Mémoires de Monsieur d’Artagnan

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    Gatien de Courtilz de Sandras

    Mémoires de Monsieurd’ArtagnanCapitaine Lieutenant de la

    première Compagnie des Mousqueteairesdu Roi, contenant quantité de choses

    particulières et secrètes qui se sont passéessous le règne de Louis le Grand

     

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    Avertissement

    1. Du Béarn à Paris.2. Pour le Roi, contre le Cardinal.3. Le Siège d’Arras.4. Le Gouverneur et la meunière.5. Tentative d’assassinat, d’où provient un grand amour.6. La Guerre secrète —  Malheurs de Mr. de Saint Preuil.7. Les Rendez-vous de la cabaretière.8. La Conspiration de Cinq-Mars.9. De la mort du Cardinal, et de la fin d’une passion.

    10. Bataille de Rocroi et débuts de Mazarin.11. Les Affaires d’Angleterre.12. La Vengeance de Milady.13. Un mariage à la Cour.14. La Femme de chambre de Milady.15. Deuxième Campagne des Flandres.16. Autres Amours, et mécomptes.17. Guerres, intrigues, vengeance.18. Au service de Mazarin.19. Le Parlement de Paris et le début des Frondes.

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    omme il n’y a guère que Mr. d’Artagnan est mort etqu’il se rencontre plusieurs personnes qui l’ont connu,et qui ont même été de ses amis, ils ne seront pas

    fâchés, surtout ceux qui l’ont trouvé digne de leur estime, quee rassemble ici quantité de morceaux que j’ai découverts

    parmi ses papiers après sa mort. Je m’en suis servi pour

    composer ces Mémoires, en leur donnant quelque liaison. Ilsn’en avaient point d’eux-mêmes, et c’est là tout l’honneur quee prétends me donner de cet ouvrage. C’est aussi tout ce que’y ai mis du mien.

    Je ne m’amuse point à vanter sa naissance, quoique j’aietrouvé à cet égard des choses bien avantageuses parmi ses

    écrits. J’ai eu peur qu’on ne m’accusât de l’avoir voulu flatter,d’autant plus que tout le monde ne convient pas qu’il futvéritablement de la famille dont il avait pris le nom. Si celaest, il n’en pas le seul qui ait voulu paraître plus qu’il n’était. Ileut un camarade de fortune qui fit du moins la même chosequand il se vit le vent en poupe : je veux parler de Mr. de

    Besmaux qui fut Soldat aux Gardes avec lui, puis Mousquetaireet enfin Gouverneur de la Bastille. Toute la différence qu’il yeut entre eux, c’est qu’après avoir eu tous deux les mêmescommencements, à savoir beaucoup de pauvreté et de misère,après s’être élevés au-delà de leur espérance, l’un en mortpresque aussi gueux qu’il était venu au monde, et l’autre

    extrêmement riche. Le riche, c’est-à-dire Mr. de Besmaux, n’apourtant jamais essuyé un coup de mousquet ; mais la flatterie,

    C

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    l’avarice, la dureté et l’adresse lui ont plus servi que lasincérité, le désintéressement, le bon cœur et le courage quel’autre eut en partage. Ils ont été tous deux, à ce qu’il faut

    croire, bons serviteurs du Roi,. mais le service de l’un s’arrêtaità la bourse, de sorte qu’il ressemblait à un certainAmbassadeur que le Roi avait en Angleterre, dont Sa Majestédisait qu’il n’eût pas voulu dépenser un sou, quand même il yfût allé du salut de l’État ; au lieu que Mr. d’Artagnan faisaitlitière de son argent, pour peu qu’il crût qu’il y allât de son

    service. Si je parle ici de Mr. de Besmaux, c’en que, comme ily aura beaucoup de choses à en dire par la suite, il n’en pashors de propos de le faire connaître pour ce qu’il était.

    Je ne dirai rien ici de cet ouvrage. Ce n’en pas ce que j’endirais qui le rendrait recommandable. Il faut qu’il le soit de lui-même pour le paraître aux yeux des autres ; peut-être me

    tromperais-je même dans le jugement que j’en ferais, parce-que j’y ai mis la main en quelque façon, et qu’on est toujoursamateur de ce que l’on fait. En effet, si je ne suis pas le père,’en ai eu du moins la direction. Ainsi je ne dois pas être moins

    suspect que le serait un maître qui voudrait parler de son élève,parce qu’il saurait bien qu’on lui donnerait la gloire de tout ce

    qu’il aurait de recommandable. Je n’en dirai donc rien, de peurde m’exposer moi-même à la censure dont je chercherais àpréserver les autres. j’aime mieux en laisser toute la gloire àMr. d’Artagnan, si l’on juge qu’il lui en doive revenirquelqu’une d’avoir composé cet ouvrage, que d’en partager lahonte avec lui, si le public vient à juger qu’il n’ait rien fait qui

    vaille. Tout ce que j’avancerai pour ma justification, au castoutefois où je dirais rien qui puisse ennuyer, c’est qu’il y aura

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    autant de la faute des matériaux qu’on m’a préparés que de lamienne. L’on ne saurait faire une grande et superbe maison, àmoins que l’on n’ait en sa disposition tout ce qu’il convient

    pour en exécuter le dessein. L’on ne saurait non plus d’un petitdiamant faire paraître un beau, quelque adresse que l’on ait à lemettre en valeur ; mais parlons ici de meilleure foi ; et que sertde faire le modeste ? C’est contre mon sentiment que je parlequand je témoigne douter que les matériaux me manquent encette occasion, et que je témoigne de la crainte de ne pouvoir

    les placer en leur lieu. Disons donc plutôt, pour marquer plusde sincérité, que la matière que j’ai trouvée ici en trèsprécieuse d’elle-même, et que l’on trouvera peut-être que je nem’en serai pas trop mal servi.

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    e ne m’amuserai point ici à vous parler de manaissance, ni de ma jeunesse, parce que je ne trouve pasque j’en puisse rien dire qui soit digne d’être rapporté.

    Quand de vanter je dirais que je suis né Gentilhomme, debonne Maison, je n’en tirerais, ce me semble, que peud’avantage, puisque la naissance est un pur effet du hasard ou,

    pour mieux dire, de la providence divine. Elle nous fait naîtrecomme il lui plaît, sans que nous ayons de quoi nous en vanter.D’ailleurs, quoique le nom d’Artagnan fût déjà connu quand jevins au monde et que je n’aie servi qu’à en relever l’éclat,parce que la fortune m’a parfois favorisé, néanmoins il y a loinde là à dire qu’il fût connu à l’égal des Chatillon sur Marne,

    des Montmorenry et de quantité d’autres Maisons qui brillentparmi la Noblesse de France. S’il appartient à quelqu’un de sevanter, quoique ce ne doive être qu’à Dieu, c’est tout au plus àdes personnes qui sortent d’un rang aussi illustre que celui-là.Quoi qu’il en soit, ayant été élevé assez pauvrement, parce quemon Père et ma Mère n’étaient pas riches, je ne songeai qu’à

    m’en aller chercher fortune, dès que j’eus atteint l’âge dequinze ans. Tous les Cadets de Béarn, Province dont je suissorti, étaient sur ce pied-là, tant parce que ces peuples sontnaturellement très belliqueux, que parce que la stérilité de leurPays ne les exhorte pas à en faire leurs délices. Une troisièmeraison m’y portait encore, qui n’était pas moindre : aussi avait-

    elle, avant moi, engagé plusieurs de mes voisins et amis àquitter plus tôt le coin de leur feu. Un pauvre gentilhomme de

    J

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    notre voisinage s’en était allé à Paris, il y avait quelquesannées, avec une petite malle sur le dos, et il avait fait une sigrande fortune à la Cour, que s’il eût été aussi souple de

    caractère qu’il avait de courage, il eût pu aspirer à tout. Le Roilui avait donné la Compagnie des Mousquetaires, qui étaitunique en ce temps-là. Sa Majesté disait même, pour mieuxtémoigner l’estime qu’elle lui portait, que si elle avait euquelque combat particulier à soutenir, elle n’aurait point voulud’autre second que lui.

    Ce gentilhomme se nommait Troisville, vulgairement appeléTréville ; il a eu deux enfants qui étaient assez bien faits maisqui ont été loin de marcher sur ses traces. Ils vivent encore tousdeux aujourd’hui ; l’aîné est d’Église, son père ayant jugé àpropos de lui faire embrasser cet état ; pour ce qu’il avait subiune opération dans sa jeunesse, le père crut qu’il serait moins

    capable que son frère de soutenir les fatigues de la Guerre.Comme d’ailleurs la plupart des pères croient, selon ce quefaisait Caïn, que ce qu’ils ont à offrir à Dieu doit être le rebutde toutes choses, ainsi Mr. de Tréville aimait mieux que soncadet, qui paraissait avoir plus d’esprit que l’aîné, eut la chargede soutenir la fortune de sa Maison, qu’il avait élevée aux

    dépens de ses travaux, plutôt que de la transmettre à celui quidevait en être chargé naturellement. Ainsi il lui donna le droitd’aînesse et se contenta de procurer une grosse Abbaye à sonfrère ; mais comme il arrive souvent que ceux qui ont le plusd’esprit font les plus grandes fautes, ce cadet, qui était ainsidevenu l’aîné, se rendit si insupportable à tous les jeunes gens

    de son âge et de sa volée, en leur voulant montrer qu’il étaitplus habile qu’eux, qu’ils ne purent le lui pardonner. Ils

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    l’accusèrent à son tour, soutenant que s’ils n’étaient pas aussicapables que lui de beaucoup de choses, ils étaient du moinsplus braves qu’il n’était. Je ne sais pourquoi ils disaient cela et

    e ne crois même pas qu’ils eussent raison ; mais comme oncroit bien plutôt le mal que le bien, ce bruit étant parvenuusqu’aux oreilles du Roi, qui l’avait fait Cornette des

    Mousquetaires, Sa Majesté, qui ne voulait dans sa Maison quedes gens dont le courage ne fût point soupçonné, lui fit insinuersous main de quitter sa charge pour un Régiment de Cavalerie

    qui lui fut proposé. Il le fit, soit qu’il soupçonnât que le Roi levoulait, soit qu’avec tout son esprit, il donnât dans le panneau.Cependant, ce qui fit qu’on le soupçonna plus que jamais,quelque temps après, de faiblesse, c’est que la Campagne deLille étant survenue, il quitta son régiment pour se jeter parmiles Prêtres de l’Oratoire ; encore passe s’il en eût pris l’habit etqu’il s’y fût consacré à Dieu, mais comme il n’y fit queprendre un appartement, et qu’il l’a même quitté depuis, celadonna lieu plus que jamais, à ceux qui lui voulaient du mal, decontinuer leurs médisances.

