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Affaire MORICE c. France Requête n° 29369/10 – Grande Chambre Audience du 21 mai 2014 GRANDE CHAMBRE COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME MEMOIRE Pour : Nom de famille : MORICE Prénom : Olivier Nationalité : Française Profession : Avocat Date et lieu de naissance : 13 mai 1960 à SAINT GERMAIN EN LAYE, FRANCE Domicile : 11 rue Saint Dominique, 75007 PARIS REQUERANT Contre : La France HAUTE PARTIE CONTRACTANTE

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Affaire MORICE c. France Requête n° 29369/10 – Grande Chambre

Audience du 21 mai 2014

GRANDE CHAMBRE

COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME

MEMOIRE

Pour :

Nom de famille : MORICE Prénom : Olivier Nationalité : Française Profession : Avocat Date et lieu de naissance : 13 mai 1960 à SAINT GERMAIN EN LAYE, FRANCE Domicile : 11 rue Saint Dominique, 75007 PARIS

REQUERANT

Contre : La France

HAUTE PARTIE CONTRACTANTE

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I – BREF EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE ANTERIEURE 1. Monsieur Olivier MORICE, né le 13 mai 1960, est avocat au Barreau de Paris. Le requérant est l’avocat de Madame Elisabeth BORREL, veuve du magistrat français Bernard BORREL, retrouvé mort le 19 octobre 1995 dans un ravin à 80 km de Djibouti. Monsieur BORREL était alors en détachement auprès du Ministre de la Justice djiboutien, au titre de la coopération franco-djiboutienne. Avant toute autopsie, il a été prétendu et annoncé que Bernard BORREL s’était suicidé. Néanmoins, Madame BORREL a déposé une plainte avec constitution de partie civile du chef d’assassinat au Tribunal de Grande Instance de Toulouse. Sur demande des parties civiles, l’information judiciaire a été dépaysée à Paris et instruite à compter de 1997 par la juge d’instruction Madame Marie-Paule MORACCHINI, rejointe en 1998 par Monsieur Roger LE LOIRE, dans le cadre d’une codésignation. Par une ordonnance en date du 17 mars 2000, les deux magistrats instructeurs ont refusé d’organiser une reconstitution sur place en présence des parties civiles, prétextant qu’un enregistrement vidéo de leur second transport sur place, sans les parties civiles, avait été réalisé. Me Olivier MORICE et Me Laurent de CAUNES, avocat des enfants de Bernard BORREL, ont demandé sans succès à Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE à visionner cette cassette. Le 21 juin 2000, sur appel de l’ordonnance de refus de reconstitution en présence des parties civiles, la Chambre d’accusation a dessaisi Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE de cette information judiciaire et ordonné une reconstitution en présence des parties civiles. Monsieur Jean-Baptiste PARLOS a alors été désigné pour poursuivre cette instruction. 2. Le 1er août 2000, Olivier MORICE a demandé à Monsieur PARLOS s’il pouvait voir le film du transport à Djibouti de Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE, mentionnée dans l’ordonnance du 17 mars 2000. Jean-Baptiste PARLOS constate alors par procès verbal que la cassette ne figure pas dans les scellés et n’est pas cotée dans la procédure (Pièce n°1). Il contacte donc Madame MORACCHINI qui lui remet un pli fermé contenant une cassette et une carte manuscrite de Monsieur Djama SOULEIMAN, Procureur de la République de Djibouti, dont la teneur est la suivante : « Salut Marie-Paule, je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du transport au GOUBET. J’espère que

l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission « Sans aucun doute » sur TF1. J’ai pu constater à nouveau

combien Madame BORREL et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation. Je

t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger s’il est déjà rentré, de même qu’à JC DAUVEL. A très bientôt,

je t’embrasse. Djama. »

Scandalisés par l’absence de cotation de la cassette et par la teneur de la lettre adressée par le Procureur de la République de Djibouti à Madame MORACCHINI, Olivier MORICE et Laurent DE CAUNES, avocats de Madame BORREL et de ses deux enfants, ont saisi le Garde des Sceaux par une lettre en date du 6

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septembre 2000, sollicitant que soit diligentée une enquête de l’Inspection des services judiciaires (Pièce

n°2). Il convient de rappeler qu’au moment de l’audience devant la Chambre d’accusation ayant conduit au dessaisissement de Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE, les avocats de la famille de Bernard BORREL n’avaient pas connaissance du contenu de la cassette ni de l’existence de la missive du Procureur de Djibouti. Ces éléments ont apporté un éclairage nouveau sur le déroulement et l’orientation en faveur de la thèse du suicide de l’information judiciaire, quand elle était confiée à Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE. Cette thèse du suicide a depuis été écartée, comme l’a précisé le Procureur de la République de Paris dans un communiqué de presse du 19 juin 2007. (Pièce n°3) 3. Le 7 septembre 2000, paraît l’article litigieux dans le journal Le Monde :

« Affaire Borrel : remise en cause de l’impartialité de la juge Moracchini

Les AVOCATS de la veuve du juge Bernard Borrel, retrouvé mort en 1995 à Djibouti dans des circonstances mystérieuses, ont vivement mis en cause, mercredi 6 septembre, auprès du garde des Sceaux, la juge Marie-Paule Moracchini, dessaisie du dossier au printemps. Celle-ci est accusée par Mes Olivier Morice et Laurent de Caunes d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et semble avoir omis de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur. Les deux avocats, qui n’avaient pas été autorisés à se rendre à Djibouti pour un second transport sur les lieux, ont demandé le 1er août à consulter la cassette vidéo tournée sur place. Le juge Jean-Baptiste Parlos, chargé de l’instruction depuis le dessaisissement de Marie-Paule Moracchini et Roger Le Loire le 21 juin, leur a indiqué que la cassette ne figurait pas au dossier et n’était pas « référencée dans la procédure comme étant une pièce à

conviction ». Le juge a aussitôt appelé sa collègue qui lui a remis la cassette dans la journée. « Les juges Moracchini

et Le Loire avaient gardé par devers eux cette cassette, proteste Me Olivier Morice, qu’ils avaient omis de placer sous

scellés, plus d’un mois après leur dessaisissement. »

Pire, dans l’enveloppe le juge Parlos a découvert un mot manuscrit et assez familier de Djama Souleiman, le procureur de la République de Djibouti. « Salut Marie-Paule, je t’envoie comme convenu la cassette vidéo du

transport au GOUBET. J’espère que l’image sera satisfaisante. J’ai regardé l’émission « Sans aucun doute » sur TF1.

J’ai pu constater à nouveau combien Madame BORREL et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de

manipulation. Je t’appellerai bientôt. Passe le bonjour à Roger [Le Loire] s’il est déjà rentré, de même qu’à JC DAUVEL

[procureur adjoint à Paris]. A très bientôt, je t’embrasse. Djama. »

Les avocats de Mme Borrel sont évidemment furieux. « Cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui existe

entre le Procureur de Djibouti et les magistrats français, assure Me Morice, et on ne peut qu’être scandalisés. » Ils ont réclamé à Elisabeth Guigou une enquête de l’inspection générale des services judiciaires. La ministre de la justice n’avait pas reçu leur courrier, jeudi 7 septembre. Mme Moracchini fait déjà l’objet de poursuites disciplinaires devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), notamment pour la disparition de pièces dans l’instruction du dossier de la Scientologie (Le Monde du 3 juillet).

Franck Johannès » (Pièce n°4)

4. A la suite de cet article, Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE déposent chacun une plainte en diffamation contre le directeur de la publication, Monsieur COLOMBANI, le journaliste Franck JOHANNES et Olivier MORICE. Par un arrêt en date du 16 juillet 2008 (Pièce n°5), la Cour d’appel de Rouen a condamné Olivier MORICE, du chef de complicité de diffamation envers un fonctionnaire public, pour avoir tenu des propos à Monsieur Franck JOHANNES, journaliste du Monde, en sachant que ces propos allaient être publiés.

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La Cour d’appel de Rouen a refusé à Olivier MORICE le bénéfice de l’immunité prévue à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, puis a rejeté son offre de preuve et l’exception de bonne foi à son profit. 5. Par un arrêt en date du 10 novembre 2009 (Pièce n°6), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Rouen. Monsieur Jean-Yves MONFORT, Conseiller à la Cour de cassation, a siégé au sein de la formation de jugement alors que, par le passé, il a ouvertement et publiquement apporté son soutien à la magistrate plaignante. Olivier MORICE fut donc définitivement condamné à verser : - 4.000 euros d’amende ; - 7.500 euros de dommages et intérêt à chacun des magistrats, solidairement avec les deux autres

prévenus ; - 4.000 euros et 1.000 euros au titre de l’article 475-1 du Code de procédure pénale respectivement à

Monsieur LE LOIRE et Madame MORACCHINI ; - 1.500 euros au titre de l’article 618-1 du Code de procédure pénale, à chacun des magistrats.

La publication d’un encart dans le journal Le Monde aux frais des trois condamnés a également été ordonnée. 6. Par requête du 7 mai 2010, Olivier MORICE a saisi la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant une violation des articles 6 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Dans un arrêt en date du 11 juillet 2013, la Cinquième Section de la Cour a : - Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ; - Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

7. Le 9 décembre 2013, le Collège de cinq juges a accepté la demande de renvoi en Grande Chambre initiée par le requérant au titre du grief tiré de l’article 10. Devant la formation de Grande Chambre, le requérant entend faire confirmer la condamnation de la France pour violation de l’article 6 § 1 (II) et faire constater la violation de l’article 10 par ce même Etat partie (III).

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II – SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

8. A l’aune des exigences conventionnelles d’impartialité qui dérivent du droit à un procès équitable (i), les conditions dans lesquelles la Cour de cassation a statué dans la présente affaire caractérisent une violation de l’article 6 § 1 subie par le requérant (ii).

i. Rappel des principes applicables

9. Aux termes des stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme relatives au droit à un procès équitable : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai

raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations

sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale

dirigée contre elle […] »

En vertu de ce texte, et de longue date, la Cour européenne des droits de l’homme considère que : « L’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et peut s’apprécier de

diverses manières. Selon la jurisprudence constante de la Cour, aux fins de l’article 6 § 1, l’impartialité doit

s’apprécier selon une démarche subjective, en tenant compte de la conviction personnelle et du

comportement de tel juge, c’est-à-dire du point de savoir si celui-ci a fait preuve de parti pris ou préjugé

personnel dans tel cas, et aussi selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offrait,

notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à

son impartialité » (Cour EDH, Grande Chambre, 15 octobre 2009, Micallef c. Malte, n° 17056/06, § 93). 10. S’agissant en particulier de « l’appréciation objective », la juridiction européenne estime que celle-ci : « Consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables

autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans

une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut

d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif.

