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LE PROJET URBAIN PAR LA MARCHE Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette Tiffany Sutter

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Le projet urbain par la marche Expliciter le rapport inhérent de l’architecture à la marche ; c’est la motivation première de ce travail. Pour cela, la marche est ici traitée tant comme méthode que sujet d’étude. L’expérience est au cœur de ce mémoire. Des expériences de marche soit personnelles, en partenariat, ou celles d’autrui, ont alimentés la réflexion. A la suite de différentes étapes, nous tentons de comprendre comment la marche en tant que pratique peut contribuer à l’élaboration du projet urbain, et ce, dans l’ensemble de son processus. La marche est plus qu’un simple moyen de circulation, derrière cette pratique se cache l’expérience d’être au monde et celle de l’habiter. Elle se caractérise par l’interaction entre le corps et l’espace, entre l’individu et son territoire, qu’elle opère. Véritable outil de perception, la marche renseigne sur l’identité de la ville. La question du projet urbain étant posée, la ville fait l’objet d’un intérêt particulier dans ce mémoire.

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  • L E P R O J E T U R B A I N P A R L A M A R C H E

    Ecole Nationale Suprieure dArchitecture de Paris La Villette

    Tiffany Sutter

  • MEMOIRE DE FIN DETUDES

    Sminaire : Environnement, Territoires et Paysage

    Ecole Nationale Suprieure dArchitecture de Paris La Villette

    2014-2015

    L E P R O J E T U R B A I N P A R L A M A R C H E

    Tiffany Sutter

    Enseignants tuteurs Rosa DEMARCO

    Catherine ZAHARIAEnseignant tuteur ltranger

    Andr FONTES

  • 18

    I N T R O D U C T I O N6

    14P R E A M B U L E

    P A R T I E 1l a m a r c h e

    P A R T I E 2l a v i l l ep a r l a m a r c h e

    36

    19

    25

    LExprience dtre

    La marche, le marcheur : termes pluriels

    LExprience dhabiter

    Percevoir la ville

    Lire et Dire la ville par la marche

    Conclusion Partie 2

    32

    37

    77

    122

    34Conclusion Partie 1

  • 124P A R T I E 3l e p r o j e t u r b a i np a r l a m a r c h e

    C O N C L U S I O N140

    R E M E R C I E M E N T S

    S O M M A I R E144

    M O T S - C L E S

    146C O R P U S

    B I B L I O G R A P H I EPosture de larchitecte-urbaniste

    Le projet urbain

    Le projet urbain par la marche participative

    126

    125

    132

    138

    170

    174

    Conclusion Partie 3

  • I N T R O D U C T I O N

    Pourquoi choisir lexp-rience comme mthode de travail ?

    Exprience, exprimentationou lart de faire

    Pourquoi la marche ?

    Problmatique et tapes de rponse

    6

  • 7Pourquoi choisir lexprience comme mthode de travail ?

    Ayant dcide dutiliser lexprience comme outil de travail et de comprhension pour laborer ce mmoire, la question se pose. Et la question a pris dautant plus de sens un stade avanc du tra-vail. Aprs avoir relu mes premiers crits, les hypothses et les affirmations annonces, jai eu envie de les rfuter, toutes, ou presque. Ou en tout cas de les questionner, den douter. Cest peut-tre un peu de a lexprience, un processus qui vise questionner des prjugs, des pressentis, des hypothses. Soulignons que le travail de mmoire est une exprience en soit, son processus lui confre toute sa richesse, son intrt et sa complexit. Lexprience implique donc une temporalit, elle ne se termine pas quand la marche sarrte par exemple, quand lexprience physique est termine, lexprience est un vcu, et lexprience peut savrer complte quand justement elle ne rpond pas de faon catgorique la question, la problmatique de dpart, mais o au contraire elle ouvre sur des pistes de rflexion diffrentes, fait appelle une ou plusieurs dimensions non envisages auparavant.

    Lexprience par elle-mme ouvre une autre dimension qui est celle de la comprhension, lim-plication personnelle. Pour sapproprier une ide, il faut la penser, laccepter , et laction par le corps a fait cho celle de la pense, comme si ces deux actions lune plus physique et lautre plus mentale ( tte repose dirons-nous), ont russi construire lExprience. Avant, pendant, aprs. Action tant mentale que physique et du temps. LExprience, pour se faire, a besoin de temps, elle se constitue par un avant ; lexprience diffrencie un avant dun aprs et pour autant lexprience ne rside pas il me semble dans le pendant , cest une erreur me semble-t-il de la restreindre cela. Cest lorsque laction est termine, dans laprs que lavant est remis en question. Et voil pourquoi lexprience ne peut finalement avoir de fin dfinie, elle voyage dans le temps et se transforme continuellement.

    Exprience, exprimentation ou lart de faireQuelle diffrence entre exprience et exprimentation ?

    La signification dexprience est trs large. Daprs le dictionnaire Larousse le mot exprience prend ses racines du latin experientia, de experiti, qui signifie faire lessai. Et sa dfinition complte pro-pose est la suivante *: Sens 1. Pratique de quelque chose, de quelquun, preuve de quelque chose, dont dcoulent un savoir, une connaissance, une habitude ; connaissance tire de cette pratique : Conducteur sans exprience.Sens 2. Fait de faire quelque chose une fois, de vivre un vnement, considr du point de vue de son aspect formateur : Avoir une exprience amoureuse.Sens 3. Action dessayer quelque chose, de mettre lessai un systme, une doctrine, etc. ; tentative : Tenter une exprience de vie commune.Sens 4. Mise lpreuve de quelque chose, essai tent sur quelque chose pour en vrifier les pro-prits ; exprimentation : Faire lexprience dun mdicament. Sens 5. preuve qui a pour objet, par ltude dun phnomne naturel ou provoqu, de vrifier une

    * Dictionnaire Larousse, dition 2013

  • 8hypothse ou de linduire de cette observation : Exprience de chimie.

    De ces variations on en retient que lexprience implique deux notions, deux temporalits ; laction en elle-mme et lacquisition de connaissances qui en rsulte. Dans la notion dexprience il y a tant lide de vivre, dprouver quelque chose que laction dessayer, de tenter. Lorsque lexprience est une action pense pralablement, planifie, il me parait important de dire que lavant est galement une temporalit intgrer dans cette dfinition. Les sens 4 et 5 tmoignent de la subtile diffrence entre exprience et exprimentation, rendant compte du fait que les gens couramment les emploient sans distinction. Le suffixe ation dexprimentation exprime lide daction mais aussi le rsultat de laction. De plus, Pour en vrifier les proprits dans le sens 4 implique lintention, le but par lexpri-mentation de vrifier une hypothse.En somme, lexprimentation se repose sur la volont de mener des actions des expriences- dans un cadre structur, suivant un protocole tabli, dont le rsultat qui est la raison de cette action- confirmera ou infirmera lhypothse de dpart. Tandis que lexprience naccuse pas forcment lide dun cadre tabli pour se faire. Au sens de la vie de tous les jours, lexprience est celle que lon subit, lexprience que la ralit, la vie, nous impose, exprimant ainsi une certaine passivit.Cest pourquoi il nous faut distinguer cette exprience de lexprience scientifique, synonyme dex-primentation, qui invoque une action consciente, un questionnement. Et l aussi prenons garde quant dire quune exprience produit un savoir. Pour quil y ait acquisi-tion de connaissance par lexprience il faut quil y ait comprhension, sinon ce nest rien de plus quun conditionnement.Nous retenons deux types dexprience ; lexprience immdiate, celle qui arrive sans prvenir et lexprience quon a planifie. Et finalement lorsquon que je parle dexprience sensible lors de mes marches, les deux sentremlent. En effet, diverses expriences imprvisibles ont lieu au cours de la marche, qui elle est planifie. La marche, par linteraction entre le sujet en mouvement et son environnement lui-mme vivant, organique, mouvant, implique un vcu, une exprience unique, ouverts limprvu et au hasard.Analyser le territoire par lexprience, par la marche, se dmarque de lanalyse scientifique qui fait appel lexprimentation, lexprience scientifique. La marche est sensible, donc subjective. Lobjectif de ce travail nest pas de dmontrer quune dmarche doit prvaloir sur lautre, mais plu-tt de voir quune approche sensible est tout aussi ncessaire quune dmarche objective, elle offre un clairage diffrent, sensible et affirme, revendique le caractre vivant du territoire. Il est difficile de parler dexprimentation lorsque le sensible est en jeu. Si lon entend exprimen-tation comme une exprience rationnelle, mes marches appartenant au domaine du subjectif, ne sont pas du domaine de lexprimentation. Nanmoins, pareil aux expriences scientifiques, certaines dentre elles sont faites dans un cadre tabli. Mais alors que signifie ce cadre ? Lexp-rience urbaine tant multiple, multidimensionnelle , linsrer dans un protocole ne rduit-il pas la richesse des informations quelle offre ? Ou bien, le protocole oriente simplement le regard sur un des aspects de lexprience urbaine, tant donn quil est vain de vouloir reprsenter toutes les donnes que lexprience urbaine dvoile. Les donnes sensibles sont infinies, or la reprsentation implique un support fini. A partir de l, dautres questions se posent alors ; quelles donnes mettre

  • 9en valeur ? Par quelle mthode ?

    Ainsi, ma dmarche est une exprimentation faite dexpriences sensibles. Dans le sens o elle sinscrit dans un cadre, dans une volont de rpondre des questionnements autour du sujet de lexprience urbaine par la marche (son impact sur lindividu, mais aussi du rle quelle peut avoir dans le projet urbain).Au demeurant, limportance que je donne aux expriences urbaines dans ce travail dfie la d-marche purement thorique couramment utilise. Non pas que je moppose cette dmarche, lempruntant en grande partie, je moppose son emploi exclusif. Intuitivement et navement s-rement, il me paraissant intressant de pratiquer le sujet dont je voulais parler, le sujet tant une pratique mme. Cest finalement aussi le moyen de questionner la mthode utiliser pour crire un mmoire. Comment rpondre une problmatique aprs 4 annes dtudes en architecture ?

    Mon intention tait bien de faire lessai de quelque chose, parfois dans un cadre protocolaire tabli pour interroger une hypothse, mais parfois non. Parfois juste par intuition, par envie, par curiosit pour voir ce quil se passera . Cest ainsi que sexplique mes diverses expriences . Mais chaque fois, dans lide que lexprience soit une interaction entre mon corps et lespace, le territoire. Finalement mme dans les cas o il ny a pas de protocole tabli, jessaie dtre ouverte ce quil pourrait se passer, rceptive, attentive, au mouvement de lenvironnement.Ma toute premire exprience de marche rvler un fait important, cl ; limage que javais du territoire changer aprs lexprience vcue par la marche- de celui-ci. Je lai choisi parce quelle impliquait une temporalit daction lchelle du mouvement du corps humain. Cest en cela que marcher est une exprience.

