'ai jamaisbiencompris.Maisrapprochédesdiverses

circonstancesquinousprouventl'existenced'une renais-

sancede la philosophie,je dirais mêmed'une philoso-

phie indépendante,sur plusieurspoints,et par-dessustoutdansleslieux ou je l'aurais le moinsespéré,dans

lesUniversités,lesuccèsdemonlivredevientplusintel-

Page 222: Mes Memoires

ACHÈVEMENT DU SYSTÈME DE LOGIQUE 216

ligible.Je ne me suis jamais bercé dol'illusionqi*'nit fait une impression considérablesur l'opinionphi-

losophique.Les doctrines allemandesqui expliquentla

connaissancehumaine et les facultésde connaîtrepardes principes à priori, régneront probablementlong-

tempsencore sur lesesprits qui s'adonnentà cesétudes

enAngleterre commesur le continent.Maisle Systèmede Logiquc combla une véritable lacune, il fournit un

manuelde la doctrineopposée,c'est-à-diredecellequifaitdériver toute connaissancedel'expérience,et toutes

les qualités morales aussi bien qu'intellectuellesde la

directiondonnée auxassociationsdes faitsde conscience.

Je n'ai pas une plus haute opinionqu'il ne fautdes ser.

vicesqu'une analysedes opérations logiques,ou des

canonsde preuves peuvent rendre par eux-mêmespour

guider et redresser les opérationsde l'entendement.

Combinésavec d'autres conditions,je suiscertainqu'ils

peuventêtre très-utiles; mais quelleque puisseêtre la

valeurpratique d'une saine théoriede cesquestions,on

ne saurait exagérer les inconvénientsd'une fausse. Laaotionque les véritésextérieuresa l'espritpeuventêtre

connuespar intuition dans la conscience,indépendam-ment de l'expérience et de l'observation,est, de notre

temps,j'en suis persuadé,leplusfermeappuidesfausses

doctrines et des mauvaises institutions.Grâceà cette

théorie,toute croyanceinvétérée,toutsentimentintensedont l'origine se perd dans l'oubli,peutse soustraireâ

l'obligation de faire ses preuves devant ta raison, et

s'érige fièrement en garantie et en démonstrationpé-remptoire de ses propres affirmations.Onn'a jamais

Page 223: Mes Memoires

210 MÉMOIRES

imaginé d'arme plus puissanteen faveurdes préjugésfortementenracinés.La principal farcedo cettefausse

philosophieen morale,enpolitiqueet en religion,con-

siste dans l'appel qu'on a coutume-defaireà l'évidence

des mnlhémalhiqueset desbranchesde lasciencephysi-

que qui s'en rapprochent. La chasserde ces sciences,c'est l'expulserde sa forteresse;c'estparcequel'onne,l'avaitpasencore fait que l'école intuitivemêmeaprès

que mon pèreeût donné son Analysedel'Espit, sem-

blait, du moinsà ne considérer que leslivrespubliés,avoir en définitivele dessus.En portantla lumièresur

les véritablesraisons de l'évidencedesvéritésmathéma-

tiqueset physiques,le Systèmede Logiquoattaquaitdes

philosophesde l'école intuitive sur le terrain oujw

qu'alors ilss'étaient cru inattaquables,etelle expliquaita sa manièrepar l'expérienceet l'associationle carac-

tère particulier des principesqu'onappellenécessaires,caractèredonton se sert pour prouverqueleurévidencedoit dériverd'une source plus haute que l'expérience.Cette lâchea-t-elleété réellementaccomplie?Laques-tion est encoresubjudice; mais lefût-elle,eussô-jeren-

versé l'unique base philosophiqued'une manièrede

penser si profondémentenracinéedansles préjugésetles partis prisdes hommes,qu'il s'enfaudraitdebeau-

coup qu'ellefût terrassée.Nousn'aurionsfaitqu'unpas,maisassurémentunpas toutà faitindispensable.Eneffet

puisqu'apréstout c'estseulementparlaphilosophiequ'onpeut combattreavecsuccèslespréjugés,on ne saurait

remportersureuxaucunavantagedurabletant qu'onn'a

pas démontréque la philosophien'estpasleur alliée.

Page 224: Mes Memoires

APERÇUDURESTJSDEMAVIE 217Maintenantque j'étais dégagéde toute obligationdo

prendreune part active à la politiquedu jour, et do

touteoccupationlittéraire qui m'astreignita fréquenter«lescollaborateurset d'autres gens,je pouvaismelaisserallera l'inclinationnaturelle des personnesqui s'adon-

nent aux travauxde la pensée, alors que l'Aged'une

vanitépuérileest passé, de ne voirqu'un petit nombre

de personnes.Lasociété,en général,telle qu'elleexistemaintenant en Angleterreest une chose si insipide,mêmepour les personnes qui la rendent telle qu'elle

est, quesi l'on ne la laissepas mourirce n'estpascertes

pourleplaisir qu'elle procure. Commetoutediscussion

sérieusesur des sujets où tes opinionsdiffèrent,ypasse

pour l'effet d'une mauvaiseéducationet que le défaut

d'enjouementet de sociabilité qui caractérisel'Anglais,

l'empêchede cultiver l'art de parler agréablementsur

desriens, eu quoi les Françaisdudernier siècleavaient

unesi grande supériorité,le seul attrait que la société

offreauxgens qui n'occupent pas les plus hautsrangs,est l'espéranced'y trouver un secoursqui lesaide à se

hisserun peu plushaut; quant à ceuxquioccupentdéjàte sommet,les devoirs de sociéténe sont pour eux

qu'uneaffaire de condescendanceenversl'usage,et une

exigencede leur situation.Mais unepersonnedont l'es*

prit s'élèveau-dessusdu commundes idéeset dessenti-

ments,à moins qu'eue ne se servede la sociétépourarriveraux finsqu'elle se propose,ne sauraitytrouver

lemoindreattrait.Aujourd'hui,laplupart despersonnesd'uneintelligencesupérieure entretiennentavec la so.

ciétédes rapportssi rares et si peusuivis,que c'est tout

Page 225: Mes Memoires

218 MÉMOIRES

commes'ils s'en reliraient effectivement.Lesgensd'unméritesupérieurqui agissent autrements'y amoindris-

sent à peu d'exceptionsprès. Pour ne rien dire du

tempsqu'ilsy perdent,le niveaude leurs sentimentss'y

abaisse,ilsen viennentà ne plus tenir autantilcellesde

leurs opinionssur lesquellesil faut qu'ils gardent lesilencedanslasociétéqu'Usfréquentent.Ilsfinissentparconsidérerleursaspirations les plus élevéescommeim-

praticables,ou au moins commesi loin de pouvoirse

réaliserqu'ellesne valentpas mieux que des visionsoudes théories.Que si, plus heureux que les autres, ils

conserventl'intégrité de leurs principessupérieurs,ilsn'en prennentpas moins insensiblement,par respectpourlespersonneset les chosesde leur temps,des ma-

nièresdesentiret de juger qui leur concilientlasympa-thiedumondequ'ils voient. Unepersonned'unehaute

intelligencene devraitjamais entrerdansune sociétéquine s'occupepasdeschosesde l'esprit, à moinsd'yentrer

commeun apôtre, et pourtant c'est la seule personneavecdesvuesélevéesquipuisseyentrer sansdangerpourl'élévationde sessentiments. Lesgensquiont despréoc-cupationsintellectuellesferaient mieux, quand ils le

peuvent,de choisir pour leur compagniehabituelleaumoinsleurségauxet, si c'estpossible,despersonnesquileur soientsupérieurespar les connaissanceset l'intelli-

gence,commeaussi par l'élévationdes sentiments.En

outre, quandle caractère est formé,et que l'esprit est

arrêté surles questionsfondamentalesquipartagentles

opinionsdes hommes, l'accord des convictionset des

sentimentssur ces points est, on l'a comprisde tout

Page 226: Mes Memoires

APERÇUDURESTEDEMAVIE 210

temps,pour un espritsérieux,une conditionessentielle

d'une liaison qui mérite le nomd'amitié. Toutesce?

circonstancesréunies faisaientque le nombredesper-sonnesdont je recherchaisvolontairementla sociétéet

surtout l'intimitéétaittrès-petit.Parmi ces personnesétait l'incomparableamie dont

j'ai déjà parlé. A cetteépoque elle vivait la plupart du

tempsavecsa jeune filledans un quartierpaisiblede la

campagne,et ne venaitque detempsen tempsà la ville

chezson premiermari,M. Taylor.J'allais la voiraussi

bienà la campagnequ'à la ville et je lui devaisbeau.

coupde reconnaissancepour la force de caractèrequiluipermettaitde nepass'arrêter auxfaussesinterpréta-tions qu'on pouvaitdonner auxfréquentesvisitesquejeluifaisais, tandisqu'ellevivaitpourla plupartdu temps

éloignéede son mari,ainsi qu'auxvoyagesqueje faisais

parfois avecelle.Maissur tout le reste notre conduite

durant cesannéesne donna pasle plus légerprétexteà

supposerautre choseque la vérité,c'est-à-direque nos

rapports a cette époque étaient seulementceux d'une

viveaffectionet d'uneintimité fondéesur une confiance

entière.Car si nousne considérionspas lesrèglesde la

sociétécomme obligatoiresen une matièresi complète-ment personnelle, nous nous sentions tenus 6 ce quenotre conduite ne portât pas la plus légèreatteinte à

l'bonneurde sonmari et par conséquentau sien.

Dans cette troisièmepériode(je peux bienl'appelerainsi)dudéveloppementde monesprit, quimarchaitdé-

sormais dumêmepas que lesien, mesopinionsgagnè-rent égalementen largeur et en profondeur.Monesprit

Page 227: Mes Memoires

220 MEMOIRES

s'ouvrait à plus do choses, et celles que j'avais déjà

saisies, je lesembrassaismaintenantd'une façonplus

complète.Je commençais&revenir sur mespas, renon-

çant à cequ'ily avaitd'excessifdansmaréactioncontre

la philosophiede Benlham.Au momentoù je cédaisle

plus à cette réaction,je m'étais montré certainement

beaucoupplusindulgentpourles opinionscommunesde

la sociétéet du monde,beaucoupplus enclin à borner

mes effortsà seconder les améliorationssuperficiellesqui avaientcommencéà se faire dans lesopinionscom-

munes, qu'il ne convenaita un hommedont les con-

victionss'en écartaient sur tant de pointsd'une façonradicale.J'étaisbienplusdisposéqueje ne sauraisl'ap-

prouver aujourd'hui,à ajournercequ'il yavaitde plusdécidémenthérétique dans mes aspirations,cellesqueje regardeà présentcommeles seulesdont l'affirmation

tendede toutemanièreà régénérer la société.Maisjedois ajouter que nosopinionsétaientbien plushéréti-

ques que n'avaientété les miennesmêmeauxjoursoù

j'étais leplus enfoncédansle bonthamisme.Acetteépo.

que mesregardsne portaientguère au-delàde la vieille

écoledes économistesen fait de réformespossiblesdans

les fondementsdes institutionssociales.La propriété

privée, tellequ'on lacomprend, et l'héritageme sem-

blaientcommeaux économisteslederniermotde la lé.

gislation et je ne voyaispas autre choseà faire qued'adoucir lesinégalitésqui résultentdeces institutions,en abolissantledroitd'aînesseet lessubstitutions.L'idée

qu'il fût possibled'aller plus loin pourfaire disparaître

l'injustice de cette inégalitécar il y a une injustice,

Page 228: Mes Memoires

APERÇUDU RESTEDEMAVIE 2M

qu'ellesoit ounonsusceptibled'une réparationcomplète,danscefait quequelques-unsnaissentpour la richesseet

l'immensemajoritépour la pauvreté; cette idée,dis-je,

je la trouvaisalors chimérique, etj'espérais seulement

que leseffetsde l'instructionuniverselle,notammentce*

lui qui amèneraitune restrictionvolontairedu chiffrede

lapopulation,rendrait le sort du pauvreplus suppor-table.En un mot,j'étais démocrate,maisnullementso-

cialiste.Nousétionsmaintenant,MadameTayloret moi,bienmoins démocratesque je ne l'avais été,parcequenous redoutions l'ignoranceet surtout l'égoïsmcet la

brutalité des masses, aussi longtempsque l'éducation

resterait cequ'elleest, dans unétatdegrossièretédéplo-ral/le. Mais notre idéal de progrès final dépassait de

beaucoupceluidela démocratie,et nousclassaitdécidé-

ment sous la dénominationgénéralede socialistes.D'un

côté,nous détestionsavec la plus grandeénergie cette

tyranniedela sociétésur l'individuqui, suivantl'opinion

générale, gît au fondde la plupart des systèmessocia-

listes de l'autre nousportionsnosregardsversune épo-

que où la sociéténe sera plusdiviséeen deux classes,

l'une d'oisifs, l'autre de travailleurs où la règle queceux qui ne travaillentpas ne mangentpas non plus,sera appliquée non-seulementaux pauvres,maisà tout

le mondesansacceptionde personne;où le partage du

produit du travail,au lieu de dépendre,commecelase

passe aujourd'huid'une façonsi générale,de l'accident

de la naissance,sefixerapar un accordbasésur leprin-

cipe reconnu de lajustice; où enfin il nesera plus im-

possible,oucenséimpossible,aux hommesde travailler

Page 229: Mes Memoires

222 MÉMOIRES

énergiquernentà acquérir des profitsqui neseront pasexclusivementà eux, mais qu'ils sont tenusde parut»

ger avecla sociétéau sien de laquelleils vivent.Nous

pensionsque le problèmesocialde l'avenirconsistait&

concilierla plus grande liberté d'actionde l'individu

avecledroitde toussur la propriétédesmatièresbrutes

qu'offreleglobe,et avecune participationde tous dans

lesprofitsdu travailcommun.Nousn'avionspas la pré-

somptionde croire que nous pourrionsd'ores et déjà

prévoirlaformeexactedes institutionsquidevrontcon-

duire leplus sûrementà cebut, ni àquelleépoquepro-che ouéloignéeil sera possiblede les appliquer.Nous

voyionsclairementque pouropérer unesi grandetrans-

formation,qu'ellefût possibleou seulementdésirable,il

làllaitqu'unchangementtout aussiconsidérables'opérâtdanslecaractèrede ce troupeauinculteque sont aujour-d'hui lesmassespopulaires,commeaussidansceluide

l'immensemajoritédela classequiemploieleur travail.11faut quecesdeuxclassesapprennentpar la pratiqueà

travailleretà unir leurs efiorts danslapoursuitedefins

généreuses,et entouscasconnuesdansl'intérêtpublicet

social,etnoncommeellesl'ont étéjusqu'iciuniquementdans desvues étroitesd'intérêt privé.Maisl'aptitudeàfaire ces effortsa toujours existédansl'humanité elle

ne s'estpaséteinteetprobablementnes'éteindrajamais.L'éducation,l'habitudeet la culturedessentimentspor-terontunhommeà bêcheret &tisserpoursonpaysaussi

bien qu'àcombattrepour sonpays.Sansdoute cen'est

que lentementet par un effetd'un systèmed'éducationcontinuédurant une longuesuitedegénérationsqueles

Page 230: Mes Memoires

APERÇU DU HE8TJÎ DE MA VIE 223

hommes on général pourront en arriver là. Maiscen'estpas laconstitutionessentielledela naturehumaine

quiy fera obstacle.Si l'intérêt pour le bien communest aujourd'hui un si faible motif pour la masse des

hommes,ce n'estpas parcequ'iln'en sauraitêtre autre-

ment,mais parceque l'espritn'estpas accoutuméà s'y

appliquer commeil s'applique du matinau soir à des

chosesquin'ont pasl'avantagepersonnelpourbut.Quandil estmis en jeu, commel'intérêtpersonnell'est hpré-sent,par le coursjournalier do la vie, et éperonnéparl'amour de la distinctionet la craintedu blâme,il est

capablede produire,mêmechezleshommesordinaires,lesefforts les plus énergiquesaussi bien que les plus

héroïques sacrifices.Si l'égoïsmeenracinéqui formele

caractèrede l'état actuelde lasociété,estaussienraciné,c'estuniquementparceque tout l'ensembledes institu-

tionsexistantes en favorisela croissance,et lesinstitu-

tionsmodernes ontcettetendanceà certainségardsplus

queles anciennes,puisquelesoccasionsoùl'individuest

appeléà faire quelque chose pour le publicsans être

payé,sont bien moins fréquentesdans la viemoderne

quedans les petitesrépubliquesde l'antiquité.Ces con-

sidérationsne nousfaisaientpasméconnaîtrelafoliequ'il

ya à essayer prématurémentde se passerdesmobilesde

l'intérêt privé dansles affairessociales,alors qu'onn'a

pasencore trouvéou qu'on ne peuttrouvercequi peutlesremplacer. Maisnous regardionstoutes les institu-

tions existanteset les arrangementssociauxde notre

temps commepurementprovisoires(expressionque j'a-vaisrecueillie de la bouched'Austin)et nousprenions

Page 231: Mes Memoires

224 MÉMOIRES

plaisir et intérêt&voir toutes lesexpériencessocialistes

que tentaientdespersonnesd'élite, les sociétéscoopéra-tivesparexemple,expériences qui,soit qu'ellesfussent

hetireuses,soit qu'elleséchouassent»ne pouvaientman-

quer de contribuerutilement à l'éducationdoceuxqui y

prenaientpart, aussi bien en développantleursfacultés

d'agir d'après des mobiles dirigesvers lebien public,

qu'en leurrévélantlesdéfautsqui les rendenteux et les

autres incapablesd'agir dansce sens.

J'exprimaicesopinions dans mesPrincipesd'Econo-

mie politiquemoins nettementet moinscomplètementdans lapremièreédition, un peuplus dansla secondeet

enfin d'une façonqui ne laissait aucun doute dans la

troisième.Lesdifférencesvenaienten partiedeschange-mentsque le tempsavait apportés.La premièreédition

avait été écriteet mise sous presseavantta révolution

françaisede 4848.Maisaprès cetévénementl'esprit pu-blic se montra plus accessibleaux idéesnouvelles, et

des doctrinessemblèrent modérées qui auraientparurenversantespeude tempsauparavant.Dansla première

édition,les difficultésdu socialismeétaientmisessi for-

tement en lumière, que le ton de l'ouvrageétait en

sommeceluid'une œuvrehostile.Dansles deuxannées

qui suivirent,je consacrai beaucoupde tempsa l'étude

des principauxécrivainssocialistesdu continent;je mé-

ditai et je discutai longuementtoutes les questionsen

litige.Commerésultat de ce travail, tout ce que j'avaisécrit sur ce sujetdans la première édition,futeffacéet

remplacépar desarguments et desréflexionsqui expri-maientune opinionplus avancée.

