Mémoire Mise en scène d'opéra

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UNIVERSIT PARIS-SORBONNE UFR DE MUSIQUE ET MUSICOLOGIE

LESPACE SONORE : METTRE EN SCNE DER RING DES NIBELUNGEN DE RICHARD WAGNER (1951-2010)

MILIE RAULTMMOIRE DE MASTER 2 PRPAR SOUS LA DIRECTION DE MME SYLVIE DOUCHE

JUIN 2011

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LESPACE SONORE : METTRE EN SCNE DER RING DES NIBELUNGEN DE RICHARD WAGNER(1951-2010)

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UNIVERSIT PARIS-SORBONNE UFR DE MUSIQUE ET MUSICOLOGIE

LESPACE SONORE : METTRE EN SCNE DER RING DES NIBELUNGEN DE RICHARD WAGNER (1951-2010)

MILIE RAULTMMOIRE DE MASTER 2 PRPAR SOUS LA DIRECTION DE MME SYLVIE DOUCHE

JUIN 2011

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Remerciements

Je remercie trs sincrement tous ceux qui, sans mnager leur peine, mont, en diverses occasions, apport leur aide. Pour son soutien permanent, je remercie humblement Sylvie Douche. Enfin, je tiens remercier ma famille et mes amis (Isabelle en particulier), sans lesquels ce mmoire naurait pas vu le jour. Je ddie ce mmoire mon pre.

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INTRODUCTIONJuillet 2007. Dans la cour ensoleille dun de ces ravissants difices qui font le charme de la vieille ville dAix-en-Provence, une trentaine dindividus accabls par la chaleur attendent patiemment larrive de Stphane Braunschweig, invit parler de sa mise en scne de Die Walkre, joue la veille au Grand thtre frachement inaugur loccasion du festival dart lyrique. Enfin apparu, le metteur en scne prononce quelques mots de remerciement puis, non sans laisser transparatre une certaine nervosit, se tait, attendant les questions de lauditoire. Premire question : Monsieur Braunschweig, dans La Walkyrie de Richard Wagner, Brnnhilde est sense sendormir sur un rocher. Or, dans votre mise en scne, il ny a pas de rocher mais trois chaises. Pourriez-vous mexpliquer votre choix ? Dailleurs, les chaises ne sont pas entoures dun vrai feu mais de projections de flammes sur le mur. Siegfried ne pourra donc pas accomplir son exploit de traverser le feu, qui devrait logiquement paratre infranchissable. Comment ferez-vous alors dans Siegfried ? Seconde question : Jai beaucoup aim votre travail, et jaimerais savoir comment vous comptez aborder dans Siegfried les scnes plus musicales, comme le dernier acte, o pour ainsi dire, il ne se passe pas grand-chose. Un an plus tard, une jeune Allemande stonne de la question que je posai alors moi-mme M. Braunschweig propos de son Siegfried : Puisque, selon vos propres mots, Brnnhilde est en fin de compte assez due face au caractre relativement primaire de celui qui la rveille, comment peut-elle tout de mme aimer Siegfried ? . La jeune femme, trs gentiment, me rpond elle-mme : Mais chez nous, en Allemagne, les choses sont beaucoup plus simples. Brnnhilde, elle aime Siegfried, parce quil est beau, il est grand, il est fort ! . Il nest absolument pas question ici de juger de la qualit de ces interrogations, mais seulement de montrer que le dbat propos de la mise en scne des drames wagnriens est toujours ouvert, que lon est encore loin de tout consensus, comme en tmoignent dailleurs les clats simultans dapplaudissements et de hues que lon peut entendre chaque anne au festival de Bayreuth.

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La mise en scne des drames wagnriens suscite des polmiques depuis leurs dbuts, Wagner ayant lui-mme toujours t insatisfait des reprsentations de ses uvres1. Adolphe Appia, Wieland Wagner, mais aussi Pierre Boulez, Patrice Chreau, Pierre Strosser pour ne citer que les plus scandaleusement reus ont contribu riger ces msententes au rang de tradition, tradition qui, daprs Wieland Wagner, trouve son origine dans la musique mme du matre. Ce grand rvolutionnaire de la mise en scne dopra explique :Et ainsi nous sommes arrivs au plus grand scandale de Wagner, de sa musique, ou mieux encore : des effets de celle-ci. [...] Lappel au sentiment qui sexhale de la musique de Wagner nest-il pas trop fort ? Au sens thique, Wagner, dans ses uvres, sadresse au cur et lintelligence, et cependant il agit presque exclusivement sur le sentiment. [...] Wagner a donn un thtre sauvage, non domestiqu. [...] Sa musique charrie au loin tout ce qui constitue le moi, ce qui, entre parenthses, donne souvent du fil retordre au metteur en scne. Et cest galement le cas lors dune excution imparfaite de sa musique2.

Au cur de cette problmatique : les quatre opras qui constituent Der Ring des Nibelungen ou La Ttralogie. Cest le pome de ma vie, de tout ce que je suis et de tout ce que je sens 3 crit Richard Wagner dans une lettre de 1852 Franz Liszt. Cest luvre par laquelle le compositeur voulut cristalliser ses thories, systmatisant le procd du leitmotiv au service du mythe4. Cest pour la reprsentation du Ring que Wagner a fait construire son fameux Festspielhaus qui devait imprativement dtruire toute barrire entre la scne et le spectateur. Le public, plong dans le noir pour la premire fois, se sentirait alors happ par la force magique du drame lyrique. Or, cette magie ne pouvait et ne peut encore oprer que lors de la reprsentation de luvre. Et lon pourrait dire quil sagit l du plus grand dfi laiss par le matre de Bayreuth. Comment porter la scne et la fosse la hauteur dune uvre aussi complexe que la Ttralogie ?

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Romain Rolland : Malwida von Meysenburg ma racont quaux ftes de 1876, Bayreuth, tandis quelle suivait attentivement dans sa lorgnette une scne du Ring, deux mains sappuyrent sur ses yeux, et la voix de Wagner lui dit, impatiente : Ne regardez donc pas tant, coutez ! ... cite dans Pierre Flinois, Les premiers pas : la Ttralogie de 1877 1896 , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, Paris, ditions de la Revue Opra, 1976, p. 29 ; ou encore Jai cr lorchestre invisible, si je pouvais maintenant inventer le thtre invisible ! , cit par Wieland Wagner dans son tude Tradition et re-cration , Actualit de Wagner, Bayreuth, ditions de la Festspielleitung, 1952, p. 231. 2 Wieland Wagner Richard Wagner : un ternel scandale ; Entretien entre Wieland Wagner et Walter Panofsky Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, 22, Paris, Seuil, 1976, p. 115. 3 Richard Wagner, Lettre de Richard Wagner Franz Liszt, 1852 , Correspondance, Paris, Gallimard, 1943, p. 27. 4 Mme si, comme Wieland Wagner le souligne dans cette mme interview avec Walter Panofsky : linventeur du mot leitmotiv doit avoir t le commentateur de Wagner, Hans von Wolzogen . 10

Il nest pas surprenant que Claude Lust, dans son fameux ouvrage Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, dclare : cest naturellement sur le Ring que vont tout dabord se centrer les recherches de Wieland Wagner et qui restera continuellement luvre de rfrence 5. Der Ring des Nibelungen, si souvent associ au terme ambigu d art total (Gesamtkunstwerk) prsente un rel dfi pour le metteur en scne, non seulement parce quil sagit de luvre centrale de Richard Wagner, miroir pique quil dsirait prsenter lhumanit6, mais aussi parce quelle comporte une imagerie ferique inscrite dans les indications prcises laisses par le compositeur dans sa partition, imagerie difficile reprsenter au thtre (filles du Rhin, nains, arc-en-ciel, feu, fort, dragon, oiseau, etc.). Comment porter la scne un Wurm (ver) menaant sans sombrer dans le ridicule ? La critique mordante de Claude Lust propos de la mise en scne dun autre opra La Flte enchante de Mozart par Felsenstein rsume parfaitement les difficults engendres par une telle imagerie lopra7. Doit-on accepter le ridicule quil dcrit sous prtexte de fidlit 8 absolue au compositeur, compositeur qui laissa effectivement tant dindications naturalistes pour le droulement scnique de son Bhnenfestspiel9 ? Wieland Wagner, face un Bayreuth fig dans la tradition du respect religieux des instructions laisses par le matre, tradition entretenue depuis le rgne de sa grand-mre Cosima (la femme de Richard Wagner), prend position :Le point de dpart de cette polmique ne peut tre que la question de savoir si, dans la totalit de luvre wagnrienne, les indications scniques si souvent cites ont la mme importance que la musique et la posie et si Wagner considrait ces prceptes de mise en scne et de dcor comme des obligations pour les gnrations futures. Lauteur reste muet face ces problmes dinterprtation, qui sont dune importance majeure pour la pratique thtrale. Des notices authentiques peine suffisantes, que les augures citent dhabitude ce propos, concernent des cas particuliers et ne peuvent par l mme revtir aucune signification de principe. cet gard il nexiste pas de dernires volonts engageant le monde posthume10.

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Claude Lust, Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, s.l., La Cit, 1970, p. 95. Terme employ par Wieland Wagner in Geoffrey Skelton, Wieland Wagner: the positive sceptic, London, Gollancz, 1971, p. 178. 7 Claude Lust, Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, op. cit., p. 53. 8 Jean-Jacques Nattiez, Ttralogies, Wagner, Boulez, Chreau : essai sur linfidlit, Paris, Christian Bourgeois, 1983. 9 Peut tre traduit littralement par festival de la scne . 10 Wieland Wagner, Denkmalschutz fr Richard Wagner ? , Richard Wagner und das neue Bayreuth, Mnchen, Paul List Verlag, 1962, p. 231, Ausgangspunkt dieses Streitgesprches kann nur die Frage sein, ob im Gesamtwerke Wagners die vielzitierten szenischen Angaben denselben Rang einnehmen wie Musik und Dichtung und ob Wagner diese Regie und Bildvorschriften auch ber seinen Tod hinaus fr knftige Generationen als verbindlich betrachtete. Der Autor selbst schweigt zu diesen fr die Praxis wesentlichen Interpretationsproblemen. Sehr sprliche authentische Bemerkungen, die in diesem Zusammenhang von den Auguren zitiert zu werden pflegen, beziehen sich auf spezielle Flle und knnen deshalb keine grundstzliche Bedeutung haben. Einen verbindlichen "letzten Wille" in dieser Beziehung gibt es nicht , traduction de Gisela Tillier, Wagner : un monument class ? , in Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit., p. 95. 11

