Memoire maitrise probleme public wehrung claire

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Université Paris III Sorbonne Nouvelle Master 1 Sciences de l’information et de la communication Sujet du mémoire : Constitution et saillance d’un problème public : La question de la dangerosité de la téléphonie mobile Sous la direction de : Eric MAIGRET WEHRUNG Claire 2008 – 2009

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Université Paris III Sorbonne Nouvelle Master 1 Sciences de l’information et de la communication

Sujet du mémoire :

Constitution et saillance d’un problème public : La question de la dangerosité de la téléphonie mobile

Sous la direction de : Eric MAIGRET

WEHRUNG Claire 2008 – 2009

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« Comment peut-on comprendre, saisir dans le cadre d'une pensée sociologiquement

informée et inspirée, les incertitudes dont est frappé l'esprit du temps, incertitudes qu'il serait

cynique de nier d'un point de vue idéologico-critique, et dangereux d'abandonner sans

distance ? »

Ulrich Beck, La société du risque, 1986.

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Introduction 4 I – L’espace public et ses problèmes 7

A - L’espace public 7 1) L’espace public vu par Habermas 7 2) La sphère publique de Nancy Fraser 8 3) La conflictualité selon Dewey 9

B - Les premières tentatives de définition du problème public 10

1) la position fonctionnaliste 11 2) La position constructiviste 11 3) Le compromis de Fuller et Myers 12 4) La tentation du subjectivisme 12

C - Outils d’analyse d’un problème public 14

1) Eléments de classification, par Dominique Raynaud 14 2) L’importance des facteurs sociaux : Simmel et Coser 19 3) L’historicité d’un problème public : définir les étapes de son évolution 21

II – Evaluation de la saillance d’un problème public 24

A - Une arène publique cloisonnée 24 1) La non-transversalité des arènes 24 2) L’exception de l’arène scientifique 30

B - L’échec de la seconde modernité 32

1) Une semi-modernité 32 2) Une objectivité entravée 37

C - Le principe de précaution, une notion floue 42

1) Un principe, plusieurs définitions 42 2) Le principe de précaution : déjà appliqué, et pourtant réclamé 45

III – Des acteurs et des discours 50

A - La représentation médiatique des risques liés à la téléphonie mobile 50 B - Confrontations de discours 52

1) Entretien avec Stéphen Kerckhove 52 2) Entretien avec Danielle Salomon 54

C - Pistes de réflexion pour un mémoire approfondi 55

Conclusion 57 Bibliographie 59 English Summary 60

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Introduction

Allumé 16h par jour, chaque jour, chez plus de 56 millions de Français, le téléphone

portable s’est introduit dans notre quotidien depuis les années 2000. Symbole de liberté pour

certains, outil de travail, ou accessoire de mode pour d’autres, force est de lui reconnaître son

côté pratique. Néanmoins, la technologie du « sans fil » est pointée du doigt depuis quelques

années et est accusée de favoriser l’apparition de certaines maladies. Fabricants de téléphone,

opérateurs mobiles, politiques, médecins, juristes... ou utilisateurs : qui est responsable ? Qui

doit agir ? Quand et comment ? « Mieux vaut prévenir que guérir » répètent les contra-

portables. De suite, le principe de précaution s’impose à l’esprit. Mais quelles conditions

présupposent sa mise en place ? Que signifie-t-il exactement ? Quelles précautions prendre ?

Quelles limites à ce principe ? Autant de questions qui très vite nous indiquent la direction de

la sociologie du risque.

Parfaite incarnation de la figure hybride d’Ulrich Beck, auteur de la Société du risque (1986),

les ondes électromagnétiques émises par le téléphone portable sont une « instance de la

civilisation transformée en puissance naturelle ». Peu après la catastrophe nucléaire de

Tchernobyl, Beck livre ainsi ses réflexions sur cette société industrielle qu’il appelle « la

société du risque ». Du risque , car « la nature est soumise et exploitée, et elle qui était un

phénomène externe s'est transformée en phénomène interne, elle qui était du donné est

devenue du construit (…) Nous nous sommes livrés quasiment sans défense aux menaces

industrielles de cette seconde nature intégrée au système industriel. Les dangers deviennent

les passagers aveugles de la consommation normale ». Les passagers aveugles de la

consommation normale ici, ce sont les ondes. En effet, le risque est selon cet auteur le destin,

et la normalité de la seconde modernité. A savoir une société réflexive, où l’individu s’est

arraché aux chaînes des carcans familiaux, ecclésiastiques, patronaux, pour n’être autre que

lui-même, celui qu’il se sent être, profondément.

Cette société de la seconde modernité est donc aussi celle du risque, et doit dès lors composer

avec un environnement nouveau, sans barrières ni frontières, où les menaces sont devenues

invisibles. Nuages radioactifs, pollution chimique, contamination par l’alimentation… et

ondes électromagnétiques, sur lesquelles nous allons nous concentrer au cours de ce travail.

Quand leur dangerosité a-t-elle été soulevée ? De quelle communication ont-elles fait l’objet ?

Quelles réactions ont-elles été observées ? Au-delà de la sociologie du risque, c’est celle du

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problème social qui apportera une large contribution à ce mémoire. Car c’est là que réside le

cœur de notre recherche.

Son but ? Résoudre une question : Quels facteurs déterminent la durée d’un problème public ?

Quelles en sont les étapes ? Pourquoi un problème public ne prend-il pas toute l’ampleur,

toute la force qu’il contient en puissance ? Quels obstacles empêchent-ils sa saillance ? A quel

stade de son évolution le problème public du danger des téléphones portables se trouve-t-il

actuellement ? Nous avancerons trois hypothèses :

Tout d’abord, nous étudierons le concept de l’arène dessiné par Ervin Goffman, ou celui du

Framing (les cadres) de Nancy Fraser, afin de dresser un schéma actanciel des groupes en jeu

dans le problème public des téléphones portables. Ainsi, nous tenterons de montrer que les

différents acteurs évoluent dans des sphères cloisonnées, qui, à ce jour, ne partagent pas la

même définition du risque. Le problème ne rencontrerait donc pas la transversalité nécessaire

à la mobilisation de la sphère publique.

Ensuite, recourant à la théorie d’Ulrich Beck, reprise par Bruno Latour dans Nous n’avons

jamais été modernes, nous nous intéresserons à l’essence de cette deuxième modernité qui est

notre contemporanéité. Cette société postindustrielle qui ne serait en fait que semi-moderne.

Car les Français « pensent encore qu'une maîtrise par la science et la technologie restera

possible. Leur confiance dans l'administration savante et dans l'avancée inéluctable d'un

front de modernisation n'a pas varié ». Par ces propos, Bruno Latour dénonce le sempiternel

recours à la science, et la suprématie que celle-ci en tire. Ainsi, nous tenterons de démontrer

que l’arène scientifique est la seule à avoir pénétré l’ensemble des autres arènes, imposant la

rationalité scientifique, et empêchant l’expression de la rationalité sociale.

Enfin, nous nous intéresserons au principe de précaution, un arsenal juridico-politique qui, par

le flou et l’anomie qui l’entourent, constitue un sujet de confrontation supplémentaire pour les

différentes arènes. Nous comparerons ainsi les différentes acceptions de cette loi, et les

actions qui sont menées en son nom, de différentes parts.

Trois hypothèses donc, que nous exploiterons au cours d’un état de l’art où seront confrontés

une dizaine d’auteurs spécialistes de la question. Nous tenterons ainsi d’évaluer le niveau de

saillance de la question du danger des téléphones portables.

Mais avant cela, une première partie nous permettra d’éclaircir les différentes définitions

proposées par les grands auteurs de la sociologie du problème public et du conflit.

Constructiviste, fonctionnaliste ? Doit-on considérer la définition du public ou des éléments

extérieurs ? Doit-on étudier les médias, les discours politiques ou les actions de

revendication ? Faut-il préférer définir un problème public selon ses modes de résolution, ses

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causes ? Ces réflexions sont en effet nécessaires car elles serviront d’outils pour la deuxième

partie de ce travail, dans laquelle nous tenterons de poser un cadrage autour de la controverse

des ondes émises lors de l’usage des téléphones portables.

Ainsi, nous étudierons au cours de notre deuxième partie les discours et répertoire d’actions

des différents acteurs en présence dans cette controverse, puis nous tenterons de définir les

enjeux qui se posent autour de l’application du principe de précaution.

Pour finir, nous nous intéresserons à la représentation médiatique des risques liés à l’usage de

la téléphonie mobile, et nous confronterons les discours de plusieurs des acteurs en jeu dans

cette controverse.

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I – L’espace public et ses problèmes Il s’agira ici de nous interroger sur la façon dont une question d’ordre public parvient à se

hisser au rang de problème public ? Et qu’est un problème public, avant tout ? Comment se

construit-il, se développe-t-il, se résolve-t-il ? Existe-t-il d’ailleurs une typologie applicable à

l’ensemble des problèmes publics ? Quelle différence doit-on faire entre une controverse, un

débat, et un problème public ? L’un précède-t-il ou induit-il l’autre ? Autant de questions qui

nous obligeront, dans cette première étape de notre mémoire, à nous pencher sur

l’épistémologie de la sociologie du problème public, et, en préliminaire, à celle de l’espace

public.

A - L’espace public

Jurgen Habermas, Nancy Fraser, Axel Honneth, John Dewey, et plus récemment Daniel

Cefaï : autant d’auteurs qui ont consacré une partie de leur réflexion à définir l’espace public,

un concept complexe, comme le laisse penser Cefaï dans son introduction à La construction

des problèmes publics, définitions de situations dans les arènes publiques :

« Est public ce qui détient une parcelle de l’autorité de l’Etat, ce qui est au service de (…). Est public encore ce qui est assorti de publicité (…). Le public peut donc caractériser l’Etat, par opposition au particulier ou au privé, et l’on retrouve la notion d’impartialité et de désintéressement de la fonction publique (…). Le public peut encore signifier ce qui est notoire, qu’il s’agisse d’une rumeur ou d’une opinion (…). L’espace public est une totalité ouverte d’écarts d’hétérogénéité, hors de laquelle il n’y aurait pas d’être-en-commun, ou d’agir-de-concert, qui reste irréductible à l’intégrale des motivations personnelles, des intentions privées, des convictions intimes, des intérêts et des options des individus. » A en croire ces quelques lignes, l’espace public est en partie constituée des institutions, mais

pas seulement. Il est également constitué de l’ensemble des individus, mais pas uniquement

non plus... Qu’est-il alors exactement ? Si cette définition de Cefai, caractérisée par

l’hétérogénéité, domine aujourd’hui la sociologie de l’espace public, il n’en a pas toujours été

ainsi.

1) L’espace public vu par Habermas

Ainsi, Jurgen Habermas, au 20ème siècle, considère l’espace public comme « quelque chose

d’intermédiaire », entre les institutions et les individus. En parlant d’intermédiaire, Habermas

essaie de palper cette abstraction qu’est le mélange entre projection et dialogue des individus.

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En effet le dialogue, comme lieu de cristallisation des points de vue, est le terreau de la

démocratie selon le philosophe. Cependant le dialogue doit être dépassionné. S’inspirant de

Kant et de sa « raison pure », Habermas ne conçoit pas un espace public dans lequel on puisse

parler des problèmes privés. Ceux-ci doivent le rester. Seul le dialogue raisonné, visant le

bien commun, est admis, car c’est par la publicisation et la confrontation des opinions que

l’on accède à l’espace public. L’intersubjectivité, tant qu’elle est décentrée, permettrait un

travail de réflexion commune, aboutissant à des compromis et à une prise de décisions qui,

bien souvent, dépassent les points de vue initiaux. Ainsi, les individus se délestent de leurs

intérêts personnels pour créer un espace de dialogue rationnel, visant le bien universel.

Innovante mais insuffisante : telle a été la critique exprimée à l’encontre de la théorie

d’Habermas. Innovante, pour la place qu’elle donne au pouvoir du dialogue, comme condition

de la démocratie, mais insuffisante, voire élitiste, pour sa conception du public. En effet

Jürgen Habermas conçoit l’espace public comme le lieu d’échange d’une société bourgeoise,

rêvant aux salons tenus dans la période pré-révolutionnaire. Femmes, jeunes, et classes

ouvrières, sont exclus de cet espace public élitiste. L’espace public habermassien se voit donc

très vite opposer d’autres modèles, plus démocratiques.

2) La sphère publique de Nancy Fraser

La diversité des publics, leur force de lecture et de négociation : voici la clef de théorie de

Nancy Fraser qui, directement inspirée de Stuart Hall, croit fermement à la nécessite de

l’intervention de ceux qu’elle appelle les publics faibles. Lieu de tentatives de définition du

monde, l’espace public est autant celui des acteurs légitimes de la démocratie (les parlements,

les institutions), que celui à qui l’on refuse le droit d’entrée. Ces contre-publics subalternes,

par leurs actions de revendication, leurs stratégies de monstration, enrichissent l’espace public

de leur problèmes privés. Passionnés, personnels, conversationnels, les discours ne sont pas

irrationnels, mais relèvent de la rationalité émotionnelle, narrative.

La confrontation des publics forts, institutionnels ou bourgeois, avec les publics faibles,

représente l’essence de l’espace public fraserien. Il s’agit en effet de confronter les points de

vue, de les mettre en scène, pour parvenir à des compromis. L’accès à la démocratie doit sans

cesse se démocratiser, et ce au travers d’une participation plurielle, et conflictuelle. Pour

mettre en relief l’importance de la collision entre les publics, Nancy Fraser emprunte à Erving

Goffman la théorie du « framing », ou, autrement dit, de la production de cadres. Ainsi, les

publics faibles se heurteraient aux cadres dominants, avec lesquels ils ne partagent pas la

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même définition du monde. Chez Fraser, la sphère publique consiste donc en cette

concurrence entre les cadres, les heurts qui se produisent entre les différents publics. Or, c’est

par le processus de monstration qu’un public accède à la reconnaissance de son cadre, et donc

à l’espace public, dont il peut alors modifier les contours et les schèmes interprétatifs. On voit

se dessiner ici l’idée de la démocratie participative. Il s’agit en effet chez Fraser de relier

l’Etat et la société civile en traitant des problèmes privés qui vont alors dessiner les contours

de cette sphère publique, en perpétuelle évolution, puisqu’à la recherche d’une définition du

monde. Dès lors, la confrontation des cadres interprétatifs fondent l’acte communicationnel

qui seul permet la recherche d’un compromis, aboutissant à une « démocratisation de la

démocratie ».

Si la théorie fraserienne est encore très présente dans la sociologie de l’espace public, il

n’empêche que sa modélisation des publics faibles a été critiquée car la philosophe n’a traité

que les groupes déjà étiquetés comme étant des communautés, avec une culture à part. Sont

donc absents de cette théorie innovante les groupes éphémères, qui n’ont en commun qu’une

revendication, dont ils espèrent obtenir satisfaction, avant de se diviser et de se fondre dans la

société civile, où ils peuvent ne plus appartenir à un contre-public subalterne. Néanmoins,

l’importance de la rencontre et de du heurt entre les différents cadres et publics a été

justement exploitée par Nancy Fraser, mettant ainsi en relief la conflictualité qui, déjà chez

John Dewey, cinquante ans auparavant, apparaissait comme la voie d’une démocratie plus

ouverte, et plurielle.

3) La conflictualité selon Dewey Ainsi, dès 1946, l’un des philosophes phare du pragmatisme américain, John Dewey, met en

avant l’intelligence des publics et l’importance de la collision des opinions : le public, selon

lui, est avant tout ce vers quoi convergent toutes les luttes. En effet, le conflit préexiste à la

démocratie, dans la mesure où il met en place une querelle de faits et d’argumentation qui

structurent des schèmes interprétatifs et cognitifs, d’où un élargissement de l’espace public,

voire un enrichissement, puisqu’il intègre une nouvelle controverse. Ainsi, l’espace public de

Dewey est très hétérogène, puisqu’il accepte en son sein une série de conflits très divers.

Or, dès qu’il y a un conflit, toute une rhétorique et un plan d’actions se mettent en place entre

les différents acteurs. Les « revendicateurs » doivent passer par la monstration pour exprimer

leur mécontentement. Et qui dit monstration, dit spectateurs : la controverse devient alors un

problème public, puisque exposée au centre d’un champ communicationnel situé entre les

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protagonistes et ces « spectateurs ». Ce champ communicationnel devient alors le lieu d’une

discussion sans cesse réorientée, remodelée, selon les acteurs qui s’en emparent, de telle sorte

que les points de vue, à force de confrontation, se renforcent, ou s’effilochent, pour

finalement donner lieu à l’espace public, espace interactionnel absolu.

