Meriaux (Charles)_Élites Laïques Et Élites Ecclésiastiques Entre Neustrie Et Austrasie (Fin...

download Meriaux (Charles)_Élites Laïques Et Élites Ecclésiastiques Entre Neustrie Et Austrasie (Fin VIe-VIIr Siècle)

of 8

description

Histoire

Transcript of Meriaux (Charles)_Élites Laïques Et Élites Ecclésiastiques Entre Neustrie Et Austrasie (Fin...

  • CHARLES MRIAUX

    LITES LAQUES ET LITES ECCLSIASTIQUES ENTRE NEUSTRIE ET AUSTRASIE (FIN VIE VIIE SICLE)

    Il y a un peu plus de trente ans, Karl-Ferdinand Werner rappelait que lentreprise de christianisation du nord de la Gaule (grosso modo les rgions situes entre les valles de la Somme et de lEscaut) lpoque mrovingienne ne se posait pas simplement en termes spirituels et quau-del de la conversion personnelle des individus, sur laquelle nous sommes trs peu renseigns, il ne faut pas oublier de dgager des enjeux collectifs, sociaux, politiques et conomiques : quon le veuille ou non, crivait alors K.-F. Werner, la christianisation tait en mme temps la structuration politique et conomique de ce pays destin un grand avenir 1. Si lon connat (relativement) bien la manire dont les institutions ecclsiastiques siges piscopaux, monastres se sont progressivement implantes dans le nord de la Gaule ainsi que les soutiens matriels dont elles bnficirent de la part de la royaut et de laristocratie, ce nest en revanche quassez rcemment que les historiens ont cherch comprendre pourquoi les familles aristocratiques, ou en tout cas certaines dentre elles, avaient puissamment adhr aux projets ports par lglise. Ce faisant ces groupes dvelopprent des stratgies leur permettant de maintenir leur position la tte de la hirarchie sociale.

    Je rappellerai dabord brivement que le terme de christianisation me parat bien mal choisi ds lors que les lites septentrionales taient, au VIIe sicle, unanimement gagnes au christianisme. Ce nest donc pas tant la rception du christianisme qui fut ici la cause de transformations sociales un thme rcemment examin par Bruno Dumzil , mais bien une nouvelle dfinition, dans un cadre chrtien, des rapports entre le roi, laristocratie laque et les lites ecclsiastiques. En revanche, cette priode a bien t marque par la nomination de nouvelles lites ecclsiastiques qui uvraient en collaboration avec le roi et certains milieux dirigeants du royaume de Neustrie et se heurtrent parfois de rudes oppositions de la part de certains aristocrates locaux, tant lacs que clercs. Comme ces nouvelles lites ecclsiastiques, limage de saint Amand, fondateur dElnone dans la moyenne valle de lEscaut ( aprs 674/675), participaient la dfinition de nouvelles normes sociales (mariage, parent spirituelle, veuvage), on observe aussi ladhsion de certaines familles qui comprirent rapidement le profit quelles pouvaient tirer de ces transformations en terme dchanges, dalliances et de comptition.

    Quelle conversion pour les lites ? Le problme que pose ltude de la conversion des lites de la partie septentrionale de

    la Gaule est dabord documentaire. Lhistoriographie traditionnelle a interprt ces silences comme la preuve que les cits les plus septentrionales de la Gaule qui se situaient au nord de lancienne province romaine de Belgique seconde avaient perdu toute trace dimplantation chrtienne (que lon imagine au demeurant trs superficielle la fin de lEmpire). Ce nest donc qu partir de la fin du VIe sicle et surtout au VIIe sicle que lentreprise de christianisation aurait t mene ex nihilo dans ces rgions. Depuis quelques

    1. K.-F. WERNER, Le rle de laristocratie dans la christianisation du nord-est de la Gaule , dans La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIe sicle), P. RICH (dir.), Paris, 1976, rd. 1993 (Histoire de la France religieuse, 2), p. 45-74, ici p. 72-73. Cette communication reprend et rsume certains arguments prsents dans ma thse, dsormais publie : Charles MRIAUX, Gallia irradiata . Saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen ge, Stuttgart, 2006 (Beitrge zur Hagiographie, 4).

