Mencé-Caster (Corinne)_Un Roi en Quête d'Auteurité. Alphonse X Et l'Histoire d'Espagne

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    tudes 2

    Collection dirige par Georges MARTIN

    Publi avec le concours dAILP(GDRE n 671 de CNRS)Couverture :Bibliothque nationale de France, ms. Fr. 342, f 150.Crdits :BnF, Paris.

    Paris, SEMH-Sorbonne, 2011

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    CORINNE MENC-CASTER

    Un roi en qute dauteurit

    Alphonse X et lHistoire dEspagne(Castille, XIIIesicle)

    Les Livres de-Spania

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    mes parents Eddy, Nora et Kinvi

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    REMERCIEMENTS

    Ce travail naurait jamais vu le jour sans les prcieux conseils, les critiquesconstructives, les encouragements et la sollicitude de Georges Martin, que noustenons remercier chaleureusement. Il sait ce que nous lui devons.

    Merci aussi toute notre famille, en particulier Juliette, Henry, Eddy,Maguy, Herv, Chantal, Laurie et Cindy, nos deux enfants Nora et Kinvi, pourle temps que nous leur avons pris et pour la patience infinie dont ils ont fait

    preuve notre endroit, tout au long de cette prparation.Merci MalissaMerci enfin Ccile Bertin et Maurice Belrose pour leurs encouragements,

    leurs conseils aviss et leur disponibilit jamais dmentie.

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    INTRODUCTION GNRALE

    Les recherches contemporaines, dessence structuraliste, dissimulent mal, autravers des dclarations fracassantes sur la mort de lauteur ou des dtoursterminologiques savamment orchestrs, la nostalgie qui les anime : celle de laquestion du sujet.

    La dconstruction dun tel sujet, mene bien de Freud Derrida, en passantpar Barthes ou Foucault, a remis en cause lexistence, moins du sujet lui-mmeque de son absoluit. Jacques Lacan1reconnat ainsi quil sagit, non pas de nierle sujet mais de manifester sa dpendance en le pensant dans sa relativit. Danscette perspective, le sujet littraire se trouve, lui aussi, amput de sa toute-

    puissance, et son rapport lindividu dont il ne devient rien moins quune

    variable, un possible , se voit alors modifi.Cest donc la faveur de ce rexamen des rapports entre individu et sujet que prend place, dans la critique contemporaine, la rflexion surlauteur, laquelle cherche poser en termes fonctionnels, et non plus seulementanthropologiques, la dfinition dune entit qui apparat dsormais plus gnrique que spcifique . On en vient ainsi reconnatre que la mortde lauteur na dautre sens que la mort dune certaine conception de lauteur,et notamment de ses fondements anthropologico-historiques, laquelle mort setrouve corrle la naissance dun lecteur critique, co-auteur du sens , etdonc de luvre2. Est ainsi appel le rexamen de ce concept, partir dune

    perspective qui tienne compte tout autant de lindividuation de luvre que de

    lindividualit de son producteur.

    1Jacques LACAN in : Michel FOUCAULT, Quest-ce quun auteur?, Dits et crits (1954-1975)(1994), 2 t., Paris : Gallimard, 2001, 1, p. 848 : Deuximement, je voudrais faireremarquer que, structuralisme ou pas, il me semble quil nest nulle part question, dans le champvaguement dtermin par cette tiquette, de la ngation du sujet. Il sagit de la dpendance dusujet, ce qui est extrmement diffrent ; et tout particulirement, au niveau du retour Freud, dela dpendance du sujet par rapport quelque chose de vraiment lmentaire, et que nous avonstent disoler sous le terme de signifiant .

    2 Il nous parat trs important dindiquer que nous donnons ici au mot uvre son senscommun de texte , sans prendre part la redfinition quen propose Roland BARTHESlorsquil loppose au texte : cf.Roland BARTHES, De luvre au texte , in :Le bruissementde la langue, Paris : Seuil, 1984, p. 71-80. En revanche, lorsque nous parlerons d uvremdivale , nous ferons ntre la dfinition quen propose Paul ZUMTHOR,Essai de potiquemdivale, Paris : Seuil, 1972, p. 73 : Le terme d uvre ne peut donc tre pris tout faitdans le sens o nous lentendons aujourdhui. Il recouvre une ralit indiscutable : lunitcomplexe mais aisment reconnaissable, que constitue la collectivit des versions en manifestantla matrialit ; la synthse des signes employs par les auteurs successifs (chanteurs,rcitants, copistes) et de la littralit des textes. La forme-sens ainsi engendre se trouve sanscesse remise en question . Pour dventuels rapprochements entre les deux dfinitions du mot uvre au Moyen ge, cf.n. 9.

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    8 UN ROI EN QUTE DAUTEURIT

    Comment rsister alors lenvie de mettre en relation cette provocantedclaration de la mort de lauteur , avec la proclamation, chre denombreux mdivistes, de labsence de lauteur ?

    Point de dpart de ce travail de recherche sur la problmatique de lauteurit3,

    dfinir comme un mode de rapport lcriture, enracin dans la crativit ,ce rapprochement curieux mais attendu entre deux univers apparemmentirrductibles lun lautre, a pourtant un mme point dancrage : uneinterrogation sur la validit dun concept celui dauteur ayant valeurdvidence. Que lon proclame la mort ou labsence de lauteur, on poseinvitablement la question de la pertinence dune dfinition fonde en prioritsur le rapport de proprit entre une instance biographico-historique et untexte, entre un individu et une uvre.

    Il nous a ainsi paru utile dentamer une rflexion sur les conditions depossibilit dune approche pertinente de lauteurit dans le discourshistoriographique alphonsin. Le corpus choisi lHistoire dEspagne

    dAlphonse X la t en raison de son positionnement frontalier (et doncambigu), entre une historiographie en langue latine et une historiographie enlangue vernaculaire, o un monarque, menac dans sa souverainet, sassumetout la fois comme roi, comme sujet du roi, comme historiographe et commeartisan langagier.

    Il nous a sembl que dans ce jeu de rles o un sujet royal sinvente uneautorit dhistoriographe dans une langue frappe elle-mme dillgitimit, se

    jouait tout la fois le rapport lautorit de la tradition, lcriture, au modedtre historiographe au XIIIesicle, et que, ce faisant, mergeait uneinstance auctoriale originale , porteuse de fonctions-auteur 4nouvelles.

    Cest sans doute que le milieu du XIIIesicle, en Castille, marque un tournantpour lhistoriographie royale. Lcriture en roman , l accaparement de

    3Il nous parat important de prciser que nous empruntons le terme auteurit MichelZIMMERMAN (dir.),Auctor et auctoritas. Invention et conformisme dans lcriture mdivale,Actes du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris : cole des Chartes,2001, p. 9 : Depuis une ou deux dcennies, on assiste un vritable renversement de

    perspective. Historiens, hagiographes, diplomatistes, littraires, iconographes sintressent lcriture mdivale. Leur dmarche senracine dans une analyse nouvelle des conceptsdauteur/auteurit et de cration et de leur adaptation la ralit mdivale. Ainsi slabore unescience des uvres propre lpoque mdivale, qui amne reconsidrer certaines ralitslongtemps ngliges ou dvalorises [] .

    4 Michel FOUCAULT, Quest-ce quun auteur ?, p. 826 : [l]a fonction-auteur est donccaractristique du mode dexistence, de circulation et de fonctionnement de certains discours lintrieur dune socit . Puis, p. 831 : la fonction-auteur est lie au systme juridique etinstitutionnel qui enserre, dtermine, articule lunivers des discours ; elle ne sexerce pasuniformment et de la mme faon sur tous les discours, toutes les poques et dans toutes lesformes de civilisation ; elle nest pas dfinie par lattribution spontane dun discours son

    producteur mais par une srie doprations spcifiques et complexes ; elle ne renvoie paspurement et simplement un individu rel, elle peut donner lieu simultanment plusieurs ego, plusieurs positions-sujets que des classes diffrentes dindividus peuvent venir occuper .

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    INTRODUCTION GNRALE 9

    lautorit dcriture 5 par le roi Alphonse X signalent un point de rupture,favorable une volution des formes-auteur 6traditionnelles. Ces mutations,favorables la constitution dune nouvelle instance auctoriale, dont le pointdancrage est lindividu empirique Alphonse X, peru comme sujet

    historiographe non conventionnel mais ancr cependant dans la traditionhistoriographique, obligent interroger un concept aussi problmatique quecelui dauctoritas, afin de voir quelle assise effective il permet, dans un telcontexte, de donner celui dauteurit. cet gard, le rcent colloque qui sesttenu autour de la problmatique de l auctor et de l auctoritas ne pouvaitque baliser efficacement le terrain.

    La thorie foucaldienne de la fonction-auteur, telle quelle est dfinie dans laclbre confrence Quest-ce quun auteur ? nous servira de point de dpart,car lapprciation de lauteurit comme extrieure, ne serait-ce quen partie, lindividu empirique permet prcisment de jeter, entre les positions desstructuralistes et les allgations des mdivistes, un certain nombre de

    passerelles.Il en dcoule une approche de lauteur qui se fonde moins sur une

    problmatique de lattribution que sur une problmatique de lindividuationlogique (de luvre), fonde elle-mme sur une conception du texte comme non-clture, comme somme inacheve de variantes actualises ou en gestation, quiralisent un parcours intertextuel.

    Lorsque, propos du roman mdival, Roger Dragonetti crit :

    [l]crivain nest donc jamais le matre de linstance dnonciation,ni mme des noncs du discours quil remet en mouvement [] et quil en vient affirmer que [l]e texte se donne lire dans unecriture sans auteur7

    rvle-t-il un positionnement tellement diffrent de celui dun Barthes dans sadfinition de lintertexte comme tant :

    [] tout le langage antrieur et contemporain qui vient au texte, nonselon la voie dune filiation reprable, dune imitation volontaire,

    5 Georges MARTIN, Le pouvoir historiographique (lhistorien, le roi, le royaume. Letournant alphonsin) ,Histoires de lEspagne mdivale, Annexes des Cahiers de linguistiquehispanique mdivale, Paris : Klincksieck, 11, 1997, p. 123-136. En particulier, p. 133-134.

    6 Nous empruntons lexpression forme-auteur M. FOUCAULT, Quest-ce quunauteur ?, p. 829 : Il me parat, par exemple, que la manire dont la critique littraire a,

    pendant longtemps, dfini lauteur ou plutt construit la forme-auteur [] . Cette expression,qui fonctionne comme variante combinatoire de celle fonction-auteur semble tre requisequand il sagit dapprhender la fonction-auteur comme forme construite partir duncertain nombre de rgles. Auparavant, il avait pris soin dexpliquer en quoi consistent cesoprations : Toutes ces oprations varient selon les poques et les types de discours. On neconstruit pas un auteur philosophique comme un pote ; et on ne construisait pas lauteurdune uvre romanesque au XVIIIesicle comme de nos jours .

