MeS aileS - Mairie de Soorts-Hossegor · ... j’ai retiré ma doudoune, j’ai pris soin de sortir...

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Prix de la nouvelle 2016 Sylvie Crampes M E S AIL E S

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Prix de la nouvelle 2016

Sylvie Crampes

MeS aileS

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Mes ailes

Sylvie Crampes

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A ses pieds, une pomme de pin… à part ça, rien. Pas de sac, pas de gourde,

pas de tente, rien. Pas de papiers, pas de portable, pas de clé, rien. Pas de bouée,

pas de serviette, pas de maillot, mais pas non plus de tee-shirt, ni de slip, pas le

moindre petit string, vraiment vraiment rien. C’était octobre, il faisait froid, le vent

soufflait, l’Océan enrageait, c’était juste pas normal ce gars, tout nu, dans le sable,

avec une pomme de pin à ses pieds.

J’étais debout, là, au milieu de la dune, dans ma doudoune et mon bonnet. J’ai

pensé au poème de Rimbaud que papa avait encadré dans son bureau, le Dormeur

du Val. « Les parfums ne font pas frissonner sa narine. Il dort dans le soleil, la main

sur la poitrine. Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit ». Mais j’avais déjà

vérifié, pas de cresson bleu, pas de trou rouge, et surtout pas d’uniforme.

J’ai regardé ses doigts longs et fins, ses mains immenses, ses ongles courts,

son torse massif, large et imposant, entraîné, de ceux contre lesquels on se blottit,

ou on se cogne. J’ai regardé ses longues jambes musclées, bronzées, de celles

qui courent vite, et qui se plantent solidement dans le sable dans les matchs de

beach volley. Sa bouche sensuelle, un peu charnue, sans trop l’être, parfaite pour

les discours, pour les pommes, et pour les baisers. Ses yeux…

Ses yeux ouverts ! Perdue dans mes pensées, j’ai sursauté. Il a eu l’air surpris,

il a bredouillé quelque chose, il a tendu les bras, il a essayé de se lever, il est

retombé sur le sol. Il a commencé à frissonner, tu parles, il faisait moins mille !

J’étais là, à me tortiller sur place. Il était là, à grelotter de tous ses membres.

Après quelques secondes de malaise, j’ai retiré ma doudoune, j’ai pris soin de sortir

mes clés et mon téléphone, et je lui ai tendue pour qu’il se couvre.

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Il a eu du mal à l’enfiler, j’ai eu du mal à garder mon sérieux, devant ce mec

à poil, dans ma doudoune beaucoup trop petite. J’ai détourné les yeux, et j’ai dit

« Vous avez besoin de quelque chose ? Je peux vous aider ? » Il a pointé du doigt

l’Océan, il a pointé du doigt la forêt, je me suis dit qu’il ne parlait pas français.

« May I help you with anything ? » Il a pointé du doigt l’Océan, il a pointé du doigt

la forêt, moi, j’ai commencé à avoir froid.

Je lui ai dit, « Moi j’ai froid, je rentre à ma voiture, vous voulez que je vous

dépose ? » Quand il a commencé à pointer du doigt l’Océan, j’ai senti ma patience

vaciller, et, tout en pleurant ma doudoune, j’ai lancé « Bon, et bien moi j’y vais ».

J’ai vu ses yeux s’agrandir. Il a encore une fois pointé du doigt la forêt, puis,

après une hésitation, il m’a emboîté le pas. Sur le chemin, même au mois d’octobre,

j’ai prié pour ne croiser personne, j’étais carrément mal à l’aise de me balader à

côté d’un géant avec les fesses à l’air.

J’ai marché vite, j’ai presque couru. Il trottinait tant bien que mal derrière moi,

en se baissant parfois, pour éviter les branches des pins qui lui griffaient le visage.