L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme

objectivement justifiées » (Ibid. 96). Dans ces conditions, tout juge doit donc s’abstenir d’agir d’une manière qui ferait peser sur lui ne serait-ce qu’un soupçon de partialité, source d’un doute légitime à cet égard (v. not. Cour EDH, 26 octobre 1984, Piersack c. Belgique, n° 8692/79, § 30 ; Cour EDH, 24 mai 1989, Hauschildt c. Danemark, n° 10486/83, § 46 ; Cour EDH, 10 juin 1996, Pullar c. Royaume-Uni, n° 22399/93, § 30 ; Cour EDH, 24 avril 2004, Cianetti c.

Italie, n° 55634/00, § 36 ; Cour EDH, 7 juin 2005, Chmelir c. République Tchèque, n° 64935/01, §§ 55-70 ; Cour EDH, G.C., 15 décembre 2005, Kyprianou c. Chypre, n° 73797/01, §§ 118-121 ; Cour EDH, 4 mars 2014, Fazli Aslaner c. Turquie, n° 36073/04, §§ 30-43). Plus encore, toujours à l’aune de cette approche objective de l’impartialité, il est totalement indifférent que ledit juge ait véritablement fait preuve de préventions personnelles dans l’appréhension d’une affaire, dès lors que son attitude ou sa position vis-à-vis des protagonistes de cette affaire est de nature à faire planer un doute sérieux dans l’esprit des parties à l’instance.

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Car pour la juridiction européenne, et toujours selon une jurisprudence constante :

« En […] matière [d’impartialité], même les apparences peuvent revêtir de l'importance ou, comme le dit un

adage anglais « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que

justice soit faite, mais aussi qu'elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber, précité, § 26). Il y va de la

confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables. Doit donc se

déporter tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d'impartialité » (Micallef c. Malte, précité, § 98). 11. En conséquence, « pour que les tribunaux inspirent au public la confiance indispensable », la Cour affirme que : « L’existence de procédures nationales destinées à garantir l’impartialité, à savoir des règles en matière de

déport des juges, est un facteur pertinent. De telles règles expriment le souci du législateur national de

supprimer tout doute raisonnable quant à l’impartialité du juge ou de la juridiction concernée et constituent

une tentative d’assurer l’impartialité en éliminant la cause de préoccupations en la matière. En plus de

garantir l’absence de véritable parti pris, elles visent à supprimer toute apparence de partialité et

renforcent ainsi la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au public » (Micallef c. Malte, précité, § 99). ii. Application à l’espèce

12. À l’aune des principes précédemment rappelés, le fait que Monsieur Jean-Yves MONFORT, Conseiller à la Cour de cassation, ait siégé au sein de la formation de la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui a rendu l’arrêt litigieux du 10 novembre 2009 suffit à caractériser une violation de l’article 6 § 1. 13. En effet, lors de l’« assemblée générale des magistrats du siège du tribunal de grande instance de

Paris » en date du 4 juillet 2000, Monsieur MONFORT a exprimé publiquement son soutien à Madame MORACCHINI en ces termes : « Il n’est pas interdit aux magistrats de base de dire que nous sommes proches de M

me MORACCHINI. Il

n’est pas interdit de dire que Mme

MORACCHINI a notre soutien et notre confiance.

Ce n’est pas du corporatisme de dire ce que nous pensons de Mme

MORACCHINI » (Pièce n°7) Ce soutien intervenait en réaction aux mises en causes professionnelles visant Mme MORACCHINI en sa qualité de juge d’instruction chargée du dossier dit de l’Eglise de scientologie. Or, ces mises en cause émanaient des avocats des parties civiles, notamment du requérant Olivier MORICE, mais aussi du Ministère public qui critiquaient son inertie et son manque de rigueur dans la gestion de ce dossier. Madame MORACCHINI a donc été dessaisie de cette affaire. (Pièce n°8) A ce titre, à la requête d’Olivier MORICE, l’Etat français a été condamné par le Tribunal de grande instance de Paris pour dysfonctionnement du service public de la justice le 5 janvier 2000 et Madame MORACCHINI a été renvoyée devant le Conseil supérieur de la magistrature qui s’il n’a pas sanctionné la magistrate, a reconnu son manque de rigueur ou son insuffisance de suivi dans sa décision du 13 décembre 2001. 14. A titre liminaire, il importe de souligner qu’au titre de ce grief tiré de l’article 6 § 1, il ne saurait en aucune façon être opposé au requérant une exception d’irrecevabilité pour non épuisement des voies de recours internes.

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Si d’aventure le gouvernement défendeur devait persister à soulever cette irrecevabilité devant la Grande Chambre, il n’est absolument pas douteux que cette tentative resterait aussi vaine qu’elle le fut devant la Cinquième Section, unanime sur ce point. Certes, le requérant ne conteste aucunement que : « La possibilité de former une demande de récusation que prévoit le droit français peut passer pour un

recours effectif au sens de l’article 35 § 1 de la Convention [et] quand se trouve en cause l’impartialité d’un

membre donné d’une juridiction, la procédure de récusation doit être mise en œuvre » (Cour EDH, 2e Sect. Dec. 30 mars 2004, Huglo Lepage et Associés SCP c. France, Req. n° 59477/00). Mais pour ce faire, encore faut-il qu’au moment des faits, le justiciable sache ou puisse raisonnablement savoir que le magistrat concerné siègerait au sein de la formation de jugement. Or, tel n’a précisément pas été le cas dans la présente affaire. 15. En effet, ni le requérant, ni son avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation n’étaient en mesure de savoir que Monsieur Yves MONFORT siègerait au sein de la formation de la Chambre criminelle lors de l’audience du 13 octobre 2009. Tant le rapport du Conseiller rapporteur (Pièce n°9) que le « Bureau virtuel du dossier de M. Morice » (Pièce n°10) avaient indiqué que la Chambre criminelle siègerait en « formation restreinte », au sein de laquelle un magistrat du rang de Monsieur MONFORT n’était pas appelé à siéger. Tout d’abord, le rapport du Conseiller, déposé le 21 juillet 2009 précise en page 9 : « Un projet a été établi

et une orientation en formation restreinte proposée ». Le « Bureau virtuel du dossier de M. Morice » mentionne à la date du 13 octobre 2009, soit le jour de l’audience : « Audience (Section 1 Procédure

Formation restreinte) ».

Les avis à avocat, même postérieurs à l’audience, donnaient la même information (Pièces n°11 à 13). Il convient en effet de distinguer si la Chambre siège en formation plénière, en formation de section (9 à 15 magistrats selon les chambres) ou en formation restreinte. La formation restreinte est une formation de trois magistrats de la section concernée : le Président de la Chambre, le Doyen et le Conseiller Rapporteur (Pièce n°14). Or Monsieur MONFORT n’avait aucune de ces trois qualités et le requérant ne pouvait donc s’attendre à ce que ce magistrat siège dans son affaire, étant donné qu’il lui a été indiqué que l’affaire serait traitée en formation restreinte. Or, la Chambre criminelle a finalement siégé en formation de Section. Le requérant ne l’a appris qu’après l’audience – où la présence de son Conseil n’était pas obligatoire –, à la lecture de l’arrêt du 10 novembre 2009. Dans ces conditions, il ne saurait être reproché au requérant et à son Conseil devant la Cour de cassation de n’avoir pas demandé la récusation de Monsieur MONFORT. 16. Dans le droit-fil d’une jurisprudence constante selon laquelle la condition d’épuisement des voies de

recours « doit être appliqué[e] avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif » (Cour EDH, 5e Sect. 25 avril 2013, Canali c. France, Req. n° 40119/09, § 36), la Cinquième Section a ainsi opportunément

jugé que Monsieur MONFORT « n’était [effectivement] pas supposé siéger dans cette affaire et le

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requérant n’avait aucune raison de penser qu’il le ferait » (§ 63 d). Le non-usage de la procédure de récusation ne saurait donc lui être reproché (§ 65-67). Le cas échéant, la Grande Chambre ne manquera donc pas de confirmer cette lecture ainsi que la condamnation de la France pour violation de l’article 6 § 1.

17. Au fond, en effet, il n’est certes pas établi que Monsieur MONFORT a fait montre de préventions personnelles envers le requérant dans l’exercice de ses fonctions juridictionnelles. Toutefois, indépendamment de sa conduite personnelle au cours de la procédure, sa seule présence au sein de la formation de jugement était de nature à susciter, dans les circonstances de la cause, des doutes sérieux quant à l’impartialité de la Cour de cassation. En d’autres termes, cette situation rendait objectivement justifiées et légitimes les craintes du requérant sur le manque d’impartialité. De longue date, la Cour européenne juge ainsi que l’existence de liens professionnels ou personnels entre un juge et une parQe à l’affaire ou son défenseur peuvent caractériser l’existence d’un vice de parQalité contraire à l’article 6 § 1 de la Convention (v. not. Cour EDH, 4e Sect. 17 juin 2003, Pescador Valero c.

Espagne, Req. n° 62435/00, § 27-29 ; Cour EDH, 4e Sect. 26 juin 2007, Tocono et Profesorii PrometeişJ c.

Moldova, Req. n° 32263/03, § 31-33). Même l’intervention d’un juge dans une procédure antérieure distincte, mais portant sur des faits

analogues, « peut susciter chez le prévenu des doutes sur [son] impartialité » (v. not. CEDH, 24 avril 2004, Cianetti c. Italie, n° 55634/00, § 39-40 ; v. aussi Cour EDH, 3e Sect. 20 novembre 2012, Harabin c. Slovaquie, Req. n° 58688/11, § 130-142). Plus encore, des liens indirects entre le juge et les parties à l’instance peuvent eux aussi constituer « des raisons légitimes de redouter que l’impartialité requise pût faire défaut

[lors de l’]examen » juridictionnel (Cour EDH, 3e Sect. 10 avril 2003, Pétur Thor Sigurðn c. Islande, Req. n° 39731/98, § 45). En 2010, la France a ainsi été condamnée pour violation de l’article 6 § 1 au titre de l’impartialité objective, au motif que, dans la même affaire, plusieurs conseillers à la Cour de cassation ayant statué sur le premier pourvoi avaient fait partie de la formation qui examina le second pourvoi (Cour EDH, 5e Sect. 24 juin 2010, Mancel et Branquart c. France, Req. no 22349/06, § 40).

18. Or, en l’espèce, les déclarations passées de Monsieur MONFORT ne pouvaient que nourrir les craintes et appréhensions objectivement justifiées du requérant quant au manque d’impartialité de la formation de jugement. En effet, en 2000, Monsieur MONFORT a manifesté publiquement et dans un cadre officiel son soutien ainsi que sa confiance à Madame MORACCHINI à propos de l’affaire de la scientologie où celle-ci était juge d’instruction et où Olivier MORICE était quant à lui conseil d’une partie civile.

