Memoire Frederic Alzeari

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1 publication numérique mémoire de fin d'études *

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Frdric Alzeari 

Mmoire de n d’tudessous la direction de Clo Pitiot

Design sous influencesLes dterminismes formels dans la gense d’un objet

école Nationale Suprieure de Cration Industrielle, 2010.

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 Avant-propos

Introduction

première partie

l’influence du créateur

Entretien avec Patrick Jouin

1. Des vécusLa part de l’exprience

 Andre Putman, une en fance bourgeoise

Une proximit avec le milieu artistique

Ettore Sottsass Jr, une enfance montagnarde

Un pre architecte

 2. Les origines géographiques et culturellesDes oppositions persistantes

La mobilit des hommes et des esprits

Hritage commun et particularisme local

Ce qui fait cole

Un moule partag

Le design français a-t-il une forme?

Les symptômes d’une approche individualiste

Quand l’entreprise se substitue au national

3. La formationDes ppinires

Le principe de transmission

De l’anecdote à l’exprience

 4. Le catalogue des souvenirsDes objets et des lieux qui impriment la rtine

5. Les goûts, une approche subjective des formesEntre les afnits de tous et le goût de chacun

6. L’originalité, la culture de l’exclusivité Une vision romantique

Un impratif d’exclusivit

L’originalit confronte à la mondialisation

Forcer le trait

La normalit et l’impratif d’originalit

Le remploi comme une ncessit face à la saturation

L’inuence des formes passes est-elle une bride crative?

Entre liation et imitation, la copie montre du doigt

7. Muses et inspirationsQuand l'originalit s’efface devant les tendances gnrales

Le facteur obsessionnel

Les relations mathmatiques, entre rationalit et sothrisme

Du dtournement à la citation

8. La porosité des inuencesLe designer ponge, l’imaginatio et la phantasia du crateur

 Vers une imagerie, l’atlas des images

L’interdisciplinarit

9. Les transferts de technologiesL’exemple des chaises en porte-à-faux et des siges en ls d’acier souds.

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Entretien avec Martin Szekely 

1. L’inuence des outils, des méthodes de travail,des modus opérandi

Un processus rigoureux et raisonn

La forme soumise au principe d’efcacit

La n des dogmes

La scnarisation de la dmarche

 2. La commande et le commanditaireLe premier des concepteurs

Le designer sans commanditaire

3. Le dessinEntre expression personnelle et universalit

Le produit d’un organe ou le principe de l’entonnoir

Le dessin comme une n en soi

Une approche symptomatique

 4. La maquetteUn corps tangible, l’illusion palpable

5. L’informatique et les outils numériquesDe la marge à l’ubiquit

Des outils raccrochs au rel; le calcul au service de la simulation

Une esthtique renouvele

Des espaces de reprsentation borns

Entre approximation et surdnition

La forme dbride

L’autognrescence, la part crative du logiciel

6. Les matériauxDes potentiels

Le contreplaqu moul, l’application puis la forme

La technicit apprivoise

Des dclinaisons

L’hyperchoix

Des biens communs?

La matire au service d’un discours

Matire solidaire et matire uctuante

 Vers une fusion

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deuXième partie

l’influence des outils de conception

et de création

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troisième partie

l’influence des procédés

de fabrication

Entretien avec Roger Tallon

1. Le moulageDu modelage au moulage

La forme par la contrainte de la matire

 2. L’injection plastiqueLes formes porteuses de stigmates

3. L’emboutissageComment une technologie peut fournir les conditions ncessaires

pour l’panouissement d’un rpertoire formel?

Une technologie au service de la production de masse

La coque, le support privilgi de l’expression formelle

Une contamination gnralise

La libert retrouve

La technologie moteur ou carburant de l’innovation formelle?

 4. L’organisation de la production

Les originesLa libration du technicien

L’atelier, le corporatisme

La manufacture, le dirigisme

La fabrique, l’esprit d’entreprenariat

L’usine, l’organisation scientique du travail

La machine au centre du jeu industriel

Mondialisation et anachronismes

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Bibliographie

Index des designers et des architectes

Index des objets et des lieux

Remerciements

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 Au cours d’un projet, tôt ou tard vient le temps de donner formeà son intention. Il faut alors dcider des traits sous lesquels appa-raîtront ses desseins. Jusqu’où suis-je l’acteur des choix qui s’op-rent? Quels sont les mouvements sous-jacents qui orientent mesdcisions ? Quelle est ma place dans ce processus ? Marc-Aurle di-sait que la libert de l’homme commence lorsqu’il comprend ce quidpend de lui ou non. Avoir conscience des inuences auxquelles jem’expose lors du dessin d’une forme apparaît alors comme un moyende m’en affranchir. Au sortir d’une priode de formation, ptri desrfrences amasses durant des annes, ce mmoire peut être unetentative pour prendre pleinement possession de mes goûts. Nonpas pour m’vader mais, au contraire, pour prendre pied et m’in-srer dans une ralit aux contours ous. En ce sens, le temps de

l’criture est aussi l’occasion de poser un regard lucide sur les inte-ractions à l’œuvre entre mon individualit et mon environnement.La dmarche est comparable à la recherche d’un centre de gravit,d’un point d’quilibre entre mon libre arbitre et les dterminismesinhrents à la pratique du design.

aVant-propos

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L’volution des formes se confond-elle avec celle des contraintes ?L’apparence des objets rsulte-t-elle de vents dominants dont les

 variations et les revirements expliqueraient à eux seuls les uctua-tions formelles, comme un soufe continu forge un paysage ? Lacomposition de l’air charri par ces rafales n’aurait rien de pur. Lestechniques, la culture et les interrogations d’une poque s’y mlan-geraient pour façonner ensemble notre environnement. Tel un go-logue, capable de lire dans l’rosion des roches, la nature des vne-ments passs, il nous faudrait observer les contours des objets pouren comprendre la provenance. La question pose, celle de l’originedes formes, rejoint ds lors les aphorismes qui se sont succds aucours du sicle dernier1 an de proposer une vision synthtique du

 jeu complexe de la morphognse. Pour notre part, nous nous gar-

derons de vouloir rduire la forme à une formule. Notre ambitionn’est pas de proposer une quation capable d’expliquer pourquoi unobjet prend corps d’une certaine manire et pas d’une autre. Il s’agitd’observer des forces en prsence, d’identier les inuences qui par-

1 n x : « », « ’ »,. XX è.

introduction

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ticipent à la dnition d’une forme sans succomber à la tentationde l’exhaustivit.

Quel ton adopter pour parvenir à dceler dans la diversit desmorphologies qui nous entourent des constantes et des change-ments ? Est-ce celui de l’expert ou du philosophe ? Le premier r-pond, le deuxime interroge. L’exercice du design encourage plutôtà aborder notre enquête en praticien, à ne pas rencontrer la formepar le fond. Le choix d’exemples concrets et documents peut nousviter d’grainer des suppositions ncessairement supercielles etprcaires tant que les formes ne sont pas incarnes dans une matiretangible2. Le design pose en effet la problmatique d’un « faire ». Ilse confronte aux matriaux et à leur processus de transformation.

Bien que nous ne ngligions pas la part croissante à l’avenir desapplications numriques et des services dans l’exercice du design,nos investigations seront circonscrites aux corps volumiques, ceux,palpables, dont la forme se dploie dans l’espace. Cela notammentparce que comprendre la porte d’une inuence nous impose de lareplacer dans une perspective historique. À cet gard, nous privi-lgierons les objets usuels, qui nous fournissent sur une chelle detemps importante des exemples reprsentatifs des volutions quileur sont contemporaines.

La gense d’un objet n’a rien d’un processus linaire dans lequelles uns dcident, les autres crent, l’ingnieur conçoit, le fabricantproduit, le distributeur vend puis l’usager utilise. Les systmes decontrôle et d’optimisation globale de la production tendent à limi-ner les frontires entre dcision, cration, conception et fabricationd’un produit. De même, la rorganisation des relations profession-nelles selon des logiques de rseaux rednit les rôles et l’implication

de chacun des acteurs d’un projet. Observer les inuences à l’œuvrependant l’laboration d’un objet sous un angle chronologique nousobligerait à recrer articiellement des sparations entre chaque

2 « l ’ ’ v ’, ’ à ’gg, ’ v è ».H f, Vie des formes (1934). é à v Hf, V , v ég , p : puf, 1943. 7 , 1981. e 31 2002 à ch, q. . 35.

tape. Nous serions souvent contraints de forcer le trait, de tortu-rer la forme pour l’adapter à ce moule. La priode de gestation d’unobjet n’est pas une ligne droite ascendante. En examinant la formepar travelling, nous risquerions de la dpouiller, de la rduire à uncontour, à un diagramme. Ainsi, notre lecture ne sera pas tempo-relle mais s’articulera autour de trois protagonistes, correspondantchacun à un niveau d’inuence.

Dans un premier temps, nous tenterons de discerner l’implica-tion du designer dans la cration d’une forme. Dans quelle mesureson inuence s’exerce-t-elle ? Comment la reconnaître ? Quelle estl’tendue de cette emprise ? Où commence le compromis ? Sousquels morphmes sa singularit s’exprime-t-elle? Notre intrêt se

portera ensuite sur les outils dont il dispose pour rechercher, d-nir et concevoir une forme. Sont-ils des instruments serviles soumisà la volont du designer ? Les objets portent-ils des stigmates d’ou-tils ? S’il est possible de gommer ces empreintes, quelle en serait lanalit ? Quelle est la part d’inuence de chacun d’eux ? Existe-t-il des vecteurs d’mancipations ? Enn, il sera question des moda-lits de fabrications, des moyens existants pour donner à la formeson enveloppe matrielle dnitive. Quelles relations tablir entredveloppements techniques et volutions formelles ? Jusqu’où lamorphologie d’un objet est-elle assujettie au potentiel des outils deproduction ? Un mode de mise en œuvre peut-il orienter nos af-nits esthtiques? Quels liens relient la uctuation des styles et lamaîtrise d’une technologie ? Rappelons que notre intention n’estpas de pratiquer une autopsie, de dissquer des objets pour remon-ter à la source de chaque inuence formelle an d’en dmasquerles coupables. Nous agirons comme observateur, essayant de cap-ter la forme dans sa diversit, ses incertitudes, ses variations et son

oscillation constante.S’intresser à la forme, c’est aussi choisir de se laisser toute lati-

tude pour voquer le fond. Derr ire la physionomie des choses, cesont les aspects culturels et sociaux d’une socit qui apparaissenten ligrane. « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface » crit

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 Victor Hugo3. Ds lors qu’il est question d’inuence, notre propos nepeut luder les interactions entre un produit et son contexte. Notrediscours ne peut viter les allers-retours entre une vision globale, g-nraliste, avec des perspectives historiques tendues, et une chelleplus rduite allant vers des particularismes locaux ou des exceptionssignicatives. Bien que les problmatiques conomiques et politiquesne soient pas tudies frontalement, elles sont nanmoins appelesà graviter tout au long de ce mmoire dans le champ de nos proc-cupations. Notamment par le biais d’entretiens avec trois designersaux personnalits loignes: Patrick Jouin, Martin Szekely et RogerTallon. Nous avons fait le c hoix de ne pas commenter ces entrevuesdans leur intgralit mais de venir y prlever au cours de nos r-

exions des rfrences concrtes et le tmoignage de trois crateursexpriments. Nos discussions servent de prambule à chacune desparties tudies. Les situations voques nous fournissent le pointde vue de designers confronts, dans la pratique, à des inuencesdont ils avouent ne pas toujours avoir conscience.

Souvenons-nous qu’il est plus facile de prdire que d’expliquer.Il nous faudra, c’est certain, accepter de laisser à la forme un sensincompris. Notre position rejoignant alors celle de Georges Batailledans un article sur « l’informe », publi dans la revue Documents,qui prcise que son intention n’est « pas de donner le sens des chosesmais les besognes des choses 4». Nous ignorerons souvent, et peut-être toujours, l’origine d’une courbe, ou la provenance obscured’une morphologie. Nous serons frquemment tents de donner àla forme un autre sens qu’elle-même et de la confondre avec les no-tions d’image et de signe. Notre dmarche n’est pas iconographique.

 Ainsi, ds à prsent, admettons que bien que la forme soit matire

autant qu’esprit, nous la capterons dans son ensemble. Sans oprerde distinction pralable.

3 V Hg, « u », Proses philosophiques de 1860-65, in Œuvres complètes deVictor Hugo, p, r l, 1985.4 Gg b, « l’ », in Documents. ex g ’x« l’, ’ ». r K Yv-a b, p, cp, 1996.

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l’influence

du créateur

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entretien aVec patricK Jouinpropos recueillis le 1er octobre 2009

Frdric Alzeari : Si vous l’acceptez,

nous pouvons commencer par évoquer

 votre « éducation » au sens large. C’est-

à-dire à la fois comment est-ce que

 vous êtes venu au design m ais aussi

qu’est-ce qui a imprégné votre œil en

 grandiss ant ? J’ai lu qu’adolesce nt,

 vous customisiez des mobylettes et des

 ancs de camions à l’aérographe avec

des ammes et des dragons.

Patrick Jouin : Et bien là, il nous faut re-monter loin. Je vais vous montrer quel-que chose. (Il sort un dossier d’une ta-gre). Vous allez pouvoir rigoler. C’taitmon book pour entrer aux Ateliers. (Leportfolio contient des photos de moby-lettes dont les rservoirs sont dcorsà l’arographe). C’est assez incroyable.Il y a la mobylette de mon petit frre,la mienne et celle du ls du boulanger.J’avais quinze ans. En n de compte,c’est ma premire entreprise. Je ne fai-sais pas ça dans des quantits astrono-

miques, mais tout de même, je produi-sais pas mal.

F.A. :  Dans la préfa ce du port rait 

consacré à votre travail, publié chez

 Pyramid, vous avez confié à Pierre

 Doze que vous manquiez de cul ture

dans votre jeunesse. Est-ce que vous

 parliez de connaissances l iées au de-

 sign ou d’un manque de références

 visuelles?

P.J. : Je n’avais aucune ide de ce qu’taitle design quand j’tais plus jeune, si cen’est comme tout le monde d’utiliser des

objets, de monter dans une voiture. Mesparents ont eu une 403, puis une 404 et une Renault 16. Mon pre avait unemoto BMW. Il dessinait aussi des cho-ses. Il transformait sa moto. Il faisait uncarnage. Il faisait des pices en bresde verre qu’il ponçait et peignait. Il fa-briquait des moules en plâtre.En fait, il y a un mlange assez tech-nique. Mon pre est artisan mais c’estde l’artisanat assez complexe. Il a uneformation d’ingnieur. Il n’est pas all

 jusqu’au bout de ses tudes parce qu’ilfallait manger. Ce n’tait pas facile. Ila tout de suite t chef d’atelier dansl’usinage des plastiques et des mtaux.Il faisait de la transformation des ma-

tires plastiques. La bre de verre, maisaussi du thermoformage, du pliage oude la chaudronnerie plastique. Comme

 j’ai dit, il a une formation d’ingnieur.Mon pre faisait aussi de la mcanique,du tournage et du fraisage.

 A la maison, i l y a des moteurs. Monpre est en train de rparer des voitures.

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Il achte une voiture compltementcasse mais qui a un bon moteur etune autre qui a une carrosserie en bontat mais un moteur foutu. Pour qu’onpuisse partir en vacances, il les rpare.

 Avec mes frres, nous l’aidons, on metla main à la pâte. A ce moment-là, mesparents sont un jeune couple, ils n’ontpas d’argent. A la maison tout est homemade. Mon pre a construit seul la moi-ti de la maison. Il a pos les papierspeints, fait les placo-plâtre, le parquet,

fabriqu les meubles et, en même temps,il a sa petite usine où il fabrique des en-seignes lumineuses ou des machinespour trier le courrier pour la poste.

F.A. : Vous et vos frères êtes constam-

ment là pour l’aider ?

P.A. : Nous sommes dedans. Que nousl’aidions où pas, on est compltementdedans. Quelquefois, je vais scier pen-dant une semaine des morceaux de plas-tique à la scie circulaire à quinze ans. Jescie, je scie, je scie… Puis je transpor-te des panneaux de mdiums jusqu’à lascie à panneaux. Parfois, je vais le voiren lui demandant de bricoler un truc

pour ma mobylette et on va passer une journe au tour ou à la fraiseuse à fairede belles pices en alu. Aprs, je vais lesponcer puis les polir pendant des heu-res et les installer.On est dans cette ide de fabriquer deschoses, de manipuler des matriaux etcomprendre comment ils se soudent, se

percent, se vissent, etc. J’ai fait ça de-puis toujours. Depuis que j’existe, j’ait baign dans l’ide de bricoler, detransformer de la matire.Forcment, en faisant tout ça, il y al’ide de la belle pice. La belle picec’est quoi ? Cela peut être juste un mon-tage qui n’a rien d’important mais quidoit être bien fait. On doit avoir passla lime pour faire un beau chanfreinsur les arêtes. La belle pice, c’est aussiquelque chose d’intelligemment pense.

Ce n’est pas facile. Ça suppose d’avoirrchi à toutes les tapes de la fabri-cation de cet objet. Quand vous le regar-dez, il faut qu’on puisse se dire que c’estmalin. Qu’il n’y ait pas trop de matire.Ça peut être juste un montage mais ilfaut que ce soit bien ralis. Lorsque

 vous êtes jeune et que vous r chis-sez à cette pice-là, quelque part, vousêtes en train de faire de l’esthtique.C’est mon pre qui a le goût de la bellepice et qui me l’inculque. A ce moment-là, on va aligner les vis. Les cruciformes,on ne les met pas n’importe comment.C’est une suite de plein de petites choses,ça ! Il y a un moment donn où c’est entoi. Il faut toujours essayer de faire une

belle pice. Plus tard, le design, ce seraaussi ça. Même si ce n’est plus vous quila fabriquez, vous la dessinez. Il y a lesouci de la belle pice, bien faite. A lan, c’est un mlange de goût, de savoir-faire, d’quilibre.

F.A. : Il semble que ce soit plus en bri-

colant et en aidant votre père plutôt 

qu’en dessinant que vous êtes venu au

design.

P.J. : Non, pas vraiment, à côt de cela,mon pre est quand même à la plancheà dessin. Un moment donn, il s’taitmême lanc dans la fabrication d’un side-car. C’est un projet qui n’a jamaisabouti mais il avait tout dessin, tout. Ils’est arrêt parce qu’il n’aurait jamais eu

le droit de rouler avec. Cela reprsentaitun effort norme pour ne jamais avoird’homologation.

F.A. :  Je suppose que les marges de

 vos cahiers d’école n’étaient pas rem-

 plies de croqu is de chais es, de ta-

bles et de fourchettes. Etaient-ce des

 voiture s, des avion s, des portr aits

d’amis ou peut-être étiez-vous un étu-

diant très consciencieux aux cahiers

impeccables ?

P.J. : Il y avait plutôt des paysages, despersonnages ou des animaux. En fait,

 je me suis aperçu que je savais dessiner.Un moment, j’ai vu que c’tait quelque

chose que je faisais bien. Alors, ensuite, vous ne savez jamais si vous aimezdessiner seulement parce que c’est fa-cile pour vous. C’est impossible à com-prendre. J’adore dessiner. J’ai toujoursdessin, dessin, dessin.Le design est awrriv tard pour moi.C’est au bac, lorsqu’il a fallu que j’aie

une ide de ce que je voulais faire plustard. Mon pre m’a sûrement un peuinfluenc. Je pense que c’est un m-tier qu’il aurait aim faire. Cela n’exis-tait pas vraiment en son temps mais il atoujours t attir par l’esthtique. Il aun bon coup de patte et une bonne idedes proportions. Je voulais faire soit ar-chitecte, soit dessinateur de bandes des-sines, soit peintre. Je ne sais pas si j’al-lais faire les Beaux-arts. Et il y avait cenouveau mtier qui arrivait. Un jour il

m’a gliss une petite plaquette sur RogerTallon en me disant « peut-être que çat’intressera Patrick ? ». Le choix de cemtier s’est fait de cette manire.

F.A. :  Je crois que pour votre diplô-

me vous aviez utilisé comme support 

des peintures à l’huile de grandes di-

mensions. Aussi, pendant mon stage à

l’agence, j’ai aperçu dans votre bureau

une boîte en bois pour aquarelles. Est-

ce que vous continuez à peindre. Vous

arrive-t-il malgré un agenda rempli de

 pratiquer le dessin en marge de votre

travail ?

P.J. : Je fais des choses comme celle-là (il

montre une peinture posée sur une chai- se). Comme vous voyez, la boîte d’aqua-relles est encore là. Il y en a partout.

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F.A. : Si je vous pose cette question, c’est 

 parce qu’en faisant des recherches sur

le streamline pour mon mémoire, je

me suis aperçu que la plupart des de-

 signers qui ont participé à ce courant 

ont tous eu une pratique du dessin in-

tense avant de passer au design. Beau-

coup étaient illustrateurs. Il suft de

regarder les esquisses de Norman Bel

Geddes pour sentir un véritable plai-

 sir dans l’acte même du dessin. En re-

 gardant ses croquis, on ressent le plai-

 sir qu’il tirait lui-même en traçant des

courbes.

P.J. : Oui, c’est indniable. C’est vi-dent. Mais ça dpend des projets. Il y en a où le dessin s’efface sous le nombredes contraintes. Avec le dessin, j’essayede lier, de relier des contraintes. Tu sais,comme lorsqu’il y a des points avec desnumros à relier. Je pense que c’estcomme ça que j’utilise le dessin.

F.A. :  Je me souviens du workshop à

l’Ensci que vous aviez dirigé. Vous

nous aviez demandé de dessiner des

 plans de chaises à l’échelle réelle en in-

 sistant en permanence sur la justesse

du trait. Peut-être dix fois m’avez-vousdemandé de revenir sur la courbe qui,

du pied arrière fait naître le dossier.

 Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose

qui va au-delà du geste altruiste?

Comme un cuisinier qui mijote un

 plat délicieux pour satisfaire le client 

et qui adore aussi la bonne chair et ne

 se prive pas de tremper le doigt dans

la casserole pour goûter le plat.

P.J. : Je ne sais pas comment l’expliquer,mais je sais que si votre plan est beau,si les courbes sont belles, alors il y a degrandes chances pour que l’objet ne soitpas trop mal. Mais le contraire n’est ja-mais arriv. Si le plan est moche, l’objetle sera galement. C’est vraiment dif-cile à expliquer « la ligne ». Je m’aper-çois qu’il y a des gens qui ne compren-

nent pas du tout ce que c’est de savoirdessiner un beau visage. C’est forc-ment li. (Il cherche un papier sur sonbureau). L’autre jour, je dessinais deschevaux (il me montre le croquis d’uncheval dessin sur une petite feuille depapier). Dans le cheval, il y a de la fonc-tion comme dans un corps humain avecdes articulations et des tas de choses.C’est une machine trs complexe. Maisau-delà de ça, il y a des lignes. Vousdessinez bien un cheval parce que

 vous avez compris comment il marche,quelle est sa charpente et quels sontles muscles qui le font bouger. Au nal,tout ceci est trs logique. C’est trs dif-cile de bien dessiner un cheval si on

ignore comment il est bâti. Il faut com-prendre comment ça marche. Pour moi,entre dessiner un cheval et dessinerune pelle à tartiner pour Nutella, c’està peu prs pareil. On doit comprendrela mcanique de l’objet puis en rsoudrel’quation. Le dessin m’aide à trouverles points puis à les relier.

La chaise sur laquelle vous êtes assis( Mabelle, Cassina), au dpart c’est unproblme sur un type de confort. C’estune histoire de proportions, d’accou-doirs, de hauteurs. Quelque part, c’estla charpente de la chaise. Aprs c’est un

 jeu sur le vide.

F.A. :  Au-delà du dessin, Starck dit 

qu’il y a une sorte de jouissance dans

le fait d’imaginer des formes puis de

les voir se concrétiser. Bien que l’inté-

rêt du métier du designer ne se trouve

 pas dans ce plaisir égoïste, partagez-

 vous ce point de vue ?

P.J. : Oui, en tout cas. Comme un cui-sinier, vous l’avez fait, vous avez russi

 votre souf. Vous avez mis une dif-cult dedans en y mettant des corcesd’oranges. C’est normal que vous ayiezdu plaisir à le goûter, tout comme à sa-

 voir que des gens vont le manger et letrouver dlicieux.

F.A. : Ça fait maintenant près d’un

 siècle que le design existe sous ce nom-

là. Les designers d’aujourd’hui ne sont 

 plus des pionniers. Comment vous pla-

cez-vous par rapport aux grands desi- gners qui ont travaillé pour les sociétés

qui maintenant éditent vos produits ?

 Avez-vous des maîtres dont les réal i-

 sations vous serven t de jalons, des

 personnes dont le travail vous sert de

référence ? Vous sentez-vous des proxi-

mités avec certains d’entre eux ?

P.J. : Mes rfrences vont de la Romeantique aux Phniciens en passant parles pices archologiques. J’essaye tou-

 jours d’aborder un projet de la manirela plus large possible. Je fais tout pourne pas me limiter aux crations rcentes.Mes inuences sont gigantesques.Pour revenir à la notion de pionniers,il nous est arriv d’avoir la chanced’être parmi les premiers à faire quel-que chose. Lorsque nous avons utilis lastrolithographie, nous avons à notre

manire pos un jalon. Ceux qui ensui-te ont fait appel à cette technologie ontforcment dû prendre en compte ce quenous avions ralis.

F.A. : Quelle est votre position par rap-

 port non pas aux créateurs, mais aux

 pièces qui sont devenues des standards

avec le temps. Sous quelle forme est-ce

que ces créations exercent une inuen-

ce sur ce que vous produisez ?

P.J. : Je comprends « standards » dansle sens d’archtypes. Il existe des objetsqui sont arrivs quasiment au terme deleur volution. Il est trs difcile de lesfaire voluer. Prenons l’exemple de la

mduse. La morphologie de cet ani-mal n’a plus volu depuis des millionsd’annes.Pour ça (il pointe un bol blanc en céra-mique posé sur son bureau) aussi, c’estpresque g.Regardez ce que fait Starck, il prenddes archtypes. Son truc, c’est de dire

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qu’il ne faut plus dessiner d’objet. Touta djà t dessin. Il va juste chercherles formes où elles sont.  Miss Sissi et La Marie ont des formes archtypales. Sonintervention est technique.

F.A. : Mais le Fauteuil Richard III… ?

P.J. : Oui, vous avez raison. Il y a uneautre dimension dans son travail. Lesurralisme et le thâtre sont trs pr-sents. Pour ce fauteuil, il prend un objet

dessin deux cent fois, il s’vide et ça de- vient un dcor de thâtre. C’est un effet visuel, du factice, l’arrire est creux.Je crois qu’il n’est pas possible lorsqu’onest designer d’ignorer cela, la nouveau-t suppose aussi de s’intresser avec at-tention à ce qui a djà t fait.

F.A. : Ça nous amène à parler des

questions d’identité, de patte ou de

 style, comme vous voudrez. Bien que

 vous revendiquiez vouloir estomper et 

 gommer le dessin, vos créations se re-

connaissent. Comment est-ce que vous

abordez cette question ? Vous l’éludez

en pensant que votre identité sera de

toute façon présente ou peut-être n’y 

 portez-vous aucune attention ?

P.J. : Je parle de mon criture. Un peucomme un crivain. Je n’y fais pas dutout attention. C’est quelque chose quiest en vous. Un crivain n’a pas besoinde s’arrêter à chaque ligne pour vri-er si la phrase qu’il vient d’crire est

dans le même style que la prcdente.C’est quelque chose qui vient naturel-lement. C’est une histoire de mthodeet d’aller-retour. Dans l’agence, c’estnotre manire de travailler qui dter-mine l’criture. Nous avons une ma-nire de travailler, une sensibilit dansnotre approche des projets qui inuevidemment sur l’apparence des objetsque nous faisons.

F.A. :  Même si ce n’est certainement 

 pas la nalité de votre travail, est-ce

que vous recherchez une forme d’ho-

mogénéité dans votre production ? En

 parcourant votre site internet, on per-

çoit des éléments récurrents. Je pense

à des détails comme la ligne qui relie

l’accoudoir et l’assise du canapé Cute

Cut et celle du sofa Kami.

P.J. : Oui c’est vrai. C’est aussi une formed’chec. Lorsqu’il y a quelque chose que

 vous reprenez, c’est que vous n’êtes pasall jusqu’au bout. C’est important d’al-ler au fond du dessin, d’puiser le sujetpour se librer. Sinon, il y a toujours desnon-dits qui traînent inconsciemmentdans chacun des projets.

En dehors de çà, il y a bien sûr un côtobsessionnel, une attirance pour cer-taines formes. Pour moi, c’est la uidit.Lorsque j’ai fait la Thalya, c’est ce que

 j’ai recherch.

F.A. : A un autre niveau, plus subjectif,

 je ressens une proximité entre le des-

 sin de l’escalier que vous avez proposé 

 pour le concours de la boutique Guer-

lain sur les Champs-Elysées en 2003

et celui que vous avez fait récemment 

 pour l’espace chaussures des Galeries

 Lafaye tte. Les mains couran tes no-

tamment ont des morphologies qui se

rapprochent.

P.J. : Il subsistait une frustration. C’est

un concours que j’avais perdu. Ce des-sin restait donc dans des cartons. J’avaisenvie de raliser cet escalier et le projetpour les Galeries Lafayette m’a donnl’occasion de le faire. C’est juste, les es-caliers ne sont peut-être pas identiquesmais l’esprit est le même. Il y a des for-mes qu’il faut exorciser pour s’en librer.On est tous comme ça. On voit des cho-ses, des images, des objets qui nous fontragir. Il y a plein d’exemples comme lesfacettes, les lignes, l’ombre, la lumire,etc. Quelqu’un fait un truc et ça nousfait ragir. On a envie de s’y essayer.

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28 29

 La part de l ’expéri ence

Dclarer que les expriences accumules tout au long de la vied’un designer peuvent avoir une inuence sur les objets qu’il crepeut, à bien des gards, s’apparenter à enfoncer des portes ouvertes.Les historiens de l’Art ont largement tudi, voire dmontr l’exis-tence des liens troits qui unissent la production d’un crateur auxconditions de son existence. De même, la psychologie s’intresse de-puis longtemps à la nature des relations entre la personnalit d’unindividu et ses afnits esthtiques. Notre intention n’est pas ici de

 venir toffer les tudes existantes en les documentant davantage. Ilne s’agit pas de mettre en lumire des interactions mais d’observerdans quelle mesure ces liens exercent une inuence sur la morpho-logie des objets. Au travers d'lments biographiques et des rali-sations de deux designers aux personnalits loignes, Andre Put-

man et Ettore Sottsass, nous tenterons d’tablir jusqu’où il nous estpossible de percevoir l’empreinte de leur vcu dans leurs crations.

L’usage du conditionnel s’impose dans cette partie tant les chaî-nes de causes et de consquences peuvent être longues. À vouloirabsolument dmontrer des inuences, nous nous risquerions à for-muler des hypothses hasardeuses. Il nous faudra donc garder à l’es-prit qu’il s’agit de relations dont il est dlicat de tracer des contoursprcis.