Arrivée à la barrière de la plage des Casernes, j’ai jeté un coup d’œil inquiet au

parking, mais aucune voiture n’était en vue à part la mienne. J’ai sorti le bip de ma

poche, j’ai ouvert la porte passager, je l’ai poussé à l’intérieur, j’ai pris une serviette

dans le coffre, j’ai posé la serviette sur ses genoux, puis j’ai claqué la porte, et je

suis restée là quelques secondes à me demander ce que j’étais en train de faire.

Doucement, j’ai fait le tour de la voiture, j’ai pris une profonde inspiration, j’ai

ouvert la porte, et je me suis installée derrière le volant. « Bon, on va aller t’acheter

des fringues. »

Sur le chemin du retour, je me suis arrêtée aux magasins d’usine. A cette époque

de l’année, il n’y avait pas grand-chose d’ouvert, mais j’ai pu dégoter quelques

tailles XXL qui ont largement fait l’affaire. J’ai profité d’un pull pour récupérer ma

doudoune. Cela m’a fait réaliser à quel point j’y tenais. Je l’avais achetée en soldes.

Elle avait un petit accroc qui lui faisait perdre ses plumes. Personne n’en voulait.

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Moi, j’ai toujours voulu avoir des ailes et voler, alors avec ces petites plumes qui

s’échappaient, c’était comme si j’en avais. Je l’avais beaucoup portée, elle était

légère et chaude. Ces derniers temps, comme je campais beaucoup sur les canapés

de mes potes, elle me servait d’oreiller.

En me garant devant la maison, j’ai été rassurée de voir quelques voitures sur

le parking de l’impasse. J’ai soulevé la bûche sous laquelle mes parents avaient

l’habitude de cacher la clé. J’ai ouvert la porte et je lui ai montré la chambre dans

laquelle on dormait, ma sœur et moi, quand on était petites. Je lui ai tendu le reste

des vêtements, j’avais noué la serviette autour de sa taille, mais le nœud commençait

doucement à se détendre, et à se défaire, alors j’ai vite fermé la porte en lui disant

de me rejoindre quand il était prêt.

Je suis allée dans la salle à manger, en prenant soin de laisser les portes

déverrouillées et les rideaux dégagés au cas où il fallait s’enfuir rapidement.

J’ai commencé à préparer quelque chose à grignoter avec les moyens du bord.

J’étais mauvaise en cuisine. Je me suis dit qu’un plat de pâtes à la sauce tomate

ferait l’affaire, j’ai préparé deux assiettes, et deux tasses de thé.

Il est entré, habillé, enfin, et moi j’ai frissonné, non pas de froid cette fois-ci, mais

parce que j’ai toujours trouvé que le corps se révélait beaucoup plus quand il le

faisait avec discrétion. Dans l’encolure de son pull, on voyait apparaître le début de

son épaule, et son pantalon tombait un peu, ça lui donnait un air maladroit et ado-

rable. Il m’a tendu une paire de chaussettes, je lui ai dit qu’il fallait les mettre, pour

ne pas attraper un rhume. Il a eu l’air de comprendre, mais il ne les a pas mises.

On s’est assis autour de la table, les pâtes manquaient de sel, elles étaient

trop cuites, et il ne me restait plus de fromage. Le thé m’a fait du bien. Je me suis

excusée pour les pâtes, il s’est un peu brûlé avec le thé. J’étais vannée.

Je me suis installée dans le canapé. J’aimais bien cet endroit de la maison.

On avait une vue imprenable sur le jardin et la forêt. La pièce était douce, colorée

et elle avait le réconfort de ces lieux qui vous ont vu heureux.

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C’était qui ce type ? Pourquoi il ne parlait pas ? Et comment j’avais pu le

ramener ici ? J’étais complètement folle. Il fallait que je prévienne quelqu’un.

J’ai pensé à mon amie Sophie. C’était la dernière à avoir passé du temps avec

moi dans cette maison. Une année, on avait décidé de se mettre au surf. C’était

l’année de la marée noire du Prestige. On avait trouvé des planches, et avec les

planches et quelques arguments, on avait trouvé un prof. On avait ri comme des

gamines, aucune de nous deux n’avait réussi à se lever, le prof était nul mais il était

beau. On avait adoré jusqu’à ce que l’on ressorte de l’eau, couvertes de pétrole.