  • 2dizaines dannes nanmoins, certains historiens nont pas manqu de rappeler que le silence de la documentation pouvait faire lobjet dune interprtation exactement inverse, ce qui conduirait penser que la Gaule septentrionale na pas connu une histoire bien diffrente de celle de lensemble du royaume mrovingien2. De mme, si chacun saccorde penser que le baptme de Clovis (en 498 ?) na pas entran immdiatement la conversion de lensemble du peuple franc, force est cependant de reconnatre quelle a d rapidement provoquer le ralliement de ses lites au christianisme ds lors que celles-ci exeraient des charges publiques au nom dun souverain dsormais chrtien. Si lon peut tenter de discuter de la chronologie de cette conversion, il reste difficile dimaginer qu partir du milieu du VIe sicle lensemble de ces aristocrates nont pas t gagns au christianisme3. Ni les capitulaires, ni les actes des conciles des VIe-VIIe sicles ne soulvent le problme quaurait pos lexistence de ducs ou de comtes paens (alors que tel est le cas concernant lexercice de responsabilits publiques par les juifs)4. Les sources hagiographiques mentionnant la conversion daristocrates mritent donc dtre lues avec beaucoup de prudence.

    Cest le cas de la Vie de saint Vaast, vque dArras ( vers 540), que Bruno Krusch a attribue Jonas de Bobbio ( aprs 659). Elle signale, pour le VIe sicle, le seul pisode connu dune conversion daristocrates, lissue dun repas auquel un certain Hocinus avait convi lvque en prsence du roi Clotaire Ier (511 561). Plusieurs pots de cervoise avaient t prpars : les uns pour les chrtiens, les autres consacrs selon le rite paen (vasa [] alia christianis, alia vero paganis opposita ac gentile riti sacrificata). Le signe de croix que lvque imposa sur ces derniers pots les fit clater et la cervoise se rpandit terre ; il exhorta chacun abandonner ses superstitions et nombreux furent alors ceux qui demandrent le baptme5. Lpisode signalerait lexistence daristocrates qui, tout en tant au service dun monarque qui se proclamait chrtien, navaient pas jug bon de recevoir pour eux-mmes le baptme, ce qui peut paratre assez trange. On remarquera aussi que ce paganisme est dcrit dans un tat bien dgrad. Il suffit pour sen convaincre de comparer cet pisode avec celui que le mme Jonas rapporte dans la Vie de saint Colomban ( 615) : lors de son passage Bregenz, au bord du lac de Constance, lIrlandais fut en effet confront des hommes qui avaient galement rempli de bire une vaste cuve (vas magnum, quem vulgo cupam vocant) destine tre sacrifie au dieu Vodanus. En soufflant sur le rcipient, le saint le fit voler en clat6. La comparaison des deux pisodes montre que la Vie de saint Vaast met plus laccent sur la critique dune certaine sociabilit festive thme qui traversa dailleurs toute lhagiographie du haut Moyen ge que sur un rituel religieux. Le baptme de ces aristocrates, ici prsents par un auteur qui crit plus dun sicle aprs les faits, apparat trs douteux. Une autre Vie mrovingienne compose dans la rgion, celle de saint Gry, vque de Cambrai au tournant des VIe-VIIe sicles, offre une comparaison clairante : non seulement on ny trouve aucun pisode mentionnant une conversion daristocrates, mais lon y dcouvre de

    2. Constatation faite par exemple par Dom Dubois partir de ltude des listes piscopales de la province de Reims dont le silence pour les priodes antrieures au VIIe sicle sont moins le signe dune vanglisation tardive que le rsultat de la transmission dfectueuse dune histoire probablement assez peu mouvemente : Jacques DUBOIS, Les listes piscopales, tmoins de lorganisation ecclsiastique et de la transmission des traditions , dans La christianisation des pays entre Loire et Rhin, op. cit. n. 1, p. 9-23, ici p. 18. 3. K. F. WERNER, Le rle de laristocratie , op. cit. n. 1, p. 60 ; ce qui est une faon de renouer avec un dbat ancien et de prfrer les vues de Fustel de Coulanges celles du chanoine Vacandard sur linterprtation du paganisme en Gaule mrovingienne : cf. E. VACANDARD, Lidoltrie en Gaule au VIe et au VIIe sicle , Revue des questions historiques, 65 (1899), p. 424-454. 4. Sur la rception du christianisme par les lites des royaumes barbares : Bruno DUMZIL, Les racines chrtiennes de lEurope. Conversion et libert dans les royaumes barbares (Ve-VIIIe sicle), Paris, 2005, p. 405-427 et, Id., La conversion comme facteur de crise des lites (Ve-VIIe sicle) , dans Franois BOUGARD, Laurent FELLER et Rgine LE JAN (dir.), Les lites au haut Moyen ge. Crises et renouvellements, Turnhout, 2006 (Haut Moyen ge, 1), p. 45-67, spc. p. 49 pour les lites franques. 5. Vita Vedasti, d. B. KRUSCH, Hanovre, 1896 (MGH, SRM, 3), p. 406-413, c. 7, p. 410-411. 6. Jonas, Vita Columbani, I, 27, d. B. KRUSCH, Hanovre/Leipzig, 1905 (MGH, SRG, 37), p. 213-214.