    7 Roger DRAGONETTI, Le mirage des sources. Lart du faux dans le roman mdival,Paris : Seuil, 1987, p. 42.

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    mais selon celle dune dissmination image qui assure au texte lestatut non dune reproduction, mais duneproductivit8?

    Selon ces approches, le texte, apprhend dans une dynamique de lcriture etde la rcriture faisant du patrimoine intertextuel commun, le seul vrai

    rfrent, brouille le rapport linstance empirique de production qui seffacepour laisser parler ce que ces thoriciens dnomment la productivit jamaisdmentie du texte.

    Paul Zumthor adopte un positionnement voisin puisquil fait de la Traditionlunique rfrent. Pour ce faire, il manifeste dabord lincertitude lie au nom etau statut du scripteur mdival :

    Jusque dans le cours du XIVesicle un trs grand nombre de textesrestent [] anonymes. Lors mme quun nom, par signature ou

    par la tradition des copistes, y est attach, il sagit le plus souvent deprnoms si frquents dans lonomastique, Pierre, Raoul, Guillaume,que lon ne peut en tirer grand-chose. [] [L]es cas douteuxabondent. Encore arrive-t-il quon distingue mal entre auteur,rcitant et copiste, comme dans le cas de Turold qui signa lemanuscrit dOxford de la Chanson de Roland9.

    Il laisse ensuite entendre que la figure de lauteur se donne le plus souventcomme absente du texte10. Cette absence est, en fait, interprter commeabsence dans luvre de toute rfrence la ralit empirique (dont lindividufait partie), ainsi que lcrit Zumthor :

    [C]es obscurits ne sont pas leffet de la seule paisseur des siclesqui nous sparent des hommes ainsi dissimuls : elles tiennent aussi quelque caractre spcifique des textes, une dcentration dulangage dans la pratique qui les produisit. Prenant lexemple duRoman de la rose, il dclare alors : tout est vu, connu, de

    lintrieur de cet Amant sans figure, intgr au texte au point que

    8Roland BARTHES, Texte (thorie du) , Encyclopaedia Universalis, 1995, p. 370-374,p. 372.

    9 P. ZUMTHOR, Essai de potique, p. 64. On peut ajouter titre complmentaire lesextraits suivants tirs de : P. ZUMTHOR, Langue, texte, nigme, Paris : Seuil, 1975, p. 166 : Quelles que soient en effet les circonstances qui ont prvalu dans la transmission des diverses

    parties de lensemble littraire mdival, celui-ci apparat nos yeux comme une posie presquetotalement objective: je veux dire, dont le sujet nous chappe . Il nest pas inutile toutefois decomparer cette prsentation avec celle de R. BARTHES, De luvre au texte , in :Lebruissement de la langue, p. 77 : [L]e Texte peut se lire sans la garantie de son pre ; larestitution de lintertexte abolit paradoxalement lhritage. Ce nest pas que lAuteur ne puisserevenirdans le Texte, dans son texte ; mais cest alors, si lon peut dire, titre dinvit ; [] savie nest plus lorigine de ses fables, mais une fable concurrente son uvre [] du mme coupla sincrit de lnonciation, vritable croix de la morale littraire, devient un faux problme :leje qui crit le texte nest jamais, lui aussi, quunje de papier .

    10Ibid., p. 69 : Le texte exprime-t-il quelque chose de lindividu-auteur, ou ne contient-ilque des essences ? [] Pourtant, ce texte est dit par Quelquun []. Lauteur a disparu : reste lesujet de lnonciation, une instance locutrice intgre au texte et indissociable de sonfonctionnement : a parle .

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    sabolit toute rfrence autre chose que la tradition quactualisecelui-ci11.

    Ainsi, lhorizon du texte, se trouve projete la Tradition, laquelle seprsenterait ds lors comme le vritable sujet. Dans ces conditions, lauteur ne

    saurait tre saisi comme crateur individuel, puisquil ne serait quun dessupports variables, objectiv par une Tradition, apport invariable quilabsorberait en quelque sorte dans un jeu de renvois infinis.

    Il apparat que les productions textuelles du Moyen ge, de par ces rticencesbien connues quant au statut dlicat du sujet et de lindividu, soient plusrceptives que tout autre, une approche de lauteur qui ne soit passeulement psychologique ou biographique, encore que Jean-Pierre Vernant12, enfaisant remonter la naissance de la personne et la prise de conscience delintriorit chez les saints hommes autour des IIIe et IVe sicles, invite une

    position plus nuance.Lun des travers de la pense traditionnelle de lauteur, dnonc par les

    pigones de Bakhtine et Kristeva, est prcisment son assimilation ipso factolindividu, lequel est dans le mme temps confondu avec le sujet.

    Dans sa clbre confrence, Michel Foucault se propose de renverser ladmarche habituelle qui fait de lindividu le point dorigine de lauteuritpourlui substituer une rflexion sur les conditions dmergence dun sujet qui,sinventant dans et par le processus dordonnancement discursif, rinvente dumme coup lindividu, et possiblement la structure de la forme-auteur quil atravaille. la suprmatie dun je , peru comme tout-puissant, Foucault

    prfre envisager une pluralit dego dont la dispersion tmoigne de lamenace que linventivit inhrente lcriture fait peser sur lunit de lindividu.Comme le dit si bien Henri Meschonnic, il y a faire la diffrence entreindividuet sujet, on ne peut pas nier quils partagent des choses, quil ny a pasde sujet sans individu, mme sil peut y avoir un individu sans que tous les sujetssoient l 13.

    Le sujet ne saurait donc tre quun des possibles de lindividu, le discoursreprsentant, par ailleurs, une des modalits par lesquelles lindividu peut treappel se constituer en un sujet diffrent. En consquence, lorsquon confondindividu et sujet, on lude la dimension inventive du discours, laquelle nestautre que la capacit de lindividu devenir un certain sujet en vertu du pouvoirreconnu lcriture de produire des espaces autres o se dessinent de nouveauxrapports soi, aux institutions, la socit. Mais, tant aussi un lieu de

    coercition, rgi par des lois gnriques et formelles, le discours est saisirgalement comme un espace contraignant o le sujet doit assumer sa propreimpuissance.

    11P. ZUMTHOR, ibid.,p. 170.12Jean-Pierre VERNANT, Lindividu dans la cit , in : Sur lindividu, Paris : Seuil, 1987,

    p. 35-37.13 Henri MESCHONNIC, Politique du rythme, politique du sujet, Paris : Verdier, 1995,

    p. 205.

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    On retrouve ainsi lambigut constitutive du mot sujet : alors queltymonsubjectumrenvoie ce qui est soumis, subordonn un autre (le sujetdu roi par exemple ou l effet-sujet de Lacan), le sujet est aussi saisircomme agent (cas du sujet cartsien). Le sujet est donc tout la fois celui qui

    agit et celui qui est agi, ou selon Meschonnic le thtre, la fable, et lacteurdune action quil domine et ne domine pas, et qui le domine [] 14.Penser lauteur autrement que comme individualit cratrice dont le lieu

    dancrage est le rel empirique, revient alors le penser comme sujet dominantet domin, sujet divis inscrit dans une dynamique de reproduction etdinvention dont le discours est le lieu propre.

    Procdant lhistorique des critres de dfinition usuels de lauteur, MichelFoucault relve quatre traits dfinitoires pertinents pour la critique moderne,lesquels, prcise-t-il, ne se distinguent gure des modalits de dfinition delauthenticit selon saint Jrme : lauteur comme certain niveau constant devaleur , comme champ de cohrence conceptuelle , comme unit

    stylistique et enfin, comme moment historique dfini et point de rencontredun certain nombre dvnements 15. Il conclut alors que :

    [la fonction-auteur] nest pas dfinie par lattribution spontane dundiscours son producteur, mais par une srie doprationsspcifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement etsimplement un individu rel, elle peut donner lieu simultanment

    plusieurs ego, plusieurs positions-sujets que des classes diffrentesdindividus peuvent venir occuper16.

    Dans la perspective de Foucault, lauteur, loin dtre seulement un momentde lorigine du texte, est aussi une construction rationnelle de linteractioninterprtative dun lecteur avec un texte. En ce sens, il constitue une rfrence de

    laval et doit tre aussi rapport au temps de la lecture. Ainsi, lauteur-en-chair-et-en-os 17, le sujet rfrentiel en quelque sorte, nest pas lunique sujetdu sens, puisque prcisment ce sens qui lui chappe partiellement, lui donne se dcouvrir autre. Linstance textuelle construite par le lecteur se substitue alorsau moins en partie lindividu rel. Pour autant, un lien se maintient entrelinstance empirique et cette instance interne par le truchement de lareconstruction de cette dernire comme pluralit dego dont il est souhaitablede tenter le reprage et lidentification.

    Lintrt dune telle approche pour un corpus tel que le ntre est indniablecar elle permet de toute vidence de mieux comprendre comment et pourquoi unmonarque lettr a pu croire au pouvoir de r-invention du discours au point defaire de celui-ci une vritable cellule dialogique de (r)-conciliation avec ses

    14Ibid,p. 199.15M. FOUCAULT, Quest-ce quun ?..., p. 829-830.16Ibid.,p. 832.17Nous empruntons cette expression trs suggestive Niels BUCH-JEPSEN qui la tient lui-

    mme de R. BARTHES : Le nom propre et le propre auteur , Une histoire de la fonction-auteur est-elle possible ?, Actes ducolloque de lENS Fontenay-Saint-Cloud,Saint-tienne :Universit de Saint-tienne, 2001, p. 52.

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    sujets. Cest, en effet, sans doute parce que lindividu empirique Alphonse Xavait conscience de cette capacit de ngociation du soi offerte par lediscours quil prit le parti de lui confier cette mission de ngociation avec lesautres. Une analyse du parcours de constitution de la figure royale virtuelle, dans

    lentier de la production discursive alphonsine, permettrait den suggrer lespermanences et les carts, et de les interprter comme remise en cause incessantedun tumultueux rapport soi et aux autres .

    Il faudrait, pour cela, tre mme de dceler les lieux discursifsdaffleurement privilgis de ces divers ego et den effectuer le tracconduisant alors lesquisse dune hypothse d Auteur Modle 18 (ouVirtuel), comme intent du texte , plutt que comme stratgie parfaitementcontrle par un sujet-moi plein.