Dans une affaire riche en « répercussions médiatiques et politiques importantes et [ayant] connu depuis de

nombreux rebondissements », comme l’a souligné la formation de Chambre (§ 76), Monsieur MONFORT a donc pris parti pour l’une au détriment de l’autre. Dans ces conditions, et indépendamment même de l’ancienneté des propos litigieux, le requérant pouvait légitimement redouter que l’impartialité requise pût faire défaut dans l’exercice par Monsieur MONFORT de ses fonctions juridictionnelles à propos d’une affaire d’une ampleur médiatique comparable et impliquant exactement les mêmes protagonistes.

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19. Une fois de plus, il ne s’agit pas de porter une quelconque appréciation sur d’éventuelles préventions personnelles et subjective du Conseiller à la Cour de cassation envers le requérant, ni même de nier le droit à la liberté d’expression de ce magistrat.

Toutefois, en vertu de l’article 6, lorsque des « magistrats [sont] impliqués dans [une] affaire », ils sont invités à « fai[re] preuve d’une plus grande discrétion dans leurs commentaires publics », ceci « afin de

garantir leur image de juges impartiaux » (Cour EDH, 2e Sect. Dec. 8 décembre 2009, Previti (N°2) c. Italie, Req. n° 45291/06, § 265 et § 257). Par conséquent, tout juge doit soigneusement se garder de prêter le flanc à la critique et, le cas échéant, il lui revient de se retirer d’une affaire si un soupçon de partialité plane sur sa présence, car « il y va de la

confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables » (Micallef c.

Malte, précité, § 98). Autrement dit, en 2000, Monsieur MONFORT était certes parfaitement libre de tenir des propos soutenant Madame MORACCHINI face à Olivier MORICE. Mais en 2009, ces mots l’empêchaient de statuer dans un contentieux opposant cette même juge au requérant, sauf à froisser l’équité du procès et violer l’obligation

conventionnelle de « se déporter [qui pèse sur] tout juge dont on peut légitimement craindre un manque

d'impartialité » (Ibid.). 20. Il résulte de ce qui précède que la seule présence de Monsieur MONFORT au sein de la formation de

la Chambre criminelle de la Cour de cassation ayant statué dans la présente affaire pouvait susciter des

doutes sérieux quant à l’impartialité de cette formation de jugement et que les craintes du requérant à cet égard pouvaient passer pour objectivement justifiées.

Partant, la Grande Chambre confirmera immanquablement la condamnation de la France pour violation

de l’article 6 § 1 de la Convention.

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III – SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

21. En vertu de la forte protection conventionnelle conférée à la liberté d’expression des avocats par la jurisprudence européenne (i), la Grande Chambre condamnera la France pour la violation de l’article 10 subie par le requérant (ii). i. Rappel des principes applicables

22. Si, de longue date, la Cour européenne garantit à la liberté d’expression des avocats une intense protection (a), la présente affaire offre à la Grande Chambre une rare opportunité de renforcer et d’éclaircir sa jurisprudence relative à cette liberté cruciale, tout particulièrement pour les propos d’avocats tenus hors du prétoire (b).

a. Une forte protection en l’état actuel de la jurisprudence européenne

23. Avec fermeté et constance, la jurisprudence européenne a conféré à la liberté d’expression garantie par l’article 10 une forte protection en sa qualité de :

« Fondement essentiel d’une société démocratique [qui, à ce titre, est] l’une des conditions primordiales de

son progrès et de l’épanouissement de chacun » (Cour EDH, G.C. 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky-

Laurens et July c. France, Req. n° 21279/02, § 45). Dans le prolongement de cette conséquente protection conventionnelle, la Cour n’a pas manqué de souligner que : « La liberté d’expression vaut donc aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur

le fonctionnement de la justice » (Cour EDH, 5e Sect. 15 décembre 2011, Mor c. France, Req. n°28198/09, § 43) Une telle protection est directement connectée à l’importance que la Cour accorde à la profession

d’avocat. En vertu du « rôle central joué par [cette] profession juridique dans l’administration de la justice

et le maintien de l’Etat de droit », il a en effet été jugé que : « La liberté des avocats d’exercer leur profession sans entraves est un des éléments essentiels de toute

société démocratique et une condition préalable à l’application effective de la Convention, en particulier la

garantie d’un procès équitable et le droit à la sécurité personnelle. » (Cour EDH, 4e Sect. 13 novembre 2003, Elçi et autres c. Turquie, Req. n° 23145/93, § 669). 24. Certes, à l’instar des autres titulaires du droit à la liberté d’expression, la Cour a concédé que la liberté d’expression et de critique des avocats trouvait certaines limites : « La liberté d'expression dont jouit un avocat dans le prétoire n'est pas illimitée, et certains intérêts, tels

que l'autorité du pouvoir judiciaire, sont assez importants pour justifier des restrictions à ce droit. » (Cour EDH, Grande Chambre, 15 décembre 2005, Kyprianou c. Chypre, Req. n° 73797/01, § 174). Toutefois, la formation solennelle a immédiatement rappelé que : « Selon sa jurisprudence ce n'est qu'exceptionnellement qu'une restriction à la liberté d'expression de

l'avocat de la défense même au moyen d'une sanction pénale légère peut passer pour nécessaire dans une

société démocratique » (Ibid. § 174).

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25. Une telle intensité protectrice s’explique aisément. D’une part, toute limitation de la liberté d’expression des avocats appelle un strict et fort contrôle européen au motif, notamment, que : « Dans le domaine à l'étude en l'espèce, il n'existe pas de circonstances particulières – telles qu'une absence

évidente de concordance de vues au sein des Etats membres quant aux principes en cause ou à la nécessité

de tenir compte de la diversité des conceptions morales – qui justifieraient d'accorder aux autorités

nationales une large marge d'appréciation » (Cour EDH, 4e Sect. 21 mars 2002, Nikula c. Finlande, Req. n° 31611/96, § 46). Cette lecture de la Cour peut d’ailleurs s’appuyer sur nombre de textes européens et internationaux qui, à l’instar de la Recommandation R(2000)21 du Comité des Ministres aux Etats membres sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat, soulignent : « Le rôle fondamental que les avocats et les associations professionnelles d’avocats jouent également pour

assurer la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales » et affirment que « les avocats

devraient jouir de la liberté d’opinion, d’expression, de déplacement […], notamment, avoir le droit de

participer aux débats publics sur des questions relatives à la loi et l’administration de la justice et de

suggérer des réformes législatives » (Recommandation R(2000)21 du 25 octobre 2000, Principe I, § 3). D’autre part, la liberté d’expression des avocats repose sur un double fondement conventionnel. La Cour a ainsi maintes fois souligné que toute sanction infligée à un avocat pour avoir usé de sa liberté d’expression : « Peut avoir des implications non seulement pour les droits de l’avocat au regard de l'article 10, mais aussi

pour le droit de son client à bénéficier d'un procès équitable au sens de l'article 6 » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175). Plus explicitement encore, la juridiction européenne a indiqué ne pas exclure : « La possibilité que, dans certaines circonstances, une ingérence dans la liberté d'expression d'un avocat au

cours d'un procès puisse aussi soulever une question au titre de l'article 6 de la Convention sous l'angle du

droit de l'accusé, son client, à bénéficier d'un procès équitable. L'“égalité des armes“ et d'autres

considérations d'équité militent donc également en faveur d'un échange de vues libre, voire énergique,

entre les parties. » (Cour EDH, 4e Sect. 21 mars 2002, Nikula c. Finlande, Req. n° 31611/96, § 49). De fait, en 2008 et en lien direct avec l’affaire Kyprianou (précitée), la Cour a constaté une violation du droit au procès équitable au détriment d’un accusé en raison des conditions dans lesquelles la formation de jugement a sanctionné son avocat pour ses propos critiques à l’audience (Cour EDH, 1e Sect. 11 décembre 2008, Panovits c. Chypre, Req. n° 4268/04, §§ 94-101). 26. En vertu de ces principes protecteurs, la Cour européenne a reconnu à cette liberté d’expression des avocats une vaste étendue et une forte portée. 27. D’une part, en effet, de nombreuses formations de Chambre ont admis explicitement le droit des avocats d’intervenir dans la presse dans l’optique d’une défense de leurs clients, soit donc au-delà des seules limites du prétoire.

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Ainsi, la Cour a toléré l’« apparition » d’un avocat « au journal télévisé » aux fins de « défendre

publiquement les thèses de son client, dans une affaire ayant attisé l’intérêt public » (Cour EDH, 1e Sect. 11 février 2010, Alfantakis c. Grèce, Req. n° 49330/07, § 33). Récemment, dans un arrêt Mor c. France, la Cinquième Section a ainsi jugé que pour un avocat, « la défense de ses clients pouvait se poursuivre avec

une intervention dans la presse […] dès lors que l’affaire suscitait l’intérêt des médias et du public » (Cour EDH, 5e section, 15 décembre 2011, Mor c. France, Req. n°28198/09, § 59). 28. D’autre part, la tolérance européenne à l’égard des critiques d’avocats visant des magistrats est en principe conséquente, même lorsqu’elles sont proférées dans l’espace publique et médiatique. En 2011, la Cour a ainsi jugé digne de la protection de l’article 10 la critique d’un avocat envers des magistrats formulées dans les médias, en dépit même du « ton acerbe, voire sarcastique » employé à cette occasion (Cour EDH, 2e Section, 29 mars 2011, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, Req. n° 1529/08, § 48). Il en fut de même dans deux autres affaires tranchées par les Cinquième et Première Sections (v. Cour EDH, 5e Section, 15 juillet 2010, Roland Dumas c. France, Req. n° 34875/07 et Cour EDH, 1e Section, 11 février 2010, Alfantakis c. Grèce, Req. n° 49330/07).