Le compositeur lui-mme ne stant ainsi pas rellement prononc sur la notion de fidlit son uvre en gnral, la question de la conception de lart de la mise en scne du drame wagnrien se pose lgitimement. Et plus prcisment, puisquAdolphe Appia soutient que les principes mmes de la mise en scne, pour chaque uvre en particulier, ne sont dtermins que par cette uvre elle-mme 11, la question de la conception mme de la mise en scne du Ring12 peut alors se poser. Il nexiste pas dcole de la mise en scne dopra, expliquant la vitalit cratrice et critique qui lui est rattache, laissant ce mtier assez libre et donc propre aux exprimentations. La diversit des reprsentations auxquelles tout spectateur peut assister tmoigne de ce vent de libert qui ne cesse de souffler sur la mise en scne de la Ttralogie depuis le Neue Bayreuth de Wieland Wagner : la scne wagnrienne se prte autant lart dun Robert Wilson que dune Ruth Berghaus ou dun Harry Kupfer. Certes, ceux-ci sont loin de faire lunanimit, mais au del du got et de la sensibilit de chacun, il est peut-tre dabord question de savoir si le spectateur est bien face une mise en scne dopra. Or, cet art, quel est-il ? Plusieurs personnalits du monde musicologique se sont penchs sur ce sujet : Isabelle Moindrot, dans son tude La reprsentation dopra13, a tent de formuler une dfinition de cet art hybride, quand Michel Guiomar a consacr sa carrire en tudier les potentialits. Claude Lust, lui, dans son Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique14 tudie la mise en scne telle que le petit-fils de Wagner la concevait, et en conclut quil sagit l du seul exemple de mise en scne dopra dans lHistoire. Je me propose de prolonger leur travail, cest--dire de mengager dans le chemin quils ont trac et qui aborde les antinomies inhrentes lopra antinomies qui gagneraient, encore aujourdhui, tre mieux apprivoises. Je me pencherai sur une uvre en particulier : Der Ring des Nibelungen de Richard Wagner qui, comme je lai dit plus haut, est au centre des msententes et qui appelle donc une tude de leurs origines, ainsi que de leurs effets. De nombreux hommes de thtre sintressant de nos jours lopra wagnrien (la plupart des metteurs en scne sont issus du milieu thtral), jai pens qutudier la mise en scne du drame lyrique du Ring avec une approche musicologique pourrait savrer une exprience convaincante. Ma problmatique sera la suivante : au del de la simultanit quimpose la reprsentation entre le jeu orchestral et celui du chant sur11 12

Adolphe Appia, uvres compltes (IV), 1921-28, Lge dHomme, 1992, p. 265. Jean-Jacques Nattiez, Ttralogies, Wagner, Boulez, Chreau : essai sur Christian Bourgeois, 1983. 13 Isabelle Moindrot, La reprsentation dopra, Paris, PUF, 1993. 14 Claude Lust, Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, op. cit. 12

linfidlit,

Paris,

scne tous deux ainsi forcs de suivre le mme tempo et limits par les mmes barres de mesure quels rapports llaboration dune mise en scne de Der Ring des Nibelungen peut-elle mettre en lumire entre ce quentend et ce que voit le spectateur ? Mon but nest pas dvaluer la qualit des diverses mises en scne de la Ttralogie que lon a pu voir depuis la rvolution Wieland Wagner , que je pose comme base de ma chronologie, mais plutt dtudier les divers moyens mis en uvre par les metteurs en scne au service de ce que Wieland Wagner considrait comme the most topical and modern of living dramas 15. La mise en scne dopra sapparente une mosaque qui aurait laudace de runir plusieurs arts en un seul : posie, thtre, chant, musique instrumentale, autant de paramtres quil semble aussi ardu dtudier de manire cohrente que den raliser la fusion lors dune reprsentation. Comment procder ? Il nexiste pas de mthode dans le domaine de la mise en scne dopra comme il en est de lart du comdien. Stanislavski donna naissance au Method Acting encore enseign non seulement dans lActors Studio qui cra tant de lgendes du grand cran, mais encore dans la quasi totalit des coles de thtre contemporaines. Si, en comparant le jeu de Marlon Brando avec celui dAl Pacino on peut voir une base commune celle de lide de la construction dun personnage grce la mmoire sensible quon lui cre il est difficile de comparer les travaux de Wieland Wagner avec ceux de Patrice Chreau. Certes, aujourdhui, on peut dire de certaines mises en scne quelles se ressemblent, mais cette ressemblance relve plus des thmatiques rcurrentes choisies comme cadre (transposition de lunivers des personnages une priode contemporaine, dcors dconstruits, remise en question de luvre grce une lecture socio-politique, etc.) plutt que dune technique prcise et commune. Une des plus grandes difficults de la prsente tude dcoulera certainement de ce constat : puisque les mises en scne sont si peu unifies, comment pourrait-on envisager de les tudier laide dun unique modle danalyse ? De plus, choisir une uvre aux dimensions aussi importantes que la Ttralogie et ltudier du point de vue de la perptuelle mouvance de la mise en scne est lvidence une gageure ambitieuse. Une des premires tape de ma recherche constituer un corpus bibliographique autour de luvre wagnrienne pose un certain nombre de difficults en soi, dans la mesure o il existe une quantit infinie dtudes portant sur les travaux de Richard Wagner (en commenant par celles du compositeur, pour le moins denses et volumineuses).15

Geoffrey Skelton, Wieland Wagner: the positive sceptic, op. cit., p. 178, le plus topique et le plus moderne des drames vivants , cest nous qui traduisons. 13

Le choix mme dune traduction particulire du Ring en franais au profit dune autre constitue une tape difficile franchir : le nombre des traductions est consquent et entrane donc une indcision certaine. La traduction que jai, aprs moult hsitations, choisie de suivre tout au long de mon tude (avec quelques infidlits, quand dautres traductions semblent plus clairantes), est celle dAlfred Ernst16. Celle-ci est, je le concde, quelque peu date et trahit parfois le sens premier du texte en prenant une licence potique trop importante. Toutefois, cet aspect archasant sapparente de trs prs celui dont Wagner avait fait usage en crivant son pome du Ring. Jexpliquerai les implications dun tel choix de la part du compositeur dans le corps de mon tude. De nombreux auteurs ont tudi les uvres des grandes personnalits du monde de lopra de ces soixante dernires annes (cest dans les annes 1950 que la rvolution wielandienne survint) : Christian Cheyrzy a beaucoup crit sur Wieland Wagner (avec une approche plus thorique que celle de Claude Lust), Jean-Jacques Nattiez fut linvestigateur attitr des travaux de Patrice Chreau, Frdric Maurin a compos un trs bel ouvrage propos de la pense de Robert Wilson17. Par ailleurs, certaines mises en scne du Ring en particulier ont fait couler beaucoup dencre (je pense par exemple la Ttralogie du centenaire), alors que dautres ont sombr dans loubli (on a trs peu crit propos du Ring de Stphane Braunschweig). Zones dombre et de lumire saccumulent alors, la varit dtudes et de critiques savrant aussi intressante que dstabilisante. Les axes danalyse sont chaque fois diffrents, sadaptant la mthode du metteur en scne dont il est question, sachant que cest peut-tre cette mme varit qui contribue heureusement sauver lopra du destin dart-muse . Toutefois, en se concentrant sur luvre dun metteur en scne ou dune reprsentation en particulier, peu de place est laisse la comparaison, dont les fruits pourraient pourtant mieux esquisser le visage du monde de lopra tel quil fut hier, et tel quon le voit aujourdhui. Je tenterai donc, en voquant diverses mises en scne et les travaux thoriques quelles ont inspirs au cours de mon tude, de les mettre en relation pour former une vision densemble et dgager certains facteurs communs. Face au choix particulirement vaste de documents, je me propose donc de rduire mon champ dtude autour de trois axes principaux seront les suivants : dans un premier temps, ltude de la nature musicale, textuelle et dramatique du Ring, afin de dlimiter le rapport que cette uvre entretient avec16

Cette traduction est extrmement rpandue en France, on peut la trouver dans sa totalit aux ditions Schott (1900) et Hachette (1910). 17 Voir Christian Cheyrzy, Essai sur la reprsentation du drame musical : Wieland Wagner in memoriam, Paris, 1998 ; Jean-Jacques Nattiez, Ttralogies, Wagner, Boulez, Chreau : essai sur linfidlit, op. cit. ; Frdric Maurin, Robert Wilson, le temps pour voir, lespace pour couter, Arles, Actes Sud, 2010. 14

la mise en scne. Je nai pas lintention deffectuer une tude approfondie de la Ttralogie (une tche passionnante, mais trop vaste pour les limites de mon mmoire), mais un bref nonc du matriau avec lequel le metteur en scne peut travailler et des pistes quil peut choisir de suivre pour que ces trois journes prcdes dun prologue saccomplissent en tant quuvre dart vivant. Dans un second temps, je morienterai vers les travaux de Wieland Wagner dont on a souvent dit quil fut le premier vrai metteur en scne dopra18. Luvre de Wieland a systmatiquement t admire pour son sens de lunit au sein du chaos de la cosmogonie wagnrienne : je me poserai alors la question des causes et du sens de cette russite ou impression de russite. Concernant ce deuxime chapitre qui relve beaucoup du domaine de lHistoire, je mappuierai, dfaut dtre ne lpoque de la rvolution wielandienne, sur une majorit de sources secondaires, sur des comptes rendus, des critiques, des dclarations dintention. Toutefois, ce corpus sera enrichi dun apport considrable : celui des enregistrements vidos faits du vivant de Wieland Wagner propos de ses mises en scne et, surtout, ceux de ses reprsentations. Certes, ceux-ci sont en noir et blanc et viennent donc dtruire le travail si capital du metteur en scne en matire de couleur et dunit lumineuse. Je tenterai alors dtudier ses travaux au travers dun prisme diffrent : Wieland ne sappuyait pas uniquement sur la lumire pour donner sens une scne, il faisait entrer en jeu dautres paramtres de la gestion de lespace, et ce de manire dterminante. Jajouterai enfin que si je voulais au dpart passer directement de lexamen de la partition du Ring (dans loptique de la reprsentation scnique) ltude des mises en scne de Wieland Wagner captures par la vido et ainsi mappuyer sur des sources plus matrielles, il ma rapidement fallu me rendre lvidence : je ne pourrais expliquer luvre de Wieland Wagner et sa force quen la replaant dans son contexte. Il me faudra donc tablir avant tout quels taient les enjeux lis au Ring lorsquil le mit en scne pour la premire fois Bayreuth. Concernant mon troisime chapitre, louvrage de Christian Merlin propos de la question du temps dans la dramaturgie wagnrienne19 a su morienter vers lide dun axe danalyse susceptible de runir toutes les facettes de cet art clat : lanalyse du temps, qui rgne par son expression musicale et domine lespace soumis une temporalit fluctuante. Adolphe Appia crit en effet que non seulement la musique donne au drame llment

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Wieland Wagner a fait natre ce qui tait rest jusqualors sinon inconnu, du moins embryonnaire, la mise en scne dopra. , Claude Lust, Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, op. cit., p. 14. 19 Christian Merlin, Le temps dans la dramaturgie wagnrienne : contribution une tude dramaturgique des opras de Richard Wagner, Bern, P. Lang, 2001. 15

expressif, mais elle fixe aussi premptoirement la dure ; on peut donc affirmer quau point de vue reprsentatif la musique est le Temps. [] 20. Au cours de mes lectures, je me suis ainsi rendue compte du rle que joue la musique au sein mme dune uvre dans limpression de polymorphie de lopra. Mettre en scne le Ring, cest prsenter une succession despaces et de temps aux qualits variables et dont le dialogue influe sur la mtamorphose de lun, puis de lautre. Dcor, gestes et dplacements doivent tre redfinis dans lespace envahi par un temps fluctuant au gr de la partition. Comment les metteurs en scne sadaptent-ils cette restriction ? La scne se plie-t-elle une telle dictature ? Une analyse adapte chaque type de temps musical et scnique pourrait venir rpondre cette question. Louvrage de Christian Merlin, autant que ceux que jai mentionns ci-dessus seront donc susceptibles de mouvrir la voie vers des mthodes adaptes un sujet dtudes dune ambivalence somme toute difficile surmonter, mais qui est aussi, encore aujourdhui, une des sources essentielles de la richesse du monde de lopra.

