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Marie Delmas Ma vérité de femme Mes combats

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Couverture : Classique

[Grand format (170x240)] NB Pages : 472 pages

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Ma vérité de femme Mes combats

Marie Delmas

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Marie Delmas

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Chapitre 1

Une enfance privilégiée

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Les grands parents

Parler de son tout jeune âge est prétentieux puisqu’il n’en reste comme souvenir que les récits des uns et un album de famille écorné d’où nombre de clichés ont disparu. C’est pourtant à ces sources que je fais appel avant que ma mémoire ne prenne le relais. De souche dauphinoise, mon père descendait d’une lignée de Jean Eymard originaire de Miribel-Lanchâtre dans le Vercors. L’un d’eux Jean-Joseph Eymard né en 1784 fut confié à une nourrice au hameau du Vernay dont il annexa le nom au sien, transmettant à ses descendants le nouveau patronyme Eymard-Duvernay. Mais les personnalités se caractérisent autrement que par un simple relevé identitaire. Jean-Joseph a eu trois fils et je choisis de m’attarder sur le premier Adolphe. Resté célibataire, il était docteur en droit, avocat de grand talent et d’une grande sensibilité. Il fut attiré par la politique et je reproduis à son sujet quelques extraits du Dictionnaire des Parlementaires français publié en 1889 :

… Elu député en 1869, il siégea à la gauche républicaine et vota pour la paix, contre l’abrogation des lois d’exil, contre les pétitions des évêques, contre le pouvoir constituant de l’Assemblée, pour le retour de l’Assemblée à Paris… Il s’associa à toutes les manifestations de la gauche républicaine contre le maintien de siège… contre l’arrêté sur les enterrements civils… pour la dissolution de l’Assemblée… pour l’amendement Wallon… et pour les lois constitutionnelles…

… Elu sénateur de l’Isère de 1876 à 1888, il vota contre la dissolution de la Chambre… Il déposa un contre-projet tendant à introduire la liberté au sein de l’Université que Jules Ferry combattit et fit rejeter… Le contre-projet qu’il déposa sur la réforme de la magistrature subit le même sort… Il soutint les ministères républicains qui se succédèrent et vota en juin 1886 l’expulsion des princes…

De goûts modestes, il ne toucha jamais à son allocation parlementaire

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qu’il employa uniquement à des bonnes œuvres. Ainsi fut fondé l’orphelinat Eymard-Duvernay de Grenoble qui a fonctionné jusqu’en 1975 et sa propriété de La Tronche fut dévolue à l’évêché de Grenoble qui y construisit un Carmel. Son frère Gustave, docteur en droit, fut substitut à Valence, puis avocat et conseiller à la Cour de Grenoble. Il eut un seul fils Joseph, mon grand-père. Ce dernier, sérieux et travailleur, fut comme lui docteur en droit. Il s’inscrivit à la cour d’appel de Grenoble, mais ne plaida jamais, car il avait des goûts simples et pensait qu’il valait mieux consacrer son temps à des œuvres de charité. Peu dépensier pour lui-même, il était très généreux pour les autres. Il donnait gratuitement des conseils juridiques aux pauvres gens et aux congrégations religieuses. Il cumulait des emplois bénévoles, notamment aux Conférences Saint Vincent de Paul de Grenoble dont il fut le président pendant trente cinq ans. Il avait un aspect grave tempéré par un sourire bienveillant. Rigide et inflexible sur les principes, sa grande bonté l’emportait néanmoins sur sa sévérité. Ma grand-mère paternelle Sabine Penet que Joseph épousa en 1886 avait un caractère fort et droit.

Tous deux formaient un couple austère.

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Qu’en était-il de mes grands-parents maternels ?

Mon grand-père François Bernard polytechnicien était le descendant d’une dynastie établie à Lille depuis 1679, avec pour ancêtre le fondateur de l’industrie sucrière du nord. L’autre apport non négligeable des toiles et batistes de Valenciennes par une ascendance féminine en avait fait une caste aisée. Ce beau monde à forte connotation catholique gravitait autour des bonnes œuvres.