Plus encore, la Cour tolère que des propos d’avocats « dénot[ent] une certaine absence de considération à

l’égard [d’une juridiction dès lors que les déclarations litigieuses] ne peuvent être qualifiées ni de graves ni

d’injurieuses à l’égard des juges » (Cour EDH, 2e Sect. 20 avril 2004, Amihalachioaie c. Moldavie, Req. n° 60115/00, § 35). 29. A cet égard, il est à noter que la Cour tient compte des implications médiatiques d’une affaire ainsi que de l’existence d’un débat d’intérêt général auquel se rattacheraient les propos litigieux, afin d’apprécier si la liberté d’expression extrajudiciaire de l’avocat dans ce contexte doit être plus ou moins protégée. Ainsi, une plus ample protection est accordée aux avocats qui s’expriment sur une affaire dont le retentissement et la médiatisation sont conséquents. Dans l’affaire Foglia, par exemple, la Cour a souligné que « le contexte […] était indéniablement médiatique, déjà bien avant les interviews accordées par » l’avocat (Foglia c. Suisse, précité § 94 ; v. aussi Alfantakis c. Grèce, précité, § 33). De même, et plus récemment encore, il a été jugé qu’une avocate ne pouvait être sanctionnée pour avoir divulgué dans la presse des éléments d’un rapport d’expertise dès lors que ces déclarations « s’inscrivaient dans le cadre

d’un débat d’intérêt général » et qu’au regard du « contexte médiatique, [cette] divulgation d’informations

peut répondre au droit du public de recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires » (Mor c. France, précité, § 53). 30. Il existe donc indubitablement à Strasbourg une tendance jurisprudentielle particulièrement nette en faveur d’une protection conséquente de la liberté d’expression des avocats. 31. Or, par son arrêt rendu le 11 juillet 2013, la Cinquième Section a heurté cette forte protection. Surtout, son raisonnement a jeté une lumière crue sur les graves incertitudes et variations jurisprudentielles qui affectent l’exercice – si ce n’est l’essence même – de cette cruciale liberté. Il en est tout particulièrement ainsi à propos de l’enjeu, tout à fait inédit devant la Grande Chambre, soulevé par la présente affaire : l’ampleur de la liberté d’expression de l’avocat hors de l’enceinte du prétoire. Toute incertitude sur la liberté d’expression « peut faire peser un sérieux poids sur la libre formation des

idées ainsi que sur le débat démocratique et avoir un effet dissuasif [chilling effect] » (Cour EDH, 2e Section, 25 octobre 2011, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, Req. n° 27520/07, § 81). Comme l’a souligné la Grande Chambre, il en est de même, a fortiori, à propos de la liberté d’expression des avocats :

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« Tout “effet dissuasif“ est un facteur important à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre

les tribunaux et les avocats dans le cadre d'une bonne administration de la justice » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175 ; sur cet « effet inhibant », v. aussi Cour EDH, 2e Sect. 28 octobre 2003, Steur c. Pays-Bas, Req. n° 39657/98, § 44). 32. En écho à sa demande de renvoi initiée devant le Collège de cinq juges, le requérant persiste donc à inviter la formation solennelle à user de l’opportunité offerte par la présente affaire pour éclaircir et

clarifier l’interprétation de la Convention au sujet de l’importante question de la liberté d’expression des avocats.

Ainsi, la Grande Chambre jouera ce « rôle central […] pour la cohérence de la jurisprudence de la Cour » évoqué par la Déclaration de Brighton sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme des 19 et 20 avril 2012 (§ 25 d). Pour ce faire et adopter une approche plus prévisible et univoque, la formation solennelle n’a d’ailleurs nullement besoin d’opérer un quelconque revirement jurisprudentiel. Il s’agit au contraire de prolonger et de consacrer la philosophie protectrice de la jurisprudence européenne passée, fort peu encline à tolérer les restrictions apportées à la liberté d’expression des avocats. b. Pour une conception fonctionnelle de la liberté d’expression des avocats

33. Pour dissiper efficacement toute incertitude jurisprudentielle, la Grande Chambre pourra retenir une

conception fonctionnelle de la liberté d’expression des avocats. Selon cette approche, l’ampleur de cette liberté est indexée sur la mission de défense du client assumé par l’avocat. En d’autres termes, les propos exprimés par un avocat dans l’intérêt de son client doivent bénéficier d’une protection privilégiée au nom de l’article 10 de la Convention lorsqu’ils sont placés au service des droits de la défense, eux-mêmes subsumés sous le droit à un procès équitable. De nombreux arguments militent en faveur d’une telle conception fonctionnelle qui place l’intérêt du client au frontispice de la liberté d’expression des avocats, liberté dont la finalité première est précisément

de permettre que soit « assur[ée] une défense réelle et effective »1 du client. 34. En premier lieu, ce critère fiable tourné vers l’intérêt du client est d’ores et déjà présent au sein de la jurisprudence européenne. Ainsi, dans son important arrêt Kyprianou de 2004, la Grande Chambre a placé cette considération au cœur de son raisonnement : « A l'évidence, tout avocat, lorsqu'il défend un client en justice, en particulier dans le cadre de procès

contradictoires au pénal, peut se retrouver dans la situation délicate de devoir décider s'il doit ou non

s'opposer à l'attitude du tribunal ou s'en plaindre, tout en gardant à l'esprit les intérêts de son client. Il est

inévitable que l'infliction d'une peine d'emprisonnement à un avocat emporte, par sa nature même, un «

effet dissuasif », non seulement sur l'avocat concerné, mais aussi sur la profession dans son ensemble

1 Josep Casadevall, « L’avocat et la liberté d’expression », in Freedom of Expression – Essays in honour of Nicolas Bratza, Josep Casadevall, Egbert Myjer, Michael O’Boyle et Anna Austin (Coord.), Wolf Legal Publishers, Nijmegen, 2012, p. 236.

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(Nikula, arrêt précité, § 54, et Steur, arrêt précité, § 44). Les avocats peuvent par exemple se sentir

restreints dans leurs choix de plaidoiries, de stratégies procédurales, etc., pendant l'instance devant le

tribunal, éventuellement au détriment de la cause de leur client. » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175). Plus récemment, afin de juger contraire à l’article 10 la sanction infligée à une avocate en raison de propos tenus dans la presse, la Cour a même estimé que : « L’exercice des droits de la défense peut rendre nécessaire la violation du secret professionnel » (Mor c.

France, précité, § 57). Par contraste, la même juridiction a considéré qu’une moindre protection devait être accordée à l’avocat dont les propos extrajudiciaires ont : « Dépass[é] le cadre de la défense pénale de son client » (Cour EDH, 5e Sect. Dec. 24 janvier 2008, Coutant

c. France, Req. n° 17155/03). 35. En deuxième lieu, le critère de l’intérêt du client et de sa défense permet de réduire l’ambiguïté qui plane littéralement sur le statut même des avocats, en ce qu’ils seraient : « Plac[és]dans une situation centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les

justiciables et les tribunaux » (Nikula c. Finlande, précité, § 45).

A ce titre, et d’une part, d’importants devoirs pèseraient sur eux en leur qualité d’auxiliaire de justice et de membre de l’institution judiciaire. Alors que, d’autre part, un ensemble de droits et libertés, dont la liberté d’expression jusqu’en dehors du prétoire, leur est reconnu pour assurer leur mission au service des justiciables. Mais à la différence de ce qu’a pu suggérer la Chambre dans son arrêt de juillet 2013 (v. §§ 100 et 107), cette situation centrale n’exige pas de l’avocat qu’il adopte – pour ne pas « saper la confiance du public à

l’égard de l’institution judiciaire » – une posture conciliante envers le système judiciaire et ses membres. 36. Bien au contraire, si l’avocat participe effectivement au bon fonctionnement du système judiciaire, c’est essentiellement en agissant aux fins de permettre la protection des droits de la défense de son client. Ce n’est qu’ainsi que peut s’exercer sa vocation à contribuer, dans le rôle qui est le sien, à maintenir la confiance du public dans l’institution judiciaire. Faire taire l’avocat qui critiquerait, avec la dignité d’un homme de loi, le déroulement d’une procédure, au motif que celui-ci est un auxiliaire de justice heurte frontalement la première mission de l’avocat qui est de défendre son client. Il est en effet essentiel que l’avocat puisse dénoncer publiquement et hors du prétoire les abus et les errements d’une procédure. En tant qu’acteur du procès indépendant du pouvoir judiciaire, l’avocat est un

témoin clef du déroulement d’une procédure.

Et il est vain de penser que la confiance dans l’institution judiciaire est sauvegardée si l’avocat ne peut en critiquer les défauts. C’est en effet parce que le système judiciaire peut potentiellement faire l’objet de critiques, que le justiciable peut lui faire confiance. En ce sens, et à rebours du raisonnement tenu par la formation de Chambre dans la présente affaire, la Grande Chambre a d’ailleurs solennellement affirmé que :

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« Pour avoir confiance dans l'administration de la justice, le public doit avoir confiance en la capacité des

avocats à représenter effectivement les justiciables. » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175). 37. De fait, empêcher l’avocat de dénoncer publiquement des manquements sous prétexte de sauvegarder la confiance du public dans le système judiciaire est un leurre, tout comme la censure des médias ne saurait garantir la confiance du public dans le système politique en place.

Certes, à l’exacte image du journaliste qui se doit d’agir « de bonne foi sur la base de faits exacts […] dans

le respect de la déontologie journalistique » (Cour EDH, G.C., 7 février 2012, Axel Springer A.G. c.

Allemagne, Req. n° 39954/08, § 93), il est indéniable que l’avocat doit se comporter avec dignité. Mais sous cette réserve, la liberté d’expression doit lui être garantie de la façon la plus large possible, même hors de l’enceinte du tribunal. Car il est un indispensable garde-fou voire même l’aiguillon veillant au bon fonctionnement du système judiciaire, ainsi que l’a opportunément souligné la juge Yudkivska dans son opinion en partie dissidente au sein de l’arrêt de Chambre :

« Ce sont justement les avocats qui ont la responsabilité d’attirer l’attention sur les défauts de l’instruction

et de la procédure judiciaire au nom des intérêts de la justice. […] Il n’est pas rationnel de laisser la

possibilité de critiquer uniquement aux personnes “de l’extérieur“, car le mur du silence des professionnels,

bâti autour d’un procès important pour l’opinion publique, discrédite le tribunal à ses yeux plus que les

critiques émanant des professionnels. C’est justement de la part des juristes qui représentent l’affaire au

tribunal et possèdent une qualification indispensable pour voir les fautes et les défauts du procès que le

public attend de recevoir des informations. Faire de la procédure judiciaire un espace clos où on n’a pas

l’habitude de « laver son linge sale » affecte, à mon avis, l’image de la justice plus que la critique exprimée

d’une manière expressive, à condition, bien sûr, qu’elle ne devienne pas vexante ou ne se transforme pas en

conjectures. »

38. En troisième lieu, indexer l’ampleur de la liberté d’expression des avocats sur l’impératif de défense de ses clients permet de ne pas confiner cette protection conventionnelle aux seules limites spatiales du prétoire. Sous le prisme de ce critère, il est en effet possible de se concentrer sur l’objet et la finalité des propos tenus par l’avocat plutôt que sur le lieu où ils ont été proférés et ainsi protéger la liberté d’expression des avocats en dehors du prétoire. Loin d’être subsidiaire ou résiduelle, la liberté d’expression extra-judiciaire de l’avocat est effectivement tout à fait complémentaire de celle dont il dispose dans l’enceinte du tribunal. Dans l’illustre foulée de Pierre Lambert pour qui « le temps n’est plus où la défense se cantonnait

strictement dans les prétoires »2, il convient désormais de prendre acte qu’« en ce début de XXIe siècle, […] le prétoire n’est plus l’unique lieu d’expression de l’avocat [car] celui-ci est de plus en plus souvent amené à

exercer son art en dehors des murs hermétiques du Palais »3. Rappelons à cet égard que la Cour européenne n’a jamais nié le droit d’un avocat de « défendre

publiquement les thèses de son client, dans une affaire ayant attisé l’intérêt public » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 33 ; v. aussi Mor c. France, précité, § 59 ). 2 Pierre Lambert, « L’avocat et les conférences de presse », in Journal des tribunaux, 1983, p. 577. 3 Frédéric Krenc, « La liberté d’expression de l’avocat hors du prétoire », in L’avocat dans le droit européen, Bertand Favreau (Dir.), Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 157.