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Adolphe Appia, uvres compltes (IV), 1921-1928 : La mise en scne du drame wagnrien, op. cit., p. 264. 16

NAISSANCE DU RING : DE LIDE LA SCNE

1) Quelques remarques sur la partition du Ring.1.1) LES ENJEUX DU TEXTE 1.1.1) De la difficult de la reprsentation dopra Le spectacle lyrique constitue une forme composite, un carrefour de genres divers, ainsi quun agglomrat de conditions artistiques et commerciales la fois. Et cest cela aussi que sont dues les difficults de sa russite. [...] Lorsquon pense encore une fois aux obstacles de toutes sortes quune telle laboration doit rencontrer chaque instant, lide dun thtre lyrique de qualit suprieure ne devient-elle point une vaine chimre ? 21. Il est admis que mettre en scne un opra, et plus forte raison un drame wagnrien comme le Ring, ne constitue pas une tche de tout repos. Les enjeux commerciaux auxquels sont confrontes les maisons dopra poussent souvent des compromis qui se font au dtriment des choix artistiques du metteur en scne : Stphane Braunschweig a ainsi avou quen apprenant que Ben Heppner lui avait t impos comme Siegfried par la direction du festival, il avait d remanier entirement sa conception du personnage, en raison des caractristiques physiques du chanteur. Dans lre actuelle, o le ralisme cinmatographique est tout puissant, et la beaut des acteurs canonique, il tait en effet impossible de faire semblant que le Siegfried de Ben Heppner eusse pu tre le Siegfried beau, grand et fort rv par la jeune femme de la confrence dAix-enProvence22. Do la solution de bcheron canadien [...] qui "dboule" dans cette histoire 23 choisie par Brauschweig pour servir au mieux son personnage, solution qui permettait en effet de mieux surmonter la difficult. La grosse chemise carreaux la canadienne dont Ben Heppner tait revtu ainsi que le refus de toute tentative dincarner un quelconque sducteur charismatique vitait de sombrer dans le conventionnel, o le spectateur aurait admis le potentiel magntique et charmeur du Siegfried de Ben Heppner, sans pour autant y croire une seconde, peinant surmonter le ridicule de la situation. Claude Lust dnonce lorigine de cet cueil :21 22

Ren Leibowitz, Les Lucifers du thtre , LArc, op. cit., p. 47. Voir la premire page de lintroduction de la prsente tude. 23 Stphane Braunschweig, La Ttralogie de Wagner ou la mise en scne totale , tudes, Paris, ditions tudes, 2009, p. 227. 17

Ainsi les faiblesses des mises en scne dopra nchappent personne, pas mme aux fanatiques des gloires du chant ou aux critiques. Mais, et l commencent les prjugs, ces faiblesses seraient inhrentes au thtre lyrique. Pour goter une reprsentation dopra, il faudrait admettre un certain nombre de conventions . Et tout dabord, lacteur chante au lieu de parler, ce serait l la premire convention. Il en dcoulerait alors une multitude dautres, et on en viendrait admettre un thtre o lacteur serait inexpressif et maladroit voire franchement ridicule, une action qui se droule sans progression apparente ou mme de manire incohrente24.

Lexemple de Ben Heppner est aussi li ce que Ren Leibowitz considre comme lentrave majeure la ralisation dune relle unit esthtique de reprsentation : labsence dune troupe de chanteurs stable choisie par un metteur en scne (avec lappui du chef dorchestre et/ou du directeur de la maison dopra) pendant un temps dpassant la simple saison lyrique.Le handicap fondamental dont souffrent le plupart des thtres lyriques, cest labsence de troupes de chanteurs stables dun niveau lev [...] aujourdhui, certains parmi les thtres les plus renomms dpendent pour ainsi dire entirement des artistes de passage, que lon nomme artistes en reprsentation . Le rsultat point nest besoin dtre expert pour le constater est gnralement fort loin dtre satisfaisant. Venue des quatre coins du monde, une troupe recrute mme parmi les meilleurs chanteurs du moment manque forcment dhomognit [...]25.

Cent pages ne suffisent pas pour faire la liste de toutes les difficults lies llaboration dune reprsentation dopra. Et pourtant, la liste dattente pour assister une reprsentation Bayreuth stend sur plusieurs annes, ce qui prouve dune part que la direction du Festspielhaus comme tant dautres dans le monde estime que les metteurs en scne sont prts relever le dfi, et dautre part que les spectateurs portent en eux une foi en laccomplissement du miracle renouvel de lopra.Lorsque lon tente, sur la scne actuelle, de donner forme au thtre musical-archtype de Wagner, le schma de dcors et de mouvements devenus strile au cours dun sicle ne saura tre relay que par un travail intellectuel de recration osant retourner aux mres lgendes originales donc aux origines de luvre. Cest partir de ce foyer que luvre devra toujours tre re-cre travers le dchiffrage des hiroglyphes et des chiffres que Wagner a lgus aux gnrations futures. Chaque reprsentation est une tentative dans ce chemin vers un but inconnu26.

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Claude Lust, Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, LArc, Aix en Provence, LArc, 1965, n 27, p. 40. 25 Ren Leibowitz, Les Lucifers du thtre , LArc, op. cit., p. 52. 26 Wieland Wagner, Denkmalschutz fr Richard Wagner ? , Richard Wagner und das neue Bayreuth, op. cit., p. 232, An die Stelle eines in hundert Jahren steril gewordenen Bild und Bewegungsschemas kann bei dem Versuch, Wagners archetypischem Musiktheater auf der Bhne unserer Zeit Gestalt zu geben, nur die nachschpferische geistige Leistung treten, die den Gang zu den Mttern also zum Ursprung des Werkes wagt. Von diesem Kern aus wird das Werk durch die Entzifferung der Hieroglyphen und Chiffern, die Wagner zuknftigen Generationen in seinen Partituren als Aufgabe hinterlie, immer neu gestaltet worden mssen. Jede Auffhrung ist ein Versuch auf diesem Wege zu einem unbekannten Ziel , traduction de Gisela Tillier, Wagner : un monument class ? , in Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit. p. 95. 18

Cette dclaration de Wieland Wagner laisse entrevoir un espoir : le metteur en scne qui dcide demprunter ce chemin part, malgr tous les obstacles, avec un certain nombre de chiffres , de hiroglyphes ou de clefs qui, sils ne permettent pas den entrevoir la destination, en balisent la trajectoire. Quels seraient ainsi les outils fondamentaux que le metteur en scne du Ring trouve au dbut de son voyage ? Au dpart, la partition. Le metteur en scne peut y trouver luvre ltat brut, cest--dire le texte, la musique, et les indications scniques laisses par le compositeur. Le texte, ou pome, fut rdig par Richard Wagner lui-mme, avant de procder la composition de la musique. Il sinspire du mythe du chant des Nibelungen, lgende mdivale des peuples dEurope du Nord, qui, comme le souligne Brnice Reynaud dans son article LAnneau du Nibelung : du mythe lintention musicale , dans sa version islandaise, prsentait le double avantage dtre un chant mdival et une pope nationale 27. Avant de me pencher davantage sur la question du mythe et de son contenu, il me semble important de parler du texte lui-mme, notamment traitement particulier que Richard Wagner a accord aux mots et leurs sonorits. 1.1.2) Le pome Dans son sketch humoristique visant raconter le Ring dune manire accessible aux non-initis , Anna Russell joue au piano le thme dAlberich tout en chantant le texte de sa premire scne, lorsquil se plaint des roueries des filles du Rhin : Garstig glatter glitschriger Glimmer ! Wie gleit ich aus ! Mit Hnden und Fssen nicht fasse noch halt ich das schlecke Geschlpfer ! Feuchtes Nass fllt mir die Nase : verfluchtes Niesen !28 Elle conclut : Well you can see hes excessively unattractive 29. Lclat de rire gnral que lon peut entendre lcoute de lenregistrement de ce sketch montre bien quelle avait touch l un point sensible : le caractre mimtique du texte littraire wagnrien. Laccumulation de consonnes sifflantes, gutturales et nasales permet de dfinir Alberich comme un personnage agressif et rampant ds les premiers instants qui suivent son apparition. De la mme manire, les onomatopes coulantes et volatiles des filles du Rhin (Weia ! Waga ! Woge, du Welle ! walle zur Wiege ! Wagalaweia ! Wallala weiala27

Brnice Reynaud, LAnneau du Nibelung : du mythe lintention musicale , Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op.cit., p. 40. 28 Richard Wagner, Rheingold, Acte I, scne 1, Roc gluant de glaise glissante ! Combien je glisse ! Des mains et des pieds je ne puis maccrocher ce sol qui mchappe ! Leau minonde les narines : toux maudite , traduction dAlfred Ernst. 29 Eh bien vous pouvez pouvez constater quil est excessivement repoussant , cest nous qui traduisons. 19

weia !30) leur dessinent une silhouette sonore au mme titre que les fameux Hoyotoho des Walkyries. On remarquera que ces onomatopes, signifiants sans signifis pr-dfinis, mais pourtant plein de sens puisque si reprsentatifs des personnages qui les chantent, sont noncs loccasion de la premire apparition des personnages dans les deux cas : les filles du Rhin la premire scne de Rheingold, Brnnhilde seule au dbut du IIe acte de Walkre, puis toutes ses surs la chevauche culte au dbut du IIIe Acte. Ces onomatopes ne sont pas des accidents secondaires. La stabreim (cet art particulier de manier les allitrations) dessine dans le chant wagnrien un langage intermdiaire primordial, entre la musique et le mot, traitement Mallarmen31 de la voix humaine qui se voit renforce en tant que vecteur purement potique. Dans le Ring, les langages se croisent donc, le mot est musicalis cest--dire considr comme musical, et non juxtapos arbitrairement la musique. On a beaucoup reproch Wagner davoir utilis un allemand archaque : si le compositeur a effectivement fait le choix dutiliser des mots dsuets dans son livret, ctait encore une fois pour acqurir la distance ncessaire la potisation de la langue parle. En loignant le signifi du langage courant, il atteignait un signifiant assez puissant pour se lier la musique. Inversement, il smantise cette dernire au moyen du leitmotiv, de manire la mettre la porte du mot. 1.1.3) Le leitmotiv par lexemple Cest en tudiant la partition musicale de luvre que Wieland Wagner constate limportance du personnage de Loge dans la Ttralogie32. Linterprtation de Loge, sa faon dapparatre comme un personnage mettre au premier plan, viennent de certains passages de la partition de Rheingold concernant Loge , et surtout des indications musicales de la partition, qui donnent rflchir 33, a-t-il crit dans le programme du Rheingold de 1951.

