Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

169
1 Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg Université d’Etat de Saint-Pétersbourg LE LIBERALISME POLITIQUE RUSSE DES ANNEES 1990 Evguénia KOROTKOVA Mémoire de recherche en histoire Sous la direction de Mle Elena PAVEL, assistante en histoire Sous la responsabilité de Mme le Professeur Marie-Pierre REY, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne 2007

description

par Evguénia KorotkovaCollège Universitaire français de Saint-Pétersbourg, 2007

Transcript of Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

Page 1: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

1

Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg

Université d’Etat de Saint-Pétersbourg

LE LIBERALISME POLITIQUE RUSSE

DES ANNEES 1990

Evguénia KOROTKOVA

Mémoire de recherche en histoire

Sous la direction de Mle Elena PAVEL, assistante en histoire

Sous la responsabilité de Mme le Professeur Marie-Pierre REY, Université Paris I,

Panthéon-Sorbonne

2007

Page 2: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

2

La Russie est une chaudière d’eau

bouillante bien fermée, mais placée sur un feu

qui devient toujours plus ardent : je crains

l’explosion […]. Tout est obscur dans l’avenir du

monde ; mais ce qui est certain, ce qu’il verra

d’étranges scènes qui seront jouées devant les

nations par cette nation prédestinée.

Marquis Astolphe de Custine, La Russie en 1839

Page 3: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

3

LE LIBERALISME POLITIQUE RUSSE

DES ANNEES 1990

Introduction

Les années 1990 marquent une rupture importante et irréversible des pays de

l’Europe de l’Est avec l’idéologie et le dictat des partis communistes nationaux. Une

série de bouleversements politiques et constitutionnels secoue l’édifice du bloc

socialiste, qui semblait autrefois solide, et qui s’effondre sous l’impétuosité des

aspirations à la libération du joug de l’idéologie autoritaire.

La Russie entre dans une ère nouvelle, marquée par les idées du libéralisme

politique et économique, avec une lourde tradition de gouvernance autoritaire allant

jusqu’à l’exaltation de la politique de la « main forte ». En effet, la Russie ne connaît

que de brèves éclaircies de liberté politique durant les deux derniers siècles, au cours

d’une période qui court depuis l’abolition du servage en 1861 jusqu’à l’instauration de

la dictature du prolétariat en octobre 1917. Ainsi, le pays passe directement de

l’autocratie des empereurs russes à l’autoritarisme des dirigeants communistes. Ces

derniers instaurent un régime agissant au nom du peuple, mais qui n’a rien en

Page 4: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

4

commun avec une véritable démocratie. La principale réforme libérale réside dans la

proclamation le 17 octobre 1905 par le tsar Nicolas II du Manifeste octroyant à ses

sujets des libertés fondamentales, telles que la liberté d’expression, de réunion,

d’association et d’autres. Il ouvre la perspective d’une démocratisation des élections à

la Douma d’Etat et annonce que la Douma deviendra une institution à caractère

législatif. C’est précisément ce dernier point qui proclame la mise en œuvre du

principe de la séparation des pouvoirs et donc le passage au régime constitutionnel.

Le libéralisme issu de la révolution de 1905 s’ancre difficilement dans le sol

russe. La société, qui vient de sortir de l’absolutisme et de la contrainte de l’Etat

policier, aspire à plus de liberté, mais elle est mal préparée pour adopter cette doctrine

occidentale. Les différences culturelles et économiques entre la Russie et l’Occident

empêchent les idées des théoriciens libéraux J.-J. Rousseau, Ch. de Montesquieu, des

économistes anglais A. Smith et D. Ricardo de se traduire dans les faits.

Cette brève période de construction du parlementarisme s’achève avec le coup

d’état des bolcheviks du 25 octobre 1917, appelé dans l’historiographie soviétique la

Grande Révolution d’octobre. Les faibles acquis du libéralisme de l’époque tsariste

sombrent dans des décennies de dictature communiste. Les principales valeurs

libérales sont reconnues antagonistes au régime du nouvel état soviétique et traitées de

« bourgeoises ».

L’attachement aux droits de l’homme et tout particulièrement à la liberté

personnelle, systématiquement violés en Russie soviétique et ensuite en URSS, est

intrinsèque au courant politique libéral. Même si la notion de ces droits, ainsi que

l’interprétation de la liberté se transforment au cours de l’existence du libéralisme, la

priorité donnée à la liberté reste immuable. L’historien Victor Léontovitch donne une

définition du libéralisme qui va en ce sens :

« L’idée fondamentale du libéralisme, comme le terme en lui-même l’atteste, c’est la

réalisation de la liberté, de la liberté de l’individu. La méthode fondamentale du

libéralisme ne consiste pas à créer, mais à abolir, c’est-à-dire à écarter tout ce qui

menace la liberté individuelle dans son existence et entrave son épanouissement ».1

Les partisans du libéralisme « classique » définissent la liberté par l’absence de

contrainte, donc interprètent cette notion a contrario et voient ses limitations

naturelles dans l’égalité des droits de tous les individus. Ces droits représentent pour

les libéraux une somme de droits fondamentaux, qui comprennent les libertés

1 LEONTOVITCH V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1987, p. 17.

Page 5: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

5

politiques, la liberté de conscience et de parole, ainsi que des droits garantissant

l’indépendance de l’individu, renforcés par les garanties de l’immunité de la propriété

privée. Dans l’esprit des libéraux, la liberté est une possibilité réelle de choisir sans

souffrir des entraves d’autrui (individus et institutions). Le libéralisme est orienté vers

la protection d’un large spectre des droits sociaux, dont ceux qui régissent les

relations de l’individu à la société. Le libéralisme politique s’intéresse à l’application

de ces principes fondamentaux à la construction et au gouvernement de l’Etat et prône

la primauté de la loi dans un « parfait » Etat de droit, la non-ingérence de l’Etat dans

la vie privée de ses citoyens, le constitutionalisme du pouvoir, la séparation des

branches du pouvoir, la liberté d’entreprendre. Remarquons que tous ces principes,

garantissant la liberté personnelle et sociale, ont été bafoués par le régime soviétique,

farouchement hostile aux idéaux libéraux.

Ainsi, la notion d’individualisme, vu par les libéraux comme la prépondérance

des intérêts de l’individu sur les intérêts d’une société ou d’un groupe, est bannie de la

vie de la société soviétique. Les idéologues communistes rejettent la vision libérale

d’une société comme somme d’individus, dans le cadre de laquelle l’homme est traité

comme un être social, qui a simultanément besoin et de la coopération avec d’autres

personnes, et de l’autonomie. L’idéal du collectivisme soviétique, où chacun doit

sacrifier ses intérêts personnels au nom d’un objectif collectif, n’est pas compatible

avec le respect des droits personnels exigé par l’idéologie libérale.

Un autre principe propre à l’approche libérale est son rationalisme, la conviction

de l’existence de la voie tempérée des changements graduels, qui mènent vers la

transformation et l’amélioration de la société. Cette approche exclut le réformisme

brutal et radical par le biais d’actes destructeurs révolutionnaires. Selon V.

Léontovitch,

« la méthode du libéralisme […] est d’abolir. Mais non pas sous la forme d’un

renversement brutal ou même d’une destruction. Dans tout ce qui est, il existe quelque

chose qui doit être conservé, développé par la mise à l’écart de liens extérieurs, quelque

chose qu’il faut perfectionner et faire fructifier en lui redonnant forme. Le libéralisme

ne cherche pas d’ailleurs à abolir dans tous les domaines. Ce qui doit être

impérativement aboli, pour le libéralisme, ce sont d’abord les pouvoirs illimités de

l’autorité publique, grâce auxquels celle-ci se place au-dessus des lois ».2

Cette caractéristique reflète pleinement le modus operandi découlant de la

théorie libérale. Néanmoins, les réformateurs libéraux, notamment ceux de l’époque

2 LEONTOVITCH V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1987, p. 32.

Page 6: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

6

post-communiste des années 1990, abandonnent ce principe, car les transformations

sociales passent inévitablement par la destruction ou le changement cardinal des

formes existantes de la vie sociale, mais cet abandon est le résultat d’une volonté

d’octroyer plus de liberté d’action à ces citoyens, qui la revendiquent.

Le libéralisme des années 1990 prend sa source dans le mouvement des

dissidents appelés communément les « soixantards ». Ces intellectuels, inspirés par le

dégel idéologique après le XXème Congrès du PCUS de 1956, au cours duquel Nikita

Khrouchtchev dénonce les crimes staliniens, élaborent dans les années 1960 la théorie

réformatrice du « socialisme à visage humain ». Le dogme du régime soviétique et le

libéralisme sont deux idéologies antinomiques, qui ne pouvaient coexister

pacifiquement. Le communisme en tant qu’idéologie dominante réduit les libres

penseurs libéraux à l’état de dissidence et leur fait courir constamment le risque de

perdre leur liberté ou même leur vie. Les représentants les plus éminents de ce

mouvement comme Andreï Sakharov3, Elena Bonner

4, Sergueï Kovaliov

5 et d’autres

focalisent leurs efforts sur la défense des droits de l’homme, constamment violés par

le régime antidémocratique et autoritaire, installé en Union soviétique sous l’égide du

Parti communiste.

La nouvelle génération des libéraux, qui fait l’objet de ce mémoire, a pour

vocation la réalisation de réformes majeures dans le but de transformer le régime

soviétique gouverné par un système de commandement rigide en un système de

rapports sociaux et économiques flexibles, construit selon le modèle libéral. Ces

jeunes libéraux (en 1992, au début des réformes, les principaux idéologues de ces

changements, Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs, ont respectivement trente-six et

trente-sept ans), économistes de profession, sont persuadés de la non-viabilité du

modèle économique socialiste et de ce fait élaborent leur propre programme de

réanimation de l’économie nationale par biais de l’introduction des lois du marché

3 Andreï Sakharov (1921–1989), physicien chercheur, un des créateurs de la bombe hydrogène en

1953. Dans les années 1960, un des leaders du mouvement des défenseurs des droits de l’homme en

URSS. Pour son activité politique, il est exilé en 1980 à Gorki. Ses prix et ses titres lui ont été retirés

(le titre du Héros du travail socialiste de 1954, 1956, 1962, le Prix d’Etat de 1953, le Prix Lénine de

1956). Lauréat du Prix Nobel de la paix en 1975. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou,

Politika, 2001, vol.2. 4 Elena Bonner (née en 1923), épouse et compagne de lutte d’Andreï Sakharov, une des fondateurs du

Groupe d’Helsinki à Moscou en 1976. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001,

vol.1. 5 Sergueï Kovaliov (né en 1930), défenseur des droits de l’homme. En 1974, est accusé de propagande

antisoviétique et condamné à sept ans de camps et trois ans d’exil. En 1990, Kovaliov est élu député du

Page 7: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

7

libre et de la concurrence. Ce programme libéral ambitionne la diffusion massive de la

propriété privée et l’assurance de sa sécurité, ce qui devrait, selon les réformateurs

libéraux, permettre de faire valoir le droit de l’individu à la liberté d’entreprendre,

pierre angulaire de la théorie libérale. Le libéralisme russe des années 1990, inspiré

dans sa grande partie par les travaux de Gaïdar et de Tchoubaïs, ainsi que par ceux de

leurs partisans et collaborateurs, met au centre de ses préoccupations la question de la

transformation économique. Il oppose à la rigidité et au système des prohibitions et du

contrôle total, propres au socialisme, la libération des rapports entre les acteurs

économiques et son idéologie ouvertement anticommuniste. Les libéraux des années

1990 croient qu’il suffit de poser la première pierre dans le fondement de l’édifice de

l’Etat libéral, à savoir l’introduction de la propriété privée, et que toutes les autres

libertés exaltées par la théorie libérale viendront s’y greffer.

Dès le début des réformes économiques et politiques, les perspectives du

libéralisme russe deviennent le sujet de discussions animées. En Russie, tout comme

dans les pays d’Europe de l’Est, lors de la première étape des réformes, les idées

libérales sont accueillies avec enthousiasme. Elles sont perçues par la société comme

l’esprit du monde occidental, plus avancé sur plusieurs plans par rapport au camp

socialiste. Ces idées occidentales représentent pour beaucoup le fondement le plus

convenable pour assurer le délabrement du système socialiste.

L’entrée de la Russie dans l’économie de marché et les mesures radicales de la

« thérapie de choc » font chuter le niveau de vie du Russe moyen. Le libéralisme perd

inévitablement de sa popularité. Vers les années 1993-1995, les libéraux ne jouissent

plus du soutien inconditionnel des électeurs.

Ce mémoire a pour objectif d’étudier le long et difficile processus de

l’enracinement du libéralisme dans la société russe conditionnée par sept décennies de

régime communiste. Au début des années 1990, l’Union soviétique, la principale

citadelle du socialisme en Europe, s’effondre comme un colosse aux pieds d’argile,

achevé par les dispositions d’esprits ouvertement anticommunistes. Cette

effervescence révolutionnaire, qui permet à l’époque aux libéraux de s’atteler

immédiatement à la réalisation de leur projet de réformes, tourne à l’échec quelque

temps plus tard, suite à la paupérisation de la population. Les libéraux perdent

Congrès des députés du peuple de la RSFSR. En 1994, il devient le premier ombudsman en Fédération

de Russie. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol.1.

Page 8: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

8

catastrophiquement la confiance du peuple, en discréditant aux yeux de la société

l’idée même du libéralisme.

Les échos de cette « trahison » par les libéraux des intérêts du peuple se font

ressentir maintenant, quinze ans après le début des réformes. Puisque le libéralisme

représente une idéologie qui se situe aux antipodes de l’autoritarisme, la vie politique

russe peut être représentée comme une sorte de vases communiquant : si le camp

libéral perd ses partisans, désenchantés par une politique qui ne prend pas en compte

le bien-être du peuple, alors le nombre de partisans de la politique autoritaire de la

« main forte » augmente. Actuellement, les tendances de la vie politique russe

peuvent être caractérisées comme autocratiques, légitimées par le régime présidentiel

de la Fédération de Russie. La Constitution de 1993 donne au Président des pouvoirs

larges, dignes d’un monarque. Dans ces conditions-là, le camp libéral paraît trop

faible, peu nombreux et peu organisé pour faire contrepoids à la puissance croissante

de l’Administration fédérale. Cette bataille risque d’être perdue pour longtemps, et il

faut chercher les raisons de la faiblesse actuelle du camp libéral dans les échecs

politiques des libéraux dans les années 1990.

Un autre point faible des libéraux, traité par ce mémoire, est leur proximité avec

l’Occident et surtout les institutions financières internationales. L’idéologie du

libéralisme est née en Occident, elle est le fondement de la vie politique de la totalité

des pays développés. Au début des années 1990, les grandes orientations du

programme des réformes libérales contiennent des mesures d’« occidentalisation » de

l’économie russe et de la société entière, c’est-à-dire de l’utilisation de la matrice

sociale et économique occidentale. Cet alignement sur l’Occident est renforcé par

l’approbation morale et aussi par l’aide financière généreuse de la Banque mondiale et

du Fonds monétaire international (FMI). Le souvenir de l’endettement monstrueux du

budget national devant les créanciers occidentaux et l’amertume de la dépendance

financière restent gravés dans la mémoire du peuple. La susceptibilité, qui est un trait

de caractère national, multipliée par la haine, à peine dissimulée, envers les libéraux

« traîtres » ayant collaboré avec l’Occident hostile, engendre des désirs

d’indépendantisme et de « démocratie souveraine »6 russe, véhiculées actuellement

par le pouvoir en place.

6 Adjoint au chef de l’Administration du Président et assistant du Président, membre du parti du

pouvoir « Edinaïa Rossia » (« Russie unie ») Vladislav Sourkov a dit le 28 juin 2006 lors d’une

conférence de presse à Moscou : « Notre modèle russe de la démocratie s’appelle la démocratie

Page 9: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

9

Ainsi, la question de l’approche libérale de la construction de l’Etat et l’analyse

des relations des libéraux avec le pouvoir russe sont d’une actualité troublante pour la

Russie contemporaine.

La polarisation de la société russe suite aux changements opérés dans les années

1990, les avis partagés sur la signification de ces événements et la donne politique

actuelle, qui en résulte, déterminent le spectre des sources utilisées pour la création du

présent mémoire. Les auteurs des publications, qui ont servi de sources pour cet

ouvrage, sont tous des témoins oculaires des bouleversements post-communistes. Ces

auteurs russes, en tant que citoyens d’un pays en transition vers un régime libéral, sont

directement concernés par ces transformations maladroites et douloureuses. Par

conséquent, ils sont partie prenante, même s’ils ne sont pas impliqués directement

dans le processus politique, sans parler des protagonistes ayant initié ces réformes.

Leurs ouvrages, surtout écrits « à chaud » dans les années 1990, doivent être traités

avec un certain degrés de scepticisme, en mettant en doute l’objectivité de ces

témoignages.

Le premier groupe de sources est constitué de textes juridiques (des lois, des

oukases présidentiels, le texte constitutionnel, les décisions parlementaires et

gouvernementales). Ces sources normatives servent de fondement aux réformes et

présentent un double intérêt dans le cadre du présent mémoire. Premièrement, elles

expliquent le contenu substantiel des mesures entreprises. Deuxièmement, il est

important de faire une analyse des implications de ces actes juridiques et de leurs

effets économique, social et politique, ou bien des raisons de l’absence de l’effet

escompté.

Les ouvrages idéologiques des principaux réformateurs libéraux représentent le

deuxième groupe d’ouvrages utilisés dans le cadre de ce mémoire. Le premier

Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine, les idéologues des réformes et ses

proches collaborateurs Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs écrivent (ou font écrire par

des littérateurs de profession, comme dans le cas de Tchoubaïs) des mémoires7,

souveraine. Nous construisons une société ouverte sans oublier le fait que nous sommes libres. Nous

voulons être une nation ouverte parmi d’autres nations ouvertes et coopérer avec elles selon les règles

justes et ne pas être dirigés de l’extérieur ». Source : le site du parti « Russie unie »,

www.edinros.ru/news.html?id=114108. 7 ELTSINE B., Ispoved na zadannouioy temou, Moscou, Ogoniok-Variant, 1990,

ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994,

ELTSINE B., Prezidentskiï marafon, Moscou, OOO « Izdatelstvo AST », 2000,

GAÏDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997,

TCHOUBAÏS A. (dir.), Privatizatsia po-rossiïski, Moscou, Vagrious, 1999,

Page 10: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

10

censés éclaircir les moments difficiles des premières années de l’existence de la

Russie démocratique. Ce sont des ouvrages à caractère propagandiste, car le but de

ces publications est notamment de justifier la politique radicale des années 1990, dont

ils sont des principaux inspirateurs et réalisateurs. Le fait que ces ouvrages soient

publiés sans coupures sur les sites Internet officiels de ces personnages politiques8, ce

qui permet leur diffusion gratuite, n’est qu’une preuve de plus de leur fondement

propagandiste.

Les mémoires d’un auxiliaire du chef de l’Etat, Alexandre Korjakov, chef de la

garde présidentielle9, se joignent à ce groupe de sources. Les témoignages de ce

personnage ambitieux, proche du Président et désireux d’avoir plus de pouvoir que

n’en prévoit son poste, présentent un certain intérêt comme vision des événements

historiques par une personne, qui jouit d’abord des privilèges de la proximité du chef

du Kremlin et ensuite perd sa confiance et, donc le pouvoir qui en découlait. Dans le

cas d’A. Korjakov, se pose également la question de l’objectivité de ses propos,

déformés, d’une part, par sa loyauté envers le Président, et d’autre part, par la rancœur

due à sa démission.

Dans ce sens-là, les ouvrages des auteurs étrangers nous paraissent plus fiables,

puisque ces auteurs sont à l’écart des batailles intestines russes. Dans notre analyse

des processus politiques et surtout de leur composante économique, engagés par les

libéraux, nous nous inspirons de l’analyse de Jacques Sapir10

, professeur à l’EHESS,

spécialiste de la Russie. Les publications des politologues et des économistes français

dans les revues Courrier des pays de l’Est, Cahiers du monde russe et La politique

étrangère ne souffrent pas, ou dans une moindre mesure, de l’engagement politique

des précédents auteurs.

Les ouvrages économiques doctrinaux, écrits par les idéologues des réformes,

ainsi que par les membres de leurs équipes de recherche dans le domaine économique,

sont des sources fondamentales pour comprendre la doctrine des réformes libérales,

traduites par le gouvernement d’Eltsine et de Gaïdar.

Les ouvrages historiques généraux, comme les livres des historiens V.

Léontovitch11

et V. Sogrine12

, permettent de situer les faits de la vie russe durant de la

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003. 8 www.yeltsin.ru, www.chubais.ru, www.gaidar.org.

9 KORJAKOV A., Boris Eltsine: ot rassveta do zakata. Posleslovie, Moscou, Detektiv-press, 2004.

10 SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996.

11 LEONTOVITCH V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1987.

Page 11: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

11

décennie post-communiste dans le canevas du processus historique et de suivre

l’historiographie.

En tant que sources statistiques, sont utilisées les données officielles relatives à

l’état de l’économie nationale recueillies par le Comité des statistiques de la

Fédération de Russie. Les résultats des sondages sociologiques, menés par les instituts

d’étude de l’opinion publique, tels que Levada tsentr, le fonds Obchtchestvennoe

mnenie, VTsIOM, l’Institut des études sociopolitiques auprès de l’Académie des

sciences de la Fédération de Russie, sont à la base de l’appréciation des conséquences

sociales des réformes et de l’analyse du soutien de ces transformations par la société.

Enfin, les ouvrages spécialisés, parus dans les maisons d’éditions russes et des

éditions périodiques, traitant les détails et les circonstances de la mise en place du

libéralisme et de ses implications, sont utilisés dans notre mémoire comme une

illustration des polémiques acharnées autour de cette question.

Tout au long notre recherche, nous tâchons de suivre les péripéties des vies et

des carrières de deux remarquables économistes et hommes politiques, Egor Gaïdar et

Anatoli Tchoubaïs, car ils sont les véritables « pères fondateurs » du libéralisme russe,

ressuscité dans les années 1990 . Dans un premier temps, nous étudierons les

prémisses politiques et sociales apparues en Union soviétique à partir des années 1960

jusqu’au début de la perestroïka. Ces premières timides tentatives libérales servent de

point de départ à de jeunes économistes cherchant les moyens de réformer une

économie soviétique, qui étouffe sous le poids du système du commandement. La

future doctrine libérale prend ses racines dans les clubs de discussion de jeunes

économistes, organisés et guidés par Gaïdar et Tchoubaïs respectivement à Moscou et

à Leningrad. La fusion de ces deux centres de la pensée libérale a lieu à la fin de la

perestroïka et signifie la création d’un groupe, duquel sortiront les futurs membres du

gouvernement réformateur.

Dans un deuxième temps, nous verrons l’impétueuse mise en œuvre du projet

libéral, devenue possible grâce à la désignation de Gaïdar par le Président Eltsine

comme le principal « architecte » des réformes. Les réformateurs s’arment de

l’idéologie libérale, qui rejette le dogme communiste, devenu insupportable sur le

plan moral et aussi économique pour la majorité de la population de la Russie. En

s’assurant du soutien de la communauté occidentale, les réformateurs avec Gaïdar à

12

SOGRINE V., Polititcheskaïa istoria sovremennoï Rossii, 1985-2001 : ot Gorbatcheva do Poutina,

Moscou, INFRA-M, 2001.

Page 12: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

12

leur tête ne choisissent pas une politique de demi-mesures : ils cherchent à détruire

complètement le régime soviétique pour ensuite poser la pierre angulaire du

libéralisme, la propriété privée. Ces avancées révolutionnaires sont doublées des

mesures draconiennes de la « thérapie de choc », censée diminuer le déficit

budgétaire. Le premier perdant de cette politique est le peuple. L’appauvrissement

généralisé et l’instabilité politique dégénèrent en 1993 en une crise du pouvoir, qui

aboutit à l’écrasement des forces récalcitrantes, contestataires de la politique trop

radicale des démocrates libéraux. L’issue de cette confrontation est l’insurrection des

parlementaires, leur rapide défaite et la construction de la nouvelle république.

Dans un troisième temps, sera traitée la question de la création du nouveau

parlementarisme dans le cadre de la nouvelle Constitution de 1993. Elle instaure le

scrutin mixte pour les élections à la Douma, la chambre basse du Parlement russe, ce

qui devient le catalyseur de la consolidation des mouvements politiques. Le

mouvement libéral cherche à se réorganiser de manière efficace et plus hiérarchisée.

Cette velléité est à l’origine de la naissance des premiers partis libéraux russes de la

période post-soviétique, à savoir le parti « Iabloko » de Grigori Iavlinski13

et le

« Choix démocratique de la Russie » de Gaïdar. Ce schisme du camp libéral fait

apparaître deux tendances du libéralisme contemporain russe, celui du parti loyal au

pouvoir et celui qui est en opposition à l’establishment de l’Etat. Malgré les maintes

tentatives de réunification des forces face à la montée en puissance des adversaires

issus du camp communiste et nationaliste, ainsi qu’aux tendances autocratiques du

pouvoir fédéral, les libéraux des deux obédiences n’arrivent pas à trouver un langage

commun pour aboutir à la création d’un véritable parti libéral de droite.

Ainsi, les forces libérales, qui, grâce à leur consolidation et leur élan réformiste

du début des années 1990, réussissent à faire triompher la révolution bourgeoise

presque pacifiquement, se voient fragmentées et démunies de leur puissance politique

d’antan en l’espace de quelques années.

13

Grigori Iavlinski (né en 1952), économiste et homme politique, un des auteurs du programme de la

stabilisation économique de l’URSS 500 jours. Dès 1993, leader du groupe parlementaire, ensuite du

parti « Iabloko », qui occupe la position de l’« opposition démocratique » au régime. Source :

Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol.2.

Page 13: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

13

I. La formation idéologique des jeunes réformateurs

libéraux

« Le vice inhérent au capitalisme consiste en une

répartition inégale des richesses. La vertu inhérente au

socialisme consiste en une égale répartition de la misère ».

Winston Churchill

Le libéralisme politique, qui triomphe au début des années 1990 suite à

l’écartement du Parti communiste du gouvernement du pays et, par conséquent, à la

démocratisation de la vie politique et sociale, prend néanmoins sa source dans la

période soviétique de l’histoire russe. Il faut tout de même préciser que les mesures à

caractère libéral entreprises par les chefs de l’Etat communiste ne peuvent être

considérées comme une adhésion des caciques du Parti aux idéaux libéraux. Les

initiatives de changements structuraux et politiques entamées dans les années 1960

par le Président du Conseil des ministres de l’URSS Alexeï Kossyguine et dans les

années 1980 par Mikhaïl Gorbatchev, Secrétaire général du PCUS et, par la suite,

Président de l’URSS, apportent à l’économie nationale des éléments de l’économie de

marché, avant tout, la rentabilité et le bénéfice. Ces nouveautés ébranlent la rigidité

inhérente au marxisme-léninisme.

La formation idéologique et professionnelle des futurs pères fondateurs de la

réforme russe des années 1990, dont les plus éminents sont Egor Gaïdar et Anatoli

Tchoubaïs, s’opère dans les conditions favorables de la détente idéologique de la

dernière décennie de l’existence de l’Union soviétique. Ces jeunes économistes,

conscients de l’approchement inéluctable de la crise du régime sur le plan

économique et politique, s’interrogent sur l’avenir de l’économie nationale dont

l’échec est flagrant. Ils font un rapprochement entre son état déplorable et

l’inefficacité du système socialiste de commandement. Grâce à leur connaissance des

doctrines libérales occidentales et à l’étude des réformes menées dans différents pays

du camp socialiste, ils s’ancrent sur le sol du libéralisme politique. Parallèlement,

Gaïdar et Tchoubaïs œuvrent à la réunification des partisans de l’approche libérale des

deux capitales russes, centres de la pensée scientifique du pays, Moscou et Léningrad.

Page 14: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

14

Lors des séminaires et des réunions des clubs de discussion naissent l’idée de la

nécessité des réformes radicales immédiates et leur future stratégie.

Page 15: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

15

Chapitre 1 : L’élaboration d’un terreau politique et économique

favorable au libéralisme

Le « dégel » khrouchtchévien des années 1950 qui a ouvert au départ la voie

vers la libération des esprits, s’est transformé assez vite en marasme idéologique et

économique. Les réformes s’imposaient, mais le pouvoir en place ne voulait ni

reconnaître la vraie profondeur de la crise du système politique, ni évaluer les

perspectives de sa transformation, ni montrer la volonté d’en changer. Il faudra

attendre jusqu’en 1965, pour que le Parti communiste produise le premier programme

de réformes dans le domaine économique qui sera connu sous le nom des réformes de

Kossyguine.

La deuxième vague réformatrice marquera en 1985 le début de la

démocratisation de la société et offrira un certain degré de la liberté de l’entreprise.

Cependant, à ses débuts, les pères de la perestroïka n’ont pas médité la refonte

profonde du régime et encore moins son démantèlement : leur but était de croiser le

socialisme et les lois du marché libre pour créer le « socialisme à visage humain ».

Cette idée libérale ne semblait pas à l’époque excessivement fantastique.

Plusieurs intellectuels des années 1980 ont soutenu l’idée de la convergence des deux

pôles politiques du moment : du capitalisme avec ses atouts économiques et du

socialisme avec son idéologie de la justice sociale.

A. Le projet de réformes de Kossyguine des années 1960

Un des événements éminents qui ont préparé le retour du libéralisme en Russie

est l’élaboration de la réforme économique par Alexeï Kossyguine, Président du

Conseil des ministres d'URSS de 1965 à 1980. Le modèle de la réforme et

l’application de nouveaux principes de la gestion de l’économie sont présentés lors de

l’assemblée plénière du Comité central du Parti communiste d’URSS en septembre

1965. Il est temps d’abandonner les principes staliniens de gestion : dans le cadre de

Page 16: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

16

la vie d’après-guerre, ils ne sont plus efficaces. La croissance s’est sensiblement

ralentie, même les statistiques officielles « maquillées » ne peuvent plus cacher

l’arrivée imminente d’une crise profonde14

:

Quinquennats 1961-

1965

1966-

1970

1971-

1975

1976-

1980

1981-

1985

1986-

1990

Croissance de la production selon les données

officielles, %

6,5 7,8 5,7 4,3 3,6 2,4

Selon les calculs des économistes V. Seliounine

et G. Khanine, publiés en 1987 dans la revue

« Novyï mir » n° 2, %

4,4 4,1 3,2 1,0 0,6 ---

Dès la période khrouchtchevienne, l’URSS s’engage dans la compétition avec le

camp capitaliste et surtout avec son rival principal des Etats-Unis. Le leitmotiv de

cette époque est le slogan « Rattraper et dépasser l’Amérique ! » qui résume l’esprit

de la compétition acharnée avec le camps adverse initiée par l’URSS. Dans la rage de

production des milliers de tracteurs, des millions de tonnes de blé et de charbon, les

dirigeants soviétiques se préoccupent uniquement de la quantité de production. Dans

les années 1960, les produits de consommation courante représentent seulement 20%

du PIB (produit intérieur brut)15

. Comme l’écrit Egor Gaïdar, au milieu des années

1960, la viande devient introuvable dans les magasins soviétiques à l’exception de la

capitales et de certaines grandes villes. Le consommateur peut la trouver uniquement

aux marchés kolkhoziens pour un prix plus élevé16

.

Le discours de Kossyguine le 27 septembre 1965 annonce les principes d’une

nouvelle approche plus libérale, mais gardant tout de même l’idéologie socialiste. Elle

suppose quatre groupes de mesures.

La première mesure prévoit la réduction de la quantité des normes de

productivité fixées par le Centre de commandement. L’entreprise obtient plus de

flexibilité dans la planification de ses propres résultats, mais pour le Comité Central

du PC, il est hors de question de renoncer au système du Plan.

La deuxième mesure vise à offrir plus d’indépendance financière : dorénavant

les entreprises peuvent disposer d’une partie de leurs propres revenus pour créer des

14

LOPATNIKOV L., Pereval, Moscou, Norma, 2006, p.56. 15

GAÏDAR E., Guibel imperii. Ouroki dlia sovremennoï Rossii, Moscou, Rossiïskaia polititcheskaia

entsiklopedia (ROSSPEN), 2006, p. 145. 16

Idem, p. 159.

Page 17: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

17

réserves de stimulation matérielle du personnel, construire des logements, des jardins

d’enfants, des bases sportives et des sanatoriums à disposition des employés. Une

partie des revenus de l’entreprise peut être destinée à la modernisation et à l’achat de

matériel pour accroître la production. Cependant, en l’absence de concurrence

(remplacée par l’invention soviétique de « la compétition socialiste ») et de marché

libre, cette mesure ne peut que provoquer la croissance du déficit, par conséquent, les

possibilités de « l’enrichissement » des entreprises se trouvent limitées.

La troisième mesure marque l’introduction de l’idée de rentabilité de la

production, jusqu’alors étrangère à l’approche économique socialiste. Elle se traduit

par le refus de l’Etat de maintenir les prix d’achat au niveau minimal. La nouvelle

méthode part de l’idée que le prix de vente est la clé de voûte de la rentabilité de

l’entreprise. Il ne s’agit cependant pas d’un passage aux prix du marché ou, au moins,

aux prix contractuels. Ainsi, l’administration rigide de la politique des prix reste en

place, quoi que désormais cette dernière doive être effectuée dans le cadre d’un

certain « absolutisme éclairé ».

Enfin, la quatrième mesure instaure le système de gestion de l’industrie par

branches qui remplace l’ancien modèle khrouchtchévien des sovnarkhozs17

créés à

l’échelon régional. Ainsi, l’organisation des ministères ressemble plus au modèle

occidental tout en gardant son administration rigide, fidèle au Plan.

L’apparition de la stimulation matérielle a des conséquences plutôt positives sur

l’ensemble de l’économie soviétique. Les partisans de la réforme de Kossyguine ont

remarqué la croissance des revenus réels de la population et de la production.

Cependant il faut préciser que la majeure partie de cette dernière est le produit du

complexe militaro-industriel et non des biens de consommation ou de la construction

du logement, dont la pénurie constante fait rentrer le mot « déficit » dans le

vocabulaire courant des Russes. Dans le cadre de la guerre froide et de la course aux

armements, le développement du complexe militaro-industriel est devenu pour

l’URSS une fin en soi. La réforme de Kossyguine ne crée aucun mécanisme de

transmission entre les décisions des organes administratifs et les besoins réels du

peuple.

Progressivement cette réforme s’épuise. S’imposent de nouvelles

transformations qui pourraient assurer la restructuration de l’économie : le passage de

17

Sovnarkhoz, acronyme de « sovietskoe narodnoe khoziaïstvo », littéralement, exploitation soviétique

du peuple.

Page 18: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

18

la production purement quantitative sans tenir compte de la qualité vers la création de

libres échanges entre entreprises et l’orientation sur la demande. Néanmoins, cette

étape de la transformation de l’économie soviétique ne voit pas le jour : quatre ans

après le lancement de l’initiative de Kossyguine, les événements révolutionnaires de

Prague en 1968 effrayent le gouvernement soviétique. L’URSS entre dans une phase

réactionnaire, et les réformes de Kossyguine sont étouffées. Cette courte période est

une brève éclaircie qui ébranle la rigidité de l’économie militarisée du Plan, héritage

de l’époque stalinienne. Pour la première fois depuis la brève période de la NEP18

des

années 1920, le gouvernement s’est préoccupé des besoins des travailleurs, de leur

confort et du bien-être en adaptant l’économie aux attentes matérielles du peuple. La

brièveté de ces réformes est aussi significative : elles sont le premier pas vers un

marché libre qui n’est pas compatible avec l’idéologie communiste.

B. La refonte des rapports économiques durant la perestroïka

Avant les années 1980, en Russie, le « milieu naturel » favorable aux idées

libérales du marché libre telles que la propriété privée, le marché et la concurrence

économique, la société civile et les libertés politiques, est inexistant. Les dissidents et

des libres penseurs russes partagent l’avis pratiquement unanime des soviétologues

occidentaux,

« la Russie a été une société communiste totalitaire, incompatible avec le libéralisme ».19

Selon les conclusions de certains chercheurs qui ont étudié les processus

politiques et sociaux en URSS dans les années 1980, cette société a vu avec l’arrivée

au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev

« une érosion inéluctable des principes totalitaires […]. On assistait à la formation des

mécanismes internes et des prémisses d’élimination du totalitarisme et de passage

dans la phase de la modernisation démocratique libérale ».20

18

NEP, « novaïa ekonomitcheskaïa politika », littéralement, nouvelle politique économique de la

Russie soviétique des années 1920. 19

SLOBOJNIKOVA V., Sovremennyï rossiïskiï liberalizm v kontekste mirovoï polititcheskoï mysli i

obchestvenno-polititcheskoï praktiki, Moscou, « Novaia Rossia », 2004, p. 15.

Page 19: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

19

L’adoption du libéralisme par la société soviétique est le fruit, à ses débuts, de

facteurs subjectifs, parmi lesquels l’activité de Mikhaïl Gorbatchev joue un rôle

éminent. Elu en 1985 Secrétaire Général du Comité Central du PCUS, Gorbatchev,

selon ses propres mots, concentre entre ses mains un pouvoir comparable à celui d’un

monarque, et entame consciemment la réforme de la société soviétique. L’œuvre

réformatrice de Gorbatchev peut être divisée en deux périodes. La première englobe

les années 1985-1986 et se déroule dans le cadre des mesures administratives de

commandement « traditionnelles » relevant de « l’accélération » de la construction du

communisme. La deuxième période, dont le début est marqué par le plénum du

Comité Central du PCUS en janvier 1987, proclame un changement radical dans la

stratégie des réformes.

Les méthodes administratives du commandement sont désapprouvées et rejetées.

A leur place l’idée de la fusion du socialisme et de la démocratie est adoptée. A partir

de ce moment-là, en URSS débute l’enracinement des valeurs libérales classiques. Il

faut remarquer que les valeurs du libéralisme et de la démocratie sont perçues en

URSS comme un tout unique. Durant les premières années de l’existence de la

nouvelle doctrine, elles sont désignées uniquement comme « démocratiques » et

jamais comme « libérales ». Les articles de presse de l’époque permettent d’affirmer

que la notion du « libéralisme » n’entre pas dans la vie politique et sociale avant 1990.

Ce fait a une explication logique : avant 1990, la société est dominée par l’idée de la

possibilité des réformes réussies sur le fondement de la fusion du socialisme avec la

démocratie. Mais à partir de 1990, quand cette théorie est moralement détruite, la

Russie est envahie par la volonté d’organiser la vie selon le modèle occidental, c’est-à-

dire, libéral.

Selon l’opinion de Marshall Goldman, Iouri Andropov, prédécesseur de Mikhaïl

Gorbatchev au poste du Secrétaire Général du Comité Central du PCUS de 1982

à 1984, est le premier chef soviétique qui sent la menace de l’effondrement

économique de l’URSS. Cependant, il n’a pas le temps d’entreprendre des mesures

réformatrices à cause de la brièveté de sa présence au gouvernail du pays. Ainsi tout le

fardeau des décisions structurelles repose sur les épaules de M. Gorbatchev.21

Ce

20

SOGRINE V., « Liberalizm v Rossii kontsa XX veka : peripetii i perspektivy», Obchestvennye

nauki, Moscou, 1997, n° 1 pp.13-23. 21

GOLDMAN M., The Piratization of Russia. Russian Reform Goes Awry, London-New York,

Routledge, 2004.

Page 20: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

20

dernier n’a jamais véritablement pu imaginer ni l’échelle réelle des problèmes, ni les

conséquences des mesures entreprises, et il compte améliorer le système existant tout

en conservant pour l’Etat la prérogative du contrôle total. L’une de ces tentatives de

l’application limitée des mécanismes du marché est l’adoption de la loi de l’URSS Sur

l’entreprise d’Etat du 30 juin 198722

, qui autorise la vente des excédents de la

production sur le marché. La décision du Présidium du Conseil Suprême de l’URSS du

7 avril 1989 relative au bail et contrat de bail en URSS23

permet aux entreprises de

louer leurs locaux pendant les heures non ouvrables. La loi de l’URSS Sur l’activité

économique individuelle du 19 novembre 198624

marque un vrai tournant dans

l’organisation des échanges économiques et rapproche le socialisme de la liberté

d’entreprise. Cependant tous ces moyens aggravent seulement la crise de l’économie

soviétique qui se profile à l’horizon, car la coïncidence de l’inflation croissante

(l’activité des sociétés coopératives ne relève plus du système du contrôle des prix et

ont pour corollaire l’inflation) et du déficit budgétaire n’est pas prise en compte.

Pour le développement de l’entreprise privée, la loi Sur l’activité économique

individuelle de 1986 et la loi de 1987 Sur l’entreprise d’Etat élargie ultérieurement à

toutes les entreprises à partir de 1989, ont une importance cruciale, ainsi que la

décision du Comité Central du PCUS et du Conseil des Ministres de l’URSS Sur la

création des entreprises mixtes avec participation du capital étranger de 198725

qui

ouvre la voie aux capitaux étrangers.

En novembre 1986 et mai 1988, le législateur légalise l’activité d’entrepreneur

dans certains domaines industriels et services. Le mouvement de coopération reçoit

une impulsion avec l’adoption de la loi de l’URSS Sur la coopération du 26 mai

198826

. Cette loi reflète la nouvelle approche de la politique économique : l’esprit

démocratique qui prend sous sa protection l’initiative d’entreprendre. Avec l’adoption

de cette loi, l’initiative privée commence à prendre racine dans la campagne, surtout

avec l’introduction des contrats de bail agraire de 50 ans qui permettent la formation

22

Loi de l’URSS Sur l’entreprise d’Etat du 30 juin 1987, Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR,

Moscou,1989, n° 9. 23

Décision du Présidium du Conseil Suprême d’URSS du 7 avril 1989 relative au bail et contrat de

bail en URSS n° 10277-XI, Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1989, n° 15, p. 105. 24

Loi de l’URSS Sur l’activité économique individuelle du 19 novembre 1986, Vedomosti

Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1986, n° 47. 25

Décision du Conseil des Ministres d’URSS n° 49 du 13.01.1987 Sur la création et l’activité des

sociétés mixtes avec la participation des organisations soviétiques et les firmes des pays capitalistes et

des pays en voie de développement, Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1987, n° 2. 26

Loi de l’URSS Sur la coopération du 26 mai 1988 n° 8998-XI, Vedomosti Verkhovnogo Soveta

SSSR, Moscou, 1988, n° 22.

Page 21: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

21

d’exploitations fermières (il faut dire que les nouvelles tendances économiques ont

encore longtemps piétiné dans le secteur agraire).

La loi n°6050-XI Sur l’activité économique individuelle des citoyens de

l’URSS est adoptée le 19 novembre 1986 et entre en vigueur le 1er mai 1987, abrogée

par la loi de la RSFSR27

Sur les entreprises et l’activité d’entreprise du 1er janvier

1991. Elaborée en conformité avec le concept du socialisme fondé sur l’autonomie

financière, elle autorise

« l’activité économique individuelle dans le domaine artisanal, des services courants et

d’autres types d’activité, fondés uniquement sur le travail individuel des citoyens et les

membres de leur famille ».28

Conformément à la loi,

« l’activité économique individuelle est effectuée par les citoyens avec l’utilisation de la

matière première, du matériel, des outils et d’autres biens leur appartenant en tant que

propriété privée, soit qui leur sont transmis par le commanditaire, ainsi qu’avec

l’utilisation des biens reçus sur le fondement du contrat du bail avec des entreprises, des

institutions et des organisations ou des citoyens ».29

Nous constatons que cette loi entérine un nouveau type d’échanges entre les

acteurs de l’économie, inouï sous le socialisme « rigide », tel que, par exemple, le bail.

La loi prévoit un soutien des citoyens désireux d’effectuer une activité

économique individuelle. Elle oblige les comités exécutifs des Conseils des députés du

peuple locaux à leur prêter assistance pour l’achat de la matière première, des outils,

du matériel indispensables pour cette activité, ainsi que pour la vente des produits, à

leur fournir les locaux et d’autres biens sous la forme d’un bail, à fournir l’information

nécessaire pour effectuer librement leur activité d’entrepreneur.

L’activité économique individuelle est fortement imposée : jusqu’à 69% sur les

revenus (à comparer avec le taux d’imposition maximal de 13% applicable aux

travailleurs et aux employés travaillant pour les organismes publics).30

La loi n°6050-XI Sur l’activité économique individuelle des citoyens de

l’URSS devient le point de départ, dans l’histoire, de la formation et du développement

de la petite et moyenne entreprise (PME) en Russie. Indiscutablement, les

27

Cf. annexe n°1. 28

Loi No6050-XI Sur l’activité économique individuelle des citoyens de l’URSS du 19 novembre

1986, Izvestia, Moscou, 1986. 29

Ibidem. 30

Oukase du Présidium du Conseil Suprême de l’URSS du 30.04.1943 Sur l’impôt sur les revenus de

la population, Vedomosti VS SSSR, Moscou, 1983, n° 43.

Page 22: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

22

entrepreneurs ne reçoivent pas la liberté absolue d’entreprise, par exemple, ils ne

peuvent pas embaucher du personnel pour augmenter la production. La condition sine

qua non est la participation personnelle de l’entrepreneur dans la production. D’une

manière ou d’une autre, cette loi légalise la possibilité de l’activité d’entrepreneur.

Cette légalisation représente un pas timide vers la formation du modèle libéral russe.

C. La théorie de la convergence

En même temps, l’élaboration du modèle libéral en Russie est préparée par

l’activité de l’élite intellectuelle. A ce niveau, il est nécessaire de s’attarder sur la

théorie de la convergence. Pour plusieurs esprits de l’époque la convergence est la

voie principale du développement de l’humanité.

Dans l’Union soviétique elle est immédiatement condamnée. Par exemple, elle

est présentée de la manière suivante :

« La théorie de la convergence est une théorie bourgeoise qui proclame que les

sociétés socialistes et capitalistes soi-disant se développent dans la direction du

rapprochement, de l’acquisition des traits communs ou similaires et de la fusion en

quelque nouvelle société qui hériterait certains traits de l’une et de l’autre ; la théorie

de la convergence a un caractère antimarxiste et anticommuniste ».31

Les caciques soviétiques considèrent l’ordre social soviétique comme la « vérité

au dernier degré » en le séparant des tendances positives du développement de la

civilisation mondiale et en condamnant l’Union soviétique à la stagnation et à la

dégradation. En plus, ils cherchent à introduire ce régime dans les autres pays qui ont

choisi la voie socialiste, et n’acceptent aucune modification idéologique.