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Une telle solution s’impose car : « Lorsqu’il s’exprime en dehors du tribunal, dans la continuité de son activité sur la scène du tribunal,

l’avocat joue encore le même rôle [consistant à] participer au travail de la justice dans une société

démocratique en donnant de la voix pour assurer la meilleure représentation des intérêts de ses clients,

ainsi qu’en contribuant à la publicité [et à la transparence] de la justice. »4 Dans ces conditions, il n’y a donc aucune différence de nature entre la liberté d’expression des avocats dans l’enceinte d’un tribunal et celle dont ils jouissent en dehors, dès l’instant où les deux séries de propos sont au service de la défense du client. Mais il y a plus. 39. Il n’est guère plus pertinent d’estimer qu’il existe une différence significative de degré de protection selon que le verbe de l’avocat résonne dans le prétoire ou au-delà. La liberté de parole au sein du prétoire est certes cruciale car, ainsi que l’a déjà jugé la Grande Chambre, il importe que :

« Les avocats [ne] se sent[ent pas] restreints dans leurs choix de plaidoiries, de stratégies procédurales,

etc., pendant l'instance devant le tribunal, éventuellement au détriment de la cause de leur client » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175) Mais d’une part, les impératifs du droit au procès équitable continuent nécessairement de soutenir le droit à la liberté d’expression des avocats lorsque ces derniers s’expriment en dehors du prétoire, précisément si leurs propos servent les intérêts de leurs clients. Tel est en particulier le cas pour les affaires ayant un fort retentissement médiatique, l’équilibre du procès et les droits de la défense se jouant aussi hors de l’enceinte du tribunal. Cet impératif est encore plus pressant pour les affaires sensibles mettant en cause des intérêts politiques ou diplomatiques, telle l’affaire BORREL. D’autre part, précisément à propos de ces affaires « ayant attisé l’intérêt public » (Alfantakis c. Grèce,

précité, § 33) ou « suscit[é] l’intérêt des médias et du public » (Mor c. France, précité, § 59), la liberté d’expression de l’avocat hors du prétoire peut aussi trouver un fondement conventionnel supplémentaire au nom du droit à l’information du public ainsi que de la liberté d’expression journalistique. Dans ces cas, si le verbe de l’avocat sert toujours l’intérêt du client, il s’inscrit au surplus au sein d’un débat public sur des questions d’intérêt général, ce qui appelle une plus forte protection de la liberté d’expression (v. not. Cour EDH, G.C., 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, Req. n° 21279/02, § 46). 40. En quatrième et dernier lieu, opter pour une conception fonctionnelle de la liberté d’expression des avocats – dont l’ampleur est indexée sur leur mission de défense du client – permet de sanctionner efficacement les éventuels excès et dérapages d’avocats qui s’exprimeraient au mépris des exigences déontologiques de la profession et de l’indispensable protection des magistrats contre les attaques indues. En effet, si la protection de la liberté d’expression se fait plus conséquente lorsque les propos de l’avocat sont directement au service de la défense du client, par jeu de miroir, elle s’affaiblit au fur et à mesure que le propos s’éloigne du cœur de cette mission. 4 Pierre-François Docquir, « La liberté d’expression de l’avocat devant les juridictions pénales internationales », in Colloque international, Liège, 28 février et 1er mars 2013, Draft au 1er mai 2013, p. 2.

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De cette façon, des propos insultants envers la personne même des magistrats peuvent plus difficilement prétendre être au service de la mission de défense – et donc être protégés –, à la différence de ceux dirigés contre la manière dont ces magistrats remplissent leurs fonctions. Par le passé, la Cour a d’ailleurs jugé que les critiques d’avocats étaient dignes d’une plus forte protection

au sens de l’article 10 lorsqu’elles ciblent « uniquement la manière dont [un magistrat] s'était acquitté de

ses fonctions » (Nikula c. Finlande, précité, § 51 ; Foglia c. Suisse, précité, § 95), « au lieu de viser

directement à porter atteinte à [s]a personnalité » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 33). Or, la conception fonctionnelle permet utilement de redonner toute sa place à ce critère d’évaluation : le fait que les critiques envers les magistrats ciblaient l’institution judiciaire et le comportement

professionnel du magistrat – c’est à dire la manière dont il a exercé ses fonctions – et non la personne même du magistrat. 41. En définitive, donc, la conception fonctionnelle de la liberté d’expression des avocats permet autant de garantir une forte protection à cet impératif conventionnel essentiel que d’éviter – et de sanctionner fermement – tout détournement de sa finalité première : la protection des droits de la défense. Appliqué aux faits de l’espèce, l’ensemble de ces principes ne peut que conduire la Grande Chambre à infirmer la solution de la Cinquième Section et à condamner la France pour violation de l’article 10. ii. Application à l’espèce

42. A titre liminaire, le requérant invite la Grande Chambre à examiner la présente affaire en suivant les différentes étapes successives qui structurent habituellement le contrôle européen et dérivent du texte même de l’article 10. Par contraste, dans son arrêt de juillet 2013, la Cinquième Section a fait fi de ce cheminement en s’abstenant de constater d’abord l’existence d’une ingérence au sein de la liberté d’expression du requérant, puis en ne prenant pas soin de vérifier explicitement si ladite ingérence répondait aux deux premières conditions de conventionalité. Or, une telle omission n’est pas sans conséquence sur les conditions du contrôle européen. En formalisant ainsi l’équation contentieuse, la formation de Chambre a en effet manqué de rappeler clairement que la

liberté d’expression de l’avocat est le principe conventionnel garanti par l’article 10 § 1 et que : « Une restriction à la liberté d’expression d’une personne emporte violation de l’article 10 de la Convention

si elle ne relève pas de l’une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 de cette disposition » (Kyprianou

c. Chypre, précité, § 167) En d’autres termes, ce n’est que par exception qu’une possible restriction de cette liberté est tolérable, à la condition expresse que celle-ci satisfasse aux trois critères cumulatifs exposés au sein du paragraphe second de ce texte.

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a. Sur l’existence d’une ingérence au sein de la liberté d’expression

43. Il n’est d’abord aucunement contestable que la condamnation infligée au requérant s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par ce dernier de son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 § 1 de la Convention. En effet, Olivier MORICE a été définitivement condamné pénalement et civilement par les juridictions françaises pour complicité de diffamation envers Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE. b. Sur l’absence de justification de l’ingérence litigieuse

44. Le requérant ne souhaite pas contester que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » française, en l’occurrence les articles 23, 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881. 45. Il ne souhaite pas davantage nier que ladite ingérence pouvait prétendre poursuivre le « but légitime » de « protection de la réputation ou des droits d’autrui » au sens de l’article 10. Le requérant tient néanmoins à nuancer considérablement l’idée selon laquelle les poursuites initiées à son encontre ainsi qu’envers les journalistes du Monde auraient été de nature à « garantir l'autorité et

l'impartialité du pouvoir judiciaire » au sens du même article 10. En effet, les propos litigieux n’étaient aucunement de nature à saper cette autorité mais aspiraient, bien au contraire, à la renforcer en dénonçant des faits susceptibles de l’entacher. 46. En tout état de cause, à supposer même que ce « but légitime » puisse être retenu en l’espèce, il importe de ne pas lui reconnaitre un statut équivalent au principe conventionnel de liberté d’expression. Certes, le requérant souscrit pleinement à la jurisprudence européenne selon laquelle :

« Il peut s'avérer nécessaire de […] protéger [les magistrats] d'attaques destructrices dénuées de

fondement sérieux, d'autant plus que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de

réagir » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 27) Pour autant, et contrairement à ce qu’a suggéré la formation de Chambre, il ne saurait être question d’envisager un « juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu », parmi lesquels la liberté d’expression des avocats et « le droit du public d’être informé sur les questions qui touchent à l’intérêt

général et au fonctionnement du pouvoir judiciaire » figurerait au même rang que « la dignité de la

profession d’avocat et la bonne réputation des magistrats ». En effet, les premiers sont des droits et libertés garantis par la Convention en son article 10, alors que les seconds ne sont que des intérêts susceptibles, par exception au principe de protection, de justifier une limitation de ces droits et libertés. Il n’est donc pas question ici de concilier deux droits conventionnels potentiellement contradictoires, telle la liberté d’expression face au droit au respect de la vie privée (v. Cour EDH, G.C., 7 février 2012, Axel

Springer A.G. c. Allemagne, Req. n° 39954/08). 47. C’est dans ce contexte précis que l’ingérence étatique litigieuse achoppe nécessairement sur la troisième et dernière exigence de conventionalité.

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En effet, la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant ne saurait passer pour « nécessaire

dans une société démocratique ». A cet égard, il convient de rappeler que : « La condition de “nécessité dans une société démocratique“ commande à la Cour de déterminer si

l’ingérence incriminée correspondait à un “besoin social impérieux“ » et qu’« en particulier, la Cour doit

déterminer si la mesure prise était “proportionnée aux buts légitimes poursuivis“ » (Kyprianou c. Chypre, précité, §§ 170 et 171). Mais dans la présente affaire, l’ingérence litigieuse ne répond à aucune de ces deux exigences. Dans les circonstances de l’espèce, nul « besoin social impérieux » ne justifiait la sanction infligée au requérant (b.1), cette dernière étant au surplus particulièrement disproportionnée (b.2). b.1) Sur l’absence de besoin social impérieux

48. D’emblée, il importe de rappeler que toute limitation de la liberté d’expression des avocats appelle un strict et fort contrôle européen au motif, notamment, que : « Dans le domaine à l'étude en l'espèce, il n'existe pas de circonstances particulières – telles qu'une absence

évidente de concordance de vues au sein des Etats membres quant aux principes en cause ou à la nécessité

de tenir compte de la diversité des conceptions morales – qui justifieraient d'accorder aux autorités

nationales une large marge d'appréciation » (Cour EDH, 4e Sect. 21 mars 2002, Nikula c. Finlande, Req. n° 31611/96, § 46). 49. La très faible marge d’appréciation de l’Etat défendeur dans le domaine de la liberté d’expression des avocats est d’autant plus réduite en l’espèce, que les propos litigieux avaient indubitablement trait à des questions d’intérêt général et touchaient au droit du public à l’information. En effet, comme le souligne la Cour de façon constante : « L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du

discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France,

no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou des questions d’intérêt général (voir notamment les arrêts Sürek c.

Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, et Brasilier, ibidem). » (Cour EDH, G.C., 22 octobre 2007, Lindon,

Otchakovsky-Laurens et July c. France, Req. n° 21279/02, § 46). Plus encore, la Cour a eu l’occasion de juger, toujours à maintes reprises, que :

« Le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale […]. A

cet égard, la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des ministres aux Etats membres (paragraphe 36 ci-

dessus), sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, souligne

l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-

ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. Plus précisément, le

premier des principes directeurs figurant en annexe à cette Recommandation porte sur le droit du public à

recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les

médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du

fonctionnement du système de justice pénale […]. Il ne fait donc aucun doute que parmi les questions

d’intérêt général relayées par la presse figurent celles qui concernent le fonctionnement de la justice,

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Affaire MORICE c. France Requête n° 29369/10 – Grande Chambre

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institution essentielle à toute société démocratique » (Cour EDH, 3e Sect. 14 février 2008, July et SARL

Liberation c. France, Req. n° 20893/03, § 66) 50. Or, en l’espèce, il n’est pas douteux que les propos du requérants s’inscrivaient dans le cadre d’une affaire particulièrement médiatique qui a « attisé l’intérêt public » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 33) et

« suscit[é] l’intérêt des médias et du public » (Mor c. France, précité, § 59). Au demeurant, la Cour elle-même a eu l’occasion de le reconnaître à deux reprises. 51. D’une part, dans une autre affaire, le quotidien Libération et son directeur avaient eux-aussi été condamnés pour diffamation publique envers les deux mêmes magistrats instructeurs après avoir relaté une conférence de presse au cours de laquelle la veuve du juge BORREL, ses avocats – dont Olivier MORICE – et des magistrats avaient critiqué le déroulement de l’instruction. Saisie par les journalistes, la Cour a estimé que : « Les propos tenus lors de la conférence de presse concernant directement l’instruction d’une affaire pénale

délicate qui a connu, dès son commencement et jusqu’à ce jour, un retentissement médiatique

particulièrement important. La Cour doit donc faire preuve de la plus grande vigilance lorsque, comme en

l’espèce, les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la

presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime » (July et SARL Liberation c.

France, précité, § 67) Dans cette affaire, en prélude de la condamnation pour violation de l’article 10 prononcée contre la France, la Cour avait indiqué que : « La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la “nécessité“ de la mesure litigieuse

était ainsi restreinte » (Ibid.) Une telle assertion est tout aussi valable pour l’affaire d’espèce, le fait que les journalistes du Monde condamnés conjointement avec le requérant aient renoncé, de guerre lasse, à initier un recours devant la Cour européenne n’étant aucunement de nature à réduire l’importance de l’affaire BORREL dans le débat public. 52. D’autre part, si la formation de Chambre s’est abstenue de tenir compte sur le terrain de l’article 10 du retentissement de ladite affaire BORREL, elle a pourtant – non sans paradoxe – constaté au titre de l’article 6 que :

« [Cette] affaire avait des répercussions médiatiques et politiques importantes et qu’elle a connu depuis

de nombreux rebondissements » (§ 76). De fait, la qualité de la victime – le magistrat Bernard BORREL –, le lieu et les circonstances de son décès, les intérêts diplomatiques en jeu, les soupçons d’implication en tant que commanditaire de l’actuel Président de la République de Djibouti induisent nécessairement que ladite affaire touche à une question d’intérêt général justifiant une forte protection de la liberté d’expression. D’ailleurs, le 19 juin 2007, le Procureur de la République de Paris admet dans un communiqué de presse que la thèse du suicide est dorénavant écartée pour retenir la piste criminelle, le dit communiqué étant

publié à la demande du magistrat instructeur, en application de l’article 11 alinéa 3 du Code de

procédure pénale.

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La sensibilité de ce dossier est telle que trois magistrats instructeurs sont actuellement désignés pour poursuivre l’information judiciaire et rechercher les auteurs et commanditaires du crime. Les propos relatifs au fonctionnement de la justice – autre question d’intérêt général – dans cette même affaire peuvent donc eux-aussi, et a fortiori, prétendre à des garanties conventionnelles plus intenses encore. 53. De façon relativement comparable à « l’affaire ELF » évoquée dans l’arrêt Roland Dumas c. France, les propos du requérant étaient bien relatifs à « une affaire d'Etat qui suscita un déferlement médiatique » et « donnaient des informations intéressant l'opinion publique sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire », il en résulte nécessairement que « la marge d'appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la

“nécessité“ de la mesure litigieuse était particulièrement restreinte » (v. mutatis mutandis Roland Dumas c.

France, précité, § 43). Dans ces conditions, toute ingérence au sein de la liberté d’expression, telle celle subie par le requérant, est difficilement tolérable au regard des exigences européennes, sauf à identifier l’existence d’un « besoin

social impérieux » solidement caractérisé. Or, tel n’est manifestement pas le cas en l’espèce. 54. Sous le prisme de la conception fonctionnelle de la liberté d’expression des avocats, tout particulièrement, il n’est en effet pas douteux que les propos litigieux du requérant impliquaient une

protection conventionnelle extrêmement conséquente. En effet, il est incontestable que l’ensemble de ces propos ont été exprimés au service de la mission de défense du client. A cet égard, il est particulièrement regrettable que la formation de Chambre n’ait pas vérifié si la critique des juges d’instruction par voie de presse avait effectivement été réalisée dans une optique de défense du client. Une même attitude fut à déplorer de la part des juridictions nationales. Ainsi, dans son arrêt du 10 novembre 2009, la Cour de cassation a totalement passé sous silence la qualité d’avocat du requérant à l’heure d’évaluer la justification de l’atteinte portée à sa liberté d’expression. Pourtant, un ensemble convergent et univoque d’éléments attestent de ce que les propos d’Olivier

MORICE n’ont en aucune façon excédé les limites de la critique admissible protégée par la liberté

d’expression. 55. En premier lieu, les propos du requérant fustigeant dans le journal Le Monde le « comportement

parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » des magistrats instructeurs visaient uniquement leur comportement professionnel. Et ce, tant pour ce qui est de la transmission pour le moins tardive d’une pièce importante, qu’au sujet des relations douteuses entretenues avec le Procureur de Djibouti. 56. S’agissant d’abord de la transmission tardive d’une pièce, le requérant et l’autre avocat des parties civiles ont affirmé que le comportement des deux juges d’instruction révélait « un comportement

parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » notamment pour avoir « gardé par

devers eux [la] cassette [vidéo tournée à Djibouti], qu’ils avaient omis de placer sous scellés, plus d’un mois

après leur dessaisissement ». Ce disant, ils ont exclusivement critiqué la manière dont ces juges ont accompli leurs fonctions, si cruciales pour les parties civiles.

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Or, il convient de rappeler que la Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que les « reproches […] porta[nt]

uniquement sur la manière dont [le magistrat] s'[est] acquitté de ses fonctions » bénéficient d’une plus forte protection que ceux « dirigés contre [s]es qualités personnelles ou professionnelles » (Foglia c.

Suisse, précité, § 95). Il a même été jugé que des propos vivement critiques tenus par un avocat envers un fonctionnaire sont tolérables dès lors qu’ils ciblent le comportement de ce dernier dans l’exercice de ses fonctions et aspirent à la défense du client :

« Certes, les propos [de l’avocat] étaient de nature à discréditer un policier aussi consciencieux que M. W. assurait l'être. La

Cour réaffirme toutefois à ce sujet que les limites de la critique acceptable peuvent dans certaines circonstances être plus amples

à l'égard des fonctionnaires exerçant leurs pouvoirs qu'elles ne le sont à l'égard des particuliers (voir l'arrêt Nikula précité, § 48).

Si les fonctionnaires ne doivent pas être privés de toute protection contre les attaques verbales offensantes et injurieuses

pouvant être portées contre eux en rapport avec l'exercice de leurs fonctions (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33,

CEDH 1999-I), il convient de tenir compte du fait qu'en l'espèce la critique litigieuse était limitée strictement aux actes accomplis

par M. W. en sa qualité d'enquêteur dans la procédure dirigée contre le client du requérant ; il ne s'agissait donc pas d'une

critique visant d'une manière générale les qualités professionnelles ou autres de M. W. » (Cour EDH, 2e Sect. 28 octobre 2003, Steur c. Pays-Bas, Req. n° 39657/98, § 40-41)

Une telle conclusion est en tous points transposable à la présente espèce. 57. Certes, et une fois de plus, le requérant ne conteste aucunement qu’il puisse :

« S'avérer nécessaire de […] protéger [les magistrats] d'attaques destructrices dénuées de fondement

sérieux, d'autant plus que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 27) Mais cette protection privilégiée des magistrats n’a de sens que lorsque les attaques visant ces derniers sont de nature à affaiblir l’institution judiciaire, notamment en raison de leur caractère infondé et excessif. Fustiger publiquement le manque d’impartialité de magistrats peut certes ébranler ponctuellement le système judiciaire. Mais permettre aux acteurs de ce système de dénoncer des failles – hors de toute accusation fantaisiste – par voie de presse permet aussi de renforcer in fine la confiance en l’institution judiciaire (cf. supra au point 36). En effet, comme l’a souligné la juge Yudkivska dans son opinion dissidente sous l’arrêt de Chambre renvoyé : « Il n’est pas rationnel de laisser la possibilité de critiquer uniquement aux personnes “de l’extérieur“, car le

mur du silence des professionnels, bâti autour d’un procès important pour l’opinion publique, discrédite le

tribunal à ses yeux plus que les critiques émanant des professionnels. [Or, les avocats] sont justement

[ceux] qui ont la responsabilité d’attirer l’attention sur les défauts de l’instruction et de la procédure

judiciaire au nom des intérêts de la justice ». 58. Au demeurant, dans l’affaire July et SARL Liberation c. France – d’une grande proximité factuelle avec le présent contentieux, puisque relative au comportement des deux mêmes magistrats pour la même affaire BORREL –, la Cour a rappelé que : « Les personnes en cause sont des magistrats. En conséquence, s’il n’est pas exact qu’ils s’exposent

sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme les hommes politiques et qu’ils

devraient dès lors être traités sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsqu’il s’agit de critiques de leur

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comportement (Janowski c. Pologne [GC], arrêt du 21 janvier 1999 (no 25716/94, CEDH 1999-I, § 33), il n’en

reste pas moins que les limites de la critique admissible sont plus larges pour des fonctionnaires agissant

dans l’exercice de leurs fonctions officielles, comme en l’espèce, que pour les simples particuliers […]. En

effet, les personnes en cause, toutes deux fonctionnaires appartenant aux « institutions fondamentales de

l’Etat », pouvaient faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites « admissibles »,

et non pas uniquement de façon théorique et générale. » (July et SARL Liberation c. France, précité, § 74). Un tel raisonnement forgé au sujet de la liberté d’expression des journalistes est applicable, mutatis

mutandis et même a fortiori, au droit de libre critique des magistrats par les avocats dans leur mission de défense, la Grande Chambre ayant souligné que : « A l'évidence, tout avocat, lorsqu'il défend un client en justice, en particulier dans le cadre de procès

contradictoires au pénal, peut se retrouver dans la situation délicate de devoir décider s'il doit ou non

s'opposer à l'attitude du tribunal ou s'en plaindre, tout en gardant à l'esprit les intérêts de son client. » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175). 59. Or, en l’espèce, il n’est pas douteux que les déclarations du requérant, en compagnie de l’autre avocat des parties civiles, peuvent aisément « se fonder sur une base factuelle suffisante » au sens de la jurisprudence européenne (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité, § 55 ; Alfantakis c.