    Mais si cet Auteur Modle , produit par le discours, nous intresse, cestaussi parce que sa configuration discursive engage un pari non seulement sur laconstruction dun sujet royal, mais aussi sur celle dune nouvelle forme-

    auteur historiographique.En prsentant la fonction-auteur comme une spcification de la fonction-

    sujet, Foucault prne une approche dynamique de linstance auctoriale comme instance en devenir qui dpend du devenir du sujet 19, lequel sujet prsupposetoujours lindividu. Cest l tout lintrt darticuler ensemble les trois notions :individu, sujet, auteur. Lindividu qui entreprend de produire un discours(historiographique par exemple) cre une certaine figure de sujethistoriographe , laquelle conforte ou dplace la figure valide de lauteurhistoriographique telle quelle se construit une poque donne. Cestluvre20dans sa singularit ou son caractre conventionnel qui fonde ou non denouvelles rgles de construction de la forme-auteur , au sein dun champdiscursif particulier.

    Une remarque cependant :Nous sommes parfaitement consciente des nombreuses rserves formules

    lencontre de lapproche fonctionnaliste, en raison notamment du discrditquelle semble faire peser sur les concepts dintention de lauteur, de sujetcrateur, etc. Quil soit bien clair que la dmarche qui nous guide ici est toutautre, dans la mesure o elle considre prcisment la fonction-auteur comme lameilleure hypothse heuristique permettant de penser le sujet quest lauteur, aulieu de servir tablir lvidence de son absence. En effet, tant quon sobstine concevoir lauteur uniquement comme lindividu pos lextrieur de

    luvre, on valorise demble lindividualit (comme spcificit), l o ilconviendrait dinterroger dabord la gnricit.De fait, quand cest celle-ci qui

    18 Voir Umberto ECO, Lector in fabula (1979), M. BOUHAZER (trad.), Paris : Grasset,1985.

    19Arnaud BERNADET, Lhistoricit de lauteur : une catgorie problmatique , in : Unehistoire de la fonction-auteur ? ,p. 17.

    20Il faut entendre ici par uvre , une forme-sens constituant sans doute une versionparmi dautres disponibles, mais que nous choisissons cependant de dnommer uvre pourmanifester quelle est malgr tout analysable comme tout-organique .

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    se prsente, on en vient clamer labsence de lauteur. Avec lhypothse de lafonction-auteur, la dmarche se trouve inverse puisque cest partir du rapport(conventionnel ou original) quun individu instaure une forme-auteur existante quon en arrive en fin de parcours le caractriser comme sujet . En

    consquence, lintrt dune telle approche rside surtout dans sa puissancecritique et lon verra quelle nous coduira questionner, sur le fond et sur laforme, un certain nombre de concepts qui tiennent jusqualors lieud vidences , et ce, en privilgiant essentiellement leur rationalitfonctionnelle. Ainsi pour dterminer ce qui est au fondement de la fonction-auteur , au Moyen ge, dans le discours historique, il nous reviendra de srier prcisment ce qui la rapproche et la distingue des diverses autresfonctions que la critique dfinit traditionnellement partir des termes scribe , compilateur , commentateur , auctor21, comme si ces termes allaient desoi. Ce faisant, nous serons amene dfinir le contenu qui est affect cesfonctions, cest--dire nous interroger sur ce qui fait quun individu ait pu tre

    appel scribe , compilateur ou auctor alors mme que la dfinition deces fonctions, en termes notamment de dlimitation, pose problme. On lauracompris : il nous intressera moins ici de catgoriser des individus que de dfinirdes formes dintelligibilit de linventivit de lcriture mdivale.

    Seulement comment penser cette inventivit dans une culture o le primatreconnu la Tradition semble demble linvalider ?

    Il y a, en effet, une sorte de contradiction reconnatre les scripteurs autresque les auctores comme de simples media de la tradition-transmission(tradere)et postuler dans le mme temps une volution des formes-auteur .Cette contradiction, somme toute apparente, est vite leve lorsquon opposelcriture comme imaginaire lcriture comme rsultat. Le postulat dunecriture de la reproduction domine lcriture comme praxis , mais pas comme rsultat . Il en rsulte une crativit toujours agissante, qui constitue dslors le versant le plus opratoire de notre rflexion car elle nous permetdarticuler la rcriture, quelle institue comme paradigme, une fonction-auteur cratrice, ou plutt re-cratrice, elle-mme partiellement indexe unefonction rcitative22.

    Il nous a sembl ainsi utile, dun point de vue heuristique, de postuler, pour leMoyen ge, lexistence de deux fonctions parallles : la fonction-auctor (qui

    jouerait au Moyen ge le rle dvolu la fonction-auteur dans les discourslittraires contemporains ) et la fonction-auteur ( redfinir pour ladapter

    aux spcificits du Moyen ge).

    21Nous conservons ce terme latin qui na gure t traduit, mme si le terme aucteur semble tre disponible dans la terminologie critique franaise. Voir Fabienne POMEL, Lafonction-auteur dans le Roman de la Rose de Jean de Meun : double jeu de la conscration etde lesquive , in : Une histoire de la fonction-auteur , p. 90-106.

    22 Par fonction rcitative , nous entendons une fonction de citation, de rptition dudiscours dun auctor, fonction gnralement dvolue lactor.

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    Notre ide est que cette fonction-auteur (au sens o Foucault lentend) esten gestation au Moyen ge, mais quelle reste prisonnire en quelque sorte de la fonction-auctor , quoique dautres fonctions apparemment distinctes, telles la fonction-compilateur , lui fournissent les moyens de sa libration. Ainsi

    indexe une potique de la paraphrase, comprendre comme potique de lareformulation, cette fonction-auteur (qui est et nest pas la fonction-compilateur) ne peut sanalyser indpendamment des fonction-lecteur et fonction-traducteur-(r)-nonciateur auxquelles elle se doit, au vunotamment de notre corpus, dtre rfre.

    En effet, le statut mme de lcriture mdivale comme criture collective etcontinue23 articule trs vigoureusement la problmatique de lcriture celle de la lecture, tout scripteur devant dabord tre vu comme lecteur du texte quil se propose de continuer dcrire en le rcrivant. Ainsi, la rcriturefait sans cesse du lecteur le co-auteur dun texte qui souvre ainsiconstamment la multiplicit des significations qui enrichissent, contredisent,

    amplifient le possible sens originel. Au sens de la premire rception,sadjoignent les significations des rceptions suivantes o luvre estcomprise en fonction, non plus de son propre contexte de rception, mais enrfrence au contexte du lecteur . Do la prgnance de la rcriture. Onretrouve donc bien cette ide, chre Foucault et aux tenants du post-structuralisme, dune instance auctoriale penser, non comme seule origine dutexte mais aussi comme hypothe de lecture. Seulement la praxis de la rcriturequi fonde le rapport du scripteur mdivale lcriture fait de c tte interprtationinteractive dun lecteur avec un texte moins une hypothse quune thse quece scripteur cherche valider en la construisant dans et par cette criture de lacontinuit, qui devient ainsi celle de la discontinuit, criture de lentre-deux enquelque sorte.

    Comment dfinir lauteurit, partir du modle de (voire sans doute malgr)lauctoritas, dans un texte qui, linstar de lHistoire dEspagne, se prsentecomme compilation , cest--dire comme remise en mouvement des noncs

    par une main qui nest pas premire, et, qui comme tel, pose le problme delexercice de la fonction cratrice , ou tout le moins, recratrice, lie limaginaire de cette fonction ?

    La fonction-compilateur parvient-elle, dans le contexte propre lEspagne du XIIIe sicle, postuler de nouvelles rgles de construction de la forme-auteur historiographique ? Quels en sont alors les mcanismes

    principaux ? Quel auteur historiographique en rsulte-t-il ?Dans quelle mesure ces nouvelles fonctions renvoient-elles alors des positions-sujets permettant didentifier un ego royal, sur la base dunehypothse dAuteur Modle ?

    23M. ZIMMERMANN,Auctor et Auctoritas,p. 11 : Lcriture continue.-Nous devronsnous intresser la gense de luvre mdivale, uvre continue et collective que lon a puqualifier duvre plusieurs mains .

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    Premire part ie

    Problmatiques

    Genses de lauteurit : auctoritas, auctor, actor

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    INTRODUCTION

    Refusant toute fausse vidence, nous chercherons examiner les conditionsde possibilit dune pense de lauteurit( partir du postulat de la fonction-auctor ) dans le contexte de la culture mdivale. Il nous appartiendra dedgager les concepts opratoires partir desquels le concept dauteurit prendsens et slabore. Parmi eux, celui dauctoritas acquiert une importance

    particulire puisquil est prcisment ce qui tout la fois le fonde et le limite.Lauctoritas1 renvoie lautorit nonciative maximale dont un texte peut

    bnficier. Elle dlimite un ensemble de discours autoriss attribus unsujet crivant, dsign par le terme dauctor. Lauctor, accessible au traversdun nom, est le scripteur qui fait autorit et qui, produisant un nonc attest, et

    donc, porteur de vrit, participe au grand dessein de Dieu, auctor suprme.Lauctor (encore appel auctor authenticus 2), comme le souligne AntoineCompagnon sagrge la tradition 3 et nexiste finalement que par cettetradition qui le subsume, en devenant sa vritable identit. Il nempche que [t]oute la puissance de lauctoritastient son ponyme 4et que la force decette nonciation, rfre un sujet reconnu, contraint toutes les autresnonciations nexister que dans la latence de celle-ci. Or, ces nonciations,diverses, flottantes, juges sans doute insignifiantes, produites par des sujetsanonymes identifis comme actor , scholasticus doctor , voire autor ,sont le creuset dune pense de lauteur, si lon en revient loriginedmiurgique du terme. Cest en effet, dans lentre-deux de la tradition et de

    linnovation que sest gnr un espace favorable lmergence dune fonction-auteur telle que la dfinit Michel Foucault, laquelle, comme on leverra, reste lie aux notions de crativit , originalit , rnovation , etc.Dans ces conditions, ladiscrimination auctor / auteur , loin dtre anodine,signale une hirarchie des textes et des scripteurs, qui ne peut tre comprise quesi elle se trouve rapporte lidologie de la signifiance au Moyen ge. Cest,

    partir dune conception verticale de la relation entre Dieu et les hommes, entre lelangage et les choses, que se dessinent trs clairement les fondements dune telleculture.

    1 Antoine COMPAGNON, La seconde main, Paris : Seuil, 1979, p. 218 : Lauctoritasestune phrase dun discours thologal rpte dans un autre discours thologal. Ainsi dfinie, laliaison quelle tablit dans la chane patristique semble de type symbolique ; elle relieraitexclusivement deux textes T1 et T2. Le mot, par son histoire, trahit cependant quil en estautrement. Lauctoritasest une citation ncessairement rfre un auteur ; sans cela sa valeurest nulle .

    2Ibid.,p. 219.3Ibid.4Ibid.,p. 218.