    Initialement lexprience se voulait spontane, avec comme seule condition louverture et latten-tion ce quil se passe, mais trs vite est venue la question de la rationalisation, de la reprsenta-tion pour rendre lexprience intelligible, comprhensible par quelquun dautre. Et le processus de traduction de lexprience transforma encore mon rapport lexprience, son analyse permis une mise distance, dsirant une certaine objectivation des sensations ressenties. Au fur et mesure de lavanc du travail, de nouveaux questionnements apparaissaient. Notamment sur les raisons et le rle de ces expriences. Ou encore sur leur reprsentation ; Faut-il les reprsenter ? Si oui, pour qui ? Alors, comment faut-il le faire ? Nest-il pas vain de vouloir objectiver une exprience qui est subjective par dfinition ? Lexprience collective est peut-tre une rponse cette volont de traduire le plus justement un territoire de manire sensible. La mise en essai de mon corps se dfinie comme une manire dentrer en matire , de question-ner le sujet autrement, de my confronter, de le tester.

    Pourquoi le faire par la marche ?

    Jai choisi daxer mon travail sur la marche comme exprience sensible de la ville, du territoire. Bien entendu, ceci ne suppose pas que cette mobilit soit la seule faon dexprimenter lespace urbain ; il aurait t tout aussi intressant de considrer son exploration par le biais du skate board,

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    * David Le Breton, Eloge de la marche, 2000** Francesco Careri, Walkscapes, 2013*** Thierry Davila, Marcher, Crer, 2002

    vlo, de lautomobile, du bus, du train, du bateau, de lavion, etc. Chacun de ces moyens de locomo-tion offrent par leur diffrente vitesse, structure ouverte ou ferme sur lextrieure, une perception spcifique de la ville. Limmobilit est aussi une exprience possible de lespace, du territoire, de la ville. Alors pourquoi avoir choisi le mouvement ? Et pourquoi celui de la marche ?

    Dun part, la marche implique un rapport fort avec sol, lapprhension non pas dun lieu mais de plusieurs. Ainsi, elle offre voir et comprendre les articulations entre ces derniers. Aborder le projet urbain par le mouvement est un moyen dinterroger ce qui dfinit larchitecture, la ville. Tout lment statique appartient un parcours, il est indissociable au mouvement qui len-toure, qui lenglobe. Voil le caractre premier de cette tude ; ne pas penser larchitecture sans le mouvement dans lequel elle sinscrit, sans gographie, sans repres, sans contexte, sans territoire. Parce que crer une ville, cest penser les lieux et leurs articulations. De la mme faon, on ne fa-brique pas un raisonnement sans articuler ses tapes. Ce qui mintresse dans la marche est quelle ne dpend daucun appareillage autre que le corps humain. Elle demeure le premier moyen donn lhomme pour se mouvoir. Et au regard des exemples de locomotion cits ci-dessus, la marche est lente par dfinition, elle est limite par la rsistance du corps. Le marcheur peut sarrter sil le souhaite, ralentir, faire demi-tour, etc.Cette lenteur qui signifie la marche, perue parfois comme rsistance, ou encore faiblesse en terme de rentabilit distance/temps est aussi et surtout un support de libert par lautonomie se d-placer quelle invoque, sa facilit accder aux chemins interdits, inaccessibles dautres locomo-tions, ou encore inexistants au vue de la ville. De plus, la marche permet un rapport physique direct entre le corps et la surface de la terre. Dnu de tout appareil motoris ou non, cest par la marche que lindividu sexpose le plus entirement son environnement, tous ses sens sont sollicits. La premire exprience urbaine par la marche (P. 19-21) a rvl ce constat, finalement aprs plusieurs heures de marche, la montre importe peu, comme si le corps acceptait sa condition, sa vitesse, son puisement, le rapport espace/temps habituellement acclr par les nouveaux moyens de communication et transport se modifie. Le temps mobilis stire, flne, se dtache de lhorloge *. Lexprience dun territoire par la marche permet de (re)prendre connaissance des distances, mais aussi de situer les lieux : lun par rapport lautre. La marche entre ma rsidence et mon cole ma permis de me faire une reprsentation de ce quil y avait entre ces deux lieux. Avant cette marche, ces deux lieux taient comme deux ilots perdus dans une mer, une mer constitue de territoires in-connus. Mer et ilots formant la ville, la ville liquide dont Francesco Careri parle ; Une ville dans laquelle les espaces o rester sont des les dans la grande mer forme par lespace o aller. ** Le marcheur, en dpit de sa lgret, de son oisivet et de sa nonchalance, serait lindividu scru-puleux par excellence l, serait sa gravit-, celui qui note les infimes moments du monde ***, par cette nonciation Thierry Davila exprime toute la dualit qui sige dans le statut du marcheur.

    Dautre part, la marche est un sujet dactualit. Depuis une dizaine dannes, nous observons un retour la marche dans le quotidien des socits occidentales. Les politiques damnagements du territoire veulent favoriser les mobilits douces, les projets urbains dfendent les espaces rser-

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    vs aux pitons, les associations de marcheurs se multiplient, etc. La marche a le vent en poupe dirons-nous ! Cet engouement pour la marche traduit une priode de transition, une prise de conscience face aux actes commis ces cinquante dernires annes sur notre environnement. Il sinscrit dans une dmarche durable globale. Et soppose ainsi lurbanisme des villes modernes. Ce dernier, se ca-ractrise entre autre par une mondialisation exaltant rapidit et rendement, se base sur lide des-paces infinis, sans limites et duniformisation. De plus, les nouvelles technologies de communica-tion ont largement contribu ce processus durbanisation qui na cess de modifier notre rapport au rel, au public.

    Or voil, la terre est finie, limite et compose de territoires diffrents. Dans la ville moderne, lusager semble emport dans le tourbillon de la ville, plutt spectateur quacteur. Hannah Arendt contestait dans sa dfinition de lhomme moderne lexaltation de la contemplation sur laction. La nostalgie ambiante de la ville dantan tmoigne de cette volont de reconqurir la ville, ses rues, ses places. Comment habiter la ville, comment participer au paysage urbain ? Tout le monde le sait, tout le monde le dit : il faut rparer , construire la ville de manire rai-sonne, en accord avec les ressources quoffre la plante, stopper luniformisation, la politique de sparation qui creusent les ingalits sociales, etc.Marcher exprime une solution de lurgence, un acte de revendication. Cest pourquoi, la marche est un sujet crucial dans llaboration du projet urbain : Comment la marche peut-elle tre plus quune finalit ? Comment la marche peut-elle contribuer au projet urbain ? A quelles tapes ? A quelles chelles ? Quelles informations la marche peut-elle apporter sur le territoire ? Comment les utiliser au profit de ce dernier ? Sont autant de questions qui ont motiv ce travail.

    Une problmatique, une rponse en plusieurs tapes

    Choisie comme mthode de travail et comme corpus, lexprience est au cur de ce mmoire. Et la problmatique principale qui anime ce dernier est la suivante ; comment la marche peut-elle servir llaboration du projet urbain ? Ce mmoire est structur en trois parties ou trois tapes , qui tenterons dy rpondre.

    Dans un premier temps, nous nous intresserons la marche dans sa dfinition large ; aux interac-tions entre lindividu et lenvironnement quimplique cette dernire. Lexprience du corps immobile (cf. P. 19-21) fera office damorce, de socle. Cette pratique ques-tionnera linteraction corps-espace, pralablement la question du corps en marche.Cette premire tape permettra de comprendre comment la marche peut signifier diffrentes ex-priences, qui toutes influent sur le statut de lhomme sensible et social - deux attributs indisso-ciables la nature de lindividu -.Lexprience urbaine pour le marcheur nappartient pas un seul domaine. Afin de percer sa com-plexit, dapprhender toutes ses caractristiques, il nous faut laccepter comme multidimension-nelle et de ce fait, laborder sous des angles diffrents ; les dimensions corporelle et sociale.

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    Dans un second temps, nous questionnerons la ville et le territoire par la marche. Comme nous lavons dit prcdemment, analyser le territoire en le parcourant, lexprimentant, se dmarque de lanalyse objective. Cette dernire offre des informations dites objectives et donc donne une description partielle du territoire. Ici, il sera question de dcrire, de dcomposer la ville et le territoire par le prisme de la marche : exprience subjective. Quelles informations donne la marche sur notre territoire ? Et comment pouvons-nous les tra-duire, les restituer ? Cette tape interrogera les modes de reprsentation possibles et leur pertinence- dexpriences du territoire par la marche. Nous tudierons diffrentes dmarches : du subjectif lintersubjectif. Les documents produits dans le corpus dexpriences, et des rfrences extrieurs alimenteront cette rflexion.

    Dans une dernire tape, les expriences mises en lumire seront celles dautrui et celles effec-tues en partenariat avec des organismes. Nous verrons travers des exemples concrets de projet urbain qui emploient la marche, comment elle peut aider fabriquer la ville et constituer un outil pour le projet urbain.

  • P R E A M B U L E

    Ouverture au monde social

    Ouverture au monde sensible

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    Ouverture au monde au monde social

    Applaudi par vos parents lorsque pour la premire fois vous vous tes dress sur vos jambes, et avez avanc seul, un pas, puis un second, dans une direction de votre choix. Haut comme trois pommes, cette tape marque votre capacit vous mouvoir librement ; une libert de dplacement. Par dfinition, lautonomie est une indpendance vis--vis des hirarchies extrieures. Chez Kant lautonomie est une notion centrale de la morale ; un individu agit moralement partir du moment o il simpose lui-mme une loi, partir du moment o il est autonome. Marcher serait donc une libert simple mais non moins capitale. Ces premiers petits pas indcis par lexp-rience de la gravit, serait les premiers marqueurs de votre autonomie, de votre individualit.

    Lhomme qui marche est autonome par sa capacit se mouvoir librement, dcider de la direc-tion quil prend. La marche est tant un outil quune dmonstration dautonomie, et elle permet lhomme de se librer du joug des rgles imposes par la socit.Dconsidre pendant fort longtemps parce quelle ne rpondait pas aux exigences de vitesse et de rendement, la marche, plus quun signe dautonomie, tmoigne est un acte engag, une pro-testation.En soit, la marche est garante dindpendance, de mobilit. Cette mobilit lui offre un accs la vie urbaine, au travail, au logement, la culture, lducation, la sant, aux loisirs. Cette accessibilit aux institutions majeures qui composent une socit est capitale, et loppose limmobilit peut tre source disolement, dexclusion, voire de dsocialisa-tion. En soit, cette mobilit lui donne accs la sphre sociale, au monde.