  • 3surcrot la figure dun prlat administrant une cit piscopale et un diocse dont les cadres semblent bien implants depuis plusieurs gnrations7.

    Il faut enfin prendre avec beaucoup de prudence les affirmations des textes tardifs, composs partir de lpoque carolingienne. Il est possible, dans certains cas, de les prendre en dfaut : ainsi la Vie des saints mrovingiens Omer (vque de Throuanne), Bertin (abb du monastre de Sithiu qui prit ensuite son nom) et Winnoc (abb de Wormhout situ dans cette mme rgion), rdige avant 820, fait-elle tat de la conversion du vir potens Adrowaldus et de toute sa famille, de errore gentilitatis ad fidem catholicam8. Il est cependant difficile dadmettre la ralit de cette conversion. Telle quelle est transmise dans les Gesta composs au Xe sicle par le moine Folcuin de Saint-Bertin, la donation de cet Adrowaldus (649) fait tat, dans la souscription, de plusieurs prtres9. Ceci suggre, comme la crit Rgine Le Jan, que lorganisation administrative [et jajouterai ici : religieuse] du pagus de Throuanne tait moins squelettique quon pourrait le penser 10.

    On peut faire une constatation similaire propos de lactivit de saint Amand dans le diocse de Maastricht dont ce saint eut la responsabilit entre 649 et 652. Les difficults quil y rencontra semblent bien avoir t surtout provoques non pas par la virulence du paganisme local, mais bien plus par lhostilit des prtres du diocse dont il sest prcisment plaint dans une lettre, aujourdhui perdue, adresse au pape Martin Ier11.

    Lentreprise de mission au VIIe sicle apparat donc plus comme un mouvement de rforme que de conversion au sens strict. Pour notre propos, il convient de noter quil a t port par des lites ecclsiastiques extrieures la rgion : Vaast, originaire dAquitaine, Gry, venu du diocse de Trves, Amand et loi, tous deux Aquitains aussi, Omer, Mommelin (premier abb de Sithiu puis successeur dloi sur le sige de Noyon-Tournai) et Bertin venus du Cotentin12. La rgion connut donc bel et bien un renouvellement dune partie de ses lites ecclsiastiques. Il reste alors expliquer pourquoi cest prcisment la fin du VIe et tout au long du VIIe sicle que lon observe ce processus. La rgion situe entre la Somme et lEscaut est apparue la fin du VIIe sicle comme un thtre de premier ordre pour la rivalit que se livraient Neustriens et Austrasiens. Dans ce contexte, le contrle des charges ecclsiastiques reprsentait un enjeu majeur. Entre 584 et 590, la nomination de lvque Gry sur le sige de Cambrai suivit la prise de la cit par Childebert II. Or Gry avait t remarqu par Magnric, mtropolitain de Trves, qui tait un proche du souverain et le parrain du fils royal, Thodebert II. Dans la premire moiti du VIIe sicle, les choses apparaissent plus nettement encore : sous le rgne de Dagobert (629 639), les nominations dAchaire Noyon, puis dAmand, vque itinrant dans la valle de lEscaut, et dOmer et ses compagnons dans les anciennes cits de Boulogne et Throuanne sont absolument contemporaines des tensions autour de cette rgion que le pseudo-Frdgaire dsigne sous le nom de duch de Dentelin 13. Compris entre lOise et la Seine , lexception de douze pagi quEugen Ewig a, avec la plus grande vraisemblance, localiss dans les diocses de Rouen, Amiens et Beauvais, ce duch comprenait les cits de Boulogne, Throuanne, Tournai, Arras, Cambrai, Vermand/Noyon. Le pseudo-Frdgaire signale