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    Le roi comme figure mdiatrice y occupe une place part. Cest pourquoiluvre encyclopdique dun monarque comme Alphonse X, soucieux defonder en droit la souverainet royale en la librant de toute sujtion lgard du

    pouvoir de lglise et de la Noblesse, ne pouvait que retenir notre attention.

    Comment, en effet, partir des rles nonciatifs disponibles dansl imaginaire smiotique 5mdival, caractriser la posture nonciative dunroi qui eut pour ambition de rassembler et dordonner lentier du savoir deson temps comme il entendait contrler lensemble de ses sujets ?

    Compilateur acharn, Alphonse X, si lon en croit l imaginaire smiotique que nous nous attacherons dcrire, crit majoritairement les mots desautres , et donc nest pas proprement parler auctor . Chercheur infatigablede savoir , lgislateur, traducteur, roi, il saffiche cependant dans une positionen surplomb qui cadre mieux avec la posture nonciative dauctorquavec lesdiverses autres que le Moyen ge sest efforc de rpertorier et de verrouiller .

    Cette ambigut de statut dont la production alphonsine dans son ensembleporte la trace, suffit expliquer le soin que nous avons pris la replacer dans lecontexte culturel de lOccident du XIIIe sicle. Seule, en effet, une approche largie de luvre alphonsine est en mesure de tmoigner de son

    positionnement original lintrieur dun champ dont elle contribue remodelerde faon significative la structuration.

    Il nous a donc paru important darticuler notre rflexion une interrogationsur la problmatique des postures nonciatives possibles du scripteur mdival.

    Nous croyons en effet que seul un examen attentif des contraintes smiotiquesqui psent sur ce scripteur peut clairer les conditions dmergence duneauteurittelle que celle dont luvre alphonsine, par ses ambitions totalisantes(ou totalitaires), et donc mancipatrices, tmoigne. Une auteurit qui sestdabord affirme en tant que conscience critique lgard des auctores, avantque de revendiquer un territoire propre : celui dun systme pistmologique o autorits morale et nonciative (auctoritas), politique ( dominium ou imperium ), cognitive (sapientia ) taient de toute vidence appeles fusionner.

    Lhypothse heuristique dune fonction-auctor se justifie alors pleinementquand elle se trouve rapporte un univers smiotique o lauteurittait privede tout statut propre, alors mme quelle ne cessa jamais de grignoter encreux lespace dvolu lauctoritas.

    Penser la fonction-auctor revient de fait engager une rflexion sur lagnalogie de lauteurit ou fonction-auteur, comme tape finale dun processusdhumanisation du sens et de lcriture, dont la reconnaissance de lauctoritashumaine avait t le premier jalon.

    Cest en ce sens que la production alphonsine nous apparat comme un lieuoriginaire possible de lauteurit, mais entendons-nous bien, dune auteurit

    5 Nous empruntons cette expression G. MARTIN, Lhiatus rfrentiel (une smiotiquefondamentale de la signification historique au Moyen ge),Histoires de lEspagne ,p. 43.

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    INTRODUCTION 21

    comme non-lieu smiotique, cheval entre une auctoritastoute-puissante et unstatut dactor qui sassortit mal de larrogance politique et nonciative dunmonarque lettr.

    Nous chercherons manifester lintrt quil y aurait mettre en perspective

    luvre alphonsine partir de cette problmatique de lauteurit, par la mise envidence dun certain nombre de contradictions ; ainsi, lentre-deux a(u)ctorialdans lequel se meut Alphonse, pris entre les exigences de son ambitieux

    programme politique et les contraintes propres l imaginaire smiotique mdival.

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    CHAPITRE PREMIER

    PROBLMATIQUES DCRITURES

    AUCTORITASET POSTULAT DE LA CONDITION CRIVANTE AU MOYEN GE

    Auctoritas, auctor,fonction-auctor

    La problmatique de la dlgation de lauctoritasdivineDans lobjectif de mieux situer la production alphonsine dans le contexte

    culturel et intellectuel o elle prend place, il convient dengager une brverflexion sur la problmatique de la dlgation de lauctoritas divine. Nousesprons ainsi pouvoir clairer que le rapport de l intellectuel 1mdival lcriture est tout entier rgi par une conception de lunivers comme touthirarchiquement ordonn, o chaque lment est la place que lui a assigne leCrateur, selon son degr de perfection. Puisque tous les hommes ne disposent

    pas des mmes capacits dentendement et de sagesse, il convient donc de senremettre des mdiateurs symboliques, aptes dchiffrer, par la dlgationdauctoritasdont ils disposent, le langage que Dieu adresse aux hommes.

    Ces mdiateurs sont dits auctores .

    Lhomo interiorcomme instance de mdiationLe primat de la sagesse thorique : rappels

    La problmatique de la dlgation de lauctoritas divine ne peut secomprendre vritablement que si elle est rapporte la conception mdivale dumonde comme tout hirarchiquement ordonn. En soumettant, par la traductionquil livre des uvres du pseudo-Denys lAropagite, mais aussi par son propresystme thorique, la pense mdivale linfluence du no-platonisme, Scot

    1Nous nous fondons sur la dfinition quen donne Alain de LIBRA,Penser au Moyen ge,Paris : Seuil, 1991, p. 9-10 : Comme la rcemment rappel Mariateresa BeonioBROCCHIERI, le mot intellectuel (intellectualis) , appliqu lhomme, navait pas designification au Moyen ge. Cest, comme on dit, une cration rcente qui, pour lessentiel,remonte au XIXe sicle et laffaire Dreyfus. Pour un historien, cependant, lexpression a salgitimit mdivale, premirement, dans la mesure o on peut identifier au Moyen ge un typedhomme auquel le terme peut sappliquer et, deuximement, dans la mesure o lon peut fairecorrespondre ce type un groupe dhommes prcis : les professionnels de la pense, matres,litterati, clercs . Voir aussi Jacques Le GOFF, Les intellectuels au Moyen ge, Paris : Seuil,1985.

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    Erigne2ouvrit la voie cette conception. Selon un tel ordre, la place de chaquelment est dtermine par son degr de perfection ou par celui de son espce : par un double mouvement, dont la description embrasse toute lhistoire dumonde, cet univers sort de Dieu et y retourne [] 3.

    Ds lors, le dsir de savoir se confond avec lamour de Dieu. Il en dcoulelide dun univers thophanique, ouvrant la moindre connaissance sur toutes lesautres : le corollaire en est que tous les savoirs concourent un seul et mmeobjectif, la connaissance de Dieu. La domination de la thologie, comme savoirchrtien unitaire, sexplique alors aisment puisque, tant langage de Dieu, lemonde sexprime, en premier lieu, travers les critures.

    Ce livre de la vie crit par Dieu dont parle lAncien Testament, le chrtiendoit tre en mesure de le lire et de le comprendre. Religion du livre sacr, lechristianisme se situe donc rsolument du ct du savoir, mais inversement cesavoir ne sclaire que sil se trouve rapport lapprofondissement de la foi, la formulation de la doctrine. Or, cette aptitude au savoir nest pas dvolue

    tous, car elle suppose un long apprentissage et des techniques appropries.Les besoins de lexgse biblique suffisent donc lgitimer la place

    importante que les Pres de lglise ont accorde aux arts libraux, commesource incomparable dune solide formation culturelle et intellectuelle, allantmme jusqu les considrer comme une invention divine 4.

    Ce savoir profane, subordonn la science sacre , et dont la dialectiqueest une branche, constitue dans la classification quHugues de Saint-Victor

    propose dans son Didascalicon5 les sciences logiques (grammaire,rhtorique, dialectique) et les sciences thoriques (thologie, mathmatiques,astronomie et musique) qui tudient la vrit6. Pour bien comprendre lcriture,

    2Jean Scot ERIGNE,De Divisione naturae, J.-P. MIGNE (d.), in : Patrologie Latine, 122,coll.865-866.

    3tienne GILSON, La philosophie au Moyen ge. De Scot rigne G. dOccam , Paris :Payot, 1930,p. 12-13.

    4Pierre RICH,coles et enseignement dans le Haut Moyen ge, Paris : Picard, 1989, p. 27-28 : Au dbut du Ve sicle, saint Augustin voulant dfinir dans le De doctrina christiana les

    principes de la science sacre et tout particulirement ceux de lexgse, rappela lintrt des artslibraux considrs comme une invention divine . Grgoire Le Grand, Commentaire sur le

    premier livre des Rois, V, 84. CCL 144, p. 470, la suite de saint Augustin, nhsite pas proclamer lutilit des arts libraux : Dieu tout-puissant a mis cette science sculire dans laplaine, pour nous faire monter les degrs qui nous vers les hauteurs de la divine criture. Il avoulu que nous en soyons instruits avant de passer aux choses spirituelles [] .

    5Hugues De SAINT-VICTOR, Didascalicon, de studio legendi, Charles BUTTIMER (d.),Washington, 1939. La classification dHugues, outre les sciences thoriques et logiques comporte les sciences pratiques (morale, conomie ou science domestique, et politique), lessciences mcaniques (diffrents arts et techniques : armurerie, agriculture, mdecine,chasse).

    6 Il est intressant de comparer la classification du savoir selon Hugues de SAINT-VICTORavec les divisions de la physique telles quelles furent labores par Aristote. Ce philosophe

    propose en effet un systme conscient dont il rappelle les perspectives plusieurs reprises dansLes topiques, lun des traits composant lOrganon, dans la Mtaphysiqueet dans la Physique. Les sciences, selon lui, se rpartissent en trois sous-ensembles : les sciences thoriques (ou

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    lintellectuel chrtien devait tre solidement form en grammaire, matriser lartde la rhtorique et de la dialectique, connatre le latin, le grec, et si possiblelhbreu, avoir des connaissances en arithmtique, etc. Ces disciplines, enrapport avec les verbes discere (apprendre) et scire (savoir) constituent

    alors le fondement dune culture intellectuelle qui considre que tout doit sesoumettre la thologie, science du divin . Il est clair que lon apprenddabord pour mieux connatre Dieu. Cest pourquoi la manire dont les intellectuels mdivaux ont pens la Nature est tout fait significative de ce

    primat du thologique , puisque selon la dfinition quen donne Aristote7, laphysique est jusquau XIIIe sicle, une cosmologie, une thorie gnrale dununivers soumis Dieu. Ainsi, daprs la mtaphysique des Chartrains, le kosmos est louvrage qui tmoigne, par opposition au chaos originel, delordre divin comme ordre du tout.A cette Nature organique, vritable force ( vis ) inhrente aux choses, est dvolue une fonction mdiatrice ainsi quentmoigne leDragmaticon de Guillaume de Conches.