Page 232: Mes Memoires

LES PRINCIPES D'ÉCONOWB POLITIQUE 225

is

L'Économiepolitiquefut bien plus rapidementexé-cutéeque la Logique,ou même quetousles autres ou-

vrages importantsque j'avais écrits auparavant.Je la

commençaidansl'automnede 1845,etje l'avaisachevée.ettoute prête pour l'impressionà la fin de 1847. Pen-dantcette périoded'unpeu plusdedeuxans, il y eut unintervallede six moisdurant lesquelsje laissaicet ou-

vragede côtépourécriredans le MorningChronicle,quid'unefaçontoutinattendueentraitchaleureusementdansmesvues. Je voulaishâter la formationde petitespro-priétéspour les paysansdans lesterres incultesde l'Ir-lande.C'était pendantl'hiver de 1846-1847,alors quelesdures nécessitésdutempssemblaientoffrirunechance

d'attirer l'attentiondu public en faveurdu seul moyen

quime parût propreà la fois à soulagersur le moment

lamisère du peupleirlandais,et à améliorerd'unefaçon

permanenteson état social et économique.Mais l'idéeétaitnouvelleet étrange;il n'y avaitdansl'histoired'An-

gleterre aucun précédentqui plaidâten faveur d'une

mesurede ce genre.La profondeignorancedes hommes

d'Étatd'Angleterreet du publicanglaisrelativementaux

faitssociauxquine se passent pas chezeux,bien qu'ilssoient communsailleurs, fit complètementéchouerma

tentative.Au lieu d'unegrande opérationsur les terres

inculteset de laconversiondes paysansen propriétaires,leparlementvotauneloides pauvrespour les conserver

à l'état de pauvres.Si la nation anglaisene s'est pastrouvéepar la suiteauxprises aveclesinextricablesdif-

ficultés que devaitfaire naitre l'actioncombinéedes

mauxancienset dutraitementd'empiriquequ'on yap-

Page 233: Mes Memoires

226 MEMOIRES

portait,c'est qu'ellea été sauvéepar le fait le plusinat- 11

tenduet le plus surprenant, le dépeuplementde l'Ir- n

landequela famineavaitcommencéet que l'émigration 1

a continué. 1Le succèsrapide de mon Économiepolitiquea fait P-

voirquete publicavait besoind'un livrede ce genre et &

y était préparé. La première édition, une éditionde 1

milleexemplairespubliéeen1848, fut vendueen moins §d'unan.Uneautre édition tirée au mêmenombreparut =3

au printempsde 4849, et une troisièmede douzecent pcinquanteexemplairesau commencementde 1852.Dès |ledébut, cet ouvragen'a pascesséd'êtrecitéet invoqué I

commeune autorité, parceque cen'étaitpas seulement |unlivrede scienceabstraite,maisaussid'application,et |que l'économiepolitiquey était traitéenoncommeune

sciencesubsistant isolément et par elle-même, mais

commeun fragmentd'une choseplus grande, comme

une branchede la philosophiesociale,unie aux autres

branchespar desliens tellemententremêlésqueles con-

clusionsqu'elle présente,mêmedanssondomainepro-

pre, nesont vraiesque d'unemanièreconditionnelle,et

restentsoumisesà l'interventionet à l'influencecontra-

riante de causes qui ne tombentpas directementsous

ses prises, qu'elles n'ont pas plusde droita sedonner

pour des guidespratiquesque n'importequellesconsi-

dérationsd'un autre ordre. L'économiepolitiqueen réa-

litén'ajamaiseu la prétentiondedirigerl'humanitéparsesseuleslumières bienque des personnesqui ne sa.vent que l'économiepolitique,et quipar conséquentlasaventmal, aient pris sur ellesde donnerdesconseils,

Page 234: Mes Memoires

LES PIUNCll'FS D'ÉCONOMIEPOLITIQUE 227

et ne pouvaient le faire qu'avec les lumières qu'elles pos-sédaient. Mais les ennemis de économie politique parsentiment, et ses ennemis intéressés encore plus nom.

hreux qui se couvrent dumanteaudu sentiment, ont réussi

à faire croire à cette accusation parmi tant d'autres

qu'elle ne mérite pas. Les Principes, en devenant pourleprésent, malgré la liberté aveclaquelle j'y exprime mes

opinions, le traité d'économie politique le plus poputaire,a contribué à désarmer les ennemis d'une science aussi

importante. Quant à la valeur de mon livre comme expo-sition de la science économique, et au point de vue des

diverses applications qu'il suggère, c'est àd'autres natu-

rellement qu'il appartient d'en juger.

Après la publication des Principes d'Économie poli-

tique, je restai longtemps sans faire paraître aucun grand

ouvrage; j'écrivis quelquefois dans les recueils pério-

diques et ma correspondance, en grande partie avec des

personnes qui m'étaient tout à Tait inconnues, portantsur des questions d'intérêt public, prit une extension

considérable. Pendant le cours de ces années, j'écrivisou je commençai divers essais, pour les faire paraitre à

l'occasion, sur des questions fondamentales de la viede

l'homme et de la société pour plusieurs d'entre euxj'a-vais déjà dépassé beaucoup la sévérité du précepte d'Ho-

race. Je continuai à observer avecun vif intérêt ta marche

des événements politiques qui n'avait pourtant rien d'en*

courageant pour moi.La réaction européenne de 1848 et

le triomphe d'un usurpateur immoral en décembre 1851,

semblèrent mettre fin,pour le présent, il touteespérancede liberté et d'amélioration des conditions sociales en

Page 235: Mes Memoires

228 MÉMOIRES_a" n__a. 1"1'1.1--&

France et sur le Continent.En Angleterre,j'avais vu et

je voyaisencorebonnombredesopinionsdemajeunesse

généralementacceptées»etbien des réformespour les.

quellesj'avaiscombattu,oueffectuéesouen coursd'exé-

cution.Maisceschangementsn'avaientpasétésuivisd'au-

tant (l'avantagespour le bien-êtredes hommesque jel'avaisimaginéd'abord,parcequ'ilsn'avaientproduitque

très-peud'améliorationdansla conditionessentielled'où

dépendtouteaméliorationvéritabledu sortdeshommes,

je veuxparlerde leur état intellectuelet moral.Onpou-vait doncse demandersi lesdiversescausesde dégrada-tion qui avaientagi pendant le mêmetemps,n'avaient

pas faitplusque de contre-balancerlestendancesau pro.

grés.L'expériencem'aapprisquedesopinionsfaussesont

souventfaitplaceàdesainesidées,sansqueleshabitudes

d'esprit dontlamauvaiseéducationétaitlerésultaten fus.sentchangéeslemoinsdumonde.Le publicanglais,parexemple,est tout aussi noviceet incapabledejuger les

questionsd'économiepolitiquedepuisque lanations'est

convertieau libreéchange,qu'il l'étaitauparavant et il

s'en fautde beaucoupqu'ilait acquisdemeilleureshabi.

tudes d'esprit, ou qu'il sesoit prémunicontre l'erreur

sur des sujetsd'un ordreplus élevé cars'ilsont rejetécertaines erreurs, la disciplinegénéralede leur esprit,au point devueintellectuelet moral, n'a paschangé.Jesuis convaincu,maintenant,que nulgrandprogrèsdansle sortde l'humanité,n'est possibletant qu'il ne se fera

pas un grand changementdans la constitutionfonda-

mentaledes manièresde penser. Les vieillesopinions

religieuses,moraleset politiques,sont tellementdiscré-

Page 236: Mes Memoires

LISPIUNCIPESirtiCOSOMIEPOLITIQUE 229

dilécs chezlesespritsles pluséclairésqu'euesont perdula plus grandepartiede leur efficacitépourle bien, touten conservantassezde vitalitépouropposerun obstaclesérieux au développementd'idées meilleures sur lesmêmessujets.Quandles espritsphilosophiquesne peu-vent plus' croire à la religiondu monde,ou n'ycroient

qu'à la conditiond'y faire deschangementsqui ne vont

pas à moinsqu'a en transformerradicalementle carac-

tère, une périodede transition commence,période de

convictionsfaibles,d'intelligencesparalysées,de prin-

cipes de plusen plusrelâchés,quine saurait prendrefin

que par unerévolutiondansle fondementdescroyances,

qui Favorisele développementde quelque foi nouvelle,

religieuse ou purementhumaine,à laquellelesespritséclaires puissentadhérer quand les chosessont dans

cet état, toute pensée,tout écrit qui ne tendpas ù pro-mouvoircette rénovation,n'a plusqu'une mincevaleur

aprés le premiermoment.Ily avaitdans l'état apparentde l'esprit publicsi peu de signesd'une tendance vers

une rénovation,queje n'avaisaucuneardeur ùm'occuperdes questionsd'améliorationdesIllfaircspubliques.Plus

récemmentun soufflede librepensées' estlevé,despers-

pectivesplus encourageantesde l'émancipationgraduellede l'esprit en Angleterrese sontouvertesdevant nous,en même tempsune renaissance,sousde meilleursaus-

pices, du mouvementen faveur de la liberté politiquedans le restedel'Europea donnéunaspectplussouriant

à l'état actueldesaffaireshumaines(1).

I. Ecritenvironen1801.1

Page 237: Mes Memoires

230 MÉMOIRES

C'estentre le tempsdontje viensdeparler et le mo-

mentoù j'écrisque se sontaccomplislesévénementsles

plus importantsde ma vieprivée Le premier fut mon

mariage, en avril1851, avecta femmedont l'incomparable mérite avait,par l'amitiéqu'elleme témoignait,contribuéplus quetouteautrecause àmon bonheuret

au développementde monesprit, durant tant d'années

pendant lesquellesnous n'avionsjamais compté nous

trouver unis par des liensplus étroits.Si ardemment

que j'eusse aspiréâ cetteunioncomplètede nos exis-

tencesà quelqueépoquede ma vie qu'ellefût devenue

possible,ma femmeet moi nous aurions pour jamaisrenoncéà ceprivilègeplutôtque de ledevoir à la mort

prématuréed'un hommepour qui j'avais le respect le

plus sincère, et auquel elle portait une vive affection.

Cetévénementsurvintpourtanten juillet1849 rien, ne

m'empêchaitde faire sortir de cet événementmalheu-

reuxmonplus grandbonheur,en ajoutantà un liende

pensées, de sentimentset de travauxlittéraires quiexistaitdepuislongtemps,un liennouveauquiconfondit

nosexistences.Septans et demijejouisde celte félicité

septans et demiseulement Je ne saurais trouverd'ex-

pressionqui rende,fût-cedelafaçonlaplus affaiblie,ce

quefut pourmoi cette perte, et ce qu'elle est encore.

Maiscommeje saisqu'ellel'auraitsouhaité,je nenégligerien pour fairelemeilleur usagepossibledu tempsquimereste à vivre,ettravaillerdanslesensde ses desseins

avec cette force amoindrieque je peuxtirer des idées

quime venaientd'elle,et d'uneentièrecommunionavecsa mémoire.

Page 238: Mes Memoires

MONMARIAGE 231

Lorsqu'il existe entre deux personnes une complètecommunauté d'idées etde réflexions,quand tous lessujets

qui peuvent intéresser l'esprit et le cœur, sont discutés

entre elles chaquejour, et sondésà de plus grandes pro-fondeurs que n'ont l'habitude et la commoditéde le faire

lesauteurs qui écriventpour tamassedes lecteurs, quandelles partent desmêmes principeset arrivent aux mêmes

conclusions par des voies qu'elles parcourent ensemble,il importe peu, pour la question de l'originalité, qui des

deux tient la plume. Celle qui prend te moins de part a

la composition en a pris peut-être le plus à la pensée;tesécrits qui sortent de celte collaborationsont le pro.duitcombiné de l'une et de l'autre, et souvent il est diffi-

cite de démêler leur part respectiveet de dire ceci est

de l'un et cela de l'autre. C'est en se plaçant à ce pointde vue élevéqu'on peut dire que non-seulement qu'aprèsmon mariage, mais aussi pendant les longues années quile précédèrent, alors que nous n'étions unis que par l'a-

mitié et la confiance,tout ce quej'ai publié est aussi bien

l'œuvre de ma femmeque le mien; lapart qu'eue y pre-nait grandissait d'année en année.Toutefois,il est des cas

où ce qui lui appartient peut se distinguer et se recon-

naitre. Outre l'influence générale queson esprit exerçait

sur lemien, c'est d'elle que viennent les idées elles traits

lesplus importants de ces œuvres communes, ceux qui

ont entraîné le plus de résultats fécondset considérables,

et qui ont le plus contribué au succès et à la réputation

des œuvres elles-mêmes ils émanaientde son esprit, et

la part que j'y avais n'était pas plusgrande que pour les

idées que je trouvaischez des auteurs antérieurs et que

Page 239: Mes Memoires

232 MÉMOIRESje ne m'appropriaisqu'en les incorporantdansl'orga- [nisme de mes propres idées. Durant la plus grande

partiede ma vied'auteur j'ai remplienverselle un rôle

quej'avais d'assezbonneheureconsidérécommele plusutile que je fusseen état de prendredansle domainede

la pensée, celuid'interprètede penseursoriginauxet de

médiateurentre eux et le publie. Eneffet,j'ai toujourseu une médiocreopinionde mestalentscommepenseur

original, exceptédans les sciencesabstraites (logique,

métaphysique et principes théoriques de l'économie

politiqueet de la politique),maisje mecroyaistrès su-

périeur à la plupartde mes contemporainspar mon

empressementet mon aptitudeà apprendrede tout le

monderilne m'est guèrearrivédetrouverdes gensqui se

fissentun devoird'examinertoutcequ'ona dit en faveur

d'une opinionquelconque,nouvelleou ancienne,avec la

convictionqu'alors même qu'ellesseraient erronées il

pourrait yavoir au-dessousd'ellesun fondde vérilé, et

qu'en tout cas la véritén'a qu'à gagnerà la découvertedesraisonsqui rendaientcesopinionsplausibles..l'avais

donc marque ce rôle commeunesphèred'utilitéoù jeme sentaisspécialementobligéd'employermonactivité

d'autant plusquela connaissancequej'avaisacquisedes

idées des Coleridgiens,des penseursallemandset de

Carlyle,tous ennemisjurés descroyancesdans lesquelles

j'avaisété élevé,m'avaitconvaincuqu'à côté debien des

erreurs, ilspossédaientune grandepartiede la véritéquirestait voilée pourdes esprits d'ailleurs capablesde la

recevoir,sous un langage transcendantalet mystique,ouils avaientcoutumedel'envelopper,etdont ilsne vou-

Page 240: Mes Memoires

MON MARIAGE 233

laient pas ou ne savaient pas la dégager. Je ne désespé-

rais pas do séparer la vérité de l'erreur et de l'exposer

en des termes qui la rendissent intelligible et lui ôlassent

ce qu'elle avait de répugnant pour les adhérents démon

parti en philosophie. On comprendra aisément qu'avec

celte préparation, lorsque je me trouvai en communion

intellectuelle intime avec une personne de facultés très*

supérieures, dont le génie, à mesure qu'il grandissait et

se déployait dans le domaine de la pensée, faisait jaillir

des vérités de beaucoup en avance sur moi, sans que je

pusse y découvrir, comme cela m'était arrivé pour celles

des autres, aucun alliage d'erreur; on comprendra, dis-

je, que la plus grande partie de mon développement

mental consistât à assimiler ces vérités, et que la plus

précieuse partie de mon travail intellectuel se réduisît à

établir des ponts, â ouvrir des passages qui les missenten

communication avec mon système général de pensées (1).

1. Les progrès de mon esprit dont je fus redevable ù ma femme

ne sont point, il s'en faut bien, ceux que pourraient croire des

personnes mal informées sur ce point. On pourrait supposer,

par exemple, que la forte conviction que j'ai exprimée en faveur de

l'égalité entre les hommes et les femmes dans tous les rapportslégaux, politiques, sociaux et domestiques, je la tiens d'elle. Iln'en est rien au contraire cette conviction fut l'un des premiersrésultats auxquels j'arrivai en étudiant les questions politiques,et la force avec laquelle je la défendais fut, plus que toute autre

raison, la cause première de l'intérêt qu'elle se sentit pour moi.Ce qui est vrai, c'est qu'avant que je la connusse, cette opinionn'était dans mon esprit guère plus qu'un principe abstrait. Je ne

voyais pas de raison pour que les femmes fussent tenues dans un

état d'assujettissement légal envers d'autres personnes, pas plus

que je n'en voyais en faveur de l'assujettissement des hommes.

J'étais certain que leurs intérêts exigeaient absolument autant de

protection que ceux des hommes, et qu'il était fort peu probable

qu'elles l'obtinssent tant qu'elles n'auraient pas aussi bien et autant

que les hommes le droit de faire les lois auxquelles elles sont sou*

Page 241: Mes Memoires

234 MÉMOIRES

Le premier de mes ouvrages où sa participation fut

remarquable, fut les Principes d'Économie politique, Le

Système de Logique lui doit peu, si co n'est dans les

détails de la composition. Sur ce point j'ai tiré un grand

profit pour tous mes écrits, grands et petits, de ses

critiques pleines de justose et de clairvoyance (1). Le

mises. Mais ce ne fut que grâce &ses leçons que je compris l'im.

mense portée des résultats réels de l'incapacité des femmes, telle

que je l'ai exposée dans mon livre de YAssujettissement des Femmes.

Sans le secours de la rare connaissance qu'elle possédait de la

nature humaine, et de la pénétration avec laquelle elle saisissait

les effets des influences morales et sociales, j'aurais sans doute

toujours professé les opinions quej'ai aujourd'hui, mais je n'auraiseu qu'une idée imparfaite de la manière dont les conséquences de

la situation d'infériorité des femmes viennent s'entremêler avec les

maux de la société existante et avec les difficultés qui arrêtent le

progrès humain. Aussi est-ce avec un sentiment douloureux que

je songe a toutes les idées excellentes qu'elle émettait sur ce sujet,et que je n'ai pas réussi &reproduire, et que je mesure la distance

énorme qui sépare mon petit traité de ce qu'il aurait été si elicavait mis sur la papier tout ce qu'elle avait dans l'esprit sur cotte

question, ou si elle avait assez vécu pour revoir et améliorer, ce

qu'elle n'eût pas manqué de faire, l'exposé imparfait que j'en aidonné.

i. La seule personne dont j'aie reçu un secours direct dans la

préparation du Système de Layique est M. Bnin, qui s'est depuisrendu célèbre par ses écrits philosophiques. Il lut attentivement

mon manuscrit avant que je l'envoyasse a l'imprimerie, et l'enri-chit d'un grand nombre d'exemples et d'illustrations addition-

nelles tirées des sciences, que j'ai insérées û peu près textuelle-

ment, ainsi que d'autres remarques qu'il avait bien voulu ajouter&l'appui de mes idées sur la logique.