    Mes Parents étaient si pauvres qu’ils ne purent me donnerqu’un bidet de vingt-deux francs, avec dix écus. dans ma

    poche, pour faire mon voyage. Mais s’ils ne me donnèrentguère d’argent, ils me prodiguèrent, par manière decompensation, quantité de bons avis. Ils me recommandèrentde prendre bien garde à ne jamais faire de lâcheté, parce que sicela m’arrivait une fois, je n’en reviendrais de ma vie. Ils mereprésentèrent que l’honneur d’un homme de guerre, profession

    que j’allais embrasser, était aussi délicat que celui d’unefemme, dont la vertu ne pouvait jamais être soupçonnée sans

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    que cela lui fît un tort infini dans le monde, quand même elletrouverait par-après le moyen de s’y justifier ; que je savais lepeu de cas que l’on faisait de celles qui passaient pour être de

    médiocre vertu ; qu’il en était de même des hommes quitémoignaient quelque lâcheté ; que j’eusse toujours cela devantles yeux, parce que je ne pouvais me le graver trop avant dansla cervelle.

    Il est quelquefois dangereux de faire à un jeune homme unportrait trop vif de certaines choses, parce qu’il n’a pas l’esprit

    de bien les digérer. C’est ce dont je m’aperçus, du moment quela raison me fut venue ; mais en attendant je fis quantité defautes, pour vouloir appliquer à la lettre ce qu’on m’avait dit.Dès que je voyais que l’on me regardait entre les deux yeux,’en prenais sujet de quereller les gens, sans qu’ils aient eu

    néanmoins dessein de me faire aucune injure.

    Cela m’arriva la première fois entre Blois et Orléans, ce quime coûta un peu cher et eut dû me rendre sage. Comme le bidetque j’avais était fatigué du voyage, et qu’à peine avait-il laforce de lever la queue, un gentilhomme de ce pays me regardamoi et mon équipage d’un œil de mépris. Je le vis bien à unsourire qu’il ne put s’empêcher de faire à trois ou quatre

    personnes avec qui il était ; c’était dans une petite villenommée Saint-Dyé que cela arriva : il y était allé, à ce que’appris depuis, pour y vendre des bois et était avec le

    marchand à qui il s’était adressé, ainsi qu’avec le notaire quiavait passé le marché. Ce sourire me fut si désagréable que jene pus m’empêcher de lui en témoigner mon ressentiment par

    une parole très offensante. Il fut beaucoup plus sage que moi, ilfit semblant de ne pas l’entendre : soit qu’il me considérât

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    comme un enfant qui ne pouvait l’offenser, soit qu’il ne voulûtpas se servir de l’avantage qu’il croyait avoir sur moi. Carc’était un grand homme, qui était à la fleur de son âge, de sorte

    qu’on eût dit à nous voir tous deux, qu’il fallait que je fusse foupour oser m’attaquer à une personne comme lui. J’étaispourtant d’assez bonne taille pour le mien ; mais comme on neparaît jamais qu’un enfant quand on n’est pas plus âgé que jel’étais, tous ceux qui étaient avec lui le louèrent en eux-mêmesde sa modération, pendant qu’ils me blâmèrent de mon

    emportement. Il n’y eut que moi qui le pris sur un autre pied.Je trouvai que son mépris était encore plus offensant que lapremière injure que je croyais avoir reçue. Ainsi perdant tout àfait le jugement, je m’en allai sur lui comme une furie sansconsidérer qu’il était sur son palier et que j’allais avoir sur lesbras tous ceux qui lui faisaient compagnie.

    Comme il m’avait tourné le dos après ce qui venait de sepasser, je lui criai d’abord de mettre l’épée à la main, parce quee n’étais pas homme à l’attaquer par derrière. Il me méprisa

    encore assez pour me regarder comme un enfant, de sorte queme disant de passer mon chemin, au lieu de faire ce que je luidisais, je me sentis tellement ému de colère, bien que

    naturellement j’aie toujours été assez modéré, que je lui donnaideux ou trois coups de plat d’épée sur la tête.

    Le gentilhomme qui se nommait Rosnai mit l’épée à la mainen même temps et me menaça qu’il ne tarderait guère à mefaire repentir de ma folie. Je ne pris pas garde à ce qu’il medisait, et peut-être eût-il été en peine de le faire, quand je me

    sentis accablé de coups de fourche et de coups de bâton. Deuxde ceux qui étaient avec lui, dont l’un avait en main un bâton

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    qui sert ordinairement à mesurer les bois, furent les premiersqui me chargèrent, pendant que les deux autres s’en furentchercher dans la maison proche d’autres armes, dont ils

    prétendaient m’attaquer. Comme ils me prirent par derrière, jefus bientôt hors de combat. Je tombai même à terre, le visageplein de sang, d’une blessure qu’ils m’avaient faite à la tête. Jecriai à Rosnai, voyant l’insulte qu’on me faisait, que cela étaitbien indigne d’un honnête homme, comme je l’avais crud’abord ; que s’il avait un peu d’honneur, il était impossible

    qu’il ne se fît secrètement reproche de souffrir qu’on memaltraitât de la sorte ; que je l’avais pris pour un gentilhommemais que je voyais bien à son procédé qu’il n’en était rien, etqu’il ferait bien de me faire achever pendant que j’étais sous sapuissance, parce que si j’en sortais jamais, il trouverait un jourà qui parler. Il me répondit qu’il n’était pas cause de cetaccident que je m’étais attiré par ma faute ; que bien loind’avoir commandé à ces gens-là de me maltraiter comme ilsavaient fait, il en était au désespoir, mais que j’eussenéanmoins à profiter de cette correction pour être plus sage àl’avenir.

    Ce compliment me parut tout aussi peu honnête que son

    procédé. Si j’en trouvai le commencement assez passable, lasuite ne me le parut guère. Cela fut cause que je lui fis encored’autres menaces, n’ayant pour toutes armes que mes paroles,tandis qu’on me menait à la prison.

    Si j’eusse toujours eu mon épée, on ne m’y eût pas traînécomme on faisait, mais ces hommes s’en étaient saisis en me

    prenant par surprise, et l’avaient même cassée en ma présence,pour me faire encore un plus grand affront. Je ne sais ce qu’ils

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    firent de mon bidet ni de mon linge que je n’ai jamais revusdepuis. On informa contre moi sous le nom de ce gentilhomme,et quoique j’eusse été battu, et que ce fût à moi de demander de

    gros dommages et intérêts, je fus encore condamné à lui faireréparation. On me supposa lui avoir dit des injures, et masentence m’ayant été prononcée, je dis au Greffier que j’enappelais. Cette canaille se moqua de mon appel et, m’ayantencore condamné aux frais, mon cheval et mon linge furentapparemment vendus, à valoir sur ce qu’elle prétendait que je

    lui devais. On me garda deux mois et demi en prison pour voirsi personne ne me réclamerait.

    J’eusse eu beaucoup à souffrir pendant ce temps-là, si aubout de quatre ou cinq jours, le curé du lieu ne fût venu mevoir. Il tâcha de me consoler et me dit que j’étais bienmalheureux qu’un gentilhomme du voisinage de Rosnai n’eût

    été sur les lieux lorsque mon accident était arrivé ; qu’il eûtfait faire les informations tout autrement qu’elles n’avaient étéfaites ; mais qu’étant trop tard présentement pour y remédier,tout ce que ce gentilhomme pouvait faire pour moi était dem’offrir le secours dont il était capable ; qu’il m’envoyaittoujours quelques chemises et quelque argent, et que s’il ne

    venait pas me voir lui-même, c’est qu’ayant eu des différendsavec mon ennemi, dans lesquels il l’avait même un peumaltraité, il lui avait été fait défense de la part de Messieurs lesMaréchaux de France, sous peine de prison, d’épouser jamaisaucun intérêt contraire aux siens.

    Ce secours ne pouvait me venir plus à propos. L’on m’avait

    pris ce qui me restait de mes dix écus lorsqu’on m’avait mis enprison. Je n’avais d’ailleurs qu’une seule chemise qui ne devait

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    guère tarder à pourrir sur mon dos car je n’en avais pas derechange. Mais comme j’avais bonne provision de ce que l’onaccuse ordinairement les Béarnais de ne pas manquer, c’est-à-

    dire beaucoup de gloire, je crus que c’était me faire affront quede m’offrir ainsi la charité. Je répondis donc au curé que j’étaisbien obligé au gentilhomme qui l’envoyait mais qu’il ne meconnaissait pas encore ; que j’étais gentilhomme aussi bien quelui, de sorte que je ne ferais jamais rien d’indigne de manaissance : qu’elle m’apprenait que je ne devais rien prendre

    que du Roi ; que je prétendais me conformer à cette règle, etmourir plutôt le plus misérable du monde que d’y manquer.

    Le gentilhomme, à qui l’on avait conté tout ce que j’avaisfait, s’était bien douté de ma réponse et avait fait la leçon aucuré, pour le cas où je refuserais ; c’était de me dire qu’il necomptait me donner ni l’argent qu’il m’offrait, ni ces

    chemises, mais bien me les prêter jusqu’à ce que je puisse luirendre l’un et l’autre ; qu’un gentilhomme tombait quelquefoisdans la nécessité aussi bien qu’un homme du commun et qu’ilne lui était pas plus interdit qu’à ce dernier d’avoir recours àses amis pour s’en tirer. Je trouvai que mon honneur serait àcouvert de cette manière. Je fis un billet au curé du montant de

    cet argent et de ces chemises qui était de quarante-cinq francs.Cet argent qu’on me vit dépenser fit durer ma prison les deuxmois et demi que je viens de dire, et même l’eût peut-être faitdurer encore davantage, par l’espérance qu’eût eue la justiceque celui qui me le donnait m’eût encore donné de quoi metirer de ses pattes ; mais le curé prit soin de publier que

    c’étaient des charités qui lui passaient par les mains, dont ilm’avait secouru. Ainsi ces misérables, croyant qu’ils ne

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    gagneraient rien à me garder plus longtemps, me mirent dehorsau bout de ce temps-là.