L’académicien Andreï Sakharov reprend la théorie de la convergence dans

l’Union soviétique. Au cours de l’été 1968, après le printemps de Prague, il publie à

l’étranger (en URSS, ceci était pratiquement impossible) son premier ouvrage

conceptuel Pensées du progrès, de la coexistence pacifique et de la liberté spirituelle.

Il y fait une brillante analyse des défauts du système soviétique, de la déficience de

l’ordre global politique et de son équilibre fondé sur la peur de la menace nucléaire qui

Page 23: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

23

risque de provoquer la catastrophe planétaire. Il conçoit l’avenir de l’humanité comme

la convergence naissante de deux systèmes socio-économiques, à la suite de laquelle

les sources de tension et de rivalité devraient disparaître. Il se prononce pour le

perfectionnement et la réforme des deux systèmes politiques par la voie de la

compétition pacifique et de l’échange de l’expérience positive.

A l’époque, l’académicien Sakharov considère la convergence comme la seule

voie possible pour l’élimination progressive de l’opposition est-ouest et la cessation de

la confrontation globale, coûteuse et dangereuse pour les deux camps. Entre autres,

cette opinion est partagée par un politicien américain éminent Zbignew Brzhezinsky

qui ne se range pas parmi les amis de l’Union soviétique. Les chefs ne suivent pas la

politique de convergence qui se résume dans formule « le changement par le

rapprochement ». Cette politique éternise l’opposition de deux camps.

Le printemps de Prague est le symbole de cette vision du progrès social. Sakharov

essaye d’appeler les chefs du PCUS à prêter assistance aux réformateurs

tchécoslovaques dans la réalisation d’un « socialisme à visage humain », mais en vain.

La défaite du printemps de Prague retarde les réformes en URSS de dix-sept ans,

jusqu’au changement des dirigeants en 1985.

L’élite politique soviétique, ainsi que l’élite scientifique, qui réprouvent la

théorie de la convergence, entre dans les années 1980 sans avoir d’idées claires sur la

direction suivant laquelle il faut mener les réformes, sur la stratégie et la tactique

d’élimination du système totalitaire et surtout, quel doit être le futur modèle politique

et économique du pays. Beaucoup d’esprits sont envahis par des idées manichéennes

et désorientés par des thèses telles que « soit le capitalisme, soit le socialisme », « soit

l’économie du plan, soit l’économie de marché », « il n’y a pas de troisième voie » et

« on ne peut pas être un peu enceinte »32

d’après la célèbre métaphore des radicaux :

tout comme la grossesse, soit le marché a lieu, soit il n’a pas lieu, et il n’y a pas

d’autres cas de figure possibles. Cette indécision des chefs du pays, ainsi que

l’absence d’un programme clair de mesures à entreprendre, influence de manière

néfaste le moral du peuple et ébranle l’autorité du pouvoir en place. Comme résultat,

cette circonstance est, parmi plusieurs autres, décisive au moment de l’arrivée au

31

DACHITCHEV V., « Traguitcheskaïa tsep otvergnoutykh vozmojnosteï. Teoria konverguentsii i

reformirovanie Rossii », Literatournaïa gazeta, Moscou, 2002, n° 21. 32

Ibidem.

Page 24: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

24

pouvoir de Boris Eltsine en décembre 1991, qui suscite le soutien inconditionnel de sa

candidature de la part du peuple.

En 1991, la démocratie libérale remplace définitivement le socialisme qui se

voulait démocratique en tant que credo de la modernisation de la Russie. Dans le

contexte de ce changement, la notion de libéralisme s’enracine dans le vocabulaire

politique et populaire.

Mais l’application des principes libéraux est réalisée substantiellement grâce aux

réformes gorbatchéviennes des années 1987-1988. Le concept de la démocratisation

inclut non seulement des mesures démocratiques (pluralisme des candidatures lors des

élections, séparation des pouvoirs, abrogation de la censure), mais aussi quelques idées

de l’arsenal du libéralisme occidental (droits naturels et inaliénables de l’homme,

marché et libre concurrence, société civile par exemple). Le concept idéologique de

Gorbatchev prend, jusqu’à un certain degré, un caractère libéral démocratique qui rend

possible l’introduction dans la société soviétique des modèles et des mécanismes déjà

testés par les pays occidentaux. A vrai dire, Gorbatchev lui-même et son entourage

refusent d’admettre que leur programme de réformes a un caractère quelque peu

« bourgeois » (du point de vue du marxisme-léninisme, identique au libéral), insistant

sur l’idée que ce nouveau modèle du socialisme est tout à fait compatible avec les

idéaux de Marx et Lénine. Mais en réalité

« les nouvelles idéologie et stratégie ont signifié la révision libérale du « marxisme-

léninisme » ».33

Le temps pour les modifications progressives et, dans la mesure du possible,

indolores est perdu, le cataclysme économique s’approche inéluctablement. La

nécessité vitale de réformes économiques profondes devient manifeste, d’autant plus

que le sommet de l’ancien système socialiste peut en profiter largement sur le plan

politique et personnel. Un événement politique majeur devient le facteur qui déclenche

le processus libéral irrévocable : le fiasco du putsch du mois d’août 199134

.

33

KRACHENINNIKOV Iou. (dir.), Liberalizm v Rossii, Moscou, Aguentstvo « Znak », 1993. 34

A la veille de la signature du traité d’Union par la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan et

l’Ouzbekistan, un coup d’État se produit à Moscou le 19 août 1991, fomenté par un groupe de

conservateurs qui ne peuvent admettre le risque d’un éclatement de l’Union soviétique. Ils décident de

destituer le président Gorbatchev, alors en vacances en Crimée, de le remplacer à la tête de l’État par le

vice-président Ianaev, de décréter l’état d’urgence et de rétablir la censure. C’est Boris Eltsine, élu

président de la République de Russie au suffrage universel le 12 juin 1991, qui fait échouer cette

Page 25: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

25

L’affirmation des résultats politiques de la victoire des forces démocratiques devient le

but principal de la réforme radicale, en plaçant au second plan la problématique

purement économique.

Les acquis des réformes d’A. Kossyguine et de M. Gorbatchev créent des

prémisses pour l’approfondissement ultérieur de la transformation de la vie

économique et sociale. L’expérience positive des réformes ensemble avec la

philosophie libérale des « soixantards » forment la mentalité des jeunes universitaires

désireux de faire leur contribution dans le développement de la pensée économique et

politique. Ainsi, les facultés économiques de Moscou et Léningrad abritent dans les

années 1980 des groupes de discussion sur l’avenir du pays. Ces groupes sont une

sorte de pépinière de la future élite politique, dont les figures importantes sont Egor

Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs.

tentative en appelant à la grève générale, en ralliant les troupes et en prenant la tête des manifestations

hostiles aux putschistes. Ceux-ci sont rapidement arrêtés.

Page 26: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

26

Chapitre 2 : Gaïdar et Tchoubaïs : parcours idéologiques et

professionnels

Le développement des idées libérales en Russie contemporaine est lié aux noms

de ses « théoriciens » - économistes et personnages politiques – qui ont essayé de les

implanter sur le sol russe, notamment Anatoly Tchoubaïs et Egor Gaïdar. La montée

en puissance professionnelle et idéologique de ces hommes politiques se déroule sur

fond de bouleversements sociaux et politiques du camp socialiste dans les années

1980 et au début des années 1990. Leurs biographies ont beaucoup de points

communs ce qui a, probablement, déterminé leur rapprochement.

A. Tchoubaïs, traducteur de la pensée libérale de Léningrad

Anatoly Tchoubaïs est né le 16 juin 1955 à Borissov, petite ville biélorusse,

dans la famille d’un officier soviétique. Son père, ancien combattant de la Grande

guerre patriotique de 1941-1945, promu de l’Académie politique militaire à Moscou,

a toujours été un communiste notoire. En 1977, Tchoubaïs termine ses études à

l’Institut du génie et d’économie de Palmiro Togliatti à Léningrad (LIEI) à la faculté

des constructions mécaniques. L’économie politique « académique » de l’Université

d’Etat de Léningrad ou l’aspect comptable des finances enseignées à l’Institut

d’économie et de finances de Léningrad ne l’attirent pas beaucoup. En revanche, il

s’intéresse vivement à l’ingénierie, à la gestion d’entreprise, à la production. Au

premier abord, les années passées à l’institut n’ont pas considérablement influencé la

formation de la future école des économistes libéraux de Léningrad. On estime qu’à

l’époque, l’enseignement de l’économie à la faculté où étudie Tchoubaïs cède la

palme au cursus de l’Institut d’économies et de finances de N. Voznessenski de

Léningrad, d’où sont sortis quelques uns des plus éminents membres du futur cercle

de Tchoubaïs. La faculté d’économie de l’Université d’Etat a formé Andreï Illarionov,

futur conseiller économique du Président Eltsine, et Alexeï Koudrine, futur ministre

Page 27: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

27

des finances et vice-premier ministre. Cependant, ce premier se joint à l’équipe de

Tchoubaïs un peu plus tard car il est plus jeune que les membres de ce groupe de

quelques années. Ce dernier s’associe aux penseurs libéraux vers la fin des années

1980 après avoir terminé sa thèse de doctorat à Moscou. Le plus instruit de ce groupe,

selon l’avis de Sergueï Vassiliev, collègue proche de Tchoubaïs, est Sergueï Ignatiev,

actuellement Président de la Banque Centrale de la Russie. Il a fait ses études à

Moscou, à la faculté d’économie de l’Université d’Etat. Ultérieurement, il a enseigné

dans les établissements de formation supérieure à Léningrad.

Dans les années 1977-1982, Tchoubaïs commence son activité professionnelle

en tant qu’ingénieur et assistant à l’Institut de génie et d’économie de Palmiro

Togliatti à Léningrad. De 1982 à 1990 il poursuit sa carrière en tant que maître de

conférence dans le même institut. Ses recherches théoriques aboutissent à la

soutenance de sa thèse en 1983, dont le sujet est Etude et élaboration des méthodes de

planification du perfectionnement de la gestion dans les organisations technico-

scientifiques par branches industrielles.

Entre 1984 et 1987 Tchoubaïs est à la tête d’un cercle informel de « jeunes

économistes » créé par un groupe de personnes diplômées des facultés économiques

de la ville. En 1987, est organisé, avec la participation active de Tchoubaïs, le club de

discussion « Perestroïka » qui ambitionne la promotion des idées démocratiques

parmi l’intelligentsia russe.

Tchoubaïs adhère au Parti communiste très tôt, à l’âge de 22 ans. En cinquième

année d’études à l’Institut, le futur réformateur devient candidat aux membres du

PCUS, puis, en 1977, il obtient le « billet rouge »35

. Il faut rappeler l’influence très

forte de son père, commissaire politique de l’armée, et les réalités d’antan de

l’idéologie soviétique : pour grimper vers le haut de l’échelle sociale et

professionnelle, il faut être membre du Parti, ou tout au moins se ranger sous les

drapeaux de la Jeunesse communiste (Komsomol). Après avoir terminé ses études

dans la filière « économie et organisation de la production des constructions

mécaniques », comme le souligne son biographe « en titre » A. Kolesnikov, filière

« idéologiquement neutre », Tchoubaïs poursuit sa carrière au sein du même institut,

fait des recherches pour soutenir sa thèse.

35

La carte de membre du PCUS.

Page 28: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

28

« J’ai parcouru le chemin idéologique, traditionnel pour un communiste qui cherchait à

comprendre ce qui se passait avec le pays en réalité, en passant de l’eurocommunisme36

au

socialisme de marché »,37

constate Tchoubaïs.

A Moscou, comme à Léningrad, des économistes aspirent à connaître

l’expérience étrangère, de préférence, de l’Europe de l’Est, dans le domaine des

réformes de l’économie. L’étude de l’expérience yougoslave et hongroise, l’échange

actif des informations entre les jeunes économistes des deux capitales russes ont

formé une équipe non seulement cultivée, mais aussi efficace et capable d’agir pour

réaliser ses idées.

A l’automne 1979, Tchoubaïs fait connaissance avec le mathématicien de

l’Institut d’économies et de finances de Léningrad Iouri Iarmagaev et avec

l’économiste de l’Institut du génie et d’économie à Léningrad Grigori Glazkov.

Iarmagaev se distingue par ses convictions anticommunistes et refuse d’accepter

comme un dogme les postulats de l’économie politique soviétique. Diplômé de la

faculté mathématico-mécanique de l’Université d’Etat de Léningrad, il n’exige pas de

preuves abstraites, « humanitaires » de la justesse de la « seule juste doctrine » (de

Lénine), mais des preuves mathématiques logiques. Glazkov est quelqu’un qui

cherche à tout analyser et tout mettre en doute, par conséquent, il est sceptique par

rapport aux mesures économiques que le pouvoir soviétique tâche d’entreprendre. Son

scepticisme est d’autant plus marqué qu’à cette période, il traverse une crise

professionnelle : il est désenchanté par sa carrière, pourtant brillante, d’économiste

chercheur et pense même à changer de profession. Le plus jeune membre de ce

groupe est Anatoli Tchoubaïs. Agé de vingt-quatre ans, le jeune chercheur de l’Institut

du génie et d’économie est l’économiste soviétique le plus orthodoxe par rapport à ses

collègues,

« pourtant doté de l’esprit scrutateur et désireux d’aller jusqu’au fond du problème »38

.

Cette rencontre donne naissance à un petit cercle d’économistes. Les collègues

ont écrit collectivement un article qui paraît en 1982 dans une édition d’ouvrages

36

L’eurocommunisme est un courant communiste apparu dans les années 1970 en Europe de l'Ouest. Il

suit l'idéologie communiste mais ne s'aligne pas sur le modèle soviétique, entre autres en critiquant le

régime de l'URSS des goulags, de la dictature, de l'absence de libertés, etc. C'est un des éléments de la

période de "détente" et de remise en cause du modèle des superpuissances pendant la guerre froide.

37 KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.23.

Page 29: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

29

scientifiques sous le titre Le perfectionnement de la gestion du progrès

technoscientifique dans la production. Cet article, écrit en langue prudente et

« politiquement correcte » pour l’époque soviétique (par exemple, au lieu de dire

« l’inflation », les auteurs utilisaient l’expression camouflée « déséquilibre de la

stabilité des prix ») contient des conclusions très séditieuses, allant contre l’idéologie

officielle.

Aucun coefficient du plan, comme l’ont écrit les auteurs de l’article, ne peut

évaluer de manière juste la demande solvable. Seul le marché est capable de produire

des critères adéquats, puisque le seul instrument de mesure est le bénéfice. Dans

l’article de Glazkov, Iarmagaev et Tchoubaïs il est écrit que

« la condition indispensable de l’amélioration réelle du fonctionnement des entreprises

dans les conditions du progrès technoscientifique, de l’augmentation des volumes de la

production pour atteindre le niveau de sa capacité réelle, est l’accroissement de la

flexibilité et la restriction du commandement de la planification centralisée ».39

Ces jeunes économistes nient l’idée de l’économie planifiée, clé de voûte du

régime socialiste, et adhèrent à l’idée libérale, autrement dit, bourgeoise, des vertus du

marché sous l’angle de la théorie économique néo-classique. Selon eux, l’Etat ne doit

pas intervenir dans les échanges des acteurs économiques ni perturber l’équilibre

entre l’offre et la demande. L’idée maîtresse de leur ouvrage est la démonstration du

rôle néfaste d’une telle intervention. Les auteurs n’exposent pas leurs conclusions de

manière radicale, mais choisissent un langage feutré pour ne pas provoquer la critique

des économistes idéologiquement fidèles au régime, n’appelant pas les choses par

leurs propres noms comme, par exemple, le marché ou la concurrence. Comme en

témoigne Egor Gaïdar dans son interview pour l’édition Internet Polit.ru, la pression

idéologique à Léningrad était énorme, et toute dérogation à l’idéologie officielle était

immédiatement dépistée et amputée.40

Par miracle, la censure n’a trouvé rien de grave

dans ces propos, et le recueil d’articles a vu le jour de la manière la plus légale qui

soit.

Plusieurs personnes qui ont gravité autour de Tchoubaïs et de la communauté

des têtes pensantes réunies à Léningrad, témoignent qu’il avait d’énormes ambitions

38

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.23. 39

GLAZKOV G., IARMAGAEV Iou., TCHOUBAIS A., Soverchenstvovanie oupravlenia nautchno-

technitcheskim progressom v proizvodstve. Mejvouzovskiï sbornik, Léningrad, Léningradkiï

Gosoudarstvennyï Ouniversitet im.Jdanova, 1982. 40

Interview de E. GAIDAR, Otkouda pochli reformatory,

ww.polit.ru/analytics/2006/09/06/gaidar.html.

Page 30: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

30

personnelles. Certains de ses adversaires politiques d’aujourd’hui n’hésitent pas à lui

attribuer des caractéristiques assez peu flatteuses : selon eux, il est capable de

déplacer des montagnes pour atteindre son but personnel et n’a pas de scrupule quant

au choix des procédés :

« il passera dans le sang jusqu’aux genoux et ne sera pas écoeuré ».41

Ses ambitions et son indiscutable charisme de meneur d’hommes ne permettent

pas à Tchoubaïs de se contenter du modeste rôle de leader informel d’un club de

discussion sans réel poids politique. En 1990, il tente sa chance en se présentant aux

élections du poste de directeur de l’Institut des problèmes socio-économiques de

Léningrad auprès de l’Académie des Sciences de l’URSS, institution prestigieuse. Son

appartenance à l’époque vous ouvrait beaucoup de portes. Cet épisode de la vie de

Tchoubaïs permet d’évaluer la vraie dimension de ses prétentions personnelles qui

scandalisent plusieurs personnages éminents du monde scientifique : au moment des

élections, Tchoubaïs n’atteint pas encore l’âge de 35 ans et n’obtient pas le titre de

docteur. Selon l’auteur de sa biographie « officielle » A. Kolesnikov, la candidature

de Tchoubaïs n’est pas soutenue suite aux manigances des académiciens de Moscou.

La tentative de Tchoubaïs de faire carrière en politique est plus fructueuse.

L’année 1989 est marquée par les élections des députés au Conseil municipal, organe

législatif de Léningrad, qui introduisent dans la vie politique de la ville le mouvement

démocratique. Tout en restant membre du PCUS, Tchoubaïs soutient le bloc

démocratique « Demokratitcheskaïa platforma » créé par les efforts des dissidents

d’hier, y compris le frère de Tchoubaïs, Igor.

En 1990, suite à la proposition du Président du comité exécutif du Conseil

municipal de Léningrad A. Chtchelkanov, et avec le soutien de la majorité

démocratique du Conseil, Tchoubaïs entre enfin dans les couloirs du pouvoir et

occupe le poste d’adjoint du Président du comité exécutif. Ensuite, en 1990-1991, il

devient premier adjoint de Chtchelkanov. Tchoubaïs doit ce poste à la protection de

son ancienne connaissance et participant actif du cercle des discussions économiques

semi-officielles Sergueï Vassiliev, qui est à l’époque le chef de la commission

économique auprès du Conseil exécutif.

41

VICHNEVSKI B., Anatoli Tchoubaïs : Jeleznyï Drovosek, ne polutchivchiï serdtsa, Moscou,

Epitsentr, 2004.

Page 31: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

31

Par ailleurs, en 1990 Tchoubaïs devient Président de la commission pour la

réforme économique. Son travail dans l’organe exécutif de Léningrad est marqué par

un lobbying actif visant la création d’une zone franche qui devrait transformer

Léningrad en Eldorado pour les investisseurs grâce à un statut fiscal spécial. Les

démocrates brisent pas mal de lances en défendant ce projet peu réaliste pour

l’époque : Léningrad commence déjà à goûter à la pénurie des produits de première

nécessité et à s’habituer aux rayons de magasin vides. Les cartes de rationnement des

produits sont introduites. Dans ces conditions-là, le beau projet de la zone

économique spéciale n’est pas réalisable.

Au cours de l’été 1991, Anatoli Sobtchak est élu premier maire de Léningrad.

Le comité exécutif change de statut, se transformant en mairie de Léningrad. Dans la

nouvelle mairie Anatoli Tchoubaïs ne trouve pas de place : suite à un conflit aigu avec

le nouveau maire, il doit quitter son poste et accepter la fonction de conseiller

économique, ce qui est en réalité une voie de garage et une forme d’exil politique.

Tchoubaïs devient directeur du Centre Leontieff, fondé par les libéraux. Cette

structure qui porte le nom du lauréat du Prix Nobel en économie Wassily Leontieff est

une unité de recherches scientifiques et n’a aucune influence politique sur la vie de la

ville et les décisions prises dans le cadre des réformes annoncées par les démocrates.

B. Gaïdar et l’école économique libérale de Moscou

Egor Gaïdar, à l’inverse d’Anatoli Tchoubaïs qui dans les années 1980 n’est

qu’un simple maître de conférence provincial et méconnu, appartient dès sa naissance

à l’élite soviétique. La gloire de ses illustres grands-pères, surtout du grand-père du

côté paternel Arkadi Gaïdar, a joué un double rôle pour Egor Gaïdar, positif et négatif

à la fois : il a pu pleinement profiter de son origine, mais il a dû longtemps rester dans

l’ombre de la gloire de sa famille.

Le nom d’Arkadi Gaïdar a été gravé dans le marbre par les idéologues

communistes. En 1918, à l’âge de quatorze ans, le jeune Arkadi Golikov quitte la

maison de son père, instituteur d’Arzamas, pour rejoindre les troupes de l’Armée

rouge et se battre contre les Blancs et les bandits qui terrorisent la population des

Page 32: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

32

régions ravagées par la guerre civile. A quatorze ans, il a sa première blessure au

combat. A dix-sept ans, il commande un régiment spécial pour la répression des

mutineries. Golikov prend le pseudonyme de Gaïdar, ce qui veut dire en langue

mongole « cavalier qui galope à l’avant-garde ». Par la suite, le vrai nom de Golikov

s’oubliera et s’effacera devant le nom de Gaïdar, intransigeant combattant des

ennemis de la Révolution.

Le pouvoir soviétique a fait de ce personnage emblématique une véritable icône,

d’autant plus que sa mort au tout début de la guerre en 1941 fera de lui un des

premiers « saints communistes »42

, un martyr qui a déposé sa vie sur l’autel du

communisme. Arkadi Gaïdar qui a eu une jeunesse féroce et proprement sanglante (il

a écrit quelques années après la fin de la guerre civile :

« je fais des rêves où je vois les gens que j’ai tués à la guerre étant jeune»43

),

après la guerre devient écrivain, et il faut l’avouer un écrivain de talent. Ses

récits et romans pour la jeunesse entrent dans les manuels ; plusieurs générations

d’enfants soviétiques ont grandi avec les héros de ses ouvrages dont l’un est Timour,

devenu le symbole du vrai pionnier. Le fils d’Arkadi Gaïdar, Timour, en a été le

prototype.

Timour Gaïdar qui est très tôt orphelin de son père, grandit sous la protection de

l’Etat soviétique. Diplômé de la faculté de journalisme de la prestigieuse Académie

militaire politique de Moscou, il vit plusieurs années avec sa famille à l’étranger, à

Cuba et en Yougoslavie en tant que correspondant du journal Pravda, organe officiel

du PCUS. Dès son enfance, Egor Gaïdar gravite dans le monde des élites socialistes :

sa famille fréquente et compte parmi ses amis des personnages illustres de cette

époque, tels que Raoul Castro et Ernesto Che Gevara, et encore, sans doute, plusieurs

éminences du milieu politique et culturel de Moscou.

L’autre grand-père d’Egor Gaïdar est Pavel Bajov, célèbre journaliste et auteur

du recueil de récits des contes d’Oural Le coffret en malachite qui le rend célébrissime

et lui vaut le Prix Staline en 1943.

Ainsi, la parenté de Gaïdar avec des personnages emblématiques de l’époque

soviétique et l’allégeance de sa famille par rapport au régime, ainsi que le vaste réseau

42

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p.177. 43

Idem, p. 178.

Page 33: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

33

de connaissances de son père assurent l’avenir professionnel d’Egor Gaïdar et son

ascension rapide de l’échelle hiérarchique. A priori, il est destiné à une carrière

fulgurante dans le domaine choisi, à savoir, la science économique.

En 1973, Egor Gaïdar devient étudiant de la faculté économique de l’Université

d’Etat de Moscou, une des facultés clés, appelée à traduire et développer le dogme

idéologique et, par conséquent, une des plus contrôlées par le régime. Les étudiants

sont obligés d’apprendre littéralement par coeur les ouvrages de Marx, Engels et

Lénine, car

« le but de [cette] formation est de préparer les spécialistes qui pourront habilement

trouver le fondement de toutes décisions changeantes du parti en se référant à l’autorité

des pères fondateurs du marxisme-léninisme ».44

En étudiant modèle, Gaïdar apprend comme le Pater noster, en toute conformité

aux exigences du cursus universitaire, les citations imprégnées d’idées socialistes et

des décisions du parti, mais en même temps il étudie les ouvrages d’A. Smith et de P.

Samuelson, apologistes de l’approche économique libérale. Selon Gaïdar, le livre d’A.

Smith devient sa lecture préférée pour des décennies. Durant ses études, il s’évertue à

comprendre si l’approche libérale et la théorie du « laisser faire » dans le domaine

économique sont compatibles avec la rigidité de la théorie marxiste.

Une fois ses études universitaires achevées, le jeune chercheur trouve une place

à l’Institut de recherches scientifiques systémiques (VNISII) auprès de l’Académie

des sciences de l’URSS. Ce poste va jouer un rôle décisif dans la formation de ses

convictions idéologiques. A la tête de cet Institut de recherches se trouve l’économiste

Djermen Gvichiani, gendre de N. Kossyguine. Bien évidemment, la proximité du chef

de l’Institut avec la famille du haut dirigeant soviétique le met à l’abri de toutes

critiques et d’un contrôle idéologique intransigeant, ainsi que ses collaborateurs : des

liens personnels aident à avoir un accès direct aux personnages politiques et aussi

offrent une certaine autonomie idéologique. Cette dernière a une signification vitale

pour un groupe de chercheurs qui ont pour but d’étudier et d’analyser le déroulement

des réformes dans le camp socialiste.

Lors des séminaires et des discussions des questions d’actualité, la liberté

d’expression des participants est tellement apparente et représente une rupture si

profonde avec tout ce qui se passe en dehors des murs de l’Institut, c’est-à-dire, dans

la vie quotidienne et dans les autres établissements soviétiques, que Gaïdar, au début

Page 34: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

34

de sa carrière au sein de l’Institut, est persuadé que ces « libertins » manquent de peu

de se retrouver en prison. Ces derniers sont aussi méfiants vis-à-vis du jeune au nom

très « révolutionnaire », mais il a pu progressivement entrer dans leur cercle de

confiance en faisant preuve de similitude dans ses convictions.

En 1982, Gaïdar est désormais un jeune économiste qui a tout pour réussir sa

carrière : issu d’une famille favorisée par le régime, il a pu profiter des multiples

connaissances de son père. Le renom de sa famille lui permet de s’introduire

pratiquement après la fin de ses études dans un établissement prestigieux de la

capitale, l’Institut de recherches scientifiques systémiques de l’URSS, et travailler

sous la direction de Stanislav Chataline, qui consacre son travail à l’étude des

réformes en Hongrie, Yougoslavie, Pologne et Chine. Sa proximité avec Chataline

permet à Gaïdar de toucher, en quelque sorte, au « levier de commande » du pays :

son chef est l’auteur de plusieurs ouvrages publiés dans une revue économique

prestigieuse Voprosy ekonomiki. Entre autres, il a collaboré avec le premier ministre

Nikolaï Tikhonov45

à la rédaction de son livre.

Au début de la perestroïka, Gaïdar occupe le poste de rédacteur à la revue

Communiste, puis devint responsable du département économique de la Pravda, c’est-

à-dire les deux organes idéologiques principaux du Parti communiste dépendant

directement du Comité central du PCUS. Jusqu’en 1991, lorsqu’il quitte le PCUS

juste après le décret d’Eltsine abolissant les comités du parti dans les entreprises et les

unités de l’armée46

, il écrit ses articles dans un esprit marxiste orthodoxe. Même si

parallèlement Gaïdar participe aux réunions des penseurs libéraux et se range du côté

des académiciens pro-réformateurs, il faut avouer que le raisonnement purement

opportuniste dicté par l’instinct de conservation ne lui permet pas d’avouer ses

convictions in pectoro :

« le poste de responsabilité dans la revue du parti octroyait le droit de choisir librement

ses décisions, et le chef du département n’a pas été obligé de consulter les

fonctionnaires du Comité Central concernant ce qui est autorisé ou non, il a été son

propre censeur. Mais ceci lui imposait une énorme responsabilité personnelle : une

erreur pouvait lui valoir sa carrière ».47

44

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 194. 45

Président du Conseil des Ministres de l’URSS de 1980 à 1985. 46

Décret du Président de la RSFSR du 23 août 1991 n°79 Sur la suspension de l’activité du Parti

communiste de la RSFSR, Moscou, Vedomosti SND RSFSR et VS RSFSR, 1991, n° 31, p. 1537. 47

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p .217.

Page 35: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

35

Anatoly Tchoubaïs et Egor Gaïdar se sont connus plus tard. Cependant, le lien

entre eux aura par la suite une grande importance, non seulement pour les

réformateurs, mais aussi pour le pays entier. Gaïdar précise :

« Comme chaque personne normale, j’ai peu d’amis proches, et ce qui s’est passé

pendant ces années est une rude épreuve pour l’amitié. Durant les vingt années de

connaissance, chacun de nous a été tantôt plus bas, tantôt plus haut dans la hiérarchie de

service, tantôt dans les bonnes grâces, tantôt dans les mauvaises, mais Tchoubaïs est

toujours resté une de ces rares personnes, dont la situation professionnelle n’influençait

pas les rapports humains. Il est toujours resté un camarade et un ami loyal».48

Ainsi, le tandem professionnel, fondé sur la communauté d’idées, s’est

transformé en une grande amitié entre ces deux personnages. D’autant plus que cette

amitié a subi les épreuves « non seulement du travail commun, mais aussi de la

révolution »49

.

Tchoubaïs compte Gaïdar parmi ses amis les plus proches. Gaïdar dit que

Tchoubaïs est son ami intime50

. Ensemble, ils traversent la période des premières

réformes, les plus difficiles, celles qui suscitent un maximum des critiques. Même

quand Egor Gaïdar quitte la « grande politique » en 1993 en se limitant au rôle de

premier ministre « dans l’ombre », il reste pour Tchoubaïs la première personne à

laquelle il téléphone dans ses moments de doute et d’hésitation.

C. La fusion des deux centres de recherches libérales

De plusieurs points de vue, Gaïdar est une personnalité dotée de beaucoup de

potentiel, et son entourage, ainsi que la communauté des économistes russes, ne

doutent pas que le jeune Gaïdar ira loin. Egor Gaïdar est invité à Léningrad en tant

que célébrité de la capitale afin de participer à un séminaire officiel où il peut faire

connaissance avec les théoriciens locaux. Assez vite, les représentants des deux

48

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 245. 49

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.49. 50

Ce rapport a été mis récemment en évidence au mois de novembre 2006 quand Gaïdar est victime

d’une présumée tentative de meurtre durant son séjour en Irlande. Pour l’instant, les circonstances de

cet incident ne sont pas éclaircies, mais Tchoubaïs est aussitôt apparu devant les caméras pour faire une

déclaration concernant la tentative d’empoisonnement de son ami, comme il l’a précisé, et s’est rendu

immédiatement en Irlande pour soutenir personnellement Gaïdar à l’hôpital. Rappelons que Tchoubaïs,

lui-même, a été victime d’un attentat armé en 2005.

Page 36: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

36

centres de la pensée économique moderne constatent la communauté de leurs idées et

de leurs principes et surtout, ce sentiment commun que les changements majeurs dans

la vie du pays sont inéluctables. Tchoubaïs se met à la tête de l’équipe de Léningrad,

qui décide de mettre par écrit les conclusions, fruit de longues discussions

scientifiques et théoriques. Les Léningradois les plus illustres, Sergueï Vassiliev et

Sergueï Ignatiev, sont parmi les auteurs d’un ouvrage de cent vingt pages intitulé

Concept du perfectionnement du mécanisme de gestion de l’entreprise qui contient,

selon Egor Gaïdar, « le programme de réformes du modèle hongrois de 1968 »51

.

Grâce à Gaïdar, qui est plus proche des rouages de la nomenklatura52

, les

représentants de l’équipe de Léningrad ont l’impression de ne plus être juste un club

de discussions, même si ces dernières sont ardentes, mais de devenir un vrai groupe

de travail. Le résultat de ce travail théorique pourrait, selon eux, être appliqué tôt ou

tard dans la vie réelle, ce qui leur donne le sentiment motivant de l’utilité pratique de

leurs efforts.

Cette aspiration de l’intelligentsia des cercles académiques aux changements

coïncide heureusement avec la période de recherches de nouvelles méthodes

entreprises par le Bureau Politique du PCUS. La Commission pour le

perfectionnement de la gestion de l’économie créé en 1983 auprès du Politburo

spécialement à ces fins est dirigée de jure par le premier ministre Nikolaï Tikhonov,

mais de facto par le jeune secrétaire du Comité central du PCUS pour l’économie

Nikolaï Ryjkov (quelques années plus tard il deviendra Président du Conseil des

Ministres sous Gorbatchev). Le travail de cette Commission repose sur deux piliers.

L’un est le corpus des fonctionnaires d’Etat au niveau des adjoints des ministres,

l’autre est le corpus académique qui comprend des chefs des instituts économiques.

Gaïdar en tant qu’assistant de l’adjoint du directeur de la section scientifique de la

Commission peut utiliser les prérogatives de son poste pour organiser le soutien et la

protection idéologique de ses amis, jeunes économistes de Léningrad. Dans son

entretien, il raconte que pour créer une zone de sécurité autour du cercle des

dissidents léningradois, il lui suffit d’évoquer leur collaboration avec le Politburo, car

51

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p. 53. 52

En Union soviétique jusque dans les années 1990, la liste des postes de haute responsabilité dans

l'économie, l'administration et les associations, et de leurs titulaires, pour lesquels la nomination et

l'élection étaient étroitement contrôlées par le Parti communiste. Par extension, le terme péjoratif qui

désigne la minorité qui détenait la réalité du pouvoir en URSS, qui bénéficiait de nombreux privilèges

(voiture de fonction, logement etc.).

Page 37: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

37

« le mot « Politburo » ouvrait presque toutes les portes ».53

Les dirigeants soviétiques du début des années 1980, souvent désignés comme

gérontocrates, sont par la force de leur fidélité aux dogmes socialistes et aussi par leur

âge qui ne favorise pas la velléité des changements, sans aucun doute, adversaires de

toute forme de libéralisme politique et économique. Cependant Iouri Andropov, chef

de l’Etat de 1982 à 1984, est conscient de la crise structurelle du régime et cherche

des moyens pour l’atténuer, à défaut de la guérir complètement. Il annonce ce danger

d’une manière prudente, en ayant recours à la langue de bois :

« Nous n’avons pas encore dûment étudié la société où nous vivons et travaillons. Il

nous faut sainement juger où on en est.».54

Grâce à lui, cette Commission peut élaborer quelques documents faisant foi du

programme de réformes qui est préparé avec la participation active des économistes

provinciaux ne faisant pas partie de l’establishment officiel.

La Commission fait appel aux jeunes talents qui sont invités à Moscou pour

collaborer. En septembre 1983, le sanatorium « Sosny », rattaché au Comité central

du PCUS, accueille à Moscou le groupe « d’experts indépendants » de Moscou et des

provinces (Léningrad, Novossibirsk). Ils sont invités pour un séminaire scientifique

selon les « listes d’Andropov » établies par le Comité central du parti et le KGB,

comme le dit un des participants, économiste de Léningrad, Vladlen Sirotkine.

Comme cet événement est organisé par le pouvoir, personne n’ose critiquer

ouvertement le régime soviétique, au contraire, chacun ne manque pas de se

prononcer contre le marché capitaliste. Sauf le cercle de Tchoubaïs, également

présent. Le comportement est audacieux mais il est le résultat d’années de discussions

acharnées lors de réunions semi clandestines.

Les conclusions des participants de ce séminaire (qui ont joué le rôle des

« nègres intellectuels »55

) servent de matériel de travail pour la Commission à

l’élaboration du projet de réformes. Le projet qui en résulte offre un plan dépourvu de

tout radicalisme. Il propose une approche graduelle, inspirée de l’expérience d’autres

pays du camp socialiste, à savoir, la Hongrie et la Chine. Néanmoins, ce projet

modéré est rejeté comme n’étant pas assez socialiste : le socialisme de marché a

toujours été pour les bonzes du parti un « épouvantail idéologique ».

53

Otkouda pochli reformatory, interview de E. Gaïdar, www.polit.ru/analytics/2006/09/06/gaidar.html. 54

ANDROPOV Iou., Izbrannye retchi i stati, Moscou, Rodina, 1983, p.231. 55

SIROTKINE V., Anatoli Tchoubaïs : velikiï inkvizitor, Moscou, Algoritm, 2006, p.16.

Page 38: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

38

Bien que les recherches du laboratoire où travaille Gaïdar et, depuis 1982,

Tchoubaïs appelé par son ami et collègue, n’aient pas donné grand chose au niveau

pratique - ses recommandations ne sont pas écoutées par les puissants du régime -,

cette collaboration joue tout de même un rôle non négligeable dans l’histoire des

réformes libérales. Premièrement, la fusion des deux centres intellectuels, deux

clusters de la pensée économique libérale, crée une communauté intellectuelle, une

forme de réseau de rapports professionnels et humains qui servira de fondement pour

le premier gouvernement libéral en 1991. Plusieurs membres de ce réseau deviennent

des figures éminentes de la politique et de l’économie russe56

. Deuxièmement, la

proximité du cercle moscovite du centre politique (il dispose de plus de liberté de

pensée et d’action par rapport au cercle léningradois), offre à ce dernier sa protection

et une sorte de carte blanche (bien sûr, dans la mesure du possible, dans des

conditions rigides de l’idéologie soviétique et surtout sous la surveillance constante

du KGB). La légalité d’action devient indispensable pour Tchoubaïs et ses collègues

qui ne peuvent plus se contenter des discussions scientifiques cachées dans les

cuisines de leurs appartements et de leurs datchas, dans la plus pure tradition de

l’intelligentsia russe.

Les deux centres universitaires russes, Moscou et Léningrad, deviennent le lieu

de naissance de la nouvelle pensée économique libérale. A Moscou, le processus de la

réunification des adeptes de l’approche libérale se déroule sous le patronat de hautes

structures académiques et nomenklaturistes. A Leningrad, ce processus a le caractère

plus spontané et informel. La fusion des deux centres de la pensée libérale permet à

leurs leaders Gaïdar et Tchoubaïs d’envisager la possibilité de passer des discussions

à l’élaboration du programme concret des réformes.

56

Sergueï Vassiliev, professeur de l’Université d’économie et de finances de Saint-Pétersbourg,

Président du Comité pour les marchés financiers et la circulation monétaire.

Sergueï Ignatiev , Président de la Banque Centrale de la Fédération de Russie.

Piotr Aven, Président d’Alfa Banque.

Konstantin Kagalovski, ex-directeur exécutif représentant la Russie auprès du FMI.

Grigori Glazkov, ex-directeur du département au Ministère des finances.

Vladimir Maou, recteur de l’Académie de l’économie nationale auprès du gouvernement de la

Fédération de Russie.

Аlexeï Oulioukaev, premier adjoint du ministre des finances de la Fédération de Russie.

Page 39: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

39

Chapitre 3 : La formation entre 1985 et 1990 des équipes de « brain

storming » économique, point de départ des réformes libérales

En 1985, Mikhaïl Gorbatchev succède à Konstantin Tchernenko au poste de

Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique. Son arrivée au pouvoir

marque le début du lent mouvement de l’URSS vers la démocratisation de la société

qui donnera par la suite la refonte magistrale du régime connue sous le nom de

perestroïka. Le nouveau Secrétaire général fait preuve d’une certaine ouverture

d’esprit (dans la mesure du possible au sein d’un PCUS fidèle aux dogmes du

« marxisme-léninisme »), car le pays est confronté ouvertement à des problèmes

d’ordre économique et, par conséquent, social. La situation économique de l’Union

soviétique confirme à merveille l’expression de l’économiste hongrois Janos Kornai :

« Le socialisme est une économie du déficit ». Enfin, sous Gorbatchev le Parti

communiste ose abandonner la rigidité de ses postulats de l’économie politique et

donner plus de liberté aux initiatives d’entreprises et intellectuelles pour retarder la

chute libre du pays dans le gouffre de la crise généralisée. En s’engageant sur la voie

des réformes et en autorisant un certain degré de dissidence et d’hétérodoxie, les

dirigeants soviétiques et tout d’abord Mikhaïl Gorbatchev ne pouvaient même pas

imaginer qu’ils avaient marqué le début du futur démantèlement du régime socialiste.

La pensée libérale se cristallise dans ce cadre historique. Les jeunes

économistes réunis autour des deux personnages clés que sont Tchoubaïs et Gaïdar,

établissent un réseau de contacts pour assurer des échanges entre deux centres

politiques et scientifiques, deux berceaux de l’idéologie libérale, Moscou et

Léningrad.

Les deux leaders de ces groupes de pensée commencent l’étude de la faisabilité

des réformes libérales par l’expérience graduelle et tempérée des pays de l’Europe de

l’Est pour terminer leur formation idéologique comme partisans convaincus des

réformes rapides et radicales faisant partie de la « thérapie de choc » sur le modèle

chilien.

Page 40: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

40

A. L’activité de Tchoubaïs légale et clandestine

Vers la fin des années 1980,

« Tchoubaïs a brillamment réuni l’activité légale et clandestine »,57

écrit le biographe officiel de Tchoubaïs, le journaliste A. Kolesnikov. Cette

phrase provoque une réaction sévère de l’adversaire idéologique de Tchoubaïs, V.

Sirotkine. Ironiquement, il compare le cercle de Tchoubaïs au groupe « Libération du

travail » de Plékhanov58

, sauf qu’il s’agit de la propagande semi-officielle du

capitalisme, et non du socialisme. Indiscutablement, ces réunions informelles

représentent un certain danger pour leurs participants : elles attirent l’attention des

« organes », comme on disait à l’époque, c’est-à-dire, du KGB, et cette attention n’est

jamais sans répercussion sur la vie des libres penseurs. Les réfractaires à l’idéologie

officielle, tout au long de la période soviétique, ont toujours gravement risqué leur

carrière, en fonction de la sévérité de l’époque, voire leur liberté et même leur vie.

Certes, dans les années 1980, les peines prévues pour les dissidents ne sont pas

comparables à celles de 1937, en pleine épuration stalinienne. Les membres du

groupe, tout en étant conscients du danger qu’ils frôlent, gardent le sentiment de

camaraderie et de confiance. Mikhaïl Dmitriev raconte :

« Le danger ne provenait pas de ceux qui sont engagés dans les séminaires à huis clos.

Dans notre cercle, il y avait des personnes, sur lesquelles on pouvait sûrement compter,

tandis que nous avons exercé, en fait, une activité antisoviétique et avons formé

l’opposition intellectuelle »59

.

En fait, les partisans des idées libérales de Léningrad ne sont jamais vraiment

inquiétés. Ils sont repérés par le pouvoir, mais au lieu d’être qualifiés d’agitateurs

antisoviétiques, ce qui signifiait automatiquement la fin de leur carrière, ils sont

invités à Moscou afin de partager leurs idées avec le pouvoir soviétique qui, à

l’époque, est en quête d’un nouveau modus operandi.

Bien évidemment, le ton général de ces discussions « clandestines » est

dépourvu de radicalisme par rapport au régime existant : au milieu des années 1980,

Tchoubaïs se montre très loyal vis-à-vis du socialisme et de ses opportunités de

57

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.56. 58

Premier cercle marxiste et social-démocrate russe créé par G. Plékhanov en 1883 à l’étranger. Le but

de ce groupe était la propagande en Russie de la doctrine de K. Marx.

Page 41: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

41

développement. Il prône la théorie de la convergence et insiste sur le fait que le

socialisme tel quel

« est un progrès considérable de l’humanité, il faut juste le nettoyer de la couche

stalinienne ».60

A cette étape-là, les réunions du cercle de Tchoubaïs ont un caractère de

rencontres entre amis et collègues. Le résultat pratique de ces discussions autour

d’une table dans une cuisine d’appartement communautaire, en dehors de cette

cristallisation des idées et de l’élaboration de la doctrine, est proche de zéro.

En été, les économistes se réunissent à la datcha61

de Sergueï Vassiliev.

Glazkov est propriétaire d’un logement plus « respectable », un appartement de deux

pièces. Dans ces conditions-là, il est nécessaire de rendre ces réunions officielles pour

atteindre un objectif tangible. Tchoubaïs, grâce à son talent d’organisateur et son

esprit d’entrepreneur, prend sur lui la tâche de « l’officialisation » et de

l’institutionnalisation de la société restreinte des penseurs. Il faut réfléchir à la

couverture légale de cette activité, et elle est trouvée. Tchoubaïs raconte :

« J’ai découvert qu’il existait une structure dont personne ne se préoccupait

sérieusement : le Conseil des jeunes chercheurs. J’ai décidé de devenir Président de ce

Conseil. Le statut officiel signifiait que l’on devait avoir un plan de travail. Le plan de

travail supposait les demandes de mise à la disposition des salles de conférences, ces

demandes signifiaient que l’on pouvait commander le papier, les stylos et afficher des

annonces sur le lieu et l’heure de la conférence, et ceci supposait la distribution de cette

information au sein des autres instituts. On a obtenu le papier à en-tête, ainsi que la

possibilité de faire venir les gens d’où nous voulions. Cela signifiait que nous pouvions

éditer des recueils des ouvrages »62

.

L’acquisition de cette structure légale permet à Tchoubaïs et ses compagnons de

sortir littéralement du « sous-sol » et d’organiser leur activité de manière efficace, ce

qui augmente la productivité du groupe. Les sujets des discussions et des conférences

sont arrêtés pour toute l’année. Comme le dit Tchoubaïs, le Conseil des jeunes

chercheurs, avec sa nouvelle vocation, cherche à établir des rapports avec les partisans

des idées libérales qui peuvent être considérées d’ailleurs comme séditieuses. Les

membres de ce groupe ont gagné la confiance et acquis un certain renom dans le

milieu académique, cependant, la plupart des futurs jeunes réformateurs n’ont pas à

59

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.57. 60

VICHNEVSKI B., K demokratii i obratno, Smolensk, Smolenskiï poligrafitcheskiï kombinat, 2004,

p.267. 61

Une petite maison à la campagne, une sorte de résidence secondaire, à l’époque soviétique, souvent

dépourvue du confort élémentaire.

