Mémoire Goethe

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UNIVERSITE PARIS IV – SORBONNE UE 410 - Philosophie de l’Art Mémoire de Maîtrise Philosophie PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE LA NATURE CHEZ GOETHE MISE EN PERSPECTIVE A LERE DE LA PHYSIQUE MATHEMATIQUE DIRECTEUR DE RECHERCHE : M. JACQUES DARRIULAT REDACTION ET SOUTENANCE : M. YVES-MARIE L’HOUR Année universitaire : 2003 - 2004

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UNIVERSITE PARIS IV – SORBONNE

UE 410 - Philosophie de l’Art

Mémoire de Maîtrise

Philosophie

PHILOSOPHIE ET SCIENCE DE LA NATURE CHEZ GOETHE

MISE EN PERSPECTIVE A L’ERE DE LA PHYSIQUE MATHEMATIQUE

DIRECTEUR DE RECHERCHE : M. JACQUES DARRIULAT

REDACTION ET SOUTENANCE : M. YVES-MARIE L’HOUR

Année universitaire : 2003 - 2004

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« "Je crois en un seul Dieu !", voici une belle et louable parole ; mais reconnaître Dieu là où

il se révèle et de quelle manière il le fait, telle est bien la félicité sur terre. 1 »

GOETHE

« L’œil accomplit le prodige d’ouvrir à l’âme ce qui n’est pas âme, le bienheureux domaine

des choses, et leur dieu, le soleil. Un cartésien peut croire que le monde existant n’est pas visible,

que la seule lumière est d’esprit, que toute vision se fait en Dieu. Un peintre ne peut consentir que

notre ouverture au monde soit illusoire ou indirecte, que ce que nous voyons ne soit pas le monde

même, que l’esprit n’ait affaire qu’à ses pensées ou à un autre esprit. Il accepte avec toute ses

difficultés le mythe des fenêtres de l’âme : il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps, bien

plus : soit initié par lui à tous les autres et à la nature. Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne

la vision : que par elle nous touchons le soleil, les étoiles, nous sommes en même temps partout aussi

près des lointains que des choses proches, et que même notre pouvoir de nous imaginer ailleurs – « je

suis à Petersbourg dans mon lit à Paris, mes yeux voient le soleil » - de viser librement, où qu’ils

soient, des êtres réels, emprunte encore à la vision, remploie des moyens que nous tenons d’elle. 2 »

MERLEAU-PONTY

1 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p.1152 Merleau-Ponty, Maurice, L’Oeil et l’Esprit, p. 83

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0. Introduction

« Vous êtes un homme ! »

C’est par ces mots que Napoléon, vainqueur des Prussiens, accueille Goethe le 2 octobre 1808 à Erfurt3.

Goethe n’est sans doute pas seulement le dernier en date de ces génies de la totalité nés avec la Renaissance.

Il est aussi celui qui incarne la volonté de voir confluer tous les champs de la culture et de la connaissance

artistique, scientifique ou philosophique à l’aube du XIXème siècle. Le poète dont la personnalité a dominé

pendant près de cinquante années la vie littéraire et culturelle allemande, et qui ne cessa au cours de ses

quatre-vingt trois années d’existence d’observer, de penser, et de créer, s’est forgé une statue de pontife du

savoir en une œuvre de près de cent quarante volumes4 qui couvre des écrits en tous genres : poésie, roman,

théâtre, critique, lettres, journaux… et écrits scientifiques…

Or il est courant d’entendre ou de lire que Goethe était d’autant plus dénué de sens scientifique qu’il était un

poète de génie. Il serait donc impossible de s’appuyer sur lui pour élaborer un point de vue scientifique ou

philosophique d’une valeur autre qu’historique ou biographique. Autant est-on en effet et plus généralement

prêt à admettre qu’un génie des sciences puisse se révéler par ailleurs un bon écrivain ou poète, autant l’idée

qu’un homme qui aurait fait profession des belles lettres puisse simultanément avoir mener une démarche

réellement scientifique dans des champs aussi divers que la botanique, la géologie ou l’optique, et de surcroît

avoir pleinement participer au développement de ces domaines, semble déranger et apparaître d’emblée peu

crédible.

L’étudiant qui souhaite approfondir sa compréhension de la philosophie et de la science du plus célèbre

poète allemand, doit rapidement tempérer son élan. Car, au-delà du fait que nombre de ses travaux essentiels

ne sont pas encore traduits en langue française5, il devra commencer par prendre conscience de trois écueils

spécifiques, susceptibles de contrecarrer ou de complexifier ses recherches.

En premier lieu, ainsi que l’a déjà fait remarquer Todorov, le lecteur d’aujourd’hui s’est tellement

accoutumé, avant même d’avoir consulté l’ensemble de ses œuvres majeures, à l’idée commune que Goethe

était a priori une espèce d’olympien, un être d’exception, un visionnaire dont la sagesse ne devrait avoir

d’égal que la grandeur d’âme, qu’il juge au final ses écrits un peu naïfs, sa pensée et son style consensuels,

ampoulés, dépassés, voire antipathiques. L’attitude pontifiante, voire quelque fois condescendante du poète

3 Ancelet-Hustache, Jeanne, Goethe, p. 1414 dans la grande édition de Weimar, la Weimarer Ausgabe, 133 tomes, Weimar, 1887-1919

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qui heurte souvent notre conviction très actuelle que grandeur et humilité doivent nécessairement aller de

paire, son manque apparent de générosité et de sollicitude à l’égard de ses contemporains, adossés au

caractère profondément lisse, parfait, monumental, nous pourrions écrire invulnérable, de son œuvre, ne

pousse effectivement pas dans le sens d’une manifestation spontanée de sympathie. Quelle est donc la cause

de ce sentiment de décalage, de cette inadéquation si évidente entre le « sage de Weimar » et notre époque ?

La réponse réside certainement en grande partie dans le fait que les jugements et écrits de Goethe

s’inscrivaient profondément dans le moment néo-classique initié par Winckelmann. Or c’est là un système

que nous ne partageons plus : depuis deux siècles, il semble que nous n’ayons fait qu’adhérer de plus en plus

aux valeurs et idées auxquelles Goethe n’avait cessé de s’opposer dans sa maturité. Bien qu’il ait lui-même

par son Werther initié ce mouvement, le Goethe « renaissant » postérieur à sa redécouverte de l’art de la

Renaissance italienne, devient hostile au romantisme. On retient ainsi cet aphorisme célèbre souvent sorti de

son contexte :

« J’appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est malade6. »

Mais nous-mêmes vivons précisément sans toujours en avoir la claire conscience dans un monde, où les

valeurs romantiques se sont largement imposées. Sans caricaturer outrageusement notre société moderne, les

préceptes d’exacerbation de l’individualisme, de libération des instincts, de dépassement de soi semblent

s’imposer dans les communications et comportements les plus quotidiens ; on ne semble jurer que par le

sublime et le génie, jusqu’à même éprouver une certaine fascination pour la décadence et la folie, alors qu’il

n’y avait pour Goethe de valeurs supérieures à la sagesse, à la modération, à l’harmonie et à l’équilibre.

En second lieu, le fait est que Goethe n’était pas un philosophe au sens courant du terme ; il n’avait pas

vraiment le goût de la pensée conceptuelle ou systématique. Ceci est d’autant plus remarquable que nous

sommes inévitablement portés à le comparer à ses contemporains et que Goethe a partagé son époque avec

quelques-uns uns des plus grands philosophes de la modernité: de Kant à Hegel en passant par Fichte et

Schelling. Même les écrivains et poètes de cette époque, qu’il a largement fréquenté, les Herder, Schiller,

Hölderlin, Schlegel, Novalis manifestaient une passion philosophique autrement plus développée que celle

de Goethe, et se plaisaient à bâtir des systèmes esthétiques ou éthiques plus ou moins évolués. Goethe, pour

5 Notamment l’impressionnant volume de ses correspondances, ce qui nous obligera à faire appel à quelques autresspécialistes germanophones de Goethe, tels Jean Lacoste et Ernst Cassirer, afin d’identifier les écrits utiles à notretravail mais non disponibles en langue française.6 « Et les Nibelungen sont classiques comme l’est Homère : tous les deux sont sains et forts. Si la plupart des œuvresmodernes sont romantiques, ce n’est pas parce qu’elles sont modernes, mais parce qu’elles sont faibles, infirmes etmalades ; et si ce qui est antique est classique, ce n’est parce que c’est ancien, mais parce que c’est frais, joyeux et sain.En distinguant, selon ces caractères, le classique et le romantique, nous saurons à quoi nous en tenir. » (cf. Eckermann,Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 287-288) L’opposition du classicisme et du romantisme chez le poètes’avère donc bien davantage un classement en fonction de certaines caractéristiques récurrentes, qu’une condamnationcatégorique des mouvements artistiques ou philosophiques de la période romantique dans leur ensemble

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ce qui le concerne, si l’on excepte justement la pensée qui apparaît en filigrane de quelques-uns de ses

travaux de savant ou de naturaliste (je pense surtout à la Métamorphose des Plantes et à la monumentale

Farbenlehre, son Traité des couleurs), semble davantage s’investir dans des comptes-rendus de lecture

d’ouvrages d’autrui ou dans des réflexions chaotiques, contradictoires, rarement organisées ou achevées.

Mais là réside précisément l’une des caractéristiques principales de la pensée de Goethe, l’une des

spécificités qui tendent à le distinguer des poètes de son époque, pour la plupart également fascinés par la

Naturphilosophie romantique. Goethe affichera au contraire jusqu’à la fin de sa vie sa méfiance à l’égard de

tout système a priori et refusera de se laisser enfermer dans une construction philosophique, métaphysique,

religieuse ou théologique donnée, voulant toujours juger par à-coups en fonction des circonstances ou des

intuitions du moment, ses refus, parfois brutaux l’amenant même à rompre avec beaucoup d’amis de sa

jeunesse tels Lavater et Jacobi. Sa vie et sa correspondance fourmillent effectivement d’exemples de

jugements contradictoires:

« Pour ma part, tout au moins, mon jugement varie à tout moment selon ma disposition personnelle7 ».

Et à Jacobi, le 6 janvier 1813 :

« Quant à moi les tendances si multiples de mon être ne me permettent pas de m’en tenir à une vue

unique des choses ; comme poète et comme artiste, je suis polythéiste ; je suis panthéiste au contraire comme

naturaliste et l’un aussi nettement que l’autre. Si j’ai besoin d’un Dieu pour ma personnalité comme homme

moral, j’y ai pourvu également. Les choses du ciel et de la terre sont un si vaste domaine, que les organes de la

totalité des êtres seuls suffiraient à les saisir8. »

Nous pouvons même avancer qu’il y a chez Goethe une méfiance radicale à l’égard de la philosophie (« A

bien y regarder, toute philosophie n’est que le sens commun dans une langue amphigourique » écrit-il dans

ses Maximes et réflexions9). Goethe fut bien un lecteur assidu des philosophes : de Leibniz dont il aimait le

sens des enchaînements et l’horreur des ruptures ; de Kant, dont il a particulièrement apprécié la troisième

Critique ; de Spinoza, surtout, dont les intuitions majeures sur la Nature et Dieu recouvraient, selon lui, si

exactement les siennes. Mais s’il voulait lui aussi philosopher, c’était précisément hors de tout système

philosophique. Il apparaît effectivement, et c’est ce que nous nous efforcerons de souligner dans ce travail,

que les idées sur la nature du poète reposent sur un réel sens philosophique, même si ce sens philosophique

n’est pas présent à sa conscience sous forme de principes et de concepts explicites.

7 Lettre à Schiller du 16 mai 1798, in Goethe, JW, Schiller, F, Correspondances 1794-1805, Tome II, p.1118 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 2029 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 69

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Il faudra donc s’employer à révéler les trames de sa conception exprimées principalement dans ses travaux

de naturalistes, et se tourner vers l’essentiel : sa manière d’intégrer chaque fait isolé à l’ensemble de son

interprétation de la nature et de l’utiliser pour parvenir à une compréhension du rapport des êtres naturels

entre eux et de leur intégration dans la totalité. Dans cette démarche, ce seront les œuvres scientifiques qui

nous guideront avec le plus d’évidence. Etrangement, comme cet autre génie de la totalité qu’était Léonard

de Vinci, Goethe considérait que son œuvre la plus essentielle consistait en ses travaux scientifiques et plus

particulièrement dans son Traité des Couleurs, auquel malgré, ou peut-être plutôt à cause, du succès

grandissant que connut la théorie de Newton, il restera attaché jusqu’à la fin de ses jours Goethe ayant

dépassé ses quatre-vingt ans entouré de l’admiration du monde entier gardera cette amertume intellectuelle

singulière : malgré quelques exceptions, la science officielle n’a jamais accordé à son œuvre scientifique

l’importance qu’il lui attachait :

« De tout ce que j’ai fait comme poète, je ne tire aucune vanité. J’ai eu pour contemporains de bons

poètes, il en a vécu de meilleurs encore avant moi et il en vivra d’autres après. Mais d’avoir été dans mon

siècle le seul qui ait vu clair dans cette science difficile des couleurs, je m’en glorifie, et là j’ai conscience

d’être supérieur à bien des savants.10 »

Or nous touchons là à notre troisième point : le discrédit quasi total dont souffrent aujourd’hui ces travaux

scientifiques du point de vue de la science moderne. Alors que l’on est depuis fort longtemps convaincu que

l’œuvre littéraire de Goethe constitue une base essentielle de la culture allemande11, voire plus largement

européenne, même ceux qui reconnaissent le plus ses aspirations scientifiques n’y ont guère vu que les

pressentiments de vérités qui ont été, au mieux, ultérieurement confirmées par la science, au pire, largement

contredites. Si nous assistons manifestement depuis quelques dizaines d’années à un regain de l’intérêt porté

à l’œuvre de Goethe considérée dans sa globalité, si le savant et le penseur attirent désormais plus que par le

passé (bien qu’encore significativement moins que l’auteur de Werther, de Faust, de Wilheim Meister ou des

Affinités électives ), la plupart de ces récentes études ne semble pour l’essentiel trouver dans l’analyse de ces

travaux que des éléments complémentaires visant à un enrichissement de la compréhension de sa

personnalité et de son œuvre littéraire12.

Ce que l’on accorde sans hésitation à l’œuvre littéraire de Goethe, à savoir que chaque homme cultivé se doit

de la connaître et de se confronter à elle, on paraît le refuser dès qu’il s’agit de ses idées scientifiques. Ainsi

que le souligne Henri Bortoft13, il est courant de voir les réflexions naturalistes du poète considérées avec

10 A Eckermann le 19 février 1829, in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 28511 Goethe est parfois considéré avec Luther comme l’un des fondateurs de la langue allemande moderne.12 Je pense par exemple, pour n’en citer que deux, aux travaux de Didier Hurson et de Marie-Anne Lescourret13 Bortoft rappelle ainsi que, de la même façon, lorsque les manuscrits alchimiques d’Isaac Newton, en qui Goethe avaitdu reste vu le tenant le plus manifeste de cette science mathématique qu’il combattait avec la plus grande verve, furentvendus aux enchères au milieu des années 30, l’économiste britannique John Maynard Keynes déclara après leur lecturequ’il fallait peut-être davantage considérer Newton « non pas comme le pionnier de l’âge de raison » mais comme « le

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condescendance comme la manifestation de l’une de ces faiblesses que l’on suggère propres à tous les grands

hommes. On ne saurait admettre qu’il est possible de retirer d’un approfondissement de ses travaux de

naturaliste ou de physicien quelque chose que la science n’ait aujourd’hui dépassé. Les considérations

scientifiques de Goethe, et en particulier ses observations sur la lumière et la couleur, s’avéraient déjà si

originales en leur temps qu’elles suscitèrent souvent incompréhension, dédain et moquerie de la part de ses

contemporains14, à l’exception de quelques cercles de proches admirateurs et d’artistes peintres. Les années

n’y ont rien fait, elles sont demeurées méconnues et ont continué à subir les critiques au cours des deux

derniers siècles.

Les acquisitions que la science moderne concède aujourd’hui à Goethe pourraient nous apparaître

secondaires pour peu que nous cherchions à approfondir l’essentiel, à savoir les conceptions et méthodes sur

lesquelles le poète s’est appuyé pour mener à bien ses observations naturalistes. Il semble évident que ces

découvertes isolées (découvertes de l’os intermaxillaire, des couleurs physiologiques, etc.) auraient été

réalisées aussi sans son intervention, bien que d’une manière certainement très différente. Mais il n’est pas

exclu que nous trouvions dans la démarche philosophique de Goethe quelques germes que notre modernité

puisse continuer à développer et à enrichir des nouvelles connaissances acquises au cours des deux derniers

siècles. Il ne saurait bien entendu être question ici d’opposer simplement science mathématique et science

phénoménologique, et de les confronter pour déclarer la prééminence de l’une sur l’autre. J’essaierai plutôt

de replacer la conception du poète dans une perspective autant culturelle qu’historique, et de démontrer son

actualité et son importance, dans la mesure où elle est pourrait être à même de nous éclairer sur les rapports

qu’entretient l’homme d’aujourd’hui avec les sciences, les arts et la nature.

Je proposerai un plan en trois grandes parties.

Dans la première, je commencerai par formaliser, à la lumière de ses écrits autobiographiques et travaux

scientifiques, les concepts qui font l’originalité et l’unité du naturalisme de Goethe. Je rassemblerai les

réflexions souvent éparses du poète pour expliquer les trois notions récurrentes qui m’apparaissent

fondamentales. Je mettrai en évidence le fait que ces concepts constituent des invariants que l’on retrouve

avec une constance étonnante dans les œuvres scientifiques voire parfois littéraires du poète, et j’examinerai

comment des notions telles que celles de phénomènes primitifs, de polarité, de métamorphose et

d’intensification s’articulent entre elles.

dernier des magiciens ». Si l’on n’ignorait pas purement et simplement ces recherches considérées comme« malheureuses », on essayait de déresponsabiliser Newton en alléguant qu’il faut aussi savoir faire preuve d’indulgenceà l’égard des grands de ce monde, tout aussi sujets aux égarements que le commun des mortels. Cf. Bortoft, Henri, Ladémarche scientifique de Goethe, p. 814 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 12

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Je préciserai ensuite dans une seconde partie, en confrontant les conceptions du poète isolées dans la partie

précédentes aux perspectives historiques et culturelles ouvertes par Pierre Hadot dans son essai, Le Voile

d’Isis, comment Goethe élabore une philosophie de la connaissance privilégiant l’exercice des sens et de

l’intuition, et quelle continuité il suggère entre le champ des sciences naturelles et celui de l’art.

Enfin, dans une dernière partie, j’examinerai l’articulation plus large entre science phénoménologique et

science mathématique, ou encore, entre science orphique et science prométhéenne15. Je chercherai ainsi à

identifier la postérité de la pensée goethéenne, notamment dans les champs de la phénoménologie moderne

et de la création artistique au XXème siècle, pour mettre finalement en lumière l’importance d’une telle

démarche philosophique et artistique à l’ère de la physique mathématique.

15 pour employer les termes de Pierre Hadot.

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1. Identification et formalisation des trois concepts fondamentaux du naturalisme de

Goethe

« Avec les sciences, j’ai été comme quelqu’un qui se lève tôt, attend avec impatience les premiers

rougeoiements de l’aube, mais est ébloui dès qu’elle apparaît16. »

Pour aborder en détail les éléments de la conception scientifique de Goethe, il convient de relever en premier

lieu l’importance cruciale de son voyage en Italie qui marqua la rupture à laquelle nous pouvons faire

débuter la conceptualisation de ses idées sur la nature et sur l’art. Grâce à la médiation des beaux-arts, et en

s’étant pendant longtemps imaginé peintre ou dessinateur, Goethe trouvera une réponse aux questions

existentielles qu’il se posait à cette époque, lorsqu’il se sentira confirmé, probablement au début de l’année

1788, à l’occasion de son second séjour à Rome, dans sa vocation véritable d’écrivain, de « Künstler »17 qui

avait failli se dissoudre dans les obligations et les plaisirs de la cour de Weimar.

Mais alors que la motivation initiale du voyage était la redécouverte de l’art antique et la rencontre avec les

peintres de l’Italie, c’est étrangement la science plus que l’art qui permettra à l’artiste de se retrouver, en lui

fournissant une démarche autant analytique qu’intuitive pour redécouvrir en art une démarche menant à une

certaine vérité. L’ouvrage qui expose le plus explicitement les leçons et les résultats de cette expérience

méditerranéenne est sans doute l’essai de 1790 sur la Métamorphose des Plantes. Goethe y suggère l’origine

commune de la nature et de l’art, tout comme Kant, qui aborde conjointement les deux sujets dans la

Critique de la Faculté de Juger, publiée la même année. Car, bien que certaines de ses idées aient déjà été

préalablement mentionnées notamment dans les premiers travaux sur les minéraux et l’ostéologie, c’est dans

ce petit traité que le poète précise les bases de la science morphologique qu’il souhaite contribuer à fonder,

ainsi que les principes qui valent pour la création des œuvres d’art comme pour la manifestation des

phénomènes naturels. Il semble donc que c’est par le biais des sciences naturelles, la morphologie18 et la

géologie notamment, que Goethe accédera à la compréhension des lois universelles de la métamorphose et

des vastes cycles de systole et de diastole19 qui sont à l’œuvre à la fois dans la nature et au sein du seul art

réellement vivant au regard du poète revenu d’Italie: l’art classique20.

Afin de demeurer autant que possible dans le mouvement même de cette démarche goethéenne, je

commencerai par étudier la notion de phénomène primitif avant d’approfondir celles de polarité, de

16 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 6117 Ainsi qu’il l’exprime dans sa lettre au duc de Weimar datée du 17 mars 1788 et citée par Jean Lacoste (cf. Lacoste,Jean, Le voyage en Italie de Goethe, p.18)18 La morphologie rassemble les études botaniques et ostéologiques, c’est-à-dire les métamorphoses des plantes et desanimaux.19 Périodes respectivement de contraction et d’expansion du cœur et des artères.20 C’est à la suite à ce voyage que Goethe s’engagera dans le mouvement plus général de retour à l’Antique initié parWinckelmann.

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métamorphose et d’intensification. J’essaierai à chaque fois de partir des occurrences de ces concepts dans

les différents champs abordés par le poète avant de tenter à chaque fois d’en synthétiser l’idée qu’il s’en

faisait. Je tiens également à préciser que la très belle étude Goethe, Science et Philosophie de Jean Lacoste21

a constitué dans cette première partie une référence particulièrement utile et agréable qui m’a permis d’isoler

les éléments les plus essentiels laissés par le poète, et de ne pas me perdre dans la somme considérable des

divers écrits biographiques, comptes-rendus et correspondances rassemblés pour l’occasion.

1.1. Phénomènes primitifs: l’unité dans la multiplicité ou la science des premiers principes

La notion de phénomènes primitifs (Urphänomen en allemand), caractérisée par le préfixe Ur - qui peut se

traduire par originel, primitif, ou encore primordial -, se retrouve explicitement dans de nombreux travaux

scientifiques de Goethe : on la voit apparaître dans la Métamorphose des Plantes (Urpflanze), dans ses

études ostéologiques (Urtier), minéralogique (Urgestein), et surtout dans son Traité des Couleurs où ces

Urphänomen sont pour la première fois appelés par leurs noms et partiellement définis. Ce concept est en fait

indissociable de la science de la morphologie - science des formes et, par-là même, des métamorphoses - que

Goethe souhaitait développer. Pour introduire et illustré ce concept proprement goethéen de la manière la

plus naturelle qui soit, nous pouvons certainement nous reporter au fameux échange qu’eurent Goethe et

Schiller à l’occasion de leur première véritable entrevue. Goethe et Schiller appartenaient l’un et l’autre, à la

même société d’Histoire Naturelle d’Iéna. En juillet 1794, ils sortent ensemble d’une séance à laquelle ils

avaient tous les deux assistés en tant qu’auditeurs et engagent une conversation. Schiller émet l’avis que la

manière fragmentaire selon laquelle la nature leur fut présenter, peut s’avérer particulièrement décourageante

pour le profane :

« Je répondis qu’elle restait peut-être inquiétante pour l’initié lui-même et qu’il y avait peut-être

encore une autre manière non pas d’étudier la nature dissociée en ses éléments, mais de la décrire agissante et

vivante, en partant du tout pour s’efforcer d’arriver aux parties. Il souhaita des éclaircissements sur ce point

mais ne dissimula pas ses doutes ; il ne pouvait accorder qu’une telle manière de procéder, comme je le

prétendais, découlait déjà de l’expérience.

[…] J’exposais alors avec vivacité la métamorphose des plantes, et de quelques traits de plume

caractéristiques, je fis naître sous ses yeux une plante primordiale. Il écouta et regarda tout cela avec un grand

intérêt et une force d’appréhension marquée ; mais quand j’eus fini, il hocha la tête et dit : « Ce n’est pas

une expérience, c’est une idée ! » Je tiquais, dépité ; car le point qui nous séparait était ainsi cerné de

la façon la plus rigoureuse. L’affirmation contenue dans Sur la grâce et la dignité me revint en

mémoire, la vieille rancœur s’éveillait ; mais je me dominai et répliquai : « il peut m’être très

agréable d’avoir des idées sans le savoir et même de le voir de mes yeux. 22 »

21 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie22 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 195

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Goethe pensait ainsi qu’il devait toujours exister un cas dans la nature où un phénomène se produit de la

manière la plus simple possible sans tous les facteurs secondaires dissimulant l’essentiel. Il appelait un tel

cas, un Urphänomen, ce qui peut se traduire par un phénomène primordial ou primitif, et le décrivait comme

« un cas qui en vaut mille, et qui inclut en soi tous les autres »23. Afin d’appréhender le sens de cette notion,

nous allons examiner ses différentes manifestations dans les travaux que Goethe a menés en tant que

naturaliste : en minéralogie, en botanique, en ostéologie et en optique.

1.1.1. Minéralogie : l’Urgestein

L’intérêt de Goethe à l’égard de la minéralogie ne date pas de son voyage en Italie. Lorsqu’il travaillait au

service du Duc de Weimar à la réouverture des mines d’argent d’Ilmenau, il avait déjà commencé à

développer une réelle expertise dans la classification des pierres. Plus largement, c’est durant ces dix

premières années entre 1876 et 1886 où comme précepteur et ministre du Duché de Saxe-Weimar, que

Goethe va se prendre progressivement de passion non seulement pour la minéralogie, mais également pour la

botanique, l'anatomie ostéologique, et l'optique. Il croira y trouver sa grande, sa vraie vocation : celle de

chercheur, de naturaliste.

Ainsi au fur et à mesure de ses marches dans la nature, de ses voyages dans le Harz24 et de ses échanges avec

Charlotte von Stein, sa confidente depuis 1876, Goethe élaborera progressivement une espèce de modèle

géologique. A l’époque, deux théories contradictoires, le vulcanisme et le neptunisme, s’affrontent. La

première défend l’idée que notre globe était à l’origine une boule de roche en fusion dont le refroidissement

superficiel aurait abouti à l’apparition des terres, après de longues ères dominées par le chaos et la violence

des phénomènes volcaniques. La seconde qui s’est plus particulièrement imposée en Allemagne, émettait

l’hypothèse d’une mer primitive, siège d’un phénomène de cristallisation du granit, sur lequel les autres

roches sédimentaires seraient ensuite venues se déposer avant le recul du grand océan primordial. Sans doute

déjà guidé par son profond refus de la violence et des ruptures et par son attachement au développement

harmonieux et progressif des formes, Goethe avait manifesté une prudente adhésion au neptunisme dans sa

confrontation historique avec la théorie contradictoire25. Le modèle neptuniste faisait ainsi du granit la roche

primitive et l’assise de toutes les autres roches de la création. Or le granit n’est pas une roche pure : sa triple

composition de mica, de feldspath et de quartz était déjà parfaitement connue lorsque Goethe s’y intéressa. A

première vue, il y a donc là contradiction. Pourquoi et surtout en quel sens le composé peut-il être premier

23 Goethe, JW, Materialen zur Geschichte der Farbenlehre , in Naturwissenschaftliche Schriften II, Hambourg, p. 259Matériax pour une histoire des couleurs cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 2424 Massif cristallin du centre de l’Allemagne, culminant au Brocken (1142m). Dans les légendes allemandes, le Brockenétait le rendez-vous des sorcières qui y célébraient la Nuit de Walpurgis, comme Goethe l’a illustré dans son premierFaust.25 La reconnaissance définitive du vulcanisme, qui ne s’imposera finalement en Allemagne qu’après la disparition deson fondateur Werner, en 1817, marquera l’avènement de la géologie moderne.

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par rapport à ses constituants ? Il est ici essentiel, dans notre tentative de saisir la signification très

particulière que Goethe donnait au concept de phénomène primitif, de comprendre comment cette roche dite

primitive pourrait être à la fois primordiale et composite. Nous retrouverons en effet systématiquement cette

ambiguïté entre unité et multiplicité à l’occasion de notre étude des diverses autres réflexions naturalistes du

poète.

Goethe caractérise cette roche par l’équilibre des trois composants à même de former une « unité trinitaire »

comme il l’écrit dans un essai sur la formation de l’étain :

« Aussi longtemps que ces trois constituants perceptibles à la vue comme au toucher conservent un

équilibre entre eux, de telle sorte que tous coexistent et cohabitent, s’associent et affirment leur unité trinitaire,

la roche conserve à bon droit le nom de granit, quelque diverse par la forme et par la couleur qu’apparaissent

ses parties, et elles forment de hautes montagnes largement épandues, qui servent de base et de fondement. 26»

Ce n’est donc pas la pureté ou la simplicité qui confère au granit son caractère de roche primitive, mais le

fait, beaucoup plus essentiel que dans sa composition même il effectue la synthèse harmonieuse entre des

éléments hétérogènes. C’est en ce sens, que le granit peut constituer un fondement solide pour le naturaliste :

par sa formule même, il associe la plus grande simplicité à la plus grande richesse. Car en faisant varier les

proportions de chacun des trois composants minéraux de base tout en maintenant l’équilibre harmonieux qui

les unit, il est possible de créer des variétés infinies de granit. Les autres roches, secondaires comme par

exemple le grès, dérivent alors de la rupture de cette « unité trinitaire » équilibrée.

Nous allons voir à présent que le parallèle avec la botanique s’impose de lui-même, et que plus largement

dans chaque domaine de sa science naturaliste, Goethe cherche en premier lieu à dépasser le stade des

classifications savantes trop abstraites selon lui pour ne pas être une source d’arbitraire et d’erreurs, pour

découvrir et révéler l’élément premier qui doit garantir l’unité originelle de tous les phénomènes du champ

d’étude en question: c’était le granit, l’Urgestein dans le cas de la minéralogie, ce sera l’Urplanze, l’ambiguë

et introuvable plante symbolique dans le cas de la botanique.

1.1.2. Botanique : l’Urpflanze

La contribution la plus reconnue de Goethe aux sciences naturelles, outre sa découverte de l’os

intermaxillaire chez l’Homme, est indéniablement son travail sur les plantes à fleurs, et plus particulièrement

celui décrit dans l’essai sur la Métamorphose des Plantes que nous avons déjà évoqué plus haut.

26 Goethe, JW, Zinnformation, in Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche , Band 25, Francfort-sur-le-Main,1989, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 167-168

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13

Lorsque Goethe s’évade vers Rome en 1786, la botanique occupait déjà une place importante dans ses

activités au Duché de Saxe-Weimar. Il avait notamment consacré de nombreuses heures à l’étude de la

célèbre classification de Linné. Dans les ouvrages de botanique qui faisaient référence à l’époque, la plante à

fleurs est habituellement décrite comme un assemblage extérieur de différentes parties - feuilles, sépales,

pétales, étamines, etc. - séparées et indépendantes les unes des autres. On n'y rencontre aucune indication sur

un quelconque lien nécessaire entre ces différents éléments, aucune considération quant à leur rapport à

l’ensemble du végétal. C'est le modèle de la plante analytique, telle qu’elle pouvait précisément satisfaire les

volontés réductionnistes propres aux méthodes positivistes. Linné a ainsi établi son système de classification

des plantes en espèces, familles, etc., en comparant entre elles les différentes parties et en créant des groupes

en fonction de certaines analogies. Malgré toute l’admiration qu’il voue à Linné27, Goethe ne peut pas se

satisfaire longtemps de cette classification dans laquelle il ne parvient à déceler aucune nécessité, et c’est

probablement pour une part sous l’influence des Idées sur l’Histoire de l’Humanité de Herder – comme il

l’indique dans sa lettre à Knebel28 du 17 novembre 1784 -, que Goethe commencera à imaginer que la nature

engendre les différentes formes organiques en « jouant » avec une unique « forme essentielle ». Il écrit de

Weimar à Charlotte von Stein, le 9 juillet 1786, soit à un peu moins de deux mois de son départ :

« Ma plus grande joie, à l’heure actuelle, je la dois à la botanique. Cette idée me poursuit sans cesse et

c’est d’ailleurs la vraie manière de s’assimiler les choses. Les vérités m’apparaissent toutes ensemble, comme

par surprise. Il ne m’est plus nécessaire de réfléchir longtemps sur les questions obscures ; les réponses aux

problèmes s’imposent d’elles-mêmes.

Que j’aimerais faire saisir à d’autres ce coup d’œil, cette joie ! Mais cela n’est pas possible. Et cela

n’est point un rêve, une imagination ; c’est un aperçu de la forme essentielle avec laquelle la nature ne fait pour

ainsi dire que jouer, et en jouant engendre la vie si diverse.

Si l’existence humaine n’était pas si brève, si j’en avais le temps, je me ferais fort d’appliquer ces vues

à tous les règnes de la nature – à son domaine tout entier29. »

Mais c’est en Sicile, le 17 avril 1787 qu’une promenade va lui donner l’occasion d’exprimer la profonde

intuition botanique qui est à la base même de l’idée de l’Urpflanze. Le voyageur, qui désire ce jour-là

travailler à son poème Nausicaa30 fuit le tumulte de la ville de Palerme et se réfugie dans la quiétude des

jardins:

« Les nombreuses plantes que j’étais accoutumé à voir en caisses et en pots, et même sous des châssis

de verre pendant la plus grande partie de l’année, je les trouve ici en plein air, vigoureuses et belles, et, en

accomplissant leur destination tout entière, elles nous deviennent plus intelligibles. En présence de tant de

27 Goethe reconnaissait volontiers que Linné comptait avec Kant et Spinoza parmi les penseurs qui avaient le plusinfluencé sa propre philosophie.28 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 8329 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 9330 Fille d’Alcinoos, roi des Phéaciens, qui accueille Ulysse naufragé.

Page 14: Mémoire Goethe

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figures nouvelles et renouvelées, mon ancienne chimère s’est réveillée. Ne pourrais-je, dans cette multitude,

découvrir la plante primitive ? Cette plante doit exister : autrement à quoi reconnaîtrais-je que telle ou telle

figure est une plante, si elles n’étaient pas toutes formées sur un modèle ?