Dewey met également un point d’honneur à expliquer que chaque individu, à chaque instant

vit ce qu’il appelle de « l’expérience ». Ainsi, lorsque l’on parle d’espace public chez Dewey,

il ne s’agit pas des institutions ni de l’opinion publique, mais de ce que construisent ensemble

les différents individus au cours de controverses qui permettent la structuration d’un point de

vue. S’inspirant des théories de l’évolution de Darwin, John Dewey fait ainsi le pari de la

perceptibilité de l’homme. La recherche d’une définition commune du monde, et du bien,

passe par l’expérimentation collective de la démocratie, et donc de la conflictualité des points

de vue. Bruno Latour, dans une introduction au catalogue de l’exposition La chose publique –

Atmosphères de la démocratie, dont il a été commissaire en 2005, reprend ainsi le concept

d’expérience de Dewey :

« le public pour Dewey n'est pas la volonté générale qui se forme d'un coup par la conversion soudaine des citoyens à l'altruisme ou par la confiance faite à la sagesse des experts. Le public est constitué par ce qui affecte tout le monde mais que personne ne connaît –surtout pas les experts– puisque les causes et les conséquences inattendues de leur action collective sont précisément inattendues. Pour devenir visibles à nos yeux, les connections inattendues doivent être lentement explorées, éprouvées et fréquemment représentées à travers une myriade de petites inventions ».

B - Les premières tentatives de définition du problème public

Habermas, Fraser, et dernièrement Dewey, ont été l’occasion de confronter plusieurs théories

de l’espace public. Il convient désormais de nous intéresser plus particulièrement aux

définitions du problème public. Mais pour commencer, il est nécessaire de s’attarder sur les

termes que nous utiliserons au fil de cette étude, et sur les particularités qu’ils recouvrent.

Dans son ouvrage Sociologie des controverses scientifiques (2003), Dominique Raynaud

définit la controverse scientifique comme un « débat organisé se donnant pour but des valeurs

de connaissance », avant de préciser que s’il s’agit bien là d’une sorte de conflit, mais que la

controverse ne consiste elle « ni à nuire à son adversaire, ni à le surpasser par sa finesse ; il

s’agit de le convaincre, de lui faire adopter son propre point de vue ».

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En considération de cette définition, les éventuels risques représentés par l’utilisation du

téléphone mobile relèvent bien d’une controverse scientifique. C’est en effet la connaissance

qui est visée, celle des risques réels encourus par les utilisateurs. De plus, il n’est pas question

pour les acteurs de cette controverse de nuire à l’un d’entre eux, mais plutôt de convaincre

l’ensemble des protagonistes de la position que l’on défend.

Controverse signifie-t-il problème public ? Pour le savoir, il est nécessaire de s’intéresser à la

sociologie des conflits et aux différentes théories qui ont eu cours au fil du temps, et des

auteurs.

1) la position fonctionnaliste

Par fonctionnalisme, on entend le recours à des normes, à des valeurs, comme outils

d’analyse. Ainsi Hornell Hart, en 1923, décide de prendre comme éléments d’analyse et de

classification des problèmes publics « le type de traitements que l’on doit appliquer pour

œuvrer à sa résolution ». Ainsi distingue-t-il les problèmes économiques (comment réduire les

inégalités entre les classes ?), des problèmes de santé (comment faire vivre les gens mieux, et

plus longtemps ?), des problèmes politiques (comment parvenir à une meilleure coordination

des relations humaines ?) et enfin des problèmes éducatifs (comment élever le niveau

culturel ?). On remarque que les problèmes soulevés concernent des causes collectives et non

individuelles. En plus de cela, Hornell Hart explique qu’un problème devient social dès lors

que sa résolution s’exécute autour d’une action commune et collective. Cette définition

fonctionnaliste est donc également objective. En effet, ici, le sentiment du public concerné n’a

aucune espèce d’importance.

Une telle définition du problème public induit donc que le sociologue, grâce aux outils

analytiques qu’il a développés, peut repérer un problème public en puissance, qui ne soit pas

encore pressenti par la société. Ce qui signifierait qu’un problème public peut exister, sans

même que la société ne l’ait détecté. Quels en seraient alors les acteurs ? Les stratégies ?…

Cette conception s’oppose en plusieurs points aux définitions qui lui succèderont, ainsi qu’à la

définition contemporaine avec laquelle nous travaillerons.

2) La position constructiviste

Ainsi, la position constructiviste est, elle, d’un tout autre avis. Il ne saurait y avoir de

problème public sans l’élaboration d’un processus dont les citoyens aient pleine conscience,

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selon Clarence Case. Il critique d’ailleurs la définition objectiviste et écrit en 1936 dans What

is a Social Problem ? Journal of Applied Sociology : « en essayant d’exclure les jugements de

valeur de leur discussion, les sociologues ont sans le savoir écarté le critère essentiel qui

permet d’identifier les problèmes sociaux ». Car en quoi un problème serait-il public si la

société ne s’en saisit pas, si elle n’émet pas des discours dessus, si elle n’engage pas d’actions

qui le fassent évoluer ? Parfois taxée de populiste, en tous cas de sujectivisme, cette

conception a, à son tour, suscité des critiques. Pour les détracteurs du constructivisme, écouter

les plaintes de la société ne peut être un moyen de déceler les problèmes publics, car les

différents mécontentements qui naissent de la vie sociale, nombreux, et aussi rassembleurs

qu’ils soient, n’ont pas l’étoffe du problème public.

3) Le compromis de Fuller et Myers

Les sociologues anglo-saxons discutent ainsi la définition du problème public jusqu’à ce que

Fuller et Myers, en 1941, dans The Natural History of a Social Problem, énoncent la

nécessaire concomitance d’une condition objective et d’une définition subjective pour qu’un

problème puisse être qualifié de public. La condition objective étant « une situation vérifiable

dans son existence et dans son ampleur par des observateurs impartiaux et spécialement

formés », tandis que la définition subjective est « la conscience de certains individus que la

condition constitue un obstacle pour certaines valeurs défendues ». Pour résumer, un

problème public pourra être ainsi qualifié si et seulement si les sociologues outillés en

conséquence l’identifient comme tel, et ce après analyse en recourant à un ensemble de

données, normes et valeurs les plus objectives possible. Alors seulement intervient la

définition subjective : il s’agit de recueillir au sein de la société le jugement porté sur le sujet

en question.

4) La tentation du subjectivisme

Ce compromis ne mettra pas fin pour autant au conflit de définition qui oppose les différents

courants sociologiques. En effet, en 1966, c’est Howard Becker qui pointe du doigt le manque

de précisions de la définition de Fuller et Myers. Car au sein même de l’espace public, la

question peut ne pas être pareillement perçue. Certains seront sensibles au problème posé, et

l’élèveront de suite au rang de problème public. D’autres nuanceront davantage. Qui écouter,

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qui croire ? C’est cette critique qui vaudra cette conclusion à Becker : « les problèmes sociaux

sont ce que les parties intéressées pensent qu’elles sont ».

Par ces mots, on voit se dessiner ce que Daniel Cefaï qualifie un peu plus tard de processus

d’étiquetage. Avec cette théorie, les versant subjectiviste et constructiviste sont privilégiés

dans la mesure où le problème public est considéré comme résultant d’une activité collective.

Cependant, nuance importante, l’attention du public est un effet du processus de construction

du problème public, et non la cause de cette construction, comme l’expliquent Pierre-Benoît

Joly et Claire Marris, sociologues à l’INRA, Institut de Recherche Agronomique, et auteurs

de l’étude : La constitution d'un "problème public" : la controverse sur les OGM et ses

incidences sur la politique publique aux Etats-Unis.

Historicité, étiquetage, carrière, trajectoire, chronique, processus de publicisation… Autant de

termes pour autant de propositions d’analyse du problème public, que nous étudierons dans un

troisième point.

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C - Outils d’analyse d’un problème public

Les années passant, les sociologues ont aiguisé leur analyse du problème public, et nous

livrent aujourd’hui plusieurs cadres d’analyse, nous permettant de les mesurer, disséquer et

ainsi d’évaluer leur saillance.

1) Eléments de classification, par Dominique Raynaud

Sociologue spécialiste des controverses scientifiques, Dominique Raynaud a étudié de

nombreux auteurs de la sociologie du conflit, pour extraire de ce savoir un cadre d’analyse

composé de huit traits, déclinés comme suit :

1. L’objet :

Selon McMullin, qui écrit en 1987 La controverse scientifique et sa terminologie, les débats

scientifiques peuvent être distingués selon leur sujet. Il existe ainsi les controverses de fait, les

controverses de principes (ou méthodes), et les controverses théoriques.

Dans le cas du débat sur les risques représentés par l’usage du téléphone portable, en restant à

l’échelle scientifique, et non publique, il semblerait que ce soit les méthodes qui fassent

l’objet du débat. En effet, les scientifiques « officiels », missionnés par l’Etat, critiquent les

chercheurs indépendants et leurs résultats, souvent alarmants, sur leur méthode. L’étude de

plusieurs communiqués a révélé en effet que l’argument premier servi par les scientifiques

missionnés par les instances publiques consiste à invalider les résultats de leurs collègues,

prétextant que les effets de l’usage des téléphones portables ne peuvent être étudiés

correctement dans l’immédiat, le comportement des utilisateurs ayant considérablement

évolué, et le portable n’ayant pénétré l’ensemble de la société depuis quelques années

seulement.

Si l’on considère la controverse qui concerne les antennes-relais des opérateurs mobiles,

controverse qui oppose elle les associations de défense de consommateurs, les politiques et les

scientifiques, il s’agirait alors d’une controverse de fait. Car dans ce cas, les différents acteurs

s’opposent sur le taux limite à fixer concernant l’exposition aux ondes électromagnétiques.

Non sur la méthode pour le calculer, ni sur les théories des ondes, mais sur le fait qu’un taux

limite doit préserver la santé de l’ensemble des citoyens, et non seulement des adultes. Car

protéger les enfants, plus vulnérables, obligerait à réduire encore ce taux limite.

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Dominique Raynaud adresse une critique à cette catégorisation des controverses : « elles

n’ont de sens sociologique qu’indirect ». En effet, cette différenciation n’a de sens pour les

sociologues que si les conduites sociales qui en découlent sont elles aussi différentes.

Raynaud suppose alors que les controverses de méthode et de théorie donnent lieu à des

débats plus long que les controverses de fait, dans la mesure où les faits sont « testables » et

peuvent être vérifiés au cours d’expérimentations qui tranchent sur l’hypothèse à privilégier.

2. La polarité

C’est à Lewis Coser et à ses Fonctions du conflit social, que Raynaud emprunte la notion de

polarité. Il s’agit ici de définir « le nombre de camps qui s’affrontent au cours du débat ».

Dans notre cas, nous semblons être en présence d’un cas de controverse multipolaire avec :

d’une part les industriels et opérateurs de la téléphonie mobile, d’une autre les scientifiques,

puis les politiques, et enfin les associations de défense des consommateurs. S’il est tentant de

rapprocher l’acception de camps à celle d’acteurs, il convient de bien faire la différence,

puisque un groupe peut faire partie du processus de problématisation d’un sujet public, sans

faire partie des camps qui s’affrontent. Nous y reviendrons plus tard, mais il s’agit par

exemple des discours médiatiques, ou de la sphère publique.

3. L’extension

« Prise au temps t, une controverse peut être plus ou moins généralisée, selon qu’elle naît

entre des chercheurs isolés, ou qu’elle anime de vastes ensembles de chercheurs », écrit

Dominique Raynaud. Dans le cas de la controverse sur la dangerosité des téléphones

portables, il semble qu’elle soit de grande extension, puisque les ensembles de chercheurs

mobilisés sont assez importants, et, quelle que soit leur position, ces groupes sont parfois

internationaux, ou transnationaux, comme dans le cas de l’étude Interphone, réalisée à travers

13 pays. Cancérologues, membres de l’Académie de médecine, ou association de chercheurs

indépendants, ces pôles sont assez importants et étendus pour que la controverse des

téléphones portables soit dite étendue.

4. L’intensité

Alors que certaines controverses se règlent sans bruit, d’autres sont parfois virulentes.

Raynaud explique que l’intensité d’une controverse est fonction de plusieurs facteurs. Le

premier, primordial : « pour que la controverse soit de quelque intensité, il faut qu’elle

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s’accompagne d’une reconnaissance réciproque des adversaires. Sans quoi, l’escalade n’a

aucune chance de se produire ». Ce facteur est particulièrement pertinent dans la controverse

sur la dangerosité des téléphones portables, puisque les échanges entre les acteurs en jeu ne

sont pas encore très intenses, ni virulents, même si ces rapports évoluent, comme nous le

verrons plus tard. Néanmoins, l’observation de cette controverse sur quelques mois permet de

relever le peu d’importance qu’accordent les décideurs politiques et les chercheurs aux voix

des « contra » antennes et téléphones. S’ils les entendent, ils les écoutent peu, et la récurrence

de leur réponse montre le peu de reconnaissance qu’ils leur portent : agitants les résultats des

études officielles, politiques et scientifiques répètent que « aucune preuve formelle de la

nocivité du portable » n’ayant été apportée, l’inquiétude de ces associations serait nulle et non

avenue. Le dialogue est donc difficile, et la reconnaissance des différents camps semble être

l’une des étapes vers laquelle le problème public est présentement en train de s’engager,

comme le montre le Grenelle des Ondes du 23 avril, en prémisse duquel la Ministre de la

Santé Mme Bachelot avait organisé une table ronde, à laquelle était conviée, en première

partie uniquement, les associations.

5. La durée

« Les controverses peuvent être ponctuelles, mais celles qui touchent à des problèmes d’une

nature complexe ou partiellement soustraits à l’expérimentation peuvent être longues en se

perpétuant à travers plusieurs générations de chercheurs ». Si la controverse sur la dangerosité

des téléphones portables n’a pas encore essoufflé la première génération de chercheurs, reste

que le camp des contra existe déjà depuis quelques années, et les revendications n’ont cessé

de gagner en visibilité depuis 2003. Notons d’ailleurs que les résultats de l’étude Interphone,

commandée par l’OMS, et qui devaient mettre un terme à cette controverse, sont attendus

depuis 2006. Si le problème public est actuellement en pleine évolution, comme nous le

verrons plus loin, il convient néanmoins de pointer du doigt les années qui ont été nécessaires

à son émergence.

6. Le type de forum

Il s’agit ici d’identifier les « ressources et instances par lesquelles les contradicteurs peuvent

faire valoir leur point de vue ». S’inspirant de Collins et Pinch, qui écrivent en 1991 La

science telle qu’elle se fait, Dominique Raynaud explique qu’il existe deux sortes de forum.

Soit constituant, via « la théorisation, l’expérimentation, la publication de revues, des

congrès », soit officieux, en passant par des « articles de vulgarisation, ou des actions

16

Page 17: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

publicitaires ». Cependant, « toutes les controverses appartiennent au foum constituant ».

C’est lorsqu’elles se développent et s’amplifient que les controverses atteignent ensuite le

forum officieux, qui s’avère en fait être ce que d’autres auteurs appellent l’étape de

publicisation. Au regard de ces données, le problème de la nocivité des portables semble avoir

pris place sur le forum officieux depuis quelques années déjà, avec la multiplication de

campagnes de sensibilisation, de « dépliants d’information » fournis à l’achat d’un nouveau

mobile, de reportages journalistiques, etc.

7. Le type de reconnaissance

Selon le nombre de camps qui reconnaît l’existence de la controverse, celle-ci peut être

qualifiée d’unilatérale ou de bilatérale. La controverse sur le danger des ondes

électromagnétiques émises par les téléphones portables est aujourd’hui bilatérale, mais ce

depuis peu. Peu intense, comme on l’a vu dans le quatrième point, la controverse n’était pas

considérée comme telle par les politiques et scientifiques des instituts officiels, qui

qualifiaient les inquiétudes de nulles et non avenues, aucun danger n’ayant été prouvé.