62 KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.56.

Page 42: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

42

l’époque de titre universitaire. La sortie de la condition clandestine signifie tout de

même le franchissement d’une nouvelle étape dans le développement des idées

libérales : elles ne sont plus transmises de bouche à oreille entre les membres d’un

petit cercle de confiance, mais sont propagées grâce aux opportunités offertes par le

statut légal du Conseil. Ses membres peuvent se faire connaître en dehors de

Léningrad. Grâce à cela, Tchoubaïs et ses compagnons sont invités à Moscou pour

rejoindre en 1982 le travail du laboratoire de Gaïdar.

Plus tard, en 1986, les Moscovites reprendront l’idée de création du club de

discussions, née à Léningrad, et organiseront le club Perestroïka au sein de l’Institut

central économico-mathématique. L’atmosphère de liberté d’expression qui règne à

l’époque dans cet Institut est incomparable avec celle de Léningrad : Tchoubaïs se

souvient que

« si pour les Moscovites la mention de « adepte du marché » ne cassait pas du tout

l’oreille, pour les Léningradois elle était indécente et prohibée comme le mot

« homosexuel » »63

.

Cette liberté ne peut qu’inspirer le groupe de Léningrad et le pousser vers plus

d’échanges entre les deux centres de pensée économique.

B. Le processus de réunification des penseurs : clubs de discussion, séminaires,

conférences

Au mois d'août 1986, le Conseil des jeunes chercheurs organise un séminaire

qui est considéré ultérieurement par les adeptes du mouvement démocratique comme

le point de départ des réformes libérales en Russie.

La participation à l’activité du Conseil permet à ses membres de profiter

pleinement de l’infrastructure appartenant aux facultés de la ville. Ainsi, Tchoubaïs et

sa compagnie peuvent organiser un séminaire pour un auditoire assez nombreux, en

dehors de Léningrad, dans un hôtel, voire une base touristique, « Zmeinaïa Gorka »

située dans la région de Léningrad, gérée par l’Institut d’économie et du génie de

Léningrad, employeur de Tchoubaïs. Le choix d’un tel endroit s’explique, entre

Page 43: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

43

autres, par son éloignement de la faculté où se déroulent, normalement, des

conférences : ceci peut assurer une certaine liberté et moins de contrôle officiel de la

part des autorités. Par ailleurs, les organisateurs réussissent enfin à élargir la

géographie de leurs échanges intellectuels en invitant des participants d’autres

régions : de cette façon, le Conseil résout le problème du logement des participants du

séminaire (il faut rappeler le contexte de l’époque soviétique, marqué par un fort

déficit dans tous les domaines de la vie quotidienne, y compris les chambres d’hôtel).

Selon une participante du séminaire de « Zmeinaïa Gorka », Irina Evseeva, la

liste des invités à ce séminaire est établie par Gaïdar et Tchoubaïs64

, personnages

charismatiques des deux centres universitaires dans lesquels plusieurs cercles de

discussions se sont déjà formés et cherchent des contacts extérieurs. En tant que

modèle, ils utilisent l’expérience de l’organisation des réunions similaires par l’école

de l’économiste moscovite Gavriil Popov65

(il deviendra, par ailleurs, maire de

Moscou sous la présidence d’Eltsine), auxquelles Tchoubaïs avait pris part. Les

invités, à peu près trente personnes, sont personnellement connus des organisateurs

principaux, mais le but général de cet événement reste la création et surtout

l’élargissement du réseau de transmission des idées entre les économistes désireux de

les partager.

Les organisateurs se doutent que parmi les participants inévitablement quelques

agents de renseignements sont présents. C’est pourquoi le séminaire est divisé en

deux parties : une partie ouverte à l’ensemble des participants, et l’autre, restreinte

aux personnes « de confiance ». Le ton des discussions de la seconde partie est

beaucoup plus radical. Chaque jour les économistes présents à « Zmeinaïa Gorka »

écoutent entre quatre et six rapports dont les sujets sont choisis par les intervenants

eux-mêmes. Aucun recueil de textes du séminaire n’est édité en guise de conclusion,

le protocole des interventions non plus. D’une part, cela témoigne de l’atmosphère de

suspicion qui règne dans ce milieu : les organisateurs ne veulent pas laisser de traces

pour ne pas susciter l’intérêt des organes de surveillance idéologique. Comme le dit

un des participants, Viatcheslav Chironine, « on avait peur ».66

D’autre part, le

63

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.56. 64

Interview d’Irina EVSEEVA, Reformatory stali politikami v pravitelstve,

www.polit.ru/analytics/2006/11/03/evseeva.html. 65

Interview de Sergueï VASSILIEV, Tchoubaïs otchen otpiralsia ot idei idti v politikou,

www.polit.ru/analytics/2006/10/03/vasilyev.html. 66

Interview de Viarcheslav CHIRONINE, Eto nikogda ne bylo napisaniem sovetov Gospodou Bogou,

www.polit.ru/analytics/2006/10/06/shironin.html.

Page 44: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

44

premier séminaire en 1986 à « Zmeinaïa Gorka » est un projet purement théorique,

assez maladroit, et se présente sous forme d’une discussion informelle entre les

économistes qui ont quitté les bancs universitaires quelques années auparavant et

n’ont pas de réelle possibilité d’appliquer les fruits de leurs discussions dans la vie

pratique. Comme le dit bien Gaïdar avec un peu de recul,

« l’économie, comme on le sait, c’est la théorie et la pratique. Pour cela, elle a beaucoup

de points communs avec la médecine. Les économistes connus l’ont depuis longtemps

remarqué. Mais en économie la science théorique s’est révélée moins liée à la pratique

par rapport à la médecine. C’est la maladie de la science économique, connue et

décrite ». 67

Cette rencontre en 1986 a grand succès et est considérée par les participants

comme intéressante et intense. D’autres séminaires suivent, ils apportent une sérieuse

contribution à la propagation des idées et surtout à l’élaboration de la doctrine et à la

formulation des mécanismes du marché qui seront ultérieurement utilisés par le

premier gouvernement libéral. Plusieurs membres de ce futur gouvernement se

connaissent lors de ces séminaires dans les régions de Léningrad et Moscou. En 1987,

lors du séminaire à Lossevo, région de Léningrad, qui est marqué par une composante

politique plus prononcée, l’économiste Vitali Naïchtoul présente son rapport sur la

faisabilité de la privatisation à l’aide des bons de privatisation, autrement dit, des

vouchers68

. Cette théorie deviendra par la suite la clé de voûte du programme des

réformes du gouvernement de Gaïdar.

A cette époque, il existe déjà à Léningrad un club de discussion avec le même

nom que son analogue de Moscou , « Perestroïka », créé suite aux séminaires

organisés par Tchoubaïs et soutenu par l’académicien moscovite A. Aganbeguian. La

fondation du club « Perestroïka » est autorisée par la comité régional du Parti

communiste qui réagit positivement à la demande écrite des six membres du parti,

parmi eux est Anatoli Tchoubaïs69

(il sait très bien comment il faut utiliser son statut

de communiste « loyal »).

Parallèlement, à Léningrad se forme un autre club de discussion « Synthèse »,

qui réunit des économistes de la génération suivante, ceux qui sont nés au début des

années 1960. Quelques années plus tard, ils entreront dans la grande politique et

67

Interview d’Egor GAIDAR, Otkouda pochli reformatory,

www.polit.ru/analytics/2006/09/06/gaidar.html. 68

NAICHTOUL V., Otkouda sout pochli reformatory, http://polit.ru/lectures/2004/04/21/vaucher.html. 69

Interview de Sergueï VASSILIEV, Tchoubaïs otchen otpiralsia ot idei idti v politikou,

www.polit.ru/analytics/2006/10/03/vasilyev.html.

Page 45: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

45

joueront des rôles éminents : Alexeï Miller, actuellement Président de la Direction de

OAO Gazprom, Mikhaïl Manevitch, futur président du Comité de la propriété

municipale auprès de la Mairie de Saint-Pétersbourg pendant le mandat du premier

maire Anatoli Sobtchak, Andreï Illarionov, futur conseiller du Président de la

Fédération de Russie pour les questions économiques. Les membres des deux clubs

participent à maintes reprises aux séminaires du groupe de Tchoubaïs.

En 1988, dans le cadre de la préparation de sa thèse doctorale, Anatoli

Tchoubaïs fait un stage en Hongrie, pays socialiste le plus avancé du point de vue des

réformes de l’économie et qui approche de la révolution « de velours »70

. Cette

expérience influence beaucoup sa mentalité. Il raconte que d’abord il comptait visiter

les pays scandinaves pour étudier le « modèle suédois » du capitalisme à « visage

humain ».

« J’ai mis beaucoup de temps à préparer mon dossier pour le voyage en Suède, ensuite

en Finlande, mais cela m’a été refusé : partiellement, pour mon dossier « juif »,

partiellement pour mon culot : on ne pouvait pas prétendre toute de suite au [voyage

dans] les pays capitalistes ». 71

Lors de son séjour en Hongrie, Tchoubaïs fait connaissance avec l’idole des

jeunes économistes soviétiques, le fameux critique du système du commandement

soviétique Janos Kornai, avec le gourou de l’économie occidentale Alec Nove, ainsi

qu’avec Vaclav Klaus, futur président de la République tchèque.

Deux ans plus tard, la Hongrie abrite un séminaire à Chopron qui réunit les

meilleurs économistes russes, y compris les personnages qui par la suite feront partie

du futur premier gouvernement réformateur, ainsi que les économistes occidentaux de

grand renom tels que William Nordhaus, professeur à l’Université de Yale, et Rudi

Dornbusch, professeur à Cambridge. La Hongrie devient pour beaucoup de futurs

réformateurs une sorte de « fenêtre sur l’Europe », un moyen d’accéder à la

connaissance immédiate du libéralisme économique de l’Occident et de ses porte-

parole en personne. Ces contacts personnels avec les éminences de la pensée

économique mondiale joueront un rôle important quelques années plus tard quand le

Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine et son gouvernement formé

70

L'abandon par la Hongrie du titre de République populaire et la proclamation de la nouvelle

république (23 octobre 1989). Avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, cet événement

symbolise la fin des régimes socialistes. La Hongrie est la première à voir le départ des troupes

soviétiques, en juin 1991. Six mois plus tard, elle devient membre associé de la Communauté

européenne. 71

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.71.

Page 46: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

46

idéologiquement lors des ces séminaires auront recours à l’aide des consultants venus

de l’Occident.

La dernière conférence scientifique, qui précède la formation du gouvernement

à partir des partisans du groupe formé autour de Gaïdar et Tchoubaïs, a lieu à Albach

en Autriche en 1991. Un des participants à cette conférence, Piotr Aven, futur

ministre des relations économiques extérieures de la Fédération de Russie en 1991-

1992 et représentant du Président de la Russie auprès de G7, témoigne que :

« au moment où nous nous sommes réunis à Albach, il y a eu le contact de notre groupe

avec Eltsine. Et la Russie a choisi Eltsine. […] A partir de l’été de 1991, chacun avait

déjà sa petite idée sur son rôle dans le futur gouvernement. Ce sujet est devenu réaliste,

et il a été discuté. Le noyau du groupe existait toujours, et il était clair que ce noyau

entrerait dans le gouvernement ». 72

Le groupe libéral se rallie autour d’Eltsine qui prône l’idée de la souveraineté

des républiques formant l’Union soviétique : le texte de la déclaration adoptée par la

conférence d’Albach conclut sur l’impossibilité de réaliser la réforme du régime dans

l’état actuel de l’URSS.

Ainsi, durant la période de 1982 à 1991, la cristallisation de l’idéologie du

libéralisme contemporain russe se met en route. Ce processus se déroule sous

l’influence d’une multitude de facteurs dont l’un est d’une importance extrême :

l’accumulation de l’expérience et des connaissances, quoi que purement théoriques,

sur les fondements économiques de l’Etat libéral.

C. Les « garçons de Chicago » russes : qui sont-ils ?

La conception du nouvel ordre politique et économique méditée par les jeunes

libéraux est sensiblement influencée par les événements de la « révolution de

velours » en Hongrie et aussi la refonte de l’économie au Chili. L’exaltation des

résultats de la réforme chilienne vaut à l’équipe de Gaïdar et Tchoubaïs un sobriquet

« les garçons de Chicago », donné par les mass media et largement utilisé dans le

milieu intellectuel russe.

72

Interview de Piotr AVEN, My nikogda ne budem lioubimy v nachei strane,

www.polit.ru/analytics/2006/12/12/aven1.html.

Page 47: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

47

Les vrais « garçons de Chicago » sont un groupe de trente Chiliens qui ont

étudié l’économie à l’Université de Chicago entre 1955 et 1963. Ces jeunes

chercheurs sont devenus des adeptes de Milton Friedman, professeur de cette

Université et lauréat du Prix Nobel d’économie en 1976. Après leur retour au Chili,

ces économistes mettent en œuvre les idées du marché libre sur la base de la politique

du laissez faire économique. Vers la fin de l’année 1974, ils occupent presque tous les

postes clés du régime du général Pinochet et se retrouvent à la tête de la plupart des

départements de la planification économique.

Pendant seize ans, l’école économique de Chicago a la chance de réaliser ses

idées économiques au Chili, qui représente pour elle pratiquement un laboratoire.

Entre 1973 et 1989, l’équipe d’économistes sortis de l’Université de Chicago, faisant

dorénavant partie du gouvernement, modernise l’Etat du Chili. Leur projet inclut la

privatisation des entreprises, des programmes sociaux, la dérégulation du marché, la

limitation de l’activité des syndicats et la refonte complète de la législation et même

de la Constitution. A la suite de quoi, les conservateurs écrivent de nombreux

volumes où ils vantent le succès phénoménal des réformes chiliennes. En 1982,

Milton Friedman publie un texte élogieux où il donne une bonne appréciation au

dictateur Augusto Pinochet. Pour Friedman, la politique de Pinochet a une influence

positive sur le développement du pays car il

« a soutenu par principe l’économie complètement orientée vers le marché. Le Chili est

un miracle économique ».73

La situation du Chili est inédite. Augusto Pinochet est sans aucun doute un

dictateur, pourtant il confie la gestion de l’économie de son pays aux « garçons de

Chicago ». Le général ne se mêle pas de la stratégie économique et se cantonne à

l’oppression violente et impitoyable de l’opposition politique et syndicale contre les

mesures drastiques. Ces procédés sont présentés au peuple chilien comme

l’écartement des « politiciens » du gouvernement de la nation. Les technocrates,

vénérables possesseurs de titres universitaires, gouvernent à leurs places en se laissant

guider, selon eux, par la meilleure des théories existantes, celle du néolibéralisme de

M. Friedman.

En mars 1975, les « garçons de Chicago » organisent un séminaire économique

qui est largement couvert par les mass media nationaux. Les participants proposent

Page 48: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

48

comme résolution des problèmes économiques du Chili un programme radical basé

sur une « thérapie de choc ». Ce projet comprend la réduction brutale de la masse

monétaire et des dépenses nationales, la dérégulation massive du marché et la

libéralisation du commerce extérieur. Les professeurs de l’Université de Chicago,

Milton Friedman et Arnold Haberger, participent à ce séminaire en tant qu’invités

d’honneur et apprécient hautement ce programme.

Le programme de réformes économiques, appelé Programme du rétablissement

économique, adopté par le gouvernement chilien se fonde sur les conclusions du

séminaire de 1975. Les mesures énoncées ci-dessus réduisent sensiblement le taux

d’inflation. L’auteur américain Steven Kangas écrit :

« Cependant ces mesures ont provoqué la croissance du taux de chômage de 9,1% à

18,7% durant la période de 1974 à 1975 – un chiffre comparable avec celui de la

Grande Dépression aux Etats-Unis. La production a chuté de 12,9%. Ceci a été la plus

forte dépression au Chili depuis les années trente ».74

Milton Friedman, présenté comme le gourou du marché libre, est l’autorité

incontournable pour les « garçons de Chicago ». Il se prononce pour le refus de la

régulation excessive dans le domaine économique, la privatisation et la liberté des

échanges sur le marché. L’ingérence gouvernementale, selon lui, ne fait que porter

préjudice à l’économie nationale lorsque le gouvernement cherche à augmenter les

dépenses nationales pour combattre le chômage. Ces mesures ne peuvent

qu’augmenter le taux d’inflation. Le chômage, conformément aux idées de l’école de

Friedman, a son niveau naturel, et

« les tentatives de le baisser en stimulant la demande et le nombre des places de travail

mènent vers la croissance des prix et ne résolvent pas en vérité le problème du

chômage ». 75

Le monétarisme selon Friedman prend ses racines dans son libéralisme : le

communisme mène inévitablement vers le régime totalitaire. L’ingérence de l’Etat

dans l’économie doit être minimale. Son rôle doit être réduit à l’instauration et au

contrôle des « règles du jeu » établies pour des acteurs libres. La théorie de Friedman,

à l’instar de celle de Keynes, donne une explication valable du phénomène de la

73

AKHIEZER A., « Rossiïskiï liberalizm pered litsom krizisa », Obchestvennye nauki i sovremennost’,

Moscou, 1993, n° 1, pp. 12-21. 74

KANGAS S ., «The Chicago boys and the Chilean « economic miracle »,

www.rrojasdatabank.org/econom~1.htm. 75

SLOBOJNIKOVA V., Sovremennyï rossiïskiï liberalizm v kontekste mirovoï polititcheskoï mysli i

obchestvenno-polititcheskoï praktiki, Moscou, « Novaia Rossia » : Vlast, obchestvo, oupravlenie v

kontekste liberalnykh tsennostey, 2004, p. 14.

Page 49: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

49

stagflation, c’est-à-dire, de l’accélération simultanée de l’inflation et de la diminution

de la production, qui fait des ravages en Chili et plus tard, au début des années 1990,

en Russie.

Les « garçons de Chicago » répètent après Friedman qu’il ne faut pas avoir peur

des « tempêtes du marché »,

« il faut tester par le marché absolument tous les phénomènes de la culture, et que tout

ce qui ne survivra pas, du point de vue du marché, périsse ».76

La nouvelle génération des économistes russes des années 1980 adhère

pleinement aux idées des théoriciens occidentaux néoclassiques. L’approche

néoclassique se fonde sur l’étude de l’équilibre entre l’offre et la demande sur le

marché. Elle suppose que les agents économiques, que cela soit une firme ou une

femme au foyer, se comportent de la manière optimale, c’est-à-dire, qu’ils agissent le

plus efficacement possible dans le cadre de leur capacités et de leurs désirs. Ces désirs

et ces besoins étant illimités, ils se heurtent aux limites imposées par le manque de

ressources ou la rareté de l’offre. Le prix est le résultat de la coordination de la

volonté du vendeur et de l’acheteur de satisfaire au maximum leurs désirs respectifs.

Le courant classique, comme l’écrit J. Généreux,

« fait confiance au mécanisme des prix pour maintenir tous les marchés en équilibre,

même à la suite de chocs susceptibles d’entraîner chômage, récession, inflation ou

déséquilibre des échanges extérieurs ».77

L’intervention de l’Etat dans le mécanisme de la formation des prix n’est pas

nécessaire. Cette thèse détermine le caractère libéral de la théorie néoclassique qui

considère la « main invisible du marché », selon l’expression d’A. Smith, comme

régulateur principal d’échanges entre les agents économiques.

Le libéralisme économique est souvent considéré comme synonyme de la

théorie économique néoclassique. Les représentants du courant libéral croient qu’avec

l’augmentation de la régulation d’Etat, des dépenses budgétaires et de l’implication du

budget étatique dans la répartition du produit national, le rythme de la croissance

économique ralentit. Et vice versa : moins l’Etat intervient dans les échanges entre les

acteurs du marché, plus cette non-ingérence assure la croissance de l’économie.

76

SOGRIN V., « Vtoroe prichestvie liberalizma v Rossiou (Opyt istoriko-politologuitcheskogo

analiza) », Otetchestvennaïa istoria, Moscou, n° 1, 1997, p.106. 77

GENEREUX J., Introduction à l’économie, Paris, Editions du Seuil, 1992, p.13.

Page 50: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

50

Les futurs réformateurs russes, et notamment A. Illarionov, se fondent sur l’idée

que l’influence des finances publiques sur le marché est strictement négative. Les

recettes de l’Etat proviennent des impôts dont le fardeau pèse généralement sur

l’entrepreneur privé, ce qui va inévitablement écraser l’activité du pays. De l’autre

côté, si l’Etat dépense son budget pour stimuler les domaines économiques de son

choix, cette politique interventionniste peut provoquer le déséquilibre du budget et

entraîner son déficit. Le déficit budgétaire, à son tour, sera nuisible pour l’économie

nationale car il doit être soulagé par des crédits. Les crédits de la Banque Centrale,

selon les libéraux, augmentent l’inflation, l’amortissement des crédits étrangers

diminue la possibilité des investissements, les crédits internes enlèvent des ressources

aux investisseurs privés.

Pour confirmer la justesse de leur point de vue, les libéraux se réfèrent à la

pratique économique internationale en indiquant le fait que les pays qui supportent

d’énormes dépenses budgétaires interventionnistes se développent plus lentement par

rapport à ceux qui les ont réduites : le « modèle suédois » avec des dépenses qui

représentent approximativement 60% du PIB a connu quelques dérapages. En

revanche, l’exemple de Singapour, de la Corée du Sud et du Chili pour les libres

penseurs russes est plutôt positif : ces pays ont réduit leurs dépenses à 20%-25% du

PIB.78

Ainsi, les partisans des réformes libérales du marché se prononcent pour la

diminution du rôle de l’Etat dans l’économie car ils considèrent que

« le symptôme principal de la « maladie de l’Etat » [est] ses dimensions démesurées,

son poids gigantesque, son inefficacité et sa corruption ». 79

Vers le début des années 1990, la position des économistes russes aspirant aux

réformes immédiates, notamment celle de Tchoubaïs et Gaïdar, se radicalise. Lors des

séminaires économiques et des voyages en Hongrie et vers d’autres pays du camp

socialiste qui ont entamé la voie des réformes progressives, ces deux économistes

étudient en détail l’approche graduelle des réformes. A l’époque, ils adhèrent

incontestablement aux idées de l’économiste notoire hongrois Janos Kornai qui est

l’inspirateur de ce mode tempéré des réformes. Cependant, en 1990 Tchoubaïs publie

78

VEDENIAPINE Ia., « Ekonomitcheskie reformy v stranakh vostotchnoï Evropy i Rossii », Rossia i

sovremennyï mir, Moscou, 1998, n° 1. 79

SOGRINE V., « Vtoroe prichestvie liberalizma v Rossiou (Opyt istoriko-politologuitcheskogo

analiza) », Otetchestvennaïa istoria, Moscou, n° 1, 1997, p.107.

Page 51: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

51

un livre L’expérience hongroise de la réforme du mécanisme de l’économie80

où il

critique Janos Kornai dont les écrits ont été pour les membres de son cercle une sorte

de bible économique quelques années auparavant. Il reproche aux réformateurs

hongrois trop de contrôle sur le déroulement des changements de rapports entre les

acteurs économiques et le manque de radicalisme dans les mesures entreprises.

L’article de Tchoubaïs Jestkim koursom (Par une politique de fer)81

paru en

1990 contient l’explication du fondement idéologique des réformes à venir et

pratiquement le programme économique, politique et social. Tchoubaïs renonce

définitivement au modèle hongrois des réformes graduelles imprégnées du sentiment

de justice sociale et se range du côté des partisans de la « thérapie de choc » adoptée

par le gouvernement du général Augusto Pinochet. Anatoli Tchoubaïs et son groupe

considèrent que le temps pour les changements progressifs étendus sur quelques

années a été irrémédiablement perdu avec les hésitations du pouvoir. Le moment est

venu pour les actions immédiates : Tchoubaïs évoque la conception du « big bond »

économique. Il est parfaitement lucide sur les effets négatifs que pourraient produire

ces réformes rapides et radicales tels que la paupérisation de la population, les

mouvements de mécontentement, l’insubordination du pouvoir local au centre fédéral

suite aux différends financiers et, par conséquent, sociaux. Avec la détermination

d’Augusto Pinochet qui a jeté les adversaires des réformes en prison, Tchoubaïs

s’apprête à faire face à l’opposition, voire à la résistance des mécontents :

« dans ces conditions-là il est important pour le gouvernement de prendre le ton juste

par rapport à la société : d’un côté, être prêt à un dialogue, de l’autre côté, aucune

excuse ni hésitation. Il convient de prévoir le raidissement des mesures au regard de ces

forces qui attentent à l’ossature des réformes, par exemple, la dissolution des syndicats

officiels ».82

Ainsi, les réformateurs libéraux ont pour but d’arrêter la chute dans le vide du

pays entier. Cependant ils sont peu soucieux de l’aspect social de leur politique et

déclarent leur détermination d’entreprendre des mesures impopulaires, même si ces

dernières risquent de détériorer sensiblement le niveau de vie des citoyens. Tous les

moyens sont bons pour sauver l’économie nationale qui se retrouve à la fin des années

80

TCHOUBAIS A., Venguerskiï opyt reformirovania khoziaïstvennogo mekhanizma, Moscou, Znanie,

1990. 81

TCHOUBAIS A. (dir.), « Jestkim kursom. Analititcheskaïa zapiska po kontseptsii perekhoda k

rynotchnoï ekonomike », Vek XX i mir, Moscou, 1990, n° 6, pp. 15-19. 82

Idem, p. 17.

Page 52: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

52

1980 au bord de la faillite. Cet article, sorte de manifeste des libéraux radicaux, est

dépourvu du moindre scrupule et annonce avec cynisme :

« la population doit assimiler que le gouvernement ne garantit pas les places de travail

et les conditions de la vie, mais la vie tout court ».83

Les théoriciens russes du marché libre proclament officiellement leur résolution

quant à l’application des mesures radicales, rapides, même si elles sont considérées

par la société entière comme impopulaires. Même seize ans plus tard, le lendemain de

la mort d’Augusto Pinochet, Alexandre Livchits84

, après avoir traversé avec le pays

une décennie extrêmement difficile et bouleversante, donne son avis sur le dictateur

défunt sans état d’âme:

« [il est] quelqu’un qui a sauvé son pays, bien qu’à l’aide de la méthode non

démocratique. Le Chili est un exemple de ce que peuvent faire le pouvoir fort et les

réformes de marché. Cette combinaison est réussie : il vaut mieux souffrir un peu et

obtenir une bonne économie. Mais la Russie n’en a plus besoin, les réformes les plus

douloureuses sont passées ».85

Dans les années 1991-1992, le gouvernement réformateur suit à la lettre la

doctrine exposée par Tchoubaïs. Le pays échappe à la guerre civile et au versement du

sang par miracle.

Au milieu des années 1980, les libres penseurs de Moscou et Léningrad

obtiennent la couverture officielle et, ce qui est aussi important, légale pour organiser

des séminaires scientifiques. Ces rencontres sont très importantes sur le plan des

échanges entre les participants des clubs de discussion. Elles permettent de cristalliser

la doctrine des futurs réformateurs et d’établir le réseau de contacts pour former

l’équipe d’économistes, qui entreront dans le futur gouvernement.

83

TCHOUBAIS A. (dir.), « Jestkim kursom. Analititcheskaïa zapiska po kontseptsii perekhoda k

rynotchnoï ekonomike », Vek XX i mir, Moscou, 1990, n° 6, p. 17. 84

A. Livchits est actuellement adjoint au directeur général du monopole « Aluminium Russe »,

réformateur libéral étant en 1996-1997 vice-premier ministre et ministre des finances. 85

Kommersant, 12.12.2006, n° 232

Page 53: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

53

II. La mise en œuvre du projet libéral

« Toute nation a le gouvernement qu'elle

mérite ».

Joseph de Maistre, extrait de Considérations sur

la France

En 1992, la Russie avec ses 148 millions de citoyens entre dans une période

transitoire, qui met fin au régime socialiste avec son système de commandement et du

contrôle total de l’Etat sur le plan économique et social. Le nouvel Etat, la Fédération

de Russie, qui émerge à la fin de 1991 sur les débris de l’Union soviétique, à ses

débuts est encore hésitant sur la question de son héritage soviétique : faut-il conserver

des liens existants entre les acteurs économiques, qui appartiennent dorénavant aux

Etats indépendants ou bien la Russie doit mener jusqu’au bout son projet de

souveraineté et d’autosuffisance politiques et économiques ?

L’équipe de partisans d’Eltsine choisit finalement la seconde voie, celle de la

destruction irréversible du système de l’Union soviétique défunte. L’économie du

pays est en état de délabrement, et pour la réanimer le gouvernement d’Eltsine et de

Gaïdar préfère se débarrasser du lest des républiques satellites. Les réformateurs

radicaux ne reconnaissent pas l’utilité des acquis du régime soviétique. Ils prônent

l’éradication immédiate du communisme dans l’économie du pays et aussi dans les

esprits. Gaïdar est le principal idéologue de la « thérapie de choc », une série de

mesures rapides et capitales, qui rendent le retour du pays sur la voie communiste

pratiquement impossible. Les réformateurs réussissent à s’assurer du soutien moral et

aussi matériel de l’Occident, car les réformes russes deviennent l’objet de

préoccupation de la communauté mondiale. Les conseils et aussi l’aide financière des

institutions occidentales permettent au libéralisme russe de ne pas étouffer.

Le gouvernement de Gaïdar se met au travail comme une équipe de

réanimateurs dans un bloc opératoire. Dans un premier temps, il est nécessaire

d’assurer le ravitaillement du pays pour éviter le risque de famine. Dans un deuxième

temps, les réformateurs cherchent à créer l’infrastructure de l’économie de marché.

Page 54: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

54

Pour cela, ils lancent un programme de privatisation, ce qui signifie l’irrévocable

transfert de la propriété de l’Etat dans le domaine privé.

Face au rythme trop rapide des réformes et surtout à leur résultat aléatoire, un

mécontentement se fait entendre de plus en plus fortement. Il provient, d’une part, de

la population durement frappée par la première année des réformes, mais aussi des

milieux politiques, à savoir du Congrès des députés du peuple et de son organe

permanent le Conseil Suprême. Le nombre d’adversaires de la politique d’Eltsine

augmente. Les tensions politiques dégénèrent en une crise constitutionnelle en raison

de l’impossibilité de résoudre par la voie pacifique le problème du partage des

pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, car chacun prétend avoir un rôle

prépondérant.

Page 55: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

55

Chapitre 4 : La composante idéologique des réformes

Au début des années 1990, le mécanisme de la démocratisation mis en route par

la perestroïka risque d’être détruit par le coup d’état réactionnaire du 19 août 1991.

Face à la revanche communiste, les partisans du libéralisme se consolident autour du

slogan « Pour des réformes immédiates ! ». La Fédération de Russie, qui proclame

son indépendance, a besoin d’un programme de réformes capable de rapidement

assurer sa souveraineté politique et économique. Ce programme est conçu par un

groupe d’économistes sous la direction d’Egor Gaïdar, qui optera pour l’approche

radicale de la « thérapie de choc » soutenue moralement et financièrement par

l’Occident.

A. L’anticommunisme profond du nouveau régime démocratique

A la fin des années 1980, la société soviétique aspire à une refonte du régime

plus considérable que celle qui résulte des réformes tempérées de Gorbatchev. Les

radicaux exigent notamment l’introduction du système multipartiste et de la propriété

privée, mesures qui révoltent Mikhaïl Gorbatchev, demeuré à l’époque communiste

convaincu, qui qualifie ces revendications de « populistes ».86

Le radicalisme russe des années 1980 représente un mouvement éclectique et

hétérogène sur le plan idéologique et théorique, ainsi que sur le plan social. Il est

composé d’une grosse partie de l’intelligentsia, autrefois dissidente, avec

l’académicien Andreï Sakharov à sa tête, et d’une partie de l’establishment

idéologique soviétique (B. Eltsine, Iou. Afanassiev, R. Khasboulatov, G. Popov, G.

Bourboulis) qui se retrouve pour des raisons différentes en opposition avec

Gorbatchev. Cette composition hétérogène explique la panoplie des motifs qui

régissent l’activité de ces acteurs. Ils se situent entre les aspirations purement

démocratiques comme celles des ex-dissidents et les plans de carrière de ceux qui

Page 56: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

56

appartiennent d’une manière ou d’une autre à l’élite du parti.87

Les premiers occupent

des positions anticommunistes radicales, alors que les derniers, en revanche, n’ont pas

complètement coupé le cordon ombilical qui les relie au Parti communiste.

En 1988-1990 vers la fin de la perestroïka, les contradictions entre les adeptes

de Gorbatchev et les radicaux s’aggravent. Un des principaux différends entre les

deux camps trouve son origine dans l’attachement particulier des radicaux aux valeurs

libérales contrairement à l’équipe de Gorbatchev qui conserve la vision communiste

du développement du pays. Par la suite, les radicaux libéraux se prononcent pour

l’accélération immédiate des processus de la perestroïka. En 1989, l’académicien

Sakharov introduit dans l’usage politique la mention du « radicalisme » qui supposait

le refus de la pratique des demi-mesures libérales. Ultérieurement, cette approche

réformatrice belligérante donnera naissance à la politique de la « thérapie de choc » de

Gaïdar. Par ailleurs, le Groupe interrégional des députés du peuple au Conseil

Suprême de l’URSS, créé par les radicaux, oppose obstinément son slogan « Pour les

réformes et le marché immédiats ! »88

au plan gouvernemental de la réforme

progressive.

La première étape de l’existence du mouvement radical russe est marquée par

deux événements politiques majeurs qui vont considérablement influencer sa stratégie

et entériner la mise en place des nouvelles institutions démocratiques. Les élections

des députés du peuple de l’organe législatif de la Russie, Conseil Suprême de RSFSR,

sont le premier événement qui change complètement la donne politique en 1990. Par

la suite, au mois de mai 1990, Boris Eltsine devient Président du Conseil Suprême ce

qui lui permet de faire rentrer ses adeptes dans le gouvernement. Après l’adoption en

juin 1990 de la Déclaration sur la souveraineté d’Etat, les radicaux reçoivent une

chance réelle de mettre en place leur programme de réformes au niveau national.

Le deuxième événement majeur est la sortie massive des radicaux des rangs du

PCUS et l’abandon définitif de l’idéologie communiste. Le Ier congrès des députés du

peuple de l’URSS abroge le fameux article n°6 de la Constitution qui institutionnalise

« le rôle dirigeant du PCUS ». Ce dernier n’est plus l’épine dorsale et en même temps

le « gendarme » de la société, ce qui ouvre la porte au véritable multipartisme.

86

SOGRINE V., Polititcheskaïa istoria sovremennoï Rossii, 1985-2001 : ot Gorbatcheva do Poutina,

Moscou, INFRA-M, 2001, p.55. 87

Idem, p.57. 88

DEMIDOV V., Rossia : avgoustovskaïa respoublika. 1990-1993, Novossibirsk, 1995, p.78.

Page 57: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

57

Lors du dernier XXVIIIème congrès du PCUS au mois de juillet 1990, Boris Eltsine

quitte ostensiblement le Parti. Après son élection au poste de premier Président de la

RSFSR le 12 juin 1991 (il obtient 57% des votes exprimés), il entame une nouvelle

étape de la lutte anticommuniste : le 23 août 1991, en réponse au putsch communiste,

il signe l’oukase sur la dissolution du Parti communiste de la RSFSR. Le 9 novembre

1991 l’oukase du Président met fin à l’activité sur le territoire de la Russie des

structures du PCUS et du PC de la RSFSR et nationalise leurs avoirs. Le processus de

la « départisation » du régime est motivé par la volonté « d’assurer l’égalité en droit

des partis politiques et des mouvements de masse »89

. Le Parti communiste

rapidement perd ses membres qui l’ont rejoint par pur opportunisme et par la

nécessité d’assurer leur carrière, littéralement impensable sans un « billet rouge ».

Rappelons que Gaïdar cesse son appartenance au PCUS à la même époque.

L’évolution de la politique réformatrice est étroitement liée à la mise en place

du nouveau régime politique. Malgré l’annonce du principe de séparation des

pouvoirs dans la nouvelle Russie, on constate la concentration du pouvoir dans le

centre fédéral et tout particulièrement, dans les mains du Président de la Fédération de

Russie Boris Eltsine. Dans la Russie démocratique, la Constitution de la RSFSR de

1978 reste toujours en vigueur. Elle ne contient pas de dispositions concernant la

nouvelle institution du Président de la RSFSR. La loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le

Président de la RSFSR90

est un amendement à la Constitution et contient en tout onze

articles. Elle définit le Président comme le fonctionnaire suprême et le chef du

pouvoir exécutif. Ainsi, le statut du Président est constitué de deux composantes : il

est simultanément chef de l’Etat et chef de l’exécutif, plus précisément, du

gouvernement. Vers la fin de 1991, il est décidé de former un gouvernement sous la

direction personnelle de Boris Eltsine pour la mise en place du programme des

réformes socio-économiques. Le nouveau Président cherche à créer une verticale

exécutive qui serait dépendante des décisions d’une seule personne, fondement d’un

véritable mécanisme unitaire pour diriger le pays.

Les institutions législatives sont également responsables du basculement du

pays vers un régime véritablement présidentiel. Elles soutiennent les initiatives venant

d’Eltsine qui travaille à concentrer les pouvoirs et faire du Président l’homme fort du

89

LESAGE M., « Le PCUS : de la réforme à la destruction » in URSS, la dislocation du pouvoir.

Edition 1991, Paris, La Documentation française, 1991, n°4937, p.50.

Page 58: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

58

régime. En tant que chef de l’Etat, il dispose du droit d’initiative législative et peut, de

cette manière, bloquer les initiatives des parlementaires qui ne lui sont pas profitables

ou vont à l’encontre de sa vision du développement des réformes.

Pendant la période de la « république d’août »91

(allusion faite par V. Demidov

au coup d’Etat du 19 août 1991 et aux changements démocratiques auxquels il a

donné l’impulsion), l’exécutif se lance dans une violente propagande anticommuniste,

soulevant la menace de la restauration du communisme dans le pays.

La société qui depuis 1985 goûte aux libertés démocratiques, même encore

incertaines et bancales à l’époque, craint la revanche communiste. Face au coup d’état

du 19 août 1991, les démocrates montrent leur capacité à former une opposition

efficace contre les forces conservatrices menaçant les acquis libéraux.

Ainsi, les libéraux radicaux exaltent l’idée que le régime communiste est à

l’origine des tous les problèmes que le pays vit à l’époque. Suivant cette logique,

l’ancien système qui s’est incontestablement discrédité sur tous les plans doit être

détruit.

B. La « thérapie de choc » : détruire, ensuite reconstruire

Au tout début des années 1990, l’avis des radicaux sur la nécessité économique

du moment est quasi unanime : c’est le marché libre ou rien. La théorie de la

convergence des régimes capitaliste et socialiste n’est plus dans l’air. Les milieux

intellectuels russes favorisent les idées de F. Hayek et de M. Friedman, partisans d’un

capitalisme « pur ». Les radicaux à tendance libérale considèrent le régime des pays

occidentaux comme un modèle pour la Russie car il est vu comme étant aux antipodes

du régime socialiste, « idéalement capitaliste et antisocialiste ». 92

Dans les années 1990-1991, le libéralisme gagne des positions solides dans

l’arène politique russe. Pendant la même période, il prend des traits spécifiques qui

90

Loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le Président de la RSFSR, Moscou, Vedomosti sezda narodnykh

deputatov RSFSR i Verkhovnogo Sovieta RSFSR, 1991, n°17. 91

DEMIDOV V., Rossia : avgoustovskaïa respoublika. 1990-1993, Novossibirsk, 1995, p. 92. 92

SOGRINE V., « Liberalizm v Rossii kontsa XX veka : peripetii i perspektivy», Obchestvennye

nauki, Moscou, 1997, n°1 pp.151-166.

Page 59: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

59

seront considérés, rétrospectivement, comme la source de la crise des années

suivantes. Ces traits principaux sont le copiage irréfléchi de l’Occident, la confiance

en la théorie, la sous-estimation de la possibilité de combinaison du libéralisme

occidental avec la réalité russe.

L’idéologie libérale radicale insiste sur la possibilité de la rapide mise en place

de l’économie de marché avec un minimum d’inconvénients pour le peuple. Par

exemple, le programme 500 jours93

des « concurrents » de Gaïdar, Grigori Iavlinski et

Stanislav Chataline, soutenus par le Président de l’RSFSR Eltsine, est publié durant

l’été 1990. Ce programme prévoit pendant les premiers 250 jours la privatisation de

grande envergure des biens publics, ainsi que la démonopolisation de l’économie.

Durant la première moitié du délai des 500 jours, la pratique du contrôle des prix de la

part de l’Etat doit être abandonnée. Le groupe de Iavlinski admet cependant la

possibilité de la réduction de la production avec, pour corollaire, le chômage et

l’inflation, néanmoins contrôlés par l’Etat. En outre, le projet conduit à un

remplacement de l’union politique entre les républiques par une union économique.

Ces mesures, selon ces économistes, sont indispensables pour la restructuration de

l’économie. Vers la fin du délai des 500 jours, Iavlinski et ses adeptes promettent la

stabilisation générale. Avec le recul, ce programme apparaît comme une recette-

miracle naïve donnée par de dangereux apprentis sorciers, ce qui sera ultérieurement

confirmé par la longue période de l’enracinement de l’économie de marché sur le sol

russe.

Les réflexions des libéraux radicaux sur la refonte politique de la Russie sont

marquées par le même optimisme naïf : ces derniers ne se doutent pas que la liberté

d’opinions, le multipartisme, la séparation stricte des pouvoirs et l’Etat de droit

gagneront facilement leur place d’honneur dans le paysage politique russe.

L’utopisme de cette idéologie et des promesses dépourvues de tout fondement se

confirme dès le début de l’activité du premier gouvernement libéral en 1991. Citons

ici une plaisanterie qui circulait à l’époque, particulièrement signifiante de la

méfiance du peuple vis-à-vis de ce programme : « Qu’est-ce qu’il y aura après les 500

jours ? D’abord, le neuvième jour, ensuite le quarantième ».94

93

Son texte est publié sur le site du parti de Iavlinski « Iabloko » www.yabloko.ru/Publ/500/500-

days.html. 94

Selon le rite funéraire russe, les neuvième et quarantième jours après le décès sont commémorés par

des cérémonies religieuses.

Page 60: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

60

Le programme 500 jours est la pomme de discorde entre les présidents de

l’URSS et de la RSFSR. Gorbatchev rejette le projet de Iavlinski. Eltsine le soutient,

entre autres, pour souligner l’indépendance de la Russie. Ce plan, pourtant adopté par

la Fédération de la Russie le 11 septembre 1990 et dont le compte à rebours est fixé

au 1er novembre de l’année suivante, sera également abandonné par le gouvernement

russe. C’est Gaïdar qui sera désigné en 1991 comme réalisateur des réformes libérales

dont la plus importante a été la réforme économique.

Au début de sa carrière, Gaïdar a étroitement collaboré avec l’académicien

Chataline. Il partage grosso modo ses convictions de partisan du marché. Leurs deux

programmes se retrouvent sur beaucoup de points, mais c’est le programme de Gaïdar

qui est retenu. On verra par la suite que

« quelles que soient les modalités choisies du passage au marché, les contraintes

qu’impose sa mise en œuvre sont elles le plus souvent et simplement ignorées ».95

Les différences et les similitudes de ces deux plates-formes peuvent être

représentées sous la forme d’un tableau96

:

Chataline - Iavlinski Gaïdar

Titre du

programme

Programme du gouvernement de la

Fédération de la Russie 500 jours, 1990

Mémorandum sur la politique

économique du gouvernement de la

Fédération de la Russie, 1991-1992

Base

scientifique

Institut économico-mathématique central

et Institut du pronostic du développement

économique auprès de l’Académie des

sciences de l’URSS créé en 1963

Institut des problèmes économiques de la

période transitoire, créé en 1989

Orientation

politique

Social-démocrate Libérale

Approche des

réformes

Refonte rapide Rupture des liens

Régulation de

l’économie par

l’Etat

Abrogation du système de la commande

d’Etat

Marché libre

95

CROSNIER M.-A., « 1990 : un pays au bord du gouffre » in URSS, la dislocation du pouvoir.

Edition 1991, Paris, La Documentation française, 1991, n°4937, p. 131. 96

CHMATKO N., « Toposy » rossiïskoï ekonomitcheskoï reformy : ot ortodoksalnogo marksizma k

radikalnomou liberalizmou », in Sotsiologuia pod voprosom, Moscou, Praxis, Institout

eksperimentalnoï sotsiologuii, 2005.

Page 61: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

61

Privatisation Graduelle Rapide, massive

Influence des

autorités

Pouvoir local fort Dérégulation

Ingérence de

l’Etat

Faible Etat : « gardien de nuit », non-ingérence

Cependant l’équipe de Gaïdar et surtout Gaïdar lui-même sont persuadés que

leur propre programme répond à merveille à la nécessité de rupture avec

l’ « hégémonie » de la nomenklatura soviétique et son écartement des rouages de la

politique et surtout à la nécessité de la gestion de l’économie et du partage de la

propriété publique qui se profile à l’horizon. Egor Gaïdar se souvient de cette

période :

« Comprenant l’état critique du moment, nous réalisions qu’il y avait une possibilité de

bifurquer sur l’autre route. Pour sortir du comble nomenklaturiste que nous avons

atteint, il y a deux issues : l’explosion (la nouvelle dictature) ou bien la décomposition

de l’espace social, le passage du marché bureaucratique vers le marché ouvert, vers la

privatisation démocratique ouverte, du capitalisme de monopole de l’Etat vers le

socialisme « ouvert », ce qui a été fait pendant ces jours-là. Et si jusqu’à la fin de 1991,

l’échange du pouvoir contre la propriété a suivi la voie « asiate » demandée par la

nomenklatura, avec le début des véritables réformes (1992) cette échange a bifurqué sur

une autre voie, celle du marché ».97

La candidature de Gaïdar est présentée à Boris Eltsine, déjà Président de la

Fédération de la Russie, par son ancien collaborateur Guennadi Bourboulis. Ce

dernier était responsable de sa campagne électorale en 1991 avant de devenir

secrétaire du Conseil d’Etat auprès du Président et premier président adjoint du

gouvernement de la Russie (comme le dit Eltsine, ce poste a été créé spécialement

pour lui ce qui prouve l’importance de ce personnage)98

. Gaïdar après avoir travaillé

dans un groupe d’économistes chargés des questions de réformes sous la direction de

G. Bourboulis, occupe un poste de président adjoint responsable des questions de la

politique économique du gouvernement de la Russie.