1

des Vécus

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 Andrée Putman, une enfance bourgeoise

Le journaliste et crivain François Olivier Rousseau, nous clairedans un style romanc sur l’existence des parents d’Andre Put-man : « Il n’y a que les gens sans imagination qui croient descendrede leurs ancêtres, les autres s’en abstiennent. Le lien de consquencequi unit un vivant aux morts d’autres poques est trop vague pourengager la responsabilit d’aucun des partis. Pourtant il faut un ins-tant parler liation, origines… Elles sont bourgeoises, les originesle sont presque toujours. […] Le bottin mondain de 1912 recenseau numro 50 du boulevard de Courcelles, un certain Edouard Ay-nard. Une srie d’abrviations et de pictogrammes nous renseignent

sur sa situation sociale et son degr de fortune. Une rosette styli-se, prcde d’un « O » nous apprend qu’il est ofcier de la lgiond’Honneur. Trois tours de guide Michelin, dont on trouve la tra-duction dans un glossaire des signes, nous informe qu’il possde lechâteau de Bayre par Lozanne et l’abbaye de Fontenay, rachets àsa femme, Rose de Montgoler, de la famille des lanceurs de bal-lons… Nous apprenons encore qu’Edouard Aynard est membre del’Acadmie des Beaux-Arts, rgent de la banque de France, Dputdu Rhône et prsident de la Chambre de Dputs, il y mourra enpleine sance, frapp d’apoplexie au pied de la tribune. »1.

 Andre Putman a donc grandi dans une famille au mode de viebourgeois. Notre impression est renforce par les informations quenous donne l’auteur sur les conditions de son enfance. « Bien queLouise (la mre d’Andre Putman) n’ait pas de jour attitr, elle re-çoit parfois l’aprs-midi. Pour ces rceptions, on habille bb de bro-derie anglaise, on la couvre de nœuds raides et de cocardes, et onl’oublie sur le piano à queue où elle se morfond avec une patience

exemplaire qui fait l’admiration de l’assistance ».2

Nous apprenonspar ailleurs que son enfance s’est droule dans les grands apparte-ments haussmanniens du VIe et VIIe arrondissement parisien. Sontemps tait essentiellement partag entre l’appartement de ses pa-rents, rue du Cherche-Midi et de celui sa grand-mre, rue Sdillot.

1 fç ov r,  Andrée Putman, p, rg, 1989, . 25.2 Ibid., . 34.

Cette dernire collectionnait les antiquits gyptiennes. FrançoisOlivier Rousseau insiste sur ce point en prcisant que là où, chez lesbourgeois ordinaires, nous trouvons des placards et des porte-para-pluies, elle dispose de momies et de sarcophages. Andre apprendà marcher et part à l’aventure à travers des corridors encombrs de

 vestiges de la vingt-troisime dynastie. Il nous renseigne en parti-culier sur un chacal de bois au long museau et aux longues oreillesdont elle se prend de passion.

Que pouvons-nous avancer à partir de cette anecdote pour notretude ? Chacun possde le souvenir d’objets dont l’enfance est ja-lonne. Nous ralisons à quel point il peut être dlicat d’esquisserdes rapprochements plus ou moins arbitraires entre des lments

biographiques et des objets crs parfois des annes plus tard. Evi-demment, il ne faut pas nous s’attendre à retrouver parmi les ra-lisations d’Andre Putman un quelconque chacal. Cependant, cetpisode nous renseigne sur un point. L’instinct de collectionneusede cette designer, sa facult à s’attacher à des objets et à les conser-

 ver en mmoire est une constante tout au long de sa carrire. Nous verrons par la suite que le souvenir d’un samovar aperçu lors d’un voyage en Russie, les crations d’Eileen Gray ou la petite chaise enmtal de Mallet-Stevens ont durablement imprgn son esprit ettransparaissent dans ses amnagements d’intrieurs. Par ailleurs, cesrenseignements tmoignent de sa profonde connaissance des mœursbourgeoises. À la lecture de sa biographie, nous prenons consciencede la lgitimit qu’Andre Putman a eu pour intervenir par la suitedans la conception d’espaces destins à une clientle aise.

Cependant, en grandissant, Andre Putman se structure autourdu rejet de son environnement. Elle apprend trs tôt la rigueur auxcours pour jeunes lles Tabouillot, rue de Villersexel, où elle dit avoir

perdu « des heures prcieuses du dbut de la vie ». De plus, sa mrea dcid qu’avec sa sœur Agns, elles accompliront une carrire depianiste. Elle se dsintressera de la musique et abandonnera sonapprentissage du piano quelques annes plus tard. On retrouve l’at-tachement d'Andre Putman aux objets qui l'entourent lorsqu’elledcrit sa chambre d’alors : « On tait sous le c harme de certains ob-

 jets qui ont gard leur magie. Je pense particulirement aux lumi-naires en papier de Noguchi. L’un d’eux, en forme de citrouille, pos

L’inuence du crateur — 1. Des vcus

m l ay,è ’a p

l s-r à ’âg 30.

c ’yg Balenciaga 

v Gg Và p, a p,1989.e à g , , «» z, èg X v g,. l g’y .

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sur un tripode, tait l’objet que je prfrais dans ma chambre. Lesamis de mes parents, membres de l’establishment, borns, faisaientdes condolances à ma mre pour mon mauvais goût. »3 Devons-nous voir dans les socits qu’elle a cres, Crateurs&Industrielsdans un premier temps, puis Ecart International, le prolongementde sa volont de faire partager les objets qu’elle affectionne ? Danstous les cas, ses amnagements traduisent clairement son attache-ment aux objets. Dans les boutiques, les hôtels et les villas qu’elle aconçus, son travail a d’abord consist à faire coexister et dialoguerentre eux des objets d’autres crateurs. Stephan Gerschel va jusqu’àcrire que l’on trouve dans l’enfance d’Andre Putman tous les l-ments constitutifs de sa carrire : la rigueur, l’harmonie, la fantai-

sie et la rupture.4

Une proximité avec le milieu artistique

Il nous est galement possible de lire dans le travail d’AndrePutman l’inuence des milieux artistiques qu’elle a trs tôt frquen-ts. « À quinze ans, j’allais au  Flore parce que c’tait là qu’il fallaitêtre. Me retrouver tous les jours entre Giacometti et Antonin Ar-taud, Sartre et Beauvoir, c’tait ça mon addiction. Les voir et peut-être un jour leur parler. »5 Lorsqu’elle s’installe en 1960 avec sonmari Jacques Putman, rue des Grands-Augustins, ce sont les amisartistes de ce dernier qui participent à la dcoration de l’apparte-ment. Alechinsky peint le plafond du vestibule, les sculptures deMessagier et les toiles de Bram sont accroches dans les grandespices où avoisinent le style annes 30 et des meubles espagnols.Les souvenirs d’Andre Putman tmoignent de cette proximit : « Il

y a eu des fêtes incroyables chez nous, avec des gens de la mode, dela danse, des crivains, des comdiens, des musiciens… Ils taienttous là comme dans la chanson d’Aznavour. C’est comme ça que

 je me suis retrouve trs proche d’une quantit de gens qui, entre

3 sh Gh, Le style Putman, p, a, 2005, . 44.4 Ibid., . 10.5 a p sh Gh, Ibid., . 17.

autres, taient des gens de la nuit. » 6 Enn, âges d’à peine trenteans, Andre Putman et un de ses proches, Michel Guy (pas encoreministre de la Culture), participent à la vie de la grande bourgeoi-sie parisienne dont ils rejettent pourtant les obligations. « Animspar les mêmes passions, la même curiosit, ils sillonnent Paris jouret nuit, dans la  Mini Austin beige aux vitres noires d’Andre. Ils fr-quentent Beckett et Ionesco et dcouvrent la faune interlope desnoctambules. »7. On retrouve l’inuence de ces frquentations dans

de nombreux projets. Il y a dans l’amnagement de l’hôtel Morgans et le mobilier du bureau de Jack Lang au ministre de la Cultureune dualit. Nous y dcelons à la fois le rejet d’un ordre tabli et dudcorum bourgeois mais aussi toute la stabilit des typologies quilui sont associes. Par exemple, les fauteuils club du sige d’Ebel, le

6 Ibid., . 16.7 sh Gh, op. cit., . 36.

èg Ebel ,usa, a p,

988.

L’inuence du crateur — 1. Des vcus

ag ’hô Saint-JamesClub, a p,p, 1986.

Jk lg mè c,

985.

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large bureau du dcideur, les canaps disposs autour d’une tablebasse, etc. Certains diront qu’il faut bien se conformer aux attentesdes commanditaires. Toujours est-il qu’il nous est difcile de ne pasfaire de lien entre sa maîtrise des codes et des typologies bourgeoiseset le milieu dont elle est issue.

 Des similitudes avec Eileen Gray  ?

Il est intressant de comparer les conditions d’existence d’AndrePutman avec celles d’une autre cratrice dont elle admire le travail.Les ralisations d’Eileen Gray l’ont inspire et accompagne tout

au long de sa carrire. Elle a d’ailleurs jou un rôle important pourla redcouverte de son travail en faisant rditer des pices par sasocit Ecart International. On trouve des crations d’Eileen Gray dans de nombreux projets, notamment ses fauteuils transats et sesmiroirs. Andre Putman les rutilise abondamment dans ses amna-gements. Nous observons aussi que les motifs de certains tapis ontt largement inspirs par ceux d’Eileen Gray. L’inuence se ressentparticulirement entre les tapis Night and day et Black board. Toute-fois, nous avons vu prcdemment que le travail d'Andre Putmanse dnit avant tout par la mise en relation d’objets qu’elle n’a paselle-même crs. Dans un prochain chapitre, nous tudierons plusen dtail l’inuence des pairs sur la production d’un designer. Dansl’immdiat, concentrons-nous sur la proximit des conditions d’en-fance des deux cratrices. Nous tenterons avec ce rapprochementde percevoir si le lien qui unit ces deux cratrices peut s'expliquerpar la proximit de leur milieu social d'origine.

Nous devons à Peter Adams une biographie dtaille d’Eileen

Gray 8

. Elle naît Kathleen Eileen Moray dans la maison familialede Browsnwood à Enniscorthy (comt de Wexford), en Irlande, le9 août 1878. Sa famille prend le nom de Gray en 1893, aprs quesa mre, lady Eveleen Pounden, eut hrit d’une prairie d’un deses oncles cossais et pris le titre de baronne Gray. Cadette de cinqenfants, Eileen passe son enfance entre les rsidences familiales

8 p a, Eileen Gray: Architect/Designer , nw Yk, Hy n. a, 1987.

d’Irlande et le quartier chic de Kensington à Londres. Elle hrite dusens de la dcoration de sa mre, et de l’esprit d’indpendance etd’aventure de son pre, le peintre James Maclaren Smith, qu’elle ac-compagne dans ses voyages professionnels en It alie. La professeurd’architecture Caroline Constant nous renseigne sur son ducation.« Comme beaucoup de jeunes femmes de sa classe sociale, elle nereçoit pas d’ducation formelle, en dehors de quelques tudes in-termittentes dans un pensionnat de Dresde, et est essentiellementleve par des gouvernantes. Elle se rend pour la premire fois àParis en 1900, pour accompagner sa mre à l’Exposition Univer-selle…. »9. La jeune lle qui est dcrite ici a, tout comme AndrePutman, grandi dans un milieu ais. Toutes les deux viennent de fa-

milles à l’abri du besoin. Nous remarquons par ailleurs que les deuxfemmes ont pass leur vie à quelques centaines de mtres l’une del’autre, ancres dans le VIe arrondissement de Paris. Eileen Gray ahabit 70 ans (jusqu’à sa mort) dans un appartement de la rue Bo-naparte et Andre Putman rue des Grands-Augustins. De plus, toutcomme Andre Putman s’est ouverte à la modernit en s’opposantà son milieu d’origine, Eileen Gray s’est dtache de ses racines ens’exilant à Paris.

Cependant, mons-nous des raccourcis. Etablir une inuen-ce du travail de l’une sur l’autre en nous basant simplement sur laproximit des milieux sociaux dont ces cratrices sont issues seraitparcellaire. Nous omettrions les profondes diffrences entre les ori-gines irlandaises d’Eileen et l’environnement de tradition françaised’Andre Putman. Ensuite, les deux cratrices se sont ralises dansdes contextes diffrents. Si Eileen Gray a volu au côt de Jean Ba-dovici, il ne semble pas que la carrire d’Andre Putman soit lie àcelle d’un autre crateur. Ainsi, il est dlicat de faire un pont entre

ces femmes uniquement au regard de leurs conditions sociales.Nous ne pouvons nier l’troite inuence entre la nature des rali-

sations d’Andre Putman et l’univers dans lequel elle a grandi. Nousavons observ de quelles manires ses origines transpirent dans sescrations et inuencent ses choix lors de la conception d’espaces.Nanmoins, le travail d’un seul designer, aussi riche soit-il, ne peut

9 c c, Eileen Gray , p, ph, 2003, . 8.

Black Board  e Gy 1925, e 1978,50 x 230 .

L’inuence du crateur — 1. Des vcus

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pas nous offrir un point de vue sufsamment tendu. Pour appr-hender plus largement les relations entre les milieux sociaux et lesformes, nous devons nous appuyer sur le t ravail d’un crateur dontles origines sont radicalement loignes de celles que nous venonsd’tudier.

 Ettore Sottsass Jr., une enfance montagnarde

Ettore Sottsass, contrairement à Andre Putman, n’a pas grandien ville. Il est originaire d’une rgion montagneuse d’Italie septen-trionale, le Trentin-Tyrol, qui a t autrichienne jusqu’en 1919. La

topographie des valles encaisses y a favoris la conservation detraditions fortes. La rgion est d’ailleurs ofciellement bilingue. Sonenfance ne s’y est pas passe sous l’autorit de gouvernantes maisau contact de la nature. Qu’a-t-il conserv de cette priode ? Pou-

 vons-nous lire dans son travail l’inuence de ce milieu ? Le journa-liste Gilles de Bure, qui a rencontr Ettore Sottsass à plusieurs re-prises, nous cone qu’il a conserv de ces expriences « un amour

 vif de la nature, une acceptation sereine de l’volution, la certitudeque rien n’est dnitif et des sensations, des impressions par mil-liers. Ces impressions, insigniantes en ville, devenaient boulever-santes dans cette solitude, comme si un arbre s’tait mis à frmir detoutes ses branches sans que le vent ni l’envol d’un oiseau puissenten rendre compte».10 Devons-nous nous risquer à faire un rappro-chement entre la fraîcheur, l’immdiatet, le foisonnement de sesdessins et les paysages montagneux qui ont laiss leur empreintedans son esprit. D’aprs Gilles de Bure, le milieu dans lequel Sott-sass a pass les premires annes de sa vie a profondment inu

sur son temprament. « Tout tait là qui allait favoriser son goût del’indicible, son intuition de la fugacit, sa science de l’impalpable.Neuf annes pour s’imprgner à tout jamais de ce climat, de cetteatmosphre. Neuf annes indestructibles, inoubliables, si profond-ment ancres en lui que, presque inconsciemment, ses proches col-laborateurs des annes 1980, Aldo Cibic, Michele de Lucchi, Matteo

10 G d b, Ettore Sottsass Jr., p, rvg, 1987, . 20.

Thun, Marco Zanini…seront encore originaires du Haut-Adige ou dela Vntie. »11 Les crations qu’il ralise dans les annes 80, prs desoixante ans aprs avoir quitt les valles du Sud Tyrol pour Turinpuis Milan, conservent cette « science de l’impalpable ». Le meuble Beverly (1981), la stle de bronze et de marbre La Presenza (1992)et la commode Coming back from the palace in Jaisalmer (1987) ren-forcent notre sentiment de « fugacit » et d’ « indicible ».

L’environnement rural n’est pas le seul à avoir eu une inuencesur Sottsass. Son adolescence a t marque par la reconstruction

en Trentino et le dveloppement urbain à Turin. Tout le pousse à larationalit à l’inverse de l’empirisme organique des montagnes duTyrol. Il s’y appliquera longtemps admirant ds 1945 et 1946, à lasuite de divers voyages, Mondrian, Bill et Pevsner, Arp et Calder. Ilfaudra attendre 1953 pour qu’il avoue presque dsol : « Ma natureme porte peut-être plus à l’expressivit qu’à la rationalit ».

11 Ibid., . 20.

L’inuence du crateur — 1. Des vcus

V g’ik, v

’e s, sty, ah

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Un père architecte

Cependant, il est vident que les annes passes au contact de lanature ne peuvent sufre à dceler les lments qui ont inu surses ralisations. De la même manire, nous avons vu que l’enfancerurale de Patrick Jouin n’explique pas à elle seule la nature de sescrations. Les annes montagnardes d’Ettore Sottsass ne sont qu’uneinuence parmi tant d’autres. Ds la n de son adolescence, son prel’a pouss à entrer à l’Institut Polytechnique pour commencer destudes d’architecture. Notons que son pre, Et tore Sottsass Sr., por-tait non seulement le même prnom, mais tait lui aussi architecte et

fut, autrefois, le collaborateur du viennois Otto Wagner. Est-il pos-sible de voir dans les esquisses de Sottsass une inuence du Jugens-til et de la scession viennoise ? Les pitements qu’il dessine dansles annes 80 et les motifs gomtriques de certains de ses projetsarchitecturaux peuvent voquer le bâtiment d’Otto Wagner pour lacaisse d’pargne de Vienne. Cependant, il ne faut pas oublier queses projets s’inscrivent dans un mouvement radical plus large. Bienqu’il ait une proximit avec l’Autriche, sa culture reste latine. Lesactivits du groupe Memphis, qu’il fonde en 1980, en tmoignent.

Dans un sens plus large, il nous est difcile de quantier l’in-uence d’un pre sur les ralisations d’un crateur sans en avoir uneconnaissance intime. En effet, comment formuler des hypothsesqui relvent de la psychologie lorsque nos informations se limitentà celles disponibles dans la littrature ? Dans quelle mesure Ettoresenior a inuenc les formes proposes par Ettore Junior ? Le pro-

 jet dessin par son pre pour l’hôpital de Thione n’a, à premire

 vue, rien de commun avec les crations de son ls. Cette emprise, sielle existe, passe par des ltres cratifs qui la rendent d’autant plusdifcile à discerner. De plus, notre ambition n’est pas d’observer letravail d’Ettore Sottsass Jr. sous un angle psychanalytique mais deregarder les formes qui rsultent de cette inuence.

Nous pouvons faire un lien avec les propos de Patrick Jouin. Lorsde notre entrevue, celui-ci a fait abondamment rfrence à son pre.« Mon pre avait une moto ». « Mon pre tait artisan ». « Mon pre

est en train de rparer des voitures… ». Bien qu’il lui ait transmis « legoût de la belle pice », rien ne nous indique que sa prsence puissetransparaître explicitement dans les formes de ses objets. En effet,les fes de la boutique de Van Kleef & Arpels sont bien plus prochesdes cratures qu’il peignait sur les rservoirs de mobylettes que desmachines conçues dans l’usine de son pre. Ainsi, il est ncessairede relativiser l’inuence paternelle. Elle apparaît comme une in-uence diffuse qui correspond davantage à une sensibilit et à uneorientation qu’à un ascendant et une inspiration formelle. Ce pointde vue est tay par la relation entre le travail de Victor Prouvet de son ls Jean. La production formelle des deux crateurs n’arien de commun. Le vocabulaire curviligne des crations de Victor

Prouv n’est pas celui qu’a adopt Jean Prouv. Cependant, la placede Victor Prouv au sein de l’cole de Nancy tait djà celle d’uncrateur technicien. Sa collaboration avec l’architecte Art NouveauEmile Andr en tmoigne. Alors que ce dernier conçoit une gammede meubles s’harmonisant avec ses constructions, Victor Prouv estomniprsent et lui apporte des conseils techniques.12 L’inuencedu travail de Victor sur son ls a donc moins à voir avec la formequ’avec la transmission d’une sensibilit technicienne. Pour revenirà Ettore Sottsass Jr., nous pouvons supposer que c’est avant tout la

 vision globale et l’aspiration à l’harmonie dveloppes par la sces-sion viennoise dont il a hrit de son pre. Gilles de Bure va dansce sens lorsqu’il crit « cette aspiration au bonheur, Ettore SottsassJr. l’a fortement ancre en lui. Son bonheur, celui de l’autre, celuides autres. Non pas le bonheur de tout le monde mais le bonheurde chacun. »13

Nous avons voqu les racines latines d’Ettore Sottsass Jr. Bien

qu’inuenc par sa rgion natale, son travail s’inscrit dans une aireculturelle plus large. Y a-t-il dans ses objets des marqueurs formelsqui nous permettent d’assimiler ses crations à l’Italie ? Le designitalien existe-t-il ou il n’y a qu’un design d’Italie ? Plus gnralement,les origines gographiques des crateurs ont-elles une inuence sur

12 a by, Le design, p, l, . î , 2004, . 28-29.13 G d b, Ettore Sottsass Jr., op. cit., . 28.

L’inuence du crateur — 1. Des vcus

d ’hô h, e s, v 1910.

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les formes qu’ils dessinent ? Il nous faut observer quels sont les re-groupements envisageables pour dterminer si la vision d’une cra-tion formelle divise par des identits culturelles, des nationalitset des coles est pertinente.

 Des opposi tions persistantes

La lecture des courants formels s’est notamment dnie autourd’oppositions schmatiques entre zones gographiques. À l’chellemondiale, la production occidentale, aux rfrences grco-latines, sedtacherait des ralisations orientales. Sous quels critres morpho-logiques pouvons-nous dire qu’ils se diffrencient ? Chaque rgiondu monde est associe à un folklore dans lequel les objets prennentpart. Les lanternes de mtal cisel sont lies au Maghreb tout commeles tapis à la Perse, et les cabs noirs voquent Londres. Avec ces ca-ricatures, bien souvent dpasses, nous prenons conscience que lesobjets sont aussi la traduction d’un savoir-faire et d’une culture pro-pre à un lieu. Ils sont à la fois les tmoins et les ambassadeurs des

particularits locales. Les formes des t hires traditionnelles illus-trent ces propos. La forme ramasse des thires en fonte japonaiseset le col sinueux des t hires marocaines sont le fruit d’une culturespcique à ces pays, notamment relative à la manire de dgusterle th. Leurs crateurs sont imprgns d’un environnement et d’unterritoire. Plus que le rsultat de l’hritage d’une culture, ces thi-res font partie de la culture elle-même.

2

les origines géographiques

et culturelles

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 Ainsi, nous pouvons lire dans la forme des objets leur provenancepour les associer à des zones gographiques. Les connaissances desconservateurs de muses et des antiquaires leur permettent de rat-tacher le moindre ustensile à un lieu, une date, une histoire et uneculture. À Paris, la saison de la Turquie, à l’automne 2009, proposaitaux visiteurs de diffrentes manifestations de dcouvrir la cultureottomane par le biais des objets utiliss alors. Le muse du QuaiBranly regroupe ses collections selon des appartenances ethniquesidenties. Dans le même sens, l’Institut du Monde Arabe organisergulirement des expositions dans lesquelles les productions del’aire culturelle musulmane sont montres. Les exemples sont nom-breux. La musographie participe à un classement des objets selon

un dcoupage culturel et gographique.Nous pouvons greffer à ces oppositions plusieurs ltres. Pourquoi

ne pas proposer une division t hologique des inuences ? L’IMA 1 l’afait rcemment avec une exposition sur les « Arts de l’Islam ». Nouspourrions alors tudier le mobilier Shaker amricain au regard descroyances de la secte fonde par Anne Lee. Plus rcemment, nousirions jusqu’à voir dans la pratique rigoriste du design par DieterRams et David Millor la marque d’une tradition protestante par op-position à l’exubrance catholique de Gaetano Pesce, Joe Colomboou Vico Magistretti. La sobrit de l’anglais Jasper Morrison seraitalors perçue comme l’inuence lointaine du Calvinisme. Evidem-ment, la ralit est plus complexe et plus oue. Les mouvementsradicaux italiens, par exemple, se rapprochent beaucoup plus d’uneposition athiste que d’une liation catholique. Nanmoins, ces sup-positions nous clairent sur des inuences profondment ancres.

En effet, comment nier les racines nippones des crations deNatao Fukasawa ? Bien que son langage fasse usage d’un vocabulaire

contemporain, la forme de ses objets laisse largement transparaîtreses inspirations traditionnelles. En 1954, moins de dix ans aprs lespremires expriences avec du contre-plaqu moul, Yanagi Sori adessin le tabouret  Buttery , qui malgr un matriau alors nova-teur conserve un dessin d’essence traditionnelle japonaise. Le mo-bilier conçu par Shiro Kuramata des annes plus tard est tout aussi

1 i m a, p.

rvlateur des particularits culturelles de ce pays. La cration estle reet de l’identit des designers. Elle s ’inscrit dans des territoiresà la fois nationaux et culturels. Toutefois, ces frontires pourraientne pas être aussi marques que nous l’avons suppos.

 La mobilité des hommes et des esprits

Ce morcellement culturel est contestable sous plusieurs aspects.En premier lieu, ce point de vue prend comme postulat le fait qu’ils’agit d’aires isoles. Or, ds le IIe sicle av. J.C., le transport demarchandises le long de la route de la soie, entre Asie et Europe, a

favoris les inuences mutuelles. Plus rcemment, dans la secondemoiti du XIXe sicle, le japon s’est ouvert à l’occident et donc auxchanges commerciaux. Son inuence culturelle s’est faite sentir enoccident autant dans les arts dcoratifs que dans la peinture ou l’ar-chitecture. Le courant japoniste est le fruit de cette ouverture. Ensens inverse, aprs la n de la seconde guerre mondiale, le Japon acommenc à s’imprgner des ides venant d’autres pays en impor-tant quantit de meubles et objets scandinaves puis italiens. Sachantque pour le japonais, le fait de « copier » peut être considr commeun acte d’humble apprentissage, c’est à partir des annes 50 que larputation de « copieurs » que les japonais s’taient forge s’est trans-forme en rputation de crateurs de produits biens nis et de hautetechnologie. On constate aujourd’hui que les rfrents formels deleurs crations sont largement internationaliss. Bien que les objetsfabriqus par Sony, Hitachi et Panasonic continuent d’être les am-bassadeurs d’un savoir-faire technologique, ils ne participent plusà la diffusion d’un style japonais sous une forme traditionnelle. De

même, l’apparence des produits Muji est dtermine autant par unephilosophie d’entreprise nippone que par une volont revendiquede neutralit formelle. En dehors du Japon, la dlocalisation de laproduction et des processus cratifs cre des contacts permanentsentre aires culturelles distantes. Un tlphone produit par une en-treprise scandinave peut être dessin par une quipe multiculturelleaux Etats-Unis, fabriqu en Chine, assembl en Inde et utilis parun maghrbin. Nous reviendrons sur les problmatiques de marques

, dvm, a, 1955.

v sy, dvm, Wk H,

961.

g TP1, d, b, 1959.

L’inuence du crateur — 2. Les origines gographiques et culturelles

t Butterfly , sYg, V, 1954

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et d’internationalisation par la suite. Dans l’immdiat, concentrons-nous sur les crateurs et les dterminismes qui les inuencent.

La forme des objets est d’autant moins assujettie aux particulari-ts culturelles que leurs crateurs circulent entre des zones gogra-phiques distinctes. Les exemples de designers expatris sont nom-breux. Marc Newson a quitt l’Australie et travaille aujourd’hui entreParis et Londres. Karim Rashid est n au Caire, a t lev en An-gleterre et vit à New York. L’Anglais Jasper Morrison est dsormaisTokyoïte. L’associ de Patrick Jouin, Sanjit Manku, est d’origine in-dienne mais a grandi au Kenya et fait ses tudes au Canada avantde s’installer en France. Les cas de mobilit ne manquent pas. La

facult des hommes à se dtacher de leur milieu d’origine en cap-tant de nouvelles inuences brouille les sparations et rend par-tiellement caduque la notion de territoire. En partie seulement carnous verrons par la suite que des attachements peuvent persister etdes marqueurs culturels peuvent se manifester sous d’autres formes.

 Au-delà de la mobilit des crateurs, leur terrain d’interventionest loin de se circonscrire aux environs de leur lieu de travail. Ainsi,en architecture, les concours internationaux sont ouverts à des pro-positions de tous horizons. Bien qu’il arrive que l’architecte dve-loppe une lecture des codes formels associs au pays d’implantationdu bâtiment, c’est parfois sa volont et sa personnalit crative quipriment sur ces considrations. Pour illustrer cela, nous pouvonsmettre en parallle des projets distants de quelques kilomtres et ra-liss par des architectes aux origines diverses dans un pays qui leurest, à tous, tranger. Sur l’île de Saadiyat à Abu Dhabi aux Emirats

 Arabes Unis, Jean Nouvel propose une interprtation des moucha-rabiehs pour la coupole de la future antenne du muse du Louvre.

 À l’oppos, Tadao Ando, Foster and Partners, Frank Gehry et ZahaHadid, ont dessin des projets qui se dtachent clairement de touterfrence islamique. Par ailleurs, les designers, à commencer parPhilippe Starck, conçoivent des hôtels et des restaurants aux quatrecoins du monde avec une lecture tout aussi libre des particularitslocales. Dans le domaine de l’objet, le service à th cr en 2008par l’architecte Kazuyo Sejima pour Alessi est explicite. L’observa-tion de ces objets rvle la exibilit de leur auteur par rapport aux

rfrences formelles japonaises. Les commentaires de Toyo Ito surson travail vont dans ce sens. « Sa façon de concevoir l’architecturene prsente aucune continuit historique. Aucune hsitation […] –même inconsciente – vis-à-vis des archtypes de l’histoire. Le sensde relation physique avec l’espace que l’on trouve dans ses projetsn’est pas assimilable au type de relation exprimentale dans l’archi-tecture traditionnelle mais à quelque chose qui dpend purement etsimplement de formes abstraites spatiales ».2 Si le bec verseur peutêtre interprt comme un marqueur formel japonais, l’ensembletraduit une libert d’interprtation tendue.

Il nous faut donc privilgier une lecture par bassin d’inuenceplutôt que d’adopter une vision qui segmente les formes selon des

critres gographiques. De plus, si nous dlaissons l’chelle plan-taire pour nous rapprocher de l’Europe, nous observons d’autres re-groupements identiables.

 Héritage commun et particularisme local

 À l’intrieur de l’Europe, la production germanique s’oppose parconvention au design transalpin. La vision selon laquelle l’exubran-ce du design italien se diffrencierait de la rigueur allemande estsouvent voque. L’automobile notamment fournit aux commenta-teurs des occasions de confronter les « belles italiennes » aux berli-nes allemandes, Fiat à Volkswagen et Ferrari à Porsche. La chaleurdu temprament latin se dtacherait de la froide retenue des men-talits almaniques. Les proccupations concrtent des nordistesdivergeraient des inspirations oniriques des sudistes. Bref, loin demanquer, ces poncifs orientent la lecture d’une partie de la produc-

tion europenne.Notre propos n’est pas de dnir les traits de ces antagonismes.

Bien que nous ne cherchions pas à opposer le brun au blond et leCompasso d’oro au Gute Form, nous constatons qu’il existe en effetdes inuences qu’il est difcile de nier. Les formes issues des ateliers

2 c ’h j ty i v Kzy sj. Vwo, a, v 2007.

L’inuence du crateur — 2. Les origines gographiques et culturelles

c , Fruit Basket,Kzy sj rynhzw, a, 2008.