    Je ne fus pas plus tôt sorti que j’allai chez le curé pour le

    remercier de ses bons offices et de toutes les peines qu’il avaitbien voulu prendre pour moi. Car outre ce que je viens de dire,il avait encore sollicité ma liberté et n’y avait pas nuiassurément. Je lui demandai s’il m’était permis d’aller voirmon créancier, pour lui témoigner ma reconnaissance, etl’assurer qu’aussitôt en état de m’acquitter de ce que je lui

    devais, je le ferais fidèlement. Il me répondit que ce dernier luiavait donné ordre de me prier de n’en rien faire, de peur quema visite ne fût prise en mauvaise part par son ennemi et lemien ; que cependant, comme il avait envie de me voir, il serendrait le lendemain à Orléans incognito ; que je m’en fusseloger à l’ Écu de France, que je l’y trouverais, ou du moins

    qu’il s’y rendrait en même temps que moi, qu’il me prêteraitson cheval pour y aller à mon aise et que comme il savait bienqu’il ne pouvait plus guère me rester d’argent sur ce qu’ilm’avait donné, il m’en prêterait encore pour achever monvoyage.

    J’en avais assez besoin, comme il disait ; aussi n’étant pas

    fâché de trouver ce secours, je partis le lendemain pourOrléans, bien résolu de revenir au plus tôt dans ce pays que jequittais, pour m’acquitter de l’argent que j’y avais emprunté etpour me venger de l’affront que j’y avais reçu. Je n’en seraispas même parti sans satisfaire à mon juste ressentiment, si lecuré ne m’avait appris que le gentilhomme à qui j’avais eu

    affaire, sachant que l’on devait me faire sortir de prison, étaitmonté à cheval pour s’en aller dans une terre qu’il avait à

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    cinquante ou soixante lieues de là. Je trouvai ce procédé dignede lui, et ne disant pas au curé ce que j’en pensais, parce que jesavais bien que ceux qui menacent le plus ne sont pas toujours

    les plus dangereux, je partis le lendemain avant le jour pourm’en aller à Orléans.

    Je fus loger à l’ Écu de France, et le gentilhomme quim’avait obligé de si bonne grâce et qui s’appelait Montigré, s’yétant rendu dès le même jour, se fit connaître de moi. Je leremerciai avec la plus vive reconnaissance, et après qu’il m’eût

    répondu que c’était si peu de chose que cela ne valait passeulement la peine d’en parler, je le mis sur le chapitre deRosnai. Voyant que j’avais grande démangeaison de joindrecelui-ci, il me dit que je devais m’y prendre finement si jevoulais y réussir, car ce Rosnai était homme à me faire ce qu’illui avait fait, c’est-à-dire que s’il venait par hasard à

    s’apercevoir que je lui en voulusse, il me ferait venir aussitôtdevant les Maréchaux de France et romprait ainsi toutes lesmesures que je pourrais prendre ; de sorte qu’il me fallait userd’une grande dissimulation, si je voulais l’attraper.

    Ce gentilhomme voulut à toute force que je prenne lecarrosse pour m’en aller. Il me prêta encore dix pistoles

    d’Espagne, quoique je fisse difficulté de les prendre ; ce quifait que j’étais déjà endetté envers lui pour près de deux centsfrancs, avant même d’être arrivé à Paris. C’était presque, pouren dire le vrai, tout ce que je pouvais espérer de ma partd’héritage, parce que comme je l’ai déjà rapporté, mesrichesses n’étaient pas bien grandes ; mais, me réservant

    l’espérance en partage, j’achevai ma route, après être convenuavec Montigré qu’il me donnerait de ses nouvelles, et que je lui

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    donnerais des miennes.

    Je ne fus pas plus tôt arrivé à Paris, que je fus trouver Mr. deTréville qui logeait tout près du Luxembourg. J’avais apporté,

    en m’en venant de chez mon père, une lettre derecommandation pour lui. Mais par malheur on me l’avait priseà Saint-Dyé, et le vol qu’on m’en avait fait avait encoreaugmenté ma colère contre Rosnai. Pour lui, il n’en étaitdevenu que plus timide, parce que cette lettre lui avait apprisque j’étais gentilhomme et que je devais trouver protection

    auprès de Mr. de Tréville. Enfin, toute ma ressource était deconter à celui-ci l’accident qui m’était arrivé, quoique j’eussebien de la peine à le faire, parce qu’il me semblait qu’iln’aurait pas trop bonne opinion de moi quand il saurait que’étais revenu de là sans tirer raison de l’affront que j’y avais

    reçu.

    Je fus loger dans son quartier, afin d’être plus près de lui. Jepris une petite chambre dans la rue des Fossoyeurs, tout près deSaint-Sulpice, à l’enseigne du Gaillard Bois. Il y avait là deseux de boule et une porte qui donnait dans la rue Férou,

    derrière la rue des Fossoyeurs. Dès le lendemain matin, je fusau lever de Mr. de Tréville, dont je trouvai l’antichambre toute

    pleine de Mousquetaires. La plupart étaient de mon pays, ceque j’entendis bien à leur langage ; et me trouvant ainsi en paysde connaissance, je me crus plus fort de moitié que je n’étaisauparavant, et j’accostai le premier que je trouvai sous mamain.

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    ’avais employé une partie de l’argent de Montigré àme faire propre et je n’avais pas oublié la coutume dupays, qui est, quand on n’aurait pas un sou dans sa

    poche, d’avoir le plumet sur l’oreille et le ruban de couleur à lacravate. Celui des Mousquetaires que j’accostai s’appelaitPorthos et était voisin de mon père de deux ou trois lieues. Il

    avait deux frères dans la Compagnie dont l’un s’appelait Athoset l’autre Aramis. Mr. de Tréville les avait fait venir tous troisdu pays, parce qu’ils y avaient mené quelques combats, quileur avaient donné beaucoup de réputation dans la Province. Aureste, il était bien aise de choisir ainsi ses gens, parce qu’il yavait une telle jalousie entre la Compagnie des Mousquetaires

    et celle des Gardes du Cardinal de Richelieu, qu’ils en venaientaux mains tous les jours.

    Il arrive à tout coup que des particuliers ont querelleensemble, principalement quand il y a assaut de réputationentre eux. Mais ce qui est assez étonnant, c’est que ces maîtresse piquaient les premiers d’avoir des gens dont le courage

    l’emportait sur tous les autres. Il n’y avait point de jour que leCardinal ne vantât la bravoure de ses Gardes, et que le Roi netâchât de la diminuer, parce qu’il voyait bien que sonÉminence ne songeait par là qu’à élever sa Compagnie au-dessus de la sienne. Et il est si vrai que c’était là le dessein dece Ministre, qu’il avait tout exprès posté dans les Provinces des

    gens qui lui amenaient ceux qui s’y rendaient redoutables parquelques combats particuliers. Ainsi, bien qu’il y eût des Édits

    J

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    rigoureux contre les duels, et qu’on eût même puni de mortquelques personnes de la première qualité, qui s’étaient battuesmalgré leur publication, ce ministre non seulement donnait

    asile auprès de lui à des bretteurs de province, mais encore, leplus souvent, leur faisait part dans ses bonnes grâces.

    Porthos me demanda qui j’étais, depuis quand j’étais arrivé,et à quel dessein je venais à Paris. Je contentai sa curiosité. Ilme dit que mon nom ne lui était pas inconnu, qu’il avaitsouvent ouï dire à son père qu’il y avait eu de braves gens de

    ma Maison, et que je devais leur ressembler ou m’en retournerincessamment dans notre pays. Les recommandations que mesparents m’avaient faites devant que de partir me rendaient sichatouilleux sur tout ce qui regardait le point d’honneur, que jecommençai non seulement à le regarder entre les deux yeuxmais encore à lui demander assez brusquement pourquoi il me

    tenait ce langage, disant que s’il doutait de ma bravoure, je neserais pas long à la lui faire voir ; qu’il n’avait qu’à descendreavec moi dans la rue et que cela serait bientôt terminé. n se prità rire en m’entendant parler de la sorte et me dit qu’en allantvite on fait d’ordinaire beaucoup de chemin mais que je nesavais peut-être pas encore qu’on se heurtait bien souvent le

    pied, à force de vouloir trop avancer ; que s’il fallait être brave,il ne fallait pas être querelleur ; que se piquer mal à proposétait un excès tout aussi blâmable que la faiblesse qu’onvoulait éviter par là. Que, puisque j’étais non seulement de sonpays, mais encore son voisin, il voulait me servir degouverneur et non pas se battre avec moi ; que cependant, si

    ’avais tant envie d’en découdre, il me la ferait passer avantpeu.

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    Je crus, quand je l’entendis parler de la sorte, qu’après avoirfait le modeste, il me mettait le marché en main. Ainsi leprenant au mot, je croyais que nous allions tirer l’épée dès que

    nous serions descendus dans la rue ; mais lorsque nous fûmes àla porte il me dit que je le suivisse à neuf ou dix pas sansm’approcher plus près de lui. Je ne sus ce que cela voulait dire,mais songeant que je le saurais d’ici peu, je me donnai patienceusque-là. Il descendit le long de la rue de Vaugirard du côté

    qui va vers les Carmes déchaux. Il s’arrêta à l’hôtel

    d’Aiguillon, s’adressa à un nommé Jussac qui était sur la porteet fut bien un demi-quart d’heure à lui parler. Ce Jussac est lemême que nous avons vu depuis à Mme de Vendôme et Mr. leDuc du Maine. Lorsqu’il l’aborda, je crus, aux embrassadesqu’ils se firent, qu’ils étaient les meilleurs amis du monde, cedont je fus désabusé lorsque, ayant passé outre, je tournai latête pour voir si Porthos me suivait, et vis alors Jussac luiparler avec chaleur comme un homme qui n’était pas content.Je me mis sur la porte du Calvaire, maison religieuse qui esttout près de là ; j’y attendis mon homme que je voyaisrépondre du même air, car ils s’étaient mis tous deux au milieude la rue afin que le Suisse de l’hôtel d’Aiguillon n’entendîtpas ce qu’ils disaient. Je vis de là que Porthos me montrait, cequi me donna encore plus d’inquiétude, car je ne savais pas ceque tout cela voulait dire.

    Enfin Porthos, après ce long entretien, vint me trouver et medit qu’il venait de bien disputer pour l’amour de moi, qu’ilsdevaient se battre dans une heure, trois contre trois, au Pré-aux-

    Clercs qui est au bout du Faubourg Saint-Germain ; et qu’ayantdécidé, sans rien m’en dire, de me mettre de la partie, il venait

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    de dire à cet homme qu’il fallait chercher un quatrième pourque je pusse m’éprouver contre lui. L’autre lui avait réponduqu’il ne savait où en trouver un à l’heure qu’il était, et ç’avait

    été le sujet de leur contestation. Je devais voir, par ce qu’ilvenait de me dire, qu’il n’avait pas été en son pouvoird’accepter mon défi, et que l’on ne pouvait courir deux lièvresà la fois. Je compris alors tout ce que je n’avais pu devinerauparavant, et lui ayant demandé le nom de cet homme et sic’était lui le chef de la querelle, il m’apprit tout ce que je

    voulais savoir ; qu’il se nommait Jussac et commandait dans leHavre de Grâce sous le Duc de Richelieu qui en étaitGouverneur ; qu’il était le chef de la querelle, l’ayant eue avecson frère aîné : l’un avait soutenu que les Mousquetairesbattraient les Gardes du Cardinal toutes les fois qu’ils auraientaffaire à eux et l’autre avait soutenu le contraire.