Pourquoi Eltsine arrête son choix sur Gaïdar ? Dans son livre Les mémoires du

président, Eltsine raconte qu’il était impressionné par la personnalité de ce jeune

économiste, quelqu’un de très énergique et sûr de lui. Eltsine ajoute, sans crainte de se

montrer trop naïf pour un homme politique, qu’il était aussi sous l’influence de la

97

GAIDAR E., Dni porajenii i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 33. 98

ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994, p. 96.

Page 62: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

62

« magie du nom » légendaire de Gaïdar : pour lui, le petit-fils ne ternira pas le nom de

son illustre grand-père.

Ce qui est aussi important pour Eltsine qui n’a pas de connaissances profondes

des théories économiques et des nuances du fonctionnement de l’économie nationale,

c’est le fait que Gaïdar « sait parler simplement ». Eltsine est une figure politique,

celui qui monte haut la bannière des réformes, mais il ne peut pas agir sans

spécialistes qui élaboreront à sa place le programme révolutionnaire des changements

de l’économie. Rappelons que la question économique est la pierre angulaire de toutes

ces réformes libérales.

Le projet de Gaïdar qui s’intitule Programme d’approfondissement des réformes

économiques est élaboré vers février 1992. Il vise le redressement urgent de

l’économie, ainsi que la construction globale du nouvel état, la Fédération de Russie,

devenue indépendante de l’URSS le 12 juin 1991. Gaïdar et son équipe sont prêts à

appliquer les méthodes qui seront baptisées plus tard « la thérapie de choc »

(officieusement, car le pouvoir désirant conserver sa crédibilité n’utilise pas un tel

vocabulaire). Cependant sur le papier, les déclarations des réformateurs semblent se

préoccuper de la condition des citoyens :

« Les buts finaux des réformes sont la renaissance économique, sociopolitique et

spirituelle de la Russie, la croissance et la prospérité de l’économie nationale, la

conciliation, sur cette base, du bien-être et de la liberté de ses citoyens, le

développement de la démocratie et le renforcement de l’Etat. […] Dans la nouvelle

économie russe, l’équilibre entre l’efficacité économique et la justice sociale doit être

atteint. »99

C. L’influence idéologique des consultants étrangers

Les spécialistes du FMI et de la BIRD100

qui ont activement collaboré avec le

gouvernement de Gaïdar ont une énorme influence sur la mise en place et le choix des

99

« Programma ougloublenia ekonomitcheskikh reform », Voprosy ekonomiki, Moscou, 1992, n°8,

p.11. 100

Cf. l’annexe n°1.

Page 63: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

63

procédés de la réforme. Les mass media russes les ont communément nommés « les

consultants étrangers »101

.

En avril 1992, la Russie signe les documents relatifs à son adhésion au FMI et à

la BIRD. Au vu de l’état de son économie nationale, les créanciers potentiels pour le

financement des mesures à entreprendre ne sont pas nombreux. Egor Gaïdar, alors

président adjoint du gouvernement russe, présente le projet des réformes et du budget

et obtient le soutien des experts, dont certains lui sont déjà connus, notamment,

Jeffrey Sachs et Anders Aslund.

Le FMI donne son aval pour le transfert des fonds, mais exige de la part de la

Russie la présentation d’un programme d’action au moins pour l’avenir le plus

proche. L’intégration de la Russie dans l’économie mondiale exige le respect des

règles instaurées et contrôlées par ces institutions mondiales. Dorénavant, les taux de

changes appliqués par la Russie se trouvent sous le contrôle rigide du FMI. Ce dernier

exige la transparence totale de la politique économique et financière russe, ainsi que la

présentation de rapports réguliers et de données statistiques sur l’économie,

l’équilibre des paiements, des réserves d’or, des chiffres sur l’extraction des

ressources stratégiques, à savoir le pétrole et le gaz. Les autorités russes sont obligées

de recevoir sur place les représentants des institutions financières et de leur fournir

toutes les informations nécessaires, susceptibles d’intéresser les créanciers

occidentaux.

En ce qui concerne les crédits au gouvernement russe, leur octroi dépend de

l’accomplissement ponctuel des conditions politico-économiques fixées par les

accords avec ces institutions portant sur les mesures de stabilisation et les

changements structuraux. Puisque les crédits du FMI font partie des paquets de l’aide

financière internationale, le FMI par la formulation de ses exigences devient le

traducteur de la politique occidentale à l’égard de la Russie, et en premier lieu, celle

du G7.

Les exigences du FMI qui forment le fondement de sa politique d’octroi des

subventions aux pays en voie de développement peuvent être divisées en trois parties :

101

Cette nomination fait inévitablement penser à Voland, personnage du roman de Mikhaïl Boulgakov

Maître et Marguerite, qui se présente comme consultant étranger et incarne le Diable, les forces du

Mal. Il est cependant peu probable que les médias russes aient pensé à l’époque à ce parallèle

inattendu. Le rôle des consultants étrangers ne peut être évalué à sa juste mesure qu’avec du recul.

Page 64: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

64

la réalisation des mesures qui assurent la stabilisation macroéconomique et financière,

la privatisation et, enfin, la libéralisation du commerce international.

Un des premiers consultants, venus en Russie pour l’élaboration du programme

de sauvetage de l’économie nationale, est Jeffrey Sachs. En tant que consultant du

FMI pour les questions économiques, il a déjà pris part à l’assainissement de

l’économie bolivienne en 1985 et à la libéralisation des prix en Pologne en 1989-

1990. Pourtant, le FMI avoue que les résultats de son activité en Russie ont été moins

impressionnants, car en Russie J. Sachs est confronté à des problèmes uniques dans

leur genre :

« ce pays a dû surmonter la « tradition » enracinée de l’utilisation à rentabilité minimale

des capitaux et des ressources humaines. En plus, la caste dirigeante de ce pays est

absorbée par le souci de transformation de son pouvoir en richesse ». 102

Dans les conditions d’inflation et de prix galopants, les solutions à caractère dur

et radical proposées par Sachs, réalisables uniquement avec l’intervention forcée du

pouvoir suprême, sont considérées par le gouvernement russe comme optimales. En

effet, le cabinet de Gaïdar s’entend à merveille avec les conseillers des institutions

financières mondiales. Anders Aslund103

donne son avis élogieux d’Anatoli

Tchoubaïs, alors premier adjoint du président du gouvernement de la Fédération de

Russie pour des questions de politique économique et financière :

« un homme politique formidable qui a toujours agi de manière correcte dans la mesure

du possible ».104

Les « bons conseils » des consultants étrangers (hormis Sachs et Aslund, déjà

cités, évoquons Andrei Shleifer, Richard Layard, Marek Dombrovski, Jacek

Rostovski) ne sont pas donnés gratuitement, en tant qu’aide humanitaire à un pays en

difficulté. Le financement de cette activité est effectué par l’Agence américaine pour

le développement international (USAID) qui a payé 300 millions de dollars. Les

seules consultations de J. Sachs ont coûté 40 millions de dollars. Tous ces experts sont

102

BOGOMOLOV O. (dir.), Reforma glazami amerikanskikh i rossiïskikh outchenykh, Moscou,

Ekonomika, 1996, p.51. 103

La vision d’A. Aslund des processus qui ont envahi la Russie au début des années 1990 se distingue

de celle de la population russe : dans son livre Building Capitalism. The transformation of the former

Soviet bloc sorti en 2001, il véhicule l’idée que le peuple est gagnant des réformes rapides et

multiformes, et que la dimension de la chute économique et des troubles sociaux a été

considérablement exagérée. Selon lui, le peuple a trop rapidement oublié les atrocités du communisme

et du même coup s’est montré incapable de relativiser les difficultés de la « thérapie de choc ». 104

ASLUND A., How Russia became a market economy, Washigton D.C., Brooklings institution,

1995, p. 315.

Page 65: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

65

liés d’une manière ou d’une autre à l’Université de Harvard.105 En 1992, le Sénat

américain vote la loi sur le soutien des réformes démocratiques en Russie. Les

subventions sont transférées aux universités d’Harvard et de Cambrige qui ont signé

un accord avec l’agence nationale USAID.

L’activité sur le territoire russe de certains experts est littéralement frauduleuse.

Depuis 1990, Jonathan Hay, citoyen des Etats-Unis, est à la tête du département de

l’Université de Harvard à Moscou. Andrei Shleifer travaille à Moscou dans le cadre

du programme américain Russian Project et de l’Institut du développement

international de Harvard. Ce dernier a reçu de l’USAID une subvention de 34 millions

de dollars106

. En 1991, Jonathan Hay, expert en question de privatisation, est nommé

chef du département de l’aide technique étrangère et de l’expertise du Comité d’Etat

pour les biens dirigé à l’époque par Anatoli Tchoubaïs. Cette nomination est faite

contre toutes les règles déontologiques de l’administration nationale : un ressortissant

étranger accède aux rouages de la politique et de l’économie du pays. A fortiori, J.

Hay est au courant de tous les projets de privatisation élaborés par le gouvernement

car il a le droit de contreseing en tant qu’expert.

Un tel engagement dans les affaires internes de la Russie qui relèvent du secret

d’Etat, et leur position d’influence poussent les experts Jonathan Hay et son collègue

Andrei Shleifer, également citoyen américain, vers un crime que l’on peut qualifier de

« délit d’initié ». Ils profitent de l’information sur la prochaine privatisation des objets

industriels (surtout dans la branche pétrolière, la plus prometteuse) pour effectuer

leurs investissements personnels, faits souvent au nom de leurs épouses ou de parents

proches107

.

L’escroquerie des consultants suscite l’intérêt de la part des organes du contrôle

du gouvernement américain. En juin 2004, le tribunal de l’état du Massachusetts

énonce son verdict sur cette affaire : Hay, Shleifer et l’Université de Harvard doivent

payer au gouvernement américain une amende de 31 millions de dollars pour avoir

violé certaines règles de l’éthique professionnelle108

.

105

CHMATKO N., « Les économistes russes entre orthodoxie marxiste et radicalisme libéral »,

Genèses, Paris, 2002, n°47, pp. 123-139. 106

VORONTSOV V., V koridorakh bezvlastia. Permiery Eltsina, Moscou, Akademitcheski proekt,

2006, p. 168. 107

Communiqué de presse de l’USAID n°2005-071 du 3 août 2005,

www.usaid.gov/press/releases/2005/pr050803_1.html. 108

Ibidem.

Page 66: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

66

Les experts étrangers ne sont pas seuls à s’enrichir au début des années 1990.

Les plus grosses fortunes russes sont faites durant les premières années des réformes

grâce aux privatisations frauduleuses. Les puissantes banques deviennent détentrices

des actions d’entreprises industrielles avantageuses suite au programme du

gouvernement « crédits contre actions ». Les puissances financières exercent une

pression sur la politique du Kremlin. La société assimile la nouvelle mention

d’oligarchie109

, qui signifie dans son contexte russe une fusion du pouvoir politique

avec des cercles financiers. La période du pouvoir d’Eltsine est ironiquement appelée

la « semibankirchina » (« pouvoir des sept banquiers »110

) par allusion à la période

tumultueuse russe de la « semiboyarchina » (« pouvoir de sept boyards »111

). Ces

oligarques entrent dans le cercle corrompu de la « Famille » d’Eltsine, certains d’eux,

comme Boris Berezovski, deviennent ses conseillers personnels.

Il reste à savoir quel est le préjudice subi par la Fédération de Russie, son

économie et l’intégrité de ses richesses matérielles et intellectuelles, suite au

comportement frauduleux des consultants étrangers qui ont pu se glisser jusqu’aux

couloirs du Kremlin. L’histoire de la condamnation des experts de Harvard n’a pas été

largement médiatisée en Russie et n’a pas causé des soucis majeurs aux réformateurs

qui ont étroitement collaboré avec eux. Il est cependant douteux qu’à l’époque le

pouvoir n’ait pas été informé de l’activité plus que florissante de Hay et Shleifer : ils

étaient propriétaires à Moscou de plusieurs sociétés mixtes d’investissement,

d’agences immobilières, avaient investi des sommes considérables dans les

obligations d’état. Au vu de l’ampleur de ces activités, la position élevée de Hay et

Shleifer et même le caractère restreint de la communauté étrangère à Moscou, leurs

projets ne pouvaient pas passer inaperçus : une autre facette de la politique du laisser

faire.

L’idéologie de la politique réformatrice du début des années 1990 est

profondément anticommuniste. Elle est perçue par ses partisans et par toute la

population comme une doctrine antinomique avec celle de l’Etat soviétique. Le

109

L’oligarchie est un régime politique dans lequel la souveraineté appartient à un petit groupe de

personnes, à une classe restreinte et privilégiée. Source : Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 2003. 110

Vladimir Vinogradov, propriétaire de l’Inkombanque, Vladimir Goussinski, Most-Banque, Boris

Berezovski, Obedinionnyi Banque, Mikhaïl Fridman, Alfa-Banque, Alexandre Smolenski, SBS

banque, Mikhaïl Khodorkovski, projet Ioukos.

Page 67: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

67

nouvel Etat, la Fédération de Russie, qui apparaît sur la carte politique du monde, se

dote d’une idéologie, qui rejette brutalement tous les acquis de l’Union soviétique. La

nouvelle génération de réformateurs cherche à détruire l’édifice de l’économie

socialiste avec toutes ses courroies de transmissions entre les acteurs de ce système.

Les réformateurs radicaux s’arment de la théorie libérale néoclassique et refusent à

l’Etat le droit d’ingérence dans le processus économique. Dans leur démarche

novatrice, ils sont soutenus moralement et financièrement par l’Occident à travers

l’aide des institutions financières d’échelle mondiale. Ainsi, le projet de la

transformation du pays, de son économie et de sa politique sociale est élaboré dans

l’esprit d’un libéralisme radical.

111

Nom du gouvernement russe après la chute du tsar Vassili Chouiski en 1610. Les boyards, qui

forment ce gouvernement, installent perfidement sur le trône russe le roi polonais Vladislav, ce qui

provoque l’insurrection populaire.

Page 68: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

68

Chapitre 5 : La création du modèle économique capitaliste : de la

planification vers le marché

En 1992, l’assainissement de l’économie russe par la transition vers l’économie

de marché et la création de la propriété privée deviennent le thème principal de débats

politiques de plus en plus acharnés. L’action du gouvernement, qui se rallie au

Président Eltsine, ressemble plus à des mesures de l’état d’urgence plutôt qu’à une

conception de réformes conséquentes. Les réformes législatives et économiques,

même quelque peu désordonnées, sont imprégnées de l’esprit libéral et orientées sur

la libération du dictat de l’Etat.

Pour les jeunes réformateurs, qui forment le gouvernement de Gaïdar, le bon

fonctionnement du marché est lié à la création de la propriété privée des moyens de

production. Anatoli Tchoubaïs, auteur du programme de privatisation, engage le

processus de désétatisation de l’économie nationale et introduit la procédure

d’acquisition des biens publics par des personnes privées.

A. Les quatre piliers de la réforme

En 1991, les aspirations des jeunes économistes réformateurs qui ont animé à la

fin des années 1980 les cercles de discussions politiques et économiques, commencent

à se réaliser. Egor Gaïdar entre dans l’équipe d’Eltsine et devient membre du cabinet

des ministres. De jure, c’est le Président Eltsine qui dirige le gouvernement. Lors du

Vème congrès extraordinaire du Conseil Suprême de la RSFSR en octobre et

novembre 1991, il est décidé (et cette décision est fortement influencée par le récent

coup d’état et la victoire des forces démocrates) de transférer provisoirement au

Président la fonction de Premier ministre. Ainsi, le pouvoir exécutif est légalement

concentré dans les mains d’une seule personne qui reçoit carte blanche pour le

Page 69: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

69

gouvernement du pays. Pendant cette période dite du « gouvernement présidentiel

direct »112

, les oukases du Président auront force de loi sans pour autant être adoptés

par le pouvoir législatif.

Eltsine exige l’introduction du « gouvernement présidentiel direct » pour la

réalisation immédiate d’amples réformes de l’économie du pays et de la société

même. Il demande de lui accorder ces pouvoirs quasi illimités pour un délai d’un an, à

savoir jusqu’au 1er décembre 1992. Ce statut spécial lui permet d’entreprendre des

mesures qu’il croit nécessaires par la voie d’application des oukases présidentiels,

sans attendre l’adoption des lois appropriées par l’organe législatif, le Conseil

Suprême.

A la veille du début des réformes, le pays est en pleine récession économique :

« vers la fin de 1991 […], les revenus nationaux ont baissé de 11%, le PIB de 13%, la

production industrielle de 2,8%, la production agroalimentaire de 4,5%, l'extraction du

pétrole et du charbon de 11%, la production de la fonte de 17%. Les récoltes de blé ont

baissé de 24%, les approvisionnements de blé de l'Etat de 34%. Le commerce

international s'est particulièrement réduit de 37%, le volume de l’export a diminué de

35%, de l'import de 46%».113

En 1991, la Russie commence à ressentir la pénurie des produits alimentaires et

de première nécessité. Même les habitants des deux capitales russes Moscou et

Léningrad (redevenue Saint-Pétersbourg en 1991), qui ont toujours été mieux

achalandées que la province, sont obligés de faire la queue pendant des heures devant

des magasins presque vides. Les villes et des régions entières introduisent le système

du rationnement. Les habitants sont munis des « cartes de client » avec une photo

d’identité ou des coupons d’approvisionnement qui leur donnent droit à un

kilogramme de sucre, 0,5 kilogramme de viande et 200 grammes de beurre par

mois114

. Souvent les gens n’arrivent pas à faire valoir ce droit faute de produits dans

les magasins. Le mécontentement général se développe, qui dégénère par endroit en

émeutes.

C’est dans ces conditions d’extrême tension qu’Eltsine reçoit les pleins pouvoirs

tout en engageant sa responsabilité personnelle sur le résultat des réformes à venir. Il

est assisté par deux vice-premiers ministres : G. Bourboulis, responsable pour les

112

Le règlement de ce régime provisoire de confusion des pouvoirs législatif et exécutif est comparable

aux dispositions de l’article 16 de la Constitution française de 1958 dans l’esprit de la théorie des

circonstances exceptionnelles. 113

GAIDAR E. (dir.), Ekonomika perekhodnogo perioda: Otcherki ekonomitcheskoi politiki

postkommounistitcheskoi Rossii (1991 – 1997), Moscou, Delo, 1998, p. 91. 114

Idem, p. 94.

Page 70: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

70

questions politiques, et E. Gaïdar, appelé à mettre en place la réforme économique.

Dès le 15 novembre 1991, Eltsine signe les premiers oukases qui vont déterminer le

programme de transition de l’économie russe vers l’économie de marché115

. Pour la

première fois en Russie, apparaît la mention du salaire minimal (200 roubles) et les

salaires ne sont plus plafonnés par les classements fixés par l’Etat. Chaque personne

morale enregistrée sur le territoire russe a dorénavant le droit de commercer

directement avec les partenaires étrangers. Chaque personne, morale ou physique,

peut acheter et vendre des devises étrangères, ce qui fera par la suite du dollar

américain le moyen d’épargne le plus sûr.

Le programme mis en œuvre par Gaïdar, selon l’expression de Jacques Sapir,

« constitue plus un assemblage de mesures qu’un véritable programme ».116

Même si les réformes sont mises en œuvre d’une manière quelque peu

chaotique et souvent en l’absence d’un cadre juridique précis, il est cependant

possible de mettre en relief leurs directions majeures.

Le premier pilier des réformes est la liberté des prix qui est considérée comme

indispensable suite au déficit total des biens de consommation. A court terme, cette

mesure doit inciter les producteurs et les fournisseurs à colmater les brèches du

marché. A long terme, le refus du contrôle des prix par l’Etat à l’exception au départ

des prix du pain, du lait, des hydrocarbures et des charges communales, deviendra la

pierre angulaire du marché libre.

Le 2 janvier 1992, les prix sont libérés. En même temps, le gouvernement

augmente la TVA117 de 5% jusqu'à 28% pour réduire le déficit budgétaire.

115

Oukase n°210 du 15.11.1991 Sur la levée des limites salariales et des fonds destinés à la

consommation,

oukase n°211 du 15.11.1991 Sur l’augmentation du salaire des employés des organisations

budgétaires,

oukase n°213 du 15.11.1991 Sur la libéralisation de l’activité économique extérieure sur le territoire

de la RSFSR,

oukase n° 232 du 25.11.1991 Sur la commercialisation de l’activité des entreprises commerciales,

oukase n°240 du 25.11.1991 Sur la commercialisation de l’activité des entreprises des services

courants,

oukase n°297 du 04.12.1991 Sur les mesures de libéralisation des prix,

oukase n°269 du 12.12.1991 Sur l’espace économique unique de la RSFSR,

oukase n°323 du 27.12.1991 Sur les mesures immédiates de la réalisation de la réforme foncière en

RSFSR,

oukase n°65 du 29.01.1992 De la liberté du commerce in Sobranie zakonodatelstva Rossiiskoï

federatsii, Moscou, Iouriditcheskaïa literatoura, 1992.

« Les principaux règlements du programme de la privatisation des entreprises municipales et d’Etat

dans la Fédération de la Russie en 1992 du 29.12.1991 », Moscou, Ekonomika i jizn, 1992, n°2. 116

SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 92.

Page 71: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

71

Immédiatement, les prix explosent : la demande dépasse largement l’offre car les

capacités des producteurs et les réserves de marchandises sont encore faibles. Dans

son livre Gaïdar raconte qu’il a prévu une augmentation de l’inflation de l’ordre de

« 200-300% dans un premier temps »118

. Il faut attirer l’attention sur la facilité avec

laquelle Gaïdar fait ces approximations : sans préciser la durée exacte de la période de

ses calculs, il jongle avec les chiffres en admettant un écart qui est énorme quand on

parle des prix. En réalité, en janvier 1992, les prix augmentent de 352% par rapport au

mois précédent.119

Vers le mois d’octobre 1992, l’inflation mensuelle atteint 25%120

.

La deuxième mesure du programme de transition vers l’économie de marché et

surtout de l’assainissement de l’économie est l’ouverture à l’économie mondiale. Les

réserves matérielles de la Russie sont quasiment nulles : en janvier 1992, les

ressources propres de la Russie en blé s’élèvent à 3 millions de tonnes, tandis que le

besoin mensuel du pays est de plus de 5 millions de tonnes121

. Le gouvernement se

hâte d’ouvrir les frontières aux importations de produits pour combler le déficit

généralisé. Il crée un régime favorable aux importateurs en réduisant les tarifs

douaniers à zéro et en abolissant les quotas. L’exportation, qui doit ramener dans le

budget du pays des devises, se voit libérée de tous quotas à l’exception des quotas sur

les hydrocarbures et les matières premières. Elle permet aux producteurs russes de

trouver des clients solvables en dehors de la Russie, qui commence à ressentir la crise

monétaire et des arriérés des paiements qui s’en suivent.

Les restrictions financières du budget, ce que l’on appelle « la contrainte de

budget dure », forment le troisième pilier de la réforme. Le passage aux prix libres

provoque l’effet « boule de neige », autrement dit, l’inflation de grande envergure.

Sur le plan macroéconomique, la récession brutale des dépenses publiques permet de

ne pas toucher l’actif du budget, c’est-à-dire, d’augmenter la masse monétaire pour

combler le déficit d’argent au sein de la population. Sur le plan microéconomique,

cette mesure doit jouer, selon les réformateurs, le rôle du fouet pour que les

entreprises, publiques comme privées, passent plus vite à la restructuration afin de

mieux répondre aux exigences du marché.

117

Taxe sur la valeur ajoutée. 118

GAIDAR E., Dni porajenii i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 331. 119

Ibidem. 120

Idem, p. 405. 121

Idem, p. 331.

Page 72: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

72

Les grands perdants de cette mesure « pédagogique » sont ceux qui sont

employés dans les structures publiques et surtout dans les domaines de l’éducation, la

santé publique, les chercheurs des instituts de recherches étatiques, puisque leur

activité est commandée et financée par l’Etat et n’est pas liée à la quête du bénéfice

dont ils pourraient profiter. Le 22 avril 1992, le jour de l’anniversaire de Lénine, les

médecins et les instituteurs barrent quelques rues centrales de Moscou et entament

une grève pour manifester leur mécontentement. L’abandon des pratiques de l’Etat-

providence socialiste dans le cadre de la transition vers l’économie de marché

décourage plusieurs esprits autrefois libéraux :

« En général, on peut dire que la libéralisation des prix a été un pas extrêmement

impopulaire. En effet, par conséquent, la volonté d’antan d’aller vers le marché s’est

effondrée. De la perspective alléchante, contraire à la réalité socialiste, le marché s’est

transformé en réalité cruelle qui n’a rien à voir avec un rêve ».122

Enfin, les privatisations constituent le quatrième pilier des changements

libéraux. La propriété privée a existé sous l’Union soviétique car le dogme

communiste ne la nie pas et la laisse demeurer sous la forme des effets personnels ou

du patrimoine. Le pas révolutionnaire des réformateurs consiste en la distribution des

moyens de production. Du point de vue marxiste, ceci n’est ni plus ni moins qu’un

fondement des relations sociales du caractère capitaliste. Gaïdar témoigne qu’au

« 1er janvier 1992, en Russie ont été officiellement privatisés 107 magasins, 58 cafés et

restaurants, 36 entreprises des services courants. En réalité, vues les façons

d’administrer la propriété, de percevoir des revenus, pratiquement toute l’économie a

été privatisée par la nomenklatura ». 123

Gaïdar fait une allusion à la loi de l’époque gorbatchévienne Sur l’entreprise

d’Etat du 30 juin 1987124

qui a octroyé aux directeurs le droit d’administrer librement

les moyens de production et surtout les locaux des entreprises. Les directeurs

concluent les contrats de bail emphytéotique à leur nom ou au nom de leurs proches,

de personnes de confiance, ce qui permet par la suite de racheter le bien loué à un prix

dérisoire.

Ainsi, de manière conjoncturelle, la privatisation massive permet, ce que pense

à l’époque l’équipe de Gaïdar, d’évincer l’Etat et la hiérarchie qu’il a engendrée, de la

direction de l’économie et de protéger cette dernière d’une gestion inefficace. Les

122

GAIDAR E. (dir.), Ekonomika perekhodnogo perioda: Otcherki ekonomitcheskoi politiki

postkommounistitcheskoi Rossii (1991 – 1997), Moscou, Delo, 1998, p. 943. 123

GAIDAR E., Gosoudarstvo i evolutsia, Saint-Pétersbourg, Norma, 1997, p.186.

Page 73: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

73

idéologues des réformes font pleine confiance au propriétaire qui va gérer ses propres

intérêts et valoriser son capital. Ceci permettra, dans un premier temps, de sortir de la

crise de la production et de remplir les rayons des magasins car les nouveaux

propriétaires guidés par la « main invisible du marché », selon A. Smith, vont vite

combler la demande.

Dans un deuxième temps, l’acquisition de la propriété va créer une nouvelle

classe qui peut être qualifiée de possédante.

B. La création de l’infrastructure du marché libre et son institutionnalisation

Les mesures de privatisation sont la partie la plus importante des réformes des

années 1990. Elles créent la nouvelle structure de la société où le nombre de preneurs

de décisions est corollaire au nombre de propriétaires. Ces derniers œuvrent pour

l’efficacité de leurs entreprises et assument la responsabilité de leurs actes. Telle est la

vision de la nouvelle société d’Egor Gaïdar qui détermine de cette manière

l’importance de la privatisation :

« Nous nous rendions compte que 148 millions de personnes après avoir reçu le chèque

de privatisation ne changeraient pas tout de suite leur psychologie, ne deviendraient pas

des propriétaires. Et en même temps, cet instrument a permis de changer le mécanisme

de la distribution de la propriété en Russie. La psychologie du propriétaire se formera

dans notre pays pendant plusieurs décennies, elle ne se commande pas par la décision de

distribuer les chèques de privatisation. Mais une telle décision forme le marché de la

propriété. C’est justement là le principal sens social de la privatisation ».125

A l’automne 1991, au moment de la formation du cabinet du futur

gouvernement, Egor Gaïdar propose à son ami Anatoli Tchoubaïs de se mettre à la

tête du Comité pour les biens publics qui élaborera la stratégie de la privatisation. Il

comprend que ces mesures seront source de tension :

« D’habitude impassible, Tolia [Anatoli] a soupiré et m’a demandé si je comprenais

qu’il deviendrait quelqu’un que l’on accuserait toujours d’avoir vendu la Russie ».126

124

Loi de l’URSS Sur l’entreprise d’Etat du 30 juin 1987, Moscou, Vedomosti Verkhovnogo Soveta

SSSR, 1989, n°9. 125

GAIDAR E., Gosoudarstvo i evolutsia, Saint-Pétersbourg, Norma, 1997, p.78. 126

GAIDAR E., Dni porajenii i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 337.

Page 74: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

74

Le fondement juridique de la privatisation est crée par la loi-cadre adoptée au

cours de l’été 1991 par le Conseil Suprême de la RSFSR127

. Dès le mois de mars

1992, la « petite » privatisation (celle des magasins, petites entreprises, restaurants,

logements etc.) prend son envol conformément au programme de Tchoubaïs reconnu

comme stratégie d’Etat par l’oukase du Président Eltsine du 29 décembre 1991.

Le 15 juin 1992, le Président Boris Eltsine par son oukase se démet de ses

fonctions de chef du gouvernement et nomme Egor Gaïdar président du

gouvernement par intérim (il faut préciser que Gaïdar n’entrera pas en fonction, car le

Conseil Suprême votera le 14 décembre 1992 contre sa candidature lui préférant

Viktor Tchernomyrdine). S’assurant de la confiance du Président, Gaïdar attaque une

nouvelle phase de la privatisation. Le 15 juillet 1992, il signe le décret sur

l’introduction du système des chèques de privatisation. Il faut préciser que cet

oukase128

est absolument contradictoire à la loi adoptée un an auparavant par le

Conseil Suprême129

sur la procédure de la privatisation différente, à savoir par

l’ouverture des comptes d’investissement. Cette loi n’autorise pas l’aliénation du

solde de ces comptes en excluant la vente ou la cession. Le projet de Tchoubaïs dont

l’adoption vide la loi en vigueur de son contenu, retenu comme programme national,

applique, au contraire, une approche « monétaire ».

Les chèques de privatisation sont distribués à chaque citoyen de la Fédération

de Russie. Tchoubaïs, en tant qu’auteur de ce projet, ambitionne de créer ainsi 148

millions de propriétaires : le chèque est le droit symbolique de chaque citoyen à

échanger ce titre contre des actions ou des parts d’une entreprise de son choix. Le

chèque a une valeur nominale de 10 000 roubles. Pourquoi retient-il ce montant ?

V. Vorontsov, alors membre du Conseil Suprême et conseiller économique du

premier gouvernement de la RSFSR, insiste sur le fait que ce montant est purement

spontané et dépourvu de tout bien-fondé économique :

« En 1991, la valeur des fonds de production de la Fédération de Russie s’élevait à la

somme de 1 260,5 milliards de roubles. Divisant ce chiffre par le nombre d’habitants de

la Russie (148,7 millions) on obtient le chiffre de 8 476 roubles. Après l’avoir arrondi

127

Loi de la RSFSR du 3 juillet 1991 n°1531-I Sur la privatisation des entreprises municipales et

publiques de la Fédération de Russie, Vedomosti Sezda narodnykh depoutatov i Verkhovnogo Soveta

RSFSR, Moscou, 1991, n°27. 128

Oukase n°914 du 14 août 1992 Sur l’introduction du système des chèques de privatisation dans la

Fédération de Russie. 129

Loi de la RSFSR du 3 juillet 1991 n°1529-I Sur les comptes nominaux de privatisation dans la

RSFSR, Vedomosti Soveta narodnykh depoutatov i Verkhovnogo Soveta RSFSR, Moscou, 1991, n°27.

Page 75: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

75

jusqu’à 10 000 roubles, A. Tchoubaïs déclare officiellement que la part de la propriété

de chaque citoyen russe est de 10 000 roubles dont il peut disposer à sa guise ».130

Cette preuve d’approximation peut paraître fantasque, mais les écrits de Gaïdar

ne démentent pas cette approche. Gaïdar n’accorde pas une grande importance au

montant qui est indiqué sur le chèque car, pour lui, il a une valeur plutôt symbolique :

« La question du nominal du vaucher est, en principe, sans fondement. Elle n’a aucune

signification sauf socio-psychologique. Ce document est une partie du droit à la

propriété à privatiser, et son estimation réelle ne dépend pas de ce qui est écrit sur son

dos. Elle se détermine par le volume du bien privatisé, par le niveau de la stabilité

financière, par les privilèges qui sont conférés aux collectifs. Enfin, pour des questions

de simplicité on s’est arrêté sur le nominal de 10 000 roubles ». 131

Pourtant le gouvernement réformateur refuse d’emblée la variante de la

répartition de la propriété publique à travers les comptes d’investissement nominatifs

sous prétexte que le pays ne dispose pas d’un organisme qui puisse gérer cette mission

(plusieurs critiques de cette mesure ont un autre avis sur ce point, évoquant le vaste

réseau omniprésent de la Sberbank132

). L’équipe de Gaïdar et Tchoubaïs poursuit le

but de rendre la privatisation extrêmement rapide et la considère comme une panacée

qui pourra guérir l’économie nationale des maux du socialisme. Par conséquent, les

transactions de privatisation doivent être rapides et simples. Gaïdar souligne la

nécessité de rendre le vaucher liquide : il peut être vendu, échangé… Mais là,

l’incompatibilité de la mention d’une « valeur symbolique » avec le rôle d’un

instrument financier devient évidente : pour être manipulé de cette manière, le chèque

doit avoir une valeur ferme garantie, sinon comment vendre un objet dont le prix est

défini arbitrairement ?

La circulation des chèques de privatisation s’accompagne de beaucoup

d’escroqueries : les détenteurs des chèques les confient naïvement à des fonds

d’investissement qui disparaissent du jour au lendemain. Certains propriétaires de

vauchers persuadés de la justesse du dicton « un « tiens » vaut mieux que deux « tu

l’auras » », les échangent contre de l’argent liquide, souvent pour des sommes

anodines.

A l’été 1992, les impayés et l’endettement mutuel des entreprises russes

dépassent de 1,5 fois la valeur de leurs actifs pris en compte par les auteurs du

130

VORONTSOV V., V koridorakh bezvlastia. Premiery Eltsina, Moscou, Akademitcheskiï proekt,

2006, p. 162. 131

GAIDAR E., Gosoudarstvo i evolutsia, Saint-Pétersbourg, Norma, 1997, p.79. 132

La banque d’épargne soviétique qui dispose de l’infrastructure considérable.

Page 76: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

76

programme de privatisation133

. Autrement dit, les détenteurs des chèques ne peuvent

que compter devenir des actionnaires d’entreprises en faillite. Ainsi, la promesse de la

création d’une classe capitaliste et de la perception des dividendes par chacun échoue.

En revanche, le discours de Tchoubaïs promettant que le vaucher vaudra dans le futur

deux « Volga »134

, reste dans les annales.

Vers la fin de 1994, l’étape de la privatisation « gratuite » est terminée. Par

l’oukase présidentiel n°478 du 11 mai 1995 sur les ventes aux enchères publiques, les

réformateurs (déjà sans Gaïdar qui a démissionné depuis décembre 1992) entament

une nouvelle phase de la répartition de la propriété.

Le budget national étant catastrophiquement déficitaire, le gouvernement fait

des emprunts aux banques sur la base d’appel d’offre en hypothéquant les paquets

d’actions des entreprises publiques rentables. Ces titres, conformément au schéma de

la privatisation, doivent soit être vendus aux enchères, soit passer chez les créanciers,

soit le gouvernement doit rembourser le crédit (le dernier cas de figure est rare). Le

but du gouvernement est atteint : le budget reçoit 1 milliard de dollars135

. En même

temps, ces opérations sur les avoirs publics permettent l’émergence de l’oligarchie

russe suite aux manipulations d’actions hypothéquées. Souvent les entreprises sont

vendues à bas prix à des sociétés écrans avec le consentement tacite du pouvoir en

place. Anatoli Tchoubaïs avoue cette grave erreur de la privatisation des lots les plus

alléchants de l’industrie nationale :

« Encore une erreur, celle des concours d’investissement. Qu’est-ce que l’on peut dire,

au fond ? C’est gratis136

. Non contrôlé. Le soi disant investisseur achète un paquet

d’actions d’une entreprise avec une promesse d’investir par la suite dans cette entreprise

des grosses sommes et derrière le dos de l’Etat se met d’accord avec son directeur.

Comme résultat, l’entreprise n’obtient pas d’investissements, en revanche, le compte

personnel du directeur s’accroît considérablement ».137

Le premier but de la privatisation n’est pas atteint : les entreprises, bien que

dorénavant privées, ne sont pas capables de relancer la production. Joseph Stiglitz,

133

SOGRINE V., « Liberalizm v Rossii : peripetii i perspektivy », Obchestvebbye naouki i

sovremennost, Moscou, 1997, n°1, p. 18. 134

Voiture russe, symbole de richesse et objet de convoitise d’un Russe moyen à l’époque. 135

KOLESNIKOV A., Neizvestnyï Tchoubaïs. Stranitsy iz biografii, Moscou, Zakharov, 2003, p.108. 136

Tchoubaïs utilise ici le mot « халява », qui peut être traduit littéralement comme « aux frais de la

princesse ». Remarquons aussi, que cet extrait fait partie de l’ouvrage collectif La privatisation à la

russe. Les honoraires des auteurs de ce petit recueil d’articles s’élèvent à quelques centaines de milliers

de dollars, transférés par une société suisse Servina Trading SА. Suite à un scandale provoqué par la

publication de ce fait, plusieurs coauteurs de Tchoubaïs, qui occupent à l’époque les postes élevés, sont

obligés de démissionner au mois de novembre 1997. Tchoubaïs quitte le poste de ministre des finances

le 20 novembre 1997 (source : la revue hebdomadaire Kommersant-Vlast, Moscou, 18.11.2002). 137

TCHOUBAÏS A. (dir.), Privatizatsia po-rossiïski, www.sps.ru/?id=206184.

Page 77: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

77

lauréat du Prix Nobel d’économie de 2001, alors expert auprès de la Banque

mondiale, écrit que la chute de la production dans la Russie post-communiste est

inouïe : pendant la Grande guerre patriotique, les volumes de la production baissent

de 24%, alors que pendant la période de 1990 à 1999, la chute est de 60%.138

Pour ne pas tomber dans l’hyperinflation, la Russie continue à prendre des

crédits auprès du FMI et de la Banque mondiale, qui redoutent la dévaluation du

rouble. En 1993, la Russie doit payer 40 millions de dollars d’intérêts, ce qui est égal

au montant des revenus annuels tirés de l’exportation139

.

Le niveau de vie des Russes est catastrophique : en 1989, seulement 2% vivent

sous le seuil de pauvreté. Vers la fin de 1998, le nombre de pauvres, qui vivent avec

moins de 2 USD par jour, augmente jusqu’à 23,8%. Conformément au sondage de la

Banque mondiale, plus de 40% de population russe vivent avec 4 USD par jour.140

La paupérisation de la population de la Russie post-communiste provoque des

répliques de réprobation de plus en plus fortes. Les gens se demandent : le prix de la

liberté, n’est-il pas trop élevé ?

Le projet des réformateurs radicaux, mis en route en 1992, ambitionne une

édification rapide du capitalisme à travers l’instauration de la propriété privée des

moyens de production. Le vaste programme de privatisation dirigé par Anatoli

Tchoubaïs prévoit le retrait de l’Etat de la procédure de prise de décisions par les

agents économiques. Il est accompagné d’une réduction sensible de l’intervention

étatique dans la sphère sociale au nom de la diminution des dépenses budgétaires. La

chute de la production et le rationnement des subventions budgétaires ont un effet

néfaste sur le niveau de vie de la population. L’euphorie du soutien des

transformations démocratiques libérales cède la place aux contestations de plus en

plus sévères.

138

STIGLITZ J., « Kto poterial Rossiu ? » in Globalization and its discontents, New York, Norton,

2002, http://rusref.nm.ru/StiglitzLost.htm. 139

ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994, p. 166. 140

STIGLITZ J., « Kto poterial Rossiu ? » in Globalization and its discontents, New York, Norton,

2002, http://rusref.nm.ru/StiglitzLost.htm.

Page 78: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

78

Chapitre 6 : La contestation de la politique radicale des réformateurs

Après une année de réformes de la société et de son économie, le

mécontentement commence à se faire sentir parmi les masses populaires, ainsi que

dans les milieux politiques. Le Congrès des députés du peuple, organe représentatif et

législatif, et son organe organisationnel le Conseil Suprême sont farouchement

opposés à la politique du gouvernement d’Eltsine et de Gaïdar.

Cette contestation des grandes orientations de la politique d’Eltsine et surtout de

son radicalisme excessif dégénère en un conflit aigu entre les deux branches du

pouvoir, à savoir entre le Congrès et le Président. Cette divergence sur le déroulement

des réformes est renforcée par un conflit constitutionnel, qui met en question la

légitimité des prétentions intransigeantes à gouverner, exprimées par ces deux

institutions.

L’apogée de cette opposition est le coup d’état d’octobre 1993 fomenté par les

partisans eltsiniens. La victoire de ces derniers marque le renversement de l’ancien

régime et la création de la nouvelle république, proclamée par l’adoption d’un texte

constitutionnel, qui entérine les changements politiques de ces dernières années.

A. Les oppositions populaire et politique

Selon les sociologues russes B. Kapoustine et I. Kliamkine, qui mènent en 1993

différents sondages pour le Fonds « Obchestvennoe mnenie » (« Opinion publique »),

la société russe du début des années 1990

« reste pré-libérale, il lui faut encore faire son choix entre les voies libérale et non-

libérale du développement »141

.

141

KAPOUSTINE B., KLIAMKINE I., « Liberalnye tsennosti rossian », Polis, Moscou, 1994, n°1, p.

80.

Page 79: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

79

La société de la nouvelle Russie, ayant laissé derrière elle le dogme

communiste, est toujours à la recherche d’une idéologie, qui risque à tout moment de

basculer vers le régime totalitaire. Vers 1993, les adversaires des réformes libérales

apparaissent tant dans le milieu populaire que dans les structures du pouvoir.

Une grosse partie de population perd, suite à la libéralisation des prix et

l’inflation qui s’en suit, presque toutes ses épargnes. Il s’avère que

« la situation économique sous le capitalisme est encore pire que les affirmations des

ex-leaders communistes. Les perspectives pour l’avenir sont sombres. La classe

moyenne est pratiquement anéantie, le système du capitalisme clanique et mafieux est

mis en place, et l’unique acquisition, la création de la démocratie avec des libertés

significatives, y compris la liberté de la presse, s’est avérée fort fragile »142

.

Le pouvoir en place perd la confiance d’un peuple insatisfait depuis la

perestroïka de son niveau de vie, qui ne cesse de baisser143

, de ses revenus, des prix

des biens de consommation courante, des résultats de l’activité des organes du

pouvoir et des services de l’ordre public, de l’état de l’environnement. Il y a une

rupture entre les aspirations collectives et le rythme de leur réalisation.

Selon les sondages menés par l’Institut d’études sociopolitiques auprès de

l’Académie des sciences de Russie, les réponses données à la question « Si vous aviez

su en 1985, où mèneraient les réformes, les auriez-vous soutenues ? » se présentent

comme suit144

:

Réponses Février 1991 Avril 1992 Mai 1993

Je n’aurais pas soutenu, % 35 46 42

J’aurais soutenu, % 40 36 40

Sans réponse, % 25 18 18

Ces données mettent en relief la division de la société en deux camps, toutefois,

le camp des adversaires de la réforme ou bien de son radicalisme prévaut, même sans

tenir compte des hésitants (leur nombre demeure considérable ce qui peut être le

résultat de la désorientation idéologique des masses : les gens habitués aux méthodes

autoritaires ne comprennent pas encore ce qu’ils « doivent » penser). En mars 1993,

77,8% de la population considèrent l’état économique du pays comme déplorable,

142

STIGLITZ J., « Kto poterial Rossiu ? » in Globalization and its discontents, New York, Norton,

2002, http://rusref.nm.ru/StiglitzLost.htm. 143

Cf. l’annexe n°8. 144

ROUKAVICHNIKOV V., « Sotsialnaïa dinamika i politicheskiï konflikt v Rossii : vesna 1993 goda

– adaptatsia k krizisou », Sotsiologitcheskie issledovania, Moscou, 1996, n°9, p. 31.

Page 80: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

80

26,3% se plaignent des arriérés du paiement des salaires et des retraites. 35% des

citoyens redoutent des manifestations de protestation contre la chute du niveau de vie,

25,9% sont prêts à y participer145

.

La crise économique a pour corollaire la crise de confiance dans le

gouvernement, qui est le principal responsable des derniers changements du pays. La

même source montre l’attitude de la population à l’égard du gouvernement de la

Russie146

:

Réponses Avril 1992 Mai 1993

Le gouvernement applique une politique juste et, malgré quelques

difficultés rencontrées lors de son application, a déjà obtenu certains

résultats positifs, %

16 23

Le gouvernement a de bonnes idées, mais ne sait pas les réaliser, % 24 22

Le programme de mesures à entreprendre, ainsi que la façon de le

réaliser soulèvent mes objections, %

21 17

Le gouvernement actuel n’est pas capable de résoudre les problèmes du

pays, %

30 24

Autres réponses, % 4 4

Sans réponse, % 5 10

Le mécontentement des masses accentue la crise politique et plus précisément

constitutionnelle, qui commence à prendre de l’ampleur vers la fin 1992. Au mois de

décembre 1992, le VIIème Congrès des députés du peuple critique violemment le

travail du gouvernement de Eltsine et de Gaïdar. D’après l’expression du président du

Conseil Suprême Rouslan Khasboulatov, les membres du gouvernement de Gaïdar,

trop jeunes, inexpérimentés et pressés, ne sont que des « garçons aux pantalons

roses », qui ont une vision « romantique » de la gestion de l’économie. Par la suite, les

députés refusent l’investiture d’Egor Gaïdar, proposé par Eltsine, au poste de Premier

ministre. Le 14 décembre 1992, Gaïdar démissionne du poste de Président du Conseil

des ministres, qu’il occupait par intérim.