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du Bauhaus puis de l’cole d’Ulm rsultent des thories fonctionna-listes dveloppes durant cette priode. La morphologie des objetsconçus par Dieter Rams pour Braun est effectivement rvlatriced’une certaine posture d’esprit et de mthodes de travail emprein-tes de rationalit. À l’oppos, les mouvements radicaux ns en Italiedans la deuxime partie du XXe sicle, comme Archizoom, Supers-tudio, Alchymia et Memphis peuvent être perçus comme privilgiantl’expressivit et le sens sur d’autres considrations. Toutefois, les pas-serelles sont trop nombreuses pour qu’une telle vision puisse enti-rement se justier. La personnalit du designer allemand travaillantà Milan, Richard Sapper, apparaît comme la synthse des caract-ristiques cites. La lampe Tizio, dessine en 1972 pour Artemide, il-

lustre ce rapprochement. Par ailleurs, les crations de Gio Ponti nesont pas dnues de technicit, tout comme Olivetti s’est fortementproccupe de la dimension fonctionnelle de ses produits.

Plus gnralement, le design europen s’articule autour d’airesculturelles identiables par leurs approches cratives. Ainsi, la Scan-dinavie et la partie amande de l’Europe produisent des objets auxapparences divergentes. La notion d’aire culturelle renvoie à cellesd’hritage et de pass. Les marqueurs formels communs aux objetsprovenant d’un même bassin culturel peuvent s’expliquer par lesrfrents identiques de leurs crateurs. Le smiologue Benoît Heil-brunn oppose ainsi la tradition picturale hollandaise à l’hritagethâtral français. « Si l’on peut penser que certaines cultures telle laculture hollandaise tirent leur conception du design de leur hritagepictural, il y a fort à parier que la reprsentation culturelle françaisede l’objet tient davantage du thâtre. Car comment conjoindre leseffets de rcit, d’image, de scnarisation et d’intrigue si caractris-tiques d’un design français, si ce n’est une mtaphore du thâtre ?

Le design français n’envisage l’objet que mis en scne, d’où l’impor-tance des structures d’intermdiation et notamment des magazineset des boutiques dites de design. Le design français est donc d’abordcelui qui transforme l’objet en intermdiaire, c’est-à-dire en sujet.L’objet devient un acteur, il parle. Il acquiert nalement le statut

d’un personnage, d’où la notion de produit acteur. »3 Christine Colin va dans le même sens lorsqu’elle crit que le scnario est devenu leleitmotiv des tudiants des coles de design. « Tout doit dsormaisraconter une histoire ».4

Ce qui fait école

Ces remarques nous poussent à nous interroger sur la perti-nence de la notion d’cole d’un point de vue morphologique. Sinous consultons les dnitions du terme « cole »5 6, nous compre-nons que ce mot suppose le regroupement d’hommes soit autour

d’une doctrine, d’un mouvement ou d’un hritage rattachable à une ville, une rgion ou un pays.

Les objets dessins par des designers hollandais jusqu’au dbutdes annes 90 restent profondment marqus par une retenue et unesobrit formelle. L’horloge Axis (1991) de Paul Schudel en alumi-nium anodis se place dans cette dmarche. Le Spots halognes deBruno Niamber Van Eyben produits par Siemens en 1990 s’y ratta-chent galement. Mais, dans l’ensemble, les crations sont htro-gnes. La sobrit des formes ne suft pas à relier l ’ ensemble de cesobjets sous la bannire d’une cole et encore moins d’un collectif.Ce n’est qu’au cours de cette dcennie que s’est dveloppe une d-marche singulire.

3 bî H, « q g ç » in Design & designers français,p, m, i ç ’a, 2006, . 51.4 ch c, «n h, h g ç» in Design &designers français, p, m, i ç ’a, 2006, . 28.5 e ’ ê , ’ , . ; v ; -ê : ’ g pg. l’. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, l r, 2000.6 e ’ î, g ’ ê , ’hg ’ v, ’ g ’y. (ex : ’ r, ’ z, ’ bz, ’ ,’ g, .). Ibid .

d r g g.

- g .

hardware storesxercice their magic spell n me. Everything hereascinates me. ».  g ’g

’. t .

x 'vg z fk fçkh, Dieter Rams,, Gh Vg,980, . 63.

L’inuence du crateur — 2. Les origines gographiques et culturelles

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En 1992, Inger Uipkes propose un paravent constitu de bande-lettes de papier recycl. L’effet optique n’est pas sans voquer les pro-pos de Benoît Heilbrunn sur la tradition picturale nerlandaise.  TejoRemy a conçu en 1991 un luminaire compos de douze bouteillesde lait suspendues. La même anne et dans le même esprit, MarcelWanders, qui vient d’intgrer Landmark Design & Consultancy , l’undes studios de design les plus importants des Pays-Bas, propose uneaccumulation totmique d’abat-jours. Ces objets peuvent être perçuscomme le dbut d’un mouvement de fond qui prend comme basede langage le dtournement d’objets existants. Nous nous intres-serons par la suite à l’inuence du ready-made sur les formes. Lesdtournements proposs alors ont comme point commun la cra-tion de sens en faisant se rencontrer, voire s’entrechoquer, des objets

aux provenances et aux fonctions diverses. Le collectif  Droog Design,cr dans la foule par Gjis Bakker et Renny Ramakers, prend sesracines sur ce terrain. II se caractrise par une utilisation conomedes ressources, notamment en ayant recours à des matriaux dercupration et une forme d’humour constant qui naît des rappro-chements et des dtournements crs. Ce mouvement a contribu àfaire connaître plusieurs jeunes designers comme Hella Jongerius,Jurgen Bay et Richard Hutten. La commode Chest of Drawers de Tejo

Remy, la Knotted Chair de Marcel Wanders et le chandelier Bulb deRody Graumans sont emblmatiques de ce courant.

De fait, si nous revenons aux dnitions nonces plus haut, nousobservons qu’il n’est pas sans fondement de parler d’une « école Hol-landaise ». En effet, les designers dont nous parlons sont non seu-lement tous issus du même pays mais revendiquent des aspirationscommunes. Pour revenir à ce qui nous intresse particulirement,l’inuence formelle de ce mouvement, l’hritage en est moins vi-dent. Comme les designers se basent principalement sur des dtour-nements d’objets existants, leurs formes varient d’une ralisation àl’autre. Bien que les gestes cratifs se rejoignent, les rsultats sontmorphologiquement htroclites. Leurs formes dpendent avant

tout des objets archtypaux qui sont à la base de leur construction.Les individualits qui sont apparues au cours des annes 2000 ontconserv ces similitudes. Les crations de Maarten Baas, Bertjan Potet Marcel Wanders dites par Moooi gardent l’humour et la spon-tanit comme signe distinctif.

Un moule partagé 

La formation de ces designers n’est certainement pas trangre àla cohrence de leurs crations. Plus qu’un pays, c’est la ville d’Eind-hoven et plus prcisment l’cole qui s’y trouve qui est aujourd’huile berceau de ce courant. La plupart des acteurs de ce mouvementa t forme à la  Design Academy  d’Eindhoven. Les designers lesplus reprsentatifs de la scne hollandaise actuelle se sont formsdans cet tablissement fond en 1947 et dirig jusqu’en 2009 par LiEdelkoort. Ainsi, nous pouvons nous interroger sur le rôle de la p-

dagogie et des enseignements qui y sont dispenss dans l’afrma-tion d’un design hollandais, d’une « cole du Nord ».

D’une manire gnrale, l’inuence de la formation sur les fu-turs designers se vrie à plusieurs niveaux. La mthodologie ac-quise durant la priode d’apprentissage se rete dans le travail descrateurs. Par exemple, les thories fonctionnalistes que Max Bill etTomas Maldonado transmettaient à leurs tudiants de l’cole d’Ulmont particip à la dnition des canons esthtiques de l’entreprise

i-dessus: Hg Axis, sh, dg

lg k, 1991.

i-contre: s Strahler , n Vy, s aG, 1990

L’inuence du crateur — 2. Les origines gographiques et culturelles

l Stehleuchte,m W, dmd,1991.

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Braun. La vaisselle d’hôtellerie empilable TC1000 dessin par HansRoericht pour Rosenthal traduit galement cette liation formelle.

La notion de prol peut s’tudier dans un sens plus large. Unepersonne ayant suivi une formation d’architecte, un ingnieur, unlve des Beaux-arts et un tudiant d’cole spcialise auront vi-demment des rfrences et une culture du projet diffrentes. Nonseulement leurs mthodes de travail ne seront pas les mêmes, maisleurs sensibilits varieront. Malgr cela, rien n’indique que nouspouvons tablir un lien entre les formes proposes et la formationsuivie. La tentation est grande d’imputer aux designers ayant eu unapprentissage technique une approche rationnelle des questions for-melles et, a contrario, d’attribuer aux tudiants de lires artistiques

une sensibilit plus plastique. La ralit nous montre un paysagebeaucoup plus vari. D’une part, parmi les architectes pratiquantle design, il existe une grande diversit d’expressions. La compa-raison des objets de Zaha Hadid avec ceux de Norman Foster suf-t à dmontrer à quel point cette division est contestable. D’autrepart, la varit des formes issues des travaux d’tudiants de l’Ensci

 va galement à contre-sens des regroupements noncs plus haut.S’il y a une proximit entre les travaux de designers ayant suivi desformations identiques, elles concernent plus des mthodes de re-prsentation, de communication et des proccupations communesque des similarits formelles.

Nous aborderons les questions lies aux expriences accumu-les au cours d’une vie et à leurs inuences ultrieurement. Pourle moment, ces remarques nous amnent à nous questionner sur ledesign français.

 Le design français a-t-il une forme ?

De Pierre Charpin à Gilles Belley, la France prsente aujourd’huiun panel de talents, de comptences et de maturits totalement h-trogne. Cette diversit des prols nous invite à nous interrogersur l’identit du design français. L’expression «design français» a-t-elle un sens? Est-il possible de synthtiser les caractristiquesd’une approche française du design comme nous l’avons fait pour

les crations hollandaises ? Y a-t-il lieu de parler de design françaisou plutôt de designers français ? À l’vidence, ce nœud de ques-tions pose problme tant il apparaît dlicat de trouver des pointsde convergence entre le travail des Bouroullec et celui d’un Szekely,celui d’un Tallon et celui d’un Stadler. Où rechercher des exemplesde rapprochement formel ? Où trouver un style français ? Dansquelles rcurrences ?

On voit assez rapidement poindre le type d’cueils auxquelsconduirait une quelconque volont de circonscrire une forme defrancit du design. Notre tude se concentre sur les inuences mor-phologiques. De ce point de vue, nous devons admettre qu’il est dif-cile de relier les dessins de Pascal Mourgue à ceux de Matali Crasset

et simplement parce qu’ils partagent la même nationalit. Cepen-dant, selon l’historien Raymond Guidot, leurs partis-pris esthtiquesne sont pas si loigns. « Si certains ont tendance à surraliser, laplupart privilgie le fonctionnel sur la forme. C’est un peu commes’il fallait arrêter, en raction au tape-à-l’œil des annes 80, de fairen’importe quoi. »7 Ainsi, ce ne serait pas sur le plan formel mais dansla conception de leur mtier et dans l’approche des questions inh-rentes qu’il nous faut chercher des regroupements.

Le commissaire d’expositions Cdric Morisset partage notre pointde vue. D’aprs lui, même si ces designers se dfendent de formerune cole et même si leur carrire les conduit aux quatre coins dela plante pour chercher des inspirations de tous horizons, ils ontune construction de l’esprit bien française. Tous partagent une ma-nire empirique d’aborder les projets qui se diffrencierait du prag-matisme anglo-saxon.8 A ce sujet, nous observons que les princi-pales gures actuelles du design français ont t formes dans lesmêmes grandes coles.

Pourquoi les particularits de l’approche française, la  frenchtouch, ne se matrialisent-elles pas dans un style commun ? Nous nepouvons pas faire l’conomie d’une tude plus large de la question.

7 ry G c m, «l g ç è »in Design & designers français. op. cit., . 66.8 Ibid. , . 66.

c1000, H rh,h, 1961/62.

L’inuence du crateur — 2. Les origines gographiques et culturelles

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 Les symptômes d’une approche indivi dualiste

En 2006, le palais de Tokyo a organisé une exposition dont letitre tait « Notre Histoire ». Les organisateurs de cet vnement sou-haitaient mettre sur le devant de la scne la jeune gnration desartistes français. La même anne, à Milan, la France tait reprsen-te par deux expositions. L’une au nom explicite « Design France »sous le label Via, l’autre « La rpublique libre du Design » au centreculturel français (CCF). Durant la même manifestation, les designersd’Eindhoven runis sous la bannire MadEindhoven surfaient sur lapopularit de l’cole du même nom, en rassemblant des travaux àl’initiative de la municipalit d’Eindhoven. La notion de territoire,

d’appartenance à une entit est clairement afche sous la formed’un design AOC . Tout est fait pour e xhiber un dnominateur com-mun et pour extirper le nous du nôtre.

Paradoxalement, pour Christine Colin, rares sont les designersqui parlent de patrie (la terre du pre) ou de patrimoine (l’hritagedu pre). « Le pays n’voquerait plus que paysages et paysans ; lanation issue du natif est srieusement conteste par le « politique-ment correct » forg par les universits amricaines, bas sur les no-tions de multi-culturalit et de diversit culturelle, et le mot même« français » est lourd d’incorrection. Le natif , qui fait le national, neserait plus le socle rpublicain qu’il a t, il ne serait plus un rem-part contre le monarchique (l’origine unique), mais le masque dunationalisme. »9. Concrtement, à part les frres Campana qui par-lent à travers leurs objets des problmes que connaî t leur pays d’ori-gine, le Brsil, il est vrai que peu de designers utilisent leur nationcomme source d’expression et base d’inspiration. Rcemment, lorsd’un entretien avec Giulio Cappellini, Andrea Branzi exprimait un

point de vue selon lequel la notion de nationalit s’est dissoute dansune somme d’individualits. « Le design d’aujourd’hui ne corresponddonc plus ni aux diffrentes cultures nationales, ni aux produits quiles composent, mais à des individus qui sont les seuls acteurs solidesdans un scnario chaotique compos de molcules en mouvement. »

9 ch c, «n h, h g ç» in Design &designers français. op. cit., . 28.

Toujours selon lui, les seules ralits encore reconnaissables sont lesdesigners en tant qu’individus. Les designers sont « des personnesdsormais devenues continents, villes, rgions, territoires : des per-sonnes qui laborent et propagent un ADN qui est leur propre sen-sibilit, de crmonies, de couleurs, de salutations. »

Il rsulte de ce mouvement une ncessit imprieuse de faire va-loir sa diffrence et son style propre. Si nous revenons à nos inter-rogations sur la diversit du design français, nous devons y voir uneffet symptomatique. D’aprs Benoît Heilbrunn, celui-ci serait doncessentiellement un design d’auteur, d’où une forme de gloricationdu designer dont le travail obit à une logique de singularit10. Il enrsulte la primaut du style individuel sur un style collectif. L’objet

doit rendre reconnaissable le style du designer an qu’il lui soit at-tribu. Les crations de Jaime hayon ne peuvent-elles pas être per-çues ainsi ? Et celles de Marti Guix ? L’impratif d’originalit estun facteur d’inuence dont nous mesurons l’intensit lorsque nousnous intresserons à la notion d’exclusivits formelles.

Mais la dsagrgation des identits nationales au prot du par-ticularisme individuel n’aurait-elle pas l’effet inverse ? C’est-à-direde favoriser l’mergence d’un style international partag par des de-signers d’horizons divers. En effet, ceux-ci n’ayant plus de rfrentspropres à leurs origines, ils partagent dsormais des inuences si-milaires, pour ne pas dire universelles. Nous n’avons qu’à feuilleterla presse spcialise internationale pour constater à quel point toutse ressemble. L’origine gographique et culturelle d’un designer nepermet plus d’en dduire un rpertoire formel. Tout au plus, livre-t-elle des interprtations personnelles du folklore qui s’y rattache. Lesobjets qui composent les intrieurs pkinois, new-yorkais et parisiensn’ont jamais t aussi proches. Pour donner quelques exemples, ne

remarquons-nous pas des similitudes entre les produits de MathewHilton, de Karim Rashid, ceux d’Alfredo Häberli, de Patrice Norguetet de Christophe Pillet ? Ce dernier prdit d’ailleurs l’essoufementde ce mouvement dans lequel beaucoup de designers se sont engouf-frs. « Tu peux te paumer. Particulirement au regard de la situation

10 bî H, « q g ç » in Design & designers français .op. cit., . 46.

L’inuence du crateur — 2. Les origines gographiques et culturelles

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du moment, de l’puisement de ce style international dans lequeltout le monde s’est un peu allong. C’est une interruption brutale,un saut dans le vide. Je pense avoir fait mon tour à moi, avec le no-pop, les relectures nostalgiques, le mobilier joyeux. »11 La place del’entreprise n’est peut-être pas extrieure à cela. Dans un environne-ment mondialis, c’est elle qui joue le rôle de diffuseur des formeset qui propose à des millions de personnes des produits identiques.Un designer qui dessine un objet destin à être vendu dans une ving-taine de pays diffrents a-t-il d’autres alternatives que d’adopter unlangage universellement compris ?

 L’entreprise se substitue au national

Roger Tallon va plus loin lorsqu’il rfute l’ide d’un design na-tional. Plutôt qu’un design japonais, allemand, italien ou amri-cain, celui-ci prfre parler d’un design de Sony, Braun, Olivetti,Kartell ou IBM. Selon lui, c’est la rme qui est au centre de la ques-tion d’identit et des inuences qui en dcoulent. Nous comprenonsmieux la justesse de ses propos si nous essayons de percevoir cequ’il y a d’amricain dans les produits Apple. L’image de la marqueet son homognit priment sur toutes rfrences nationales. Le di-recteur du Via, Grard Laiz, au-delà du partage de cette lecture,

 va jusqu’à nuancer l’inuence du designer dans l’tablissement desstyles. « Ce n’est pas le designer qui fait l’origine des choses, ce sontles marques. Il n’y aurait pas de design italien s’il n’existait pas desmarques comme Fiat, Alfa Romeo, Cappellini, Kartell, Alessi… Nide design allemand sans AEG, Braun, Mercedes, Interlüke… Et iln’y aurait peut-être pas de reconnaissance d’un design français sans

Renault, Seb et les marques de luxe… »12

La rme reste ainsi lie àson territoire d’implantation historique. Sa personnalit se substi-tue à l’ide d’un style national mais aussi, à en croire Grard Laiz, àl’origine du designer. Les rditions des meubles de Jean Prouv par

11 chh p p dz, p, py, . p, 2009, . 11.12 p H G (p ’a i fç ’a). Design & designers français, p, m, i ç ’a, 2006, . 11.

 Vitra en 2006 permettent simplement de rappeler que la collabora-tion de Perriand et Prouv est bien le fruit de la rencontre des trajec-toires de deux crateurs de meubles. Il s’agit de la deuxime versiond’une rdition de 2002 qui n’avait pas tout à fait convaincu : les ni-tions prcieuses « italianisaient » l’ingnieur français. Les premiresrditions de Prouv par Tecta l’avaient germanis. Ainsi, c’est sou-

 vent par la ngative que l’on est oblig de reconnaître aujourd’huiune identit française. La version propose par Vitra semble mieuxrendre compte de l’esprit de l’ingnieur et notamment la conjonc-tion dans son travail de la modernit, de la science, de la techniqueet de la rusticit.

Cependant, c’est parfois l’entreprise qui cherche à faire fructier

les particularismes locaux en se faisant le relais d’une singularitnationale. Lors d’un entretien sur le travail des Bouroullec, GiulioCappellini cone son attachement aux valeurs endmiques du de-sign. « Je suis persuad que le futur offre des perspectives pour lesdesigns dits « rgionaux » ou « nationaux » et je travaille beaucoupdans ce sens en essayant d’analyser les diffrentes inuences cultu-relles des designers dans diffrentes parties du monde, même en

 Afrique ou en Extrême-Orient, qui commencent dsormais à ap-procher le monde du design. »13 Les fondateurs de l’diteur anglaisEstablished&Sons ont une conception quivalente de l’volution dudesign. L’entreprise revendique le  British Made et n’hsite pas à lerpter autant de fois que ncessaire dans sa dclaration d’intention.Elle est une « entreprise dont le design et la fabrication sont bassen Grande-Bretagne avec un engagement pour la production baseau Royaume-Uni et avec l’ambition de promouvoir les meilleurstalents du design britannique sur une plate-forme internationale.Established&Sons a pour but de tracer la voie en une croyance re-

nouvele dans la substance et le style de la cration britannique. ».Ainsi, la question des identits pourrait bien ressurgir sous

des formes renouveles, plus morceles, avec la rsurgence d’iden-tits rgionales voire municipales. En 2009, l’exposition de Patrick Jouin au centre Tomie Ohtake à Sao Paulo est rvlatrice. Son nom,

13 ex ’ v G c, c m, Design &designers français. op. cit., . 75.

L’inuence du crateur — 2. Les origines gographiques et culturelles

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« Le Paris de Patrick Jouin », laisse entrevoir ces origines de nouveaurevendiques. Ce courant pourrait bien donner raison à PhilippeStarck. Ce dernier afrme depuis longtemps travailler pour sa tribu.Mais une tribu, contrairement à la famille ou au pays de naissance,ça se choisit.

Nous allons à prsent revenir plus en dtail sur la relation entrele travail d’un designer et sa formation. Dans un premier temps,nous nous intresserons à la priode d’apprentissage qui prcdela vie professionnelle. Nous tenterons d’observer de quelle manirecette priode laisse des traces visibles dans les crations d’un desi-gner. Ensuite, c’est sur la formation au sens large, la constructiond’un individu et de sa personnalit, que nous focaliserons notre at-tention. Dans chacun des cas, c’est sur des exemples concrets qu’ilnous faudra nous appuyer an de ne pas dvier vers un amoncelle-ment de suppositions.

 Des pépinières

En leur temps, le Bauhaus et l’cole d’Ulm ont particip à l’ouver-ture de nouvelles voies d’innovation formelles. Que ce soit sous l’im-pulsion des « maîtres de forme » à Dessau ou dans le sillage de MaxBill, ces coles ont contribu à faire voluer les canons de l’po-que. Dans ces lieux, des prceptes thoriques se sont formalisset ont particip à renouveler les esthtiques dominantes. Quellessont aujourd’hui les coles d’où mergent les nouveaux vecteurs

3

la formation

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de transformation et de mutation dans la morphologie des objets ?Nous avons dcrit prcdemment dans quelle mesure la Design Aca-demy d’Eindhoven continue à jouer un rôle essentiel dans l’afrma-tion d’une approche hollandaise du design.

En France, l’absence d’homognit peut s’expliquer par la di- versit des formations existantes. C’est du moins l’avis de GrardLaiz, le directeur du Via, qui relie la varit des prols de designersà la multitude d’coles existantes. Selon lui, « la crativit s’expliqued’abord par le nombre et la qualit des coles en France. Elles ontune particularit, celle d’être trs diverses en terme de programmespdagogiques, si bien que quelqu’un sorti de l’Ensci n’a rien à voiravec quelqu’un issu de l’Ecole Nationale Suprieure des Arts Dco-

ratifs (Ensad) ou de Camondo et encore moins avec celui qui sortdes Beaux-arts. Cela cre une diversit qui est, pour moi, une des

 valeurs identitaires de la France depuis toujours. »1 Grard Laiztablit donc un lien entre les coles et les personnalits crativesdes designers qui en sont issus. Ce serait la personnalit des coleselles-mêmes qui dteindrait sur les lves.

Nous avons vu plus haut que la pluralit de la production deslves de certaines coles, notamment de l’Ensci, devait nous fairerelativiser l’importance de cette inuence. Sur un plan uniquementformel, les lves s’inspirent au moins autant les uns des autres quede leurs professeurs. Les tics de langage nous viennent toujours denotre entourage. De plus, ceux-ci partagent souvent les mêmes lec-tures et passent le plus clair de leur temps dans le même environne-ment au contact les uns des autres. Nous rejoignons donc nos prc-dentes remarques. L’inuence d’une cole concernerait davantageles mthodes de travail que les afnits formelles des lves.

Dans ce cas, que dire d’une cole comme l’Ecal ? En quelques an-

nes, l’cole cantonale d’art de Lausanne est passe, sous la directionde Pierre Keller, d’un quasi-anonymat à une reconnaissance interna-tionale. Les tudiants qui y sont forms font rgulirement l’objet deportraits dans la presse spcialise où ils sont prsents comme de

 jeunes talents. Les mêmes magazines dcrivent cette cole commeune vritable ppinire de designers prometteurs. Jusqu’au milieu

1 e v H G G lz, Design & designers français . op. cit., . 9.

p ’ajb-sh wkh g à’e c ’a l (s) hè ’, 2008.

de la dcennie, une grande partie des ralisations produites parta-geaient le même esprit. Une « patte » Ecal faite de dtournementshumoristiques, de scnarisations, et de citations explicites se retrou-

 veraient dans de nombreux projets d’tudiants. Les objets dessins

par Alexis Georgacopoulos, le responsable du dpartement designproduit, sont certainement les plus reprsentatifs de cette approche.L’ Infaltable bottle cooler cr en 2000 et le Milking Stool ont participà la diffusion de ce « style » Ecal.

Ds lors, nous avons toutes les raisons de suspecter que ce pro-fesseur ait pu avoir une inuence sur ses lves. Le designer AdrienRovero tait à l’poque tudiant dans cette cole. Les objets qu’il adessins durant cette priode sont profondment emprunts de cet

L’inuence du crateur — 3. La formation

Inflatable bootle cooler ,ax Gg,e, 2000.

Milking Stool , axGg, e,2002.

Brush couple, arv, e, 2004.aj’h dim ( gäk).

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esprit propre à l’Ecal voqu plus haut. La pelle et le balai à pous-sire Brush couple conçus en 2004, alors qu’il tait encore tudiant,tmoignent de cette inuence. Mais à la vue des objets qu’il a pr-sents rcemment à la galerie Kreo, nous constatons l’afrmationd’une expression plus personnelle. La table basse  PIMP en alumi-nium pli renforce notre sentiment de dtachement vis-à-vis d’unecriture associe à l’Ecal. Ainsi, pour les questions formelles, l’envi-ronnement d’apprentissage doit avoir une inuence plus signica-tive que la formation elle-même. Notamment parce qu’il se nourritdes objets et de l’atmosphre qui l’entoure, le designer est sujet àdes inuences qui peuvent s’exprimer sous la forme de mimtismesplus au moins maîtriss. Pour le designer, ce n’est pas tant la nature

de la formation qu’il reçoit que l’environnement dans lequel il estplong pendant ses annes d’apprentissage qui laisse son empreinte.

Par ailleurs, il existe des coles aux personnalits toutes aussifortes que l’Ecal d’où sortent des designers aux crations dissem-blables. Sam Hecht et James Dyson se sont tous les deux forms auRoyal College of the Art à Londres avec l’enseignement des mêmesprofesseurs. Cependant, leurs crations actuelles sont clairementdivergentes. Ce constat nous incite à douter du caractre indl-bile des inuences captes durant l’apprentissage. De surcroît, celanous pousse à croire en la capacit des designers à se dtacher desinuences formelles acquises au cours de leur formation.

Il n’est pas facile pour un tudiant de se projeter pour imaginerquelle sera l’inuence de son passage à l’Ensci dans sa pratique ul-trieure du design. Jusqu’à prsent, les observations que nous avonsfaites nous amnent à minimiser l’hritage formel des annes d’tu-des au prot d’une inclinaison du designer pour une approche et une

mthode de travail particulire. Le sens littral du mot « formation » va dans ce sens. L’apprentissage dans son ensemble est un processusde mise en forme de l’esprit. Ne voit-on pas dans le travail d’IngoMaurer la marque de ses annes d’tudes du graphisme ? N’a-t-ilpas gard dans sa façon de concevoir des luminaires une approcheet une sensibilit aussi picturale que sculpturale ?

 Y aurait-il alors un design de designer, ofciel, et des designsd’architectes, de graphistes, d’ingnieurs, etc. ? Roger Tallon a

commenc sa carrire en s’occupant de la communication graphiquechez Caterpillar puis en dessinant des machines-outils. Il dit se sen-tir comme un barbare au milieu du Salon des Artistes dcorateurset rfute l’ide de « natifs », de « pur sangs » dont la place dans cemilieu serait lgitime. Il revendique pleinement ses inuences tech-niques en niant cette sparation à ses yeux articielle. Nous verronsdans l’entrevue ralise au cours de cette tude qu’il afrme tirer« presque gloire d’être considr comme un barbare ». D’ailleurs, ilprfre au mot designer le terme de solutionneur.

Dans le même sens, Castiglioni attachait peu d’importance audesign alors qu’il le pratiquait quotidiennement. D’une part parceque, comme tous ses collgues italiens de l’poque, il tait archi-

tecte de formation et que, pour lui, la façon de projeter un objet estla même en architecture, en architecture d'intrieur ou en design.D’autre part, parce que son intrêt tait de comprendre, en l’obser-

 vant, à quelles ns un produit est destin et comment il est utilis.Qui refuserait à Ray Eames le titre de designer sous prtexte qu’elle aune formation artistique ? Nous devons nous souvenir qu’à l’originela question se posait diffremment puisqu’il n’existait tout simple-ment pas de formations spcialises. Que les hommes qui ont par-ticip au dveloppement du design n’aient pas suivi de formationde designer sonne comme une vidence. Rappelons qu’aujourd’huiencore, le titre de designer n’a pas d’existence lgale. Tout un cha-cun est libre de s’autoproclamer designer et de dmarrer une activitsous ce nom. La dichotomie entre designers de souche et designersassimils est en grande partie articielle.

 Le pri ncipe de transmission

Hormis l’apprentissage scolaire, il faut aussi ajouter que la for-mation d’un designer se prolonge tout au long de sa vie profession-nelle. Avant d’ouvrir son agence, Walter Gropius a commenc sacarrire au côt de Peter Behrens. La solide formation d’architecteet d’urbaniste du premier a certainement prot de la multiplicitdes comptences du second. Peter Behrens tait à la fois architecte,peintre, graveur, designer et typographe. A-t-il transmis à Gropius

L’inuence du crateur — 3. La formation

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son goût pour la transversalit et la rencontre de disciplines h-troclites ? Nous ne connaissons pas de commentaires de WalterGropius qui conrment cette inuence. Toujours est-il que l’usineFagus qu’il ralise en 1911 n’est pas sans rappeler la conception del’usine de turbines AEG à laquelle il a collabor un an plus tôt chezPeter Behrens. Plus rcemment, on retrouve dans les crations du

 jeune designer amricain Jonathan Olivares, form chez KonstantinGrcic, la même conception volumique et le même sens du concretque chez le munichois. Les modules de rangements Smith dits en2007 chez Danese partagent avec la table  Pallas de Grcic plus quela technique et le matriau de fabrication. Les deux objets se rejoi-gnent dans leur approche structurelle. Nous comprenons mieux

l’ampleur de cette inuence lorsque l’on sait que, pendant son pas-sage de neuf mois dans le studio de Konstantin Grcic, JonathanOlivares a archiv 233 projets et 2000 maquettes. De quoi s’impr-gner profondment du travail d’un crateur et en scanner la pense.Nous remarquons par ailleurs que Konstantin Grcic dit avoir ralisla table Pallas en hommage à la Grande table cre par Jean Prouven 1950. Il existe donc une chaîne d’inuence qui nous amnera àtudier plus attentivement l’empreinte de ses pairs et de ses prd-cesseurs sur sa production.