Je me suis appliqué à chercher en quoi ces mille et mille figures diverses sont distinctes les unes des

autres et je les trouvais toujours plus semblables que différentes, et si je voulais mettre en usage ma

terminologie botanique, je le pouvais bien, mais c’était sans avantage : cela m’inquiétait sans m’être d’aucun

secours. Mon, beau projet poétique était troublé ; le jardin d’Alcinoos avait disparu ; le jardin du monde s’était

ouvert devant moi31. »

Nous redécouvrons dans cet extrait les critères qui avaient déjà présidé à l’élection du granit au rang de roche

originelle : la simplicité et conjointement, l’infinie diversité des dérivations latentes. L’idée de Goethe, rétif

aux classifications courantes de la botanique, qu’il juge arbitraires car elles ne permettent pas de comprendre

comment les différents organes de la plante découlent ou dépendent les uns des autres, est de considérer que

les cotylédons, c’est-à-dire les feuilles séminales, sont le germe de tous les organes ultérieurs de la plante :

les feuilles, les pétales, les sépales, les étamines, le pistil, etc. Un an plus tard, dans le récit qu’il dresse du

second séjour à Rome, dans ses Souvenirs de juillet 1787, l’écrivain détaille dans les termes qui suivent son

intuition botanique :

« J’avais eu la révélation que, dans cet organe de la plante que nous avons d’ordinaire l’habitude

d’appeler feuille, se trouvait caché le véritable Protée capable de se dissimuler et de se manifester dans toutes

les configurations. La plante n’est toujours que feuille, à tous les stades de son développement, unie au germe

futur de si indissociable manière que l’on ne peut pas penser l’une sans l’autre. Comprendre une telle idée,

l’accepter, la vérifier dans la nature est une tâche qui nous plonge dans un état douloureusement suave32. »

Et dans ses Notices d’Italie :

« Tout est feuille, et cette simplicité rend possible la plus grande diversité. […] La raison principale de

cette hypothèse est la considération que le germe ou ce qui doit se développer consiste en plusieurs parties qui

sont apparentées entre elles mais qui se séparent dans le cours du développement33. »

Ce modèle, cette théorie de la feuille donne en quelque sorte à Goethe une réponse originale et concrète aux

questions qu’il se posait, dans la lignée de Leibniz et de Herder, quant au problème de la naissance et du

développement de la multiplicité à partir de l’un primitif. L’hypothèse de cette plante originelle qui se

résume ainsi dans le modèle d’une feuille liée à un germe « un œil » et qui se développe, ainsi qu’il l’expose

31 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 30432 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 42333 Goethe, JW, Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche , Tome 24 ( Schriften zur Morphologie ), Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1987, p. 84 cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 30

Page 15: Mémoire Goethe

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dans le poème de la Métamorphose des Plantes34, en six phases successives de contraction et d’expansion, de

la graine à la fleur et de la fleur au fruit, édifie selon Goethe l’Idée, le type commun qui permet de

reconnaître qu’une plante est une plante. Goethe relate dans son Histoire de mes études botaniques comment

l’observation de boutures présentées par le conseiller aulique Reiffenstein lui fournit par ailleurs une

illustration concrète de cette intuition. Des rameaux une fois détachées, se développent et deviennent des

plantes complètes. Ce phénomène, estime Goethe, nous fait percevoir que la feuille contient, en idée, la

plante entière. Les rameaux latéraux issus des yeux sont de véritables plantes, qui, au lieu du sol, partent

d'une plante-mère :

« Un plant d’œillet qui avait poussé jusqu’à atteindre la hauteur d’un buisson fut ce qui me frappa le

plus. On connaît la vitalité et la faculté de reproduction puissantes de cette plante ; sur ses rameaux, les yeux se

pressent les uns à la suite des autres, un nœud est enchâssé dans l’autre ; ici ce phénomène s’était intensifié

avec le temps, et les yeux, dans un entassement confus, s’étaient développés autant qu’il était possible, si bien

que même la fleur parfaite donnait à son tour naissance à quatre autres fleurs parfaites.35»

Goethe imagine pouvoir expliquer toutes les structures du monde végétal, en concevant cette notion de

plante primitive et en la maintenant suffisamment souple et générique pour revêtir toutes les formes

adéquates. L’Urpflanze permettra de comprendre non seulement le développement de chaque plante en

particulier, mais également de mettre en lumière comment tous les genres, espèces et variétés répondent à cet

archétype. Et davantage encore, elle caractérisera avec plus d’évidence que jamais le fossé irréductible qui

sépare les plantes des autres règnes, animaux et minéraux, donnant par-là même au poète la réponse à la

question qu’il se posait alors qu’il déambulait au milieu des nombreuses espèces végétales du jardin

botanique de Palerme.

Le statut de cette plante primitive telle qu’elle est diversement présentée dans ses écrits botaniques ou ses

correspondances demeure néanmoins ambigu sur deux aspects : d’une part, cette plante doit-elle contenir au

moins un caractère de chaque végétal particulier, c’est-à-dire en être d’une certaine manière la réunion, ou au

contraire doit-elle présenter une morphologie de base, simplifiée que les autres suivraient par analogie, une

sorte d’intersection formant un modèle générateur de toutes les plantes ? D’autre part, sa nature est-elle

d’essence intelligible ou sensible ? Goethe répond partiellement à notre première interrogation lorsqu’il écrit

à Herder le 17 mai 1787 :

« La plante primitive devient la chose la plus étrange du monde, et que la nature elle-même

m’enviera... Avec ce modèle et sa clef on pourra ensuite inventer des plantes à l’infini qui seront conséquentes,

c’est-à-dire qui, sans exister véritablement, pourraient cependant exister, et qui ne seront pas des ombres et des

34 Nous détaillerons les phases de cette métamorphose lors de nos illustrations du concept de polarité.35 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques, In La métamorphose des plantes, p. 103

Page 16: Mémoire Goethe

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apparences pittoresques ou poétiques, mais auront une vérité et une nécessité intérieures. La même loi

s’appliquera à tous les êtres vivants36. »

L’Urpflanze semble bien se rapprocher d’un germe d’ordre idéel, d’un modèle générateur, et non d’une

combinaison protéiforme d’éléments empruntés à toutes les plantes. Il faut souligner au passage qu’il n’est

pas question de sous-entendre que Goethe s’inscrirait d’une quelconque manière dans un schéma

évolutionniste du vivant : il ne dit pas avoir trouvé, en l’Urpflanze, le germe réel, l’ancêtre primitif de toutes

les plantes. L’Urpflanze doit davantage être comprise comme un schéma de construction, un modèle

intellectuel caractéristique du règne végétal dont on peut percevoir la manifestation dans les espèces

existantes et en fonction duquel on peut, par ailleurs, engendrer d’autres idées de plantes, des plantes

virtuelles qui sont logiques, conséquentes, sans pour autant exister dans la réalité sensible.

En ce qui concerne notre deuxième interrogation quant à la nature sensible ou intelligible de l’Urplanze, il

semble avéré que l’originalité du concept goethéen provient précisément de la nature intermédiaire que le

poète semble lui conférer : il espère réellement découvrir cette plante dans la réalité du monde végétale ; elle

ne se limite donc pas à une pure construction intellectuelle. Souvenons-nous de la réaction du poète face à

l’incompréhension de Schiller lorsqu’il tentait de présenter à ce dernier cette notion d’idée incarnée37. Là

réside la singularité de l’Urplanze : ni complètement incarnée dans le sensible, ni exclusivement reléguée

dans le monde des idées platoniciennes, elle est par essence d’une nature à la fois sensible et spirituelle. On

pourrait ainsi la qualifier comme Goethe, de suprasensible, au sens où seul l’œil spirituel de l’artiste, exercé

par la pratique de l’observation, de l’imagination et de l’intuition, saurait la percevoir dans sa plénitude.

« Il m’apparut peu à peu de plus en plus clairement que le regard pourrait être vivifié jusqu’à atteindre

un mode d’observation plus élevé encore, exigence qui à cette époque était présente à mon esprit sous la forme

sensible d’une plante primordiale suprasensible. Je suivais toutes les transformations telles que je les

rencontrais, et c’est ainsi qu’au terme ultime de mon voyage, en Sicile, apparut clairement à mes yeux

l’identité originelle de toutes les parties du végétal, que je cherchais dès lors à retrouver partout, à percevoir

partout. 38 »

Nous aurons l’occasion plus bas de préciser la nature particulière du phénomène primitif à la lumière de

l’ensemble de sa philosophie de la connaissance et d’en approfondir les rapports avec l’art symbolique tel

que Goethe le conçoit.

36 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 36537 Goethe s’opposera d’ailleurs très vigoureusement à la proposition du botaniste Link de donner une illustration del’Urplanze en termes purement mathématiques (cf. Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 116)38 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 101

Page 17: Mémoire Goethe

17

1.1.3. Ostéologie : L’Urtier

Goethe avait commencé à manifester un intérêt scientifique pour l’ostéologie sous l’influence de Lavater, qui

l’avait persuadé en 1774 de collaborer à son entreprise de physiognomonie : celle-ci consistait à tenter de

deviner le caractère des individus à partir des traits de leur visage, en affirmant notamment qu’il serait

possible de deviner, comme l’avait jadis fait Aristote, le caractère de chaque espèce en partant de la

configuration du crâne ou de la mâchoire. L’idée fondamentale de Lavater et de Goethe était en effet qu’il

existe une corrélation nécessaire entre les organes, les actes et le caractère de l’homme ou de l’animal, et que

cette cohérence permet de retrouver l’ensemble (la personnalité) à partir d’un élément (la forme des corps ou

des organes). Au fil de ses réflexions, Goethe va orienter plus particulièrement ses recherches sur les formes

des os. Dans le cadre de ses études d’anatomie comparée, la mise en évidence de l’os intermaxillaire chez

l’homme va compter parmi ses grands titres de gloire.

Pour résumer les termes de la problématique qui se posait à l’époque, rappelons que chez les animaux, la

mâchoire supérieure est un organe composite : elle est constituée de deux maxillaires à droite et à gauche

reliés à l’avant par l’os qui porte les incisives. Or, alors que tous les animaux, y compris ceux qui semblaient

les plus proches de l’être humain comme les différentes races de singes, possédaient de façon manifeste cet

os, l’Homme semblait en être dépourvu. Cette absence était interprétée par les anatomistes comme la preuve

de la distance infranchissable qui séparait l’être humain le plus frustre de l’animal le plus évolué.

Goethe, parviendra, contrairement à toute attente, à identifier cet élément sur des crânes humains qu’il

étudiait en 1784. Il fera immédiatement part à Herder de sa découverte le 27 mars, mais c’est seulement dans

sa lettre à Knebel du 17 novembre 1784 en accompagnement d’un essai ostéologique qu’il indiquera toute la

portée scientifique et philosophique qu’il accorde à cette découverte :

« Je t’envoie enfin ma dissertation ostéologique et je te prie de m’en dire ton avis. Je me suis abstenu

de laisser entrevoir dès maintenant le résultat auquel j’aboutis et que Herder indique déjà dans ses Idées ; rien

ne différencie l’homme de l’animal – tout au contraire les rapproche, la parenté de l’homme et des animaux est

étroite39. »

C’est dans cet essai que Goethe va pour la première fois amorcer sa réflexion sur les phénomènes de

métamorphoses et formaliser les premières intuitions qui guideront par la suite ses recherches

morphologiques. Le poète imagine dans ce texte une sorte de progression ascendante des formes du squelette

des animaux, et plus particulièrement de leur mâchoire, en fonction de leur degré d’évolution. Il caractérisera

ainsi les transformations de l’os intermaxillaire en dressant des tableaux de ces différents stades, du chevreuil

dont l’os est dépourvu de dents jusqu’au lion, dont l’os est compact, massif, puissant et jusqu’à la plus noble

Page 18: Mémoire Goethe

18

manifestation de la création, l’Homme, dont l’intermaxillaire se dissimule « par crainte de révéler une

voracité animale »40. Il est important de souligner encore une fois que malgré l’impulsion spontanée qui nous

amènerait à voir en Goethe un remarquable précurseur de Darwin, le poète ne semblait pas du tout considérer

cette évolution dans un cadre historique : dans son essai, les degrés dont il décrit les manifestations

morphologiques coexistent les uns à côté des autres, et jamais n’est mentionnée une possible filiation entre

les espèces.

Malgré tout son enthousiasme, Goethe n’attirera cependant guère l’attention des hommes du sérail, les

anatomistes reconnus de son temps et, profondément déçu par cet accueil, il interrompra ses études

d’ostéologie pour se tourner vers l’étude des plantes jusqu’à ce qu’il retrouve quelques années plus tard son

intérêt pour l’anatomie, sans doute excité par les travaux qu’il venait de mener sur les plantes à fleur, et

caressant l’idée de transposer au règne animal cette notion de métamorphose. Ainsi, dans sa lettre à Jacobi du

3 mars 179041, il annonce un écrit sur la forme des animaux qui serait le pendant à son essai de botanique sur

la Métamorphose des plantes. Or, la chance semble décidément lui sourire puisque au cours du second

voyage en Italie de mars à avril 179042, il trouve sur le sable des dunes du Lido, aux abords de Venise, un

crâne de mouton brisé d’une façon telle que l'os palatin, le maxillaire supérieur et l'intermaxillaire semblaient

présenter l'image évidente de trois vertèbres transformées. Cette découverte permet à Goethe de formuler

l’une de ses idées fondamentales selon laquelle tous les os du crâne sont issus des vertèbres. Cette genèse

illustrerait d’une façon plus générale le processus de métamorphose progressive qui ennoblit et affine les

« masses organiques » de la nature, manifestation de cette grande et éternelle loi de l’intensification, ou

Steigerung, dont il décelait également l’action en botanique et dans la théorie des couleurs, comme nous le

détaillerons plus loin. Il se déclare ainsi certain :

« qu’un type général, qui s’élève par métamorphose, se retrouve dans tous les êtres vivants, que ce

type peut s’observer avec toutes ses parties à certains stades intermédiaires, et doit encore être reconnu même

là où il régresse discrètement jusqu’à se dissimuler entièrement aux stades supérieurs de l’humanité43. »

Sans aboutir à la formalisation d’une loi à même de décrire en un seul concept les métamorphoses de la

forme animale dans son intégralité, Goethe parviendra cependant à énoncer deux lois de développement

partiel : la première concerne la moelle épinière et le cerveau, la seconde les os qui contiennent ces organes,

les vertèbres et le crâne. D’une part, le cerveau représente à ses yeux un état supérieur de la moelle épinière,

et chaque centre nerveux ganglionnaire peut être considéré comme un cerveau demeuré à un stade inférieur

39 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 8340 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Munich, 1981, p. 173 cité inLacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 4941 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 5042 Dont il fait le récit dans les Annales de 1790 (cf. Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 50)43 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, p. 436 cité in Lacoste, Jean, Goethe, science etphilosophie, p. 51

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de développement. D’autre part, les os du crâne qui enferment le cerveau résultent quant à eux, selon la

même loi d’ennoblissement des formes à l’œuvre dans le corps, d'une transformation des vertèbres qui

enveloppent la moelle. Le poète ne développera pas beaucoup plus ses réflexions sur la recherche d’une

typologie animale unique.

1.1.4. Optique : les couleurs du ciel et du Soleil

Mais le champ scientifique auquel Goethe a proportionnellement consacré le plus de temps et d’énergie est

indéniablement celui de l’optique. Ce n’est certainement pas un hasard, dans la mesure où il s’agit également

du domaine d’étude qui entretient par nature les liens les plus étroits avec l’art et la peinture.

Là encore tout semble débuter en Italie. Goethe a l’intuition que les chefs-d'œuvre de l'art antique ont été

créés « selon les lois mêmes d’après laquelle la nature procède»44, et que les chefs-d'œuvre de l'art sont ainsi

par-dessus tout les chefs-d'œuvre de la nature. Cette idée l’incite à rechercher ces lois en remontant aux

origines de l’art classique, et ainsi à s’évader vers le sud et les chefs d’œuvres de la Renaissance italienne. Il

décrit ainsi comment, au fil de la fréquentation des peintres italiens, il est parvenu à découvrir peu à peu les

lois naturelles qui commandent à la création d'une œuvre d'art. Un seul élément pourtant conserve à ses yeux

le mystère de son effet : le coloris.

« Je me réjouis lorsque je vis la façon dont la poésie et les arts plastiques pouvaient mutuellement

s’influencer. Bien des choses isolés devinrent distinctes, et l’ensemble s’éclaira à mes yeux. Mais il est un seul

point dont je ne pus me rendre un tant soit peu raison : c’était le coloris.45»

Il rapporte lui-même dans ses Confessions que plusieurs tableaux sont composés ou analysés en sa présence ;

« leur composition et leurs parties avaient été soigneusement étudiées quant à leur disposition et à leurs

formes ». Il observe, il interroge, il écoute avec attention. Alors que les artistes peuvent lui faire part de la

plupart de leurs procédés de composition et d’organisation de la toile, lorsqu’il évoque le coloris, personne

ne semble en mesure de lui expliquer précisément les rapports des couleurs entre elles, ses lois d’agencement

ou ses effets esthétiques. D’où vient que le jaune transmet invariablement une sensation agréable de chaleur.

Pourquoi le bleu évoque-il au contraire la froideur ? Qu’est ce qui rend si harmonieux le rapprochement du

jaune et du violet ? Goethe n'en peut obtenir d'explication d’aucun peintre : tout semble arbitraire et subjectif

alors même que les sensations produites tiennent indéniablement pour une large part de l’objectivité.

44 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 19545 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 454

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« Mais lorsqu’on en venait à la couleur, tout semblait être abandonné au hasard, hasard déterminé par

un certain goût, goût déterminé à son tour par une certaine habitude, l’habitude par le préjugé, le préjugé par la

personnalité de l’artiste, du connaisseur ou de l’amateur.46 »

Il comprend alors qu'il va lui falloir d’abord saisir les lois naturelles de la couleur pour pénétrer ensuite celles

de la composition. Or ni ses notions d’étudiants quant à la nature physique des phénomènes lumineux, ni les

manuels de sciences qu’il consulte à l’époque ne semblent non plus lui apporter de réponses.

«J'étais persuadé comme tout le monde de ce que la totalité des couleurs était contenue dans la

lumière; on ne m'avait jamais dit autre chose et je n'avais jamais trouvé la moindre raison d'en douter, car je ne

m’intéressais pas davantage à la question. […] Mais en revanche, je ne me rappelle pas avoir jamais vu les

expériences par lesquelles la théorie newtonienne est censée être démontrée.47»

La couleur comme qualité, tel est le propos de Goethe dans la Farbenlehre, ouvrage dédié à la science du

regard par laquelle l’univers parle à notre œil plus qu’à la science de la lumière en tant que telle. Le poète

souhaite par ce traité indiquer aux artistes les lois qui les amèneront à une utilisation consciente de la

sensation colorée. Mais, quand il commence à s'y intéresser, il découvre que, de cette conception

newtonienne, qui régnait déjà comme aujourd'hui dans le monde savant, il ne peut « rien tirer d'utile à ses

fins»48. Nous ne détaillerons pas dans cette partie la théorie de l’optique de Newton, mais il suffit de savoir

que, selon le principal fondateur de la physique moderne, la lumière blanche telle qu'elle est émise par le

soleil, est constituée de rayons colorés. Les couleurs apparaissent quand on dégage de la lumière blanche et

qu'on isole les éléments qui la composent, par exemple au moyen d’un prisme qui dévie les rayons lumineux

d’un angle fonction de la longueur d’onde49, et donc de la couleur de chaque composante. Goethe estimait

que cette théorie réduisait odieusement le phénomène qualitatif à des longueurs d’onde, à une pure

expression quantitative, sans considération de l’effet subjectif provoqué par les couleurs sur l’observateur

humain.

Aussi veut-il observer les faits par lui-même. Il s'adresse alors au Conseiller aulique Buttner, à léna, qui lui

prête tout l’appareillage optique nécessaire. Occupé d'abord à d'autres travaux, il n’a finalement guère le

loisir de se consacrer aux expériences qu’il planifiait, et il s'apprête, sur la demande de Büttner, à lui rendre

ses outils, lorsqu’il prend un prisme en main, pour regarder un mur blanc par transparence. Il s'attend à la

voir apparaître colorée en une succession de teintes diverses. Mais alors que l’image réfractée via le prisme

46 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 45447 Ibid. , p. 45648 Ibid., p. 45649 A l’époque chaque couleur pouvait être caractérisée par son angle de réfraction. C’est par la suite seulement que l’ondécouvrira le lien entre cet angle et l’indice optique de réfraction des matériaux transparents, lui-même fonction de lalongueur d’onde de la lumière incidente. Cette loi de réfraction explique pourquoi des rayons de couleurs différentessuivent des trajets différents dans les milieux dont l’indice optique est différent de l’unité.

Page 21: Mémoire Goethe

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demeure blanche en son centre, les couleurs ne se montrent qu'à la limite du blanc et de l'ombre, à

l’emplacement des traverses des fenêtres de la pièce. Ces observations incitent Goethe à penser que la théorie

de Newton est peut-être fausse, et que les couleurs ne sont pas contenues dans la seule lumière blanche, mais

que l’ombre et la lumière jouent un rôle égal dans l’apparition des couleurs. Fidèle à sa conception de

l’équilibre et de la symétrie du monde, il fait ainsi l’hypothèse que les mêmes lois doivent agir sur le noir et

sur le blanc :

«Puisque dans le premier cas la lumière se décomposait en couleurs si diverses, je me dis que

l’obscurité devait aussi être considérée comme décomposée en couleurs.50 »

Au fil des différentes expériences qu’il mènera, non seulement jusqu’en 1810, date de la publication de la

Farbenlehre, mais quasiment jusqu’à la fin de ses jours, Goethe continuera à mener ses propres expériences,

sinon à suivre avec attention celles que réaliseront les hommes de sciences de son temps et il les considèrera

à chaque fois comme des confirmations de ses premières assertions quant aux natures intimes de la lumière

et de la couleur.

La grande hypothèse de Goethe est donc que les couleurs naissent de l'action combinée de la clarté et de

l'ombre. Le prisme intervient bien, certes, mais son rôle ne consiste pas à dévoiler une multiplicité

préexistante au sein de la lumière blanche, mais à superposer partiellement ces deux éléments primordiaux

pour en faire naître tout le spectre des couleurs visibles. Il s’agit bien d’une naissance des couleurs à partir de

la lumière et de l’obscurité, et non d’une simple extraction de la seule lumière blanche. Ainsi, conformément

à la démarche qu’il avait déjà mise en œuvre dans ses autres études naturalistes, il va chercher à lire l’origine

des couleurs directement dans la nature elle-même, et contrairement à Newton, en s’efforçant de ne pas

« mettre à la torture la lumière » à l’aide de prisme et de bancs d’optique en laboratoire. Il espère ainsi

trouver dans la nature un cas représentatif de l’apparition des couleurs à partir des seules lumière et ombre.

Goethe découvrit ce phénomène primordial de la lumière et de l’ombre dans les couleurs du soleil et du ciel.

Par temps clair, la couleur du ciel au-dessus de nous est d’un bleu éclatant, dont le ton s’éclaircit au fur et à

mesure que le regard s’abaisse vers l’horizon. Si par contre nous gravissons une montagne nous voyons ce

bleu s’obscurcir progressivement jusqu’à devenir violet. Si nous pouvions aller plus haut encore en haute

atmosphère51, il continuerait à s’obscurcir jusqu’à devenir noir. Quand nous regardons le ciel, nous voyons

de l’obscurité à travers l’atmosphère qui est illuminée par le soleil. La teinte du bleu que nous voyons dépend

de l’épaisseur de l’atmosphère à travers laquelle nous regardons l’obscurité du cosmos. Plus l’atmosphère est

épaisse plus nous avons un bleu de ton clair. Goethe suggère que l’atmosphère, qu’il nomme un « milieu

50 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 45951 Goethe ne disposait pas pour mener ses observations des aéronefs modernes, mais ses hypothèses ne sont pascontradictoires avec les mesures et observations rassemblées aujourd’hui.

Page 22: Mémoire Goethe

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trouble » joue ici le rôle d’un médium baigné de la lumière diffuse du soleil. Lorsque nous portons notre

regard vers le ciel, nous regardons de l’obscurité à travers de la lumière diffuse, et cette obscurité, cette

ombre nous apparaît d’un bleu d’autant plus clair que le milieu trouble traversé est épais. Goethe affirme en

conséquence que l’origine du bleu est l’éclaircissement de l’obscurité qui se produit lorsque celle-ci est vue à

travers la lumière.

L’origine du rouge et du jaune peut être expliquée de la même façon, par l’observation des diverses teintes

que peut prendre le soleil lorsqu’on l’observe à travers l’atmosphère. Lorsque par temps clair, il se trouve au

zénith, le soleil apparaît jaune d’or. Il s’obscurcit et rougeoie à mesure qu’il décline vers l’horizon à son

coucher, c’est-à-dire à mesure que l’épaisseur du médium trouble entre l’observateur et l’astre du jour

augmente. Tandis que dans le phénomène d’apparition du bleu, le milieu trouble diffusait la lumière, dans le

phénomène d’apparition du jaune, il devient un médium qui diffuse l’obscurité. Nous regardons ici la

lumière à travers l’atmosphère qui obscurcit ce qui est vu à mesure que croit son épaisseur. Si nous allons

plus en altitude, le soleil devient d’autant plus blanc que l’épaisseur de l’atmosphère diminue. Ainsi l’origine

du rouge, de l’orange et du jaune est l’obscurcissement de la lumière qui se produit lorsque celle-ci est vue à

travers l’obscurité. Plus nous nous rapprochons de l’espace et réduisons l’influence du milieu trouble, plus

nous sommes en mesure de percevoir l’ombre et la lumière dans leurs manifestations essentielles. Dans la

conception goethéenne de l’optique, ce sont l’ombre et lumière qui constituent les éléments primitifs, et non

pas, comme dans la théorie newtonienne, chacune des raies du spectre des couleurs. C’est ainsi que Goethe

apprit à voir dans le phénomène naturel primordial de la couleur l’apparition des diverses nuances de bleu,

de jaune et de rouge, si bien qu’à cet exemple il put expliquer comment l’ensemble du spectre des couleurs

résultait des seules lumière et obscurité.

Dans le Traité des couleurs, dans le chapitre consacré aux couleurs physiques, Goethe appelle ainsi le soleil

la lumière primordiale. Au-delà de l’évidence liée à la remarque sur ce point de physique, et à l’aune des

explications qui précèdent, nous comprenons à présent beaucoup mieux la manière dont l’écrivain envisage

les rapports entre la source de la lumière et les fractions du spectre :

« […] parce que l’image du soleil est de la plus grande énergie qui nous soit connue ; c’est pourquoi

aussi son image secondaire sera puissante et, nonobstant sa nature secondaire, trouble et obscurcie, paraîtra

encore magnifique et étincelante. Les couleurs projetées par la lumière du soleil à travers le prisme sur un objet

quelconque apportent avec elles une luminosité puissante, parce qu’elles ont en quelque sorte à l’arrière plan

lumière primordiale de la plus grande énergie. 52»

52 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 174

Page 23: Mémoire Goethe

23

1.1.5. Essai d’une définition de la notion d’Urphänomen

A la lumière des exemples que nous avons développés dans cette partie, nous constatons que l’idée

d’Urphänomen est particulièrement originale et ambiguë, et que nous ne pouvions effectivement pas nous

affranchir de l’étude détaillée de ses différentes occurrences dans les travaux du poète. L’usage récurrent du

préfixe « Ur » exprime la dimension et l’importance décisive que Goethe accorde à l’ide de totalité dans ses

recherches naturalistes. Didier Hurson53 cite le dictionnaire de J. & W. Grimm, qui nous donne le sens

courant de ce préfixe, tout en précisant que Goethe est celui qui en a fait l’usage combinatoire le plus

abondant :

« qui se rapporte aux débuts, présent, original, primitif, infalsifié, pur… […] l’emploi du préfixe qui

devient de plus en plus fréquent au cours du dernier tiers du XVIIIème siècle est lié à un tournant pris par la vie

de la pensée qui cherche à dépasser le prosaïsme de l’expérience tel que l’éducation des Lumières le

transmettait, pour atteindre aux sources originelles de la vie.54 »

Du point de vue du poète, il semble que le préfixe « Ur » contienne toute une science des principes primitifs,

et qu’il soit porteur de l’unité de toute éclosion phénoménale, unité non seulement à l’intérieur de chaque

domaine de la science, mais également entre les domaines. L’Urphänomen participe en partie du sensible, ce

qui le différencie forcément de la pure idée platonicienne, mais également d’une composante que l’on

pourrait nommer spirituelle. Nous avions qualifié plus haut, dans le cas de l’Urpflanze, ces phénomènes de

« suprasensibles », dans la mesure où ils semblaient manifester l’idée plus pleinement que les phénomènes

moins « nobles ». Au début de Maximes et Réflexions, Goethe énonce quelques éléments qui permettent de

cerner davantage la signification de cette notion :

« Phénomènes primaires : idéels, réels, symboliques, identiques.

Expérience empirique : multiplication illimitée de ces derniers, donc espérance d’aide, désespérance

de complétude.

Phénomène primaire :

Idéel en tant qu’ultimement connaissable ;

Réel en tant que connu

Symbolique parce qu’il comprend tous les cas,

Identique avec tous les cas.55»

53 Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 3654 Dictionnaire de J&W Grimm, Volume 24, Leipzig 1936, p. 235555 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 116

Page 24: Mémoire Goethe

24

Nous pouvons remarquer que les extraits cités nous font passer du pluriel au singulier, comme s’il existait un

état primitif antérieur à la multitude des phénomènes primordiaux eux-mêmes. A une autre reprise Goethe

précise que l’utilisation du pluriel « Idées » est inadéquate et qu’il n’existe qu’une seule « Idée » :

« L’idée est éternelle et unique ; il est donc mal venu d’en parler aussi au pluriel. Tout ce que nous

appréhendons et tout ce dont nous pouvons parler ne sont que des manifestations de l’Idée ; nous énonçons des

concepts et dans cette mesure l’Idée est elle-même un concept.

Ce que l’on appelle Idée : ce qui toujours se manifeste et se présente donc à nous comme la loi de

toute manifestation56. »

L’influence des écrits de Spinoza, tels que Goethe les a compris, apparaît peut-être ici de façon diffuse : on

perçoit en effet assez bien dans sa démarche, la volonté de faire procéder tout l’univers phénoménal d’une

« substance unique », de laquelle découleraient des attributs spirituels (la « Pensée » au sens spinoziste) et

des attributs matériels (« l’Etendue »), le phénomène primordial permettant, au moyen d’une intuition

supérieure, sorte de « connaissance du troisième type », de percevoir immédiatement l’unité qui lie l’idée et

l’objet.

La notion de phénomène primitif semble par ailleurs étroitement apparentée à celle d’intensification (ou

Steigerung) que nous étudierons un peu plus bas : il semble qu’aux différents stades d’une évolution, les

phénomènes manifestent dans leurs formes matérielles, avec plus ou moins d’évidence, une certaine idée

directrice, un certain modèle. Dans le fruit, par exemple, l’idée de la plante, la loi végétale, ne se remarque

que faiblement. L’idée et la perception, ne se recouvrent pas. En revanche :

« Au cours de la floraison, la loi de la vie végétale apparaît dans sa manifestation suprême et la rose

serait alors du même coup le sommet de cette manifestation57. »

Par « intensification », Goethe entend donc signifier que la nature cherche à créer des formes qui, en

progression ascendante et continue, manifestent toujours plus sensiblement les idées des choses. Il faut

souligner que le poète ne semble jamais établir de dualisme entre le monde des idées et celui des formes

manifestées : il ne conçoit pas les idées hors de la perception ; il n’imagine pas un monde idéel qui ne

pénètrerait pas les phénomènes, les minéraux et les organismes de la nature, qui n’en causerait pas la

naissance, le développement et la disparition. Nous avons déjà mentionné la méfiance qu’entretient Goethe à

l’égard de la métaphysique, du christianisme et des philosophies à son goût insuffisamment ancrées dans la

réalité – telles celle de Hegel, pour n’en citer qu’une. Nous pouvons nous en convaincre davantage en

56 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 11657 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 84

Page 25: Mémoire Goethe

25

relisant certains de ses échanges avec Jacobi58. L’écrivain tient ainsi tout système qui voudrait s’enfermer

dans une pensée ou une spiritualité pure, déracinées du monde des perceptions, comme malsaines et sans

consistance. Le monde idéel est, au sens de l’identité, la puissance créatrice de la nature. Mais ce flux

spirituel du devenir universel n’apparaît pas aux yeux de chair, sauf dans le groupe restreint des phénomènes

primitifs, où les idées apparaissent immédiatement lisibles au regard exercé – en quelque sorte lui-même

intensifié – : l’intensification y atteint sont but, l’idée devient immédiatement perceptible, le génie de la

nature se dévoile à la surface des choses. C’est que Goethe veut probablement signifier lorsqu’il répond à

Schiller, lors de leur premier entretien :

« Il m’est très agréable d’avoir des idées sans le savoir, en les voyant même de mes yeux ! »

Dans les phénomènes grossièrement matériels, l’idée n’est accessible qu’à la pensée ; mais au sommet de

l’intensification, dans les phénomènes primordiaux, l’œil la perçoit : le sensible devient alors spirituel, et le

spirituel, sensible. Goethe conçoit la nature pénétrée tout entière par l’esprit. Il semble que dans sa

conception, il y ait continuité entre les formes matérielles les plus brutes de la nature et les manifestations les

plus subtiles et les plus élevées de l’esprit. Comme Leibniz, l’écrivain semble tenir en horreur l’idée de

rupture. Les formes diffèrent donc, certes, selon que l’esprit s’y manifeste plus ou moins clairement, mais il

n’y a pas de matière non spirituelle morte. Le génie de la nature donne seulement aux choses des formes plus

ou moins adéquates à l’essence idéelle ; mais matière et esprit demeurent indissociablement liés dans tous les

règnes de la nature, à tous les stades de l’évolution, des plus infimes grains de poussière à la lumière solaire

la plus pure.

« Lorsque les idées disparaissent du monde, bien souvent les objets disparaissent aussi. Dans un sens

élevé, on peut dire que l’Idée est l’objet.59 »

Ces phénomènes primitifs, bien qu’ils mettent en évidence avec une clarté particulière la structure idéelle

d’un règne ou d’un organisme, sont donc d’une nature identique aux autres, c’est-à-dire que contrairement

aux idées platoniciennes qui ne sont accessibles que par la pensée, les phénomènes primitifs font partie du

monde sensible. Ce sont des choses des objets, des réalités auxquels on accède par l’action combinée des

sens, de l’imagination et de l’intuition entendue comme une sorte de vision spirituelle, et non de

l’entendement seul60. Mais ils ne se montrent dans leur pleine expression que fugitivement, après un long

travail préalable d’observation, d’analyse et de méditation sur un grand nombre de cas particuliers.

58 Notamment sa lettre à Jacobi du 5 mai 1786, citée en conclusion, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 9159 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 7460 C’est là l’un des aspects qui différencie la philosophie de la connaissance de Goethe de celle de Kant. Nous auronsl’occasion, dans notre dernière partie, d’examiner les différentes étapes de l’observation goethéenne et de mettre enlumière l’articulation qui se réalise entre observation, imagination et intuition.

Page 26: Mémoire Goethe

26

« Aucun phénomène ne s’explique de et par lui-même ; seuls plusieurs pris ensemble et organisés

avec méthode finissent par donner quelque chose qui peut avoir quelque valeur pour la théorie 61»

Le paragraphe de la théorie des couleurs où les phénomènes primitifs sont mentionnés pour la première fois

décrit la démarche à la fois empirique et intellectuelle conduisant à leur perception :

« Les phénomènes que nous percevons par nos sens ne sont le plus souvent que des cas qui, avec

quelque attention, peuvent être rattachés à des rubriques générales connues empiriquement. Celles-ci, à leur

tour, se classent sous des rubriques scientifiques qui, elles-mêmes, renvoient à un niveau supérieur et ainsi

portent à notre connaissance certaines conditions indispensables du phénomène. C’est à partir de là que peu à

peu tous les phénomènes apparaissent soumis à des règles et à des lois supérieures qui se révèlent par des mots

et des hypothèses à notre entendement, mais par des phénomènes à notre vue intuitive. Nous nommons ceux-ci

phénomènes primitifs (Urphänomen), car rien dans ce qui se manifeste visiblement n’est au-dessus d’eux, et ils

sont au contraire parfaitement aptes à nous faire revenir par degrés le long de la voie par laquelle nous nous

étions élevés, jusqu’au cas le plus commun de l’expérience quotidienne. 62»

Dans son introduction au Traité des couleurs, Goethe écrit encore :

« Nous croyons mériter la reconnaissance du philosophe pour avoir cherché à remonter jusqu’aux

sources premières des phénomènes, là où simplement ils apparaissent et sont, sans que rien de plus ne soit en

eux à expliquer.63»

Goethe tient les phénomènes primitifs comme la limite extrême à laquelle notre connaissance du monde peut

accéder. Derrière le phénomène primitif, il n’y a plus rien à chercher ni à comprendre, car le poète est

convaincu qu’il n’est pas possible de ramener un phénomène complexe à un phénomène d’un autre ordre.

Ainsi par exemple, seul ce qui est mouvement, dans un phénomène, peut être dérivé du mouvement ; mais

l'élément qualitatif de la couleur et de la lumière ne peut être ramené qu'à un élément qualitatif du même

ordre. La mécanique peut ramener des mouvements composés à des mouvements simples, immédiatement

intelligibles. La théorie des couleurs doit ramener des phénomènes complexes de la lumière à des

phénomènes originels qui puissent être saisis de la même façon, c’est-à-dire appartenant au même ordre

phénoménal. Un mouvement simple est un phénomène originel, au même titre que l'apparition du jaune par

l'action combinée de l'ombre et de la clarté. Goethe se refuse en conséquence, tout comme Kant, à réduire le

vivant à des explications purement mécaniques. Selon lui, les sciences naturelles et physiques devraient

limiter leurs recherches à l’isolement du phénomène primordial pour chaque domaine particulier d’étude, et

61 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p.7362 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 13863 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 92

Page 27: Mémoire Goethe

27

surtout résister à la tentation de vouloir passer outre, en imaginant derrière le prétendu voile des apparences,

des mécanismes imperceptibles, comme Newton et d’autres savants le firent dans la lignée de Galilée.