30 31

Ibid. propos du rapport du parallle entre Stphane Mallarm et Wagner Richard et Wieland , voir Christian Cheyrzy, Essai sur la reprsentation du drame musical : Wieland Wagner in memoriam, op. cit., p. 81-89. 32 Lire le long dveloppement de Claude Lust ce sujet dans Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, op. cit., p. 97-103 puis 122-126. 33 Programme cit par Walter Erich Schfer, Wieland Wagner, Tbigen, Rainer Wunderlich Verlag, 1970, p. 73, Die Deutung der Gestalt Loges, wie sie im Vorstehenden versucht worden ist, erhellt aus einigen Stellen der Rheingold-Partitur soweit sie eben Loge selbst betrifft , namentlich aus Vortragsbezeichnungen, die zum Nachdenken Anlass geben , cest nous qui traduisons. 20

La premire apparition de Loge, Das Rheingold, scne 234

Mais il apportera ensuite cette nuance : avec ses thmes [Wagner] ne voulait pas illustrer mais donner des cls 35. Prenant le motif de Fafner pour autre exemple, il justifie son propos :On se heurte par exemple au fait trange que, dans Siegfried, sous les mots damour de Brnnhilde, clate subitement ce quon appelle le motif de Fafner . [...] personne ne pourra prtendre que Wagner nait rien pens ce sujet, lorsquil fait sonner la basse le Motiv dans sa forme originale justement sur les mots : Lorsque mon regard te dvore, ne deviens-tu pas aveugle ? Lorsque mon bras te presse, ne tenflammes-tu pas pour moi ? Non : ce moment-l, Brnnhilde est pour ainsi dire hors delle. Elle veut possder Siegfried, de faon orgiaque et dmesurment barbare, aussi brutalement que Fafner vise atteindre le trsor36.

Tout comme le mot pouvait voquer de manire sensorielle (consonnes, onomatopes) la silhouette (psychologique, nergique) dun personnage, la musique peut parler lentendement et clairer des problmes dramatiques ou psychologiques complexes. Isabelle Moindrot explique ainsi limportance de ce don offert la musique, quelle nomme substitution :La richesse de lopra, cest--dire la fois sa libert et sa cohsion, rsulte notamment de la possibilit dutiliser la musique comme instrument de substitution. Cest l en effet une ressource potique et dramatique importante, puisque le caractre directionnel de la musique peut tre utilis des renvois, des reprises, des anticipations, des retours, qui ne dtruisent pas lordre dramatique, mais au contraire, le confortent. Cest par le leitmotiv quapparaissent les plus beaux cas de substitution. Cest en effet un usage qui permet de substituer une squence musicale, qui fonctionne alors comme un signe, une notion dramatique non musicale, avec laquelle, par contigut ou similitude (imitative) il sest trouv pralablement li. Associ un personnage (Hunding, les gants), un sentiment (la colre de Wotan, la renonciation lamour), une ide (la rdemption par lamour), un lment (lor, le feu) ou encore un objet dramatique ou symbolique (lpe, lanneau), le leitmotiv permet danticiper sur laction, de la commenter ou de lui donner un sens a posteriori.[...] Grce au leitmotiv, la musique peut faire clairement surgir linconscient des personnages. En nouant des corrlations substitutives34

Richard Wagner, Smtliche Werke. Der Ring des Nibelungen : ein Bhnenfestspiel fr drei Tage und einen Vorabend. Vorabend : Das Rheingold, WWV 86 A, hrsg. von Carl Dalhaus et Egon Voss, Mainz, B. Scotts Shne, 1989, p. 138. 35 Cit dans Richard Wagner : un ternel scandale ; Entretien entre Wieland Wagner et Walter Panofsky Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit., p. 115. 36 Ibid. 21

imprvues, elle rvle des sentiments cachs, et creusant une distance entre la musique et laction, elle jette sur le texte un clairage oblique, la faon dune mise en scne. [...] Or, [...] rares sont les moments o, dans la musique, perce un projet imitatif. De mme, si certains leitmotive appartiennent la musique imitative (la forge, le Rhin, le feu...) la plupart dentre eux sont compltement trangers la notion dimitation. Et pourtant, chose tout fait remarquable, leur fonctionnement dramatique est le mme, quils soient imitatifs ou non37.

titre dexemple de substitution (qui prouve que la musique peut signifier sans devoir sappuyer sur limitation) capable dexpliquer un choix de mise en scne, on peut choisir le motif de Loge voqu plus haut, qui, comme le souligne Claude Lust, est en ralit le Feu lui-mme 38. Alors que Mime, dans le Ier Acte de Siegfried va essayer tant bien que mal dexpliquer au futur hros ce quest la peur, on entend se superposer au motif de Fafner jou par le Tube motif effrayant et qui provoque une peur infinie chez Mime le motif qui jusque l tait celui du feu (aux cordes), superpos celui de Brnnhilde.

Deux motifs aux sens multiples ( Loge et Fafner )39

Ce motif de Loge dpasse alors la simple vocation des flammes pour simprgner du sentiment quelles vont faire natre dans lme du hros. Le motif perd alors la part imitative quon avait pu lui trouver au dbut du Ring, puisque le mouvement des notes37 38

Isabelle Moindrot, La reprsentation dopra : potique et dramaturgie, op. cit., p. 66. Claude Lust, Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, op. cit., p. 100. 39 Richard, Wagner, Smtliche Werke. Der Ring des Nibelungen : ein Bhnenfestspiel fr drei Tage und einen Vorabend. Zweiter Tag : Siegfried (Erster Aufwug und Anhang), WWV 86 C, hrsg. von Annette Oppermann, Mainz, Schott Musik International, 2006, p. 198. 22

nimite plus un lment matriel le feu virevoltant mais dcrit le sentiment abstrait qui va semparer de Siegfried. Car il ne sagit pas de faire apparatre Loge cet instant mais surtout de faire comprendre que Siegfried naffrontera vraiment la peur que lorsquil devra traverser les flammes vers Brnnhilde, faisant enfin face son propre dsir. Siegfried est jusquici un personnage solitaire, hant par la mort et labsence de sa mre, qui narrive pas trouver un vrai compagnon en Mime, son pre et mre la fois 40. Aprs avoir tu le nain qui avait lui avait tout de mme tenu compagnie toutes ces annes, il constate tristement : Texte franais Texte allemand

Mais moi je suis tout seul, Je nai ni frres ni surs : Ma mre est morte, mon pre fut tu : Leur ls ne les a jamais vus! Mon seul compagnon fut un mchant nain ; Jamais de bont entre nous qui nous ft tendres : Le rus ma tendu de mauvais piges, Enfin jai d labattre ! Cher camarade, petit oiseau, je te le demande: Me donnerais-tu un bon compagnon ? Veux-tu me donner de bons conseils ? Combien jai cherch sans jamais rien trouver !41

Doch ich bin so allein, Hab nicht Brder noch Schwestern : Meine Mutter schwand, mein Vater el : Nie sah sie der Sohn ! Mein einzger Gesell war ein garstiger Zwerg ; Gte zwang uns nie zu Liebe : Listige Schlingen warf mir der Schlaue, Nun mut ich ihn gar erschlagen ! Freundliches Vglein, dich frage ich nun: Gnntest du mir wohl ein gut Gesell ? Willst du mir das Rechte raten ? Ich lockte so oft und erlost es mir nie.

Dans la mise en scne du IIIe Acte de cette seconde journe, Stphane Braunschweig avait fait mettre un lit sur scne, et ce ntait quen sallongeant sur ce lit40

Richard Wagner, Siegfried (Acte 1, scne 1), Ich bin dir Vater und Mutter zugleich , traduction dAlfred Ernst. 41 Traduit par Alfred Ernst (jai pris la libert dapporter quelques modifications cette traduction un peu date). 23

pour y reconnatre la prsence dun manque combler (Ben Heppner sagrippait au draps du ct vide du lit double), que Siegfried pouvait traverser la barrire de feu. La musique, si elle nappelait peut-tre pas une telle symbolique sur scne (qui tait toutefois extrmement mouvante dans la salle), incite le metteur en scne reconnatre que le personnage de Siegfried traverse une tape importante en allant vers Brnnhilde, et donc que de prsenter un hros sans une quelconque apprhension ce moment du rcit serait ter la profondeur du personnage. Ces "leitmotive" sont tout autre chose quune illustration. Ils sont un matriau de travail mlodique, des cls pour les processus mtaphysiques, des archtypes des sons et des tons. Ernst Bloch dit avec raison que ce que le leitmotiv exprime reste souvent en de du seuil de la conscience. De toute manire, dans le leitmotiv, lirrationnel provoque toujours des nouvelles recherches et de nouvelles connaissances 42. Cette dfinition que Wieland Wagner fait du leitmotiv est assez proche de la conception quil dit avoir de la dernire matire premire contenue dans la partition : les indications scniques du Ring, laisses par Richard Wagner lui-mme. En effet, aux yeux du petit-fils du compositeur :Ce nest que lnonc spirituel dune uvre et non pas laspect formel de sa reprsentation une poque donne, qui est essentiel pour les gnrations futures et assure cette uvre sa porte et son impact dans le temps pour les sicles venir [...] tout ce qui est du ressort optique et thtral a besoin dtre continuellement repens. Les ides de luvre wagnrienne sont valables de tout temps parce quelles sont ternellement humaines. Les prescriptions wagnriennes de dcor et de mise en scne, par contre, sadressent uniquement au thtre contemporain du XIXe sicle43.

Nanmoins, ces prescriptions existent, et si Wieland Wagner a cru ncessaire dy consacrer la conclusion de louvrage quil supervisa paralllement ses premires mises en scne Richard Wagner und das Neue Bayreuth44 cest quil ne pouvait pas simplement les ignorer.

Richard Wagner : un ternel scandale ; Entretien entre Wieland Wagner et Walter Panofsky , Musique en jeu, op. cit., p. 115. 43 Wieland Wagner, Denkmalschutz fr Richard Wagner ? , Richard Wagner und das neue Bayreuth, op. cit., p. 234, Nur die geistige Aussage eines Werkes, nicht seine zeitbedingte Auffhrungsform, hat fr knftige Generationen Bedeutung und sichert ihn Bestand und Wirkung ! fr weitere Jahrhunderte? [...] alles Optische und Darstellerische bedarf einer ununterbrochenen Neuformung. Die Ideen des Wagerschen Werkes sind zeitlos gltig, da sie ewig menschlich sind. Wagners Bild und Regievorschriften jedoch gelten ausschlielich dem zeitgenssischen Theater des 19. Jahrhunderts , traduction de Gisela Tillier, Wagner : un monument class ? , in Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit, p. 95. 44 Wieland Wagner (dir), Richard Wagner und das neue Bayreuth, op. cit. 2442

1.1.4.) Les didascalies de Richard Wagner Adolphe Appia, dont la simplicit des dcors et l infidlit scnique aux partitions de Wagner avaient choqu le public de son poque, avait lui-mme avou : Richard Wagner a joint ses partitions de nombreuses indications scniques quil est impossible de ne pas prendre en srieuse considration 45. Ces indications, quon pourrait aujourdhui qualifier de didascalies, occupent une part importante de la partition du Ring. Bien que la partition originale ait t malheureusement perdue durant le rgne nazi, une dition critique comme celle dEgon Voss et Carl Dalhaus46 a su runir toutes les traces susceptibles de nous rendre une partition extrmement proche de loriginale. Des metteurs en scne comme Peter Hall ou, plus rcemment, Otto Schenk, se sont fait un devoir de suivre ces prescriptions, dont le nombre et la prcision surprennent la premire lecture du texte. Si depuis la rvolution wielandienne , les metteurs en scne du Ring ont acquis une certaine libert face ces didascalies, souvent difficiles voire impossible suivre sans nuire la force de la reprsentation (problme du dragon, du crapaud, de loiseau mentionn dans lintroduction), elles demeurent indniablement des indices quant au sens vers lequel Richard Wagner avait souhait orienter son uvre. Et ceci peut savrer prcieux dans le cas dune tentative de fidlit, mme si, comme on a dj pu le pressentir en lisant lextrait du Denkmalschutz fr Richard Wagner cit ci-dessus, la fidlit nimplique pas forcment le respect scrupuleux des indications laisses par Richard Wagner. Dans son ouvrage Imaginaire et Utopie. 1. Wagner, Michel Guiomar avance ainsi que :Paradoxalement, les indications scniques de Wagner, dcors, gestes, jeux et dmarches, absolument indispensables lexacte intelligence du drame, sont si minutieusement indiqus dans les livres quelles dispensent de les figurer en reprsentation [] il est aussi certainement inutile que ces gestes, faits, dcors, costumes allgoriques ou symboliques soient rels en scne, quand la totalit de la conception dramaturgique aura suffisamment convaincu le spectateur connaissant ces donnes de luvre (que font ici les autres ?) quil na plus sinquiter de problmes ou dnigmes scniques si une docilit pressentie comme ncessaire le fait suivre lintentionnalit potique dun texte quil na pourtant plus sous les yeux non plus et, quelque exception prs, ne peut se venter de connatre par cur et comprendre entirement, et lintentionnalit musicale dune technique profonde qui reste trangre ou approximative beaucoup, mme sils ont lu et relu leurs quelque peu irritants catalogues personnels de thmes et leitmotive47.