L’inuence du « maître » sur « l’apprenti » s’observe galementdans les ralisations de la gnration de designers français au-

 jourd’hui reconnus et forms au contact de Philippe Starck. MataliCrasset et Patrick Jouin ont tous les deux travaill chez ThompsonMultimdia sous la direction de Starck. Bien que Matali Crasset aitaujourd’hui un style qui lui est propre, les contours nets de ses objetspeuvent voquer les crations de Starck. Nous reconnaissons gale-ment dans la thâtralit des amnagements d’intrieurs de Jouin,

en particulier le restaurant Chlösterli, une liation sous-jacente. Aucours de notre entrevue, celui-ci explique cette inuence par l’ap-prentissage d’une mthode. Selon lui, le style rsulte avant tout dela mthode crative. C’est peut-être la même empreinte qui se litdans le travail de Jrmy Magdalou et Taïna Primaux. Le premiera t form à l’Ensci et la seconde à l’Ensad. Ils se sont rencontrschez Philippe Starck avant de fonder ensemble l’agence IndustrialOrchestra. Bien qu’ils aient des formations diffrentes, certains des

m gmith, Jh ov,

d, 2007.

objets raliss dans leur agence restent marqus par les neuf annesqu’ils ont passes dans le studio de Philippe Starck. La lampe Yama-note dite par Condence&Light est peut-être celle qui rete lemieux cette inuence en exploitant pleinement le potentiel expres-sif du luminaire archtypal à abat-jour conique.

Ces exemples nous permettent de relier nos remarques prc-dentes. S’il y a des inuences, voire des mimtismes, ils sont moinsformels que mthodologiques. C’est en s’imprgnant des mthodesde travail et de l’approche d’un crateur que l’on s’approprie auto-matiquement, machinalement et inconsciemment son criture.

 De l’anecdote à l’ expérience

« Le plus simple est de se reprsenter la vie sous la forme d’untrait continu procdant sans trembler vers un but capital et que l’onse serait de longue date assign à soi-même, sans le savoir. Mais,considre de ce point de recul objectif où il apparaît que les machi-nations d’une fatalit sans rpit quivalent exactement aux soubre-sauts d’un hasard absolu, l’existence serait plutôt faite de hachures,de tirets spasmodiques ponctus d’intervalles variables, comme les

L’inuence du crateur — 3. La formation

l Yamanote,i oh(Jy mg tï px),c & lgh,2008.

t Pallas, KG, cc, 2003.

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signes de l’alphabet morse… Dans lequel de ces fragments faut-ilesprer trouver la clef des annes qui passent, quel vnement ex-plique-t-il tous les autres ? »2

Pour le moment, largissons notre point de vue à la formationdans son sens le plus large. C’est-à-dire l’inuence des expriences

 vcues, qu’elles soient professionnelles ou p ersonnelles, dans l aconstruction des afnits formelles d’un designer. Il y a des mou-

 vements d’volutions de fond tout comme il existe des ruptures, desvnements à l’origine de vritables transformations. Pour illustrerces changements, intressons-nous de nouveau à Ettore Sottsass Jr.

Il entreprend en 1961 un voyage en Inde où il dcouvre le tan-

trisme et la culture orientale. Malgr cela, c’est tout autre chose quile marquera lorsqu’il reviendra de voyage. « Son retour à Milan estenthousiaste mais douloureux. Ettore souffre des reins. Le diagnosticest trs hasardeux et les soins plus qu’insufsants. On le croit perdu.Dsespr, son ami Roberto Olivetti l’expdie à San Francisco, puisà Palo Alto dans un hôpital plus performant. Il y reste presque unan, mais on le sauve. Cette longue station est une mise au pointpour lui. Il a vu la mort de prs, il n’en regardera la vie qu’avec plusd’intensit. Son numro de chambre est E 128. Ce sera le titre d’uneautre publication phmre. »3 Lorsqu’il quitte Palo Alto, c’est parla cramique que Sottsass exprime pleinement ses sentiments et leschangements oprs en lui. Il nomme les objets qu’il cr à cette oc-casion les « cramiques des tnbres ». Gilles de Bure nous dresse leportrait d’un homme profondment marqu par cette exprience quil’a pouss à s’interroger sur le sens qu’il souhaite donner à sa vie.Les objets qu’il dessine aprs cet vnement expriment une formede spiritualit, moins agrante dans ses crations prcdentes.

Nous pourrions citer de nombreux artistes ayant modi leurfaçon de travailler aprs une rencontre, la contemplation d’uneœuvre, un accident, des moments de doutes, etc. De la rvlationmystique de Dali dans la gare de Perpignan à la rencontre entre Pi-casso et Braque, en passant par la crise d’appendicite de Matisse,

2 fç ov r,  Andrée Putman, p, rg, 1989, . 47.3 G d b, Ettore Sottsass Jr., p, rvg, . sy, 1987, . 33.

L’inuence du crateur — 3. La formation

pg g 'x à g is à m, 1963.

«l è v, j x . o .s .»e s J., xCeramiche delletenebre, Milan, East 128 ,

1963.

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chacun de ces vnements a inu sur leur crativit, et, par ex-tension, sur leur production. Conscient de ces imbrications, Sott-sass donne au cours d’une soire un conseil rvlateur à NathalieDupasquier. Au soir d’une journe agite, riche d’vnements, deprsentations et de vernissages, lors du Salon du Meuble de Milanen 1986, à la jeune Nathalie Dupasquier qui vient de rencontrer undouble succs pour une collection d’horloges et une autre de tapis,il dclare : « Bravo Nathalie, c’est de l’excellent travail. Tu es plusque doue, tu seras peut-être la plus grande. Mais maintenant, ilest temps que tu aies une anne de crise ». Sottsass exprime ici larelation troite entre la nature des ralisations d’un designer et sesconditions d’existence. Les priodes de difcults professionnelles

sont aussi le temps privilgi pour les remises en cause, les douteset le questionnement. Ils participent pleinement à la maturationd’un travail.

Pour Andre Putman, l’chec de l’aventure Crateurs & Indus-triels en rappelle un autre, celui de la musique qu’elle a abandonnealors qu’on lui prdisait une carrire de pianiste. C’est d’ailleurs cechoix qui l’a amen à devenir ce qui ne s’appelait pas encore archi-tecte d’intrieur. Quelques mois aprs avoir dnitivement enterrsa premire socit, elle a cr Ecart qui est l’anagramme de Trace.François Olivier Rousseau rsume ces pisodes avec recul. « On nepeut pourtant pas manquer tous les rendez-vous, même dans le re-gistre de la frustration et de la faillite, la vie n’a pas tant de consis-tance… C’est ainsi qu’il arrive que le cheminement d’une rechercheindividuelle, longtemps ignore ou msestime, croise tout à couple ux irresponsable de l’aspiration du plus grand nombre. »4

Devons-nous aussi voir la n d’un idalisme lorsque le 30 juin1953 Jean Prouv quitte ses ateliers de Maxville, prs de Nancy,

pour ne plus y revenir5

? En proie à un conit avec les dirigeants del’Aluminium français qui dure depuis plusieurs annes, Jean Prou-

 v dcide nalement de partir à Paris. Il refuse le risque d’être assi-mil personnellement à la dconsidration de l’image des Ateliers,

4 fç ov r,  Andrée Putman. op. cit., . 47.5 ch cy, «d ’ x a» in Jean Prouvé, La poétique de l’objet technique,Wh rh (ag), V dg é, 2006, . 123.

en butte au mpris ouvertement afch de ses ides et des valeursqu’il dfend. Sa note à l’un des responsables de son dpart rvle sadsillusion face à cet chec, pour ne pas dire cet exil. « Ma position

 volontaire depuis prs de deux annes a t d’esprit et de devoir,d’acharnement à dfendre la cause et les ides, à alimenter Nancy tout en n’tant pas dupe de l’tat d’esprit qui y rgne. »6 La ralisa-tion d’glises nomades en Moselle dans la priode qui suit n’auraitcertainement pas t approuve par les anciens administrateurs desa socit. Elles tmoignent de son indpendance retrouve. « La rup-ture avec Nancy me fait abandonner tout ce que j’avais fait jusqu’àmaintenant […]. Je vais donc, et vous le savez bien, m’acharner àrecommencer, sachant parfaitement que j’ai une chance sur mille,

c’est le maximum, et que les risques que je vais prendre sont grands ;mais je les prendrai. »7 Il nous appartient de scruter les ralisationsqui suivent cette priode pour dtecter des marques de ce nouveaudpart. Rien n’est agrant tant l’volution de son travail est logique,presque homogne. La personnalit de Jean Prouv ne se marie cer-tainement pas avec la table rase.

6 J pv, n à m b ’, 13 1955, Jpv, admm.7 J pv, à J-J b, 23 1955 ; J-pv, admm.

L’inuence du crateur — 3. La formation

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 Des objets et des lieux qui impriment la rétine

Jusqu’à prsent, chacun des crateurs cits a subi des inuencessur lesquelles il n’a eu que trs peu de prise. La maladie de Sottsassou les difcults industrielles n’ont pas t prvues et encore moinssouhaites. Pourtant, ces vnements ont inu à des chelles di-

 verses sur leurs ralisations. Ainsi, quelle maîtrise avons-nous denos afnits formelles ? Nos inuences sont-elles slectives ? Choi-sissons-nous nos rfrences en toute libert ou des mouvements in-conscients guident-ils nos choix ? Comment rpondre à ces interro-gations ? Nous pourrions prendre comme base d’tude nos propresattirances esthtiques. Toutefois, cela rclamerait une fastidieuseenquête prliminaire et gocentre qui nous ferait largement dvier

du sujet de ce mmoire. C’est donc en rapprochant des souvenirsrelats par des designers avec leur travail que nous mettrons en lu-mire les liations et les inuences qui orientent leur production.

Lorsque l’on s’intresse aux souvenirs, c’est parfois l’anodin etl’inattendu qui fournissent les rponses les plus explicites. Dansce registre, Jonathan Olivares se dit fascin par les chariots defeu de l’usine Ford qu’il a aperçu pour la premire fois au dtourd’une exposition. Depuis, il exprime volontiers son admiration pour

4

le catalogue des souVenirs

l’vidence technique et la clart formelle de ces chariots industriels.Il revendique son absence de concessions vis-à-vis d’exigences stylis-tiques temporelles. Un dtachement qui s’exprime dans le modulede rangement Smith dit par Danese, prcdemment rattach àson passage chez Konstantin Grcic. De fait, aux expriences person-nelles que nous avons mentionnes prcdemment s’ajoutent desrencontres imprvues avec des objets dont le souvenir accompagneles crations des designers.

La relation qui unit Andre Putman à la petite chaise en mtalde Robert Mallet-Stevens en est un exemple frappant. La cratrice acrois cet objet anonyme – puisque son crateur ne lui a pas donnde nom – au milieu des annes 80 chez la journaliste Nicole Bram-

berger. « Ma rencontre avec cet objet, dit Andre Putman, est l’undes lments dcisifs de ma vie. Ses proportions, son lgance, satenue le rendent intemporel ». Avec l’autorisation des hritiers, elleen a imagin plusieurs versions rinventes, l’une recouverte depeinture poxy façon mtal martel, l’autre rehausse d’une mincegalette de cuir, la troisime comme un sige d’enfant. Nous avonsfait allusion dans la partie de ce mmoire consacre à l’inuencedes origines sociales à la façon dont Andre Putman convoque sessouvenirs pour nourrir son travail. Elle fait appel à des objets par-fois lointains qu’elle transforme et replace dans des contextes dif-frents. C’est de cette manire que l’image d’un samovar, aperçu aucours d’un voyage ofciel en Russie où elle accompagnait le ministrede la culture Michel Guy, servit d’inspiration au service à th Polka dessin trente ans plus tard. Ce sont parfois dans les dtails querapparaissent les objets qui l’ont marque. Elle se remmore unebouteille Thermos cabosse pour expliquer la torsion des anneauxde l’argenterie Vertigo pour Christoe. Elle garde prcieusement en

mmoire ces rfrences clectiques qu’elle rutilise sous des traitsqu’il nous serait impossible de dchiffrer sans ses confessions. Demême, l’abbaye de Fontenay où Andre Putman a pass son enfancedevient indissociable de son travail. Elle-même avoue que longtempsaprs que ce bâtiment ait cess d’être une rsidence familiale, sonsouvenir l’accompagne et se rattache constamment à sa produc-tion. Evidemment, le style d’Andr Putman n’a rien de roman et en-core moins de monacal. Cependant, l’abbaye de Fontenay recle les

cî ’y fy.

L’inuence du crateur — 4. Le catalogue des souvenirs

ch, rm-sv, 1930, e 1978.

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gnes communs à chacune de ses ralisations. Nous y retrouvons lagrandeur et le silence des espaces, l’asctisme religieux, l’quilibrede leur ordonnancement, ce goût de l’essentiel et cette horreur dusuperu. Loin de se limiter à des objets, ses inuences s’entendentdonc jusqu’à des lieux, des sons et des moments passs en familleentre les dortoirs et les cloîtres de l’abbaye.

Chacun des exemples cits rvlent la part de subjectif, d’ir-rationnel et de difcilement justiable qu’il y a dans la pratique dudesign. Nous constatons le peu de rsistance qu’opposent les desi-gners à leur environnement lorsqu’il s’agit de s’imprgner d’objetset de situations. Nous avons vu que ces images peuvent rester la-tentes plusieurs annes dans la rtine des crateurs, avant de re-

 jaillir sous des formes inenvisages. C’est d’ailleurs ce qui poussePierre Doze à faire un lien entre les bandes dessines que ChristophePillet dvorait dans sa jeunesse et son style « à la ligne claire ». Dansle même sens, qui aurait soupçonn que Marc Newson ait conser-

 v à l’esprit les courbes d’un sofa peint par Jacques Louis David ily a plus de deux cent ans pour donner forme à la Lockheed Loungechair ? Certainement personne, s’il n’avait pas dit son admirationpour la forme longue et sinueuse du meuble au milieu de l’espace

 vide inachev par le peintre.1 Les poques radicalement diffrentesdans lesquelles prennent place la mridienne de Newson et le Ta-bleau de David retent la capacit des designers à tisser des liensentre des expriences dissemblables et à rapprocher des objets quetout oppose. Cette dernire remarque a de quoi faire sortir de leursgonds beaucoup des tenants d’une approche rationaliste et mtho-dologique de la cration industrielle. Si le fait de convoquer des sou-

 venirs peut être associ à une mthode, celle-ci relve bien plus dela paranoïa critique des surralistes que des dogmes hrits d’Ulm.

En effet, là où Maldonado puis Tallon prônent une codication dela dmarche crative pour tuer dans l’œuf toute vellit formelle,que viendraient faire des rfrences à des souvenirs aussi varisque lointains ? D’ailleurs, ce dernier nous dit s’être interdit de des-siner pendant longtemps et refusait tout dbat esthtique avec les

1 J l dv, Portrait de Juliette Récamier , 1800, h , 1.74 x 2.44 , m lv, p.

membres de son quipe pour vacuer les questions formelles ande se concentrer sur ce qu’il nomme les « solutions ».2 Son point de

 vue est cohrent. Dans la mesure où le design consiste à apporterdes solutions à des problmes concrets, de quels secours peuventêtre des souvenirs parfois anecdotiques ?

2 e v rg t, . 248.

L’inuence du crateur — 4. Le catalogue des souvenirs

Portrait de JulietteRécamier , J-ldv, 1800, h , 1.74 x 2.44 m lv, p.

Lockheed lounge chair ,

m nw, c,1987.

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C’est de l’imagination et plus prcisment de l’inspiration dontil est question ici. Devons-nous nous mer de nos souvenirs et deleur inuence ? Plus exactement, devons-nous rester sur nos gardesface à notre propre imagination ? A l’inverse, est-il justiable pourun designer de s’abandonner à ses inspirations ? Pour Tallon, la r-ponse est claire : « J’ai horreur de l’inspiration. Je m’en me nor-mment. De même que de la folle du logis : l’imagination. Qu’est-ce que ça vient faire ici ? Si on a une solution à trouver, elle ne peut

 venir que de la mise à plat. Je mets tout à plat autour de moi. »3. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est le même designer quinous avertit que, pour le design, la rationalit n’est pas la nalit.Le jeu, la fantaisie, l’humour et l’rotisme ne lui sont pas interdits. Il

rejoint alors les avertissements d’Achille Castiglioni. En 1985, dansune interview à un grand quotidien national italien, le designer af-rmait : « L’objectif du designer ne consiste pas à « idologiser » dessouvenirs dforms mais à communiquer aux autres des messagesde curiosit, de divertissement et d’affection. »4. Une dnition quifait la jonction entre sa mthode de travail rigoureuse et sa sensi-bilit potique.

Que nous rejoignions ou rfutions les positions de ces deuxgrands designers, l’ensemble des objets mentionns jusqu’à main-tenant tmoigne des imbrications complexes entre le vcu d’un de-signer et la morphologie des objets qu’il cre. De son milieu social àla formation qu’il a suivie en passant par les objets qu’il a côtoys etles situations auxquelles il a fait face, de nombreux aspects de sonhistoire inuent sur son travail. Il est ardu de sparer l’anecdotiquedu fondamental lorsqu’il est question d’expriences personnelles.L’insigniant peut parfois prendre sens aprs des annes sous desformes inattendues. Des vnements mineurs sont capables de lais-

ser leur empreinte à des dcennies d’intervalles. Les exemples vo-qus nous prouvent que si le vcu a une inuence formelle, elle n’estcertainement pas du domaine de l’vidence et du limpide, mais restepour une large part trouble et nigmatique. Parce que ces inuences

3 e v rg t, . 250.4 p f,  Achille Castiglioni, m, e e, c p, cci,1985, . 14.

sont directement relies à des constructions psychologiques com-plexes, il nous est dlicat d’tablir des liations nettes. Notre dis-cours ne peut pas être catgorique ds lors que nous parlons de la

 vie de designers connus simplement au travers de publications etde brves entrevues.

Il en va de même pour les afnits esthtiques. Celles-ci n’ont pasde traçabilit vidente mais orientent l’apparence des objets qui nousentourent. Chacun connaît le clbre adage : les goûts et les cou-leurs… Cerner ce qui relve de l’arbitraire ne revient-il pas à tenterde justier l’injustiable ? Notre ambition n’est pas de disculper lesdesigners parce qu’ils sont soumis à telles où telles inuences. Elles’apparente plus à dtecter, dcerner et divulguer les intercessions

qui dterminent en partie la morphologie des objets. Avant de cher-cher à lgitimer des inuences, nous les mettons en lumire. C’estcette position que nous continuerons de privilgier pour percevoir làoù apparaît la singularit d’un designer. À travers quels morphmesces afnits personnelles transparaissent-elles ?

L’inuence du crateur — 4. Le catalogue des souvenirs

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5

les goûts,

une approche subjectiVe

des formes

 Entre les afnités de tous et le goût de chacun

Nous ne pouvons dbuter une enquête sur l’inuence du goûtdans la formalisation des objets en faisant l’conomie d’une tudedes contradictions qui entourent l’usage de ce mot. Originellement,l’tymologie latine du mot goût1 renvoie aux caractristiques recon-naissables par le sens gustatif. Son usage implique un renseignementsur les saveurs et la composition des aliments. À partir du XIIe sicle,son sens s’est rapproch du mot gothique kausjan qui possde desapplications plus larges puisqu’il signie à la fois prouver, aperce-

 voir et distinguer. Le mot goût n’est donc plus directement li à lanourriture, au domaine buccal, mais s’tend alors jusqu’à la vision,la perception. Nous conservons aujourd’hui cette dualit. De nos

 jours, le goût exprime aussi la capacit à discerner ce qui est beauou laid selon les critres qui caractrisent une personne, un groupeou une poque en matire esthtique. Dans L’anthropologie d’unpoint de vue pragmatique, Kant s’tonne : « Comment a-t-il bien pu

1 Gû : ’g . f ’ i-e *g- « gû, ». r g « gû ». g g « gû ». e g ghKj « v ». piocHe, J, . Dictionnaire étymologique du français, p, l l r, 1983.

arriver que les langues modernes en particulier aient dsign la fa-cult de juger esthtique par une expression (gustus, sàpor) qui faitrfrence uniquement à un certain organe des sens (l’intrieur de labouche) et la capacit aussi bien de diffrencier que de choisir parcet organe des produits que l’on peut consommer ? ».2 Dans la lan-gue française, d’un seul et unique mot -goût- nous dsignons deuxchoses : l’organe sensoriel du goût et le jugement de valeur esth-tique. Ces acceptions sont sufsamment proches pour expliquer lesmalentendus ou les quiproquos mais encore assez loignes pourintriguer sur leur transfert de sens du monde sensoriel à la sphreintellectuelle, du propre au gur. Selon le professeur de philoso-phie et responsable de la recherche à l’institut français de la mode

Olivier Assouly, les choses sont d’emble retorses parce que les deuxacceptions, loin d’être complmentaires, ou seulement divergentes,apparaissent opposes. La dualit des signications rvle l’opposi-tion de la sensation à l’entendement, du corps à l’esprit, de la chairà la raison. La diffrence entre le registre sensoriel et le registre es-thtique du goût n’est intelligible qu’à la condition de fournir uneprcision ad hoc an d’carter tout risque de confusion.3

Cette prcision, nous la fournissons ds maintenant en situantnotre terrain d’investigation dans le domaine visuel. C’est la formequi est au centre de notre attention. L’œil, parce qu’il est l’organede la vision, reste l’outil privilgi d’apprhension et de lecture desformes. Le sens du toucher s’y superpose parfois mais, pour le be-soin de notre tude, nous laisserons de côt le contact tactile avecla morphologie des objets. Lorsque nous voquerons les goûts d’undesigner, nous entendrons par là sa facult d’apprcier et de jouir del’apparence d’un objet ou de son environnement. Il est donc question

de sensations. D’ailleurs, la racine grecque du mot est htique dsi-

2 e K, Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798) , p, Gf, 1999, .202.3 ov ay, ., «l’è-gû gû, d ’g gû  jg gû» in Goût à vendre, Essais sur la captation esthétique, p, i fç m, rg, 2007, .15.

L’inuence du crateur — 5. Les goûts

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gne l’aptitude à percevoir par les sens. 4 Ce qui explique en partie nosprcautions prcdentes5 quant à la nature subjective, relative et dif-cilement mesurable des inuences que nous tentons d’observer.

Dans un texte consacr aux Beaux-arts à l’occasion de l’exposi-tion universelle de 1855, Baudelaire relie la diversit des goûts àla multiplicit des sensations. « Tout le monde conçoit sans peineque, si les hommes chargs d’exprimer le beau se conformaient auxrgles des professeurs-jurs, le beau lui-même disparaîtrait de laterre, puisque tous les types, toutes les ides, toutes les sensationsse confondraient dans une vaste unit, monotone et impersonnelle,immense comme l’ennui et le nant. La varit, condition sine quanon de la vie, serait efface de la vie. »6 Ainsi, la varit des sensa-

tions est à la base de tout jugement esthtique. Le goût renvoie àdes sentiments tout aussi universels que profondment personnels.Il fait rfrence à notre rapport au monde et aux sensations que notreenvironnement nous fait ressentir. Il nous faudra garder cela à l’es-prit lorsque nous tenterons d’extirper de la forme d’un objet ce quitmoigne de la singularit des afnits esthtiques d’un designer.Cette dose d’implication personnelle dans le jugement esthtiqueest à l’origine de la pluralit des goûts. La disparit est d’autant plusforte que le jugement esthtique est bas sur le sensoriel. En effet,ce sont les sens, les perceptions sensibles qui sont nos outils fonda-mentaux pour apprcier les formes.

Peut-être est-ce pour cela que le beau, ce qui plaît au regard, estrattach au bizarre et à l’inexplicable ? Selon Baudelaire, le beau estd’essence bizarre. « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas direqu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas, il se-rait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujoursun peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente,

4 eh : ’g g.  Aisthanesthai – dv : aisthêtês « ç » ; aisthêsis « v » ; anaisthêsia « » ; aisthêtikos « à » « ê j ». piocHe, J, ., Dictionnaire étymologique du français , op. cit.5 p. i, h. 4, Le catalogue des souvenirs, . 68.6 ch b, Exposition universelle: Beaux-Arts, méthode de critique, p, G, lp, 1993, . 575-582.ex ’ x ’x v 1855, x x bx-a,b è (h ).

et que cette bizarrerie le fait être particulirement le Beau. C’estson immatriculation, sa caractristique. Renversez la proposition,et tâchez de concevoir un beau banal ! »7. Cette phrase nous rvlel’un des ds auquel se confrontent en permanence les designers encrant des formes. Ils ont chacun des afnits propres, mais dessi-nent pour tous. Ils doivent perptuellement fusionner le personnelà l’universel, l’individuel au commun et le singulier au pluriel. Doi-

 vent-ils parier sur leur « bon goût » ou oublier leur sensibilit person-nelle pour essayer de capter des sensations universelles ? L’impratif de sduction est devenu le systme nerveux de l’organisation indus-trielle de la consommation. Ds les annes 70, Yves Saint Laurentnous avertissait : « Le mot sduction a remplac le mot lgance. »

 Ainsi, la recherche d’exclusivit formelle et d’originalit dansl’apparence d’un produit aurait-elle tendance à orienter les choixdes designers ? Y-a-t-il une incitation à la bizarrerie ? Existe-t-il unimpratif d’unicit dans la morphologie des objets? Le beau doit-ilà tout prix s’loigner du banal ? Pour observer jusqu’où la volontde singularit formelle inuence les designers, nous continuerons ànous baser sur des exemples concrets. Nous avons vu qu’il est d’au-tant plus ncessaire d’utiliser des rfrences objectives que le do-maine d’inuence qui nous intresse peut être subjectif.

7 Ibid., . 575-582.

L’inuence du crateur — 5. Les goûts

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Une vision romantique

 A partir du XVIIe sicle, le terme d’ « originalit » recouvre deuxsens diffrents et quasi opposs, d’une part le caractre valoris dece qui est nouveau, unique, et d’autre part le caractre dvaloris dece qui est trange, excentrique. Avec l’closion du romantisme, quipose l’originalit comme valeur suprême, cette partition prend unedimension nouvelle qui structure, aujourd’hui encore, notre appr-hension de la cration. Selon la professeure de littrature MlanieLeroy-Terquem, nous pouvons reprocher à un crateur de cultiverune originalit outre, voulue et qui sonne faux, par opposition àl’originalit naturelle et gniale1. Certains designers, comme JaimeHayon, Les frres Campana, ou Mart Guix irtent rgulirement

avec cette sparation. Toutefois, la volont de provocation plaidesouvent en leur faveur. Le plat  Nazareth des frres Campana pourBernardaud, compos de membres coups de nouveau-ns s’ap-parente plus à une bravade qu’à l’expression d’une farouche envie

1 m ly-t, «G ? l’g ’ » in Design & imitations, p, m, i, fç ’a,2004, . 90.

6

l’originalité,

la culture de l’eXclusiVité

d’afcher son dcalage. Mlanie Leroy-Terquem nous met en gardeà ce sujet. « Il suft de peu, on le voit, pour que la marque du gniese dtriore en signe de mdiocrit : c’est là l’ambivalence de l’ori-ginalit, terme bicphale, qui regarde soit vers la grandeur, soit versla petitesse. »2. À cet gard, le banc Seat on It de Richard Hutten n’a-t-il pas manqu son pari ?

Un impératif d’exclusivité 

Cette volont d’originalit serait-elle en ralit un impratif? Larevendication d’un style et d’une expression personnelle nous rap-

pelle les symptômes de l’approche individualiste dont nous avonsobserv les effets prcdemment.3 La mondialisation des rfrencesculturelles et l’effritement des particularismes locaux n’imposent-elles pas aux designers de faire valoir leur diffrence, leur origina-lit propre ? En effet, l’original est aussi celui dont on se souvient.C’est donc aussi une passerelle vers une notorit acquise à moindrefrais et peu d’efforts. En carbonisant les grands classiques du de-sign ds la n de ses tudes, Maarten Baas n’a-t-il pas aussi brûlles tapes ? Christophe Pillet souligne l’importance de la matura-tion dans l’closion et l’afrmation d’un style. « Un style, c’est uneŒuvre. C’est 70 ans de boulot, où l’on trouve tout et son contraire.Je le vois comme la consquence, non comme le rsultat d’une vo-lont. »4. Celui qui n’afrme pas sa « patte » et sa marque parmi lescentaines de designers qui courent les publications ne risque-t-ilpas d’être simplement absent, voire pire, anonyme ? À trop vouloirassocier un style à un nom et un objet à une tête, il se pourrait quela notion même de style s’estompe. Dans son ouvrage Vie et mort

de l’image, Rgis Debray souligne ce phnomne. « Chaque indivi-dualit de la cration visuelle a dsormais sa rfrence normativepropre… À chacun sa rfrence normative propre… À chacun son

2 Ibid., . 92.3 p. i, h. 2, L’influences des origines géographiques et culturelles, Les symptômes d’uneapproche individualiste, . 52.4 chh p j p dz, v- .p dz, ., Christophe Pillet, p, py, p, 2004.

L’inuence du crateur — 6. L’originalit, la culture de l’exclusivit

p Nazareth, f H c,b, 2008.

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code, et que tous les codes se valent. Une langue se parle à plusieursou ce n’est pas une langue. Le jeu symbolique est un sport d’quipe. »5 Dans ce cas, quelles sont les nouvelles curies d’où merge une lan-gue commune ? Nous avons vu qu’une nation, une rgion ou une

 ville n’est plus une chelle pertinente pour prtendre former unecole et un style cohrent.6 Dans ce sens, les collectifs de designers,comme Droog design, 5.5 designers, ou Front design peuvent appa-raître comme les nouvelles entits capables de s’exprimer avec un

 vocabulaire commun. Notons au passage que le collectif est aussi ledernier chelon avant l’individu.

 L’originalité confrontée à la mondialisation

L’industrie de masse a fourni la capacit de dupliquer et diffuserà grande chelle les biens de consommation. Ce dveloppement aaussi favoris la circulation et la rencontre d’objets aux provenancesdiverses. Dsormais, dans chaque intrieur cohabitent des objetsaux origines si varies qu’elles sont depuis longtemps oublies ousimplement ngliges. L’alimentation est certainement le domainedans lequel ce courant s’exprime le plus clairement. Les varits decondiments, de fruits et les recettes n’ont plus gure de rapport avecleur lieu et saison de consommation. Concernant les objets, leur ori-gine n’est plus la garante de leur originalit. L’inspiration japonisantedes luminaires en papier japonais de Noguchi est devenue secon-daire. A force d’être copi, dform et dclin, le lien qui rattachaitcette forme de lampe à son territoire d’origine s’est rompu. ClaudeLvi-Strauss s’interroge sur la place de l’original et de l’authentiquedans un monde où tout s’imite. « L’industrie reproduit tout et il y a

des clichs partout. […] Comment, dans ces conditions, restaurerde la raret, du discriminant dans un monde d’empreintes surabon-dantes où se galvaudent les anciennes valeurs d’unicit, d’origina-lit, d’authenticit, sinon en inventant de nouveaux demi-dieux,

5 rg dy, Vie et mort de l’image, Une histoire du r egard en Occident, p, G, 1992,. 73.6 p. i, h. 2, L’influences des origines géographiques et culturelles, Ce qui fait école, . 46.

des Michel-Ange qui seraient aussi des Moïse ? »7 Les rexions deJean Baudrillard sur l’uniformisation des apparences rejoignent nosprcdentes remarques. Selon lui, « c’est la concentration monopo-listique industrielle qui, abolissant les diffrences relles entre leshommes, homognisant (les personnes et les produits), inauguresimultanment le rgne de la diffrenciation.»8 Ainsi, la ncessitimprieuse pour un designer de se dmarquer pour exister viendraitde la mondialisation industrielle. La mise en concurrence simulta-ne avec des crateurs de tous horizons inuencerait les designersen les incitant à emprunter des voies toujours plus excentres etexcentriques.