    7. Cf. infra n. 16. 8. Vita Audomari, Bertini et Winnoci, c. 10, d. W. LEVISON, Hanovre/Leipzig, 1910 (MGH, SRM, 5), p. 759-760. Il faut aussi citer la mention tonnante dun dux paen en Vimeu dans le premier tiers du VIIe sicle releve par B. Dumzil ( La conversion , loc. cit. n. 4, p. 49, n. 16) dans la Vie carolingienne de saint Loup de Sens. 9. Diplomata belgica ante annum millesimum centesimum scripta, d. M. GYSSELING et A. C. F. KOCH, Bruxelles, 1950, n 1, p. 6-7 ; cf. K. F. WERNER, Le rle de laristocratie , loc. cit. n. 1, p. 63-64. 10. Rgine LE JAN, Prosopographica neustrica : les agents du roi en Neustrie de 639 840 , dans Hartmut ATSMA (dir.), La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de 650 850, Sigmaringen, 1989 (Beihefte der Francia, 16), t. 1, p. 261-269, la p. 232. 11. Cf. infra n. 17. 12. Ch. MRIAUX, Des missionnaires venus de toute lEurope dans le nord de la Neustrie (VIe-VIIe sicle) ? Ralit historique et postrit littraire dun thme hagiographique , dans Les hommes en Europe, P. MARCILLOUX (dir.), Paris, 2002, p. 171-194, spc. p. 172-178. 13. Ch. MRIAUX, Gallia irradiata , op. cit. n. 1, p. 57-67.

  • 4aussi que lattribution de ce duch resta incertaine tout au long du rgne de Clotaire II (614 629), puis dans la premire moiti du rgne de Dagobert qui dut se rsoudre imposer aux aristocrates austrasiens le rattachement de cet espace au royaume de Neustrie14.

    En somme, lintrt de Dagobert puis de son fils Clovis II (639 657) pour les rgions situes au nord de la Somme et le renouvellement des plus hautes lites ecclsiastiques se prsentait galement comme une mission dordre administratif et politique pour la matrise des marges littorales, occidentales et septentrionales, dsormais stratgiques en raison de la concurrence que se livraient les aristocraties des deux regna de Neustrie et dAustrasie. On en trouve dailleurs une autre manifestation dans la frquentation de trois nouveaux sites palatiaux dans la rgion dans les annes 620-630 : outre Vitry-en-Artois (o les rois francs sjournaient dj au VIe sicle), il sagit des palais dterpigny et de Bianche-Saint-Vaast dans le pagus dArras15.

    Le renouvellement des lites procde de la ncessit de contrler cette rgion frontalire. Mais si ces hommes nouveaux bnficiaient de la confiance du souverain, ils ne disposaient pas localement dune solide assise personnelle proprits foncires, parentle, rseau de fidlit , ce qui ne manqua pas de susciter des conflits.

    Conflits On observe assurment des tensions avec les lites locales, titulaires de lautorit

    publique, responsables religieux, et autres puissants de la rgion.

    Deux passages de la premire Vie de saint Gry insistent en effet sur les heurts qui opposrent lvque aux reprsentants du roi Cambrai : le comte Wadon qui, la suite de lordination du prlat, refusa de dlivrer douze prisonniers, et un tribun nomm Walcharius, qui retenait trois personnes sur ordre du iudex local dont on ne sait sil sagissait de ce mme Wadon ou dun autre personnage. Dans les deux cas, Gry eut gain de cause et obtint la dlivrance des captifs. Sil agissait de toute vidence par charit chrtienne envers des esclaves et des prisonniers, on peut nanmoins se demander si la stylisation hagiographique ne trahit pas aussi une nouvelle dfinition des rapports dautorit dans la cit au profit dun vque proche du roi. Tout austrasien quil ft, Gry semble en effet avoir entretenu, aprs la runification des regna en 613, dexcellents rapports avec Clotaire II16. La premire Vie dAmand montre le saint sopposer un comte Dotto propos dun malheureux, rgulirement condamn mort par une assemble runie cette occasion vraisemblablement Gand plutt qu Tournai , puis pendu, mais finalement ressuscit par lintervention du saint. Tout comme le thme de la libration miraculeuse de prisonniers, le thme du pendu miraculeusement sauv nest pas rare dans lhagiographie. Dans ce cas, on est nanmoins tonn par leffet de rel. Outre le fait que le passage est sans doute lun des plus prcis de la Vie lauteur prtend le rapporter viro venerabili praesbitero nomine Bono narrante , on notera les prcisions concernant le nom du comte, son origine ethnique (ex genere Francorum), les circonstances du rassemblement du mallus et lintervention dAmand. Une nouvelle fois la stylisation hagiographique semble bien rvler