    Ouverture au monde sensible

    La marche : moyen inn de dcouvrir le Monde*

    Lhomme marche, et ce depuis bien longtemps. 3,6 Millions dannes ? Bien plus ! Si on considre la marche en tant que caractristique physique dans lespce humaine ; la bipdie, on comprend que son rle fut ds le dbut pour lhomme une manire particulire dapprhender le monde. Nanmoins, si ce caractre est commun tout homme, il est aujourdhui controvers de penser que la bipdie est un caractre exclusif lhomme. Le fait de marcher ne diffrencie pas lhomme de lanimal, contrairement ce que les scientifiques du sicle dernier nous disaient. Des chercheurs ont en effet prouv que lhypothse de la bipdie en tant quvolution tait errone. Cette dernire avanait lhypothse que lenvironnement avait conduit les australopithques se dresser, avancer sur deux jambes. Une nouvelle hypothse serait que la bipdie est un caractre commun tous les hominids. Ce mode de locomotion est plus frquent chez lhomme mais pour-tant pratiqu par tous les hominids. Ainsi, la thorie serait quun anctre commun aux hominids tait bipde. Ce qui repousse lorigine de la bipdie chez lhomme plus de 6 Millions dannes et rejetant donc lide que la marche soit une acquisition rcente et propre la ligne humaine.

    * Pascal Picq, Les origines de lhomme : odysse de lespce, 2005

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    La marche : interaction physique

    Eminemment sensible et sensuelle * daprs David Lebreton, la marche est un moyen dinterac-tion entre le corps et le milieu quil parcourt. Un milieu constitu de tensions multiples, o objets et lieux cohabitent.

    Si marcher implique une interaction avec un lieu, elle suppose avant tout le fait de prendre posses-sion de son corps, une communication troite entre son corps et son esprit. Chacun a dj fait lex-prience de ce besoin simple de se dgourdir les jambes, de faire quelques pas aprs un long trajet en voiture, ou une journe passe derrire son cran dordinateur. Ce plaisir alors de redcouvrir les sensations corporelles par le mouvement. Tant une ncessit quun plaisir simple. Si les mde-cins prconisent de marcher un peu tous les jours pour sa bonne sant , son bien-tre cest quil a t dmontr que ses bienfaits sur le corps humain sont multiples ; votre colonne vertbrale, votre cur, et pleins dautres, aiment la marche. Ce qui explique cette envie de marcher, ce besoin ; votre corps le rclame votre esprit. Ou votre esprit le rclame votre corps. Comme lexprime Montaigne Mon esprit ne va si mes jambes ne lagitent , corps et esprit sont troitement lis. (Cf. Exprience du corps immobile P. 19-21)Marcher cest faire endurer son corps, lprouver. Sa capacit est limite, la fatigue, lpuisement sont tant de sensations qui en rendent compte. Alors, prendre conscience de son corps cest prendre conscience de son chelle, de sa posture, de ses limites. Une forme de relativit nait durant la marche, conscient de ses limites physiques, lheure ne compte plus tellement. Durant lexprience urbaine de Bergen, au bout dun certain temps marcher lheure quil tait ne minquitait plus, je me disais : A quoi bon savoir ? Je ne peux pas aller plus vite. .

    Lindividu est un tre sensible et cest bien une interaction physique qui sopre entre le marcheur et un lieu, ses cinq sens sont en exergues. Lenvironnement est lui aussi un corps qui exprime des choses, qui vit. Plus les sens sont sollicits, plus la mmoire corporelle est active et plus le souvenir dun lieu sera fort, comme ancr en nous . Trs souvent on se souvient dun lieu par la remmoration des sensations ressenties, la mmoire corporelle est forte.Concernant laffectation du titre de bon ou de mauvais souvenir il dpendra de la subjec-tivit de chacun, des attentes et rejets filtrs par la culture, lducation, etc. La forte odeur iode du march au poisson dIstanbul marque chaque visiteur, et quelle plaise ou non. David Lebreton lexplique dune autre faon : La marche urbaine ne se rduit pas des impressions purement esthtiques, elle condense toute lambivalence du monde et appelle parfois ce mlange de grce et dgot car de toute faon elle participe de la qualit dun monde qui ne se vaut que par ses contradictions*.Les interactions physiques entre un lieu et un individu offrent ce dernier des repres, des signes qui font foi du rel. Comme nous allons le voir plus loin, le corps est un seuil, indispensable dans la conception despaces. Olivier Mongin soulve la question de la rsistance du corps face aux non-lieux , ces lieux sans caractre, sans contexte ou encore ces lieux virtuels ; Le corps rsiste en tant que corps, il ne peut se soustraire un relation au rel, un monde, il ne peut vivre dans un

    * David Le Breton, Eloge de la marche, 2000

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    * Olivier Mongin, La condition urbaine, 2005

    rel qui ressemble nimporte quoi , dans un lieu qui est nimporte quel lieu , un nimporte o *. Le corps ragit, rsiste un lieu qui ne crer par dinteraction physique.

    Des ruelles sinueuses dIstanbul qui aspirent nous perdre, des maisons troglodytes de la Cap-padoce qui nous interrogent sur notre propre mode dhabiter, des fjords brumeux sans signe de civilisation pour nous rappeler la courte vie de lhumanit face la nature, aux boulevards parisiens relevant lanonymat pluriel des passants ; sont autant de lieux qui stimulent lindividu tout entier, et linvitent continuer marcher.Cest par sa lenteur et sa souplesse que, la marche demeure le seul moyen au corps de ressentir pleinement un lieu. Libre, le marcheur profite de lveil de tous ses sens. Marcher plusieurs jours au cur de la Cappadoce, dormir la belle toile, se rveiller au creux dune maison troglodyte non protge, marcher plusieurs heures pour admirer les couleurs bleu du glacier Jostedal, sentir le vent glacial son approche, voir la nuit tomber 15h, le soleil se coucher 22h () sont des ex-priences de marche qui sapparentent un rel accompagnement des lments et phnomnes naturels. Lexploration de la nature est paralllement une exploration de soi, le cycle de la nature questionne notre existence si minuscule. Mais si dcouvrir une ville, un territoire, en marchant seul demeure un gage dautonomie, on constatera le sentiment de vulnrabilit qui sy associe. Partir la dcouverte de territoires incon-nus ncessite une prparation pralable afin de pouvoir sadapter au mieux au lieu, apprhender des habitudes, des rites diffrents des ntres. Et si la ville appartient tous en thorie, les faits en sont tout autres. La traverse de la place Stalingrad en pleine nuit, la promenade dans les quartiers dits conservateurs dIstanbul, ou encore le franchissement du tunnel souterrain dans le quartier Arstad de Bergen (unique moyen de traverser la rue, cf. diagrammes exprience de marche P. 37-46) tmoignent dun sentiment dinconfort, de vulnrabilit, dinscurit voire de rejet de la part du lieu et de ses habitants auquel un marcheur seul peut tre confront.

    En somme, toutes les sensations ressenties au cours de la marche font cho en grande partie ce qui se passe dans le lieu. Si lon se rfre aux diagrammes effectus la suite du parcours rsi-dence-cole Bergen, nous lisons les pulsations tant du marcheur que de la ville. Le sismographe des sensations ressenties est un cho de ce qui ce passe dans ce milieu, de son rapport avec lui. Ces pulsations sont indicatrices de tensions intressantes exprimenter, elles stimulent lindividu. Il parat essentiel de garder ce phnomne vivant, stimulant mais en transformant les espaces ur-bains positivement afin dinciter le marcheur les parcourir, les exprimenter, les vivre.Marcher est une ouverture au monde complte, au rel. Parce quelle implique lapprhension sub-jective de ce qui constitue ce rel, avec ce quil a de riche et complexe ; la sociologie, lethnologie, la gographie, la mtorologie, etc. Le corps par la marche tabli une relation physique entre lui et son environnement, amenant le marcheur prendre conscience de sa place, de sa culture, de son individualit, de son chelle, de son existence. En soit, la marche est lexpression de la libert et de la sensibilit de lhomme.

  • P A R T I E 1la marche

    Lexprience dtre

    Corps Espace

    Corps en marche Espace

    La marche, le marcheur : termes pluriels

    Nomadisme et architecture

    Des marches, des marcheurs

    Lexprience dhabiter

    Conclusion

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    * Maurice Merleau-Ponty Maurice, La Phnomnologie de la Perception, 1945

    Lexprience dtre

    Corps Espace

    La marche est par dfinition une exprience corporelle. Elle dcrit le mouvement dun corps -qui marche- dans lespace. Cependant, avant mme dvoquer ce corps en marche, intressons-nous lattribut premier et indissociable cette pratique ; linteraction entre le corps et lespace qui lentoure. La dmarche consiste apprhender la relation corps-espace, prexistante la marche, afin de percer toute la porte et le sens de lexprience corporelle quelle offre.

    Quimplique la prsence dun corps dans lespace ? Lexprience du corps immobile (voir ci-contre) interroge cette question et offre des pistes de rflexion, de rponse.Lexercice fut ralis dans le cadre dun cours dArts Plastiques (dispens par Marco Dessardo).La consigne gnrale tait de Rparer le corps . En partant du constat dun corps surmen et fatigu cette exprience propose en guise de rponse, dhypothse : d Arrter de sagiter pour reprendre conscience de son corps. Ne plus rpondre aux sollicitations. Possibilit daction : inac-tion. .La mthode consiste rester immobile le temps du cours, 7 heures, assis sur une chaise, dos la porte dentre. La position du sujet (voir plans) est symbolique -dos la porte dentre-, elle marque une opposition au mouvement. Les observations tmoignent dun changement de comportement chez le sujet au cours du temps : Premire heure : douleurs physiques () Heures qui suivent : douleurs physiques de moins en moins prsentes. Pense calme, sensation de calme, repos. Impression darrt du temps () . Les conclusions rvlent une prise de conscience dune relation de cause effet entre la position du corps dans lespace et du mental. Et soulignent le phnomne daction dans linaction , action dans le sens o quelque chose a t modifi, cre. Outre mes propres observations sur lexprience, posteriori, professeur et lves ont galement not des changements au sein de la classe ; latmosphre tait plus calme, le fait davoir quelquun immobile pendant autant de temps inspirait la srnit, le silence, la lenteur. , Nos dplacements taient diffrents, tant dans lentre tu faisais obstacle et nous devions faire attention ne pas te bousculer. Au dbut tu perturbais lordre habituel de la classe, on sinterrogeait, et aprs quelques heures tu faisais comme partie de la salle, on shabituait cette nouvelle situation.

    Que pouvons-nous tirer de cette exprience ? Premirement, elle a mis en lumire le pouvoir du corps tre l . L que lon peut dfinir par la salle, ou plus gnralement lenvironnement, le lieu, lespace. Le corps est vivant, do son pouvoir tre l , il ne peut se dissocier de lespace qui le contient, quil peroit. Merleau Ponty a longuement travailler sur ce sujet : Loin que mon corps ne soit pour moi quun fragment de lespace, il ny aurait pas despace pour moi si je navais pas de corps *. Lexprience choisie se rfre ainsi ces propos, dans le sens o le corps et lespace forme un tout, le corps ne peut se dfinir sans son environnement et vice versa. Il y aurait un rapport troit entre le corps et

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    * David Le Breton, Eloge de la marche, 2000** Thierry Davila, Marcher, Crer, 2002*** Pierre Sansot, Du bon sens de la lenteur, 1998

    la conscience, rendant le corps objectif au statut de concept. Je ne peux avoir conscience de mon corps qu travers la conscience que jai du monde. Or si lon suit notre logique cette conscience du monde passe par le corps !En bref, le corps est un outil percevoir -grce nos sens- le monde, le penser et agir en son sein. Cest par sa nature inhabituelle, originale, perturbante, aux yeux des autres que cette exprience a mis en lumire cette relation du corps lespace. Elle a ainsi remis en question lusage de la pice, lusage du corps dans cette dernire. Le corps peut choisir limmobilit, la mobilit, dans tous les cas il sera prsent, modifiera le monde. Dautre part, la relation du corps lespace impose une caractristique physique fondamentale qui influe notre positionnement, notre mouvement ; la pesanteur, rendant ainsi le corps extrmement sensible au sol sur lequel il est.