Le conflit aigu entre le Président Boris Eltsine et le Conseil Suprême, qui, doté

des fonctions législatives et du contrôle, fait office de Parlement, a une nature

145

« Ekonomitcheskie i sotsialnye peremeny : monotoring obchestvennogo mnenia », Informatsionnyi

bulleten VTsIOM, Moscou, 1995, n°3, p. 36-37. 146

ROUKAVICHNIKOV V., « Sotsialnaïa dinamika i politicheskiï konflikt v Rossii : vesna 1993 goda

– adaptatsia k krizisou », Moscou, Sotsiologitcheskie issledovania, 1996, n°9, p. 33

Page 81: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

81

constitutionnelle. Les institutions russes sont régies par la Constitution de la RSFSR

de 1978, qui est incorporée dans la Constitution d’URSS, adoptée en 1977. Le texte

constitutionnel de la RSFSR est amendé en 1991 suite à l’introduction du poste de

Président de la Fédération de Russie. En 1991, la Fédération de Russie proclame son

indépendance et crée un nouvel état souverain, sans pour autant se doter d’une

nouvelle constitution. L’institution du poste de Président de Russie n’est pas inscrite

dans la Constitution russe, mais adoptée par la loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le

Président de la RSFSR147

. Selon cette loi, le Président tire sa légitimité et son autorité

du scrutin universel. Cette disposition entre en conflit avec l’esprit de la constitution

russe de l’époque socialiste, qui véhicule le slogan « Le pouvoir aux Soviets ! ».

Le Congrès des députés du peuple et le Conseil Suprême en tant qu’organe

représentatif n’expriment pas de velléité à céder leur pouvoir devant les organes

exécutifs. Ainsi, la Banque centrale de Russie reste toujours sous la direction et le

contrôle du Conseil Suprême et échappe au gouvernement, ce qui rend extrêmement

difficile l’application de la politique monétaire et anti-inflationniste selon le

programme de Gaïdar.

Les députés du VIIème Congrès passent à l’action et revendiquent leur droit

constitutionnel de contrôler l’exécutif. Ils font valoir leur droit d’amender la

Constitution et votent le projet de loi selon laquelle le gouvernement est soumis

d’abord au Congrès, au Conseil Suprême et seulement ensuite au Président. De cette

façon, l’exécutif se voit dirigé par le législatif, ce qui signifie l’absence de séparation

des pouvoirs, c’est-à-dire du principe libéral et démocratique fondamental.

L’idéologue de ce changement renforçant l’influence du Parlement est Rouslan

Khasboulatov, Président du Conseil Suprême. Il en donne la motivation suivante :

« le parlement protège le gouvernement contre son glissement vers des méthodes de

direction autoritaires et rigides. Puisque le travail du gouvernement a toujours eu la

plupart du temps un caractère fermé et secret, il est mal contrôlé. Le gouvernement dont

le contrôle est perdu, surtout dans des conditions sociopolitiques de crise, est capable,

comme le montre l’expérience historique, de devenir un organe, qui représente un

intérêt pour un certain groupe sociopolitique. Le parlement par la force de l’ouverture

de son travail […] est capable de retenir le gouvernement de mesures extrêmes »148

.

Les réformes économiques sont au cœur du conflit. Les députés sont partisans

de l’approche graduelle selon le modèle scandinave, qui prévoit des subventions

147

Loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le Président de la RSFSR, Vedomosti sezda narodnykh deputatov

RSFSR i Verkhovnogo Sovieta RSFSR, Moscou, 1991, n°17.

Page 82: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

82

massives à la population comme palliatif aux pertes dues à la restructuration de

l’économie, à l’inflation et au chômage.

Les libéraux objectent en disant que le budget public ne peut pas supporter de

telles dépenses. Ils prônent l’approche monétariste. Ainsi, les premiers sont accusés

par leurs adversaires d’être rétrogrades et populistes, les seconds se font traiter de

marionnettes des Etats-Unis et de bourreaux du peuple.

Les deux partis sont persuadés de la nécessité d’une réforme constitutionnelle.

Lors du VIIème Congrès des députés du peuple, le Président Eltsine et les partisans de

Rouslan Khasboulatov et Alexandre Routskoï, vice-président de la Fédération de

Russie, arrivent à un compromis et suspendent les décisions du Congrès sur les

amendements à la Constitution. Eltsine accepte de remplacer Gaïdar par Viktor

Tchernomyrdine au poste de Premier ministre. Pour déterminer la direction dans

laquelle les réformes vont se développer, les adversaires décident de questionner le

peuple et de prendre la décision finale par voie de référendum. Ils acceptent

également la proposition du président de la Cour constitutionnelle Valeri Zorkine

d’organiser de nouvelles élections législative et présidentielle. Cette décision de faire

table rase du paysage politique ne fait que retarder la crise généralisée.

B. Le coup d’état de 1993, résultat de l’opposition parlementaire

Au début de l’année 1993, la Commission constitutionnelle formée par le

Congrès des députés du peuple commence son travail sur le projet de la nouvelle

Constitution conformément à la décision du Congrès du 12 décembre 1992 Sur la

stabilisation du régime constitutionnel de la Fédération de Russie149

. Cette dernière

résulte des négociations entre Eltsine et Khasboulatov. Le projet doit être présenté

lors du VIIIème Congrès des députés du peuple qui s’ouvre le 10 mars 1993,

cependant la présentation n’a pas lieu. Le Congrès entérine les décisions

148

KHASBOULATOV R., « Kakaïa vlast noujna Rossii ? », Sotsiologuitcheskie issledovania, 1992,

Moscou, n°11, p. 29-30. 149

Postanovlenie o stabilizatsii konstitutsionnogo stroia Rossiïskoï Federatsii, Moscou, Vedomosti

Sezda narodnykh depoutatov Rossiïskoï Federatsii i Verkhovnogo Soveta Rossiïskoï Federatsii, 1992,

n°52.

Page 83: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

83

constitutionnelles adoptées au mois de décembre 1992. Le conflit reprend son

envergure.

Le 20 mars 1993, le Président Boris Eltsine s’adresse au peuple dans une

allocution télévisée en disant que

« le VIIIème Congrès a permis en fait au Conseil Suprême de mettre en marche le

volant du coup d’état constitutionnel »150

.

Eltsine proclame l’état d’urgence qui suppose l’exercice de tous les pouvoirs par

le Président. En outre, il annonce la date du référendum sur la confiance au Président

et à sa politique de réformes, qui est fixée au 25 avril 1993.

Le cumul de toutes les branches du pouvoir par une seule personne porte

traditionnellement le nom de dictature. Cependant, quelques années plus tard, Eltsine

écrit dans son livre Les mémoires du président que pour lui l’état d’urgence ne

signifie nullement une attaque contre les députés ou le limogeage du Congrès, organe

représentatif, et encore moins l’usurpation du plein pouvoir. Pour lui,

« l’état d’urgence, mentionné dans le texte, a défini le côté procédural, juridique de

l’affaire ; j’ai annulé les décisions du parlement et du Congrès qui avaient limité les

pouvoirs du Président de la Russie ».151

La Cour constitutionnelle, avec Valeri Zorkine à sa tête, réagit aussitôt à la

déclaration du Président : le 22 mars 1993 elle déclare son décret anticonstitutionnel

puisque la Constitution ne prévoit pas cette forme de gouvernement en dehors de

l’état de siège. La Cour entame la procédure d’impeachment (la destitution) du

Président. Bien que la réaction des parlementaires et des juristes soit véhémente, le

vote des députés du IXème Congrès extraordinaire des députés du peuple ne mène pas

au bout le projet antiprésidentiel. Si 617 députés soutiennent la proposition de la Cour

constitutionnelle de destituer le Président pour sa tentative de coup d’état, il manque

72 voix des députés pour que cette décision remporte la majorité qualifiée de deux

tiers, à savoir 689 votes152

.

Eltsine est prêt à passer sans scrupule de l’opposition politique à la lutte

physique contre le Parlement récalcitrant. Alexandre Korjakov, alors chef de la

sécurité présidentielle, se rappelle que le Président a ordonné de dissoudre le Congrès

150

DOBROKHOTOV L. (dir.), Eltsine – Khasboulatov. Edinstvo, kompromiss, borba, Moscou, Terra,

1994, p. 306. 151

ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994, p. 183. 152

AVAKIAN S., Konstitutsia Rossii : priroda, evolutsia, sovremennost, 2 rééd., Moscou, RUID,

2000, www.constitution.garant.ru/DOC_1676651_sub_para_N_300.htm.

Page 84: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

84

en cas de vote positif pour l’impeachment. Si les députés refusaient de quitter la salle

du Congrès au Kremlin, les officiers du service de sécurité devaient diffuser dans

l’immeuble du gaz lacrymogène153

.

Le Congrès n’a pas d’autre solution face à la position du Président renforcée par

l’échec du vote d’impeachment, que de céder aux revendications d’Eltsine et de fixer

la date du référendum sur la question de confiance pour l’exécutif et pour le législatif

au 25 avril 1993.

Fruit de longues négociations entre les deux branches du pouvoir, le bulletin de

vote contient quatre questions qui doivent définir la future politique intérieure de la

Russie et devenir une sorte de vote « préliminaire » aux élections présidentielle et

législative anticipées. Comme l’écrit Marie Mendras, ces quatre questions

« ont fait du référendum un pot-pourri entre le plébiscite présidentiel et le sondage

d’opinion grandeur nature sur le sentiment de la population à l’égard du Parlement et

d’élections anticipées »154

.

Ces questions, ainsi que le pourcentage des votes positifs se présentent comme

suit155

:

Questions du référendum Les votes « oui », %

Avez-vous confiance dans le Président Boris Eltsine ? 58,7

Approuvez-vous la politique socio-économique suivie par le Président et le

gouvernement depuis 1992 ?

53,0

Pensez-vous que les élections présidentielles anticipées soient nécessaires ? 49,5

Pensez-vous que les élections législatives anticipées soient nécessaires ? 67,2

La participation au référendum est assez importante (68,9 millions de votants

sur 107,3 millions d’électeurs, soit 64,18%156

) ce qui peut être partiellement expliqué

par une campagne de propagande massive dans les médias. En général, ces derniers

ne cherchent pas à entrer dans les méandres du droit constitutionnel et épargnent à

leur audimat l’analyse profonde des raisons de la crise politique. Pour simplifier la

153

KORJAKOV A., Boris Eltsine : ot rassveta do zakata, Moscou, Interbouk, 1997, p. 160. 154

MENDRAS M., « Les trois Russie : analyse du référendum du 25 avril 1993 », Revue française de

science politique, Paris, 1993, n°6, p. 904. 155

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 156

Ibidem.

Page 85: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

85

tâche, les propagandistes diffusent une version simplifiée et proposent même une

marche à suivre sous forme de slogan, facile à retenir :

« Si le Président est mauvais,

Vote « non », « non », « oui », « non » !

Si le speaker est nul,

Vote « oui », « oui », « non », « oui » !157

Remarquons que cette formule toute prête est orientée vers le charisme des

chefs des camps adverses. L’argument fort de cette campagne, largement pro-

eltsinienne, est le suivant : tu votes Eltsine, donc, tu choisis la Russie libre, tu votes

Khasboulatov, donc, tu es pour les forces réactionnaires.

Les deux premières questions sont de type plébiscitaire. Les habitants de la

Russie réaffirment globalement leur soutien à Eltsine, quoique le « oui » au Président

soit plus affirmatif par rapport au « oui » à sa politique économique. Selon la Cour

constitutionnelle, les deux dernières questions auraient eu des effets institutionnels, si

la majorité absolue avait été atteinte. Comme ceci n’est pas le cas, les élections

législatives ne sont pas convoquées. Le référendum ne sort pas l’opposition des deux

pouvoirs de l’impasse.

La « trêve » entre le camp présidentiel et les parlementaires réfractaires ne dure

que quelques mois jusqu’à la signature par Boris Eltsine de son oukase n°1400 du 21

septembre 1993 Sur la réforme constitutionnelle progressive dans la Fédération de

Russie158

, qui marque une nouvelle étape offensive de la lutte pour le pouvoir. Cet

oukase prévoit la suspension de l’activité du Congrès des députés du peuple et du

Conseil Suprême comme institutions antidémocratiques et hostiles aux réformes

libérales. Au soir du 21 septembre, Eltsine s’adresse dans son allocution télévisée au

peuple, certain de son soutien réaffirmé lors du référendum. Le Président constate que

le compromis avec le Parlement est impossible à cause du sabotage par ce dernier des

réformes. Eltsine va jusqu’à accuser les parlementaires de conspirer contre le

Président et la nation entière :

157

Ce coup propagandiste mérite, à notre avis, d’être cité en langue originale :

« Если плох наш Президент,

Голосуй «нет», «нет», «да», «нет»!

Если спикер – ерунда,

Голосуй «да», «да», «нет», «да»!» 158

Oukase du Président de la Fédération de Russie n°1400 du 21 septembre 1993 0poetapnoï

konstitputsionnoï reforme v Rossiïskoï Federatsii, Sobranie aktov Prezidentai i pravitelstva Rossiïskoï

Federatsii, Moscou, 1993, n°39.

Page 86: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

86

« Pendant ces derniers mois, des dizaines de nouvelles décisions antipopulaires ont été

préparées et adoptées [par le Parlement]. Plusieurs d’entre elles sont orientées exprès

vers la détérioration de la situation en Russie »159

.

Ainsi, les institutions « rétrogrades » n’existent plus. Eltsine annonce la date des

élections de la nouvelle institution représentative, l’Assemblée fédérale, le nouveau

parlement bicaméral. Immédiatement, la Cour constitutionnelle déclare l’oukase

présidentiel illégal. En effet, la Cour applique la Constitution à la lettre : l’article 121-

5 refuse clairement au Président le droit de dissoudre ou suspendre l’activité ni du

Congrès, ni du Conseil Suprême.

Le soir même, la Cour adopte la décision sur la destitution d’Eltsine du poste de

Président et sur l’entrée en fonction présidentielle du vice-président Alexandre

Routskoï, qui se range dans cette opposition du côté du Parlement.

Le 23 septembre 1993, le Xème Congrès des députés du peuple se réunit en

urgence. Il qualifie les actions du Président de coup d’état. Selon la décision des

députés, l’état de crise exclut la légitimité de toutes élections annoncées par Eltsine.

Le conflit atteint son apogée les 3 et 4 octobre, quand le mécontentement des

Moscovites, chauffés des deux côtés par les partisans des deux camps adverses,

s’exprime dans les rues et se transforme en violentes émeutes. Le siège du Conseil

Suprême, nommé « Maison blanche », et pris d’assaut par les troupes militaires

fidèles au Président. Les chars tirent des obus sur la façade de la « Maison blanche »,

qui depuis le début du conflit est coupé du reste du monde : les lignes téléphoniques,

l’électricité et l’eau sont coupées sur décision du Président. Les troupes militaires

fidèles au Président réussissent à entrer dans la Maison blanche, barricadée et

protégée par le service de sécurité du parlement et les soldats du général réfractaire

Albert Makachov. Le résultat du siège est l’arrestation des chefs principaux des

insurgés, à savoir de Khasboulatov, Routskoï, Makachov, Anpilov, leader de

l’extrême-gauche. Après la défaite des parlementaires la situation à Moscou se

détend, l’état d’urgence s’oublie progressivement.

Depuis les émeutes à Tbilissi en 1989 et à Vilnius en 1991, qui ont fait des

victimes, la transition vers le modèle libéral démocratique de la société russe s’est

passé sans verser le sang jusqu’à l’automne 1993. Lors des trois jours d’octobre, suite

à l’échange de coups de feu entre les présidentialistes et les partisans du Parlement,

selon les données officielles, 146 personnes sont tuées. L’issue de cette insurrection

159

Rossiiskaïa gazeta du 22 septembre 1993.

Page 87: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

87

de l’opposition au Président, toujours nommée prudemment dans les médias officiels

« d’événements tragiques d’octobre 1993 », montre que le pouvoir russe est prêt à

réaffirmer sa volonté de rester sur la voie des réformes libérales, même s’il faut

renoncer à la démocratie et avoir recours aux mesures autocratiques. Après avoir frôlé

la guerre civile, la société s’assure du fait que la dictature est tout à fait compatible

avec la politique libérale, tout comme au Chili du temps d’Augusto Pinochet.

C. La construction du nouveau régime

Suite à la victoire des forces eltsiniennes, qui se veulent démocratiques et

progressistes, la nouvelle république est créée pratiquement sur mesure pour le

Président Eltsine. La date du référendum sur le texte de la nouvelle Constitution, ainsi

que les élections de l’Assemblée fédérale dont l’apparition est annoncée par le texte

constitutionnel, est fixée au 12 décembre 1993.

Au début, l’idée de l’élaboration du texte constitutionnel est parfaitement

démocratique : le 12 mai 1993, juste après la publication des résultats du référendum

du mois d’avril, Eltsine signe l’oukase n°660 Sur les mesures d’achèvement de la

préparation de la nouvelle Constitution de la Fédération de Russie. Il suppose la

formation d’un organe consultatif, la Conférence constitutionnelle, composé de

représentants des branches du pouvoir fédérales et locales, des partis politiques, des

syndicats, des milieux académiques et d’affaires, des confessions religieuses, par

exemple, en tout 250 personnes. Comme l’écrit Jacques Sapir, au sein de cette

Conférence naissent plusieurs projets qui diffèrent du projet « officiel » : le Président

« eut une chambre assise là où il avait espéré une chambre couchée ».160

Mais le Président est pressé et intransigeant vis-à-vis des opinions distinctes de

la sienne. La Cour constitutionnelle participe à l’élaboration du projet, mais occupe

une position de « gendarme » et veille à ce que le Président n’empiète pas sur le

terrain des compétences d’autres branches du pouvoir. En plus, au début du mois de

septembre 1993, la Cour s’apprête à étudier la requête des députés sur la légitimité

160

SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 166.

Page 88: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

88

des accords de Belovejskaïa Pouchtcha de 1991, qui ont proclamé la dissolution de

l’Union soviétique. Le traitement de cette question peut porter atteinte à la légitimité

même du Président actuel de la Russie, puisqu’il est élu en tant que président d’une

république faisant à l’époque partie de l’URSS, mais actuellement inexistante.

Depuis, la Russie a changé de statut juridique sans pour autant élire un nouveau

Président. L’annonce de l’examen de cette affaire accélère le renversement du régime

par les partisans d’Eltsine en octobre 1993.

Les acquisitions démocratiques et libérales sont inscrites dans le texte de la

Constitution présentée au référendum : les droits de l’homme et les libertés

fondamentales font dorénavant partie de la loi suprême russe et sont conformes à la

Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et à la Convention européenne

des droits de l’homme de 1950 (les articles 17-64). L’article 13 proclame le

pluralisme politique, qui est appelé à protéger le système du multipartisme. L’autre

acquisition du régime libéral est la disposition de l’article 8 concernant la protection

sur le territoire du pays de la propriété privée et de la liberté d’entreprise, fondement

de l’économie de marché.

Le régime politique russe se voit considérablement transformer suite à

l’apparition d’un vrai parlement bicaméral, l’Assemblée fédérale. L’article 10

entérine la séparation stricte entre les trois branches du pouvoir. Le Président n’est

plus le « plus haut fonctionnaire de la Fédération de Russie et le chef de

l’exécutif »161

, il devient le chef de l’Etat162

. Il ne fait plus partie de l’exécutif car il se

place au-dessus des trois branches du pouvoir pour assurer leur coordination

conformément à l’article 80.

La nouvelle république est présidentielle. Les pouvoirs du Président sont

considérablement accrus par rapport à ses attributions fixées par la Constitution de la

RSFSR. Il peut dorénavant contrôler le processus de l’élaboration des lois, car

conformément à l’article 84, il a le droit d’initiative législative. Le même article lui

confère le droit de veto, ainsi que le droit, depuis longtemps revendiqué par les

partisans d’un pouvoir présidentiel fort, de dissoudre le Parlement.

A la différence du rôle présidentiel élargi, la fonction du parlement est

sensiblement encadrée par la nouvelle Constitution. Les articles 111 et 117 permettent

161

Constitution de la RSFSR du 12 avril 1978 (réd. du 10.12.1992), Moscou, Izdatelstvo Verkhovnogo

Soveta Rossiïskoï federatsii, 1992, art. 121-1.

Page 89: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

89

au Président de dissoudre la chambre basse, qui prend le nom de Douma, si elle

décline trois fois l’investiture du Premier ministre proposé par le Président (article

111-4). La Douma n’a pas intérêt non plus à contester la politique du gouvernement :

en cas de répétition de la motion de censure en l’espace de trois mois, le Président a le

choix entre le limogeage du gouvernement et la dissolution de la Douma. Tenant

compte de l’intransigeance d’Eltsine vis-à-vis des députés tout au long des années

1992 et 1993, le vote de défiance dans ces conditions-là est proprement suicidaire

pour la Douma.

La Constitution est adoptée par 58,43% de « oui » avec un taux de participation

de 54,81%163

. Ces résultats sont sévèrement contestés. Des doutes persistent quant au

nombre d’électeurs : en décembre 1993, ils sont 106,1 millions, tandis que lors du

référendum du mois d’avril ce chiffre est de 107,3 millions164

. En sept mois, à peu

près un million d’électeurs disparaît des listes de vote. Certains participants de la

Commission constitutionnelle témoignent que le taux de participation est de 46,1%165

,

c’est-à-dire inférieur à 50% des inscrits, indispensables pour que les résultats du

référendum soient valables.

Les élections des députés de la Douma, instituée par la nouvelle Constitution,

coïncident avec le référendum constitutionnel. Leurs résultats réservent un virage

politique fort inattendu aux auteurs du renversement du régime précédent.

La moitié de sièges (225 places) est élue au scrutin de liste proportionnel simple, le

pays entier étant considéré comme une seule circonscription. L’autre moitié est élue

au système majoritaire à un tour. Cependant seules les listes ayant dépassé les 5% de

votes sont prises en compte. Cette circonstance permet de fermer d’emblée l’accès

aux petits partis. Au total, huit associations politiques franchissent la barre des 5%.

Le parti du Président est le bloc politique le « Choix de la Russie » (« Vybor

Rossii »), créé par les libéraux radicaux et dirigé par Egor Gaïdar. Après sa démission

forcée du poste de Premier ministre en décembre 1992, il retourne à l’activité

scientifique au sein de l’Institut des problèmes de la période de transition. Il ne reste

pas longtemps à l’écart de la grande politique et en septembre 1993, il accepte la

162

Constitution de la Fédération de Russie du 12 décembre 1993, Moscou, Iouriditcheskaïa literatoura,

1993, art. 80. 163

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 164

Ibidem. 165

ROUMIANTSEV O., Osnovy konstitutsionnogo stroïa Rossii (poniatie, soderjanie, voprosy

stanovlenia), Moscou, Iourist, 1994, p. 93.

Page 90: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

90

proposition du Président de retourner au gouvernement en tant que premier adjoint du

Premier ministre Viktor Tchernomyrdine.

Cependant les démocrates n’obtiennent pas la majorité dans la Douma, à la

grande surprise des présidentialistes. La percée du parti libéral-démocrate (LDPR)

enterre les espoirs des eltsiniens de faire du parlement une chambre décorative. Les

votes entre les trois blocs politiques les plus importants se partagent comme suit : le

LDPR est largement majoritaire avec 22,92% des votes. Il est suivi par le bloc du

« Choix de la Russie » (15,51%). Les communistes avec Guennadi Ziouganov à leur

tête passent avec 12,4% de votes166

. Ainsi, l’opposition aux grandes orientations

politiques conçues par Eltsine et son équipe libérale, sera exprimée non seulement par

les communistes vus comme une force rétrograde et conservatrice, mais par un

mouvement de facture récente.

Qu’est-ce que représente le parti libéral-démocrate ? Selon l’expression de J.

Sapir, « deux mensonges pour le prix d’un »167

. Le discours de Vladimir Jirinovski,

chef du parti et personnage emblématique, n’est ni libéral, car il prône l’approche

autoritaire, ni démocratique, puisqu’il soutient une politique ultranationaliste. Il est

violemment hostile aux démocrates eltsiniens comme à la nomenklatura communiste

ainsi qu’aux indépendantistes des différentes républiques nationales. « Cet

ultranationaliste qui manie la provocation et l’antisémitisme avec un art

consommé »168

ne surgit pas sur l’horizon politique russe comme un deus ex machina.

Candidat au poste présidentiel de la RSFSR lors des élections en 1991, il fait un score

de 7,81%, considérable pour un débutant politique, et arrive troisième après Boris

Eltsine (57,3%) et Nikolaï Ryjkov, ancien Premier ministre de l’URSS sous

Gorbatchev, (16,85%)169

.

L’échec du camp libéral s’explique, entre autres, par les « effets secondaires »

de la thérapie de choc, que la population vit difficilement. Les démocrates de l’équipe

d’Eltsine sont discrédités aux yeux des électeurs par leurs réformes désordonnées et

peu conséquentes. Le peuple, fatigué par la récession de l’économie, le chômage

technique, les arriérés de paiements, la montée de la criminalité organisée, aspire à ce

166

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 167

SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 173. 168

BOUTHORS J.-F., « Les détours de la démocratie en Russie », Politique étrangère, Paris, 1994,

n°2, p. 381. 169

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru.

Page 91: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

91

que les coupables de son malheur soient punis, et adhère aux idées de Vladimir

Jirinovski d’un régime fort, dont le slogan choc est « Les bandits – contre le mur ! ».

Jirinovski ne manque pas de promesses ouvertement populistes, mais qui se révèlent

efficaces pour l’augmentation de sa cote, comme, par exemple, la baisse immédiate

du prix de vodka.

Les élections de décembre 1993 marquent une énorme rupture avec les résultats

du référendum du mois d’avril 1993. Le peuple, qui était prêt à soutenir les réformes,

quoi que fort douloureuses, engagées par les libéraux, se tourne vers le camp adverse,

partagé entre les communistes et les nationalistes. La défaite du « Choix de la

Russie », qui veut dire aussi la défiance pour Eltsine, est tributaire du penchant de ce

dernier pour l’élimination de ses adversaires par la force des armes et non par des

moyens démocratiques.

La politique trop radicale du gouvernement d’Eltsine et de Gaïdar est critiquée

tant par le peuple, qui souffre de l’inflation et de la pénurie généralisée, que par les

partisans de mesures plus tempérées. Au sein du Conseil Suprême, les adeptes du

gradualisme politique et économique prévalent devant les adeptes de la politique

radicale de Gaïdar. Leur conflit dégénère en une crise constitutionnelle aiguë, qui a

pour fondement le partage du pouvoir suprême entre l’exécutif et le législatif. Cette

contradiction prend une ampleur importante lors de l’insurrection armée des partisans

du parlement au mois d’octobre 1993. La victoire du camp d’Eltsine permet de

réaliser le projet de création de la nouvelle république, cette fois-ci, ouvertement

présidentielle. Les élections législatives de décembre 1993 selon le nouveau mode du

scrutin donnent une forte impulsion à la création de partis politiques désireux de

siéger au sein de la Douma.

Page 92: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

92

III. La phase politique du libéralisme, création des partis

libéraux

« Il y a plus de chances de rencontrer un bon

souverain par l'hérédité que par l’élection».

Napoléon Bonaparte

Chapitre 7 : La nouvelle république, catalyseur de la création des

partis libéraux

L’histoire de la Russie du début des années 1990 est un enchaînement de pas

politiques, qui à chaque fois rendent le retour vers le passé communiste toujours plus

difficile. La refonte de la structure économique nationale va de paire avec la

construction d’un véritable système multipartiste. Dès 1990, avec l’annulation de

l’article 6 de la Constitution de l’URSS, portant sur le rôle prépondérant du Parti

communiste, les forces démocratiques obtiennent enfin la possibilité de faire valoir

leur droit à l’association.

A l’aube de la création de la Fédération de Russie en tant qu’Etat démocratique

et libéral, les démocrates représentent une masse hétéroclite d’idéologies et de projets

politiques. Sous les drapeaux du mouvement « La Russie démocratique » ils se

retrouvent autour d’une idée commune : un anticommunisme avéré. Mais ce

rapprochement est trop large et trop peu structuré pour permettre, à la veille des

élections législatives de 1993, d’agir de manière efficace pour s’assurer la majorité

dans la future Douma.

Conscients de leur rôle, qui est dicté par la nouvelle disposition des forces

réformatrices et conservatrices, les libéraux cherchent à créer de nouvelles unions

politiques. Le camp des libéraux est partagé en deux ailes. Les partisans des réformes

radicales se réunissent autour d’Egor Gaïdar, fidèle collaborateur de Boris Eltsine,

pour créer le bloc du « Choix de la Russie ». En revanche, Grigori Iavlinski et ceux

qui le soutiennent forment le bloc électoral « Iabloko » qui veille à la réalisation de

Page 93: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

93

principes véritablement démocratiques pour faire face au parti du pouvoir et à sa

figure emblématique Gaïdar.

A. La « Russie démocratique », substrat idéologique des partis libéraux

L’ère libérale commence en Russie post-communiste en juin 1991 avec

l’élection de Boris Eltsine au poste présidentiel de la RSFSR. Eltsine, figure

charismatique du mouvement démocratique, réunit autour de lui une équipe de

« techniciens » des réformes libérales, qui forment le premier gouvernement libéral.

Ils se rangent sous les drapeaux idéologiques du libéralisme, mais n’ont aucune plate-

forme politique et n’appartiennent à aucun parti après avoir rendu (en tout cas,

certains d’entre eux) leurs cartes de membre du Parti communiste. Leur idéologie se

fonde sur le rejet des pratiques communistes et la négation de l’existence du moindre

acquis positif de ce régime. Les libéraux, et Eltsine le premier, partagent des vues

diamétralement opposées à celles des communistes : en Union soviétique, les

communistes opprimaient les libertés fondamentales170

, mais les libéraux les

inscriront dans le texte constitutionnel. Les communistes jetaient les gens en prison

pour « spéculation », tandis qu’une des premières lois des libéraux sera la loi sur la

liberté du commerce. Durant les dernières années de l’existence de l’URSS, le

Secrétaire général du PCUS Mikhaïl Gorbatchev écrase toute tentative de séparatisme

du côté des républiques nationales171

. Eltsine, en revanche, propose aux membres de

la Fédération de Russie de prendre autant de souveraineté « qu’elles pourraient en

emporter », selon sa propre expression. Enfin, depuis la fin des années 1920, le

régime communiste s’entête à maintenir, au besoin, par la force, son système des

kolkhozes. Pour sa part, l’idéologie libérale prône l’économie rurale individuelle.

170

Les libertés et droits fondamentaux tels que le droit à la vie, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit

à un procès équitable, le droit au respect de la vie privée et familiale, le droit à la liberté de pensée, de

conscience, de religion, d’expression, de réunion et d’association et d’autres, énumérés dans la

Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales du 4 novembre 1950. 171

Quinze républiques soviétiques forment l’URSS. Leurs tendances séparatistes se renforcent à la fin

des années 1980. En avril 1989, à Tbilissi, capitale de la république soviétique de Géorgie, les troupes

soviétiques tirent sur les manifestants exigeant l’indépendance de la Géorgie. Au mois de janvier 1991,

échoue la tentative des troupes soviétiques de prendre contrôle sur le gouvernement de Lituanie, qui a

proclamé l’indépendance de cette république de l’URSS.

Page 94: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

94

Les groupuscules de différentes obédiences libérales se réunissent en 1990 en

un mouvement la « Russie démocratique » (« Demokratitcheskaïa Rossia ») à

l’occasion des premières élections multipartistes au Congrès des députés du peuple de

l’URSS en mars 1989 et de la RSFSR en mars 1990. Ce mouvement a le caractère

d’une association de plusieurs courants démocratiques rassemblés dans un seul bloc

électoral et n’est pas structuré comme un parti politique doté d’un système

hiérarchique rigide et de l’unité de la doctrine. La « Russie démocratique » peut être

considérée comme un « protoparti »172

à la composition hétéroclite, pas assez

structuré pour devenir une véritable organisation politique avec un leader unique à sa

tête, mais assez homogène sur le plan idéologique. Les démocrates se retrouvent

autour d’une plate-forme commune, celle de la lutte contre la nomenklatura

communiste.

Suite aux élections locales des maires de Moscou et de Saint-Pétersbourg en

1991, les personnages éminents de la « Russie démocratique » arrivent à accéder aux

rouages politiques et administratifs comme, par exemple, Gavriil Popov et Anatoli

Sobtchak, respectivement les premiers maires de Moscou et de Saint-Pétersbourg.

Bien que ni Boris Eltsine, le chef des libéraux, ni les membres de son gouvernement

ne manifestent leur appartenance à un parti, le poids politique de ce mouvement est

particulièrement considérable. En 1990, le bloc parlementaire de la « Russie

démocratique » au sein du Ier Congrès des députés du peuple de la RSFSR, constitué

de 1 068 députés, comprend à peu près 300 députés173

.

L’anticommunisme spontané de la « Russie démocratique » demeure l’idéologie

communément acceptée par ses membres. Le premier schisme du camp démocratique

résulte des différences d’appréciation des réformes libérales d’Eltsine et de Gaïdar. Le

paradoxe est le suivant : d’un côté, les réformes trop radicales ne peuvent que susciter

une réprobation virulente, de l’autre côté, elles sont parrainées par le Président qui

jouit d’un énorme « crédit de confiance » des libéraux, même s’il n’est pas de jure

leur chef. Une partie des libéraux forme l’opposition à Eltsine et son équipe, en

considérant comme une erreur le rythme des réformes trop rapide et leurs procédés

trop radicaux.

172

MITROKHINE S., « Sovetskoe nasledstvo », , Vek XX i mir, Moscou, 1991, n°10. 173

Vedomosti Sezda narodnykh depoutatov RSFSR i Verkhovnogo Soveta RSFSR, Moscou, izdanie

Verkhovnogo Soveta RSFSR, 1990, n°1.

Page 95: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

95

La division des démocrates affaiblit la « Russie démocratique » sur le plan de

l’influence politique. Grigori Iavlinski, chef du parti « Iabloko » issu de la « Russie

démocratique », paru en automne 1993, à la veille des élections à la Douma, refuse de

reconnaître à cette dernière un rôle politique décisif :

« Après la dissolution de l’URSS et jusqu’à ce jour [juillet 1995], le mouvement

démocratique vit une sérieuse crise : il est morcelé et peu influent. Certains analystes

expliquent ceci par les qualités subjectives des leaders du mouvement démocratique,

leurs ambitions, l’incompétence, l’infantilisme politique. Tout cela n’est pas dénué de

fondement. »174

Selon Iavlinski,

« la démocratie est une politique qui s’appuie sur la majorité en prenant en compte les

intérêts de la minorité ».175

Ainsi, Eltsine et son gouvernement trahissent les intérêts du peuple, c’est-à-dire, de la

majorité, en comblant par leurs réformes économiques les aspirations de leur

clientèle, qui prendra par la suite le nom d’« élite d’affaires ».

La nouvelle donne politique après l’écrasement de l’insurrection du Conseil

Suprême176

prend le camp libéral au dépourvu. L’oukase présidentiel n°1400 du 21

septembre 1993 fixe la date de nouvelles élections législatives au début du mois de

décembre 1993, ce qui ne laisse pratiquement que deux mois pour la préparation de la

plate-forme électorale. L’oukase du Président n°1557 du 1er octobre 1993177

annonce

le nouveau règlement de l’élection, qui introduit le mode de scrutin mixte : la moitié

des députés de la Douma est élue selon le système majoritaire, l’autre moitié sur les

listes des partis. Dans un premier temps, cette nouveauté signifie que la Russie

renonce au système de la représentation des territoires uniquement par des députés

élus sur le fondement de leurs promesses de lobbying des intérêts locaux.

Dans un deuxième temps, le scrutin de liste proportionnelle suppose le choix

entre des partis, qui proposent des programmes différents, représentent des idéologies

divergentes. Conformément aux dispositions de l’oukase n°1557, les listes des partis

174

IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Izvestia, Moscou, le 12, 13 juillet 1995. 175

Ibidem. 176

Il s’agit des événements intervenus entre le 21 septembre et le 5 octobre 1993, lors de la phase aiguë

du conflit entre le pouvoir présidentiel et les forces pro-parlementaires. La question du partage du

pouvoir suprême explique en grande partie l’insurrection armée à Moscou organisée par les partisans

du Conseil Suprême. Les forces pro-présidentielles assiègent le parlement -la Maison Blanche-, et

écrasent la résistance des insurgés (voir le chapitre 6). 177

Oukase n°1557 du 1er octobre 1993 Ob outverjdenii outotchnennoï redaktsii Polojenia o vyborakh

depoutatov Godoudarstvennoï Doumy v 1993 godou i o vnesenii izmenenii i dopolnenii v Polojenie o

federalnykh organakh vlasti na perekhodnyï period, Bulleten TsIK, Moscou, 1993, n°1.

Page 96: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

96

ou des blocs électoraux sont enregistrées par la Commission centrale électorale, si ces

associations, préalablement enregistrées auprès du Ministère de la justice, présentent

des listes contenant des signatures de soutien d’au moins 100 000 citoyens de sept

unités fédérales. Cette condition exige des efforts considérables de la part des blocs

électoraux sur le plan de l’organisation structurelle de leurs mouvements.

B. Le processus de réunification des forces pro-présidentielles

Dès la fin de 1992, l’idée d’élections législatives anticipées, chère au Président

Eltsine, est dans l’air. Après avoir perdu sa place au gouvernement, Egor Gaïdar ne

reste pas en marge de la grande politique. Plusieurs ministres de son cabinet gardent

leurs portefeuilles ministériels comme, par exemple, Anatoli Tchoubaïs, responsable

de la privatisation. Officiellement, Gaïdar retourne à son activité scientifique à

l’Institut des problèmes de la période transitoire, mais en même temps, il entame vers

le mois de mars 1993 des consultations au sein du mouvement « Russie

démocratique » pour préparer le terrain pour les législatives, qui se profilent

inévitablement à l’horizon politique.

Même si le Président est obligé de « sacrifier » la candidature de Gaïdar au

poste de Premier ministre pour obtenir la trêve avec le parlement, Gaïdar reste dans le

camp eltsinien. Il essaye de consolider le mouvement démocratique pour assurer la

victoire des partisans du Président lors des législatives. Il s’avère que la « Russie

démocratique » n’est pas pleinement capable de faire face aux forces adverses, celles

des partisans de la politique du Conseil Suprême, à savoir des communistes invétérés

et des adeptes du président du Conseil Suprême Rouslan Khasboulatov et du vice-

président Alexandre Routskoï. Gaïdar est d’avis que

« la plus puissante union de notre partie du spectre politique, « Russie démocratique »,

est en état de demi-décomposition. De nouveaux groupements politiques se détachent

d’elle, elle est amorphe, n’a ni un système d’appartenance fixe, ni ses propres organes

de presse, ni un système valable de propagande, ni l’argent, ni des leaders

compétents. »178

178

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p.486.

Page 97: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

97

Il faut remarquer d’ailleurs que beaucoup de ces nouveaux groupements, dont

parle Gaïdar, seront des « enfants mort-nés » de la « Russie démocratique », comme,

par exemple, le Parti de la liberté économique (PES en abréviation russe), créé par

l’homme d’affaires Konstantin Borovoï, ou le Mouvement pour les réformes

démocratiques (DDR) d’Anatoli Sobtchak et de Gavriil Popov, appelés par les médias

les « maîtres de chantier de la perestroïka »179

. Le DDR n’atteint pas la barre des 5%,

le minimum des voix exprimées, pour entrer à la Douma.

Parmi les partis libéraux démocratiques, qui survivent à la première législature

de 1993-1995, figurent le « Choix démocratique de la Russie » (« Demokratitcheskiï

vybor Rossii » ou DVR) de Gaïdar et « Iabloko », parti de Grigori Iavlinski. A leurs

débuts, plus précisément en octobre 1993, ces deux partis sont organisés comme des

blocs électoraux.

La nouvelle Constitution introduit dans le langage politique deux nouvelles

notions liées au processus électoral. La première est les « associations électorales », la

seconde les « blocs électoraux », qui sont des coalitions des premières. Le terme

« association électorale » est en réalité un « palliatif », qui doit combler une lacune

juridique : en 1993, le statut du parti politique n’est pas légalement défini. La

législation russe de cette période ne voit pas de différence entre les partis politiques,

des associations ou bien des unions comme, par exemple, des syndicats. L’association

électorale doit être dûment enregistrée auprès du Ministère de la justice et de la

Commission électorale centrale. Ses statuts doivent comporter une indication sur ses

intentions de participer aux élections par la voie de proposition d’un candidat.

En octobre 1993, Egor Gaïdar réussit à créer le bloc le « Choix de la Russie »

(« Vybor Rossii »), qui réunit des dizaines d’organisations démocratiques ayant

soutenu les réformes radicales de 1992 et accepté, chacune à sa mesure, la position du

Président lors du conflit entre les deux branches du pouvoir et les mesures de

l’installation du nouveau régime. Les deux plus importantes composantes de ce bloc

sont le Parti de l’initiative démocratique180

et le Parti des paysans de la Russie181

. Le

179

Tous les deux sont députés du Congrès des députés du peuple de l’URSS, élu en 1989 pour la

première fois par la voie démocratique. Ils œuvrent chacun dans son domaine professionnel (Popov est

économiste, Sobtchak est juriste) à la traduction concrète des tendances démocratiques de la

perestroïka. Leurs discours politiques sont largement médiatisés. 180

Parti démocratique centriste, loyal au Président, créé en août 1993. Son leader est l’économiste

Pavel Bounitch. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie

partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 89. 181

Parti libéral démocratique, défendant les intérêts des paysans propriétaires, des fermiers. Le leader

est Iouri Tchernitchenko, député du Congrès des députés du peuple de la RSFSR durant la législature

Page 98: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

98

noyau de ce bloc est incarné par Gaïdar en tant que personne de confiance de Boris

Eltsine, et par ses proches collaborateurs, parmi eux Anatoli Tchoubaïs, les ministres

des gouvernements actuel et précédent. Dès le mois de septembre 1993, comme nous

l’avons déjà précisé auparavant, Gaïdar réintègre le gouvernement en qualité de

premier adjoint du Premier ministre Tchernomyrdine. Ce dernier ne partage pas

l’approche radicale des réformes et applique une politique économique inflationniste,

ce qui provoque des critiques de la part de Gaïdar. Cette cohabitation durera au moins

pendant la période de préparation aux législatives et le premier mois d’existence de la

Douma.

Sur la liste électorale du « Choix de la Russie », à part les noms de Gaïdar et de ses

ministres (figures peu populaires dans le peuple en raison du résultat déplorable de

leurs réformes), figurent les noms emblématiques de Sergueï Kovaliov182

et Ella

Panfilova183

, célébrissimes défenseurs des droits de l’homme. La liste contient des

noms d’artistes, d’écrivains et de savants connus, qui représentent une sorte de

« vitrine » attractive de ce bloc et donnent une impression positive de cette nouvelle

union. Comme l’écrit Viktor Cheïnis, membre du mouvement « Russie

démocratique », c’est

« une parade d’étoiles politiques de date récente, quoique parsemées dans les parties

différentes de l’horizon ».184

Lors de la campagne électorale, Eltsine déclare à maintes reprises que le parti,

qui lui est plus proche sur le plan idéologique, est celui de Gaïdar. Malgré toutes les

espérances et à la grande déception d’Egor Gaïdar, le Président Eltsine ne participe

pas à l’Assemblée constituante du « Choix de la Russie », qui a lieu à Moscou le 16

octobre 1993. Ainsi, Boris Eltsine ne soutient pas directement le bloc du « Choix de la

de 1990-1993. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie

partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 56. 182

Sergueï Kovaliov (né en 1930), défenseur des droits de l’homme. En 1974, il est accusé de mener

une propagande antisoviétique et condamné pour cette raison à sept ans de camps et trois ans d’exil. En

1990, Kovaliov est élu député du Congrès des députés du peuple de la RSFSR. En 1994, il devient le

premier ombudsman en Fédération de Russie. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika,

2001, vol.1. 183

Ella Panfilova (née en 1953) est élue en 1989 au Congrès des députés du peuple de l’URSS. Elle

devient ensuite membre du Conseil Suprême de l’URSS. De 1991 à 1993, elle est ministre de la

protection sociale de la Fédération de Russie. A partir de 1994, elle est à la tête du Conseil pour la

politique sociale auprès du Président de la Fédération de Russie. En novembre 1994, elle quitte le

groupe parlementaire le « Choix de la Russie » suite à la confrontation de Gaïdar avec le

gouvernement. Source : Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol.2. 184

CHEÏNIS V., Vzliot i padenie parlamenta. Perelomnye gody v rossiïskoï politike (1985-1993),

Moscou, Moskovskiï Tsentr Carnegie, Fond INDEM, 2005, vol.2, p. 646.

Page 99: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

99

Russie », pourtant ce dernier est considéré par les électeurs comme le parti du

pouvoir, qui adhère pleinement à la politique du Président. Cette image est plutôt

nuisible pour les résultats du vote, puisque la popularité d’Eltsine après tous les

virages risqués de sa politique en 1993 diminue sensiblement. Le « Choix de la

Russie » entre à la Douma avec un score de 15,51%. Le 13 janvier 1994, le groupe

parlementaire du « Choix de la Russie » est enregistré comme l’association de 76

députés avec pour chef de groupe Egor Gaïdar, toujours membre du gouvernement.

Remarquons que la Constitution russe de 1993 autorise le cumul du mandat de député

et d’un poste gouvernemental seulement pour la première législature de 1993-1995.

Le Conseil de la Fédération, la chambre haute du Parlement, compte 40 députés du

« Choix de la Russie », y compris Vladimir Choumeïko185

et Valerian Viktorov186

, qui

deviennent respectivement président et adjoint au président du Conseil de la

Fédération.187

En janvier 1994, les contradictions entre le Premier ministre Viktor

Tchernomyrdine et l’ex-adjoint au Premier ministre Egor Gaïdar atteignent leur

apogée. Gaïdar quitte son poste et dans sa lettre de démission adressée au Président

Eltsine, explique son attitude quant à la politique du gouvernement de

Tchernomyrdine sans oublier d’ajouter à la fin un « serment de loyauté », en guise de

formule de politesse :

« je ne peux pas être simultanément au gouvernement et dans son opposition. […] Qui

plus est, je vous assure, que je vous soutiendrai fermement, ainsi que votre politique de

réformes ».188

Ainsi, la situation d’Egor Gaïdar est quelque peu schizophrène : d’un côté, son bloc

électoral passe à la Douma avec un programme pro-présidentiel et se positionne

durant la campagne électorale en tant que parti loyal par rapport au pouvoir. De

l’autre côté, très peu de temps après le vote, pratiquement au lendemain de la

formation des groupes parlementaires, Gaïdar trouve nécessaire d’insister sur son

185

Vladimir Choumeïko est élu en 1990 au Congrès des députés du peuple de la RSFSR. De 1990 à

1992, il est adjoint au président du comité auprès du Conseil Suprême de la RSFSR pour la politique

économique et adjoint au président du Conseil Suprême. En 1993, il collabore avec la Commission

constitutionnelle pour l’élaboration du projet de la nouvelle Constitution. Source : site du Conseil de la

Fédération de la Russie, www.council.gov.ru/leaders/first/index.html. 186

Valerian Viktorov, économiste, est président du Conseil des ministres de la république autonome de

Tchouvachie de 1992 à 1994. Source : site du Conseil de la Fédération de la Russie,

www.council.gov.ru/staff/machinery/ruk_ap/document133.html. 187

OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia,

obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 45. 188

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 502.