Je n'avais envers Comte d'autre obligation que les services queses écrits m'avaient rendus. Je veux parler de la partie de son

Système de philosophie positive qui avait déjà été publiée, et on a

pu voir dans le cours de ce récit que ces obligations sont loin de

monter aussi haut que certaines personnes ont bien voulu le

dire. Mon premier volume qui contient toutes les doctrines fon-

damentales du l'ouvrage, était achevé dans ses parties essentielles

avant que j'eusse lu le traité de Comte. J'y ai pris des pensées

importantes, surtout pour mon chapitre de l'Hypothèse et pour

l'exposé des idées tirées de la logique de l'algèbre. Ma-3 c'est

seulement dans le livre final qui traite de la logique des sciences

Page 242: Mes Memoires

MONMARIAGE 235

chapitre de V Économiepolitiquequi a exercésur l'opi-nionplusd'influenceque toutlerestedu livre, celui quitraite de « l'Avenir probabledes classesouvrières »lui est dû tout entier. Dans le premierplan du livrece

chapitre n'existaitpas. Ellemefitsentircombienil était

nécessaired'yajouter un chapitresurcette question,et

combien sans cela l'ouvragedemeureraitimparfaitclic fut cause que 'je l'écrivis.La partie la plus géné-rale de ce chapitre, l'exposéet la discussiondes deuxthéories opposéestouchantla conditionparticulièredes

classes laborieusesesten entierune reproductionde ses

idées, et souventdans lestermesmûmesque je recueil.

lais de sa bouche. Cen'estpas d'elleque j'ai apprisla

partie purement théoriquede monéconomiepolitique,maisc'est surtout à soninfluenceque mon livredoit teton général qui le distinguedes traitésprécédentssurl'économiepolitique,etqui,en luiconciliantdeslecteurs

que les autresavaientrebutés, ra rendusi utile. Ceton

résulte principalementde cequej'ai tracé à proposune

lignede démarcationentre lesloisdela productiondela

richesse, qui sont en réalitédesloisde la nature et dé-

pendent des propriétés des objets,et les modesde dis-

tribution de la richesse, qui, souscertainesconditions,

dépendentdolavolontéhumaine.Lecommundesécono-

mistes confondentces deuxordres de lois sous le nom

de loiséconomiques,que nulefforthumain,suivanteux,n'est capabled'annuler ou de modifier;ils attribuentla

moralcs,quejeluisuis redevabledesaméliorationsradicalesquise sont introduitesdansmafaçondeconcevoirl'applicationdesméthodeslogiques.J'aidéjàexposéetcaractérisécetteaméliora-liondanscesmémoires*

Page 243: Mes Memoires

230 MEMOIRESmême nécessitéaux lois qui dépendentdosconditions

immuablesde notre existenceterrestre, et à cellesqui,n'étant que des conséquencesnécessairesde certains

arrangementssociaux,ne vontpasau delà decesarran-

gements.Sousl'empirede certainesinstitutions,de cer-

tainescoutumes,lessalaires,lesprofitset larenteseront

déterminéspar certainescauses mais les économistes

négligentde tenir compted'une chose indispensableet

soutiennentque ces causesdoivent,par l'effetd'une

nécessitéintrinsèque,contrelaquellenul moyenhumain

ne sauraitservirde rien,déterminerlespartsqui revien-

nent, dansla divisionduproduit,aux travailleurs,aux

capitalisteset aux propriétairesfonciers.Dansles Prin-

cipesd'économiepolitique,je ne faisaispas moinsd'ef-

forts quemes devancierspour évaluerscientifiquementl'actiondecescauses,sousl'empiredesconditionsqu'elles

supposent;maisc'est lepremierlivrequi ne considère

pas cesconditionscommedéfinitives.Lesgénéralisations

économiquesqui dépendentnon des nécessités de la

nature,maisde cesnécessitéscombinéesaveclesarran-

gementsactuelsde la société,je les présentedans mon

livrecommen'étantqueprovisoireset susceptiblesd'être

considérablementmodifiéesparlecoursduprogrèssocial.

Je tenaisces vues sur l'économiepolitique en partiedesidéesqu'éveillèrenten moi lesdoctrinesdes Saint-

Simoniens mais c'est sous l'influencede ma femme

qu'euesdevinrentle soumevivantqui animemonlivre.

Cetexempledonneune idéeparfaiteducaractèregénéraldu rôle qu'ellejouait danstacompositionde mesécrits.

Engénéralcequi estabstraitetpurementscientifiqueest

Page 244: Mes Memoires

MON MARIAGE 237

demoi,rélérnentvraimenthumainvicntd'elle.Pourtoutce

quiconcernaitl'applicationdela philosophieaux besoinsde la sociétéet au progrès,j'étais sonélève; c'est d'elleaussique je tenais la hardiessedemesvueset la circon-

spectiondemesjugementssur lesquestionsde pratique.Eneffet, d'une part, elle avait bien plusde courageet

des vues plus étendues que je n'enauraiseu sansson

secours, quand il fallait se représenterparanticipationun ordre de chosesàvenir,danslequelun grandnombre

deces généralisationslimitées,quel'on confondsi sou.

ventavecles principes universels,cessentd'être appli-cables.Cesparties de mesécrits, surtoutcellesdeXÉco-

nomiepolitique.qui considèrentlesinstitutionspossiblesde l'avenir, que les économistesont repousséesavec

fureur quandles socialistesles ontaffirmées,n'auraient,sanselle,pas trouvéplacedansmonlivre,oun'y auraient

figuréquesousuneformeplus timideet pluseffacée.Mais

enmême tempsqu'elle me rendaitplushardidanslaspé-culationsur les affaireshumaines,sonespritpratiqueet

sonjugementpresque infaillibledesobstaclespratiques,

réprimaient en moitoutes les aspirationsréellementchi-

mériques.Son intelligencerévêtaittoutesles idéesd'une

formeconcrète,et se représentaitnettementla façondont

elles agiraientdans la réalité saconnaissancedessenti.

ments du temps et de la conduitedes hommesétait si

rarement en fauteque le point faibled'uneidée impra-ticable lui échappait rarement (t).

t. Quelqueslignesdedédicaceoù se trouvaitreconnucequemonlivreluidevait,avaientétémisesentêtedequelquesexem-plairesde l'Économiepolitiquedestinésâ êtreoffertsà titre

Page 245: Mes Memoires

238 MÉMOIRES

Pendantlesannéesqui s'écoulèrententremonmariageet la catastrophequi merenditveuf,lesprincipauxévé-

nementsde mon existenceextérieure(jen'y comptepasune premièreatteinted'unmaldefamille,et un voyagede plus de sixmoisqueje fis pourrecouvrerla santé en

Italie,en Sicileet en Grèce)se rattachentà masituation

dans les bureauxde la CompagniedesIndes.En 1856,

je fus élevéau rang de chefdu serviceoùj'avais été

employé depuisplus de trente-troisans. La fonction

oùj'étais promu, celled'Examinerde lacorrespondancede l'Inde,était la plus élevée,aprèscelledu Secrétaire,dans lesbureauxde la Compagniedes IndesOrientales.

Toute la correspondanceavec les gouvernementsde

l'Inde, exceptéles affaires financières, maritimes et

militaires,y ressortissaient.Je restai à ce poste aussi

longtempsqu'il exista, c'est-à-dire un peu plus de

deux ans, au bout desquelsil plut au parlement, end'autres termes à Lord Palmerston,de mettre fin àl'existencede laCompagniedesIndesOrientales,commebranchedu gouvernementde l'Indesousl'autoritéde la

couronne,et de transformerl'administrationde cepaysenje ne sais quelle proie livréeaux compétitionsdes

hommesd'Étatde secondou detroisièmeordre.J'étaisà la têtede larésistancequelaCompagniefit pouréchap.per à la mesurepolitiquequi devaitla détruire.Lelec-

teur trouveradansles lettreset lespétitionsquej'écrivis

pour la Compagnie,et dans le chapitrefinal de mon

d'hommage;maiscommeellen'aimaitpasà paraitre,cetteseuleraisonempêchaquela dédicacerestâtdansles autresexem-plaires.

Page 246: Mes Memoires

PUBLICATION D15LA LIBERTÉ 239

livre sur leGouvernementreprésentatif,monopinionsurla folie de ce changementinconsidéréettes dommagesqui en doivent résulter. Pour moi personnellement,j'ygagnais; j'avais assez consacréd'années de ma vieauservicedel'Inde,et je n'étaispas lïlcliéde me retirer avecl'honorable dédommagementqui m'étaitaccordé. Aprèsque lechangementfut consommé,LordStanley,PremierSecrétaired'État pour l'Inde,me fit l'honneur de m'of-frir un siège au conseil,et plus tard cette propositionoie futrcnouveléepar leconseillui-même,àla premièreoccasionqui se présentad'yremplirune vacance.Mais

l'état du gouvernementdel'Indesous le nouveaurégimene me faisait augurer que d'inutiles ennuiset de vains

effortspour prix de monconcours,et depuis lors il ne

s'est rien passéqui m'aitdonnélieu de regretter mon

refus.

Pendantles deux ans quiprécédèrentimmédiatement

la fin de ma carrière de fonctionnaire,ma femmeet

moi nous travaillâmesensembleà monlivre la Liberté.

J'avaisdéjà tracé le plande cet ouvragedans un court

essai écrit en 1854. C'esten montant les marches du

Capitole,enjanvier 4855,que l'idéenousvint d'en faire

un volume Aucun de mes écrits n'avait été composéavecplusde soin, ni corrigéavecplusd'attention.Après

queje l'eusécrit suivantmonhabitudedeuxfoisen entier,nous le gardâmes par deversnous; de tempsen tempsnousle reprenions, nousle parcourionsde novo,lisant,

pesant,critiquant chaquephrase. La révision définitivode ce livre devait être l'œuvrede l'hiverde 1 858-1859,

qui suivitma retraite, et quenousvousdisposionsà pas.

Page 247: Mes Memoires

240 MÉMOIRES

ser dans le midi de YEurope.Cetteespérance,comme

toutesles autres,futanéantiepar lemalheurle plus inat-

tendu et le plus cruel, lamortde ma femme,qui suc-

comba à Avignon»à une atteintesubitede congestion

pulmonaire,commenousnousrendionsà Montpellier.Depuis ce momentj'ai cherchela soulagementque

mon état comportait,en arrangeantmaviede manière

à sentir encorema femmeprés de moi J'achetai une

petitemaisonde campagneaussi près que possibledu

lieuoùelle étaitensevelie,etc'est en cetendroitqu'avecsa fille, compagnede ma douleur,et maintenantmon

uniqueconsolation,je passeunegrandepartiedel'année.

Lesbuts demaviesontuniquementlesobjetsqui avaient

étélessiens;mestravaux, mesoccupations,ceuxauxquelselleavaitprispartet accordésasympathie,et quirestaientassociés à sa personneparun lien indissoluble.Sa mé-

moire estpour moi une religion,et son approbationla

norme,sommede toutes les vertus, d'après laquellejetâchede réglerma vie(1).

Après la perte irréparableque j'avaisfaite,monpre-miersoin futdefaireimprimeret de publierle livredont

une grandepartie était l'œuvrede celleque j'avais per-due, et de le dédierà sa mémoire.Je n'yai faitni chan-

gementni addition,etje n'yen feraijamais.Samainn'a.

vait puy mettre le dernier trait, la miennen'essayera

jamaisde le faire à saplace.ImLibertéétait plus directementet plus au pied de

la lettre notre œuvre communeque tout autreouvrage

1. Cequiprécèdea étéécritetrevuavantoupendantl'année1861.Cequisuita été écriten187(1.

Page 248: Mes Memoires

PUBLICATION ùli LA IMF. Il M 241

16

quiporte monnom. Iln'ya pas une phrase que nous

n'ayons revue plusieurs fois ensemble retournéede

biende façons,et soigneusementpurgée de toute faute

que nousydécouvrions,soit dans la pensée,soit dans

l'expression.C'est grâceà ce travailque, même privétic la révisiondéfinitiveque nous devionsen faire, il

surpasse, au seulpointde vuedela composition,tout ce

quej'ai pu publier avantouaprès.Quantauxidées,ilest

dirficilcdo reconnaîtreun pointen particulierqui soit

plusà elle que le reste.La manièrede penserdont le

livreest l'expressionétaitbien à elle; mais j'en étaissi

bienimbu,quetesmômesidéesseprésentaientnaturelle-

mentà chacunde nous.C'està elle pourtantqueje dois

de m'en être pénétré à cepoint. Ily eut un momentoù

j'aurais pu facilementme laisser entraînerà suivrele

parti du gouvernementà outrance dans les questionssocialeset politiques,commeaussiil y eut unmoment

où, par réactioncontreun excèsopposé,je seraisdevenu

moins radicalet moins démocratequeje ne lasuis. A

cesdeuxpointsde vue,commeàbiend'autres,ellemefit

du bienautant en me retenant danslavérité quandj'y

étais, qu'enm'ouvrantlesyeuxà de nouvellesvérités,et

en me délivrantde nieserreurs.Par mapromptitudeet

mon ardeur à apprendrede toutesmains et à faire

placeparmi mes opinionsà toute acquisitionnouvelle,en accommodantles ancienneset les nouvellesen un

mêmesystème,je meserais, n'eût été l'influencede ma

femme qui m'affermissait,laissé entraîner à modifier

trop mes premièresopinions.C'étaitavant tout par la

juste mesureavec laquelleelle appréciaitl'importance

Page 249: Mes Memoires

242 MÉMOIRES

relativedesdiversesconsidérationsqu'ellecontribuaitle

plus au développementde monesprit; par là elle me

préservaitdupenchantqui meportait&laisserprendre,

parmiines idées,â desvéritésque je venaisa peinede

reconnaître,plusde placequ'il ne leuren revenait.

La Liberté survivra probablementplus longtemps

qu'aucun de mes autres écrits (exceptépeut-être la

Logique),parceque l'unionde l'espritde ma femmeet

dumien a fait de ce livre une sorte de manuel philo-

sophiquetraitant d'unevéritéunique, que les change-mentsqui s'opèrentprogressivementdansla sociétémo-

derne, tendentà mettreplus fortementen relief.Je veux

parler de l'importancequ'il y a pour l'homme et la

société dans l'existenced'un grand nombrede typesdifférentsde caractère, et de l'utilité de donner touteliberté àla nature humainedese déployersuivanttoutesles directions,si opposéesqu'ellessoient les unes auxautres. Rienne sauraitmieuxfairevoircombienles fon-dementsde cettevéritésont profonds,quela grande im-

pressionqu'ellea produitequandje l'ai exposée,en un

tempsoù, pour tout observateursuperficiel,il semblait

qu'on n'eût pasbesoinde cetteleçon.Lescraintes quenousexprimionsque le développementinévitablede l'ê-'

galitésocialeet du gouvernementde l'opinionpubliquen'imposâtà l'humanitéle joug insupportabled'une opi-nionet d'une pratiqueuniformes,ces craintesont pu

sansdouteparaitre chimériquesà desgensplus attentifs

aux laits présents qu'aux tendancesactuelles.En effet

la révolutionqui s'opèregraduellementdans la société

et tes institutionsa jusqu'icifavoriséd'unefaçonraar-

Page 250: Mes Memoires

PUBLICATIONDELAUtŒHTÉ 213

quée le développementdes nouvellesopinionset leur a

procuré un publicpluslibre de préjugésque tous ceux

qu'eues avaient trouvésauparavant.Maiscet avantageest un trait des époquesdo transition,alors que les

notionset lessentimentsantiquessontrenversés,et quedes doctrines nouvellesn'ont pas succédéà leur em-

pire. En de tellesépoques,les personnesdouéesd'ac-

tivité mentale,ont abandonnéleursanciennescroyances,et ne sontpassûres que cellesqu'ellesconserventencore

ne se modifierontpas; aussiaccuciilent-ellcsavecem-

pressement les opinionsnouvelles.Mais cet état de

chosesest nécessairementtransitoire;de tempsà autre

un certains corps"dedoctrineralliela majorité,et c'est

le type sur lequel s'organisentles institutionset l'ac-

tion de la société. L'éducationimposecette nouvelle

croyanceaux nouvellesgénérationssans les fairepasser

par les opérationsmentalesqui l'ontproduite, en sorte

que cettecroyanceacquiertpeuà peu la même forcede

compressionqu'ont si longtempsexercéeles croyancesdont elle a pris la place.Cedangereuxpouvoirsera-t-il

ou ne sera-t-il pasexercé?Celadépendde la questionde

savoirsi l'humanitésauraà cetteépoquequ'il n'est pas

possibled'exercercepouvoirsansempêcherlacroissance

de la nature humaine,et lacondamnerau rabougrisse-ment. C'est à ce momentquelesenseignementsdulivre

la Libertéauront leur plusgrande valeur, et il est à

craindrequ'ilsla conserventlongtemps.

Quantà l'originalitéde ce livre,elle n'est pas autre

que celleque tout espritméditatifdonneà sa façonpro-dre de concevoiret d'exprimerdes vérités qui sent la

Page 251: Mes Memoires

244 MÉMOIRES

propre de tout le monde.La pensée dominantedu

livreest unede cellesqui sont restéessansdoutelepri-

vilègede quelquespenseursisolés,maisdontl'humanité

n'aprobablementjamaisétô.^eptiistesdébutsde la civi-

lisation,totalementprivée.Pourne parlerque desder-

nièresgénérations,elle est distinctementcontenuedans

le courantde grandes idées relativesà l'éducationet

à l'enseignement,qui s'est répanduen Europegrâceaux

travauxet au génie de Pestalozzi.L'adhésionabsolue

queGuillaumede llumboldtya donnéeest rappeléedanslelivrc;mais il s'en faut qu'ilfûtleseuldanssonpaysil

yadhérer.Pendant la premièremoitié de ce siècle,la

doctrinedes droits de l'individuet de la personnemo-

raleà se développerà songréa été soutenuepar toute

uneécoled'écrivainsallemands,mêmejusqu'à l'exagé-ration.Lesimitateursde Goethe,le plusillustredesau-

teursallemands,bienqu'ilsoit restéen dehorsde toute

école,se montrent complètementimbusd'idéessur la

moraleet la conduitequi, selonmoi, ne peuventpas

toujoursse défendre,maisquine cessentdefaire appelà toutcequ'onpeut dire enfaveurdudroitet dudevoir

dechaquehommeà développersa personnalité.EnAn*

gleterre,avant que le livre La Libertéeût été écrit,la

doctrinede l'Individualismeavaitété énergiquementdé-

fendueavecunstyled'uneéloquencevéhémentequi rap-

pelleparfois cellede Fichte,parWilliamMaccall,dans

une suite d'écrits dont le plus soigné porte le titre

û' Éléments£ Individualisme.Un éminent Américain,M.Warrcn, avaitfondéunsystèmede sociétébasésur la

souverainetéde l'individu; beaucoupde personness'é-

Page 252: Mes Memoires

PUBLICATION DE U LWMTÊ 245

talentattachéesà lui et avaientréellementcommencél'étahlissementd'unvillage-communauté(je ne saiss'il existe

encore),qui en dépitdoquelquesressemblancessuperfi-ciellesavecquelquesprojetssocialistes,leur était diamé-tratementopposéenprincipe,puisqu'onn'y reconnaissait

la société aucune autoritéquelconquesur l'individu,

exceptépour fairerespecterle droit égalementreconnu

ti tousde développerlibrementleur personnalité.Comme

lelivrequi portemonnomn'apaslaprétentiondedonner

ses doctrinespour originales,et qu'il n'avait pas pourbut d'enretracerl'histoire,leseulauteurqui leseûtnlïir-

mées avant moi dont j'ai jugéà proposde dire un mot,fut Guillaumede Ilumboldt,auquel j'empruntai la de-

visedu livre.Une seule fois,j'ai pris auxWarrénistes

leur expressionde souverainetéde l'individu. Il est à

peinenécessairede faireremarquericiqu'ily a denom-

breuses différencesde détail,entre la conceptionde la

doctrine de taliberté pourceuxde mes devanciersquej'ai mentionnés,et cellequej'ai exposéedansmon livre.