    Le temps, donne fondamentale, est ressortie plusieurs reprises lors de lexprience. Et en effet le corps est li au temps, lespace est li au temps. Le temps conditionne la perception du monde par le corps. Si lon se rfre aux lois sur la relativit ; lespace et le temps sont deux notions indis-sociables. Le corps tant temporel, appartient lespace-temps. (Merleau Ponty). Alors, la relation au temps renvoie laspect vivant du corps, son existence.

    Corps en marche Espace

    Par la marche, le corps part la rencontre de son territoire. Le corps bouge dans un environnement qui se meut galement. Au fil du temps le corps et son environnement se transforment, chaque moment est unique. Chez David Lebreton le paysage sapparente une superposition de filtres sensuels qui se transforment au fil des saisons ; Chaque espace est en puissance de rvlations multiples, cest pourquoi aucune exploration ne lpuise jamais. *. Le corps en mouvement est sollicit par ses sens dans le paysage quil traverse, arpente, dcouvre ou redcouvre. Indissociables lun lautre le corps en marche et lespace (-temps) se rpondent. La marche induit une immersion complte dans lenvironnement pour celui qui la pratique. Le corps est un capteur multi-sensoriel, qui permet de sentir le monde, dapprhender limper-ceptible, noter les infimes moments du monde **. Lenvironnement est peru par la vue, loue, lodorat et le toucher.

    La lenteurDans la marche, le temps semble stirer . En marchant le temps est mobilis et cest un temps qui stire, flne, se dtache de lhorloge *. La marche se caractrise par la lenteur des mouve-ments du corps. La lenteur est une donne relative, elle se mesure par rapport . Et vivant une poque o les moyens de locomotion sont de plus en plus rapides, la marche parait dautant plus lente quavant. Ces progrs dans la rapidit des temps parcourue sassocient aux impratifs gnraux de vitesse et de rendement. David Lebreton illustre ce fait en citant la pense de Taylor et sa Guerre la flnerie . Lauteur voit la marche comme une rsistance ces impratifs du monde contemporain qui laguent le got de vivre *. De la mme manire dans la formule : Jai choisi mon camp, celui de la lenteur ***, Pierre Sansot exprime son rejet face aux impratifs

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    * Pierre Sansot, Du bon sens de la lenteur, 1998** Thierry Davila, Marcher, Crer, 2002*** Olivier Mongin, La condition urbaine, 2005**** Michel Onfray, Thorie du voyage, 2006

    ambiants et fait lloge de la lenteur. Il met en garde contre lacclration de la machine -monde, socit-, et contre un acharnement culturel *. On remarque que la lenteur reprsente bien plus quun mouvement physique du corps lent. La lenteur est un engagement social, une revendication.Dans luvre dAlys The Leak , le rapport au temps est mis en lumire. Il dverse un pot de pein-ture tout en marchant. Un filet de peinture est dvers au sol, tmoin de son parcours. Il y dverse Lcoulement des minutes et des heures ncessaires la drive **. La trace de peinture finira par disparaitre avec le temps, lusage, comme le marcheur quelques minutes avant elle. Le temps pass marcher, la dure du dplacement, est la matire mme de laction du piton, le ferment de la plasticit de son mouvement ** dcrit Thierry Davila en parlant des uvres dAlys. On comprend toute limportance de cette notion dans le fait de marcher, qui rend cette pratique, le dplacement induit simplement phmre.

    Marcher-penserPeut-on marcher sans penser ou penser sans marcher ? Comme lexprience du corps immobile la illustre ; le corps est indissociable la pense. Il en va de mme donc pour le corps en marche. Dj dans la Grce Antique on faisait la relation entre dambuler et penser. Le palais de la M-moire est le nom du procd mnmotechnique qui visait mmoriser des ides ordonnes en les associant un itinraire architectural. Egalement, nous avons lexemple de la mthode densei-gnement dAristote, qui donnait cours ses lves tout en marchant. Il fonde ainsi lcole pripat-ticienne, issue du grec ancien peripatetiks qui signifie qui aime se promener en discutant . Les squences spatiales sapparentent alors un enchainement dides. ***

    Mais quen est-il aujourdhui ? En parlant du retour de voyage, Michel Onfray met en tension, ces notions : lexprience corporelle du dplacement et la mmoire : La multitude dinformations qui assaillent le corps ne peut subsister comme telle. Le tri svre carte lanecdote pour permettre lesprit de se concentrer sur lessentiel des motions cruciales, des perceptions cardinales . Et il soulve qu partir de l sarchitecture un monde ****. Il ajoute que la socit actuelle tend rduire cette capacit de mmorisation ; Nous vivions une poque de renoncement de la mmoire. Tout contribue cet holocauste du souvenir ****. Les prouesses techniques dmatrialisent les supports et rendent le rel sans racines ni prolon-gements . Voil pourquoi la marche est urgente, et au cur des nouvelles proccupations. La marche stimule corps et pense.

    Et puis par la marche, le corps tmoigne dune certaine rsistance du corps la gravit. Marcher cest tre debout et avancer. Cette notion de rsistance du corps est aussi une rsistance de lindi-vidu; rsistance la mort, rsistance symbolique et physique une situation.

    Aprs avoir pos la question du rapport entre le corps et lespace, il reste approcher celle de lin-dividu et du territoire. Si marcher implique une exprience corporelle, elle engage certainement une exprience culturelle et sociale. La marche est sensible, et les diverses raisons de sa pratique en font delle une pratique culturelle et sociale du territoire. Nous reviendrons sur ces notions aprs avoir identifi les principaux usages de la marche.

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    * Francesco Careri, Walkscapes, 2013** Le mythe dAbel et Can est issu de la Gnse. Abel et Cain sont les fils dAdam et dEve. Can tait cultivateur et Abel pasteur de petit btail. Lun sdentaire, lautre nomade. Can offrit Yahv les produits du sol et Abel offrit les premiers ns de son troupeau et leur graisse. Mais seule loffrande dAbel est agre. Alors Can tue son frre Abel. Aprs cet homicide, Caien, le maudit, fut puni lrrance eternel.

    Pourquoi marchons-nous ? Comment marchons-nous ? O marchons-nous ? Sont des questions qui trouvent des rponses diffrentes en fonction du type de marche dont on parle. Mais len-semble de ces rponses donnent voir la richesse de cette pratique. De nature lente, le rythme, la cadence, la dure de la marche seront toutefois diffrents en fonction de celui qui la pratique. Les diffrents profils de marcheur nous aideront cerner les nuances.

    La marche, le marcheur : termes pluriels

    Nomadisme et architecture

    Nous venons daborder un point essentiel ; la prsence dun corps dans lespace opre une trans-formation du lieu, et en modifie ses significations. La transformation opre nest pas physique, mais par ses perceptions que lindividu change lespace en lieu. Le domaine dans lequel sinscrit ce mmoire est celui de larchitecture. Cest pourquoi nous tenterons de comprendre les significations de la marche par le prisme de larchitecture. Parce que, si larchitecture se dfinit comme laction de construire lespace, la marche nen serait-elle pas un dbut ? La marche prend ses racines dans le nomadisme. Mais quest-ce que le nomadisme exactement ? Quelle est sa relation larchitecture ? Couramment le nomadisme est oppos la sdentarit, quest-ce qui en serait lorigine ? Quelles sont les consquences de cette division ?Apprhender ses questions nous permettra den savoir davantage sur la relation entre marche et architecture.Dans son livre Walkscapes, Francesco Carreri cherche dmentir limaginaire antiarchitetural du nomadisme et de la marche *. Il met en lumire le premier objet architectural ; le menhir. Il le caractrise comme le premier objet situ dans le paysage partir duquel larchitecture sest dve-loppe *. Alors, lorigine de larchitecture proviendrait de nos anctres du palolithique, associs la civilisation de lerrance. Le menhir sexprime par sa relation au parcours. Le parcours prcde le menhir, et dans le mme temps le menhir donne sens au parcours. Cest probablement le nomadisme, et plus exactement lerrance qui a donn vit larchitecture en fai-sant merger la ncessit dune construction symbolique du paysage. * Couramment on associe plus facilement larchitecture la sdentarit, au fait de rester, sinstaller , et lantiarchitecture au nomadisme, au fait daller . On dissocie le paysan du berger, comme on divise le sdentaire du nomade. Le mythe de Abel et Can** vhicule cette ide de sparation, ainsi que la porte ngative et punitive de lacte derrer. De cette opposition nait alors deux manires diffrentes dhabiter le monde et de concevoir lespace. Si la sdentarit sassocie au lieu, la statique, la construction ceci ne signifie pas que le noma-disme sy oppose. Au contraire, source des lieux, le nomadisme les alimente continuellement. Lar-chitecture comprend la statique et le mouvement. Parce que les lieux sont les tmoins derrances primitives, de marches incessantes . Les lieux (repres spatiaux) et les parcours (lignes) tra-duisent ensemble, une apprhension du territoire, sa reprsentation mentale, et son appropriation par les hommes. Le lieu ne donne pas tout, il ne peut suffire laction, la vita activa sil ne fournit pas loccasion

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    * Olivier Mongin, La condition urbaine, 2005** Michel Onfray, Thorie du voyage, 2006

    de tisser des liens avec dautres lieux, sil ne rend pas possible une mise en mouvement *. Par ce propos, Olivier Mongin appuie limportance et la ncessit de la considration du mouvement. Ce dernier est intrinsque au lieu.

    En somme, la marche tant le premier instrument donn lhomme pour lire et crire le territoire serait une forme primitive de larchitecture. La traverse du territoire est une premire mise en scne de lespace, qui fera par la suite lobjet dune construction, un amnagement physique, sym-bole dun usage.

    Des marches, des marcheurs

    La marche est un terme large, utilis dans diverses situations, donnant lieu divers profils de mar-cheurs. Voyons prsent les noms et significations qui se cachent derrire la marche et le marcheur. Prcdemment, nous avons soulign lappartenance de la marche lerrance et au nomadisme dans son sens large et premier. Or travers lHistoire, on voit lvolution dune stigmatisation des nomades. Le nomade est associ lerrance, elle-mme lerreur, la punition. (mythe de Abel et Can).