Cependant, la récente organisation d’un grenelle des ondes, en avril 2009, a fait entrer la

controverse dans la bilatéralité. Pour preuve, ces quelques mots de Roselyne Bachelot,

interviewée par le Figaro, le 23 avril : « Nous avons organisé cette table ronde, car nous

souhaitons que toutes les pièces du dossier soient mises sur la table et que des personnalités et

organismes d'horizons divers puissent se parler. La controverse doit être levée avec la

participation de tous les acteurs. »

8. Le type de règlement

« Collins et Pinch proposent de distinguer la façon dont certaines thèses initiales seront

finalement considérées comme inadéquates ». Coup d’arrêt de la controverse, le règlement par

l’adoption ou le rejet d’une hypothèse, paraît encore loin en ce qui concerne celle de la

nocivité des mobiles. Néanmoins, il est intéressant de se pencher sur les deux types de rejet

d’hypothèse que formule ici Dominique Raynaud : lors du rejet explicite, « les hypothèses

avancées suscitent des tests expérimentaux, des expertises », alors que dans le cas du rejet

implicite, « les hypothèses avancées suscitent seulement l’incrédulité ». Impossible à ce jour

de deviner quelle hypothèse sera rejetée lors du règlement du problème, et si ce rejet sera

explicite ou implicite. Cependant, l’observation des discours et des interactions entre les

différents acteurs nous ont permis de relever un certain mépris des politiques et chercheurs

envers, par exemple, les riverains d’antennes-relais qui, armés de certificats médicaux,

17

Page 18: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

accusaient les opérateurs de les surexposer aux ondes électromagnétiques et ainsi d’avoir

causé maux de têtes et autres pathologies. De même, face aux manifestes et autres

communiqués alarmants émanant de scientifiques indépendants, les instances publiques

feignent souvent l’incrédulité. Le rejet implicite nous apparaît donc probable. Néanmoins, la

multiplication d’études scientifiques commandées par les instances publiques et sanitaires, le

rejet explicite n’est pas exclu.

Par ailleurs, Dominique Raynaud rappelle les travaux d’autres sociologues, notamment

Mendelsohn et McMullin, qui en 1987, proposent une autre dichotomie : celle de la résolution

« qui suppose la découverte d’une solution rationnelle », et de la clôture « qui implique une

procédure formelle de règlement qui n’aboutit pas nécessairement à un accord des parties. ».

Au regard des réunions multipartites que tentent d’organiser les différents acteurs en vue d’un

accord, il semble que le problème public des éventuels dangers du téléphone portable

s’oriente vers une clôture, et non une résolution. En effet, pour de multiples raisons que nous

étudierons dans une deuxième partie, il est peu probable qu’une solution rationnelle soit

trouvée, tandis qu’un règlement formel, via une nouvelle loi et une nouvelle réglementation,

imposant des contraintes équitables à chacune des parties, est la voie que semble prendre la

controverse.

Une autre terminologie, cette fois soumise par Engelhart et Caplan, également en 1987, reçoit

la préférence de Dominique Raynaud : ces auteurs ont analysé les issues de différentes

controverses, pour établir cinq modes de règlement : la perte d’intérêt, la force, le consensus

(la controverse se termine par l’adoption d’une croyance non scientifique), l’argument fondé

(un accord est trouvé à partir de critères scientifiques standards), et la négociation (si la

controverse ne correspond à aucun des modes précédents). Bien que la controverse sur la

dangerosité de la téléphonie mobile semble encore loin d’un quelconque règlement, son

évolution actuelle, et ses caractéristiques, nous incitent à formuler l’hypothèse que le

consensus et la négociation sont les deux modes de règlement les plus probables. Voyons tout

d’abord ce que serait le consensus. L’adoption d’une croyance non scientifique : il pourrait

s’agir de la mise en place d’une réglementation, juridique qui contraigne chaque partie à un

faire des concessions, puisque l’argument fondé, c’est à dire l’accord à partir de critères

scientifiques, nous paraît compromis. La négociation, telle qu’Engelhart et Caplan la

définissent, est elle aussi envisageable : « les agents poursuivent le débat en mettant en place

des règles de procédure permettant de parvenir à un accord probable ». La négociation, en ces

termes, rappelle le principe de précaution, qui, juridiquement, impose que le doute sur

l’innocuité d’un produit ou d’un phénomène entraîne la poursuite des recherches

18

Page 19: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

scientifiques. Le principe de précaution serait alors ces « règles de procédure », qui

permettent, à terme, de parvenir à un règlement explicite, avec la reconnaissance de l’une des

hypothèses scientifiques.

Dans tous les cas, le règlement par perte d’intérêt nous paraît peu envisageable, en

considération de le part qu’occupe la téléphonie mobile dans notre vie quotidienne. Enfin, le

règlement par la force paraît quasiment impossible, au vu de l’émoi que cette controverse

suscite dans les discours médiatiques et publics.

2) L’importance des facteurs sociaux : Simmel et Coser

En plus des éléments de classification précédemment énumérés ci-dessus, Raynaud agrémente

son ouvrage sur les controverses d’éléments d’analyse fournis, entre autres, par Georg

Simmel et Lewis Coser, deux auteurs majeurs de la sociologie du conflit.

Nous avons relevé au fil de nos lectures quelques unes de leurs idées, permettant une analyse

fine des controverses.

Pour commencer, c’est dans Le conflit, en 1992, que Simmel met en valeur l’importance de

certains facteurs sociaux dans l’étude d’une controverse, et de son évolution. Ainsi explique-t-

il que la force de l’antagonisme entre les acteurs est plus grande encore lorsqu’ils partagent

des caractéristiques communes, telles que « des qualités similaires » et « l’appartenance à un

contexte commun ». Or, l’analyse du problème public de la téléphonie mobile révèle que les

acteurs en jeu viennent d’arènes aussi diverses que celles de l’industrie, de la politique, de la

recherche scientifique, de la défense de l’environnement… Ces acteurs ont peu de chose en

commun, ce qui expliquerait peut être le peu d’intensité de la controverse, du moins à ses

débuts, aux alentours de 2003.

Cette notion de facteur social exprimée ici par Simmel semble être héritée de Lewis Coser,

qui, dans Les fonctions du conflit social, en 1982, expliquait déjà qu’ « un conflit est d’autant

plus violent que les adversaires sont liés ». Il explique même cette donnée en incriminant la

« société moderne », qui « empêche, jusqu’à un certain point, les clivages fondamentaux »,

tant les acteurs proviennent de sphères éloignées. Par la suite, Coser est allé plus loin encore,

mettant en relief toutes les dynamiques en jeu dans un conflit, au sein d’un groupe et entre les

groupes. Ainsi, il explique que, quelque soit l’intensité d’un conflit, dès son émergence, celui-

ci « renforce la cohésion à l’intérieur de chaque groupe ». Cette théorie trouve une résonnance

dans notre travail, puisque nous avons observé le rapprochement de certains membres d’un

19

Page 20: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

groupe au fil de l’évolution du problème. Ainsi, les associations de défense de

l’environnement et de défense des consommateurs, rassemblées du côté des « contra », ont

accordé leurs discours, puis leurs actions, missionnant chacune un de leurs délégués pour

aller, au côté de leur homologue d’une association semblable, au devant d’une ministre ou

d’un institut sanitaire.

En outre, Coser a mis en parallèle la dimension d’un groupe et le degré d’engagement de ses

membres, entre lesquels « il existerait une corrélation négative » : plus le groupe est étendu,

moins il exige un engagement de chacun de ses membres. Or il semble que le rapport entre

ces ceux variables se vérifie lors de l’observation de notre controverse, concernant la nocivité

de l’usage des téléphones portables. En effet, le groupe des chercheurs officiels, nombreux et

rassemblés au sein d’un réseau étendu à l’international, semblent se contenter de leur parution

officielle de résultats, tandis que les chercheurs indépendants, moins nombreux, se montrent

plus visible dans l’espace visible, et plus engagés. Cependant, il convient d’apporter une

critique à cette corrélation : l’engagement d’un groupe et donc de ses membres est également

très dépendant de leur rôle dans la controverse, de leurs actions et de leurs alliés. Ainsi, il

paraît évident que les chercheurs affiliés à des études scientifiques officielles, puisque

mandatés par des institutions publiques, s’expriment peu hors de ce cadre.

En plus de ces différents facteurs, Lewis Coser a démontré que « la fin d’un conflit est

d’autant plus rapide que le conflit se déroule dans un cadre institutionnalisé ». Ainsi, si une

controverse s’épanouit et évolue sans le cadrage d’un représentant ou d’une institution

publique, « le perdant n’est pas obligé de reconnaître qu’il a perdu, ni même de s’en rendre

compte ». Si les pouvoirs publics se sont aujourd’hui saisis du problème public de la

téléphonie mobile, il semble que la reconnaissance de la controverse n’ait pas toujours été

« bilatérale », pour en revenir éléments de classification de Raynaud. En effet, pendant

quelques années, les demandes de réglementation et de recherches complémentaires émanant

d’associations de défense de l’environnement ou de consommateurs, n’ont reçu aucune

attention des pouvoirs publics, d’où, peut-être, un début d’explication quant au temps qu’a

nécessité l’émergence de ce problème public, nouvellement institutionnalisé, mais ceci selon

un cadrage encore flou, comme nous le verrons plus tard (en II – 3).

20

Page 21: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

3) L’historicité d’un problème public : définir les étapes de son évolution

« Le problème public acquiert les dimensions cognitives et normatives par le processus

social » : Christian Rinaudo, dans son texte Qu’est-ce qu’un problème social ?, pose

clairement la dimension de processus. Ainsi un problème public se construit et est le résultat,

en évolution permanente, d’un ensemble de définitions et d’actions auxquelles contribuent ses

acteurs. Citons ici Spector et Kitsuse, qui, en 1987, dans Constructing Social Problems,

définissent le problème public comme « les activités d’individus ou de groupes qui expriment

des griefs et des revendications par rapport à des conditions supposées. L’émergence d’un

problème social est contingente à l’organisation des activités affirmant le besoin de réduire,

d’améliorer ou de changer des conditions. Le problème central d’une théorie des problèmes

sociaux est de rendre compte de l’émergence, de la nature et du maintien des activités de

revendications et de leurs réponses ». Rinaudo explicite ces propos en définissant ce que sont

les activités de revendication : « déposer des plaintes, intenter des procès, organiser des

réunions, des conférences de presse, rédiger des lettres de protestation, organiser des boycotts,

des grèves, etc. ». Nous sommes ici en présence d’une pensée constructiviste, ou subjective,

puisqu’il s’agit de mesurer les actions et revendications du public. Cependant, les valeurs du

fonctionnalisme ne sont pas abandonnées, car ce sont elles qui vont donner le cadre d’analyse

de ce fameux processus.

Ainsi, parmi les premiers à avoir écrit une « histoire » du problème public, nous retrouvons

Fuller et Myers qui déclinent le processus en trois étapes : une « prise de conscience », suivie

d’une « détermination de politiques publiques », et enfin d’une « mise en place des

réformes ». Rapidement critiquée car insuffisante, cette première analyse du processus sera

suivie de propositions plus détaillées.

Ainsi, Howard Becker, puis Robert K. Merton développent la notion d’ « étiquetage » :

d’abord attribuée à la sociologie de la déviance pour expliquer la formation du statut de

« outsider », l’étiquetage est entendu dans les théories interactionnistes comme un ensemble

d’actions par lesquelles des individus vont « publiquement disqualifier » une personne en la

définissant comme déviante par rapport aux normes du groupe. La sociologie des problèmes

publics a donc repris le concept d’étiquetage a son compte pour expliquer le processus par

lequel un conflit accède au rang de problème public, en s’armant des dimensions cognitives et

normatives nécessaires à son déploiement dans l’espace public. Ainsi, les protagonistes

« étiquettent » un phénomène comme problématique dès lors qu’il montre « un décalage

21

Page 22: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

substantiel antre les normes socialement partagées et les conditions réelles de la vie

sociales », comme l’écrit Merton.

Par ailleurs, le concept de l’étiquetage est développé plus tard, en 1991, par Felstiner, Abel et

Sarat qui y voient trois étapes. La première, « naming », consiste à étiqueter une situation, un

état de fait, comme non conforme aux normes, et donc comme problématique. Il s’agit ensuite

d’étiquetter des groupes ou individus comme responsables de cette situation, c’est la phase du

« blaming », qui précède le claiming : il s’agit alors de la publicisation des revendications,

visant la mise en place de solutions.

Au travers de ces différents cadres d’analyse, on saisit l’importance du processus de

publicisation des revendications. Ainsi, Joseph Gusfield, dans son ouvrage La culture des

problèmes publics : l’alcool au volant (1981), développe cette idée en parlant

« d’expériences individuellement vécues en ressources publiques », qui investissent l’espace

public, et ce via une mise en scène des « qualités dramaturgiques, cérémonielles et rituelles ».

Les scènes de discours et d’actions doivent donc être les principaux terrains d’exploration du

sociologue.

Daniel Cefaï intègre d’ailleurs ce principe lorsqu’il énonce dans La construction des

problèmes publics, définitions de situations dans les arènes publiques (1996), son propre

cadre d’analyse, qu’il appelle « histoire naturelle ».

La première phase correspond à la « conversion de difficultés d’ordres publics en problèmes

publics », de la part d’un premier groupe d’acteurs, les revendicateurs, qui vont désigner des

responsables, et formuler des « griefs » à leur encontre. Ensuite, vient la phase de

l’établissement du problème public, qui requiert une confrontation de définitions et de

discours. En effet, l’arène publique ne vient à exister que si les différentes scènes publiques

s’entrechoquent dans un concours d’actions de revendication et de stratégie de

communication. Cefaï énonce ensuite « l’intervention des pouvoirs publics » comme étant la

troisième phase de « l’histoire naturelle » d’un problème public, qui est alors

« institutionnalisé », ce qui, comme le précise l’auteur, « n’abolit pas sa dimension

conflictuelle et polémique ». Il s’agit durant cette phase de « reformuler » les revendications

dans un langage judiciaire et administratif, et de nommer des personnels délégués à

différentes tâches (par exemple la création d’un poste de médiateur) : autant d’actions qui

participent de la « bureaucratisation » du problème public, qui va permettre de fixer les

objectifs à atteindre en vue de la résolution du conflit. Enfin, une quatrième phase consiste à

clôturer le problème public, à l’aide d’un plan d’actions, ou, au moins, de promesses, visant à

22

Page 23: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

répondre aux demandes des différents protagonistes, et ce dans un consensus parfois très

relatif.

Ces différents canevas proposés, pour l’instant encore abstraits, restant, comme le précise

Daniel Cefaï, de simples « orientations pour le regard du sociologue », qui devra étudier les

champs d’actions et de discours des différents protagonistes pour évaluer la « carrière » d’un

problème public, car la variété des cas est telle, qu’aucun ne saurait se laisser réduire à une

« modélisation » aussi figée.

Désormais armé de ces différents concepts, nous pouvons aborder la deuxième partie de notre

mémoire qui, sera l’occasion d’évaluer la « carrière » et la saillance du problème public de la

téléphonie mobile.

23

Page 24: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

II – Evaluation de la saillance d’un problème public

Pour comprendre et étudier l’évolution d’un problème public, il est nécessaire de le

déconstruire, étape par étape, acteur par acteur, et discours par discours. Ainsi, cette deuxième

partie de notre mémoire sera l’occasion de vérifier une à une les hypothèses posées en

introduction. Nous commencerons ainsi par l’analyse des différentes arènes et de leurs

discours, après quoi nous nous intéresserons plus particulièrement à l’arène scientifique, avant

de finir, dans un troisième temps, sur le rôle du principe de précaution dans l’évolution de ce

problème public qu’est la question de la dangerosité des ondes électromagnétiques émises par

la téléphonie mobile.

A - Une arène publique cloisonnée Scientifiques, politiques, industriels, opérateurs, citoyens, associations, administrés

juridiques… Les acteurs en jeu dans la controverse sur le danger de la téléphonie mobile sont

nombreux, et originaires de différents corps professionnels et sociaux, d’où des valeurs et des

schémas de pensée souvent bien différents.

Afin d’analyser les protagonistes de cette controverse sur les téléphones portables, nous

utiliserons le concept des « arènes », emprunté aux sciences politiques pour désigner « des

lieux symboliques de confrontation qui influencent les décisions collectives et les politiques

publiques », comme l’écrit Pierre-Benoît Joly, sociologue à l’Inra, dans son étude sur la

controverse des OGM aux Etats-Unis.

1) La non-transversalité des arènes

Pour commencer, nous pouvons reprendre la théorie de Daniel Cefaï qui explique dans

Construction des problèmes publics que l’arène publique ne se forme qu’à travers la

construction du problème public : « [la sphère publique] se constitue transversalement à

différents champs d’institutions, se joue sur diverses scènes publiques, relève de multiples

sphères d’action publique où des acteurs spécialisés usent de stratégies, recourent à des

savoir-faire et à des savoir-dire, appliquent des règles et des réglementations (…), se meuvent

dans des registres de discours et d’action distincts ».

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Page 25: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

A travers cette citation, on comprend que l’arène publique dans laquelle peut s’ancrer un

problème public, n’existe finalement que lorsque ses différents protagonistes ont trouvé un

champ de communication, où la confrontation des idées puisse se faire sur la base du partage

des mêmes données et du même langage. Le problème est que dans le cas de la controverse

sur la téléphonie mobile, les différentes arènes semblent évoluer dans une arène publique

cloisonnée, où chaque acteur reste figé sur sa définition du monde et du risque que représente

la téléphonie mobile.