    Cet intrt pour la Nature dont lharmonie esthtique meut particulirementun Alain de Lille par exemple, senracine dans le principe augustinien dunmonde organis par Dieu ordine et mensura . Gouverne quelle est par leslois du Nombre, la Nature apparat comme la manifestation de la perfectionformelle, de la juste proportion. En ce sens, elle exprime la beaut musicale delunivers, lordre divin. Cest pourquoi elle na pas manqu dtre perue commeun livre ouvert o lhomme peut lire les bienfaits, la volont et la puissance deson Crateur. Tel est bien ce quaffirme un Neckam : le livre de la nature a tcrit pour lhomme afin de laider accder au salut.

    thortiques), qui visent le savoir pur, la recherche spculative du vrai. Ces sciences sesubdivisent en fonction de la nature de leur objet : les mathmatiques tudient le nombre, lafigure et le mouvement comme des abstractions, la physique tudie les mmes notions maisselon la perspective du principe interne (phusis)qui les meut, la thologie (ou mtaphysique) a

    pour objet ltre en tant qutre, spar et immobile. Les sciences potiquesdont lobjet est deproduire des uvres extrieures au sujet connaissant (uvres de lartiste, de lartisan). Lessciences pratiquesdont le but est de diriger laction du sujet (morale, politique). Par ailleurs, ilexiste une autre discipline qui est moins une science quune propdeutique toute sciencequi est la logique, laquelle on rattache la potique, la rhtorique, science de lloquence et desarts. Il faut aussi prendre en compte limportance de la dialectique comme art de raisonner

    partir de prmisses probables7 A. de LIBRA, Penser au, p. 20 : De fait, dans le Moyen ge occidental, le nom

    d Aristote couvre un ensemble thorique, doctrinal et littraire o les crits authentiques duStagirite sont soit envelopps, structurs, pr-interprts par la pense arabe , soit dbords,dtourns, amplifis par une multitude dapocryphes o les philosophes de terre dIslam ont faitculminer leur propre culture scientifique quils laient labore partir des donnes delAntiquit tardive ou tire de leur propre fonds. Le corpus aristotlicien o les mdivaux ontfix leurs efforts et leurs aspirations ntait pas celui dAristote, ctait un corpus philosophiquetotal, o toute la pense hellnistique, profondment no-platonicienne, stait glisse parfoissubrepticement .

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    Lencyclopdie8 ou somme est donc conue comme un speculum libri (lelivre du livre), en ce quelle cherche reproduire cette perfection de la forme quicaractrise la Nature et dont le cercle dans lequel la circonfrence est

    parfaitement gale est le paradigme. Somme ou cercle de toutes les

    connaissances gnralement ordonnes du haut vers le bas, lencyclopdie seveut le reflet dune vision systmique de la Cration. Elle tmoigne, en ce sens, travers lordre de la nature quelle entend reproduire, de la consciencemtaphysique de lunicit absolue de Dieu.

    Cette capacit dmerveillement face la Nature est dabord un acte de foi. travers le thme de lordonnance polyphonique de lunivers 9 saffirmelabsolue confiance du chrtien en un Dieu dont la Nature est le refletontologique.

    Les diverses classifications du savoir que le Moyen ge a retenues sont enprise directe avec cette conscience aigu dune ralit spirituelle et intellectuelle,juge souvent seule digne dintrt. Ces taxinomies peuvent nous paratre

    arbitraires (comment par exemple des disciplines aussi varies que la thologie,les mathmatiques, lastronomie, la musique ont pu, dans le Didascalicon deHugues de Saint-Victor, tre rpertories dans une mme classe ?) tant quonne les ramne pas leur foyer dirradiation : la conscience mtaphysique delunicit absolue de Dieu, que nous voquions prcdemment.

    La thorie de l homo quadratus 10, synthse des cosmologies naturaliste etpythagoricienne, manifeste la volont dexprimer la conscience de cette uniciten des termes mathmatiques, cest--dire partir dune esthtique de la

    proportion comme principe dune harmonie esthtique dont le Pre (premirepersonne de la Trinit) est la cause efficiente. Comme lexpliciteremarquablement Umberto Eco :

    Dans la thorie de l homo quadratus , le nombre, fondement delunivers, en vient revtir des significations symboliques fondessur des sries de correspondances numriques, qui reprsentent toutaussi bien des correspondances esthtiques11.

    Cest prcisment cette confluence des principes ontologiques, thiques etesthtiques qui explique les correspondan es symboliques quun saint Augustin12

    8Lintrt de lencyclopdie est donc aussi de fournir un savoir sur les choses qui ne relventpas des disciplines scolaires . Les Etymologiae en constituent cet gard un paradigme carelles ouvrent droit de cit aux arts mcaniques qui f igurent ds lors dans la classification retenue

    par leDidascalicon.9 Umberto ECO, Art et beaut dans lesthtique mdivale, M. JAVION (trad.), Paris :

    Grasset, 1997, p. 39.10 Cette thorie repose sur une analogie entre le cosmos (macrocosme) et lhomme

    (microcosme). U. ECO, Art et beaut, p. 65, rappelle que [l] origine sen trouvait dans lesdoctrines de Calcidius et de Macrobe, de ce dernier surtout (In somnium Scipionis II, 12) quirappelait que : Physici mundum magnum hominem et hominem brevem mundum esse dixerunt.Le cosmos est un homme de grande taille, lhomme faisant figure de cosmos en rduction .

    11Ibid.12 SAINT AUGUSTIN, De ordine, in: Opera, d. W.M GRENN (trad.), Corpus

    Christianorum, 29, 1970.

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    a pu tablir entre lharmonie inhrente lhonestas, lharmonie des nombres etla perfection du cercle, lesquelles leur tour rendent tout aussi bien compte de lacohrence dune science thorique organise autour de disciplines pourlesquelles la loi du Nombre est le rfrent majeur et lordre de Dieu lobjet

    ultime. Mais cette science thorique nest elle-mme possible que si ellesassortit dune mthode rigoureuse qui trouve sa source dans les enseignementsdu triviummais aussi dune certaine connaissance encyclopdique du monde(notamment pour lucider le sens historique de la Bible).

    La permabilit naturelle des disciplines qui contient en germe le postulatde leur indispensable articulation, se comprend aisment lorsquelle estrapporte la conception thophanique de lunivers qui la sous-tend : toutesconcourent en effet en assurer le dchiffrement, la lecture. Seulement toutesnont pas la mme valeur opratoire. En se fondant sur lide augustinienne delhomo duplex (homme intrieur et extrieur), il apparat trs clairement quelhomo exteriorreste en marge du chemin qui mne la sagesse vraie. En effet,

    si lon ne peut nier que dans la Cit de Dieu13, Augustin reconnat que lhomoexteriorpeut raliser des merveilles, il nen demeure pas moins quil manifesteune rticence certaine lgard des arts mcaniques ( techn )trop attachs ausensible, la main de lhomme, pour mettre sur la voie de la Vrit.

    La consquence en est que, dans la conception augustinienne, seul lexercicede lintelligence abstraite conduit la sagesse. Savoir et sagesse sontinexorablement lis et si, comme on la dit, lintelligence et lart de lhommesont clbrer dans leur entier, cest lhomo interior, form aux disciplines dela pense, la raison, aux arts libraux, quil appartient dentreprendre cetterecherche spculative du vrai, dont la Lecture du Livre est la clef de vote.

    Dans tous les cas, il est question de fonder la doctrine chrtienne, cest--direddicter les principes dune sagesse, en empruntant le plus souvent ladialectique ses mthodes. Cest pourquoi les chemins de la sagesse

    philosophique, notamment dans le sillage de Platon et des noplatoniciens telsPlotin, ont gnralement t parcourus par les Pres de lglise. Ces derniers onttent de mettre en valeur lharmonie ou encore la complmentarit de la

    philosophie et de la thologie, en conciliant sagesse philosophique et sagessedivine. Avec un prsuppos dimportance : seul le Dieu des chrtiens qui sestrvl dans la Parolequil a adresse aux hommes peut conduire la sagessevritable. Les Saintes critures constituent donc le double testament de cettesagesse dont lpine dorsale est le Christ.

    Dans ces conditions o la rfrence christique (relle ou symbolique) est laseule rfrence de lducation, le thologien devient la figure mme de lhomointerior.

    13SAINT AUGUSTIN,La cit de Dieu, 2 t., L. MOREAU, J.Cl ESLIN (trad.), Paris : Seuil,1994, 2.

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    La supriorit de lhomo interior

    Larticulation extrmement forte entre savoir thorique et sagesse rvlecirconscrit une place vide, qui ne peut plus tre celle du Philosophe (au sens

    platonicien), puisque la thorie de la Grce, centre sur la figure christique, creun foss infranchissable entre la foi et la philosophie (mme si celle-ci peut aidercelle-l). Dans ces conditions o le savoir forme une boucle il vient de Dieu,rvle Dieu et est mme capable de rendre divin et conformment cequen dit saint Augustin, le dsir de savoir se confond alors avec lamour deDieu. On retrouve ici la posture de saint Anselme14selon laquelle comprendre safoi (et donc se mettre en qute du savoir) cest se rapprocher de la vue mme deDieu. La spculation philosophique nest pas gratuite.

    Comme le laisse entendre saint Bonaventure15, seule la science sacre peutexpliquer le destin de lhomme, car elle seule peut comprendre que lhomme estvenu de Dieu selon un projet damour, quil trahit certes, mais que la

    Rdemption russit redresser en clairant litinraire du retour vers Dieu.La qute du savoir (thorique) est dj retour vers Dieu , chemin desagesse , puisquelle fonde la science sacre qui est rempart de cette sagesse,laquelle, dj rvle aux hommes dans les Saintes critures, demeurecependant cache , indirecte, non accessible au premier regard.

    Cest que lcriture, plus sans doute que tous les autres lments du cosmosmarqus au sceau de lIntelligibilit, est le signe dune vrit suprieure16. PaulZumthor17 rappelle ainsi que le Livre saint, microcosme qui reproduit sonchelle lorganisation de lunivers, signifie Dieu de faon exemplaire. Commetel, le comprendre revient saisir le Discours que Dieu adresse aux hommes,cest--dire la Rvlation de la Sagesse qui est elle-mme, on la vu, sagesse

    rvle.Seulement en sinscrivant dans lcriture, la Parole divine sest obscurcie :elle demande tre dchiffre, interprte pour mettre nu la vrit de sonmessage. Comment comprendre par exemple la dimension figurative delAncien Testament par rapport au Nouveau sans une hermneutique adapte lacomplexit de son objet ?

    Il en dcoule que la pense chrtienne est par essence interprtative.Lexgse constitue son appareillage mthodologique, son rgime de parole.