On avait passé des heures sous la douche de la plage à essayer d’enlever cette

saleté. Depuis, je n’étais pas remontée sur une planche. On m’avait fait comprendre

que ce n’était pas pour moi. Moi je devais rester sur la plage pour garder les affaires

et regarder les autres.

J’ai décidé d’envoyer un message à Sophie, je l’ai réécrit dix fois et je me suis

enfin décidée pour quelque chose de factuel. « Suis à Seignosse, il fait moche,

j’ai rencontré quelqu’un, il est avec moi ». Deux minutes plus tard, mon téléphone

sonnait.

« Hein ? C’est quoi cette histoire ? Qu’est-ce que tu fais à Seignosse ? On est en

octobre ? »

« Je sais, j’avais besoin de prendre l’air, avec tout ce bordel. Après tout, j’ai plus

de chez moi. »

« Dire qu’il t’a foutu dehors ce connard ! »

« Disons que je suis partie, et que ça l’arrange. »

« Et tes affaires ? »

« Elles sont toujours là-bas. Il faudra que tu m’aides à les récupérer. »

« Quand tu veux, c’est qui ce type ? »

« Je l’ai rencontré sur la plage. »

« Mais il y a du monde là-bas ? La mer est pas gelée ? »

« Il fait froid, et oui, il y a quelques solitaires. »

« Mais c’est qui ? Il s’appelle comment ? Il habite à Seignosse ? »

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« Il s’appelle Max, il habite à New York, il est en vacances. »

C’était nul comme réponse, Max ? Sérieux ? New York ? Pourquoi ? C’était la première

chose qui m’était venue à l’esprit, pour ne pas dire, qu’en fait, on n’avait pas parlé,

et qu’il y a encore quelques heures, il était nu dans ma doudoune.

« Max ? Comme ton ex de Seignosse ? Celui qui t’avait offert un dauphin en pen-

dentif ? »

« Ah oui, tiens c’est vrai… » Ce n’est pas possible d’avoir une mémoire pareille !

Rien ne lui échappe.

« C’est lui ? »

« Ben non, c’est un autre Max, sinon, je te l’aurais dit. »

« Pourquoi tu parles doucement ? Il est à côté de toi ? »

« Non…enfin oui…enfin, je te rappelle. »

J’ai raccroché car, en effet, il venait de se planter devant moi, visiblement agité.

Il avait un coffret de DVD à la main. On en avait un bon stock à côté de la télé.

Mon père adorait le cinéma, et on avait grandi avec des cassettes VHS de films en

noir et blanc. Mais ce n’était pas un Hitchcock qu’il avait dans les mains, c’était le

coffret de Disney que j’avais offert à mon neveu pour Noël.

Il a d’abord sorti « Les 101 Dalmatiens », puis « Bernard et Bianca », puis il m’a

tendu le troisième DVD. J’ai regardé, c’était « La Petite Sirène ». Et cette fois-ci,

au lieu de pointer du doigt la forêt ou l’Océan, il s’est pointé du doigt lui-même…

Pendant quelques secondes, mon cerveau a refusé d’assimiler cette infor-

mation. Je suis restée assise sur le canapé, le DVD dans mes mains, la bouche

entrouverte, j’ai regardé Ariel, avec ses longs cheveux rouges, et j’ai regardé ce

doigt pointé vers ce torse immense et magnifique.

« Euh, tu veux regarder le DVD ? » C’est tout ce que j’ai réussi à dire. Il a insisté,

il a montré ses jambes, il a montré le coffret. Il a fait ce geste plusieurs fois, en

insistant bien sur ses jambes. A ce qui semblait être la centième fois, je suis enfin

sortie de ma torpeur. « OK, OK j’ai compris … tu ne veux pas regarder le DVD …

tu es … », j’ai murmuré « tu es … une sirène … »

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Mais c’est quoi cette absurdité ? Le mec est fou, perché. J’ai eu un mouvement

de recul, je me suis levée, j’ai ouvert la fenêtre, pour pouvoir crier au cas où. Je me

suis assurée que je pouvais sauter sans trop me faire mal. Le jardin était couvert

de sable. C’était haut mais c’était faisable.