Grèce, précité, § 25). En effet, il n’est pas contesté que la cassette ne se trouvait pas dans les mains du juge PARLOS au lendemain du dessaisissement de Madame MORACCHINI et de Monsieur LE LOIRE, le 21 juin 2000. Ce n’est qu’après demande de Me MORICE que le juge PARLOS a obtenu de Madame MORACCHINI la remise de cette pièce (Pièce n°1). Il était donc tout à fait légitime que le requérant, dans le droit-fil de sa mission de défense de ses clients, souligne publiquement l’existence d’un tel dysfonctionnement et s’interroge sur ses causes dans cette affaire de si grande ampleur. A cet égard, il n’est d’ailleurs pas inutile de rappeler que les poursuites pour dénonciation calomnieuse initiée par Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE, visant notamment la lettre adressée par le requérant et Maitre DE CAUNES au Garde des Sceaux le 6 septembre 2000, se sont soldées par une ordonnance de non-lieu. Or, pour confirmer définitivement cette décision, la Cour d’appel de Douai a jugé dans son arrêt confirmatif du 19 juin 2007 que : « Les propos tenus par les avocats de Madame BORREL lors de leurs auditions respectives dans le cadre de

l’exécution du supplément d’information traduisent leur questionnement en fonction des données de

l’époque, à savoir les modalités de transmission de la cassette, l’absence de cotation de la pièce du fait du

dessaisissement des magistrats initialement chargés de l’affaire et des vacations judiciaires ; qu’en l’espèce

Madame BORREL et ses conseils n’ont pas eu conscience de la fausseté des faits dénoncés » (Pièce n°15).

Partant, à supposer même que les propos litigieux puissent « s'analyse[r] en un jugement de valeur » qui, donc, « ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude », ces déclarations du requérant reposaient indubitablement sur « une base factuelle suffisante » au moment où ils ont été prononcés (Alfantakis c. Grèce, précité, § 25 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, précité, § 55).

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60. Il en est exactement de même pour ce qui est ensuite de la dénonciation des relations manifestement fort amicales unissant les magistrats au Procureur de Djibouti, telles que révélées par la carte manuscrite accompagnant la cassette et signé par ce dernier. Là encore, en affirmant dans l’article du Monde que « cette pièce démontre l’étendue de la connivence qui

existe entre le Procureur de Djibouti et les magistrats français et on ne peut qu’être scandalisés », le requérant a seulement mis en cause la manière dont les magistrats instructeurs se sont acquittés de leur fonctions (v. Nikula c. Finlande, précité, § 51 ; Foglia c. Suisse, précité, § 95), sans chercher à porter directement atteinte à leur personnalité (v. Alfantakis c. Grèce, précité, § 33). L’atteinte à la réputation des magistrats est donc bien plus la résultante des circonstances même de l’affaire, que de leur dénonciation et évocation publique par le requérant. Les propos litigieux étaient au surplus fondés sur un élément factuel incontestable et particulièrement univoque, en l’occurrence la note manuscrite du Procureur de Djibouti. Ce document pouvait raisonnablement nourrir un sérieux soupçon, ne serait-ce qu’en terme d’apparence de partialité au sens de la jurisprudence européenne. D’ailleurs la Cour d’appel de Douai l’a souligné dans l’arrêt précité du 19 juin 2007 indiquant : « la lettre

manuscrite du Procureur de DJIBOUTI adressée à Madame MORACCHINI évoquant la poursuite d’une

entreprise de manipulation imputable à Madame BORREL et ses avocats a pu légitimement les interpeller

sur la stricte neutralité de l’information. »

Comme l’a noté la juge Yudkivska dans son opinion en partie dissidente : « De ce point de vue, je ne crois

pas que l’on puisse considérer les expressions utilisées par le requérant comme des « attaques dénuées de

fondement » ».

61. Par ailleurs, le requérant tient à contester vivement l’analyse de la formation de Chambre selon laquelle : « Compte tenu de la chronologie des événements, ces déclarations pouvaient, comme l’a relevé la cour

d’appel, laisser penser que les propos du requérant étaient dictés par une animosité personnelle envers la

juge M[oracchini] » (§ 107). En effet, la préexistence d’une tension personnelle entre la juge MORACCHINI et le requérant ne permet en aucune façon de conclure – fût-ce de manière hypothétique ou par présomption, ce qui serait d’ailleurs fort peu rigoureux – qu’une quelconque animosité personnelle ait motivé les propos tenus par le requérant. Pour évaluer si une critique vise la personne et non l’institution, seuls comptent la teneur et l’objet des

propos litigieux. Pour la Cour, il est d’ailleurs indispensable – tout particulièrement lorsqu’est en jeu la liberté d’expression

de l’avocat – de « rechercher la signification directe » d’une phrase, sans que la juridiction n’« imprégn[e]

ses considérations d'un subjectivisme particulier, ayant potentiellement la conséquence d'attribuer au

requérant des intentions qui n'étaient pas en vérité les siennes » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 31). Or, en l’espèce et une fois de plus, il appert des propos retranscrits dans l’article du Monde que le requérant

ciblait le seul comportement professionnel des magistrats, en ayant uniquement « à l'esprit les intérêts de

s[a] client[e] » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175).

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Aucun autre élément tangible ne permet d’affirmer le contraire, sauf à considérer que, par principe, la parole d’un avocat est nécessairement disqualifiée dès l’instant où un conflit contentieux passé l’a opposé à un magistrat, de sorte que ledit avocat serait ipso facto déchu de tout droit de critique du comportement professionnel visant ce magistrat lors d’affaires ultérieures. Une telle conclusion serait pour le moins incongrue et radicalement contraire aux droits de la défense, puisque cela reviendrait à priver un avocat d’un moyen d’action crucial au service de son client, sans aucune justification tenant aux circonstances de l’affaire. Au surplus, les propos litigieux peuvent d’autant moins « s'analyser en une insulte personnelle » (Steur c.

Pays-Bas, précité, § 41) qu’ils sont d’une relative modération. Etant observé qu’Olivier MORICE n’est pas à l’origine de la phrase de l’article du MONDE rappelant la procédure disciplinaire visant Madame MORACCHINI dans le dossier de la scientologie. D’ailleurs, s’agissant du juge Roger LE LOIRE, il n’existait aucun contentieux antérieur ni tension entre celui-ci et le requérant, alors que Roger LE LOIRE a aussi porté plainte contre Olivier MORICE. Les procédures de Madame MORACCHINI et Monsieur LE LOIRE ont été jointes par les juges du fond. La Cour s’est abstenue de caractériser une animosité personnelle d’Olivier MORICE à l’égard de ce juge. 62. En deuxième lieu, en effet, il ne saurait être affirmé, contrairement à ce qu’a indiqué la Chambre, que le requérant a usé de « termes particulièrement virulents » (§ 106). Absolument aucune insulte, injure ou invective visant les magistrats ne peut être décelée dans les propos relatés par l’article du Monde. La présente affaire se distingue donc clairement d’autres précédents où des avocats avaient tenus par voie de presse des propos particulièrement injurieux et dénués de tout fondement. Ainsi, dans l’affaire Coutant

c. France, l’avocate avait accusé publiquement les autorités d’employer des « moyens terroristes » et de recourir à « des méthodes dignes de la gestapo et de la milice » (Cour EDH, 5e Sect. Dec. 24 janvier 2008, Coutant c. France, Req. n° 17155/03 ; v. aussi Cour EDH, 3e Sect. 21 mars 2002, Wingerter c. Allemagne, Req. n° 43718/98). Il ne saurait être raisonnablement affirmé que ces propos sont d’une gravité comparable à ceux du requérant, qui s’est borné à dénoncer – à l’aide d’éléments factuels avérés – « un comportement

parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et une « connivence […] entre le

Procureur de Djibouti et les magistrats français ». 63. Au demeurant, à supposer même qu’il soit possible de percevoir en ces propos une tonalité acerbe et vive à l’encontre des deux magistrats, cela ne saurait en aucune façon suffire à caractériser un excès de verbe qui dépasse les limites de la critique admissible. A cet égard, il convient de rappeler que la Cour admet qu’un avocat puisse cibler des magistrats par « des

affirmations […] dénota[nt] effectivement un ton acerbe, voire sarcastique » dès lors qu’elles sont pas « injurieuses » (Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, précité, § 48). Plus encore, la juridiction européenne tolère que des propos d’avocats, eux aussi prononcés hors du

prétoire, puissent « dénoter une certaine absence de considération à l’égard [d’une juridiction sous réserve