Le fait de subordonner la valeur d’un travail à son originalit et

son authenticit n’est ni propre au design ni une ide nouvelle. L’his-torienne de l’Art Svetlana Alpers nous informe que ds le XVIIImesicle, cette notion est au cœur du jugement esthtique. Elle nousen donne un exemple pertinent avec Rembrandt. « D’une part, Rem-brandt a t l’un des promoteurs de l’ide du tableau original, et il afond la valeur sur la singularit du nom et l’authenticit de la « si-gnature » : il reste ainsi l’un des crateurs de l’ide de l’individualit,impliquant le dsir de se distinguer, d’exister comme « moi peintre »avec un style unique et personnel. Rembrandt tait entour de colla-borateurs qu’il dirigeait avec prcision pour ne pas perdre sa « patte »identiable entre mille ; il a conçu la peinture comme un acte collec-tif et l’atelier comme une entreprise.»9 Cette volont d’afrmer unrpertoire formel exclusivement personnel peut aussi avoir un côtpervers. Remmorons-nous la phrase de Yohji Yamamoto à ce sujetdans le lm Carnet de notes sur vêtements et villes de Wim Wenders.« Le style pourrait devenir une prison, un cabinet de miroir où on nepeut que s’imiter soi-même. Il faudrait être le gardien de cette pri-

son et pas son prisonnier. »10

. Cette crainte, Patrick Jouin nous dit

7 c lv-s rg dy, Ibid., . 658 J b, La Société de consommation, p, G, 1970.9 sv a, L’Atelier de Rembrandt, La liberté, la peinture et l’argent, p: G, 1991.l g ’vg sv a Rembrandt’s Entreprise : The Studio and theMarket ; à ç, r v.10 W W, Carnet de notes sur vêtements et villes , p uh fg,79 , 1989.

L’inuence du crateur — 6. L’originalit, la culture de l’exclusivit

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l’esquiver en considrant son criture comme le rsultat d’une m-thode. La prsence de son style ne dpend que de son degr d’im-plication dans son travail. Ds lors, comment douter de l’originalitd’un style lorsqu’il dcoule d’un processus cratif dans lequel le de-signer a une place centrale ? Il afrme ne pas prêter attention à cesquestions. « Un crivain n’a pas besoin de s’arrêter à chaque lignepour vrier si la ligne qu’il vient d’crire est du même style que laprcdente. C’est quelque chose qui vient naturellement. C’est unehistoire de mthode. »11 Ce point de vue est partag par le designermunichois Konstantin Grcic qui relie directement la morphologied’un objet à sa mthode de conception. Celui-ci s’tonne d’ailleursqu’une grande part de la formation en design soit tourne vers la

recherche et l’afrmation d’un style individuel. À l’issue d’une conf-rence à l’Ensad en marge d’une exposition consacre à son travailau Muse des Arts Dcoratifs en 2006, Konstantin Grcic s’inquite :« À qui ces jeunes designers vont-ils pouvoir s’opposer ? On ne peutpas s’opposer à Philippe Starck ou à Ron Arad. » Devons-nous com-prendre qu’en se dtachant dlibrment de toute forme d’critureet de style collectif, les jeunes designers prennent aussi le risque dene s’opposer que d’individus à individus et non plus par coles oumouvements ? Il n’y a qu’à voir les anthologies et les catalogues dedesign actuels pour se rendre compte à quel point il devient ardupour leurs auteurs de proposer des regroupements et de relier lescrateurs entre eux autrement que par le hasard de l’ordre alpha-btique. Par ailleurs, quelle puissance accorder à un style qui n’estqu’individuel, aussi unique soit-il ? Si l’œuvre de Gaud a tant dersonnance, c’est aussi parce qu’elle s’inscrit dans un mouvementplus large qui associe de nombreux crateurs sous des noms diff-rents : Modernismo, Jugenstil, Liberty, etc. Au regard de l’Histoire,

quel est l’intrêt d’un designer qui ne serait que lui-même ? La quêted’originalit peut gnrer une nouvelle anxit. En effet, à la victoired’être soi-même peut succder l’inquitude de n’être que soi-même.

11 e v pk J, . 26.

 Forcer le trait 

Dans ce contexte, où la sphre d’intervention des designers a ten-dance à s’individualiser, les objets deviennent les reets de l’identit

de leurs crateurs. La production porte en elle un surplus d’identit,parce qu’à travers elle, les designers essayent d’afrmer plus claire-ment leur diffrence. Plusieurs objets aux morphologies atrophiesnous laissent suspecter qu’ils portent en eux la volont de leurs cra-teurs : faire quelque chose qui ne ressemble à rien d’autre. Les cra-tions du designer belge Bram Boo illustrent ces aspirations. Nous re-marquons par ailleurs que depuis les illuminations de Mendini, nouspouvons nous interroger sur la lgitimit de ce type de posture. À 

L’inuence du crateur — 6. L’originalit, la culture de l’exclusivit

Together , nhc, ro, 2008.

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travers cela, c’est la question de la nouveaut qui se pose. Le renou- vellement à intervalle rduit des gammes de mobilier n’inuence-t-elle pas les designers en les forçant à afrmer par leur forme le ca-ractre nouveau d’un objet ? Parmi les designers français, beaucoupse dfendent de courir derrire la nouveaut et l’originalit. Le faitmême que l’on puisse associer leur travail à cette notion est perçucomme une mise en doute de leur honnêtet. Pour les frres Bou-roullec, l’individualit du designer est avant tout le rsultat de saproduction. À Christine Colin qui leur fait remarquer qu’ils ne sontpas vraiment ce que nous appelons des originaux, ils rtorquent quel’originalit peut aussi être une marque de faiblesse. « Il nous sembleque l’originalit ou la nouveaut ne sont pas des choses compliques

à atteindre, la justesse nous semble l’être davantage. La justesse doitprendre en compte un ensemble de paramtres assez complexes.[…]. Le design dans son ensemble peut être une science complexe.L’extraordinaire n’est pas dans une recherche d’originalit mais de

 justesse. L’originalit ne nous intresse pas en soi, ce n’est pas unen.»12. Nous pourrions nous opposer à leur point de vue en leur fai-sant remarquer qu’ils omettent de mentionner le double sens dumot originalit. Rappelons les propos de Mlanie Leroy-Terquemqui sparent l’originalit voulue et outre de l’originalit naturelleet gniale. Matali Crasset partage cette opinion. Pour elle, ce n’estpas ce qui dnit la lgitimit d’un projet. Elle va même plus loinen afrmant ne pas y prêter attention. « Quand je fais un projet, jene regarde jamais ce qui a t fait ailleurs. Parce que je me dis quesi j’y mets beaucoup de rexion, que si je sors quelque chose del’intrieur, ce sera forcment diffrent. Ce temps pass à regarderce que font les entreprises concurrentes, je le mets plutôt dans larecherche d’intentions plus profondes. Et c’est le plus souvent ga-

gnant parce que les choses qui sortent sont forcment diffrentes.De la même manire, je ne porte aucune attention aux tendances,on peut tout leur faire dire. Il y a des courants par-ci, des courantspar-là. Ce n’est pas cela qui te fait prendre position par rapport à la

12 e v r ew b. p ch c. Design &imitations, p, m, i, fç ’a, 2004, . 112.

situation ou par rapport à la socit. »13 Ainsi, entre les Bouroullecqui afrment que l’originalit n’est pas une n en soi et Matali Cras-set qui certie avoir mieux à faire qu’à s’en proccuper, quelle im-portance accorder à cette inuence ? Jusqu’à quel point les formessont-elles dtermines par le dsir d’excentricit et de singularit deleur crateur ? Peut-être l’empire de ce dsir n’est-il pas tout à faitavouable parce qu’il touche directement à la personnalit du desi-gner, à son ego, à ce qui le dnit intrinsquement, voire à une cer-taine forme de narcissisme.

 La normalité et l’impératif d’originalité 

« Nous vivons dans un monde de reproduction totale, l’originaln’existe pas. Nous sommes tous des copieurs ». Jean Baudrillard, LaSociété de consommation, Paris, Gallimard, 1970.

Cette citation, Philippe Starck l’a faite sienne ds le dbut des an-nes 90. Celui-ci assne à qui veut l’entendre un discours bien rodqui consiste à nier la valeur de la nouveaut en soi. Patrick Jouinfait rfrence à cette position dans notre entrevue.14 Ce dernier nousinterpelle sur la notion de standard : « Regarde ce que fait Starck, ilprend des archtypes. Son truc, c’est de dire qu’il ne faut plus des-siner d’objet. Tout a djà t dessin. Il va juste chercher les formesoù elles sont. » Son point de vue semble juste, la lampe Miss Sissi,La chaise  Louis Ghost, les fauteuils  Lord Yo et  Richard III sont tousdes objets aux formes issues de schmas archtypaux dont l’origines’est dissoute dans le temps. Ds lors, la question de l’originalit nese pose plus d’un point de vue formel. En effet, l’enjeu n’est plus de

proposer de nouvelles morphologies, de les inventer, les crer, maisde rvler des formes prexistantes à l’tat latent dans chacun denos esprits. Comme le dit Patrick Jouin : « son intervention est tech-nique ». L’originalit ne rside plus dans la forme de l’objet mais dansses matriaux, son processus de fabrication, ses fonctionnalits, etc.

13 e v m c. p ch c, ibid., . 136.14 e v pk J, . 25.

tandard Unique,m b,

h & s, 2009.

L’inuence du crateur — 6. L’originalit, la culture de l’exclusivit

sw Wh, b r,

2009.

Overdose Chair , bb, 2009.

l Sleepless, b b,2009.

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La chaise  Louis Ghost est un exemple qui illustre clairement cettemanire d’aborder la notion d’originalit. Sa forme est directementinspire d’un classique du mobilier français : le fauteuil mdaillon.L’innovation rside dans le tour de force technique qui consiste àraliser en injection plastique monobloc une forme conçue pour lebois sans en dnaturer le dessin. Notons que cela soulve d’autresquestions quant à la cohrence entre la forme d’un objet et son ma-triau de fabrication. Le tlviseur Jim Nature en bois agglomr etla gamme de mobilier Bubble Cluben plastique rotomoul fonction-nent sur des principes similaires. Notre propos n’est pas de juger lalgitimit de cette dmarche crative. Cependant, elle se prsentecomme une forme de rponse face aux impratifs d’unicits for-

melles noncs auparavant. D’ailleurs, Philippe Starck ne semble pasredouter la contradiction puisqu’avec le presse-agrume Juicy Salif ils’oppose frontalement à la dmarche que nous venons de dcrire.

Plus rcemment, le designer britannique Jasper Morrison dfendà travers sa production une rhabilitation de l’esthtique du quoti-dien. Sa dmarche va à contre-courant de la pousse vers une su-renchre dans le manirisme formel et la diffrenciation à tout prix.Selon lui, l’innovation morphologique ne saurait plaider en faveurde la qualit d’un objet. C’est dans son usage, sa capacit d’intgra-tion à un environnement et son assimilation à l’univers de son uti-lisateur qu’un objet rvle ses vertus. Il synthtise sa dmarche envoquant des objets silencieux, par opposition au temprament ba-

 vard des produits sur-dessins. Cette formule nous rappelle les « ob- jets sans adjectifs » dont Gio Ponti vantait les mrites ds les annes50. Depuis 2006, Jasper Morrison et son condisciple, le designer

 japonais Natao Fukasawa participent à la diffusion du concept de

«normalit » en exposant une slection de produits dans une expo-

sition-manifeste : Super Normal.15 Ainsi, la volont de distinctionformelle s’efface devant les qualits prouves des objets largementusits. La tentation de la signature, du spcial, disparaît face à lancessit de placer son travail dans la continuit et l’vidence for-melle d’objets aux morphologies façonnes par le temps. Ceci nousrenvoie à la notion d’hritage formel dont nous observons l’impli-cation dans la partie de ce mmoire qui s’intresse aux inuenceslies à l’inspiration des crateurs.

 Le ré em pl oi co mm e un e né ce ss it é fa ce à la saturation ?

Bien qu’il se manifeste sous une forme diffrente, le travail d’Hel-la Jongerius rejoint par certains aspects les intentions de Jasper Mor-rison. Celle-ci rpte à chacun des entretiens ou des tmoignagesque l’on peut lire sur sa production son intrêt pour les formes pr-existantes. Lorsque Catherine Geel lui demande si elle afrme sonpoint de vue de designer en refusant de crer de nouveaux signes,celle-ci rpond qu’il en va de l’efcacit de son travail. « […] La rai-son pour laquelle je choisis de travailler avec des archtypes estautre. C’est avant tout une question d’efcacit. […] Alors je rsousla question de la forme en choisissant celle de l’archtype que lesgens peuvent s’approprier. Ensuite je suis libre de me lancer dansl’tude, le questionnement, l’analyse, la recherche exprimentaledes matriaux… ». A la confrence donne à Hyres, elle rafrmaitce point de vue : « Avec mes objets, je communique et je pense qu’ilconvient de dire une chose à la fois seulement. Ce n’est donc pasla forme qui personnellement m’intresse. Je reprends des formes

15 « My opinion is that the design world has drifted away from normality, forgotten it’s roots and the basic notion that we designers are supposed to take care of the man-made environment and try to improve it. Super Normal is a bridge between the t wo worlds, an attempt to reunite them.It’s not easy to write a formula for the Super Normal object, I’m not sure it c an even be planned. An object becomes Super Normal through use. As designers we can aim at achieving the Super Normal by being less concerned with visual aspects of an objects character, by attempting toanticipate the objects likely impact on the atmosphere and how it will be to live with. » Jm vw fk i ax Gy tky, Super Normal Dialogue, 2006.

Miss Sissi, phk, f, 1991.

Louis Ghost,h sk, K,002.

Richard III,h sk, b,984.

L’inuence du crateur — 6. L’originalit, la culture de l’exclusivit

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existantes, cres par d’autres… »16 Ainsi, la volont d’originalit estvacue avant même d’avoir pu se manifester puisque son rpertoirede base pour la cration de formes correspond à des morphologiesprexistantes. Sa tentation d’exclusivit formelle est dsamorce parle potentiel expressif et communicatif des archtypes.

Par ailleurs, Hella Jongerius revendique à travers sa dmarcheson refus de prendre part à la surenchre de codes et de signes g-nre par la socit de consommation. Comme Jasper Morrison, elleprône l’apaisement et exprime clairement ses doutes quand à la p-rennit d’un modle bas sur la cration perptuelle de nouvellestypologies. Toutefois, nous devons insister sur le fait qu’il existe peude points communs dans l’apparence des objets d’Hella Jongerius

et de Jasper Morrison. Bien que tous les deux partagent la mêmeaversion pour la quête d’originalit formelle, leurs ralisations sontdissemblantes.

 À ce propos, notons qu’en ayant recours au dtournement, HellaJongerius conçoit des objets auxquels il est souvent accol l’adjec-tif « original ». Certes, elle ne cre pas de nouvelles formes, mais enfaisant se rencontrer et s’entrechoquer des formes aux vocationsloignes, elle gnre un bruit et des ractions qui loignent ses ob-

 jets des produits silencieux souhaits par Morrison. Le remploi etla continuit sont deux choses diffrentes. Il est vrai qu’il existe djàune multitude de signes, mais se contenter de les rutiliser n’est pasun rempart contre la multiplication des formes et ne garantit pasnon plus la prennit des vocabulaires formels. L’alphabet n’a que

 vingt-six lettres et pourtant, la diversit des combinaisons possiblesfournit les matriaux ncessaires à la cration de centaines de mil-liers de mots et autant d’histoires diffrentes.

16 p ch G, chg à l’ens ch, x g à V n, à Hyè, 2004.

 L’inf lue nce des for mes pas sée s est -el le une bridecréative ?

Dans son numro d’Avril 2005 de la revue Domus Michele deLucchi rappelait que pour Achille Castiglioni « les beaux objets de-

 vaient contenir trois choses : curiosit, amusement et sens du com-mun (congeniality ) ». Le terme anglais est peut-être plus juste parcequ’il contient l’ide de gnes partags, d’origines analogues. La d-nition propose par Achille Castiglioni se dsolidarise de la tradi-tion de rupture dans laquelle s’est inscrite une part de l’histoire dudesign, parallle à celle des nouveaux matriaux et des nouvellestechniques. Il afrmait au contraire s’inscrire dans un continuum,

dans un fonds commun, y compris pass, afch, revendiqu, aim.Le guridon Cumano (Zanotta, 1979), par exemple, est repris d’uncatalogue d’objets anonymes du XIXe sicle, Castiglioni afrmait quela rutilisation n’est pas l’imitation. Il librait, notamment, tout unchamp qui se trouvait plac sous l’interdit de l’imitation du pass.La question sous tendue par ses afrmations est celle de la paterni-t des formes. En effet, à la volont du designer de crer des objetsaux formes libres de rfrences antrieures s’oppose le fait qu’iln’volue pas en vase clos. Le designer est directement plong dansun environnement dans lequel il est pleinement acteur. Il est nonseulement l’hritier de l’histoire de sa propre discipline mais sonimagination est galement imprgne des formes que son regardcroise à chaque instant. Ainsi, nous avons beaucoup de raison d’êtrepessimiste sur la capacit d’un designer à se dgager de son propremilieu. Par ailleurs, cette dmarche reviendrait à s’anesthsier17, às’interdire de ragir et de dialoguer avec son poque. Se faisant, ledesigner irait jusqu’à s’opposer à l’essence même de sa discipline

qui est par nature ouverte sur un contexte et une population. Latable rase des mouvements radicaux italiens (grille orthogonale de

17 n , à ’yg h( . i,h. 5, Les goûts, une approche subjective des formes, . 74. ), v ganaisthêsia « », à « h » è à v . l g v à ’g . n vè ’ h.

d Cumano. p g’ ’ j , d j, g XiX è, «’h» ’à «g». b v , h x x.i ’g ’ v ’.

t Cumano, ahcg, Z,1979.

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Superstudio) intervient elle-même en raction par rapport à unepoque qui est celle de l’uniformisation par l’industrie de masse.

De plus, ces recherches ont rapidement volu vers le 100% MakeUp et le fauteuil de Proust de Mendini qui intgre ds le dpart l’ide

de liation et de racines formelles. Martin Szekely adopte sur cesujet une position non rsigne. « Faire table rase du pass est prati-quement impossible dans quelque champ de production que ce soit.Mais il est peut-être ncessaire de suspendre le poids de l’histoireet l’auto-rfrentialit d’une discipline pour atteindre le primordial,pour s’engager dans un nouvel examen approfondi de ses proprespratiques. »18 Ainsi, le poids du pass ne rduit pas forcment l’in-tervention du designer à une action supercielle. Si les formes d’unobjet sont ncessairement inuences par celles qui l’ont prcd,elles ne s’y soumettent pas pour autant. L’inuence des formes pas-ses soulve d’autres interrogations lies à l’imitation. À partir dequel point un designer cesse d’imiter des rfrences antrieures?

Dans quelle mesure les dterminismes qui l’ont conduit à faire usagede formes prexistantes peuvent lui être reprochs ?

 Entre liation et imitation, la copie pointée du doigt 

Pour cerner ces questions, il nous est ncessaire de revenir auxrfrences romantiques nonces au dbut de ce chapitre. Au XIXesicle, les romantiques rejetaient le principe d’imitation parce qu’iltait, selon eux, le support de l’esthtique classique à laquelle ilss’opposaient. Ils ont afrm la ncessit de l’originalit en Art en laconsidrant comme une condition du gnie. Ainsi, pour Victor Hugo«homme de gnie veut dire inventeur, original dans le fond et dansla forme ». Ce dernier dnonçait l’imitation comme tant « le aude l’art » : « Quand vous viendriez à bout de calquer exactement unhomme de gnie, il vous manquera toujours son originalit, c’est-à-dire son gnie ». […] « On n’a d’ailleurs pas de mots assez durs

pour la foule d’imitateurs qui marche sur les talons du gnie : autantl’originalit du grand crivain, individuelle et singulire, est porteaux nues, autant l’imitation des grouillots de la plume, plurielle etcollective, est dnigre. Dans le même sens, Alfred de Vigny met engarde contre les « pâles imitateurs, troupe nuisible et innombrable

18 m szky v, Martin Szekely , p, ig m, K,2003.

L’inuence du crateur — 6. L’originalit, la culture de l’exclusivit

Histogrammes’architecture,

, 1969. Quaderna Z, 1970.

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de singes salissants et maladroits ». Enn, le dramaturge EugneScribe se moque de ces « apprentis grands hommes, gloire surnu-mraire, illustrations à venir, qui ne feraient rien sparment, maisqui s’unissent pour être quelque chose, et s’entassent pour s’lever ».

Par consquent, nous revenons aux indications de Mlanie Le-roy-Terquem19 sur la nature, l’originalit perçue comme la marqueet la condition ncessaire pour la pleine expression du gnie. Ici,l’imitation est même une menace constante et rcurrente pour laqualit et le renouvellement de crations et des formes pour ce quinous intresse. L’originalit serait un rempart contre des dgn-rescences consanguines. L’imitateur reprsente alors l’antinomiede la gure du crateur (inventeur et novateur par nature). Il nous

faut croire que c’est sur ces racines que repose encore une partie denotre jugement esthtique puisque, pour beaucoup de designers, lefait que l’on puisse les suspecter d’imitation revient à douter de leuroriginalit et de leur capacit à dpasser et s’affranchir des œuvresqui les ont prcds.

Certains designers se dfendent de pouvoir succomber à des in-uences qu’ils n’auraient pas eux-mêmes slectionnes puis reven-diques. Au cours d’une interview, Ora Ïto s’offusque du fait quel’on puisse rapprocher l’une de ses crations de celles d’autres de-signers, aussi reconnues soient-elles, car il s’agit tout de même desfrres Castiglioni. « – Quand vous avez fait la lampe OneLine pour

 Artemide (2004), connaissiez-vous la Tubino (1950) d’Achille et PierGiacomo Castiglioni dite par Flos ? – Elle n’a rien à voir ! C’est vrai-ment une pice dont je suis persuad qu’elle va devenir un classiqueparce que c’est juste une ligne qui remplit toutes les fonctions. Ellerinvente une typologie et devient d’une simplicit vanglique. »20 Quelle attitude adopter face à cette raction ?

Dans un premier temps, comme Ora Ïto n’avoue pas s’être ins-pir des travaux de Pier Giacomo et Achille Castiglioni, nous pour-rions le suspecter de vouloir masquer l’ombre de la Tubino qui planesur son projet. Mais rappelons-nous nos rexions sur la paternit

19 p. i, h. 6, Une vision romantique, . 78.20 p ch c «L’imitation et sa négation (réutilisation,appropriation, digestion, piratage, mixage…)» in Design & imitations, op. cit., . 25.

des formes. Demander à Ora Ïto s’il avait connaissance de la lampeTubino au moment où il a cr OneLine ne revient en aucun cas àplacer le luminaire des frres Castiglioni dans la position de l’ob-

 jet au thentique, l’original d’où manerait une sr ie d’i mitations.Cela tout d’abord parce que la simplicit de sa typologie rend toutà fait possible la re-cration, la r-invention. Un tel dessin, de parsa simplicit, a toutes les chances de rejaillir à plusieurs endroits etdiffrents moments. Ensuite, nous avons vu qu’il existe des gn-rations de formes dont personne ne peut s’approprier la paternit.Des formes archtypales dtournes par Hella Jongerius aux objetssilencieux et « supernormaux » de Jasper Morrison en passant parles morphologies familires des produits Starckiens, nous compre-

nons à quel point la notion de mtre talon est contestable. C’estd’ailleurs ce même Castiglioni qui recommandait de la congeniality  dans les objets.

Enn, nous devons accorder à Ora Ïto le bnce du doute. Ad-mettons que celui-ci soit honnête, il pourrait s’agir d’une coïncidencedont nous avons vu qu’elle n’est pas inenvisageable. Dans son m-moire de n d’tude à l’Ensci, David Dubois21 dbusquait une ressem-blance tout a fait frappante entre une photographie prsentant un

 verre devant une carafe dans une monographie de Castiglioni et unprojet de Claudio Colucci qui concrtise cette image en 3D, faisantrentrer au passage le verre dans la bouteille22. Claudio Colucci jurequ’il n’a jamais vu l’image – peut-on le lui reprocher ? – et trouve lerapprochement tout à fait illgitime. Il se dsole que l’on puisse lefaire passer pour un copieur arguant que lui-même n’a fait qu’ima-giner, comment l’brit peut faire passer le verre dans la bouteille.

 Ainsi, Claudio Colucci et Ora-Ïto plaident tous les deux la coïnci-dence. Ce n’est pas notre volont de juger de la vracit de leurs

propos. D’une part, pourquoi ignorer leur sincrit ? D’autre part,notre rapport à l’imitation ne se pose plus dans les mêmes termesqu’au XIXe sicle. Depuis Marcel Duchamp, la notion d’originalit

21 dv d, Un espace commun. Une interprétation des images (art, mode, design etconfondus) , ' p lg, e, 2003.22 Carafe-verre, s, 2001

l Tubino, ahcg, f, 1950.

l Oneline, o Ï,a, 2004.

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d’une œuvre ne recouvre plus la même signication. Le succs deMaarten Baas ne repose t-il pas sur cette volution ?

Derrire la question de savoir qui a fait quoi le premier et pour-quoi, il se pose une autre interrogation : celle de la conscience denos inspirations. En effet, nous avons cru à l’ignorance dans les deuxexemples que nous venons de citer. Devons-nous croire à l’inadver-tance ? Est-il possible d’oublier ce que notre œil a vu ? Sommes-nous capables de nous affranchir de ce que nous connaissons ? Lasingularit d’une inspiration est-elle le corrlat ncessaire pour lasingularit d’une forme ? Nous avons dfrich ces questions pr-cdemment lorsque nous nous sommes intresss à l’inuence desformes passes.23 C’est dsormais de la permabilit d’un designer

face à un faisceau de tendances dont il sera question. Dans quellemesure des dessins portent-ils la marque des inspirations de leurcrateur ? Est-ce qu’voquer la maîtrise de ses inspirations est autrechose qu’un oxymore ? En rfrence au sens biologique de ce mot,nous tenterons d’observer comment nos inspirations peuvent re-

 joindre nos aspirations.

23 p i, h. 6, L’influence des formes passées est-elle une bride créative ? , . 89.

sv v Orseggi, ahcg, a, 1966.

ig x  AchilleCastiglioni, Tutte le opere,1938-2000, m, e,2001.

c à v Wine Jug,c c, s, 2001.

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mè 132u, d, K, v 1949.

V, r a, V,999.

DAF chair , Ggn, H m., 1958.

Crop, r lvgv,, 1996.

ltherr , lv m, a W,

004.

ulip, e s,, 1955/56.

Champagne, ew lv, lv

, 1957.

ro’s, ph sk,, 1999.

orona EJ65, ph, 1961.

ittle Tulip, p p,, 1965.

unset, chh p,, 1997.

Bubble lamps, Ggn, Hw m,è v 1949.

Taraxacum, ah p G cg,f, 1960.

Viscontea, ah pG cg,f, 1960.

 Zeppelin, mW, f, 2005.

Modèle 4334, Ge, p am, K, 1959.

Delta, sg mzz,a, 1960.

l Perspex , em, v 1960/65.

Lanterne, r ewb, V, 2005.

L’inuence du crateur — 6. L’originalit, la culture de l’exclusivit

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 L’originalité s’ef face devant les tendances générales

« On est tous comme ça. On voit des choses, des images, des objets quinous font réagir. Il y a plein d’exemples comme les facettes, les lignes,l’ombre, la lumière, etc. Quelqu’un fait un truc et ça nous fait réagir.On a envie de s’y essayer. » 1

La singularit d’un style semble avoir du mal à rsister aux cyclesd’inspirations communs. Des designers aux expressions htrognesse rejoignent autour d’afnits formelles partages. Il existe destendances dont l’inuence russit à rduire la distance qui spareles travaux de designers aux critures divergentes. Les facettes,les arborescences ou les rseaux nous fournissent quelques points

de convergences. Ces derniers par exemple sont aujourd’hui sous- jacents à tant de projets d’architecture et de design que nous pour-rions presque parler djà d’imagerie. La critique d’Art et historiennedu design Elisabeth Vdrenne en a recens un certain nombre dansun ouvrage sous le titre Tendance résille. A la grille orthogonalede la planication, caractristique du graphisme des annes 1970,

1 e v pk J, . 27.

7

muses et inspirations

succdent aujourd’hui les rseaux trianguls des toitures des centresd’art de Metz ou de Saint-Etienne ou des projets facetts de Konstan-tin Grcic, les rseaux euris de Tord Boonjte, les vues laires d’Arik Lvy, les rseaux tricots de Marcel Wanders ou alatoires de Fr-dric Druot et Francis Solers pour le ministre de la Culture ou lafaçade ondulante de la cit de la mode à Paris. On pourrait gale-ment ajouter les rseaux urbains de François Roche prsents no-tamment dans le cadre de l’exposition « I’ve heard about… ». Joep

 Verhoeven, quant à lui, transforme incidemment les mailles d’ungrillage policier en points de dentelle.

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

J Vhv, bè , ç ’x«Ordre. Systèmes etmotifs contre le chaosdans le monde.», m,p t m,2005.

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Pourrait-on expliquer ce phnomne par le fait que la plupartdes designers baignent dans des environnements semblables ? Eneffet, la question n’est pas tant de chercher qui est l’initiateur dumouvement que d’en dceler l’origine. Pour ce qui est des rseaux,le dveloppement de l’outil informatique a gnralis l’usage de lamodlisation 3D dans la cration et la conception des formes. Lesmaillages surfaciques gnrs par les logiciels de CAO ont sans douteparticip à l’mergence de ce style. Plus gnralement, la socitde l’information dcrite par le sociologue Manuel Castells2 est elle-même base sur une structure en rseaux dont internet est l’pinedorsale. Ainsi, les inspirations communes de designers contempo-rains doivent être perçues comme le rsultat d’un environnement

dont ils partagent les inuences. Les regroupements schmatiquesque nous avons faits sont aussi les traductions formelles de phno-mnes abstraits. Nous comprenons ds lors toute la difcult quenous pourrions rencontrer en voulant retracer la gnalogie d’unesource d’inspiration car elle rsulte de mouvements de fond biensouvent extrieurs à la sphre du design. Les Algues des frres Bou-roullec n’voquent-elles pas plus un rseau informatique qu’unedentelle bretonne ou un univers sous-marin ? Eux-mêmes font rf-rence à des notions de logiques oues et d’quations mathmatiqueslorsqu’ils commentent ce projet. Malgr leur nom, la morphologiedes Algues n’est pas plus inuence par la vgtation aquatique quepar des inspirations non guratives.

Revenons à la rponse de Patrick Jouin dans l’interview qu’il nousa accorde. « On voit des choses, des images, des objets qui nous fontragir. » L’inspiration est donc communicative. Nous avons voquprcdemment la facult des designers à s’imprgner des lmentsqui composent leur environnement. C’est cette même persistance

rtinienne qui serait à l’origine de la propagation des morphmesque nous retrouvons dans des projets aux origines diverses. La guredu designer isol aux inspirations exclusives n’est gure compatibleavec des systmes de distributions et de communications mondiali-ss. Les grands salons internationaux, la presse spcialise et les sitesinternet participent à la diffusion à grande chelle de rfrences et

2 m c, La société en réseaux , p, fy, 1998.

d’inspirations communes. La propagation des inspirations va de pairavec l’abolissement des particularismes rgionaux et culturels vo-qus dans un chapitre antrieur. Notons le paradoxe de la situationentre, d’une part des designers plus que jamais dsireux voire obli-gs de faire valoir leur singularit, et d’autre part des inspirationsde plus en plus partages. Par consquent, aux afnits de chacunsuccde l’attirance de tous. Bien que l’inspiration soit lie à l’indi-

 vidu, à sa personnalit et ses aspirations, nous constatons que cer-taines des formes proposes par les designers trahissent des analo-gies voire des conformits avec des tendances temporelles.