J’ai essayé de faire diversion. « Tu sais, moi aussi, j’aurais aimé être un person-

nage de Disney. Les filles ont toujours des beaux cheveux et des yeux gigan-

tesques. Elles ne vont jamais chez l’esthéticienne, le coiffeur, elles ne prennent

pas de cours de chant, ni de danse, c’est inné chez elles tout ça. Elles sont coura-

geuses, intelligentes, fortes et belles. Elles ne vont jamais non plus chez le dentiste

et elles ont des dents incroyables. Et puis il y a toujours un prince pour les sauver

d’un mauvais pas … »

Je me suis interrompue en réalisant ce que je venais de dire. J’ai senti des

larmes couler sur mon visage mais j’ai continué. « Tu sais, c’est pas vrai les Disney.

On y croit au début. Du coup, on donne tout ce qu’on a. Sa carrière pour commencer.

On y croit tellement qu’on abandonne ses rêves. On y met toutes ses billes, son

argent, ses années de vie. On s’y plonge tellement qu’on finit par prendre le men-

songe pour la réalité, la trahison pour une erreur, la violence pour de la passion.

On s’y accroche tellement que quand c’est fini, on pense que c’est de notre faute,

et c’est sûr, ça l’est, parce qu’on a plus les cheveux d’Ariel, ni ses grands yeux,

ni ses coquillages en guise de soutien-gorge. On a plus rien en fait, surtout plus

d’envies, ni de projets, ni de goûts, à part celui amer de toutes ces années que

l’on a foutues en l’air. »

Je me suis arrêtée de parler quand les sanglots ont coupé ma respiration.

Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Le temps de déverser toute ma

colère, ma haine, ma tristesse, ma frustration et surtout ma peur, mon angoisse

d’être dans un présent inconnu, très seule et très vulnérable.

Quand j’ai repris mes esprits, j’ai réalisé qu’il m’avait tenu la main de la pre-

mière à la dernière larme. La fenêtre était ouverte derrière moi. Celle-là même

d’où je prévoyais de m’enfuir. J’ai frissonné. Il a fermé la fenêtre. Il a ouvert grand

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ses bras et m’a soulevée comme une plume. Il m’a donné ma doudoune, il m’a

caressé la joue, j’ai posé ma tête contre son torse, celui contre lequel on ne se

cogne pas, on se blottit.

Le lendemain matin, j’ai été réveillée par des bruits dans la cuisine. J’étais dans

mon lit. Je suis descendue, doucement, il était de dos, pieds nus, dans son pan-

talon qui lui tombait sur les hanches. Quand il m’a vue, il a sorti deux assiettes,

deux tasses, et il m’a servi des pâtes à la sauce tomate et du thé.

Cela faisait des années qu’on ne m’avait pas préparé le petit déjeuner. Les pâtes

manquaient de sel, elles étaient trop cuites, toujours pas de fromage. C’était les

meilleures pâtes de ma vie.

Sophie a appelé.

« Hey, tu devais me rappeler. »

« Je sais, je n’avais plus de batterie. »

« Mensonge, tu étais avec Max. Alors, ça se passe bien ? »

Mon regard s’est posé sur le coffret de Disney. Je me suis tout d’un coup souvenue

de la discussion d’hier. J’ai eu un moment d’hésitation.

« Allô, ça se passe bien ? » répéta Sophie.

« Oui … On regarde un film. »

« Tu la joues intello ? Tu reviens quand ? Je t’invite à dîner.»

« Je sais pas, d’ici la fin de la semaine je pense.»

« Mais, tu as posé des vacances au bureau ? »

Ah, non tiens c’est vrai, j’avais oublié de prévenir, j’étais partie sur un coup de tête.

« Oui, oui. Allez bisous, je te rappelle.»