    La marche force, la marche de loisirLorsque Michel Onfray marque la relation du voyageur au nomade et donc au marcheur, il ex-pose le caractre autonome de ce personnage vis--vis de la socit. Une autonomie qui de tout temps inquite les pouvoirs ; Le voyageur dplait au Dieu des chrtiens, il indispose tout autant les princes, les rois, les gens de pouvoir dsireux de raliser la communaut dont schappent toujours les errants impnitents, asociaux et inaccessibles aux groupes enracins.**. Nous disions prc-demment que le marcheur tait un individu autonome, le voyageur lui pousse son autonomie trs loin. En effet, il est vu comme un lectron libre par lEtat, et son autonomie est entire par son opposition la communion grgaire. Le voyageur parcourt des longues distances la dcouverte de contres nouvelles, sans attentes, avec comme seul bagage linnocence ; Linnocence suppose loubli de ce quon a lu, appris, entendu. **.Le voyageur, amoureux du mouvement et de la libert, chez Michel Onfray, a choisi de partir mais aussi de revenir chez lui, il ne porte pas en lui lerrance ternelle. Cest pourquoi il se diffrencie de limage que lon se fait du vagabond. Le vagabondage, lui, serait synonyme de fuite et de contrainte.David Lebreton dcrit ce passage dans lhistoire de notre socit de la marche force la marche de loisir. Le vagabond, explique-t-il, incarne cette figure du marcheur contraint, cest--dire lorsque le seul moyen de transport serait son propre corps. Lide que la marche possde une fin, un retour ou encore un but est un marqueur de diffren-ciation entre les marches. La marche entendu tel un voyage vhicule la notion dexprience ; le fait dessayer ou encore datteindre un objectif, tel un changement existentiel ou une qute de soi . La marche du plerin incarne plus que celle du voyageur cette qute de soi .

    De la mme manire Michel Onfray diffrencie le voyageur du touriste. Il condamne le comporte-

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    * Michel Onfray, Thorie du voyage, 2006** Marc Aug, Pour une anthropologie de la mobilit, 2009*** David Le Breton, Eloge de la marche, 2000****Dictionnaire Larousse, ed.2013***** Bruce Chatwin, Le Chant des pistes, 1987

    ment du touriste qui se dplace avec ses prjugs, milite de son propre enracinement *. Contrairement au voyageur, pareil lethnologue, essayant de comprendre ses dcouvertes. Sou-lignant avec force la distinction entre le touriste et le voyageur, il dnonce le fait que Le touriste compare tandis que le voyageur spare. *.Aussi, chez Marc Aug le touriste reste chez lui, mme lorsquil est ailleurs ** alors que le voya-geur cherche aller hors de lui-mme . Il sagit de deux manires diffrentes daborder le voyage, la traverse. Ainsi, le marcheur prend des tiquettes diffrentes, des significations diverses, selon son poque et sa situation.

    Avant lavnement de la voiture, la marche tait un des principaux moyens de locomotion en France (ce qui est toujours le cas dans un grand nombre de pays), sa fonction tait utilitaire. Le statut de la marche a t marqu par ces changements de mode de vie. Il est intressant de comprendre les transformations de significations de la marche, et du marcheur au fil des annes. Aprs les annes 1950, les voyages pieds se fond de plus en plus rares, les itinraires sont d-sormais motoriss ***.Par sa raret, le marcheur, parait alors dautant plus suspect au regard de la socit.Cest dans les annes 1990 que la marche revient, associe au loisir et la disponibilit. Lessor des chemins de plerinage, de leur ramnagement, des initiatives la marche par les communes ( Sentiers de la dcouverte ) sont tmoins de la popularit de la marche aujourdhui. La marche de loisir appelle au tourisme. Et par dfinition le tourisme serait une action de voyager, de visiter un site pour son plaisir. ****. Soulignons que la marche voque dune certaine manire lespace de transaction ; le nomadisme ds lpoque dHomre, a eu un second sens : ngocier, partager ou distribuer-particulirement la terre, les honneurs ou la boisson ***** . Par exten-sion, le tourisme porte en lui ce caractre conomique. Le tourisme par sa mobilit consomme des lieux.Finalement, si de toutes les marches le tourisme sapparente le plus la marche de loisir, on nuan-cera quelle sinscrit dans une socit de loisir qui incite voyager, une socit poussant le voyage dans un but financier. Cest une libert qui prend place dans un contexte organis et contrl. Ce qui questionne alors rellement le libre arbitre dans lacte touristique.

    Il nous faut distinguer la marche en ville de la marche en pleine nature. La marche de loisir, comme la marche fonctionnelle peuvent avoir lieu dans les deux environnements ; par exemple : se prome-ner dans la fort, se promener dans la ville ou bien marcher afin de chercher du bois dans la fort, marcher afin de chercher du pain la boulangerie. Mme si, aujourdhui la marche en pleine na-ture est plus souvent associe une marche de loisir (randonne dans les montagnes, promenade dans les bois, etc.) et la marche urbaine une marche fonctionnelle bien que les projets urbains contemporains tentent de mixer ces activits plutt que de les sparer-. Nous nous intresserons plus particulirement la marche urbaine. Marcher dans la ville cest la vivre selon un parcours plus ou moins choisi en fonction des situations et du tissu propos. Ce parcours est caractris par une succession de diffrents espaces publics aux qualifications varies, parfois variables qui en dfinitive constitue pour le marcheur une exp-

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    * David Le Breton, Eloge de la marche, 2000** Jan Ghel, Life between buildings, 2001

    rience unique avec la ville. Il existe ainsi en rsum, deux grandes catgories de marcheurs urbains : ceux qui marche par n-cessit, obligation et ceux qui marche par plaisir, choix. Ces derniers exigent aux espaces publics des qualits environnementales, faute de quoi ils ny marcheront pas. Le marcheur urbain nest ni compltement lun ni intgralement lautre, il doit avoir la possibilit de passer dun statut un autre. Or comme le dnonce David Le Breton, dans nos villes contemporaines le marcheur urbain se mue en flneur mme sil est souvent transform en piton*. Dans un contexte urbain trs motoris, le marcheur est toujours en alerte, son espace de dambulation est limit et strict. Les obstacles et les frontires sont nombreux pour le marcheur urbain constamment rang dans son couloir (pardon, trottoir.) En rfrence au travail de Jan Ghel**, par extension, on distingue ainsi deux formes dactivits :-activits ncessaires (se rendre au travail, faire des courses, attendre le bus, etc.)-activits optionnelles (prendre lair, flner, etc.) En prsence de ces deux types dactivits, une troisime forme apparat : les activits sociales. Elles sont le fondement, lessence dune ville. La diversit du type de marcheur dans un lieu urbain exprime la richesse, la multitude de possibles de ce dernier. Cela tmoigne de sa haute qualit spa-tiale et sociale. Par exemple on constate que certaines places publiques ou parcs sont utiliss par des marcheurs diffrents, tant traverss par des personnes presses qui choisissent le chemin le plus court, que parcourus, arpents par des promeneurs, flneurs. Ces lieux publics sont le thtre de mouve-ments de marche divers.Et chacun de ces mouvements possde son propre rythme. En effet, une allure htive diffre dune allure plus lente et repose. Ces caractristiques renseignent sur le profil du marcheur.Le piton affair ira plus vite que le flneur. Marcher mobilise un temps spcifique. Le rythme de la ville, de la foule tendent nous emporter dans un tourbillon, un mouvement incessant. Cette folle farandole comme la chante Piaf, telle un corps qui danse emporte les gens dans son mouvement infernal, en faire vaciller un derviche. Or, lobservation exige la lenteur du pas. Et pour accepter la rencontre avec un lieu, il est ncessaire de prendre le temps de recevoir les informations quil nous envoie. La preuve est qu contrario, lorsquon se sent en inscurit le pas se fait plus rapide que dhabitude, tmoin de fuite, dun refus dinteragir avec ce milieu hostile.

    Le flneur : une figure compositeCette figure est ne une poque o la marche est exclusivement utilitaire, lpoque o nait la cit moderne. Ceci expliquant le caractre singulier du flneur, dont le mouvement est sans but. Ce tournant marque le changement spatial des villes et larrive de la foule. Il a fait couler beaucoup dencre. Dont celle de Charles Baudelaire et Benjamin Walter. Lorigine du flneur fait encore dbat. Nombreux polmiquent sur le fait quil soit n Londres ou Paris.Dabord employ par Baudelaire, se terme se gnralise et sera associ la modernit par Walter Benjamin, notamment dans son uvre Paris, capitale du XIXme sicle. Il associe les passages pa-risiens aux lieux du flneur.Tous deux, Baudelaire et Benjamin, empruntent la figure du flneur Edgar Allan Poe, Lhomme

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    * Merlin Coverley, Psychogographie ; Potique de lexploration urbaine, 2006** Walter Benjamin, Berliner Kindheit um 1990*** Pierre Sansot, Du bon sens de la lenteur, 1998**** Magazine Ville & Transports, article Pitons et voitures comment cohabiter ?, 14 juin 2007

    des foules situ Londres. Ils voient dans le personnage dEdgar Allan Poe un nouvel archtype urbain, celui dune figure isole et solitaire qui est la fois homme de la foule et son observateur dtach * . Et paradoxalement, il existe en tant qutre de la nostalgie de la ville davant , il erre dans la ville quil ne reconnait plus. Le flneur ne serait-il pas un idal atteindre?Baudelaire dcrit le flneur comme un artiste, un penseur, un observateur, un pote. Il cherche trouver une place entre la foule et la solitude. La stricte sparation entre la sphre publique et la sphre prive ne plait pas ce marcheur, qui oscille entre les deux. Or cette sparation radicale est de plus en plus prsente et nait de la modernit, de lindividualisation. Le flneur est une rponse ce mal de la socit, une rsistance cette opposition, un dsir dentre-deux. Il marche par envie, on le dessine la tte leve, regardant les faades, observant les passants

    La flnerie se dfinit comme un art, celui de dambuler, lart de se perdre. Walter Benjamin dcrit la flnerie comme une pratique, un art qui sapprend : Paris ma appris cet art de sgarer **. Pierre Sansot associe directement la flnerie un usage de la lenteur ; prendre son temps, se laisser guider par nos pas, par un paysage ***. De mme, Benjamin souligne cette relation la lenteur vers 1840 il fut de bon ton de promener des tortues dans les passages. Le flneur se plaisait suivre le rythme de leur marche. Sil avait t suivi, le progrs aurait apprendre ce pas. Dans cette dernire phrase Benjamin dnonce les exi-gences de vitesse et de circulation caractristiques la cit moderne. Ici, le flneur est synonyme du vagabond, au sens o il cherche saffranchir du mouvement gnral. La flnerie est marque par une ambigut, elle est tant active que passive. La lenteur est associe bien souvent loisivet, la nonchalance, etc. et Pierre Sansot cherche en dmontrer au contraire la valeur positive. Son livre du bon usage de la lenteur est un vritable procs instruit len-contre des infatigables qui acclrent un processus dj luvre et lemballent. Mais aussi une mise en garde contre un ventuel acharnement culturel.*** De la mme faon que Benjamin, il met en garde contre le tumulte et la hte.