    14.Frdgaire. Chronique des temps mrovingiens, trad. O. DEVILLERS et Jean MEYERS, Turnhout, 2001, IV, 20, p. 82 ; IV, 37-38, p. 112-116 ; IV, 76, p. 174 ; cf. Eugen EWIG, Die frnkischen Teilungen und Teilreiche (511-613) , dans Id., Sptantikes und frnkisches Gallien. Gesammelte Schriften (1952-1973), Munich/Zurich, 1976 (Beihefte der Francia, 3), t. 1, p. 114-171, aux p. 148-149. 15. Josiane BARBIER, Les lieux du pouvoir en Gaule franque. Lexemple des palais , dans Places of Power Orte der Herrschaft Lieux du pouvoir, Caspar EHLERS (dir.), Gttingen, 2007 (Deutsche Knigspfalzen. Beitrge zur ihrer historischen und archologischen Erforschung, 8), p. 227-246, la p. 238. 16. Vita Gaugerici prima, c. 7-9, d. B. KRUSCH, Hanovre, 1896 (MGH, SRM, 3), p. 654-655.

  • 5un conflit avec le dtenteur local de lautorit publique dans lequel lvque eut peut-tre gain de cause17.

    Ce type de conflit nopposa pas simplement des membres de la haute aristocratie, proche du roi, et des reprsentants des familles de llite locale. La Vie dloi, vque de Noyon/Tournai (641 660), propose aussi un pisode riche denseignements. Un jour quil prchait dans un vicus proche de la cit piscopale de Noyon et dnonait les jeux dmoniaques, les danses impies et toutes les autres superstitions totalement dnues de sens (abiciendos atque abhominandos cunctos daemonum ludos et nefandas saltationes omnesque inanes prorsus relinquendas superstitiones), de puissants lacs (praestantiores) de lentourage du maire du palais Erchinoald (641 658) menacrent de le tuer sil ritrait ses interdictions. En lapostrophant sous le nom de Romain , on lui fit savoir que jamais ne seraient abandonnes ces ftes et coutumes ancestrales. Un miracle semble finalement avoir permis loi de sortir vainqueur de cette situation bien mal engage18. Ce passage est souvent cit pour montrer la persistance de pratiques, de cultes et de prtres paens. En fait, il manifeste un dcalage culturel entre loi et ceux que je noserai appeler ses ouailles en raison de leur position sociale leve. Mais lpisode signale surtout un diffrend proprement politique entre lvque et des lites locales proches du maire du palais. La Vie signale dautres occasions des tensions avec ce dernier, par exemple lors dun voyage que lvque entreprit de trs mauvais gr avec Erchinoald19. loi nentretint pas de meilleures relations avec son successeur bron (658 680). Il est nouveau fait mention dun familier du maire du palais qui aurait tent de semparer dun bois appartenant lglise de Noyon, et fut, pour ce motif, excommuni par loi20. Ces diffrents pisodes suggrent que les quilibres politiques ayant chang la cour avec la monte en puissance dErchinoald puis dbron, certains vques purent se retrouver dans une situation difficile vis--vis de laristocratie locale qui avait su nouer des relations troites avec les nouveaux matres du regnum neustrien.

    De ce point de vue, il nest plus lgitime de distinguer lites laques et lites ecclsiastiques. La Vie dloi rapporte comment le saint procda linvention des reliques du martyr Quentin dont on sait, par Grgoire de Tours, quil tait honor en Vermandois ds le VIe sicle. Lvque entra en comptition avec un autre clerc, Maurinus, chantre estim au palais du roi (cantor in regis palatio laudatus), qui de toute vidence avait des droits sur le sanctuaire (comme abb de la basilique ?) et prtendit retrouver le corps du saint. Mal lui en prit car il mourut rapidement, laissant loi tout le mrite de la dcouverte21. Saint-Quentin a donc t le thtre dun conflit plus large opposant des partis en comptition la cour neustrienne. Le diffrend entre loi et Maurinus ne peut assurment se rduire un seul conflit de juridiction ecclsiastique. la gnration suivante, ce type de conflit navait pas disparu puisque le successeur dloi, Mommelin (661 684), entretint des relations difficiles avec labb de la basilique Saint-loi qui abritait le tombeau de son prdcesseur22.