Lescirconstancespolitiquesdu momentm'amenèrent

peu de tempsaprès à compléteret à publier un petitécrit intitulé Idéessur ta Réformeparlementaire,dont

j'avais fait déjàune partiequelquesannéesauparavant,ù l'occasionde l'un desbillsavortésde Réforme.A.cette

époque,ma femmel'avaitapprouvéet révisé. Lesprin-

cipauxpointsdecetécrit étaientmonoppositionau scru-

tin secret(nousavionschangéd'opinionsur cette ques-tion, et ma femmeavantmoi), et une réclamationen

faveur du droitdes minorités.Pourtantà cetteépoquenous n'aUionspasau-delàduvotecumulatifproposépar

Page 253: Mes Memoires

240 MÉMOIRES

AI.Garth Marshall.En terminantcet écritpour le faire

paraître en vue des discussionsqu'allaientsoulever te

billde Réformeproposépar le ministèrede LordDerbyet de M.Disraelien 4859,j'y njoutaiun troisièmepointen demandantque plusieursvotesfussentaccordés,non

à la propriété, mais à une supérioritéd'éducation

prouvée. Celte mesure se recommandaità mes yeuxcommeun moyen de satisfairel'irrésistibleprétentionde tout hommeou de toutefemmeà être consulté,et à

posséderune voix,dans le règlementdesaffairesqui le

touchent de près, en donnant une juste prépondé-rance aux opinionsfondéessur des connaissancessu-

périeures.Cependantcette idée était une de celtesqueje n'avais jamais discutéesavec ma conseillère, sur

l'infaillibilitéde laquelleje pouvaispresque toujours

compter etje n'ai aucunepreuvequ'elleeût été de mon

avissur cepoint. Autantque j'ai pu leremarquercette

propositionn'a trouvéfaveurnullepart. Tous ceux quiveulentquelquegenre d'inégalitédansle voteélectoral,désirentl'établiren faveurdela propriétéet nonde l'in-

telligenceet des connaissances.Si ma propositionsur-

montejamais le puissantsentimentqui subsiste contre

elle,cene sera qu'après l'établissementd'une éducation

nationalesystématiquepar laquellelesdivers degrésde

connaissanceutile pour exercerdes droits politiquespourrontêtre soigneusementdéfiniset légalementcons-tatés. Sanscela,elleprêteratoujoursleflancà defortes

objections, peut-être à desobjectionsdécisives;et, ce

pointacquis,il serait peut-êtrepossiblede s'en passer.Cefut bientôtaprèsla publicationdesIdéessur h lié*

Page 254: Mes Memoires

APERÇU DU RESTEDE MA VIE 247

formeparlementaire que je pris connaissance de l'admi-

rable système de représentation personnelle de M. Hure,

qui venait d'être publié pour la première fois, dans sa

formeactuelle..Te reconnus danscettegrande idée pratiqueet philosophique à la fois, la plusgrand perfectionnementdont le système du gouvernement représentatif soit sus-

ceptible»perfectionnement qui, de la façon la plus heu-

reuse, attaque et guérit le grand défaut du système re-

présentatif qui jusque-là semblait inhérent à ce système,

je veux parler du vice qui consiste ildonner à une majo-rité numérique toute la force, au ticu de ne lui accorder

qu'une force proportionnelle à son nombre; ce qui met

le parti le plus fort en état d'empêcher tous les partis les

plus faibles de faire entendre leurs opinions dans l'as-

semblée de la nation, exceptédans lesoccasions qui peu-vent leur être fournies par une inégalité accidentelle de

la distribution des opinions dans des localités différentes.

Aces maux immenses on ne croyait pas possible d'op-

poser autre chose que d'imparfaits palliatifs. Le systèmeJe M.Hare apporte un remède radical. Cette découverte

nouvelledans l'art de la politique, car le plan de M.Mare

n'est pas moins qu'une découverte, m'inspira, comme jecrois qu'elle a inspiré à tous lesgens réfléchis qui l'ont

adoptée, des espérances nouvelleset plus de confianceun

t'avenir de la société humaine parce qu'elle délivre la

forme d'institutions politiques, vers laquelle le monde

civilisé tend évidemment et avec une force irrésistible,du vicecapital qui paraissait réduire û peu de chose ses

bienfaits ou même faire douter qu'il y en eût en fin de

compte. Les minorités, aussi longtemps qu'elles restent

Page 255: Mes Memoires

248 MÉMOIRES

desminorités,ne comptentet ne doiventcompter pourriendevant lescrutin; maissi l'on admet desarrange-'montsqui permettenta toutgroupede votants,s'élevanta un certainnombre,d'envoyerdans l'assembléelégisla-tiveun représentantde sonproprechoix,les minorités

ne sauraient être supprimées.Les opinions indépen-dantess'ouvrirontun passagepour entrer dans les con-

seilsde la nationet s'yfaireentendre,cequi estsouvent

impossiblesous les formesactuellesde la démocratie.

L'assembléelégislative,au lieud'êtrevide de personna-litésoriginales,et composéeuniquementd'hommesqui

représententsimplementlaprofessionde foi des grands

partispolitiqueset religieux,contiendradans une forte

proportionlesespritsles plusoriginauxet lesplus émi-

nentsdu pays,qui y serontenvoyéssans acceptionde

partispar desélecteursqui apprécientleur valeur indi-

viduelle.Je peux comprendreque despersonnes,intelli-

gentesd'ailleurs,soientrebutéespar leplan de M. Hare,

parcequ'elles n'y portentpasune attention suffisanta,etqu'ellescroienty voirun mécanismetrès-compliqué.Maisquiconquene sentpasle malque leplande hl. Hareest destiné à guérir, quiconquele rejette comme une

pure subtilitéde théorieou commeune lubie, qui ne

sauraitavoir aucuneffetsérieux,et commene méritant

pas l'attentiondes hommespratiques,n'est, on peut te

dire bien haut, qu'un hommed'État incompétent, au-

dessousde la politiquedel'avenir.Je veuxdire a moins

qu'ilnesoitministreouqu'iln'aspireà ledevenir;en effet

noussommescomplètementhabituésà voirun ministre

professerune hostilitéabsoluecontreune réforme,jus*

Page 256: Mes Memoires

APEUÇUDURESTEDE MAVIL m

qu'au jour où sa conscience,ouson intérêt, l'amènea

ta prendreen maincommed'une mesure d'utilitépu-

blique,et &la faireréussir.

Si j'avaisconnu le systèmede M.Hareavantla pu-blication de mon écrit sur la réformeparlementaire,

j'en aurais rendu compte.N'ayantpu le faire,j'écrivissurtoutdansce but,un articlepourle Fraser'sMagazine

(réimprimédans mes mélanges)mais j'y ajoutai un

examende deuxautrespublicationssur la questiondu

jour; Tuneétait unebrochuredemonvieilami,M.John

Austin,qui sur ses vieuxjours était devenu ennemide

toute réformenouvelledu parlement; l'autre était une

œuvreécrite avectalentet force,bien qu'en partieer-

ronée,de M.Lorimer.

Dansle courantdel'étéde lamêmeannée,j'accomplisun devoirqui m'incombait,celuide contribuer,par un

article de la Revued'Edimbourg,a faire connaitrel'ou-

vrageprofondde M.Bainsur l'Esprit qui venaitde se

compléterpar lapublicationdu secondvolume.J'envoyaià la presseun choixde mesécrits de secondordre quiforment les deux premiersvolumesde mes Disserta"

lionsetDiscussions.Lechoixavaitété fait alorsque ma

femmevivaitencore,mais la révisionque nousdevions

en faireensembleen vued'unepublicationnouvelleétait

à peinecommencée.Puis, quandje n'eus pluspour me

guiderla lumière desonjugement,je désespéraid'aller

plusavant,et je fisréimprimerlesarticles telsquels,en

retranchantseulementles passagesqui n'étaientplusd'accord avec mes opinions.Monœuvre littéraire de

l'année fut close par un essai inséré dans le Fraser's

Page 257: Mes Memoires

250 MÉMOIRES

Magazine(réimprimédansle troisièmevolumede mes

Dissertationset Discussions)intituléQuelquesmotssur

la non-intervention.J'étaispousséà écrire cet article

par le désir de vengerl'Angleterred'une accusationà

laquelle elleestcommunémentenbuttesur le Continent.

Onlui reprochede ne s'inspirerdanssa politiqueétran-

gèreque de sonégoïsme.Je voulaisfairesentir auxAn-

glais les raisonsqui servaientdeprétexteà cetteaccusa-

tion, à savoir la façon peu élevéeavec laquelle leurs

hommesd'Étatavaientl'habitudede parler de la politi-

que de leur pays,qu'ils neconsidéraientqu'au point de

vue des intérêts anglais*,et surtoutla politiquede Lord

Palmorstonqui à ce momentmêmes'opposaitau perce-ment de l'Isthmede Suez.Je saisissaisl'occasiond'ex-

primer des idées que je nourrissaisdepuislongtemps,dontquelques-unesme venaientde mon expériencedes

affairesde l'Inde,et d'autresde questionsinternationales

quioccupaient alors le publiceuropéen.Cesidéespor-taient sur les vraisprincipesde la moralité internatio-nale et sur les modificationsqu'y apportent les diffé-

rencesdes tempsetdes circonstances.C'estun sujetque

j'avais déjà traité avecquelqueétenduedans la défense

dugouvernementprovisoirefrançaisde 1848,contre les

attaquesdeLordBroughamentreautres,essaiquej'avaispublié d'abord dans la Revuede Westminsteret qui setrouveréimprimédans mesDissertations.

J'avais arrangémonexistence,dumoinsje le croyais,de manière à consacrerle restedemesjours à desoccu-

pations littéraires,si l'on peut appliquer ce mot à des

occupationsqui n'ont cesséd'avoirpour objet princi-

Page 258: Mes Memoires

APERÇU DU RESTE DE MA VIE '51

palla politique, non-seulementla politique théorique,maisaussi la politiquepratique.Je passais,il est vrai,la plus grande partiede l'annéeà une grande distance

duprincipalthéâtredelapolitiquede monpays,auquel

j'adressais,et pour lequelavant tout, je composaismesécrits.Mais,de nosjours,lafacilitédes communications

a non-seulementsupprimétousles inconvénientsquiré.

sultaientpour un écrivainpolitiquede l'éloignementdelascèneoùsejouent lesaffairesde l'Etat,mais ellelesatournésen avantages.Il reçoitsans retard et régulière-mentlesjournauxet lesrecueilspériodiques,et se tientau courantmême des événementspolitiquesles plus

éphémères;il prenduneidéeplus correcte de l'étatde

l'opinionet de ses progrèsqu'il ne l'aurait su faireparun contactpersonnel avecles individus.Nos relations

sont plusou moinsconfinéesdans des classes ou des

groupesparticuliers,dontnousrecueillonspar ce canal

les impressionssans autre information, et je sais par

expérienceque les personnesqui sacrifientleur tempsauxexigencesabsorbantesde cequ'on appelle lasociété,et n'ontpas le loisird'entretenirdesrelations étendues

aveclesorganesdel'opinion,restent bienplus ignorantesde l'étatgénéral tant del'esprit public que de la partieinstruiteet activede l'opinion,que ne saurait l'être un

hommevivantdanslaretraiteet qui lit lesjournaux.H

yasansdoute des inconvénientsà restertrop longtemps

séparé de son pays, à ne pas rafraîchir de tempsen

tempsses impressionsaujour sous lequelles hommes

et les choses apparaissentil ceux qui se trouventmêlésau mômecourant; maisle jugement réfléchi formé à

Page 259: Mes Memoires

252 MÉMOIRES

distance,que les inégalitésde laperspectivene troublent

point, est le plus sûr,mêmepour guider la pratique.Passanttourà tour à l'uneet à l'autre de cessituations,je profitaisdeleurs avantagesparticuliers.L'inspiratricede mesmeilleuresidéesn'étaitplus avecmoi, mais jen'étais passeul ellem'avait laisséune fille,ma belle-

fille

dontte talent,toujoursgrandissantet s'aflermis-

sant, s'est consacré à la poursuite des mêmes objetsélevés

Certes personne n'a été si heureux, après une pertecommecelle que j'avaisfaite quede gagnerun second

lot dans la loterie de la vie

Quiconque,aujourd'huicomme plus tard,

penseraà moi et il l'œuvreque j'ai faite,ne devra pasoublierqu'euen'estpointle produit d'uneseuleintelli-

gence,d'une seule conscience,maisde trois· i 1 1 1 v 1 1 1 · v 1

Monœuvrede l'année1860-1861consistaprincipale-menten deux traités dontl'un seulementétait destinéà

unepublicationimmédiate c'étaitlesConsidérationssurlegouvernementrejn'éscntalif,oùj'exposaisméthodique-ment le systèmequ'aprèsbiendes annéesde réflexion,

je regardais commela meilleure formed'une constitu-

tion démocratique.Aprèsavoirdit dela théoriegénéraledu gouvernementtout cc qui est nécessairepour faire

comprendrecette formeparticulière de lapratiquedu

gouvernement,je développaislesidéesquej'avaismûries

Page 260: Mes Memoires

CONSIDÉRATIONSSt/fl!.BGOUVERSEMEST253

touchantlesprincipalesquestionsqui s'agitentde notre

tempsdans le domainedesinstitutions purementorga-

niques, etje soulevais,par anticipation,quelque3autres

questionssur lesquellesdesnécessitésgrandissantesatti-

rent l'attentiondes hommespratiques. La principalede

cesquestionsestla distinctionentredeuxfonctions,celle

de fairedeslois,pour laquelleune assembléepopulairenombreuseest radicalementimpropre, et cellede tenir

la mainà ce que de bonneslois soientfaites,ce quiest

sonpropredevoirqu'aucuneautre autorité nepeut rem-

plir d'une manière satisfaisante.Il est doncnécessaire

d'établir unecommissionlégislative,élémentpermanentde la constitutiond'un pays libre, composéd'un petitnombre d'hommes politiques d'une éducation supé-rieure, auxquels serait dévoluela tâche de rédiger la

loi, après que le parlementaura décidéquela loidoit

être faite; le parlementgardant le pouvoirde l'adopterou de la rejeter quandelleaura été rédigée,sans avoir

celuide l'élaborerautrementqu'en proposantdes amen*

dementset en les renvoyantà la commission.La ques-tion que je soulève relativementà la plus importantedes fonctionspubliques, cellede la législation»est un

cas particulierdu grand problème de l'organisation

politiquemoderne,posé,je crois,pour la premièrefois

dans toutesonétendueparBenlham,quoique,dansmon

opinion, il ne l'ait pastoujoursrésolued'unefaçonsa-

tisfaisante,àsavoirlacombinaisond'un contrôlecompletde la part du peuple sur les affaires publiquesavec

l'organisationla plusparfaiteàdonnerau pouvoir.L'autre ouvrageque j'écrivis à cette époqueest le

Page 261: Mes Memoires

254 MÉMOIRES

mêmequej'ai publiéquelquesannéesplustard (en1869)sous le titre deVassujettissemenldesfemmes.Je l'écrivis

1 1 1 i 1 1 1 1 1 i 1 1 ·i

pour qu'il restât, à tout événement,une compositionécrite de mes opinionssur cettegrave question, aussi

complèteet aussiconcluantequ'ilétait en moide le faire.

Monintention était deconserverce livreparmi d'autres

papiersqueje ne publiaispas,pour l'améliorerde tempsen tempssi j'en étaitcapable,et le publier enfin quandil me sembleraitqu'il pourrait être le plus utile. Tel

qu'il a été public

dans la partiequi est de ma composi-

tion, ce qu'il y a de plus frappantet de plus profond

appartientà mafemme,etje l'ai tiré dufondd'idées quinousétait devenucommunparnos conversationset nos

innombrablesdiscussionssur unequestionqui occupaitune si grandeplacedansnotreesprit.

Peu après je retirai du dépôt où ils attendaientdes

papiers qne je n'avaispas encorepubliéset que j'avaisécrits durant lesdernièresannéesdemonmariage,et j'enfis, avecquelquesadditions,un opusculeintituléVUtili-

tarisme,qui parutpourla premièrefoisdans\a Fraser1s

Magazine,et qui fut plustard réimpriméen un volume.

Cependantavantcemoment,l'état desaffairespubli-

ques était devenuextrêmementcritique par reflet de

l'explosionde la guerre civiled'Amérique.Tout mon

cœur était engagédanscette lutte, qui, je le sentais

dès le début, était destinéeà ouvrir une nouvelleère,

pour le bien ou le mal, dansle cours des affaireshu-

Page 262: Mes Memoires

GUERRECIVILEENAMÉRIQUE 255

ruai nés,pendant un temps dontnul ne pouvaitprévoirla durée. J'avais suiviavecun vifintérêt laquerelleen-

gagée sur la questionde l'esclavageen Amériquepen.dant les annéesqui précédèrentla rupture. Jesavaisquela querellen'étaitaufond,danstoutessespériodes,qu'unetentative agressive des propriétaires d'esclaves pour

agrandir le territoirede l'esclavagesous l'influencecom-

binée des intérêtsd'argent,de la passion,de la domina-

tion et du fanatismed'une classepour ses privilégesde

caste, influenceque monami le professeurCairnes a

si complètementet si puissammentdécritedansunadmi-

rable ouvrageintitulél'Empireesclavagiste.Lesuccèsdes

esclavagistes,s'ils triomphaient,devait êtreune victoire

des puissancesdu malqui encourageraitlesennemisdu

progrès et glacerait le zèlede ses amis dans tout le

monde civilisé en outre il créeraitune puissancemili-

taire formidable,baséesur la pire formeet la plusanti-

sociale de l'oppression de l'homme par l'homme, il

détruirait pour longtempsle prestge de lagranderépu-

blique démocratiqueet donneraita toutes lesclassespri.

vilégiéesdel'Europeune fausseconfiancequ'onne pour-rait abattre qu'en la noyantdans le sang. D'un autre

côté si lesesprits dansleNordétaientassezexcitéspoursoutenir la guerre jusqu'au momentdu triompheet sicette terminaisonn'arrivait pas trop tôt et trop facile-

ment, je prévoyais,commeconséquencedes lois de la

nature humaine,etpar l'expériencequej'avaisdes révo-

lutions, quelorsque le Nordvaincrait,sa victoireserait

décisive. Je comprenaisque la masse de la populationduNord, dont la consciencen'avait encoreété éveillée

Page 263: Mes Memoires

Î55 MÉMO1KES

quesur la questiondelarésistanceà l'extensionde l'es-

clavage,maisqui, par fidélitéà laconstitutiondes États-

Unis, désapprouvaittoute interventiondu gouverne-ment fédéral à proposde l'esclavagedans les étals où

il existaitdéjà,quecespopulations,dis-je,concevraient

dessentimentsd'une autrenature une foisque la cons-

titutionaurait été ébranléepar une rébellionarmée,et

voudraient en finiravecl'institution maudite je pré-

voyaisqu'ellesferaientallianceavecla noblephalangedesabolitionistesdontGarrisonétaitle courageuxetsin-

cère apôtre,WendcllPhillipsl'éloquentorateur, etJohn

Brownle martyrvolontaire(1).Alors,enfin,le géniedes

États-Unisaffranchidesesliens,échapperaità l'influence

corruptriced'une prétenduenécessitédefairel'apologie,enfacedesétrangers,duplus flagrantattentatquipuisseviolerlesprincipeslibérauxde leur constitution laten-

danceinhérenteà toutétat stablede sociétéà immobi-

liser un groupe d'opinionsnationalesserait au moins

pourun tempstenueen échec,et laisseraitau paystoute

libertéde reconnaîtrecequ'il y a de mauvaisdansles

institutions,commedansles habitudesdu peuple. Ces

espérances,en tant qu'ellesse rattachaientà la questiondel'esclavage,se sontcomplètementréalisées;cellesquitouchentà d'autres pointssont entrain depasser dansle

domainedesfaits.Commeje prévoyaisdés le débutqueces deux ordres de conséquencesseraientla suitedusuccèsoude la chutede la rébellion,onse ferauneidée

1.Brovn,ce vraihéros,aprèsqu'ileutétéfaitprisonnier,ditqu'ilvalaitpluspourlegibet((ticpourtouteautrechose,parolequirappelleparlemélanged'esprit,de sagesseet dabnégation,'unmotdeThomasJlorus.