Page 100: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

100

désaccord avec la politique du gouvernement, nommé directement par Eltsine. Gaïdar

n’identifie pas le Président et son gouvernement, pourtant le cabinet des ministres est

conçu à la guise d’Eltsine. Il se permet de critiquer le travail du gouvernement et mais

pas l’action du Président. Dans son livre Les jours des défaites et des victoires, Gaïdar

explique son départ, qui peut paraître comme le résultat d’un « coup de tête », comme

la volonté de mettre fin à sa situation marginale au sein du gouvernement. Selon

Gaïdar, Tchernomyrdine et son gouvernement ne prennent pas en compte la position

de Gaïdar sur les problèmes d’actualité. Souvent, il n’apprend que post factum que

telle ou telle décision est prise derrière son dos.

Gaïdar se rend parfaitement compte du fait que la « grande » politique se noue

au Kremlin, à proximité immédiate du Président, qui lui seul est au centre des prises

de décisions au niveau national. Quitter les couloirs du Kremlin veut dire pour Gaïdar

perdre l’accès direct au Président et se faire définitivement évincer de la réalisation de

la réforme. Cependant, il décide de continuer à exercer son influence politique au sein

de la Douma par la voie législative.

Le processus de l’unification des forces politiques ne s’arrête pas après les

élections de décembre 1993. La nouvelle Constitution, et plus précisément sa partie II

Les dispositions finales et transitoires, prévoit une première législature d’une durée de

deux ans, car les élections ont lieu dans un cadre politique tendu et ambigu. Donc, la

nouvelle campagne électorale législative est fixée à la fin de l’année 1995.

Dans ces conditions-là, Gaïdar et plusieurs membres de son groupe

parlementaire se consacrent à la création d’un véritable parti muni d’une idéologie

libérale, similaire à celle du « Choix de la Russie ». Un parti, à la différence d’un

mouvement politique, qui n’est qu’une alliance proprement dite provisoire de

plusieurs « électrons libres » politiques. Gaïdar veut créer à son tour un parti doté

d’un programme à court terme, au moins pour la durée de la future législature, et

d’une structure hiérarchique rigide.

Ses efforts sont couronnés de succès : les 12 et 13 juin 1994, à Moscou se tient

le Congrès constituant du parti, qui prend le nom de « Choix démocratique de la

Russie » (DVR en abréviation russe). Gaïdar en est élu président, Oleg Boïko,

président du consortium OLBI189

, puissante structure financière et industrielle,

189

OLBI, holding créé en 1992, est un prototype postsoviétique d’une chaîne de supermarchés.

L’assortiment de ces magasins est très large, allant des produits alimentaires aux ordinateurs. OLBI

Page 101: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

101

devient président du Comité exécutif du parti. De nombreux membres du bloc

« Choix de la Russie » et du mouvement « Russie démocratique » adhèrent à ce

nouveau parti qui proclame la continuité avec les démocrates de la « première vague »

du temps de la dissolution de l’URSS. Presque aussitôt, ces deux forces politiques

perdent définitivement de leur puissance, dépourvues du soutien de leurs membres les

plus actifs, ainsi que des flux financiers. Les ressources tant matérielles que humaines

des libéraux, favorables à la politique présidentielle, se concentrent dorénavant chez

le nouveau parti le « Choix démocratique de la Russie », proche idéologiquement au

Président.

C. « Iabloko », l’institutionnalisation de l’opposition démocratique

La veille des élections législatives, le mouvement démocratique russe est

fragmenté suite aux événements du mois d’octobre 1993. Parmi les libéraux n’existe

pas de consensus sur la question de l’évaluation de la politique d’Eltsine et surtout de

ses méthodes de règlement de comptes avec ses adversaires.

Le bloc électoral « Iabloko » est créé, tout comme le « Choix de la Russie », à la

dernière minute, en octobre 1993. Il doit son nom à ses trois leaders : Grigori

Iavlinski, économiste connu, et deux hommes politiques éminents, appartenant au

mouvement démocratique de la « première vague », Iouri Boldyrev, ex-membre du

Conseil Suprême de l’URSS, et Vladimir Loukine, ex-Ambassadeur de la Fédération

de Russie aux Etats-Unis. Ainsi, le nom de la nouvelle alliance démocratique

représente un acronyme des noms de ses principaux fondateurs. Par ailleurs,

« Iabloko » en russe signifie la « pomme » qui devient son emblème.

Le bloc « Iabloko » est le résultat d’une réunion de partis d’obédience libérale,

tels que le Parti républicain de la Fédération de Russie190

, le Parti social-démocratique

comprend quelques organisations financières, y compris une importante banque, « Natsionalnyï

kredit ». 190

Le Parti républicain de la Russie est créé au mois de novembre 1990 suite à la scission du PCUS et

du bloc la « Plate-forme démocratique ». Le leader du parti est Vladimir Lysenko. Le parti prône un

libéralisme tempéré. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M.,

Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 67.

Page 102: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

102

de Russie191

, l’Union chrétienne démocratique russe192

, ainsi que du centre de

recherches EPItsentr (Centre de recherches économiques et politiques), créé par

Iavlinski en 1990 en collaboration avec ses collègues de l’équipe d’élaboration du

programme 500 jours.

Dès sa création, « Iabloko » déclare son opposition à la politique du

gouvernement d’Eltsine et aux grandes orientations du parti du pouvoir, à savoir du

« Choix de la Russie ». « Iabloko » partage avec ce dernier sa plate-forme libérale,

mais désapprouve l’application des mesures de la « thérapie de choc » et trouve

nécessaire de se désolidariser des libéraux radicaux actuellement au pouvoir. Dans

cette déclaration, qui fait foi de programme électoral, se devine la prise de position de

l’EPItsentr, son futur centre idéologique, dirigé par Iavlinski, vis-à-vis du début des

changements majeurs dans l’économie nationale. Au mois de mai 1992, Grigori

Iavlinski publie un ouvrage, où il analyse les premiers résultats des réformes de

Gaïdar, qui sont littéralement déplorables. Iavlinski croit que :

« malgré les promesses optimistes du gouvernement russe, aucun des objectifs formulés

par ce dernier n’est atteint. Cependant il y a une question, pas moins importante, à

laquelle il faut donner une réponse : dans quelle mesure la détermination du type de

réforme économique est justifiée, [et aussi] la direction, suivie par le

gouvernement ? »193

La critique du régime, faite par les têtes pensantes de « Iabloko », n’est pas

dépourvue de toute légitimité. Les démocrates tempérés peuvent opposer à la

politique de Gaïdar leur propre vision des réformes économiques, qui a pris en 1990

la forme de l’ouvrage 500 jours, car ils croient qu’en 1993, les dispositions de ce

programme sont toujours valables. Dès la date de sa création, le bloc se présente

comme l’opposition démocratique et définit son idéologie comme libérale, en

soulignant la différence entre sa variante du libéralisme et le « libéralisme vulgaire du

gouvernement »194

. Sous le terme de libéralisme, « Iabloko » comprend non

« l’épuration » de l’économie du joug du contrôle étatique, mais la libération de la

191

Le Parti social-démocratique de la Russie est créé en mai 1990. Son leader est Sergueï Belozertsev.

Le parti est fidèle aux idéaux de la perestroïka et ne fait pas secret de son farouche anticommunisme.

Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia,

obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 70. 192

L’Union chrétienne démocratique russe apparaît dans l’arène politique au mois de janvier 1992. Il

est dirigé par Vladimir Baouer et réunit des chrétiens russes de différentes obédiences soutenant une

approche démocratique libérale de tendance centriste. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI

V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 68. 193

IAVLINSKI G., « Reformy v Rossii, vesna 1992 », Moskovskie novosti, Moscou, le 24 mai 1992. 194

WHITE D., « Dva pouti liberalizma v postkommounistitcheskoï Rossii », Neprikosnovenny zapas,

Moscou, 2002, n°3.

Page 103: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

103

société des orientations économiques actuelles et le renoncement aux méthodes de

leur réalisation imposées par Gaïdar. Le programme politique et économique de

« Iabloko » fonde les débuts du libéralisme social. Les partisans de « Iabloko »

croient, à la différence des réformateurs radicaux, que l’Etat non seulement peut, mais

aussi doit intervenir dans les échanges entre les acteurs économiques et imposer ses

propres « règles du jeu ». Cette ingérence étatique doit assurer la protection sociale de

la population contre les aléas de l’économie de marché. Les réformes, selon les

adeptes de Iavlinski, doivent être faites dans l’intérêt de tous les citoyens, et non de

l’élite prospère. « Iabloko » ambitionne la création du modèle d’Etat, où se joint à la

libéralisation de l’initiative d’entreprendre un système de soutien social. « Iabloko »

introduit dans son discours politique les notions de justice et de solidarité sociales.

Dans ces conditions de concurrence entre les deux blocs démocratiques, la

veille des élections, « Iabloko » refuse d’emblée les tentatives de réunification, qui

proviennent du « Choix de la Russie », face aux forces réactionnaires. Iavlinski se

rend compte du fait que l’opposition intransigeante et le refus de tout compromis au

sein de l’aile démocratique ne peuvent que la scinder en deux, ce qui provoquera son

affaiblissement. Le camp de Iavlinski voit sa mission dans la création d’une

alternative au régime autoritaire sur le fondement des valeurs libérales. « Iabloko »

met en doute la justesse du principal slogan des eltsinistes du temps du conflit sur le

partage des pouvoirs avec le législatif : celui, qui ne soutient pas la politique

présidentielle, passe du côté des forces rétrogrades et antidémocratiques, que les

médias russes appellent communément les « rouges-bruns» pour souligner le caractère

communiste et fasciste en même temps. Les partisans d’Eltsine monopolisent la

notion de démocratie et simplifient la perception du paysage politique russe qui

dégénère en une vision manichéenne. Ainsi, les partisans de « Iabloko » refusent de

suivre la même route que le « Choix de la Russie » au nom de l’alternative

démocratique. Iavlinski, son principal idéologue, écrit :

« En octobre 1993, le passage de « Iabloko » dans l’opposition démocratique est

provoqué non par la volonté d’approfondir la crise du mouvement démocratique, mais,

au contraire, par la nécessité de sortir de cette crise engendrée par l’identification

erronée de la démocratie avec la politique du Président Eltsine et les orientations

économiques de Gaïdar ».195

Grigori Iavlinski, ancien Vice-premier ministre du gouvernement de la RSFSR

en 1990, malgré l’échec de sa carrière suite à la rupture avec le camp de Boris

Page 104: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

104

Eltsine196

, continue à rivaliser avec Egor Gaïdar pour le rôle de gourou de la réforme

économique. Iavlinski affirme la possibilité de créer une troisième force politique, qui

fera un contrepoids en même temps au camp réactionnaire et au camp eltsinien trop

radical. Tout en restant dans le champ réformiste, Iavlinski ambitionne de former une

alternative démocratique avec une approche graduelle au réformisme « chaotique »

eltsinien.

Le bloc, qui se forme autour de Iavlinski, représente l’union hétérogène des partisans

de l’opposition démocratique soutenant la continuation des réformes, mais par des

moyens différents. Les membres de cette nouvelle association électorale diffèrent

entre eux à tout point de vue, tant par leur expérience politique que par leur vision des

événements politiques récents. Certains, comme Viatcheslav Chostakovski197

, ont

derrière eux un long travail au sein de l’appareil du PCUS, les autres, comme Valeri

Borchtchev198

, sont issus du mouvement dissident, apparu sous le régime soviétique.

Certains hommes politiques, qui rejoignent finalement le bloc « Iabloko », par

exemple, Viktor Cheïnis199

, soutiennent les mesures d’Eltsine et de son gouvernement

pendant la crise politique d’octobre 1993 orientées vers l’écrasement total du Conseil

Suprême, car ils croient que c’est une mesure forcée obligatoire qui découle de

l’impossibilité de trouver un langage commun. Les autres membres plus radicaux,

comme Iouri Boldyrev ou Viatcheslav Igrounov200

, pour qui la position politique de

Grigori Iavlinski est un véritable point de repère, refusent tout compromis avec le

pouvoir en place. Ils critiquent de manière tranchée Boris Eltsine, en lui faisant grief

de gonfler le conflit et de pousser ses adversaires à l’insurrection armée.

Au sein de « Iabloko », les positions sur l’adoption de la future Constitution ne

sont pas moins divergentes. L’absence d’une communauté d’idées lors des moments

politiques cruciaux et surtout sur les perspectives immédiates de la construction

parlementaire est, par ailleurs, une des raisons de l’instabilité ultérieure du bloc

« Iabloko ». Les radicaux protestent contre la variante présidentielle du texte

195

IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Moscou, Izvestia, le 12, 13 juillet 1995. 196

En 1991, Eltsine renonce au programme des réformes économiques 500 jours élaboré par Iavlinski

et confie à Egor Gaïdar la mission de diriger l’équipe des réformateurs. 197

Chef du parti « Demokratircheskaïa alternativa » (« Alternative démocratique »), membre du bloc

« Iabloko ». 198

Membre de l’Union chrétienne démocratique russe, journaliste, défenseur des droits de l’homme

depuis les années 1970. 199

Economiste, en 1992-1993, adjoint au secrétaire de la Commission constitutionnelle auprès du

Conseil Suprême le la Fédération de Russie. 200

Membre actif du mouvement, dissident russe et prisonnier politique entre 1975 et 1977. Andreï

Sakharov le mentionne dans son discours du Prix Nobel en 1975.

Page 105: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

105

constitutionnel et insistent sur la simultanéité des élections présidentielle et législative

pour que la nouvelle république puisse repartir de zéro du point de vue politique.

Dans son livre L’envol et la chute du parlement201

, Viktor Cheïnis se souvient que le

Conseil du bloc a été une véritable arène de combat pour et contre l’adoption de la

Constitution. Cette collision résulte de l’existence au sein de « Iabloko » de deux

tendances contraires, celle des adversaires intransigeants de la politique du Président

et celles des démocrates tempérés. D’abord, les futurs électeurs sont appelés par

Boldyrev et Igrounov à voter contre le projet constitutionnel comme antidémocratique

et, selon eux, non viable à cause de plusieurs lacunes juridiques. Finalement, la vision

de Grigori Iavlinski, qui joue un rôle prépondérant dans la formation de la doctrine de

ce bloc, prévaut. Le texte de la Plate-forme électorale du bloc Iavlinski-Boldyrev-

Loukine de 1993 présente cette Constitution comme « l’acte constitutionnel

provisoire »202

que « Iabloko » cherchera à amender lors de son travail parlementaire.

Entre autres, les partisans de Iavlinski refusent d’une manière péremptoire l’idée de

république présidentielle :

« A l’avenir, nous n’excluons pas la possibilité de la transition de la Russie vers un

modèle de gouvernance, où le Président gardera seulement les fonctions du chef de

l’Etat, et tout le pouvoir exécutif sera exercé par le gouvernement, qui s’appuie sur la

majorité de l’Assemblée fédérale ».203

Autrement dit, le bloc « Iabloko » se prononce pour la limitation et la précision des

pouvoirs présidentiels dans le cadre du modèle de la république proposé (ou plutôt

imposé) par le camp libéral adverse. Lors du vote du 12 décembre, 7,86% des

électeurs204

portent leur vote sur le programme de « Iabloko ». Ce dernier se retrouve

ainsi en sixième position sur la liste des associations électorales, qui ont franchi la

barre de 5% pour s’assurer des places à la Douma. En tenant compte de la répartition

des voix sur la deuxième liste électorale individuelle, prévoyant le scrutin majoritaire,

le bloc « Iabloko » réussit à faire passer au parlement 28 de ses candidats. Ainsi, le

groupe parlementaire « Iabloko » est presque deux fois et demie moins nombreux que

le plus grand bloc « Choix de la Russie » (76 personnes), et objectivement moins

201

CHEÏNIS V., Vzliot i padenie parlamenta. Perelomnye gody v rossiïskoï politike (1985-1993),

Moscou, Moskovskiï Tsentr Carnegie, Fond INDEM, 2005, vol.2, p. 680. 202

Publié sur le site du parti « Iabloko », www.yabloko.ru/Union/Program/prog-93.html. 203

Ibidem. 204

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru.

Page 106: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

106

important que le parti leader du scrutin, à savoir le LDPR205

de Vladimir Jirinovski,

avec 64 députés et le Parti communiste, représenté par 45 députés. La répartition des

mandats entre les groupes parlementaires de la première Douma se présente comme

suit206

:

Groupe parlementaire Nombre total

d’élus

Des députés

élus sur les

listes des

partis, %

Des députés

élus sur la

base du

scrutin

majoritaire,

%

Les députés

« sans-parti »

indépendant

ayant rejoint

un groupe

parlementaire,

%

Camp libéral

Choix de la Russie 76 52,6 47,4 0

Nouvelle politique régionale207

67 0 0 100

PRES208

30 60,0 13,3 26,7

« Iabloko » 28 71,4 25,0 3,6

Femmes de la Russie209

23 91,3 8,7 0

Parti démocratique de la

Russie210

15 93,3 0 6,7

Total pour les libéraux 239

Camp antilibéral

Parti communiste de la

Fédération de Russie

45 71,1 22,2 6,7

205

LDPR, le Parti libéral démocratique de la Russie, dirigé par Vladimir Jirinovski, est créé fin 1989.

Le LDPR occupe une position antiréformiste et nationaliste. Source : OLECHTCHOUK V.,

PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou,

Panorama, 1995, p. 47. 206

GOLOSSOV G., IARGOMSKAÏA N., « Izbiratelnaïa sistema i mejpartiïnïa konkourentsia na

doumskikh vyborakh », in GUELMAN V., GOLOSSOV G., MELECHKINA E. (dir.), Pervyï

elektoralnyï tsikl v Rossii (1993-1996), Moscou, Ves mir, 2000, p. 157. 207

Groupe parlementaire sous la direction de Vladimir Medvedev, formant une coalition de députés

sans appartenance à un parti politique. 208

Le Parti de l’unité russe et de la concorde (PRES) est créé en 1993. Son leader est Sergueï Chakhraï.

Le PRES soutien le slogan du fédéralisme et du respect des droits économiques des régions de la

Russie. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii,

dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 48. 209

Ce parti, créé en 1993, est un parti de tendance démocratique centriste. Son leader, dans la première

Douma, est Ekaterina Lakhova. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M.,

Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 47. 210

Le Parti démocratique de la Russie est créé en 1990. Le fondateur et leader du parti est l’économiste

Nikolaï Travkine. Les autres figures éminentes de ce parti sont l’économiste Sergueï Glaziev et le

célèbre cinéaste Stanislav Govoroukhine. Le parti défend une idéologie de centre gauche et s’oppose

ouvertement à la politique d’Eltsine. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT

M., Parlamentskie partii, dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 58.

Page 107: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

107

LDPR 64 92,2 7,8 0

Parti agraire de la Russie 55 38,2 29,1 32,7

Total pour les antilibéraux 164

Le « visage » politique de la première Douma se présente sous un jour plutôt libéral

malgré le fait que dans le camp des libéraux l’unité idéologique et surtout la velléité

d’agir par un seul front démocratique fasse défaut.

Les partis libéraux, en tant qu’organisations politiques dotées d’un programme

et d’une hiérarchie, apparaissent lors de la première législature de 1993-1995. Le

camp libéral est fragmenté et représente deux fractions de la droite. Cette opposition

découle de leurs approches contradictoires des réformes et d’une différence de

proximité avec le pouvoir présidentiel. Les libéraux radicaux réunis autour d’Egor

Gaïdar constituent le soutien du Président Eltsine au sein de la Douma. Les partisans

de Grigori Iavlinski, leader du parti « Iabloko », forment l’opposition démocratique au

régime en place. Les deux partis se retrouvent autour d’une plate-forme idéologique

libérale, mais n’arrivent pas à trouver un consensus politique.

Page 108: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

108

Chapitre 8 : Les vecteurs radical et social-libéral du libéralisme et

leurs rapports avec le pouvoir en place

En 1993, la Russie se dote d’un véritable système parlementaire, qui suppose

l’existence et l’efficace activité législative d’une institution représentative

permanente, l’Assemblée fédérale. Pour les différentes forces politiques, qui prennent

la forme stable et hiérarchisée des partis, il est vraiment indispensable d’être

représentées dans la chambre basse du parlement, la Douma d’Etat. C’est ici que se

passent les principales batailles idéologiques et se décide l’avenir des réformes de

l’économie et de la société entière.

Les libéraux entrent dans cette arène partagés par rapport au pouvoir

présidentiel. Les libéraux de « Iabloko », qui n’ont jamais participé aux

gouvernements d’Eltsine et ne se compromettent pas par la participation aux

transformations ultra-libérales, expriment l’opinion de cette partie de l’électorat, qui a

mal vécu les résultats des réformes postcommunistes. Les libéraux radicaux avec Egor

Gaïdar à leur tête se veulent le fondement parlementaire du régime et soutiennent

l’action du gouvernement. Cependant assez vite, fin 1994, la campagne militaire en

Tchétchénie211

, engagée par les partisans présidentiels, change la donne politique et

pousse le parti du « Choix démocratique de la Russie » dans l’opposition au Président.

A partir de la deuxième législature de 1995-1999, le pouvoir fédéral met en

place une nouvelle stratégie pour remporter les campagnes électorales : il stimule la

création des partis dits du pouvoir212

, auxquels les partisans de Gaïdar et de Iavlinski

ne participent pas. Ces partis sont appelés à assurer la majorité parlementaire,

favorable au Président. Suite à ce jeu d’alliances, les libéraux réformateurs se

211

En novembre 1991, le premier président de la république tchétchène proclame l’indépendance.

Depuis cette période, les tendances séparatistes de la Tchétchénie vont crescendo, chauffées par la lutte

intestine des clans (des teïps), qui rivalisent la gouvernance de la république et les postes clés. Le

centre fédéral, trop occupé par ses problèmes internes des années 1991-1993, traduit la politique laxiste

par rapport à la république rebelle. Moscou n’entreprend une action décisive qu’en 1994 en envoyant

les troupes à Grozny, chef-lieu tchétchène. 212

D’abord, « Nach dom Rossia » ou NDR (« Notre maison Russie »), créé en 1995, avec pour leader

Viktor Tchernomyrdine, ensuite « Mejreguionalnoe dvijenie « Edinstvo » » (le « mouvement

interrégional « Unité » », autrement dit « Medved », ce qui signifie en russe le « ours »), créé en

octobre 1999. Son leader est Sergueï Choïgou.

Page 109: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

109

retrouvent de plus en plus éloignés du centre de la prise de décision, en perdant leurs

places à la Douma.

La scission du camp libéral crée une sorte de concurrence entre ses deux ailes et

mène vers le partage des voix des électeurs, ce qui affaiblit l’influence des libéraux.

Ils entreprennent à maintes reprises des tentatives de réunification des efforts sur le

fondement de la plate-forme idéologique commune, mais ces tentatives échouent suite

aux tendances centrifuges à l’intérieur de cette union instable, ainsi qu’aux ambitions

personnelles.

A. Les libéraux : du parti du pouvoir au parti d’opposition

Le coup porté à la démocratie en octobre 1993, peu rassurant sur l’avenir des

libertés publiques en Russie, devient le point de départ de la construction du nouveau

paysage politique. En toute conformité avec le principe du multipartisme énoncé par

la nouvelle Constitution, le spectre politique de la première Douma s’étend entre la

gauche, représentée par le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF), en

passant par le parti libéral du « Choix démocratique de la Russie », qui fait

ouvertement allégeance au Président, et l’extrême-droite avec son leader excentrique

Vladimir Jirinovski. Dans cette liste, seules les forces vaincues des partisans du

Conseil Suprême et le parti d’extrême-gauche « Troudovaïa Rossia » (« La Russie

laborieuse ») font défaut, car leurs dirigeants, Rouslan Khasboulatov, Alexandre

Routskoï, le général Albert Makachov et Viktor Anpilov, sont arrêtés et attendent la

décision de leur sort dans la prison russe la mieux gardée, celle de Lefortovo à

Moscou.

Une des premières initiatives du LDPR, parti majoritaire de la Douma, est

l’amnistie politique à l’occasion de l’adoption de la nouvelle Constitution. Ce projet

concerne non seulement les prisonniers de Lefortovo, à savoir les participants à

l’insurrection d’octobre 1993, mais aussi les membres du Comité d’Etat pour l’état

d’urgence, qui ont organisé le coup d’état en août 1991. Le LDPR motive cette

décision non seulement par la nécessité d’établir la paix civile dans le pays, mais aussi

par sa volonté de garder en vie les témoins oculaires et les acteurs les plus actifs de

Page 110: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

110

ces événements cruciaux : Jirinovski redoute que des prisonniers politiques d’une telle

envergure soient fusillés.

Le 23 février 1994, la Douma adopte le Mémorandum sur la Concorde, qui

annonce la velléité de la nouvelle république de sauvegarder la paix dans la société,

menacée par les récentes tendances belliqueuses. Les libéraux radicaux du « Choix de

la Russie » et les libéraux démocrates de « Iabloko » rejettent communément le

Mémorandum. Même si les premiers ont soutenu en octobre les mesures d’écrasement

du parlement, et les derniers les ont radicalement désapprouvées, en février ces deux

blocs parlementaires votent « non ». Le parti du pouvoir n’admet pas la possibilité

pour les adversaires d’Eltsine de sortir indemnes de cette affaire. Et « Iabloko »

considère que si les insurgés sont amnistiés, le pouvoir présidentiel, qui a osé tirer des

obus et des balles en plein Moscou, peut échapper à toute forme de responsabilité. Les

partisans de Grigori Iavlinski ne sont par prêts à sacrifier leurs convictions

démocratiques et constitutionalistes au nom de la paix civile, quelque peu déclarative

et démagogique.

Après la démission en janvier 1994 d’Egor Gaïdar et de son proche

collaborateur Boris Fedorov, ministre des finances, commence la nouvelle phase de la

poursuite des réformes, que Jacques Sapir a appelé le « gaïdarisme sans Gaïdar »213

.

Gaïdar se voit écarté de la prise des décisions au sein du gouvernement de son

adversaire Tchernomyrdine, mais cependant quelques membres de son ancienne

équipe gouvernementale continuent à y œuvrer. Par exemple, Anatoli Tchoubaïs

survit au changement de chef de cabinet et devient en novembre 1994 premier adjoint

du président du gouvernement pour les questions de politique économique et

financière. A ce titre, il définit la stratégie de l’économie nationale. Le ministre des

Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, appartient aussi au « Choix de la Russie ».

Pour Gaïdar, il est vital d'assurer sa légitimité politique alors que sa personne

n’est plus réclamée par l’Etat en tant qu’économiste réformateur et idéologue des

changements de marché. En juin 1994, les activistes du bloc parlementaire du « Choix

de la Russie » s’organisent en un parti politique le « Choix démocratique de la

Russie », qui adopte la même idéologie et la même tactique que le bloc qui l’a

engendré. Le « Choix démocratique de la Russie » se range du côté d’Eltsine, car une

telle proximité avec le Président peut être la promesse de réélection lors des

213

SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 34.

Page 111: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

111

prochaines élections législatives en 1995, souci majeur de tous les partis

parlementaires.

Cependant, l’alliance entre le pouvoir présidentiel et le parti du pouvoir en titre

a dû être rompue suite au début de la campagne militaire en Tchétchénie.

Le pouvoir fédéral laisse s’envenimer le problème de la république de Tchétchénie

depuis 1991, année où elle proclame son indépendance de la république autonome de

Tchétchéno-Ingouchie, déjà souveraine depuis 1990. Cette déclaration séparatiste

répond à l’esprit de l’époque, où la tendance politique centrifuge des républiques

satellites de l’Union soviétique, appelée la « parade des souverainetés », préoccupe les

esprits politiques. La Tchétchénie et son président Djokhar Doudaïev profitent

pleinement de cette période tumultueuse, où la Russie reste concentrée sur ses propres

problèmes économiques et ses luttes intestines, pour organiser un vaste trafic du

pétrole russe brut jusqu’aux raffineries tchétchènes, un circuit de faux ordres de

virement bancaires et de la fausse monnaie. En 1991, le Président Eltsine essaie

d’introduire par son oukase sur le territoire de la Tchétchénie séparatiste l’état

d’urgence, mais cette décision n’est pas soutenue par le Conseil Suprême hostile au

Président.

Après la victoire des forces eltsiniennes en mois d’octobre 1993, plus rien

n’empêche les forces fédérales de rétablir l’ordre à leur façon dans la république

récalcitrante. Un élément, qui peut être purement fortuit, mais en même temps

significatif lorsqu’il s’agit des raisons profondes du conflit militaire :

« la privatisation de ces raffineries [tchétchènes] est annoncée à la Bourse de Moscou en

juillet 1994 ; elle impliquait néanmoins que le privatiseur eût un contrôle réel sur le

bien. La coïncidence des dates ne peut que nourrir des soupçons ».214

Le 26 novembre 1994, les adversaires de Doudaïev, soutenus par les forces

militaires russes, assiègent le chef-lieu tchétchène Grozny. La participation russe à

cette offensive n’est pas officielle. Au début de la guerre, les Russes soutiennent les

adversaires de Doudaïev d’une manière clandestine. Ce fait est mis en évidence, car

parmi les morts et les prisoniers figurent plusieurs officiers et soldats de l’armée

russe215

. L’entrée officielle de l’armée régulière russe est annoncée le 11 décembre

1994. Cet assaut de Grozny, au lieu d’être une guerre « éclair », tourne au fiasco216

.

214

SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Découverte, 1996, p. 201. 215

TCHERKASOV A., « « Parad planet ». Noiabrski chtourm Groznogo : podgotovka « Iabloko »

osouchtchestvlenie », www.polit.ru/analytics/2004/11/29/chech.html. 216

Cf. l’annexe n°9.

Page 112: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

112

La guerre en Tchétchénie est fomentée la veille des élections parlementaires de

1995. Elle doit offrir une victoire rapide et facile, susceptible d’augmenter la cote de

popularité du pouvoir :

« on ne juge pas des vainqueurs, on leur pardonne tout – la fusillade du Parlement, le

délabrement de l’économie et l’appauvrissement du peuple ».217

Le camp libéral russe se montre catégoriquement hostile à la campagne

militaire. L’intelligentsia russe, qui forme l’ossature des partis libéraux de toutes

obédiences, garde encore le terrible souvenir de l’Afghanistan218

et voit trop de

parallèles flagrants entre ces deux offensives. Inopinément, Gaïdar se prononce contre

la résolution du problème de Tchétchénie par des moyens militaires et organise une

série de manifestations pacifistes en plein centre de Moscou. Pouvait-il imaginer

quelques années plus tôt que les libéraux sortiraient dans les rues coude à coude avec

les communistes pour manifester contre la guerre ?

La contestation de la politique officielle vis-à-vis de la Tchétchénie récalcitrante

jette un froid entre le Président Eltsine et le « Choix démocratique de la Russie ».

Eltsine ne trouve plus le soutien inconditionnel de la part du plus grand parti libéral.

Ce dernier vit aussi des moments difficiles : certains de ses membres préfèrent rester

fidèles à Eltsine pour ne pas perdre leurs postes ou les avantages qui vont avec la

proximité du centre du pouvoir. Ainsi, le « Choix démocratique de la Russie » perd

immédiatement Andreï Kozyrev, ministre des Affaires étrangères, qui soutient

l’entrée en Tchétchénie des troupes russes et suspend son adhésion au bloc

parlementaire du « Choix de la Russie » et au parti du « Choix démocratique de la

Russie ». Anatoli Tchoubaïs, membre du Conseil politique de ce parti, confirme son

allégeance au Président et suspend également son appartenance. Gaïdar considère les

transformations de son parti comme inéluctables face au passage à l’opposition :

« le parti était créé comme libéral, proche du pouvoir démocratique. Il réunit beaucoup

de personnes véritablement fidèles aux convictions démocratiques, mais aussi beaucoup

de personnes qui sont venues soutenir le pouvoir, qui les arrange plus ou moins. Je

comprends que les événements en Tchétchénie soient une source de scission inévitable.

217

KAGARLITSKII B., Oupravliaemaïa demokratia, Ekaterinbourg, Oultra. Koultoura, 2005, p. 222. 218

Du décembre 1979 au février 1989, l’URSS envoie ses troupes en Afghanistan pour instaurer le

régime communiste et faire face aux rebelles islamistes (les moudjahiddin). Dans cette guerre, l’URSS

perd 14 626 personnes sans compter des personnes portées disparues. Presque 50 mille personnes ont

été blessées, 6 669 personnes sont devenues handicapées. Durant des années de guerre, seulement le

Ministère de la défense de l’URSS a dépensé 12 milliards de roubles, une somme colossale pour cette

époque. Source : LIAKHOVSKIÏ A., « Posledstvia afganskogo konflikta dlia SSSR i Rossii » in

Materialy « krouglogo stola », posviaschtchennogo desiatiletiou vyvoda voïsk iz Afganistana, Moscou,

Moskovskiï tsentr Carnegie, 1999.

Page 113: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

113

Des libéraux resteront avec nous. Ceux, qui sont venus au parti du pouvoir, se

chercheront une autre rive politique ».219

Cependant Anatoli Tchoubaïs garde son poste du vice-premier ministre chargé

des questions économiques : des libéraux cherchent à garder la main sur le travail du

gouvernement, et partir à ce moment-là signifie la capitulation.

B. Le libéralisme face aux aléas des élections

L’année 1995 est le début d’un nouveau cycle électoral : les élections à la

deuxième Douma sont fixées au 17 décembre 1995. Cette année est marquée par une

course électorale acharnée, d’autant plus que l’année suivante est l’année des

élections présidentielles. Pour Eltsine, il est extrêmement important d’obtenir au sein

de la Douma une majorité pro-présidentielle, gage de la docilité du Parlement.

Le comportement du parti de Gaïdar le « Choix démocratique de la Russie »,

qui fait ses débuts comme parti du pouvoir, trahit quelque peu les attentes du pouvoir

central. Dès les premiers jours d’existence de la première Douma, les libéraux sont

écrasés par la pression exercée par le LDPR, ce nouveau cheval noir parlementaire220

.

Cette défaite magistrale est d’autant plus dangereuse, que Vladimir Jirinovski ne

cache pas ses ambitions présidentielles. Les politologues français redoutent ce nouvel

acteur sur la scène politique russe. Sa percée fulgurante témoigne des tendances

nationalistes et réactionnaires de la société russe ravagée par les réformes. Les

politologues voient des ressemblances frappantes avec Jean-Marie Le Pen et pour

cause : le lien entre ces deux personnages semble être tellement évident et solide,

qu’en février 1996, Le Pen se déplace à Moscou pour assister en tant qu’invité

d’honneur au mariage religieux du chef du LDPR.

Le fiasco du « Choix de la Russie » enterre les plans du Président sur la majorité

libérale. La rupture entre les libéraux et le Président devient de plus en plus évidente

avec le départ de Gaïdar et de son ministre Fedorov du gouvernement, dont la

politique devient de plus en plus tempérée, avec le passage ouvert du parti de Gaïdar

219

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p.177. 220

LDPR est en tête de liste des résultats des élections législatives de 1993 avec 22,92% des voix. Il

obtient 64 places dans la première Douma.

Page 114: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

114

dans l’opposition à la politique militaire et son pacte, même temporaire, avec les

communistes, qui retrouvent le « Choix démocratique de la Russie » sur les positions

pacifistes. Cependant, il serait erroné de croire que Gaïdar devient un antieltsiniste

convaincu : fin 1994, lors de la troisième lecture, son bloc parlementaire221

vote tout

de même pour l’adoption du budget, qui prévoit l’augmentation signifiante des

dépenses militaires. Les libéraux « gaïdaristes » préfèrent ne pas bloquer le vote, mais

critiquent cet amendement, sachant pertinemment que cette décision mène vers

l’escalade du conflit en Tchétchénie. La politique de Gaïdar est paradoxalement

ambiguë. D’un côté, son bloc s’oppose aux décisions du gouvernement de

Tchernomyrdine. D’un autre côté, Gaïdar et son parti ne soutiennent pas le vote d’une

motion de censure du 27 octobre 1994 (parmi les initiateurs de ce vote figure le parti

« Iabloko ») avec le motif suivant : ce gouvernement est mauvais, mais le suivant peut

être encore pire.

Un autre aspect, purement psychologique, explique la séparation entre le

Kremlin et le parti de Gaïdar : les noms de ses membres les plus éminents, et surtout

Gaïdar et Tchoubaïs, sont associés par le peuple aux réformes douloureuses. Le

pouvoir présidentiel est conscient du fait que ce genre de souvenirs est à éviter lors de

la réalisation de la campagne électorale. La popularité de Gaïdar en tant qu’homme

politique ne fait que chuter : en mars 1995, il occupe la sixième place222

avec une cote

de popularité de 7,33 points sur 10, en avril 1995, la cote baisse jusqu’à 4,58 points.223

Ainsi, le « divorce » politique entre Eltsine et Gaïdar semble inévitable, dicté

par la stratégie de la campagne électorale. Cette sortie du cercle de confiance du

Président vaut au parti du « Choix démocratique de la Russie » une mise en sommeil

sur le plan politique. Dorénavant, le pouvoir présidentiel mise sur le nouveau parti du

pouvoir à caractère libéral centriste « Notre maison la Russie »224

(« Nach dom

Rossia » ou NDR). Il n’est pas possible de trouver un autre parti, qui serait plus loyal

au Président : à la tête de NDR se trouve Viktor Tchernomyrdine, qui doit son poste

de Premier ministre au chef de l’Etat.

221

Le bloc du « Choix démocratique de la Russie » compte soixante-dix-sept députés. 222

Il est dépassé par Guennadi Ziouganov (première place), Grigori Iavlinski (deuxième place) et

Vladimir Jirinovski (troisième place). Les données du centre sociologique russe « Fond

Obchtchestvennoe mnenie », http://bd.fom.ru/report/cat/policy/rating/ross_politiki/gaidar/of19951612. 223

Ibidem. 224

Le parti « Notre maison la Russie » est créé en mai 1995 à la veille des élections législatives. Ce

parti de tendance centriste réunit autour de son leader Viktor Tchernomyrdine la nomenklatura post-

soviétique. Source : OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii,

dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995, p. 47.

Page 115: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

115

Cette « répudiation » des libéraux radicaux des rouages de la prise des décisions

leur coûte leurs places dans la deuxième Douma : le « Choix démocratique de la

Russie » ne passe pas la barre des 5%. Pour Gaïdar et son parti, cela signifie ni plus ni

moins la mort politique, car l’influence d’un leader de parti qui n’est pas

parlementaire, est égale à zéro.

En revanche, l’autre aile de la droite est représentée dans la Douma par

« Iabloko », qui réussit à passer avec le score de 6,89% sur les listes du scrutin

proportionnel. Les forces réactionnaires sont en tête de liste. La victoire stupéfiante

des communistes avec 22,30% de votes et les 11,18% du LDPR (ce résultat marque

un considérable recul par rapport à sa percée inattendue en 1993) font redouter la

revanche des forces antilibérales. Le NDR obtient 45 mandats parlementaires avec

10,13%225

des voix. Ce suffrage démontre les limites du soutien idéologique au parti

du pouvoir par la société. Ce pourcentage est presque identique à celui du « Choix de

la Russie » en 1993 : l’électorat des deux partis du pouvoir est approximativement

égal à cette couche de la population, qui a gagné suite aux réformes libérales et

maintenant n’a rien à reprocher aux libéraux.

Une fois de plus, le pouvoir présidentiel n’arrive pas à former une majorité, qui

lui soit loyale. Le parti « Notre maison la Russie » est dépourvu d’un programme

politique net et d’une idéologie capable d’attirer les masses : selon la classification

des partis de Max Weber, le NDR est un parti typiquement « bureaucratique » et non

« idéologique »226

, qui fournit des cadres politiques et administratifs pour gouverner

le pays. Il représente l’ensemble des institutions, structures et unions, qui se

regroupent autour du chef de l’Etat et soutiennent les orientations officielles, en

participant à la définition de la stratégie nationale. Aucune opinion contestataire de la

politique appliquée par son « patron », c’est-à-dire le Président, ne peut émaner de

cette force, car le rôle de ce parti est de légitimer le pouvoir en place. Un tel credo

politique repose sur une position strictement conservatrice et ne suppose pas

l’avancement de propositions bouleversantes sur les plans politique et économique.

Le développement de l’institution des partis du pouvoir devient, selon les

politologues W. Merkel et A. Croissant, un « défaut de la démocratie »227

, capable de

225

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 226

WEBER M., Izbrannoe. Obraz obchtchestva, Moscou, Iourist, 1994, p. 72. 227

MERKEL W., CROISSANT A., « Formalnye i neformalnye institouty v defektnykh

demokratiakh », Polis, Moscou, 2002, n°1.

Page 116: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

116

désenchanter le corps électoral par la prévisibilité de la donne politique. Le scénario

du simulacre de lutte électorale se répète de la même manière en 1999228

. Comme en

1995, le pouvoir suprême arrive aux législatives avec deux partis du pouvoir229

, dont

un est plus récent que l’autre. Outre cela, les leaders du parti le plus ancien ne se

rendent pas compte de leur rôle dorénavant secondaire. Comme l’écrit la sociologue

Olga Krychtanovskaïa,

« ceci engendrait le chaos dans la lutte électorale, que seul un observateur naïf pouvait

prendre pour une fine tactique. L’absence de coordination du pouvoir menait

régulièrement vers la perte des voix et des conflits intestins ».230

La veille des élections à la troisième Douma, le parti « Notre maison la Russie »

est doublé et éliminé par la suite de l’arène politique par le nouveau favori, le parti

« Unité » (« Edinstvo »)231

, représenté par le jeune chef du Ministère des situations

extraordinaires Sergueï Choïgou. Le parti NDR cesse d’être considéré par Eltsine

comme un appui solide aussitôt après le limogeage du gouvernement de

Tchernomyrdine en 1998. Il tombe en léthargie après les législatives de 1999.

A partir de 1995, les libéraux vivent des temps difficiles : le « Choix

démocratique de la Russie » ne siège plus à la Douma, où les libéraux sont dorénavant

minoritaires, représentés par « Iabloko » avec les 31 mandats. Le parti de Gaïdar est

marginalisé et réduit à un parti d’experts et de conseillers en économie, que le

gouvernement consent à écouter. Ainsi, durant toute la deuxième législature, les

libéraux du « Choix démocratique de la Russie » restent sur le « banc de touche »

politique.

La situation change la veille de l’élection de la troisième Douma en 1999. Le

« Choix démocratique de la Russie » se réunit avec huit partis démocratiques

libéraux232

et forme la coalition « Union des forces de droite » (« Soiouz pravykh233

228

Cf. l’annexe n°10. 229

En 1993, se sont le « Choix de la Russie » de Gaïdar et le PRES de Chakhraï. En 1995, se sont le

parti de Gaïdar le « Choix démocratique de la Russie » et le parti de Tchernomyrdine « Notre maison la

Russie ». 230

KRYCHTANOVSKAÏA O., Anatomia rossiïskoï elity, Moscou, Zakharov, 2004, p. 160. 231

Le parti « Unité » est créé en octobre 1999 sur l’initiative de plus de trente gouverneurs des régions

de la Russie. Son leader est Sergueï Choïgou, qui occupe jusqu’à présent le poste de Ministre des

situations extraordinaires. La politique du parti est le soutient du Président et l’alignement des régions

sur les décisions de Moscou sur le plan économique. Source : Polititchesaïa entsiklopedia, Moscou,

Politika, 2001, vol. 1. 232

Le parti « Choix démocratique de la Russie » (leader E. Gaïdar), le parti la « Russie démocratique »

(leader Iou. Rybakov), le parti des paysans de la Russie (Iou. Tchernitchenko), le parti de la liberté

économique (K. Borovoï), le parti de la délocratie sociale de la Russie (A. Iakovlev), le parti

« Obchtchee delo » (« Œuvre commun », I. Khakamada), le mouvement « Novaïa sila » (la « Force

Page 117: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

117

sil » ou SPS). La nouvelle coalition libérale se développe dans une certaine mesure

sur l’initiative d’Anatoli Tchoubaïs, qui à cette époque-là rajoute à ces titres le préfixe

« ex » : il perd en 1996 son poste de vice-premier ministre et, en novembre 1997, le

poste de ministre des finances. Pour lui, ainsi que pour l’ex-premier ministre Sergueï

Kirienko, l’ex-adjoint au Premier ministre Boris Nemtsov234

et l’ancien ministre Irina

Khakamada (des personnages éminents du SPS), la création d’une nouvelle force

idéologique est un moyen de légitimer leurs ambitions de participer à la prise des

décisions au niveau de la Douma et de rentrer de cette manière dans la grande

politique. Le SPS hérite de l’idéologie du parti du « Choix démocratique de la

Russie », et son leader Gaïdar se met à la tête de la liste électorale de la région de

Moscou.

Le succès des libéraux lors des élections à la Douma du 19 décembre 1999 est

plus que modeste : le SPS rentre au Parlement avec le score de 8,52%, et seulement

5,93% d’électeurs portent leurs voix sur le parti « Iabloko »235

. Cependant, pour

Gaïdar et Tchoubaïs, ce vote représente un net progrès par rapport aux élections

précédentes : dorénavant le SPS devient un parti de poids parlementaire. Malgré des

efforts de consolidation, les libéraux sont écrasés par le vote massif pour le Parti

communiste qui remporte les élections avec 24,29% et le nouveau parti du pouvoir

« Unité » (23,32%)236

. Le soutien enthousiaste de l’électeur du parti du pouvoir

devient un phénomène régulier dans le cadre d’une république ultra-présidentielle.

nouvelle », S. Kirienko), le mouvement « Rossiä molodaïa » (la « Russie jeune », B. Nemtsov).