Goethe ressent néanmoins très rapidement que cette quête exclusive de l’origine primordiale des

phénomènes ne satisfait que partiellement son appétit de connaissance, de « gai savoir », pour reprendre

l’expression de Lacoste64. Il cherche donc, de manière complémentaire, à étendre le champ de ses études

naturalistes à celui des transformations et des métamorphoses, autrement dit aux phénomènes dans leur

devenir. Il va alors montrer que ce devenir et l’extraordinaire explosion de ses transitions et de ses variations

ne se réalisent dans la nature que par un jeu subtil et permanent de dualité, de rencontre et d’opposition des

contraires, seuls à même d’engendrer la progression en spirale qui sous-tend toute la conception du poète.

1.2. Polarité

Goethe ne reste en effet pas prisonnier d’une pensée panthéiste ou mystique qui chercherait à remonter à

l’origine primitive des choses, sans se préoccuper des formes évanescentes et contingentes du monde. Sa

Weltanschauung est également une philosophie de la différenciation, qui s’intéresse tout autant, sinon

davantage, aux processus par lesquels l’identité originelle de l’Idée, incarnée dans la matière, s’organise et se

différencie dans la réalité sensible, aux travers d’un jeu multiple et complexe de métamorphoses. L’ensemble

des réflexions scientifiques de Goethe va s’organiser systématiquement autour de paires d’opposés dont on

retrouvera la trace récurrente dans les différents champs de son naturalisme : ombre et lumière, ordre et

chaos, contraction et expansion….

1.2.1. Minéralogie : volcanisme et granit primitif

Goethe ne fait pas apparaître cette polarité, dans le champ de la minéralogie, aussi explicitement que dans les

autres travaux que nous isolerons par la suite. C’est la raison pour laquelle nous n’insisterons pas beaucoup

sur ces études. Mais ses convictions quant aux phénomènes géologiques, bien que marquées par sa méfiance

a priori à l’égard de la violence et de la brutalité volcaniques, rejoindront en fin de compte le modèle polaire

qu’il développe dans ses autres champs de recherche. Ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut, le poète

adhère en premier lieu à la conception neptunienne qui fait du granit le socle primitif sur lequel seraient

ensuite venues se déposer, par sédimentation, les autres roches, à mesure que reculait l’hypothétique océan

des premiers âges. Il développe et enrichit lui-même cette théorie65, en imaginant une formation du monde en

trois époques, à partir d’un état d’universelle fluidité constitué d’eau, de vapeur, d’air et de gaz, où les

éléments n’ont pas encore de formes. Ces trois époques font succéder une période de solidification (dominée

par le « désir de cristallisation ») caractérisée par la formation du granit, une période de division des

64 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 22765 Goethe, JW, Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher und Gesprâche , Band 25, p. 319-561, cité in Lacoste, Jean,Goethe, Science et philosophie, p. 168-174

Page 28: Mémoire Goethe

28

éléments, où la rupture d’équilibre donne naissance à la formation de nouvelles roches, prélude à l’apparition

des métaux à partir de l’étain, et enfin une nouvelle période d’agrégation et de juxtaposition où chaque

élément conserve néanmoins son individualité. Ce que Goethe écrit en découvrant un chaos de rochers sur la

route de Carlsbad en 1820 est très significatif du biais introduit dans son jugement par sa propre nature

« classique », qui le fait s’attacher prioritairement, et ce malgré plusieurs observations contradictoires, à la

théorie qui défend un développement continu et progressif contre les tenants des explications éruptives :

« Ma répulsion face aux explications par la violence que l’on a essayée ici aussi de faire valoir avec

force tremblements de terre, volcans, déluges et autres évènements titanesques fut sur-le-champ accrue, car il

suffisait de porter un regard calme pour voir que ce phénomène digne d’étonnement s’était produit tout à fait

naturellement par la dissolution et la persistance partielles de la roche primitive et par ses conséquences,

certains éléments demeurant en place d’autres s’enfonçant et d’autres s’effondrant. 66»

Mais la certitude géologique et la conviction de la prééminence de l’ordre sur le chaos, de celui qui se

considère lui-même comme « un homme épris du granit67 » sont profondément remises en cause par la

découverte des phénomènes volcaniques principalement à Naples, avec le Vésuve, et en Sicile, devant

l’Etna. Goethe peut alors mesurer la puissance destructrice des forces telluriques, qui rendent bien moins

assurée la solidité du fondement granitique primordial, et, du même coup, celle de sa doctrine neptunienne. Il

cède lui-même à l’envoûtement de ces puissances chtoniennes disruptives, jusqu’à même faire à plusieurs

reprises, l’ascension relativement dangereuse du Vésuve pour en observer de plus près les violentes

manifestations. Lacoste décèle d’ailleurs dans cette singulière fascination, la manifestation d’un sentiment du

sublime qui n’aurait pas su trouver son expression artistique chez le poète :

« D’une certaine manière Goethe répond ici par avance aux critiques de Niebuhr : la sensibilité au

monstrueux et au grandiose (au sublime en un mot) dont l’historien semble déplorer l’atrophie chez le poète,

en ce qui concerne les œuvres d’art, se manifeste dans les études de la nature. Cette compréhension de ce fond

inhumain sur lequel l’homme s’installe est comme repoussée, refoulée, niée dans les théories esthétiques de

Goethe « classique », mais qui anime toutes ses théories scientifiques. Il est particulièrement significatif que la

révélation du « sol classique » - autrement dit de l’antiquité – qui est supposé fournir la base des conceptions

esthétiques nouvelles de Goethe s’accompagne de la révélation concomitante, mais contraire, de la puissance,

souvent destructrice des forces obscures de la Terre, comme si la sérénité que procurent les ruines antiques et

les vestiges de l’humanisme ne prenait vraiment son sens et sa valeur que rapportée à l’arrière-plan plus

sombre d’une nature indomptée, monstrueuse et chaotique, que par comparaison avec un élément d’incertitude,

d’ombre et de vie68. »

66 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, p. 523, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science etphilosophie, p. 18267 lettre à Knebel du 17 novembre 1786 in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 9768 Lacoste, Jean, Le voyage en Italie de Goethe, p. 29

Page 29: Mémoire Goethe

29

Après avoir été témoin de la violence des spectacles volcaniques, en Italie et en Bohême, en 1808, puis à la

lecture des théories « pseudo-volcaniques » de Alexander von Humboldt et de Voigt, Goethe va

progressivement abandonner son attachement exclusif au neptunisme pour adopter une position plus

ambiguë. Il admettra lui-même, notamment après 1820 une « douce humeur versatile69 » vis-à-vis des deux

théories contradictoires. Sans doute Goethe aurait-il accepté encore plus explicitement les rôles respectifs et

combinatoires de l’ordre et du chaos, de la sédimentation et du volcanisme, s’il n’avait cédé à son angoisse

instinctive à l’égard de la violence. Car en soi, cette idée d’alternance du chaos et de l’harmonie est une

constante récurrente de la philosophie de Goethe, comme nous allons le mettre plus en valeur à présent.

1.2.2. Botanique : contraction et expansion

Goethe va ainsi affiner sa théorie botanique de la plante primitive en la complétant d’une vision du

développement et de la métamorphose, fondée sur un dualisme entre contraction et expansion. Selon celle-ci,

la croissance et l’évolution de la plante seraient soumises à deux forces distinctes opposées, polaires, qui

tendent l’une à la prolifération végétale et à l’expansion, l’autre à la concentration séminale et à la

contraction. Six phases ou périodes conduisent ainsi de la graine à la fleur, et de la fleur au fruit. L’écrivain

nous les présente dans son poème La Métamorphose des Plantes.

Lors de la première période, la plante tire de la graine ses premiers organes, les cotylédons. Puis, en une

succession d’élans expansifs, les nœuds, et à chaque nœud, une feuille, vont se développer. Les formes des

feuilles évoluent : encore simples près du sol, elles se complexifient en prenant de la hauteur, se dentellent

ou se divisent en folioles.

« Simple dormait en la graine la force ; un modèle ébauché

Etait là, clos en soi, replié sous le voile,

Feuille et racine et germe mi-formés, sans couleur ;

Dans le sec le noyau garde vie immobile,

Adonné à l’humidité douce, il se gonfle et se tend,

Et s’élève aussitôt de la nuit qui l’entoure ;

Mais quand il apparaît, la forme en reste simple,

Dans les plantes aussi, c’est de l’enfant le signe.

Tout aussitôt se dresse une pousse suivante,

Ajoute nœud à nœud, renouvelle la prime force,

Non, certes, toujours la même ; car la feuille suivante

Est toujours, tu le vois mieux formée, plus variée,

Plus étendues, plus échancrées, mieux séparées en pointes et parties,

69 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 181

Page 30: Mémoire Goethe

30

Celles qui reposaient mêlées en l’organe inférieur.

Enfin elle culmine en perfection précise

Qui en plus d’une espèce et t’émeut et t’étonne.

Fort nervurée et dentelée, s’étalant drue et grasse,

La vigueur de la pousse semble drue et sans fin70. »

A l’occasion de ce premier stade de développement, la plante primitive manifeste et étend dans l'espace son

contenu idéel sous forme sensible. Nous détaillerons plus bas cet aspect, mais nous pouvons d’ores et déjà

souligner que, contrairement aux tenants des théories de la préformation, le poète ne considère pas que la

feuille et son nœud primitif sont déjà matériellement contenus dans la graine : elles ne le sont qu’en idée.

Goethe détaille dans le texte même de la Métamorphose des plantes le processus par lequel les feuilles

s’affinent, et le rôle que jouent la lumière et l'air dans cette élévation (Steigerung) :

«Il faut aussi tenir compte de la nature différente des sols ; abondamment nourrie par l’humidité des

vallées, atrophiée par la sécheresse des hauteurs, protégée plus ou moins bien du gel, de la chaleur, ou

implacablement livrée à l’un et l’autre, la famille peut se transformer en espèce, l’espèce en variété, et celle-ci

à son tour, par d’autres circonstances, se modifier à l’infini ; et pourtant la plante se maintient enclose dans son

domaine, même si, ici ou là, elle s’adapte en voisinant avec la pierre dure, ou la vie plus mobile. Les plus

éloignées d’entre elles, cependant, ont une parenté expresse, et se laissent comparer les unes avec les autres

sans que l’on force rien71. »

Dans la seconde période de croissance, la plante va contracter ce qu'elle avait auparavant dévoilé : dans le

calice, la forme végétale se resserre.

« Nature freine alors de ses puissantes mains

La création de formes et l’incline à plus de perfection.

Avec plus de mesure elle conduit la sève, resserre les vaisseaux.

Bientôt la forme montre de plus doux effets

Et, discrète, la force reflue des bords qui apparaissent.

La hampe de la tige se forme plus parfaite.

Mais sans feuille, très vite, le tendre pédoncule

S’élève et le regard découvre une merveille.

Tout autour en un cercle, comptées et innombrables,

La feuille plus petite se joint à sa semblable.

Pressé autour de l’axe, le calice protecteur se révèle,

Lançant vers la suprême forme corolles colorées.72 »

70 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 181-18271 Ibid., p. 10172 Ibid., p. 182

Page 31: Mémoire Goethe

31

La corolle se dilate à nouveau au cours de la troisième période d’expansion :

« Nature est là dans sa splendeur, haute et pleine apparence,

Et montre les degrés des membres ordonnés.

Tu t’étonnes sans cesse : sur la tige la fleur

Oscille tout en haut des sveltes feuilles alternées. 73»

La quatrième phase de contraction produit les étamines et le pistil, les organes de la reproduction :

« D’un nouvel acte créateur cette splendeur est l’annonce ;

La feuille colorée ressent la main divine

Et vite se contracte ; les plus tendres des formes

Apparaissent en double, destinées à s’unir. 74»

L'énergie créatrice de la plante partagée entre les deux organes, le pistil et les étamines, va alors rechercher

l’unité au cours du prélude à la fécondation dans le calice des pétales :

« Voici que les doux couples et s’approchent et se joignent,

Autour du saint autel ils s’ordonnent nombreux,

Hymen descend sur eux et des vapeurs splendides

Versent de doux parfums vivifiant l’alentour. 75»

Le pollen issu de l'étamine, l’organe mâle, s'unit à sa part féminine, incarnée dans le pistil, et donne

naissance à une nouvelle graine. Goethe nomme la fécondation « anastomose » et précise qu’il s’agit de la

phase où « les forces les plus spirituelles dominent76 ». Il ne voit pas de différence de nature entre

reproduction et croissance : c’est le même processus d’élévation, la même force créatrice qui sont à l’œuvre

au cours des deux phénomènes, que ce soit sous une forme unifiée dans la feuille ou divisée entre les deux

organes sexuels :

«Dans tous les corps que nous disons vivants, nous remarquons la capacité de produire son semblable.

Lorsque cette capacité apparaît divisée, nous la désignons sous le nom des deux sexes77. »

La plante réalise sa cinquième phase expansive lors de la formation du fruit, avant de se contracter une

dernière fois dans la graine (sixième période de contraction).

73 ibid., p. 18274 ibid., p. 18275 ibid., p. 18276 ibid., p. 171-173

Page 32: Mémoire Goethe

32

« Des germes bien distincts s’enflent alors sans nombre,

Au sein de fruits renflés cachés et protégés.

Nature clôt l’anneau des forces éternelles ; 78»

En ces six étapes, la nature achève un cycle fermé de développement végétal, qui peut s’enchaîner

immédiatement avec le suivant. Car dans la graine, Goethe ne voit qu'une autre forme de l’œil et de sa feuille

primitive.

« Mais un cycle nouveau succède à l’ancien,

Pour que se continue à tout jamais la chaîne,

Et que tout et partie soient animés de vie.79 »

Cette représentation de l’organe fondamental, la feuille et son nœud originel, qui se transforme par degrés,

selon une «échelle spirituelle», de la graine jusqu'au fruit pour revenir au germe initial, au travers d’une

double dualité, la première caractérisée par la succession des phases d’expansion et de contraction, la

seconde par la division en deux sexes et leur réunion dans la fécondation, semble participée de la part idéelle

du modèle de l’Urplanze.

1.2.3. Optique : ombre et lumière

Goethe a décrit les couleurs comme « des actes de la lumière, des actes et des souffrances 80 ».

A ses yeux, l'obscurité ne se définit en effet pas seulement par la négation et par l’absence de lumière : elle

est également une chose agissante, au même titre que la lumière à laquelle elle s'oppose, et dont elle est le

pendant nécessaire. La physique de Newton, qui définit l'obscurité comme une simple absence inefficiente de

lumière, ne peut parler d'une action réciproque de la lumière et des ténèbres. Elle explique donc

naturellement l’apparition des couleurs à partir de la seule lumière. Or le poète considère l'obscurité comme

un fait d'observation, et non un néant, un vide, dans la mesure où elle est à l’origine d’une perception au

même sens que l’est la clarté. L’œil qui regarde dans la nuit nous transmet une sensation tout à fait réelle qui

se traduit pour nous par une impression opposée à celle de la lumière. Si l’obscurité était un néant absolu, il

ne se produirait aucune sensation quelconque, quand l’œil plonge son regard dans la nuit. Goethe se

représente ainsi la lumière et l'ombre dans le même rapport que les deux pôles d'un phénomène magnétique.

L’une n’est que l’opposée de l’autre, et l'ombre affaiblit l’énergie de la lumière, de la même façon que la

77 ibid., p. 31978 ibid., p. 18279 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 182-18380 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 79

Page 33: Mémoire Goethe

33

lumière à son tour limite l’action de l'ombre. Leurs influences se mêlent pour donner naissance à la couleur,

qui est autant la part d’ombre de la lumière, que la part lumineuse de des ténèbres.

La polarité ne s’exprime pas simplement au niveau des couleurs « objectives » de la nature, c’est-à-dire à

l’extérieur de l’organisme : elle est également inhérente à l’acte même de perception physiologique. En effet,

pour Goethe, l’œil ne demeure pas simplement réceptif en face des phénomènes, mais participe pleinement à

la rencontre de la lumière et de l’œil, dans le cadre d’une action réciproque de l'un sur l'autre. Dans son

aspiration à connaître le mode de cette action réciproque, le poète considère l'œil comme doué d’une vie

autonome dont il veut saisir les manifestations face au phénomène isolé ou devant les conjonctions et

successions de phénomènes. Comment, par exemple, l'œil ressent-il des oppositions telles que lumière et

ombre, jaune et bleu ? La compréhension de ces rapports mutuels de perception doit, dans la pensée du

poète, résulter de la nature même de l'œil, car :

«L'œil doit son existence à la lumière. A partir d’organes d’animaux secondaires et indifférents, la

lumière produit pour elle un organe qui devient son semblable, et ainsi l’œil se forme par la lumière et pour la

lumière, afin que la lumière intérieure vienne répondre à la lumière extérieure.81»

Les deux états de l'œil induits par la lumière et par l’ombre s’opposent de la même manière que ces deux

phénomènes dans la nature. L'œil ouvert dans l'obscurité éprouve une certaine sensation de manque ; alors

que s’il se tourne au contraire vers une source fortement lumineuse, il sera sous l’effet d’une saturation,

incapable de distinguer des objets faiblement éclairés pendant les secondes ou les minutes qui suivent la forte

exposition. L'ombre augmente la sensibilité tandis que la clarté l'affaiblit. Cette loi induit une persistance

visuelle des impressions au sein même de l’œil82, et par-là même une inversion : dans le cas où nous fixons,

par exemple, une croix noire sur fond clair, l'image reste un moment imprimée sur la rétine, une fois les yeux

fermés. Si nous tournons notre regard, alors que l'impression dure encore, vers une surface d’un gris clair

uniforme, la croix réapparaît mais en clair sur fond sombre. Tout se déroule ainsi comme si telle impression

reçue par l'œil disposait celui-ci à engendrer de lui-même l’impression contraire.

« Nous croyons trouver ici un nouvel exemple de la vive mobilité de la rétine, et de l’antagonisme

tranquille que tout organisme vivant est contraint de manifester lorsqu’on le place dans une situation

déterminée : l’inspiration appelle l’expiration, et toute systole une diastole. C’est la formule éternelle de la vie

qui se manifeste ici aussi. Aussitôt qu’à l’œil on présente l’obscur, il demande le clair, exprimant ainsi qu’il est

vivant et justifié à saisir l’objet, puisque produisant lui-même un état opposé à celui de l’objet.83 »

81 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 8882 Phénomène que l’on nomme précisément aujourd’hui « persistance rétinienne ».83 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 105

Page 34: Mémoire Goethe

34

Goethe poursuit son étude des phénomènes physiologiques, dans le premier chapitre de la partie didactique

de la Farbenlehre, en élargissant ses observations aux phénomènes colorés. La perception des couleurs

provoque une réaction de compensation similaire à celle provoquée par le contraste ombre et lumière :

l'impression du jaune dispose l'œil à engendrer de lui-même sa teinte complémentaire, le violet. De même, le

bleu appelle l'orange, le rouge, le vert. Au travers de cette réciprocité, les états de l’œil provoqués par les

perceptions sont ainsi dans un rapport spirituel analogue à celui de leurs pendants dans le monde extérieur.

La conviction du poète est qu’il existe certaines conditions matérielles, dans la nature, qui permettent de

saisir cette interaction de l’obscurité et de la lumière, autrement dit le phénomène primordial de la couleur.

L'espace vide ainsi que les objets que la lumière et l'ombre traversent en conservant leur apparence

originelle, sont dits transparents. Ils n'agissent ni sur la lumière, ni sur l'ombre. D’autres objets ou

substances, que Goethe nomme des milieux « troubles », possèdent, par contre, la propriété d’atténuer la

lumière et l’obscurité. En conséquence, un milieu trouble est particulièrement propice à l’observation de la

clarté et de l'ombre dans leurs rapports mutuels : il est quelque chose de matériel sur lequel agissent à la fois

l’ombre et la lumière. C’est ainsi qu’à travers un milieu trouble, un objet clair prend une teinte jaune, un

objet sombre, une teinte bleue. Placé devant une source plus claire, plus vive, il est sombre. Inversement, il

devient lumineux par rapport à l'obscurité qui rayonne au travers de lui lorsqu’il est placé entre un fond

obscur et un observateur. Le milieu trouble est, par excellence, le lieu de la rencontre et de l’opposition

primordiale des forces antagonistes de l’ombre et de la lumière, le champ de bataille où se révèlent les

couleurs du monde.

Victoires et défaites de la lumière dans sa silencieuse opposition à l’ombre : l’admirable concision de la

formule par laquelle Goethe définit les phénomènes colorés acquiert à présent sa pleine signification :

« Les couleurs sont des actes de la lumière, des actes et des souffrances. »

1.2.4. De la dualité à l’unité, de la polarité à l’intensification

Il faut souligner que cette conception originale de la dualité qui se met au service d’une sublimation, d’une

élévation de l’unité, n’apparaît pas que dans les essais scientifiques de Goethe ; elle se manifeste également

dans nombre de ses œuvres poétiques. Je songe par exemple au fameux passage du premier Faust où le héros

déclame :

Page 35: Mémoire Goethe

35

« Deux âmes, hélas, se partagent mon sein, et chacune d’elles veut se séparer de l’autre : l’une,

ardente d’amour, s’attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne

l’autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux !84 »

Car c’est bien par la médiation des extrêmes, le divin et l’infernal, le monde de l’esprit – celui des arts, des

sciences et de la religion – et le monde matériel – celui de ses amours et de ses débauches –, dans l’épreuve

de la tentation permanente que Faust finit par s’élever à la grâce et s’envoler vers l’Eternel Féminin85. C’est

la raison pour laquelle Méphisto se présente précisément comme « une partie de cette force qui veut toujours

le mal, et fait toujours le bien 86»,

On peut encore relever dans le poème Talismans du recueil le Divan87 :

« Dans la respiration sont incluses deux grâces :

Aspirer l’air, et s’en délivrer.

L’une oppresse, l’autre soulage ;

Tel est le merveilleux mélange de la vie

Remercie donc Dieu quand il te presse,

Et remercie-le encore quand il te relâche à nouveau. »

Mais cette perception de la polarité comme principe universel de vie et de développement loin de souligner

une partition entre des domaines inconciliables semble au contraire renvoyer à un dédoublement et à un

dialogue de la nature avec elle-même. Ainsi, dans l’introduction aux Propylées, Goethe souligne que la

polarité dans la nature n’est en rien la manifestation d’un dualisme rédhibitoire, mais bien plutôt la certitude

d’une unité atteinte par une voie supérieure :

« Jusqu’à présent le peintre ne pouvait que contempler avec étonnement la théorie des couleurs du

physicien, sans en retirer aucun avantage. Mais le sentiment naturel de l’artiste, ainsi qu’un exercice continu et

la nécessité pratique, lui indiquaient sa propre voie. Il sentait les vifs contrastes, dont l’association fait naître

l’harmonie des couleurs, il désignait certaines caractéristiques de celles-ci par des sensations qui s’en

rapprochent. Ainsi il parlait de couleurs chaudes et froides, de couleurs exprimant la proximité ou

l’éloignement, ou autres désignations de ce genre, par lesquelles, il rapprochait à sa manière ces phénomènes

des lois naturelles les plus universelles. Peut-être que la supposition s’avèrera juste, selon laquelle les effets

naturels colorés, tout comme ceux de nature magnétique, électrique et autres, reposent sur une interaction, une

84 Goethe, JW, Faust I, in Théâtre complet, p. 115485 Faust incarnant quant à lui l’essence expansive de la nature masculine.86 Goethe, JW, Faust I, in Théâtre complet, p. 115887 Goethe, JW, Le Divan, p.32

Page 36: Mémoire Goethe

36

polarité, ou quelque autre terme qu’on veuille utiliser pour désigner les apparitions du double ou même du

multiple, à l’intérieur d’une unité incontestable88. »

Le terme de polarité parait associé chez le poète à l’image d’une spirale ascendante, d’une progression à

mode vertical qu’il nomme « Steigerung », terme que nous avons déjà traduit à plusieurs reprises par

intensification ou élévation. C’est précisément la dualité, l’alternance de périodes de systoles et de diastoles

qui, selon lui, est seule à même de nourrir la progression : la tension entre les paires d’opposés est l’essence

même du développement et de l’évolution.

Dans le mouvement même de cette philosophie de l’évolution, et pour achever l'étude des concepts

structurant la pensée de la nature chez Goethe, nous allons à présent examiner comment l’unification des

contraires se réalise dans les phénomènes de métamorphose et d’intensification.

1.3. Métamorphose & intensification

L’idée de métamorphose est reliée selon l’écrivain à celle des activités manifestées de la nature. Dans son

essai Introduction à mes études botaniques, il écrit :

« […] et l’on a nommé métamorphose des plantes l’action par laquelle un seul et même organe se

montre à nous diversement transformé.89 »

Nous y percevons, si nous nous référons aux vers du poème de la Métamorphose des Plantes, l’idée d’une

chaîne phénoménale fermée, infinie, qui féconde chaque entité considérée aussi bien dans son unité propre,

que dans son rapport avec le tout :

« Nature clôt l’anneau des forces éternelles ;

Mais un cycle nouveau succède à l’ancien,

Pour que se continue à tout jamais la chaîne

Et que tout et partie soient animés de vie.90 »

Ce concept de tout en expansion, de spirale ascendante est indissociable de celui de l’unité cohérente dont la

présence, diffuse à chaque stade de développement de l’organisme ou du phénomène, fonde l’identité de ce

88 Goethe, JW, Introduction aux Propylées (1798), In Ecrits sur l’art, p. 150-15189 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 11090 Ibid., p. 182-183

Page 37: Mémoire Goethe

37

dernier. Autrement dit, cette métamorphose se trouve intimement liée au type primordial, au phénomène

primitif :

« J’étais entièrement persuadé qu’un type général progressant au gré des métamorphoses traversait

l’ensemble des créatures organiques.91 »

Car face à la prolixité, à la richesse, à la luxuriance d’une nature protéiforme et insaisissable, la réponse que

Goethe cherche à donner au moyen de cette notion de métamorphose perdrait tout son sens, si l’identité du

sujet n’était elle-même assurée par une typologie unique sous-jacente. Le modèle goethéen repose ainsi sur

le fragile équilibre réalisé entre ces trois concepts : le phénomène primordial comme type identitaire, la

dualité comme moteur de métamorphose, l’intensification comme horizon.

1.3.1. Botanique : la feuille comme Protée, de la graine à la fleur, de la fleur au fruit

Nous avons vu qu, l'idée de la plante primordiale, qui semble être d’une nature intermédiaire entre le sensible

et l’intelligible, se retrouve dans toutes les formes végétales particulières. La variété des formes de la nature

résulte du fait qu'une chose identique, quant à l'idée, peut exister dans le monde sensible sous des formes

diverses, ceci tant au niveau de l’organisme considéré comme un tout vis-à-vis des autres organismes, qu’à

celui des parties de l’organisme entre elles. Ainsi de la même façon que toutes les espèces de plantes à fleur

peuvent se ramener au modèle de l’Urpflanze, tous les organes d’une plante donnée sont l’aboutissement des

métamorphoses d’un seul organe fondamental92, en l’occurrence la feuille avec le nœud d'où elle émerge.

«Que la plante bourgeonne, fleurisse ou porte fruit, ce sont cependant toujours les mêmes organes qui,

avec des destinations multiples et sous des formes souvent modifiées, obéissent à la prescription de la

nature.93»

Nous avons vu en détail un peu plus haut les six phases de la métamorphose qui caractérisent le

développement de la plante soumis à des forces alternées de contraction et d’expansion depuis la germination

jusqu'à la maturité. Goethe explique dans l’Histoire de mes études botaniques de 183194 qu’il a été guidé

dans ses réflexions sur les variations et les métamorphoses des végétaux à partir d’un modèle unique, d’une

part par ses observations quant à l’influence du climat sur les formes apparentes des plantes (formes et

91 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, Tag und Jahreshefte , p. 436, cité in Hurson, Didier, LesMystères de Goethe, p. 15292 Cet organe affectant, dans ses manifestations extérieures, des formes différentes au fur et à mesure de la croissance:cotylédon, feuille proprement dite, sépale, pétale, etc.93 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 17294 Ibid., p. 100-103

Page 38: Mémoire Goethe

38

consistances des feuilles, rigidité, géométrie générale…), d’autre part par l’étude attentive des

transformations qui s’opèrent au cours de la croissance même de la plante, sous la forme d’une séparation

progressive des parties (cotylédons, feuille, sépales, organes sexuels…). Ces deux perspectives vont mettre

Goethe sur la voie d’une hypothèse dans laquelle certains exégètes ont pu lire, à tort comme nous l’avons

déjà mentionné, quelques prémisses de l’évolutionnisme darwinien :

« Les formes végétales qui nous entourent ne sont pas déterminées et fixées dès l’origine ; bien plutôt

leur a-t-il été donné, dans leur opiniâtreté générique et spécifique une heureuse mobilité et plasticité, afin

qu’elles puissent s’adapter aux conditions si nombreuses qui agissent sur elles à la surface du globe, se former

et se transformer en conséquence95. »

Ainsi les deux facteurs à l’origine de l’apparition et du développement des différentes espèces du règne

végétal sont, d’une part la capacité des plantes à se modifier à l’infini en fonction du sol, du climat, de

l’altitude, et ainsi à admettre de multiples variétés d’espèces, de genres et de transitions, et d’autre part les

limites dans lesquelles cette métamorphose générale peut se dérouler, cet espace de liberté caractérisant le

monde végétal au regard des deux autres règnes, le minéral et l’animal. Ces deux facteurs, que l’on peut

juger à première vue antagonistes, constituent d’ailleurs une nouvelle illustration de l’idée de dualité

indissociable de la philosophie goethéenne : la lutte entre une force expansive tendant à la différenciation et

une force contractive canalisant une luxuriance, qui diluerait sinon le règne dans l’anarchie la plus complète,

devient le moteur même de la manifestation de l’idée du végétal dans le monde des formes.

Il est d’ailleurs tout à fait intéressant de souligner que cette idée de métamorphose, point culminant de la

science morphologique de Goethe, a été promue à une postérité inattendue dans les champs de la science du

vivant. Ernst Cassirer96 explique ainsi comment cette philosophie de la métamorphose a initié un nouveau

principe d’appréhension du vivant, non plus fondé sur une conception générique, statique et classificatrice du

monde végétal, à l’image de celle développée par Linné97, mais sur une visualisation des phénomènes dans

leur continuité qui introduit l’approche génétique moderne.

1.3.2. Métamorphose des animaux : les insectes, les mammifères, l’Homme

Après son retour d'Italie, et malgré le relatif insuccès de sa découverte de l’os intermaxillaire auprès des

anatomistes, Goethe poursuivra ses études sur la forme des animaux. De la même façon qu’il s’y était attelé

pour les plantes à fleurs, Goethe souhaitait découvrir l’organe fondamental qui, au gré de ses

métamorphoses, préside au développement de la forme dans le règne animal.

95Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 10196 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 103 - 10497 Pour lequel Goethe confessait une admiration réelle, puisqu’il le met au côté de Shakespeare et de Spinoza parmi leshommes qui ont le lus influencé sa propre conception du monde (cf. Ibid. p. 104)

Page 39: Mémoire Goethe

39

Le principe sous-jacent de la recherche du poète dans ce domaine est similaire à celui qui l’a guidé dans le

monde végétal : il doit exister un organe fondamental à la source du développement de toutes les formes

animales. L’idée de cet organe doit également se manifester de plus en plus visiblement au fur et à mesure de

l’évolution du corps. Elle s’empare de la matière pour lui imprimer une forme à sa ressemblance. Elle doit

donc trouver sa plus belle incarnation dans les organes supérieurs, les organes nobles du corps (comme l’œil

ou le cerveau) tandis qu’elle disparaît dans les organes inférieurs, informes, simples et non spécialisés. Ce

qui n'existe qu'à l'état presque exclusif d’idée dans les organes inférieurs se manifeste sensiblement dans les

organes supérieurs. Goethe conçoit ces différents niveaux de développement dans une perspective de parfaite

continuité : le spirituel est partout diffus dans la nature, mais avec plus ou moins de densité, cette densité se

manifestant par l’adéquation plus ou moins parfaite de la forme et de l’idée.

L’animal se définira alors, au regard des autres règnes minéraux et végétaux, par le caractère spécialisé et

prédéfini de ses organes : aucun de ceux-ci n’est interchangeable avec un autre qui exerce une fonction

différente. Plus la nature s’élève vers l’Idée, plus elle adopte une forme ordonnée qui aspire à une certaine

harmonie des parties entre elles et avec le tout. Les minéraux manifestaient une organisation très réduite,

limitée à leur composition et à leur structure grossière. Les plantes déjà nous présentaient un modèle plus

ordonné, mais où dominait néanmoins l’anarchie : au sein des deux premiers règnes de la nature,

l’individualité, l’identité des parties entre elles et des parties par rapport au tout, se diluaient dans la

multiplicité des configurations et des associations. Chez les animaux, et plus particulièrement chez les

mammifères dont l’Homme est le plus noble représentant, par contre:

« dans la plus régulière des organisations, tout a une forme, une place, un nombre déterminé, et,

quelles que soient les déviations que puisse produire l’activité multiple de la vie tout retrouvera toujours son

équilibre98.»

Comme Goethe considère que les mammifères représentent le stade le plus évolué du règne animal, qui

culmine dans l’homme, il va donc chercher à reconnaître son type primordial à partir du squelette des

mammifères. Ces derniers lui présentent l’expression la plus épurée de l’idée de ce type sous-jacent qui doit

néanmoins être commun à tout le règne animal. L’observation des animaux les plus évolués lui permet ainsi

plus facilement de mettre en lumière les lois primordiales de l’organisme qu’il imaginait, dans un second

temps, déceler chez les autres espèces, là où elles apparaissent avec beaucoup moins d’évidence aux yeux du

chercheur. Mais Goethe ne parviendra jamais à une représentation achevée de ce type animal primordial

comme il croyait l’avoir découvert dans le modèle de la feuille. Il ne trouvera que les lois partielles de

98 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Munich, 1981, p.210 cité inLacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 62

Page 40: Mémoire Goethe

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développement pour la moelle épinière et le cerveau, avec les os du crâne et les vertèbres de la colonne

vertébrale, comme nous l’avons expliqué plus haut.

En parallèle de ses travaux sur les mammifères, Goethe s’intéresse, en particulier au cours de l’été 1796, au

monde des insectes, qui joue un rôle d’autant plus essentiel dans sa morphologie, qu’il lui permet en quelque

sorte de tisser le lien entre le type ostéologique qu’il cherche à cerner chez les mammifères et les

phénomènes de métamorphose qui animent le règne végétal. A partir de l’examen et de la dissection de

quelques espèces de papillons (zérène du groseillier, sphinx de l’euphorbe, sphinx du liseron…), il décrit

avec minutie le déploiement des ailes au moment de la sortie du cocon et les transformations de la chenille

en papillon. Il est fort probable qu’il y voit une autre manifestation de l’idée qu’il avait déjà pu observer au

travers de l’éclosion des fleurs, et c’est la raison pour laquelle ces études l’amèneront à suggérer, certes de

façon très vague et métaphysique, une espèce d’unité primitive qui présiderait aux phénomènes de

métamorphoses des trois règnes.

« Il va sans dire qu’il ne faut pas se figurer cette croissance comme si les éléments solides des ailes

s’allongeaient dans une si forte proportion en un temps si court ; je pense au contraire que les ailes sont

formées de la plus fine tela cellulosa99 et sont complètement achevées et que ce tissu se dilate avec cette

rapidité saisissante sous l’action de quelque fluide élastique – air, vapeur, humidité – qui y serait injecté. Je

suis convaincu qu’on pourra faire une observation analogue sur la croissance des fleurs100. »

1.3.3. L’intensification des couleurs

Nous allons à présent achever cette étude des occurrences de l’idée de métamorphose dans l’œuvre de

Goethe, en nous replongeant très brièvement dans l’univers de la couleur.