Une sœur de ma mère écrit de son père : … Notre père se faisait un devoir de soutenir les œuvres religieuses, soit

par des avis judicieux, soit par des démarches personnelles, soit par des aumônes absolument incalculables. Il avait un caractère enjoué, d’une vivacité parfois déconcertante. Lui qui n’était pas musicien composait des vers au rythme des chansons en vogue.

D’origine modeste, comme on se plaît à le rappeler dans le cas d’une ascension sociale, les ancêtres de Cécile Maître, ma grand-mère maternelle, habitaient des villages aux confins de l’Aube, de la Côte-d’Or et de la

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Haute-Marne. Tour à tour voituriers, cultivateurs, fendeurs de merrains (pièces de bois dont on fait les tonneaux), marchands de bois ou maîtres de forges, l’histoire les a conduit à développer la sidérurgie et l’agriculture sous la férule du Maréchal Marmont. Alors que la Révolution tarissait les ressources de celui-ci, la fortune de la famille Maître s’accroissait dans l’exploitation des forges du Châtillonnais, ce qui lui permit d’acquérir le château Marmont ceint d’un vaste domaine au travers duquel coulait la Seine.

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Les parents

De ce bouillonnant magma ancestral ne pouvait jaillir que des êtres exceptionnels. Or en l’an 1910, un certain Firmin Darbois de Châtillon-sur-Seine, ancien chef du Contentieux de la Compagnie PLM (Paris-Lyon-Marseille), maria son fils à l’aînée d’une tribu dunkerquoise de quinze enfants au nombre desquels se trouvaient dix demoiselles. La grande famille des cheminots n’étant pas un vain mot, quelques années plus tard, Firmin introduisit dans ce sérail son protégé dauphinois Félix Eymard-Duvernay qui venait de troquer son bicorne de polytechnicien contre la casquette de chef de gare à Nuits-sur-Ravière. Félix avait tous les atouts pour plaire à ces demoiselles parmi lesquelles Thérèse devint sa promise.

Ainsi naquit la belle histoire de mes parents, sous l’étoile d’une chanson populaire de l’époque :

Y’avait dix fill’s dans un pré

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Toutes les dix à marier Y’avait Dine, Y’avait Chine, Y’avait Claudine et Martine Ah ! Ah ! Cath’rinett et Cath’rina Y’avait la belle Suzon, La Duchess’ de Montbazon Y’avait Célimène Et y’avait la Du Maine… … L’fils du roi vint à passer… … Tout’s il les renvoya… Et garda la Du Maine

Le mariage de Félix Eymard-Duvernay et de Thérèse Bernard est célébré à Châtillon-sur-Seine le 8 novembre 1917. La première affectation de Félix est Paris où naît leur enfant Sabine à la surprenante chevelure rousse. Puis se succèdent de brefs séjours à Nevers, à Alès et à Saint-Etienne, puis mes parents font une pause à Grenoble pour la naissance de Paul. De mutations en déménagements, Edith – exception brune parmi ses sœurs rousses – voit le jour à Dijon, suivie de Bruno.

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Petite enfance à Valence

En février 1925, la situation de notre père à la Compagnie de Chemin de Fer PLM se stabilise à Valence pour une durée de cinq ans. Fleuron auburn de notre famille, Claire y naît en novembre de la même année, puis Hugues en septembre 1927. Mon tour est venu le 9 janvier 1929. Rondelette dans les bras de ma mère, je sollicite en vain son regard, car l’heure n’est pas aux effusions ni aux marques de tendresse.

A peine me suis-je fait une place au soleil qu’il me faut la céder à Guy, dernier maillon de la mystérieuse alternance de sexes régie par nos parents. Avant chaque naissance, une religieuse s’installait à la maison dans la plus grande discrétion. Les aînés étaient mis précipitamment en pension pour une durée d’une semaine, sans motif avoué. Lorsque le bébé était né, le pensionnat les avertissait Vous avez un petit frère ou Vous avez une petite sœur.

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Nous menions une vie champêtre où la soupe du soir était servie au petit-déjeuner du matin. Dès le plus jeune âge, chacun s’activait et participait à l’entretien du potager.

Les plus grands célébraient à leur façon le 14 juillet en défilant au son du tambour et de chants patriotiques.