    14 Michel CORBIN (d.), Monologion , in : Luvre dAnselme de Cantorbry, 10 t.,Paris : Cerf, 1986 ss, 1.

    15 SAINT BONAVENTURE, Itinerarium mentis in Deum, A. SEPINSKI (d.), in : OperaTheologica selecta,Florence : Quaracchi, 1964, 5.

    16 Jean SCOT ERIGNE, De Divisione , coll. 865-866 : Nihil enim visibilium rerumcorporaliumque est, ut arbitror, quod non incorporale et intelligibile significet . Comme lerappelle Jean HUIZINGA, Lautomne du Moyen ge, J. BASTIN (trad.), Paris : Payot, 1989,

    p. 7 : Le Moyen ge na jamais oubli que toute chose serait absurde si sa signification sebornait sa fonction immdiate et sa phnomnalit, et quau contraire par son essence, toutechose tendait vers lau-del .

    17 Ces considrations sinspirent de P. ZUMTHOR, Le livre et lunivers , in : Amorlibrorum, Amsterdam, 1958, p. 19-37, et plus particulirement, p. 29-35.

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    Michel Foucault formule ainsi son rle :

    [] lexgse, qui coute, travers les interdits, les symboles, lesimages sensibles, travers tout lappareil de la Rvlation, le Verbede Dieu, toujours secret, toujours au-del de lui-mme18.

    Dans les diffrents types de compilations quils sont amens produire, lesPres de lglise expriment la valeur quils concdent au commentaire, quilstiennent gnralement pour un idal .

    Si Antoine Compagnon a pu parler ce propos de machine crirethologale 19, cest pour souligner le principe de rptition qui est au curmme de la philosophie du commentaire. Si celui-ci peut tre tenu pour un mtalangage de la Bible, cest en raison dun champ dapplication qui couvrelentier des crits bibliques, mme si, au Moyen ge, lAncien Testament, lexception des textes pauliens, en est le lieu dexercice privilgi.

    La lecture du texte biblique saccompagne de toute une srie de gestesinterprtatifs , lmentaires (la scolie) ou trs labors (le tome). Quel que soitleur degr drudition, ils tmoignent dun travail de dchiffrage du sens commeacte dappropriation dun texte par un lecteur qui spare, trie, rsume, reformule,dans lobjectif de comprendre et dinterprter.

    Cette politique gnrale du commenter20 suffit expliquer la densit du discours thologal 21 qui tmoigne, son tour, du questionnement toujoursouvert du texte biblique, vritable labyrinthe (si lon en croit saint Jrme)dont la complexit est accrue par les sylves patristique et scolastique.

    Cette centralit du Livre, double de sa distorsion smantique par rapport aurel explique donc tout la fois la prminence accorde au savoir thorique etla mdiation de lglise comme relais indispensable entre Dieu et les hommes.

    En effet, cet obscurcissement de la Parole constitue un danger pour le lecteur non initi , cest--dire non appel . Indiquons simplementquau sens tymologique, le terme dglise (ekklsia) signifie appel , convocation . Dieu, par le don de sa grce, fait appel des ministres qui onten charge de recueillir sa Parole et de perptuer son message en vitant toutedrive interprtative. Lglise comme Institution devient donc le garant de laVrit du message, de cette sagesse de lvangile qui est sagesse de Dieu dansson secret et que Celui-ci choisit de rvler, par lintermdiaire de lEsprit Saint, ceux quIl a choisis. Tel Paul sur la route de Damas.

    18M. FOUCAULT,Naissance de la clinique, Paris : P.U.F., 1972, Prface, p. 12.19A. COMPAGNON,La seconde main,p. 163.20A. COMPAGNON, La seconde,p. 163.21 Ibid., p. 170 : Ainsi, contre les Juifs qui nont pour texte premier que lAncien

    Testament, contre les gnostiques qui, eux, rejettent lAncien Testament et ne reconnaissent quetout ou partie de ce qui sera bientt le Nouveau, le discours thologal se dfinit en son dbut parla considration de deux ensembles concurrents de lcriture. Origne, sur la base de cet axiome,est, dans la premire moiti du IIIesicle, le vritable crateur de lexgse scientifique dans lemonde chrtien, comme lcrit Gustabe Bardy, cest--dire le fondateur du commentaire ou dudiscours thologal .

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    30 UN ROI EN QUTE DAUTEURIT

    Le Moyen ge retiendra surtout lide dune organisation hirarchique delglise, comme pendant de lorganisation hirarchiquement ordonne dunmonde dans lequel la place de chaque tre est dfinie par son degr de

    perfection. Limportance concde aux prophtes, puis aux auctores, ltroite

    surveillance exerce sur les modes de diffusion du savoir pour enrayer, lintrieur mme des monastres, le pch de la vaine curiositas en instaurantdes circuits dune parfaite visibilit, la stricte rpartition des tches au sein des

    scriptoria, enfin le risque inhrent lentreprise mme du commentaire delcriture, tous ces modles dautorit tmoignent dune dfiance lgarddun savoir, jug dangereux sil nest pas efficacement contrl. Contre lesdrives possibles lies lhermtisme de lcriture, se mettent donc en placetoute une srie de stratgies visant assurer une adquation des tches et des statuts , fonde elle-mme sur le postulat dune homologie entre ordre social et ordre du savoir22. Il appartient aux seuls initis , cest--dire auxhommes qui ont reu le bon entendement, de redresser le sens et de maintenirainsi la rectitude du message.

    Cette pistmologie du savoir comme trsor cach 23 renvoie donc ausavoir comme pouvoir : pouvoir de la sagesse si la distorsion est correctement

    perue par le rcepteur , pouvoir de la perversion si elle est au contraire malperue. Cette problmatisation du rapport de lhomme au monde selon le modede la distorsion induit donc celle de la ncessit de la mdiation symbolique,avec lespoir permanent datteindre une forme dadquation de la pense auxchoses en dehors de toute distorsion.

    Cette volont de prvenir les drives trouve son accomplissement dans lacte de naissance de la tradition sous son aspect rglementaire ou

    praescriptio proprietatis

    24

    . Cest lglise et elle seule quil revientdsormais dexercer un droit de regard sur lorthodoxie du discours thologal, partir des deux tours de contrle que sont lcriture et la Tradition, laquellecomprend les dcisions des conciles et les dcrtales.

    En tablissant la liste des critures divinement inspires, lglise,initialement seule institution mdiatrice entre Dieu et les hommes, indiquait que

    22 Francisco RICO, Alfonso el Sabio y la General Estoria. Tres lecciones,(1972), Ariel :Barcelone, 1984, p. 133 : En el universo jerarquizado []los niveles de saber correspondenen principio a los niveles estamentales. De ah que sea doctrina repetida la que otogaba (oexiga) a la condicin real la ciencia y el entendimiento mximos .

    23Bernard DARBORD, Pratique de la paraphrase dans El conde Lucanor, in :Lactivitparaphrastique en Espagne au Moyen-ge, Cahiers de linguistique hispanique mdivale, 14-15, 1989-1990, p. 111-112 : [] le savoir est un trsor cach. Ne doit le dcouvrir quun petitnombre de sages ou mme personne, si lhumanit ne le mrite pas .

    24 A. COMPAGNON, La seconde main,p. 214. On peut citer galement ce passage trsclairant : Tertullien rplique aux hrtiques afin de rfuter leur prtention au commentaire delcriture : Ce domaine mappartient, je le possde dancienne date, je le possdais avant vous ;

    jai des pices manant des propritaires auxquels le bien a appartenu. Cest moi qui suislhritier des aptres []. Quant vous, ce qui est sr, cest quils vous ont toujoursdshrits .

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    le Temps de lcriture (correspondant au temps de la Rvlation) tait aboli. Elleouvrait, ce faisant, un second Temps, celui de la Lecture qui est aussi crituremais cette fois, criture des hommes, exgse.

    Grard Leclerc, dans louvrage quil consacre Lhistoire de lautoritdresse

    le constat de cette coupure entre deux univers scripturaux qui, quoique en troiteconnexion, semblent irrconciliables :

    Toute criture, aprs la clture du Canon des textes authentiquementinspirs, ne peut tre, par dfinition, qunonciation purementhumaine, et donc, ncessairement, dcale par rapport latranscendance de ces derniers. La clture du Canon instaure lascission irrversible entre les Ecritures et le commentaire, entre letexte et lexgse, entre lEnonc absolu, parole de Dieu, et lesnoncs immanents produits par des hommes ordinaires25.

    Nous verrons prcisment, comment, entre le XIIe et le XIIIesicle,linscription du texte scripturaire, sera progressivement envisage dans sa

    dimension humaine , cest--dire, partir de la reconnaissance dun sujet humain, causateur du texte. De sorte que la fracture entre les critures et lecommentaire sera bien moins grande quil ny paraissait de prime abord.

    La progressive prise en compte de lauctoritashumaine

    Allgorie et auctoritashumaine : un conflit latent

    Nous partirons dune observation de Bernard Cerquiglini pour tenter decomprendre pourquoi une rflexion sur lauteurit doit ncessairementsarticuler une analyse des spcificits du texte mdival, et partant decelles du postulat de la condition crivante lpoque :

    On comprend que le terme de texte soit mal applicable ces uvres.Il nest quun texte au Moyen ge. partir du XIesicle, note DuCange (cest--dire lheure du plein dveloppement de lcrit),textusdsigne de plus en plus exclusivement le codex

    Evangiliorum : tiste, en franais, attest vers 1120, puis refait entexte (cest un mot savant), signifie livre dvangile . Ce texte,cest la Bible, parole de Dieu, immuable, que lon peut certes glosermais non pas rcrire. nonc stable et fini, structure close : textus(participe pass de texere) est ce qui a t tiss, tress, entrelac,construit ; cest une trame26.

    Lcriture sainte est donc tenue, dans un premier temps, pour langage deDieu, crit de sa main, par lintermdiaire dune plume humaine27. Quon

    voque le deuxime verset du Psaume (44, 2) qui fait autorit en la matire : Ma langue est la plume dun scribe qui crit vlocement 28.

    25 Grard LECLERC, Histoire de lautorit. Lassignation des noncs culturels et lagnalogie de la croyance, Paris : P.U.F., 1996, p. 94.

    26Bernard CERQUIGLINI,loge de la variante, Paris : Seuil, 1989, p. 59.27Cf.Chapitre 2, Premire Partie.28Lingua mea calamus velociter scribentis .

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    Dans ces conditions, lallgorie, par le truchement de laquelle le Moyen gea pens la question de lintention, institue clairement la qute dun sens dpos directement par lAuteur des choses, sens quil sagit de retrouversous la lettre . La distinction lettre / esprit pose par saint Paul, et

    reprise par saint Augustin, travers la distinction voluntas / scriptum 29

    ,est au fondement de laventure spirituelle du sens. Si celle-ci se fonde sur lalettre, la lettre nen est que le point de dpart puisque cest la lecture spirituellequi constitue le vritable enjeu de toute entreprise exgtique.