    Si la flnerie est un art, est-elle donne tous ? Un simple piton peut-il tre flneur ou cette pra-tique est-elle rserve un certain nombre ?Un piton est daprs lurbaniste Hyppolyte Amaury un individu qui nutilise pas de vhicule ****. Lopposition au vhicule, autre moyen de transport rpandu, serait une caractristique essentielle au piton daprs lurbaniste. Le terme de piton est associ une personne qui se dplace en ville pieds, se diffrenciant des autres modes de transport tels que le vlo, lautomobile, les transports en commun. Ce terme est principalement utilis dans le domaine juridique ; est piton pour la circulation routire celui qui ne circule pas voiture mais pieds. Cependant, dans louvrage Le piton de Paris de Lon-Paul Fargue (1993), le mot piton na pas ce caractre froid et purement fonctionnel nonc plus haut. Bien au contraire, pour Lon-Paul Fargue le piton est proche de ce quon a dfini comme le flneur, amoureux de la ville, pote des rues.Afin donc de ne pas se perdre dans les mots et leurs interprtations, je prcise que le mot piton sera dans le cadre de ce mmoire utilis dans son sens premier afin de parler simplement dune personne qui marche en ville mais lorsquil est utilis en comparaison au flneur, le terme de piton fonctionnel sera synonyme dun un marcheur urbain dont la marche possde un carac-

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    * Walter Benjamin, Paris capitale du XIXme sicle, 1979** Thierry Davila, Marcher, Crer, 2002

    tre fonctionnel (Hyppolyte Amaury et David Lebreton). On parlera alors dans ce deuxime cas de figure du piton pour parler dune personne qui effectue un dplacement fonctionnel, son regard est orient vers le sol le plus souvent, afin de lire tous les signaux guidant son parcours ; passage piton, barrires de scurit, bancs publics, obstacles, feux de signalisation, etc.

    Le promeneur, lui se rapproche du flneur mme si il ne va jamais trs loin. Et le plus souvent effec-tue un parcours familier, connu, tel un rituel, contrairement au flneur qui se laisse port, se dirige sans but spcifique. Aujourdhui, la promenade bat son plein, incits fortement par la socit qui lassocie au loisir, la disponibilit, au bien-tre. De nombreuses dcisions politiques sont prises pour offrir au promeneur des parcours baliss. Ces derniers sont appels sentiers de la dcouverte. Nanmoins, des promenades balises et payantes ont vu le jour. Le sentier pieds nus , rcem-ment pratiqu dans les Vosges, bien quattrayant et riche en sensations est affut dun aspect com-mercial bien regrettable. Si chez Baudelaire le flneur est un artiste, pote, personnage omniscient, figure divine, etc., chez Benjamin, le flneur ne peut rellement se soustraire la foule, il est victime de la cit moderne plus que hro. Benjamin annonce le triste sort du flneur, qui serait source et objet du tourisme, en accusant le dcor des grands magasins, qui mettent ainsi la flnerie mme au service de leurs chiffres daffaires *. En dfinitive, le terme de flneur est proie aux contradictions. Le flneur est un idal aussi bien quun piton ordinaire, une victime du consumrisme autant quun vagabond. Daprs Benjamin, la capacit flner dpend de la ville dans laquelle on se trouve, certaines sy prtent moins que dautres. La composition de la ville un rle jouer dans la flnerie. Le flneur incarne plusieurs figures de marcheurs la fois, cest une figure composite.

    La marche de dmonstrationChaque marche est involontairement une sorte de dmonstration parce quelle compose une mise en scne. Mais certaines marches, quon nommera marche de dmonstration expriment une volont consciente de montrer ou de dire quelque chose. Et ces dernires sont obligatoirement urbaines, parce quelles ont besoin de lespace public pour exister. Elles agissent sur la scne th-trale quoffre la cit. Les rues alors, ne sont plus seulement espace de circulation mais bien espace de communication. La marche silencieuse, la manifestation, la marche de commmoration, ou encore les cortges, dfils, etc. font parties de cette catgorie marche de dmonstration . En effet, elles sont dif-frentes dans le message quelle vhicule, par leur contexte, force symbolique, etc. mais toutes utilisent lespace public afin de dire, de dlivrer un message .Dans la liste des marches exclusivement urbaines, on trouve les marches de dmonstration. Contrai-rement aux autres types de marches voques plus haut, celles-ci sont par dfinition collectives.Thierry Davila distingue ces marches des marches simplement collectives en prenant appui sur le travail de Louis Marin ; A chaque fois, un systme hirarchis et articul de valeurs apparait explicitement, sexpose dans lespace public soit sous une forme triomphante, soit sous une forme protestataire violente ou non, soit sous une forme commmorative, soit sous toute autre forme qui implique que la marche est une faon de faire signe, une manire de vouloir dire. **

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    * David Le Breton, Eloge de la marche, 2000** Journal Le Monde,article Les femmes ont un usage rduit de lespace public par Sylvia Zappi, 21 aout 2014

    La marcheuseDans ce mmoire le terme marcheur est utilis sans distinction entre masculin et fminin, il inclut les deux la fois. Pourtant, peut-on dire que la marcheuse est gale au marcheur ? Ce carac-tre simplement physique lorigine, a entrain une distinction culturelle et sociale entre les deux genres.Marcher signifie sexposer au monde, aux autres, donc se rendre vulnrable. Ouvrons une parenthse, pour signaler que si la marche est une exposition de soi dans le monde social, dans tous les types de marcheur, la marcheuse tient alors gnralement une place singulire. David Lebreton exprime clairement et avec dsolation cette ralit : si les hommes parcourent sans dilemme les sentiers ou les trottoirs des villes, indiffrent au jour ou la nuit, sauf sans doute dans certains quartiers le soir, il nen va pas de mme pour les femmes () *. Il sappuie sur les propos de Rebecca Solnit dnonant cette limitation de leur libert de mouvement *. Daprs lui, le succs des plerinages au prs des femmes sexplique en partie par le fait quelles se sentent entoures et peuvent marcher sans crainte.

    En outre, dans un article du journal Le Monde datant du 21 aout 2014, on y lit** Selon le sexe, lusage de la rue nest donc pas le mme : les hommes occupent les trottoirs, les cafs, les bas dim-meubles de manire statique ; les femmes, elles, ne stationnent pas. Elles sont en mouvement, fl-nant rarement et vitant les lieux trop masculins. Leur usage de la rue est plus pratique que ludique : aller chez le mdecin ou au mtro pour rejoindre son travail, faire ses courses La journaliste justifie ses dires en citant les travaux menes par lethnologue-urbaniste Marie-Christine Hohm. Cette dernire met en lumire le sentiment dinscurit lie particulirement aux femmes plutt quaux hommes dans lespace public. Elle ralise une tude en 2012 dans le quartier du Grand Parc, dans le nord de Bordeaux, auprs de femmes recrutes en trois groupes : lycennes et tudiantes, femmes prcaires et isoles, et seniors. Et elle en conclut que Les femmes ne se sentent pas l-gitimes dans lespace public. Elles ny sont pas avec la mme insouciance . Or linsouciance dont parle lethnologue-urbaniste est srement lune des plus grandes caract-ristiques du flneur Dautant que la flnerie est une pratique solitaire, et comme le signale David Lebreton, le sentiment dinscurit samoindrie par la force du nombre. Alors, la marcheuse peut-elle prtendre flner avec la mme insouciance quun marcheur ? Bien entendu, une part de subjectivit sige dans le sentiment dinscurit ou non, certaines mar-cheuses peuvent se sentir plus ou moins laise par rapport dautres. Aussi, lintensit dinscurit pour une marcheuse dpend de certains lieux, quartiers, pays plus ou moins hostiles aux femmes. La marcheuse nest donc pas en inscurit partout, mais il est clair quelle possde une carte men-tale avec les parcours viter, et mme lorsque le danger est inexistant il se peut quelle refuse de parcourir certains lieux par mfiance, par apprhension fabriques par limaginaire collectif.A chaque chelle, quelle soit plantaire ou locale, la marcheuse est plus ou moins en alerte.

    Employant dans ce travail des expriences de marche personnelles, il est probablement intressant de noter que dans ma subjectivit du paysage peru, entre en jeu le fait que je sois marcheuse. Ceci, pouvant par ailleurs expliquer le choix dvaluer le sentiment de scurit durant la marche n1 (P. 37-46).

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    * Prface par Paul Ricur dans Condition de lhomme moderne, Hannah Arendt 1958** Michel Onfray, Thorie du voyage, 2006*** Pierre Sansot, Du bon sens de la lenteur, 1998

    Ou encore, ce fait peut justifier la reprsentation de loption du trajet n3 dans la marche n2 (P. 52-61). Cette diversit doption de trajet est courante chez la marcheuse urbaine en fonction du jour ou de la nuit. Loption n3 fut envisage en cas de parcours de nuit, prfrant par scurit emprunter une rue anime tandis quune rue calme (pourtant pratique de jour).

    Lexprience dhabiter

    Le temps est lun des tmoins de lusage du territoire par le marcheur. La marche lie le corps au territoire par le fait mme de le pratiquer. Si marcher signifie pratiquer, rime-t-il alors avec habiter ? Il faut distinguer le simple fait doccuper un lieu et lacte dy habiter. Or dans pratiquer il y a lide dun savoir-faire, dun art de faire. Et un savoir-faire implique la dure, le temps pass faire. La fonction de lartifice humain, dit Hannah Arendt, est doffrir aux mortels un sjour plus du-rable et plus stables queux-mmes . On ne peut sempcher de penser ici lanalyse de Heidegger sur lacte dhabiter. Cest cet acte qui en dernier ressort trace la ligne qui spare la consommation et lusage *. Ici le terme usage dpasse la simple ncessit et possde en lui la notion de perma-nence, durabilit.Et en effet, la rfrence Heidegger sexplique par ses crits sur limportance d apprendre ha-biter. Pour ce faire, il faut btir partir de lhabitation et penser pour lhabitation. Cette remarque fait ainsi cho la notion dusage, prrequis lhabiter et la vita activa.

    Lacte dhabiter est aussi rattach tymologiquement- lide dhabitude, cest--dire la rpti-tion dans le temps, voire dans le quotidien, dun usage. Ltymologie rapporte dailleurs quentre installer sa demeure dans un endroit prcis, demeurer quelque part de manire rcurrente [] il existe bien videmment une relation intime : chaque fois on a tard. [] Habiter signifie donc tar-der autour du foyer, la manire prhistorique, prs du feu qui rchauffent, loigne du danger des btes et protge des intempries **. Passer du temps et habiter iraient alors de pair.