 Au-delà de l’inuence des tendances passagres, existe-t-il des

sources d’inspirations dont les rfrences formelles se manifestent àdes poques varies et sous des traits diffrents ? Autrement dit, pou-

 vons-nous percevoir dans la morphologie des objets des inuencesconstantes qui s’expriment sous des aspects volutifs ? Nous avonsinsist plus haut sur le rôle de l’environnement dans l’afrmationd’une source d’inspiration. Dans ce sens, la nature reprsente un d-nominateur commun qui fournit une source d’inspiration inpui-sable depuis des millnaires. En effet, si la rationalit des universindustrialiss ou l’abstraction des rseaux informatiques est lie àun temps rcent, l’inuence de la nature se vrie tout autant dansles fresques paritales que dans les chapiteaux Corinthiens, les tapisde la Savonnerie, les meubles de Majorelle ou les recherches deGaetano Pesce. Pour ce qui correspond à la priode d’tude du de-sign, ds les Arts&Crafts, la nature est omniprsente. Son utilisationcomme source d’inspiration y est même encourage et traduit un re-tour vers des valeurs sculaires. En France, la caractristique princi-pale de l’Art Nouveau nancen rside dans l’utilisation gurative de

la nature et plus prcisment des eurs et des lments vgtaux.

Nos constatons par ailleurs que l’inspiration de la nature n’a pastoujours pris les formes d’un mimtisme curviligne. Bien que lesrecherches bioniques de Buckminster Fuller se basent galementsur l’observation de la nature, elles se focalisent sur des principesstructurels qui aboutissent à des propositions formelles radicalementdiffrentes. Les progrs de la science ont permis de se rapprocher

sygh,m c, Gd p, 2005.

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

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d’chelles inmes. Si la nature reste au centre des intrêts, ce n’estplus sous des formes perceptibles par l’œil humain. Depuis Coper-nic djà, l'Homme n'est plus l'c helle privilgie pour l'observationde la nature. Plus rcemment, Philippe Ram et Mathieu Lehanneurrevendiquent le fait de s’inspirer de processus naturels dans leursproductions. Benjamin Graindorge propose quant à lui une inspi-ration contemplative de paysages où fusionnent naturel et arti-ciel dans des cosystmes autonomes. Joris Laarman s’inspire de lacroissance osseuse et vgtale pour structurer ses objets. Même sielle s’en dfend, nous pouvons aussi rattacher les travaux de ZahaHadid aux courants biomorphiques.

Par consquent, le partage d’une source d’inspiration n’implique

pas forcment des ralisations aux formes homognes. C’est princi-palement la manire dont les designers s’approprient un domained’inspiration qui gnre des ressemblances. Par exemple, les cra-teurs de l’cole de Nancy et ceux du courant Art Dco puisent dansla nature les bases de leurs rpertoires dcoratifs. Ce qui diffrencie

leurs objets, ce n’est pas l’volution de la nature — videmment in-change en quelques annes — mais la manire dont ils en inter-prtent les motifs. Curvilignes et abondants pour les premiers, syn-

thtiques et gomtriss pour les seconds.L’attachement persistant pour un domaine d’inspiration soulve

des interrogations sur la cohrence entre la nature d’un projet et lesrfrences formelles qui orientent son apparence. Plus largement, laprennit de ces inuences nous interpelle. Comment un designerrenouvle-t-il ses sources d’inspirations ? Nous avons soulign lesliens qui relient l’imaginaire d’un crateur à son environnement.Parmi ceux-ci, la capacit des voyages à faire voluer les afnits

Morphogenesis Chair ,hy sh, 2008.

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

l Nénuphar , lmj, v 1902.

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esthtiques d’un crateur est rgulirement mentionne. La tradi-tion des sjours en Italie jusqu’au XIX sicle ou les bnces deschanges universitaires actuels s’inscrivent dans ce mouvement.Cependant, pouvons-nous opposer à ces inspirations contextuellesdes inuences plus intimes qui accompagnent les designers sur unepriode plus longue ? Ces derniers ont-ils des muses ? Sont-ils sujetsà des inuences obsdantes dont l’origine ne peut se rattacher à unmilieu ? Parmi les inspirations d’un designer, il nous appartient dedissocier l’afnit de l’obsession et le momentan de l’invariable.

 Le facteur obsessionnel

Le design, du moins sous ce nom-là, est contemporain de la psy-chanalyse. Tous deux sont des inventions du XXe sicle. Ils parta-gent une origine moderne et une essence moderniste. De plus, de-sign et psychanalyse possdent la même ambition de librer l’espritdes gens. Ils sont tous les deux des lments producteurs ; d’objetset de matrialit pour le design, de rêves et de lapsus pour la psy-chanalyse. Par ailleurs, nous remarquons qu’ils sont chacun issusd’hommes de sciences. Les initiateurs du design taient architecteset ingnieurs, Freud tait mdecin neurologue. Plus gnralement,ces deux disciplines prennent comme postulat un point de vue quin’a rien de positiviste puisqu’ils admettent que l’erreur et l’incerti-tude existent.

Ceci peut-il expliquer pourquoi bon nombre de designers neconsidrent pas l’inconscience, l’obsession et l’exorcisation commedes notions trangres à leur mtier ? Souvenons-nous de Patrick Jouin nous conant que la uidit est une ide qui le poursuit dans

chacun de ses projets. Les courbes de la chaise Thalya pour Kartelldoivent alors être perçues comme une expression supplmentairede son attirance pour les formes uides. C’est galement lui quiavouait ressentir le besoin d’aller jusqu’au bout d’un dessin, d’untrait, pour s’en affranchir compltement et passer à autre chose.François Azambourg partage ce sentiment. Celui-ci conseille à sestudiants d’exorciser leurs ides et leur intentions formelles pourviter de les conserver de manire redondante de projet à projet.

« On voit quelque chose […] et ça nous fait ragir, on a envie de s’y essayer. » nous disait Patrick Jouin. C’est justement cette inuenceque François Azambourg nous invite à dsamorcer en formalisantrgulirement nos aspirations.

Nous voquions prcdemment la persistance obsdante de cer-taines inspirations. Rares sont les designers qui avouent dessinersous l’emprise de rfrents formels qu’ils ne maîtrisent pas totale-ment. Comme si la redondance du trait pouvait nuire au besoin d’ob-

 jectivit qui va de pair avec l’exercice du design. Les lignes uidesdes objets de Luigi Colani s’cartent parfois grandement des dter-minismes arodynamiques ou organiques invoqus par leur crateurpour leur donner une lgitimit. Les lois de la bionique ne peuvent

sufre seules à justier les formes de la moto de vitesse qu’il a des-sine en 1973. Notre ambition n’est pas de nous livrer à une srie desuppositions sur l’origine de ces inuences. Nous avons djà dit quenotre connaissance des designers cits se limitant à des informationscollectes indirectement, la pertinence de nos hypothses serait ai-sment contestable. Comme en psychanalyse, il appartiendrait auxdesigners de nous faire partager les rsultats de leurs introspections.

 Ainsi, Marc Newson confesse avoir adopt une forme ftiche qu’ilnomme « pod ». Cette forme est semblable à une cosse de haricot.

Il la met en scne ds sa premire pice, la  Lockheed Chair en1987. Depuis, son « pod » se retrouve aussi bien dans du mobilier quedes ustensiles de cuisine, dcapsuleurs, gouttoirs, lampes-torches,etc. À un autre niveau, Philippe Starck avait plac une forme mas-sive au centre de l’espace lors de son exposition monographique auCentre Pompidou, en 2003. Pos à même le sol, l’Ombre, objet sur-dimensionn en bronze, matrialisait l’inconscient du designer. De-

 vons-nous voir ici un aveu de la part d’injustiable qu’il existe dans la

forme des objets et de la soumission du dessin à des inuences nonmaîtrises ? Stephan Gerschel se risque à tablir un lien de causalitentre un vnement marquant de l’adolescence d’Andre Putman etsa prdilection pour l’usage de carreaux noirs et blancs. La mre dela cratrice dsirait qu’elle devienne pianiste. À la n de ses longuesannes d’tudes de musique, à dix-neuf ans, elle prend la dcision derompre avec la destine envisage par sa mre. Aprs avoir reçu lepremier prix d’harmonie du conservatoire de Paris, « elle comprend

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

V hThalya, pk J,K, 2008.

Embryo Chair , mnw, c, 1988.

m v, lgc, 1973.

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106 107L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

m ’  ,ohu-C309, lg c,968.

d v, lg c,v 1970.

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qu’il lui faudra accepter un enfermement presque absolu pendantles dix annes suivantes. La dcision est prise ; elle est radicale. Sicomposer est à ce prix, Andre refuse de le payer. De sa vie, elle neregardera plus une partition ni ne touchera un piano. D’aucuns ver-ront dans l’utilisation dsormais lgendaire qu’Andre fera du noiret blanc une revanche inconsciente sur un clavier dlaiss. »3. Nouslaissons à l’auteur la responsabilit de ce rapprochement. Pour notrepart, nous constatons toute la dlicatesse d’un sujet d’tude qui in-citerait à pier dans les ralisations de designers des marqueurs im-putables à des anecdotes parfois anciennes.

 Les rel ati ons mat hém ati que s, entr e rat ion ali té et ésotérisme

Dans un chapitre antrieur, nous avons soulign la per-

sistance des rfrences lies à la nature sans nous prononcer surleurs origines obsessionnelles. Dans le même registre, les nombreset les relations mathmatiques accompagnent et fascinent les cra-teurs depuis des millnaires dans la conception de nombreuses ra-lisations. Les archologues dvoilent rgulirement les relationscomplexes jusque là ignores qui dnissent les formes d’ouvrages

3 sh Gh, Le style Putman, p, a, 2005, .12.

architecturaux souvent grandioses. L’tude des pyramides du pla-teau de Gizeh a rvl des proportions tout autant assujetties à deslois architectoniques qu’à des signications mystiques. Cet exemplenous montre la dualit de cette inuence. En effet, le recours auxmathmatiques s’impose pour rsoudre des problmes mcaniquesqui garantissent la stabilit d’un bâtiment. Mais leur usage ne s’estpas limit à ce champ d’application. Les quations et les thormesdcouverts par les mathmaticiens gyptiens ont aussi servi à laformalisation de fonctions mystiques et esthtiques. Ainsi, nous nepouvons pas envisager d’observer l’inuence des nombres en nouscontentant de l’tudier avec le regard de l’ingnieur. Leur inuences’tend bien au-delà des problmatiques de rationalit, de standar-disation et de faisabilit.

Dans l’antiquit, les architectes grecs, gyptiens ou msopota-miens s’efforçaient de se conformer à des rgles et des proportionspour leurs dices, se basant bien souvent sur des mensurations

humaines idalises (eurythmie des proportions grecques). Lesnombres n’y sont pas considrs comme de simples outils au ser-

 vice du constructeur mais s’associent à des aspirations spirituelles.Chez Platon, on rencontre d’abord la srie du doublement 1, 2, 4, 8,16, 32… et la srie du triplement 1, 3, 6, 9, 27… Les Grecs consid-raient que 3 tait le chiffre le plus parfait ayant un dbut, un milieuet une n. Ces deux sries taient employes de manire à confreraux dices des proportions harmonieuses. Plus tard, dans la suite

a Klg, ï h, Satellite eGy ei, ap, r, 1982.

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

d phk, 1991.

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de Fibonacci, sur laquelle nous reviendrons par la suite, chaquenouveau terme est la somme des prcdents. C’est le rapport entrele nouveau terme et le prcdent qui progressivement tend vers φ.

Ces suites nous renvoient aux gammes et aux rythmes. L’historienR. Wittkover soutient une hypothse qui relie les nombres à la musi-calit. Selon lui, la srie les rapports palladiens sont calqus sur ceuxde la gamme musicale : octave, quarte, quinte. Palladio fait allusionà cette similitude dans un mmoire de 1567. « Les proportions des

 voix sont harmonie pour les oreilles ; celles des mesures sont har-monie pour les yeux. De telles harmonies plaisent souvent beaucoupsans que quiconque sache pourquoi, à l’exception du chercheur de lacausalit des choses. »4 Ces propos tmoignent d’une volont qui va

au-delà de la simple rdaction de loi mathmatique et gomtrique ;Elle sous-tend la quête d’un ordre suprieur, dont les lois seraientcaches dans chaque lment de la nature et dans l’homme-même.Il en rsulterait une harmonie gnrale propice au dveloppementde l’âme. Cela correspond tout à fait à la mentalit de l’homme dela renaissance italienne, ptri d’humanisme, de spiritualit. Ainsi,la fascination des crateurs pour les nombres et les relations math-matiques justie entirement la place de ce c hapitre dans la partiede ce mmoire consacre aux obsessions et à l’inconscient.

La quête d’un idal formel, d’une sonorit parfaite, rclame par-fois des prescriptions dont la prcision peut nous tonner. À titred’exemple, nous pouvons mentionner les nombreuses recomman-dations formules par Palladio dans son ouvrage  Les quatre livresde l’architecture. Les indications dlivres par l’auteur ne donnentaucune place à l’approximation. « Prenons les dimensions d’unechambre. La longueur et la largeur doivent former, selon Palladio,

un des rapports suivants : √2 ou 1+1/3 ou 1+1/2 ou 1+2/3. On voitque la srie est composite, √2 renvoyant à la gomtrie, et les autresà un systme modulaire dont la base est le petit côt. »5. Palladio in-dique même sa prfrence pour le carr et le rapport : 1+2/3. Une

4 a p, Les quatre livres de l’architecture, g f chy,1650, p: ah, . h, 1980, . 10.5 Ibid,. .8.

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

p Templede Portunus, dit "de laFortune Virile" , hy, 70/80 . J.c.,r, i.

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112 113L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

autre source de rapports privilgis par Palladio, au lieu des frac-tions et des nombres à radicaux, est celle des tracs rgulateurs, enparticulier à base √2 et √3. La diagonale du carr gure dans les pro-portions de pices donnes et l’analyse en rvle la prsence dansles plans et lvations de plusieurs de ses ralisations.

Remarquons que l’usage de ces rgles mathmatiques dpassele simple cadre d’une rponse à des proccupations fonctionnelles.

 Ainsi, la c omposition de la Villa Rotonda, par exemple, s’inscritdans trois carrs tournant de progression √2, depuis la salle cen-trale jusqu’à l’extrmit des quatre escaliers extrieurs. Quant aurapport √3, il est frquent dans les tracs de façade comme cellesdu palais Valmarana. L’architecte de la Renaissance crit dans son

livre qu’il n’est pas l’initiateur de la mathmatisation de l’environ-nement. Palladio nous rappelle que, ds l’antiquit, les concepteursrecherchaient dans les nombres des rponses à leur quête d’harmo-nie formelle. La succession des diffrents ordres (dorique, ionique,corinthien, composite puis toscan) implique aussi une volution desrapports qui rgissent leurs proportions. La fonction de soutnementdes colonnes demeure identique, mais le rapport de la hauteur de lacolonne à son diamtre volue. De plus, à chacun des ordres est at-tache une signication particulire et un niveau en façade. Palladiomarque même sa prfrence pour l’entrecolonnement « eustyle » de¼ de fois le diamtre, ce qui renvoie à l’ordre ionique. Derrire cescalculs complexes et ces prescriptions dogmatiques, nous lisons sansdifcult l’attachement de ces personnes pour des considrationsqui dpassent la sphre esthtique. Les rapports mathmatiquessont avant tout un mdium pour parvenir à dnir les relations quiunissent l’homme à son environnement naturel.

Par consquent, si nous revenons à la suite de Fibonacci, nousconstatons qu’elle a pour origine l’observation attentive de la na-ture. C’est en ef fet l’tude d’organismes animal et vgtal qui a per-mis d’tablir cette suite. Nous retrouvons en botanique et dans lesproportions du corps humain l’existence du rapport prfrentielφ mentionn prcdemment. La disposition des semences de cer-taines eurs suit une logique dcrite par cette suite mathmatique.Par exemple, les graines de marguerite sont rparties suivant le

Templee Jupiter , ta hv s, - 83v. J.c., r, i.

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Ces dessins illustrent la conance persistante des designers dans desharmonies mathmatiques empreintes de mysticisme.

 Du détournement à la citation

« Le design cannibalise, il se nourrit de design. » Martin Szekely 6

La principale source d’inspiration des designers ne serait-ellepas le design lui-même ? Avant même que celui-ci soit une discipli-ne reconnue, les bnistes et les menuisiers allaient chercher dansles rpertoires dcoratifs antrieurs la matire de leur inspiration.

Plus gnralement, l’volution d’un domaine de cration peut-ellese faire sans que la somme des recherches accumules par le tempsne prote aux nouvelles gnrations ? En peinture, les avant-gar-des du XXe sicle ont largement tir parti des travaux raliss parles artistes des priodes prcdentes. De tout temps, les peintresont fait rfrence, cits ou rendus hommage à leurs prdcesseursà travers leurs toiles. En architecture, l’tude et le questionnementdes styles passs et des mthodes de construction ont t l’un desmoteurs du renouvellement esthtique. Dans l’ensemble, la capa-cit des hommes à intgrer les dcouvertes et les avances de leursprdcesseurs ne dnit-elle pas l’humanit ? Cette notion est à labase de l’ide de progrs et d’volution. Le design ne semble paschapper à cette rgle tant les designers s’inspirent abondammentdes crations de leurs pairs.

 Aujourd’hui, certains des designers considrs comme les plusproliques et les plus inventifs s’amusent à brouiller les pistes en

s’autorisant à puiser leurs rfrences sur des objets produits pard’autres. Marcel Wanders, aprs avoir conçu un vase Ming, proposeaujourd’hui du mobilier de style Louis-Philippe pour Moooi ( Twotopstable, 2005), et pour Cappellini un suppos morphing de style fran-çais sous le nom de New Antiques (2005). Pour revenir au chapitre

6 m szky, ., Martin SZEKELY , p, ig m, K,2003, . 162.

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

rapport 21/34. Le rapport 5/8 se trouve dans les pommes de pin.Le pentagone, la division par cinq, est galement li au nombreφ. Ce chiffre est privilgi dans la nature (organisation des eurs-glantine ; cinq doigts de la main ; ou organisation par multiples decinq). Quant à la spirale logarithmique, elle a la proprit d’avoirdes segments homothtiques qui tablissent une relation entre saforme et sa croissance. Son rythme est li à celui du dveloppementde la vie. La fascination et l’obsession de gnrations d’architectes,de sculpteurs et de peintres pour la section d’or qui dcoule de cesobservations trahissent leur volont de se rapprocher de l’harmonieomniprsente dans la nature, et indirectement de leur crateur, ledivin. Durant la premire moiti du XXe sicle, le systme Modulor

dvelopp par le Corbusier partage les mêmes aspirations. L’archi-tecte propose une nouvelle gamme de mesures harmoniques accor-de à la stature humaine. Ses travaux s’inscrivent dans la logiquehumaniste synthtise par la formule : l’Homme mesure de touteschoses. La grille de mesures mise au point par le Corbusier se com-pose de deux sries dont les termes successifs sont dans un rapportgale au nombre d’Or (1,618…). L’une de ces sries se base sur lahauteur de l’homme debout le bras lev (226cm = 89 pouces), ellesert de rfrences, c’est la mesure d’un homme qui prend possessionde l’espace. Par division ou multiplication par le nombre d’Or, onobtient tous les autres termes de cette srie.

Plus rcemment, les esquisses de Jean Puyforcat pour lescouverts Antibes nous dmontrent l’attachement persistant des cra-teurs à des relations mathmatiques tablies depuis plusieurs sicles.Les proportions complexes des objets issus du Bauhaus ne se rv-lent qu’aprs une tude approfondie de leur schma de construction.

h,v Antibes, J, 1926.

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sur l’originalit, nous pouvons nous demander si l’interdit de l’imi-tation des styles passs sous leur forme ornementale serait tomb ?

L’arrêt de la Cour : « L’ornement est un crime », est-il dsormaiscaduque? Peut-être pas compltement car les fantaisies hollandaisesne sont tolres que lorsqu’elles apparaissent sous des traits humo-ristiques. Les rfrences à des styles anciens ne sont autoriss ques’ils se glissent dans un « intervalle infra-mince », pour reprendrece terme de Marcel Duchamp, entre l’imitation et le dtournement.

 À ceux qui comme Maarten Baas ou Tord Boonjte s’approchent auplus prs de l’imitation, au plus prs de l’interdit, on reconnaît labravoure de l’quilibriste qui marche sur un l. Ils chappent à lahonte de l’usurpateur.

Ces designers connaissent les originaux (et nous aussi). C’est pr-cisment ceci qui les met à l’abri du titre d’imitateurs, de copieurs,d’historicistes. Ainsi, ils considrent leurs objets comme les descen-dants de formes tablies par d’autres et se soumettent sans peine àl’inuence de leurs prdcesseurs. Cette liation revendique s’ex-prime parfois par la poursuite de recherches inities par d’autres.Les frres Castiglioni rutilisent explicitement le procd du « co-coon » djà utilis par George Nelson pour imaginer à leur tour desluminaires dont les qualits plastiques et fonctionnelles ont t re-travailles ; ils n’en crent pas moins une srie d’objets diffrents,produits en 1959 par Arturo Eisenkiel puis dits au dbut des an-nes 1960 par Flos, devenus aujourd’hui des icônes dans la produc-tion de luminaires du XXe sicle. (Taraxacum et Viscontea). MarcelWanders, appel par Flos, les rinterprte à son tour en 2005 : Zep- pelin est une troisime version du « cocoon », insrant une str ucturede lustre à bougies, visible au travers du matriau : elle interrogeclairement le devenir des formes historiques.

L’afrmation par un designer de la parent et de l’ascendanced’un objet peut prendre la forme d’un hommage et d’une recon-naissance de la qualit du travail ralis. Jasper Morrison, dontnous avons voqu l’insensibilit pour la course à la nouveaut, achoisi de marcher dans les traces de David Rowland lorsqu’il a des-sin la chaise Sim en 1999. La chaise empilable GF40/4 valut unemdaille d’or à son crateur en 1964 lors de la XIIIe Triennale deMilan. Plus de trente ans plus tard, la simplicit du dessin reste aux

yeux de Jasper Morrison l’une des meilleures propositions possibles,bien que trop lourde et d’une ergonomie un peu dpasse. Son tra-

 vail consiste donc à ractualiser et à amliorer ce modle ancien.L’inuence de la chaise de Rowland sur le travail de ce designercontemporain va plus loin que la simple inspiration puisqu’il inscrit

 volontairement son objet dans un sillon creus par un autre. Sa d-marche n’exprime pas un assujettissement à des travaux passs maisla reconnaissance de leur validit. Quand Sylvain Dubuisson dessine Luna (Algorithme, 1993), nous y lisons galement un hommage àun autre modle de luminaire, la silhouette vidente et silencieusedu lampadaire Luminatorde Pietro Chiesa (Fontana Arte, 1933). Demême, malgr l’innovation apporte par les Eames dans l’usage du

contre-plaqu moul, nous pouvons voir dans leur paravents  FSW  (1946) l’inuence directe du modle en lamelle de pin propos desannes plus tôt par Alvar Aalto (100, 1933). Ettore Sottsass mani-feste son intrêt pour les travaux de Theo Van Doesburg lorsqu’il luirend hommage en 1979 avec Pseudo Porta. Enn, Starck reprend àdessein la Superleggera. Il a conçu en 2004 pour Driade un objet in-titul Objet Perdu qui ressemble – abstraction faite de la matire – àla chaise de Gio Ponti (Cassina, 1957). Le titre voque l’objet trouv(ou plutôt retrouv), ancêtre de l’intervalle infra-mince, ce qui nouslaisse le bnce de la citation. D’ailleurs, Gio Ponti, en dessinantla Superleggera, ne s’tait-il pas djà appropri un type de chaiseitalienne traditionnelle, dite « volante » tellement elle tait lgre ?

Au-delà des hommages à leurs prdcesseurs, c’est l’appro-priation des ralisations passes par des designers actuels qui nousinterpelle. La reconnaissance de la qualit des ralisations ant-rieures passe par une prise de possession des questionnements et desenjeux qu’elles impliquent. Le pass ne s’imite plus, il se transmet, il

se digre. Comme le dit Patricia Urquiola : « Je crois que nous devonsdigrer tous les lments qui participent à notre origine pour êtrecapable de recrer un langage personnel. » La rexion de la desi-gner milanaise nous invite à observer plus attentivement l’inuencedes disciplines connexes sur les formes de la production rcente. Eneffet, « les lments qui participent à nos origines » ne se limitent pasà la sphre du design. Cette discipline elle-même est ne de la ren-contre entre des proccupations issues d’autres milieux, notamment

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

New Antiques,m W,

, 2005.

aper Chandelier , s, m, 2005.

moke Chair , m, m, 2002.

thè f s,H Jg,nyhg, 2007.

Pseudo Porta, es, j hg à th Vdg, 1979.

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les Arts plastiques, l’architecture et l’ingnierie. Les porosits exis-tantes pourront nous clairer sur des similitudes inattendues et desinuences quelquefois lointaines.

m à è, Jh my, ex s a

mg 1952.

m à v, Jm, a, 1998.

h GF 40/4, dvw, G

gw, 1964.

h Sim, Jm, V, 2004.

L’inuence du crateur — 7. Muses et inspirations

Superleggera, G p,c, 1957.

Objet Perdu, phsk, d, 2004.

100, av a, ak,1933.

FSW, ch rye, H mi., 1946.

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« Vous m’avez dit un jour que de nombreux créateurs avaient compté  pour vous et que vous placiez en premier nom : Shakespeare, Monet,Conan Doyle, Picasso, Noureev, Chanel, Archipenko, Maugham, Saki, Dali, Cortázar, Diaghilev, Escofer, etc. Une assemblée plutôt éclec-tique ! » Peter Mayers à Raymond Loewy lors d’entretiens ralissen 1978 et 1979 à Palm Springs, Paris et New York.

 Le designer-éponge, l’imaginat io et la phan tasia ducréateur

Qu’entend Peter Mayers par le mot « compt » ? De quelle ma-nire le travail d’un chef cuisinier, d’un peintre, d’un dramaturge

ou d’un compositeur peut-il compter pour un designer ? Pouvons-nous esprer trouver dans leurs ralisations des rponses aux in-terrogations souleves par l’exercice du design ? La seule diversitdes noms cits suft à nous dmunir face à la richesse des sourcesd’inspirations voques. Qu’est-ce qui permet de faire cohabiterdans l’esprit de Raymond Loewy les tailleurs de Chanel et le Livreà la Royal d’Escofer ?

8

porosité des influences

Pour Bossuet, au XVIIe sicle, la facult des hommes à faire serencontrer et s’animer des images htroclites relve de l’imagina-tion. « Toutes les fois qu’un objet seul par le dehors demeure int-rieurement, ou se renouvelle dans ma pense avec l’image de la sen-sation qu’il a caus à mon âme, c’est ce que j’appelle imaginer. » 1. Cepoint de vue rejoint nos prcdentes rexions quant aux interac-tions entre l’environnement et les choix esthtiques d’un designer. Eneffet, selon Bossuet, tout discours sur l’imagination se voit contraintde reconnaître une certaine dpendance de nos images mentales àl’gard de ralits extrieures. Car si l’imagination permet d’tablirdes ponts entre des domaines pralablement loigns, elle est na-turellement inuence par la nature des lments observs. Même

l’imagination la plus prolique est dpendante des rfrences qu’elleconvoque, de la matire mise à sa disposition. Sans contact senso-riel avec le monde extrieur, l’imagination demeurerait aveugle.

 Au XVIIIe sicle Diderot rafrme l’autorit du rel sur le pou- voir imaginatif. Il confre à l’imagination un rôle de reprsentationau service de la mmoire. « Facult de se peindre les objets absentscomme s’ils taient prsents…, d’emprunter des objets sensibles desimages qui servent de comparaison…, d’attacher à un mot abstraitun corps. »2. La deuxime partie de cette dnition nous intresseparticulirement. Diderot y insiste sur la nalit comparative desimages sensibles, des images captes par nos sens. L’imaginationn’est plus simplement rattache à la mmoire, mais a un rôle actif.Elle opre des slections, des combinaisons de divers lments em-piriques, ainsi qu’elle le pratique dans les rêves, les rêveries diur-nes ou les ctions.

Pour rsumer, il y aurait deux principales formes d’imagination.La premire, l’imagination reproductive3, serait subordonne à la

mmoire. Elle servirait à se reprsenter des objets concrets en leurabsence en imaginant leurs qualits perçues par nos sens, leur imagesensible (forme, couleur, odeur, texture…). Ce rôle est identi ds

1 J-bg b, Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même ( 1838), 1,h. 4, p, Kg, 2009.2 d d, « e phyg » (1765), in Œuvres complètes, tome 9 , p,H, 1978, . 364.3 J-J Wg, Que sais-je ?, L’imagination, p, puf, 1991, . 12.

L’inuence du crateur — 8. Porosit des inuences

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l’antiquit par les penseurs matrialistes comme Lucrce qui reliel’imagination à une re-production d’images impalpables ( simula-cra). La deuxime, l’imagination associative ou suprasensible4, nousconcerne spcialement car elle se rattache directement au sujet dece chapitre. Cette dernire permet la jonction et la compositiond’images et de formes nouvelles par un usage diffr de nos souve-nirs, dlie de toute rfrence au rel. C’est elle qui est à l’originede la confrontation d’images loignes voques par Loewy. Parexemple, les animaux chimriques comme les sirnes ou les cen-taures sont le fruit de cette imagination.

Les racines tymologiques et les sens du mot « imagination » dansles langues trangres peuvent aider à en distinguer plus clairement

les usages. En anglais, à côt de la  fantasy (dont le sens est li à lacrativit), les mots fancy et imaginationse retrouvent dans les deuxexpressions verbales : to fancy , qui se rapporte plutôt à l’aptitude deformer des images illustratives et reproductrices, et to imagine, quidsigne davantage le pouvoir de donner consistance à des ctions.Pour Hobbes, la fancy prend naissance dans des impressions senso-rielles (nommes souvent conceptions) qui subsistent par inertietout en s’affaiblissant (decaying), elles alimentent des chaînes as-sociatives (traynes of imagination) qui, lors de rminiscences (re-membrance), permettent des compositions ctives (ex. : s’imaginerune montagne d’or) : « L’imagination n’est donc rien d’autre qu’unesensation en voie de dgradation 5». Tout au long du Moyen Âge, laphantasia et l’imaginatio sont distincts. Le premier terme est ratta-ch à l’âme rationnelle, le second plutôt li à l’âme sensitive. Ainsi,la notion de chaîne associative doit être au centre de notre atten-tion car c’est sur elle que repose la capacit des designers à formulerdes propositions formelles innovantes à partir de souvenirs latents.