    Je le remerciai du mieux que je pus, lui disant qu’après êtreparti de chez moi dans le dessein de prendre Mr. de Trévillepour mon Patron, il me faisait plaisir de me choisir avec sesautres amis pour soutenir une querelle en l’honneur de saCompagnie. D’ailleurs, comme je savais qu’il avait toujoursfait gloire de prendre le parti du Roi, au préjudice de toutes les

    offres avantageuses que son Éminence lui avait faites pourembrasser ses intérêts, j’étais bien aise d’avoir à combattrepour une cause qui n’était pas moins selon mon inclination queselon la sienne ; que je ne pouvais mieux faire pour mon coupd’essai et que je tâcherais de ne pas démentir la bonne opinionqu’il me témoignait par là de mon courage. Nous marchâmes

    dans cet entretien jusqu’en deçà des Carmes où nous tournâmespar la rue Cassette ; nous y descendîmes tout du long et, ayant

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    gagné le coin de la rue du Colombier, nous entrâmes dans larue des Saints-Pères, puis dans celle de l’Université au bout delaquelle était l’endroit où devait se tenir notre combat.

    Nous y trouvâmes Athos et son frère Aramis, qui ne surentce que cela voulait dire, quand ils me virent avec Porthos. Ils leprirent à part pour lui en demander la raison ; il répondit qu’iln’avait pu faire autrement pour se tirer de l’embarras où leetait le marché que je lui avais mis en main ; ils lui

    répliquèrent qu’il avait eu grand tort. d’en avoir usé de la sorte,

    que je n’étais encore qu’un enfant, et que Jussac en tirerait unavantage qui ne manquerait pas de tourner à leur préjudice ;qu’il m’opposerait quelque homme qui m’aurait bientôtexpédié, est que cet homme tombant sur eux, il en résulteraitqu’ils ne seraient plus que trois contre quatre, ce dont il nepourrait leur arriver que du malheur.

    Si j’eusse entendu ce qu’ils disaient de moi, j’eusse été engrande colère ; c’était en effet avoir bien méchante opinion dema personne que de me croire capable d’être battu sifacilement. Cependant, comme il n’y avait plus de remède, ilsse crurent obligés de faire bonne mine à mauvais jeu, commeon dit. Ainsi faisant semblant d’être les plus contents du monde

    de ce que je voulais bien exposer ma vie pour leur querelle,moi qui ne les connaissais pas, ils me firent un complimentbien fleuri, mais qui ne passait pas le nœud de la gorge.

    Jussac avait pris pour seconds Biscarat et Cahusac quiétaient frères, et créatures de Mr. le Cardinal. Ils avaientencore un troisième frère nommé Rotondis, et celui-ci, qui était

    à la veille d’obtenir des bénéfices d’Église, voyant que Jussacet ses frères étaient en peine de savoir qui ils prendraient pour

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    se battre contre moi, leur dit que sa soutane ne tenait qu’à unbouton et qu’il allait la quitter pour l’occasion.

    Ce n’est pas qu’ils manquassent d’amis ni les uns ni les

    autres, mais comme il était déjà dix heures passées et qu’ilapprochait même plus de onze que de dix, ils avaient peur quenous ne nous impatientions, car ils avaient déjà été en cinq ousix endroits sans trouver personne au logis ; ainsi étaient-ilstout prêts à prendre Rotondis au mot, quand par bonheur poureux et pour lui, il entra un capitaine du Régiment de Navarre

    qui était des amis de Biscarat. Biscarat, sans autre compliment,le tira à part et lui dit qu’ils avaient besoin de lui pour undifférend qu’ils avaient à vider tout de suite, qu’il ne pouvaitvenir plus à propos pour les tirer d’un embarras si grand que,s’il n’était pas venu, il eut fallu faire prendre l’épée à Rotondis,quoique sa profession ne fût pas de s en servir.

    Ce Capitaine, qui se nommait Bernajoux et qui était ungentilhomme de condition du Comté de Foix, se tint honoré dece que Biscarat jetât les yeux sur lui pour rendre ce service : illui fit offre de son bras et de son épée, et étant montés tousquatre dans le carrosse de Jussac, ils mirent pied à terre àl’entrée du Pré-aux-Clercs, comme si c’eut été pour se

    promener, et laissèrent là leur cocher et leurs laquais. Nousnous réjouîmes de les voir arriver ; il se faisait déjà tard etnous ne les attendions presque plus. Nous n’allâmes pas audevant d’eux, mais afin de nous éloigner davantage du mondequi se promenait de leur côté, nous nous avançâmes du côté del’île Maquerelle et nous gagnâmes un petit fonds où, ne voyant

    personne, nous les attendîmes de pied ferme.Ils ne tardèrent guère à nous rejoindre et Bernajoux qui avait

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    une grosse moustache, comme c’était la mode en ce temps-là,voyant que Jussac, Biscarat et Cahusac choisissaient les troisfrères pour avoir affaire à eux, tandis qu’ils ne lui laissaient

    que moi pour l’amuser, leur demanda s’ils se moquaient de luide vouloir qu’il n’eût pour adversaire qu’un enfant. Je metrouvai piqué de ces paroles, et lui ayant répondu que lesenfants de mon âge, et de mon courage, en savaient bien autantque ceux qui les méprisaient, je mis l’épée à la main pour luimontrer que je savais joindre l’effet aux paroles. Il fut obligé

    de tirer la sienne pour se défendre, voyant que de la manièreque je m’y prenais, je n’avais pas envie de le marchander. Ilm’allongea même quelques coups assez vigoureusement,prétendant qu’il ne serait guère long à se défaire de moi. Maisles ayant parés avec beaucoup de bonheur, je lui en portai unpar-dessous le bras, dont je le perçai de part en part.

    Il fut tomber à quatre pas de là, je crus qu’il était mort, etétant allé à lui pour lui donner remède, s’il en était encoretemps, je vis qu’il me présentait la pointe de l’épée, croyantapparemment que je serais assez fou pour aller m’y enfilermoi-même. Je jugeai bien par là qu’on pouvait encore lesecourir. Ainsi comme j’avais été élevé chrétiennement et que

    e savais que la perte de son âme était la chose la plus terriblequi pût jamais lui arriver, je lui criai de loin qu’il eût à penser àDieu ; que je ne venais pas pour lui arracher les restes de sa viemais bien plutôt pour la lui conserver ; que j’étais même bienfâché de l’état où je l’avais mis, mais qu’il voulût bienconsidérer que j’y avais été obligé par la barbare fureur qui fait

    consister l’honneur d’un gentilhomme à ôter la vie à un hommequ’il n’a souvent jamais vu, et même quelquefois au meilleur

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    de ses amis. Il me répondit que puisque je parlais si Juste, il nefaisait point difficulté de me rendre son épée, qu’il me priait devouloir lui bander la plaie, en coupant le devant de sa chemise ;

    que j’empêcherais par là qu’il ne perdît le reste de son sang ;que je lui donnerais la main, après cela, afin qu’il pût regagnerson carrosse, à moins que je n’eusse encore la charité d’aller lechercher moi-même, de peur qu’il ne tombât en défaillance parle chemin.

    En même temps, il jeta son épée à quatre pas de là pour me

    montrer qu’il n’avait pas envie de s’en servir contre moilorsque je m’approcherais de lui. Je fis ce qu’il me dit, jecoupai sa chemise avec des ciseaux que je tirai de ma poche et,lui ayant mis une compresse par devant, je lui donnai la mainpour le dresser sur son séant, afin de pouvoir en faire autant parderrière. Comme j’avais une bande toute prête, faite de deux

    pièces du mieux qu’il m’avait été possible, j’eus bientôtterminé cet ouvrage.

    Cependant, ce temps que j’y avais employé plutôt que perdu,puisque c’était une bonne œuvre, pensa coûter la vie à Athos etpeut-être également à ses deux frères. Jussac contre qui il sebattait lui donna un coup d’épée dans le bras et se jeta sur lui

    pour lui faire demander la vie ; il ne cherchait qu’à lui mettrela pointe de son épée dans le ventre ; quand je m’aperçus dupéril où se trouvait Athos, je courus en même temps à lui, etayant crié à Jussac de tourner visage parce que je ne pouvaisme résoudre à l’attaquer par derrière, celui-ci trouva qu’il avaitun nouveau combat à rendre, au lieu qu’il croyait avoir achevé

    le sien.Ce combat ne pouvait lui être que très désavantageux parce

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    qu’Athos, après être ainsi délivré de péril, n’était pas disposé àdemeurer les bras croisés pendant que nous ferraillerionsensemble. Et en effet, voyant le danger d’être pris par derrière,

    pendant que je le combattais par devant, Jussac vouluts’approcher de Biscarat, afin d’être au moins deux contre trois,alors qu’il était présentement seul contre deux. Je reconnus sondessein et l’empêchai de l’exécuter. Il se vit alors obligé lui-même de demander la vie, lui qui voulait la faire demander auxautres, et ayant rendu son épée à Athos, à qui je laissai

    l’honneur de sa défaite, quoique je pusse me l’attribuer avecautant de raison que lui, nous nous en fûmes tous deux portersecours à Porthos et à Aramis pour leur faire remporter lavictoire sur leurs ennemis. Cela ne nous fut pas bien difficile ;comme ils avaient déjà assez de courage et d’adresse pourvaincre sans notre secours, ce fut encore mieux quand ils virentque nous étions à portée de les aider. Il fut impossible auxautres de leur résister, eux qui n’étaient plus que deux contrequatre ; ils furent obligés de rendre leurs épées et le combatfinit de cette manière.

    Tous ensemble, nous nous en fûmes voir Bernajoux quis’était recouché sur la terre, à cause d’une faiblesse qui l’avait

    pris. Comme j’étais plus alerte que les autres et que j’avais demeilleures jambes, je m’en fus chercher le carrosse de Jussac.On le conduisit ainsi chez lui où il demeura six semaines sur lalitière, devant que de guérir. Mais enfin la blessure, quoiquetrès grave, n’était pas mortelle, et il en fut quitte pour le mal,sans autre accident. Depuis, nous fûmes bons amis, lui et moi,

    et quand je fus Sous-Lieutenant des Mousquetaires il me donnaun de ses frères pour mettre dans la Compagnie.