Car la Steigerung n’est pas une caractéristique exclusive des trois premiers règnes de la nature : elle se

manifeste également dans les phénomènes physiques et, plus particulièrement, dans les phénomènes

lumineux. Nous retrouvons ainsi cette notion dans la Farbenlehre, notamment dans le chapitre « effets

physico moral » de la partie didactique. Goethe nous présente les différentes teintes du spectre et explique le

sentiment produit par l’origine même de chaque couleur, selon sa dominante chaude – comme émanation la

plus immédiate de la lumière à peine atténuée – ou froide – comme fille naturelle de l’ombre. Entre le jaune

et le bleu, le pourpre se distingue du rouge par sa pureté : nulle trace des composantes extrêmes du bleu ou

du jaune à ce niveau, la synthèse des opposés est totale, l’unité parfaitement réalisée :

99 tissu cellulaire100 Lettre du 6 août 1796 à Schiller in Goethe, JW, Schiller, F, Correspondance 1794-1805, Tome I, p. 264

Page 41: Mémoire Goethe

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« Qui connaît la formation prismatique du pourpre ne verra aucun paradoxe dans cette affirmation :

cette couleur contient toutes les autres couleurs en partie actu, en partie potentia. Nous avons perçu une

intensification ascendante du jaune et du bleu vers le pourpre, et nous avons en même temps discerné les

sentiments que nous éprouvions ; on peut donc penser que dans l’union des pôles intensifiés s’effectuerait un

véritable apaisement que nous aimerions appeler une satisfaction idéale. Et ainsi, lors des phénomènes

physiques, ce phénomène coloré, le plus élevé de tous, apparaît par la fusion de deux termes opposés qui se

sont progressivement préparés eux-mêmes à se réunir.101 »

On ne peut à la lecture de ce passage que se remémorer les derniers vers du poème la Métamorphose des

plantes qui décrivent l’union des essences mâles et femelles au sein de la fleur.

« Voici que les doux couples et s’approchent et se joignent,

Autour du saint autel ils s’ordonnent nombreux,

Hymen descend sur eux et des vapeurs splendides

Versent de doux parfums vivifiant l’alentour.

Des germes bien distincts s’enflent alors sans nombre,

Au sein de fruits renflés cachés et protégés.

Nature clôt l’anneau des forces éternelles ; 102»

Si les « actes et les souffrances de la lumière » désignent une dualité de la lumière et de l’obscurité, il existe

à la frontière une totalité, une unité dans l’opposition que nous ne remarquons pas habituellement et qui peut

se manifester lorsque nous sommes capables d’accéder à un mode de perception plus intuitif. Cette totalité

s’exprime plus ou moins pleinement dans chacune des couleurs du spectre visible, mais c’est dans le pourpre

qu’elle trouve son expression la plus achevée. La couleur pourpre réalise plus que toute autre couleur du

spectre cette conciliation des contraires, elle est la couleur à laquelle peuvent aboutir par sublimation tant

l’ombre que la lumière, le jaune que le bleu.

1.3.4. Conclusion sur les notions de métamorphose et de finalité : la Steigerung

De nombreux passages de l’œuvre de Goethe expriment une hostilité face à la pensée que les manifestations

de la nature phénoménale ou organique pourraient être déterminées par des causes extérieures. Ils mettent en

lumière la résistance systématique du poète à toute conception visant à subordonner la nature à la réalisation

d’une vision hétérogène ou transcendante103.

101 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 271102 Goethe, JW, La métamorphose des plantes, p. 182103 En cela aussi il rejoint Spinoza et son aversion de toutes les idéologies de la finalité.

Page 42: Mémoire Goethe

42

« C’est l’immense mérite de notre vieux Kant envers le monde et je peux aussi dire envers moi que de

placer dans sa Critique de la faculté de juger, l’art et la nature l’un à côté de l’autre et de leur accorder à tous

les deux le droit d’agir sans finalité, en fonction de grands principes. Spinoza m’avait déjà confirmé dans la

haine des absurdes causes finales. La nature et l’art sont trop grands pour poursuivre des fins et ils n’en ont pas

besoin, car il y a partout des corrélations et les corrélations sont la vie. 104»

On peut effectivement déceler dans cette profession de foi une conséquence directe de la lecture de Spinoza :

il exprime déjà cette idée en 1785, dans son Etude d’après Spinoza105 et anticipe par-là la critique de la

physique mathématique qu’il mènera dans la Farbenlehre : « La mesure d’une chose est un procédé

grossier » car « un être qui existe de manière vivante ne peut être mesuré par ce qui lui est extérieur ».

Goethe apprécie particulièrement la partie téléologique de l'ouvrage de Kant, qui confirme sa conviction de

l’identité des lois qui agissent dans la nature et dans l’art. Pour Goethe comme pour Kant106, il semble que ce

soit la finalité interne qui différencie les productions de la nature de celles de l’art107.

« Le plus humble produit de la nature a en lui la totalité de sa perfection et je n’ai besoin que d’avoir

des yeux pour voir […] Une œuvre d’art, à l’inverse, a sa perfection en dehors d’elle, le « meilleur » se trouve

dans l’idée de l’artiste, qu’il atteint rarement ou jamais.108 »

Il pourrait également être éclairant de rapprocher la conception de Goethe de la philosophie d’Aristote.

L’entéléchie, mot que le poète a employé à plusieurs reprises, représente chez le philosophe l’actualité

couplée à la potentialité, elle signifie la capacité en acte, ce qui porte en soi sa propre finalité.

« Les Grecs appelaient entéléchie un être dont la fonction ne cesse jamais.

La fonction est l’existence, pensée dans l’activité.

La question relative aux instincts des animaux ne peut se résoudre que par recours aux concepts de

monades et d’entéléchies.

Toute monas est une entéléchie qui apparaît dans certaines conditions. Une étude approfondie de

l’organisme permet de voir les mystères 109… »

La notion de monades telle que la concevait Leibniz a très certainement beaucoup inspiré le poète :

104 Lettre à Zelter du 29 janvier 1830, citée in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 219105 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 218106 Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 395107 Pour Schelling également, l’idée de nature est détruite si nous soumettons sa finalité à l’entendement d’un êtretranscendant.108 Lettre du 23 décembre 1786 à la Duchesse de Saxe-Weimar, cité in Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie ,p. 7109 Goethe, JW, Maximes & réflexions, p. 120

Page 43: Mémoire Goethe

43

« La persistance de l’individualité et le fait que l’homme secoue ce qui ne lui convient pas […] est

pour moi une preuve qu’il existe quelque chose comme l’entéléchie. […] Leibniz a eu des pensées analogues

sur ces sortes d’êtres autonomes, et il appelait monades ce que nous désignons sous le terme d’entéléchie110. »

Nous pouvons enfin songer à rapprocher la notion « d’idée en puissance dans les choses » des « raisons

séminales » récurrentes dans la physique stoïcienne de l’éternel retour que nous évoquerons brièvement dans

notre seconde partie.

Ainsi, quel que soit le rapprochement que nous effectuons, le vivant dans sa manifestation n’est pas au

service d’une volonté transcendante, il ne tient pas son droit à exister d’une entité extérieure. Il est un

achèvement en puissance et est à lui-même sa propre fin. C’est précisément ce que représente le phénomène

primitif : la manifestation la plus évidente aux sens de ce qui porte la richesse potentiellement infinie de tout

un règne ou de toute une classe de phénomènes. Se représenter la germination, la croissance, la

transformation des organes, la reproduction de l'organisme et l’apparition des couleurs comme un processus

qui tient à la fois du sensible et de l’intelligible, voilà le but que poursuit Goethe dans ses études naturalistes.

Il considère que ce processus agissant sur les deux plans de l’esprit et du monde des formes est le même,

quant à l'idée, dans une classe donnée de phénomènes, et qu'il n'affecte des formes différentes que dans les

manifestations extérieures. Ce dualisme esprit-matière n’existe qu’en apparence pour l’homme qui ne

cherche pas à développer son regard et mettre en œuvre son intuition. Ce dernier sépare alors arbitrairement

ce qui est du ressort de la perception de ce qui lui paraît d’ordre purement idéel111.

Si les lois de développement et de métamorphoses résultant des polarités constituent la manifestation à

proprement parler matérielle des phénomènes, l’intensification les caractérise sous leur aspect spirituel. A

chaque stade évolutif, les phénomènes manifestent avec plus ou moins de clarté et d’évidence sensible une

certaine idée fondamentale. Dans le groupe des phénomènes primitifs, les idées peuvent apparaître

sensiblement visibles car l’intensification y atteint sont but ; elles se dévoilent à la surface des formes et

deviennent immédiates aux sens. Par « intensification » Goethe entend donc l’élaboration, l’incarnation du

spirituel dans des formes qui en progression ascendante, manifestent toujours mieux les idées sous-jacentes

aux phénomènes, et par prolongement l’Idée première que le poète identifie à la Nature dans son processus

créateur. Le poète nous expose le chemin qui mène à l’identité de la manifestation phénoménale et idéelle :

« Ce n’est qu’au niveau le plus élevé ou à celui le plus commun que l’idée et l’expérience s’unissent ;

à tous les niveaux intermédiaires de l’observation et du vécu, elles se séparent. Le stade supérieur est quand la

110 Le mercredi 3 mars 1830 à Eckermann in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 340111 C’est la raison pour laquelle Goethe entretient une défiance permanente à l’égard de tous les idéalismes portés sur ledénigrement systématique du sensible, qu’ils soient d’ordre philosophique, métaphysique ou religieux.

Page 44: Mémoire Goethe

44

vue des différences nous amène à percevoir l’identité qui les lie ; l’étape inférieure réside dans la réunion

active de ce qui est séparé pour obtenir leur identité112. »

Tous les phénomènes sont pour Goethe l’effet d’une action de l’intelligible et leur observation nous fait

revivre la métamorphose imposée par l’esprit à la matière, qui d’une forme inadéquate passe

progressivement à sa forme propre. Le modèle la plante à fleur en représente certainement la meilleure

illustration : le fruit n’exprime que très faiblement la loi cyclique du végétal, parce que l’idée et la forme, ne

se correspondent pas pleinement. Au contraire,

« Au cours de la floraison, la loi de la vie végétale apparaît dans sa manifestation suprême113. »

Nous pouvons alors déceler l’existence, au moins dans le règne végétal, d’une polarité agissant, à un niveau

ultime, au cœur même du phénomène de Steigerung : la loi naturelle fait alterner périodes de dévoilement et

de dissimulation de l’idée dans les formes sensibles.

Je ne voudrais pas terminer cette partie sans rapporter l’ultime métamorphose relevée par Jean Lacoste114, et

que Goethe illustre dans le poème Bienheureux Désir du recueil Le Divan. Car à un degré encore plus élevé,

plus spirituel, la métamorphose ne semble plus reposer sur le désir d’expansion et de progression organiques,

mais sur la nostalgie d’une qualité plus élevée d’un tout autre ordre, d’un amour mystique qui ne se satisfait

que dans la dissolution de la forme matérielle dans la pure lumière : l’image du papillon qui s’immole dans la

flamme d’une bougie en trouvant la lumière devient pour le poète le symbole discret de tout élan humain

vers l’Idéal.

« Ne le dites à personne, sinon au sage

Car la foule est prompte à railler,

Je veux louer le Vivant

Qui aspire à la mort dans la flamme.

Dans la fraîcheur des nuits d’amour

Où tu reçus la vie, où tu la donnas,

Te saisit un sentiment étrange

Quand luit le flambeau silencieux.

Tu ne restes plus enfermé

Dans l’ombre ténébreuse

112 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Munich, 1981, p. 366 inHurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 118113 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 84114 Lacoste, Jean, Goethe, Science et philosophie, p. 65-67

Page 45: Mémoire Goethe

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Et un désir nouveau t’entraîne

Vers un plus haut hyménée.

Nulle distance ne te rebute,

Tu accours en volant, fasciné,

Et enfin, amant de la lumière,

Te voilà, Ô papillon, consumé.

Et tant que tu n’as pas compris

Ce : Meurs et deviens !

Tu n’es qu’un hôte obscur

Sur la terre ténébreuse. 115»

Ce papillon né dans les ténèbres mais qui aspire passionnément à s’élever dans la joie vers la flamme selon

l’éternelle loi de l’évolution, le « Meurs et Deviens », constitue ainsi certainement le symbole le plus achevé

de la philosophie et du « gai savoir » de Goethe – qui n’est pas si éloigné de celui de Faust. Car, après la

lecture de ce texte, qui voudrait ne voir dans la fameuse invocation que le poète prononce à l’instant de

rendre l’âme, dans la pénombre de sa modeste chambre de Weimar, qu’un simple appel à ouvrir les volets ?

« Plus de lumière !116 »

115 Goethe, JW, Bienheureux désir, in Le Divan, p. 43-44116 Ancelet-Hutache, Jeanne, Goethe, p. 185

Page 46: Mémoire Goethe

46

2. De l’étude de la nature à la révélation artistique de l’essence

Dans la première partie, je me suis efforcé de relever, d’ordonner et de formaliser les trois principaux

concepts qui guident les réflexions naturalistes de Goethe mais apparaissent de façon disparate dans ses

différents écrits scientifiques. Nous sommes à présent en mesure de replacer ces concepts dans le contexte

plus large décrit par Pierre Hadot dans Le Voile d’Isis – celui des débats sur le rapport entre science et nature

– pour finalement expliciter la philosophie de la connaissance du poète et la manière dont elle s’articule avec

ses convictions artistiques.

Dans son essai, Pierre Hadot étudie la postérité occidentale du célèbre aphorisme d’Héraclite : « La nature

aime à se voiler ». Il est amené à distinguer deux approches antagonistes de la nature qu’il identifie comme

« l’attitude prométhéenne » et « l’attitude orphique ». Si la science prométhéenne se donne pour mission de

découvrir et d’utiliser les secrets de la nature par le biais de techniques et technologies toujours plus

efficaces, la science orphique choisit de révéler les secrets de l’univers au moyen du discours, de la poésie,

de la musique et plus généralement de l’art. Je vais faire mienne cette distinction et approfondir notre

compréhension de la philosophie de la nature du poète de Weimar en la considérant dans la perspective

historique et culturelle de l’approche orphique, dont Goethe est précisément l’un des plus évidents porteurs.

2.1. Brève étude des origines de l’approche orphique du monde : les stoïciens, Paracelse,

les signatures et les lois d’analogie

C’est dans le Timée117, sous la forme du concept d’« Âme du Monde » que l’on trouve l’une des premières

expositions de cette idée de l’Antiquité selon laquelle l’univers est une œuvre d’art, poème ou chant, création

harmonieuse de l’imagination divine. Ce dieu se confond avec la Nature elle-même chez les stoïciens, et

c’est sous leur influence que la connaissance du cosmos, bien que sous-tendue par une réelle volonté

d’objectivité scientifique, acquiert une dimension presque sacrée. Ainsi, dans la perspective de la physique

stoïcienne, la divinité se confond-elle avec la nécessité rationnelle, qui choisit le meilleur des mondes et le

répète perpétuellement selon la loi de l’éternel retour118 : l’univers se développe dans une durée finie qui se

reproduit perpétuellement de manière identique, dans un mouvement de systole et de diastole, au cours

duquel des phénomènes inédits peuvent se manifester. Mais ces phénomènes en question ne sont nouveaux

que dans le sens où ils n’existaient précédemment qu’en puissance, sous la forme de « raisons séminales »

qui portaient, en quelque sorte, un programme défini et rationnel de développement des règnes et des

phénomènes. On ne peut que constater l’évidente similitude entre cette notion stoïcienne et l’idée goethéenne

117 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 166-169118 Ibid., p. 179. Ce concept sera promu à la postérité lorsque Nietzsche le reprendra à son compte dans Ainsi parlaitZarathoustra (1885).

Page 47: Mémoire Goethe

47

de Steigerung, de progression en spirale qui se réalise dans le jeu cyclique des métamorphoses régies par

l’essence idéelle.

A partir du XVIIème siècle apparaît le thème du langage symbolique et hiéroglyphique de la nature. Durant

toute la Renaissance, les relations entre le visible et l’invisible vont être considérées, non comme

antagonistes, mais comme réglées par des jeux de correspondances mutuelles : par le symbole, la Nature fait

continuellement passer les forces et les formes qui l’animent d’un monde à l’autre. Ainsi, Paracelse119

développe les notions de « signatures » et de « lois d’analogie » qui, appliquées aux formes et couleurs de la

nature, révèlent par exemple les applications médicinales de certaines herbes ou plantes : « Par les analogies,

l’invisible devient visible » répète-t-il. Telle espèce, dont le fruit évoque la forme d’un œil, est ainsi prescrite

pour le traitement des maladies oculaires. Il y a donc correspondances entre l’ordre interne aux êtres vivants,

dont l’Homme, et les lois et forces qui régissent l’univers120. Jacob Boehme développe encore cette idée dans

son ouvrage De signatura rerum, dans lequel il considère chaque objet, chaque être de la création comme un

mot de ce langage caché de Dieu121. Il rejoint ainsi cette tradition chrétienne qui distingue deux livres divins :

la Bible comme révélation spirituelle et la Nature comme révélation matérielle122. Novalis expose dans les

Disciples à Saïs avec beaucoup d’emphase et de force évocatrice ce qu’est ce langage mystérieux de

symboles et d’analogies :

« Divers sont les sentiers des hommes. A les suivre, à les comparer, on voit naître d’étranges figures,

qui semblent appartenir à cette grande écriture chiffrée que l’on retrouve partout : sur les élytres et les coquilles

d’œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et les pétrifications, à la surface des eaux en

congélation, dans la structure interne et dans les formes extérieures des montagnes, des plantes, des animaux,

des hommes, dans les luminaires célestes, sur les disques de résine ou de verre effleurés ou frottés, dans les

dispositions de la limaille autour de l’aimant et dans les étranges conjonctures du hasard. En tout cela, on

pressent la clef de cette écriture magique, sa grammaire, mais ce pressentiment refuse de prendre des formes

définies et ne semble pas devoir nous donner la clef des mystères.123 »

Kant lui-même considère les formes vivantes de la nature comme un « langage chiffré » qui s’offre au regard

de l’homme et lui « parle symboliquement »124. Goethe, ainsi que nous l’avons vu, reprend cette conception

lorsqu’il établit les grands principes de sa science morphologique, dans ses travaux de botanique sur la

Métamorphose des plantes et dans ses études sur la forme des os des mammifères. Dans cette tradition de

Nature-Poème, c’est le poète qui est en conséquence considéré comme le véritable interprète de la nature,

119 Ibid., p. 127120 Godin, Christian, La Nature, p. 27121 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 211122 Ibid., p. 211123 Novalis, Les Disciples à Saïs, in Novalis, Petits écrits, Paris, 1947, p. 179124 « On dira que cette interprétation des jugements esthétiques par référence à une parenté avec le sentiment moralapparaît beaucoup trop élaborée pour être considérée comme la véritable élucidation du langage chiffré grâce auquel lanature s’adresse à nous par symboles dans ses belles formes. » in Kant, Critique de la faculté de juger, p286 (§42)

Page 48: Mémoire Goethe

48

seul capable d’en révéler les secrets par l’usage des mêmes lois de création que celles que Dieu met en œuvre

dans le Cosmos. Mais cette conception orphique ne reste pas l’apanage exclusif des artistes : de nombreux

savants se reconnaissent, après Sénèque, dans cette philosophie naturelle, qui enjoint le philosophe à se

comporter dans le temple de la Nature comme un fidèle et un adorateur de la création, dans le respect de

préceptes qui tiennent à la fois de l’objectivité scientifique et de la mystique contemplative. Il existe ainsi

une reconnaissance implicite que le mystère d’une certaine essence doit être préservé. Paradoxalement, le

thème de la nature personnifiée sous les traits de la déesse Isis que l’on dévoile, n’apparaîtra qu’au XVIIème

et XVIIIème siècles, précisément au moment de l’avènement de la nouvelle science expérimentale125. C’est le

sujet dont traite en détail l’ouvrage de Pierre Hadot.

L’attitude orphique renaîtra alors à l’époque romantique avec l’apparition de la Naturphilosophie, vaste

protestation élevée contre deux siècles de mécanisation et de mathématisation du monde, notamment

incarnés par Descartes. Ce dernier explicite sa conception de la nature dans son traité du Monde comme suit:

« Par la Nature, je n’entends point ici quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire,

mais […] je me sers de ce mot pour signifier la matière même en tant que je la considère avec toutes les

qualités que je lui ai attribué comprises toutes ensemble126… »

Des artistes comme Schlegel, Hölderlin, Schiller et Novalis ou des philosophes tels Hegel et Schelling

compteront alors parmi les plus fameux défenseurs de cette tradition orphique, héritage plus ou moins

transformé et actualisé, exprimé avec une inégale naïveté, mais néanmoins omniprésente derrière nombre de

leurs œuvres et travaux. Il existe, certes, des différences profondes entre les conceptions romantiques d’un

Fichte, d’un Schelling, d’un Hegel, ou d’un Novalis, mais on y retrouve toujours, de manière plus ou moins

explicite, une certaine identification de la Nature et de l’Esprit. Ainsi Schelling, pour qui la nature est l’esprit

devenu visible, et l’esprit, la nature devenue invisible127, formalise avec clarté et concision les grands traits

de cette philosophie de la nature étroitement liée à une vision de l’art comme révélateur des mystères du

monde :

« Ce que nous appelons Nature est un poème dont la merveilleuse et mystérieuse écriture reste pour

nous indéchiffrable. Mais si l’on pouvait résoudre l’énigme, on y découvrirait l’Odyssée de l’Esprit qui,

victime d’une remarquable illusion, se fuit, tout en se cherchant, car il n’apparaît à travers le Monde que

comme le sens à travers les mots128. »

125 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 149126 Descartes, René, Le Monde, Garnier 1963, p. 348127 Godin, Chistian, La nature, p. 84128 Schelling, Système de l’idéalisme transcendantal, in Schelling, Essais, Paris, 1946, p. 175

Page 49: Mémoire Goethe

49

Bien qu’il se distingue des défenseurs les plus naïfs de cette Naturphilosophie par le pragmatisme et la

rigueur intellectuelle de ses recherches naturalistes, Goethe incarne aussi dans une large mesure l’approche

orphique de la connaissance129.

Après cette brève mise en perspective historique, nous allons nous focaliser plus particulièrement sur la

philosophie de la connaissance du poète de Weimar et préciser comment elle s’harmonise avec une

philosophie de l’art vouée à l’expression de l’essence des objets et des êtres. La pensée du poète tisse en

effet, dans la plus pure tradition classique, des liens très étroits entre science et art : comme il l’exprime dans

l’un des derniers paragraphes consacrés à l’héritage romain dans la partie historique de la Farbenlehre,

Goethe semble tenir d’emblée une démarche artistique comme supérieure à une démarche exclusivement

scientifique, dans la mesure où l’œuvre d’art est seule à même d’édifier, par l’union de l’extériorité et de

l’intériorité, la totalité qui doit constituer le terme de la connaissance :

« Si nous revenons à présent à la comparaison de l’art et de la science, nous nous heurtons alors à la

considération suivante : du fait que dans le savoir comme dans la réflexion, nulle totalité ne peut être

constituée, car au premier manque l’intériorité, tandis que l’extériorité échappe à la seconde, nous devons

nécessairement concevoir la science comme un art, si nous nous attendons à y trouver un certain genre de

totalité. Et nous ne devrions même pas la chercher dans la généralité et dans la surabondance car, de même que

l’art s’expose toujours tout entier en chaque œuvre singulière, de même la science devrait chaque fois

apparaître en chacun des sujets dont elle traite. 130»

Goethe considère ainsi la rédaction de ses ouvrages scientifiques comme une partie intégrante de son travail

littéraire131, en cohérence avec le principe de continuité qui guide à la fois son investigation des phénomènes

de la nature et les diverses manières dont il en rend compte, que ce soit au travers de ses poèmes, de ses

pièces ou encore sous la forme d’ouvrages scientifiques où le style du poète ne sacrifie en rien au contenu.

Mettre la connaissance de la nature au service de l’expression poétique constitue la mission même du poète à

l’image même de l’ambition du premier poète de la nature, Lucrèce, dont Goethe fait l’éloge à Knebel le 14

février 1821:

« Ce qui confère une place si élevée à notre Lucrèce en tant que poète et lui assure son rang pour

l’éternité, c’est une capacité hautement sensible d’intuition-perception, qui lui donne cette force de

représentation ; il dispose également d’une vive imagination qui lui permet de poursuivre ce qu’il perçoit

jusque dans les profondeurs invisibles de la nature, au-delà des sens, dans les recoins les plus secrets132. »

129 Il serait d’ailleurs intéressant d’ouvrir le débat sur l’utilisation du terme de « connaissance poétique » en s’appuyantsur les réflexions de Bachelard sur le sujet.130 Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, p. 107131 Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, p. 291132 Le 14 février 1821 Goethe, JW, Briefe III, p.499 cité in Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, p. 291

Page 50: Mémoire Goethe

50

Nous allons donc à présent comme annoncé isoler les principales caractéristiques qui confèrent son

originalité, et, éventuellement, sa pertinence, à la conception que le poète se fait de la connaissance.

2.2. Une « théorie » de la connaissance fondée sur l’appréhension sensible de l’Idée

2.2.1. Le primat des sens

« Je prends infiniment de plaisir à mes observations sur la nature ; ce qui peut paraître surprenant à

première vue, mais qui, pourtant, n’a rien que de logique, c’est qu’il en sortira finalement une sorte d’ensemble

subjectif. Ce qui est en voie de devenir, c’est si vous voulez, au sens propre du mot, le monde de l’œil, un

monde tout entier fait de forme et de couleur. Car à y prendre garde, je n’ai besoin de recourir à l’aide des

autres sens que dans une très faible mesure et tout raisonnement revêt la forme d’une sorte de présentation133 »

Goethe s’inscrit en forte contradiction avec la tradition rationaliste issue du XVIIème siècle incarnée et

développée par Descartes, et qui énonce que le doute qui déconstruit est également celui qui permet à terme

d’entériner la certitude.

« […] nous douterons en premier lieu si, de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens ou que

nous avons imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous

savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres134. »

Mais la pratique de ce doute nécessite entre temps de développer la suspicion systématique à l’égard de ce

que nous présentent a priori les sens ; or Goethe ignore cette méfiance et accorde toute sa créance à ce que

nous livrent les sens :

« Il existe maintenant en science une vilaine façon d’être abstrus : on s’éloigne du sens commun sans

permettre l’accès à un sens supérieur, on s’amuse avec la transcendance et autres choses fumeuses, on sent la

crainte de l’observation réelle du vivant, et quand finalement on veut rejoindre le domaine pratique, on se

retrouve soudainement avec une méthode atomistique et mécanique135. »

Il écrit avec encore moins d’ambiguïté dans ses Maximes et Réflexions :

« Les sens ne trompent pas, le jugement trompe.136 »

133 le 15 novembre 1796, in Goethe Schiller Correspondance, tome II, p. 303134 Descartes, René, Des principes de la connaissance humaine, Paris, 1953, Paris135 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Litteratur, Maximen und Reflexionen , Hambourg, 1953, p. 444 cité inHurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 115136 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 61

Page 51: Mémoire Goethe

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A l’occasion de la découverte dans les dunes du Lido, du crâne de mouton fendu faisant apparaître l'os

palatin, le maxillaire supérieur et l'intermaxillaire comme l'image évidente de trois vertèbres transformées,

Goethe avait même formulé cette profession de foi essentielle dans le cadre de sa théorie de la connaissance :

« La Nature n’a point de secret qu’elle n’expose quelque part aux yeux de l’observateur attentif.137 »

Mais si Goethe est convaincu que toute connaissance doit tirer sa légitimité des sens, il ne sacrifie cependant

pas avec la même naïveté que d’autres poètes de la génération romantique, à l’idée que la connaissance des

secrets de la nature peut se manifester dans sa plénitude immédiate, telle une sorte de révélation mystique

faite à l’élu des dieux. L’observation, selon lui, doit toujours être empreinte de prudence et de patience et

l’illumination intuitive finale, s’il en est, n’est toujours que la résultante de longues périodes d’études et

d’essais infructueux. En ceci, les principes de la démarche de Goethe n’apparaissent finalement pas si

éloignée qu’on pourrait le penser des préceptes de sens critique et d’objectivité par lesquels se définit la

science expérimentale moderne. Nous allons cependant essayer de montrer en quoi ces deux sciences

divergent et ce qui fait la singularité de la méthode du poète. Pour ce faire, quoi de plus naturel, précisément,

que de s’appuyer sur une comparaison de la conception goethéenne des couleurs et de la théorie optique de

Newton ?

Nous avons vu plus haut que Goethe cherche à observer les idées qui se manifestent sensiblement dans

certaines classes de phénomènes dits primordiaux. Or, ce que le phénomène primitif montre à l'observateur

dans sa pureté et sa nécessité, apparaît impur et contingent, dans le phénomène complexe de tous les jours. Il

n'est plus possible de reconnaître immédiatement le fait simple, et par-delà, l’idée qui s’y exprime. Aussi

Goethe cherche-t-il partout à réduire les phénomènes complexes à des phénomènes simples et purs.

L'explication de la nature réside, pour lui, dans cette réduction à une ou plusieurs manifestations nécessaires,

une fois écartées toutes les perturbations secondaires. Il ne va jamais au-delà du phénomène primitif, et tient

toute tentative de le dépasser par une réflexion théorique où l’observation, l’imagination et l’intuition

n’interviendraient pas, pour spéculation oiseuse :

« Nous vivons au milieu de phénomènes dérivés sans savoir comment parvenir à la question

originelle. 138»

«L'aimant est un phénomène primitif, dont il suffit de prononcer le nom pour en voir l’explication ;

c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il devient le symbole de tout ce qui n’a besoin ni de mots ni de

dénominations139. »

137 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, Annales pour 1790, p.436 cité in Lacoste, Jean, Goethe,Science et philosophie, p. 51138 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 77139 Ibid., p. 117

Page 52: Mémoire Goethe

52

Il cherchera ainsi à expliquer un phénomène complexe en montrant de quels phénomènes originels il est

composé, et surtout un fait perceptible en le ramenant à un autre fait perceptible. Il tire immédiatement de

l'observation les principes sur lesquels il fonde son explication des phénomènes et écarte systématiquement

toute notion ou théorie qui dépasse le domaine de l'observation. Recourir à des facteurs non observables est

contraire à sa conception de la connaissance ; ainsi ne cherche-t-il pas, par exemple, l'essence de la lumière

dans une substance ou des corpuscules invisibles aux sens. De proche en proche, il finit par isoler, dans le

monde empirique, des éléments sensibles qui ne peuvent plus se ramener à d'autres. A titre d’illustration, il

ne pouvait pas considérer l’expérience du prisme de Newton comme primordiale, dans la mesure où ce

prisme ne lui apparaissait que comme une condition secondaire et contingente : la véritable nécessité résidait

dans la rencontre de l’ombre et de la lumière, au cours de laquelle le coin de verre n’intervenait qu’en tant

que médiateur. Une fois identifié l’Urphänomen, il n'y a plus lieu alors de chercher une explication, parce

que ces phénomènes n'en demandent aucune : ils ont leur explication en eux-mêmes.

« Le summum serait de comprendre que tout ce qui est factuel est déjà théorie. Le bleu du ciel nous

révèle la loi fondamentale du chromatisme. Ne cherchons rien derrière les phénomènes, ils sont eux-mêmes la

théorie140. »

Et la lumière est précisément pour Goethe un élément de cette espèce ; elle ne saurait être la résultante d’une

somme de radiations colorées. Au contraire, elle se révèle à l’observation comme la chose la plus simple, la

plus homogène et la moins décomposée qui soit.

2.2.2. Le refus des théories de la préformation : l’idée est immanente au phénomène

Goethe ne peut absolument pas faire sienne la science quantitative de Newton. La problématique est, en fait,

similaire à la polémique générée par la théorie de Haller141 et plus globalement à celle qui vit s’opposer, à la

fin du XVIIIème siècle, les partisans de l’épigenèse aux tenants de la préformation. Haller concevait en

botanique que l'organisme adulte était déjà contenu avec toutes ses parties dans le germe, comme si la graine

contenait déjà une plante en miniature. Selon Goethe, les newtoniens procèdent de même : en affirmant que

les couleurs que la lumière blanche fait apparaître dans certaines conditions y seraient déjà « physiquement »

enfermées, ils faisaient reposer leur modèle sur une hypothèse étrangère aux sens. Les couleurs sont pour

Goethe des formations nouvelles nées de la lumière et de l’ombre, et non des composantes de la lumière

blanche. De son point de vue, la pensée newtonienne ignore l'essence de «l'idée» en considérant cette

dernière non pas comme un élément premier, mais comme un produit secondaire, issu des processus de la

pensée et coupé de la nature. Newton ne reconnaît que ce qui existe à l'état de fait, comme existe un objet

140 Goethe, JW, Maximes et Réflexions, p. 73 141 Savant et écrivain suisse (1708-1777)

Page 53: Mémoire Goethe

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perceptible aux sens. Et quand les sens ne peuvent prouver cet état de fait, il l'admet à titre d'hypothèse.

Parce que la lumière engendre les couleurs, et qu'elle doit donc, selon le poète, les contenir nécessairement

déjà en idée, Newton affirme qu'elle les contient en fait, matériellement, et que le prisme et l'ombre

limitrophe les en dégagent seulement. Du point de vue du poète, l’ombre et la lumière blanche sont à

l’origine des couleurs et non pas l’inverse, ce qui l’enjoint à affirmer que, dans la théorie newtonienne, un

phénomène compliqué a été pris pour base et le simple a été expliqué à partir du complexe :

« Ainsi nous estimons que la science a commis une grande erreur en considérant comme primordial un

phénomène dérivé et en lui subordonnant le phénomène premier ; elle a même inversé le sens du second, et

présente sa nature composite comme simple et le simple comme un composite.142 »

Il semble ainsi que, selon le poète, il y a toujours dans l’expérience cognitive un facteur non sensible qui

s’ajoute à la perception sensible et qu’il existe en conséquence une possibilité d’appréhension simultanée de

la forme et de l’idée, c’est-à-dire du sensible et de l’intelligible que l’on peut nommer « connaissance

intuitive ».

2.2.3. Le refus du non-perceptible : les faits doivent se hisser au niveau de la théorie

Pour le poète, la connaissance de la lumière et de la nature intime des couleurs est donnée ingénument dans

la manifestation première et il n’existe pas de phénomène sensible plus pur que le phénomène lumineux lui-

même susceptible de nous en donner une explication. Par opposition, la conception newtonienne de la

couleur considère que la lumière résulte de la vibration mécanique de petites particules imperceptibles à la

vue. Si la notion qu'une couleur est liée à un certain mouvement dans l'espace n'est pas contraire à la pensée

de Goethe, il s’oppose fermement à toute tentative d’explication d’un phénomène sensiblement perceptible à

partir d’une matière ou d’un phénomène premier qui ne serait lui accessible qu’en ses effets et non en son

essence. Autrement dit, expliquer l'essence de la lumière, à partir de quelque chose de non-perceptible mais

qui corresponde au phénomène « lumière » est absurde de son point de vue, tant il est convaincu qu’un

tableau complet des effets produits par un objet perceptible, embrasse nécessairement toutes les

manifestations dont il contient la virtualité idéelle :

«Car en fait, c’est en vain que nous entreprenons d’exprimer l’essence d’une chose. Nous percevons

des effets, et tout au plus une histoire complète de ces effets engloberait sans doute l’essence de cette chose.

Nous nous efforçons sans succès de peindre le caractère d’un homme ; rassemblons par contre ses actions, ses

actes, et nous verrons apparaître une image de son caractère.143 »

142 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 139143 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 79

Page 54: Mémoire Goethe

54

La science moderne procède de façon très différente. Galilée, en soutenant dans L’Essayeur en 1623 que le

livre de la nature est écrit en langage mathématique, a initié un programme d’investigation scientifique qui

visait à éliminer le phénomène pour le substituer à une série de chiffres et de formules. Newton a mis en

œuvre ce programme, notamment dans le domaine de l’optique, en combinant expérimentation - et non

observation à la manière de Goethe - et théorie. La démarche réductionniste et mathématique proposée par

ces quelques pionniers de la science moderne eut inévitablement pour conséquence d’engendrer une

distinction entre des « qualités premières » et des « qualités secondes »144.