Ainsi, l’une des premières étapes de « l’historicité » ou de la « carrière » d’un problème

public consiste en une compétition pour imposer sa propre vision de la controverse, ou son

propre « cadre » d’analyse, comme l’a écrit Ervin Goffman dans sa « Frame Analysis ».

1. L’arène scientifique

Expériences, communiqués de presse, ouverture de leurs laboratoires lors de visites

organisées sont les principaux modes d’action et d’expression des experts scientifiques, tandis

que les normes, taux, et statistiques sont leurs principaux, sinon uniques outils d’analyse.

Voyons plutôt ces quelques extraits du Communiqué de l’Académie de Médecine du 17 juin

2008 :

« Les risques potentiels des téléphones portables ont fait l’objet de très nombreuses études, justifiées par le développement massif de la téléphonie mobile depuis 1993. Ces études relèvent soit d’une approche expérimentale (sur l’animal, sur des cultures cellulaires, voire sur des végétaux) soit d’une approche épidémiologique fondée sur des études cas-témoins. (…) Les résultats de ces études partielles sont pour le moment rassurants :

- Les six études qui examinent les cas de neurinomes de l’acoustique ne montrent pas d’augmentation du risque, avec une incertitude à lever pour les utilisateurs depuis plus de dix ans ;

- Les cinq études sur les méningiomes ne montrent pas d’augmentation du risque ; - Aucune des six études concernant les gliomes ne montre de risque significatif

d’utilisation du portable mais le regroupement des études anglaises et nordiques montre un risque relatif de 1,39, à peine significatif (intervalle de confiance à 95% : 1,01 – 1,92) pour une utilisation du portable supérieure à 10 ans et du même côté que la tumeur. »

On note ici l’habile rhétorique employée pour parler des risques : les résultats utilisées ne sont

ceux d’études restées « partielles », et les risques sont « à peine significatifs ». De même

concernant ces « neurinomes », il reste « une incertitude à lever », alors que, pas moins de

quelques mots plus tôt, les « six études qui examinent les cas de neurinomes de l’acoustique

ne montrent pas d’augmentation du risque ». Les lecteurs les moins avertis, ou les plus

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Page 26: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

pressés, tels que les journalistes de certains rédactions, passent aisément à côté de cette

« incertude à lever » qui concerne les utilisateurs depuis plus de dix ans, soit la majorité des

adultes qui atteindront bientôt leurs trente ans.

Le cadrage des scientifiques, du moins ceux qui tentent de rassurer les utilisateurs, est on ne

peut plus clair. Pour eux, le problème public est nul et non avenu, preuve ayant été faite par

« de nombreuses études » de l’innocuité de l’usage des portables, en tous cas dans les

conditions d’évaluation, d’ailleurs établies par ces seuls et mêmes experts.

Avant de passer au cadrage fait par la sphère politique, citons Jeanne Chabbal qui a publié

dans la revue Politix, en 2005, une étude sur une usine chimique, intitulée Le risque invisible,

la non émergence d’un problème public : « Pour les autorités technicoadministratives, le

risque industriel [représenté par les ondes électromagnétiques] existe mais « il ne fait pas

problème » dans la mesure où il est déjà repéré et encadré grâce au classement Seveso

[principe de précaution]et à la prise en charge que ce dernier implique ».

2. L’arène politique

Pour les responsables politiques, il s’agit de composer avec d’une part les inquiétudes

énoncées par les consommateurs, d’une autre, les exigences des opérateurs et des industriels,

et enfin avec les discours purement scientifiques des experts. Premier destinataire visé par ces

différentes revendications ou ces discours, les politiques ne peuvent renier l’existence de la

controverse, mais affichent en revanche leur volonté d’y mettre un terme. D’ailleurs, résoudre

une controverse semble simple dans la bouche des politiques. Ils énoncent la nécessité

d’entendre chaque protagoniste, puis rappellent que les décisions leurs reviennent de droit.

Voyons ces quelques lignes d’interviews de Madame Bachelot, Ministre de la Santé, extraites

d’un article publié dans l’édition du Figaro du 22 avril 2009, veille de l’ouverture du Grenelle

des Ondes :

« Nous avons organisé cette table ronde, car nous souhaitons que toutes les pièces du dossier soient mises sur la table et que des personnalités et organismes d'horizons divers puissent se parler. La controverse doit être levée avec la participation de tous les acteurs. Je suis élue dans une circonscription dont le nord est en zone blanche, les portables ne passent pas. Les habitants me réclament sans arrêt d'être équipés. Eux aussi doivent être entendus. Nous avons décidé que toutes les questions concernant les téléphones portables, les antennes relais et le WIFI devaient être abordées. Même si les antennes-relais cristallisent aujourd'hui l'attention, le téléphone mobile, par sa très grande proximité avec l'utilisateur, expose davantage au rayonnement électromagnétique ».

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Page 27: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Preuve de son habileté rhétorique, la Ministre de la Santé parvient ici à tenir le discours d’un

acteur neutre, réceptif, tout en glissant que, quelles que soient les revendications des

associations, certains consommateurs, eux, réclament le droit à la couverture mobile. Ainsi,

avant même que la rencontre avec les différents protagonistes n’ait lieu, cette responsable

politique impose son cadrage, que l’on pourrait résumer ainsi : j’organise un grenelle pour

parler des ondes, certes, mais sachez qu’en tant que décideuse politique, je suis en charge de

deux obligations : protéger les consommateurs, mais aussi veiller à l’uniformité de la

couverture réseau du territoire français ». Dès lors, la question des risques représentés par les

ondes électromagnétiques ne saurait être perçue par cette arène avec le même cadrage que

celui, par exemple, des associations.

3. L’arène associative

Quelles sont les armes des associations ? Quelle est leur définition du problème ? Comment

énoncent-elles leurs revendications face à des arènes dont les systèmes de pensée et de valeurs

divergent ? L’étude de la controverse nous a permis de noter que l’arène des « contra »

s’appuie beaucoup sur des laboratoires d’experts indépendants pour réaliser des contre-études.

Ainsi, les normes, les taux limites, les mesures d’exposition aux ondes sont une grammaire

bien connue des associations, qui se sont ainsi emparées des outils scientifiques. Ce qu’il est

intéressant d’analyser ici, c’est la façon dont ces contra détournent les outils scientifiques

pour servir leur cadrage du problème. Livrons ici quelques lignes extraites d’une tribune

publiée le 24 avril dernier sur le site d’information www.rue89.com par Stéphen Kerckhove,

délégué général de l’association Agir pour l’Environnement :

« Depuis 2001, date de la publication du premier rapport d'expertise sur le sujet, la situation n'a cessé de se dégrader, lentement mais sûrement. Le tête-à-tête entre les riverains d'antennes relais et les opérateurs s'est progressivement doublé d'un casse-tête pour le gouvernement ! Cette controverse démontre par l'absurde que l'absence circonstanciée de la puissance publique en matière de politique sanitaire finit toujours par rejaillir d'une façon ou d'une autre sur la scène publique. Le pourrissement de la situation est né, notamment, de l'incapacité de l'expertise officielle à penser la complexité et reconnaître l'incertitude ambiante, amenant certains scientifiques à énoncer doctement une vérité, LA vérité ; une sorte de vérité révélée, incontestable, unilatérale. (…) La France dispose ainsi de l'une des réglementations les plus laxistes au monde. Les seuils d'exposition respectivement de 41 et 58 volts par mètre pour les bandes de fréquences 900 MHz et 1800 MHz furent fixés par un décret paru le 03 mai 2002. Nombre de pays européens ont d'ores et déjà modifié leur réglementation en adoptant des seuils plus protecteurs. La Suisse devrait ainsi bénéficier d'un seuil de 0,6 V/m en 2012 pour les sites sensibles. ».

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Page 28: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Si l’expertise officielle se contente d’énoncer « une sorte de vérité incontestable et

unilatérale », les associations s’appliquent ici à les analyser d’un point de vue « social ». En

effet, si les lecteurs ne voyaient pas le problème d’un taux de 41 volt/mètre sur le territoire

français, tel qu’il est énoncé par les experts français, en revanche, une fois ces informations

comparées aux données d’autres pays, l’enjeu apparaît beaucoup plus clairement. En publiant

ces informations, et énonçant les taux d’expositions aux ondes, les associations se saisissent

de données scientifiques pour les démocratiser, les recontextualiser dans un espace public et

social, ici l’Union Européenne.

4. l’arène des opérateurs

L’étude du discours des opérateurs de téléphonie mobile nous offre encore une nouveau

cadrage du problème. Ici, seule la réglementation compte, comme le montre cet extrait de la

rubrique « mon téléphone et ma santé » du site Internet de l’Afom : l’Association Française

des Opérateurs Mobiles :

« L’exposition aux ondes radio doit toujours être inférieure au seuil correspondant à l’émetteur : 28 V/m pour la radio FM, 31 V/m pour la télévision, 41 V/m pour la téléphonie mobile à 900 MHz, 58 V/m pour la téléphonie mobile à 1800 MHz et 61 V/m pour la téléphonie mobile UMTS (3ème génération). Toutes les antennes-relais de téléphonie mobile en service en France respectent cette réglementation. Quelques pays ont fixé des seuils plus faibles. Ces seuils sont arbitraires et sans fondement scientifique. Ils ne sont recommandés ni par l’OMS, ni par les groupes d’experts sanitaires consultés par les pouvoirs publics ».

A la lecture de ces quelques lignes, on note que les opérateurs ne parlent ni de risque, ni de

cancer, ni d’électro-sensibilité ou encore d’incertitude sur l’augmentation de « neurinomes »,

comme le font les autres acteurs. Seule la législation importe, puisque c’est elle seule qui

pourrait punir les opérateurs en les désignant responsables. Dès lors, prouver leur conformité

à la réglementation semble être l’obsession la seule obsessions de cette arène. Peu importe,

d’ailleurs, si d’autres pays ont choisi des taux plus faibles pour protéger la société civile,

puisque cette décision repose sur des expertises scientifiques qui n’ont pas été commandées

par les institutions sanitaires… On comprend donc que pour les opérateurs, seules les études

commandées et exécutées par des organismes institutionnels sont crédibles. Avec un tel

raisonnement, l’arène associative et les experts indépendants sont de suite évacués de la

discussion.

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Page 29: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Ainsi donc, cette rapide comparaison nous a permis de mettre en exergue la différence, et

même parfois l’incompatibilité des systèmes de pensée et de valeurs en place dans ces arènes.

Pierre-Benoît Joly et Claire Marris, sociologues à l’INRA, et auteurs de l’étude : La

constitution d'un "problème public" : la controverse sur les OGM et ses incidences sur la

politique publique aux Etats-Unis, mettent d’ailleurs en mots l’effet de cloisonnement qui

découlent de telles différences de définition :

« Chacune des arènes est caractérisée par sa propre logique de sélection des problèmes, par

des ressources, des référents symboliques et une grammaire spécifique. Selon les arènes dans

lesquelles sont portés les débats, les ressources dont bénéficient les différents protagonistes

auront plus ou moins d'importance. (…) Dans l'arène scientifique, c'est la preuve

expérimentale et la statistique; dans l'arène juridique, les principes juridiques et la

jurisprudence; dans l'arène économique, l'argent et le profit; dans l'arène médiatique les

montées en généralité et la référence aux valeurs ».

Dans ce contexte, les différentes arènes apparaissent donc cloisonnées. Elles ne partagent pas

les mêmes définitions du problème, du risque, des normes, n’utilisent pas les mêmes outils, ou

alors pas de la même façon, d’où la difficile mobilisation de l’arène publique, celle-même

dont Cefaï rappelle qu’elle ne préexiste pas le problème public, mais se constitue à travers lui,

dès lors que la confrontation et les échanges opèrent entre les différentes arènes.

Or ici, l’arène publique semble être seulement au début de sa constitution, comme nous le

verrons plus tard. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà affirmer que ce cloisonnement des

arènes empêche la circulation du problème dans une arène publique qui est normalement le

lieu de résolution de la controverse. Cette théorie a également été posée au cours d’autres

études sociologiques : Jeanne Chabbal, auteure de l’étude Le risque invisible. La non-

émergence d’un problème public a ainsi écrit : « Les définitions du problème des risques

industriels produites par les différents acteurs évoqués ne peuvent se rejoindre tant elles

renvoient à des ordres de valeurs incompatibles et à des univers sociaux cloisonnés. Cette

hétérogénéité est un des premiers facteurs de blocage de l’émergence du problème ».

Ainsi, au lieu de passer transversalement d’arène en arène, en suivant le fil d’une grammaire

et d’un ensemble de valeurs partagées, le problème public stagne dans chacune des arènes, qui

sont positionnées verticalement, certaines en dominant d’autres, aujourd’hui encore. Ulrich

Beck, auteur de la Société du risque, s’est d’ailleurs intéressé aux conditions d’évolution d’un

problème public, et écrivait déjà en 1987 : « La démarche présuppose une interaction qui

transcende les frontières entre disciplines, entre catégories de citoyens, entreprises,

administrations et domaines politiques ou – ce qui est plus vraisemblable, - elle finit par se

29

Page 30: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

répartir entre les différents domaines en prenant la forme de définitions contradictoires et de

conflits de définition ».

2) L’exception de l’arène scientifique

Nous venons de le démontrer, le problème public de la téléphonie mobile souffre d’un

cloisonnement des arènes. En effet, les différents protagonistes n’ont pas la même conception

des enjeux ni la même définition du risque. Cependant, il convient de nous attarder sur le cas

de l’arène scientifique, qui semble elle faire exception puisque c’est la seule à traverser

l’ensemble de l’arène publique. Ses outils, son vocabulaire, ses mesures : autant d’éléments

scientifiques dont se saisissent les autres acteurs du problème public pour en parler.

1. L’omniprésence de l’arène scientifique

Ainsi, pour parler des risques de la téléphonie mobile, chaque arène commande ses propres

expertises, puis brandit ses propres chiffres d’exposition aux ondes électromagnétiques.

Le recours aux outils scientifiques semble donc traverser l’ensemble des modes d’actions des

protagonistes. Cependant, nous l’avons déjà évoqué un peu plus haut, les différents acteurs ne

manquent pas d’adapter ces outils à leur propre systèmes de valeurs :

a. L’arène politique, lorsqu’elle parle de taux ou de normes, s’empresse de préciser que ces

données sont objectives et proviennent de sources fiables : «[les normes d’exposition]

suivent exactement les standards préconisés par la Commission internationale de

protection contre les rayonnements non ionisants (ICNIRP), organisation non

gouvernementale reconnue officiellement par l'Organisation mondiale de la santé

(OMS), évaluant les résultats scientifiques du monde entier ».

b. L’arène associative se sert elle aussi des taux, certes, mais pour les comparer aux taux

fixés dans d’autres pays, et ainsi faire ressortir le laxisme de la politique sanitaire

française en comparaison avec celle des ses homologues.

c. L’arène des opérateurs, quant à elle, lorsqu’elle utilise les outils scientifiques, le fait

pour légitimer l’émission d’ondes par ses antennes-relais, et pour se décharger de toute

responsabilité, puisque « les seuils en vigueur en France sont recommandés par la

Commission Européenne, le Parlement Européen et le Conseil de l’Union Européenne ».

(Source : Site de l’AFOM : Association Française des Opérateurs Mobiles). Les

30

Page 31: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

2. Le transcodage de Lascoumes, inversé

On l’a démontré, le vocabulaire et les outils scientifiques sont largement exploités par les

autres arènes, même celles qui lui sont concurrentes. Cependant, elles savent les détourner

pour leur donner une fonction autre que celle de la preuve.

Cet aspect est particulièrement intéressant car il se rapproche de la théorie du « transcodage »

formulée par Pierre Lascoumes, auteur de Agir dans l’indécision. A ceci près que lorsqu’il

parle de transcodage, le sociologue définit la capacité d’un acteur à « intervenir dans

différentes arènes afin de redéfinir les problèmes et les enjeux par un jeu de valorisation

différentielle des ressources » qu’il maîtrise suffisamment pour « les utiliser de la façon dont

elles sont définies et utilisées dans chaque arène ».

Or ici, c’est un phénomène similaire, mais inversé, qui semple opérer. En effet, politiques,

associatifs et opérateurs mobiles recourent aux ressources scientifiques en les inscrivant dans

leur propre arène, mais en conservant leur définition des enjeux et des problèmes.

Cependant, chez Lascoumes, la capacité de transcodage d’un acteur lui permet souvent de

s’installer sur l’ensemble des arènes et ainsi de faire régner ses définitions sur l’arène

publique et donc sur le devenir du problème public.