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    Le Roi sut notre combat, ce dont nous eûmes peur desconséquences, à cause qu’il était fort jaloux de ses Édits ; maisMr. de Tréville lui fit entendre que, nous étant trouvés par

    hasard au Pré-aux-Clercs, sans penser à nous battre, Athos,Porthos et Aramis n’avaient pu entendre Jussac vanter à sesamis la Compagnie des Gardes du Cardinal, au détriment decelle de ses Mousquetaires, sans en être indignés ; que celaavait causé des paroles, et que des paroles en étant venus auxmains, on ne pouvait regarder cette action que comme une

    rencontre et non pas comme un duel. Qu’au surplus, le Cardinalallait en être bien mortifié, lui qui estimait Biscarat et Cahusaccomme des prodiges de valeur, et qui les regardait, pour ainsidire, comme son bras droit. En effet, il les avait élevés au-delàde ce qu’ils pouvaient espérer vraisemblablement par leurnaissance, et peut-être par leur mérite. La meilleure qualitéqu’ils eussent, était de lui être affectionnés, si tant est que celapût être pris pour une bonne qualité, par rapport à ce qu’elleleur faisait faire tous les jours contre le service du Roi. Ilsprenaient le parti du Cardinal à tort et à travers, sans considérersi Sa Majesté y était intéressée ou non ; ainsi pour soutenir saquerelle, ils se brouillaient non seulement de temps à autreavec les meilleurs serviteurs que Sa Majesté pouvait avoir,mais se battaient encore tous les jours contre eux, parce qu’ilsfaisaient plus de cas du Ministre que du Maître.

    Ce que venait de dire Mr. de Tréville était un trait d’un fincourtisan. Il savait que le Roi n’aimait pas ces deux frères enraison de leur attachement pour le Cardinal. Il savait d’ailleurs

    qu’il ne pouvait faire plus de plaisir à Sa Majesté que de luiapprendre que les Mousquetaires avaient remporté la victoire

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    sur les créatures du Ministre. Aussi le Roi, sans s’informerdavantage si notre combat était une rencontre ou non, donnaordre à Mr. de Tréville de lui amener dans son Cabinet, Athos,

    Porthos et Aramis, par le petit escalier dérobé. Il lui indiquaune heure à laquelle il devait être seul, et Mr. de Tréville s’yétant rendu avec les trois frères, ils lui dirent les choses commeelles s’étaient passées. Néanmoins, ils dissimulèrent ce quipouvait servir à lui faire connaître que cela avait été un duel etnon pas une rencontre. Ils lui parlèrent de moi, et Sa Majesté

    eut curiosité de me voir ; elle commanda à Mr. de Tréville dem’amener le lendemain à la même heure dans son Cabinet, etMr. de Tréville ayant ordonné aux trois frères de me le dire dela part de Sa Majesté et de la sienne, je les priai de me mener lemême jour au lever de ce Commandant.

    Je fus ravi de ce que la fortune me guidait assez

    heureusement pour être dès l’abord connu du Roi, mon Maître.Je me mis sur mon propre ce jour-là, du mieux qu’il me futpossible, et comme, sans vanité, j’étais d’assez belle taille,d’assez bonne mine et même assez beau de visage, j’espéraique ma figure ne ferait pas, auprès de Sa Majesté, le mêmeeffet qu’avait fait celle de Mr. de Fabert, il y avait déjà quelque

    temps. Celui-ci avait acheté une compagnie dans un vieuxcorps, dont le Roi lui avait refusé l’agrément, parce que samine, bien loin de lui être agréable, lui avait extrêmementdéplu.

    Je n’eus plus besoin après le commandement de Sa Majestéde regretter la perte de la lettre de recommandation que j’avais

    pour Mr. de Tréville. Ce que je venais de faire m’y allaitintroduire plus avantageusement que toutes les lettres du

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    monde, et même me procurer l’honneur de faire la révérence àmon Maître. La joie que j’en eus me fit trouver cette nuit laplus longue de ma vie. Enfin, le matin étant venu, je sortis du

    lit et m’habillai en attendant qu’Athos, Porthos et Aramisvinssent me prendre pour me présenter à leur Commandant.

    Ils vinrent quelques temps après et comme il n’y avait pasloin de chez moi chez Mr. de Tréville, nous fûmes bientôtrendus. Il avait commandé à son valet de chambre qu’aussitôtque nous serions dans son antichambre il nous fît passer

    directement dans son Cabinet, dont la porte était interdite àtout autre. Mr. de Tréville n’eut pas plutôt jeté les yeux sur moiqu’il reprocha aux trois frères de ne pas lui avoir dit la véritéquand ils avaient parlé d’un jeune homme, alors que je n’étaisqu’un enfant. Dans un autre temps, j’eusse été bien fâché del’entendre parler de la sorte. Par ce mot d’enfant, il semblait

    que je dusse être exclu du service jusqu’à un âge plus avancé ;mais ce que je venais de faire parlant en ma faveur bien mieuxque si j’eusse eu quelques années de plus, je crus que plus jeparaissais jeune, plus il y avait d’honneur pour moi.

    Cependant, comme je savais qu’il ne suffisait pas de faireson devoir, si l’on n’avait encore l’esprit d’assaisonner ses

    actions d’une honnête assurance, je lui répondis trèsrespectueusement, que j’étais jeune à la vérité, mais que jesaurais bien venir à bout d’un Espagnol, puisque j’avais déjà eul’adresse de mettre un Capitaine d’un vieux corps hors decombat. Il me répondit fort obligeamment qu’en disant cela, jene me donnais encore que la moindre partie de la gloire qui

    m’était due, que je pouvais dire aussi que j’avais désarmé deuxCommandants de Place et un Commandant de Gens d’Armes,

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    qui valaient bien au moins un Capitaine de vieux corps. Athos,Porthos et Aramis lui avaient conté la chose tout comme elles’était passée, ils convenaient de bonne foi que, sans moi, ils

    n’eussent peut-être pas remporté l’avantage sur leurs ennemis,et principalement Athos, qui avouait même que sans monsecours il eût eu de la peine à se tirer des mains de Jussac. Mr.de Tréville me dit qu’il n’en avait pas encore parlé à SaMajesté, parce qu’il ignorait toutes ces circonstances lorsqu’ilavait eu l’honneur de l’entretenir de notre combat, mais qu’à

    présent il ne manquerait pas de les lui apprendre ; qu’il les luidirait même en ma présence, afin que j’eusse le plaisird’entendre de sa propre bouche les louanges qui m’étaientdues.

    Je fis le modeste à pareil discours, quoique dans le fondaucun autre n’eût pu m’être plus agréable. Mr. de Tréville fit

    mettre les chevaux à son carrosse, et s’en fut trouver Bemajouxqu’il connaissait particulièrement. Il voulait savoir par lui dequelle manière s’était passé notre combat, non qu’il révoquâten doute la parole des trois frères, mais pour pouvoir assurer leRoi qu’il tenait les choses d’un endroit qui ne devait point luiêtre suspect, puisque c’était de la bouche même de ceux à qui

    nous avions eu affaire. Il nous invita cependant à dîner aveclui, et en attendant qu’il fût revenu de sa visite, nous nous enfûmes dans un Jeu de Paume qui était tout près des Écuries duLuxembourg. Nous ne fîmes qu’échanger des balles, métier oùe n’étais pas trop habile et où, pour mieux dire, j’étais fort

    ignorant, puisque je ne l’avais jamais fait que cette fois là ;

    aussi craignant de recevoir quelque coup sur le visage, quim’empêchât de me trouver au rendez-vous que le Roi avait

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    donné, je quittai la raquette et me mis dans la galerie, tout prèsde la corde. Il y avait là quatre ou cinq hommes d’épée, que jene connaissais point, et entre lesquels était un Garde de Mr. le

    Cardinal, qu’Athos, Porthos et Aramis ne connaissaient pasplus que moi. Pour lui, il savait bien qu’ils étaientMousquetaires, et comme il y avait une certaine antipathieentre ces deux Compagnies, et que la protection que sonÉminence donnait à ses Gardes les rendait insolents, à peinefus-je sous la galerie que j’entendis celui-ci dire à ses

    compagnons, qu’il ne fallait pas s’étonner que j’eusse eu peur,puisque j’étais apparemment un apprenti Mousquetaire.

    Comme il ne se souciait guère que j’entendisse ces paroles,puisqu’il les disait assez haut pour me les faire entendre, je luifis signe que j’avais un mot à lui dire, sans que ses amis envissent rien. Je sortis de la galerie et Athos et Aramis, me

    voyant passer, puisqu’ils étaient près de la sortie, medemandèrent où j’allais ; je leur répondis que j’allais où ils nepouvaient pas aller pour moi. Ils crurent donc que c’étaitquelque nécessité qui m’obligeait à sortir et continuèrent de selancer des balles. Le Garde, qui croyait avoir bon marché demoi, parce qu’il me voyait si jeune, me suivit un moment

    après, sans faire semblant de rien. Ses camarades, n’ayant pointvu le signe que je lui avais fait, lui demandèrent où il allait ; illeur répondit, de peur qu’ils ne se doutassent de quelque chose,qu’il allait à l’Hôtel de la Trémouille qui était attenant autripot et qu’il allait revenir. Comme il avait un cousin qui étaitÉcuyer de Mr. le Duc de la Trémouille et qu’il était déjà passé

    le voir avec eux, ils crurent aisément que, ne l’ayant pointtrouvé, il allait s’enquérir s’il n’était pas revenu.

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    J’attendais mon homme sur la porte, bien décidé à le fairerepentir de sa parole insolente. Ainsi dès qu’il m’eut rejoint, jelui dis en tirant mon épée hors du fourreau, qu’il avait

    beaucoup de chance de n’avoir affaire qu’à un apprentiMousquetaire parce que s’il s’agissait d’un maître, je ne lecroyais pas capable de lui résister. Je ne sais ce qu’il merépondit et j’y pris moins garde qu’à me venger de soninsolence avant qu’il survînt quelqu’un pour nous séparer. Jen’y réussis pas trop mal, je lui donnai deux coups d’épée, l’un

    dans le bras, et l’autre dans le corps, avant que personne seprésentât pour nous rendre ce bon office. Enfin, pour peu qu’onnous eût laissé faire, j’en eusse eu sans doute bon marché,quand il s’éleva un bruit jusque dans le Jeu de Paume, de ce quise passait devant la porte. Ses amis accoururent aussitôt etAthos, Porthos et Aramis en firent tout autant, se méfiant qu’ilne me soit arrivé quelque chose, parce qu’ils ne me voyaientpas revenir. Les premiers arrivés furent les amis du Garde etgrand bien lui fit : je le serrais de près et, comme je venais delui donner encore un coup d’épée dans la cuisse, il ne songeaitplus qu’à gagner l’Hôtel de la Trémouille pour se sauver. Sesamis, le voyant dans cet état, mirent l’épée à la main pourempêcher que je n’achevasse de le tuer ; peut-être même ne sefussent-ils pas arrêtés là et eussent-ils passé de la défensive àl’offensive, sans la venue d’Athos, de Porthos et d’Aramis.Sachant que le blessé était parent de leur Écuyer, tout l’Hôtelde la Trémouille se souleva en même temps contre nous.