Page 264: Mes Memoires

GUJSHRliCIVILEKNAMÉRIQUE 257

17

dessentimentsaveclesquelsj'envisageaisl'entrainement

quiportait enfaveurduSudlapresquetotalitédesclasses

supérieureset moyennesde monpays,de ceux-là mêmes

quipassaientpourlibéraux.Les classesouvrières,quel-

quesécrivainsousavants, faisaientseulsexceptionà ce

déliregénéral.Jamaisje n'ai plusvivementsenticombien

était faible le progrèsde l'esprit chez nos classes in-

ftuentes,etlepeude valeurdesopinionslibéralesqu'ellesavaientl' habitudedoprofesser.ParmileslibérauxduCon-

tinent, personnene commitcettemonstrueuseerreur.

Maisla générationqui avaitarraché aux planteurs de

nos Indes Occidentalesl'émancipationdes noirs était

passée; une autre étaitsurvenuequin'avaitpasappris

par de longuesannéesde discussiona sentir fortement

la monstruositéde l'esclavage.D'ailleurs, l'inattention

habituelle desAnglaispour tout ce qui se passedans

le mondehorsdoleurIle, lestenaitdans une ignorance

profondede tous les antécédentsde la lutte, à cepoint

que, pendantun an ou deuxaprcsle commencementde

!aguerre, on ne croyaitpas généralementenAngleterre

quela querelloeutl'esclavagepour objet. Il y avait des

gensde principesélevéset d'un libéralismeincontestable

quin'y voyaientqu'unedisputeà proposde tarifs,ou un

exemplede ces luttes avec lesquellesils avaientl'habi-

tudede sympathiser,cellespar exempled'un peuplequiluttepour sonindépendance.

C'était pourmoiundevoirtout tracéde me placerdu

notéde la faibleminoritéquiprotestaitcontre cet éga-rementde l'opinion.Jene fuspas lepremier à protester.U ne faut pas oublierpour l'honneurde MM.Ilugheset

Page 265: Mes Memoires

258 MÉMOIRES

Ludlow, qu'ils furent les premiersà le faire par des

écrits qu'ils lancèrentau début même de la guerre.M.Brightsuivitleurexempleparun desespluséloquentsdiscours.D'autresvinrentaprèsquine firent pas moins

d'effet.J'allaisjoindremavoixà cellesqui avaientdéjà

parlé,quand,à la (inde1861,un officierdes États-Unis

arrêta à bordd'un vaisseauanglaisdes envoyésduSud.

Les Anglaisontbeauavoirla mémoirecourte, ils n'ont

pas tout â faitoubliél'explosionde colère qui souleva

l'Angleterre.Durantquelquessemaines,ons'attenditgé-néralementà la guerreaveclesÉtats-Unis,et l'on com-

mençades préparatifsmilitairesdenotrecôté. Tantquecet état dechosesdurait,nullevoixfavorableh la cause

américainen'auraitpu sefaireentendre.Jesuis d'accord

avecceuxqui trouvaientcet acte injustifiable,et telque

l'Angleterreen devaitexiger le désaveu. Le désaveu

obtenu,l'alarmedissipée,j'écrivis,en janvier1862, l'ar-ticle intituléLa lutteen Amérique.Écrit et publié en ce

moment,il contribuaà encouragerles libérauxquis'é-

taientsentissubmergerparleflotdel'opinionanti-libéraleet à formeronfaveurdela bonnecauseun noyaud'opi-nionquigranditpetità petit d'abord,et rapidementen-

suite, quand le succèsdu Nordsembla devenirpro-bable. Auretour de notre voyage,j'écrivis un second

article, un examendu livre du prof.Cairnes quiparutdans la Revuede Westminster.L'Anglelerreexpie,parune fouled'embarras,le ressentimentdurable que ses

classesdirigeantesontéveilléauxÉtats-Unispar l'osten-

tationaveclaquelleellesfaisaientdesvœuxpour laruine

Page 266: Mes Memoires

EXAMENDELA PHILOSOPHIEDEIIANIIL'rOi%l259

de la nationalitéaméricaine;elle a lieude se montrer

reconnaissantede ce qu'un petit nombred'Anglais,jeveux dire un petit nombred'écrivainset d'orateurs,se

sont ranges fermementducôièdesAméricainshl'époquede leurs plusgrandsembarras,et ontfait enpartiediver-sionà ces sentimentsd'amertumeet empêchéquel'An-

gleterre ne devînttoutà faitodieuseauxAméricains.

Cedevoiraccompli,maprincipaleoccupationpendantles deux annéesqui suivirentne portapassur des ques-tions politiques.La publicationdes Leçonssur h juris-

prudencede M.Austin,aprèssa mort, medonnal'occa-

sionde payerunjuste tribut à sa mémoire,et en même

tempsd'exprimerquelquesidéessur un sujetauquel, à

l'époque déjà anciennede ma ferveurbenthamiste,jem'étais sérieusementappliqué.Toutefois,mon œuvre

principaledurant cesannéesfut YExamende la philoso-

pliiede Sir WilliamHamillon.LesLeçonsde SirW. Ha-

milton avaient été publiéesen 1860et en 1861.Je les

avaislues sur la fin de l'année précédenteet j'avais à

peu près forméle projetd'en faire un compte rendudans une revue. Maisje m'étaisbientôt aperçuque cetravail ne servirait derien, et qu'on nepouvait traiter

convenablementce sujet, à moins d'écrireun volume.

J'avais ensuite à considérers'il était convenablequejeme chargeassedecette tâche.Aprèsmurexamen,il me

semblaqu'il y avaitde fortesraisons en faveur demon

projet. LesLeçonsm'avaientgrandementdésappointé,et

certesje lesavaislues sansaucunepréventioncontreSirW. Hamilton. J'avais jusqu'alors différéd'étudier les

notes qu'il avait écritespoursonéditionde Reid,parce

Page 267: Mes Memoires

200 MÉMOMKS

qu'elles ne sont point achevées;et bien que je susse quele systèmede psychologiede Hamilton différait de celui

que j'approuvais le plus, je me sentais cependant de la

sympathie pour quelques-unes de ses idées, à cause de

sa polémiquevigoureuse contre les transcendantalistes,et de la fermeté avec laquelle il affirmait le principe do

la relativité de la connaissance humaine. Je pensais

qu'une saine psychologieavait plus à gagner qu'à perdreà se mettre à l'ombre de son autorité et de sa réputa.tion. Les Leçonsde Sir W. Hamilton et ses Noies sur

Iieid dissipèrent cette illusion. Les Discussions, à la lu-

mière que les Leçonsy projetaient, perdirent à mes yeux

beaucoup de leur valeur. Je reconnus que les ressom.

blances qui semblaient exister entre ses opinions et les

miennes portaient plus sur des mots que sur des choses.

Les grands principes philosophiques que j'avais cru

qu'il reconnaissait n'étaient, tels qu'il les expliquait, quebien peu de chose, ou même se réduisaient a rien; il ne

cessait de les perdre de vue, et ne laissait pas d'ensei.

gner en même temps, presque partout dans ses écrits

philosophiques, des doctrines radicalement incompa-tibles avec ces principes. L'appréciation que j'en faisais

était àce pointchangée qu'au lieude ie regarder comme

un penseur placé à égale distance de deux philosopbies

rivales, empruntant à chacune des deux écoles des prin-

cipes, et prêtant à chacune des armes puissantes pour la

défense commepour l'attaque, je ne voyais plus en lui

que l'une des colonnes, et, grâce à la grande renommée

philosophique dont il jouissait en Angleterre, la pre-mière colonne de la philosophiequi me semblait fausse.

Page 268: Mes Memoires

EXAMENDELAPHILOBOPHIKDEHAM1LT0N26t

Or, la différencequi sépare ces deuxécolesphiloso-

phiques, cellede l'intuitionet celledel'expérienceetde

l'association,n'est point une simplequestiondespécu-lationabstraite; elle est pleine do conséquencesprati-

ques et se retrouveà la base de toutesles différences

d'opinionsur des questionspratiquesa une époquede

progrès. Le réformateurpratique ne cessepasderécla-mer qu'on apportedes changementsà des chosesqui

s'appuyent sur des sentimentspuissantset très-répan-dus il a toujours à contester que les faits établisquisemblent nécessaireset indéfectibles,le soient réelle-

ment, et il estsouventobligédanssonargumentationde

faire voir commentces sentimentspuissantsont pris

naissance, et commenton en est venuà considérerces

faits commenécessaireset indéfectibles.Il ya doncune

hostiliténaturelleentre le réformateuret une philoso-

phie quine veutpasqu'on expliqueles sentimentset les

faits moraux par les circonstanceset l'association,qui

préfèreles considérercommedes élémentspremiersde

la naturehumaine.Il voitse dresserdevantlui unephi-

losophiequi se fait un devoir de donner ses doctrines

favoritescommedes révélationsde l'intuition;qui re-

connaitdans l'intuitionlavoix de laNatureet de Dieu,

parlant avecuneautoritésupérieureùcellede notrerai-

son. Quantà moi,j'ai sentidepuislongtempsquela ten-

dancerégnanteen vertu de laquellenous regardonsles

différencesdescaractèresdes hommescommeinnées,et

en général commeindélébiles,et quinousporta à ne

pas tenir comptedes preuvesirrésistiblesqui démon-

trent que l'immensemajorité de ces diltérences,tant

Page 269: Mes Memoires

262 MÉMOIRES

chez les individusque chez lesraces ou les sexes,non-

seulement pourraient so produire naturellementparl'effetdescirconstances,maisqu'ellesseproduisentainsi

–j'ai senti,dis-je, que cettetendanceest un desprin-

cipaux obstaclesqui empêchentde traiter les grandesquestions socialesd'une manièrerationnelle,et laplus

grande pierre d'achoppementdu progrèsde l'humanité.

Cettetendancetire sonoriginede ta métaphysiqueintui-

tionnistc, qui caractérise la réactiondu dix-neuvièmesiècle contre le dix-huitième.C'estune tendancesicon-

forme à l'indolencede l'homme,commeaussi auxinté-

rêts conservateursen général,qu'àmoinsde l'attaquer&sa racine, on estsûr de lavoir s'étendrebienplusloin

que ne l'autorisent réellementles systèmes les plusmodérésde la philosophieintuitionniste.Or,c'estcette

philosophie, et encore n'est-cepas toujours par ses

écoleslesplusmodérées,qui a, dansnotre siècle,régila

penséeen Europe.L'AnalysedeVEspritde monpère,ma

propre Logiqueetle grandouvragede M.le professeurBainsont des tentatives(plusheureusesqu'onne pouvait

s'y attendre)en vuederameneren scèneun systèmepih-

losophiquemeilleur.Maisj'avaiscomprisdepuisquelque

temps qu'il ne suffisaitpas de se borner à mettre en

contraste deux philosophies,qu'il fallait aussi engagerune luttecorpsâ corps;qu'àcôtéd'ouvragesd'expositionde doctrines,il en fallait de controverse;enfinque le

momentd'engagerune lutteprofitableétait venu.J'étais

convaincuque lesécritset la renomméede Sir W. Ha-

miltonétaient la grandeforteressede la philosophiein-

tuitionnisteen Angleterreetuneforteresseque rendaient

Page 270: Mes Memoires

EXAMEN DE LA PHILOSOPHIE DE HAMILTON 283

encoreplus formidablele caractère imposantet, â biendes égards,legrandméritepersonnelet les talents del'homme.Jepensaisquece seraitrendre unserviceréelâ laphilosophie,qued'essayerdefaireunecritiquea fonddesesdoctrinesprincipalesetde pesersesprétentionsau

rangd'un philosophede premierordre. Cequi mecon-firmaitdansma résolution,c'est que je voyaisl'un des

élèvesde SirW. Hamilton,et le plus capable,se servir

danssesécritsdesdoctrinesdesonmaître,pourjustifierdesidéessurla religion,queje considèrecommeprofon-démentimmorales,à savoirqu'il est denotredevoirdenousincliner,en l'adorant,devantun Êtredontles attri-

butsmorauxsont!,nousdit-on,inconnaissables,et peu.vent être extrêmementdifférents de ceux que nous

appelonsdes mêmesnomsquand nousparlons de nos

semblables.

A mesureque j'avançaisdans mon travail, le dom.

mageque je portaisà la réputation deSirW. Hamilton

devenaitplus grandque je ne m'y étais attendu tout

d'abord, à causedes innombrablesinconséquencesquime sautaientaux yeux,quandje comparaisentre elles

lesdiversespartiesde sesécrits.Je devaispourtantmon-

trer les chosesexactementcommeellessont, et je n'ai

pasreculé devantce devoir.J'ai toujoursfaitmesefforts

pourtraiter le philosopheque je critiquaisavecla plus

grandeloyauté.Je savaisqu'il ne manquaitpas de dis-

cipleset d'admirateursquime redresseraients'il m'arri-

vaitpar mégardede commettreà son égard quelque

injustice.Eneffet, plusieursd'entre euxm'ont fait des

réponsesplusou moinsétudiées.Ilsontrelevédesoublis

Page 271: Mes Memoires

2(14 MÉMOIRES

-1. ~i_· r__· _a! _1.et desméprises,bienqu'en petit nombreet pour la plu-

part sansimportance.J'ai corrigé dans la dernière édi-

tion(la troisième),lesfautesqu'onavaitsignalées,autant

que lescritiques sontvenuesà ma connaissance,etj'ai

répliquéaux autres critiques autant que cela m'aparunécessaire.En somme,le livre a fait son œuvre; il a

attiré l'attentionsur les côtésfaiblesde Sir W. Hamil-

ton il a renfermésa granderéputation de philosophedans de plus étroites limites.En outre,par les discus-

sionsquece livre contient,et surtoutpardeux chapitres

dogmatiquessur lesnotionsde la Matièreet de l'E:prit,il a peut-êtrejeté un peu plusde lumièresur certaines

questionsdébattuesde psychologieet demétaphysique.

Aprèsque j'eus achevéle livresur Hamillon,je m'oc-

cupai d'unettlchequi, pour beaucoupde raisons, sem-

blaitm'incomberd'unefaçontoutespéciale,c'était cellederésumeret d'apprécierles doctrinesd'AugusteComte.J'avaiscontribuéplusquepersonneà faireconnaitreses

doctrinesen Angleterre;aussi eut-il, grâce il ce que

j'avaisdit de lui dans ma Logique,deslecteurs et des

admirateursparmiles penseursdece paysà une époqueoùsonnomn'était pas encoreen Francesorti de l'obs-curité.Il était si inconnuet si peu appréciéà l'époqueoù j'écrivisma Logique,qu'il était bieninutile decriti-

querlespointsfaiblesdosesdoctrines;aucontrairec'était

undevoirde faireconnaitreautant quepossibleles im-

portantsservicesqu'il rendaità la philosophie.Cepen-

dant,aumomentoùnousétionsarrivés,il n'en étaitplusde même.Le nomde Comteétait enfinuniversellement

connu, l'on savaitpresquepartout en quoi consistent

Page 272: Mes Memoires

ÉDITIONSPOPULAIRESDEMESÉCRITS 265

sesdoctrines.Poursesamiscommepoursesadversaires.Comte avaitpris sa place.Il était devenul'une des plus

grandes figuresde la philosophiecontemporaine.La

partie la plus saine de sesspéculationsphilosophiquesa fait de grandesconquêtesparmi lesesprits que leur

cultureet leurs tendancesrendaientpropresà les rece-

voir.Sous le couvertdoces doctrines,d'autres moins

bonnes,auxquellesil a donnédes développementset fait

desadditions considérablesdansses derniersécrits,ont

aussi fait du chemin;ellesont des adhérentsactifs et

enthousiastesparmilespersonnesd'unmérite éminent,soit en Angleterre,soit en France, soit dans d'autres

pays.Pour cesraisons, non-seulementilétait désirable

quequelqu'unentreprîtla tâchede critiquerles théories

de Comte,pour séparerle bondu mauvais,mais il sem-

blait que cefût pour moiune obligationparticulière et

spécialede m'encharger.Je laremplisenpubliantdeux

essaisdans laRevuede Westminster,queje réimprimai

en\inpQi\l\o\\imçititit\i\{sAugusteCommette PosiUvisme.

Les écritsque je viensde mentionner,quelques arti-

cles que je n'ai pasjugésdignesd'êtreconservés,voilà

tout ce qui est sorti de ma plume pendantles années

écouléesde 1859 à 1865. Au commencementde cette

dernière année,pour satisfaireun désir que m'avaient

souventexprimédesouvriers,je publiaiune éditionpo-

pulaire de ceuxde mesécrits quimesemblaientleplus

propres à trouver des lecteursparmi les classes labo.

rieuses, cesont les Principesd'Economiepolitique, laLibertéet le Gouvernementreprésentatif.Je faisaislàun

sacrificeconsidérablede mesintérêtspécuniaires,sur-

Page 273: Mes Memoires

S0O MÉMOIRES

toutparcequeje renonçaisàtoutespoirdetirer unprofitdes éditionsà bonmarché.Je m'assurai auprèsdesédi-

téurs duprixleplusbasauquelilstrouveraientune rému-

nérationsuffisante,d'aprèslesrégiesordinairesd'unpar-

tageégaldesprofitsentreeuxet moi; puisj'abandonnailamoitiéquimerevenaitafinde leur permettred'établir

un prix encore plus bas. Je dois dire â l'honneur de

MM.Lorigmanqu'ils décidèrentspontanémentqu'aprèsun certain nombre d'années, le droit d'auteur et lesclichésdeviendraientmapropriété,et qu'aprèsqu'uncer-tain nombred'exemplairesauraientété vendus,je rece-vraisune moitiédu profit.Cenombred'exemplairesqui,pourl'Economiepolitique,s'élevaità dixmille,a été dé-

passédepuisquelquetemps, et les éditionspopulairesontcommencéà me donnerunprofit, faible à la vérité,mais inattendu,quoiquebienloin de compenserla dimi-nution deceuxqueje tiraisdeséditionsdebibliothèque.