Or ici, il convient de faire remarquer que chacune des arènes ne fait qu’emprunter sa

grammaire, ses outils, à l’arène scientifique, et conserve sa propre définition et son propre

système de valeurs. L’arène scientifique est donc transversale, mais n’emmène pas pour

autant l’arène publique avec elle. En effet, le conflit de définitions demeure, et les arènes

restent cloisonnées.

Cependant, cette opération de « transcodage inversé » nous guide vers une nouvelle

hypothèse : celle de la suprématie de la science au cœur de ce problème public.

31

Page 32: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

B - L’échec de la seconde modernité

«Si nous avons de la peine, en France, à absorber la leçon de Beck, c'est parce que les

Français se pensent toujours modernes sans voir la discontinuité béante entre société

industrielle et société postindustrielle. Ils pensent encore qu'une maîtrise par la science et la

technologie restera possible. Leur confiance dans l'administration savante et dans l'avancée

inéluctable d'un front de modernisation n'a pas varié ».

Par ces mots, Bruno Latour, dans Nous n’avons jamais été modernes, explique ce qui selon

Ulrich Beck représente l’échec de la société contemporaine.

Car avec l’industrialisation, l’individu a gagné en liberté, s’est affranchi des carcans de la

famille nucléaire, de la foi, pour élire lui-même les racines auxquelles il veut se rattacher. La

seconde modernité était donc l’occasion d’un cadre de vie plus large, d’une liberté accrue. Or,

selon Beck, l’individu de la seconde modernité a raté son envol, et est resté lié à « l’Etat

savant ».

1) Une semi-modernité

« Les débats sur les risques encourus mettent en lumière les fractures et les gouffres qui, dans

le rapport aux potentiels de danger produits par la civilisation, séparent rationalité scientifique

et rationalité sociale. On ne parle pas des mêmes choses. D'un côté, on pose des questions

auxquelles l'autre côté ne répond pas, de l'autre, on répond à des questions qui, formulées

ainsi, passent à coté de ce qui est réellement demandé et de ce qui est cause des angoisses ».

Cet extrait de La société du risque, montre l’écart existant entre les deux types de rationalités

énoncés par Beck.

1. L’institutionnalisation de la science

L’industrialisation de la société s’est accompagnée d’une institutionnalisation de la science,

qui est pour Beck une véritable « contre-modernité ». En effet, au lieu de penser par lui-

même, l’individu s’en remet perpétuellement aux « experts », à la démonstration

mathématique. Au lieu d’appliquer les nouveaux schémas de libre pensée que lui offrent la

seconde modernité, l’homme moderne se retourne toujours vers ceux que Latour appellent

« les blouses blanches ».

32

Page 33: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Or, dans le cas du problème public de la téléphonie mobile, comme dans n’importe quelle

situation de risque, s’en remettre à la rationalité scientifique plutôt qu’à la rationalité sociale

est lourd de conséquences. En effet, les scientifiques se limitent à « des estimations de risques

quantifiables précis survenant à l'occasion d'accidents probables. D'emblée, le risque se trouve

réduit à sa seule dimension de maniabilité technique. Or, pour les larges pans de la

population, c'est au contraire le potentiel de catastrophe (…) qui est au cœur du problème. La

probabilité pour que se produise un accident, si infime soit-elle, est toujours trop grande

lorsqu'un seul accident a l'extermination pour conséquence », explique Ulrich Beck.

Si ce n’est ici pas « l’extermination » qui est en jeu, l’écart entre les deux rationalités reste tel

que la société civile peut voir un danger là où les scientifiques n’en verront aucun , sinon très

peu.

Ainsi, en fixant des seuils, des normes, les scientifiques ne voient là rien d’extravagant ou

d’anti-naturel. Ils ont fait des expériences, ont confronté pendant des mois les résultats, pour

pouvoir assurer qu’en dessous de tel taux, une substance, ici les ondes électromagnétiques,

restent inoffensives pour l’homme.

C’est le problème des fameux « taux limites » que l’on retrouve dans toutes les controverses

scientifiques, et que l’auteur de La société du risque met très bien en lumière ici : « Les taux

limites de présence « acceptable » de substances polluantes (…) réussissent le tour de force

d’autoriser les émissions polluantes tout en légitimant leur existence, tant qu’elle se cantonne

en deçà des valeurs établies. (…) Il est possible que les taux limite permettent d’éviter le pire,

mais ils servent aussi à « blanchir » les responsables : ils peuvent se permettre d’empoisonner

« un peu » la nature et les hommes. [Ceci] met en valeur le principe autrefois évident selon

lequel il ne faut pas s’intoxiquer les uns les autres. Il serait d’ailleurs plus juste de dire : ne

pas s’intoxiquer totalement. (…) Il n’est pas question d’empêcher l’intoxication, mais de la

cantonner dans des limites acceptables. L’exigence de non-intoxication, qui paraît pourtant le

fait du bon sens le plus élémentaire, est donc rejetée parce que utopique. Avec les taux

limites, ce petit peu d’intoxication qu’il s’agit de fixer devient normalité. Les taux limites

ouvrent la voie à une ration durable d’intoxication collective normale ».

A première vue, les taux limites nous paraissent un compromis intéressant pour tirer partie du

confort proposé par les technologies du sans fil, sans en subir les méfaits, puisque nous avons

les moyens de contrôler notre exposition et de surveiller que celle-ci reste en-deçà du seuil

limite fixé par les instances scientifiques et politiques.

Pourtant, à bien y penser, notre environnement est saturé de toute part de substances et de

radiations. Que nous acceptons puisque les technologies et l’industrie restent en conformité

33

Page 34: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

avec les taux limites fixés au préalable. Il s’agit donc bien, de la part de la société civile, d’un

déni du principe selon lequel on ne tue pas, pas même un peu.

C’est précisément dans ce type de situation que se dessine la société du risque de Beck. Une

société que la modernité a conduit à accepter la menace, tout en cherchant à s’en protéger :

«l'exigence de survie et la reconnaissance du danger sont contradictoires. Et c'est cette fatalité

qui donne tout son poids existentiel au débat sur les critères de mesure ou de distinction, sur

les effets à court et à long terme. On diagnostique le danger au moment même où on établit un

constat d'impuissance, où on comprend qu'on ne peut y échapper ».

Avec l’institutionnalisation de la science, la société civile se retrouve imbriquée dans un

système de pensée où domine la rationalité scientifique. Ainsi, même lorsqu’il s’agit

d’adresser des critiques à l’arène scientifique, l’arène associative n’a d’autre choix que

d’emprunter son langage et ses outils. Car comment prouver la présence d’un risque

autrement qu’en recourant aux outils de mesure que la science a rationalisés ?

2. Le nécessaire retour à la rationalité sociale

S’il nous paraît difficile de parler du problème public des téléphones portables sans recourir

aux instruments scientifiques, c’est parce que la société de la seconde modernité a accepté de

baigner dans une société de l’expérimentation et de la rationalisation mathématique, logique.

Nous avons laissé s’imposer la rationalité scientifique, trop heureux de pouvoir nous en

remettre à des sciences « exactes ». En effet, comme l’explique Ulrich Beck, ‘on s'est mis à

adopter un modèle dans lequel la modernité est ramenée à une opposition entre technique et

nature, opposition dans laquelle la première et le bourreau et la seconde la victime. D'emblée,

cette façon de penser fait abstraction des réalités et des conséquences sociales, politiques et

culturelles des risques liés à la modernisation ».

C’est ainsi que les experts scientifiques ont été faits « propriétaires » du problème public de la

téléphonie mobile sans même l’avoir demandé. Car à peine la question de la dangerosité des

ondes soulevée, les politiques se sont tournés vers les chercheurs, et leur ont demandé des

chiffres, des preuves, précisément lorsqu’il aurait fallu se tourner vers la rationalité sociale,

populaire, pour obtenir, enfin, une autre grille de lecture du problème, et se le réapproprier.

En effet, être modernes signifierait, toujours selon la théorie de Beck ou de Latour, recourir à

la rationalité sociale qui est en nous, et d’ailleurs bien plus profondément ancrée que

l’institutionnalisation de la science.

34

Page 35: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Car refuser les dogmes scientifiques n’a rien d’irrationnel, contrairement à ce que soupirent

les scientifiques. La rationalité sociale existe. C’est donc aux « techniciens du risque », que

revient le devoir d’entendre les critiques, et de réviser leur définition du risque, pour

reconsidérer la situation à la lumière de la culture et de l’opinion populaire, dont les valeurs

n’ont rien à envier à celles de l’arène scientifique.

Sans cela, « on risque d'aboutir à un débat sur la nature qui se fasse sans l'homme, qui évacue

toute dimension sociale et culturelle ».

Qu’est la rationalité scientifique, seule ? Un amas de données stériles, selon ce même Beck :

« [les experts] se sont contentés de brasser des chiffres sur la présence des polluants dans l'air,

l'eau et l'alimentation, (…) avec une ferveur et une exhaustivité qui laisseraient supposer que

jamais personne – par exemple, un certain Max Weber – n'ait manifestement perdu son temps

à démontrer que si l'on ne tient pas compte des structures de pouvoir de pouvoir et de

répartition sociale, des bureaucraties, des normes et des types de rationalité dominants, tout

cela est soit stérile, soit absurde, et vraisemblablement les deux à la fois ».

Si la rationalité scientifique n’a aucune valeur seule, il en est de même pour la rationalité

sociale, comme le rappelle Beck : « Dans leur façon d'appréhender les risques liés à

l'évolution industrielle, les scientifiques dépendent des attentes et des horizons de valeurs de

la société, de même qu'inversement la réaction sociale et la perception des risques dépendent

d'arguments scientifiques. Sans la rationalité sociale, la rationalité scientifique reste vide, sans

la rationalité scientifique, la rationalité sociale reste aveugle. Il ne faut pas pour autant

conclure à l’harmonie généralisée. Au contraire : il s’agit de prétentions à la rationalité

concurrentielles et conflictuelles à bien des égards ».

Si la rationalité sociale est nécessaire pour réhumaniser et ainsi moderniser le débat public, la

rationalité scientifique ne doit néanmoins pas être évacuée, puisque sans elle, nous serions

« aveugles ». Mener des expériences, analyser les résultats, et se laisser guider par les énoncés

scientifiques doit donc rester à l’ordre du jour. En revanche, il convient de savoir découpler

les décisions sociales et politiques des résultats des chercheurs. C’est ainsi que la rationalité

sociale doit opérer. Culture et impressions, sentiments, n’ont rien d’irrationnels, et c’est à

l’individu de la seconde modernité de rendre à la rationalité sociale ce qu’elle a de moderne.

Car, comme le rappelle Dominique Vinck dans son Manuel de la sociologie des sciences, « la

définition de la nature est un enjeu social ; Il arrive cependant que les protagonistes perdent de

vue les visées sociales de leurs adversaires au fur et à mesure que les querelles se font plus

précises autour des questions scientifiques ».

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Page 36: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Pour terminer sur cette question, penchons-nous un instant sur l’ouvrage de Dominique Vinck

et sur les mots que lui inspire un chapitre intitulé « Où est la différence ?», (p. 221),

comprenez, entre la rationalité sociale et la rationalité scientifique : la différence résulte des

multiples différences qui tiennent à la construction et à la mobilisation de réseaux plus ou

moins longs (…) : dans un cas, l’énoncé circule, dans l’autre, pas. (…) L’information [de la

rationalité scientifique] est transformée de telle sorte que d’autres à distance, puissent agir. La

logique scientifique ne se comprend pas seule ; elle est liée à une société. Le fait devient

universel non pas parce qu’il est rationnel, mais parce qu’il est multiplié et distribué auprès

d’autres qui utilisent les mêmes instruments et les mêmes codes ».

Citant ensuite les travaux du sociologue Barry Barnes sur l’idée de l’incommensurabilité des

paradigmes sociaux et scientifiques, Dominique Vinck démontre l’égalité des deux

rationalités, qui ne sont autre que deux systèmes de croyances distincts. Or, « chacun

correspond à une forme de société et n’a de sens que dans ce cadre-là ». Dès lors, « il n’y a

pas de critère absolu et universel qui permette de les comparer, et il est donc impossible de

déterminer s’il en est de meilleurs que les autres. »

Rationalité sociale d’un côté, rationalité scientifique de l’autre : les auteurs et sociologues ont

beau les sous-peser, les deux se valent, et c’est parce qu’aucune des deux ne saurait se passer

de l’autre qu’il serait temps d’insuffler de la culture et du social dans la définition du monde

et de ses problèmes.

Ainsi, Pierre Lascoumes rappelle dans son Essai sur la démocratie technique : agir dans un

monde incertain, la maxime citée en 1933 à l’Exposition Universelle de Chicago : « la science

découvre, l’industrie applique et l’homme suit ». Or pour Lascoumes, « cette maxime ne

s’applique plus. Les temps ont changé, la société des hommes réfute cette maxime. Ce refus

s’appelle l’acceptabilité sociale des technologies. (…) Ce qui compte, ce n’est pas

l’accumulation d’informations qui éclaire un décideur hésitant, mais c’est la mise en place du

mouvement de va et vient entre exploration des mondes possibles et exploration du collectif.

C’est la fabrication et la conception d’un monde commun qui constitue la force des

procédures dialogiques ».

Concernant le problème public de la téléphonie mobile, il semblerait que « l’homme suit »

encore un peu trop la rationalité scientifique, et les temps n’ont pas autant changé que la

seconde modernité pouvait le laisser espérer, comme l’expliquent Beck et Latour.

C’est pourquoi ce mouvement de va et vient » entre rationalité sociale et scientifique doit

s’instaurer au plus vite, car à ce jour, c’est le collectif de la société civile qui paie un lourd

36

Page 37: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

tribut pour avoir délégué le problème public de la téléphonie mobile aux scientifiques.

2) Une objectivité entravée

L’arène scientifique : transversale, omniprésente dans l’ensemble des arènes, transcodée, et

privée de rationalité sociale… Tous les facteurs sont réunis pour expliquer une montée en

puissance d’une « scientificisation » du problème public de la téléphonie mobile, qui n’est

pas sans conséquence.

1. Des experts… en communication

« Les scientifiques sont des orateurs et des écrivains », écrit Dominique Vinck dans son

manuel de Sociologie des Sciences, en 1995, pointant du doigt l’habileté et l’aise avec

laquelle ils «mettent en scène et en discours leur activité ».

Ainsi, selon leurs destinataires, les scientifiques opèrent une « modélisation » des énoncés.

Leurs comptes rendus de recherche ne seront donc pas tout à fait les mêmes selon qu’ils

s’adressent à un public profane, à des scientifiques travaillant dans d’autres domaines, ou à

des collègues spécialisés dans le même domaine qu’eux.

Les articles destinés au grand public contiennent selon Vinck « des termes généraux

susceptibles de retenir l’attention des lecteurs : par exemple les bienfaits de la science et les

choses merveilleuses qu’elle découvre pour le grand public, les applications potentielles pour

les industriels, les défis nationaux pour les pouvoirs publics… [Tandis que] les détails du

contexte de la production de la connaissance sont largement absents ».

En outre, les scientifiques déploient toute une stratégie rhétorique dans leurs publications : le

scientifique ne dit jamais « je », rarement « nous » ou « on », mais utilise bien plus volontiers

la forme passive, évacuant ainsi tout subjectivité. Quand bien même les résultats et les

conclusions énoncées sont les siennes, le scientifique donne ainsi l’impression qu’il s’exprime

ici au nom de La Science, rationalité pure et intouchable.

Dominique Vinck a dressé une liste très intéressante de ces procédés :

- « les instructions préliminaires : (…) la mention de l’institution à laquelle est attaché

l’auteur, et les organismes qui soutiennent son travail, suggèrent au lecteur que [le

scientifique] n’est pas seul lorsqu’il parle. (…) Il y a derrière lui un réseau. Si le

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Page 38: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

- des dispositifs d’externalisation : il s’agit de produire sur le lecteur un effet, à savoir

qu’il ait l’impression d’une non implication de l’agent humain. Le phénomène est

appréhendé comme n’ayant jamais été construit par l’activité du chercheur. Pour ce

faire, l’auteur utilise la voix passive [de telle façon que] le sujet de l’action

scientifique soit absent ou implicite. Aucun nom personnel n’apparaît dans le corps du

texte, de même que les pronoms personnels sont bannis ».