J’ai repensé à mon départ. Mon amie Mélanie m’avait appelée la semaine

dernière pour prendre des nouvelles. Elle vivait à New York, elle m’avait dit qu’elle

partait aux Hamptons pour les fêtes de Thanksgiving. A quelques kilomètres de

New York, c’était un endroit magnifique et sauvage, au bord de l’eau. Elle m’avait

proposé de la rejoindre, j’avais refusé. J’étais sur la fin de cette histoire difficile,

compliquée. J’essayais de sortir la tête haute de cette relation de plusieurs années

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qui m’avait mise à plat. J’avais claqué la porte en espérant être retenue, mais je

m’étais plantée. J’avais pleuré toutes les larmes de mon corps, j’avais perdu le

sommeil et l’appétit, je m’étais recroquevillée sur ce qui restait de moi-même,

persuadée que j’étais fichue.

J’avais dit non aux Hamptons, mais cela m’avait donné envie d’aller voir la mer.

Une envie pressante, un besoin. Seignosse, le cocon, la parenthèse, la maison de

mes vacances, la maison de mon enfance. Seignosse qui m’avait vue grandir,

heureuse, chaque mois d’août; c’était le mois de mon anniversaire.

J’ai repris le coffret de Disney dans mes mains et j’ai relevé lentement le regard

vers lui. Je pensais avoir déjà tout étudié, ses jambes, ses épaules, ses lèvres, et

même jusqu’à la partie la plus intime de son anatomie. Mais je n’avais pas encore

pris le temps d’étudier ses yeux.

Je n’arrivais pas à décrire la couleur. C’était des bleus, des gris des verts,

c’était des couleurs de ciel, c’était des ombres, des lueurs, des reflets de soleil.

C’était attirant, bouleversant, apaisant puis sauvage. Un mot s’est imposé à moi

comme une évidence. L’Océan.

C’était l’Océan dans ses yeux. Et c’était sacrément le bordel dans ma tête.

Est-ce qu’il m’avait dit la vérité hier soir ? Est-ce qu’il était vraiment ce qu’il affirmait ?

Mais personne ne m’avait expliqué, moi, qu’il y avait des hommes sirènes ! Et même

si c’était le cas, c’était juste dans les dessins animés ! J’ai googlé « homme sirène

», d’autres avant moi s’étaient posés la question. Et ils avaient pris le temps d’en

parler sur des forums… peut-être étaient-ils eux aussi tombés sur un mec nu, à

la plage, au mois d’octobre.

J’avais besoin de prendre l’air. Je me suis levée, j’ai enfilé ma doudoune, il a

compris. On est parti à l’aventure. On a visité Seignosse hors saison. Le centre

du Penon, l’Atlantic Park, les manèges, le skate parc, la baraque où j’avais ado-

ré commander des sandwichs américains, le bar où ma sœur jouait au billard,

le forum, vidé de ses touristes. On est monté sur la scène. Pour lui expliquer à

quoi elle servait, j’ai dû chanter, ça faisait des années que je n’avais pas chanté.

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La passerelle, le magasin de surf où on avait loué les planches avec Sophie, la Vigie,

la boîte de nuit l’Escargot, j’y avais passé pas mal de soirées. Pour lui expliquer

ce que c’était, j’ai dû danser. Ça faisait des années que je n’avais pas dansé.

Je voulais retourner vers la forêt, là où on s’était rencontré. Maman appelle

cet endroit « la raie manta ». C’est vrai que quand on se poste au point le plus

haut, l’étendue de sable prend cette forme. Papa dit qu’il aime y voir la mer et la

forêt, juste en tournant la tête. Bref, chez nous, on aime cet endroit, et on se le dit.

Pour y accéder, on prend un de ces petits chemins, dans lesquels vous vous

engouffrez sans qu’on vous l’interdise. Vous vous retrouvez à escalader la dune,

sans savoir très bien si vous avez le droit ou pas. Alors à la beauté du paysage

s’ajoute l’excitation du secret et de l’aventure, et c’est ce qui rend le lieu encore

plus fascinant.