    17. Vita Amandi prima, c. 14, d. B. Krusch, Hanovre/Leipzig, 1910 (MGH, SRM, 5), p. 438-439 ; cf. Charles MRIAUX, Saint Amand dElnone et la transformation de la socit de son temps , dans LOccident chrtien et ses marges : mission, confrontation culturelle et changement social au Moyen ge, Ph. DEPREUX (dir.), paratre. 18. Vita Eligii, II, 20, d. B. Krusch, Hanovre/Leipzig, 1902 (MGH, SRM, 4), p. 711-712. 19. Ibid., II, 27, p. 714-715. 20. Ibid., II, 19, p. 709-710 ; bron appartenait manifestement au mme groupe aristocratique quErchinoald : cf. I. HEIDRICH, Les maires du palais neustriens du milieu du VIIe sicle au milieu du VIIIe sicle , dans La Neustrie, op. cit. n. 10, t. 1, p. 217-228, aux p. 218-222 et R. LE JAN, Pouvoirs et socit en Neustrie (VIe-IXe sicle) , paratre. 21. Vita Eligii, op. cit. n. 18, II, 6, p. 697-699. 22. Ibid., II, 47, p. 726-727.

  • 6Ralliements

    Au dbut du VIIe sicle, en sacralisant leur patrimoine par la fondation de communauts monastiques, certaines familles eurent pour ambition de prserver leur indpendance, de fdrer leur parentle et leur rseau de clientle autour dun sanctuaire, galement ncropole familiale (et donc susceptible de proposer des modles familiaux de saintet) afin dancrer localement leur pouvoir. Rgine Le Jan a montr quau VIIe sicle, ces monastres familiaux taient surtout des monastres fminins23. Dans le nord de la Gaule, ctait le cas de Nivelles, Mons et Maubeuge, Marchiennes et Hamage, Honnecourt, Saint-Jean de Laon et plusieurs autres encore. Il faut toutefois observer qu partir du rgne de Dagobert, les souverains surent convaincre une partie de ces lites locales renoncer leur indpendance, soit en veillant ce que ces fondations familiales rejoignent un rseau plus vaste dtablissements fdrs par un monastre royal, soit en invitant ces aristocrates participer avec lui au succs de nouvelles fondations monastiques.

    Le succs de la mission dAmand a prcisment repos sur le ralliement de certaines familles qui tenaient depuis plusieurs gnrations ces communauts familiales, limage du complexe monastique de Marchiennes/Hamage (dans le diocse dArras), le seul qui soit relativement bien document par la Vita Rictrudis dHucbald de Saint-Amand ( 930)24. Compos en 907 la demande des clercs et des moniales de Marchiennes, ce texte pose de dlicats problmes dinterprtation car il propose le regard partiel et partial dun moine carolingien sur le monachisme aristocratique mrovingien. Ce nest cependant pas le lieu den discuter ici. Hucbald rappelle quun premier tablissement fut fond Hamage par une certaine Gertrude. Lhistoire de Marchiennes apparat plus tard, sous le rgne de Dagobert, mais il est difficile de croire quil sagit dune fondation totalement indpendante de celle de Hamage car les deux localits se font face de part et dautre de la Scarpe, mi-chemin entre les villes actuelles de Douai et de Valenciennes. Hucbald prcise que le premier abb de Marchiennes fut un certain Jonat, nomm par Amand, qui accueillit rapidement des femmes et en particulier Rictrude, veuve dAdalbaud, lui-mme petit-fils de Gertrude. La direction de la communaut fminine fut alors confie cette Rictrude laquelle succda sa fille Clotsende. La communaut de Hamage ne disparut pas pour autant puisquHucbald assure quelle fut dirige par une autre fille de Rictrude nomme Eusbie puis par une seconde Gertrude dont le nom signale quelle appartenait de toute vidence la mme famille. Des liens avec la monarchie neustrienne sont attests, en particulier par le fait que la reine Nanthilde ( 642), dernire pouse de Dagobert, tait la marraine dEusbie. suivre Hucbald, les deux communauts restrent contrles par la mme famille pendant quatre ou cinq gnrations, donc au moins pendant une bonne partie du VIIe sicle. Hucbald rapporte aussi que Rictrude prit le voile afin de se soustraire un remariage voulu par Dagobert, ce qui tait une manire de prserver, autour du monastre, lidentit et le patrimoine de la famille quelle avait forme avec Adalbaud25. Nanmoins lintervention dAmand et la nomination de Jonat suggrent que Marchiennes et Hamage, toute en conservant cette forte identit familiale, entrrent aussi dans lorbite de la grande abbaye royale dElnone. la fin du VIIe sicle, Hamage et Marchiennes jouissaient dailleurs de la confiance de la monarchie neustrienne. Lvque Am du Sion, cart de son sige par Thierry III et bron en 677 et dabord envoy Pronne sous labbatiat dUltan, fut ensuite confi la garde de Mauront, fils de Rictrude, dabord Hamage et Marchiennes puis Merville sur la Lys.