    Quelles en sont les consquences sur la manire mme daborder lauctoritashumaine ?

    Nous sommes, de toute vidence, oblige de postuler, au Moyen ge, maisaussi dans toute lhistoire de lhermneutique, un conflit latent entrereconnaissance dune auctoritas humaine et allgorie. En effet, si lattention delexgte est entirement tourne vers la catgorie spirituelle du sens, alors il nereconnat aucune pertinence au scripteur (sacr ou profane) qui a crit le texte,

    puisque lexgse quil mne cherche le sens sous la lettre.Or, le scripteur humain est celui qui a inscrit la signification littrale, ou

    pour reprendre une terminologie dinspiration augustinienne, la significationcharnelle ou corporelle. De fait, ds lors quon nglige celle-ci, on est amen ne pas tenir compte du rle de scripteur dans linscription du texte, et sintresser uniquement lauctoritas divine30.

    Le rle des prologues

    Cest avec les prologues des commentaires sacrs et profanes, qui reprennentdes schmas venus de lAntiquit, quapparat, entre les XIIeet XIIIesicles, unereconnaissance, dabord timide, puis plus ferme ensuite, du rle du scripteur humain dans linscription du texte sacr ou profane. Il ne sagit pas ici dereprendre dans le dtail, une argumentation qui a dj t mene ailleurs31, mais

    29A. COMPAGNON,Le dmon de la thorie, Paris : Seuil, 1998, p. 59-60 : Saint Augustinreproduira cette diffrence de type juridique entre ce que veulent dire les mots quun auteurutilise pour exprimer une intention, cest--dire la significationsmantique, et ce que lauteurveut dire en utilisant ces mots, cest--dire lintention dianotique. Dans cette distinction entrelaspect linguistique et laspect psychologique de la communication, sa prfrence vaconformment tous les traits de rhtorique de lAntiquit, lintention, privilgiant ainsi lavoluntasdun auteur par opposition auscriptum du texte. Dans leDe doctrina christiana (I, XIII,12), Augustin dnonce lerreur interprtative qui consiste prfrer le scriptum la voluntas,leur relation tant analogue celle de lme (animus), ou de lesprit (spiritus), et du corps dontils sont prisonniers.La dcision de faire dpendre hermneutiquement le sens de lintention nestdonc, chez saint Augustin, quun cas particulier dune thique subordonnant le corps et la chair lesprit ou lme (si le corps chrtien doit tre respect ou aim, ce nest pas pour lui-mme) .

    30Nous suivrons tout au long de ce chapitre la posture dAntoine Compagnon telle quelle estdveloppe dans son cours lectronique sur lauteur.

    31 Marie-Dominique CHENU, Auctor, actor, autor, in : Bulletin du Cange, Archviumlatinitatis Medii Aeui, 1927, 3, p. 81-86. Voir aussi A.J. MINNIS, Medieval Theory of

    Autorship : Scolastic literary attitudes in the later Middle Ages, London : Scolar Press, 1984. Ouencore A. J. MINNIS, A.B SCOTT, Medieval Litterary Theory and Criticism, Oxford :Clarendor Press, 1988. Voir aussi A. COMPAGNON,La seconde main,p. 217-233.

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    den souligner les articulations utiles notre propos. Nous serons, ainsi, conduite distinguer trois types de prologues.

    Le premier modle, dorigine profane, est apparu dans les commentaires deVirgile, avec pour paradigme lintroduction aux gloguesattribue Donat au

    IVe

    sicle. Dans les deux parties qui constituent le prologue, lattention se portedabord sur lavant de luvre ( ante opus ) avant que de se fixer sur lintrieur de luvre elle-mme ( in ipso opere ). Dans un cas ( anteopus ), on sintresse au titre, la vie du pote ou cause et lintention, danslautre ( in ipso opere ), trois objets sont pris en compte : les parties (lenombre de livres), lorganisation (lordre des livres) et, en dernier lieu,lexplication.

    On peut remarquer que la prise en compte de la vie du pote peut trelamorce dune bauche de biographie, et donc, dun certain intrt pour lhomme .

    Le second type de prologue, qui caractrise les commentaires de Scot rigne

    (IXesicle), prsente une srie de sept questions, inspires de la topiquerhtorique : qui, quoi, pourquoi, de quelle manire, quand, o, par quelsmoyens . La question qui nous intresse, au premier chef, est celle qui est enrelation avec le qui , puisquelle porte sur la persona, sur le scripteur, etindique donc un intrt lgard de celui-ci. Sous sa forme abrge, ce modlede prologue ne comporte gnralement que trois lments : persona, locus,tempus. Quoique dorigine profane, comme le prcdent, ce modle sappliqueaux textes sacrs : il est trs employ dans les commentaies de la Bible deHugues de Saint-Victor au XIIesicle, mais on ne le retrouve gure par la suite,car, tout comme le modle dcrit prcdemment, il est dlaiss pour un troisimetype.

    Le troisime et dernier modle dont nous rendrons compte, procde de Boceet de son commentaire de lIsagog de Porphyre. Il est organis autour de sixrubriques : operis intentio , utilitas , ordo , nomen auctoris , titulus , ad quam partem philosophiae . En ralit, ce modle, souventrduit trois ou quatre rubriques : intentio , ordo , auctor ou materia , intentio , pars , utilitas se rpand largement au XIIesicle,

    jusqu devenir dominant, dans toutes les disciplines.Ces six ou sept rubriques (si on tient compte de la seconde structuration) ne

    sont pas loin de constituer une thorie du texte . Avec le nomen auctoris ,sont abordes les questions dauthenticit et dattribution, ou une brve vita

    auctoris. Mais cest surtout l operis intentio quil faut interroger pourdterminer la place qui est faite dans cette thorie lauctoritashumaine. Enfait, cest le sens intentionnel du texte, plus important que la lettre, qui est visou sa finalit ( finis ) : finalit didactico-morale pour les potes profanes,spirituelle pour les textes sacrs. Peu importe les objectifs subjectifs etindividuels du scripteur qui a inscrit le texte.

    Il est vident, quel que soit le type de prologue, que le principe de larecherche du sens reste lallgorie : sens spirituel de la Bible, mais aussi le sensvoil sous lintegumentumchez les auteurs profanes, comme dans la tradition delOvide moralis, o des sens chrtiens sont rvls dans lesMtamorphoses.

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    Cependant, lintrt progressif qui est manifest pour le scripteur humain,pour sa vie, annonce dj la remise en cause du primat de linterprtationallgorique du texte sacr ou profane. Dsormais, avec lintrt qui saffirmeenvers le sens littral, ce scripteur ne sera plus seulement vu comme une

    simple main qui crit sous la dicte de Dieu.Signification littrale et auctoritashumaine :lmergence de lauctor

    Si, comme on a cherch le montrer, les prologues des commentairespeuvent tre tenus pour le berceau dune certaine gense de lauctoritashumaine, cest sans doute parce que sy sont dveloppes des rflexions quidessinent une thorie du texte et de la signification. Lintrt accord lintentio operis ou intentio auctoris (quil faut comprendre dans un premiertemps, comme intention de lauteur divin ) tmoigne, on la vu, travers laqute incessante dune signification allgorique, de lobsession dune

    signification cele dans le texte mme, laquelle invalide lauctoritas humainecomme rfrence oblige du texte.

    Pourtant, un changement samorce au XIIe sicle avec Hugues de Saint-Victor, qui dans son Didascalicon entreprend de dnoncer les excs duneexgse souvent trop rsolument allgorique. Renvoyant la doctrine officiellede lallgorie dveloppe par saint Augustin dans sa Doctrine Chrtienne32, ilrappelle que, dans les crits humains, la signification est porte par les mots, ladiffrence de la Bible o cette signification, aussi inscrite dans les choses, estallgorique. Seulement la Bible renferme galement un sens littral li lasignification des mots, quil faut respecter en redonnant au sensus auctoris,(cest--dire cette fois, lintention de lauctor humain, par opposition lauctordivin),toute sa place.

    Or, en rfrer lintention de lauctorhumain revient reconnatre que cedernier joue un rle dans linscription du sens du texte sacr. Pour saintThomas33, le sujet du discours biblique, est tout la fois un auteur inspir (causeinstrumentale) et Dieu ou leLogos(cause principale).

    Cette timide prise en compte de lintention de lauctor34(humain) se retrouveplus nettement formule chez Ablard. Dans le Sic et non35, ce dernier sappuiesur les conflits dinterprtation entre les auctoritatespour engager une rflexionsur la part de la responsabilit humaine dans linscription du texte sacr. Enmontrant le caractre faillible de linterprtation humaine (mme les Pres de

    lEglise peuvent se tromper, saint Augustin lui-mme ladmet), Ablard rvle

    32 SAINT AUGUSTIN, De doctrina christiana , in : Opera, I. MARTIN (d.), CC32,1962.

    33SAINT Thomas dAQUIN, Summa theologiae , in :Opera omnia, II, 2, qu. 49, Rome,1882-1906 (d. Franaise dite de la Revue des Jeunes ), Paris : Descle, 1925.

    34Par auctor, nous entendrons dsormais auctorhumain .35Pierre ABLARD, uvres compltes, J.P Migne (d.),Patrologie latine, t. 178.

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    que linspiration divine ne contrle pas lentier de linscription du texte sacr, cequi revient dire que lauctorhumain y joue aussi un rle.

    Cette reconnaissance, encore diffuse au XIIesicle, saffirme plus nettementau XIIIe sicle, la faveur du dveloppement dune nouvelle hermneutique,

    fonde sur lavnement du prologue, de type aristotlicien. Le recul de lexgseallgorique explique sans doute cette volution. Le prologue aristotlicien, sedcomposant en quatre rubriques qui correspondent aux quatre causes

    principales36 qui rgiss nt toutes les activits et toutes les volutions, proposeune nouvelle articulation de cette thorie mergente de l auteur . La causaefficiensnous intresse plus directement car, reprsentant ce qui fait tre le texte,elle dfinit lauctor comme celui qui sexprime dans le sens littral en ymanifestant en outre ses qualits de style (causa formalis). En se prsentantcomme la force motrice qui fait advenir le texte, l auteur humain questlauctor conquiert sa place ct de lauctor divin, ce qui conduit unereconnaissance de deux catgories (humaine et divine) dauctores.

    Mais, question pertinente, comment faut-il, mot mot, faire la part duLogoset celle de lhomme ? 37.