Les qualités premières, quantitatives, sont celles qui peuvent être exprimées directement par les

mathématiques, telles que le nombre, la grandeur, la position, la surface, la fréquence... Elles s’opposent

ainsi par définition à celles, qualitatives, qui ne peuvent être représentées mathématiquement de façon

immédiate, telles la couleur, la sensation tactile, le son, le goût... La distinction évolua de telle manière

qu’elle donna lieu très rapidement à un dualisme dans lequel seules les qualités premières étaient considérées

comme réelles et appartenant à l’objet, tandis que chaque qualité seconde était supposée n’être que le résultat

de l’effet d’une qualité première sur les sens et donc rien de plus qu’une expérience subjective, une

représentation et non une partie objective de la nature. La plupart des caractéristiques de la nature que nous

rencontrons dans l’expérience perceptive quotidienne fut ainsi jugée irréelle et qualifiée de représentation

subjective ou d’apparence trompeuse. Le groupe des qualités secondes était supposé n’être que la

manifestation sensible du groupe des qualités premières, dissimulé derrière le voile des apparences. La

science mathématique moderne, depuis Galilée et Newton, considère en conséquence qu’une qualité seconde

est parfaitement expliquée du moment que la théorie peut expliciter comment elle peut résulter de quelques

qualités premières non perceptibles, de sorte que la mission principale de la science mathématique demeure

la mise en équation de l’ensemble des phénomènes de la nature afin de les ramener au final à des seules

qualités premières, exprimables en termes mathématiques. Descartes formule parfaitement la façon dont la

science moderne conçoit le monde des perceptions dans la Méditation troisième :

« Et pour ce qui regarde les idées des choses corporelles, je n’y reconnais rien de si grand ni de si

excellent, qui ne me semble pouvoir venir de moi-même ; car si je les considère de plus près, et si je les

examine de la même façon que j’examinai hier l’idée de la cire, je trouve qu’il ne s’y rencontre que fort peu de

choses que je conçoive clairement et distinctement : à savoir la grandeur ou bien l’extension en longueur,

largeur et profondeur ; la figure qui est formée par les termes et les bornes de cette extension ; la situation que

les corps diversement figurés gardent entre eux ; et le mouvement ou le changement de cette situation ;

auxquels on peut ajouter la substance, la durée et le nombre. Quant aux autres choses comme la lumière, les

couleurs, les sons, les odeurs, les saveurs la chaleur, le froid et les autres qualités qui tombent sous

l’attouchement, elles se rencontrent dans ma pensée avec tant d’obscurité et de confusion, que j’ignore même

si elles sont véritables, ou fausses et seulement apparentes, c’est-à-dire si les idées que je conçois de ces

144 Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 18

Page 55: Mémoire Goethe

55

qualités sont en effet les idées de quelques choses réelles, ou bien si elles ne me représentent que des êtres

chimériques145. »

Dans ses travaux sur la couleur, Newton s’efforça de mettre en œuvre cette méthode d’analyse en démontrant

par l’expérimentation que les différentes couleurs étaient réfractées selon différents angles. Il lui fut alors

possible de ramener chaque couleur à un « degré de réfrangibilité146 », et donc de la remplacer par ladite

mesure numérique. En fin de compte, l’optique newtonienne substituait à l’expérience sensible des

différentes couleurs une série de chiffres. La qualité seconde sensible et perceptible de la couleur a ainsi été

niée au profit d’une qualité première quantitative, le degré de réfrangibilité, capable selon le physicien de

caractériser totalement la teinte de la lumière observée.

Or, selon Goethe, il n’existe aucun objet ou phénomène dont le contenu puisse être épuisé par l’explication

mathématique. Celle-ci ne peut, par définition, qu’en saisir certains aspects mesurables, mais l’essence

intime, ce qui est à l’origine des idées que nous nous faisons des choses, reste inaccessible à toute

formalisation purement quantitative. Le sentiment d’absurdité que le poète ressent vis-à-vis de l’explication

donnée par la science mathématique peut être énoncée comme suit : nos idées du monde ne peuvent pas être

issues de nombres et de formules parce qu’il est impossible à une conscience de concevoir clairement et

concrètement les abstractions non-perceptibles sur lesquelles s’appuie la science mathématique si cette

conscience ne transfère pas implicitement certaines qualités du perceptible au non-perceptible. Et, en effet,

l’argument n’est pas anodin, même au regard de notre physique contemporaine : si la physique stipule qu’il

n'existe dans le monde extérieur que des éléments quantitatifs, des mouvements sans lumière, ni son, ni

couleur, le sujet est en droit de se demander comment et par quel biais une impression d’ordre qualitative

pourrait lui parvenir sous l’effet d’un stimulus purement quantitatif. Si la science moderne énonce qu’à

l’apparition sensible d’une couleur correspond un phénomène vibratoire d’une amplitude infime et d’une

fréquence extrême, l’esprit humain ne peut la concevoir que par analogie avec les phénomènes perçus à

l’échelle de nos sens. Autrement dit ce monde physique microscopique, animé jusqu’en ses moindres

particules élémentaires, doit lui-même être doté des mêmes qualités que notre univers macroscopique, telles

que la couleur, la dureté, la chaleur, etc. Dans le cas contraire, il reste définitivement inaccessible à notre

imagination, et il est alors aberrant de considérer que nous avons rendu compte du phénomène à partir d’une

abstraction purement formelle. Cette démarche est générale : toute pensée qui a recours à un élément non-

perceptible pour expliquer la nature, procède nécessairement par analogie avec le domaine de l’expérience

pour transporter virtuellement ces qualités parfaitement observables dans un au-delà des sens. Privé de ces

145 Descartes, René, Méditations métaphysiques, p. 111-112146 Les physiciens contemporains utiliseraient le terme d’indice de réfraction.

Page 56: Mémoire Goethe

56

analogies, l’esprit est absolument incapable de conceptualiser ces briques abstraites qui se trouvent ainsi

vidées de toute substance.147

Le résultat de la mise en œuvre de ce principe de mathématisation du monde est toujours le même, quelque

soit son champ d’application : dans tous les domaines de la science, les couleurs, les sons, les goûts et les

parfums sont proscrits de la nature, sans qu’il nous soit donné pour autant de comprendre leur mystère.

L’étude de ces qualités a été progressivement reléguée dans les champs des sciences subjectives de la

physiologie, de la psychologie, voire de la métaphysique, comme si les sciences mathématiques avaient

renoncé définitivement à les expliquer. Car manifestement, la théorie d’un Newton sur l’origine des couleurs

n’explique absolument pas pour quelle raison la couleur rouge a la qualité du rouge, ou pourquoi les couleurs

du spectre se présentent dans l’ordre où nous les voyons et non dans un autre. En quoi devrions nous nous

satisfaire d’une réponse qui avancerait que l’ordre dans lequel apparaissent les couleurs correspond à celui

impliqué numériquement par leur longueur d’onde respective, et que le rouge a la qualité du rouge parce que

sa longueur d’onde est de 650 nm ? Nous pourrions y ajouter les arguments du peintre ou du graphiste : les

couleurs perçues ne se disposent pas sur un segment de droite ; au contraire, elles forment un cercle à

l’intérieur duquel l’œil peut passer d’un mouvement continu d’une couleur à l’autre. Et dans ce disque, le

rouge et le violet, loin d’apparaître comme des couleurs opposées, se réajustent parfaitement, ce qui fait

qu’aucun peintre n’a jamais pu raisonnablement considérer le rouge et le violet comme des couleurs

complémentaires. Il apparaît ainsi difficile, voire définitivement impossible, de déduire, à partir de pures

considérations mathématiques, ces qualités de couleurs, et plus largement de saisir le rapport qui existe entre

des faits de perception, tels qu’une saveur, un parfum ou un son et des vitesses de déplacement, des intensités

de courants ou des températures de réactions chimiques.

C’est fort probablement le refus de limiter les ambitions de la science naturelle aux domaines du mesurable,

qui a amené Goethe, plus conforme en cela à la mission ambitieuse et totalisante que se donnait la

philosophie naturelle aristotélicienne, à prendre si violemment position contre la science mathématique

incarnée par Newton. Car souvenons-nous de l’aphorisme qu’il énonce après sa rencontre ostéologique sur

les dunes du Lido :

« La Nature n’a point de secret qu’elle n’expose quelque part aux yeux de l’observateur attentif. 148. »

Goethe, s’il peut tout à fait concevoir l’existence de limites intrinsèques à la connaissance, n’accepte pas, par

contre, l’idée d’une science qui renoncerait, de sa propre responsabilité et du fait de l’utilisation de méthodes

147 Nous pouvons légitimement nous interroger quant à la couleur d’un atome ou d’un quark ; mais le physicien répond que laquestion n’a pas de sens. Qu’a-t-on expliqué alors du concept de couleur dans la nature ?148 Goethe, JW, Autobiographische Schriften II , Munich, 1981, Annales pour 1790, p.436 cité in Lacoste, Jean, Goethe,Science et philosophie, p. 51

Page 57: Mémoire Goethe

57

et d’outils inadéquats, à faire progresser la connaissance du monde. Revenons à cet aphorisme de Goethe que

nous avons déjà cité :

« Le summum serait de comprendre que tout ce qui est factuel est déjà théorie. Le bleu du ciel nous

révèle la loi fondamentale du chromatisme. Ne cherchons rien derrière les phénomènes, ils sont eux-mêmes la

théorie149. »

et adossons-le encore à ces deux autres citations extraites de ses Maximes & Réflexions :

« Il est un empirisme subtil, qui se fait très intimement identique à l’objet et devient par-là même la

théorie véritable »150

« Les pierres nous instruisent sans mot dire, elles rendent l’observateur muet et la meilleure chose que

l’on puisse apprendre d’elles ne peut être transmise. 151»

Quel est donc le sens donné par le poète à ces remarques récurrentes ? Veut-il simplement signifier que la

science théorique devrait simplement accepter de se limiter à un tableau exhaustif de faits, d’observations ou

d’expériences et renoncer conjointement à toute ambition qui l’appellerait à aller au-delà ? Ne verrions-nous

pas alors en Goethe un obscurantiste plutôt que l’humaniste épris de pragmatisme qui paraît pourtant

s’imposer à la considération de l’ensemble de son œuvre ? Il me semble précisément que ce qu’énonce

Goethe est exactement l’inverse de ce que l’interprétation immédiate de ses assertions paraît suggérer. Car, le

poète donne au mot théorie le sens étymologique du mot grec theoria, c’est-à-dire « voir ». Et, en ce sens, ce

sont les faits, les phénomènes sensibles qui doivent être élevés au niveau de la théorie, c’est-à-dire du visible,

et non l’inverse. En une phrase, Ernst Cassirer a admirablement synthétisé ce qui différencie la démarche

phénoménologique du poète de celle adoptée par la physique mathématique moderne :

« La formule mathématique cherche à rendre le phénomène quantifiable, la démarche de Goethe à le

rendre visible152. »

En proposant, dans la dernière partie de ce travail, une méthode pratique d’observation du réel à partir de la

méthode décrite par Goethe, nous éclairerons davantage le sens de ce que Cassirer énonce. Mais la tendance

spontanée consiste bien à juger l’affirmation un peu absurde : le phénomène n’est-il justement pas visible a

149Goethe, JW, Maximes & Réflexions, p. 73 150 Goethe, JW, Maximes et Réflexions , Gallimard, 1943, p. 150, cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique deGoethe, p. 60151 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 79152 Aesh, Gode von, Natural Science in German Romanticism, Columbia University German Studies, New York, 1941,p. 74 cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 64

Page 58: Mémoire Goethe

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priori dans l’expérience quotidienne. Comment serait-il possible de le révéler davantage aux sens qu’il ne

l’est d’emblée ?

Il s’agit au fond bien de préciser de quelle visibilité on parle : la visibilité au sens de Goethe s’avère

précisément d’un ordre imaginatif, intuitif et non purement sensible. La philosophie de la connaissance du

poète considère qu’en tant qu’observateur, nous appréhendons l’unité originelle d’un phénomène de façon

duale, en séparant les parts sensibles et idéelles d’un phénomène donné, cette dualité apparente étant une

conséquence de l’organisation physiologique et spirituelle du sujet qui perçoit le monde d’une part par ses

sens physiques et d’autre part par sa conscience intuitive. La vision spirituelle, guidée par l’imagination et

l’intuition, doit donc venir appuyer la vision sensible : c’est seulement ainsi que la connaissance du

phénomène devient complète

Le but de la science goethéenne est donc bien d’accéder à l’idée des choses en les rendant visibles à la

conscience.

2.3. La démarche analytique au service de l’intuition

2.3.1. Goethe & les mathématiques : Le refus de l’analytique comme fin

« Tout être pensant qui regarde son calendrier ou jette un œil sur sa montre se rappellera à qui il doit

ces bienfaits. Mais on a beau leur [les mathématiciens] donner respectueusement carte blanche pour l’espace et

le temps, ils s’apercevront que nous appréhendons quelque chose qui va bien au-delà, qui appartient à tout le

monde et sans lequel eux-mêmes ne pourraient rien faire ni entreprendre : l’Idée et l’amour.153 »

Le rapport de Goethe avec la méthode et la science mathématique, bien que dominé par une défiance

certaine, laisse parfois transparaître un sentiment de frustration, comme si l’homme de lettres ressentait

d’autant plus intimement les limites du langage poétique qu’il serait confronté à la prodigieuse efficacité des

mathématiques dans leur domaine.

« On dit que les mathématiques sont certaines ; elles ne le sont pas plus que n’importe quel autre

savoir ou activité. Elles sont certaines quand elles s’avisent de ne s’occuper que de ce dont on peut être certain

et dans la mesure où on peut en être certain.154 »

On ne peut cependant suspecter Goethe de faire preuve d’une mauvaise foi complète, car il dispensera dans

quelques passages de ses écrits quelques compliments très explicites à l’attention de cette science dont il

153 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 78154 Ibid., p. 77

Page 59: Mémoire Goethe

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refuse au fond simplement l’hégémonie. Il admet tout à fait l’universalité du langage des nombres en tant

que moyen d’entente et d’échange, et il y voit même peut-être un premier pas vers son idéal de totalité. De

même que Spinoza, mais dans une très moindre mesure, il s’inspirera ouvertement des principes et de la

logique de la méthode mathématique pour l’appliquer à sa philosophie de la connaissance. Ainsi lorsqu’il

cherchera, par exemple, à saisir les phénomènes de la nature, la démarche qu’il énonce consiste bien à

décomposer le complexe en éléments plus simples, en procédant selon le principe mathématique d’isolement

des variables, d’une manière qu’il souhaite aussi rigoureuse que celle du mathématicien dans son champ

d’étude.

« Cette circonspection par laquelle on aligne les faits de proche en proche uniquement, ou plutôt on

déduit de proche en proche, nous avons à l’apprendre des mathématiciens, et là même où nous n’utilisons

aucun calcul, nous devons toujours procéder comme si nous avions à rendre compte au géomètre le plus

sévère.

Car en fait, c’est la méthode mathématique qui, en raison de sa circonspection et sa pureté, révèle

aussitôt toute discontinuité dans l’assertion, et ses démonstrations ne sont en fait que des exposés détaillés pour

montrer que ce qui est présenté relié, était déjà présent dans ses parties simples et dans toute sa succession,

qu’on en a une vue d’ensemble complète et que dans toutes les conditions, on l’a inventé avec justesse et

irréfutablement.155»

Dans le dialogue de Wilhelm Meister suivant, Goethe exprime l’indéniable pouvoir des mathématiques, mais

il y souligne également qu’il existe tout autant un usage inadéquat des nombres dont il faut savoir se

préserver par un esprit critique permanent :

« Nous pouvons nous en tenir à cette analogie […], car il faut dire qu’il s’agit ici d’un ensemble formé

par plusieurs personnes d’importance, par une science de haut niveau, par un art essentiel, bref c’est des

mathématiques dont je veux parler « - j’ai », répliqua Wilhelm « toujours pu, quand j’entendais parler d’objets

qui m’étaient étranger en tirer un profit quelconque, car tout ce qui intéresse tel ou tel homme trouvera un écho

chez un autre. » - « A condition », dit l’autre « qu’il ait su acquérir une certaine liberté d’esprit156 ».

Didier Hurson interprète aussi la scène du premier Faust, où les sorcières s’amusent à manipuler les chiffres

selon une sarabande obsessionnelle, comme une allégorie de ce second visage, à la fois fascinant et

diabolique, attaché au maniement des nombres:

« Ami, crois à mon système :

Avec un, dix tu feras ;

155 Goethe, JW, La médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérimentale (1823), in Traité des couleurs , p.302156 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Hambourg, 1950, p. 117 cité in Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe , p.113-114

Page 60: Mémoire Goethe

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Avec deux et trois de même,

Ainsi tu t’enrichiras.

Passe le quatrième

Le cinquième et sixième,

La Sorcière l’a dit :

Le septième et huitième

Réussiront de même…

C’est là que finit

L’œuvre de la Sorcière :

Si neuf est un,

Dix n’est aucun.

Voilà tout le mystère ! »

Dans le même ton, le poète déclare à Zelter, dans une lettre du 12 décembre 1812 :

« Personne n’est plus que moi effrayé par les nombres, et j’ai toujours évité et fui toute forme de

symbolisme numérique […] chose qui me paraît monstrueuse et déprimante157. »

Les mathématiques instaurent une rupture de continuité entre le monde des phénomènes et la sphère des

pures entités mathématiques ; ils sont coupables d’instiller progressivement l’indifférence à l’égard de ce qui

dans l’objet étudié n’est pas traduisible en nombres, figures ou formules. En une phrase, ils vident le

phénomène de sa substance en imposant l’uniformité en lieu et place de l’unité.

« Les mathématiques sont comme la dialectique […]. Les deux disciplines n’accordent de valeur qu’à

la forme ; le contenu les indiffère. Que les mathématiques manient des pfennigs ou des guinées, que l’art

rhétorique argumente en faveur de choses vraies ou fausses, est sans importance pour ces deux disciplines158. »

Le poète voit dans cette science une combinatoire gratuite et fermée, coupée de la réalité et qui, de fait,

consomme le lien entre l’humain et son environnement dans une méprisante indifférence. Il étend d’ailleurs

cette critique à toute la méthode de la physique moderne qui introduit entre l’observateur et le monde un

« instrument artificiel » :

« L’homme dans la mesure même où il utilise ses sens non corrompus, est l’appareil physique le plus

grand et le plus exact qui puisse exister et c’est justement le plus grand malheur de la physique nouvelle

157 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 116158 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Hambourg, 1950, p. 308, cité in Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe , p.114

Page 61: Mémoire Goethe

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d’avoir pour ainsi dire séparé les expériences de l’homme, et que l’on ne veuille reconnaître la nature que dans

ce que montrent des instruments artificiels pour prouver et par-là limiter ce qu’elle peut réaliser159. »

La méfiance de Goethe à l’égard de la science mathématique n’est donc guère surprenante, tant est manifeste

dans toute son œuvre la profonde horreur qu’il éprouve à l’égard de tout ce qui rompt la continuité,

compartimente ou atomise la réalité sensible.

2.3.2. La recomposition holistique de l’unité par la conscience intuitive

Goethe éprouve une grande aversion à l’égard de toute démarche qui s’appuie sur le particulier pour en

extirper une loi générale, car elle brise l’intégrité du phénomène vivant. C’est la raison pour laquelle il a

toujours privilégié l’observation en milieu naturel et a autant que possible cherché à éviter l’expérimentation

en laboratoire, synonyme, à ses yeux, de travail sur des substances « mortes », c’est-à-dire vidées de leur

essence160. L’univers se présente dans sa totalité au travers même du phénomène, car selon Goethe

perception et pensée participent de la même unité indissociable dans la nature. L’identité de l’idée et de la

forme préexiste objectivement à tout acte perceptif. C’est la raison pour laquelle les méthodes purement

analytiques qui fractionnent arbitrairement ce qui ne l’est pas intimement sont foncièrement incapables de

rendre compte de l’essence du phénomène.

Mais Goethe ne refuse pas pour autant la démarche analytique telle qu’il la trouvait notamment sous sa

forme la plus élevée dans la troisième Critique de Kant et dans L’Ethique de Spinoza, et il comprend

parfaitement l’intérêt qu’elle présente. Lorsqu’il se trouve confronté aux phénomènes dans leur complexité et

leur multiplicité, il adopte une véritable démarche d’analyse :

« On constate que maintes choses importantes se composent de différentes parties ; il suffit d’observer

les œuvres de l’architecture pour constater que plus d’une construction emplie avec régularité ou non les

éléments ; voilà pourquoi la conception atomistique nous semble être d’un usage immédiat et commode161. »

Il s’en remet alors au cinq sens, et en priorité à l’œil - l’organe de la connaissance par excellence chez

Goethe -, afin d’ordonner et de dégager des catégories générales, comme il l’exprime dans le préambule de

son essai de météorologie :

« La manière dont je souhaitais fortement introduire des formes dans ce qui n’en avait aucune, de

légiférer sur ce que l’illimité avait de protéiforme, découle de tout ce qui a motivé mes efforts dans le domaine

159 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 78160 Goethe reprochait ainsi à Newton le caractère nécessairement biaisé de ses expériences réalisées en milieu artificiel àl’aide de bancs optiques, alors que lui-même s’adonnait à ses observations à la lumière brute du soleil.

Page 62: Mémoire Goethe

62

des sciences comme dans celui de l’art ; […] et une telle séparation terminologique en catégories m’était

toujours d’un grand secours quand je l’étudiais dans des conditions variées, observant les transitions et les

alliances entre les éléments162. »

Mais à cette phase analytique devra impérativement succéder, à la différence de ce que Goethe croira

observer dans les mathématiques, une seconde étape visant à la restauration du phénomène dans une sorte

d’intégrité sublimée :

« […] ensuite je les considère comme des corrélats les uns des autres et ils s’unissent alors pour

produire une vie pleine de vigueur163. »

Car la méthode d’investigation scientifique promue par le poète se veut panthéiste164, c’est-à-dire qu’elle doit

privilégier une voie qui mène du général au particulier, dans une volonté permanente de préservation de la

totalité, de sauvegarde de la structure de l’ensemble :

« Dans la nature vivante, il ne se passe rien qui ne soit en liaison avec le tout, et si les faits

d’expérience ne nous apparaissent qu’isolément, si nous avons à ne considérer les expériences que comme les

données isolées, cela ne signifie pas qu’elles le soient ; une question seulement se pose : comment trouver la

liaison entre ces phénomènes, entre ces faits ?

Nous avons vu plus haut que ceux-là étaient les premiers soumis à l’erreur qui cherchaient à relier

directement un fait isolé à leur faculté de pensée et de jugement. Par contre nous trouvons que ceux-là ont

produit le plus qui ne cessent pas d’explorer et d’approfondir, selon toutes les possibilités, tous les aspects et

modifications d’une seule observation, d’une seule expérience.165 »

Il s’aidera alors de l’imagination (ce qu’il nomme plus précisément « Exakte Sinnliche Phantasie » ou

imagination sensorielle exacte) qui fait passer la vision de la passivité à l’activité, du sensible à l’intelligible.

Ce jeu de l’imagination avec elle-même ne doit donc jamais être séparé de l’expérience sensible préliminaire

et le poète ne manquera pas à plusieurs reprises de condamner toute démarche qui ne ferait pas appel et aux

sens et à l’esprit :

161 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Aus Makariens Archiv, Hambourg, 1950, p. 477, cité in Hurson, Didier, LesMystères de Goethe, p. 113162 Naturwissenschaftliche Schriften II, Materialien, Register, Munich, 1981, p. 304 cité in Hurson, Didier, Les Mystèresde Goethe, p. 103163 Goethe, JW, Romane und Novellen III , Aus Makariens Archiv, Hambourg, 1950, p. 477, cité in Hurson, Didier, LesMystères de Goethe, p. 113164 cf lettre à Jacobi citée en introduction in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 202165 Goethe, JW, La médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérimentale (1823), in Traité des couleurs ,p. 301

Page 63: Mémoire Goethe

63

« Je suis porté à croire que si l’on envisage séparément l’un et l’autre domaines, il n’existe entre eux

aucun trait d’union véritable, et qu’ils ne sont liés que dans la mesure où ils s’exercent conjointement

d’origine ; ce qui, de quoi qu’il s’agisse, est le fait du génie.

Je me trouve en ce moment dans une situation analogue, d’une part à l’égard des philosophes de la

nature qui veulent nous mener du haut en bas, et d’autre part, à l’égard des physiciens qui prétendent nous

conduire de bas en haut. Pour mon humble part, je ne trouve mon salut que dans l’intuition qui est placée au

milieu.166 »

Le poète entend alors, dans un dernier temps, mettre en œuvre le troisième mode de connaissance présenté

par Spinoza dans l’Ethique : il fait part à Jacobi dans une lettre du 5 mai 1786 en réponse à une affirmation

de ce dernier selon laquelle on ne peut que croire en Dieu :

« Quand tu dis (page 101) que la croyance en Dieu est un article de foi, je te réponds que c’est aussi

affaire de vision : quand Spinoza parle de la scientia intuitiva, il dit [Hoc cognoscendi] genus procedit

abadaequata idea [essentiae formalis] quorundam Dei attributorum ad adaequatam cognitionem essentiae

rerum ; ces mots m’encouragent à consacrer toute ma vie à l’étude des choses qui sont à ma portée ; je puis en

effet espérer m’en faire une idée adéquate, sans me préoccuper le moins du monde de savoir jusqu’où j’irai

dans cette connaissance et quelle part m’est réservée167. »

Le passage exact et traduit de L’Éthique approximativement retranscrit par Goethe est le suivant :

« Le troisième genre de connaissance procède à partir de l’idée adéquate de certains attributs de Dieu

vers la connaissance adéquate de l’essence des choses168. »

Le troisième genre de connaissance169 tel que Spinoza le définit, n'est pas discursif mais intuitif, il n’est pas

progressif mais immédiat et direct. Il s’agit d’une intuition purement intellectuelle, et elle est le fait de la

raison qui ayant atteint sa perfection donne la vision immédiate et globale du lien nécessaire entre une

totalité et l'un de ses éléments. Goethe a interprété ce mode de connaissance holistique comme celui qui le

met en lien direct avec l’idée sous-jacente au phénomène mais en négligeant le fait que pour Spinoza cette

connaissance intuitive ne doive en aucun cas faire intervenir l’imagination ou la sensation acquise, et qu’elle

agit hors du cadre de toute expérience. La connaissance intuitive telle que Goethe la conçoit n’est sans doute

166 le 30 juin 1798 in Goethe, JW, Schiller, F, Correspondance 1794-1805, tome II, p. 123167 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 91168 Spinoza, L’Ethique, V, proposition 25, Démonstration, p. 517169 Le premier genre de connaissance correspond à l'opinion ou à l'imagination. Il comprend la perception sensible quifournit des sensations confuses et partielles, et les pensées vagues de la vie quotidienne, dénuées de toute mise enperspective, réflexion autonome ou examen personnel. La connaissance du deuxième genre, sur laquelle l’homme doitfonder ses certitudes sur lui-même et du monde, est celle donnée par la raison discursive qui procède des hypothèsesaux conséquences, s'appuie sur des axiomes, des implications logiques, des notions communes qui sont clairs, distinctset manifestes en eux-mêmes.

Page 64: Mémoire Goethe

64

pas de même nature que celle que Spinoza considérait170, et se rapproche bien davantage d’une « vision

spirituelle ». Il expose ainsi, dans le passage suivant extrait de la Métamorphose des plantes, la nécessité de

développer une seconde vue au côté de la vision oculaire physique pour appréhender les phénomènes dans

leur unité :

« Il y a voir et voir [que] les yeux de l’esprit ont à agir en constante et vivante alliance avec les yeux

du corps, parce que sinon on court le danger de voir et pourtant de ne pas voir. »

C’est cet œil solaire, cette lumière spirituelle dont Goethe donne probablement une illustration dans la scène

où Faust, rendu aveugle par l’esprit du Souci, n’en devient que plus clairvoyant171 :

« LE SOUCI

Les hommes sont aveugles toute leur vie

Faust, deviens le donc à la fin !

FAUST (devenu aveugle)

La nuit semble pénétrer de plus en plus les profondeurs,

Mais à l’intérieur brille une vive lumière.

Je cours accomplir ce que j’ai médité ;

La parole du maître a seul du poids.

Sortez de votre couche, serviteurs ! Tous debout !

Faites heureusement paraître ce que j’ai hardiment conçu.

Que le plan tracé soit exécuté sur l’heure.

L’ordre, la précision, la rapidité dans l’action

Seront suivis de la plus belle des récompenses

Un esprit suffit à mille bras. »

Au fond, c’est bien davantage Schelling que Spinoza qui décrit le mode de connaissance intuitif que Goethe

souhaite mettre en oeuvre. Celui-ci découvrira Schelling lors de la publication de l’Âme du Monde en 1798,

et le poète verra immédiatement l’adéquation entre sa propre conception et celle du jeune philosophe qui

énonce :

« [La Substance] semble toujours réserver un mystère et ne révéler que certains de ses aspects. Devant

cette divine confession et cette multiplicité indénombrable de formations, le spectateur de ces œuvres finira par

renoncer à tout espoir de les appréhender avec son entendement, et se trouvera introduit dans le sabbat sacré de

170 L’idée de l’Ethique qui a certainement fasciné le poète naturaliste et l’a amené à adhérer à la troisième voie deconnaissance de Spinoza était sans doute celle-ci : Dieu et la nature étant une seule et même chose, connaître la natureau travers de ses manifestations singulières, c’est précisément accéder à la divinité. Goethe a interprété la philosophiede Spinoza comme un panthéisme, à l’instar de tous les poètes de cette génération romantique.171 Goethe, JW, Faust, II, in Théâtre complet, op. cit., acte V « Minuit » », p 1318-1319

Page 65: Mémoire Goethe

65

la nature, dans la Raison où, se reposant de ses œuvres périssables, elle se reconnaît et s’interprète elle-

même.172 »

2.3.3. Les limites de la connaissance

A la question de savoir si la connaissance de l’Absolu est possible, Spinoza semble répondre assez

clairement par l’affirmative : l'homme est conscience et, s'il en a le désir et la volonté, il peut devenir

connaissance et passer de la saisie imaginative du monde à la saisie rationnel de celui-ci. Goethe ne partage

pas sur ce point l’optimisme du philosophe d’Amsterdam:

« En fait, on ne sait que lorsqu’on sait peu ; le savoir augmente le doute.173»

« Le plus grand bonheur de l’homme pensant, c’est d’avoir approfondi ce qu’on peut approfondir et

de vénérer dans le calme ce que l’on ne peut approfondir.174 »

Car pour ce qui concerne la question du savoir accessible à l’entendement humain, le poète semble

davantage rejoindre la philosophie des stoïciens que celle de Spinoza. Si par sa démarche faustienne, Goethe

invite l’individu à avancer jusqu’à la limite ultime de la connaissance accessible à la nature humaine, il

rejoint également cette tradition antique qui se refuse à mettre totalement à nu la Nature, et que Lessing, bien

qu’antérieur à l’idéalisme post-kantien a exprimé dans cet extrait :

« La valeur de l’homme ne réside point dans la vérité qu’on possède ou prétend posséder, mais dans

l’effort sincère qu’on fournit pour l’atteindre. Car les forces qui seules accroissent la perfectibilité humaine ne

sont pas augmentées par la possession, mais par la recherche de la vérité. Si Dieu, gardant dans sa main droite

toute la vérité et ne tendant dans sa gauche que le désir toujours ardent de la vérité, me disait : « choisis ! » au

risque de me tromper à jamais et pour l’éternité, je m’inclinerais humblement vers sa main gauche et dirais :

« Père, donne-moi cette main-là ; la vérité absolue n’appartient qu’à toi175. »

Dans la mesure où le poète amoureux des formes du monde refuse toute connaissance abstraite qui ne

pourrait s’inscrire dans son approche phénoménologique, les limites de la connaissance se dessinent pareilles

à celles qu’il admet de lui-même : les phénomènes primordiaux. Au-delà de l’horizon des Urphänomen,

l’esprit et les sens ne peuvent plus progresser conjointement. Mais comme le relève Cassirer, de la même

façon que Kant n’est pas conduit au scepticisme par la reconnaissance des limites de la raison, Goethe n’est

pas non plus amené à concevoir un sentiment pessimiste de résignation ou une démission de la pensée :

172 Schelling, L’Âme du monde, in Essais, Aubier, Paris, 1946, p. 121-122173 Goethe, JW, Maximes et réflexions p. 80174 Ibid. p. 80175 Lessing, GE, Eine Duplik , 1778, in Werke, tome 8, Munich, 1979, p. 32-33, cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis , p.190

Page 66: Mémoire Goethe

66

« Percevoir la finitude de l’existence humaine ne veut pas dire en effet que l’on considère cette existence

comme un néant176 », ainsi que le formule Cassirer.

« Si je m’en tiens en fin de compte au phénomène originel, ce n’est que par pure résignation ; mais il

existe une différence de taille entre se résigner devant les limites imposées à l’humanité tout entière et le fait de

déposer les armes en raison de la limitation hypothétique de mon individu et des bornes qui le restreignent.177 »

Par cette résignation pragmatique devant les « limites de l’humanité », Goethe fait au fond preuve d’un

pragmatisme bien supérieur à celui des positivistes naïfs du début du XIXème siècle. Et ainsi que le souligne

également Lacoste, il exprime l’une des premières conceptions phénoménologiques de la science « qui ne

confond pas les faits et les explications, et qui admet par principe comme Popper que les théories sont

fragiles et s’inscrivent dans une expérience du monde, dans un horizon fini dont il n’est pas permis vraiment

à l’homme de s’évader178. »

2.4. L’art comme dévoilement de l’essence secrète de la Nature

2.4.1. Les mêmes lois sont à l’œuvre dans l’art et dans la nature

Deux aphorismes extraits des Maximes & Réflexions, témoignent du lien étroit qui unit nature et œuvre

d’art chez Goethe, et surtout caractérisent le rôle privilégié de la création artistique dans ce dévoilement de

l’essence des choses :

« Le Beau est une manifestation des lois secrètes de la nature qui nous seraient restées éternellement

cachées sans son apparition. 179»

« Celui à qui la nature entreprend de dévoiler son secret manifeste, ressent une nostalgie irrésistible de

l’art, son interprète le plus digne. 180»

Goethe précise encore, dans une lettre du 23 décembre 1786 à la Duchesse de Saxe-Weimar, que privilégier

l’étude des phénomènes naturels conduira l’artiste plus sûrement vers la compréhension des lois secrètes,

communes aux œuvres d’arts et à la nature, que l’examen direct des productions humaines :

176 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 114177 Goethe, JW, Schriften zur Kunst, Schriften zur Literatur, Maximen und R eflexionen, Hambourg, 1953, p. 367 cité in,Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, p. 29178 Lacoste, Jean, Goethe, science et philosophie, p. 186179 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 81180 Ibid., p. 81

Page 67: Mémoire Goethe

67

« Il est plus commode et plus facile d’observer et d’apprécier la nature que l’art ; le plus humble

produit de la nature a en lui la totalité de sa perfection et je n’ai besoin que d’avoir des yeux pour voir ; je peux

alors découvrir les relations, je suis sûr qu’à l’intérieur d’un petit cercle toute une existence véritable est

enserrée.

Une œuvre d’art, à l’inverse, a sa perfection en dehors d’elle, le « meilleur » se trouve dans l’idée de

l’artiste, qu’il atteint rarement ou jamais, [et] dans certaines lois admises qui découlent certes de la nature de

l’art et du métier, mais qui ne sont pas aussi facile à comprendre et à déchiffrer que les lois de la nature

vivante. Il y a beaucoup de tradition dans les œuvres d’art, tandis que les œuvres de la nature sont toujours

comme la parole que Dieu vient de prononcer181. »

L’art des hommes et celui de la nature semblent avoir une commune origine pour Goethe ; ils jaillissent

d’une même énergie divine, d’une même « parole », dont les phénomènes naturels sont la manifestation la

plus immédiate.

« Le Beau nécessite une loi sui se manifeste dans l’apparence.

Exemple de la rose

Au cours de la floraison, la loi de la vie végétale apparaît dans sa manifestation suprême et la rose

serait alors du même coup le sommet de cette manifestation.

Les péricarpes peuvent avoir encore quelque beauté.

Le fruit ne pourra jamais être beau ; ca à ce stade la loi de la vie végétale se replie sur elle-même (sur

la loi pure) »

« Lorsque la loi se manifeste dans sa plus grande liberté et selon ses conditions propres, elle produit le

Beau objectif qui nécessite toutefois des sujets dignes de l’appréhender182 »

Mais Goethe même s’il concevait les diverses manifestations de la nature comme liées, n’a jamais prétendu

les ramener à une seule théorie abstraite : il cherchait simplement à déceler les expressions particulières dans

chaque domaine de ce qu’il nommait l’Idée, tout en conservant une souplesse d’esprit similaire à celle de la

nature avec laquelle il souhaitait communier. Nous avons déjà cité dans notre introduction la profession de

foi de Goethe à Jacobi où il énonce, le 6 janvier 1813 :

« Quant à moi les tendances si multiples de mon être ne me permettent pas de m’en tenir à une vue

unique des choses ; comme poète et comme artiste, je suis polythéiste ; je suis panthéiste au contraire comme

naturaliste et l’un aussi nettement que l’autre. Si j’ai besoin d’un Dieu pour ma personnalité comme homme

181 Goethe, JW, Goethes Briefe und Briefe an Goethe, Hambuger Ausgabe, 2, Munich, 1976, p. 31 cité in Lacoste, Jean,Goethe, science et philosophie, p. 7182 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 84

Page 68: Mémoire Goethe

68

moral, j’y ai pourvu également. Les choses du ciel et de la terre sont un si vaste domaine, que les organes de la

totalité des êtres seuls suffiraient à le saisir183. »

Poète, il chante la multiplicité et la diversité de l’imagination divine. Naturaliste, il dévoile les lois générales

à l’œuvre derrière l’apparente anarchie du monde des formes. Les deux approches se conjuguent en

permanence chez lui selon que son regard se porte de manière générale sur l’ensemble de la nature pour en

saisir la fascinante unité ou sur les individus pour s’efforcer de reconnaître la présence divine dans la beauté

objective du particulier. Mais si la création d’art se révèle dans le prolongement d’une création de la nature,

elle l’est à un niveau supérieur ; car dans l’œuvre de nature, la part idéelle n’est visible qu’à l’œil

spirituel alors que dans l’œuvre d’art elle devient une réalité perceptible. Si le scientifique ou le philosophe

se doivent de lire et de décrire la nature telle qu’elle se traduit directement en idées et concepts purs, la

mission de l’artiste consiste à transmuer la part idéel, présente au cœur des ouvrages de la nature, en images.