J'arrive maintenantà l'époqueou monexistence,tran-

quilleet retiréed'auteurfitplaceâdes occupationsmoins

conformesà mesgoûts,cellesde membrede la chambre

des communes.La propositionqui me fut faite par

quelquesélecteurs de Westminster»au commencement

de1865, n'en fitpas naître l'idéedansmonesprit pour.lapremièrefois.Ce nefut pas mêmela première offre

dece genre que j'eussereçue. Plus de dixans aupara-

vant, à la suitede lapublicationdemesvuessur laques-tion de la propriétéfoncièreen Irlande,MM.Lucaset

Duflym'offrirentau nomduparti avancédel'Irlande,de

mefaire entrer au parlementcommereprésentantd'un

comtéirlandais,ce qui leur eutété facile.Maisl'incoin*

Page 274: Mes Memoires

MACARRIÈREPARLEMENTAIHE «207

palibilité d'un siège dansle parlementavecla charge

queje remplissaisdansla CompagniedesIndes,ro'em-'

pochade donner suite à cette proposition.Quandj'eus

quitté la Compagnie,quelquesamisauraientbienvoulumevoirsiégerau parlement,maisil ne mesemblaitpas

.quecette idéedot jamais se réaliser.J'étais convaincu

qu'aucunefractionnombreuseou influented'un corpsélectoralne désiraitêtrereprésentéeparunepersonnede

mesopinions,et qu'unhommesansrelations,sanspopu-laritédans aucunelocalité,qui n'entendaitpas se faire

l'instrumentpassifd'unparti, avaitpeu dechanced'être

élu n'importeoù, si cen'est à forced'argent.Or c'était,et c'estencorema convictionarrêtée,qu'un candidatne

doitpasdépenserun soupour obtenirunechargepubli.

que. Lesdépenseslégitimesd'uneélectionqui ne regar-

dentspécialementaucuncandidatenparticulier,devraient

incomberà titrede dépensed'intérêtpublicsoita l'État

soita la localité.Tout ce que les partisansde chaquecandidatont à fairepourassurer son triomphedans son

collégeélectoral,devraitêtre l'œuvre d'uneagencegra-tuiteoupayéepar dessouscriptionsvolontaires.S'ilcon-

vientà des membresdu corps électoral,ou à d'autres

personnes,dedonnerdel'argent deteurpocheen vuede

faireentrer au parlementpar desmoyenslégitimes,un

hommequ'ils croirontdevoiry être utile,personnen'a

rien à y redire. Maisque la totalité ou une partie des

fraisretombesur lecandidat,c'est unechoseessentiel-

lementmauvaise,parcequ'en définitivecela revient à

l'achatd'un siège àla chambre.Mêmedansla supposi-tionlaplus favorablerelativementauxdépenses,unpeut

Page 275: Mes Memoires

203 MÉMOIRES

légitimementsoupçonnerquecelui quidonne del'argent

pour obtenirunmandatpublic,comptes'en servirpouratteindred'autres buts quele biengénéral. Enoutre, et

cetteconsidérationa la plusgrande importance, l'habi-

tudedefaire supporterpar les candidatsles frais élec-

toraux,privelanationdesservicesquepourraientrendre,au parlement,touteslespersonnesquine peuventou quine veulentpass'exposerà ces lourdesdépenses.Je nodis

pas que, aussilongtempsqu'il n'y aura guère de chance

pour un candidat indépendantd'entrer au parlementsans sesoumettreà cette pratiquevicieuse,il failletou-

jours, au nomde la morale,le condamner pour avoir

dépenséde l'argent,alors mêmequecet argentn'aurait

pasétéemployédirectementouindirectementù corrompreles électeurs.Maispour justifiercette conduite,il faut

qu'il soittrès-certainque lecandidatpeut être plusutile

à ses concitoyensdanste parlementque dans touteautre

voieouverteàses efforts.Hne m'était pas prouvéqueje

pussefaire plus pour l'avancementdes réformes aux.

quellesmes effortsétaient voués sur les bancs de la

chambredes communes,plutôt que dans mon simplerôle d'écrivain..lecomprenaisdoncqueje ne devaispasrechercherune électionau parlement, et encoremoins

dépenserde l'argent poury arriver.

Mais la questionse présentaittout autrementquandungrouped'électeursvenaientmetrouveret m'offrirde

leur propre mouvementde me présenter commeleur

candidat.Si, aprèsun échanged'explications,ils persis-taientdans leurs désirs,connaissantmes opinionset ac-

ceptant les seulesconditionsauxquellesje pouvais en

Page 276: Mes Memoires

MA CAttMfSRtë PARLEMENTAIRE %0

touteconscienceentrerà la chambre,ne me trouvais-je

pasen présenced'unde cesappelsqu'un membrede lacommunautén'a guère le droit de repousserquand ses

concitoyenslelui adressent?J'éprouvaidonc leur réso-

lution par une des explicationsles plus franchesquiaient jamais été donnéesà un corpsélectoral par un

candidat.J'écrivis en réponse h l'offre quim'avait été

laite, une lettre destinéeà la publicité.J'y disaisque jen'avaispersonnellementaucune envied'entrer au par-lement,que selonmoiun candidatne devaitni solliciter

lessuffrages,ni supporterles frais électoraux,et quejene saurais consentira faire ni l'une ni l'autre de ces

deux choses.Je disais en outre que, si j'étais élu, on

n'eût pas à compterque je consacreraismon tempset

mapeine aux intérêtslocaux.Quantà la politiquegéné-rale,je déclaraispéremptoirementceque je pensaissur

un grand nombre de sujets importantssur lesquelson

m'avaitdemandé mes opinions, et comme parmi ces

sujets se trouvait la question desdroits électoraux,jeleur fis savoir, entreautres choses,ma conviction(j'yétaistenu puisquej'ontendais, sij'étais élu, y conformer

mesactes)que lesfemmesavaientle droit d'être repré-sentées dans le parlementsur le même pied que les

hommes. C'étaitsans doute la première foisque cette

doctrines'affirmaitdevantdes électeursanglais.Aussile

succèsde macandidature,aprèsquej'avaissoutenul'idée

de cette réforme, a-t-elle donné l'impulsionau mouve-

ment devenu depuissi vigoureux en faveur du suf-

frage des femmes.Rien, à cette époque, ne semblait

plus improbableque le succès d'un candidat, si l'on

Page 277: Mes Memoires

270 MÉMOIRES

pouvaitm'appelercandidat,qui par ses déclarationset

sa conduitejetaitun défià touteslesnotions de la pra-

tique électorale.Unhommede lettresbien connuavait

dit que teTout-Puissantlui-mêmen'auraitaucunechance

d'êtreélu sur un pareilprogramme.J'y fus rigoureuse-mentfidèle;je ne dépensaipointd'argent et ne briguai

pas lessuffrages.Jeneprispointpartla campagneélec-

torale,si cen'estenvironunesemaineavant lejourde la

nomination.J'assistaialors a quelquesréunionspubli-

ques,oùje formulaimesprincipesetrépondisauxques-tionsque les électeursavaientledroitde mefairepours'éclairer. Nés réponsesfurent aussi claires et aussi

franchesque ma lettre. Sur un point,mesopinionson

matièredereligion,j'annonçaidésledébut queje ne ré.

pondrais à aucunequestion,et mesauditeurs parurent

approuverma détermination.Lafranchiseavec laquelle

je répondisà d'autresquestionsqu'onme posa,me lit

évidemmentplus de bien que mes réponses quelles

qu'ellesfussentn'auraientpu mefairede mal.Parmiles

preuvesque j'en eus, il enestunetropremarquablepourque je la passe sous silence. Dansmon écrit intitulé

Idéessur la réformeparlementaire,j'avaisdit, en termesun peuadoucis,quelesclassesouvrièresde l'Angleterre,bien que différantde cellesde quelquesautres pays, en

ce qu'ellesrougissaientdementir,n'enétaientpasmoins

généralementadonnéesau mensonge.Un adversairere-cueillitce passage,le fitimprimeret afficher.Onme lefitpasserdansune réunion dont lesmembres apparte-naient principalementà ta classeouvrière, et l'on me

demandasi j'avaisen effetécrit etpubliécettephrasé

Page 278: Mes Memoires

MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 371

Oui, répondis-jesur-le-champ.Je n'euspas plutôt lâché

cemot, que la réunion éclataen applaudissementsfré-

nétiques. Il était évident que les ouvriers étaient si

accoutumésà voir l'hommequi brigueleurs suffragesrecourir à l'équivoqueet à des moyensévasifs,que lors-

qu'ils entendirent,au lieude cela, unaveucompletd'un

propos qui leur était désagréable,loin de s'en offenser,ilsen conclurentqu'ils avaientdevanteuxune personneà

laquelleilspouvaientse fier. Jene connaispas d'exemple

plus frappantdu caractère qu'attribuentaux classesou-

vrières ceux qui selon moi lesconnaissentle mieux.Le

moyenle plus sur de gagner leur faveur,c'est d'aller

toutdroitdevantsoi. La droiture faitsur l'espritdu peu*

ple une impressionqui efface de fortes répugnances,tandis que toutes les autresqualitésréunies n'en com-

pensentpasl'absence.Lepremierhommedu peuplequi

parla après cet incident, M. Odger,dit que lesclasses

ouvrièresne demandaientpas qu'onne lesentretint pasde leurs défauts, qu'elles avaientbesoind'amis et non

de flatteurs,et qu'ellesdevaientde la reconnaissanceà

l'hommequel qu'il fût qui leursignalaitles vicesdont,selonlui, ellesavaientbesoinde secorriger. Laréunion

applauditvigoureusementcesparoles.Si j'avais été battu, je n'aurais pourtanteu aucune

raison de regretter l'occasion que l'élection m'avait

donnéede me mettreen contactavecdesgroupes consi-

dérablesde mes concitoyens non-seulementj'y puisaiune nouvellesommed'expérience,maisj'en profitai pour

vulgariserdavantagemesopinionspolitiqueset me faire

connaîtredansdes régionsoùl'onn'avaitjamaisentendu

Page 279: Mes Memoires

S72 MÉMOIRES

prononcer monnom,pour accroître le nombrede mes

lecteurset l'influenceque mes écrits me semblaientde*

voirexercer.Naturellementcesavantagesdevinrentbien

plus grands, lorsqueje fusélu par une majoritédequel-

ques centainesde voixcontre mon compétiteurconser-

vateur, cequi me surprit autantque personne.Je siégeaiau parlementpendantles trois sessionsoù

le bill de Réformefutdiscutéet durant cette périodele

parlement fut monoccupationprincipale, exceptépen.dant les vacances.Je parlais assez souvent; tantôtje

prononçaisdes discourspréparés, tantôt j'improvisais.Maisje ne choisissaispaslesoccasionscommeje l'aurais

fait si mon but principaleut été d'acquérir l'influence

sur leparlement.Quandj'eus gagnéroreillede laCham-

bre, cequi m'arrivaà lasuitedu succèsde mondiscours

sur le billde Réformede M.Gladstone,je melaissaicon-

duire par l'idéequ'il n'y avaitpour moiaucunenécessitéa me mêlerdeschosesqued'autres pouvaientfaireaussi

bien, ou dumoinsassez bien.Commeauparavantj'avaisréservémesforcespour desœuvresquepersonneproba-blementn'aurait entreprises,je n'intervinsà la chambre

que sur des questionsoù la masse du parti libéral,et

mêmela fractionlaplus avancéede ce parti, n'étaitpasdu même avis que moi, ou pouvait en comparaison

paraître indifférente.Plusieursde mesdiscours,surtout

celuiqueje prononçaicontre la propositionpourl'abo-

lition de la peinede mort,et un autre en faveurdudroit

de saisir la propriété d'un ennemi sur des vaisseaux

neutres (droit de visite), étaient en oppositionavecles

idéesqui passaientalorset passentencorepourles opi-

Page 280: Mes Memoires

MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 273

18

nionsdes libérauxavancés.Mesplaidoyersen faveurdes

droits électorauxdes femmeset de la représentationper-sonnelleétaientconsidérésparbeaucoupdegenscommedestraits d'unespritbizarre.biaislegrandprogrèsde ces

opinionsdepuiscetteépoque,et spécialementlaréponse

qu'on a faitedepresquetouteslesparties du royaumeamademandeen faveurdu votedesfemmes,a démontré

l'opportunité de cesdémarcheset transforméen unsuccèspersonnelce qui n'avaitété entreprisque comme

undnvoirenversla moraleet lasociété.Unautredevoir

qui m'incombait,à titre de représentantd'un collège

métropolitain,était d'essayerd'obtenirpourla métropoleungouvernementmunicipal.Maissur cepoint, l'indiffé-

rencede la chambredes communesétait tellequeje ne

trouvaiguèreni secoursni appuidansson enceinte.Sur

cette question,j'étais cependantl'organe d'un groupeactif et intelligenten dehors de la chambre.C'étaitce

groupe, et non moi, qui avaitconçuleplan c'était lui

qui faisaitlapropagande,et quiavaitdressélesprojetsde

loi.Monrôleétait deproposercesloistoutespréparéeset

deles défendrependantle peude tempsqu'il leur serait

donné de rester devant la chambre,non sans prendreune part activeà l'œuvre de la commissiond'enquête,

présidéepar M.Ayrton,qui employala plusgrande par-tiede la sessionde 1866à l'étude de cettequestion. On

peut attribuer avecjustice la situation toutedifférente

où se trouveaujourd'hui(1870)cettequestiona la pré-

paration qu'ellea reçue pendantces années,et qui ne

semblaitpas alors produire beaucoupd'effet.Maisl'on

sait que touteslesquestionsoùdesintérêtsprivéspuis-MOlit

Page 281: Mes Memoires

274 MÉM01HIS8

sants se trouventd'un côté,et le bien public toutseul

de l'autre, ont à traverserune semblable périoded'in-

cubation.

C'estencoreparcequeje pensaisqueje devaisprofiterde ma présenceau parlementpour faire l'œuvre qued'autres ne pouvaientpasou ne voulaientpas faire,que

je crus demon devoirde me mettreen avant pourdé-

fendre le libéralismeavancé,dans des circonstancesoù

le blâmequel'on pouvaitencourirétait de natureà faire

reculer la plupart des libérauxavancés de la chambre.

Le premiervotequeje donnai û la chambre futà l'ap-

pui de l'amendementen faveur de l'Irlande, présentéparun membreirlandaiset pour lequel seulementcinqmembresanglaisou écossaisdonnèrent leur suffrage,le

mien compris les autres quatre étaient MM.Bright,M'Laren,T. B. Polter et fladfield.Le seconddiscours

queje prononçai(1)portaitsur le bill de la prolongationde la suspensionde Yhabeascorpus en Irlande.En dé-

nonçantencetteoccasionlesystèmeque lesAnglaisap-pliquaientau gouvernementde l'Irlande, je ne fisquece

que l'opiniongénéraleenAngleterretrouve aujourd'hui

qu'il était à proposde faire.Mais la haine contre le Fé-

nianismeétait alorsdanstoute son ardeur. 11suffisaitde

combattrecequelesFéniansattaquaientpour avoirl'air

de faireleur apologie.Jefussi malreçu par la chambre,

queplus d'un de mesamisme conseilla,et monsenti-

1.L.epremieravaitétéunerépliquaûla réponsedeM.LowedM.Brightà proposdubillde la pestebovine.Onpensau cetteépoquequemondiscoursavaitservià faire«carterunemesuredugouvernementquiauraitfaitbénéficierles propriétairesd'unedoubleindemnité,puisqu'ilsse trouvaientdéjà indemnisésdelapertede leurbétail,parlaplusvaluede cequi leurenrestai;.

Page 282: Mes Memoires

MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 275

nient s'accordaitavecle leur, d'attendre,avantde re-

prendre la parole, l'occasion favorableque devaitme

fournir le premiergrand débatsur le bill de Réforme.Pendant ce tempsde silence,il yeutbeaucoupde mem-bres du parlementqui crurent quej'avaissubiun échecet que je ne les généraisplus. Il se peutque leurs mal-

veillantscommentairesaient, par réaction,contribuéau

succèsde mon discourssur la Réforme.Masituationà

la chambre devintencoremeilleure&la suite de deux

circonstances la première fut undiscoursoù j'insistaisur ta nécessitédepayerla dettenationaleavantque tes

ressources houillèresne fussent épuisées;la seconde,une riposte ironique à quelques meneurs torys quiavaient citétoutau longcontremoicertainspassagesde

mes écrits, et m'avaientdemandédes explicationssur

1 quelquesautres,spécialementsur celuitiré demesCon-

sidérations sur te Gouvernementreprésentatif,oùje di-

saisque le parti conservateurétait,par la loimêmede

sa composition,le parti le plus stupide.Tout ce qu'ils

gagnèrentà attirer ainsi l'attentionsur un passagequi

jusqu'alorsne l'avaitpas éveillée,ce futle sobriquetde

parti slupidequi s'attachaà eux pour longtemps.Je ne

craignaisplus de n'êtrepas écoulé,maisje mebornai

trop, commeje l'aijugédepuis,à ne parlerquedanstesoccasionsoù il mesemblaitque messervicesétaientré-

clamésd'unefaçonspéciale,etje m'abstinsunpeu plus

qu'il n'aurait fallude parler sur les grandesquestions

quidivisentlespartis.A l'exceptiondesquestionsirlan-

daiseset de cellesqui intéressaientlesclassesouvrières,un seul discourssur le bill de Réformede M.Disraeli,

Page 283: Mes Memoires

276 MÉMOIRES

fut toute la part que je pris aux grands et décisifs

débatsde la dernièredes trois sessionsauxquellesj'as-sistai.

J'ai pourtant beaucoupdesatisfactionhreporter mes

regardssur la partquej'ai prise dans la discussiondes

deux ordres de questionsdont je viensde parler.Pour

ce quiestdes classesouvrières,le but principalde mon

discourssur le bill de Réformede M. Gladstoneétait

d'affirmerleur droitau suffrage.Unpeu plus tard,aprèsla démissiondu ministèredeLord ftussell et l'arrivéeau

pouvoird'unministèretory, lesouvriersvoulurenttenir

un meetingà HydePark; la police le leur fermaet la

foulerenversalesgrilles du parc.QuoiqueM. Bealeset

les hommesinfluentsdesclassesouvrièresse fussentre-

tirésen protestantquandcefait se passa, une écliauflbu-

rce eutlieuoù plusieurspersonnesfurentmaltraitéesparla police.L'exaspérationdes ouvriersétait à soncomble.

Ilsvoulaientfaireune autre tentativede réuniondans le

parc,et beaucoup,sansdoute, s'yseraientrendusarmés.Le gouvernementfit des préparatifsmilitairespour ré-

sister on croyaità de gravesévénements.Au moment

critique, je servis,je le crois, a empêcher de grandsmalheurs.J'avaisau parlementpris parti pourles tra-vailleurset vivementblâmé la conduite du gouverne-ment.Je fusinvitéavecplusieursautres membresradi-cauxà une conférenceavec les principauxmembresducomitéde la Liguedela Réforme.Cefut principalementsur moique tombale fardeau d'avoirà leur persuaderd'abandonnerleprojetde la réunion de HydePark et de

tenir leur assembléeailleurs.NiM.Béates,ni lecolonel

Page 284: Mes Memoires

MACARRIÈREPARLEMENTAIRE 277

Dick.-onn'avaient besoinqu'on los persuadât;au con-

traire. Il était évident que ces messieurs avaientdéjàfaittous leurs effortsdansle mêmebut, maissanssuccès

jusque-là. Les ouvriers tenaient a leur projet et ilsétaient si résolus à le suivre que je fus obligéde re-

couriraux grandsmoyens.Je leur dis qu'une démarche

qui ne manqueraitpasd'amenerune collisionavecl'ar-

méenesauraitsejustifier qu'à deuxconditions si l'état

desaffaires était devenutel qu'une révolutionfût dési-

rable, et s'ils se croyaientde forceà en accomplirune.