    Nous eussions sans doute été accablés, si ce n’est qu’Aramis

    commença à crier : « À nous Mousquetaires ! » On accouraitassez volontiers au secours des gens quand on entendait ce

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    nom-là : les démêlés qu’avaient les Mousquetaires avec lesGardes du Cardinal, qui était haï du peuple comme le sontpresque tous les Ministres sans.que l’on sache trop pourquoi on

    les hait, faisaient que presque tous les gens d’épée et tous lessoldats aux Gardes prenaient volontiers parti pour eux quandils en trouvaient l’occasion. Au reste, un particulier qui avaitplus d’esprit que les autres et passait justement par là, pensaqu’il nous rendrait un meilleur service s’il courait chez Mr. deTréville pour donner l’alerte, que s’il tirait l’épée pour nous

    secourir. Par bonheur, il y avait une vingtaine deMousquetaires dans sa cour qui attendaient qu’il revînt de laville, et ils accoururent aussitôt, et ayant refoulé les gens deMr. de la Trémouille dans son hôtel, les amis de celui à qui’avais eu affaire furent trop heureux de s’y retirer, sans

    regarder seulement derrière eux. Quant au blessé, il y était déjàentré, et n’était pas en trop bon état, car le coup qu’il avait reçudans le corps était très dangereux. Voilà ce que lui avait attiréson imprudence.

    L’insolence qu’avaient eu les domestiques de l’Hôtel de laTrémouille, de faire une sortie contre nous, fit que quelques-uns des Mousquetaires qui étaient venus à notre secours mirent

    en délibération l’idée de bouter le feu à la porte de cet hôtel,pour leur apprendre à ne pas se mêler une prochaine fois desaffaires des autres. Mais Athos, Porthos et Aramis et quelquesautres plus sages leur démontrèrent que tout ce qui venait de sepasser était à la gloire de la Compagnie et qu’il ne fallait pas,par une action aussi indigne que celle-là, donner sujet au Roi

    de les blâmer ; on se rendit à ce sage conseil. Effectivement,nous avions tout lieu d’être contents : outre le Garde du

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    Cardinal que j’avais mis en l’état que je viens de dire, il y avaitencore deux de ses amis qui étaient blessés : Athos et Aramisleur avaient donné chacun un bon coup d’épée, et ils en avaient

    tous trois pour plus d’un mois à demeurer au lit, supposétoutefois que le Garde ne mourût pas de ses blessures.

    Nous nous en retournâmes après cela chez Mr. de Trévillequi n’était pas encore de revenue. Nous l’attendîmes dans sasalle, chacun venant me faire compliment sur ce que j’avaisfait. Ces commencements étaient trop beaux, pour n’en être pas

    tout à fait charmé. Je me promettais déjà même une grandefortune, mais je ne fus guère, avant de beaucoup déchanter.

    Mr. de Tréville arriva bientôt : Athos, Porthos et Aramis leprièrent de bien vouloir leur accorder une petite audience enparticulier, parce qu’ils avaient des choses de conséquence àlui dire. Ce mot et l’air mystérieux qui paraissait sur leur

    visages lui firent connaître qu’ils étaient plus embarrassés qu’àl’ordinaire. Il les fit passer dans son Cabinet où ils luidemandèrent la permission de me faire entrer avec eux, parceque ce qu’ils avaient à lui dire me regardait plus que personne ;ils ne l’eurent pas plus tôt obtenue, que je les y suivis. Ils luidirent ce qui venait de m’arriver et comment j’avais soutenu

    l’honneur de la Compagnie qu’un Garde du Cardinal avait oséattaquer insolemment, sans qu’on lui en eut donné sujet. Mr. deTréville fut ravi que je l’en eusse si bien puni, et apprenantqu’il y avait encore deux de ceux qui avaient voulu le défendrequi étaient blessés, il envoya prier Mr. le Duc de la Trémouillede ne point donner asile à des gens qui s’en montraient si

    indignes par leur procédé. Il lui demanda même justice de lasortie que ses gens avaient faite sur nous. Mr. de la Trémouille,

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    qui était prévenu par son écuyer, le lui envoya à son tour, pourlui dire que c’était à lui de se plaindre et non pas auxMousquetaires ; qu’après avoir assassiné devant sa porte un

    Garde de Mr. le Cardinal, parent d’un de ses principauxdomestiques, ils avaient voulu mettre le feu à la porte ; qu’ilsavaient encore blessé deux autres personnes qui avaient voulules séparer : de sorte que s’il ne punissait pas les auteurs de cedésordre, plus personne ne serait en sûreté chez soi.

    Mr. de Tréville, entendant parler cet écuyer de la sorte, lui

    dit que son maître n’aurait pas dû le croire puisqu’il était tropintéressé à l’affaire, qu’il savait bien comment la chose s’étaitpassée, et que des gens dont la parole valait la sienne, enavaient été témoins et la lui avaient racontée. Il s’en futaussitôt chez le Duc et m’y emmena. Il avait peur que si le Ducse laissait abuser davantage, il ne prévînt l’esprit de Sa

    Majesté, en lui contant la chose tout autrement qu’elle n’était.Il craignait par ailleurs, que le Roi ainsi prévenu, Mr. leCardinal ne vînt encore à la charge auprès de lui, et ne fermâtainsi la porte à tout ce qu’on pourrait dire après lui. Car SaMajesté avait ce défaut, qu’une fois prévenue, rien n’était plusdifficile que de la désabuser. Plutôt que d’aller trouver le Duc,

    Mr. de Tréville eût eu mieux à faire d’aller lui-même trouver leRoi et de le prévenir le premier. C’eût été un coup à gagner lapartie, mais Sa Majesté par malheur était allée à la chasse dèsle matin et il ne savait de quel côté. En effet, quoiqu’elle eûtdit la veille qu’elle voulait aller chasser à Versailles, elle avaitchangé d’avis depuis et était sortie par la porte Saint-Martin.

    Mr. le Duc de la Trémouille reçut Mr. de Tréville assezfroidement et lui dit, en ma présence, qu’il lui conseillait

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    encore une fois, en bon ami, de faire châtier ceux de sesMousquetaires qui se trouveraient coupables de l’assassinat quivenait d’être commis, car cette affaire n’en demeurerait pas là.

    Mr. le Cardinal en avait déjà connaissance, et Cavois,Capitaine-Lieutenant de ses Mousquetaires à pied, sortait àl’instant de chez lui pour le prier, de la part de son Éminence,de se joindre à elle, pour tirer raison d’une injure commune àtous deux. Cavois lui avait encore dit que si le Garde de ceMinistre avait été blessé, sa maison à lui avait failli être brûlée,

    et que l’un était au moins aussi offensant que l’autre : parcequ’on prenait souvent querelle contre un homme sans songer aumaître à qui il appartenait, au lieu qu’on ne pouvait avoirdessein de brûler une maison sans réfléchir que celui à qui elleétait en serait offensé, même si aucun dommage n’en résultait.

    Mr. de Tréville, qui était homme de bon sens, le laissa dire,

    afin de savoir ce qu’il avait sur le cœur ; mais voyant qu’ilavait cessé de parler, il lui demanda, comme s’il eut réfléchi àce qu’il lui disait, si l’homme qui était blessé l’étaitgravement. Mr. de la Trémouille lui répondit que l’on craignaitpour sa vie, que le coup d’épée qu’il avait dans le corps luiavait percé les poumons ; qu’aussi la première chose qu’on lui

    avait conseillé de faire avait été de songer à sa conscience,parce qu’il était entre la vie et la mort. Mr. de Tréville luidemanda si c’était le mourant qui lui avait dit lui-même dequelle manière il avait été blessé, et le Duc, de bonne foi,convint que ce n’était pas lui mais un de ceux qui étaientaccourus à son secours. Mr. de Tréville le pria de bien vouloir

    le conduire à sa chambre, afin que pendant qu’il était encore enétat de dire la vérité, on la put entendre de sa propre bouche. Il

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    lui dit que cela servirait à faire rendre à ce Garde une justiceprompte et entière, s’il se trouvait qu’il eût été insulté, maisaussi, s’il se trouvait qu’il eût été l’agresseur, comme il avait

    ouï dire aux Mousquetaires, cela servirait à ne pas accabler desmalheureux qui n’avaient fait que repousser une injure, qu’ilsn’eussent pu souffrir sans perdre leur honneur.

    Le Duc qui était un assez bon homme et qui ne se souciaitguère de faire sa Cour au Cardinal, qu’il voyait très rarementaussi bien que le Roi, ne put trouver à redire à cette demande.

    Il s’en fut avec Mr. de Tréville dans la chambre du blessé, et jene voulus pas les y suivre, de peur de lui faire de la peine s’ilme voyait, moi qui l’avais mis dans ce pitoyable état. Le Ducne lui eut pas plutôt demandé qui avait tort, ou de lui ou decelui qui l’avait blessé, qu’il avoua la chose tout comme elles’était passée. Le Duc fut bien étonné quand il l’entendit parler

    de la sorte et, ayant en même temps fait venir devant lui celuiqui la lui avait contée tout autrement, il lui commanda de sortirde sa maison, et de ne jamais se présenter devant ses yeux,puisqu’il avait été capable de le tromper.

    Mr. de Tréville, bien content de sa visite, s’en retourna chezlui où nous dinâmes Athos, Porthos, Aramis et moi, ainsi qu’il

    nous en avait priés la veille. Comme il y avait aussi fort bonnecompagnie, et que nous étions dix-huit à table, on ne s’yentretint presque d’autre chose que de mes deux combats. Iln’y eut personne qui ne m’en donnât beaucoup de gloire, ce quine pouvait que trop tenter un jeune homme, qui avait déjà delui-même assez de vanité pour croire qu’il valait quelque

    chose. Quand nous eûmes dîné, on se mit à jouer aulansquenet ; les mains me démangeaient assez pour faire

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    comme les autres, si j’eusse eu le gousset bien garni ; mais mesparents m’avaient remontré avant mon départ, que j’eusse àfuir le jeu comme un écueil, qui perdait la plupart de la

    eunesse ; je me tins si bien en garde, non seulement cette fois-là, contre ma propre inclination, mais encore dans toutes lesautres circonstances où la même démangeaison me prit que,quelque tentation que j’en eusse, je ne m’y laissai succomberque dans des limites convenables.