Ce jugement pourrait paratre catgorique, mais il nempche que quand on voit le nombre de mises en scne qui, de nos jours, transposent lunivers du Ring dans un cadre

45 46

Adolphe Appia, La musique et la mise en scne, Bern, Theaterkultur Verlag, 1963, p. 169. Richard Wagner, Der Ring des Nibelungen : ein Bhnenfestspiel fr drei Tage und einen Vorabend. Vorabend : Das Rheingold, WWV 86 A, hrsg. von Carl Dalhaus et Egon Voss, Smtliche Werke, Mainz, B. Scotts Shne, 1989. 47 Michel Guiomar, Imaginaire et Utopie. 1.Wagner, Paris, J. Corti, 1976, p. 20-21. 25

tranger celui de la mythologie des dieux wagnriens, bannissant arcs-en-ciel et casques cornes, il semble que plus dun soient daccord avec lui. Les indications scniques de Richard Wagner deviennent alors un outil mallable, essentiel la bonne comprhension de luvre sans tre ncessaires pour en crer une reprsentation juste et effective.

26

1.2) LE RING : LA NAISSANCE DUN UN ART ?

1.2.1) Aux sources de linterprtation ce premier matriau hirolgyphique la partition vient se greffer une tradition , qui dans le cas du Ring tient compte non seulement de la trajectoire historicoesthtique que la succession des diverses mises en scne a pu dessiner, mais aussi du facteur Festspielhaus, lieu pour lequel a t conue la Ttralogie, et que le metteur en scne doit donc garder lesprit, mme si sa version ny sera jamais reprsente. Sergio Segalini explique en effet que :[...] la scne de Bayreuth nest pas le classique thtre litalienne avec ses images fixes et son conditionnement clos : elle tablit un dialogue avec la salle dont la disposition convergente prpare la disposition divergente de la scne. Lil du spectateur, au lieu de se fermer sur un espace dlimit, peut largir son champ visuel vers une ouverture qui est la musique mme de Wagner. Ne pas tenir compte de cette perspective (ce fut le cas de Chreau et Peduzzi) est un contre-sens, comme le fut la mise en scne de Wieland sur le plateau de Palais Garnier, o sa Walkyrie, sublime en elle-mme, narrivait pas crer un juste rapport despace48.

Le Festspielhaus de Bayreuth rpondait au dsir de Richard Wagner de crer un difice o pourraient communier les arts. Thomas Mann le qualifia de sanctuaire, temple de mystres sacrs 49. La cosmogonie du Ring y trouve un foyer adquat, comme dans les thtres grecs, mais ici renforc par lillusion cre par lorchestre invisible :Instruit de faon claire et prcise de ce qui lattend Bayreuth, notre public viendra de toutes parts vers cette localit hospitalire, attir par la reprsentation des festivals ; il sy donnera rendez-vous afin dy communier dans lambiance de notre spectacle. [...] Le premier accord mystique de lorchestre invisible le mettra dans cet tat de recueillement en labsence duquel il nest pas de vritable impression artistique possible. Bientt, il sentira natre en lui une comparaison qui, par la force des choses, lui tait jusqualors trangre, quil ne pouvait mme pas souponner50.

48

Sergio Segalini, Wieland Wagner, une rvolution qui devient une tradition , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit., p. 71. 49 Pierre Flinois, Le Festspielhaus, histoire et architecture , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit., p. 14. 50 Ibid. 27

Lorchestre du Festspielhaus de Bayreuth, dirig par Siegfried Wagner51

La musique est pense pour la fosse qui en cache la source instrumentale. La formidable acoustique du Festspielhaus donne alors au spectateur limpression mystique dtre entour par la musique. Le prlude de Rheingold souvrant pianissimo, le public est toujours comme surpris par la musique qui semble chaque fois avoir dj commenc, sans quil sen rende compte. La musique est constamment prsente, limage de lAnneau qui ne se rompt jamais. Si Wieland Wagner voyait dans le Ring une catastrophe (celle de la fin des dieux) qui se rpte et se rptera sans cesse, lacoustique du Festspielhaus permet de soutenir cette vision. Mais celle-ci nexiste pas pour elle-mme (sinon, il ny aurait ni scne, ni lumire pour lclairer une fois le prlude termin), elle est au service dun tout, Gesamtkunstwerk qui, sil na peut-tre jamais vraiment exist, constituait une ide directrice assez forte pour que naisse cette impression artistique . Comme le soutient Wieland Wagner : chez tous les grands compositeurs qui crivirent pour le thtre limpulsion initiale ne fut pas la musique, mais lide thtrale 52. La partition est donc ne dune impulsion antrieure, globalisante. Quelle est cette theatrical idea ? Concernant le Ring, Wieland Wagner continue :Pour moi, il sagit, dabord, dune rsurrection de la tragdie grecque ; ensuite, dun retour aux sources mythiques, et troisimement dun drame moral la manire de Schiller et Brecht. [...] Comme il le disait lui mme, il dpeignait dans cette uvre la fois le dbut et la fin du monde53.

51

Photographie issue du site web : www.andreas-praefcke.de Publie par le Bayreuther Fotokartenverlag Hofatelier Brand, Inh. Gg. Ulrich. 52 Cit (daprs un entretien) et traduit en anglais par Geoffrey Skelton, Wieland Wagner : the positive sceptic, op. cit., p. 132, with all the great composers who wrote for the theatre the initial impulse was not the music, but the theatrical idea , cest nous qui traduisons. 53 Ibid, For me, it is, firstly, a revival of Greek tragedy ; secondly, a return to mythical sources ; and thirdly, moralistic drama in the manner of both Schiller and Brecht. [...] As he himself said, he depicted in this work both the beginning and the end of the world , cest nous qui traduisons. 28

Si laspect mythologique stimule rarement les metteurs en scne actuels du Ring ( la dimension mythologique du Ring ne mintresse pas. Ce nest pas laspect cosmogonique que je retiens, mais la signification psychologique avoue Stphane Braunschweig54), il nen demeure pas moins que celle-ci existe, et quelle a jou un rle non-ngligeable dans la conception architecturale unique du Festspielhaus. Le texte comporte une musicalit semblable celle des ades grecs, est dune ampleur comparable celle de lOdysse, et met en scne des dieux aussi caractriels que ceux qui habitaient lOlympe. Dans son article LAnneau du Nibelung : du mythe lintention musicale , Brnice Reynaud claire le Ring la lumire dune analyse du mode de fonctionnement du mythe . La Ttralogie est la version tragique du mythe crit-elle, avec ce que cela comporte de rorganisation et de contraction de la lgende et aussi de densit musicale (lment essentiel la tragdie grecque) . Le metteur en scne peut gagner effectuer une telle analyse. Brnice Reynaud explique ainsi que cest certainement moins au Christ qu son pendant germanique, le dieu Baldr , dieu de la lumire, que Wagner pensait en crant son Siegfried, ce que Wieland Wagner na pu manquer de voir en assimilant Siegfried une divinit solaire . Nous devons cette assimilation un des plus beau dcors que Bayreuth ait connu, le fameux soleil bleu du troisime acte, et le geste de Siegfried qui, sa mort dans Le Crpuscule, mourait en effectuant un demi-cercle comme le soleil qui se lve atteint son znith et meurt 55. Le drame mythologique a lavantage de constituer un degr un de lecture, duquel ont la possibilit de dcouler tous les autres. 1.2.2) La question des lectures Du choix que chaque metteur en scne peut faire de sintresser ou non cette dimension mythologique, de sa possibilit de la dpasser vers un autre niveau de lecture, il apparat que si la partition elle-mme est un objet tangible, elle sadresse pour une grande part la subjectivit de linterprte. Partir de la partition est peut-tre la rgle de tout metteur en scne, mme si lon se rend rapidement compte que le rsultat final, lui, varie constamment dune mise en scne lautre chacune se devant dtre une vision toujours54 55

Stphane Braunschweig, La Ttralogie de Wagner ou la mise en scne totale , op. cit., p. 228. Brnice Reynaud, LAnneau du Nibelung : du mythe lintention musicale , Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit., p. 45. 29

renouvele, et ce de manire intentionnelle56 ou en fonction des alas lis toute forme de reprsentation. Il faut savoir grer lurgence, ou limprvu. Ainsi, lorsquen 1977 Ren Kollo (interprte de Siegfried) se foule la cheville, cest Chreau lui-mme qui le remplace sur scne pendant que le chanteur interprte la partie chante depuis les coulisses. Le metteur en scne a aujourdhui atteint le rang dartiste part entire, et toute uvre dart doit natre dun processus intentionnel de cration (mme si celle-ci ne stend pas tous les paramtres), sans quoi elle nest plus mimesis, mais Nature. Le metteur en scne a donc la charge de dfinir un axe de lecture qui lui appartient en propre, dont dpendra la forme de la reprsentation. Wieland Wagner disait navoir recours qu sa confrontation personnelle avec luvre gante de Richard Wagner 57 (mme si son interprtation tait forcment tributaire du moment o elle naissait dans lHistoire), mais pour aller de la partition vers la reprsentation, dautres choisissent de sappuyer sur un paratexte, telles les dclarations dintentions laisses par le compositeur concernant son uvre. Toutefois, ces intentions sont trop quivoques et complexes pour en parler plus avant ici, mais leur tude est toutefois susceptible de venir en aide au metteur en scne en qute dun niveau de lecture de luvre. Cette mthode, dans le cas du Ring, est actuellement trs la mode. Dans les annes 1980, on a beaucoup expliqu la Ttralogie par le contexte socio-politique qui en aurait impuls la cration. Dans larticle Designing Wagner : Deeds of Music Made Visible, Patrick Carnegy souligne que Wagner had turned to myth not solely because he wanted to revive the ethos of Greek theatre, and not primarely because he consciously sought to dramatize neuroses, but because myth was a most powerful explanaratory paradigm of social and political evil 58. Le clebrissime Ring du centenaire de Chreau en a re-situ laction dans le XIXe sicle du compositeur ( Critical production and design strategy became best known through the Bayreuth Ring of 1976 59) ; dautres optent pour une interprtation plus biographique/psychanalytique, bien que toujours dans56