4 J-J Wg, Que sais-je ?, L’imagination, p, puf, 1991, . 19.5 th H, Léviathan ( 1651), i , h. ii, p, G, Gm, 2000.

Vers une imagerie : l’atlas des images

C’est cette forme d’imagination, rattache à l'âme sensitive qu’Et-tore Sottsass met constamment au service de sa crativit. Il reven-dique l’inuence d’une imagerie htroclite dans laquelle il se pro-

 jette pour en extraire la substance vocatrice de ses projets. C’est aucœur de la culture populaire amricaine – mais aussi gyptienne –qu’il va puiser son inspiration et nourrir son imagination. Gilles deBure nous invite à imaginer la litanie de ses « souvenirs  from the road- side west», « ces souvenirs grens au long des highways qui drou-lent leur ruban vers l’ouest, anques de motels et de station-service,de parcs d’attractions prhistoriques et de fast-food pour routiers, de

ice-cream parlors et autres drive-in aux rminiscences naïves. Le toutrehauss d’une esthtique de fond tout droit sortie d’un lm musicalà grand spectacle où brillerait de tous ses feux, un Farid El Atracheplus rose et fuligineux que jamais. »6. Ce magma d’images, d’objets,de paysages, ou de sons s’entremêle constamment dans des associa-tions tonnantes. Le designer est permable, les souvenirs pntrentet s’installent sans retenue dans son esprit poreux. Pour Gilles deBures, la porosit et la sensibilit d’Ettore Sottsass est responsabledu tlescopage dans son travail du prcieux et du « cheap », des che-

 vauchements iconographiques, « des pousailles des nes lances dePaolo Uccello et des gros pieds de Mickey Mouse, hiratisme pharao-nique et dbordement « Rocky », rencontres plus formelles et moinsmentales que celles organises par Duchamp, mais pas si loignesqu’il n’y paraît des fondements de l’art moderne. Avec un zeste de« pattern » et une touche d’expressionnisme, beaucoup de naïvet etdes tonnes de roublardises. »7.

L’accumulation de rfrences disparates et leur remploi

dans des projets concrets est un trait commun à de nombreux cra-teurs. Beaucoup se laissent volontiers inuencer par des domainestrangers au design et assument sans difcult les rapprochementsqu’ils initient entre des disciplines loignes. C’est d’ailleurs cettecapacit de jonction et d’interprtation qui permit à Mondrian de

6 G d b, Ettore Sottsass Jr., p, rvg, 1987, . 71.7 Ibid., . 69.

L’inuence du crateur — 8. Porosit des inuences

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relier les thories du docteur Schoenmaker à son travail. En 1915, cedernier publie La nouvelle image du monde. Ces crits inspirent Mon-drian qui en tire la conclusion que « l’Art est un moyen aussi exactque les mathmatiques d’exprimer les caractres fondamentaux del’Univers ». Les Eames font preuve de la même libert d’inspirationet d’interprtation lorsqu’ils voient dans les rondeurs d’une sculp-ture de Gaston Lachaise des courbes propices au dessin d’une assise.Le nom de ce sige, Lachaise, est peut être le seul indice qu’ils nousaient laiss pour nous permettre d’associer le personnage ottantsculpt en 1927 à la uidit morphologique de ce classique du XXesicle.

Les exemples ne manquent pas. Ainsi, qui irait soupçonner le lienqui unit la façade du poste de radio  DX-350 Superadio (1952) aux

 volets d’une architecture XVIIe sicle si Zenichi Mano n’avait pas r- vl sa source d’inspiration ? Pouvons-nous voir dans la solennitpropose par la plate-forme de travail  Joyn (Vitra, 2002) des frresBouroullec l’inuence d’un lointain souvenir de la cne peinte parLonard de Vinci ? Rien n’est moins sûr car le silence studieux deJoyn s’oppose à l’agitation de la fresque. Le designer hollandais Jur-gen Bey explore dans son rcit introspectif  Dust la singularit de sesinspirations. Il utilise une mtaphore pour dcrire la façon dont sonmonde intrieur est permable aux inuences les plus diverses. Sonesprit y est envahi par les poussires extrieures qui s’accumulent

dans chaque recoin.

« Les petites choses grandissent. D’étranges et riches associations se font. Fi-

nalement, j’ai l’impression que je contrôle mes pensées. Je trouve des réponses à

des questions comme : quelle est la fonction de la poussière ? Une zone si grise.

Tout est identique. Pas de distinctions. Etes-vous une poubelle ou un coffre-fort ?

 La réalité bave. Qui est qui et quoi est quoi ?

 Il faut simplement se concentrer sur ce que l’on peut faire. Fermez-vous an

que personne ne puisse vous atteindre et vous êtes un coffre-fort. Ouvrez-vous

an que n’importe qui puisse poser quelque chose dans vous et le monde peut être

nettoyé et vous êtes la poubelle. A moins que cela ne soit l’inverse ? Le coffre-fort

dans lequel tout le monde pourrait verser quelque chose. Et quand vous en avez

besoin, vous le prenez tout simplement. Ou si la corbeille devient un coffre alorsles ordures une fois dedans ne peuvent plus ressortir. Petit à petit, tout ce dont

nous n’avons pas besoin disparaît. Ou les ordures prendront-elles soudain de la

 valeur ? » Jurgen Bey, Dust, 2005.

ersonnage flottant, lh, z,927.

a Chaise, ch ry, 1948, à 1990.

L’inuence du crateur — 8. Porosit des inuences

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 L’interdisciplinarité 

L’tendue du champ d’inspiration des designers estompe les fron-tires qui sparent leur travail des autres disciplines. La diversit desimages voques nous empêche d’envisager un design fonctionnanten vase clos, avec ses rseaux d’inuences uniques, et ses rfrentsexclusifs. Selon la critique d’Art Paola Antonelli, « les designers sontles meilleurs ponges au monde. Ils peuvent absorber toutes sortesd’humeur, venant de toutes les directions possibles. » La propen-sion à s’imprgner des inuences externes n’est pas cependant unequalit propre au design. Beaucoup d’autres disciplines partagentcet intrêt.

Dans le large domaine de la culture visuelle, aucun art (majeurou mineur; traditionnel ou rcent, fonctionnel ou purement esth-tique) n’a gard un sentiment d’autonomie. Les artistes visuels ontcannibalis le design au point que l’ide même de valeur d’usage nepeut être utilise pour faire la diffrence entre un projet « artistique »et un projet de « design ». La communaut post-utopique et les ob-

 jets d’ameublement de l’Atelier Van Lieshout, le « Donald Judd bar »construit par Tobias Rehberger pour le Munster Skulptur Projektesont tous des exemples frappants d’artistes visuels qui brouillent lesdistinctions. Des exemples du dsir qu’a l’art visuel de s’accaparernon seulement sa propre histoire mais de s’attaquer à d’autres dis-ciplines proches comme le fait le design.8

 À l’occasion de l’exposition « Design etc., Open Borders » au TriPostal de Lille en 2004, Renny Ramakers, cofondatrice du labelDroog Design, crit dans le catalogue : « Cette exposition montreque chaque crateur possde sa propre discipline mais peut en in-tgrer d’autres ». Celle-ci prône la reconquête de la libert artistique

grâce au franchissement des frontires entre les disciplines. Cetteassertion laisse entendre l’importance d’un apptit froce, senti-ment positif qui explique peut-être pourquoi les territoires du de-sign, de l’art et de l’architecture sont indiffremment balays parla production d’architectes, de designers ou d’artistes. De plus, ces

8 m szky, . Martin Szekely , p, ig m, K,2003.

dynamiques se rclament d’un nouvel ordre de la porosit, appelmixage ou sampling, qui concourt au brouillage total des identits.Pour Droog Design encore, une gnration s’active à s’affranchirdes limites de sa propre discipline pour en goûter d’autres. Cetteuidit dans la gographie des disciplines participe à la disparitiondes spcicits disciplinaires et accentue l’rosion des dfenses quiprotgent encore les derniers sanctuaires autonomes.

Selon l'historienne du design et commissaire d'exposition Alexan-dra Midal, ces objets entendent dpasser l’opposition convention-nelle entre œuvre, procd et produit aux ns de privilgier unecration artistique qui rponde aux spcicits du contexte actuel9.Plus prcisment, l’exposition entend mettre l’accent sur le caractre

novateur de ces postures artistiques où art, architecture et designs’entremêlent. Pour revenir au sampling voqu plus haut, Renny Ramakers qualie cette posture de la manire suivante : « Le mixage,la reproduction et le piratage ne sont plus exclusivement des activi-ts numriques mais se trouvent dans tous les domaines de la cra-tivit. Crateurs, artistes et architectes interprtent, manipulent,reproduisent et s’approprient le travail d’autres et utilisent c haqueproduit ou ide disponible. Ils mlangent les cultures, de nouvellestechniques sont appliques sur d’anciens produits et se jouent desdroits d’auteur. Ils dtournent les marques et les rgles commer-ciales. L’interactivit est omniprsente. »

L’vnement lillois n’est pas l’unique manifestation qui mette cecourant sur le devant de la scne. En 2008, le Moma de New York proposait dans l’exposition Design and the Elastic Mind10 des rappro-chements tout aussi agrants entre des domaines a priori loigns.Susana Soares, du Royal College of the Art y prsentait une sried’exprimentations sur le sens olfactif des abeilles en les formant à

reconnaître certains types de maladies, ou même la grossesse. Lestravaux de Mathieu Lehanneur se placent dans le même mouvementen tirant partie des proprits d’organismes naturels. Pour la com-missaire de cette exposition, Paola Antonelli, la collaboration entre

9 ax m, «ag » in Design et designers français, p, m,i fç ’a, 2004, .70-71.10 p a, . Design and the elastic mind , nw-Yk, mma, 2008.

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la science et le design portera de plus en plus de fruits à l’avenir.Elle relie l’expansion de ce phnomne à la capacit des designers àtravailler en quipe. Depuis quelques annes, l’espace parisien le La-boratoire a pour ambition de faire dialoguer et collaborer des scien-tiques avec des crateurs. L’implantation de l’Ensci à Grenoble, ausein d’un lieu jusqu’alors rserv à la science peut-elle s’interprtercomme un signe prcurseur ? Enn, nous pouvons nous interrogersur le sens que conserve la notion d’cole spcialise dans ce mou-

 vement d’abolition des frontires entre disciplines. Le design n’est-ilpas une profession gnraliste ? Les designers ne sont pas des sp-cialistes, leur expertise ne se limite pas à un champ d’interventionunique, elle est plurielle.

Les collaborations entre designers et galeries se multiplient11.Dbut 2007, Marc Newson a expos à la Gagosian Gallery de New

 York. A Londres, la Galerie Albion a expos les frre s Campana. Autre exemple de collaboration, celle de la Galerie Thaddaeus Opacà Paris, qui a fait travailler Matali Crasset en parallle avec l’artistePeter Halley. Il y a galement l’exemple singulier d’un diteur demeubles britanniques, Established & Sons, qui, trs peu de tempsaprs sa cration, a ouvert sa propre galerie pour diffuser les picesuniques ou de trs petites sries qu’il produit en parallle de sa pro-duction courante. Cet diteur a par ailleurs initi cette anne unprogramme, Collaboration, dont l’objectif est de faire travailler undesigner avec un crateur d’un autre champ. Pour lancer cette op-ration, le designer Sebastian Wrong et l’artiste Richard Woods ontcr une collection de meubles de rangement.

Par ailleurs, les performances de Maarten Baas et de Mar-tino Gamper qui ont eu lieu à Design Basel en Juin 2007 tendent à

remettre en cause les particularits qui dnissaient les processuscratifs propres au design. Nous pouvions galement y voir TomDixon, qui ralisait sur place ses pices pour en montrer les proc-ds de fabrication. Tout cela avait lieu sous le label Performance

11  AC/DC, Art Contemporain/Design Contemporain, Gèv, H é ’a dg,sy 26.10.2007, . 110.c ’ v p a, f d, a f, mK, lg&b, Wv c, c fy .

L’inuence du crateur — 8. Porosit des inuences

at Knit Hammock , b,007.

GalleryFurniture, m, 2007.

Bone chair , J l,2007.

égè Vorono, mnw, GGg, 2006.

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Process. Lors d’une rsidence au Japon, le quatuor de designerssudoises Front design a mis au point une technique pour matria-liser un croquis, en se servant de la capture de mouvements et duprototypage rapide. Ces dessins deviennent ensuite des chiers 3Dqui seront par la suite traduits en pices tridimensionnelles grâce àla technologie du prototypage rapide. Les objets raliss à cette oc-casion illustrent ces volutions et dmontrent l’inuence croissantede pratiques, de technologies et intentions issues d’autres sphres.

Mais contrairement à ce que pourrait laisser penser ces vne-ments rcents, la mixit disciplinaire n’est pas le fait d’une nou-

 velle gnration de designers se sentant à l’troit dans leur propredomaine. Il semble même que la fusion des activits cratives soit

rgulirement prophtise. Ds 1920, dans son essai sur le noplas-ticisme, Mondrian crit : « Les arts dcoratifs disparaissent dans lenoplasticisme. La vie quotidienne doit devenir le champ d’applica-tion privilgi de la synthse des arts plastiques. » Les articles publisdans la revue De Stijl jusqu’en 1931 prsentaient djà la synthse desarts comme une volution invitable. Dans le même temps, WalterGropius tait persuad que le renouvellement des formes passaitpar un rapprochement avec les arts plastiques, les quatre maîtres deformes qu’il a nomms au Bauhaus taient tous des peintres. OskarSchlemmer (1888-1943) se charge de l’atelier de peinture murale,puis, à partir de 1923, de l’atelier thâtre. Paul Klee (1879-1940)assure le cours thorique de design où il prcise sa thorie sur les

formes lmentaires. Vassily Kandinsky (1866-1944) dveloppe uncours d’initiation au design bas sur l’tude de la couleur, et uncours de dessin analytique. Il dfend le concept de Gesamtkunstwerk  (œuvre d’art totale). Laslo Moholy-Nagy (1895-1946) succde à Jo-hannes Itten en 1923 pour diriger le cours prliminaire et l’atelier demtal. Par la suite, les premiers numros de la revue Domus, fondeen 1928, mettent l’accent sur les diffrents mouvements artistiquesqui, pendant le premier quart de sicle, ont forg ou inuenc lemonde des formes : la rigueur statique des cubistes, le dynamisme

 violent des futuristes, l’abstraction mcaniste des constructivistes.De plus, l’radication annonce de l’autonomie disciplinaire ren-

contre plusieurs voies contestaires qui nous incitent à relativiserl’inuence attribue à ce mouvement. Martin Szekely s’interrogesur le bien fond des qualits attribues à ce courant. « Est-il rac-tionnaire ou visionnaire de penser à la spcicit d’une discipline,de poser des questions sur le statut des productions d’objets et d’art

 visuel aujourd’hui? Est-il possible d’tudier à nouveau les sujets fon-

damentaux clipss par un processus de brouillage des diffrencesentre les disciplines? Pour redonner du sens à des sujets tels que la

 valeur d’usage, il faut galement poser la question de l’utilisateur.12» Ainsi, bien que les propos de Martin Szekely ne soient pas motivspar des interrogations formelles mais par des proccupations sur la

12 m szky v Martin Szekely , p, ig m, K,2003.

Ci-dessus:  La bouleuspendue, a, cg p, p.

Ci-contre: t  Anson Conger 

Goodyear , ingh,

v,1939.

L’inuence du crateur — 8. Porosit des inuences

f Rouge et Bleu,G rv, 1918.p ’ h ’

p m.

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 valeur d’usage, celui-ci nous fait partager son scepticisme quant auxbnces attendus de ces volutions. Le critique d’art Hal Foster re-

 joint son point de vue. Selon lui, pour être interdisciplinaire, il fautd’abord être disciplinaire, à savoir initialement rattach à une dis-cipline et connaître la spcicit de chacun des discours avant deprtendre pouvoir les mettre en relation. Au cours d’une confrencercente, il s’agace de ce qu’il considre comme un enthousiasmeaveugle. « Dsormais, il existe t ant de positions qui se rclament del’interdisciplinarit et que je considre pourtant hors du champ dis-ciplinaire. À prsent, de nombreux jeunes gens s’intressent à l’inter-disciplinarit avant même de s’interroger sur ce qu’est une discipline.En rsulte trop souvent un pitre clectisme, un pas-grand-chose

plus entropique que transgressif. »13 Enn, selon Edgar Morin, « ladisciplinarit dlimite un domaine de comptence sans lequel laconnaissance se uidierait et deviendrait vague »14. Les frontiresentre disciplines garantissent la prennit d’un savoir d’expertisesans pour autant tendre vers l’hyperspcialisation qui conduirait

 vers un cloisonnement des pratiques. La frontire ne constitue pasun systme immunitaire qui rend impossible la permabilit face auxcorps et aux concepts trangers. Edgar Morin rappelle d’ailleurs qu’ilne « suft pas d’être à l’intrieur d’une discipline pour connaître lesproblmes affrents à celle-ci »15. Ainsi, un concept mineur dans unediscipline peut devenir majeur et novateur dans une autre.

Le terme de « design-art » a t prsent pour la premire fois augrand public dans le livre d’Alex Coles DesignArt16 publi à Londresen 2005. Dans cet ouvrage, il promet l’ouverture prochaine d’undialogue global entre chaque discipline. Mais au dbut de l’anne2007, Coles a publi un second volume, Design and Art, qui est unrecueil d’essais dans lequel il paraît rviser sa position. En trs peu

de temps, il semble que l’interdiscipline ait cess d’être considre

13  AC/DC, Art Contemporain/Design Contemporain, Gèv, H é ’a dg,sy 26.10.2007. c H f.14 eg m, Sur l’interdisciplinarité, tx 1994 b c hh ’ 2003 l ch hh h .15 Ibid.16 ax c, DesignArt. l, t phg, 2005.

comme un territoire plein de possibilits pour être vue comme ungenre problmatique.

Par consquent, bien que les rapprochements voqus viennentenrichir un dbat plus large sur la contextualit du design, rien nenous permet d’afrmer qu’il favorise un renouvellement des formes.En effet, les designers n’ont pas attendu le dveloppement de cecourant pour aller puiser leur inspiration ailleurs que dans le champparfois restreint de leur profession. Lors de la partie de ce mmoireconsacre au potentiel imaginatif, nous avons soulign les capaci-ts associatives des designers. Les efforts mens par ces derniersau cours du XXe sicle pour afrmer la spcicit et la lgitimit deleur mtier n’a jamais t une bride à leur crativit. Au contraire,

l’imagerie clectique de Sottsass aurait-elle la même puissance sielle se matrialisait dans des formes que nous ne pourrions relierà l’histoire d’une discipline ? L’appropriation des acquis, des pr-occupations et des rfrences d’autres domaines sont des moteursde l’innovation formelle. Beaucoup des modications typologiquesmajeures dans le mobilier du XXe sicle rsultent de ces transferts.

L’inuence du crateur — 8. Porosit des inuences

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 Les transferts de technologi es comme moteur du renou- vellement des formes.l’exemple des chaises en porte-à-faux et des sièges en ls d’aci er soudés.

L’arrive d’un nouveau procd de fabrication peut-il sufre à ex-pliquer l’closion d’un langage formel jusqu’alors persistant? Nous

 verrons dans la dernire partie de ce mmoire que la technologiefournit les conditions matrielles ncessaires à l’panouissementd’un vocabulaire formel. Cependant, si une mthode de fabricationest un des maillons dterminants dans la gense d’une forme, plu-sieurs exemples incitent à relativiser son rôle. En 1927, Mart Stam etLudwig Mies Van Der Rohe prsentent à l’exposition du Werkbund

une srie de prototypes de sige en tube d’acier sur le principe ducantilever (porte-à-faux). Un tube d’acier d’un seul tenant courben S s’inscrit dans l’espace dnissant deux formes continues re-lies par un support de toile, de cuir ou de contreplaqu pour l’as-sise. Ce principe fut propos par plusieurs crateurs (Mies Van DerRohe, Mart Stam et Marcel Breuer) dans un intervalle de quelquesannes. La paternit de cette typologie a donn lieu à un combat ju-ridique. Nanmoins, il est communment accept aujourd’hui que

9

les transferts de technologies

Mart Stam fut le premier à proposer ce type de sige lors d’un pro- jet pour des amnagements intrieurs dvelopps dans le cadre duWeissenhofseidlung en 1927. Sa proposition s’ancre dans la pensemoderniste de l’poque. Elle tmoigne d’une quête du dpouille-ment et de rduction des pices d’assemblage.

D’un point de vue strictement formel, le principe d’une lignecontinue se dveloppant dans l’espace n’est pas une nouveaut. Dsla n du XIXe sicle, le mobilier Art Nouveau proposait des lmentsde mobilier dont les lignes uides liaient l’ensemble des lments.Plus tard, les frres Thonet ont utilis leur maîtrise de la technolo-gie du bois courb pour dvelopper des modles de chaises dont

les pieds arrire se poursuivaient jusqu’à former le dossier. La pro-position de Mart Stam pourrait dans ce cas être perçue comme uneadaptation en mtal – matriau « moderne » – des technologies dubois cintr. Elle ne serait ds lors que le prolongement d’un mouve-ment formel dont les prmices ont eu lieu des dcennies plus tôt.C’est d’ailleurs la rme Thonet qui ditera ce sige à partir de 1931.Cette hypothse nous amne à nous questionner sur les relationsentre une technologie et ses applications.

Le tube d’acier cintr est djà utilis au dbut des annes 30 pourplusieurs applications industrielles. Les tuyaux de raccordementd’installation de gaz ou la fabrication des bicyclettes font appel àcette technologie. L’histoire veut que ce soit en observant le gui-don de son vlo que Mart Stam ait eu l’ide d’appliquer ce proc-d de mise en forme au mobilier. Cette anecdote nous fait prendreconscience que l’arrive et la maîtrise d’une technologie de fabrica-tion ne peut sufre à expliquer la naissance d’une nouvelle forme. Si

elle cre un potentiel vident, celui-ci reste latent jusqu’au momentoù est propose une manire de l’exploiter. En d’autres termes, unetechnologie ne gnre pas sa propre application. Comme son noml’indique, la « mise en forme » est une opration d’excution – à l’ex-ception de travaux dont nous parlerons par la suite. Elle ne peut suf-re à expliquer l’closion à un temps donn de nouvelles typologies.

C’est ici avant tout l’esprit d'un homme, Mart Stam, qui est àl'origine du principe cantilever. Il a initi un nouveau courant

L’inuence du crateur — 9. Les transferts de technologies

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ov , 1950.

m b, v °170986 1933.

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-à-x,43 "Cantilever" , m, a, 1930.

D42 Weissenhoff mode, lwg m Vd rh, bmgwk, 1927.

B34, m, th, 1928.

d’expression formelle en crant un pont, une connexion, entre unetechnologie et une application. La mise au point du cintrage destubes a t ncessaire pour utiliser au mieux leur potentiel. La maî-trise de la dformation du mtal dans les angles a permis à Mies VanDer Rohe d'ajouter au principe du porte-à-faux la souplesse de l’as-sise avec son sige D42. Cet exemple nous montre que l’volution dela technologie peut se heurter à des schmas antrieurs gs, st-rotyps. Il est difcile de se dcharger du pass de l’objet et de lefaire voluer. Parce qu’il a propos un pitement dtach d’un mo-dle conventionnel à quatre pieds, Mart Stam vite l’encombrement

 visuel et confre au sige une apparence lgre.La technique n’est pas ici à l’origine de la forme. C’est son trans-

fert vers un domaine d’application par un groupe d’hommes qui aamorc la gnration d‘une nouvelle typologie d'assises. Les tables B27 et B9-9C de Marcel Breuer se positionnent clairement dans lemême sillon. D'autres exemples d’innovations formelles par trans-lation des procds de fabrication sont remarquables tout au longde l'histoire du design.

Harry Bertoia racontait que c’est à la vue d'un gouttoir en l demtal qu'il a eu l’ide d’appliquer ce principe de mise en forme aumobilier en crant ses siges Diamonds. La sincrit de ses propos at mise en cause par le couple Eames, avec lequel il collabora à laCranbrook Academy of Art au sein de l'atelier de mtal. L'usage dumême procd un an plus tôt par les Eames pour la Wire Chair (elle-même inspire par leur Fiberglass Chair) et la proximit formelle deleurs propositions donna lieu a un procs. Nous remarquons que cesont ici les mêmes mcanismes de transferts de technologies quepour la chaise Cantilever qui ont initi cette innovation. En effet,

nous sommes aux états-Unis au dbut des annes 50. La socit deconsommation s’acclre. Le procd de soudure par point de treillisd’acier est djà largement rpandu pour la fabrication des Caddiesutiliss dans les premiers supermarchs.

Nous pourrions nous interroger sur l’inuence mutuelle desEames et de Bertoia qui les a conduits à imaginer à quelques moisd’intervalles et dans un primtre gographique rduit une mêmeapplication pour une technologie. Sans remettre en question

l’honnêtet des parties, il est intressant d’observer qu'elles ont tles conditions ncessaires à l’arrive de ce nouveau langage formel.Il semble clair que l’avance de la maîtrise de ce procd de fabrica-tion est insufsante pour expliquer la cration de ces formes. C’estautant la capacit de l’esprit humain d’imaginer des emplois inno-

 vants de techniques connues que leur capacit à tisser des liens entreleurs aspirations qui est à l’origine de ces formes. Les procds defabrication, bien qu’ils largissent le champ du « faisable » et des« possibles » ne peuvent être perçus comme l’origine d’une forme.Ils n’en sont que le vecteur de dveloppement. Certaines de ces re-marques se vrient de manire agrante dans le domaine des ma-triaux auxquels nous nous intresserons dans la deuxime partie

de ce mmoire.

L’inuence du crateur — 9. Les transferts de technologies

Diamond chair , Hyb, K, 1952.

Wire Chair, ch ry e, Hm, 1951.

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l’influence des outils

de conception et de création

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entretien aVec martin sZeKelYpropos recueillis le 16 noVembre 2009

Frdric Alzeari :  En l isant vos co m-

mentaires sur votre propre travail,

notamment dans le livre consacré à

 vos réalisations aux éditions Kreo et 

 Images Modernes, j’ai n oté un atta-

chement à l’histoire des objets, leur

 provenance et leur signication. Par

exemple, pour le verre Perrier, vous

 vous référez au gobelet antique ; pour

le pendentif Symbole, vous évoquez

la gure d’Hermès ; pour les plats en

 verre, là aussi vous faites référence à

l’Antiquité. Je souhaiterais connaître

les raisons de votre attachement à ces

racines.

Martin Szekely : Concernant le plat,c’est un objet qui est une membrane,une peau qui isole du sol.Pour le verre Perrier, c’est un travail àdestination d’un trs grand public. J’aiessay de proposer une rponse quisoit comprise dans l’immdiat. Donc,la rfrence à l’Histoire et au gobe-

let antique est un rfrent qui permetde faire converger les mmoires detous ces gens que l’on ne connaît pas.Il s’agit de questionnement sur le de-sign en rgle gnrale. Probablementque le design, ce n’est pas travailler surle design même. C’est-à-dire que je neprends pas un objet du XVIIIe sicle en

disant : « je vais le redesigner à la façon2010 ». Je me pose des questions surles fondements des objets. Que sont lesmeubles ? Des prolongements de noscorps ncessiteux. Les plats, quant àeux, sont certainement des peaux quiisolent du sol les aliments qui, s’ils de-

 vaient être mlangs au terra, ne se-raient plus comestibles.Pour le pendentif Symbole, de la mêmefaçon que le verre Perrier, c’est presqueun travail de commande pour Herms.

C’est une proposition qui a t faite à lasuite d’une belle discussion avec le pa-tron d’Herms, Jean-Louis Dumas. Cetobjet reprsente un peu la quintessencede mon travail, c’est-à-dire qu’il s’int-resse aux usages. Les usages qui ne selimitent pas aux fonctions, au sens trslarge du terme, mais englobent gale-ment les usages symboliques. Dans cesens, il tait intressant de travaillersur un objet quali de symbole. La d-nition du symbole, c’est un objet di-

 vis en deux parties qui, une fois ru-nies, ne font plus qu’un. J’ai travaillsur cette notion qui n’a pas d’âge, quitraverse l’Histoire. Chose intressante àplusieurs titres : cet objet a t un best-

seller. Les gens ont reconnu la charge degravit dans cet objet symbolique alorsmême qu’il n’tait pas expliqu. Il n’y avait pas de communication autour. Plu-sieurs dizaines de milliers de personnessont venus acheter cet objet alors qu’iln’avait aucune valeur en soi autre que sacharge symbolique puisqu’il n’tait fait

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que d’acier. Une nouvelle fois, la ques-tion c’est : comment travailler avec lesmmoires sur des objets destins augrand public ? C’est pour ça que je faisbien la diffrence entre le travail sur lesplats et le travail sur le verre Perrier. Cesont des implications diffrentes. Je medois, si j’ai une commande d’un clientindustriel – appelons le comme ça –, defaire un objet qui soit un succs com-mercial. Si je dis commercial, c’est parceque cela sous-entend qu’il y a eu adh-

sion. Quand je m’implique dans un pro- jet industriel, l’objectif c’est d’en faireun best-seller. Je recherche l’adhsiondu plus grand nombre.

F.A. :  Ma deuxième question porte

 sur l’aspect disciplinaire et méthodo-

logique du design. Je me souviens de

 Roger Tallon me disant que le design

c’est avant tout une recherche d’in-

 formations. Pour lui, – je le cite dè-

lement – « L’inspiration et l’imagina-

tion n’ont rien à faire dans l’exercice

de ce métier ». Il se dénit avant tout 

comme un solutionneur. Je souhaite-

rais connaître votre point de vue sur

ce sujet.

M.S. : Je dirai cela autrement, mais jesuis plutôt d’accord avec Roger. Je disque je m’en tiens aux faits. Je parle vo-lontiers de « pierres dures ». Ce sont deslments tangibles qui sont : le thmesur lequel on travaille, la culture de cetobjet, le matriau, la technique que l’on

emploie et surtout, à qui il est destin.Ceci est peut être la check list minimummais videmment elle s’agrmented’autres questionnements et d’autresrponses. C’est à partir de ces constata-tions que les choses se constituent. Pourdire les choses clairement, ce n’est pasà partir d’une inspiration, de mon ima-gination ou d’une ide que les objets sedterminent. D’ailleurs, je le dis haut etfort : je n’ai pas d’ides.

F.A. :  Est-ce cela que vous appel ez

« pierres dures » ?

M.S. : Les « pierres dures », ce sont leslments tangibles, les faits. Ma m-thode est trs proche de celle d’un scien-tique. J’ajouterai tout de même que jene fais pas un travail sur l’objectivit. Ça

 voudrait dire que je n’interviendrais paset que je serais loin du projet. Je suis àune certaine distance, vous l’avez biencompris, mais je m’implique quandmême puisque c’est nalement moi qui

 vais analyser ces « pierres dures » et qui vais en faire la synthse. Donc si je de- vais rsumer mon travail, je dirais qu’ilconsiste à synthtiser ces donnes. Pour

revenir à Roger Tallon, nos points de vue se rejoignent si ce n’est que lui a unepatte et que moi je n’en ai pas.

F.A. :  J’aimerais que l’on parle de la

 serviette porte-docume nts que vous

avez créée pour le maroquinier Del-

 vaux. Je crois que la réponse que vous

 proposez po ur résoudre le problème

de la poignée vous est venue de l’ob-

 servation de la méthode d’harnache-

ment des chevaux de trait. J’aimerais

 savoir à quel moment est-ce que vous

avez trouvé cette réponse. Est-ce que

 vous êtes parti de cela pour créer l’ob-

 jet ou à l’inverse c’est durant le proces-

 sus de conception, face au problème de

la répartition du poids et de la jonc-

tion entre la poignée et la serviette que

cette réponse est apparue.