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que les déclarations litigieuses ne soient] qualifiées ni de graves ni d’injurieuses à l’égard des juges » concernées (Amihalachioaie c. Moldavie, précité, § 35). 64. En troisième lieu et dernier lieu, en s’exprimant ainsi dans la presse, le requérant s’est borné à user de son droit conventionnel, en tant qu’avocat, de « défendre publiquement les thèses de son client, dans une

affaire ayant attisé l’intérêt public » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 33 ; v. aussi, Mor c. France, précité, § 59). Il est ainsi particulièrement frappant de noter que ces propos ont été exprimés parallèlement au dépôt auprès de la Garde des Sceaux par le requérant et l’autre avocat des parties civiles d’une demande d’enquête de l’Inspection générale des services judiciaires, précisément sur les dysfonctionnements relatés par voie de presse. A l’évidence, donc, le requérant n’a aucunement dépassé le cadre de sa mission de défense et s’est concentré sur les seuls faits susceptibles de faire douter de l’impartialité et de la loyauté des précédents magistrats instructeurs dont le travail ne pouvait qu’avoir un impact sur la procédure en cours. A cette occasion, le requérant s’est en particulier abstenu de se livrer à une critique plus générale du système judiciaire (comp. Coutant c. France, précité) et a ainsi agi exclusivement « en gardant à l'esprit les intérêts

de s[a] client[e] » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175). 65. Le comportement du requérant s’inscrit donc scrupuleusement dans le droit-fil de la jurisprudence européenne, confirmée notamment par la Cinquième Section qui a récemment jugé que pour un avocat, « la défense de ses clients pouvait se poursuivre avec une intervention dans la presse [...] dès lors que

l’affaire suscitait l’intérêt des médias et du public » (Mor c. France, précité, § 59). Il est donc particulièrement surprenant que, dans la présente affaire, la même formation de Chambre ait nié ce droit d’intervention dans la presse reconnu à l’avocat en suggérant que le requérant aurait dû se limiter à initier des « recours juridiques pour tenter de remédier à d’éventuels dysfonctionnements de la

justice » (§ 106). De manière incongrue, la Chambre a justifié cette position selon laquelle un avocat ne saurait dénoncer dans la presse ce qu’il pourrait contester par des recours procéduraux, en indiquant que ce faisant, le requérant a pris le « risque d’influencer non seulement la Garde des sceaux mais encore la chambre

d’instruction, saisie de sa demande dans le dossier de l’église de la scientologie » (Ibid.). Mais d’une part, il est curieux de craindre que des autorités ministérielles et juridictionnelles soient « influencées » – au sens négatif du terme – par des propos tenus dans la presse par l’auteur d’un recours, car ceci fait totalement abstraction de l’indépendance et de l’impartialité attendues du pouvoir judiciaire. Surtout, et d’autre part, il est difficile de comprendre ce qui explique que l’action juridique d’un avocat au service de son client soit exclusive d’une expression par voie de presse afin de relayer publiquement des éléments portés à la connaissance des autorités dans une affaire suscitant l’intérêt du public. 66. En effet, comme l’a noté la juge Yudkivska dans son opinion en partie dissidente : « Le fait de saisir la Garde des Sceaux et l’interview dans le journal avaient manifestement des buts

différents. Le premier avait pour but de frapper la juge d’une sanction disciplinaire et cela est un moyen

procédural dont un avocat dispose pour supprimer les défauts de la justice. Le deuxième avait pour but

d’attirer l’attention du public sur les défauts de l’instruction dans cette affaire largement discutée. Je ne

crois pas que nous puissions reprocher à un avocat, qui a les moyens procéduraux de supprimer les défauts

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de la procédure judiciaire dont il a fait usage (comme dans la présente affaire) ou non, d’avoir engagé un

débat public, car ces deux voies ont des directions différentes. »

Au demeurant, le choix de s’exprimer dans les médias relève de la stratégie de défense mise en place par l’avocat avec et pour son client. Permettre à l’Etat de sanctionner un avocat uniquement pour s’être exprimé dans les médias avant l’issue d’une procédure judiciaire – et indépendamment même de la teneur de l’intervention – constitue une ingérence particulièrement grave dans son droit de définir librement sa stratégie de défense au service du client. A peine quelques jours après son arrêt Morice, la Cinquième Section a d’ailleurs elle-même confirmé que « la conduite de la défense appartient pour l’essentiel à l’accusé et son avocat » au nom du principe d’« indépendance du barreau par rapport à l’Etat » (Cour EDH, 5e Section, 25 juillet 2013, Sfez c. France, Req. n° 53737/09, § 29). Bien évidemment, les propos exprimés par un avocat hors du prétoire peuvent faire l’objet d’un contrôle a

posteriori par le biais des procédures disciplinaires et pénales adéquates. Cependant, et par principe, il ne saurait être fait reproche à l’avocat d’avoir choisi de recourir aux médias dans le cadre de sa mission de défense. En l’espèce Olivier MORICE n’a fait l’objet d’aucune poursuite disciplinaire, ni à la demande de son Ordre ni à la demande du Parquet général. 67. A l’occasion du présent contentieux, il est donc essentiel que la Grande Chambre affirme explicitement le droit pour les avocats de s’exprimer publiquement et hors du prétoire sur l’affaire dont ils sont saisis, notamment aux fins d’alerter sur des faits ou indices révélant des dysfonctionnements judiciaires. Et ce, tout particulièrement dans des affaires sensibles où le justiciable se heurte aux impératifs de la raison d’Etat. La formation solennelle pourrait aussi préciser que l’exercice d’un tel droit doit s’inscrire dans le strict cadre de la mission de défense, ce qui induit autant de libertés que d’exigences déontologiques, parfaitement respectées en l’espèce par le requérant. Ce faisant, la Grande Chambre prolongera directement son arrêt Kyprianou, lequel avait indexé la liberté d’expression des avocats sur cet impératif des droits de la défense et insisté sur la nécessité que « le public

[puisse] avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables. » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 175). 68. Dans ces conditions et au regard de tout ce qui précède, il est manifeste que la sanction infligée au requérant ne repose sur aucun « besoin social impérieux » et n’est absolument pas justifiée au regard des impératifs de « la société démocratique ». Mais il y a plus. b.2) Sur le caractère particulièrement disproportionné de la sanction infligée

69. Afin d’évaluer si une ingérence au sein de la liberté d’expression peut passer pour nécessaire dans une société démocratique : « La Cour doit déterminer si la mesure prise était “proportionnée aux buts légitimes poursuivis“ » (Kyprianou c. Chypre, précité, §§ 170 et 171). A cet égard :

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« La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la

proportionnalité de l’ingérence » (Cour EDH, G.C. 8 juillet 1999, Sürek c. Turquie (no 1), Req. n° 26682/95, § 64). Plus encore, notamment dans le cadre de la liberté d’expression journalistique, la Cour affirme devoir : « Veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir

d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque

de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la

collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche

d’information et de contrôle […]. A cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe

plus que le caractère mineur de la peine infligée » (Cour EDH, G.C., 10 décembre 2007, Stoll c. Suisse, Req. n° 69698/01, § 154) Il ne saurait en être différemment au sujet de la liberté d’expression des avocats hors de prétoire pour une affaire ayant attisé l’intérêt public, d’autant que la Grande Chambre a usé d’un raisonnement de cette nature pour les propos tenus dans l’enceinte du tribunal :

« [La Cour] considère au contraire que cette peine infligée au requérant était d'une gravité

disproportionnée et de nature à produire un « effet dissuasif » sur les avocats dans les situations où il s'agit

pour eux de défendre leurs clients » (Kyprianou c. Chypre, précité, § 181) 70. Or, en l’espèce, la sanction infligée au requérant est particulièrement lourde. En effet, sur le plan pénal, Olivier MORICE a été définitivement condamné à 4.000 euros d’amende, soit une sanction plus forte que celles infligées aux deux journalistes, Messieurs COLOMBANI et JOHANNES (respectivement 3.000 euros et 1.500 euros). Sur le plan civil, le requérant a été condamné à verser, solidairement avec Messieurs COLOMBANI et JOHANNES, 7.500 euros à titre de dommages et intérêt à chacun des deux magistrats. De plus, Olivier MORICE a été condamné à verser un total de 6.500 euros au titre des frais non payés par l'Etat et exposés par les parties civiles devant les juridictions du fond puis la Cour de cassation. Les juridictions françaises ont également ordonné, aux frais partagés des trois condamnés, la publication dans le journal Le Monde du communiqué rédigé à cet effet par la Cour, dans un délai d’un mois à compter du caractère définitif de l’arrêt et sous astreinte de 500 euros par jour de retard. 71. D’emblée, le seul prononcé d’une telle « condamnation pénale pour insulte ou diffamation » suffit « en

soi [à] confér[er] à la mesure prise à [l’]égard [du requérant] un degré élevé de gravité » (Alfantakis c.

Grèce, précité, § 30 ; (Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, précité, § 54). Cette gravité est nécessairement accrue lorsqu’à cette peine s’ajoutent de non moins conséquentes condamnations civiles. Mais au regard des faits reprochés, l’importance des sanctions ainsi infligées est encore plus manifeste. A de multiples reprises, en effet, la Cour a jugé excessives les sanctions – même limitées à une condamnation civile – visant des avocats en raison de propos tenus hors du prétoire, faute de « rapport raisonnable de

proportionnalité avec l'atteinte causée à la réputation » (Alfantakis c. Grèce, précité, § 28 ; v. aussi Gouveia

Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, précité, § 54).

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Affaire MORICE c. France Requête n° 29369/10 – Grande Chambre

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Ainsi, la Cour a considéré que tel était le cas pour la condamnation d’un avocat, au titre du même délit de diffamation que le requérant, à une peine d'amende de 3.000 euros et, solidairement, à 1.000 euros de dommages et intérêt (Roland Dumas c. France, précité). Il ne peut en être que de même en l’espèce, où les sanctions furent plus lourdes encore et où nulle justification conventionnelle solide n’était de nature à fonder lesdites condamnations. Bien au contraire, tant la liberté d’expression des avocats, les droits de la défense et le droit à l’information du public exigeaient que le requérant puisse exprimer les propos concernés. Au demeurant, la seule existence de telles sanctions, particulièrement disproportionnées au regard des buts poursuivis, ne peut manquer de susciter un important et regrettable effet dissuasif envers l’ensemble des avocats, ce qui ne peut qu’être particulièrement néfaste aux droits de leurs clients et aux impératifs du procès équitable (Kyprianou c. Chypre, précité, § 181). 72. Il résulte donc de tout ce qui précède que les sanctions infligées au requérant ont portée une atteinte

injustifiée et disproportionnée à son droit à la liberté d’expression, tel qu’éclairé par les impératifs du

droit à un procès équitable.

Partant, la France a violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et sera

nécessairement condamnée à ce titre par la Grande Chambre.

* * *

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Affaire MORICE c. France Requête n° 29369/10 – Grande Chambre

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73. En conséquence, le requérant conclut à ce qu’il plaise à la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme :

- DIRE qu’il y a eu violation par la France de l’article 6 § 1 de la Convention ; - DIRE qu’il y a eu violation par la France de l’article 10 de la Convention ; - CONDAMNER l’Etat français au titre de son préjudice matériel au remboursement des sommes payées

par Olivier MORICE au titre de sa condamnation soit 4270 euros (pièce n°16) ;

- CONDAMNER l’Etat français à la somme de 20 000 euros au titre du dommage moral subi du fait de la violation des articles 6 et 10 de la Convention, notamment en raison des sentiments de frustration et de l’atteinte à la réputation nés de la condamnation pénale injustifiée infligée à un avocat qui n’agissait que dans l’exercice de sa mission de défense ;

- CONDAMNER l’Etat français au remboursement de l’ensemble des frais et dépens engagées par le

requérant pour se défendre devant les formations de Chambre et de Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, soit la somme de 26 718.80 euros (pièces n°17 à 20).

Fait à Paris, le

Olivier MORICE Requérant

Laurent PETTITI Avocat au Barreau de Paris

Nicolas HERVIEU Collaborateur (Cabinet d’avocat aux Conseils)

Claire AUDHOUI Avocat au Barreau de Paris

Julien TARDIF Avocat au Barreau de Paris