moins dune reprsentation muse comme celle dOtto Schenk au Metropolitan Opera de New York, quoi quelle nen remplisse pas exactement les critres tels que Wieland Wagner les voyait, dun il assez moqueur : En ce cas, il ne faudrait pas, bien entendu, se borner reproduire les dcors, et, de mme, les costumes, mais il serait aussi ncessaire de rinstaller lclairage au gaz et dobliger les violonistes jouer sur des cordes de boyau , Lettre de Wieland Wagner Adolf Zintag, le 16 octobre 1951, retranscrite dans Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit., p. 100. 57 Lettre de Wieland Wagner Hans Knappertsbusch, le 24 septembre 1951, retranscrite dans Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit., p. 100. 58 Patrick Carnegy, Designing Wager : Deeds of Music made Visible , Wagner in performance, New Haven, Yale University Press, 1992, p. 66, Wagner stait tourn vers le mythe non seulement parce quil voulait faire revivre lethos du thtre grec, non pas principalement parce quil cherchait consciemment dramatiser des nvroses, mais parce que le mythe tait un paradigme explicatif des plus puissants des maux sociaux et politiques , cest nous qui traduisons. 59 Idem, p. 67. 30

cet axe social, tel Daniel Mesguich qui, comme le remarque Jacques Lonchampt ne donne pas un sens univoque, transcendant la Ttralogie, mais part dune rflexion sur lauteur et sa cration : pour lui, le Ring, "cest le crpuscule dun genre" que Wotan alias Wagner, dont il a le grand bret noir dfend la tte de "la caste des dieux et des divas", en crant un nouveau drame lyrique qui rend caduc lopra italien, mais qui mourra avec Wagner lui-mme 60. Luca Ronconi La Scala en 1974 avait systmatis plus loin lanalogie Wotan/Wagner en y superposant celles de Fricka/Cosima et Brnnhilde/Florence Nightingale61, etc. Si jai brivement voqu ce procd, de recours aux circonstances de la gense de luvre pour en clairer le contenu, cest non seulement parce que ce procd jouit dune certaine popularit depuis les annes 1970 et quil prsente lavantage, tout comme les lectures environnementales la Kupfer (qui choisit le viol de la Nature comme principal axe de lecture), de considrer le Ring comme luvre rvolutionnaire 62, et dappel la remise en question, telle que Richard Wagner lavait envisage. 1.2.3) Le metteur en scne dopra : un musicien ? Comme Jacques Lonchampt lavait prsag, face une mise en scne charge de ces paratextes , on assiste alors seulement une part de rflexion , dont lapproche ne peut tre globalisante. Si le Loge de Chreau bondit quand rsonne son motiv, cela nempche pas que le but essentiel du metteur en scne ait t, dans ses propres mots, de raconter lhistoire 63, la musique se dployant paralllement au rcit plutt que sy intgrant. Claude Lust souligne les risques dune telle tendance :On voit donc tout se suite quen lisant sparment le texte littraire et le texte musical qui composent une uvre lyrique, on passe compltement ct du vritable drame qui y est rvl, car la mise en forme par la musique du drame littraire quivaut sa remise en drame . Le livret ne fait plus que dsigner lobjet du drame intrieur que le compositeur construit sur lui. Mais dautre part, la valeur prcise de ce drame intrieur dpend entirement de la manire dont la musique peroit les vnements dsigns : le sujet des vnements affectifs rvls par la musique sera totalement diffrent selon que la forme musicale soit applique sur le texte de lextrieur ou quau contraire, elle naisse de la progression mme de ce texte64.

60 61

Jacques Lonchampt, Voyage travers lOpra, de Cavalieri Wagner, Paris, LHarmattan, 2002 p. 258. Pionnire des soins infirmiers modernes. Elle vcut au XIXe sicle : son destin fut de sauver ceux qui lentouraient, tout comme Brnnhilde. 62 Wieland Wagner, Richard Wagner : un ternel scandale ; Entretien entre Wieland Wagner et Walter Panofsky , Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit., p. 110. 63 Entretien entre Numa Sadoul et Patrice Chreau , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit., p. 92. 64 Claude Lust, Wieland Wagner et la survie du thtre lyrique, op. cit., p. 65. 31

La spcialisation stend aux domaines artistiques, ce qui explique peut-tre partiellement cette lecture spare. Ren Leibowitz regrette ses Lucifers du thtre 65 Gustav Mahler, Arturo Toscanini, Otto Klemperer, Herbert von Karajan, tous musiciens et directeurs de thtre, qui avaient entrepris, de par la libert que leur autorit leur offrait, de lutter contre ce que Mahler appelait lenfer du thtre 66. Grce eux serait ne, entre la fosse dorchestre et la scne une collaboration, inconnue auparavant, qui ne devait plus cesser de se dvelopper 67. Ces Lucifers, pour lutter contre lenfer du thtre 68, staient intresss la scne pour que celle-ci soit la hauteur de la musique avaient dpass leur premier domaine musical pour sintresser lensemble de luvre. Ren Leibowitz sous-entend que leur succs dans leur entreprise tait venu du fait quils taient principalement il convient de le rappeler de grands musiciens . Il est indniable quun metteur en scne qui na aucune oreille aura plus de difficults, ou du moins mettra plus de temps laborer sa mise en scne du Ring quAdolphe Appia, qui avait frquent les conservatoires de Paris, Leipzig et Dresde, ou que Wieland Wagner, qui avait appris lharmonie et le contrepoint Munich. Ce dernier connaissait par cur les partitions et chantait en mme temps que les chanteurs quil faisait rpter (comme on peut le voir dans lenregistrement Wieland Wagner probt den Ring 196569, lorsquil fait rpter le rle de Mime Erwin Wohlfahrt pour la troisime scne de Rheingold). Dans une lettre Wilhelm Pitz, chef de cur de Bayreuth, date de lanne de sa mort, il crit alors quil est trop souffrant pour assister aux rptitions du Parsifal :Pas de soldats, pas dorphon, une atmosphre voile de do majeur, du mystre, une flte enchante [...] cest une grande dception pour moi de ne pas pouvoir tre parmi vous, cette anne justement o javais lintention de raliser un Parsifal entirement rnov, au point de vue de linterprtation des rles et de lexcution des parties vocales ou de celle des churs... Reste encore la question des Fillesfleurs je pense en particulier aux solistes. Il faudrait que leur style se rapproche davantage de limprovisation, que chacune ait sa note personnelle et que lon prsente plus nettement une coloration la Debussy 70.

65 66

Ren Leibowitz, Les Lucifers du thtre , LArc, op. cit. Ren Leibowitz, Les Lucifers du thtre , LArc, op. cit., p. 48. 67 Idem, p. 49. 68 Expression de Gustav Mahler, cite par Ren Leibowitz, in, Les Lucifers du thtre , LArc, op. cit., p. 47. 69 Wieland Wagner probt den Ring 1965, on peut retrouver cet enregistrement des rptitions Bayreuth en 1965 par bouts sur internet, plusieurs adresses, dont la suivante : http://www.youtube.com/watch?v=ILGJSK-i65I 70 Lettre de Wieland Wagner Wilhelm Pitz, le 11 juillet 1966, Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit.,, p. 102. 32

Walter Felsenstein dclare tout commence par la musique. Je ne joue daucun instrument. Il faut quon me joue la partition 71. Sil ne possde pas cette culture musicale, le metteur en scne devra lacqurir indirectement en comparant plusieurs interprtations, ou en collaborant troitement avec le chef dorchestre : son interprtation ne natra pas forcment de la source mme que constituent les notes de musique crites par Wagner.

Erwin Wohlfahrt (Mime) dans la mise en scne de Wieland Wagner de 196572

1.2.4) Les codes versus les conventions Dans La reprsentation dopra : potique et dramaturgie, Isabelle Moindrot crit :Le travail du metteur en scne, dont lune des tches demeure de concourir la comprhension de luvre, par la canalisation de la vigilance, est [...] souvent un travail sur les codes : jeu lintrieur des codes, contre les codes, malgr les codes73.

Or, lune des particularits du Ring, cest quavec cette uvre Richard Wagner cherche tourner le dos aux codes qui rgissaient lopra traditionnel (et que lon trouvait encore dans ses premires compositions), du moins ceux qui ne dcoulent pas de son ide thtrale initiale, celle o laction qui vient saccomplir dpend dune seule chose, de lme qui la provoque, et cette action clate au jour telle que lme sen est form limage

71 72

Walter Felsenstein, Le chemin vers luvre , LArc, op. cit, p. 62. Fonds personnels. 73 Isabelle Moindrot, La reprsentation dopra : potique et dramaturgie, op. cit., p. 34. 33

dans ses rves 74. Wagner renonce tout ce qui deviendrait une strile convention, cest-dire ce qui nest pas justifi par le fond (par opposition la forme) dans sa Ttralogie. Le spectateur de lpoque assiste un drame a priori sur-dimensionn, sans le repre de la succession classique rcitatif / aria ; lorchestre produit de plus des sonorits peu familires (du moins pour ceux qui ntaient pas trop familiers de lorchestre de Berlioz), et porte en lui le drame, sans parler du fait que ce nouveau rcitatif arioso continu laisse peu de place la dmonstration de virtuosit vocale. Wagner ne bannit pas totalement les codes opratiques hrits du pass, mais il choisit mticuleusement ceux quil laisse subsister dans le Ring : le choix du registre de tnor pour le hros Siegfried et de soprane pour sa bien-aime Brnnhide, deux voix qui se rencontrent lors dun grand duo final au IIIe Acte de Siegfried rentrent dans le cadre dun opra plus traditionnel. Pourquoi ce retour au pass dans une uvre qui se veut rvolutionnaire ? Cest que Wagner, avec sa Ttralogie, cherche (au moins dans limpulsion initiale) difier une uvre auquel le peuple germanique puisse sidentifier. Une rupture totale avec le pass entrerait en contradiction avec lide du mythe des origines. Le compositeur rend donc hommage un patrimoine auquel il doit beaucoup : la fort tour tour bienveillante et peuple dtre malfiques pourrait tre celle du Freischtz de Weber, le cor de chasse de ce jeune tnor en voyage initiatique quest Siegfried nest pas sans rappeler certaines thmatiques de la Flte enchante. Le rejet des codes qui ne trouvent pas leur justification dans lide thtrale pousse donc le metteur en scne inclure dans sa rflexion non seulement lexemple de salut au Singspiel ou encore au grand opra franais (Wagner avouait volontiers son attachement aux opras de Meyerbeer, dont lunivers surnaturel et les dimensions de ses uvres ne sont pas trangres au Ring), mais galement une remise en question des modes dexpression mmes que choisit le compositeur, qui refusait le conventionnel. Pourquoi les personnages sur scne chantent-ils ? Quel est leur rapport la scne et au dcor (les mots Der Raum wird hier zur Zeit 75 rsonnent alors dans lesprit) ? Le dcor est-il mme ncessaire ? Ces questions trouvent leur lgitimit dans le fait que Wagner, avec son Ring, semble oprer un retour aux sources de lopra autant que de lespce humaine.