    L’après-dîner s’étant passé de cette manière, c’est-à-dire, les

    uns à jouer, les autres à regarder jouer, nous nous en fûmes auLouvre sur le soir, Athos, Porthos, Aramis et moi. Le Roin’était point encore revenu de la chasse mais comme il nepouvait guère tarder à venir, nous demeurâmes dans sonantichambre où Mr. de Tréville nous avait dit qu’il viendraitnous prendre pour nous mener dans le Cabinet du Roi. Sa

    Majesté vint un moment après, et les trois frères, qui avaientl’honneur d’en être connus particulièrement et même d’en êtreestimés, se mirent sur son passage pour s’en attirer quelqueregard ; au lieu d’en obtenir ce qu’ils souhaitaient, ils n’enfurent regardés qu’avec un œil de colère et d’indignation. Ilss’en revinrent tout tristes auprès d’une fenêtre où j’étais,

    n’ayant osé me montrer devant le Roi avant que de lui êtreprésenté et lui avoir fait la révérence. Ils étaient si mortifiéstous trois de ce qui venait de leur arriver, qu’il ne me fut pasdifficile de voir leur chagrin. Je leur demandai ce qui les avaitmis en cet état : ils me répondirent que nos affaires allaientmal, ou qu’ils se trompaient fort, mais qu’il fallait attendre

    l’arrivée de Mr. de Tréville pour en juger sainement ; quecelui-ci demanderait lui-même à Sa Majesté ce qui en était

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    mais que, du caractère dont était ce Monarque, il ne leur avaitcertes pas fait la mine pour rien ; qu’il était extrêmementnaturel, et que si c’était une qualité absolument nécessaire,

    comme le prétendait un certain politique, que de savoirdissimuler pour régner, jamais Prince n’y avait été moinspropre que lui.

    Je me sentis tout mortifié à ces paroles. J’eus peur, sans quee connusse néanmoins ce qui était advenu, que la mauvaise

    humeur de Sa Majesté ne s’étendît jusque sur moi ; aussi

    n’étais-je qu’impatient de voir arriver Mr. de Tréville, afin deconnaître plus tôt mon sort. Il vint enfin, et ce qu’il nous ditaugmenta encore mon inquiétude. Il nous apprit que Mr. leCardinal, après avoir envoyé Cavois au Duc de la Trémouille,et dès lors qu’il avait cru être sûr de l’appui du Duc, avait faittenir au Roi ce qui s’était passé au sortir de notre Jeu de

    Paume ; que son Éminence lui avait écrit une longue lettre à cesujet, lui représentant que s’il ne punissait pas sesMousquetaires, ils feraient tous les jours mille meurtres etmille insolences, sans que personne n’osât plus entreprendre deles réprimer.

    Mr. de Tréville nous quitta après nous avoir dit qu’il ne

    pensait pas que l’occasion nous fût favorable ce jour-là de voirSa Majesté, qu’il allait entrer dans sa Chambre et que s’il nerevenait nous trouver dans un moment, nous pourrions nous enretourner chacun chez nous ; qu’il nous ferait alors avertir dece que nous aurions à faire, et qu’il n’y perdrait pas un seulinstant. Il nous quitta aussitôt, et étant entré chez le Roi, Sa

    Majesté resta quelque temps sans rien lui dire, et lui fit mêmela mine, comme elle l’avait faite aux trois frères. Mr. de

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    Tréville, que cela ne touchait pas beaucoup, parce qu’il savaitqu’il la ferait revenir bientôt sur les impressions que leCardinal lui avait données, ne lui dit rien non plus, sachant

    qu’il devait remettre notre justification à un autre temps. LeRoi qui, je viens de le dire, était fort naturel, voyant qu’il ne luiparlait pas de ce qui était arrivé, dont il pensait qu’il devait luiêtre rendu compte, enfin rompit tout d’un coup le silence. Il luidemanda si c’était ainsi que l’on s’acquittait de sa charge : sesMousquetaires avaient assassiné un homme et provoqué

    beaucoup de désordre, et cependant il ne lui en disait pas unseul mot. À plus forte raison, il avait négligé de les faire mettreen prison pour qu’ils soient punis en temps et lieu ; cetteconduite n’était guère d’un bon Officier, comme il l’avaittoujours cru être, et il en était d’autant plus étonné qu’ilconnaissait mieux que personne combien il était ennemi detoute violence et de toute injustice.

    Mr. de Tréville avait été bien aise de le laisser dire pour luifaire décharger sa bile ; il lui répondit alors qu’il était aucourant de tout ce que Sa Majesté lui disait, maisqu’apparemment elle était mal informée puisqu’ellel’admonestait de la sorte ; qu’il lui demandait pardon d’oser lui

    parler ainsi, mais que, comme il s’était informé à fond, jusqu’àaller lui-même chez Mr. le Duc de la Trémouille, Sa Majesténe trouverait pas mauvais qu’il la priât d’envoyer chercher leDuc, avant qu’il ne poursuivît son rapport. Qu’il y avait mêmechez le Duc un homme qui pouvait en parler plus certainementque les autres, puisque c’était celui-là même qu’on avait fait

    croire à Sa Majesté avoir été assassiné. Qu’il l’avait interrogélui-même, en présence du Duc, et que, bien loin que ce fussent

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    les Mousquetaires de Sa Majesté qui eussent tort, cet hommeavait convenu que c’était lui qui, par son insolence, avait étécause de son malheur. Qu’au surplus, ce n’étaient pas les

    Mousquetaires qui l’avaient blessé, mais bien le même jeunehomme qui avait soutenu le combat dont il avait eu l’honneurde l’entretenir la veille.

    Le Roi fut surpris quand il l’entendit parler de la sorte.Néanmoins, comme il était convenable, après le ressentimentqu’il venait de faire éclater, de ne pas ajouter foi à ces paroles

    avant que de savoir si elles représentaient la vérité, il envoyadire au Duc de la Trémouille de ne pas manquer de se trouverle lendemain à son lever. Le Cardinal qui avait des espionsdans la Chambre du Roi pour lui rendre compte de tout ce quis’y passait, avait déjà appris le mauvais accueil que Sa Majestéavait fait à Tréville. Cela lui avait donné espérance de le perdre

    enfin dans l’esprit du Roi. Il en recherchait l’occasion depuislongtemps, non qu’il n’estimât Mr. de Tréville, mais parcequ’il n’avait jamais réussi à le faire entrer dans ses intérêts,quelques promesses qu’il lui eut faites. Lorsqu’il vint àapprendre ce que ce Commandant avait dit, non seulement pourse justifier mais encore pour justifier ceux que le Cardinal

    avait accusés d’assassinat, celui-ci eut peur d’en avoir ledémenti. Il envoya aussitôt quelqu’un chez Mr. le Duc de laTrémouille pour savoir de lui si c’était qu’il eût changé d’avis.Ce Duc n’y était pas : il était allé souper en ville ; et commeses gens ne pouvaient dire à quelle heure il reviendrait, Cavoisprit le parti de s’en retourner chez lui et d’attendre au

    lendemain matin à exécuter les ordres de son Éminence. LeDuc ne revint qu’à deux heures après minuit, et son Suisse lui

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    ayant remis une lettre de Mr. Bontems, par laquelle il luimandait, de la part du Roi, qu’il eût à se trouver à son lever, ilse leva de meilleur matin qu’il n’en avait coutume, afin d’être

    ponctuel à ce qui lui était prescrit.Cela fut cause que quand Cavois y retourna, il ne le trouva

    plus ; le Suisse lui dit qu’il était allé au Louvre, ce qu’il eutpeine à croire, parce que, comme je l’ai rapporté, le Duc ne sesouciait pas autrement d’aller faire sa cour à Sa Majesté. Ilavait même coutume de dire qu’une des choses du monde qui

    lui faisait croire qu’il était plus heureux que les autres, c’estqu’il avait toujours mieux aimé sa Maison de Thouars que leLouvre ; de sorte qu’il y avait plus de trente-cinq ans qu’iln’avait vu le Roi. La religion protestante dont il faisaitprofession était cause qu’il haïssait le métier de Courtisan : ilsavait que le Roi n’aimait pas ceux qui en étaient et se

    contentait de les craindre. Cela est si vrai que le Roid’aujourd’hui, parlant un jour à des gens de cette religion quiavaient la hardiesse de lui reprocher que la rigueur de ses éditsne répondait pas à leurs espérances : c’est, leur répliqua-t-il,que vous m’avez toujours regardé comme le Roi mon Père etcomme le Roi mon Grand-Père. Vous avez cru sans doute que

    e vous aimais comme faisait l’un, ou que je vous craignaiscomme faisait l’autre, mais je veux que vous sachiez que je nevous aime ni ne vous crains.

    Le Duc de la Trémouille avait déjà parlé au Roi quandCavois arriva, et lui avait confirmé tout ce que Tréville luiavait dit. Sa Majesté ne fut plus en colère après cela contre ses

    Mousquetaires ; mais le Cardinal y fut beaucoup contre Cavois,qui avait si mal exécuté ses ordres. Il lui dit qu’il aurait dû

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    plutôt attendre le Duc chez lui, toute la nuit, que de le manquercomme il l’avait fait ; qu’ainsi ils eussent pris ensemble desmesures pour perdre un petit gentillâtre qui s’en croyait assez

    pour oser toujours lui résister. Qu’il ne lui pardonnerait de savie et lui ordonnait de se retirer de devant ses yeux, avecdéfense de jamais s’y représenter sans ses ordres. Cavois quiconnaissait l’humeur de son Maître, ne voulut rien luirépliquer, de peur que, innocent comme il l’était, il ne se rendîtcoupable en voulant lui faire connaître son injustice ; il s’en

    retourna chez lui tout chagrin, et sa femme, qui avait bienautant d’esprit que lui, voulut savoir ce qu’il avait fait. Ellen’en eut pas plutôt connaissance, qu’elle lui dit qu’il se laissaitabattre de peu de chose, qu’il y a remède à tout hors à la mort,et qu’avant trois jours, elle le remettrait mieux avec sonÉminence qu’il n’y avait jamais été. Il lui répliqua qu’elle neconnaissait pas le Cardinal, qu’il était têtu comme une mule etque, quand il avait pris quelqu’un en aversion, il n’y avait pasmoyen de l’en faire jamais revenir. Mme de Cavois luirépondit qu’elle connaissait aussi bien que lui de quoi ceMinistre était capable, qu’il n’avait donc pas à s’occuper dequelle façon elle s’y prendrait pour le mettre à la raison,qu’elle en faisait son affaire, et que, comme elle n’entreprenaitamais rien dont elle ne vînt à bout, il n’avait plus qu’à dormir

    en repos.