    Mais pouvons-nous tendre cette ide dhabiter non pas seulement un endroit fixe notion clas-sique de la maison- mais aussi un parcours, un espace dilat ? Sansot formule la question autrement : Est-il assur que circuler soit le contraire dhabiter, que le premier incite la clrit et le second la sdentarit ? *** Et affirme qu Il nous parait possible de dpasser ds maintenant cette opposition du moins dans certaines circonstances. Et il met en lumire en guise de rponse, la notion dhabitude voque plus haut Habiter cest dabord avoir des habitudes tel point que dehors devient une enveloppe de mon tre et du dedans que je suis. Cest pourquoi on peut affirmer que, dune certaine manire, jhabite une ligne de bus, ds lors que je lemprunte chaque jour. ***De la mme manire, nous pouvons dire que nous habi-tons le trajet que nous parcourons chaque jour liant notre maison la bouche de mtro.

    Habiter voque alors bien plus que lacte de dcouvrir un lieu, il se rapporte un usage rpt, une connaissance de lenvironnement frquent. Et ce qui diffrencie le simple passant de lhabi-tant serait la dure dusage.

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    * Michel De Certeau, LInvention du quotidien, I : Arts de faire, 1990* Rachel Thomas, La marche en ville. Une histoire de sens, 2007

    Mais partir de combien de fois, combien de temps, combien de saisons, pouvons-nous parler dhabiter ?

    Habiter est une forme dexpression de soi, une mise en pratique dtre dans lespace par son ap-propriation. Habiter implique quun individu shabituer un espace autant que ce dernier shabi-tue lui. Lhabiter est inhrent lhomme, cest un besoin qui lorsquil est altr provoque un rel mal-tre tant mental que physique- Lme humaine a besoin de sapproprier un espace qui soit comme le prolongement delle-mme et du corps (Simone Weil). Parce que le sentiment dhabiter fait cho au sentiment dappartenance au monde, un territoire, une ville, ou encore une socit, communaut, etc. -Divers facteurs socio culturelles sont considrer dans la possibilit dhabiter.-Michel de Certeau soutient la puissance de lacte de marcher dans sa capacit participer une appropriation de lespace. Il met en relation lacte de parler et lacte de marcher en expliquant que lacte de marcher est au systme urbain ce que lnonciation (le speech act) est la langue ou aux noncs profrs. Au niveau le plus lmentaire, il a en effet une triple fonction nonciative : cest un procs dappropriation du systme topographique par le piton (de mme que le locuteur sapproprie et assume la langue); cest une ralisation spatiale du lieu (de mme que lacte de pa-role est une ralisation sonore de la langue) Il conclut de cette manire, que la marche semble donc trouver une premire dfinition comme espace dnonciation *. La marche, espace dnon-ciation, transforme lespace parcouru en espace habit.

    Rachel Thomas assure que la marche reprsente un enjeu de la durabilit et du renouvellement urbain mais insiste surtout sur le point majeur de son travail de recherche : la marche constitue, dans son essence mme une activit dancrage du piton la ville **. Ses crits sur le sujet font cho la relation entre marcher et lacte dhabiter que nous venons de dvelopper, puisque habiter invoque cette ide dtre ancrer, dappartenir un environnement ici urbain-. Ces ancrages se tra-duisent par le fait dtre urbain et de faire la ville . Elle en dgage 4 registres; lancrage pratique, social, perceptif et lancrage affectif. Son travail de recherche tend mettre en avant la codtermination entre des ambiances architec-turales et urbaines et des pratiques ordinaires. **, elle sintresse au caractre sensuel, quasi charnelle de la marche urbaine. Son travail vise entreprendre une ethnographie sensible de ces expriences dambulatoires .Or dans ltape qui va suivre, la seconde partie de ce mmoire, des expriences personnelles de marche poseront aussi en partie, la question de linteraction entre pratique et ambiances. La marche demeure ici objet dtude et instrument apprhender de la ville, et sa relation avec celle-ci. Parce quexprimenter lenvironnement partir du corps relve du sensible et du paysage peru.

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    *Dictionnaire Larousse, ed.2013

    Conclusion Partie 1

    Marcher cest faire lexprience dtre l, et le rapport au temps implique plus prcisment lexp-rience davoir t l . Le mouvement dmultiplie le l , les lieux, les repres, sont multiples. Et cest par la marche, le mouvement du corps, que ces l se connectent entre eux spatiale-ment et mentalement. Par la marche, lexprience davoir t l impose lchelle non plus dun seul et mme lieu mais lchelle dun parcours ponctu de lieux. Marcher possde une dimension sociale, en fonction de o vous marchez, comment et pourquoi on vous attribuera un statut par-ticulier ; vous serez flneur, promeneur ou vagabond pour dautres. Marcher inclut linteraction entre lhomme et son environnement, et donc aussi lindividu et son monde social, entre moi et les autres. Nous dvelopperons dans la seconde tape de ce travail plus longuement, cet aspect social de la marche ; cest--dire, comment la marche renseigne sur le rapport entre le domaine public et le domaine priv dans la ville. Enfin, marcher se dfini comme lacte dtre au monde et lacte de lhabiter. Par sa pratique, son usage du territoire le marcheur transforme lespace. La traduction sur la ville de cet usage sera d-veloppe plus en dtail dans la seconde partie, o nous tenterons de comprendre la ville travers la marche.

    Dans lexprience de marche n1 (P. 37-46), lun des objectifs tait de tester le sentiment dappar-tenance la ville aprs lavoir parcourue par la marche. Comme nous lavons vu prcdemment pour parler dhabiter ; habitudes, rituels et donc rptitions dusage sont ncessaires. Or le trajet ralis pour la premire fois en marchant tait emprunt via bus depuis 6 mois environ quo-tidiennement. Je peux dire avoir habit cette ligne de bus. Concernant le parcours au sol il en est moins certain, layant emprunt une seule fois seulement. Il aurait fallu le pratiquer plusieurs reprises, diffrents moments de la journe, diverses saisons, etc. Pourtant, le sentiment dappartenance, dattachement, synonymes de lhabiter taient bel et bien prsents et plus prgnants encore aprs lexprience. A quoi explique-t-on cela ? Le parcours dj connu par bus, sest rvl au corps aprs la marche. Le paysage de la ville peru est bien plus complexe par la marche. En effet le corps est immerg dans lenvironnement urbain, il fait appel tous nos sens et ainsi plusieurs types de paysages apparaissent : visuel, sonore, tactile, olfactif. Limmersion totale ancre le corps dans lenvironnement, lintensit des changes entre sujet et es-pace est plus forte par la stimulation accrue des sens. Des visages nouveaux de la ville apparaissent, ceci pouvant expliquer un rapport plus intime la ville. Lexprience charnelle la ville donne lindividu une apprhension plus complexe et plus aboutie de son environnement. Lattachement se dfinit en ces mots : Sentiment daffection, de sympathie ou vif intrt qui lie fortement quelquun, un animal, quelque chose *. Or la marche effectue, tmoigne dun intrt pour la ville et par laction mme a entrain une stimulation des sens et de laffect, et donc cre ce lien entre sujet et ville. En somme, lhabiter initi au pralable par la mobilit en bus quotidienne a t renforc, consolid par la marche.

    Ces paysages sensoriels ajouts aux interprtations individuelles ( ses filtres perceptifs, ses repr-

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    * Juhani Pallasmaa, The eyes of the skin, 2010

    sentations sont minemment personnelles et dpendantes des motivations, des intentions, des projets associs laction ) forment notre propre perception de la ville. La ville perue est invaria-blement subjective.Juhani Pallasmaa dcrit larchitecture au sens large- tel une mdiation entre nous-mme et monde, par laquelle Nous nous identifions cet espace, ce lieu, ce moment, et ces dimen-sions deviennent des parties de notre existence mme. * Larchitecture qui seffectue par les sens , et donc plus largement ; la ville, nexiste rellement quen tant que paysage peru.

  • P A R T I E 2la ville

    par la marche

    Percevoir la villepar la marche

    Subjectivit

    Distances perues versus distances relles

    Rapport au sol

    Dfinition et composition dune ville

    Lire et Dire la ville par la marche

    Dmarches de lecture de la ville : entre subjectivit et intersubjectivit

    De la reprsentation mentale la reprsentation physique

    Les supports de reprsentation

    Conclusion

    P A R T I E 2la ville

    par la marche

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  • Itinraire ralis pieds

    photos prises

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    * Arnaud Piombini, Contexte spatial des ambiances urbaines et usages des lieux, 2013** Dictionnaire de lAcadmie Franaise, 1835*** Jean-Franois Augoyard, Le Dbat, La vue est-elle souveraine dans lesthtique paysagre ?, mai-aout 1991**** Edward T. Hall, La dimension cache, 1971

    Percevoir la ville par la marche

    Subjectivit Paysage urbain multiple

    En parlant de perception La ville passe ainsi du concret au peru, au reprsent, de lobjectif au subjectif *.Et la ville perue est constitue dambiances. Quest-ce quune ambiance ? Comment la mesure-t-on? Lambiance est synonyme datmosphre. Et dun point de vue purement tymologique latmosphre est un nom fminin tir du grec signi-fiant vapeur et sphre. Au sens physique du terme on retrouve cette relation du corps lespace voque prcdemment : Tout fluide subtil et lastique qui enveloppe un corps et en suit les mouvements.**Lambiance est compose dimmatriaux tels que le son, le vent, la lumire, etc., aussi par les mo-tions, ltre du sujet. Il sagit l de configurations complexes o se nouent indissolublement corps et connaissance, objets et sujets. Les ambiances ne sont pas que matrielles, elles engagent en fait une rhtorique pratique des sentiments, des ractions et des attitudes. Il suffit quun visage hostile ou ferm rentre dans une runion pour que latmosphre change. *** .Pour mesurer une ambiance il faut un sujet. Parce que le corps est un instrument de mesure de lespace et du temps . Et la marche est un outil saisir les changements de direction des vents, de la temprature, des sons ***.On peut dire alors que Le paysage nexiste donc qu travers chaque regard * et cette exprience subjective du paysage urbain sinscrit dans divers paysages sensibles.Puis, la culture conditionne galement la rception dinformation, la perception du sujet. Selon les cultures, les individus apprennent ds lenfance, et sans mme le savoir, liminer ou retenir avec attention des types dinformation trs diffrents. ****

    Ainsi dans lexprience de marche n1 (P.37-46), le paysage peru de la ville de Bergen est associ quatre attributs ; le sentiment de scurit, la prsence de nature, lactivit rencontre, et la sen-sation dchelle.Pourquoi ces attributs majoritairement socio-culturels- plutt que dautres ? Ce choix est subjectif, il tmoigne dune construction mentale dun paysage peru. Cette slection de critres marque lintrt personnel port ceux-ci. Ce choix pourrait reprsen-ter une sorte dexigence subjective des sentiments devant natre de la pratique de la ville. Mis en tension, ces attributs mettent en lumire la corrlation entre eux et espaces forts , temps forts et ambiances spcifiques. Pareille un rcit, cette construction de sensations confirme le ca-ractre narratif de lexprience urbaine compose de rebondissements, tensions, relchements. La traverse du tunnel pour pitons constitue un moment extrmement marquant dans le rcit. Il se lit par les graphiques qui lisolent des autres moments (pics maximal ou minimal dans presque toutes les catgories).Ses caractres reprsentent les produits forms partir de perceptions affectives et sensibles. Or ici, les filtres sensuels mis en jeu ne sont pas clairement traduits. Et il aurait pu tre intressant de comprendre comment par exemple les sons participent la perception dun paysage scuris ou