2.4.2. Le style goethéen : l’artiste doit imiter l’essence de la nature

« J’ai banqueté à la table d’Homère comme à celle des Nibelungen, mais je n’ai rien trouvé de plus

conforme à ma personne que la vaste et profonde nature, toujours vivante, et les œuvres des poètes et des

sculpteurs grecs184. »

A de nombreuses reprises, comme nous venons de le constater, Goethe reconnaît avec pragmatisme, que

l’accès à la totalité n’est pas donné à l’être humain. Mais si, son assouvissement semble à jamais devoir

demeurer chimérique, une intuition de la présence de ce Tout semble parfois se révéler, dans certaines

conditions privilégiées : la rencontre avec les phénomènes primitifs dans la nature, d’une part, avec les plus

hauts chefs-d’œuvre de l’art classique dans le champ des créations humaines, d’autre part.

Convaincu que les Grecs procédaient justement selon les mêmes lois que la nature pour déduire «de la figure

humaine le cycle de la création divine185», Goethe observera comment la nature accomplit ce développement

au sein des règnes minéraux, végétaux ou animaux pour en comprendre l’utilisation et l’effet dans les œuvres

d'art, tant il est persuadé que la même nécessité préside à la floraison d’une plante et à la croissance d’un

poème, d’une peinture ou d’une sculpture. L’inspiration est alors à l’art ce que l’intuition est à la recherche

scientifique : le travail du poète et celui du savant consistent précisément à dépasser le visible pour atteindre

le primordial, le premier par le biais des images, des sons et des rythmes, le second par l’usage de théories et

de modèles.

183 Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p 202184 Lettre à Knebel du 9 novembre 1814, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 213185 Le 28 janvier 1787 in Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 194

Page 69: Mémoire Goethe

69

On peut ainsi rapprocher le texte de la Métamorphose des Plantes de 1790 de l’Essai sur la simple imitation

de la nature, la manière et le style186 de 1789 : qu’il s’agisse de l’art ou de la nature, Goethe veut rapporter la

diversité luxuriante des phénomènes naturels à un principe simple et universel, une loi de l’art et de la nature

susceptible d’engendrer de multiples et infinies variations dans ses manifestations sensibles. La conception

de l’art que Goethe expose dans ce texte se distingue par son caractère objectif et rationnel. Le style, forme

suprême de l’expression artistique, est tributaire d’une connaissance de l’essence des objets : le but ultime de

l’artiste est de donner une représentation sensible de l’essence secrète des objets et des phénomènes. A

chacun des trois niveaux artistiques correspond ainsi un degré d’appréhension de l’essence du monde. Ces

trois niveaux, simple imitation, manière et style, peuvent être décrits comme suit. La simple imitation,

d’abord, est basée sur la perception purement sensible, l’artiste reproduit l’apparence des choses telle qu’elle

apparaît immédiatement : l’art est alors concret et figuratif. La manière, en second lieu, est basée sur l’effet

que l’essence produit sur la personnalité et l’imagination subjective de l’artiste ; ce dernier parvient déjà à

s’élever du contingent au général, mais il est encore dans l’incapacité d’atteindre l’essence dans sa pureté et

de l’incarner pleinement dans l’œuvre, car il ne dépasse pas le stade subjectif ; cette démarche et ce niveau

de connaissance de l’Idée génèrent un art allégorique, qui constitue, selon le poète, le modèle de l’art

romantique. Le style, enfin, est fondé sur la saisie suprasensible de l’essence des choses, essence située au-

delà de leurs apparences immédiates ; l’artiste donne une forme sensible à l’essence idéelle et l’art

symbolique réalise alors la synthèse entre l’intériorité du créateur et l’extériorité objective de l’esprit tel qu’il

apparaît dans la nature.

Goethe donne au mot style une signification tout à fait inédite : le style est pour lui quelque chose de

profondément différent de la manière subjective, et surtout d’unique. Il n’existe qu’un style alors qu’une

infinité de manières différentes et subjectives est possible. Le style est en fait une imitation vraie, idéelle et

adéquate de la nature, et l’artiste qui veut parvenir à ce niveau de compréhension et d’expression doit utiliser

un langage universel qui se fonde sur une « étude approfondie des objets ». L’artiste doit percevoir les

différentes formes et manifestations d’un objet avant de les assimiler dans leur globalité, en une série ( ou

« Folge ») harmonieuse de « formes caractéristiques » qui exprime la multiplicité en puissance, et rétablit

par-là l’unité essentielle. Le style est le sommet de l’art et ce dernier peut alors prétendre à la même noblesse

que la science. Les deux derniers modes d’imitation de la nature, correspondant aux deux niveaux de

connaissance, le contingent et le nécessaire, sont l’allégorie et le symbole : ils reconduisent la même

différence hiérarchique qualitative : l’allégorie, subjective, n’est qu’un exemple particulier illustrant

l’universel, en quelque sorte une photographie figée de quelques-unes des visions partielles de la série, tandis

que le symbole, objectif, incarne l’universel, la série entière, dans le particulier.

186 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simple imitation, manière, style (1789), p. 95-101

Page 70: Mémoire Goethe

70

« Il y a une grande différence entre le poète qui descend de l’universel vers le particulier et celui qui

regarde l’universel dans le particulier. La première démarche produit l’allégorie, dans laquelle le particulier ne

possède qu’une valeur d’exemple, d’illustration de l’universel ; la seconde correspond à la véritable nature de

la poésie, elle énonce quelque chose de particulier, sans penser à l’universel et sans y renvoyer. Celui qui

comprend ce particulier de manière vivante recueille en même temps l’universel sans s’en apercevoir, ou alors

seulement sur le tard.187 »

La notion de symbole paraît ainsi représenter le pendant artistique du phénomène primitif en sciences

naturelles, en tant que manifestation la plus achevée de l’idée dans la forme. Il est d’ailleurs révélateur que,

malgré ses incompréhensions initiales quant à la nature de l’Urpflanze avec un Schiller profondément acquis

à l’acceptation kantienne de la notion d’« idée », Goethe va peu à peu accepter le fait que sa plante primitive

soit elle-même symbolique188.

Cette dichotomie entre symbole et allégorie n’est pas propre à Goethe mais se retrouve chez la plupart des

romantiques ainsi que le met en évidence Todorov189. Schelling développera, pour sa part, la notion

kantienne de « schème » où l’universel signifie le particulier et où le particulier est saisi à travers l’universel,

à laquelle il oppose l’allégorie où le particulier signifie l’universel et où l’universel est saisi à travers le

particulier. La synthèse du schème et de l’allégorie correspond à l’art symbolique, où particulier et universel

se confondent, et dont les œuvres classiques comptent parmi les plus belles manifestations.

2.4.3. Goethe & Kant

Nous allons achever cette partie par un court aparté quant aux liens qu’entretiennent les philosophies de Kant

et de Goethe. L’influence de Kant sur Goethe s’est en effet avérée grandissante avec les années, comme il le

confie lui-même en mai 1825 à son secrétaire :

« Mais à cet égard, il n’est pas indifférent de savoir à quelle époque de notre vie s’est exercée

l’influence d’une personnalité de marque. Que Lessing, Winckelmann, et Kant aient été plus âgés que moi, que

les deux premiers aient influé sur ma jeunesse, et le dernier sur mon âge mûr, le fait pour moi fut d’une grande

importance190. »

Cette réflexion du poète à son confident mérite sans doute quelques commentaires, notamment en ce qui

concerne les convictions artistiques qu’ils partageaient. Entre le jour de 1794, où Goethe s’offusquait de la

187 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, p. 310188 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 110-111189 Todorov, Tzvetan, Théories du symbole, p.235-259190 Le 12 mai 1825, in Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 152

Page 71: Mémoire Goethe

71

réaction de Schiller191 à sa présentation de la plante primitive, et la fin de sa vie, il est effectivement notable

que Goethe a de plus en plus adhéré aux idées du philosophe de Königsberg. L’intérêt du poète pour la

philosophie de Kant lui est venu essentiellement de la lecture de la troisième Critique. Même s’il s’était

essayé avec beaucoup d’effort à la compréhension détaillée de la Critique de la raison pure, il confessait que

« c’est le début » qu’il « appréciait » et que pour le reste il n’avait pas eu « le courage d’avancer dans le

labyrinthe lui-même192. » Il reconnaît par contre dans son essai sur L’influence de la philosophie moderne 193

qu’il doit à la Critique de la faculté de juger « l’une des périodes les plus heureuses » de sa vie. Il y retrouve

d’abord la confirmation philosophique que la réduction mécaniste du vivant s’avère absolument

inenvisageable :

« Il est en effet tout à fait certain que nous ne pouvons même pas connaître de façon suffisante les

êtres organisés, et leur possibilité interne suivant des principes simplement mécaniques de la nature, bien

moins encore nous les expliquer ; et c’est même si certain que l’on peut sans hésiter dire qu’il est absurde pour

des êtres humains même simplement de concevoir un tel projet, ou d’espérer que puisse un jour surgir encore

un Newton qui rende compréhensible ne serait-ce qu’un brin d’herbe d’après des lois naturelles que nulle

intention n’a ordonnées ; bien au contraire faut-il refuser ce savoir aux hommes194. »

Puis, outre le rejet des causes finales qu’il avait déjà apprécié chez Spinoza, Goethe se découvrira avec Kant

une communion de vue quant à leur définition positive du processus de création artistique195: le rôle de

l’imagination subjective dans la création doit être réduit au profit de ceux de l’entendement et de la volonté,

seuls à même de porter l’esprit vers un certain universel. Goethe et Kant sont tous les deux convaincus que

l’imagination libre et exclusivement subjective compromet la création en exposant l’artiste à un

développement anarchique, et qu’il est par conséquent nécessaire de soumettre l’expression artistique à un

certain nombre de lois, lois que le génie découvre spontanément dans la nature, comme Goethe l’explique

dans l’Essai sur la simple imitation de la nature, la manière et le style196.

Au-delà de ces quelques rencontres, auxquelles on pourrait ajouter leur rejet commun de toute métaphysique

dogmatique, les correspondances entre leurs deux conceptions de l’art et de la connaissance demeurent

limités, ne serait-ce que parce que Goethe, ainsi qu’analysé plus haut, est persuadé que la puissance de

l’entendement était, comme le génie artistique, inné, et donc que l’imagination était tout aussi décisive dans

l’investigation scientifique que l’entendement, alors que pour Kant, le génie est seulement dans l’art, la

science reposant entièrement sur l’intelligence analytique :

191 Schiller était déjà à l’époque profondément acquis à la philosophie de Kant.192 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p.98193 Goethe, JW, Einwirkung der neueren philosophie , in Naturwissenschaftliche Schriften (ed. Weimar), II, Bd XI, p.49, cité in Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 98194 Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, p. 395195 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 123-126196 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simple imitation, manière, style (1789), p. 95-101

Page 72: Mémoire Goethe

72

« Dans le domaine scientifique, il n’y a donc que des différences de degrés entre les plus grands

inventeurs et les plus laborieux imitateurs et épigones ; en revanche, c’est une différence spécifique qui les

sépare de celui que la nature a doué pour les beaux-arts.197»

197 Kant, Kritik der Urteilskraft, § 47, (Werke, V, p. 384), cité in Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 119

Page 73: Mémoire Goethe

73

3. Mise en perspective de la conception goethéenne à la lumière de la physique

contemporaine

Nous allons à présent enrichir notre définition de la philosophie et de la science de Goethe, non d’une

confrontation, mais plutôt d’une réflexion comparative avec son pendant, la conception prométhéenne telle

que la désigne Pierre Hadot. Car c’est sans doute à la lumière plus spécifique de la science mathématique qui

domine la quasi-totalité des champs de la science depuis Galilée, que nous serons en mesure d’identifier ce

qui peut encore faire la valeur de la pensée de Goethe aujourd’hui.

3.1. L’attitude fonctionnelle prométhéenne : le dévoilement des secrets par la technique

Pierre Hadot, qui va guider une partie de notre réflexion dans cette partie, pose le concept de « l’attitude

prométhéenne » 198 comme celle qui consiste à « utiliser des procédés techniques pour arracher à la Nature

ses secrets afin de la dominer et l’exploiter. » Elle est l’héritière de ces deux pratiques de l’Antiquité qui

visaient à « obtenir des effets étrangers à ce que l’on considère comme le cours normal de la nature »

qu’étaient la mécanique, théorique et pratique, et la magie. Les deux devises de cette attitude prométhéenne

seraient donc : « Savoir, c’est pouvoir », et également « Pouvoir, c’est-à-dire fabriquer grâce à

l’expérimentation, c’est savoir. »

3.1.1. L’Antiquité : mécanique et magie

Etymologiquement la mécanique, de méchané – ruse – se place dès ses origines dans la perspective d’une

relation au moins duale, sinon conflictuelle, de l’homme avec son environnement, celle d’un antagonisme

entre la volonté civilisatrice et dominatrice de l’Homme et la résistance d’une nature considérée comme

anarchique et rétive à l’ordonnancement. Elle connaît ainsi son plus grand essor à Alexandrie, à la fin du

IVème siècle avant notre ère, sous le règne des Ptolémées, et se manifeste initialement par la réalisation

d’ouvrages d’art, d’aqueducs, de fortifications, de ponts, de tunnels, etc., ainsi qu’au travers de la fabrication

d’automates destinés à animer les statues des Dieux dans les temples pour provoquer les mouvements

d’émerveillement des foules de fidèles199. La pratique expérimentale et la mise en œuvre purement technique

n’étaient cependant pas dissociables d’une réelle réflexion théorique menée au travers de traités de

mécanique et, quelque fois, de mathématiques dont les plus fameux sont sans doute ceux d’Archimède de

Syracuse, de Philon de Byzance ou de Héron d’Alexandrie200. Ce passage du traité hippocratique De l’art

rédigé au Vème siècle avant notre ère dresse déjà les grands principes de la science expérimentale moderne et

emploie de façon prophétique la métaphore judiciaire que nous retrouverons plus tard chez Francis Bacon :

198 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.115199 Ibid., p. 118

Page 74: Mémoire Goethe

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« Quand la nature se refuse à livrer de son plein gré les signes[cliniques], l’art a trouvé les moyens de

contraintes par lesquels la nature violentée sans dommage les laisse échapper ; puis libérée, elle dévoile à ceux

qui connaissent les choses de l’art, ce qu’il faut faire.201 »

Il est intéressant de relever que le phénomène qui a caractérisé notre civilisation et qui a pris le nom de

« mécanisation du monde » trouve justement son origine dans l’étroite relation qu’entretenaient la mécanique

en tant qu’art (techné) et les mathématiques - particulièrement la géométrie.

Au côté de cette mécanique, à la fois appliquée et théorique, coexiste également un « art magique » dont la

finalité est à peu de chose près similaire202. Il est fondé sur la croyance que derrière le monde des apparences

agit une foule d’êtres et de puissances invisibles (divinités, démons, génies…) responsables de l’ensemble

des manifestations phénoménales de la nature. Cette magie repose en particulier sur l’idée que ces entités

peuvent être asservies ou, à tout le moins, utilisées, pour peu que l’on connaisse les mots et les rituels

appropriés. Tout comme la mécanique, elle ne prétend donc pas faire appel à des puissances hétérogènes,

extérieures au monde, ou créées à partir de rien ; les manifestations et phénomènes naturels de toutes sortes

existent précisément « en puissance » ; il ne suffit en conséquence que de faire appel à ces forces de la même

façon que par la mécanique, « en actionnant les bons leviers », c’est-à-dire en invoquant les démons et

esprits adéquats au moyen d’opérations, formules et rituels magiques. Saint-Augustin présente

métaphoriquement ces actes de magie comme une mise au monde organique:

« Comme les femelles sont grosses de leur portée, le monde lui aussi est gros des causes des êtres qui

doivent naître.203 »

3.1.2. Le Moyen Âge et la Renaissance : science expérimentale et magie naturelle

A la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, au fur et à mesure que l’Homme va progressivement

se croire en mesure de donner des explications « scientifiques » aux mystères et phénomènes de la nature, les

significations des notions de magie et de mécanique vont converger selon un mode où dominera une volonté

rationalisante. On verra alors apparaître les termes de « magie naturelle » et de « science expérimentale », la

frontière entre les deux domaines devenant simultanément très perméable. Il ne s’agira plus, dans les arts

magiques, d’invoquer et de plier des démons à son service, mais plutôt, sous l’égide notamment des idées

200 Ibid., p. 118201 Hippocrate, De l’art, XII, 3, Jouanna, p. 240, cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.131202 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 120-122203 Augustin, La Trinité, III, 7, 12-8, 15, cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.121

Page 75: Mémoire Goethe

75

alchimiques, de découvrir les différents jeux d’influences astrologiques, analogiques, sympathiques ou

antipathiques entre les astres, minéraux, végétaux, animaux et êtres humains204.

A partir du XIIIème siècle, la possibilité de traitements mathématiques de plus en plus rigoureux pour la

résolution des problèmes de mécanique va engendrer, jusqu’au XVème siècle, une foi et une confiance

croissantes dans les moyens futurs qu’octroiera le développement des techniques. Roger Bacon compte en ce

sens parmi les plus visionnaires de son temps, puisqu’il prédit, dans sa perspective de défense de la

chrétienneté menacée par l’arrivée prochaine de l’Antéchrist, l’avènement d’un art « usant de la nature

comme d’un instrument » et qui serait « supérieure à la magie des charlatans » : il imagine et décrit des

machines volantes, des navires sans rameurs, des miroirs incendiaires, avec une prescience qui n’a rien à

envier à celles de Léonard de Vinci ou de Jules Vernes205.

3.1.3. Les Temps modernes : le triomphe de la physique mathématique

Mais c’est Francis Bacon qui posera véritablement dès la fin du XVIème siècle les fondements théorique et

pratique de la future science expérimentale, en la séparant définitivement de la magie naturelle et en mettant

en exergue le rôle essentiel de l’expérimentation dans l’édification de la nouvelle science. A l’aube de la

modernité, il invite ses contemporains à se libérer de la répétition aveugle des vérités avancées par les

anciens :

« Ce qui a empêché les hommes de progresser dans les sciences et les a retenus comme sous l’effet

d’un charme, c’est encore le respect de l’antiquité, l’autorité de ceux qui ont été regardés comme des maîtres

en philosophie, et enfin le consentement général […] Quant à l’antiquité, l’opinion que les hommes s’en

forment est tout à fait superficielle et ne s’accorde guère avec le mot lui-même. C’est en effet la vieillesse et le

grand âge du monde qui doivent être tenus pour la véritable antiquité ; et il faut les attribuer à notre époque,

non à l’âge le plus jeune du monde qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus

ancien et le plus avancé fut, par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce.206 »

Avec le XVIIème siècle les scientifiques, en particulier Bacon, Descartes, Newton, Galilée vont réaliser une

véritable rupture entre l’histoire de la magie et celle de la science, non pas par la formalisation de nouvelles

ambitions ou aspirations, mais par la découverte de la méthode analytique et réductionniste fondée sur le

raisonnement mathématique : c’est le début de l’époque des Lumières, qui va se caractériser par un

engouement pour la connaissance pratique et le détachement conjoint des livres et des anciens en tant que

sources exclusives du savoir. C’est également le temps de la grande mécanisation de l’univers, de la

représentation du monde comme une immense mécanique sur la base de laquelle Kepler, Galilée, Descartes,

204 Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p. 122-127205 Ibid., p. 132-135

Page 76: Mémoire Goethe

76

Huygens, Newton vont développer, sur la base du formalisme mathématique, des théories qui traduiront

l’univers en une série de chiffres, de figures et de formules. Il est traditionnel de reconnaître l’acte de

naissance de cette nouvelle physique dans la fameuse phrase de Galilée, écrite dans L’Essayeur en 1623 et

reprise presque mot pour mot dans sa lettre à Fortunio Liceti de janvier 1641 :

« La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je

parle de l’Univers), mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à

connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères sont des

triangles, des cercles et d’autres figures géométriques sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot.

Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur. 207»

Toute notion spirituelle d’autonomie de la Nature se trouve ainsi évincée ; la matière devient inerte,

implacablement soumise aux forces et aux lois de la nature et dénuée de finalité. La nouvelle science peut

donc proclamer avec Laplace, par ailleurs contemporain presque parfait de Goethe208, l’avènement de l’ère

du déterminisme absolu. Lorsque Napoléon demande à l’astronome pourquoi il n’a pas fait mention du

« Grand Architecte » dans le système de son Traité de la Mécanique Céleste (1799-1825), le savant répond :

« Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ! 209 »

Dans les systèmes cartésien ou newtonien, l’hypothèse de l’existence de la divinité ne devient nécessaire que

pour, au mieux, amorcer la vaste mécanique universelle qui, du fait de la rigoureuse invariance des

mathématiques, peut être ensuite complètement déterminée par la mesure. L’Univers est une horloge réglée

avec précision : une fois lancée, elle fonctionne selon des lois strictement déterministes. Laplace n’est ainsi

pas le seul savant de son temps à affirmer que, s’il lui était donné de connaître parfaitement l’état du monde à

un instant donné - les conditions initiales du système -, il serait à même d’en dessiner et l’avenir et le passé

sans l’ombre d’une incertitude. Malgré quelques mouvements de résistance, et parmi eux précisément celui

de la Naturphilosophie romantique du début XIXème, la formidable puissance de cette pensée mathématique

n’a jamais été remise en cause jusqu’aux premières décennies du XXème siècle.

Au cours du dernier siècle, nous avons en effet été témoins de l’émergence d’une nouvelle vision du monde

très différente de celle qui régna à partir XVIIèmesècle. Dans les années 1820 déjà, Bolyai et Lobatchevski

découvrent les espaces non euclidiens, et Beltrami démontre quelques dizaines d’années plus tard, en 1868,

206 Bacon, Francis, Novum Organum, § 84 cité in Hadot, Pierre, Le Voile d’Isis, p.185207 Galilée, L'Essayeur, Les Belles-Lettres, Paris, 1980208 Laplace naît en 1749 et meurt en 1827 ; Goethe voit le jour la même année et disparaît en 1832.209 Thuan, Trinh Xuan, Le Chaos et l’Harmonie, p.148

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que ceux-ci sont aussi cohérents et non contradictoires que la géométrie euclidienne210. La première véritable

révolution est, bien entendu, le fait de Einstein, lorsqu’il établit, entre 1905 et 1915, le formalisme

mathématique de la théorie de la relativité générale à partir d’une nouvelle géométrie possédant une

dimension supplémentaire, le temps. Or Minkowski avait déjà montré que la géométrie d’un tel espace-

temps possède des propriétés non euclidiennes. Désormais la géométrie ne détermine plus les trajectoires des

corps au sens de leur mouvement dans l’espace habituel à trois dimensions, mais des trajectoires dans

l’espace temps nommées lignes d’univers.

La mise en cause de l’ancienne conception scientifique de Galilée, Newton et Descartes, va se poursuivre

avec l’avènement de la mécanique quantique, entre 1920 et 1930, et la découverte des phénomènes

chaotiques par Lorenz en 1961. Dans le système mécaniste classique, la matière est une substance pour ainsi

dire inerte obéissant à des lois générales parfaitement déterministes. Mais la théorie quantique modifie

intégralement cette conception : l’horloge bien réglée de Laplace est remplacée au niveau subatomique par

un univers singulier d’ondes et de particules gouvernées non plus par des lois déterministes rigides, mais par

celles du hasard et de la contingence apparente. La révolution est déjà profonde, mais une certaine forme de

déterminisme subsiste encore, notamment au niveau macroscopique211. Mais la découverte du chaos 212 la

remet en cause, à son tour, dans des domaines aussi divers que ceux de la météorologie, de l’astrophysique,

de la mécanique des fluides, de la théorie financière ou de l’épidémiologie quantitative.

Si les anciennes convictions déterministe et euclidienne de Newton – pour ne citer que lui – se sont vues

finalement contredites par la physique moderne, la légitimité à proprement parler de la méthode

mathématique, s’en est trouvée encore renforcée. L’univers semble devenir à chaque nouvelle découverte

plus riche et plus complexe, et son étude nécessite parallèlement le développement et l’utilisation d’outils

d’autant plus sophistiqués et précis. L’outil mathématique s’impose alors comme le seul qui soit à même de

nous donner accès aux fantastiques abstractions avec lesquelles jongle la physique contemporaine. Il est

inutile de rappeler en détail la vitesse de diffusion et les succès incroyables de cette physique mathématique :

elle a sans doute davantage transformé notre quotidien et notre relation à l’univers en l’espace de deux ou

trois siècles, que la plupart des autres découvertes au cours des deux millénaires qui précèdent. Elle a conféré

à l’Homme une puissance sans précédent sur la nature et ses œuvres et s’est imposée jusqu’à nos jours

comme la pratique conventionnelle et indiscutable de la physique.

210 Le mathématicien italien démontra que l’on pouvait établir une correspondance directe entre la versionbidimensionnelle de la géométrie non euclidienne de Bolyai et Lobatchevski et la géométrie des disques dans l’espaceeuclidien, la cohérence supposée de l’espace euclidien engendrait de même celle des géométries non euclidiennes.211 Car si un événement quantique individuel était indéterminé, les probabilités relatives à un très grand nombred’éléments ou considérées sur une longue durée redevenaient tout à fait prévisibles au moyen des lois de la statistique212 Le chaos est présent quand une modification infime des conditions initiales dans un système provoque unchangement démesuré de son évolution. L’effet n’est plus en proportion de la cause. La métaphore employée demanière courante est celle d’un battement d’aile de papillon qui déclenche un cyclone aux antipodes.

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3.1.4. Monde des apparences phénoménales et réalité intelligible des entités mathématiques

« La tâche suprême du physicien est d’aboutir à ces lois élémentaires universelles à partir desquelles

le Cosmos peut être construit par simple déduction. Il n’existe pas de chemin logique vers ces lois ; seule une

intuition reposant sur une compréhension proche de l’expérience peut les atteindre. Le monde des phénomènes

détermine de façon unique le système théorique, en dépit du fait qu’il n’existe aucun pont logique entre les

phénomènes et leurs principes théoriques ; c’est ce que Leibniz désignait avec tant de bonheur comme une

"harmonie préétablie". 213 »

Afin de continuer à explorer le caractère de la démarche scientifique analytique et réductionniste, nous allons

nous allons porter plus précisément notre attention sur la question du lien entre nature et mathématiques. En

1959, le physicien Eugène Wigner donna une conférence, devenue fameuse, qu’il intitula La déraisonnable

efficacité des mathématiques au cours de laquelle il faisait part de sa stupeur quant à :

« L’efficacité énorme des mathématiques dans les sciences de la nature [qui] est une chose

presque mystérieuse […]. Il n’y a aucune explication rationnelle à cela.214 »

La question de la relation entre sciences naturelles et sciences mathématiques est l’un des mystères les plus

profonds qui soit et qui a, depuis Galilée, intéressé tout autant les scientifiques que les philosophes.

Comment peut en effet s’expliquer le succès extraordinaire d’outils dits exacts dans la description et la

prédiction des phénomènes de la nature dont les mesures sont nécessairement empreintes d’incertitude ?

Pourquoi des entités abstraites a priori sorties de l’esprit des mathématiciens semblent-elles entrer en

résonance avec les phénomènes naturels, au point de nous permettre non seulement de rendre compte du

monde qui se présente à nos sens, mais surtout de prévoir son évolution et de plier ses lois naturelles à nos

besoins ? Deux écoles continuent aujourd’hui à s’affronter215 : les constructivistes, qui soutiennent que les

êtres mathématiques sont de pures créations subjectives de l’esprit humain, et les « platoniciens », qui sont

convaincus de l’existence réelle des entités mathématiques et des figures géométriques parfaites dans un

monde distinct de notre univers sensible.

Les constructivistes estiment que la nature mathématique de l’univers ne lui est pas intrinsèque mais lui est

imposée par l’Homme, et ils avancent en conséquence que le succès des mathématiques est un phénomène

213 Einstein, à l’occasion du 60ème anniversaire de Max Planck, cité in Miller, I. Arthur, Intuitions de génie, p. 208214 Wigner, Eugène, The unreasonnable effectiveness of mathematics in the natural sciences, Communication on Pureand Applied Mathematics, 1960, Cité in Miller, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et lesarts, p. 183215 Miller, Arthur I., Intuitions de génie, p. 183

Page 79: Mémoire Goethe

79

psychologique et culturel. Cette hypothèse ne m’apparaît pas défendable telle quelle216, notamment au regard

du fait qu’une grande partie des mathématiques s’est élaborée de façon totalement abstraite, sans aucun souci

d’application physique pratique. Les chercheurs ont étudié les nombres et les modèles géométrique pour eux-

mêmes, et les physiciens ont été à plusieurs reprises surpris quand, amenés sur un nouveau territoire

physique, ils découvraient invariablement que les mathématiciens y étaient déjà passés avant eux217.

Plusieurs mathématiciens de culture, d’éducation, de parcours différents parviennent par ailleurs très souvent

aux même découvertes, parfois avec une synchronisation troublante218, comme s’ils puisaient effectivement à

un fond commun d’idées douées d’une réalité autonome.

Pythagore est à l’origine de la conception platonicienne : son dogme - « tout est nombre » - énonce que les

nombres entiers régissent l’univers, et que, par conséquent, la seule façon d’accéder à une connaissance de la

nature est de tisser un lien entre les manifestations sensibles de la nature et le royaume des nombres purs.

L’intuition première de cette philosophie fut probablement inspirée à Pythagore par les lois de l’harmonie

qu’il étudia au moyen de cordes vibrantes. Il ne la généralisa que dans un second temps à l’ensemble des lois

de l’univers, et en particulier à celles de l’astronomie : il considérait que les astres qui orbitaient autour de la

Terre suivaient des trajectoires parfaitement circulaires, les distances les séparant étant régies par les mêmes

rapports entiers qu’en harmonie musicale. Un siècle et demi plus tard, Platon adhère dans une large mesure à

cette philosophie pythagoricienne219 et fait même inscrire au-dessus du porche d’entrée de son Académie

d’Athènes la formule : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » Son disciple Aristote choisit, quant à lui, la

voie opposée de la philosophie naturelle, en mettant l’accent sur l’expérience sensible du monde, plutôt que

sur un hypothétique univers invisible situé au-delà des apparences, ouvrant en quelque sorte la voie à

l’approche orphique de l’univers, celle-là même dont allaient hériter les naturphilosophes du début XIXème.

Un peu plus tard, nous l’avons vu, adhérent à la conception platonicienne non seulement Galilée et

Descartes, mais également Leibniz, qui écrira dans un esprit très pythagoricien :

« La musique est l’arithmétique de l’âme, elle qui compte sans même s’en rendre compte.220 »

Cependant, c’est surtout à partir de la théorie atomique de Bohr221 en 1913 que les physiciens modernes

revinrent explicitement au pythagorisme, en voyant réapparaître de façon inattendue222 les niveaux

216 Il n’est pas question ici de prétendre apporter des arguments décisifs et exhaustifs à une problématique qui dépasselargement le cadre de ce travail.217 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 532-533218 Je songe par exemple en la circonstance à Lobatchevski et Bolyai qui découvrirent quasi simultanément dans lesannées 1820 les « géométries imaginaires ».219 Il ne se référera cependant jamais directement à Pythagore mais toujours aux pythagoriciens.220 Miller, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts, p. 187221 Ibid., p. 187222 Le principe de continuité n’était pas remis en cause avant l’avènement de la mécanique quantique (exception faitedes théories atomistes de Démocrite et d’Epicure).

Page 80: Mémoire Goethe

80

quantiques d’énergies liés aux nombres entiers. On vit ainsi, comme le note Arthur Miller223, un homme de

science aussi pragmatique que Max Born, prix Nobel de physique en 1954, évoquer dans un écrit de 1923 la

« magie » qui fait que la représentation visuelle du système solaire s’applique également au niveau atomique.

Comment ne pas y déceler une résurgence nostalgique, certes ténue, des lois d’analogie de Paracelse ?

Le principe de l’application des mathématiques au champ de la physique consiste à identifier précisément

quels outils sont les plus à même de décrire l’univers. Mais il arrive curieusement que les mathématiques

délivrent une solution à première vue absurde au regard de ce que représentent physiquement les variables

utilisées, et que le mathématicien ne prenne conscience que dans un second temps de la signification

physique de cette solution. Miller cite l’exemple fameux de l’équation de Dirac. Pour le résumer brièvement,

une équation quadratique, par exemple d’inconnue le temps t, et modélisant la chute d’un objet lâché à

l’instant initial d’une certaine hauteur, donne en général deux solutions réelles pour t, l’une positive et l’autre

négative. En fonction du problème, on écarte l’une des deux solutions, du fait des contraintes physiques

imposées par le phénomène décrit, par exemple pour t la solution négative qui n’a pas grand sens224. Mais en

1928, le physicien Dirac choisit de conserver la solution d’énergie négative de son équation relativiste

décrivant l’électron. La polémique qui s’en suivit amena Heisenberg a condamné cette solution en la

qualifiant de « chapitre le plus navrant de l’histoire de la physique moderne ». Le développement de ses

recherches donnera pourtant raison à Dirac : il venait de découvrir l’antimatière, ce qui lui vaudra le prix

Nobel en 1933 au côté de Schrödinger. Les mathématiques semblaient en quelque sorte détenir une vérité

avant même que la théorie physique correspondante ne fut développée. C’est là sans doute l’un des chapitres

les plus significatifs de l’histoire des sciences modernes, à apporter aux arguments des tenants de la thèse

pythagoricienne de l’existence objective des êtres mathématiques. A la différence des conventions

linguistiques, qui lient arbitrairement signifiant et signifié, le formalisme mathématique semble parfois porter

et décrire certaines vérités nécessaires avant même que leurs pendants dans la nature n’accèdent à notre

conscience.

De la même façon, au fur et à mesure que la physique théorique devient plus complexe, elle semble toujours

trouvé pour répondre à ses besoins des outils mathématiques plus précis et adaptés, développés souvent sans

visée particulière et en toute indépendance par des mathématiciens. Ainsi Einstein n’eut-il pas à réinventer la

théorie des tenseurs - dont les fondements avaient déjà mis en place par le mathématicien italien Ricci-

Curbastro en 1887 et 1888 - ou les outils complexes de la géométrie non euclidiennes - développés dans le

courant du XIXème par Gauss, Riemann, Lobatchevski, Bolyai et surtout Riemann - pour mener à terme en

1913, avec le mathématicien Grossmann, les calculs différentiels sur des surfaces non-euclidiennes

nécessaires à la formalisation de sa théorie de la relativité générale.

223 Ibid., p. 187

Page 81: Mémoire Goethe

81

Kant et Poincaré comptent parmi les principaux penseurs qui, ayant parfaitement compris les enjeux de la

physique mathématique, ont renouvelé les réflexions sur le processus de connaissance, à la lumière, le

premier, de la physique newtonienne, le second, de la découverte des géométries non euclidiennes225. Kant,

qui n’était pas un profane en matière de sciences226, considéra que les conséquences de la théorie de la

gravitation newtonienne allaient bien au-delà du seul champ de la connaissance scientifique et qu’elles

touchaient au fonctionnement même de l’esprit humain. C’est ainsi que pour répondre à Hume, qui mettait

en cause les bases de la certitude scientifique227, il chercha à établir un fondement cognitif à la théorie de

Newton et en vint à poser que l’espace et le temps étaient des « conditions a priori » de la connaissance et

non des concepts empiriques. Dans la Critique de la raison pure, Kant défendit ainsi la thèse que si l’on

accepte l’espace newtonien, alors on doit également accepter le fait que la géométrie euclidienne

tridimensionnelle soit la seule géométrie permettant de décrire et d’étudier la nature228. Mais ces conclusions

furent lourdement mises à mal par l’avènement, entre 1820 et 1870, des géométries non-euclidiennes qui

détruisaient par-là même l’idée newtonienne de temps et d’espaces euclidiens absolus.