J’ai montré l’endroit où je l’avais trouvé évanoui. Le vent avait ajouté quelques

ridules au sable. Il s’est baissé pour ramasser la pomme de pin. Il a eu l’air rassuré

de la retrouver. Quand il a, à nouveau, pointé du doigt l’Océan puis la forêt, j’ai

compris qu’il avait dû aller la chercher avant d’essayer de revenir vers l’eau.

Je me suis assise face à la mer. J’ai regardé mes chaussures pleines de sable.

Je me suis demandé si quelqu’un avait déjà pensé à un système pour ne pas avoir

de sable dans ses chaussures. Et puis je me suis dis que ça me manquerait de ne

pas avoir de sable dans les chaussures quand je monte la dune. J’aime bien en

ramener un peu sous mes semelles à la maison. Je me suis dit que c’était aussi

probablement pour ça qu’il ne voulait pas mettre de chaussettes. Il aimait bien la

sensation du sable sous ses pieds.

Il s’est assis, face à la forêt. Je me suis retournée pour regarder moi aussi. Je

n’avais jamais pensé à m’asseoir dans cette direction. Il a pointé du doigt plusieurs

endroits. Il a montré les verts plus sombres, les marrons, les scintillements du

soleil sur les pins. Il a montré les arbres les plus grands, puis les branches et les

brindilles des autres. Il a montré l’horizon, le début du ciel, la douceur des nuages

et la chaleur du soleil. Il a montré ces choses simples que je ne voyais plus.

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Et derrière nous, l’Océan s’est adouci. J’entendais le bruissement des vagues, j’ai

posé la tête sur son épaule, et je me suis endormie.

A mon réveil, je n’ai même pas été surprise de ne pas le voir. J’étais allongée

sur le sable. A mes pieds, sa pomme de pin. Je me suis frottée les yeux, je l’ai

prise délicatement, puis je suis rentrée à la maison, après avoir embrassé l’Océan

à plusieurs reprises. C’était le rituel depuis toujours. Je me retournais trois fois

pour contempler toute cette étendue de liberté, et je murmurais « A bientôt, on

se revoit bientôt.»

J’ai réservé un billet d’avion, j’ai fait mes valises, j’ai fermé la maison, je suis

rentrée à Paris. J’ai appelé Sophie pour que l’on dîne ensemble. Toujours en

panne d’appartement, j’ai dormi chez elle.

Le lendemain, très calmement, j’ai pris le chemin de mon ancien appartement.

J’avais l’esprit clair et décidé, cela faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé.

J’ai ouvert la porte doucement, et de manière très méthodique, j’ai regroupé

mes affaires. J’ai essayé de faire abstraction des objets de femme disséminés

dans l’appartement. Trousse de toilette, sous-vêtements, boucles d’oreille. Déjà ?

Remplacée aussi vite après tant d’années ? J’ai rangé tout ce qui m’appartenait

dans un sac minuscule. Finalement, c’est tout. Pas de meuble, pas de tableau,

pas de photo, pas de souvenir, pas même un pendentif en forme de dauphin,

juste quelques fringues sans intérêt. Quelques bijoux, offerts, au début. Je les

avais portés, pour faire plaisir, mais en fait, je ne les aimais pas. C’était qui, cette

personne que je déménageais ?

J’ai laissé le sac, j’ai laissé les bijoux, j’ai laissé la clé, j’ai laissé la porte ouverte,

j’avais besoin de rien de cette vie là.

J’ai appelé Mélanie pour lui dire que, finalement, je la rejoignais aux Hamptons

pour Thanksgiving. Arrivée à Montauk, au bout de la pointe de Long Island, je suis

allée voir l’Océan. J’ai regardé le ciel, ma doudoune a laissé échapper quelques

plumes, j’ai mis la main au fond de ma poche, j’ai caressé doucement la pomme

de pin, et pour la première fois depuis des années, j’ai souri.

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La nouvelle Mes ailes a été distinguée par le jury du concours de nouvelles lors du 18 e Salon du livre d’Hossegor en juillet 2016.