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    * Maurice Merleau-Ponty Maurice, La Phnomnologie de la Perception, 1945** Jean-Franois Augoyard, Le Dbat, La vue est-elle souveraine dans lesthtique paysagre ?, mai-aout 1991*** Rachel Thomas, La marche en ville. Une histoire de sens, 2007

    comprendre comment par exemple les sons participent la perception dun paysage scuris ou non .En effet, dans les modes de reprsentation (photographies, dessins) on lit une place importante accorde au paysage visuel, plutt qu dautres.Pourtant, le paysage sonore participe lui aussi fortement llaboration des intensits des attri-buts choisis. Cest pourquoi, posteriori, on saperoit quune tape manque cette traduction dexprience marche : activit tant sociale que sensible- ; comme des donnes plus brutes sur les paysages sensibles qui renseignent sur le paysage peru global.Lorsquon parle de perception on pense aux crits de Merleau-Ponty sur la Phnomnologie. Cette approche cherche apprhender la perception en tant centre sur le sujet qui peroit. De cette manire, la phnomnologie aspire dfinir ce que signifie voir pour la conscience du sujet. Il met en lumire le fait que percevoir est plus complexe que simplement voir ; La perception des objets nest pas limite prcisment par le champ visuel *.

    Dailleurs Jean-Franois Augoyard dnonce cette souverainet du voir dans la perception du pay-sage **. Lauteur constate que dans ces conditions lindividu devient spectateur de la ville : Le re-gardeur dont lil est rgi par une esthtique de la contemplation devient, au sens tymologique, spectateur. Et ce fait serait daprs lui une consquence de notre culture occidentale et moderne, dont la notion de paysage serait construite partir dune exprience du regard. . On pense alors aux crits de Hannah Arendt, dans lesquels elle prne laction au service de la vita activa- plutt que la contemplation. Augoyard insiste lui alors sur la ncessit de redcouvrir la pluralit des sens, rentr dans le dcor, rinventer le trop connu **.Concernant la mesure de ce paysage sonore elle passe obligatoirement par le sujet, tant donn quil y contribue, il est acteur. Si le monde et lautre peuvent facilement pntrer phoniquement dans ma privaut, voire dans mon corps propre - et les voix de la paranoa tudies en psychopa-thologie disent cette vulnrabilit de lcoute -, en contrepartie je suis dou dun pouvoir sonore potentiellement quivalent. ** Ainsi, plus que la vue, loue opre une relation constante avec son environnement. Le son est prsent mme dans votre sommeil, il vous dborde, vous dpossde.Le rapport quentretien le marcheur au paysage sonore des grandes villes est complexe aujourdhui. Les sons ressemblent plus des bruits, des nuisances. La saturation de sons empche la distinction des uns des autres (Le Breton). Le paysage sonore en ville tend tre qualifi de source de dsa-grment, expos aux nuisances sonores quasi permanentes du trafic urbain, le piton apprhen-derait la ville comme un milieu agressif ***. Cependant, force est de constater que nous sommes capable doprer une mise distance de ces nuisances sonore, par un cran des sens , un refus volontaire de ne plus entendre, de senfermer dans sa bulle. Ce phnomne justifie la non soumis-sion totale du marcheur son entourage sensible, et conforte sa position dacteur de son propre mouvement dans lespace. Composer les sons de la ville, les harmoniser est un challenge relever au vue de limportance du paysage sonore peru par un individu. Le paysage sonore forge lidentit dune ville. Les cartographies sensibles ci-contre rendent compte dun site et de son quartier perus par la marche. Dans le cadre dun projet dtude Berlin, nous avions dcid dapprhender lidentit du site par la marche, larpentage. Le temps pass dans ce quartier nous a permis de rcolter des

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    * Jean-Franois Augoyard, Le Dbat, La vue est-elle souveraine dans lesthtique paysagre ?, mai-aout 1991

    informations cls pour la suite du projet. Sons, matires, vues, histoires dusage, activits, intimit, etc. traduisent un fragment de paysage urbain peru. (Exprience de marche n4, P. 111-115) Le paysage sonore fut lun de nos plus grands centres dintrt. Pour la simple et bonne raison que nous avons t surpris du silence qui habitait le centre du site en contraste au brouhaha environ-nant. Le silence a besoin de son contraste pour tre apprci. Le silence ntait bien sr pas total, mais il y avait une relle mise distance avec la profusion des sons de la ville. Et contrario, nos propres pas rsonnaient fortement dans la ruelle dserte. Des sons qui dans les rues bruyantes sont presque inaudibles, car confondus parmi dautres. De l, est ne notre collection des sons du site et de ses alentours. Nous voulions comprendre cette identit sonore, et par la suite faire natre une proposition spatiale (choix des matriaux au sol, traitement des ouvertures, etc.) et program-matique qui prserve ce contraste sonore voire mme harmonise les sons entre eux.

    On ne peut opposer la logique visuelle la logique sonore parce que le son est partout en termes despace (360), contrairement la vision. *. Et signalons aussi que le paysage sonore dpend du temps ; le son est du temps qualifi. *. Voil peut-tre pourquoi un paysage sonore calme, de faible intensit en termes de dcibels fait appel un ralentissement du mouvement, une pause.

    Cest prcisment cette ouverture au paysage urbain des sons des odeurs, des matires- qui marque la diffrence de perception entre le trajet rsidence-cole en bus et le celui pieds. Dans les mobilits autres dites rapides , cest essentiellement la vue qui est sollicite. Et nombreux exemples tmoignent dune adaptation des paysages urbains ce phnomne. La photo ci-contre (P.50) rvle une domination de la vision et sa consquence sur le paysage. Cette devanture sadresse aux automobilistes, sa grande taille impacte fortement le paysage urbain. Le piton subit ces gigantesques visuels publicitaires qui ne lui sont pas adresss. Il sagit dun paysage urbain motoris, donc visuel hors chelle humaine-. Ce type daction sur lenvironnement participe leffacement du piton. Lexemple le plus frappant, lchelle dune ville, reste Las Vegas. (rfrence Learning from Las Vegas, Robert Venturi).La vitesse de mobilit modifie en profondeur la perception de la ville par la baisse de capacit des sens capter les informations. Laugmentation de la vitesse perturbe le temps de raction du sujet face un vnement. La lenteur, qui caractrise la marche permet dtre plus dispos aux vnements qui ponctuent un parcours urbain. En effet chacun possde un temps de raction face aux manifestations externes. La lenteur dispose le marcheur mieux recevoir et comprendre ces informations, lui donne le temps de les anticiper. Dans un train ou dans une voiture, ou mme bicyclette, la rapidit du mouvement balayent de nombreuses informations, et rendent lindividu moins attentif ce quil se passe. Un phnomne qui en dehors du fait de diminuer les interactions physiques avec la ville et ses habitants est aussi rappelons-le trs souvent source daccidents de la route.

    En rfrence la dimension cache de Edward T. Hall, Jan Ghel dcrit comment les sens agissent sur notre perception de la ville, et rciproquement comment la composition de la ville modifie nos perceptions et donc notre rapport au monde, aux autres. Son intrt porte essentiellement sur les contacts sociaux que peuvent suggrer les situations urbaines.

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    Crdit personnel :Photographie prise pieds, RN3 Seine-Saint-Denis

    Crdit personnel : Photographie prise bord dune voiture, RN3 Seine-Saint-Denis

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    * Edward T. Hall, La dimension cache, 1971** Rachel Thomas, La marche en ville. Une histoire de sens, 2007

    Pour ce faire, il distingue les rcepteurs de distance (yeux, nez et oreilles) des rcepteurs immdiats (peau, muscles). Il qualifie lodorat comme le champ le plus limit. Au-dessus de 2 mtres de dis-tance seules les odeurs fortes peuvent tre senties.Tandis que loue possde un champ de perception trs important, au-dessus de 35 mtres la per-sonne peut toujours entendre dautres individus crier.

    Dans les rues une distance spare les marcheurs des uns des autres. La distance entre les individus La bonne distance ? Daprs les travaux dEdward T.Hall*, le champ visuel social est compris entre 1 100 mtres. A partir de 20 mtres de distance on distingue lhumeur et la posture de lautre, et entre 1 3 mtres une conversation est possible.Exprimenter la ville cest parcourir des espaces qui offrent lopportunit de sisoler ou daller au contact des autres. La possibilit de choisir entre solitude et multitude. La sparation entre la sphre publique et prive a dtruit toute ide de graduation entre lisolement et le contact.

    De cela, on peut russir comprendre comment favoriser des contacts sociaux, la communication en fonction des distances qui sparent les individus. Donc, mme si prcdemment nous avons mis laccent sur le problme que pose la souverainet du paysage visuel au dtriment des autres paysages sensibles-, cela ne signifie pas que la vue ne doit pas tre considre. Son rle est fondamental dans la marche. En effet, la vue sert au marcheur cerner lespace, projeter des obstacles et donc anticiper sa direction, visualiser des points de repres. Or nous avons vu dans la premire partie que cette visualisation mentale favorisait la m-morisation des lieux, voire son attachement. Et enfin, par le fait de pouvoir voir le mouvement des autres pitons et dtre vu par ces derniers, la vue est un vecteur de rgulation de la sociabilit urbaine **. Les odeurs et les sons apparaissent comme des informations diffuses dans le paysage urbain et donc en termes de repres sont peu fiables. Mais cela entre, soulignons-le encore une fois, dans un cercle vicieux. En effet, cette situation conforte le fait de mettre en avant la visibilit parce quelle est plus simple et efficace, or cette situation est justement d cette domination du paysage visuel encourage par la socit-.

    Dans le sujet qui va suivre, la domination du paysage visuel sera clairement expose. Nous verrons comment notre rapport au sol dans la ville ici un quartier de Paris- est conditionn par des obs-tacles visant sparer les flux et la signaltique associe. Notre vue est happe par ses objets qui dictent nos trajectoires. La marche obit un code de la circulation pitonne strict. Pour ceux et celles qui la pratique, il sagit davancer dans les flux engendrs par la ville tout en vitant les colli-sions. **

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    * Jan Ghel, Life between buildings, 2001** Rfrence lanalyse squentielle, grille smantique des rues daprs De Wolf, 1963

    Distances perues versus distances relles

    Lexprience de marche n2 (P.52-61) dcrit trois options de trajet liant un point A un point B : du parc des Buttes Chaumont la Place des Ftes. Ces deux espaces publics, diffrents par leur forme, fonction, esthtique et histoire, sont tous deux emblmatiques