Or, à partir de 1887, suite à la découverte d’un article du mathématicien norvégien Lie qui établit une théorie

de groupe permettant de modéliser tout mouvement d’un corps dans un plan comme une somme infinie de

mouvements infinitésimaux, Poincaré va s’intéresser à la relation qui unit l’espace mathématique parfait à

l’espace représentatif inexact de la physique. Se basant sur la Critique de Kant et cherchant une alternative

aux « principes a priori » de la connaissance qu’étaient le temps et l’espace chez le philosophe, il va proposer

dans un article de 1887 l’hypothèse de la préexistence dans l’esprit de la notion de groupes continus de

transformation. L’ensemble de ces groupes a priori, qu’il est tout à fait possible de considérer comme une

généralisation des principes synthétiques a priori proposés par Kant, serait à même d’engendrer toutes les

géométries mutuellement compatibles et permettrait à notre esprit de saisir tout mouvement d’objet dans

l’espace et dans le temps. La théorie proposée par Poincaré s’avérerait ainsi valable non seulement dans un

espace et un temps euclidien, comme celui décrit dans la théorie newtonienne, mais également dans tout type

de géométrie alternative démontrée comme cohérente. Poincaré229 explique alors que notre esprit organisant

ses perceptions sensorielles en fonction de ces différents groupes, il en arrive à choisir « par commodité » le

groupe mathématique des déplacements euclidiens à trois dimensions d’où résulte notre perception d’un

univers euclidien.

224 Elle signifierait que l’objet touche le sol avant même d’avoir été lâché par l’expérimentateur.225 Miller, Arthur I., Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts p. 191-209226 Le philosophe de Königsberg était plus que versé dans la physique newtonienne qu’il étudia de manière trèsapprofondie. Outre son intérêt pour la mécanique terrestre, il fera également en 1855 dans son ouvrage Théorie du cielquelques conjonctures cosmologiques significatives sur les galaxies et les nébuleuses, qui seront vérifiées au cours duXXème siècle avec l’avènement des radio-téléscopes géants.227 Hume affirmait notamment qu’aucune expérience ne pourrait jamais prouver la validité d’une théorie puisqu’il esttoujours possible d’imaginer l’existence d’une expérimentation décisive invalidante.228 Miller, I Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts, p. 195229 Ibid., p. 205

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82

« Le groupe choisi est seulement plus commode que les autres et nous ne pouvons plus dire que la

géométrie d’Euclide est vraie et que celle de Lobatchevski est fausse, pas plus que nous ne pouvons dire que

les coordonnées cartésiennes sont vraies et les coordonnées polaires fausses.230 »

Cet épisode entre philosophie et mathématique met en lumière que le succès du formalisme mathématique lui

vaut même de s’immiscer en sciences cognitives, en philosophie de la connaissance ou en théorie de la

perception. Poincaré n’est d’ailleurs pas le seul à avoir tenté d’appuyer une pensée philosophique sur les

théories physiques les plus récentes : des philosophes parfois controversés comme Stéphane Lupasco, par

exemple dans Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie231, se sont essayés à des approches assez

similaires.

Cette brève présentation des problématiques soulevées quant aux rapports entre nature et mathématiques, si

elle nous permet de mettre un tant soit peu en perspective la physique moderne que nous tenons tous pour

acquise, ne prétend aucunement apporter des arguments nouveaux au débat, et encore moins le trancher.

Nous avons simplement pu constater qu’il semble exister un certain nombre d’éléments significatifs qui vont

dans le sens de l’existence d’un lien, d’une correspondance étroite entres mathématiques et nature, entre

modèles et phénomènes physiques. Sur ce point, Goethe paraît ainsi ne pas avoir saisi la pertinence de la

révolution inaugurée par l’approche mathématique de la nature. Son refus de la méthode exclusivement

réductionniste et mécanique qui commençait en son temps à dominer tous les champs des sciences naturelles,

l’a amené à rejeter dans sa globalité la physique mathématique. Doit-on alors considérer l’ensemble de sa

démarche de connaissance comme définitivement discréditée par ce manque de clairvoyance ?

3.2. Pertinence et postérité contemporaines de la conception goethéenne

Nous allons tenter de répondre à cette question en identifiant tout d’abord les insuffisances que génère une

approche du monde exclusivement fondée sur une conception prométhéenne de la connaissance. Nous

chercherons ensuite à identifier comment la philosophie et la méthode de Goethe pourraient s’inscrire

aujourd’hui dans une démarche phénoménologique, et reconduire l’homme dans un rapport plus équilibré à

lui-même et au monde.

3.2.1. La science mathématique et la dissolution du sens

Nous avons reconstitué très brièvement les origines et les jalons historiques majeurs qui permirent le

développement de l’approche prométhéenne de la connaissance ainsi que son incarnation particulière, au

230 Poincaré, Henri, Sur les hypothèses fondamentales de la géométrie , Bulletin de la société mathématique de France,Paris, 1887, p. 203-216231 Lupasco, Stéphane, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Ed du Rocher, Paris, 1987

Page 83: Mémoire Goethe

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cours des trois derniers siècles, dans la physique mathématique. Dans l’hypothèse où l’on admet que les deux

devises de cette approche consistent en « Savoir, c’est pouvoir » et « Pouvoir, c’est savoir », le succès de la

démarche réductionniste et quantitative des mathématiques est, à ce titre, indéniable. Et si nous ne nous

étonnons plus quotidiennement devant ses miracles, c’est sans doute que nous avons également intégré avec

une rapidité exceptionnelle les bouleversements qu’elle a occasionnés, tant dans ses manifestations

matérielles que pour ce qui touche notre rapport au monde.

Il peut être toutefois intéressant de remarquer que c’est essentiellement la science en tant que technologie qui

a été parfaitement appréhendée, mais que notre ressenti au quotidien des formidables bouleversements

théoriques qui sont à l’origine de ces développements est beaucoup plus limité. Force est de constater que

nous vivons toujours dans un espace euclidien, déterministe et géocentrique. Notre « monde de la vie », notre

« Lebenswelt », ainsi que l’écrivait Husserl dans La terre ne se meut pas 232, est toujours indissociablement

lié à notre perspective. Pour reprendre l’image développée par le fondateur de la phénoménologie, notre

planète constitue toujours notre référentiel spatial et temporel, notre « sol psychologique ». C’est elle que

nous ressentons toujours comme spontanément immobile, alors même que la théorie copernicienne a été

énoncée il y a bientôt cinq siècles233. C’est son temps propre que nous considérons encore comme absolu,

malgré toutes les réserves apportées par les théories d’Einstein et de ses successeurs. La matière nous

apparaît aussi continue et déterministe qu’avant la révolution quantique, et même le physicien, malgré tout

son savoir théorique, cède comme tout un chacun au sentiment du sublime lorsqu’il se trouve confronté aux

spectacles d’une éclipse de soleil ou d’une tempête en mer. De fait, nous pouvons toujours admirer un lever

ou un coucher de soleil dans sa pure immédiateté sensible, sans que notre conscience ne doive

nécessairement se mettre à considérer que c’est la terre qui tourne autour du soleil ou l’inverse. En quoi les

apparences devraient-elles être jugées trompeuses lorsque nous voyons effectivement le soleil s’élever au-

dessus de notre horizon ? L’astre de lumière qui parcourt le ciel chaque jour, s’est toujours offert à nous tel

qu’il était. Il ne nous a jamais induits en erreur par lui-même. La confusion ne résulte que de notre propre

jugement interprétatif, et plus particulièrement de notre propension à projeter sur les choses que nous

observons la subjectivité inhérente à notre perspective. En ce sens, l’attitude prométhéenne ne nous a pas

réellement donnés à connaître le monde, au sens étymologique de naître avec, de ne faire qu’un avec.

Si la science actuelle s’avère effectivement incapable de nous atteindre dans nos conceptions, dans nos

convictions et nos valeurs intimes, dans notre « être au monde », pour parler comme Merleau-Ponty, c’est

que le territoire investi par cette science mathématique ne recouvre pas celui de l’ancienne philosophie

naturelle : notre physique moderne s’est précisément limitée, dans la logique énoncée par Descartes dans la

troisième médiation, à l’appréhension d’un univers quantifiable hors de l’Homme, tandis que l’étude de ce

qui relevait du qualitatif et en particulier ce qui touche au domaine de notre relation de l’être à l’étant, a été

232 Husserl, Edmund, La terre ne se meut pas, Ed. de Minuit Paris, 1989

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progressivement abandonné aux sciences dites subjectives : à la philosophie, à la physiologie et à la

psychologie. Les sciences mathématiques ont ainsi totalement renoncé à déceler le point où les processus

quantitatifs, mécaniques, chimiques et organiques, se transmuent en ce que nous appelons les qualités

propres de la perception : les sensations de chaleur, de lumière, de son, etc. Descartes en son temps tentait de

répondre à l’énigme en affirmant que ce point limite se trouvait précisément à la jonction de l’âme et du

corps, au niveau de la glande pinéale. Mais du fait de la désaffectation progressive des sciences dites

« dures » des champs qui touchaient justement à l’esprit, et surtout de leur focalisation prométhéenne sur les

objets à même de déboucher sur une meilleure maîtrise de notre univers, cette question n’a plus été

considérée comme prioritaire, reléguée au statut de questionnement métaphysique. La science mathématique

ne vise ainsi pas à expliquer le monde ; elle ne cherche à déceler aucun sens dans les phénomènes naturels et

ne s’interroge nullement sur les rapports de l’Homme à l’univers.

Je souhaiterais cité ici un extrait de l’article Galilée et Platon d’Alexandre Koyré :

« La dissolution du Cosmos signifie la destruction d’une idée : celle d’un monde de structure finie,

hiérarchiquement ordonné, d’un monde qualitativement différencié du point de vue ontologique ; elle est

remplacée par celle d’un univers ouvert, indéfini, et même infini, qu’unifient et gouvernent les mêmes lois

universelles […] Cela implique que disparaissent de la perspective scientifique toutes considérations fondées

sur la valeur, la perfection, l’harmonie, la signification et le dessein. […] La dissolution du cosmos, je le

répète, voilà me semble-t-il la révolution la plus profonde accomplie ou subie par l’esprit humain depuis

l’invention du Cosmos par les Grecs. C’est une révolution si profonde, aux conséquences si lointaines, que

pendant des siècles, les hommes – à de rares exceptions, dont Pascal – n’en ont pas saisi la portée et le sens ;

maintenant encore elle est souvent sous-estimée et mal comprise234. »

La dissolution du sens consécutive de la destruction de l’idée d’un cosmos unifié est bien la conséquence la

plus essentielle de la révolution engendrée par l’explosion de la méthode réductionniste et matérialiste des

mathématiques. Teilhard de Chardin, qui faisait preuve, au passage, d’une étonnante clairvoyance quant au

développement à venir des réseaux de données (il est décédé en 1955), décelait dans la diffusion des moyens

d’interaction et de communication, les prémisses de la réalisation d’une « noosphère »235, d’une formidable

« machine à penser » qui inclurait toutes les âmes « en un réseau serré de liaisons planétaires », et scellerait

ainsi l’avènement d’un nouvel âge spirituel. Mais rares sont ceux qui partagent aujourd’hui une vision aussi

utopiste : car force est de constater, qu’avec deux guerres mondiales, et un nombre impressionnant de

génocides de toutes sortes, le XXème siècle, celui par excellence de la science et de la réalisation de tous les

possibles, aura aussi compté parmi les plus sauvages et destructeurs, et ce infiniment plus sur le plan moral

que matériel. Est-ce un hasard en effet s’il fut le siècle de toutes les pensées de la déconstruction : marxisme,

233 En 1543.234 Koyré, Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, p.170-171235 Quéau, Philippe, La planète des esprits, p.316

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freudisme, nietzschéisme236 ?… Aujourd’hui, il est d’une évidente naïveté d’écrire que le potentiel de la

science inquiète bien plus qu’il ne fait rêver, car le développement de ce formidable pouvoir ne s’est réalisé

qu’au prix d’une perte absolue de sens. Et comme le faisait remarquer un peu plus haut Alexandre Koyré,

Pascal est très certainement le premier à avoir saisi avec une vertigineuse clairvoyance le nouvel état

d’extrême détresse morale de l’Homme, expulsé du centre du monde et incapable de jamais connaître ni

comprendre les deux infinis entre lesquels il est désormais condamné à évoluer en conscience.

« Voilà notre état véritable ; c’est ce qui nous rend incapable de savoir certainement et d’ignorer

absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre.

Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il

échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous

est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination ; nous brûlons du désir de trouver une assiette

ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement

craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes237. »

Il paraît difficile d’imaginer que les sciences mathématiques à elles seules seront un jour à même de répondre

à nos questionnements quant au sens de l’univers et de l’existence. Ainsi le physicien Trinh Xuan Thuan

écrit-il dans son essai, Le chaos et l’harmonie :

«L’approche réductionniste et matérialiste a certainement concouru de façon importante à notre

compréhension du monde en nous permettant d’isoler et d’étudier des bribes de réalité sans besoin de

comprendre le tout. Mais il est aussi sûr qu’elle a contribué à rompre l’ancienne alliance de l’Homme avec

l’Univers, à l’aliéner du monde qu’il habite. Démoralisé, dépersonnalisé, défavorisé et déboussolé, l’Homme

se sent perdu dans une vaste machinerie implacable et inexorable sur laquelle il n’exerce aucun contrôle. Si

cette science matérialiste s’est graduellement éloignée et dissociée du reste de la culture, c’est que la vision

morne et désespérante d’un homme-automate dépourvu de volonté et de créativité n’était pas supportable. 238»

Car d’où procèdent les inquiétudes contemporaines liées aux questionnements éthiques : utilisation des

biotechnologies, statuts de l’humain, écologie, sinon d’une question de signification. L’éthique, dans son

acception de science à même de diriger notre conduite, se nourrit de notre capacité à donner un sens à

« l’agir » pour dépasser le nihilisme. La raison la plus brillante abandonnée à un univers dénué de toute

perspective holistique, de toute vision de la totalité, sans conscience de la valeur de l’humanité, non

simplement en tant que concept linguistique ou géopolitique, mais en tant que réalité vécue et ressentie

intimement, est vouée à alimenter l’individualisme le plus achevé. Qu’était le nazisme sinon une forme

236 Il ne s’agit bien entendu aucunement d’imputer la responsabilité des génocides précédemment cités à ces différentscourants de pensées, mais simplement de constater que ce XXème siècle a traduit par ses recherches la conscience trèsclaire que les anciennes idéologies et religions, qui prétendaient fonder l’idée d’une morale hors de l’homme, n’étaientplus d’actualité.237 Pascal, Blaise, Pensées, p. 32

Page 86: Mémoire Goethe

86

extrême de nihilisme ? Le non-sens engendre le désespoir dont se nourrissent dogmatistes, fondamentalistes

et extrémistes de toutes sortes. Hors d’une vision qui puisse être à même d’inscrire l’homme, à la fois en tant

qu’individu et en tant qu’humanité, dans l’univers, ne peuvent émerger et se développer que des systèmes de

valeurs fondés sur l’intérêt exclusif et égoïste d’individus, de minorités ou de communautés. Comment

l’attitude orphique peut-elle jouer un rôle dans la réhabilitation plus que jamais essentielle d’une

signification, et donc d’une éthique, dans une société n’entretenant plus qu’une certitude absolue, celle que

précisément plus rien ne peut se réclamer de l’Absolu ?

Face aux succès des développements issus de la prédiction de Galilée, nous ne pouvons que reconnaître que

selon une mystérieuse et insaisissable loi du monde, les mathématiques semblent bien être apparentés à un

certain langage de la nature. Mais l’expérience et le vécu nous dictent également que les langages qui

décrivent le rapport de notre être à la nature et les mouvements que nous ressentons en notre âme et

conscience, ne sont pas ceux de la mécanique, de la chimie ou de l’électromagnétisme, mais ceux de l’image,

du rythme, de la poésie et de la musique. Un poème de Baudelaire, une nouvelle de Borges ou une peinture

de Léonard de Vinci, nous transforment plus intimement, nous communiquent bien plus de sens et de valeurs

que la théorie scientifique la plus révolutionnaire, même si celle-ci prétend remettre en cause nos conditions

de connaissance a priori. Est-ce l’expression d’une détresse conséquente de la prise de conscience de la

dissolution du cosmos, s’il existe une tendance certaine dans les philosophies du XXème siècle239 à renoncer

aux conceptions abstraites qui ambitionnent d’expliquer le monde et à revenir conjointement à l’expérience

du mystère de l’être comme être au monde ?

Que peut nous enseigner aujourd’hui l’approche orphique de Goethe, presque deux siècles après la

disparition du poète? Ne serait-ce pas tout simplement qu’il est plus que jamais nécessaire de compléter cette

vision réductionniste et quantitative de l’univers par une approche davantage centrée sur l’homme et sur sa

relation à l’expérience du vivre ? Ne pouvons-nous pas, de ce fait, considérer la pensée phénoménologique

contemporaine comme l’héritière la plus directe de la démarche de Goethe, et plus généralement de l’attitude

orphique ?

Gaston Berger, dans le dictionnaire d’André Lalande240 nous décrit la méthode phénoménologique comme

étant « un effort pour appréhender, à travers des évènements et des faits empiriques, des « essences », c’est-

à-dire des significations idéales. » Celles-ci doivent être « saisies directement par intuition à l’occasion

d’exemples singuliers, étudiés en détail et d’une manière très concrète. » Nous retrouvons là presque mot

pour mot comme un écho des principes de l’observation du poète de Weimar qui s’efforce de saisir l’idée

dans les phénomènes.

238 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 544239 Pierre Hadot relève les philosophies de Wittgenstein et de Merleau-Ponty (cf. Le voile d’Isis, p. 313).240 Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Quadrige, Paris, 2002, p. 769

Page 87: Mémoire Goethe

87

Le regard phénoménologique et l’art peuvent participer à cette redécouverte de l’être et de la signification.

3.2.2. La postérité phénoménologique de Goethe

« Les vrais sages se demandent ce qu’il en est de cette chose en soi et quel est son rapport aux autres

choses, sans se soucier de son utilité, de son application à ce qui est déjà connu et nécessaire à la vie, laissant

ces découvertes à des esprits sagaces, enjoués et versés dans la technique.241 »

Pour bien comprendre l’avènement de la phénoménologie et la raison pour laquelle elle est justement en

mesure de jouer un rôle déterminant et complémentaire au côté de la science quantitative contemporaine, il

est utile de souligner que la mathématisation de la physique a connu son pendant en matière de philosophie

de la perception, en l’occurrence l’intellectualisme incarné par Lagneau, Alain et surtout Descartes dont

l’exemple fameux du morceau de cire rapporté dans la deuxième des Méditations métaphysiques242 en

constitue l’illustration la plus évocatrice. L’intellectualisme part d’une multiplicité de sensations discrètes (la

cire est décrite comme un ensemble épars de qualités sensibles : l’odeur, la couleur, le son…) et introduit

l’action de l’intellect entre ce qui est donné et ce qui est effectivement perçu. Comme l’empirisme de Hume,

qui fonde la connaissance sur un ensemble de sensations considérées isolément, l’intellectualisme commence

par poser une pure diversité de sensations. C’est l’acte intellectuel qui confère une unité à cette diversité

sensible. Cet intellectualisme constitue déjà en quelque sorte une réponse aux limites de la théorie empiriste

qui fonde notre connaissance du monde et l’essence même de l’Esprit sur la saisie d’hypothétiques

sensations pures considérées dans leur multiplicité.

Même s’ils font apparaître activement la conscience de l’observateur dans l’acte de perception, les

intellectualistes commettent également l’erreur d’oblitérer le fait que la cire perçue n’est pas une simple

collection de qualités indépendantes considérées en leurs valeurs absolues, collection que notre entendement

assemblerait en un corps ou un phénomène. Les qualités de la cire sont déjà unifiées parce que chacune

d’elles est une manifestation partielle de la cire selon un mode d’appréhension déterminé (odorat, vue,

toucher…). La cire perçue est plus que la somme de sa couleur, de son parfum, de sa texture : elle est leur

tout et leur harmonie indépendamment d’un acte intellectuel unificateur. Nous verrons plus bas que la

psychologie de la forme puis la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty nous apprennent qu’il est

impossible de distinguer le contenu sensible du tout auquel il appartient, et qu’il n’existe pas, dans la

conscience, de sensations isolées qui se verraient unifiées en une forme par un acte intellectuel. Ce que nous

percevons, ce ne sont jamais des qualités pures mais des relations déjà douées de signification. Chaque

sensation est donc tributaire de la configuration dans lequel elle s’insère.

241 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 72242 Descartes, René, Méditations métaphysiques, p. 83-91

Page 88: Mémoire Goethe

88

Ainsi autant les conceptions empiristes qu’intellectualistes rendent la perception introuvable, toujours réduite

à autre chose qu’elle-même, et nous confrontent à une impasse : elle se trouve démembrée en deux

composantes, sur lesquelles les philosophes mettent alternativement l’accent. Chez les empiristes, la

perception est réduite aux sensations ; chez les intellectualistes à l’acte intellectuel de reconstruction de

l’unité à partir de ces sensations éparses. Nous avons vu que Goethe, confronté à cette modernité si

particulière de la première partie du XIXème siècle, place au cœur de sa démarche morphologique le souci de

percevoir le phénomène sensible et l’idée comme pouvant s’intégrer dans une représentation de la totalité.

Dans sa lignée et en réaction à ces philosophies qui partent des sensations isolées pour en analyser et mesurer

les propriétés, des psychologues allemands tels que de Köhler, Wertheimer, Koffka et, en France Guillaume,

établissent au cours de la première moitié du XXème siècle les grands principes d’une psychologie de la forme

(ou « Gestalt »). Cette philosophie de la perception se fonde sur les formes ou structures comme données

premières et préexistantes à l’acte de perception. L’esprit n’a pas alors comme dans l’intellectualisme un rôle

organisateur qui ferait surgir d’un chaos de sensations éparses et désordonnées un ordre imposé par

l’observateur : l’idée, et par-là même le sens, sont indissociablement liés à la forme. Les tenants de cette

ligne philosophique considèrent les parties dans leurs rapports relatifs et non plus prises isolément. Ainsi,

l’émergence de la forme est expliquée à partir d’un certain nombre de lois de l’organisation perceptive (lois

de prégnance, de proximité, de ressemblance, de symétrie, etc.), les caractéristiques de l’ensemble

déterminant celles des parties. Cette considération holistique de l’acte de perception permet par exemple

d’expliquer pourquoi une ligne mélodique musicale ne perd pas son identité, son essence, lorsque l’on décale

de quelques tons ou octaves l’ensemble de la partition : alors même qu’en valeur absolue toutes les parties

ont été modifiées, l’ensemble de la structure conserve son identité propre du moment que les rapports entre

les parties - les notes - sont préservés.

Cette théorie réduit cependant le rôle de l’esprit à peu de chose, dans la mesure où elle suppose l’ordre

rationnel déjà réalisé dans la nature, et retombe ainsi dans les erreurs de l’empirisme de Hume qui n’accorde

lui non plus aucun rôle à l’entendement. La phénoménologie, qui en est en quelque sorte l’héritière, essaie

précisément de remédier à cette insuffisance. Pour le courant phénoménologique il s’agit alors de décrire le

vécu de la perception et de retourner à l’expérience directe, le mot d’ordre étant le retour aux choses mêmes.

Husserl, son fondateur reconnu, et Goethe se retrouvent ainsi dans leur commune opposition à la démarche

de la métaphysique classique, que Platon illustre dans le texte du mythe de la caverne243, et qui dévalue les

phénomènes sensibles en simples apparences trompeuses, sous prétexte d’en saisir la réalité purement

idéelle. Husserl définit le phénomène comme ce qui apparaît à la conscience dans l’expérience et va

développer le principe d’une méthode phénoménologique essentiellement descriptive basée sur l’« époché »,

ou encore « réduction »: cette dernière consiste à suspendre toute croyance immédiate et a priori en

243 Platon, La République, Livre VII, Gallimard, Paris, 1993, p. 357 et suivantes

Page 89: Mémoire Goethe

89

l’existence des choses – croyance sur lequel se fonde précisément la science expérimentale -, à mettre entre

parenthèses le monde objectif et à écarter toute adhésion naïve à son égard, de manière à libérer l’accès au

moi ultime, ce qu’Husserl nomme le Moi transcendantal. Cette méthode permet de montrer que la conscience

est toujours intentionnalité - elle est toujours conscience de quelque chose et désigne d’emblée l’objet

comme porteur de signification - et qu’inversement, il n’y a de phénomène que pour une conscience, de la

même façon qu’un spectacle perd son sens en l’absence de spectateurs. C’est précisément la corrélation, la

rencontre, entre cette conscience et le monde qui fonde le sens du phénomène.

Contrairement à la neurologie ou à la psychologie, par exemple, qui tendent à faire de la conscience un objet

de la nature explicable grâce à des lois scientifiques, le phénoménologue reconduit l’esprit dans son statut de

source des phénomènes : la conscience n’est pas un phénomène, mais précisément ce qui leur donne

naissance. Merleau-Ponty développera les considérations de Husserl dans La phénoménologie de la

perception, où il critique notamment l’approche que la science adopte à l’égard du monde et de la perception,

en tant qu’elle cherche à leur imposer la netteté de ses catégories, au lieu de décrire l’expérience telle que

nous la vivons avec toutes ses ambiguïtés. Sa critique de l’intellectualisme est proche de celle de Bergson

lorsque celui affirme qu’il faut privilégier la pensée intuitive, seule à même de rendre compte du mouvant, de

la présence des choses au monde et de leur durée. En conformité avec Goethe, la phénoménologie interdit

donc qu’on pense la perception et les organes du corps sur le modèle mécaniste ou fonctionnaliste de

l’instrument ou de la matière inerte. Le corps devient le point de jonction entre le sensible et le psychique.

Dans son essai Le visible et l’invisible, Merleau-Ponty emploie des mots dont la parenté avec ceux du poète

de Weimar est frappante

« On touche ici au point le plus difficile, c’est-à-dire au lien de la chair et de l’idée, du visible et de

l’armature intérieure qu’il manifeste et qu’il cache. Personne n’a été plus loin que Proust dans la fixation des

rapports du visible et de l’invisible, dans la description d’une idée qui n’est pas le contraire du sensible, qui en

est la doublure et la profondeur. […] La littérature, la musique, les passions mais aussi l’expérience du monde

visible, sont non moins que la science de Lavoisier et d’Ampère l’exploration d’un invisible et, aussi bien

qu’elle, dévoilement d’un univers d’idées. Simplement cet invisible-là, ces idées-là, ne se laissent pas comme

les leur détacher des apparences sensibles, et ériger en seconde positivité. […] L’idée est ce niveau, cette

dimension, non pas dans un invisible de fait, comme un objet caché derrière un autre, et non pas un invisible

absolu qui n’aurait rien à faire avec le visible, mais l’invisible de ce monde, celui qui l’habite, le soutient, et le

rend visible, sa possibilité intérieure et propre, l’Être de cet étant.244 »

Sans contradiction, également, avec la conception du poète qui semblait avoir l’intuition que la nature suscite

en l’Homme un appétit de connaissance tout autant tourné vers l’extérieur que vers l'intérieur (ainsi qu’il en

244 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, p193-196

Page 90: Mémoire Goethe

90

fait part dans son article La médiation de l’objet et du sujet245 en 1823), l’attitude

phénoménologique développée par Merleau-Ponty énonce que le sujet ne se révèle que par l’objet dans

lequel il s’engage. C’est dans l’expérience perceptive, en quelque sorte dans le miroir du monde, que la

conscience réalise « son être propre » :

« La conscience est éloignée de l’être et de son être propre, et en même temps unie à eux, par

l’épaisseur du monde. Le véritable cogito n’est pas le tête-à-tête de la pensée avec la pensée de cette pensée :

elles ne se rejoignent qu’à travers le monde. La conscience du monde n’est pas fondée sur la conscience de soi,

mais elles sont rigoureusement contemporaines : il y a pour moi un monde parce que je ne m’ignore pas ; je

suis non dissimulé à moi-même parce que j’ai un monde246. »

L’expérience phénoménologique doit ainsi être saisie avant toute contamination utilitaire ou conceptuelle,

sans aucune projection de désir ou d’intérêt, en somme comme si on voyait le monde pour la première et

dernière fois247. Or qu’est-ce que la plus pure expérience phénoménologique, elle qui doit nous replacer au

milieu des choses en déniant à ces dernières toute signification égoïste ou fonctionnelle, sinon le regard

esthétique d’où procède l’émerveillement face au pur jeu de formes et de couleurs de la création ? Bergson

ne disait pas autre chose lorsqu’il soulignait que savoir contempler l’univers avec des yeux d’artiste, dans

une totalité qui intègre le sujet et l’objet, donne accès à un mode de connaissance plus direct que celui généré

par l'analyse et la séparation purement intellectuelle :

« On en dirait autant de la perception. Auxiliaire de l’action, elle isole dans l’ensemble de la réalité, ce

qui nous intéresse ; elle nous montre moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer par avance

elle les classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous suffit de savoir à quelle

catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou

la conscience sont moins adhérents à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir à leur faculté

d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus

simplement en vue d’agir ; ils perçoivent pour percevoir, pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d’eux-

mêmes, soit par leur conscience, soit par un de leurs sens, ils naissent détachés ; et selon que ce détachement

est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc

bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts ; et c’est parce que l’artiste

songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un plus grand nombre de choses248. »

245 Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 297-304246 Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, p. 344247 A l’image de ce que préconisaient déjà Lucrèce et Sénèque.248 Bergson, Henri, La pensée et le mouvant, In Œuvres, p. 1373

Page 91: Mémoire Goethe

91

3.2.3. La méthode d’observation de Goethe à la lumière de la méthode phénoménologique

Les travaux naturalistes les plus aboutis de Goethe sont sans doute ses études sur la lumière rassemblées dans

l’imposant Traité des couleurs. Par un curieux paradoxe, ils ont été aussi les moins reconnus dans le milieu

de la science académique. Goethe explique par exemple à Eckermann249 le cas de l’un des admirateurs de sa

théorie optique qui, voulant se faire un nom parmi les physiciens, essayaient de défendre les idées du poète

mais sans jamais citer son nom de peur d’être définitivement discrédité. On accorde bien au poète la

découverte de l’os intermaxillaire chez l’Homme du côté des anatomistes, et les botanistes admettent tout à

fait l’intérêt de la démarche holistique que l’écrivain adopte dans la Métamorphose des plantes250. Mais les

études sur la couleur, n’ont guère été reconnues par les physiciens, tous autant qu’ils étaient attachés à la

théorie newtonienne, et ont davantage trouvé leur public chez les artistes, ainsi que nous le verrons à la fin de

ce travail. A titre d’explication partielle, il faut rappeler que la Farbenlehre contenait une partie polémique

dont l’objectif déclaré était de jeter à bas la « citadelle newtonienne ». Il s’agissait par-là même d’une attaque

explicite contre la manière dont se développait la science, attaque qui a grandement contribué à

décrédibiliser l’ensemble de l’ouvrage.

Pourtant l’approche initiée par Goethe dans ce Traité présente d’étonnantes similitudes avec celles pratiquées

aujourd’hui en physiologie et en psychologie de la perception. Considérant le phénomène comme une

expérience, la préoccupation permanente du poète dans ses observations était de ne jamais abstraire

l’observateur du contexte. Il essayait de montrer que ce dont l’observateur et l’expérimentateur ont à se

garder, ce sont les qualités propres à l’esprit susceptibles de nuire à la bonne perception du phénomène : on

pourrait parler d’ « obstacles épistémologiques » pour reprendre les termes de Gaston Bachelard. Et parmi

ces obstacles, il comptait celui de la tendance à s’appuyer excessivement sur la théorie et l’abstraction

intellectuelle.

Ainsi avant d’aborder l’étude des phénomènes objectifs qui font apparaître la couleur dans la nature, traitée

dans les chapitres « couleurs physiques » et « couleurs chimiques », Goethe ouvre la Farbenlehre en

consacrant une partie importante de ses observations aux aspects physiologiques de la perception visuelle,

non pas pour tenter de comprendre le fonctionnement de l’œil, mais simplement pour en observer le

comportement lorsqu’il se trouve soumis à différentes conditions de perception ou d’observation et pour en

isoler les influences subjectives. En analysant de manière détaillée l’ensemble de ces phénomènes

habituellement considérés comme simplement illusoires ou, à tort, pathologiques, il souhaite se placer dans

les conditions les moins subjectives avant de se consacrer dans un second temps à l’étude des phénomènes

purs de la couleur hors du corps. Le poète initie ainsi une réelle réflexion sur l’observation, et la partie

prenante de l’observateur dans l’acte de perception. Ce premier chapitre où il relate les effets de

249 Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, p. 449

Page 92: Mémoire Goethe

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compensations, d’aberrations, de déformations est aujourd’hui considéré comme un travail précurseur de

ceux qui seront menés quelques années plus tard dans le cadre des théories subjectivistes de la perception

visuelle (neurophysiologie et psychophysiologie pour l’essentiel) 251.

A titre d’illustration de la démarche phénoménologique de Goethe, nous allons essayer d’identifier et de

décrire l’enchaînement des trois principales phases de sa méthode d’observation : la phase analytique, la

phase imaginative et enfin la phase intuitive.

• La phase analytique

Il s’agit d’une phase de pure description du phénomène dans tout le détail de sa réalité matérielle, tel qu’il se

présente aux sens. Le principe consiste à multiplier les observations, à plusieurs stades de développement ou

d’apparition du phénomène (par exemple à différents niveaux de croissance des feuilles d’une plante). Le

phénomène doit être considéré non pas dans son mouvement évolutif, mais dans son instantanéité, tel qu’il se

présente en détail aux sens à un moment donné, en essayant de faire abstraction de toute conviction ou idée a

priori, et en se gardant de toute tendance à introduire immédiatement une interprétation subjective. Ce

principe d’observation est relativement similaire au principe husserlien d’époché, de mise entre parenthèses

de toute croyance a priori. Nous trouvons d’excellents exemples de mise en œuvre de cette phase analytique

dans le Traité des couleurs où Goethe rassemble une quantité impressionnante d’observations et

d’expériences de toutes sortes, énoncées dans leur contexte, et où il essaie de retranscrire avec le maximum

de détails ce qu’il perçoit sans théorisation ou interprétation d’aucune sorte.

• La phase d’imagination sensorielle exacte ( « Exakte Sinnliche Phantasie252 »)

Cette deuxième phase consiste, à partir d’une succession d’observations réalisée selon la méthode

précédente, à intérioriser le phénomène, en essayant de reconstruire par l’imagination le flux sériel dans sa

durée et son développement. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre la formule de Cassirer déjà citée

plus haut :

« La formule mathématique cherche à rendre le phénomène quantifiable, la démarche de Goethe à le

rendre visible253. »

Goethe s’efforce par exemple de visualiser la naissance et la transformation d’un nœud avec sa feuille type

dans la continuité du phénomène de métamorphose, des cotylédons jusqu’au pétale. Il s’agit avant tout de

reconstituer les transitions qui n’ont pas été observées lors de la première étape descriptive, et de percevoir le

250 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 103-104251 Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p 117252 Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 22253 Aesh, Gode von, Natural Science in German Romanticism, Columbia University German Studies, New York, 1941,p. 74 cité in Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, p. 64

Page 93: Mémoire Goethe

93

développement, le processus interne dans sa globalité. Nous pouvons y déceler encore une parenté avec la

phénoménologie selon laquelle la variation libre par l’imagination subjective est reconnue comme propice au

dévoilement de l’essence de l’objet. L’imagination doit être libérée mais dans la stricte limite du phénomène

tel qu’il a été observé en détail lors de la première étape.

• La phase de perception intuitive

C’est cette dernière étape, la plus essentielle et la plus difficile, qui nécessite selon le poète, ainsi que nous

avons déjà eu l’occasion de le relever, le développement d’un nouvel organe de perception254, d’un œil

spirituel. Cette étape, qui peut se comprendre comme le pendant scientifique de la véritable inspiration

poétique, consiste à utiliser l’intuition pour à la fois combiner et dépasser les différentes étapes précédentes.