Devantcet argument,après une longuediscussion,Us

Unirentpar céder,et je pus informerM.Walpolequ'ilsavaientrenoncéà leurs intentions.Je n'oublieraijamaiscombienil fut soulagé,ni l'expressionchaleureusede sa

reconnaissance.Après cette grandeconcessionque les

ouvriersm'avaient accordée,je me sentais lié &donner

satisfactionà la demandequ'ils me firent d'assister à

leur réunion de l'Agricultural-Hall,et d'yparler. C'est

laseule réunionprovoquéepar laLiguede la Réformeà

laquellej'aie assisté. J'avais toujours refusé de faire

partie de la ligue,par la raisonavouéeque je n'accep-taispas sonprogrammedesuffrageuniversel,nile scru-

tin secret.Quantau scrutin secret,j'étaisd'un avistout

opposé,etquantau suffrageuniverselje ne pouvaiscon-

sentirà en arborer le drapeau,mêmequand onme don-

nerait l'assurance qu'on n'entendaitpas en exclureles

femmes;je penseen effetque lorsqu'onne secontente

pasde cequi peut être obtenuimmédiatement,etqu'on

prétend prendre positionsur un principe, ondevrait

aller jusqu'au bout. Si je suis entré dans desdétails

Page 285: Mes Memoires

278 MÉMOIRES

aussiparticuliersc'estqu'en cetteoccasionmaconduite

causaun granddéplaisirauxjournaux toryset à ceux

destories libéraux,quidepuisn'ont cessédem' accuser

de m'clre montredansla viepubliqueimrriodôrôet pas-sionné.Je ne saispascequ'ils attendaientdemoi, mais

ils auraienteulieudese montrerreconnaissantsenvers

moi,s'ilsavaientsu de quoi, selontoute probabilité,jeles avais sauvés.En effet,je ne crois pas qu'un autre

eût puobtenircequej'ai obtenudans cetteconjoncture.Nulleautre personnen'avait, je pense, a ce.moment,l'influencenécessairepour retenir les ouvriers si ce

n'est M.GladstoneetM.Bright,et onne pouvaitse ser-

vir nide l'un ai de l'autre de M.Gladstonepour bien

des raisons, de M. Bright parce qu'il n'était pas à

Londres.

Quelquetempsaprès, lorsque le ministèretory pré-senta un bill pour interdire les réunions publiquesdans les parcs,non-seulementje parlai fortementpourle combattre,mais,commenoustouchionsà la fin de la

session,je parvinsavecquelqueslibéraux avancésà em-

pocherl'adoptiondubill en faisantajournerla discus-

sionde délaiendélai. Il nefut pas représenté.Je me sentais engagéaussi à jouer un rôle décidé

dansles affairesd'Irlande. J'avais été un despremiersdansla députationdesmembresdu parlement,à obtenirde LordDerbyque la vied'un fénianinsurgé,le général

Burke, fût épargnée.La questionde l'Égliseétait priseen mainsi vigoureusementpar les chefsdu partilibéral,dansla sessionde 1868,qu'il n'était pas besoinque jefisseplusque d'y donnerune adhésionénergique.Mais

Page 286: Mes Memoires

MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE T,Q

il s'enfallaitque la questionde lapropriétéfoncièrefût

aussi avancée.La superstition de la grande propriétén'avaitpasencorejusqu'à cejour rencontréd'adversaire,surtoutdans le parlement, et ce qui prouvait a quel

pointcettequestionétait arriérée,au moins dans l'es-

prit dela Chambre,c'étaient les mesuresextrêmement

:moclinesque présentaen 18661eministèrede Lord Rus-

sell, etqui cependantne purent passer.Aproposde ce

bill, je prononçaiun de mes discoursles plus étudiés,oùj'essayaisde poser les principesde laquestion,d'une

façondestinéeinoins à stimuler lesamis, qu'à me con-

cilierlesopposantset à les convaincre.Laquestionde la

Reformeparlementairequi absorbaittoute l'attention

empêchal'adoptionde ce bill, commeaussid'un bill du

mêmegenre que proposa ensuitele ministère de Lord

Derby.Ces billsne dépassèrent pas lasecondelecture.

En attendant, lessignesdu mécontentementde l'Irlande

s'accentuaientdavantage; la demanded'une séparation

complètede l'Irlande et de la Grande-Bretagneprenaitun caractèremenaçant,et il y avaitpeu degens quine

pensassentques'il existaitencorequelque chancede ré-

concilierl'Irlandeavec l'union britannique,elle ne pou-vaitsetrouverquedans l'adoptionde mesuresbeaucoup

plusradicalesdans lesrelations territorialeset sociales

du pays,que toutes celles qu'on avaitencorevues. Le

tempsme semblaitvenu où il seraitutilede dire toute

mapensée;etj'écrivis mabrochureL'Angleterreet i'/r-

lande,queje composaipendantl'hiverde 1867et queje

publiai peuavantl'ouverturedela sessionde 4868. Les

principauxpointsde cet écrit étaientd'unepart une dis-

Page 287: Mes Memoires

280 MÉMOIRES

cussiontendantàmontrerqu'uneséparationn'étaitdési-

rable nipour l'Angleterreni pour l'Irlande, et d'autre.

part, une propositionde résoudrelaquestionde la pro.

priété foncièreeu*donnantaux fermiers actuelsune

ferme permanenteavecune renteemphytéotiqueà éta.

blir4'aprèsuneenquêtefaitepar l'État.

Mabrochuren'eut pas de succès,si ce n'esten Ir-

lande,ceque je n'espéraispas. Maispuisqu'il n'y avait

pas demesuremoinsavancéequecelleque jeproposaisquipût fairepleinejusticeà l'Irlande,ou offrirune es-

pérancede ramenerlamassedu peupleirlandais,c'étaitt

pour moiundevoirurgentde présenterla mienne.D'ail-

leurs, s'il yavaitunprocédémoinsradical quiméritai

d'êtremisàfessai,Je savaisbienqu'enproposantquelquechosequiparaîtraitextrême,je prenaisle vrai moyennon

d'empêchermaisde faciliterl'expérienced'une mesure

plus modérée.Il est fort peu probablequ'une mesure

qui accordeautant auxfermiersdela propriété en Ir-

lande,que le billde M.Gladstone,eûtété proposéeparun gouvernement,ouadoptépar unparlement, si l'onn'avaitpas faitvoir au publicbritannique qu'uneme-sure bien plusénergiquepourraitrencontrer des cir-

constancesfavorables,et peut-êtreun parti toutformé

pour le prendreen main.C'est le caractère du peuple

anglais,ouaumoinsdesclassessupérieureset moyennes

qui passentpour le représenter, que pour l'engagerà approuverun changement,il est nécessairede le lui

montrercommeune solutionmodérée.Tout projetleur

parait extrêmeet violenttant qu'ilsn'entendent point

parler d'un autre projetallantencoreplus loin,sur le-

Page 288: Mes Memoires

MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 281

quelils puissentdéchargerleur antipathiepour lesme-

sures extrêmes.Il en fut ainsi dans l'occasiondont jeparle;mapropositionfutcondamnée,maistout projet deréformede la propriétéfoncièreen Irlandequi n'allait

passi loinque le mienparaissaitmodéréen comparai-son.Je feruiobserverque les attaquesdontmon projeta été l'objet,n'en donnentd'ordinairequ'une idée très-

inexacte.En général on le combatiaitcommesi j'avais

proposéquel'État achetâtla terreetdevintpropriétaireuniversel.Enréalité l'État devaitseulementoffrirà cha-

que propriétairele choixà son gré entredeuxalterna-

tives,oude vendre sondomaineou de le garder en se

soumettantà de nouvellesconditions.Je prévoyaisbien

que la plupartdes grandspropriétairescontinueraientà

préférer la situation de possesseursdu sol à cellede

rentiers de l'État, et conserveraientleurs rapportsavectoursfermiers,souventà desconditionsplus douces

que celtesdes grossesrentessurlesquellesauraient été

baséeslescompensationsdonnéespar l'État. Je fournis

cetteexplicationavecbiend'autresdansundiscours sur

l'Irlande,au cours d'undébatausujetde la propositionde M. Maguire au début de la sessionde 4868. Un

compterendu corrigé de ce discours,joint à mon dis-

courssur lebill deM.Fortcscue,a étépubliéen Irlande,

nonpar moi,maisavecmapermission.Cefutàmoiquerevint!'obligationderemplirun devoit

d'un genreplus sérieux,tant auseinduparlementqu'audehors.Destroublesavaientéclatéà laJamaïque,provo-

quésdansl'origineparl'injustice;la rageet la peurlesprésenlèrentenlesexagérantcommeunerévoltepréméditée.

Page 289: Mes Memoires

282 MÉMOIRES

Onseservitde cemotifoudecetteexcusepour fairepérir,des centainesde personnesinnocentespar l'emploide la

forcemilitaire,oupardesarrêts d'une espèce de tribu-

nauxqu'onappelaitcoursmartiales;et lesexécutionsdu«

raient encoreplusieurssemainesaprès que ces troubles

d'un instant avaientété réprimés. D'autres atrocités

avaientétécommises,despropriétésdétruites,des femmes

fouettéesaussibienque deshommes,partout où s'était

exercéecettebrutalitéqui règnegénéralementquandla

soldatesquenst déchaînée.Lescriminelsauteurs de ces

attentatstrouvaienten Angleterredes défenseurs et des

applaudissementschezla mêmeespècede gensqui avait

si longtempssoutenulacausede l'esclavagedesnoirs. On

put croireun momentque la nation anglaise aurait le

malheurdelaisserpasser,sansmêmeprotester, desexcès

d'autoritétout aussirévoltantsque ceuxpour lesquelsles

Anglaistémoignenttantd'horreur, et qu'ils ne sauraient

flétrirentermesassezforts,quandilssont l'œuvred'agentsdes gouvernementsétrangers.Toutefois, après quelquetemps,un sentimentd'indignations'éveilla.Uneassocia.tion volontaires'organisasous lenom de Comitéde la

Jamaïquepourexaminerl'affaireet agir en conséquence.De toutes les partiesdu pays,des adhésionsarrivèrent

au comité.J'étais à l'étrangeren ce moment, mais dés

que j'appris la formationde cecomité,j'y envoyaimon

adhésion,et dèsmonrelour,jeprisunepart activeà toutessesdémarches.Il yavaitbienplus à faire que d'obtenir

justicepourlesnoirs,quelqueimpérieuxque fûtce devoir.

Il fallaitsavoirsi lescoloniesanglaiseset peut-être aussi,

à l'occasion,la Grande-Bretagnepasseraient du régime

Page 290: Mes Memoires

MA CARMÊRB PARLEMENTAIRE 283

deslois sousceluide l'arbitrairemilitaire,si la vieet la

personned'un sujetanglaisétait à la merci de deuxou

trois officiersnovices,ignorants, insouciantsou cruels,aveclesquelsun gouverneuréperduprendraitsur lui de

former une cour martiale. Cettequestion ne pouvaitêtre tranchéeque par les tribunaux.Le comitédécida

de les saisirde la question.Cettedéterminationamena

un changementdans le bureau du comité. Le prési-dent, M.CharlesBuxton,sans trouverinjuste la pour-suitequenousallionsdirigercontre le gouverneurEyreet ses principauxsubordonnésde la cour martiale,quil'avaientassistédans les arrêtsrendus à la Jamaïque,la.

jugeait inopportune.Quandune.assembléegénérale de

l'associationà laquelleassistaientun grand nombre de

membreseut décidélaquestioncontrelui, M. Buxtonse

relira ducomité, sans déserterla cause, et je fus, sans

m'y attendrele moinsdu monde,proposépour la prési-denceet élu. C'était doncmondevoirde représenter le

comitédansla chambre, tantôten posantdes questionsau gouvernement,tantôt enessuyantdes questionsplusoumoinsprovoquantesquedes membresdu parlementm'adressaientà moi-même;maisce fut surtout comme

orateurdansle débat importantqui futsoulevépendantlasessionde 1866par M.Buxton.Lediscoursqueje pro-

nonçai en cette occasionest selonmoile meilleur que

j'ai prononcéau parlement(1).Pendantplus de deux

1. Parmilesmembresles plusactifsdu comitése trouvaientM.P. A.Taylor,membreduparlement,toujoursfidèleet éner-giquechaquefoisqu'ilfallaitsoutenirlesprincipesdelaliberté,M.GoldwinSmith.FrédérickHarrisoit.Slack,Chamerovzow,ShacnetChesson,secrétairehonorairedel'association.

Page 291: Mes Memoires

284 MÉMOIRES

ans, noussoutinmeslalutte,entrantdans touteslesvoies

légalesqui nous étaientouvertes,sans oublierlescours

criminelles.Untribunaldel'un descomtéstorysd'Angle-tërre nousdébouta.Nousfûmesplusheureuxdevanttes

magistratsde BowStreet; cequi fournitau Chief-juslicedu Itancde la Reine,SirAlexanderCockburn,l'occasion

îleprononcerson fameuxarrêt, qui fixalajurisprudenceen faveurde la liberté,autantqu'ilestd'un arrêt decourde le faire.Maislàfinitnotresuccès, car le Grand-juryd'OldBaileyen rejetantnotrerequête empêchale juge-mentde l'affaire.Ilétaitévidentquelesclassesmoyennes

d'Angleterrene voyaientpasde bonœil traînerau banc

des accusésdevantune cour criminelle,des fonction-

naires anglais pour rendre compte d'abus de pouvoirenversdesnègresetdesmulâtres.Cependantnousavions,autant qu'il était en notrepouvoir,relevé l'honneurde

notre paysen montrantqu'ily avait toujoursdes per-sonnesdécidéesà user de tous les moyenslégauxpourobtenirjusticeen faveurd'unepartie lésée. Nousavions

obtenudela plusgrandeautoritédejusticecriminelledu

paysune déclarationsolennelleque la loi était bientelle

que nousl'interprétions,etnousavionsdonnéunsérieuxavertissementà ceuxqui pourraientêtre tentésde com-

mettre par la suite lemêmecrime.Ilssaventmaintenant

que s'ils échappentà la condamnationd'un tribunalcri-

minel, ils ne sauraientéviter les peines qu'il faut se

donnerni les dépensesqu'ilfaut fairepour y échapper.Les gouverneursdescoloniesetles agents du gouverne-ment ontde sérieusesraisons,de ne point se porter àl'avenir à cesextrémités.

Page 292: Mes Memoires

MA carrière: parlementaire m

Je garde, commeobjetsde curiosité,quelqueséchan-tillonsde lettresinjurieuses,presquetoutesanonymes,

queje reçuspendantquenouspoursuivonsnosdémar-che».Ce sont des preuvesdela sympathiede la partiebrutaledupayspourlescruautésde la Jamaïque.Unytrouverait toute une gamme allant depuisles plaisan-teriesgrossièreset lescaricaturesjusqu'à des menacesd'assassinat.

Parmilesautresquestionsimportantesoùj'ai jouéun

rôleactif,maisqui intéressèrentpeule public, il en estdeuxquiméritentd'êtrecitées.Je mejoignisà plusieurslibérauxindépendantspour fairerejeterlebilld'extradi-

tionprésentéà la finmêmedela sessionde1866. Cebill

n'autorisaitpas ouvertementl'extradictionpourdesdélits

politiques,mais il permettaitd'extrader des réfugiés

poliliques,s'ilsétaientaccusésparungouvernementétran-

gerd'actesquisont lesincidentsinévitablesde touteten-

talivcinsurrectionnelle,pour êtrejugéspar lestribunaux

dugouvernementcontrelequelils s'étaientrévoltés.Une

telleconcessionrendaitlegouvernementanglaiscomplicedesvengeancesdesgouvernementsdespotiquesétrangers.L'échecde cettepropositionamenala nominationd'une

commission,dontje fis partie, pourexaminerdansson

ensemblela questiondestraitésd'extraditionet en faire

un rapport. Nos travauxaboutirent a une loi qui fut

adoptéepar le parlementa une époqueoù j'avaiscessé

d'enfairepartie,d'aprèslaquelletoutréfugiédontl'extra-

ditionest demandéea le droitde sefaireentendredevant

une couranglaiseet d'yprouverque le délit dont il est

accuséest réellementpolitique.La causede la libertéen1

Page 293: Mes Memoires

«286 MÉMO1HES

Europefut ainsisauvéed'ungranddésastreetnotre paysd'une grande iniquité.L'autre questionest cellepour

laquelle un groupede libérauxavancés engagèrent la

luttependant lasessionde 1808, à proposdu bill sur

lacorruption électoraleprésenté par le ministère de

M.Disraeli.J'y jouaiun rôle actif.J'avaispris les avisde

plusieurs personnesqui avaientétudié avecle plus de

soin les détailsdecettequestion,à savoirdeMM.W. D.

Christie,le sergentPullinget Chadwick.J'y avais moi-

mêmebeaucoupréfléchi,et jevoulaisprésenterdesamen-

dementset desclausesadditionnellespour rendre le bill

aussi efficacecontreles différentsgenresde corruption,directeou indirecte,quipourraient,on avaitde bonnes

raisonsde le craindre,augmenterau lieude décroîtrepar

l'applicationde laloi de réforme. Nous voulionsaussi

gretter sur le billdes mesures tendant à diminuer le

fâcheuxfardeaudecequ'onappellefrais électorauxlégi-times.Parmi nosnombreuxamendementsétait celui de

M.Fawcett pourfairepayer les dépensesdu returning

officcryarle budgetlocalau lieudescandidats.Unautre

tendait à supprimerlesagentsélectorauxsalariés,et àenréduirele nombreà un par candidat.Untroisièmerécla-

mait de nouvellesprécautionset des pénalitéscontre la

corruptiondanslesélectionsmunicipales,qui sont aux

yeuxde tout lemonde,non-seulementune écoleoù l'on

apprend à manierlacorruptionpour les électionsparle-mentaires, maisqui serventà la couvrir. Toutefoisle

ministèreconservateur,quandil eutune foisfaitpasserdesprincipalesdispositionsdesonbiltcn faveurdesquelles

j'avais parléet volé,à savoirle transfertdela juridiction

Page 294: Mes Memoires

MACARRIÈREPARLEMENTAIRE387de la chambreàuntribunal,pourlesmatièresélectorales,résista à touteautre amélioration,et aprèsquel'unedes

propositionslesplus importantes,cellede M.Fawcett,eut obtenula majorité,Hrassemblatoutesses forcesetla fit rejeter à la lecturesuivante.Le parti libéral àla

chambresecouvritdehonte par la conduited'un grandnombredesesmembres,quin'aidèrenten riennosefforts

pour obtenirlesconditionsnécessairesde la sincéritédela représentationdu peuple. Avecla grande majoritédont ils disposaientà la chambre ils auraient pu faire

passer tous les amendementsou de meilleurs s'ils en

avaienteu à proposer.Maisnous étionsh la finde la

session; lesmembresduparlementbrûlaientd'aller pré.

parer lesélectionsgénérales.Quelques-uns,Sir Robert

Anstrutherpar exemple,s'honorèrent de rester à leur

poste,quoique leursrivaux se fussent déjàmis à solli-

citerles électeursde leurs collèges;mais un bien plus

grand nombre placèrent leurs intérêts électorauxau.

dessusdeleur devoirpublic.Beaucoupde libérauxregar-daient avecindifférenceune législationsur lit corrup-tion électorale ils n'y voyaientqu'une propositionquidétournaitl'attentiondela questiondu scrutinsecret, où

parune erreurquel'événement,je crois, fera compren.

dre, ilsvoyaientunremèdesuffisantet leseulapplicable.Pourcesraisons,notrelutte, bienquesoutenueavecune

grande vigueurpendant plusieursnuits, n'eut aucun

succès,et lesmauvaisespratiquesquenouscherchions&

rendreplusdifficiles,régnèrentplusquejamais pendantles électionsgénéralesqui se firentsous l'empire dela

nouvelleloi.