Avant-gardiste à bien des égards, mon père décida sa femme à passer le permis de conduire pour emmener mes grandes sœurs à l’école des Trinitaires dans une fringante Renault 7CV, tandis que les garçons se rendaient à pied à la leur. Comme il n’existait pas de demi-pension, tout le monde revenait à midi et repartait aussitôt le déjeuner avalé. Un après-midi au sortir du portail, un malencontreux accrochage traumatisa ma sœur Claire blessée à la lèvre et mit fin à l’audacieuse entreprise de notre mère.

Les rendez-vous sacramentaux marquaient l’avancée en âge des enfants. Dans le cas où le baptême ne serait pas administré dans les trois jours suivant la naissance, le bébé était ondoyé pour le prémunir d’un éternel séjour aux Limbes s’il venait à mourir prématurément.

Chaque communion était prétexte à une photo de famille dont je reproduis ici celle de la communion de Paul, la dernière sur laquelle nous figurons tous, les huit frères et sœurs.

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Enfance à Nevers

Le moment est venu pour notre père de changer d’affectation dont Nevers est la nouvelle destination en juin 1930. Pendant le déménagement, je suis confiée à une tante parisienne, mère d’une fillette de mon âge. Pour ne pas déranger les adultes, la méthode est simple : nous sommes enfermées à clé dans une chambre au bout du couloir et plus je hurle et tambourine, moins on m’ouvre. A l’âge adulte, cette tante Geneviève deviendra ma grande confidente.

Notre maison est située Place Ducal en bordure de la Loire. A l’arrière, un jardinet grand comme un mouchoir de poche est ceint d’une haie complice de parties de cache-cache et de courses à vélo.

A quatre ans, enfant sage cheminant la main dans celle de mon frère Hugues, je fréquente la Petite Ecole Ste Julitte (2è en haut à droite).

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Ambiance musicale

Nous vivons en musique car ma mère, élève de Raymond Thiberge et émule d’Erik Satie, de Vincent d’Indy et de César Frank, interprète à ravir sur le piano demi-queue de notre salon les opéras de Lakmé et de Carmen, l’Auberge du Cheval Blanc ou les Cloches de Corneville dont elle connaît les paroles par cœur. Faisant demi-cercle autour d’elle, les plus jeunes assis à ses côtés sur la banquette cannée, nous joignons à la sienne nos voix justes et posées dont nous avons hérité à la naissance. Pour ne pas être en reste, je fais mine de suivre les partitions des Chansons de France pour les Petits Français dont les antiques albums imagés m’enchantent.

Un gramophone La Voix de son Maître gagné à une quelconque vente de charité fait son entrée chez nous. Remonté aussi souvent qu’une main veut bien en tourner la manivelle, il déverse dans un timbre nasillard les disques que notre père achète à la Procure Générale du Clergé, des Missions et des Œuvres Catholiques. Les premiers titres pour le moins surprenants sont l’Ouverture de La Cavalerie Légère de Suppé et l’Aria de Jean-Sébastien

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Bach. Des rengaines telles que L’Omelette au Chocolat – Ah ! Mesdames voilà du bon fromage – Le Petit garçon qui met les doigts dans son nez ou La Soupe aux Choux deviennent notre pain quotidien. Nous sommes nourris des Chansons de Bob et de Bobette et des Chansons Enfantines de Jacques Dalcroze.

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Maladie et mort de notre frère Hugues

En juillet 1934, mon frère Hugues et moi nous subissons l’ablation des amygdales et des végétations qui dégénère pour lui en une pneumonie, un double abcès pulmonaire puis une pleurésie purulente gangreneuse. L’émouvante lettre que notre mère adresse le 25 août à son mari témoigne de son calvaire :

Je reprends espoir avec joie pour retomber dans le plus noir pessimisme. C’est ainsi que ce soir, malgré l’absence de température, une journée très calme, bonne respiration, bon pouls, je suis angoissée comme aux plus mauvais jours. Le docteur venu à six heures trouve la plaie très vilaine… On continue les grands lavages au bock deux fois par jour, le vaccin et deux piqûres de camphre par jour. Des repas très légers pour ne pas fatiguer son cœur. L’infirmière est tout à fait bien et capable, mais Hugues devient impossible, la nuit surtout. On ne peut se coucher une seconde ; nous nous relayons une nuit l’une, une nuit l’autre. On ne le détache plus, ni mains ni tête… Inutile de te dire que ces entraves sont souvent la cause de sa méchanceté. Nous le tenons assis pour éviter qu’il ne surgisse une nouvelle congestion qui serait pire que la première.