74

Richard Wagner, Lettre sur la musique, cite par Christian Cheyrzy, Essai sur la reprsentation du drame musical : Wieland Wagner in memoriam, op. cit., p. 34. 75 Gurnemanz dans le Parsifal de Richard Wagner, Acte I, Ici lespace nat du temps , cest nous qui traduisons. 34

Adolphe Appia nous confie ainsi en 1918 : lpoque o lauteur a crit ce volume et la publi, le problme de la mise en scne, et partant de lart dramatique, ne se posait personne. Le public, comme les spcialistes, taient uniquement proccups dinnover par un luxe croissant de dcorations, ou bien par un ralisme toujours plus parfait ; et la mise en scne ainsi comprise condamnait le dramaturge pitiner sur place. Seul le caractre dexception des reprsentations et de la salle de Bayreuth fut, cette poque, une tentative de rforme vraiment rvlatrice. Pourtant, au del du rideau, la scne ne nous prsentait l rien qui correspondt en quoi que ce ft la partition merveilleuse. Cest ce conflit toujours rpt, toujours renaissant, cest ce contraste douloureux qui fit de luvre de Bayreuth lorigine dune rvolte artistique des plus fcondes. Et cest pourquoi luvre de Wagner restera toujours insparable de la rforme dramatique et scnique qui est en train de se raliser. Pour les uns, cette uvre a transform lide dramatique elle-mme, en en plaant le centre de gravit dans laction intrieure dont la musique seule a la clef et dont lacteur reste pourtant le reprsentant corporel sur scne. [] De ce fait, la scne sest trouve certainement ennoblie, sinon 76 effectivement, du moins en puissance ; et Bayreuth en demeure dsormais lexemple classique .

Une mise en scne du Ring doit reflter cette remise en question tant quant la lecture de la partition quau niveau de travail de luvre dart vivant, cest--dire au moment o le metteur en scne commence sa collaboration avec les chanteurs, le chef dorchestre, le scnographe, le costumier, etc. Le costume de Fricka se doit dtre plus quune accumulation tincelante de richesse divine, il doit tre en adquation avec le tout, et tre cr en fonction de lui. Je propose dsormais de quitter ce premier moment au contenu assez thorique pour inscrire les parties suivantes dans une temporalit qui se manifestera par une chronologie dtermine. Entre les premires tentatives laborieuses de reprsentations du Ring diriges par Richard Wagner et la naissance du metteur en scne dopra en la personne de son petit-fils Wieland, une rvolution sopre tant au niveau technologique que conceptuel.Il fallut attendre les propositions dAdolphe Appia fort peu gotes par Cosima et plus encore les spectacles de Wieland Wagner, dune abstraction si sensible, pour quitter lesthtique de la convention thtrale et aborder le registre de la symbolique des lumires, des formes pures et des couleurs : avec Wieland, le drame se prsentait se reprsentait comme un largissement des songes et sentiments mls des personnages du Ring77.

Ces mots de Jean-Michel Nectoux montrent bien que cest Wieland que lon doit la naissance dun art, quittant la pesante convention thtrale . Or, pour comprendre luvre fondatrice de Wieland Wagner, un petit retour en arrire est ncessaire. Rien ne sort de rien 78, disait-il en effet, et comprendre la mise en scne dopra, cest dabord en76 77

Adolphe Appia, La musique et la mise en scne, op. cit., p. IX-X. Jean-Michel Nectoux, Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre , Richard Wagner. Visions dartistes. DAuguste Renoir Anselm Kiefer, catalogue de lexposition du Muse Rath (Genve, 23 septembre 2005-29 janvier 2006), Paris, Somogy, 2005, p. 16. 78 Antoine Gola, Entretiens avec Wieland Wagner, Paris, Belfond, 1967, p. 48. 35

comprendre la ncessit : pourquoi la mise en scne dopra est-elle ne un moment dtermin de lHistoire et quelle besoin rpondait-elle ? Mike Ashman, metteur en scne (Parsifal, Le vaisseau fantme, cration du Ring en Norvge) et musicologue wagnrien (il contribue lcriture de Wagner in performance, The Cambridge Companion to Wagner79, crivant rgulirement pour le Guardian britannique), rsume ainsi les prmices de la mise en scne wagnrienne :Wagners experiences with what he once termed "the vulgar theatrical career" of his works took him from a conductor "shouting drastic directions concerning the necessary movement" at the hastily assembled Magdeburg of the premiere of Das Liebesverbot in 1836 to producer of the premieres of the complete Ring80.

Ma premire tape sera donc de me pencher sur les premires reprsentations du Ring, cest--dire celles diriges par Richard Wagner lui-mme, qui, dauteur-compositeur, va devoir se muer en homme de thtre.

79 80

Thomas S. Grey, The Cambridge Companion to Wagner, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. Mike Ashman, Producing Wagner , Wagner in performance, op. cit., p. 30, Les expriences de Wagner de ce quil appela au dpart "la vulgaire carrire thtrale" de ses travaux le menrent du rle de chef dorchestre, "criant des directions drastiques propos du mouvement ncessaire" au rassemblement prcipit de Magdeburg pour la premire de Das Liebesverbot en 1936 celui de metteur en scne des premires du Ring complet , cest nous qui traduisons. 36

2) Le Ring ou les origines de la mise en scne

Le Matre loeuvre81

2.1) UNE NAISSANCE AVORTE ? 2.1.1) Vers la ncessit du metteur en scne dopra Quand Wagner monte son premier Ring, le concept de metteur en scne dopra nest pas encore n en tant que tel. Les reprsentations dopra reposaient jusqualors bien plus sur la justesse musicale de la voix du chanteur que la justesse dramatique (cest le concert en costume). Mike Ashman, dans le chapitre Producing Wagner de Wagner in performance, explique :For much of the nineteenth century, production was a two-dimensional service medium for getting a work on stage, lacking the central creative role it was to play in the twentieth century. A mise-enscne was achieved by haphazard combination of stage-manager, ballet-master, composer, librettist, conductor, singer, and (sometimes) the occupant of a post Dresden Court Theatre (where Wagner was Kapellmeister from 1843 to 1849) called variously Literator or Oberregisseur fr Schauspiel und Oper a kind of Dramaturg avant la lettre. Sets and costumes (especially for premieres of works by not yet established composers) were mostly assembled from repertory stock, rather than being newly designed82.

81 82

Lionello Balestrieri, Wagner composant Lanneau du Nibelung , s.d., fonds personnels. Mike Ashman, Producing Wagner , Wagner in performance, op. cit, p. 29, Pendant une grande partie du dix-neuvime sicle, la reprsentation tait un moyen bi-dimensionnel de monter une uvre sur scne, et ne tenait pas le rle de protagoniste crateur quelle allait jouer au cours du vingtime sicle. Une mise en scne tait acquise par la combinaison hasardeuse dun rgisseur, dun matre de ballet, dun compositeur, dun chef dorchestre, dun chanteur, et (parfois) du titulaire dun poste au thtre de la cour de Dresde (o Wagner fut Kepellmeister de 1843 1849) surnomm alternativement Literator ou Oberregisseur fr Schauspiel und Oper, une sorte de Dramaturg avant la lettre. Les dcors et les costumes (surtout pour les premires duvres de compositeurs encore peu connus) provenaient essentiellement des rserves du thtre plutt quils ntaient crs pour loccasion , cest nous qui traduisons. 37

De nos jours, la mise en scne se trouve au cur des proccupations des amateurs dopra, et est en gnral responsable du triomphe ou de lchec dune production : lpoque de Wagner, la conception de ce qutait une reprsentation de qualit diffrait donc radicalement de celle qui nous accompagne aujourdhui. Pourtant, Richard Wagner en avance sur son temps refuse demble cette vue secondaire de la thtralit scnique. Chez Wagner (comme chez dautres compositeurs, mme si le cas Wagner pousse un peu plus lextrme), fond et forme dialoguent constamment et sadaptent en fonction de lvolution de lun (la forme) ou de lautre (le fond). Ainsi, du dsir de crer une uvre de matire cosmique avec le Ring, suit la proportion gigantesque de luvre, et, inversement, de la grande forme ttralogique choisie en consquence, limportance du souvenir sans lequel le leitmotiv, base structurante du Ring, ne saurait exister est dcuple, puisque cest le souvenir qui va relier les diffrentes journes du Ring (plus de quinze heures de musique !) entre elles. De la mme manire, cest de la volont de faire vivre au spectateur une exprience mystique qui le met face des dieux ne dsirant que puissance, que Wagner dcide de rendre lorchestre invisible et donc crateur de sons magiques. Le Festspielhaus de Bayreuth nat ainsi de limpulsion cratrice initiale. Limportance du rle de la mise en scne, concernant le Ring, nest pas non plus venue a posteriori, ou plutt nest pas ne en dehors du projet global de Wagner, o fond et forme, encore une fois, se rpondent et senrichissent : limportance de la mise en scne dcoule naturellement de luvre mme, et surtout des choix esthtiques de son compositeur. Revenons par exemple sur le thtre de Bayreuth lui-mme, qui, comme on a pu le lire plus haut, a t conu spcifiquement pour la reprsentation de sa Ttralogie. Cet difice rpondait la conception esthtique que Wagner se faisait du Ring. Il tait susceptible de crer une atmosphre adquate la magie des dieux, la naissance envotante des lments du Monde Originel. Toutefois, la construction de ce thtre qui est toujours unique au monde, toujours porteur, et ce de manire non dtrne, de cet envotement wagnrien constitue en ralit une exigence qui en contient une autre : le Festspielhaus, en abolissant toute frontire entre le spectateur et la scne (grce la fosse invisible et aux lumires teintes), focalise toute lattention du public sur laction du Bhne, ce qui rend tous les dfauts dont la reprsentation peut souffrir bien plus visibles que sur une scne de thtre litalienne. Donc, si Wagner dplorait : dans notre opra, le chanteur prend la premire place, grce leffet tout matriel de son organe vocal, mais lacteur reste au second38

plan... or, mes exigences tendaient directement loppos (de ce desideratum) : je demandais en premier lieu lacteur, puis seulement le chanteur comme aide de lacteur 83, cest justement parce quil avait choisi de composer son Ring dans une optique de fusion scne/public. Or, les chanteurs de lpoque navaient pas vraiment pour habitude de jouer la comdie ; ainsi, Mozart se trouvera dans lobligation de spcifier que, face aux lacunes des chanteurs relatives lart de jouer la comdie, son Papageno devra tre cr par un acteur qui sait chanter et non linverse pour rpondre aux demandes dramatiques du rle. Seuls des chantacteurs84 seraient en mesure de rendre justice la partition du Ring. Hlas, ceux-ci sont trop rares lpoque de Wagner, et quand ils existent, ne restent pas toujours trs longtemps laffiche : lextraordinaire Hedwig Reicher-Kindermann, "linterprte idale" [pour Brnnhilde] qui ne recueille que des critiques dithyrambiques mourra malheureusement, Trieste en fin de tourne, ge de 29 ans 85. Toujours propos du dsir de qualit relatif aux reprsentations scniques du Ring, rappelons enfin que, dans lide de Wagner, le Festspielhaus devait tre dtruit aprs les quelques reprsentations de la Ttralogie, que le compositeur avait en effet initialement imagines comme peu nombreuses :Si toute cette organisation se ralise selon mes intentions, je ferais donner trois reprsentations de Siegfried dans les conditions prvues, toutes les trois dans la mme semaine ; aprs la troisime sance on dmolira le thtre et on brlera ma partition86.