Source : le site du parti SPS, www.sps.ru. 233

Les pères fondateurs de la nouvelle coalition, qui donnera en 2001 la naissance au parti SPS, jouent

sur le double sens du mot « pravyi », ce qui signifie « droit » et aussi « juste ». 234

Boris Nemtsov, né en 1959, fait partie de la cohorte des jeunes réformateurs. En 1990, il est élu au

Congrès des députés du peuple de la RSFSR. En 1991, il est nommé gouverneur de la région de Nijni

Novgorod. En 1996, Nemtsov se présente aux élections présidentielles, mais n’arrive pas à recueillir le

nombre requis de signatures de soutien. En 1997-1998, il est vice-premier ministre de la Fédération de

Russie. En 1998, il est parmi des fondateurs du mouvement la « Russie jeune ». Source : Polititchesaïa

entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001, vol. 2. 235

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru. 236

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru.

Page 118: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

118

C. L’impossibilité de créer un bloc démocratique libéral unique

Le schisme du mouvement démocratique libéral devient un véritable handicap

pour la création d’une coalition électorale valable. La séparation en deux ailes de la

droite affaiblit les partis réformateurs et les fait perdre face aux forces visiblement

plus conservatrices. Le refus de se réunir est souvent expliqué par les inconciliables

ambitions politiques des protagonistes du processus politique, à savoir de Gaïdar et

Iavlinski. Cependant, une telle concentration sur les personnalités des leaders fait

perdre de vue les côtés historique et idéologique de cette question.

Certes, la rivalité personnelle existe entre ces deux hommes politiques et

économistes de grand renom. Il suffit se remémorer le mois de novembre 1991,

lorsque Eltsine a préféré Gaïdar à Iavlinski en tant qu’idéologue officiel des réformes

économiques en Russie, en écartant le fameux programme 500 jours. L’histoire de la

confrontation de deux courants stratégiques des réformes, considérées comme un

tournant de l’évolution du mouvement libéral russe, ne peut pas être vue simplement

comme une collision entre deux fortes personnalités et leurs ambitions

professionnelles, pourtant ces phénomènes ont eu lieu. Les différends entre ces deux

libéraux ont une nature idéologique. Iavlinski croit qu’Eltsine et Gaïdar réalisent leur

programme trop vite, et la dissolution de l’URSS mène vers l’anéantissement des

mécanismes de coordination économique, y compris dans la sphère financière. Eltsine

préfère la vision de l’économie russe souveraine et autosuffisante de Gaïdar.

Les élections parlementaires de 1995 représentent une occasion pour les partis

libéraux de réunir leurs efforts face à la montée en puissance du Parti communiste et

du risque réel de la formation d’une majorité communiste et nationaliste. Le succès de

cette coalition instaure un climat d’incertitude et de nervosité dans la société russe :

certains établissent un parallèle historique avec la république de Weimar du début des

années 1930 et évoquent la nécessité de former un bloc démocratique monolithique

comme contrepoids. Dans son article, paru en juillet 1995, Grigori Iavlinski répond à

ces appels de réunification :

« La démocratie allemande des années 1930, alors faible, rappelle en quelque sorte

notre situation bancale (pourtant cette analogie est assez conditionnelle, car notre

pouvoir, à la différence des pouvoirs de la république de Weimar, a une tendance à

Page 119: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

119

l’autoritarisme et aux actions illégales). Oui, la démocratie de Weimar a échoué et a

cédé la place au régime hitlérien. Mais ceci a eu lieu non parce que les démocrates

allemands n’ont pas pu se réunir avec quelqu’un. Ils n’ont pas pu élaborer d’alternative

démocratique aux orientations socio-économiques des démocrates, qui ont été à ce

moment-là au pouvoir ».237

La position de Iavlinski quant à la création de la coalition libérale est intransigeante :

il croit qu’une telle confusion de deux plates-formes idéologiques divergentes

empêcherait l’élaboration d’un compromis lors des débats parlementaires. La création

d’un parti libéral unique, à l’intérieur duquel militeront deux courants idéologiques,

est contraire aux principes du pluralisme politique, fixés dans la Constitution. Selon

Iavlinski,

« l’assurance de l’alternative est non seulement l’objectif tactique, mais aussi

stratégique de la démocratie russe ».238

Ainsi, pour « Iabloko », la création d’une sorte d’« hybride » politique entre deux

familles libérales est strictement impossible, car les uns votent pour le budget et

soutiennent le gouvernement de Tchernomyrdine, alors que les autres font exactement

le contraire.

Les efforts de « Iabloko » sur le plan de l’amélioration de l’activité législative de la

Douma peuvent être considérés comme un « petit réformisme »239

par rapprochement

avec la « doctrine des petites œuvres »240

, particulièrement populaire parmi les élites

intellectuelles russes à la fin du XIXème siècle. La situation politique de la république

ultra-présidentielle ne laisse pas à l’opposition démocratique d’autres moyens d’agir.

En fait, ces moyens existent, mais pour avoir un accès réel au pouvoir, le parti de

Iavlinski devrait renoncer à ses principes, qui le différencient du parti de Gaïdar, et

s’engager au « service » des nouvelles élites et leur manifester sa loyauté et son

soutien contre l’obtention des postes clés au sein du pouvoir exécutif.

Ainsi, Grigori Iavlinski refuse la proposition venue du pouvoir suprême d’entrer dans

le gouvernement d’Evgueni Primakov (septembre 1998 - mai 1999). Il sait

pertinemment que la politique n’est pas seulement une question de répartition des

places dans la Douma suite au scrutin national, mais aussi un jeu d’alliances avec à la

237

IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Moscou, Izvestia, le 12, 13 juillet 1995. 238

Ibidem. 239

MITROKHINE S., « Iabloko » deistvouet. Tolko fakty, Moscou, EPItsentr, 1999, p. 75. 240

La doctrine sociale des libéraux populistes russes des années 1890 prônait le rapprochement avec le

peuple et appelait les jeunes universitaires et les représentants de l’intelligentsia à travailler à la

campagne en tant qu’instituteurs, médecins, agronomes. Les populistes, autrement les « narodniks »,

attachaient de l’importance à leur mission pédagogique de l’instruction du peuple. Source : Grande

Encyclopédie soviétique de 1978.

Page 120: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

120

clé la possibilité d’un accès libre au Président. Cependant, le chef de « Iabloko »

décline cette proposition alléchante, car elle est faite à titre personnel et ne concerne

pas son équipe de collaborateurs. Le poste de l’adjoint du Premier ministre est une

forme de récompense, proposée à « Iabloko » pour avoir soutenu la candidature de

Primakov lors de son investiture à la Douma. Comme l’écrivent les membres du parti

« Iabloko », V. Loukine et N. Travkine, dans un ouvrage paru à la veille des élections

à la Douma de 1999,

« Grigori Iavlinski […] propose son programme de sortie de la Russie d’une crise. Il a

son équipe de partisans, de professionnels pour réaliser ce programme. […] Mais c’est à

lui seul (et pas à l’équipe) qu’il a été proposé d’occuper le poste d’adjoint pour les

questions sociales, et non d’adjoint pour des questions économiques. […] Devenir

simplement un grand chef, premier adjoint du Premier ministre n’a pas été l’objectif de

Iavlinski. Et, bien entendu, ceci n’était qu’un geste de politesse ».241

Le début de la guerre en Tchétchénie en novembre 1994 et surtout les défaites

des forces fédérales lors de cette campagne, reconnue antidémocratique par les deux

ailes du camp libéral, rapprochent « Iabloko » des positions du « Choix démocratique

de la Russie ». Egor Gaïdar témoigne que la création d’une coalition démocratique

serait tout à fait possible, car la position de Grigori Iavlinski n’a pas été toujours si

intransigeante. Au mois de mai 1995, le leader de « Iabloko » cherche à entrer en

contact avec son homologue du DVR pour tracer les principales orientations de la

future union politique. Les négociations portent sur la stratégie commune à adopter

lors des élections législative en 1995 et aussi présidentielle en 1996. Il s’agit d’oublier

la politique de concurrence entre les démocrates et d’élaborer une campagne

électorale commune dans le cadre des circonscriptions majoritaires. Iavlinski est prêt

à collaborer à une condition : sa candidature devra être soutenue lors des élections

présidentielles.

Les ambitions de Grigori Iavlinski vont plus loin que la formation d’un groupe

parlementaire d’opposition pour pouvoir influencer la création de nouvelles lois et

bloquer le vote du budget. Iavlinski vise le centre même du pouvoir suprême en

Russie, le poste présidentiel, qui garantit l’accès, comme le prévoit la Constitution, à

des pouvoirs quasi monarchiques. Gaïdar se doute des aspirations de Iavlinski, qui

sont sa véritable force motrice, et le considère comme une « personne ambitieuse »242

.

Quels que soient les vrais motifs de la proposition faite par Iavlinski, les partisans de

241

LOUKINE V., TRAVKINE N., « Iabloko » raziasniaet i rekomendouet, Moscou, EPItsentr, 1999,

p. 68. 242

GAIDAR E., Dni porajeniï i pobed, Moscou, Evrazia, 1997, p. 528.

Page 121: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

121

Gaïdar donnent leur aval à la formation de la coalition entre les libéraux. Ainsi,

Iavlinski est prêt à faire volte face afin de s’assurer le poste présidentiel, même au

prix d’un pacte avec le parti de Gaïdar.

Cependant cette union n’a pas lieu, car Iavlinski, quelques jours après les

négociations avec le DVR, retire sa proposition de collaborer et confirme sa

résolution de continuer la lutte pour les mandats dans la deuxième Douma en

s’appuyant uniquement sur les propres forces de « Iabloko ». Selon Gaïdar, la rupture

des accords de coalition définit la débâcle des libéraux aux élections de 1995 et ouvre

la voie vers la fracture ultérieure des forces, qui auraient pu faire front commun.

Quelques semaines après les événements décrits, dans son article Il n’y a pas de

tragédie dans la scission des démocrates, Iavlinski insiste sur l’absurdité de l’union

démocratique au sein du Parlement, mais il n’écarte pas, par ailleurs, la possibilité de

former une autre coalition des forces libérales, cette fois-ci, pour gagner les élections

présidentielles :

« Déclarant notre participation aux élections présidentielles, nous sommes prêts à la

plus large interaction avec les partis politiques et les mouvements, qui préfèrent la

forme démocratique de gouvernance et défendent les droits de l’homme fondamentaux.

[…] Avec ceux donc, qui sont en opposition avec le Président actuel, le gouvernement

et le parti du pouvoir qu’ils ont créé. Quel que soit le nom du groupe politique fidèle à

ces idées, ceci ne peut pas être considéré comme un obstacle pour sa participation à la

coalition lors des élections présidentielles ».243

Néanmoins, la nouvelle étape du cycle électoral n’aboutit pas à l’union tant

désirée. Le 15 mai 1996, le Congrès du parti du « Choix démocratique de la Russie »

se réunit à Moscou pour arrêter le choix de la candidature que les libéraux

soutiendront lors des présidentielles. Les avis sont partagés : Gaïdar, toujours loyal à

Eltsine, propose de soutenir ce dernier. Il motive sa prise de position par la nécessité

d’assurer la continuité des réformes entamées. Quelques personnalités éminentes du

DVR, comme le défenseur des droits de l’homme S. Kovaliov et le professeur

universitaire Iou. Afanassiev, sont littéralement scandalisés par la proposition de

Gaïdar, car ils redoutent le retour vers un système totalitaire et profondément

antidémocratique.

Pourtant le Congrès vote pour le soutien de la candidature d’Eltsine, et le rôle

d’Anatoli Tchoubaïs dans la prise d’une telle décision n’est pas anodin. Début 1996,

la carrière de Tchoubaïs fait de curieux virages : en février 1996, Eltsine le destitue

243

IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Moscou, Izvestia, le 12, 13 juillet 1995.

Page 122: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

122

d’une manière inattendue de son poste de premier adjoint au Premier ministre avec

une formule catégorique, que des millions de téléspectateurs russes ont accueillie avec

joie : « Tchoubaïs est coupable de tout ». L’électorat croit que le Président commence

à « épurer » son entourage et se débarrasse des personnages « nuisibles » selon

l’opinion publique. Après la démission de Tchoubaïs, la cote de popularité du

Président dangereusement basse à la veille des élections, commence à augmenter. En

février 1996, Eltsine annonce qu’il présentera sa candidature à un second mandat

présidentiel. Immédiatement, Anatoli Tchoubaïs est nommé chef de son état-major

électoral. En réalité, la « répudiation » de Tchoubaïs n’a pas lieu, et sa démission n’est

qu’un trompe-l’œil pour camoufler le projet du maintien d’Eltsine au pouvoir.

La stratégie de la campagne électorale présidentielle est confiée de cette

manière à Anatoli Tchoubaïs, membre actif du « Choix démocratique de la Russie »,

et ce fait est un élément décisif pour ses collègues du parti pour soutenir la

candidature d’Eltsine.

En effet, la nomination de Tchoubaïs à ce poste n’est nullement aléatoire. En janvier

1996, les membres de l’élite financière et industrielle russe, surnommés

« oligarques », connus aussi sous le sobriquet des « sept banquiers », décident lors de

leur séjour au Forum économique mondial à Davos de soutenir Eltsine. Tchoubaïs est

une personne de confiance des cercles oligarchiques et représente un organe de

transmission entre les mondes de l’argent et de la politique. C’est alors lui qui

œuvrera pour « réanimer » le score présidentiel, qui au début de la campagne est égal

à 5%244

. Tchoubaïs a devant lui un objectif, qui paraît inatteignable, car tout est contre

Eltsine : la débâcle sur le front tchétchène, l’impuissance des services de sécurité

fédérale face aux menaces terroristes, l’alcoolisme d’Eltsine et son état de santé

précaire. Et pourtant il deviendra Président avec un score de 53,82% au second

tour.245

Dans ces conditions, la possibilité d’une coalition des partis libéraux et de la

désignation d’un seul candidat à la présidence paraît plutôt difficile. Iavlinski n’est

pas prêt à sacrifier ses propres ambitions présidentielles, et en même temps pour lui, il

est hors de question de trahir ses principes d’opposant au régime officiel et de se

joindre à ses partisans. La réaction des membres de « Iabloko » à la décision du

244

Les données du centre sociologique VTsIOM, www.wciom.ru. 245

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru.

Page 123: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

123

« Choix démocratique de la Russie » est virulente : les partisans de Gaïdar sont

accusés de trahir l’idée d’une large coalition des forces démocratiques avec Iavlinski à

leur tête. L’auteur d’un article au titre signifiant Gaïdar à double face. Chronique du

manque de scrupules et de la trahison porte contre les libéraux radicaux de graves

accusations de complaisance, qui rendent la réconciliation de deux camps libéraux

encore moins probable :

« Gaïdar et son équipe sont liés par le sang avec le pouvoir de l’oligarchie mafieuse

corrompue, engendrée par eux-mêmes, dont l’incarnation et le chef est Boris

Eltsine ».246

Il faudra attendre les élections législatives de 1999, pour que les libéraux des

deux obédiences arrivent à trouver un langage commun. En juin 2000, les

représentants de « Iabloko » et du SPS, successeur de la doctrine du DVR, signent un

accord Sur les mesures de la réunification des organisations politiques SPS et

« Iabloko ». Les parties se mettent d’accord sur les points cruciaux, tels que la

présentation lors de prochaines législatives d’une liste électorale commune dans les

circonscriptions fédérales et majoritaires, la création d’une infrastructure territoriale,

la création du Conseil politique unifié, agissant selon les principes de parité. Ce

rapprochement est devenu possible grâce aux rapports personnels des deux chefs des

parties contractantes, Grigori Iavlinski et Boris Nemtsov, qu’ils ont pu établir lors de

leur collaboration dans la région de Nijni Novgorod, dont B. Nemtsov a été

gouverneur. En 2000, Iavlinski pose un regard optimiste sur l’avenir politique de cette

union et apprécie hautement les résultats de cette interaction :

« Nous l’apprécions et faisons tout notre possible pour qu’elle fonctionne

intelligemment. Actuellement, c’est une coordination de plus en plus étroite sur des

questions politiques. Nous tâchons de ne pas nous mêler des affaires de l’autre : c’est

une coalition de deux forts partis démocratiques souverains ».247

Une telle cohabitation prometteuse existe jusqu’au moment où les libéraux du

SPS rendent publique leur intention d’avancer un candidat unique de la coalition

libérale lors des prochaines élections présidentielles. Cette proposition, tout comme en

1996, n’est pas acceptée par « Iabloko », et l’union de la droite s’effondre suite à la

confrontation répétitive des ambitions présidentielles des libéraux.

246

BLAGODARNYÏ M., « Dvoulikiï Gaïdar. Khronika besprintsipnosti i predatelstva », « Iabloko »

Podmoskovia, Moscou, le 21 juin 1996. 247

IAVLINSKI G., « Strategia i problemy razvitia zakonodatelstva v Rossiiskoï Federatsii na pouti

stanovlenia grajdanskogo obchtchestva » in Materialy konferentsii SPS 6 aprelia 2001 goda, Moscou,

izsdatel Gaïnoullin, 2001, p. 31.

Page 124: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

124

Le cycle électoral suivant, qui s’étend de 2003 à 2007, démontre la fatalité de la

tactique « individualiste », adoptée par « Iabloko ». Les libéraux divisés subissent un

échec magistral lors des élections législatives de 2003. Ni le SPS, ni « Iabloko » ne

franchissent la barre de 5%248

, par conséquent, aucun de leur candidat à l’élection au

scrutin proportionnel ne siège à la Douma. Cette défaite signifie quasiment la mort

politique du libéralisme, comme le diront les pessimistes, au moins la mise en

sommeil jusqu’aux législatives de 2007 selon le point de vue optimiste.

Les performances des candidats libéraux lors des présidentielles sont également

médiocres. Iavlinski, fidèle à son projet présidentiel, se présente en 2000 et arrive en

troisième position, derrière V. Poutine et G. Ziouganov, avec 5,8% des voix249

. En

2004, Iavlinski renonce à se présenter contre Vladimir Poutine, qui bat tous les

records de popularité. Irina Khakamada, une des coprésidents du SPS, est seule

candidate libérale. Elle ne ressemble que 3,8% des voix250

.

Ces résultats de votes reflètent le lent déclin des idées libérales en Russie. Les

partis libéraux ne bénéficient plus de la confiance du peuple, qui ne les associe plus,

comme il l’a fait au début des années 1990, avec la sortie de la crise économique et

politique. Aux yeux de l’électeur, les libéraux ne sont pas capables de produire un

programme concret, qui pourrait les réhabiliter après les échecs des réformes.

L’élimination des libéraux de l’arène politique signifie le désaveu de ce courant

idéologique, qui perd ses forces en batailles démagogiques et en luttes intestines.

Durant les trois législatures des années 1990, le pouvoir fédéral a recours à une

stratégie spécifique pour assurer son soutien au sein de la Douma. Cette stratégie

consiste à favoriser le parti du pouvoir loyal au Président. Le parti de Gaïdar « Choix

démocratique de la Russie » débute en 1993 comme le parti du pouvoir, mais au cours

de la première législature de 1993-1995, il passe du côté des opposants. Cet abandon

de ses positions pro-présidentielles lui vaut son élimination de la deuxième Douma.

Les sociaux-démocrates libéraux de « Iabloko » poursuivent leur travail parlementaire

lors de la deuxième législature 1995-1999, mais ne participent pas au gouvernement,

248

Le score de « Iabloko » est de 4,3%, celui du SPS est de 3,97%. Source : site Internet du Centre

fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de la Fédération de Russie,

ww.fci.ru. 249

Rappelons qu’en 1996, Iavlinski a le quatrième résultat avec 7,4% de votes. Source : site Internet du

Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de la Fédération de

Russie, ww.fci.ru.

Page 125: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

125

ce qui réduit sensiblement leur influence. Ce brassage des forces politiques affaiblit

l’influence du camp libéral. La consolidation des efforts des libéraux des deux

obédiences en prévision de la troisième législature 1999-2003, promet la création d’un

bloc démocratique solide, mais cette idée échoue à cause des tendances centrifuges au

sein des libéraux et des ambitions personnelles de leurs dirigeants.

250

Site Internet du Centre fédéral de l’informatisation auprès de la Commission centrale électorale de

la Fédération de Russie, ww.fci.ru.

Page 126: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

126

Conclusion

Au sortir de l’époque communiste, la Russie entre dans l’ère de la renaissance

des idées libérales. L’engouement pour les valeurs libérales monte en puissance au

début des années 1990 dans un contexte politique et économique plus que difficile. Le

pays entier est sinistré par sept décennies de pouvoir soviétique. La mentalité

nationale est déformée et traumatisée par les méthodes de gouvernance rigides

appliquées par la dictature communiste. Cependant, la volonté d’en changer émanant

des forces dissidentes, qui n’ont pas été complètement annihilées durant l’époque

communiste, aboutit à l’écroulement de la structure de l’Union soviétique déchirée

vers la fin de son existence par de fortes tendances centrifuges. Le libéralisme du

nouveau pays souverain, la Fédération de Russie, représente, tout comme au début du

XXème siècle, une idéologie de la modernisation de la société, qui insiste sur la

possibilité de construire dans ce pays, arriéré sur le plan politique et économique, des

institutions « civilisées » à l’image de la société occidentale. Ce projet ambitieux est

réalisé durant les années 1990. La mise en œuvre des transformations démocratiques

prend en compte les spécificités russes et les besoins du moment du pays. Ainsi, lors

de la réalisation du projet de réformes libérales, l’accent est mis principalement sur les

transformations de l’économie nationale et la libéralisation des rapports entre les

agents économiques.

Durant la perestroïka et les débuts du jeune Etat de la Fédération de Russie, le

libéralisme est perçu comme une idéologie antinomique à celle du communisme. La

montée de la popularité des idées libérales et la croissance du nombre de leurs adeptes

sont directement liées à la réaction négative des citoyens de l’URSS qui ne supportent

plus l’hégémonie du Parti communiste. Les traces des idées libérales deviennent

visibles même dans les discours des bonzes du PCUS, qui proclament les doctrines de

la transparence, de la nouvelle mentalité, du socialisme à « visage humain ». Plus tard,

pour désigner l’idéologie anticommuniste, le terme « démocratie » remplacera la

notion de libéralisme. Probablement parce que le mot « libéralisme » est associé dans

la culture politique russe (et la propagande soviétique, qui le traitait de « bourgeois »,

y est pour beaucoup) à une manière indécise d’appréhender les événements et un

caractère accommodant qui prête trop facilement au compromis. Néanmoins, les

Page 127: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

127

forces politiques russes militant contre le régime communiste s’arment d’idées

libérales afin d’élaborer leurs programmes d’action. D’ailleurs, les partis et les

mouvements politiques, qui prennent le nom de libéraux, apparaissent avec le début

des réformes économiques et la scission du camp démocratique suite à la différence

d’appréciation de ces transformations.

L’histoire des réformes libérales des années 1990 ne dérogent pas à cette

logique presque « traditionnelle » des réformes russes venues « d’en haut » : tout

comme en Russie tsariste, où les souverains Alexandre II et Nicolas II décident de

mesures radicales, les réformes postsoviétiques sont initiées dans les plus hautes

sphères politiques. Le premier Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine,

ancien membre de l’establishment de l’Union soviétique, rompt avec l’idéologie

soviétique et change radicalement les grandes orientations de la nouvelle Russie. Il

donne accès au pouvoir suprême à de jeunes économistes passionnés par des idées

libérales de refonte totale de l’économie nationale, par le rejet du système socialiste

de commandement rigide et par la mise en place des règles du marché libre.

Les personnages les plus éminents de cette époque, que l’on retrouve parmi ces

économistes appelés au pouvoir, sont Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs. Ils sont

considérés comme les principaux idéologues des réformes libérales postsoviétiques.

Leurs positions idéologiques et leurs approches doctrinales quant au choix des

méthodes de réformes, sont déterminées par les prémisses politiques et économiques,

initiées par les réformateurs précédents à partir des années 1960. Le lent glissement de

l’économie soviétique vers une sorte d’économie de marché connaît des périodes

d’accélération et de stagnation qui dépendent de la position du chef du Parti

communiste. L’URSS a connu deux grandes initiatives du pouvoir ayant pour but la

modernisation du socialisme. La première vague résulte du dégel politique

khrouchtchévien des années 1960, qui a permis à Alexeï Kossyguine, président du

Conseil des ministres d’URSS, d’introduire dans l’économie quelques éléments de

marché libre. Après les années de réaction de la période de stagnation brejnévienne,

les questions de la libéralisation de la société redeviennent d’actualité dès l’arrivée au

pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev.

L’œuvre réformatrice de Gaïdar et de Tchoubaïs, adeptes du leader

charismatique des démocrates Boris Eltsine, marque une profonde rupture avec les

demi-mesures des réformateurs tempérés du temps socialiste. L’équipe des jeunes

libéraux rompt sans hésitation avec la théorie économique socialiste et se réunit sous

Page 128: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

128

la bannière de l’édification du capitalisme, exaltant les valeurs de la société libérale :

la propriété privée et sa sécurité légale, la liberté d’entreprendre, l’état de droit. Le

programme des libéraux se distingue par son radicalisme extrême par rapport aux

vestiges du système socialiste. Ils rejettent l’idée que la nouvelle Russie puisse hériter

de quelques acquis positifs du régime précédent, car la doctrine des libéraux est

intransigeante par rapport au communisme.

La première étape de la mise en place du régime libéral dure jusqu’au moment

de l’insurrection des parlementaires récalcitrants contre les réformes trop radicales,

suivie de la création de la nouvelle République et de l’adoption de la Constitution au

mois de décembre 1993. Avant cette date, le mouvement libéral ne dispose pas d’une

plate-forme politique stable, qui supposerait l’existence d’un programme politique à

long terme. Le gouvernement composé de démocrates s’arme de l’idéologie libérale et

se laisse guider par ces grandes orientations, mais ne s’appuie pas sur une force

politique.

Les premières élections législatives de décembre 1993 changent la donne

politique et deviennent un catalyseur pour la création massive des partis. C’est le

moment de la création des premiers partis libéraux. Leur naissance détermine la

scission du camp libéral en deux ailes. L’appartenance à chacune d’elles est dictée par

le degré de proximité des adhérents avec le pouvoir en place, par le soutien ou, au

contraire, le rejet des réformes radicales, par leur position vis-à-vis des mesures

rigoureuses de Boris Eltsine par rapport à ses adversaires politiques lors du conflit

d’octobre 1993. Ainsi, Egor Gaïdar et Anatoli Tchoubaïs se rangent du côté des

partisans d’Eltsine sous les drapeaux du parti le « Choix démocratique de la Russie ».

Ils continuent à prôner un libéralisme « classique » avec son concept de non-

ingérence de l’Etat dans l’économie nationale, malgré l’échec évident des réformes de

ce type.

Ils sont critiqués par les adeptes du social-libéralisme réunis autour de l’économiste

Grigori Iavlinski, leader du parti « Iabloko », qui préfèrent le modèle d’un Etat

sensible au bien-être de ses citoyens.

La scission des libéraux prédispose ce mouvement politique à son

affaiblissement vis-à-vis des tendances réactionnaires et nationalistes, qui montent en

puissance durant les années 1990. A cause de leur refus d’unir leurs efforts pour

s’assurer un nombre important de places à la Douma, ils se voient éliminés

progressivement de l’arène politique. L’influence des libéraux de différentes

Page 129: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

129

obédiences devient à la fin des années 1990 véritablement faible. Les libéraux

d’aujourd’hui sont tributaires de leur propre politique radicale de réformes,

désapprouvées par la majorités des citoyens russes, qui sont les grands perdants de

cette transition trop rapide et abrupte vers un capitalisme que l’on est tenté de

qualifier de « sauvage ». La seconde raison de la chute de popularité des idées

libérales réside dans les tentatives infructueuses de réunification des libéraux.

Fragmentés et déchirés par leurs désaccords internes, ils sont incapables de former

une opposition démocratique stable et conséquente au sein de la Douma ou d’entrer

au gouvernement. Les prémisses actuelles du libéralisme sont telles qu’il ne dispose

pas d’un soutien institutionnel et social. Les libéraux sont amenés à faire un choix

entre une collaboration avec un gouvernement non-libéral, qui déforme ou rejette

leurs propositions, et une opposition dénuée de toute influence dans les conditions

politiques actuelles. Les échecs répétés des libéraux lors des élections tant fédérales

que locales témoignent du désenchantement de l’électeur et de ses incertitudes quant

au futur des partis libéraux qui courent le risque de se retrouver en marge de la vie

politique russe.

Page 130: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

130

Sources

Sources normatives

Constitution de la RSFSR du 12 avril 1978, réd. du 10.12.1992, Moscou, Izdatelstvo

Verkhovnogo Soveta Rossiïskoï federatsii, 1992.

Constitution de la Fédération de Russie du 12 décembre 1993, Moscou,

Iouriditcheskaïa literatoura, 1993.

Loi de l’URSS Sur l’activité économique individuelle du 19 novembre 1986,

Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1986, n° 47.

Loi de l’URSS Sur la coopération du 26 mai 1988 n° 8998-XI, Vedomosti

Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou,1988.

Loi de l’URSS Sur l’entreprise d’Etat du 30 juin 1987, Vedomosti Verkhovnogo

Soveta SSSR, Moscou, 1989, n° 9.

Loi de la RSFSR du 3 juillet 1991 n°1531-I Sur la privatisation des entreprises

municipales et publiques de la Fédération de Russie, Vedomosti Sezda narodnykh

depoutatov i Verkhovnogo Soveta RSFSR, Moscou, 1991.

Loi de la RSFSR du 3 juillet 1991 n°1529-I Sur les comptes nominaux de

privatisation dans la RSFSR, Vedomosti Soveta narodnykh depoutatov i Verkhovnogo

Soveta RSFSR, Moscou, 1991.

Loi du 24 avril 1991 n°1098 Sur le Président de la RSFSR, Vedomosti sezda

narodnykh deputatov RSFSR i Verkhovnogo Sovieta RSFSR, Moscou, 1991.

Décision du Conseil des Ministres d’URSS n° 49 du 13.01.1987 Sur la création et

l’activité des sociétés mixtes avec la participation des organisations soviétiques et les

firmes des pays capitalistes et des pays en voie de développement, Vedomosti

Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou, 1987.

Oukase du Présidium du Conseil Suprême de l’URSS du 30.04.1943 Sur l’impôt sur

les revenus de la population, Vedomosti VS SSSR, Moscou, 1983, n° 43.

Décision du Présidium du Conseil Suprême d’URSS du 7 avril 1989 relative au bail et

contrat de bail en URSS n° 10277-XI, Vedomosti Verkhovnogo Soveta SSSR, Moscou,

1989, n° 15.

Page 131: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

131

Oukase du Président de la Fédération de Russie n°1400 du 21 septembre 1993 Sur la

réforme constitutionnelle progressive dans la Fédération de Russie, Sobranie aktov

Prezidentai i pravitelstva Rossiïskoï Federatsii, Moscou, 1993, n°39.

Sources doctrinales

GAÏDAR E. (dir.), Ekonomika perekhodnogo perioda: Otcherki ekonomitcheskoi

politiki postkommounistitcheskoi Rossii (1991 – 1997), Moscou, Delo, 1998.

GAÏDAR E. (dir.), Ekonomika perekhodnogo perioda: Otcherki ekonomitcheskoi

politiki postkommounistitcheskoi Rossii. 1998–2002, Moscou, Delo, 2003.

GAÏDAR E. (dir.), Ekonomika perekhodnogo perioda: Sbornik izbrannykh rabot.

1999–2002, Moscou, Delo, 2003.

GAÏDAR E. (dir.), Polititcheskie problemy ekonomitcheskih reform: sravnitelnyi

analiz. Sbornik dokladov, Moscou, Institout ekonomiki perekhodnogo perioda,1998.

GAÏDAR E., Dolgoe vremia. Rossia v mire: otcherki ekonomitcheskoi istorii,

Moscou, Delo, 2005.

GAÏDAR E., Guibel imperii. Ouroki dlia sovremennoi Rossii, Moscou, Rossiiskaia

polititcheskaia entsiklopedia (ROSSPEN), 2006.

IAVLINSKI G., « Reformy v Rossii, vesna 1992 », Moskovskie novosti, Moscou, le

24 mai 1992.

IAVLINSKI G., « V raskole demokratov traguedii net », Izvestia, Moscou, le 12, 13

juillet 1995.

IAVLINSKI G., « Strategia i problemy razvitia zakonodatelstva v Rossiiskoï

Federatsii na pouti stanovlenia grajdanskogo obchtchestva » in Materialy konferentsii

SPS 6 aprelia 2001 goda, Moscou, izsdatel Gaïnoullin, 2001.

LOUKINE V., TRAVKINE N., « Iabloko » raziasniaet i rekomendouet, Moscou,

EPItsentr, 1999.

MAOU V., Ekonomika i pravo. Konstitoutsionnye problemy ekonomitcheskoi

reformy postkommounistitcheskoi Rossii (Naoutchnye troudy IEPP n° 9), Moscou,

Institout ekonomiki perekhodnogo perioda, 1998.

MAOU V., SINELNIKOV-MOURYLEV S., TROFIMOV G.,

Makroekonomitcheskaia stabilizatsia, tendentsii i alternativy ekonomitcheskii politiki

Rossii, Moscou, Institout ekonomiki perekhodnogo perioda, 1996.

Page 132: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

132

MAOU V.(dir.), GLAVATSKAIA N., Piat let reform. Sbornik statei, Moscou,

Institout ekonomiki perekhodnogo perioda, 1997.

MAOU V. (dir.), GLAVATSKAIA N., KHOKHLOVA T., Liberalizatsia i

stabilizatsia – piat let spoustia. Sbornik dokladov, Moscou, Institout ekonomiki

perekhodnogo perioda, 1997.

MITROKHINE S., « Iabloko » deistvouet. Tolko fakty, Moscou, EPItsentr, 1999.

TCHOUBAÏS A. (dir.) BOIKO M., VASILIEV D., EVSTAFIEV A, KAZAKOV A.,

KOKH A., MOSTOVOÏ P., Privatizatsia po-rossiiski, Moscou, Vagrious, 1999.

TCHOUBAÏS A. (dir.), « Jestkim kursom. Analititcheskaïa zapiska po kontseptsii

perekhoda k rynotchnoï ekonomike », Vek XX i mir, Moscou, 1990, n° 6.

Sources statistiques

GLAZYEV S., KARA-MOURZA S., BATCHIKOV S., Belaia kniga:

Ekonomitcheskie reformy v Rossii 1991-2001 gg., Moscou, Eksmo, 2004.

« Ekonomitcheskie i sotsialnye peremeny : monotoring obchestvennogo mnenia »,

Informatsionnyi bulleten VTsIOM, Moscou, 1995, n°3.

Mémoires

ELTSINE B., Ispoved na zadannouioy temou, Moscou, Ogoniok-Variant, 1990.

ELTSINE B., Zapiski prezidenta, Moscou, Ogoniok, 1994.

ELTSINE B., Prezidentskiï marafon, Moscou, OOO « Izdatelstvo AST », 2000.

GAÏDAR E., Dni porajenii i pobed, Moscou, Vagrious, 1997.

KHASBOULATOV R., Velikaia rossiiskaia traguedia, Moscou, TOO SIMS, 1994.

KORJAKOV A., Boris Eltsin: ot rassveta do zakata. Posleslovie, Moscou, Detektiv-

press, 2004.

ROUTSKOÏ A., Krovavaia osen. Dnevnik sobytii. 21 sentiabria - 4 oktiabria 1993 g,

Saint-Pétersbourg, АО Saint-Pétersbourg tipografia n° 6, 1995.

TSIPKO A., GUINZBOURG V., KRIOUTCHKOV V., Desiat let, kotorye potriasli...

1991-2001, Moscou, Vagrious, 2002.

Page 133: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

133

Bibliographie

Ouvrages généraux

LEONTOVITCH V., Histoire du libéralisme en Russie, Paris, Fayard, 1987.

PODBEREZKINE A. (dir.), Rossia-2000. Sovremennaia polititcheskaia istoria

(1985-1999), 3e. rééd, Moscou, RAOu-Ouniversitet, 2000.

SOGRINE V., Polititcheskaia istoria sovremennoi Rossii, 1985-2001: ot

Gorbatcheva do Poutina, Moscou, INFRA-M: Ves mir, 2001.

WEBER M., Izbrannoe. Obraz obchtchestva, Moscou, Iourist, 1994.

Ouvrages spécialisés

AVAKIAN S., Konstitutsia Rossii : priroda, evolutsia, sovremennost, 2 rééd.,

Moscou, RUID, 2000.

BOGOMOLOV O. (dir.), Reforma glazami amerikanskikh i rossiiskikh outchenykh,

Moscou, Ekonomika, 1996.

BOÏARINTSEV V., Perestroika: ot Gorbatcheva do Tchoubaisa, Moscou, Algoritm,

2005.

BOUNITCH A., Osen oligarkhov. Istoria pikhvatizatsii i boudoushee Rossii, Moscou,

Yaouza, Eksmo, 2005.

CHABLINSKI I. (dir.), Prezident-pravitelstvo-ispolnitelnaia vlast : rossiiskaia

model, Moscou, Tsentr konstitoutsionnykh issledovanii MONF, 1997.

CHELOKHAEV V., Liberalnaia model pereoustroistva Rossii, Moscou, ROSSPEN,

1996.

CHEÏNIS V., Vzlet i padenie parlamenta. Perelomnye gody v rossiiskoi politike

(1985-1993), Moscou, Moskovskii tsentr Carnegie, 2005.

DEMIDOV V., Rossia: avgoustovskaia respoublika. 1990-1993, Novosibirsk,

Novosibirskii gosoudarstvennyi ouniversitet, 1995.

DEMIDOV V., Rossia: prezidentskaia respoublika. 1993-1996, Novosibirsk,

Novosibirskii gosoudarstvennyi ouniversitet, 1998.

DOBROKHOTOV L. (dir.), Eltsine – Khasboulatov. Edinstvo, kompromiss, borba,

Moscou, Terra, 1994.

Page 134: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

134

GENEREUX J., Introduction à l’économie, Paris, Editions du Seuil, 1992.

GUELMAN V., GOLOSSOV G., MELECHKINA E. (dir.), Pervyï elektoralnyï tsikl v

Rossii (1993-1996), Moscou, Ves mir, 2000.

KAGARLITSKI B., Oupravliaemaia demokratia. Rossia, kotorouiou nam naviazali,

Moscou, Ultra, Koultoura, 2005.

KARA-MOURZA S., Sovetskaia tsivilizatsia. Ot Velikoi pobedy do natchikh dnei,

Moscou, Algoritm, 2005.

KHLEBNIKOV P., Krestnyi otets Kremlya Boris Berezovskii, ili Istoria razgrablenia

Rossii, Moscou, Detektiv-Press, 2001.

KIEZA J., Prochai, Rossia, Moscou, Firma Gueya, 1997.

KOLESNIKOV A., Neizvestnyi Tchoubais, Moscou, Zakharov, 2003.

KOLOBOVA V., Grigori Yavlinski, Moscou, Feniks, 1998.

KRACHENINNIKOV Iou. (dir.), Liberalizm v Rossii, Moscou, Aguentstvo « Znak »,

1993.

KRYCHTANOVSKAIA O., Anatomia rossiiskoi elity, Moscou, Zakharov, 2005.

LOPATNIKOV L., Pereval, Moscou, Norma, 2006.

OLECHTCHOUK V., PRIBYLOVSKI V., REITBLAT M., Parlamentskie partii,

dvijenia, obedinenia Rossii, Moscou, Panorama, 1995.

Polititcheskaïa entsiklopedia, Moscou, Politika, 2001.

ROUMIANTSEV O., Osnovy konstitoutsionnogo stroya Rossii (Ponyatie, soderjanie,

voprosy stanovlenia), Moscou, Iourist, 1994.

SAPIR J., Le chaos russe, Paris, La Decouverte, 1996.

SIROTKINE V., Anatoli Tchoubaïs. Velikii inkvizitor, Moscou, Algoritm, 2006.

STRIGINE E., Boris Berezovski i ego londonskii chtab, Moscou, Algoritm, 2006.

TRAVINE D., Jeleznyi Vinni-Pouh i vse, vse, vse. Liberalizm i liberaly v rossiiskikh

reformakh, Moscou, Delo, 2004.

VICHNEVSKI B., Anatoli Tchoubaïs : Jeleznyï Drovosek, ne polutchivchiï serdtsa,

Moscou, Epitsentr, 2004.

VICHNEVSKI B., K demokratii i obratno, Smolensk, Smolenskiï poligrafitcheskiï

kombinat, 2004.

VORONTSOV V., V koridorakh bezvlastia. Premiery Eltsina, Moscou,

Akademitcheskii proekt, 2006.

Page 135: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

135

Articles spécialisés

AKHIEZER A., « Rossiiski liberalizm pered litsom krizisa », Obtchestvennye naouki

i sovremennost, Moscou, 1993, n° 1.

ASLUND A., « Democracy, governance, and Corruption after Communism »,

Ekonomitcheski journal VchE, Moscou, 2001, n° 3.

BLAGODARNYÏ M., « Dvoulikiï Gaïdar. Khronika besprintsipnosti i predatelstva »,

« Iabloko » Podmoskovia, Moscou, le 21 juin 1996.

BOUTHORS J.-F., « Les détours de la démocratie en Russie », Politique étrangère,

Paris, 1994, n°2.

CHMATKO N., « Toposy » rossiïskoï ekonomitcheskoï reformy : ot ortodoksalnogo

marksizma k radikalnomou liberalizmou », in Sotsiologuia pod voprosom, Moscou,

Praxis, Institout eksperimentalnoï sotsiologuii, 2005.

CHMATKO N., « Les économistes russes entre orthodoxie marxiste et radicalisme

libéral », Genèses, Paris, 2002, n°47.

CROSNIER M.-A., « 1990 : un pays au bord du gouffre » in URSS, la dislocation du

pouvoir. Edition 1991, La Documentation française, Paris, 1991, n°4937.

DACHITCHEV V., « Traguitcheskaïa tsep otvergnoutykh vozmojnosteï. Teoria

konverguentsii i reformirovanie Rossii », Literatournaïa gazeta, Moscou, 2002, n° 21.

FRENKINE A., « Natsional-liberalizm », Voprosy filosofii, Moscou, 1999, n° 1.

GLINKINA S., « Ekonomitcheskie reformy: pervaia pyatiletka », Obchestvennye

naouki i sovremennost, Moscou, 1995, n° 3.

GNATIOUK O., « Liberalizm v Rossii : Osnovnye etapy, idei, osobennosti i

perspektivy », Pravovedenie, Moscou, 1995, n° 6.

KAPOUSTINE B., « Krizis tsennostei i chansy rossiiskogo liberalizma », Polis,

Moscou, 1992, n° 5.

KAPOUSTINE B., « Natchalo rossiiskogo liberalizma kak problema polititcheskoi

filosofii », Polis, Moscou, 1994, n° 5.

KAPOUSTINE B., « Liberalnoe soznanie v Rossii », Obchestvennye naouki i

sovremennost, Moscou, 1994, n° 3, 4.

KAPOUSTINE B., KLIAMKINE I., « Liberalnye tsennosti v soznanii rossiian »,

Polis, Moscou, 1994, n° 1, 2.

Page 136: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

136

KHASBOULATOV R., « Kakaïa vlast noujna Rossii ? », Sotsiologuitcheskie

issledovania, 1992, Moscou, n°11.

KHODORKOVSKI M., « Krizis liberalizma v Rossii », Vedomosti, Moscou,

29.03.2004, n° 52.

LESAGE M., « Le PCUS : de la réforme à la destruction » in URSS, la dislocation du

pouvoir. Edition 1991, La Documentation française, Paris, 1991, n°4937.

LINE D., « Peremeny v Rossii: rol polititcheskoi elity », Sotsiologitcheskie

issledovania, Moscou, 1996, n° 4.

LOUKINE A., « Perekhodnyi period v Rossii: demokratizatsia i liberalnye reformy »,

Polis, Moscou, 1999, n° 2.

MEDOUCHEVSKI A., « Konstitoutsionnye revolioutsii v Rossii XX veka:

Sravnitelnyi analiz », Neprikosnovennyi zapas, Moscou, 2005, n° 6.

MENDRAS M., « Les trois Russie : analyse du référendum du 25 avril 1993 », Revue

française de science politique, Paris, 1993, n°6.

MERKEL W., CROISSANT A., « Formalnye i neformalnye institouty v defektnykh

demokratiakh », Polis, Moscou, 2002, n°1.

MITROKHINE S., « Sovetskoe nasledstvo », Vek XX i mir, Moscou, 1991, n°10.

NOVIKOVA L., SIZEMSKAIA I., « Ideinye istoki rousskogo liberalizma »,

Obchestvennye naouki i sovremennost, Moscou, 1993, n° 3.

NOVIKOVA L., SIZEMSKAIA I., « Novyi liberalizm v Rossii », Obchestvennye

naouki i sovremennost, Moscou, 1993, n° 5.

OULIOUKAEV A., « Liberalizm i politika perekhodnogo perioda v sovremennoi

Rossii », Mir Rossii, Moscou, 1995, n° 2.

OVSIENKO I., « Rossiiskie reformy: zakonomernyi itog », Ekonomitcheskaia naouka

sovremennoi Rossii, Moscou, 1999, n° 1.

ROUKAVICHNIKOV V., « Sotsialnaïa dinamika i politicheskiï konflikt v Rossii :

vesna 1993 goda – adaptatsia k krizisou », Sotsiologitcheskie issledovania, Moscou,

1996, n°9.

RORMOZER G., « Pouti liberalizma v Rossii », Polis, Moscou, 1993, n° 1.

SOGRINE V., « Zapadnyi liberalizm i rossiiskie reformy », Svobodnaia mysl,

Moscou, 1996, n°1.

SOGRINE V., « Liberalizm v Rossii: peripetii i perspektivy », Obchestvennye naouki

i sovremennost, Moscou, 1997, n° 1.

Page 137: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

137

SOGRINE V., « Vtoroe prichestvie liberalizma v Rossii », Otetchestvennaia istoria,

Moscou, 1997, n° 1.

SOGRINE V., « Ideologia oumerla. Da zdravstvouyout ideologii? », Obchestvennye

naouki i sovremennost, Moscou, 1991, n° 4.

SOGRINE V., « Rossiiskaia istoria na perelome: pritchiny, kharakter, sledstvia »,

Obchestvennye naouki i sovremennost, Moscou, 1994, n° 1.