    Lauctoritas divine qui constituait lobjectif ultime des allgoristes estrelaye par lattention plus soutenue, dsormais porte au sens littral des textes,et par voie de consquence, aux qualits de style et de structure qui varient selonles auctores.

    Cest alors quon assiste vritablement la gense dune auctoritashumainequi vient se superposer, dans les textes bibliques, lauctoritas divine. Dieu,cause efficiente primaire, reste certes le garant de lauctoritas du texte, mais ilsappuie sur lauctor (humain), cause efficiente seconde pour faire tre textuellement cette auctoritas. Le rapport de lauctor humain lauctor divinsuppose donc un enchssement dauctoritas : lauctor humain sexprimedans le sens littral et sa conformit la vrit divine fait de ce sens, inscrit dansla lettre, le support du sens allgorique. Inspir par lesprit divin, il dtient doncaussi, quoique un niveau infrieur, le pouvoir de signifier : ses mots sont lesignifiant des choses, langage de Dieu.Saint Bonaventure fait ainsi ressortir quelauctor, en tant qutre inspir, possde une intention qui lui est propre (causa

    finalis)et qui sexprime dans le sens littral. Le dveloppement dune exgselittrale correspond alors cette qute du sensus auctoris qui devient ainsi la

    porte daccs aux autres sens. La signification des mots fonde ds lors lapertinence de linterprtation littrale.

    En dfinitive, lauctorhumain, m et moteur (movens et mota), sadosse luiaussi une cause premire (Dieu), moteur non m (movens et non mota) quiassume la pleine responsabilit de la doctrine contenue dans le texte. En ce sens,il peut tre vu comme un oprateur, un instrument. Seulement comme Dieu na

    pas crit le livre de sa main et que ce sont les mots propres de cet auctor qui

    36 ARISTOTE, La physique, Pierre PELLEGRIN (d. et trad.), Paris : Les Belles Lettres(Flammarion), 2000.

    37A. COMPAGNON,La seconde main, p. 203.

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    investissent le texte et en instituent le sens littral, cest son intention qui y estcontenue, mme si celle-ci, le croit-on du moins, reste conforme linspirationdivine. De fait, lauctor jouit aussi, au sein mme de sa soumission, dunecertaine indpendance.

    Deux critres fondent alors lauctoritas, laquelle, prcisons-le, se dfinitdabord comme autorit thique . Sagissant du discours scripturaire, lecritre pertinent, cest bien entendu, lauthenticit des textes qui doivent tre nonapocryphes. Concernant le discours thologal, cest la valeur, savoir, lagarantie de conformit la vrit chrtienne, par opposition notamment auxfables qui servent dexemples de grammaire, et aux textes profanes en gnral.

    Cest pourquoi il est important de souligner les liens qui unissent auctoritas,auctoret exgse biblique ou discours thologal.

    Antoine Compagnon38a trs bien rappel comment :

    Un discours thologal, sil se soumet lors de son nonciation aucontrle de la tradition, sintgre ensuite la tradition dont il

    constituera un maillon. Pendant le moyen ge, les crits des auteursreligieux consacrs Pres de lglise sont rputs faire partie, plaindroit, de la tradition ; ils la composent au mme titre que lesdcisions conciliaires, et lglise unanimement runie a parfoisapprouv, trs officiellement et explicitement, certaines de leursinterprtations. Une telle ratification est un triomphe pour lediscours thologal, qui prend le relais du texte quil rcrit jusqu sesubstituer presque lui39.

    Aprs la fixation du Canon biblique, lcriture de lhomme va donc sedployer essentiellement sur le plan de lexgse biblique tel que dcrit

    prcdemment. Il faut prciser nanmoins que la dcouverte dun senschrtien chez des potes profanes comme Ovide permet aussi de dfinir uncorpus de textes autoriss, sorte de Canon profane40. Ce sont les auctores delAntiquit qui viennent sagrger en quelque sorte aux auctoreschrtiens quesont les Pres de lglise.

    38A. COMPAGNON,La seconde main,p. 210-217.39Ibid, p. 216.40 Ernst Robert CURTIUS, La littrature europenne et le Moyen ge latin, Paris : P.U.F,

    1956, p. 409. A propos du Canon : Si lon examine le catalogue que Conrad [de Hirschau]donne des auteurs, on saperoit que les quatre premiers [] constituent une classe part, ilssont une lecture pour les dbutants. Les six suivants sont les potes chrtiens [saint Augustin,saint Grgoire, saint Jrme, Prosper, Arator, Prudence]. Suivent trois prosateurs parmi lesquelsBoce, puis les potes paens [Caton, Cicron, Lucain, Virgile, Stace, Salluste], sauf Trenceremplac par Ovide. Si nous dduisons de ces vingt et un auteurs les quatre premiers, il en restedix-sept, six potes chrtiens et huit potes paens, un prosateur chrtien et deux paens.Visiblement on sest efforc de faire lquilibre entre les deux. Cest l un plan trs tudi : avecce quil y a de mieux dans le canon chrtien et dans le canon paen, on a constitu un canonmdival. Il demeurera lossature des catalogues trs tendus du XIIIesicle.

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    Le diktat de lauctorIl est donc vident que lauctorse dfinit, en priorit, comme le scripteur

    qui garantit la vrit, et qui, parce que ses crits sont respects et crs, jouit

    dune grande autorit. Dans la perspective tymologique du Moyen ge,perspective, comme chacun sait, trs prgnante, auctor tait essentiellementrattach augere (accrotre, augmenter). Lauctor est un auteur de poids, quicontinue la Tradition en sy insrant ; cest pourquoi, lauctoritasest, dabord,un extrait dun auctor, une sententia digna imitatione .

    La meilleure traduction du terme auctor serait sans doute celle de garant . Pourtant, quand on sinterroge sur cette fonction de vridicit quiest attache aux crits de lauctor, on est bien oblig de reconnatre quelledcoule dune reconnaissance qui na pu venir quaprs coup, cest--dire aprslexercice dune fonction quon pourrait qualifier d nonciative , pourmanifester quel point elle est insparable du sujet de lnonciation qui

    lassume. En ce sens, sarrter uniquement au statut de garant de lauctorreviendrait saisir le processus de reconnaissance de lauctoritas, rebours, et privilgier la sanction de la Tradition, au dtriment de lacte mmednonciation du sujet, alors que cet acte constitue ce grce quoi a pu sexercercettesanction.

    Cest cette logique inverse qui a conduit Benveniste41 tenir pourproblmatique lassimilation entre auctoret accroissement du savoir , alorsque pour toute une tradition de philologues, qui remonte sans doute Conrad deHirschau42, lauctor est celui qui augmente le savoir . Dduisant que le sens

    premier de augeonest point celui d augmenter , Benveniste sappuie sur laracine aug- qui, en indo-iranien dsigne un pouvoir dune nature et dune

    efficacit particulires, un attribut que dtiennent les dieux , pour postuler quele sens premier de augeo serait moins augmenter que promouvoir , prendre une initiative , produire en premier . Dans ses emplois anciens,augeo dsigne lacte crateur qui est le fait des dieux et des puissancesnaturelles, mais non pas des hommes, puisquil sagit notamment de produirehors de son sein. Driv daugere, on trouve auctor, nom dagent de augere,mais galement en latin augur, driv du thme europen issu de augereet quisignifie en latin classique augmenter . Augur dsigne gnralement la promotion que les dieux accordent une entreprise et qui est rendue visible

    par un prsage. Cette ide dun pouvoir daccroissement divin se retrouve dansladjectif augustus.

    Dans cette perspective, traduire augeo par augmenter revient promouvoir un sens faible, voire driv, car laugmentation dont il estquestion procde en ralit de cette cration dun quelque chose qui sajoute

    41Nous renvoyons pour cette analyse dans son entier mile BENVENISTE, Le vocabulairedes institutions indo-europennes, 2 t., Pouvoir, droit, religion, Paris : Minuit, 1969, 2, p. 148-151.

    42Conrad De HIRSCHAU,Dialogus super auctores, HUYGENS (d.), Paris, 1960.

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    38 UN ROI EN QUTE DAUTEURIT

    au dj-l et laugmente . Tel est le pouvoir de la parole prononce aveautorit et qui fait exister la loi. Lauctor est donc celui qui dtient ce rare

    pouvoir crateur et qui, du fait de ce pouvoir, peut et doit tre tenu pour legarant de luvre quil fait advenir en la produisant lexistence .

    Jos-Luis Diaz valide, semble-t-il, pareille hypothse lorsquil met en avantlinhrence de la fonction cratrice :

    Rappelons simplement que le mot [auteur] vient de augeo, quisignifie augmenter , avec lide que cet augmen est, non unsimple ajout, mais une donation nouvelle et fondamentale, unecration, de celles qui changent de fond en comble le monde. De llide initiale que lacte de lauteur sapparente celui de Dieu,voire que lauteur par excellence est lauteur de cette uvre suprmequest la Cration . En dautres termes, la notion dauteur insistedonc, si lon prend garde son tymologie, sur [] la fonctioncratrice ou, si lon prfre, la fonction heuristique 43.

    Diaz souligne ainsi que la fonction dautorit qui, lorigine, ntait quunefonction connexe de celle de cration , est devenue, au fil du temps, lafonction dfinitoire, par excellence de lauctor:

    [lauctor] [] nest pas celui qui engendre nouveaux frais unmonde, mais celui auquel toute une tradition immmoriale derespect, une longue chane dallgeances a donn statut dautorit44.

    Au Moyen ge, les scripteurs reconnus comme auctoressont ncessairementanciens et ne peuvent pas assumer cette fonction heuristique : ils sont, aucontraire, gardiens dun patrimoine dj constitu, et donc fig. Leur vritablerle est dtre des instances de lgitimation, des modles que les scripteurs modernes se doivent dimiter. Une certaine circularit apparente, tout le

    moins , se cre : un texte de valeur doit avoir t crit par un auctor. Or, lesauctores ncrivent plus et les scripteurs modernes ne peuvent pas treappels auctores. Quel est donc le statut de ces scripteurs modernes ?Comment se dnomment-ils ? Quont-ils le droit dcrire ?

    Lhypothse heuristique de la fonction-auctorDu point de vue du principe thique dont nous venons de rendre compte,

    la culture mdivale est percevoir essentiellement comme culture de la copie etde la tradition. Il existe des gardiens des patrimoines thique , linguistique etlittraire, des modles de littrarit quil convient d imiter . La copie se

    prsente comme le mode idoine dappropriation des modles reconnus. Lun desobjectifs de la reproduction des textes canoniques profanes est de promouvoirune meilleure matrise du latin classique, et plus gnralement du style . Do

    43J.L. DIAZ, La notion dauteur , in : Une histoire de la fonction-auteur ?, p. 169-170.

    44Ibid.,p. 170.

  • 7/23/2019