A nous d’observer un court extrait du Communiqué de l’Académie de Médecine du 17 juin

2008 : « Les risques potentiels des téléphones portables ont fait l’objet de très nombreuses

études, justifiées par le développement massif de la téléphonie mobile depuis 1993. Ces

études relèvent soit d’une approche expérimentale(…). Les six études qui examinent les cas

de neurinomes de l’acoustique ne montrent pas d’augmentation du risque, avec une

incertitude à lever pour les utilisateurs depuis plus de dix ans ».

On relève bien ici la forme passive : « ont fait l’objet ». Et les formules externalisantes « ces

études relèvent ; les six études qui examinent ». On voit dans cette dernière phrase que

l’auteur a préféré une tournure alambiquée (une étude peut-elle « examiner » un cas ?!) plutôt

que de devoir utiliser un pronom personnel, ce qui aurait pu donner : « les six études que nous

avons menés ; les cas que nous avons étudiés ».

En recourant à de tels procédés d’écriture, Vinck le dit très bien, le lecteur, le citoyen profane,

a l’impression que « la nature parle d’elle-même ».

Vinck n’est pas le seul à avoir mis en évidence les stratégies éditoriales mises en place par les

chercheurs. Yannick Barthes, dans sa thèse pour le doctorat de sociologie en 2000, écrit au

sujet de La mise en politique des déchets nucléaires, que : « la production d’une information

sur le projet répond à une demande sociale qui est d’abord construite par les responsables du

projet eux-mêmes, à travers le postulat selon lequel ils sont les plus à même de définir les

attentes des populations concernées ». Il nous livre également un extrait de l’entretien que lui

a accordé l’un des experts scientifiques concerné dans son étude : « l’opposition du public est

caractérisée par une réaction émotive, psychologique essentiellement due à l’ignorance.

L’origine de ces réactions est alors associée à un manque de connaissance […] Il y a très peu

d’opposants selon ce schéma d’interprétation, il n’y a que des victimes involontaires

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Page 39: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

contaminées par la rumeur émanant de la presse ou des groupements écologistes. Une

pédagogie informative devrait pouvoir lever ce malentendu. »

Ces propos sont pour le moins révélateurs. Dans la bouche de cet expert, si le public

manifeste son opposition, c’est parce qu’il ne sait pas. Une fois encore, la rationalité sociale

est perçue comme irationnelle, « émotive ». « les gens croient, nous savons », pourrait dire ce

scientifique. Passons sur ce dénigrement de l’opinion publique, qui nous importe moins ici

que les mots de Barthes sur les informations publiées par les chercheurs : la production de

résultats et d’interprétations répond à une demande de public « construite » par les porteurs du

projet. On lit donc bien ici l’idée que les informations publiées sont intéressées, et répondent

davantage à la demande que les chercheurs ont « construite » qu’à la demande réelle.

La rédaction et la publication d’articles relèvent donc d’une véritable « stratégie éditoriale »

pour le scientifique, puisque « il ne s’agit pas simplement d’un compte rendu ; il s’agit

d’intéresser des lecteurs et de dissoudre leurs doutes », comme le précise Dominique Vinck,

avant d’ajouter que « l’activité de production littéraire et les compétences langagières,

sociales, politiques et autres font partie intégrante de leurs pratiques».

2. Le financement de la recherche

En France, l’un des principaux centres de recherche sur les ondes électromagnétiques émises

par les téléphones portables et les antennes-relais, se trouve être la Fondation Santé et

Radiofréquences. Pour mieux la connaître, nous avons relevé sur son site Internet ces

quelques informations :

- « Qui finance ? La Fondation dispose d’un budget assuré pour moitié par l’Etat et pour moitié par les industriels, à savoir trois constructeurs : Alcatel-Lucent, Ericsson France et Motorola, et trois opérateurs français de téléphonie mobile : Bouygues Telecom, Orange France et SFR.

- Qui a créé la Fondation ? La Fondation est une fondation de recherche, reconnue d’utilité publique le 10 janvier 2005, créée à l’initiative de l’Etat, en particulier du ministère chargé de la recherche, et d’industriels du secteur.

- Quelles sont ses missions ? La Fondation Santé et Radiofréquences a pour missions de définir, de promouvoir et de financer : des programmes de recherche épidémiologique, expérimentale et sociologique sur les effets de l'exposition des personnes aux ondes radio, et des programmes de diffusion des connaissances sur ce sujet auprès du public et des professionnels ».

Les industriels de la téléphonie mobile, qui seraient les premiers concernés, financièrement

s’entend, par une éventuelle révélation sur le danger du portable, sont également les premiers,

39

Page 40: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

aux côtés de l’Etat, à attribuer des fonds à des laboratoires de chercheurs. La tentation est

grande de parler de lobbying, que certains ont d’ailleurs déjà dénoncé.

Ainsi Philippe Bovet, journaliste du Monde Diplomatique, preuves à l’appui, publie un

article retentissant en septembre 2005 :

« Près de six cents études ont été réalisées ou sont en cours sur les effets sanitaires des ondes

électromagnétiques », écrit-il, avant de citer lui-même un chercheur qui s’exprimait dans Le

Point, en avril 2003 : « La plupart [des études] sont largement financées par les opérateurs.

(...) Une note datée de mars 2001 de la Direction générale de la recherche du Parlement

européen dénonce les efforts des opérateurs visant à persuader les chercheurs de “carrément

modifier leurs résultats pour les rendre en harmonie avec le marché ».

Bovet continue ensuite en montrant du doigt « l’omniprésence de certains experts, qui ne

manquent jamais de remettre en cause les études sur les dangers du portable, et le manque de

recul de certains médias médicaux – le supplément sur la téléphonie mobile publié au début

de 2003 par l’hebdomadaire Impact médecine a ainsi été financé par l’opérateur Orange ».

A ce sujet, il convient de reprendre l’idée de Dominique Vinck selon qui « l’argent a une

double-signification : il est à la fois la mesure de l’étendue du soutien de celui qui l’accorde,

et la qualification de ce qu’il veut exactement. L’argent est porteur d’un message ; il est le

porte-parole d’un réseau ».

Il nous paraît opportun de parler ici de l’étude Interphone : cette étude internationale,

commandée par l’OMS en 2000, serait terminée, en termes expérimentaux, depuis 2006. Et

depuis cette même année, la parution des résultats est sans cesse repoussée. Actuellement, on

les attendrait pour septembre 2009. Selon Martine Hours, épidémiologiste et responsable

nationale du projet, «un faible excès de tumeurs au cerveau a été détecté chez les grands

adeptes du mobile», mais «les chercheurs ne parviennent pas à s'accorder pour savoir s'ils

sont dus à des biais statistiques, ou s'ils montrent bien un lien avec l'utilisation des

portables », peut-on lire dans l’article Les mobiles affrontent une onde de défiance, paru dans

l’hebdomadaire économique Challenges, le 23 avril 2009.

C’est ainsi au nom de la possibilité de « biais statistiques », que les résultats de l’étude sont

attendus…depuis trois ans.

Les suspicions de lobbying se font par conséquent de plus en plus fortes, et étayées.

Les mots qu’a eus Ulrich Beck, dans La société du risque, déjà en 1987, nous semblent

d’ailleurs particulièrement intéressants ici : « Lorsqu'elles affrontent les risques

civilisationnels, les sciences ont toujours déjà abandonné leur fond de logique expérimentale

40

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et conclu une union polygame avec l'économie, la politique et l'éthique – ou, pour être plus

précis, elles vivent dans une sorte de concubinage durable avec tous ces domaines. »

Or, là où Beck parle de domaines, Vinck parle de réseaux : « au cours des controverses, des

groupes et des réseaux se constituent (…), ces réseaux étendent leurs ramifications jusqu’aux

institutions de la société ». Politique, industrielle, ou institutionnelle, la collusion de certaines

arènes avec les scientifiques a des conséquences, comme le rappelle Vinck, puisque « la

production de savoir scientifique est prédéterminée par les intérêts des groupes en présence ».

Autant d’éléments qui nous permettent ici de parler d’une supériorité de l’arène scientifique.

Tout le monde parle son langage, chacun recourt à ses outils, et nombreux sont ceux qui

exercent des pressions sur ses membres pour modifier leurs recherches.

Dans ce contexte, la rationalité sociale, la justice, la réglementation politique ont bien du mal

à faire entendre leur voix. Cependant, depuis quelques années, un concept est dans tous les

discours : le principe de précaution.

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Page 42: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

C - Le principe de précaution, une notion floue

« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances

scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités

publiques veillent, par application du principe de précaution, à l’adoption de mesures

provisoires et proportionnées afin d’éviter la réalisation du dommage ainsi qu’à la mise en

oeuvre de procédures d’évaluation des risques encourus ».

Tel a été inscrit le Principe de Précaution dans la Charte de l'environnement, en 1995, au

moment de la Loi Barnier. Puis, en février 2005, la Charte de l’Environnement a elle-même

été ajoutée à la Constitution « installant par là même le principe de précaution au niveau le

plus élevé de la hiérarchie des normes juridiques » (source : Wikipédia).

« Incertitude, dommage, évaluation des risques… » : Par sa nature même (il porte sur ce dont

l’existence n’est pas affirmée), le principe de précaution est une notion complexe, qui a

généré beaucoup de maladresses et de contestations.

1) Un principe, plusieurs définitions

1. Le Comité de la Prévention et de la Précaution

Institué en 1996 et rattaché au Ministère de l’Ecologie en tant qu’organisme de conseil, le Comité

de la Prévention et de la Précaution représentera ici la voix institutionnelle. C’est lui qui veille à

la bonne application du principe de précaution, et qui tâche d’en expliquer les modalités aux

différents acteurs.

Ainsi, dans un Avis relatif au principe de précaution, publié en 2004, le Comité de la Précaution

et de la Prévention rappelle ce qu’est et n’est pas le principe de précaution.

Selon la voix institutionnelle, le principe de précaution « oblige à ne pas nier le risque au prétexte

que celui-ci n’est pas certain. Il contraint au contraire à se donner les moyens de connaître, en

amont, les éventuels dommages à l’environnement et à la santé pour mieux les prévenir. »

A ceux qui verraient là une atteinte à la bonne marche des progrès scientifiques, le Comité de la

Précaution et de la Prévention répond que le principe de précaution vise justement à « redoubler

l’effort de recherche » en permettant l’acquisition « des connaissances scientifiques » pour valider

ou invalider le risque présumé.

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Page 43: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Quant à ceux qui s’inquiètent d’une scission entre le politique et la science, le Comité de la

Précaution et de la Prévention s’empresse de rassurer : « le principe de précaution ne peut

s'appliquer qu'à la condition que les hypothèses scientifiques soient suffisantes ».

Enfin, dans un autre texte, intitulé Principes du Code de l’Environnement et publié en 2003, le

Comité de la Précaution et de la Prévention témoigne des difficiles débuts du principe de

précaution : « La seule lecture du texte ne permet cependant pas de dire si le principe a une valeur

juridique directe ou s’il s’agit d’un principe qui doit inspirer l’action des pouvoirs publics. Les

juridictions françaises ont donc dû interpréter ce principe : elles lui ont donné des effets

juridiques directs. La jurisprudence a même étendu le principe de précaution dans un domaine

autre que l’environnement, celui de la santé. Il a ainsi été utilisé pour suspendre une autorisation

de mise en culture de maïs OGM ou a justifié que le ministre en charge de l’agriculture se voit

enjoint de réexaminer son refus de retirer du marché l’insecticide « gaucho » pour avoir

insuffisamment analysé les risques qu’il présentait pour les abeilles ».

Une analyse insuffisante des risques ? Ici encore, on le devine, l’analyse doit se faire en recourant

aux études scientifiques.

D’ailleurs, le Comité de la Précaution et de la Prévention ne manque pas de renouveler sa

confiance en la science, en insistant sur la nécessaire consultation des chercheurs pour appliquer

le principe de précaution, ainsi que pour le lever, au cas où «les hypothèses scientifiques soient

suffisantes ».

La rationalité scientifique est donc, ici encore, maître des lieux, du moins dans le discours

institutionnel.

2. Bruno Latour et Pierre Lascoumes

Réunir les experts et les profanes : tel est le leitmotiv de ces deux sociologues, qui voient dans

le principe de précaution une nouvelle institutionnalisation de la science, et de la rationalité

scientifique.

En effet, les déclarations officielles du Comité de la Précaution et de la Prévention sonnent

comme des alarmes pour eux. Lorsque les institutions écrivent dans la Charte de

l’Environnement, et dorénavant dans la Constitution, que la mise en place et la levée du

principe de précaution sont subordonnées aux hypothèses des scientifiques, aussi incertaines

soient-elles, il s’agit pour eux d’une atteinte à la rationalité sociale.

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Page 44: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Car il s’agit là de remettre aux scientifiques, une fois de plus, le pouvoir de décider ce qui est

bon pour la société civile. Armés de taux, de normes, de seuils limites, et d’expériences en

laboratoire, les chercheurs appliquent leurs schémas de pensée, leurs valeurs, à la nature, « à

taille réelle ». Comme le dit Ulrich Beck, « le débat sur la nature » est en train « de se faire

sans l’homme ».

Ainsi, dans un article intitulé Prenons garde au principe de précaution, publié dans Le

Monde, le 3 janvier 2000, Bruno Latour explique que « s'il fallait naguère "savoir avant

d'agir", il convient dorénavant d'agir sans se reposer sur les certitudes du savoir ».

Pas question donc d’attendre que les scientifiques donnent un signal, feu vert ou rouge, pour

prendre une décision. C’est au peuple, souverain et maître de son avenir et de son

environnement, de regarder devant lui sans se préoccuper des mesures que sont en train de

prendre les experts. Si expérience il doit y avoir, c’est à la société civile de la faire. C’est à

elle d’expérimenter, à elle de décider quel produit commercialiser ou non. Le bon sens et

l’intérêt général sont des valeurs suffisantes, et inhérentes à la société, pour prendre les

bonnes décisions. Nul besoin des scientifiques pour décider de ce qui est bon pour l’homme,

et la nature. Il faut « découpler la décision politique collective du travail de recherche des

scientifiques », conclut Latour.

Pierre Lascoumes, dans son Essai sur le démocratie technique : Agir dans un monde

incertain, exprime lui aussi la nécessité d’un retour de la rationalité sociale, qui devrait

marcher côte à côte avec la rationalité scientifique, sans qu’aucune d’elle ne montre jamais le

moindre signe de divorce : « il faut mettre en relation la recherche confinée et la recherche de

plein air qui permettent de cantonner l’incertitude et qui conduisent l’expert et le profane à

entreprendre ensemble une démarche de précaution pour éviter d’éventuels dommages ». On

retrouve ici l’héritage de Beck qui écrit dans La société du risque, que « la rationalité sociale

est aveugle sans la rationalité scientifique », tandis que « la rationalité scientifique est vide

sans la rationalité sociale ».

Nous avons donc ici deux conceptions du principe de précautions, qui s’opposent en bloc à

celle, officielle, portée par le Comité de la Prévention et de la Précaution.

En effet, celle-ci ne semble jurer que par la formulation d’hypothèses scientifiques sur

lesquelles s’appuyer, aussi incertaines et soient-elles, tandis que Bruno Latour et Pierre

Lascoumes déplorent cette soumission à la recherche scientifique.

Cependant, on note une légère nuance entre ces deux auteurs.

Pour Latour, le divorce entre rationalités sociale et scientifique devrait déjà être consommé, et

le principe de précaution devrait représenter l’occasion pour la société civile de s’affranchir

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Page 45: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

des experts pour décider par elle-même, et ce, quelle que soit leur hypothèse. L’auteur de

Nous n’avons jamais été modernes affirme ainsi : « j’attends pour être sûr qu’[un ministre]

emploie [le principe de précaution] à bon escient qu’il nous dise avec fierté : les experts

n’arrivent pas à se décider, mais nous avons néanmoins pris le risque de décider que… ».

Bruno Latour appelle les citoyens à s’emparer des questions techniques pour les expérimenter

par eux-mêmes, pour exercer leur rationalité sociale :

« le principe de précaution n’a d’autre signification que d’accueillir enfin dans la démocratie

des questions à fondement scientifique que l’on avait pendant longtemps mises à part comme

si elles pouvaient miraculeusement échapper au sort ordinaire et produire de l’accord sans

débat ». Le seul laboratoire qui soit en droit d’exister est, selon Latour, un laboratoire qui ait

« la dimension du monde », et dont nous serions tous les experts : ce serait l’avènement d’une

« science expérimentale collective ».