    23. Rgine LE JAN, Famille et pouvoir dans le monde franc (VIIe-Xe sicle). Essai danthropologie sociale, Paris, 1995 (Publications de la Sorbonne. Histoire ancienne et mdivale, 33), p. 45-52 et 387-401 ; Ead. Monastres de femmes, violence et comptition pour le pouvoir dans la Francie du VIIe sicle , dans Ead., Femmes, pouvoir et socit dans le haut Moyen ge, Paris, 2001, p. 89-118. 24. tat de la question sur ces deux tablissements dans Ch. MRIAUX, Gallia irradiata , op. cit. n. 1, p. 280-281 et 296-298. 25. E. SANTINELLI, Des femmes plores ? Les veuves dans la socit aristocratique du haut Moyen ge, Villeneuve dAscq, 2003, p. 134-135.

  • 7Lintgration, ou l incorporation de petits monastres familiaux a aussi fait lobjet

    de stratgies plus complexes. Un exemple est fourni par la petite communaut dHonnecourt-sur-lEscaut situe au sud du diocse de Cambrai, la frontire avec celui de Noyon. Par un acte dat du 8 fvrier 685, le fondateur, un certain Amalfrid, donne le monastre Sithiu avec laccord de sa fille Auriana qui en tait alors labbesse. La famille du fondateur conservait toute autorit sur la fondation jusquau dernier vivant. Il est ensuite donn toute libert labb Bertin pour tablir un prvt venu de Sithiu. Il ny pas de raison de souponner cet acte, mme sil existe par ailleurs une fausse confirmation de Thierry III, forge par les moines au IXe sicle et destine toffer le dossier soutenant leurs prtentions sur ltablissement (car rien nindique quils purent en faire effectivement lacquisition)26. Que Sithiu ait t le bnficiaire de cette donation peut surprendre ds lors quil existait dautres monastres plus proches. Mais lacte a t donn Vermand, cest--dire dans le diocse de Noyon dont lvque tait encore Mommelin (661 686), premier abb de Sithiu et donc prdcesseur de Bertin27. La donation dAmalfrid sinscrit donc de toute vidence dans une politique plus vaste, prolongeant celle qui avait t engage avec la nomination dOmer comme vque de Throuanne, destine fdrer laristocratie neustrienne autour de grands tablissements monastiques proches du pouvoir comme ltait Sithiu dans la seconde moiti du VIIe sicle.

    La royaut a non seulement fourni les domaines des premires implantations monastiques, mais elle a aussi plac ces tablissements dans des conditions particulirement favorables en restreignant prcisment ses propres possibilits dintervention par la concession de privilges dimmunit et de libert 28. Fortes de ces garanties, certaines lites locales semblent avoir ainsi accept de sassocier ces tablissements et de procder leur tour des donations. Elnone, il ne fait pas de doute que dimportants moyens furent mis la disposition dAmand par Dagobert Ier. Lexistence pralable dun vaste domaine fiscal se dduit en effet du testament du saint dans lequel ce dernier rappelle que le monastre dElnone a t construit sur une largesse royale (super largitate regia). On admet sans difficult que la dotation primitive dElnone ait bien t un ensemble fiscal29. Elnone bnficia rapidement dune grande autonomie. Le diplme donn par Charles le Simple Elnone en 899 fait en effet mention de limmunit accorde par Dagobert ainsi que dun privilegium tempore beati Amandi a pontificibus illi loco collatum30. Quant Sithiu, son indpendance fut garantie par un privilge dimmunit, aujourdhui perdu, ds le rgne de Clovis II, puis par un privilge de petite libert concd par lvque Omer en 66231.