    Effectivement, cette dame faisait un peu ce qu’elle voulait àla Cour, et faisait souvent rire ce Ministre, lors même qu’iln’en avait point envie. Ce n’était cependant ni par des

    coquetteries de femme ni par des railleries fades, telles qu’onen entend souvent de la bouche des courtisans, qu’elle faisait

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    toutes ces merveilles. Tout ce qu’elle disait était assaisonnéd’un certain sel qui contentait les plus difficiles et lui gagnaitune estime qui faisait que l’on ne pouvait plus se passer de sa

    compagnie. Son mari qui était redevable à son adresse d’unepartie de sa fortune, se remit entre ses mains pour se tirer dumauvais pas où il était. Elle lui dit alors qu’il n’avait plusmaintenant qu’à bien exécuter ce qu’elle allait luirecommander : qu’il se mît dans son lit, qu’il y fît bien lemalade et qu’il dise à tous ceux qui lui feraient visite ou qui

    viendraient de la part de quelqu’un pour lui demander desnouvelles de sa santé, qu’elle ne pouvait pas être plus mauvaisequ’elle était ; qu’il affectât cependant de parler le moinspossible et que, quand il y serait obligé, il ne le fît que d’unevoix enrouée, comme un homme qui aurait une oppression depoitrine.

    Pour elle, elle se tint tout le jour comme elle était au sortirde son lit, comme si la feinte maladie de son mari l’eut misehors d’état de songer à sa toilette. Cet homme qui avaitbeaucoup d’amis, comme en ont tous ceux qui ont quelquefaveur auprès du Ministre, car il avait toujours été fort bienavec celui-ci, ne manqua pas de visites quand le bruit de son

    mal se fût répandu par la ville. Les visiteurs savaient pourtantbien les paroles que le Cardinal lui avait dites, ce qui était plusque suffisant, selon la coutume des courtisans, pour lui faireperdre leur amitié. Mais comme ils espéraient que sa disgrâcene durerait pas, ils continuèrent d’en user avec lui comme àl’accoutumée.

    Le Cardinal, qui venait d’essuyer de grosses paroles du Roi,lequel lui avait reproché qu’il s’en était fallu de peu que, sur

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    ses faux rapports, il n’eût cassé Tréville et sa Compagnie deMousquetaires, était encore plus en colère que jamais contreCavois. Aussi, apprenant que sa maison ne désemplissait point

    de monde, il dit tout haut, devant une grande foule depersonnes, qu’il s’étonnait grandement du peu de considérationque l’on avait pour lui, que d’aller visiter un homme qu’ilugeait digne de son ressentiment. Ces paroles suffirent pour

    rendre la maison du feint malade tout aussi déserte qu’elle étaitfréquentée auparavant.

    Mme de Cavois en fut ravie, parce qu’elle avait peur quequelqu’un reconnût sa feinte et en allât rendre compte auCardinal. Cependant, ses parents ne croyant pas que cettedéfense s’appliquât aussi rigoureusement à eux, y envoyèrentau moins des laquais, s’ils n’osèrent plus y aller eux-mêmes ;ces laquais leur rapportèrent ce que Mme de Cavois leur disait,

    tantôt elle-même quand ils montaient jusque dans sonantichambre, tantôt par les valets de porte quand ils neprenaient pas la peine d’y monter.

    Le malade se portait, toujours à ce qu’on disait, de plus enplus mal ; et pour le faire mieux accroire dans le monde, Mmede Cavois fit venir chez elle le premier Médecin du Roi, afin

    qu’il dit ce qu’il pensait de ce mal. Elle ne risquait pasbeaucoup en faisant cela : jamais il n’y avait eu de médecinplus ignorant que lui, ce qu’à la fin on reconnut si bien à laCour, qu’il en fut chassé honteusement. Au reste, pour mieux letromper, elle fit apporter dans la chambre de son mari le sangd’un de ses laquais qui était malade d’une pleurésie, et lui fit

    croire que c’était le sien. Il ne fallait pas être très habile pourconstater que ce sang ne valait rien ; aussi hocha-t-il la tête,

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    comme pour lui dire d’un ton mystérieux qu’il y avait là biendu danger. Mme de Cavois tout soudain fit la pleureuse, métierqu’elle savait naturellement comme le savent toutes les

    femmes, et qu’elle avait encore étudié avec soin, pour s’enservir en temps et lieu.

    Peu s’en fallut que Bouvart, c’était le nom de ce médecin, nepleurât avec elle quand elle lui fit le récit de la maladie,qu’accompagnaient mille sanglots. Il voulut tâter le pouls dumalade, et il crut qu’il était tout en sueur, à cause que Mr. de

    Cavois avait dans son lit un petit vase d’eau tiède dont il avaitarrosé sa main. On avait même répandu quelques gouttes surune alèze dont on fit croire au médecin qu’elle avait enveloppéle malade, et comme on l’avait laissée dans le lit, elle n’étaitplus que moite, ce qui donnait plus de vérité à la chose. Iltrouva que ce qui donnait à l’alèze cette moiteur, sentait

    extrêmement mauvais. Il en déduisit que la maladie était trèsdangereuse et, sortant de cette maison, il en répandit le bruitdans toute la Cour. Mr. le Cardinal en fut touché tout commeles autres, mais n’en laissa rien paraître. Il pensait que pourtenir sa partie de Grand Ministre, il ne devait pas changer si tôtde sentiment ; qu’aussi bien cela serait inutile si Cavois venait

    à mourir, et que s’il en réchappait, il serait toujours temps defaire sa paix avec lui.

    Pendant que cela se passait, le Roi, qui avait rendu sonamitié à Mr. de Tréville, lui avait dit de nous amener, les troisfrères et moi, dans son Cabinet, comme il l’avait commandéauparavant. Mr. de Tréville nous y conduisit dès le même jour

    où le Duc de la Trémouille avait confirmé à Sa Majesté ce qu’illui avait dit. Le Roi me trouva bien jeune pour mes exploits, et

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    me parlant avec beaucoup de bonté, il dit à Mr. de Tréville deme mettre Cadet dans la Compagnie de son beau-frère qui étaitCapitaine aux Gardes. Il s’appelait des Essarts, et c’est là que

    e fis mon apprentissage dans le métier des armes. Ce régimentétait alors tout autre qu’il n’est aujourd’hui : les Officiersétaient gens de qualité et l’on n’y voyait point de gens de Robeni de fils de Partisan comme il s’en voit maintenant. Ce n’estpas que je veuille dire que les premiers soient à mépriser. S’illeur avait été défendu de porter les armes, nous n’aurions pas

    eu deux Maréchaux de France, que le Parlement de Paris nous adéjà donnés. Le Maréchal de Marillac, quoiqu’il ait périmalheureusement, n’en est pas moins recommandable parnombre d’honnêtes gens qui savent de quelle manière arrivason malheur. Le Maréchal Foucaut était également d’unefamille de Robe, et s’il portait d’autres armes que n’en portentceux qui viennent comme lui de la famille qui porte ce nom-là,c’est parce que Henri IV les avait changées pour un serviceimportant que l’un de ses ancêtres lui avait rendu.

    Le Roi, avant de me renvoyer, voulut que je lui raconte, nonseulement mes deux combats, mais encore tout ce que j’avaisfait depuis que j’avais l’âge de connaissance. Je contentai sa

    curiosité, à la réserve de ce qui m’était arrivé à Saint-Dyé, quee n’eus garde de lui dire. Rien ne m’aurait fait supporter avecpatience l’affront que j’y avais reçu, sinon l’espérance d’entirer vengeance bientôt. Je me reposais particulièrement sur lespromesses que m’avait faites Montigré, de m’avertir quandRosnai ne se défierait plus de rien et reviendrait dans sa

    maison. Pour l’argent que Montigré m’avait si généreusementprêté, j’avais quelques inquiétudes de savoir comment je

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    pourrais le lui rendre, quand le Roi m’en tira heureusement. Ildit à l’huissier de son Cabinet, avant que je sorte, qu’il fassevenir son premier valet de chambre, et lorsque celui-ci se

    présenta, il lui commanda de prendre cinquante louis dans sacassette, et de les lui apporter. Je me doutais bien que cescinquante louis étaient pour moi, et de fait le Roi me les donnasur l’heure, me disant que j’aie seulement le soin d’êtrehonnête homme, et qu’il ne me laisserait manquer de rien.

    Je crus ma fortune faite quand je l’entendis parler de la

    sorte, et comme je n’avais pas envie de m’éloigner du cheminqu’il me prescrivait, je regardai comme une chose indubitablece qui me venait de la bouche d’un si grand Roi. Je reconnusbientôt que j’avais eu tort d’ajouter foi à ce discours, et que si’eusse étudié cette parole de l’Écriture qui nous apprend que

    nous ne devons jamais mettre notre confiance dans les Princes

    mais en Dieu seul qui ne trompe jamais, ni ne saurait êtretrompé, j’eusse beaucoup mieux fait que de compter là-dessus.J’expliquerai cela en son temps, et il faut que je rapporteauparavant ce qui arriva de la tromperie de Mme de Cavois.

    Elle garda son mari pendant quatre jours dans l’état que j’aidit, et Bouvard, pour mieux trancher de l’homme important,

    continua d’assurer qu’à moins d’un miracle, il n’enréchapperait pas. Le lendemain elle s’en fut au Palais Cardinalen habit de deuil, le plus solennel que put jamais porter unefemme. Les Officiers du Cardinal, qui la connaissaient, ne lavirent pas plutôt dans cet équipage, qu’ils ne doutèrent pointqu’elle eut perdu son mari. Ils l’accablèrent de consolations

    qu’elle reçut comme si la chose était vraie. Ils voulurentl’annoncer à Son Éminence mais elle refusa, disant qu’elle

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    l’attendrait quand elle irait à la messe, qu’il lui suffisait de sefaire voir pour apprendre à Son Eminence le besoin qu’elleavait de son secours. On fut dire au Ministre que Cavois était

    mort et que sa veuve l’attendait sur le passage de sa chapellepour lui recommander ses enfants. Le Cardinal, à cettenouvelle, n’osa sortir de sa chambre, craignant plutôt qu’ellene l’accuse d’avoir fait mourir son mari. Ainsi, aimant mieuxqu’elle lui fît une mercuriale dans son Cabinet que devant tou