Chez Pierre Lascoumes, la société civile est elle aussi appelée à faire son grand retour parmi

les décideurs politiques et techniques, mais pas en son seul nom. En effet, cet auteur préconise

plutôt le rapprochement des citoyens d’avec les experts scientifiques, afin que, ensemble, ils

adoptent une démarche où les rationalités soient liées et prises en compte chacune à leur juste

valeur. Il s’agit donc ici de découpler le politique et la science, pour fonder un nouvel

ensemble : celui des civils et des chercheurs, qui, d’une seule voix, prendraient des décisions

uniques pour définir un monde commun. Il faut « prendre au sérieux l’homme de la rue, ses

connaissances et son aptitude à la réflexivité » : ce serait alors la démocratisation de la

démocratie, qui, selon Lascoumes, doit passer par une reconnaissance mutuelle des deux

rationalités.

2) Le principe de précaution : déjà appliqué, et pourtant réclamé

Nous venons de le voir, le principe de précaution est avant tout l’objet d’un conflit de

définitions. Mais pas seulement. Au cours des recherches préliminaires à la rédaction de ce

mémoire, il a été très difficile de trouver une réponse à cette question pourtant simple : le

principe de précaution a-t-il été formulé, posé, par les instances publiques, concernant la

controverse sur la téléphonie mobile ? Les paragraphes qui suivent seront donc l’occasion de

faire un état des lieux.

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Page 46: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

1. La précaution signifie l’action Quelles conditions préexistent-elles à la mise en place du principe de précaution ? Et

qu’implique-t-il ? Il s’agira ici de résumer rapidement le contexte nécessaire à la déclaration

du fameux principe, puis de voir quelles mesures s’ensuivent.

Sur le site Internet du Ministère de l’Environnement, nous avons pu lire qu’en France, le

principe de précaution ne peut être invoqué que si trois conditions sont remplies :

- des effets potentiellement négatifs doivent être identifiés

- les données scientifiques disponibles doivent avoir été évaluées

- la probabilité d’un risque doit être étayée scientifiquement, et ne pas être qu’une

simple hypothèse.

En plus de cela, nous ajouterons que les dommages risqués doivent être « graves ET

irréversibles », ce que regrettent beaucoup d’associations de défense de l’environnement.

C’est pourtant une clause que contient la Loi Barnier de 1995, qui tient aujourd’hui encore

lieu de texte référent : « L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques

et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption demesures effectives et

proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à

l’environnement, à un coût économiquement acceptable »

Une fois ces conditions remplies, et la mise en application du principe de précaution décidée,

différentes mesures sont à disposition des instances publiques, mesures proportionnelles au

risque :

- le financement d’un programme de rechercher destiné à mieux cerner les risques

- l’organisation d’une veille sanitaire

- l’obligation d’évaluation préalable du produit ou du service proposé

- l’interdiction du produit ou du service.

Pour en revenir à la controverse de la téléphonie mobile, il s’avère que ce problème public

recouvre en fait deux situations différentes :

- les dangers représentés par les ondes électromagnétiques émises par les antennes-relais

- et les dangers représentés par les ondes émises par les téléphones portables individuels.

Or ici cette distinction entre les objets émetteurs des ondes, rappelle une autre distinction : les

antennes-relais représentent un risque subi, tandis que les téléphones mobiles représentent un

risque choisi.

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Page 47: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Cette dichotomie, parfois évincée dans les débats, est pourtant un facteur important pour

l’évolution de la controverse et de sa résolution.

2. Le principe de précaution : levier ou obstacle à la saillance du problème public ?

Dans la presse, dans les communiqués, et même dans la bouche des consommateurs, le

principe de précaution est évoqué à tout bout de champ, pour évoquer la simple prudence,

voire la prévention, qui sont deux concepts bien différents de celui de la précaution.

Afin de bien comprendre les enjeux de cette controverse, il est nécessaire de faire un rapide

état des lieux sur la question de la téléphonie mobile :

- le principe de précaution, est en vigueur, depuis 2008… pour les téléphones portables.

- En revanche, pour les antennes-relais, ce n’est pas encore le cas.

Ces informations sont très peu connues, et même les journalistes, relayant parfois vite les

données sans les avoir vérifiées, sont nombreux à ne pas connaître cet état de fait.

Ainsi, dans les médias, on parle généralement « du problème des ondes », et du principe de

précaution, sans préciser s’il s’agit des antennes-relais ou des téléphones portables.

Par manque d’informations et d’éclairage sur le principe de précaution, une mésinformation

circule et s’amplifie depuis le début de l’année 2009.

On a en effet pu lire parmi les dépêches de l’AFP, en février dernier :

« La société de téléphonie mobile Bouygues Telecom a été condamnée par la cour d'appel de

Versailles, mercredi 4 février, à démonter certaines de ses antennes relais installées dans le

Rhône. Les antennes concernées sont celles de Tassin-la-Demi-Lune, et l'opérateur devra

verser 500 euros par jour de retard. Cette condamnation a été décidée en application du

principe de précaution, après des plaintes de riverains craignant pour leur santé ».

Cette affaire a été suivie de peu par une dizaine de cas similaires, auprès d’hôpitaux ou

d’écoles. Dès lors, les médias ont fait monter en puissance ce « principe de précaution » qui

donnait enfin raison aux consommateurs et tort aux gros industriels. Pourtant… « le Conseil

d’Etat a récemment annulé les arrêtés municipaux de plusieurs communes au motif qu'il

n'existe pas aujourd'hui de risque "sérieux" en termes de santé publique pour les personnes

vivant à proximité des stations de base de téléphonie mobile, aucune étude scientifique

n’ayant pu à ce jour mettre en évidence des effets biologiques impliquant un risque

sanitaire », comme le rappelle l’Avis du Comité de la Précaution et de la Prévention.

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Page 48: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Après recueil d’informations, nous avons appris que les antenntes relais avaient bien été

démontées… pour « troubles du voisinage ».

Le principe de précaution est donc réclamé pour les antennes-relais, mais refusé par les

politiques, qui, à ce jour, s’appuient sur les expertises scientifiques officielles pour dire que

les antennes relais ne représentent un risque ni certain, ni même hypothétique.

Quant aux téléphones portables, le principe de précaution est officiellement appliqué, mais la

communication politique se fait elle discrète. Voyons pour exemple ce communiqué du

Ministère de la Santé, le 8 janvier 2008 :

« Aucune preuve scientifique ne permet aujourd’hui de démontrer que l’utilisation des téléphones mobiles présente un risque notable pour la santé, que ce soit pour les adultes ou pour les enfants. Cependant, plusieurs études scientifiques parues récemment, mettent en évidence la possibilité d’un risque faible d’effet sanitaire lié aux téléphones mobiles après une utilisation intense et de longue durée (plus de dix ans). Toutefois, les limites inhérentes à ce type d’études ne permettent pas de conclure formellement sur l’existence d’un risque. L’hypothèse ne pouvant pas être complètement exclue, une approche de précaution est

justifiée.»

Notons ici l’utilisation de la formule de contournement « approche » et non « principe » de

précaution. Le principe de précaution est, on peut supposer, déjà bien trop chargé

médiatiquement, et sujet de beaucoup de désaccords, pour que le Ministère de la Santé se

risque à le nommer.

Cependant, on reconnaît bien là le degré premier des mesures suivant la mise en application

du principe de précaution, à savoir « le financement d’un programme de rechercher destiné à

mieux cerner les risques ».

Or, si les associations continuent à réclamer le principe de précaution, c’est qu’il leur semble,

à juste titre, que le risque représenté par l’usage des téléphones portables mériterait,

proportionnellement parlant, de passer au deuxième palier, soit « l’organisation d’une veille

sanitaire », voire le palier trois, avec « l’obligation d’une évaluation préalable ».

Au regard de ces différents éléments, le premier constat qui s’impose est le conflit de

définitions qui entoure le principe de précaution. Le flou et l’anomie qui l’entourent sont tels

que, en plus de ne pas être d’accords sur sa définition, les différents acteurs ne s’accordent pas

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Page 49: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

non plus sur son application, sur sa réalité : il a en effet été très difficile de parvenir à savoir si

le principe de précaution était en cours concernant la téléphonie mobile.

Le principe de précaution est-il donc finalement un levier ou un obstacle à la saillance du

problème public de la téléphonie mobile ?

Aux tout débuts de cette étude, il était tentant de voir le principe de précaution comme une

désinstitutionnalisation du problème. Mais ces diférents éléments nous ont persuadé que le

principe de précaution n’implique pas un désengagement du politique ou de l’industriel. En

effet, le « délit de défaut de mise en œuvre du principe de précaution n’existe pas »., et l’on ne

peut donc plus penser le recours au principe de précaution par des industriels désieureux de

prévenir tout engagement de leur responsabilité.

L’arsenal politico-judiciaire que représente le principe de précaution n’empêche donc pas

l’évolution du débat. Mais il le détourne, certainement, trop de temps et de discours étant

passés sur des tentatives de définition.

Au terme de ces différents éléments d’analyse, nous avons évoqué l’organisation des arènes,

l’ascendant de la rationalité scientifique, et l’évolution de la controverse au fil des discours et

des actions entreprises.

Reste maintenant à entrer un peu plus profondément dans les détails du terrain, qui feront

l’objet de notre troisième partie.

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Page 50: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

III – Des acteurs et des discours Au fil de ce mémoire, nous avons vu qu’une controverse consiste en l’interpénétration de

revendications, puis de compromis, de la part de différents acteurs, que nous avons étudiés

sous formes d’arènes. Nous avons ainsi montré la lutte opérée pour le cadrage du problème, et

les conflits de définition qui en découlent.

A ce point de notre étude, il convient de nous attarder plus en détail sur les discours des

différents protagonistes. Ainsi, nous analyserons d’abord un menu corpus de presse, après

quoi nous rapporterons quelques extraits d’entretiens.

A - La représentation médiatique des risques liés à la téléphonie mobile

Si nous avons recouru, à diverses étapes de notre mémoire, aux articles ou communiqués de

presse, il convient tout de même de nous attarder sur les méthodes d’analyse de corpus de

presse à retenir pour la mise en place éventuelle d’une exploration de terrain plus approfondie.

Afin d’observer le traitement médiatique du problème public de la téléphonie mobile, nous

avons eu recours à l’outil « Google Alertes ». Ainsi, chaque semaine, nous avons pu découvrir

le nombre d’articles parus en ligne dont les sujets comportaient ces mots « ondes ; téléphones

portables ; risque ; principe de précaution ».

Le premier constat a été celui d’une évoluion diachronique de la densité événementielle.

Ainsi, de décembre 2008 à janvier 2009, Google Alertes n’avait scanné qu’entre six et douze

articles par semaine. En revanche, à partir de février 2009, les articles se sont multipliés.

Il s’est alors agi de mettre en lumière les éléments déclencheurs d’un tel emballement

médiatique. Le premier d’entre eux a été facile à trouver, tant son entrée dans l’espace

médiatique a été remarqué. Nous parlons de la décision de la Cour de Versailles qui aurait

condamné Bouygues a démonté l’une de ses antennes, en vertu du principe de précaution.

Cette annonce, éronnée, puisque l’arrêt de la cour de Versailles portait non sur le principe de

précaution mais sur les « troubles du voisinage », a néanmoins été reprise et commentée à

foison. En effet, si une antenne-relais avait été supprimée au nom du principe de précaution,

jurisprudence étant, toutes les antennes couvrant le territoire français pouvaient passer devant

un juge… Le principe de précaution a dès lors trouvé une place à part dans les articles

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Page 51: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

journalistiques. Mal identifié, mal défini, il est pourtant souvent choisi et intégré aux titres. Le

mémoire de Master 2 serait l’occasion d’analyser la charge symbolique construite autour

d’une telle expression.

Une fois l’information de la condamnation de Bouygues répandue, les articles ont élargi le

thème. Il s’est alors agi pour les différentes rédactions de faire un état des lieux des différentes

études, mettant sur une même balance les études « rassurantes » et les études « alarmistes ».

Selon les lignes éditoriales, certaines études et certains chercheurs ont été évincés, car trop

engagés dans la reconnaissance de la dangerosité des ondes.

Ainsi, nous avons pu relever, à partir de l’étude, très limitée, de plusieurs articles sortis entre

les 20 et 24 avril (avant et après l’ouverture du Grenelle des Ondes), que le type

d’informations sélectionnées était propre à chaque publication. Voyons plutôt :

- le 22/04, le Figaro titre « pour la majorité des experts, les antennes sont sans risque »

- le 22/04, Libération titre quant à elle « Grenelle des Ondes : les associations sceptiques.

- Le 20/04, le Monde titre lui « Des études contradictoires sur la dangerosité des antennes-

relais ».

Pour résumer très schématiquement, nous avons pressenti différentes orientations selon les

quotidiens étudiés. Le Figaro s’est très peu engagé sur le débat, et lorsqu’il laissait se dessiner

les contours de son opinion, il s’agissait surtout de relayer les informations informationnelles

et institutionnelles. Le Figaro se montre d’ailleurs confiant envers le gouvernement et plein

d’espoir quant à ce Grenelle des Ondes, estimant le 17 avril que le Grenelle « devrait clarifier

le débat sur les ondes ». Quant au Monde, il serait juste de lui reconnaître un travail très

poussé sur la recherche et la confrontation des études. C’est ainsi l’idée d’une rédaction

impartiale mais documentée qui émerge, et qui n’hésite pas à faire jaillir la vérité en

proposant à ses internautes un chat le 21 avril avec la vice-présidente du Centre de recherche

et d’information indépendantes sur les rayonnements électromagnétiques, chat portant sur le

lobbying des opérateurs et industriels sur les groupes d’experts et les politiques.

Pour finir, Libération s’est montrée plutôt du côté des associations, publiant plusieurs articles

sur la non-considération de ces dernières par les organisateurs du Grenelle, et insistant sur les

collusions entre certains industriels et politiques.

Au terme de ces brèves indications d’analyse, nous avons mis en évidence que la couverture

médiatique est un indicateur non négligeable pour prendre la tension d’un problème public.

Sorte de gigantesque arène publique, les médias offrent, en théorie, un espace de parole à

l’ensemble des acteurs, libres ici de confronter leur cadrage du problème.

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Page 52: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

B - Confrontations de discours

Autre piste exploratoire riche d’informations : l’entretien. Nous avons ainsi rencontrés un

responsable d’association et une sociologue. Pouvoir leur poser des questions directement en

relation avec nos hypothèses et nos connaissances a été une expérience très enrichissante, du

point de vue de l’avancement de ce mémoire. Aussi, la réalisation d’un mémoire plus poussé

en Master 2 s’orienterait certainement vers une multiplication des entretiens, afin de recueillir

directement auprès des acteurs leur cadrage du problème public et leur définition. Dans

l’idéal, il serait même intéressant de renouveler ces entretiens de manière périodique, afin de

pouvoir analyser une éventuelle évolution des discours.

1) Entretien avec Stéphen Kerckhove

Délégué général de l’association Agir pour l’Environnement, Monsieur Kerckhove a répondu

à nos questions le mardi 5 mai, entre deux débats au Grenelle des Ondes. Ci-dessous, nous

reproduisons les éléments les plus pertinents pour notre étude. L’intégralité de l’interview

étant reproduite en annexe.

Dans la tribune publiée sur Rue 89 le 24 avril dernier, vous écrivez que le Grenelle des Ondes doit « déboucher sur des décisions », sans quoi ce débat se transformerait en un « échange entre acteurs en théâtre des ombres ». Qu’entendez-vous par là ? Le sujet de la téléphonie mobile oppose depuis longtemps des acteurs de la société civile qui, privés de médiation publique, s’épuisent dans un débat resté stérile à ce jour. Nous savons que le Grenelle a été maintes fois reporté : comment expliquez-vous le flou que les politiques ont laissé plané au sujet l’organisation de ce débat ? Les politiques plaident la nécessité de recréer un cadre d’organisation adéquat. Pourtant, des cadres prédéfinis existent . Nous sommes face à une multitude de détails techniques qui nous font perdre du temps à débattre de la forme que devra prendre le débat. On passe donc à côté du débat que nous, associations, appelons de nos vœux, et ce à cause de questions de forme qui pourraient être évitées. Aucun objectif n’a été fixé ? Nous n’avons aucun contact de visu avec les pouvoirs publics, et les seules informations que nous détenons proviennent de leurs diverses assertions dans la presse. Il a été question d’un « guide de bonnes pratiques que les opérateurs devraient signer, ce qui ne serait absolument pas satisfaisant.

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Quel est votre sentiment sur l’évolution passée et actuelle du problème public de la téléphonie mobile ? Je pense fermement que cette controverse a pris de l’ampleur faute d’intervention de la puissance publique. Nous avons le sentiment que les débats sont restés stériles, et c’est cette stérilité qui a fait monter le problème. Parce qu’au lieu de jouer son rôle de médiateur, et d’anticiper une crise, l’Etat a laissé les experts scientifiques (…) qui ont progressivement eu le sentiment d’être des responsables politiques. Considérez-vous que la science et ses acteurs imposent finalement aux autres participants du débat ses valeurs, ses normes ? Le problème dans la controverse de la téléphonie mobile, c’est que chaque acteur est sorti de son rôle :

- l’homme politique s’est effacé - l’assureur n’assure plus - les associations réfléchissent et proposent elles-mêmes des mesures - les bureaux de contrôle de l’exposition aux ondes sont financés par les opérateurs.