SOGRINE V., « Vzlet i krouchenie rossiiskikh outopii », Obchestvennye naouki i

sovremennost, Moscou, 1995, n° 3.

TOURKINE S., « Rossiiskoe liberalnoe dvijenie: anatomia raskola »,

Neprikosnovennyi zapas, Moscou, 2004, n°37.

VEDENIAPINE Ia., « Ekonomitcheskie reformy v stranakh vostotchnoï Evropy i

Rossii », Rossia i sovremennyï mir, Moscou, 1998, n° 1.

WHITE D., «Yabloko» i SPS: Dva pouti liberalizma v postkommounistitcheskoi

Rossii », Neprikosnovennyi zapas, Moscou, 2002, n°3.

Page 138: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

138

Annexe n°1

Liste d’abréviations

BERD : Banque Européenne de la Reconstruction et du Développement

DVR : « Demokraticheskiï Vybor Rossii »

FMI : Fonds Monétaire International

LDPR : « Liberalno-demokratitcheskaïa partia Rossii »

PCUS : Parti Communiste de l’Union soviétique

RAO « EES de la Russie » : Société russe par actions « Réseau énergétique uni de la

Russie »

RF : Fédération de Russie

RSFSR : République soviétique socialiste fédérative de Russie

SPS : « Soiouz Pravykh Sil »

URSS : Union des républiques socialistes soviétiques

VR : « Vybor Rossii »

Page 139: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

139

Annexe n°2

La biographie d’Egor Timourovitch Gaïdar251

Né le 19 mars 1956 à Moscou dans une famille

de communistes dévoués : son grand-père

paternel, Arkadiï Gaïdar (Golikov), à 14 ans

commande une compagnie de soldats durant la

guerre civile de 1918-1919, à 17 ans il

commande un régiment. Selon les mémoires de

ses frères d’armes, il se distingue par sa cruauté

pathologique à l’égard de l’ennemi252

. Après la

guerre, il devient célèbre grâce à son activité de

journaliste et à sa série de récits pour les jeunes.

Son récit Timour et son équipe, dédié à son fils Timour, peint le portrait d’un pionnier

idéal et devient une lecture scolaire obligatoire pour plusieurs générations de

Soviétiques. Après sa mort au début de la guerre en 1941, Arkadiï Gaïdar devient une

figure emblématique du régime communiste. Son nom de plume « Gaïdar » se

transforme en nom de famille de ses descendants.

Timour Gaïdar ne suscite pas autant de gloire que son père. Il est journaliste

militaire et obtient le grade du contre-amiral.

Le grand-père du côté maternel d’Egor Gaïdar, Pavel Bajov, communiste

notoire, est aussi journaliste. En 1938, suite aux querelles intestines du parti

communiste, il est arrêté et exclu du parti. En attendant le tribunal, il écrit un recueil

de contes d’Oural Le coffret en malachite qui le rend célèbre. Pour cet ouvrage le prix

Staline lui est décerné. Plus tard, Pavel Bajov se réconcilie avec le pouvoir en place,

plusieurs fois il est élu député du Conseil Suprême.

En 1978, Egor Gaïdar termine ses études à la faculté économique de l’Université

d’Etat Lomonossov à Moscou.

251

Sources : www.iet.ru, www.people.ru, www.kommentator.ru/lica/2004/gaydar1712.html,

www.gaydar.org

Page 140: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

140

De 1978 à 1980, il est doctorant à l’Université d’Etat Lomonossov à Moscou. Il

soutient sa thèse « Les indices qualitatifs dans le mécanisme de l’autonomie

comptable des entreprises de production ».

De 1980 à 1986, il est collaborateur scientifique de la faculté économique de

l’Université d’Etat Lomonossov à Moscou, ensuite collaborateur scientifique en chef

de l’Institut de recherches systémiques scientifiques de l’URSS auprès de Comité

d’Etat de l’URSS pour la science et la technique de l’Académie des sciences de

l’URSS.

De 1983 à 1985, il est expert de la commission d’Etat pour les études de la faisabilité

des réformes économiques dans le cadre de l’économie socialiste.

De 1986 à 1987, il est collaborateur scientifique en chef de l’Institut de l’économie et

du pronostic du progrès scientifique et technique auprès de l’Académie des sciences

de l’URSS.

De 1987 à 1990, il œuvre comme rédacteur, ensuite chef du département économique

de la revue « Communiste » et du journal « Pravda », l’organe du Parti communiste

de l’URSS.

En 1990, Gaïdar soutient sa thèse doctorale. Le sujet est « Les reformes économiques

et les structures hiérarchiques ».

De 1990 à 1991, il crée l’Institut de la politique économique auprès de l’Académie de

l’économie du peuple et de l’Académie des sciences de l’URSS et devient son

directeur.

En octobre 1991, il entre au gouvernement, participe à l’écriture des allocutions du

Président de la RSFSR Boris Eltsine sur la politique économique lors du Vème

congrès des députés du peuple de la RSFSR.

Octobre 1991 : il quitte le parti communiste.

En novembre 1991 il est nommé adjoint du Président du gouvernement de la RSFSR

pour les questions de politique économique et ministre des finances.

Dès 1991, il est à la tête du groupe de travail des économistes créé pour l’élaboration

du projet de réformes de l’économie russe.

Depuis le mois de février 1992, il est premier vice-premier ministre du

gouvernement, ministre des finances.

252

ZALESSKII K. Imperia Stalina. Biografitcheskii entsiklopeditcheskii slovar, Moscou, Vetché, 2000

Page 141: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

141

Février - avril 1992 : il travaille comme ministre des finances de la Fédération de

Russie.

Mars – juin 1992 : il est premier adjoint du Président du gouvernement de la

Fédération de Russie pour la réforme économique.

Du 15 juin 1992 au 14 décembre 1992, Gaïdar est président du Conseil des ministres

de la Fédération de Russie par intérim.

En décembre 1992, sa candidature a été proposée par le Président de la Fédération de

Russie pour le poste de président du Conseil des ministres de la Fédération de Russie,

mais n’a pas été soutenue. En décembre 1992, lors du vote à huis clos des députés du

peuple du VIIème congrès, sa candidature ne reçoit pas le nombre requis de voix

(« pour » - 467, « contre » - 486).

Le 17 décembre 1992, Gaïdar est nommé directeur de l’Institut des problèmes

économiques de la période transitoire et, en même temps, consultant du Président de

la Fédération de Russie pour les questions économiques, ainsi que président du

conseil consultatif des experts pour les problèmes de la réforme économique auprès

du Ministère de la science et de la politique technique de la Fédération de Russie.

Le 11 février 1993, il entre au conseil consultatif auprès du Président.

En février 1993, il est nommé membre de la Commission auprès du gouvernement

pour les questions de la politique des crédits.

Le 18 septembre 1993, par l’oukase du Président de la Fédération de Russie Gaïdar

est nommé premier adjoint du président du Conseil ministres, a remplacé Oleg Lobov.

Le 22 septembre 1993, par l’oukase du Président de la Fédération de Russie Gaïdar

est nommé ministre de l’économie de la Fédération de Russie.

Pendant la nuit du 3 au 4 octobre 1993, après la prise de la mairie de Moscou et la

tentative d’assaut de la tour d’émission Ostankino par les partisans du Conseil

Suprême, Gaïdar s’exprime à l’antenne et appelle les Moscovites à la résistance.

En octobre 1993, lors des congrès constituants du mouvement et du bloc « Vybor

Rossii » (« Choix de la Russie ») Gaïdar est élu membre du conseil politique du

mouvement bloc « Vybor Rossii » et président du comité exécutif du bloc électoral.

Page 142: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

142

Le 12 décembre 1993, Gaïdar est élu député de la Douma d’Etat et devient leader de

la fraction parlementaire « Vybor Rossii ».

Au mois de janvier 1994, le Président de la Fédération de Russie Boris Eltsine

accepte la démission de Gaïdar du poste du premier vice-premier ministre du

gouvernement de la Fédération de Russie.

Le 13 juin 1994, il est élu président du parti « Demokratitchesiï vybor Rossii »

(« Choix démocratique de la Russie »).

En décembre 1994, Gaïdar condamne publiquement les bombardements de Grozny,

chef-lieu de la Tchétchénie, et l’envoi des troupes russes en Tchétchénie.

En décembre 1994 – janvier 1995, il est parmi les organisateurs des manifestations

anti-guerre à Moscou.

Décembre 1995 : lors des élections parlementaires, le bloc de Gaïdar

« Demokratitchesiï vybor Rossii – Ob’edinennye demokraty» (« Choix démocratique

de la Russie – Démocrates réunis ») n’atteint pas la barrière des 5% des votes,

nécessaires pour entrer dans la Douma.

Le 4 mars 1996, le groupe de soutien, ayant pour but la proposition de la candidature

de Gaïdar pour le poste du Président de la Fédération de Russie, est enregistré par la

Commission centrale électorale.

Le 27 avril 1996, lors de la conférence de la circonscription moscovite du parti

« Demokratitchesiï vybor Rossii » Gaïdar appelle ses partisans à soutenir la

candidature de Boris Eltsine pour le poste présidentiel.

Décembre 1999 - 2003, Gaïdar est élu député de la IIIème Douma d’Etat sur la base

de la liste du bloc électoral « Soiouz Pravykh Sil » (« Union des Forces de Droite »).

Une fois dans la Douma, il entre dans la fraction de « Soiouz Pravykh Sil ».

Le 27 mai 2001, Gaïdar est élu co-président du Conseil politique par le congrès

constituant du parti « Soiouz Pravykh Sil ».

Le 24 janvier 2004, le congrès de « Soiouz Pravykh Sil » accepte sa démission du

poste du co-président, car ce poste est supprimé par décision du congrès.

***

Actuellement, Egor Gaïdar a les fonctions et les titres suivants :

Directeur de l’Institut de l’économie de la période transitoire

Page 143: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

143

Vice-président exécutif de l’Union démocratique internationale

Membre du comité consultatif « Arrabida Meetings » (Portugal)

Membre du Conseil pour la Coopération dans la région baltique auprès du Premier

ministre de Suède

Professeur émérite de l’Université de Californie (Berkley, Etats-Unis)

Membre de la rédaction de la revue « Vestnik Evropy » (Moscou)

Membre du conseil consultatif de la revue « Acta Oeconomica » (Budapest, Hongrie)

***

Gaïdar est l’auteur de plusieurs ouvrages.

Plus de 100 publications dans les éditions russes et étrangères. Parmi elles les

monographies :

Les reformes économiques et les structures hiérarchiques, 1990

Etat et évolution, 1996

Les anomalies de la croissance économiques, 1997

Les jours des défaites et des victoires, 1998

Le temps long. La Russie dans le monde : les essais de l’histoire économique, 2005

La fin de l’empire : des leçons pour la Russie contemporaine, 2006

***

Egor Gaïdar a le titre de docteur en économie.

Il parle couramment anglais, espagnol et serbe.

Marié, père de trois enfants. Ses deux fils ont choisi la vocation d’économiste. Sa fille

Maria Gaïdar a embrassé une carrière politique, elle est un des leaders du mouvement

de la jeunesse « Da ! » (« Oui ! ») aux tendances libérales extrêmes qui se focalise sur

la lutte contre la corruption et pour les droits des jeunes.253

253

www.daproject.ru.

Page 144: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

144

Sur la photo : Maria Gaïdar.

***

Le sobriquet de « Winnie l’Ourson de fer » lui a été donné par ses collègues du

parti « Demokratitchesiï vybor Rossii » pour son caractère indomptable et sa capacité

de travail incroyable. 254

254

TRAVIN D., Jeleznyi Vinni-Pouh i vse, vse, vse. Liberalizm i liberaly v rossiiskikh reformakh,

Moscou, Delo, 2004.

Page 145: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

145

Annexe n°3

La biographie d’Anatoli Borissovitch Tchoubaïs255

Né le 16 juillet 1955 à Borissov (Biélorussie) dans la famille d’un officier.

En 1977, il termine ses études à l’Institut de génie et d’économie de Palmiro Togliatti

à Leningrad (LIEI).

1977-1982 : ingénieur, assistant à LIEI.

1982 – 1990 : maître de conférences à LIEI.

En 1983, il soutient sa thèse Etude et élaboration des méthodes de planification du

perfectionnement de la gestion dans les organisations technico-scientifiques par

branches industrielles.

1984-1987 : leader du cercle informel des jeunes économistes, créé par un groupe

d’anciens étudiants des facultés économiques de Leningrad.

1987 : la création du club « Perestroïka » avec l’active participation de Tchoubaïs. Le

but du club était de promouvoir les idées démocratiques et libérales parmi

l’intelligentsia.

En 1990, Tchoubaïs est nommé adjoint, ensuite premier adjoint du président du

Comité exécutif auprès du Conseil de Leningrad, principal conseiller économique

d’Anatoli Sobtchak, premier maire de Leningrad.

Depuis le mois de novembre 1991, Tchoubaïs est président du Comité d’Etat de la

Fédération de Russie pour la gestion des biens nationaux.

255

Sources : www.chubais.ru, www.people.ru

Page 146: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

146

Le 1er

juin 1992, il est nommé premier adjoint du président du gouvernement de la

Fédération de Russie pour les questions de politique économique et financière.

Durant l’année 1992, le groupe de Tchoubaïs élabore le programme de privatisation

trisannuel et a effectué sa préparation technique.

Au mois de juin 1993, Tchoubaïs prend part à la création du bloc électoral « Vybor

Rossii » (« Choix de la Russie »).

En décembre 1993, il est élu député de la Douma délégué par « Vybor Rossii ».

Novembre 1994 – janvier 1996 : premier adjoint du président du gouvernement de la

Fédération de Russie pour les questions de politique économique et financière.

En avril 1995, il est nommé représentant de la Fédération de Russie dans les

organisations financières internationales (FMI, BERD, BMRD).

En février 1996, Tchoubaïs perd cette fonction et le poste de premier adjoint du

Premier ministre.

En janvier 1996, le Président Eltsine destitue Tchoubaïs du poste de premier vice-

premier ministre du gouvernement.

En février – juillet 1996, il crée et dirige la fondation « Grajdanskoe obchestvo »

(« Société civile ») pour soutenir la campagne électorale présidentielle de Boris

Eltsine.

Juin 1996 : création de la fondation « Tsentr zachity tchastnoi sobstvennosti »

(« Centre de la protection de la propriété privée »).

Le 15 juillet 1996, il est nommé chef de l’Administration du Président de le

Fédération de Russie.

En 1996, Tchoubaïs reçoit la qualification de conseiller d’Etat de 1ère

classe.

Le 7 mars 1997 il occupe le poste de premier adjoint du président du gouvernement

de la Fédération de Russie et en même temps de ministre des finances de la

Fédération de Russie.

Page 147: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

147

En 1997, il a été reconnu meilleur ministre des finances de l’année sur la base des

sondages des opinions des financiers d’envergure mondiale, faits par la revue

Euromoney.

En avril 1997, Tchoubaïs devient représentant de la Fédération de Russie auprès de la

BERD et de l’agence pour les garanties des investissements.

Mai 1997 – mai 1998 : membre du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie.

En novembre 1997, Tchoubaïs a démissionné du poste du ministre des finances, mais

garde la fonction de premier adjoint du président du gouvernement de la Fédération

de Russie.

En novembre 1997, il se trouve au centre du scandale autour de l’édition d’un

ouvrage collectif Privatisation à la russe. On lui incrimine un pot-de-vin de 90 000

USD.

Le 23 mars 1998, il démissionne du poste du premier adjoint du président du

gouvernement de la Fédération de Russie.

Le 4 avril 1998, lors de la réunion extraordinaire des actionnaires de RAO « EES de

la Russie », il est élu membre du Conseil des directeurs de la compagnie.

Le 30 avril 1998, Tchoubaïs est nommé président de la Direction de RAO « EES de

la Russie ».

Le 17 juin 1998, Tchoubaïs est nommé représentant spécial du Président de la

Fédération de Russie pour les relations avec les organisations financières

internationales.

Le 28 août 1998, il quitte ce poste.

Au mois de décembre 1998, Tchoubaïs entre dans le Comité d’organisation de la

coalition « Pravoe delo » (« Action juste ») et se fait élire membre du Comité de

coordination de la coalition. Il est à la tête de la commission pour l’organisation du

Conseil de coordination.

Le 28 juillet 1999, le Conseil de l’Association nationale des participants du marché

des valeurs (NAOuFOR) suite aux sondages de plus de 300 compagnies confère à

Tchoubaïs le titre de la « Personne ayant contribué le plus à la création du marché

russe des valeurs ».

En février 2000, lors de la réunion de la commission du gouvernement de la

Fédération de Russie consacrée à la coopération avec l’Union européenne, Tchoubaïs

est nommé co-président de la Table ronde des industriels de la Russie et de l’UE.

Page 148: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

148

Au mois de mai 2000, il est élu co-président du Conseil de coordination par le

congrès constituant du parti « Soiouz Pravykh Sil » (« Union des Forces de Droite »).

Juillet 2000 - 2002, il occupe le poste de président du conseil Electro-énergétique de

la CEI.

En octobre 2000, il entre dans la Direction de l’Union des industriels et des

entrepreneurs de la Russie.

Le 26 mai 2001, Tchoubaïs est élu co-président et membre du Conseil politique

fédéral lors du congrès constituant du parti « Soiouz Pravykh Sil ».

En décembre 2001, l’Union internationale des économistes le gratifie d’un diplôme

d’honneur « La reconnaissance internationale » pour sa contribution au

développement de la Russie par l’application de l’expérience internationale dans les

domaines de la gestion, de l’économie, des finances et des méthodes industrielles.

En 2002, il termine ses études à la faculté du perfectionnement des enseignants et des

cadres de l’Institut d’énergie de Moscou dans la filière « Des problèmes de

l’énergétique moderne ». Sujet du mémoire : Les perspectives du développement de

l’hydroénergétique de la Russie.

Le 24 janvier 2004, Tchoubaïs démissionne du poste de co-président du parti

« Soiouz Pravykh Sil », élu au Conseil fédéral politique du parti.

Le 17 mars 2005, attentat contre Tchoubaïs : sa voiture de fonction est mitraillée.

Anatoli Tchoubaïs en sort indemne.

Actuellement il dirige la compagnie RAO « EES de la Russie », le monopole naturel

énergétique.

***

Anatoli Tchoubaïs a à son actif trois lettres de remerciement du Président de la

Fédération de Russie, reçues en 1995, 1997 et 1998.

***

Auteur de l’ouvrage Privatisation à la russe (sous la direction d’Anatoli Tchoubaïs),

1999.

Anatoli Tchoubaïs parle couramment anglais. Marié, père de deux enfants.

Page 149: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

149

Annexe n°4

Chapitre 4 de la Constitution de la Fédération de Russie

du 12 décembre 1993

Le Président de la Fédération de Russie

Article 80

1. Le Président de la Fédération de Russie est le chef de l’Etat.

2. Le Président est le garant de la Constitution de la Fédération de Russie et des droits

et libertés de l’homme et du citoyen. Conformément aux modalités établies par la

Constitution de la Fédération de Russie, il prend des mesures pour protéger la

souveraineté de la Fédération de Russie, son indépendance et l’intégrité de l’Etat,

assure le fonctionnement concerté et la collaboration des organes du pouvoir d’Etat.

3. Le Président de la Fédération de Russie, conformément à la Constitution de la

Fédération de Russie et aux lois fédérales, détermine les orientations fondamentales

de la politique intérieure et extérieure de l’Etat.

4. Le Président de la Fédération de Russie en qualité de chef de l’Etat représente la

Fédération de Russie à l’intérieur du pays et dans les relations internationales.

Article 81

1. Le Président de la Fédération de Russie est élu pour quatre ans par les citoyens de

la Fédération de Russie sur la base du suffrage universel, égal et direct, au scrutin

secret.

2. Peut être élu Président de la Fédération de Russie tout citoyen de la Fédération de

Russie âgé d’au moins 35 ans, ayant une résidence permanente dans la Fédération de

Russie d’au moins 10 ans.

3. Une même personne ne peut exercer la fonction de Président de la Fédération de

Russie plus de deux mandats consécutifs.

4. La procédure de l’élection du Président de la Fédération de Russie est fixée par la

loi fédérale.

Page 150: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

150

Article 82

1. Lors de son entrée en fonctions, le Président de la Fédération de Russie prête au

peuple le serment suivant:

"Je jure dans l’exercice des attributions de Président de Russie, de respecter et de

protéger les droits et libertés de l’homme et du citoyen, de respecter et défendre la

Constitution de la Fédération de Russie, de défendre la souveraineté et

l’indépendance, la sécurité et l’intégrité de l’Etat, de servir fidèlement le peuple".

2. Le serment est prêté solennellement en présence des membres du Conseil de la

Fédération, des députés à la Douma d’Etat et des juges de la Cour constitutionnelle de

la Fédération de Russie.

Article 83

Le Président de la Fédération de Russie:

a) nomme avec l’accord de la Douma d’Etat le Président du Gouvernement de la

Fédération de Russie;

b) a le droit de présider les séances du Gouvernement de la Fédération de Russie;

c) prend la décision relative à la démission du Gouvernement de la Fédération de

Russie;

d) présente à la Douma d’Etat une candidature pour la nomination à la fonction de

Président de la Banque centrale de la Fédération de Russie; propose à la Douma

d’Etat de relever de ses fonctions le Président de la Banque centrale de la Fédération

de Russie;

e) sur proposition du Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, nomme

aux fonctions de vice-présidents du Gouvernement et de ministres fédéraux et met fin

à ces fonctions;

f) présente au Conseil de la Fédération les candidatures à la nomination aux fonctions

de juges à la Cour Constitutionnelle de la Fédération de Russie, à la Cour suprême de

la Fédération de Russie, à la Cour supérieure d’arbitrage de la Fédération de Russie,

ainsi que la candidature du Procureur général de la Fédération de Russie; présente au

Conseil de la Fédération la proposition de mettre fin aux fonctions du Procureur

général de Russie; nomme les juges des autres tribunaux fédéraux;

Page 151: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

151

g) forme et préside le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, dont le statut est

fixé par la loi fédérale;

h) approuve la doctrine militaire de la Fédération de Russie;

i) forme l’Administration du Président de la Fédération de Russie;

j) nomme les représentants plénipotentiaires du Président de la Fédération de Russie

et met fin à leurs fonctions;

k) nomme et met fin aux fonctions du Haut commandement des Forces armées de la

Fédération de Russie;

l) nomme et rappelle, après consultation des comités et commissions des chambres de

l’Assemblée fédérale, les représentants diplomatiques de la Fédération de Russie

auprès des Etats étrangers et des organisations internationales.

Article 84

Le Président de la Fédération de Russie:

a) décide de la date de l’élection à la Douma d’Etat conformément à la Constitution

de la Fédération de Russie et à la loi fédérale;

b) dissout la Douma d’Etat dans les cas et selon la procédure prévus par la

Constitution de la Fédération de Russie;

c) décide de l’organisation du référendum selon la procédure fixée par la loi

constitutionnelle fédérale;

d) soumet des projets de lois à la Douma d’Etat;

e) signe et promulgue les lois fédérales;

f) adresse à l’Assemblée fédérale des messages annuels sur la situation dans le pays et

sur les orientations fondamentales de la politique intérieure et extérieure de l’Etat.

Article 85

1. Le Président de la Fédération de Russie peut recourir à des procédures de

conciliation pour régler les litiges entre les organes du pouvoir d’Etat de la Fédération

de Russie et les organes du pouvoir d’Etat des sujets de la Fédération de Russie, ainsi

qu’entre les organes du pouvoir d’Etat des sujets de la Fédération de Russie. En cas de

Page 152: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

152

persistance du désaccord, il a le droit de soumettre le litige à l’examen du tribunal

compétent.

2. Au cas où des actes des organes du pouvoir exécutif des sujets de la Fédération de

Russie sont contraires a la Constitution de la Fédération de Russie et aux lois

fédérales, aux obligations internationales de la Fédération de Russie ou violent les

droits et libertés de l’homme et du citoyen, le Président de la Fédération de Russie a le

droit d’en suspendre l’effet jusqu’à la décision du tribunal compétent.

Article 86

Le Président de la Fédération de Russie:

a) exerce la direction de la politique extérieure de la Fédération de Russie;

b) négocie et signe les traités internationaux de la Fédération de Russie;

c) signe les instruments de ratification;

d) reçoit les lettres de créance et de rappel des représentants diplomatiques accrédités

près de lui.

Article 87

1. Le Président de la Fédération de Russie est le Commandant en chef suprême des

Forces années de la Fédération de Russie.

2. En cas d’agression contre la Fédération de Russie ou de menace directe

d’agression, le Président introduit sur le territoire de la Fédération de Russie ou dans

certaines de ses localités l’état de siège et en informe immédiatement le Conseil de la

Fédération et la Douma d’Etat.

3. Le régime de l’état de siège est fixé par la loi fédérale constitutionnelle.

Article 88

Le Président de la Fédération de Russie, dans les circonstances et selon les modalités

prévues par la loi constitutionnelle fédérale, introduit l’état d’urgence sur tout le

territoire de la Fédération de Russie ou dans certaines de ses localités et en informe

immédiatement le Conseil de la Fédération et la Douma d’Etat.

Page 153: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

153

Article 89

Le Président de la Fédération de Russie:

a) règle les questions de la citoyenneté de la Fédération de Russie et de l’octroi du

droit d’asile politique;

b) décerne les décorations d’Etat de la Fédération de Russie, attribue les titres

honorifiques de la Fédération de Russie, les grades militaires supérieurs et les titres

spéciaux supérieurs;

c) accorde la grâce.

Article 90

1. Le Président de la Fédération de Russie adopte des décrets et des ordonnances.

2. Les décrets et ordonnances du Président de la Fédération de Russie sont

obligatoires sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie.

3. Les décrets et ordonnances du Président de la Fédération de Russie ne doivent pas

être contraires à la Constitution de la Fédération de Russie et aux lois fédérales.

Article 91

Le Président de la Fédération de Russie bénéficie de l’inviolabilité.

Article 92

1. Le Président de la Fédération de Russie entre en fonction dès le moment de sa

prestation de serment et cesse d’exercer ses fonctions à l’expiration de son mandat, au

moment de la prestation de serment du Président de la Fédération de Russie

nouvellement élu.

2. Le Président de la Fédération de Russie cesse d’exercer ses attributions avant terme

en cas de démission, d’incapacité permanente pour raison de santé d’exercer les

attributions qui lui incombent ou de destitution. Dans ce cas, l’élection du Président

Page 154: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

154

doit avoir lieu au plus tard trois mois à compter de ta cessation anticipée de son

mandat.

3. Dans tous les cas ou le Président de la Fédération de Russie n’est pas en état

d’exercer ses obligations, le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie

les exerce temporairement. Le Président de la Fédération de Russie par intérim n’a

pas le droit de dissoudre la Douma d’Etat, de décider d’un référendum ni de proposer

d’amender et de réviser les dispositions de la Constitution de la Fédération de Russie.

Article 93

1. Le Président de la Fédération de Russie ne peut être destitué par le Conseil de la

Fédération que sur la base de l’accusation, présentée par la Douma d’Etat, de haute

trahison ou d’une autre infraction grave, confirmée par l’avis de la Cour suprême sur

l’existence dans les actes du Président des critères de l’infraction et de l’avis de la

Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie sur le respect de la procédure fixée

pour la mise en accusation.

2. La décision de la Douma d’Etat sur la mise en accusation et la décision du Conseil

de la Fédération sur la destitution du Président doivent être prises par les deux tiers

des voix de l’ensemble des membres dans chacune des chambres, sur l’initiative d’au

moins un tiers des députés à la Douma d’Etat et après conclusions d’une commission

spéciale formée par la Douma d’Etat.

3. La décision du Conseil de la Fédération sur la destitution du Président de la

Fédération de Russie doit être prise au plus tard trois mois après la mise en accusation

du Président par la Douma d’Etat. Si, dans ce délai, il n’est pas adopté de décision par

le Conseil de la Fédération, l’accusation contre le Président est considérée comme

rejetée.

Page 155: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

155

Annexe n°5

Chapitre 6 de la Constitution de la Fédération de Russie

du 12 décembre 1993

Gouvernement de la Fédération de Russie

Article 110

1. Le Gouvernement de la Fédération de Russie exerce le pouvoir exécutif de la

Fédération de Russie.

2. Le Gouvernement est composé du Président du Gouvernement de la Fédération de

Russie, des vice-présidents du Gouvernement et des ministres fédéraux.

Article 111

1. Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie est nommé par le

Président de la Fédération de Russie avec l’accord de la Douma d’Etat.

2. La proposition relative à la candidature de Président du Gouvernement de la

Fédération de Russie est présentée au plus tard dans le délai de deux semaine après

l’entrée en fonction du Président nouvellement élu de la Fédération de Russie, après la

démission du Gouvernement de la Fédération de Russie ou encore dans le délai d’une

semaine après le rejet d’une candidature par la Douma d’Etat.

3. La Douma d’Etat examine, dans le délai d’une semaine à compter de sa

présentation par le Président de la Fédération de Russie, la candidature à la fonction

de Président du Gouvernement de la Fédération de Russie.

4. Après trois rejets des candidatures présentées pour le Président du Gouvernement

de la Fédération de Russie, le Président de la Fédération de Russie nomme le

Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, dissout la Douma d’Etat et

fixe de nouvelles élections.

Article 112

1. Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, au plus tard dans la

semaine qui suit sa nomination, présente au Président de la Fédération de Russie des

propositions sur la structure des organes fédéraux du pouvoir exécutif.

Page 156: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

156

2. Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie présente au Président de

la Fédération de Russie les candidatures aux fonctions de vice-présidents du

Gouvernement et de ministres fédéraux.

Article 113

Le Président du Gouvernement de la Fédération de Russie, conformément à la

Constitution de la Fédération de Russie, aux lois fédérales et aux décrets du Président

de la Fédération de Russie, détermine les orientations fondamentales de l’activité du

Gouvernement de la Fédération de Russie et organise son travail.

Article 114

1. Le Gouvernement de la Fédération de Russie:

a) élabore et présente à la Douma d’Etat le budget fédéral et en assure l’exécution;

présente à la Douma d’Etat le compte rendu d’exécution du budget fédéral;

b) assure la mise en œuvre dans la Fédération de Russie d’une politique financière, de

crédit et monétaire unique;

c) assure la mise en œuvre dans Fédération de Russie d’une politique d’Etat unique

dans le domaine de la culture, de la science, de l’enseignement, de la santé, de la

protection sociale, de l’écologie;

d) exerce l’administration de la propriété fédérale;

e) adopte des mesures pour assurer la défense du pays, la sécurité de l’Etat, la

réalisation de la politique extérieure de la Fédération de Russie;

f) assure la mise en œuvre de mesures destinées à assurer la légalité, les droits et

libertés des citoyens, la protection de la propriété et de l’ordre public, la lutte contre la

criminalité;

g) exerce les autres attributions qui lui sont conférées par la Constitution de la

Fédération de Russie, les lois fédérales et les décrets du Président de la Fédération de

Russie.

2. La procédure de fonctionnement du Gouvernement de la Fédération de Russie est

fixée par la loi constitutionnelle fédérale.

Page 157: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

157

Article 115

1. Sur la base et en application de la Constitution de la Fédération de Russie, des lois

fédérales, des décrets normatifs du Président de la Fédération de Russie, le

Gouvernement de la Fédération de Russie adopte des arrêtés et ordonnances, assure

leur exécution.

2. Les arrêtés et ordonnances du Gouvernement de la Fédération de Russie sont

obligatoires pour l’exécution en Fédération de Russie.

3. Au cas où ils sont contraires à la Constitution de la Fédération de Russie, aux lois

fédérales et aux décrets du Président de la Fédération de Russie, les arrêtés et

ordonnances du Gouvernement de la Fédération de Russie peuvent être abrogés par le

Président de la Fédération de Russie.

Article 116

Le Gouvernement de la Fédération de Russie présente sa démission au Président de la

Fédération de Russie nouvellement élu.

Article 117

1. Le Gouvernement de la Fédération de Russie peut présenter sa démission, qui est

acceptée ou refusée par le Président de la Fédération de Russie.

2. Le Président de la Fédération de Russie peut décider de mettre fin aux fonctions du

Gouvernement de la Fédération de Russie.

3. La Douma d’Etat peut exprimer sa défiance au Gouvernement de la Fédération de

Russie. L’arrêté sur la défiance au Gouvernement est adopté à la majorité des voix de

l’ensemble des députés à la Douma d’Etat. Après l’expression par la Douma d’Etat de

la défiance au Gouvernement, le Président de la Fédération de Russie a le droit de

déclarer le Gouvernement de la Fédération de Russie démissionnaire ou de ne pas être

d’accord avec la décision de le Douma d’Etat. Au cas où la Douma d’Etat, dans les

trois mois, exprime à nouveau la défiance au Gouvernement de la Fédération de

Russie, le Président de la Fédération de Russie déclare le Gouvernement

démissionnaire ou dissout la Douma d’Etat.

Page 158: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

158

4. Le Président du Gouvernement peut poser la question de confiance devant la

Douma d’Etat. Si la Douma d’Etat refuse la confiance, le Président dans un délai de

sept jours prend la décision de mettre fin aux fonctions du Gouvernement ou de

dissoudre la Douma d’Etat et de fixer de nouvelles élections.

5. En cas de démission ou de cessation de fonctions, le Gouvernement de la

Fédération de Russie, à la demande du Président, demeure en activité jusqu’à la

formation du nouveau Gouvernement de la Fédération de Russie.

Page 159: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

159

Annexe n°6

Sondages de l’opinion publique

sur les transformations politiques et économiques

des années 1990256

Appréciation par les Russes des événements au cours de la période 1991-2001, %

Evénement Opinion

positive

Opinion

négative Indifférent

Libéralisation des prix et passage à l’économie de marché en

1991-1992 37,8 54,4 7,8

Privatisations en 1992-1993 6,8 84,6 8,6

Dissolution du Conseil Suprême en 1993 26,0 38,3 35,7

Adoption de la nouvelle Constitution en 1993 45,6 20,2 34,2

Hostilités en Tchétchénie en 1994-1996 33,4 59,7 6,9

Election de Boris Eltsine au poste de Président en 1996 25,4 62,5 12,1

Crise financière en 1998 2,9 89,4 7,7

Hostilités en Tchétchénie en 1994-1996 55,9 39,3 4,8

Démission anticipée de Boris Eltsine en 1999 86,3 5,3 8,4

Appréciation par les Russes des réformes économiques, %

Réponses Janvier

1995

Janvier

1996

Janvier

1997

Décembre

1998

Novembre

1999

Mai

2000

Décembre

2000

Décembre

2001

Avis positif 11 19 15 9 11 23 23 28

Avis négatif 51 52 47 67 60 43 42 40

Indifféremment 15 12 10 7 9 14 17 11

Pas de réponse 23 17 28 17 20 20 18 22

Appréciation des procédures démocratiques, %

Opinions Sont d’accord Ne sont pas d’accord

1995 1997 2001 1995 1997 2001

Les procédures démocratiques (élections, parlement, liberté de

parole) ne sont qu’une apparence. De toute façon, le pays est

gouverné par ceux qui ont l’argent et le pouvoir.

73,1 74,4 66,6 13,3 12,9 13,1

Les citoyens sont capables d’influencer sensiblement la politique. 23,4 18,8 25,3 52,5 59,9 47,2

La politique du pays ne dépend pas des citoyens. Tout dépend des

dirigeants et des hommes politiques. 66,1 70,3 61,8 20,0 17,7 21,3

256

Source : étude de l’Institut de recherches sociopolitiques auprès de l’Académie des sciences de la

Fédération de Russie, 2001, http://www.ispr.ru/SOCOPROS/socopros200.html.

Page 160: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

160

Appréciation du début des réformes par les Russes (sondage en 2001), %

20%

14%

32%

21%

13%

Ne se rappellent plus

Soutenaient avec beaucoup d'enthousiasme

Soutenaient

Etaient contre

Etaient catégoriquement contre

Qui est coupable des problèmes du pays dans les années 1990 ?, %

1994 2001

PCUS 21,9 12,6

Communistes du KPRF 12,2 5,2

M. Gorbatchev 29,0 32,1

B. Eltsine 18,1 34,0

Institutions financières occidentales 5,4 6,9

Démocrates 6,0 7,2

Complot international contre la Russie 7,1 9,4

Etats-Unis 3,7 5,5

Juifs 4,5 3,6

Mafia 20,0 25,5

Nomenklatura 26,1 15,8

Spéculateurs 8,3 4,9

Nationalistes 5,3 2,4

Nous-mêmes, les Russes 23,9 29,9

Personne 0,5 1,8

Pas de réponse 8,6 15,0

Page 161: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

161

Appréciation des revenus des Russes, %

Question : « Laquelle de ces réponses reflète mieux le niveau

de vos revenus ? »

Jan

95

Jan

96

Jan

97

Déc

98

No

v 9

9

Mai

00

Déc

00

Déc

01

Riches : nous avons assez d’argent pour ne pas se priver de quelque

chose 1 2 2 1 2 3 3 3

Aisés : l’achat d’un poste de télévision ou d’un frigidaire ne

nous pose pas de problème

5 6 5 4 6 9 8 12

Moyens limités : nos revenus couvrent seulement les frais de

nourriture et d’achat des vêtements

33 34 36 29 32 35 39 39

Pauvres : nos revenus couvrent seulement les frais de nourriture 43 40 38 40 39 38 33 29

Au-dessous du seuil de pauvreté : nos revenus ne couvrent pas

les frais de nourriture 17 17 19 26 22 15 18 17

Soutien des partis, des blocs et des mouvements politiques, %

Parti, bloc, mouvement

Jan 1997

Déc 1998

Nov 1999

Mai 2000

Déc 2000

Déc 2001

KPRF (Ziouganov)

19 17 20 15 16 18

SPS (Gaïdar, Tchoubaïs, Nemtsov) - - 6 8 6 6

« Iabloko » (Iavlinski) 8 11 9 6 7 3

LDPR (Jirinovski)

6 3 3 2,1 2 4

« Edinstvo » (« Unité », Choïgou) - - 5 18 13 13

Parti agraire (Lapchine)) 1 2 - 2 1 1

La « Russie laborieuse » (Anpilov) 0,2 0,6 - 1 0 1

La « Patrie » (Loujkov) - 11 - - - 6

Russie (Selezniov) - - - - 1 1

Parti social-démocratique russe (Gorbatchev)

- - - - - 0

Pas de réponse 20 18 31 12 14 18

Aucun 26 25 30 33 33

Autre parti ou mouvement 0,4 0,7 3 1 2 1

Auto-identification idéologique des Russes, %

S’identifient avec 1995 2001

des libéraux, des partisans de l’économie de marché 17,2 7,0

des communistes 14,0 12,4

des partisans du socialisme modernisé – 4,4

des partisans de la voie autonome de la Russie 10,5 5,6

des centristes tempérés 17,2 16,0

aucune appartenance idéologique 41,1 54,6

Page 162: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

162

Annexe n°7

Les grandes dates de la guerre en Tchétchénie 1991 - 2000257

--1991--

- 27 octobre : l'ancien général de l'armée soviétique Djokhar Doudaïev est élu

président de la république autonome russe de Tchétchéno-Ingouchie.

- 4 novembre : Doudaïev proclame unilatéralement l'indépendance de la Tchétchénie,

qui se sépare de l'Ingouchie. Le 8, les autorités russes proclament l'état d'urgence.

--1993--

- 8 décembre : le président russe Boris Eltsine ordonne le "blocus total" de la

Tchétchénie.

--1994--

- 2 août : l'opposition tchétchène, soutenue par Moscou, décrète la destitution de

Doudaïev.

- 3 septembre : début des affrontements entre l'opposition et les forces loyales à

Doudaïev près de Grozny, la capitale de la Tchétchénie.

- 11 décembre : entrée des troupes russes en Tchétchénie.

--1995--

- 19 janvier : après d'intenses bombardements sur Grozny, les forces russes prennent

le palais présidentiel aux indépendantistes.

- 14-20 juin : au terme d'une sanglante prise d'otages (150 morts) sous la direction du

chef de guerre Chamil Bassaïev à Boudennovsk (sud-ouest de la Russie), Tchétchènes

et Russes conviennent d'un cessez-le-feu, qui sera violé à plusieurs reprises.

- 14-17 décembre : Dokou Zavgaïev est élu "chef de la République" lors d'élections

organisées par Moscou.

--1996--

- 9-24 janvier : 2.000 personnes, prises en otages par un commando tchétchène au

Daghestan (république russe limitrophe de la Tchétchénie), sont conduites à

Pervomaïskaïa, à la frontière tchétchène, où les forces russes lancent l'assaut: de 50 à

100 morts.

257

Agence France Presse, www.afp.com

Page 163: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

163

- 21 avril : Doudaïev est tué lors d'un bombardement. Zelimkhan Iandarbiev lui

succède.

- 6 août : reconquête de Grozny par les indépendantistes.

- 31 août : le général russe Alexandre Lebed et le chef des forces indépendantistes

Aslan Mashkadov signent un accord qui met fin à la guerre (plus de 50.000 morts) et

gèle pour cinq ans la question du statut de la Tchétchénie.

- 23 novembre : début du retrait des troupes russes, achevé le 5 janvier 1997.

--1997--

- 27 janvier : Maskhadov est élu président de Tchétchénie lors d'un scrutin reconnu

par Moscou et cautionné par l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération

en Europe).

- 12 mai : Eltsine et Maskhadov signent au Kremlin un accord de paix.

--1998--

- 8 juillet : Chamil Bassaïev, nommé Premier ministre en janvier, démissionne, alors

que le pays est toujours en proie aux luttes de clans. Il devient numéro 2 des forces

armées.

- 8 décembre : trois otages britanniques et un néo-zélandais sont retrouvés décapités:

premiers otages occidentaux tués en Tchétchénie, où la pratique des enlèvements est

courante depuis le conflit.

--1999--

- 3 février : Aslan Maskhadov, cédant à son opposition, introduit la charia.

- 1er octobre : après une incursion armée en août de combattants tchétchènes dirigés

par Bassaïev et un chef de guerre arabe, Khattab, au Daguestan, les forces russes

entrent en Tchétchénie pour "éliminer" les islamistes accusés d'une vague d'attentats

en Russie (293 morts).

--2000--

- 6 février : Grozny est prise par les Russes.

- 8 juin : le président russe Vladimir Poutine place la Tchétchénie sous administration

présidentielle directe et nomme Akhmad Kadyrov, allié aux indépendantistes lors de

la première guerre, à la tête de l'administration pro-russe.

Page 164: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

164

Annexe n°8

Scores des partis lors des élections législatives 1993-1999, %258

Parti

parlementaire

Elections de 1993 Elections de 1995 Elections de 1999

« Choix de la

Russie » /

« Choix

démocratique de la

Russie » /

SPS

15,51 3,86 8,52

PRES 6,73 0,36 ---

« Notre maison la

Russie »

--- 10,13 1,19

« Unité » --- --- 23,32

KPRF 12,40 22,30 24,29

LDPR 22,90 11,18 5,98

« Iabloko » 7,86 6,89 5,93

Parti agraire 7,99 3,87 ---

Parti démocratique

russe

5,52 --- ---

« Femmes de la

Russie »

8,13 4,61 2,04

OVR, « Patrie toute

la Russie »

--- --- 13,33

258

Source : site de la Commission centrale électorale de la Fédération de Russie, www.cikrf.ru.

Page 165: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

165

Annexe n°9

Caricatures sur A. Tchoubaïs et E. Gaïdar

- Tu te souviens, on a rêvé que tout

cela serait à nos enfants ?

- Donc, Tchoubaïs est ton fils ?

Anatoli Tchoubaïs propose de faire de la

Russie un « empire libéral ».

Page 166: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

166

Page 167: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

167

Page 168: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

168

Table des matières

Introduction p. 1

Chapitre 1 : L’élaboration d’un terreau politique et économique favorable au

libéralisme

p. 13

A. Le projet de réformes de Kossyguine des années 1960 p. 13

B. La refonte des rapports économiques durant la perestroïka p. 16

C. La théorie de la convergence p. 20

Chapitre 2 : Gaïdar et Tchoubaïs : parcours idéologiques et professionnels p. 24

A. Tchoubaïs, traducteur de la pensée libérale de Léningrad p. 24

B. Gaïdar et l’école économique libérale de Moscou p. 29

C. La fusion des deux centres de recherches libérales p. 33

Chapitre 3 : La formation entre 1985 et 1990 des équipes de « brain storming »

économique, point de départ des réformes libérales

p. 37

A. L’activité de Tchoubaïs légale et clandestine p. 38

B. Le processus de réunification des penseurs : clubs de discussion, séminaires,

conférences

p. 40

C. Les « garçons de Chicago » russes : qui sont-ils ? p. 44

Chapitre 4 : La composante idéologique des réformes p. 53

A. L’anticommunisme profond du nouveau régime démocratique p. 53

B. La « thérapie de choc » : détruire, ensuite reconstruire p. 56

C. L’influence idéologique des consultants étrangers p. 60

Chapitre 5 : La création du modèle économique capitaliste : de la planification

vers le marché

p. 66

A. Les quatre piliers de la réforme p. 66

B. La création de l’infrastructure du marché libre et son institutionnalisation p. 71

Chapitre 6 : La contestation de la politique radicale des réformateurs p. 76

A. Les oppositions populaire et politique p. 76

B. Le coup d’état de 1993, résultat de l’opposition parlementaire p. 80

C. La construction du nouveau régime p. 85

Chapitre 7 : La nouvelle république, catalyseur de la création des partis

libéraux

p. 90

A. La « Russie démocratique », substrat idéologique des partis libéraux p. 91

B. Le processus de réunification des forces pro-présidentielles p. 94

C. « Iabloko », l’institutionnalisation de l’opposition démocratique p. 99

Chapitre 8 : Les vecteurs radical et social-libéral du libéralisme et leurs

rapports avec le pouvoir en place

p. 106

A. Les libéraux : du parti du pouvoir au parti d’opposition p. 107

B. Le libéralisme face aux aléas des élections p. 111

C. L’impossibilité de créer un bloc démocratique libéral unique p. 116

Conclusion p. 124

Sources et bibliographie p. 128

Table des annexes :

Annexe 1 p. 136

Annexe 2 p. 137

Page 169: Mémoire "Libéralisme politique russe des années 1990"

169

Annexe 3 p. 143

Annexe 4 p. 147

Annexe 5 p. 153

Annexe 6 p. 157

Annexe 7 p. 160

Annexe 8 p. 162

Annexe 9 p. 163

Annexe 10 p. 164

Annexe 11 p. 165

Table des matières p. 166