Devant offrir un caractre dvnements exceptionnels, les enjeux de ces reprsentations ne pouvaient qutre accentus aux yeux des spectateurs et surtout des interprtes : la qualit de linterprtation musicale et scnique nen devait sembler que plus capitale. Malheureusement, les premires rptitions sont houleuses, les interprtes chanteurs et instrumentistes de la fosse confondus sont rticents, et Wagner est bien loin dobtenir les rsultats tant esprs. Entre rve et ralit, le foss se creuse. Alors, ne seraitce que dans le subconscient de quelques artistes visionnaires Wagner le premier sesquisse lentement la figure dun tre, encore utopique, qui pourrait remdier cette

83

Wagner, Richard, Communication mes amis, issu des uvres en prose, tome VI, traduit de lallemand par J.-G. Prodhomme et F. Caill, Paris, Delagrave, 1910, p. 100. 84 Pour reprendre lexpression de Jean-Jacques Nattiez dans son Ttralogies, Wagner, Boulez, Chreau : essai sur linfidlit, op. cit., si lon veut bien me pardonner lanachronisme. 85 Pierre Flinois, Les premiers pas : la Ttralogie de 1877 1896 , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit, p. 30. 86 Richard Wagner, Lettre Thodor Uhlig, Septembre 1850, cite et traduite dans Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit., p. 10. 39

discrpance 87 entre le style et lide (Schnberg, plus tard, sera lui aussi un des ces artistes visionnaires la recherche dune adquation qui lui chappe) : peu peu nat la ncessit de lmergence du metteur en scne dopra. 2.1.2) Wagner limit par son poque Pourquoi tant de difficults ? Pourquoi, en dehors du manque de justesse dramatique des chanteurs, la ncessit du metteur en scne ? En composant un opra si exigeant le Ring Wagner sexposa une multitude de difficults scniques qui rendirent impossible une reprsentation la hauteur de son imagination. Entre la vision et la faisabilit, entre le rve et la ralit : un abme 88 crit Christian Bhrle. Wagner se vit donc contraint daccepter des compromis quil avait refuss en composant la partition. Cest probablement pourquoi lon a pu dire que Wagner sest montr moins novateur en matire de mise en scne que dans sa musique. Les problmes matriels de la scne opratique auxquelles le compositeur fut confront taient trop grands :Cosima noted in her diary for that day : first performance of Rheingold, under a completely unlucky star: Betz [who was playing Wotan] loses the ring, runs twice into the wings during the curse, a stagehand raises the backdrop too soon during the first scene change and one sees people standing around in their shirt sleeves and the back wall of the theatre, all the singers embarrassed etc. 89.

Ces difficults poussrent Wagner renoncer pour une grande part au choix cratif en matire de mise en scne pour tout simplement cder la ncessit. Contrairement aux souhaits du compositeur, lespace ainsi cr ne nat pas du temps, il le poursuit. Pierre Flinois, dans son article Les premiers pas : la Ttralogie de 1877 1896 , prcise :Les proccupations de la direction sont plus prosaques quartistiques : ainsi linterdiction par les pompiers de lemploi de la Feuerzauber-Maschine lintrieur du thtre est rsolue grce un fabriquant dalcool qui cache la machine dans ses entrepts voisins du thtre et la relie la scne par une tuyauterie provisoire. Wagner, venu spcialement de Bayreuth pour la gnrale, est fch par une mise en scne insuffisante et par le manque de style et lincorrection du processus thtral 90.

87

Pour reprendre le terme de Dominique Jameux in Antoine Vitez, Dominique Jameux et alii., Wieland Wagner et le Nouveau Bayreuth , Opra et mise en scne, Paris, Parution, 1989, p. 115. 88 Christian Bhrle, Scnographie Wagnrienne et peinture , Richard Wagner. Visions dartistes. DAuguste Renoir Anselm Kiefer, op. cit. p.67. 89 Barry Millington, Staging the Ring, retranscription dune confrence la Royal Opera House de Londres loccasion du Ring, de 2007, http://www.roh.org.uk/ring/uploadedFiles/Events/staging_the _ring_barry _ millington[1].pdf, Au soir de la premire de Rheingold, Cosima note dans son journal : "cette premire sest vraiment droule sous une mauvaise toile. Betz [qui jouait Wotan] perd lanneau, et se prcipite deux reprises dans les coulisses pendant la maldiction, un technicien lve le fond de dcor trop tt lors du premier changement de scne, laissant tout un chacun apercevoir les gens dans leurs chemises manches courtes, ainsi que le mur du fond du thtre, tous les chanteurs embarrasss etc." , cest nous qui traduisons. 90 Pierre Flinois, Les premiers pas : la Ttralogie de 1877 1896 , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit, p. 29. 40

Tout dabord, le pome, comme je lai mentionn prcdemment, dpeint un univers difficile reprsenter sur scne. Cratures merveilleuses, eau, feu, palais divin, etc. : une imagerie laquelle le thtre du XIXe sicle ne pouvait aisment faire honneur, sachant que mme de nos jours un Steven Spielberg, rput pour son imagination dlirante, sest vu contraint de renoncer porter sur la scne de Bregenz cette hallucination non pas des sons, mais des gestes pour reprendre lexpression de Nietzsche91 . Ces exigences en elles-mmes originales sont les signes dune grande dtermination artistique hauts risques sur scne. Elles sont aussi musicales : la partition repose un orchestre de trs haut niveau ; or, les orchestres de lpoque taient souvent composs damateurs qui nadhraient pas forcment la vision rvolutionnaire wagnrienne de la fosse (fin de la mlodie aux violons, introduction de nouveaux instruments comme le Tube, quil fallait donc apprendre matriser). Ceux qui cherchent retrouver le fondu caractristique que donne aux couleurs et aux sons lorchestre cach de "labme mythique" il ne deviendra "mystique" quen 1882 qualifient lorchestre de sehr grell 92 rapporte Pierre Flinois. Wagner se voit donc contraint de courir de la fosse la scne, de dployer une nergie considrable pour ne pas renoncer ses idaux esthtiques. Il manifeste son mcontentement dtre seul remplir cette tche si ample, et son exaspration lentrane chercher une aide extrieure : [ Genast ] remained entirely on the proper standpoint of the stage-manager, who arranges things in a general way, and justly leaves it to the individual actors to find out for themselves what concerns them only... I ask him now to enterfere even there... let him be the trustee of infant actors. Call the whole personnel to a reading rehearsal ; ... take the score and from the remarks therein inserted explain to the singers the meaning of the situations and their connection with the music bar by bar . Realization of this plea for specialist production rehearsal would be, Wagner believes a revolution which will 93 lift our theatrical routine out of its groove .

91

Friedrich Nietzsche, Le cas Wagner, traduit de lallemand par Jean-Claude Hmery, Paris, Gallimard, 1974, p. 34. 92 Pierre Flinois, Les premiers pas : la Ttralogie de 1877 1896 , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit, p. 29. 93 Richard Wagner, Lettre Franz Liszt, 2 septembre 1850, cite et traduite par Mike Ashman dans Producing Wagner , Wagner in performance, op.cit., p. 31, "[Genast] demeura compltement dans son point de vue habituel de rgisseur, qui arrange les choses dune manire gnrale, et laisse bien aux acteurs individuellement le soin de dcouvrir par eux mmes ce qui ne les concerne queux seuls... Je lui demande dsormais dinterfrer mme l... quil soit le tuteur des acteurs dbutants. Appelez tout le personnel pour une rptition de lecture ; prenez la partition et, des remarques qui naissent alors, expliquez aux chanteurs le sens des situations et leur lien avec la musique mesure par mesure". La ralisation de cet appel pour une rptition spcialise pour la scne serait, selon Wagner, "une rvolution qui lvera notre routine thtrale hors de son gouffre dhabitudes" , cest nous qui traduisons de langlais. 41

Wagner na jamais vraiment trouv en quiconque ce troisime directeur , cet tre esquiss face la discrpance que jai voque prcdemment. Cest peut-tre la raison pour laquelle il naurait jamais assist une reprsentation satisfaisante de son Ring ( Jamais nest ralise la fusion de la Musique et de lAction 94). Selon Wieland Wagner, outre le fait quil fut dcourag par les obstacles purement matriels qui freinaient indniablement sa crativit, il aurait t prisonnier du style de son temps 95 (entendre de la mode du ralisme scnique qui svissait son poque). Si le compositeur tourne le dos aux codes de lopra traditionnel dans sa partition, il ny parvient pas avec autant de succs lors de sa reprsentation sur scne. Il est difficile dchapper toutes les conventions de son temps, un effet de mode pouvant apparatre comme une vrit gnrale. En ne russissant pas trouver un substitut la ralisation naturaliste qui est le courant en vogue la fin du XIXe sicle mais quil napprcie pas entirement pour autant de certains lments relevant du merveilleux, Wagner sabote sa propre ide. Pierre Flinois poursuit :Le ralisme scnique qui svit comme partout ailleurs, donne la critique de belles occasions de sexercer. Cest dailleurs plus le ridicule de celui-ci que la musique elle-mme que condamnent les commentaires : Lorsque lor commence briller, et remplit de sa clart les profondeurs, lon vit les machines des trois filles du Rhin et toute illusion disparut 96.

Richard Wagner se heurte des obstacles quil a lui-mme crs, ce dont il tait apparemment conscient, pour son plus grand malheur. Barry Millington souligne : Comments attributed to him such as "If I see another winged helmet, I shall puke!" he may or may not have said it, but Im sure he would have approved the sentiment seem to suggest considerable impatience with the whole mode of pictorial naturalism 97. Les machines de son poque ne sont pas en mesure de crer leffet escompt, mais il ne les abandonne pas pour autant, ce quun artiste avec un point de vue extrieur, distanci, comme Adolphe Appia ou Wieland Wagner aura le courage de faire. Ceux-ci seront des94

Carl Friedrich Glasenapp, Das Leben Richard Wagners in sechs Bchern dargestellt, Leipzig, 1908-1923, VI, p. 91. Cit et traduit par Pierre Flinois, Les premiers pas : la Ttralogie de 1877 1896 , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit, p. 28. 95 Wieland Wagner, Denkmalschutz fr Richard Wagner ? , Richard Wagner und das neue Bayreuth,op. cit,, p. 233, im Stile seiner Zeit befangen , traduit de lallemand par Gisela Tillier, Wagner : un monument class ? , in Musique en jeu, Spectacle Musique II : repartir de Wagner, op. cit., p. 94. 96 Pierre Flinois, Les premiers pas : la Ttralogie de 1877 1896 , Revue Opra, Richard Wagner : centenaire du Ring, op. cit, p. 29. 9797 Barry Millington, Staging the Ring, op. cit., certains commentaires quon lui a attribus tels que "si je vois encore un casque ail, je vomis" ce qui semble dmontrer quil ait ou non pron