Quelles sont exactement les mesures que vous proposez ? Le problème aujourd’hui, c’est la carence flagrante d’une définition des normes. Personne n’est capable d’affirmer qu’en dessous d’un tel seuil il n’y ait aucun effet. Pour quantifier un risque émergent, il faut du recul. Or la technique s’est généralisée à 100% en l’espace de moins de 10 ans. Avez-vous d’autres armes aujourd’hui que les outils et le vocabulaire scientifique ? Nous sommes obligés de jouer un rôle qui n’est pas le nôtre : nous menons des expertises, nous creusons les études publiées à l’étranger Aujourd’hui le discours sur le portable ne devrait pas se réduire seulement à un discours sur la santé et sur le seuil d’exposition. On devrait également s’interroger sur cet objet en tant qu’outil socialisant : pourquoi les Français l’utilisent tant… ? Ces éléments sont passés sous silence. Craignez-vous des pressions sur l’étude de l’Agence Française de Sécurit é Sanitaire de l’Environnement et du Travail, l’Afsset, qui devrait bientôt être publiée ? Il y aura forcément du lobbying. Mais nous ne sommes pas résignés pour autant. Quelle est votre position sur le principe de précaution ? Il y a quasiment autant de conceptions que d’acteurs. Nous préférons donc traduire le principe de précaution dans les faits plutôt que de rester sur des principes généraux, qui, faute d’être appliqués, restent lettre morte. Pensez-vous que le principe de précaution permet aux décideurs, industriels ou politiques, de se désengager ? Le problème est que l’Etat a organisé son irresponsabilité. le principe de précaution suppose l’action dans l’incertitude. Or actuellement, et depuis quelques années, les décideurs ont posé l’incertitude, ils l’ont proclamée. Mais rien n’est fait derrière.

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Page 54: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

2) Entretien avec Danielle Salomon

Chercheure associée au Centre de Sociologie des Organisations, Danielle Salomon est

également Directrice de Risques & Intelligence, un cabinet « fondé pour accompagner les

décideurs ainsi que les entreprises, les administrations centrales ou locales dans la

gouvernance de leurs activités à risques ». Dans ce cadre, Madame Salomon a beaucoup

travaillé sur la régulation politique de la téléphonie mobile et sur ses enjeux, et nous a ainsi

apporté son éclairage au cours d’un entretien dont les éléments les plus pertinents sont retenus

ici, l’intégralité de l’entretien étant disponible en annexe.

Le principe de précaution est aujourd’hui au cœur de beaucoup de discours concernant la téléphonie mobile, sans pour autant revêtir la même définition… Comment expliquez-vous ce phénomène ? Le terme de précaution est utilisé par différents camps, sans que le contenu qui y renvoie soit le même. Il y a une acception grand public du principe de précaution, d’ailleurs reprise de façon permanente par les médias, mais qui n’a rien à voir avec le principe judiciaire inscrit dans la loi. La confusion règne aussi concernant les objets d’application de ce principe de précaution : on parle sans différenciation du téléphone et des antennes alors que les enjeux ne sont pas du tout les mêmes. Tout ceci participe d’une confusion sur la définition du problème. Vous parlez dans votre étude de la non-objectivation du risque dans les mentalités, pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ? L’idée du risque est à ce jour une construction mentale. C’est une dynamique due aux allers-retours entre les revendications. L’idée du risque circule comme un objet insaisissable, et s’impose au-dessus des phénomènes d’objectivation et de scientificisation, Or le gouvernement, l’Etat, la science et la justice ne peuvent fonctionner à travers ces « idées de risque ». Elles ne peuvent travailler qu’avec les traductions, objectivées, du risque, mais qui ne sont elles pas reconnues par le grand public. Si le décalage entre les différentes acceptions du problème public est tél, pourquoi les instances publiques n’y remédient pas en faisant une mise au point sur ce qu’il est vraiment ? Les associations sont, je pense, très au courant de l’acception juridique du principe de précaution, ce sont des expertes. Cependant, il est très difficile d’avoir un message médiatique court et pertinent, adapté à la scène médiatique de l’urgence, lorsque l’on parle d’une loi si complexe. Les associations ont donc adopté la stratégie de délégitimer le travail de la communauté des experts institutionnels en promouvant les travaux de quelques chercheurs isolés, et qui établissent l’idée de risques importants. Mais puisque au niveau institutionnel, aucun expert n’a pu affirmer la présence de risques, on ne peut dire autre chose que « en l’état actuel des connaissances »... C’est aussi une façon de ne pas fermer la porte à la possibilité d’effets délétères.

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C - Pistes de réflexion pour un mémoire approfondi

Au cours de la rédaction de ce mémoire, nombreuses ont été les tentations d’emprunter la voie

d’une nouvelle piste de recherche, soufflée ci et là au cours des différentes lectures. Le temps,

et les pages, manquant, ces propositions d’analyse trouveront place ici, dans cette dernière

partie, où il convient d’énoncer les thèmes que nous aborderons dans le cadre d’un mémoire

de Master 2.

Au fil de cette étude, nous nous sommes attachés à étudier, autant que possible, les discours et

les champs d’actions empruntés par chaque acteur, et ce avec l’aide de nombreuses lectures

théoriques qui préconisaient des cadres d’analyse bien précis. Ainsi avions-nous les clefs en

main pour étudier le discours des politiques, des associations, des médias, des industriels…

Mais les scientifiques ?

A l’avenir, il nous semblerait pertinent de reprendre l’ensemble de la littérature scientifique,

depuis les premiers émois de ce problème public, et même un peu avant, afin d’étudier en

profondeur les discours des chercheurs, et d’essayer de dessiner l’évolution qu’est la leur.

Par ailleurs, un mémoire de Master 2 serait l’occasion d’appliquer les « exercices

recommandés » par Dominique Vinck dans la Sociologie des Sciences. Ainsi, l’auteur dresse

la liste des éléments à étudier :

1) Collecte de l’information sur le problème 2) Analyser l’information et cartographier le problème, c’est-à-dire :

identifier les acteurs effectivement impliqués identifier les acteurs que les intervenants souhaiteraient mobiliser caractériser les positions des différents acteurs, c’est-à-dire identifier les éléments qui,

pour chacun d’entre eux, constituent leur univers de référence : - les problèmes techniques qu’ils considèrent résolus ou restant à résoudre. Les

alliances sociales qu’ils estiment acquises, les conflits en cours et avec quels acteurs et agités par quel type de motivations ?

- les liens qui articulent ces différents éléments. L’histoire, c’est-à-dire l’interprétation du passé et du futur, que déroulent les ointervenants et dont il s’agira de mettre en évidence le scénario/

- les points crucieux, de l’avis des acteurs, pour obtenir la confirmation de leur position

- les soutiens dont ils ont besoin - les retombées attendues de la résolution du problème

identifier les points scientifiques et techniques qui résistent et empêchent la résolution immédiate de la controverse 3) Analyse de documents scientifiques pour :

préciser la démarche adoptée par les chercheurs identifier les acteurs centraux de la controverse sur les points critiques

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Page 56: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Autre aspect du mémoire que nous aimerions développer : le vocabulaire du danger. Il serait

en effet pertinent ici de réaliser une étude sémantique sur les termes que sont « risque ;

danger ; dommages ; précaution ; prévention ; veille »… Autant de mots dont les définitions

sont cruciales dans l’avenir de telles problématiques.

Ensuite, nous avons noté à plusieurs reprises au cours de ce mémoire, le renvoi vers des

directives, des décisions ou des articles appartenant à l’espace public européen. Un mémoire

plus dense pourrait donc être l’occasion d’élargir le cadre d’analyse pour nous intéresser aux

enjeux supplémentaires qui y naissent, ou aux éventuelles solutions offertes par ce nouveau

cadrage.

Pour terminer, il nous paraîtrait également opportun d’adjoindre à ces nouvelles méthodes et

procédures, celle du questionnaire. En effet, travaillant sur la saillance d’un problème public,

et ayant choisi d’emprunter la voie des sociologies constructivistes (ou subjectivistes),

recueillir le sentiment de la société civile, et de la fameuse « rationalité sociale » serait un

apport non négligeable pour la réalisation d’un mémoire complet.

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Page 57: Memoire maitrise probleme public wehrung claire

Conclusion

A quel stade de son évolution le problème public de la téléphonie mobile en est-il ? Quels

facteurs accélèrent ou empêchent sa saillance ? Ce sont les principales questions avec

lesquelles nous avions ouvert ce mémoire.

Quelques dizaines de pages plus tard, et après de multiples lectures, notre vision du problème

public s’est affinée, et les hypothèses que nous avions formulées n’ont pas toutes été validées.

Nous postulions la non-transversalité des arènes comme frein à la saillance du problème

public. Celle-ci s’est confirmée. Mais nous avons découvert un autre paramétrage que nous

n’avions soupçonné. En effet, si les acteurs évoluent bien dans des sphères cloisonnées,

chacun prônant sa définition du problème et du risque, en revanche, nous n’avions pas pensé à

la « transversalité inversée » opérée par l’arène scientifique. Par « inversée » nous signifiions

que ce n’est pas l’arène scientifique qui réussit à pénétrer les autres arènes et à harmoniser les

discours. Au contraire, c’est l’ensemble des autres arènes qui s’est approprié le discours de la

science, ses outils, et ses valeurs. Et ce à regret, comme l’explique Ulrich Beck, et même

Stephen Kerckhove, qui expliquait un peu plus haut que les associations se retrouvaient

obligées de réaliser des contre-expertises pour être en mesure de communiquer avec le reste

de l’arène publique.

Or, si les acteurs adoptent l’outillage scientifique, c’est qu’elles n’ont d’autre choix. C’est là

notre seconde hypothèse, qui s’est trouvée validée, et étoffée.

En effet, nous avons démontré que la société actuelle s’est délestée du pouvoir de décision et

de définition du monde en confiant à l’arène scientifiques toutes les clefs du pouvoir. La

science s’est ainsi trouvée institutionnalisée, et notre environnement scientifisé.

Ainsi, il ne s’agit plus d’appliquer le bon sens commun pour décider que « s’empoisonner un

peu », c’est déjà trop. Aujourd’hui, la société civile s’en remet aux seuils élaborés par les

scientifiques, pour ne s’empoisonner que dans des « proportions acceptables ».

Enfin, notre troisième hypothèse était que le principe de précaution freinait l’évolution du

problème public de la téléphonie mobile. Aujourd’hui, nous devons nous raviser. Nous

pensions en effet que ce principe juridique empêchait l’institutionnalisation du problème

pubilc, et donc sa résolution, comme l’écrivait Lewis Coser dans Le conflit. Mais au lieu de

ça, le principe de précaution participe, à ce jour, à l’emballement du problème public. Aussi

mal maîtrisé, défini, accepté soit-il, son existence interroge, et pousse les différents acteurs à

s’en saisir.

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Au terme de cette étude, une observation principale s’impose :

Les antennes-relais, relèvent, on l’a dit, du risque subi, tandis que le téléphone portable relève

lui du risque choisi.

Or nous avons expliqué que le principe de précaution est actuellement appliqué aux

téléphones portables, mais pas aux antennes. Par ailleurs, l’étude des discours des différents

acteurs nous a permis de relever un élément particulièrement pertinent : scientifiques et

politiques semblent s’être récemment accordés sur une nouvelle stratégie de communication :

en annonçant que le téléphone portable est plus dangereux que les antennes, ces acteurs

expliquent en fait à la société civile que les risques auxquels ils choisissent délibérément de

s’exposer sont bien plus élevés que les risques qu’ils subissent, à savoir ceux des antennes-

relais, dont les instances publiques continuent à prêcher « l’innocuité ».

Avec cette nouvelle parade du couple « politiques-scientifiques », le problème public semble

bien être entré dans une nouvelle phase de son évolution.

Si nous doutions de sa saillance et de sa visibilité aux débuts de nos recherches, il nous paraît

clair que ce problème public est désormais en plein développement, précisément aujourd’hui.

Accroissement de la densité événementielle, remise en cause des propriétaires d’enjeux, et

peut-être bientôt un élargissement de l’espace de mobilisation : ce sont autant de facteurs

observés qui nous permettent d’affirmer que la « carrière » du problème public de la

téléphonie mobile est en train de se faire. Cependant, il ne faut pas y voir là l’espoir prochain

d’une résolution. Les conflits de définition, tant sur les risques, que sur le principe de

précaution, commencent à peine à donner lieu à des interconnexions entre les acteurs. La prise

de parole de la société civile, sa mise en mouvement, ses tentatives de définition et

d’interpellation des propriétaires du problème, seraient peut-être, formulons l’hypothèse,

l’une des portes de sortie pour ce problème public, qui permettrait, enfin, une définition

commune du monde, un décloisonnement des arènes, voire un retour de la rationalité sociale.

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Bibliographie Ouvrages

- BECK Ulrich, La société du risque ; sur la voie d’une autre modernité, Editions Flammarion, coll. Champs, 2001.

- BOURG Dominique, SCHLEGEL Jean-Louis, Parer aux risques de demain, Édition du Seuil, 187 p., 2001

- DEWEY, John, Le public et ses problèmes, Editions Leo Scheer, Publications de l’Université de Pau Farrago, Collection Œuvres philosophiques, 2003.

- LATOUR, Bruno, Nous n'avons jamais été modernes : essai d'anthropologie symétrique.

Paris, La Découverte, 1997, 206 p. - LEPAGE, Corinne, GUERY, François, La politique de précaution, Essai (broché), 2001.

- RAYNAUD Dominique, Sociologie des controverses scientifiques, Paris, PUF, 2003, 232p. - VINCK Dominique, Sociologie des Sciences, Paris, Armand Colin, 1995.

Articles - CEFAÏ, Daniel, Construction des problèmes publics, Définitions de situations dans des

arènes publiques, Réseaux, 75, 1996, pp. 43-66.

- CHABBAL, Jeanne, Le risque invisible. La non-émergence d’un problème public, Politix 2005/2, n° 70, p. 169-195.

- JOLY, Pierre-Benoît., MARRIS, Claire, MARCANT, Olivier, La construction d’un

problème public : controverse sur les OGM et ses incidences sur la politique publique aux Etats-Unis, Institut Scientifique de Recherche Agronomique.

- LASCOUMES, Pierre, Essai sur la démocratie technique : agir dans un monde incertain

- LATOUR, Bruno, Prenons garde au principe de précaution, Le Monde, 4 janvier 2000,

page 15.

- RINAUDO, Christian, Qu’est-ce qu’un problème social ? Les apports théoriques de la sociologie anglo-saxonne, Cahiers de l’Urmis, N°1 | juin 1995, mis en ligne le 15 janvier 2002.

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English Summary

How does a problem become a public problem ? Which factors do explain that a problem

manage to be in the middle of all conversations and debates ? That’s what we tried to figure

out in the course of that work. We focused our analysis on the risk represented by the

radiation of transmitting antennas and even our own mobile phones.

We first had recourse to the definition of the public space of Nancy Fraser and John Dewey

who both put the emphasis on the importance of the conflict as a way to build a common

world for the several actors of that public sphere. Furthermore, we applied Ervin Goffman's

theory of framing to show that actors fight to impose their own definition of what a risk is and

how the public problem should be solved.

In a second part, we took great care of studying the way every actor expresses himself and

acts into the public sphere. That’s how we could show that scientific arena managed to vest

every part of the public problem, by imposing its way to think : this is what we called the

scientific rationality.

Thanks to the works of Ulrich Beck, we could then study the difference of conceptions

between the scientific and social rationalities. Beck showed indeed that our society relieved

herself of the power of judgement and decision by relying completely on science: science

determinates what is healthy or not for us, what is good for our environment, and finally tells

us how to live.

In a third part, we could verify that theory by confronting the opinion of several actors. We

then observed that every part of the public problem of radiation is the subject of a definitions

conflict. No body sees risk, health, the progress of science or the repartition of judgement the

same way.

To conclude, we can assert that the public problem of wireless telephony is right now

reaching a new point of its career or “historicity” as several sociologists called it. In fact, we

observed a factual and media-related intensification, a multiplication of debates between the

protagonists, and an attempt of framing on behalf of institutions. And it is precisely the

combination of those different factors which could lead to the beginning of a common and

public consideration about such an important public problem as health and comfort

represented by the mobile phones.