Il a été très mal dimanche et lundi. Les piqûres intraveineuses d’Ouabaïne ont été merveilleuses et notre docteur B. est vraiment très capable. Ne parlons pas du docteur S. qui se contente chaque fois de dire qu’il ne peut nous donner d’espoir, que c’est une affaire qui traînera et que notre petit s’en ira de cachexie, d’hypertrophie du foie, etc. Nous mettons maintenant de l’eau de Lourdes dans ses pansements et prions beaucoup la Sainte Vierge ; je lui ai dit que je l’emmènerai à Lourdes quand il sera bien guéri.

La mort de Hugues survient trois jours plus tard, le jour de ses six ans, alors que nous sommes tous dispersés chez nos oncles et tantes ou

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recueillis par notre grand-mère au Vernay. Hugues est enterré dans le caveau familial de Grenoble. Sa disparition me prive de mon ange gardien et sa main qui enserrait la mienne sur le chemin de l’école devient celle moins tendre de mon aînée de trois ans. Certains signes attestent du profond chagrin de mes parents qui ne supportent plus de vivre dans la maison où est mort leur enfant dont seule la prière du soir évoque le souvenir.

Devinant ma peine, ils m’offrent un découpage de Shirley Temple, l’enfant prodige hollywoodienne de mon âge qui fait preuve d’une étonnante propension à sourire, qui exécute les pas de danse qu’elle voit sur les écrans et qui pratique la chanson avec talent. Reproduite en poupée de papier accompagnée d’une garde-robe, elle dort à mes côtés dans un lit en carton que je lui ai confectionné.

Pour faire diversion, notre grand-mère nous procure un séjour à Ambleteuse avec nos cousins du nord. Tous, y compris ma grand-mère, s’entendaient à dire que j’étais une gentille petite fille.

Pour nous les enfants, la viecontinue. Suivant une scolarité qui va de soi, je rentre au Cours Jeanne d’Arc, vêtue d’un tablier noir (2è en haut à gauche), souriante et les bras croisés en attendant que le temps passe. Un beau jour, l’illumination se produit et le livre de leçons de choses ouvert sur mon pupitre prend vie. Les lettres et les mots ont donc un sens !

Je préfèrerais être six pieds sous terre plutôt que de figurer dans les tableaux vivants d’inspiration grecque ou chinoise que les demoiselles Labaume mettent en scène pour un public sélect nivernais. Il ne faut pas bouger pendant la demi-heure de préparation avant le lever du rideau d’une durée d’à peine cinq minutes, le temps que dans la salle chaque parent

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reconnaisse et admire sa fillette. Jamais personne ne sollicite mon avis. Timide à l’extrême, je n’ose demander de sortir pour satisfaire un pressant besoin pendant l’exercice du Petit Faune que nous exécutons en cercle l’une derrière l’autre. Honte à moi lorsque la directrice localise la source qui auréole son parquet ! Ma carrière de petit rat aura été de courte durée.

Par une nuit de grand vent une haute cheminée de notre maison s’effondre dans le conduit contigu à mon lit. Je n’ai rien entendu alors que la chambre est recouverte de gravats. Alarmés par le fracas, mes parents accourent et transportent mon matelas sur lequel je garde les yeux clos en savourant cet instant privilégié où je suis l’unique objet de leur attention et où j’entends les paroles inquiètes qu’ils échangent.

En 1936, nous sommes aux premières loges des manifestations ouvrières, du jamais vu pour nous. Sans aucune explication, mon père ferme les volets et nous interdit de regarder les cortèges tumultueux hérissés de drapeaux rouges qui défilent sous nos fenêtres avant de se regrouper sur la place Ducal. Il modifie le parcours scolaire des plus grands pour leur éviter le spectacle car, à ses yeux, ce ne peuvent être que des mauvais qui manifestent ainsi.