Page 295: Mes Memoires

288 MÉMOIRES

Lapart queje prisà la discussiongénéraledubillderéformede M.Disraeli,se bornaà prononcerlediscours

quej'ai déjàmentionné.Maisje prisl'occasionde cebill

pour proposerformellementà la chambreetà lanationles deux grandesréformesqui restent encore a tairedans le gouvernementreprésentatif.L'une, la représen-tation personnelle, ou commeon l'appelle avectoutautant de justesse,la représentationproportionnelle.Jesoumis cette réformeli l'examende lachambredansun

discoursoùj'exposaiseljctléfendnislesyslémedcM.Hare;

plus tardj'appuyaiactivementla mesure très-imparfaite

qu'au lieudecesystèmeleparlementfutamenéà adopter

pour un petit nombredecollèges.Cemisérableexpédientne se recommandaitguèreque parcequ'il étaitun aveudu malauquelil portait un si piètre remède.Tel qu'ilétaitpourtantil futen butteauxmêmessopltismes,et on

pouvaitle défendreau nomdesmêmesprincipes,comme

une mesureréellementbonne.L'adoptiondecettemesure

pour un petitnombred'électionsparlementaires,comme

aussi l'établissementdu votecumulatifdans lesélections

du conseildes écolesprimairesde Londres,ont eu un

boneffet.La questionde l'égalitédes droitsdetous les

électeursà unepart proportionnelledans la représenta-

tion, estpasséede larégionde la discussionthéoriqueàceluide la politiquepratique, plus tôt qu'ellene l'aurait

pu sanscetteexpérience.Onne sauraitfairehonneurà {'affirmationdemesopi-

nions sur la représentationpersonnelled'aucunrésultat

pratiqueconsidérableouapparent.11n'enfutpasdemême

pour l'autrepropositionqueje fissous formed'un amen-

Page 296: Mes Memoires

MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 589

19

1. En comptant, dit le texte, les pairs et tes te Uns. Le pair estun membre qui ne pouvant, ù cause de quelque affaire, prendropart au vote, convient avec un membre du parti contraire d'un

arrangement qui entraîne l'abstention de ce dernier, et affaiblit

d'une égale quantité les chiffre des votants pour et contre. Les

icllers sont les membres, au nombre de deux, pris dans cunquu

parti, qui comptent les voles, au moment de la division. C'iVa<<.),4a

dénient au bill deréforme, et qui fut le service public le

plus important et peut-être le seul vraiment important

que j'aie rendu en qualité de membre du parlement. Jedemandniqu'on effaçâtlesmots qu'on pouvait interprétercomme restreignant la franchisa électorale aux mâles,

ce qui revenait a. admettre au suffrage les femmes qui, àtitre de clicl"de maison ou autrement, possédaient les

conditionsrequises des électeurs mâles.Pour les femmes

ne pas réclamer le suffrage au moment où on étendait

grandement la franchise électorale, c'eût été y renoncor

tout à fait. Unmouvement sur cette question avait com-

mencé enl8G6, quand je présentai une pétition enfaveur

du suffragedes femmes signée par un nombre considé-

rable de femmesdistinguées. Mais il n'était pas certain

que cette proposition obtint dans la Chambre plus que

quelques voixperdues et quand, après un débat où les

défenseursde l'opinion contraire avaient été d'une fai-

blesse insigne, les votes en faveur de ma propositions'élevèrent à 73, et même à plus de 80 (1), la surprise

fut générale,et l'encouragement qui en résulta, considé-

rable, d'autant plus grand que M.Brightse trouvait au

nombre de ceuxqui avaient votépour, ce qui ne pouvait

provenirque de l'impression produite sur lui par lesdé.

bats, puisqu'il n'avait pas caché auparavant qu'il ne me

prêterait pas son concours

Page 297: Mes Memoires

290 MÉMOIRES

J'ai mentionna,je crois,tout cequivautla peined'être

racontédansmesactesa la chambre;maiscetteénumé-©ration,fût-ellecomplète,ne donneraitqu'uneidéeimpar-faitede mesoccupationsdurant cettepériode, et d'une

manièrespécialedu temps qu'absorbaitma correspon-dance.Pendantplusieursannées avantmon électionau

parlement,je n'avaiscessé de recevoirdes lettresd'é-

trangers, la plupart adresséesau philosophe; on m'y

proposaitdes difficultésou l'on me communiquaitdes

idéessur desquestionsqui se rattachentà la logiqueou

à l'économiepolitique.Commetous ceux, je crois, quiontun nom en économiepolitique, j'étais accablede

théoriessuperficielleset de propositionsabsurdes,car il

y a toujoursdesgensquipossèdentunmoyende donner

à tout le mondele bien-êtreet le bonheur, par quelque

ingénieuseréorganisationde la circulation.Quand les

auteurs deslettresmedonnaientdessignesd'une intelli.

gencesuffisantepourqu'ilvalût la peined'essayerde les

remettredans lebon chemin,je tachaisde leur montrer

leurserreurs.Celadurajusqu'au momentoù le dévelop-

pement croissant de ma correspondancem'obligea à

m'endébarrasseravecde courtesréponses.Toutefois,un

grandnombre de communicationsqui m'étaient adres-

séesméritaientplusd'attention,quelques-unesme signa-laient dans mes écrits des erreurs de détails, et me

mettaientà même de les corriger.Cegenre de corres-

pondancese multiplianaturellementà mesure que se

multipliaientles sujets sur lesquelsj'écrivais, surtout

ceuxqui touchaientà lamétaphysique.Maisquand j'en-trai au parlement,je commençaià recevoir des lettres

Page 298: Mes Memoires

MA CAlUUIittK PAULICMENTAlRt; 291

sur des peines privées et sur tous les sujets imaginablesen rapport avecles affairespubliques de tout genre, bien

que rien noles rattachât à mes connaissances ou à mes

occupations. Cen'étaient pas mesélecteursdeWestminster

qui m'imposaient ce fardeau ils observaient avec une

remarquable fidélité les conditions au prix desquelles

j'avais consenti à les représenter. Je recevais même de

temps en temps des demandes de quelque candide jeunehomme pour lui faire obtenir un petit emploi du gou-

vernement mais il y avait peu de lettres de ce genre,et ce qui prouvecombien ceux qui les écrivaient étaient

simples et ignorants, c'est que les demandes m'arrivaicnt

en égale proportion quelque parti qui lui au pouvoir. Je

répondais invariablement qu'il était contraire aux prin-

cipes sur lesquels j'avais été élu, de solliciter des laveurs

d'iiucun gouvernement. Mais en somme il n'est pas une

partie du pays qui m'ait donné moins de peine que mon

collège. Néanmoins le volume de ma correspondance

grossit au point de devenir un fardeau accablant.

· · · 1 · · · 1 1 1 1 v · · 1 ·1 1 · Y

Tant que je fus membre du parlement, je me trouvais

inévitablement réduit à ne travailler àmes ouvrages que

pendant les vacances. Pendant cette période, j'écrivis

outre ma brochure sur l'Irlande, que j'ai déjà citée, mon

essai sur Platon, publié dans la Revue d'Edimbourg et

réimprime dans le troisième volume de mesDisserlaliom

3t discussions; enfin le discours que suivant l'usage je

prononçai à l'université de Saint-Andrew's, dont les étu-

diants m'avaient fait l'honneur de m'élire recteur. Dans

ce discours, j'exprimais beaucoup d'idées et d'opinions

Page 299: Mes Memoires

MÉMOIRES202

qui s'étaient accumuléesdans monesprit et relativement

aux diverses études qui constituent une éducation libé-

rale, à leurs usages, à l'influence qu'elles exercent, et

à la manièrede les diriger si l'on veut rendre leur in-

fluenceplus profitable. J'y affirmais la suprême impor-tanceau point devue de l'éducationdes anciennes études

classiques et des nouvelles études scientifiques par des

raisons plus fortes que celles dont se servent la plupartde leurs défenseurs. Je faisais sentir que c'est unique-ment l'inefficacité et la sottise de l'enseignnmmit habituel

qui font regarder coj études comme rivales au lieu de

n'y voir que des alliées. Par cette argumentation, it me

semble, non-seulement j'aidais et je stimulais le progrès

qui a heureusement pris son essor dans les institutions

nationales d'éducation supérieure, mais je propageais des

idées plus justes sur les conditions de la plus haute cul-

ture de l'esprit que celles que nous rencontrons même

chez les hommes d'une éducation supérieureA la même époque, je commençai un travail que j'a-

chevai dés que je ne fus plus membre du parlement,c'était pour moi l'accomplissement d'un devoir envers la

philosophie aussi bien qu'envers la mémoire de mon

père. Je préparai et je publiai une édition de l'Analysedes pliénomènes de l'esprit humain de mon père à la.

quelle j'ajoutai des notes qui portaient les doctrines de

cet admirable ouvrage au niveau des plus récents pro-

grès de la science de la philosophie. Cette édition fut

l'œuvre de plusieurs personnes. La partie psychologiquefut traitée à peu prés par égale part par M. Bain et par

moi M. Grole fournit des notes précieuses sur desques:

Page 300: Mes Memoires

APEUÇU I)U RESTE DE MA VIE 293

tions d'histoire do la philosophie que le texte soulevait

parfois enfin M. Andrew Findlater combla les lacunes^du livre qui provenaient de l'imperfection des connais-'

sanecs philologiques à l'époque où le livre fut écrit. L'A-*

nalysc avait paru il une époque où le courant mélaphysi-.

que se portait dans une direction opposée a cellede la

psychologie de l'expérience et de l'association; aussi

n'avait-elle pas obtenu tout le succès qu'elle méritait,

bien qu'ello n'eût pas laissé de faire une profonde im-

pression sur bon nombre d'esprits elle avait puissam-ment contribué par leur action à créer pour la psycho-

logie associalioniste l'atmosphère favorable dont nous

profilons aujourd'hui. Admirablementpropre à servir de

manuel de la métaphysique cxpérimentaliste, elle n'avait

besoin que d'être enrichie dans quelques parties, cor-

rigée par les résultats des travaux plus récents de la

même école philosophique, pour tenir, comme on le

voitaujourd'hui, à côté des traitésdeM. Bain, la première

place à la tête des ouvrages dogmatiques sur la psycho-

logie analytique.Dans l'automne de 4808, le Parlement qui avait volé

la loi de la Réforme fut dissous, et aux élections je fus

battu dans le collège de Westminster. Je n'en fus pas

surpris, mes principaux partisans ne le furent pas non

plus, quoique pendant les quelques jours qui précédè-rent l'élection, ils fussent plusconfiants qu'auparavant.Mon échec n'a pas besoin d'explication ce qui piquela curiosité, c'est que j'aie pu étre élu la première fois,ou qu'après avoir été élu unefois, j'aie été battu ensuite.

Il faut dire que les efforts qu'on fit pour me battre furen

Page 301: Mes Memoires

MÉMOIRES294

plusgrandsla secondefois que la première.D'abordle

ministère tory avait à combattrepour sonexistence,etle succèspartout oùil y avaitlutte était pourlui d'une

grande importance.Ensuite toutes tes personnesquiavaientdes sentimentsaristocratiquesétaientbien plus

aigris contremoipersonnellementque la première fois.

Biendes gensqui m'avaientd'abord été favorables,mi

qui s'étaientmontrés indifférents,étaient devenusde

violentsadversairesdema réélection.Commej'avais mon'tré dans mesécrits politiquesque je n'ignoraispasles

pointsfaiblesdes opinionsdémocratiques,quelquescon-

servateurs,parait-il, s'étaientflattés de trouveren moiun adversairede ladémocratie.Dece quej'étaiscapable

d'envisagerlaquestiondu pointde vue conservateur,ils

auguraientqu'à leurexempleje serais incapabled'aper-cevoir l'autrecôté. S'ils avaientbien lu mesécrits, ils

auraient su qu'après avoir reconnu toutelavateurdes

argumentssérieuxqu'on dirigecontre la démocratie,jeme prononçaissans hésiterensa faveur, touten deman-dant qu'ellelût pourvued'institutionsenharmonieavec

son principeet combinéespouren prévenirlesdésavan-

tages. Aunombredeces remèdesétait la représentation

proportionnelle,et surcepointil n'yeut guèrede conser-vateurquimeprctiUsonconcours.Certainstory&auraientaussi fondéquelque espérance sur l'approbationquej'avais donnéeau principedu vote multiple,sous cer-

tainesconditions ilsauraientsupposéque Vidéequi se

retrouvaitdansune desrésolutionsque M.Disraelipro-

posaà la Chambre,idéequi ne rencontrapasde faveur,et sur laquelleil n'insistapis, pouvaitavoirété inspirée

Page 302: Mes Memoires

APERÇU DU REST15DE MA <VŒ m

par ce que j'avais écrit sur cette question. Si celaest

vrai,on oubliaitquej'avaismis pour conditionexpresseauvotemultiple,quele privilègede cevoleserait accordé

a l'éducation nona la propriété,et que mêmesoustaformeque j'acceptais,je n'approuvaisla pluralitédes

votes que dans l'hypothèse(tu suffrageuniversel.On

verra,si Tonpouvaiten douter,à quelpoint le principede la pluralité desvotesestinadmissiblesousle régime

inaugurépar la loide Réformequi régit l'Angleterre,si

l'onconsidèrecombienpeu lesclassesouvrièrespèsentdansnosélections,mêmesousla loi qui n'accordepas

plusde votesà un électeurqu'à un autre.

Enmêmetempsqueje m'étaisrenduplusodieuxaux

intérêtsaristocratiqueset a beaucoupde conservateurs

libéraux,que je ne l'étaisauparavant,ma lignedecon-

duiteau parlementn'était pas de nature à rendrela

massedes libérauxbien ardenteà mesoutenir.J'ai déjàdit que lesoccasionsoùje m'étaisle plusmontré,nais-

saientsurtout desquestionssur lesquellesje meséparaisdelamajoritédupartilibéral,ou dontellesesouciaitfort

peu, et que le nombreétait petit de cellesou macon-

duiteavait pu leurfaireattacherdu prixà m'avoirpour

organede leurs opinions.J'avaisen outre faitdeschoses

qui avaientéveilléchez beaucoupde gens un préjugé

personnelcontre moi.Plusieurss'étaient offensésdece

qu'ils appelaient la persécutionde M.Evre.Je commisun bien plus grandcrimequandje souscrivispourlesfraisde l'électionde M.Bradlaugh..l'avaisrefusédefaireaucunedépensepourma propreélection toutce qu'elleavait coûté avait été payé par d'autres; je me sentais

Page 303: Mes Memoires

296 MÉMOIRES

donc particulièrementobligéde souscrireen faveurdos

candidatsdontl'électionétait désirable, quand lesfonds

manquaientpour en payerlesfrais. En conséquencejesouscrivispour presquetous tes candidats (les dusses

ouvrières, et pour M. Bradlaughentre autres. Il avait

l'appui desouvriers.Je l'avais entendu je savaisqu'ilétait tout l'opposéd'undémagogue,puisqu'ils'était mis

résolumenten oppositioncontrel'opiniondominantedans

le parti démocratiquesur deux questionsimportantes,le

malthusianismeet la représentation personnelle. Des

hommesdecette trempequi, tout en partageantles sen-

timents démocratiquesdes classes ouvrières,jugeaientlesquestionspolitiquesavec indépendanceet avaient le

couraged'affirmerleursconvictionsà l'encontrede l'op-

position populaire,ces hommes,dis-je, me semblaient

nécessairesau parlement.Je ne croyaispas nonplusquelesidées anti-religieusesde M.Bradlaugh,bienqu'il leseût expriméesen termesexcessifs, fussent une raison

pour l'exclure.Touteroisen souscrivanten faveurde son

élection,j'aurais commisune grandeimprudence,si j'a-vais été libre de ne considérerque les intérêts de ma

propre réélection.Commeje pouvais m'y attendre, ontira decetactetout lepartiqu'onput, partous lesmoyens

loyauxoudéloyaux,afind'excitercontremoi lesélecteursde Westminster.C'està ces diversescauses auxquellesvints'ajouterl'abuséhontédes distributionsd'argent etd'autres genresd'influencesducôté de moncompétiteurtory, alors que du mienil ne s'en faisaitpas,qu'il fautattribuer monéchecà ma secondeélectionaprès mon

succèsa lapremière.Lerésultat de l'électionne fut pas

Page 304: Mes Memoires

APlïHljU DU RE8TB DE MA VIE 207

FIN.

pUnôi connu que je reçus trois ou quatre invitations

d'accepter la candidature dans d'autres collèges, surtout

dans des collèges de comtés Mais le succès cùt-il été

probable, et l'eussc-je obtenu sans dépense, que je n'é-

tais pas disposé à me priver de la douceur de rentrer

dans la vieprivée. Je n'avais pas lieu de me sentir hu-

milié parce que les électeurs m'avaient,repoussé, et, si

je l'avais eu, ce sentiment eût été bien compensé parlesnombreuses expressions de regret que je recevais de

toum sorte de personnes et de toutes parts, surtout des

membres du parti libéral du Parlement avec lesquels

j'avais l'habitude de marcher.

Depuiscette époque, il s'est passé dansma vie peu de

chosesqu'il soit nécessaire de consigner ici. Je retournai

àmes vieillesoccupations et je revins goûter le plaisir de

vivrea la campagne dans le midi de l'Europe, plaisir que

j'entrecoupais, deux fois par an, par quelques semaines

ou quelques mois de séjour à Londres. J'ai écrit divers

articles dans les recueils périodiques, surtout dans celui

de mon ami, M. Atorley(Fortnùjhtly Rcvicw).J'ai pro.

noncé quelques discours sur des événements publics.

J'ai publié VAssujettissementdesfemmes,écrit quelquesannées auparavant, et enrichi de quelques additions.

J'ai commencé à préparer des matériaux pour de nou-

veauxouvrages dont il sera temps de parler d'une façon

plus particulière si je vis assezpour les achever. C'est

donc ici, pour le moment actuel, que doivent s'arrêter

ces mémoires.

Page 305: Mes Memoires

TABLEDESMATIÈRES

PagMCHAPITRE1.

Monenfance.Monéducationpremière 1

CHAPITREH.Influencesmoralesquiontentourélespremièresannéesde

majeunesse.Caractèreetopinionsdemonpère. 36

CHAPITRE!III.Findemonéducationparmonpèreetcommencementdemonéducationparmoi-même 59

CHAPITREIV.Propagandeautempsdemajeunesse.LaRevuedeWest-minster 83

CHAPITREV.Unecrisedansmesidées. Unprogrès 120

CHAPITREVI.Commencementdel'amitiétaplusprécieusedemavie.Mortdemonpère. Mesécritsetmonrôlejusqu'en1840.175

CHAPITREVII.Aperçudurestedemavie. AchèvementduSystèmedeLogique.PublicationdesPrincipesd'Économiepoli'tique. Montnnriage.MaretraitedelaCompagniedesIndes. PublicationdelaLiberté. ConsidérationssurleGouvernementReprésentatif.Guerreciviled'Amérique.

ExamendelaPhilosophiedoSirW.Jlamilton.Macarrièreparlementaire 211

PINDELATABLEDKSMATlÈtlES.

Coulomiuicrs.ïyp.l'AitMlODAltD.