Il s’agit d’accéder à la réalité organique ou aux lois qui régissent le phénomène afin d’atteindre son type

primordial. Ceci signifie tout autant saisir, par exemple, la plante dans ce qu’elle est en tant que

manifestation de l’idée mais également tout ce qui est en puissance dans son règne - par exemple toutes ces

plantes qui n’existent pas, mais qui seraient « conséquentes » et pourraient exister puisqu’elles suivent le

modèle symbolique de l’Urpflanze. C’est une étape essentiellement intellectuelle que Goethe identifie très

probablement au troisième mode de connaissance de Spinoza, et qui permet de percevoir le lien entre la

forme manifestée et l’essence sous jacente, l’idée du règne. C’est l’étape proprement intersubjective de l’acte

de perception, où l’esprit s’ouvre pleinement à l’idée du phénomène qui doit se révéler comme une

illumination. Nous en trouvons un exemple significatif lorsque Goethe saisit soudainement la loi partielle de

développement des os des mammifères, à la vue des os du crâne du Lido qui lui apparaissent immédiatement

comme trois vertèbres transformées. Cette perception intuitive est d’autant plus facilitée, selon le poète, que

le phénomène observé est peu éloigné du phénomène primordial, puisque dans ce dernier les formes

manifestent pleinement et directement l’idée aux sens.

Il me paraît en outre important de souligner pour éviter toute ambiguïté que ces trois étapes ne se succèdent

pas immédiatement à l’occasion de l’observation d’un seul phénomène particulier : le poète doit se

confronter à quantités d’observations avant d’être en mesure de passer du premier au second stade, et il doit

procéder à plusieurs expériences imaginatives avant d’atteindre l’illumination intuitive de la troisième phase.

Nous avons déjà eu l’occasion d’insister sur l’importance que Goethe accorde à la patience et à la

multiplication des observations dans le processus de connaissance :

« Aucun phénomène ne s’explique de et par lui-même ; seuls plusieurs pris ensemble et organisés

avec méthode finissent par donner quelque chose qui peut avoir quelque valeur pour la théorie 255»

254 Goethe, JW, Histoire de mes études botaniques (1831), in La métamorphose des plantes, p. 101255 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p.73

Page 94: Mémoire Goethe

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Il est alors possible de déceler une étroite correspondance entre ces trois étapes de connaissance et les trois

formes d’expression artistique, simple imitation figurative, art allégorique et art symbolique décrites par

Goethe dans son essai256 de 1789. La phase analytique peut être mise en correspondance avec le niveau de

connaissance propre à l’art purement concret et figuratif qui se limite aux apparences sensibles. La phase

imaginative donne, quant à elle, accès à l’art allégorique, dans la mesure où l’imagination de l’artiste n’est

pas encore parvenue, à ce stade, à reconstituer l’unité primitive et objective de la série. Enfin, lorsque

l’artiste est parvenu à l’intuition holistique de ce flux sériel, c’est-à-dire à l’identité propre du phénomène, il

est à même de l’incarner dans le symbole.

3.2.4. La postérité artistique de la Farbenlehre

Le regard phénoménologique qui nous amène à percevoir la nature dans ses formes et ses couleurs pures hors

de tout concept, système a priori ou projection intéressée nous conduit par conséquent à percevoir le Beau

dans ce qu’il a justement de libre et de gratuit. Il nous reste donc à identifier concrètement quelle est la forme

artistique dans laquelle pourrait s’incarner et se développer de façon privilégiée la perception

phénoménologique telle que Goethe la conçoit. A ce titre, nous allons analyser brièvement la postérité

artistique de la Farbenlehre.

Il nous faut revenir aux sources : quel était le projet initial que concevait Goethe lorsqu’il s’est attelé à ce

colossal travail sur la science des couleurs ? Goethe connaissait les traditions métaphysiques, théosophiques

ainsi que les diverses tentatives d’interprétations ésotériques des couleurs ; mais son Traité des couleurs ne

se veut justement pas une mystique des couleurs. Il présentait au contraire son ouvrage comme un traité

pratique destiné aux peintres souhaitant enrichir leur « connaissance de l’action des couleurs sur la

sensibilité257 ». Quel est, alors, le pendant artistique du regard phénoménologique qui vise dans la pure

transparence de l’expérience intuitive à mettre en contact le sujet et l’essence des objets et du monde ? Aussi

étonnant que puisse paraître une telle réponse au premier abord, il semble bien que ce soit Goethe qui, par

ses travaux sur la couleur pure, considérée dans ses effets hors de tout cadre figuratif, ait participé à

l’ouverture d’une voie vers l’Abstraction. Il s’agit d’une position notamment défendue par les organisateurs

de la très belle exposition « Aux origines de l’Abstraction » qui eut lieu au Musée d’Orsay cette année, et qui

s’ouvrait sans ambiguïté sur une présentation des travaux sur la couleur de Goethe.

Et effectivement, par le biais notamment de Schopenhauer qui contribue à faire connaître la Farbenlehre,

peu à peu réduite au chapitre de « l’effet physico-moral de la couleur », les artistes abstraits dans la première

moitié du XXème siècle ressentent l’approche du poète comme singulièrement apparentées à leurs

256 Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Simple imitation, manière, style (1789), p. 95-101

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questionnements sur la nature et les effets de la perception colorée. Le traité de Goethe, comme c’était sa

raison d’être initiale rencontre enfin son public et inspire fortement des artistes comme Malevitch, et les

premiers peintres expressionnistes et du Bauhaus258 (Kandinsky, Klee, Itten…). Goethe est considéré par

cette génération comme le grand émancipateur de la couleur pure. Ainsi que le souligne Jacques Le Rider259,

la raison pour laquelle Goethe est devenu l’une des principales références du premier Bauhaus, à tel point

que Itten, Klee et Kandinsky en conseillent la lecture et la pratique à leur élèves, réside principalement dans

le fait que la voie goethéenne « conduisait vers l’invisible et vers l’expression de la subjectivité. »

La Farbenlehre établit en effet parmi de nombreuses classifications la distinction entre couleurs chaudes et

couleurs froides et confirme la résonance psychologique et morale du spectre lumineux. Cette étude détaillée

de chaque couleur dans l’impression particulière qu’elle exerce sur l’être humain ouvre par conséquent la

voie à un langage symbolique commun à la nature et à l’esprit humain. Or ce qui réunira une grande partie de

ces peintres abstraits, Malevitch, Kandinsky, Klee ou Kupka, c’est la conviction qu’un langage archaïque,

une linga adamica de la couleur, de la forme260 et du son existait dès les premiers âges de l’humanité et que

« c’est sous l’impression d’une nature toute colorée que se sont formés en grande partie les sons et les signes

radicaux d’une langue primitive ». Même si ce langage n’est plus ni figuratif, ni accessible aux sens, comme

l’était celui évoqué dans les Disciples à Saïs de Novalis261 ou dans les textes de Schelling, on voit ressurgir

une sorte de monisme, fondé sur la généralisation universelle des théories ondulatoires et des lois

harmoniques de diffusion de la lumière et du son, qui fait croire à un langage naturel objectif et

synesthésique des formes, des couleurs et des sons. Les peintres vont ainsi « chercher à retranscrire la

pulsation du monde au moyen des propriétés optiques de la couleur262 ». Francisek Kupka représente

certainement l’un des exemples les plus significatifs de cette mouvance263 : il publie en 1922 sous le titre La

Création dans les arts plastiques sa propre théorie physiologique de la perception et annonce la venue d’un

art non seulement abstrait mais qui serait capable de toucher directement les esprits.

On peut par ailleurs remarquer que l’ouvrage majeur de Kandinsky, Du Spirituel dans l’art (1911), référence

théorique incontournable des premiers peintres abstraits, reprend, notamment dans la partie Le langage des

257 « […] nous supposons que le peintre a pris connaissance de notre projet de Traité des couleurs et se sera bienassimilé certains chapitres et rubriques qui le concernent particulièrement car il sera ainsi en état de manier la théorie etla pratique pour connaître la nature et les appliquer à l’art avec facilité. » in Goethe, JW, Traité des couleurs, p. 284258 Cette mouvance en particulier allemande se situera à l’extrême opposé de celle de l’école française qui se retrouveradavantage dans les écrits plus techniques et appliqués du chimiste Eugène Chevreul, dont l’ouvrage majeur De la loi ducontraste simultané des couleurs, publié en 1839, relayait l’autorité scientifique de Newton à Paris.259 Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p. 118 – 119260 On peut par ailleurs déceler dans cette graphologie naissante, un prolongement de la « grande voguephysiognomonique des Lumières » justement initiée par Lavater et Herder (cf. Rousseau, Pascal, Un langage universel :l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction, p.21)261 Novalis, Les Disciples à Saïs, in Novalis, Petits écrits, Paris, 1947, p. 179262 Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction, in Aux origines del’abstraction,, p.23-25263 Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction,, in Aux origines del’abstraction, p. 30-31

Page 96: Mémoire Goethe

96

formes et des couleurs dans laquelle le peintre développe sa théorie du contenu intérieur des formes et des

couleurs primaires à partir du paradigme musical, certains principes d’analyse des effets déjà présents dans la

partie effet physico-moral de la Farbenlehre. Il fait d’ailleurs directement référence à Goethe :

« Ces deux citations démontrent la parenté profonde entre les arts en général, entre la musique et la

peinture en particulier. C’est certainement sur cette parenté que s’est construite l’idée de Goethe selon laquelle

la peinture doit trouver sa basse continue. Ce mot prophétique de Goethe est un pressentiment de la situation

dans laquelle se trouve la peinture de nos jours. Cette situation est le départ du chemin sur lequel la peinture,

grâce à ses moyens propres, deviendra un art au sens abstrait du mot et atteindra enfin la composition picturale

pure.264 »

Le phénoménologue Michel Henry ne voit aucune contradiction entre représentation de la nature - au sens de

l’essence - et abstraction. Interprétant ainsi le Grand Domaine de Kandinsky comme « l’unité de l’Art et de

la Nature », il cite le peintre lorsque ce dernier écrit : « La genèse d’une œuvre est de caractère cosmique265»

et nous présente dans son ouvrage Voir l’invisible le caractère de cette nature post-galiléenne :

« La nature dont l’art va retrouver le chemin est bien différente [de celle représentée dans l’art du

XIXème siècle]. C’est une nature dont les qualités sensibles ne sont pas réduites à des caractères extérieurs,

simples signes d’une réalité étrangère et se bornant à la « figurer ». Ces qualités sont des impressions, des

sonorités, des tonalités : des modes de la vie. Nous comprenons alors ceci : en arrachant couleurs et formes

linéaires à l’archétype idéal des significations qui constituent le monde objectif, en les prenant dans leur

picturalité non référentielle, l’abstraction kandinskienne, loin d’écarter la nature, la rend à son essence

intérieure. Cette nature originelle, subjective, dynamique, impressionnelle et pathétique, cette nature véritable

dont l’essence est la Vie, c’est le cosmos. Une proposition fulgurante de l’article du Blaue Reiter, soulignée par

Kandinsky lui-même, définit l’Arché où Art et Cosmos sont identiques : "le monde est rempli de résonances. Il

constitue un cosmos d’êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant".266 »

Existe-t-il alors un lien intrinsèque entre phénoménologie et abstraction ? Eliane Escoubas, dans son Essai

d’une phénoménologie de l’espace pictural267, tente de mettre en lumière les rapports de la peinture du XX ème

siècle, et en particulier de la peinture abstraite, avec l’approche phénoménologique. Elle défend l’idée que

l’espace pictural n’est pas une « portion d’espace », mais « la mise en œuvre du faire-monde du monde », la

représentation de « l’apparaître de ce qui apparaît » :

264 Kandinsky, Wassily, Du Spirituel dans l’art, p. 114265 Henry, Michel, Voir l’invisible, p. 233266 Henry, Michel, Voir l’invisible, p. 236267 Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale , in Phénoménologie : un siècle de philosophie ,p. 187-193

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« Le tableau met en œuvre l’événement de l’apparaître, il met en œuvre le « phénomène » au

sens de la phénoménologie.268 »

C’est alors le tableau abstrait qui manifeste l’essence artistique de l’expérience phénoménologique dans la

mesure où, révélant les couleurs et les formes dans leurs puretés et hors de tout contexte figuratif, il incarne

« dans une même tâche toute la peinture, en dépit ou plutôt en raison de sa pluralité et de sa diversité

historique » et met ainsi en œuvre le pur évènement du « voir », l’ouverture à « l’invisible membrure du

visible » pour reprendre le terme de Merleau-Ponty269.

268 Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale , in Phénoménologie : un siècle de philosophie ,p. 189269 Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale , in Phénoménologie : un siècle de philosophie ,p. 190

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4. Conclusion

Si Goethe s’est efforcé tout au long de sa vie de concilier la rationalité scientifique, l’art, et la connaissance

de la nature, jamais il n’a défendu la métaphysique ou la mystique naïve de la Naturphilosophie romantique

contre la rigueur et la rationalité de l’observation et de la science expérimentale270. Le poète, tout comme

Kant, refuse toute forme de dogmatisme métaphysique, ainsi qu’il l’énonce sans ambiguïté dans sa lettre à

Jacobi du 5 mai 1786 :

« Que de biens enviables ne possèdes-tu pas ? [ …] En revanche Dieu t’a puni en t’infligeant la

Métaphysique et il t’a planté cette écharde dans la chair ; et moi il m’a béni avec la Physique, afin que la

contemplation de ses œuvres me rendit heureux, n’ayant pas voulu me combler d’autres biens.271 »

Dans le champ de la science, même s’il raisonne par analogie et s’oppose à la non moins naïve mouvance

positiviste de ce début du XIXème siècle, Goethe cherche moins à bâtir une philosophie de la nature qu’à

identifier les lois propres de chaque domaine de la nature, en s’attachant à dépasser la démarche purement

analytique pour proposer un mode d’appréhension du réel plus holistique, attaché à la perception sensible des

phénomènes dans leur totalité et leur essence. Même s’il existe dans la Weltanschauung du poète une unité

qui lie entre elles toutes les forces créatrices de la nature cette unité ne se confond jamais avec une volonté

d’uniformisation totalisante : c’était là, au contraire, le reproche majeur que Goethe lançait aux matérialistes

et aux inconditionnels du « tout mécanique ».

« Chaque existence particulière est un analogon de tout ce qui existe ; voilà pourquoi l’existence nous

apparaît en même temps comme séparée et reliée. Si l’on suit de trop près cette analogie, tout devient

identique ; si l’on s’en écarte, tout se disperse dans l’infini. Dans les deux cas l’observation se retrouve au

point mort : par excès de vie ou parce qu’elle est tuée272. »

Le démarche de connaissance, selon Goethe, est fondée à la fois sur l’analyse, l’imagination et l’intuition, et

vise au stade ultime à saisir les phénomènes dans leur idée, pour remonter autant que faire se peut jusqu’au

phénomène primitif au-delà duquel, il n’y a plus rien à comprendre ou à expliquer. Chaque objet de la réalité

ne lui présente alors que l’une des infinies possibilités qui demeurent cachées dans le sein de la nature, et qui

sont des émanations de quelques types primordiaux de phénomènes sensibles irréductibles.

Aux yeux du poète il n’existe pas de dichotomie entre la science et l’art qui lui apparaissent comme deux

voies complémentaires, deux modes par lesquels l’Homme exprime ce que la nature lui dévoile : la science

270 La controverse avec Newton a cependant contribué à le faire identifier à la mouvance romantique.271 Lettre à Jacobi du 5 mai 1786, in Goethe, JW, Correspondances 1765-1832, p. 91272 Goethe, JW, Maximes et réflexions, p. 118

Page 99: Mémoire Goethe

99

manifeste cette connaissance sous formes de théories purement intelligibles, tandis que l’art imprime ce

savoir dans un objet perceptible aux sens. Dans la conception de Goethe, le beau est le reflet sensible de

l’Idée, et c’est la raison pour laquelle il désapprouvait que l’on parlât d’une idée du Beau273. L’art, dans sa

plus haute manifestation, est symbolique et devient l’empreinte sensible des essences que l’Homme perçoit

directement dans la nature.

Nous avons pu constater la difficulté qu’il y a à tenter de rattacher le poète à un mouvement philosophique

particulier. Jean Lacoste voit en Goethe un conciliateur des philosophies de Spinoza et de Kant274: la lecture

de Spinoza a alimenté sa critique de la science positive et l’a amené à interpréter l’idéal spinoziste de la

« science intuitive » comme une invitation à approfondir avec raison et rigueur l’étude de la nature. De Kant

il adopte dans une certaine mesure la critique moderne de la connaissance, ainsi que l’intuition qu’il croit

voir confirmée dans la partie téléologique de la Critique de la faculté de juger, de l’origine commune de l’art

et de la nature. Je souhaiterais cependant nuancer le rapprochement avec Kant sur deux aspects qui me

paraissent essentiels : d’une part, Goethe désapprouve fermement l’affirmation du philosophe de Königsberg

selon laquelle ce qui se révèle à l’esprit, ce ne sont pas les choses en elles-mêmes, mais leurs apparences

telles qu’elles se présentent à l’entendement. Bien qu’il reconnaisse tout à fait les défauts et la subjectivité

inhérente à notre mode de perception du monde, ainsi qu’il l’exprime dans son essai de 1792 sur L a

médiation de l’objet et du sujet dans la démarche expérimentale275, Goethe demeure convaincu que l’essence

de la nature se donne telle qu’elle est au regard de l’observateur attentif et patient qui sait se mettre en

communion avec elle. D’autre part, comme le souligne également Cassirer276, Goethe n’admettait pas non

plus l’idée d’un entendement absolument souverain qui devrait amener l’être humain à se contenter de la

pensée pure : il veut voir et appuyer ses convictions intellectuelles sur des formes intuitives.

La postérité de la philosophie et de la science goethéennes est étonnamment diverse. Outre la paternité

reconnue de Goethe dans la découverte de l’os intermaxillaire chez l’Homme et la partie physiologique de la

Farbenlehre, nous avons mis en lumière que les travaux naturalistes du poète avaient contribué au

développement de deux courants, le premier philosophique, le second artistique. En considérant, d’abord,

que la perception s’enracine dans une expérience vécue, dont la science ou l’art ne sont que les expressions

secondes, Goethe a participé à la remise en cause de la position intellectualiste, qui énonçait la perception

comme un jugement excluant le rapport intersubjectif de notre corps avec le monde, et qui a abouti au XXème

siècle à la formalisation de la méthode phénoménologique moderne. Par ailleurs, en manifestant dans sa

273 « Dans le domaine de l’esthétique, on a tort de dire l’Idée du Beau ; car ce faisant, on isole le Beau, alors qu’il nepeut être pensé comme isolé. On peut avoir un concept du Beau, et ce concept peut être transmis » In Goethe, JW,Ecrits sur l’art, p. 311274 Lacoste, Jean, Goethe, Science et Philosophie, p. 220275 Goethe, JW, Traité des couleurs, p296-304276 Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, p. 127

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100

Farbenlehre un intérêt pour les couleurs en elles-mêmes, hors de tout cadre figuratif, Goethe a nourri les

réflexions des peintres expressionnistes et abstraits du début du XXème siècle.

Qu’en est-il aujourd’hui du rapport entre arts, sciences et Nature ? Nous avons vu que l’incroyable succès

des mathématiques à décrire l’univers rend absolument improbable tout retour en arrière de la science vers

une conception aristotélicienne définitivement dépassée. Nous avons vu évoluer conjointement l’art et la

science depuis Galilée vers une abstraction toujours plus grande, jusqu’à même entendre les artistes non

figuratifs et les physiciens de l’atome déclarer les fins respectives de l’art et de la science avec une

synchronisation étonnante. On ne peut donc que regretter que Goethe ait rejeté le principe de la physique

mathématique sur la base de son refus d’une uniformisation de l’univers par la mécanique, sans avoir

compris que l’intuition du spirituel dans la nature n’était pas incompatible avec l’acceptation du postulat de

Galilée.

Le fait que le langage des mathématiques soit plus à même que les mots du poète de décrire quantitativement

le monde, ne nie aucunement l’idée d’une harmonie universelle. Il est ainsi notoire qu’Einstein établit sa

théorie de la relativité sans aucun outil mathématique, en ne s’appuyant que sur les résultats de quelques

expériences et sur sa formidable intuition ; ce n’est que dans un second temps qu’il s’est associé avec des

mathématiciens pour formaliser un cadre numérique. Mais cette étape lui apparaissait presque superflue, car

lorsqu’il présente le 4 novembre 1915, à l’Académie des sciences de Prusse, sa communication technique sur

la relativité générale, alors que ses calculs ne sont pas achevés et qu’aucune vérification expérimentale n’a

encore été effectuée277, il affiche une confiance déroutante et conclut par des mots où se révèle le rôle

essentiel joué par les considérations esthétiques dans ses recherches :

« Quiconque aura vraiment compris cette théorie pourra difficilement éviter d’être captivé par sa

magie. »

Les physiciens reconnaissent278 qu’ils ont été témoins, au cours du dernier siècle, de l’émergence d’une

vision du monde qui remet complètement en cause celle née avec Newton au XVIIème siècle. Des

affirmations déterministes telles celles de Laplace, qui prétendait déduire la destinée de l’univers de la seule

connaissance des causes initiales, sont aujourd’hui absolument obsolètes. La mécanique quantique et le

chaos ont libéré la matière de son inertie et de son déterminisme, et la nature nous apparaît certes plus

complexe et abstraite que par le passé. Mais n’est-ce pas précisément que nous touchons davantage à son

essence ? Platon distinguait un monde des idées, habité par des formes éternelles et nécessaires, qu’il

opposait au monde des apparences, soumis aux contingences du temps et de l’espace. Aujourd’hui la science

277 Elles ne le seront que quatre ans plus tard par Arthur Eddington, à l’occasion de l’éclipse de soleil du 29 mai 1919qui permit de vérifier la déviation des rayons lumineux induite par la force gravitationnelle de la Lune. (cf. Hoffmann,Banesh, La relativité, histoire d’une grande idée, p. 189)

Page 101: Mémoire Goethe

101

contemporaine semble montrer que ces deux mondes sont plus entrelacés qu’on aurait pu l’imaginer. Chaque

atome de la matière semble participer à la fois de la totalité et du particulier, du hasard et de la nécessité,

selon des lois singulières que des physiciens comme Alain Aspect commencent à peine à découvrir.

Parmi les philosophes, Christian Godin279 suggère qu’il est fort possible que nous assistions actuellement à la

recomposition d’un concept de nature dont les premiers signes viendraient précisément des sciences

cosmologiques et de la prise de conscience écologique. Les technologies de l’image nous ont en effet donné

accès à tout un nouvel univers sensible, des formes de vie protozoaires jusqu’aux images de nuages

stellaires, en passant par les photographies de La Terre vue du ciel280 qui nous présentent notre

environnement d’une manière totalement nouvelle. Nous y lisons une beauté qui n’a rien à envier aux plus

belles images de Novalis ou de Lucrèce. Pourquoi les courbes et les fonctions qui agissent à l’arrière plan de

ces images extraordinaires, seraient-elles moins proches de la nature que les hiéroglyphes secrets que le

poète et le philosophe de jadis croyaient déceler dans les formes d’un coquillage ou d’un élytre ? Les

technologies d’imageries modernes, telles des extensions matérielles de notre corps et de nos sens, nous

donnent accès à un formidable univers sensible qui n’est pas moins réel que celui que nous voyons

directement par nos yeux nus. Ces instruments, de la simple loupe au radiotélescope géant sont, certes,

l’œuvre de l’Homme, mais ils n’en suivent pas moins, tout comme nos organes de perception, les mêmes lois

que la nature vers laquelle ils pointent. Ce ne sont pas des séries de chiffres qui sont collectées dans les

observatoires géants du Chili, mais les ondes électromagnétiques en provenance directe des étoiles. Les

outils informatiques traduisent ensuite ces phénomènes en courbes et en images en passant, par

l’intermédiaire de modèles mathématiques, pour en isoler, en fonction des besoins, des composantes

particulières : ces instruments de connaissance loin de « dénaturer la nature » nous donnent au contraire

accès à des univers de formes tout aussi sensibles que ceux que nous transmettent nos perceptions brutes. Car

c’est notre esprit qui, dans tous les cas, continue à scruter le monde, que notre regard se porte sur des images

infographiques abstraites ou directement sur les reflets scintillants du soleil sur l’océan.

Goethe ne doit pourtant pas être considéré comme un rêveur qui aurait refusé la physique mathématique

uniquement par angoisse de la modernité ou par nostalgie naïve d’une mystique contemplative. Il faut au

contraire reconnaître en lui un humaniste pragmatique ayant compris et exprimé qu’une approche purement

analytique et quantitative, déniant à l’esprit tout rapport qualitatif au monde, ne serait jamais à même de

satisfaire totalement l’élan qui enjoint l’Homme à connaître et à se connaître. Le regard phénoménologique

qui nous ouvre à la signification de notre rapport aux choses, doit venir compléter le regard purement

scientifique qui vise, par l’approche analytique, à mesurer et maîtriser la nature. L’œuvre d’art et le

phénomène naturel ne trouvent pas leurs fins en eux-mêmes. Ils sont des expériences et des événements ;

278 Thuan, Trinh Xuan, Le chaos et l’harmonie, p. 544279 Godin, Christian, La Nature, p 89280 pour reprendre le titre de l’ouvrage de Yann Arthus-Bertrand.

Page 102: Mémoire Goethe

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ils dévoilent cette « invisible membrure du réel » qui n’est la résultante exclusive ni du sujet, ni de l’objet,

mais celle de la rencontre. C’est la raison pour laquelle l’œuvre d’art « symbolisera » d’autant mieux le réel

qu’elle saura faire usage de sa liberté à développer, par ses propres voies naturelles, des formes « qui, sans

exister véritablement, pourraient cependant exister, et qui ne seront pas des ombres et des apparences

pittoresques ou poétiques, mais auront une vérité et une nécessité intérieures281 », pour reprendre les mots

que Goethe employait pour l’Urplanze.

Or, devenus ainsi que l’écrivait Descartes, « comme maîtres et possesseurs de la Nature », nous ressentons

intimement la rupture qui s’est instaurée entre nous et notre environnement. La domination et la

banalisation de l’attitude prométhéenne ont progressivement modifié le regard que nous portons sur

l’univers, ses objets, ses formes, ses propriétés. Nous nous arrêtons le plus souvent à leurs apparences et à

ce que nos habitudes de pensée nous font subjectivement projeter sur eux. C’est pourquoi, la démarche de

connaissance et les œuvres artistiques de Goethe, par le regard qu’elles portent et diffusent sur le monde,

m’apparaissent à l’ère du matérialisme dominant, comme particulièrement propices à rééquilibrer notre

rapport au monde. Réalisant une admirable synthèse entre spiritualisme et pragmatisme, elles sont en

mesure de nous faire comprendre que la beauté, le sens et le mystère de l’existence n’ont aucunement été

annihilés par la science mathématique, et qu’ils ne se dissimulent pas, ne se situent pas dans un au-delà

immatériel, inaccessible à nos sens. Ils se manifestent au contraire pleinement au travers de ce qui se

dévoile à chaque instant et dans chaque lieu du monde, dans l’expérience même de l’être, pour peu que

nous apprenions, comme nous y enjoint Merleau-Ponty, à les voir :

« Le monde phénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalable, mais la fondation de

l’être, la philosophie n’est pas le reflet d’une vérité préalable mais comme l’art la réalisation d’une vérité.

[…] Le monde et la raison ne font pas problème, disons si l’on veut, qu’ils sont mystérieux, mais ce mystère

les définit, il ne saurait être question de le dissiper par quelques solutions. Il est en deçà des solutions. La vraie

philosophie est de rapprendre à voir le monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde avec

autant de « profondeur » qu’un traité de philosophie282. »

281 Goethe, JW, Voyage en Italie, p. 365282 Merleau-Ponty, Maurice, La phénoménologie de la perception, p. XV et XVI de la préface

Page 103: Mémoire Goethe

103

5. Bibliographie

1. Ancelet-Hustache, Jeanne, Goethe, Seuil, Coll. Ecrivains de toujours, Paris, 1990.

2. Bergson, Henri, La Pensée et le Mouvant, In Œuvres, Presses Universitaires de France, Paris, 1959.

3. Bortoft, Henri, La démarche scientifique de Goethe, Triades, Paris, 2001.

4. Cassirer, Ernst, Rousseau, Kant, Goethe, Belin, Paris, 1991

5. Descartes, René, Méditations métaphysiques, Flammarion, Paris, 1992.

6. Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann, Gallimard, Coll. NRF, Paris, 1988.

7. Escoubas, Eliane, Essai d’une phénoménologie de l’espace picturale, in Phénoménologie : un siècle de

philosophie, Ellipses, Paris, 2002

8. Gaudin, Christian, La nature, Editions du temps, Paris, 2000.

9. Goethe, JW, Correspondance 1765 – 1832, Les Presses d’Aujourd’hui, Paris, 1982.

10. Goethe, JW, Le Divan, Gallimard, Coll. NRF, Paris, 1984.

11. Goethe, JW, Ecrits sur l’art, Flammarion, Paris, 1996.

12. Goethe, JW, Faust I & II, In Théâtre Complet, Gallimard, Coll. La Pléiade, Paris, 1988, p. 1125-1247.

13. Goethe, JW, Matériaux pour l’histoire de la théorie des couleurs, Presses Universitaires du Mirail,

Toulouse, 2003.

14. Goethe, JW, Maximes & Réflexions, Payot & Rivages, Coll. Rivages Poche, Paris, 2001.

15. Goethe, JW, La métamorphose des plantes, Triades, Paris, 1999.

16. Goethe, JW, Traité des couleurs, Triades, Paris, 1980.

17. Goethe, JW, Schiller, Friedrich, Correspondance 1794-1805, Tome I, Gallimard, Coll. NRF, Paris, 1994.

18. Goethe, JW, Schiller, Friedrich, Goethe - Schiller, Correspondance 1794-1805, Tome II, Gallimard,

Coll. NRF, Paris, 1994.

19. Goethe, JW, Voyage en Italie, Bartillat, Paris, 2003.

20. Hadot, Pierre, Le voile d’Isis, Gallimard, Coll. NRF Essais, Paris, 2004.

21. Henry, Michel, Voir l’invisible, Editions François Bourin, Paris, 1988

22. Hoffmann, Banesh, La relativité, histoire d’une grande idée, Pour la science, Paris, 1999.

23. Hurson, Didier, Les Mystères de Goethe, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2003.

24. Kandinsky, Wassily, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Denoël, Coll. Folio

Essais, Paris, 1989.

25. Kant, Emmanuel, Critique de la Faculté de juger, Flammarion, Paris, 1995.

26. Koyré, Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1973.

27. Lacoste, Jean, Le « Voyage en Italie » de Goethe, PUF, Coll. Perspectives Germaniques, Paris, 1999.

28. Lacoste, Jean, Goethe, Science et Philosophie, PUF, Coll. Perspectives Germaniques, Paris, 1997.

29. Le Rider, Jacques, L’héritage de Goethe : Romantisme et Expressionnisme, p. 111-120, In Aux origines

de l’abstraction 1800 – 1914, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2003

Page 104: Mémoire Goethe

104

30. Lescourret, Marie-Anne, Goethe, la fatalité poétique, Flammarion, Coll. Grandes Biographies, Paris,

1999.

31. Lucrèce, De la Nature, Flammarion, Paris, 1997

32. Merleau-Ponty, Maurice, L’Oeil et l’Esprit, Gallimard, Coll. Folio Essais,1964.

33. Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1945.

34. Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, Gallimard, Coll. Tel, Paris, 1964.

35. Miller, Arthur, Intuitions de génie, images et créativité dans les sciences et les arts, Flammarion, Coll.

Nouvelle Bibliothèque Scientifique, Paris, 2000.

36. Novalis, Les Disciples à Saïs, in Petits écrits, (trad. par G. Bianquis), 1947

37. Pascal, Blaise, Pensées, Librairie Générale Française, Coll. Le Livre de Poche, Paris, 1972.

38. Platon, La République, Gallimard, Coll. Folio Essais, Paris, 1993

39. Quéau, Philippe, La Planète des Esprits, Odile Jacob, Paris, 2000.

40. Rousseau, Pascal, Un langage universel : l’esthétique scientifique aux origines de l’abstraction, p.19-33,

In Aux origines de l’abstraction 1800 – 1914, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2003

41. Spinoza, L’Ethique, Seuil, Coll. Points, Paris, 1999.

42. Schelling, Introduction à l’Esquisse d’un système de philosophie de la nature, Librairie Générale

Française, Coll. Le Livre de Poche, Paris, 2001.

43. Tilliette, Xavier, Schelling, Calmann – Levy, Paris, 1999

44. Todorov, Tzvetan, Théories du symbole, Seuil, Coll. Essais, Paris, 1977.

45. Thuan, Trinh Xuan, Le Chaos et l’harmonie, Gallimard, Coll. Folio Essais, 1998.

Page 105: Mémoire Goethe

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TABLE DES MATIERES

0. INTRODUCTION.................................................................................................................................................31. IDENTIFICATION ET FORMALISATION DES TROIS CONCEPTS FONDAMENTAUX DU NATURALISME DEGOETHE.....................................................................................................................................................................9

1.1. Phénomènes primitifs: l’unité dans la multiplicité ou la science des premiers principes .............101.1.1. Minéralogie : l’Urgestein .................................................................................................................111.1.2. Botanique : l’Urpflanze ....................................................................................................................121.1.3. Ostéologie : L’Urtier ........................................................................................................................171.1.4. Optique : les couleurs du ciel et du Soleil........................................................................................191.1.5. Essai d’une définition de la notion d’Urphänomen.........................................................................23

1.2. Polarité.....................................................................................................................................................271.2.1. Minéralogie : volcanisme et granit primitif .....................................................................................271.2.2. Botanique : contraction et expansion ...............................................................................................291.2.3. Optique : ombre et lumière...............................................................................................................321.2.4. De la dualité à l’unité, de la polarité à l’intensification ..................................................................34

1.3. Métamorphose & intensification ..........................................................................................................361.3.1. Botanique : la feuille comme Protée, de la graine à la fleur, de la fleur au fruit............................371.3.2. Métamorphose des animaux : les insectes, les mammifères, l’Homme .........................................381.3.3. L’intensification des couleurs ..........................................................................................................401.3.4. Conclusion sur les notions de métamorphose et de finalité : la Steigerung ...................................41

2. DE L’ÉTUDE DE LA NATURE À LA RÉVÉLATION ARTISTIQUE DE L’ESSENCE ...........................................462.1. Brève étude des origines de l’approche orphique du monde : les stoïciens, Paracelse, lessignatures et les lois d’analogie ........................................................................................................................462.2. Une « théorie » de la connaissance fondée sur l’appréhension sensible de l’Idée..........................50

2.2.1. Le primat des sens ............................................................................................................................502.2.2. Le refus des théories de la préformation : l’idée est immanente au phénomène............................522.2.3. Le refus du non-perceptible : les faits doivent se hisser au niveau de la théorie............................53

2.3. La démarche analytique au service de l’intuition ..............................................................................582.3.1. Goethe & les mathématiques : Le refus de l’analytique comme fin...............................................582.3.2. La recomposition holistique de l’unité par la conscience intuitive.................................................612.3.3. Les limites de la connaissance .........................................................................................................65

2.4. L’art comme dévoilement de l’essence secrète de la Nature.............................................................662.4.1. Les mêmes lois sont à l’œuvre dans l’art et dans la nature .............................................................662.4.2. Le style goethéen : l’artiste doit imiter l’essence de la nature ........................................................682.4.3. Goethe & Kant ..................................................................................................................................70

3. M ISE EN PERSPECTIVE DE LA CONCEPTION GOETHÉENNE À LA LUMIÈRE DE LA PHYSIQUE

CONTEMPORAINE ...................................................................................................................................................733.1. L’attitude fonctionnelle prométhéenne : le dévoilement des secrets par la technique..................73

3.1.1. L’Antiquité : mécanique et magie....................................................................................................733.1.2. Le Moyen Âge et la Renaissance : science expérimentale et magie naturelle ...............................743.1.3. Les Temps modernes : le triomphe de la physique mathématique .................................................753.1.4. Monde des apparences phénoménales et réalité intelligible des entités mathématiques ...............78

3.2. Pertinence et postérité contemporaines de la conception goethéenne .............................................823.2.1. La science mathématique et la dissolution du sens .........................................................................823.2.2. La postérité phénoménologique de Goethe .....................................................................................873.2.3. La méthode d’observation de Goethe à la lumière de la méthode phénoménologique..................913.2.4. La postérité artistique de la Farbenlehre .........................................................................................94

4. CONCLUSION...................................................................................................................................................985. BIBLIOGRAPHIE............................................................................................................................................103