Pour adoucir les souffrances d’oreillons qui transforment ma tête bardée de coton en œuf de Pâques, mes parents déposent sur mon lit une poupée en celluloïd toute à ma ressemblance que je baptise sur le champ Ginette. Ma joie déborde, car il est si rare que nos parents nous marquent une attention personnelle et ma Ginette ne me quittera plus ! Dix ans plus tard, mon cœur saignera en apprenant qu’en faisant place nette dans le placard à jouets pendant mon absence, ma mère aura jeté au feu ma chère Ginette écornée au front et au pied.

Très économe, notre mère découd sans fin. C’est sa façon à elle – dit-elle – de reprendre ses esprits lorsqu’ils vont à la dérive.

Elle coupe en deux pans les draps usés dont elle inverse les bords réunis par un surjet à points si fins qu’ils n’irriteront pas la peau des dormeurs. Elle défait indéfiniment les ourlets des vêtements qui passent d’un enfant à l’autre. Ainsi me trouvai-je sans cesse habillée des robes portées par mes sœurs les années précédentes.

Pour l’aider, une couturière modiste vivant dans un misérable cabanon sur le quai de la Loire vient travailler à la maison. Elle est affectée d’une

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incontinence chronique qui laisse dans son sillage un relent dont ses ouvrages conservent l’odeur. Peu indulgents comme le sont de vilains enfants, nous l’affublons d’un qualificatif inavouable.

Quittant la Place du Palais Ducal, nous déménageons rue St Trohé où une cour gravillonnée, un hangar et un poulailler grillagé deviennent le cadre de nos ébats. De l’autre côté de la rue, derrière de hauts murs, le Cours Fénelon où mes sœurs vont en classe me fait l’effet d’une prison.

L’ouïe exercée de notre mère guette la fausse note sur laquelle trébuchera immanquablement la jeune fille de la maison voisine qui chaque jour à la même heure joue la Rapsodie de Brahms ; et sans hésiter, notre mère rectifiera à haute voix : “Do dièse”.

Non sans exagération, ma tante Anne écrit de nos ancêtres Maître : Ils souffrent d’un malaise sans pareil à l’écoute d’un chant ou d’un

morceau musical de seconde qualité ; on peut voir leurs figures tendues, leurs mains crispées, le souffle coupé, ne vivant plus que dans l’attente de la fausse note ou de la mesure manquée, jusqu’au moment de la délivrance, à l’arrêt de l’instrument ou de la voix malencontreuse.

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Notre mère

Depuis la mort de Hugues, notre piano s’est tu et les sentiments heureux ou malheureux de notre mère ne filtrent plus jusqu’à nous les enfants qui avons droit à peu d’effusion. Elle est une maîtresse de maison avisée.

Toujours propres dans nos tabliers enfilés au retour de l’école que nous ne quittons ni pour manger, ni pour jouer, notre fratrie bénéficie d’un traitement égalitaire au sein duquel se manifestent peu d’attentions individuelles. Grâce à notre mère, les apparences de calme sont sauves car, à peine la clé de notre père crisse-t-elle dans la serrure, nous mettons en veilleuse nos querelles intestines qui reprennent de plus belle après son départ.

D’humeur régulière, elle n’élève jamais la voix et ne dramatise rien. De nature fantaisiste, elle se serait volontiers accommodée d’une ambiance guillerette. Mais ce n’est pas le style de notre père et le rêve de sa femme d’un voyage aux Dolomites ne se réalisera jamais. Ne raconte-t-elle pas que, tout jeunes mariés, ils avaient parié sur un cheval au Prix d’Amérique de Vincennes et que son mari l’avait entraînée dans l’église la plus proche pour déposer dans le tronc des pauvres la petite somme gagnée ! Grâce à nos facilités de circulation SNCF, elle s’octroie quelques échappées chez ses sœurs du Nord et de Bourgogne. Elle ne dédaigne pas la bonne chair, mais ses envies se heurtent au système étriqué de notre père qui glisse les billets de dix francs un à un sous le petit oiseau en bronze posé sur son bureau. Aussi a-t-elle recours à quelques subterfuges dont personne n’est dupe pour se constituer une cagnotte. En ménagère consciencieuse, je la vois noter au jour le jour les dépenses domestiques sur un long cahier de comptes que mon père consulte de temps en temps. Il n’est jamais question d’argent dans les conversations familiales, pas plus que du temps qu’il fait, car ce serait trop commun.