    Par ailleurs, ces aristocrates pouvaient poser les premiers jalons des futures carrires de leurs proches ou de leurs descendants. Une famille aristocratique du Ternois, dans lactuel Pas-de-Calais, dont on connat deux frres, Robert et Erlebert, prfra se tourner vers labbaye de Fontenelle, dans la basse valle de la Seine. Elle sagrgea avec un certain succs au groupe aristocratique qui contrlait labbaye et dont les liens avec la cour de Neustrie taient trs troits depuis la fondation du monastre par Wandrille en 649/650, effectue avec le soutien de la reine Bathilde et du maire du palais Erchinoald. Robert tait le pre dAngadrme, fiance Ansbert, alors rfrendaire de Clotaire III, mais qui rompit ses fianailles pour entrer Fontenelle dont il devint abb vers 677 avant doccuper la charge de mtropolitain de Rouen. Erlebert tait le pre de Lambert, abb de Fontenelle la mort

    26. Ch. MRIAUX, Gallia irradiata , op. cit. n. 1, p. 285-286. 27. Vita Audomari, Bertini et Winnoci, op. cit. n. 8, c. 12, p. 761. 28. L. MORELLE, Le statut dun grand monastre franc : Corbie (664-1050) , dans Le christianisme en Occident du dbut du VIIe sicle au milieu du IXe sicle. Textes et documents, F. BOUGARD (dir.), Paris, 1997, p. 203-224 ; B. ROSENWEIN, Negotiating Space. Power, Restraint, and Privileges of Immunity in Early Medieval Europe, Ithaca, 1999. 29. Milon de Saint-Amand, Vita Amandi, d. B. Krusch, Hanovre/Leipzig, 1910 (MGH, SRM, 5), p. 471 et 484 ; H. PLATELLE, Le temporel de labbaye de Saint-Amand des origines 1340, Paris, 1962, p. 35-37. 30. Ph. LAUER (d.), Recueil des actes de Charles le Simple (893-923), Paris, 1943-1949, n 18, p. 30-31. 31. Diplomata belgica, op. cit. n. 9, n 3, p. 10-13 ; E. EWIG, Das Privileg des Bischofs Audomar von Trouanne von 663 und die Anfnge der Abtei Sithiu , dans Id., Sptantikes und frnkisches Gallien, op. cit. n. 14, t. 2, p. 507-537.

  • 8de Wandrille en 668, puis lu mtropolitain de Lyon en 679. Cet Erlebert entra dailleurs labbaye sous labbatiat de son fils32.

    Naturellement ces donations durent provoquer une certaine comptition et certains grands tirrent argument de leur propre gnrosit pour tablir leur contrle sur ces monastres. Un pisode de la Vie de saint Bertin, compose au dbut du IXe sicle, sen fait confusment lcho. Il rapporte en effet le cas de ce comte Walbert qui avait lhabitude de se rendre rgulirement Sithiu pour converser avec Bertin et prier sur le tombeau de saint Omer jusquau jour o il pntra dans lenceinte du monastre en ngligeant den avertir labb. De retour chez lui, il fit une grave chute de cheval. Bertin lui fit porter du vin qui le gurit entirement. Le comte aurait ensuite fait don de la plus grande partie de ses biens (magna suae hereditatis pars) au monastre33. On identifia par la suite cette donation avec le domaine dArques situ quelques kilomtres de Sithiu. Lavertissement est double : lpisode sadressait la fois aux protecteurs et donateurs trop intresss au contrle du monastre mais aussi aux agents de lautorit publique peu respectueux de limmunit de Sithiu. Ceci tmoigne assurment du difficile quilibre que recherchaient les aristocrates en contribuant au dveloppement des grands monastres : gagner la protection et la faveur royal tout en conservant un droit de regard sur les biens cds.

    *

    Il faut en dfinitive insister sur le fait que lentreprise missionnaire dvoile, par lintervention dlites trangres fortement lies au pouvoir royal, des conflits et des ralliements au sein dlites locales restes jusque l assez indpendantes. Tout cela conduit tout au long du VIIe sicle un renouvellement des lites qui est donc moins le fruit de la conversion religieuse que de limportance de la frontire et de la ncessit den confier le contrle des relais fidles. On se heurte enfin au silence des sources. Les textes hagiographiques ont en effet conserv le souvenir des familles qui surent tirer leur pingle du jeu et assurer tout au long du VIIe sicle la prennit de leur fondation familiale. Des autres, il est bien peu question.

    Charles Mriaux, Universit de Lille 3 UMR 8529 IRHIS

    32. Aigrade, Vita Ansberti, c. 3, d. W. LEVISON, Hanovre/Leipzig, 1910 (MGH, SRM, 5), p. 621 ; c. 8, p. 625. 33. Vita Audomari, Bertini et Winnoci, op. cit. n. 8, c. 19, p. 765-767 ; cf. F.-L. GANSHOF, Saint-Bertin et les origines du comt de Guines , Revue belge de philologie et dhistoire, 10 (1931), p. 541-555.