M.S. : Je dirai qu’il y avait une doublequestion dans la proposition que faisaitDelvaux. D’une part, faire un nouveaupetit bagage pour homme, d’autre part,ce qui me semblait dterminant pour larussite du projet (qui est toujours unsuccs dix-sept ans plus tard), c’tait delui trouver une identit visuelle. Plutôtque de chercher à dessiner une formeoriginale, je pensais que cette identitpourrait venir d’une forme nouvelle deconstitution même de l’objet. Pour ce

faire, je me suis attaqu au point faiblede ces petits bagages qui est le rap-port entre la poigne et le contenant.Peut-être êtes-vous trop jeune mais, àl’poque, on avait des cartables qui sedchiraient toujours au niveau de lapoigne. J’ai trouv la rponse grâce àune mthodologie de travail. J’ai trouv

des parallles aux efforts exercs à cetendroit dans un article de l’encyclop-die Universalis sur le harnachement deschevaux. C’est d’ailleurs une chose que

 j’ai vue toute mon enfance puisque je vivais à la campagne. Je me souvienstrs bien des chevaux de trait qui taientharnachs de la sorte. J’ai transpos cesobservations sur le corps du bagage.L’identit visuelle de l’objet dcoulede ce parallle. Vous voyez, c’est à par-tir d’une donne extrieure, d’une fai-

blesse, que se dnit l’identit de l’objet.

F.A. : L’identité visuelle n’est donc pas

une recherche autonome.

M.S. : Ce n’est pas une recherche d’ex-centricit, d’originalit et de particu-larit sans fondement. Au contraire,elle se fonde sur ce que j’ai appel lafaiblesse.

F.A. : J’aimerais maintenant aborder

un autre aspect de vos réalisations.

 J’ai observé que votre travail se par-

tage entre des éditions en petites séries,

 souvent dans le cadre de galeries, mais

aussi de centres de recherches comme

le Cirva1

 , et des objets fabriqués entrès grande série pour l’industrie (je

 pense par exemple au ver re Per rier,

 Heineken ou à votre travail pour J.C.

1 cv : c hh v . c ’ 1983 ’v m è c, cirVa 1986 à m.

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 Decaux.) Quel pont faites-vous entre

ces deux univers ? Est-ce que l’un nour-

rit l’autre ou au contraire vous préfé-

rez les isoler?

M.S. : Nous pourrions dire qu’il s’agitd’un point d’quilibre. S’il y a quili-bre, c’est qu’il y a un poids de chaquecôt. Mon travail de recherche occupeaujourd’hui le plus clair de mon temps.épisodiquement, j’accepte de travaillerdans un projet trs grand public et seu-

lement trs grand public. Vous noterezla diffrence entre un diteur italien demeubles qui va travailler sur un modeindustriel mais qui ne va pas toucherle grand public et un industriel qui vaproduire vingt millions de verres Per-rier par exemple ou encore Roger Galletqui va inonder le monde de acons deparfum. À partir de là, il s’agit de voirdans quelle mesure je suis encore capa-ble de voir le monde dans lequel nousgravitons tous et de comprendre quelssignes peuvent être proposs pour quele projet appelle l’adhsion du grandpublic. C’est un travail de vrication,pour voir si je suis toujours en mesurede percevoir le monde tel qu’il est. C’est

un exercice personnel dont la satisfac-tion est tire du succs.

F.A. : Vous menez des travaux de re-

cherche dans lesquels vous avez un

contrôle complet de la forme, vous êtes

alors au plus proche du projet. Lors

de vos collaborations avec de grandes

 sociétés, comment se passe la relation

avec les bureaux d’études ou les per-

 sonnes en char ge du développement 

de vos produits ? Comment gérez-

 vous cette perte de contrôle, sachant 

que vos produits peuvent être soumis

à toutes sortes de contraintes, notam-

ment commerciales ?

M.S. : Je pars du principe qu’il n’y apas de contraintes. Il n’y a que des don-nes relles. Les contraintes n’existentpas. Nous pouvons les transformer enprincipe de ralit. Donc, je n’ai jamaisce souci. Je vous le dis honnêtement,c’est une question redondante. Je voussuggre pour la suite de votre vie pro-fessionnelle de ne jamais prendre lesdonnes pour des contraintes. On ne

 va pas contre un client, on l’accom-pagne. Si vous êtes contre un client,

 vous allez signer un mauvais contratet vous allez faire un mauvais travail.Dans ce cas, vous vous sentirez dçu

par ce qu’il n’aura soi-disant pas com-pris votre intention. Je ne me pose ja-mais de cette façon-là avec un client.C’est-à-dire qu’il y a des donnes, il y ala ralit, et si ma proposition est suf-samment forte, elle aura inclu d’em-ble ces ralits. Par contre, il peut aussiexister une ralit que je n’ai pas vue,

c’est à moi de l’inclure dans le projet.Je vous suggre fortement de rchirà cette question pour ne pas vous pour-rir la vie. Tous les jeunes designers pen-sent que l’industriel est quelqu’un qui

 va œuvrer contre le projet, qui va le d-former, le dnaturer. C’est un non-sens.Partir d’un tel postulat est un constatde faiblesse. Si vous êtes sufsammentfort, vous allez au contraire emmenerles gens avec vous. Il y a même des casnotoires. Quand Philippe Starck, avec

son pouvoir d’inuence et sa capacit àcommuniquer sur les projets, embarqueles clients avec lui, ils le suivent mêmelorsque ce sont des mauvais projets.

 Vous voyez que cela peut aboutir à uneaberration.

F.A. : La galerie Kreo expose en ce mo-

ment plusieurs de vos travaux dont le

matériau principal est le liège. Vous

avez aussi proposé il y a quelques

temps des tables en béton, et aupara-

 vant des plats faits d’un seul bloc de

 verre. Je souhaiterais savoir d’où vient 

 votre attachement pour les matériaux

intègres. J’ai d’autres exemples en tête

comme le pylône électrique en bois

 pour EDF, les sphères presse-papiers,les briques à vin, briques à eurs, etc.

 Est-ce que cela participe à la quête

d’universalité que vous évoquiez en

 parlant de vos best-sellers ?

M.S. : Je dirai que les matriaux sont lescomposants d’un langage universel. Ilsappartiennent à tout le monde. Je tra-

 vaille avec cet alphabet et chaque ma-triau a ses propres qualits physiques,intrinsques. Dans tous les cas, nouspourrions dire qu’un matriau dter-mine d’emble un projet. Un matriauest un programme. À partir du momentoù je travaille sur le lige, comme je l’aifait depuis le dbut des annes 2000,les projets vont dcouler de ce matriau

même. Par rapport à l’universalit desmatriaux, c’est notre proprit à noustous et on a chacun une mmoire par-ticulire de ces matriaux. Pour revenirau lige, il est vident que j’ai travaillà l’encontre d’un rexe conditionnqui est un matriau plutôt mal conno-t. Dans les annes 70, on en a fait dessols de salles de bain, des revêtementsmuraux, des choses assez laides. C’estun matriau dit « pauvre », donc toutcela m’intressait.

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Un processus rigoureux et raisonné 

Un produit, comme son nom l’indique, est un rsultat1. La forma-lisation d’un objet ne rsulte pas d’une addition mais de la multipli-cation de plusieurs facteurs. Le produit n’est pas une somme. Pourdonner corps à l’objet, le designer opre un travail de recherche,d’identication, et de slection de ces facteurs. Ces derniers sont leplus souvent nombreux, notre intention n’est pas de tous les citer.La liste serait longue, certainement incomplte malgr nos effortset n’apporterait pas un clairage dterminant sur le sujet de notretude. Nanmoins, nous remarquons à titre d’exemple qu’avant d’at-tribuer une forme à un produit, le designer prend pralablementconnaissance des futures conditions d’utilisation de l’objet, il parti-

cipe à la dnition de ses fonctionnalits et les relie à un contexte.L’ensemble de ces informations est rpertorie dans un document de

1 1 – le produit (de) : n ’ . p . p ’ -ê. r v h. p ; v.2 - un, les produits de : s, ê ’ , ’ h.piocHe, J, ., Dictionnaire Etymologique du français , p, l l r, 1985.

1

l’influence des methodes

de traVail,

des modus operandi

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rfrence pour chacun des acteurs du projet : le cahier des charges.Ces paramtres2 participent à dnir la morphologie de l’objet etorientent les choix formels du designer.

La relation entre l’aspect d’un produit et la nature de ces re-cherches prliminaires concentre l’attention des designers depuistoujours. C’est sur ce rapport d’interdpendance que se basent lesprises de positions nonces par Martin Szekely lors de notre entre-tien quant aux mthodes de conceptions propres au design. Celui-ciinsiste sur la prminence de cette phase de travail dans la concr-tisation d’un objet. Il afrme partir de « pierres dures », de faits,d’lments tangibles qui forment le socle de son travail. Selon lui,

sa dmarche est comparable à celle d’un scientique3 dans le sensoù ses ralisations ont pour fondement une interprtation mtho-dique d’lments factuels. Avant Martin Szekely, d’autres designersont insist sur la subordination de la forme d’un objet à la mthodede conception mise en place pour sa cration. Celle-ci doit permettred’extraire et d’identier une somme de faits dont la connaissanceest ncessaire pour une dnition formelle adquate d’un produit.En 1961, à Venise, la dnition du design formule par Tomas Mal-donado qui sera adopte par l’ICSID4 positionne la recherche d’in-formations comme un prambule essentiel pour la cohrence d’uneforme.5 De même, d’autres designers aux personnalits aussi variesque Joe Colombo, Charles Eames ou Roger Tallon soulignent l’im-portance d’une mthodologie rigoureuse pour garantir l’harmonieet la cohsion formelle d’un objet. Pour le premier, « l’industrial de- sign » n’est sûrement pas un style, il est fonctionnel, il est rationnel.Il est la rsolution totale de la problmatique interne d’un produitconçu de la façon la plus objective, eu gard à l’emploi auquel il est

2 n « è » yy « ».3 e v m szky, . 144.4 icsid : International Council of Societies of Industrial Design.5 « l g v à j ’ v . p j, x, ’ j ’ yè ’j h, v . »maldonado, t. El diseño industrial reconsiderado, b, G-G, 1997.

destin. »6. Le second va plus loin en afrmant que design et mthodesont intrinsquement lis, il les fait fusionner lorsqu’il dclare que« le design est une mthode de mise en place des composants an deparvenir à la meilleure solution d’un problme particulier. »7. Enn,les propos de Roger Tallon expriment le plus clairement une positionqui donne la primaut à une mthode imprieuse sur toute consid-ration d’ordre esthtique. Selon lui, la pratique du design exige « uneconduite qui refuse l’impens, la solution hasardeuse ou inspire.Il est recherche de l’information et de la mthode dans la conduited’un projet. »8. Nous verrons par la suite dans notre entretien aveccelui-ci qu’il se dnit comme un « solutionneur ».

L’inuence d’une dmarche rigoureuse sur la forme d’un objet est

explicitement revendique. La rationalisation du processus cratif apparaît à la fois comme une garantie contre les drives expressiveset contre la per version des vellits esthtiques des designers. Nousremarquons nanmoins l’aspect dogmatique que peuvent revêtir cesdnitions. À ce titre, les « dix principes d’un bon design9 » non-cs par Dieter Rams nous interpellent. Pour le courant fonctionna-liste allemand dans lequel s’inscrit cette dclaration, la forme « naîtd’une interaction intensive et profonde avec la ralit d’utilisation,la vie, les besoins, les souhaits et les sentiments de l’homme. » 10.Notons que Dieter Rams n’voque pas des contraintes mais des ra-lits, ce qui nous renvoie directement au « principe de ralit » vo-qu par Martin Szekely au cours de notre entretien11. Cependant,nous pouvons nous interroger sur les rapports entre une dmarche

6 a by, Le design. p, l, 2004, .144.7 Ibid.8 Ibid.9 Good design is innovative – Good design makes a product useful – Good design is aesthetic –Good design helps us to understand a product – Good design is unobtrusive – Good design ishonest ; Good design is long-lasting – Good design is consequent to the last detail – Good designis concerned with the environment – Good design is as little design as possible.u g v – u g – u g h – u g à ; u g ’ ; u g hê – u g – u g – u g ’v – u g g .d r, Braun design department, « 10 », g ’Intérieur 92/93, Kjk.10 Ibid.11 e v m szky, . 146.

L’inuence des outils — 1. Un processus rigoureux et r aisonn

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qui entend se baser sur des faits rels et des propos qui convoquentdes notions aussi abstraites que « la vie », « les souhaits et les senti-ments » ? Quand Dieter Rams dclare « je suis d’avis qu’un produitn’est bien conçu que lorsque l’utilit est optimale », nous nous devonsde souligner l’importance du mot « que » dans ces propos.12 Commentviter que ce bon dessin (celui qui rend utilisable) ne devienne lemeilleur de tous, qu’il ne soit « le » dessin, que sa perfection mêmene l’impose comme la nalit de la dmarche cratrice ? En codi-ant à l’extrême la pratique du design et en soumettant la forme àl’application rigoureuse d’une mthodologie inexible, Dieter Rams,et plus gnralement l’cole d’Ulm, n’auraient-ils pas abouti un for-malisme de la dmarche elle-même ? Bien que la forme soit envi-

sage comme pur et unique rsultat possible de l’application d’unemthode objective, celle-ci n’est pas une n mais un moyen. Elle estun moyen d’extraire la forme hors du temps et de protger l’objet desalas des goûts. Les boîtes aux surfaces nues, aux angles droits et auxcouleurs neutres des carrousels Kodak et des tourne-disques Braunafrment leur caractre immuable et s’afchent comme des vri-ts ges. Roger Tallon, pour qui la qualit d’un objet ne passe paspar la justesse de sa forme, contourne le problme lorsqu’il rpondà Catherine Millet que le rôle du designer n’est pas de dessiner desformes mais de fournir des « protoformes »13. C’est-à-dire non plusdes produits nis, aussi satisfaisants soient-ils mais des procduresqui mneront à la dnition d’un produit ou d’un nouveau service.

 Ainsi, bien que la morphologie d’un objet reste troitement lie à samthode de conception, elle n’engage pas le designer à t ablir « la »forme, dnitive et prcisment identiable.

Par consquent, la relation qui unit la dmarche du designer à laforme de ses objets intgre plusieurs facteurs pour lesquels l’objec-

tivit et la rationalit ne sont plus des lments dterminants maisl’une des donnes du problme. Selon Tallon, « pour le design, la

12 l x ’ g ç. n ’v h v . p , ’v « » v g .13 ch m, Roger Tallon : itinéraire d’un designer industriel , g ’xy, p, c p, 1993, . 64.

rationalit n’est pas la nalit – le jeu, la fantaisie, l’humour, l’ro-tisme ne lui sont pas interdits : le design est forme sans sgrgationde fond. » La montre qu’il a cre pour Lip illustre clairement sonpositionnement. Ds lors, il n’y a plus un facteur qui prvaut sur lesautres, l’esthtique et la symbolique peuvent même être des fonc-tions prioritaires comme dans le cas de bijoux par exemple. Ce quiimporte c’est que le produit, et donc sa forme par extension, resteune organisation structure. Nous pourrions nous rfrer au conceptde la Gestalt pour ajouter que chacun des lments doit être li autout. Ds lors que la dmarche crative atteint une certaine formed’hypostase, elle autorise alors un champ de libert 14 formel trsouvert qui ne modie en rien la cohrence d’un produit et permet

au designer de faire des choix et de donner à l’objet un aspect es-thtique variable.

En dehors du design, les architectes ont galement manifest de-puis longtemps un vif intrêt pour cette notion de cohrence entreles diffrentes composantes d’un projet. Ainsi, Palladio, dans sonouvrage Les quatre livres de l’architecture, n’nonce pas d’orienta-tion doctrinale quant à la bonne forme d’un bâtiment mais insistesur la ncessaire cohrence entre chacune des parties et des fonc-tions. Ds l’introduction, celui-ci prvient : « Avant de commencer àbâtir, il faudra considrer soigneusement chaque partie du plan etde l’lvation de l’dice à construire. Vitruve enseigne de prendregarde à trois choses, sans lesquelles une construction ne peut êtreestime digne d’loges : ce sont l’utilit ou commodit, la dure etla beaut, parce qu’on ne saurait dire qu’est parfaitement accompliun ouvrage qui serait utile, mais peu de temps ; ou au contraire quela considration de la dure aurait assujetti à quelque incommodi-

t, non plus que si, ayant satisfait à ces deux premires conditions,il se trouvât dfectueux en la dernire, qui est la beaut. »15. Nous

14 l’ « h » ’g , hy hh ah m (1920-1992). c à g ’ x hg.ah m,  v éh rh. Les sciences de l’imprécis, p, s,1990.15 a p, Les quatre livres de l’architecture, g f chy 1650, lv , ch. i. , p, ah, 1980, . 19.

L’inuence des outils — 1. Un processus rigoureux et r aisonn

Véronic, rg, s, 1957.

m è Machchronograph, Mach 2000 , rg t,l, 1973.

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remarquons que, pour Palladio, la beaut constitue une fonction àpart entire au même titre que la commodit. Ce qui nous renvoiede nouveau vers Roger Tallon qui nous enseigne que la forme nesuit pas la fonction mais toutes les fonctions.

 La for me soumise au principe d’efcacité 

Il arrive que, dans certains cas, la fonctionnalit d’un objet primesur toutes les autres considrations lors de la dnition d’une forme.La facult d’un produit à remplir correctement la fonction pour la-quelle il a t conçu est dans ce cas primordial. Cette dimension est

l’un des facteurs fondamentaux de l’esthtique de l’objet, sa mor-phologie en rsulte entirement. Les produits à caractre techni-que comme instruments chirurgicaux, les outils mcaniques ou lesquipements industriels illustrent ce phnomne et ont fascin desgnrations de designers par leur efcience. Bien avant l’closiondu mouvement fonctionnaliste en Allemagne, la gure majeure dela scession Viennoise, Otto Wagner, publie en 1895 son manifestethorique Modern Architektur dans lequel il crit : « Rien qui ne soitfonctionnel ne pourra jamais être beau. ».

Toutefois, le principe d’efcacit n’interdit pas le design, il le re-congure en ce sens, il efface ou relgue au second plan les autresfacteurs d’inuences formelles. L’objet efcace n’a pas besoin d’êtreesthtique. Exemple minent par excellence, la machine à record :le dragster. Dans ce cas, c’est une anticosmtique qui tient lieu deconstituant de la forme : l’objet n’est pas informel mais aformel. Ilpossde bien une forme spcique mais celle-ci importe moins quela vocation de l’objet même à l’efcacit, la forme n’tant plus alors

qu’un rsultat en aval, une consquence, et non pas une projectionopre en amont, un projet, ou encore un programme. Nous dironsque la forme du dragster est en vue de la performance maximale etinversement. La performance n’y fait pas d’abord « forme » mais pisteavant tout le rsultat, la victoire, devenant du coup le moteur mêmede la forme nale. De fait, dans la vaste panoplie des objets de per-formance, tel le dragster, l’ardeur cosmtique n’a pas place, ou peineà se manifester puisqu’elle est rduite à la surface de l’engin sous la

forme de peintures, d’images, de chiffres et d’autocollants de spon-sors. Ce genre d’objet demeure technique, une boule de nerfs m-canique dont l’apparence se veut indiffrente à tout ce qui touche àl’image et au paraître atteur. Les lments dcoratifs n’ont droit decit que sur la ne pellicule surfacique pour autant qu’ils ne nuisentpas à la performance. Le design oprationnel, ou design fonction-naliste, a pour vocation ultime de s’abolir en tant que propositionesthtique. La forme est plus que jamais une consquence. La mor-phologie d’un produit qui vise l’oprationnalit pure, n’a pas à êtreenvisage autrement qu’en fonction des services que doit rendre cetobjet, qui s’assimile dans ce cas à un instrument performant.

L’application rigoureuse du principe d’efcacit opre une disso-

ciation entre fonction et typologie. Autrement dit, la morphologiede l’objet dcoule d’une rponse stricte à un besoin (la performancepour le dragster), sans s’encombrer de typologies prexistantes. Ceciimplique de pratiquer la tabula rasa avant d’envisager la conceptiond’un projet. Prenons comme exemple des objets que nous utilisonsquotidiennement. Nous n’avons pas besoin de chaise et de table mais

L’inuence des outils — 1. Un processus rigoureux et r aisonn

dg gTop Fuel , bw, phx, usa,2009.

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d’assise et de plan. Dans ce sens, les prceptes fonctionnels n’assu- jettissent pas seulement la forme à l’efcacit mais peuvent abou-tir à des propositions novatrices, en dcalage par rapport à des r-frences et des codes prexistants. Bien que Charles Eames ne soitpas issu du courant fonctionnaliste, c’est sa facult à s’extraire detypologies connues qui retient l’attention d’Ettore Sottsass lorsquece dernier crit : « Quand Charles Eames dessine sa chaise, il ne des-sine pas seulement une chaise mais une nouvelle façon d’être assis.Il ne dessine pas pour une fonction, il dessine une fonction ». La« pice cache » au sein de l’cole d’Ulm, dont Roger Tallon nous r-

 vle l’existence au cours de notre entretien16, et dans laquelle TomasMaldonado et ses complices menaient des recherches purement for-

melles, tmoigne de l’effort ncessaire pour se dtacher des typolo-gies environnantes. Cela même pour des gens qui pratiquaient unemthodologie crative scrupuleusement codie dont le respectdevait prmunir contre des rexes conditionns et l’inuence demorphmes connus.

Il existe par ailleurs un paradoxe, soulign par Ettore Sottsass,inhrent à l’application de mthodes cratrices levant la cohrencefonctionnelle au rang de valeur essentielle d’un objet. De retour deNew York, où il travaille quelque temps au côt de Georges Nelson,Ettore Sottsass continue d’admirer l’architecture amricaine poursa radicalit moderniste et comme l’image d’un processus rationnel.Cependant, il n’y adhre pas, il la trouve « sans ralit car trop ob-

 jective ». Ce commentaire nous intresse particulirement puisqu’ildissocie ralit et objectivit. Si nous mettons en parallle ses pro-pos avec nos prcdentes remarques sur les prceptes noncs parl’cole d’Ulm, nous observons ds lors qu’une dmarche qui afrme

se baser sur des faits et des lments tangibles ne serait plus garantede vrits formelles immuables.

16 e v rg t, . 238.

 La n des dogmes

Le design contemporain est particulirement clat, euphorique,mouvant et erratique en termes formels. La diversit des positions etdes discours qui entoure la pratique du design actuel nous conrmeque la rigueur des mthodes de conception cites dans le chapitreprcdent n’est plus vraiment à l’ordre du jour. Que ce soit dansl’nergie expressive des frres Campana, les pures de Piero Lisso-ni, les lignes tendues d’Alfredo Häberli ou le vocabulaire guratif deMarcel Wanders, nous constatons que la production actuelle prenddes formes varies. Les paradigmes qui encadraient les dmarchescratives au cours du XXme sicle se sont peu à peu dilus dans

la multitude d’individualits qui forment aujourd’hui le paysage dudesign. Bien que les proccupations cologiques aient abouti à lacodication des processus d’co-conception, leur inuence sur laproduction formelle reste faible.

D’un point de vue gnral, la cohrence du rapport entre formeet fonction n’est plus le discours dominant depuis djà longtemps.Selon Benoît Heilbrunn, le design actuel signe l’apologie du bran-ding fond sur la prminence de l’image par rapport à l’usage. Lamdiatisation croissante de cette discipline n’y est sans doute pastrangre. L’une des caractristiques remarquables des crationscontemporaines est peut-être leur propension à jouer sur le dcala-ge à outrance entre la forme et la fonction. Les objets dessins parbon nombre de jeunes designers hollandais reposent essentielle-ment sur cette dissonance. Nous retrouvons cette ambivalence chezun designer comme Philippe Starck qui peut à la fois dclarer qu’un« produit doit parvenir à ses ns avec le minimum de moyens », ou

encore, « J’aime atteindre les choses à la racine » et en même tempstmoigner d’une volont de sortir l’objet de sa valeur d’usage en luiconfrant « une cinquime dimension, une profondeur qui donne àun objet ordinaire « la possibilit de parler d’autre chose ». C’est cedcrochage entre la fonction et la forme, entre l’usage et l’image quioriente dsormais les choix formels de nombreux designers.

L’inuence des outils — 1. Un processus rigoureux et r aisonn

, Lotus, 1992.

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 La scénarisation de la démarche

 À dfaut d’être le rsultat d’une dmarche codie et rationalise,la forme rsulte parfois d’un processus mis en scne. Ce qui compteds lors, ce n’est plus tant l’aspect nal de l’objet que la manire dontsa forme est dnie. Ds la n des annes soixante, Gaetano Pesce aouvert la voie avec des exprimentations dans lesquelles il dnis-sait les cadres formels de l’objet et sa nalit fonctionnelle tout enlaissant une marge de libert à la matire. Ses crations s’inscriventdans la ligne des mouvements radicaux italiens de cette priode.Bien qu’il ne se considre pas lui-même comme radical, il continuait

de fustiger rcemment la production « froide, autoritaire, anonyme,monolithique, aseptise et standardise17 » issue des mouvementsmodernistes du XXe sicle voqus prcdemment. En 1980, pourles tables Sansone dites par Cassina puis, en 2007, pour des tablesTavalone, Pesce conçoit un mode de fabrication, un protocole, avantde dessiner une forme. La morphologie de ses objets dcoule d’unprocessus dont il dnit lui-même les rgles du jeu. Les tables pren-nent corps librement à l’intrieur d’un schma dont il xe les orien-tations. Les documents didactiques dans lesquels il explique les mo-dalits de fabrication de la table Tavalone tmoigne d’une volont demettre en scne la gense de l’objet, de thâtraliser sa formalisation.Lors d’une table ronde organise à Genve en 2008, Gaetano Pescerevendique son intrêt prioritaire pour des dmarches cratives in-novantes. « Mon travail est un travail de recherche de processus,tandis que, pour les gens dont vous parlez, il s’agit de recherche deforme (Ron Arad), c’est une toute autre histoire… Moi, la forme,

 je m’en fous ! Parfois, quand je recherche un processus, je suis sur-

17 « Architecture and design of the recent past has mostly produced cold, authoritarian,anonymous, monolithic, antiseptic, standardized results that are uninspiring. I have tried tocommunicate feelings of surprise, discovery, optimism, stimulation, sensuality, generosity, joy and feminity ».p G p Process, 50 product designs from concept to manufacture.J H, . l: l Kg phg, 2008. . 164.

G p xv v Tavalone m, 2007.

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pris de voir que la forme commence à s’autodnir. Elle naît d’elle-même. C’est une trs grande diffrence. »18.

Plus rcemment, le tabouret en mtal  Pewter Stool du designerbritannique Max Lamb prolonge ce mouvement. Celui-ci a creusdirectement dans une plage le moule ncessaire à la mise en formede son tabouret suivant la mthode ancestrale du moulage au sable.

 Ainsi, la forme de l’objet porte en elle les marques et les spcicitsde son contexte de fabrication. La morphologie de ce tabouret estindissociable de la dmarche qui l’a engendre. Elle ne se comprendque si l’on a connaissance du process de fabrication imagin par ledesigner. Sa vritable intervention ne se situe pas dans le dessind’une forme mais dans l’criture d’un scnario de cration. Enn, les

formes nervures du vase  Douglas de François Azambourg suiventla même logique. C’est en collaborant avec les maîtres-verriers duCIAV 19 de Meisenthal, dans les Vosges, que le designer a dtermin lamthode de mise en forme qui fait la spcicit de ce vase. Le verreest directement coul dans un moule en pin de douglas. En brûlantau contact du verre en fusion, le bois transfre à la matire, commeune dcalcomanie, ses nervures et ses nœuds. Chaque vase possdeses empreintes, sa singularit et ses impressions. À dfaut d’arrêterune forme, François Azambourg dtermine un modus operandi dontil ne maîtrise pas tous les ressorts. Pour autant, soyons clairs, danschacun des exemples cits, le designer continue d’imposer un cadre.C’est lui qui xe le degr de libert qu’il souhaite accorder à la ma-tire. Le maillage dessin dans le sable par Max Lamb en tmoigne.

18 J-p G, .  AC/DC, Art contemporain, Design contemporain,Gèv: H é ’a dg, 2008. . 58.19 ciaV : c i ’a V.

L’inuence des outils — 1. Un processus rigoureux et r aisonn

mx l x Pewter Stool  ’ g, 2006.o ’ h à h .

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 Le premier des concepteurs

Nous considrons ici que la relation qui unit le designer à la com-mande s’inscrit dans le prolongement de sa mthode de travail.En cela, elle constitue un outil dont le designer choisit les moda-lits d’usage, d’où la prsence de ce sujet à l’intrieur d’un chapi-tre consacr à l’inuence des dmarches cratives et des outils deconception.

Comme l’artisan, le designer rpond le plus souvent à une com-mande, c’est-à-dire aux besoins exprims par un client et synthtissdans un cahier des charges. Prcisons qu’il existe d’autres situationsque nous dvelopperons par la suite. Cette demande peut s’exprimer

de multiples manires. Elle ne prend pas toujours - même rarement- l’aspect d’un document synthtique et exhaustif où les attentessont clairement exprimes. Le designer participe le plus souvent àdnir les objectifs d’un projet, il peut en dterminer les desseinsen concertation avec son commanditaire. Dans tous les cas, il doitcomposer avec les ralits qui sont celles d’un client confront à desschmas conomiques, des logiques de production, des moyens -nanciers et des sensibilits esthtiques qui lui sont propres. En quoi

2

la commande et

le commanditaire

ces efforts de conciliation et d’ajustement inuencent-ils la formali-sation d’un projet ? Parce qu’il xe les objectifs et dicte les rgles du

 jeu, le commanditaire ne serait-il pas lui-même concepteur ? Est-ilà la fois juge et partie des qualits de la rponse propose ? Il nousfaut prciser qu’il existe plusieurs catgories de commanditaires. Unclient particulier, une institution publique, un diteur à la diffusioncondentielle ou un grand groupe industriel ne font pas face auxmêmes contraintes. Leurs attentes seront divergentes et ne porte-ront pas sur des points identiques. Par consquent, ils n’exercerontpas les mêmes inuences. Notre attention se portera principalementsur ce que nous appellerons les commanditaires-producteurs. C’est-à-dire une entreprise qui possde galement des outils de fabrica-

tion pour concrtiser le projet. Cela peut être le cas de grandes so-cits comme Tefal, Volkswagen ou Alessi, mais aussi d’diteurs demeubles et de PME aux dimensions rduites. Pour ces entreprises,le designer doit aussi intgrer des notions lies aux savoir-faire, etaux potentialits des outils de production à disposition.

 La plupart des projets a deux gniteurs, son commanditaire-pro-ducteur et son designer. Il existe certains cas particuliers que noustudierons par la suite. Gampiero Bosoni nous rappelle que c’estcette rencontre, si elle est heureuse, qui donne naissance au bonprojet et au bon produit.1 La notion d’change est donc au centredes rapports qui unissent un designer à son client. Cela s’appliquetout autant pour une architecture que pour un objet d’usage courant,surtout s’il est produit industriellement. La rencontre sera d’autantplus fconde que le projet naîtra d’une conception et d’une rencontrerecherche, voulue et vcue avec intensit. Plus le dialogue est fort,mieux la demande est prsente, mieux le designer lve le niveauqualitatif de sa rponse. En ce sens, nous pouvons reconnaître au

commanditaire le rôle de premier concepteur, en tant qu’il est l’ins-pirateur d’une ide de projet claire.

Toutefois, pour ce qui nous intresse particulirement ici, l’in-uence du client sur la morphologie d’un projet, une dnition pr-cise de ses attentes n’implique pas forcment une emprise troite sursa formalisation nale. L’histoire de l’Art fourmille d’exemples dans

1 G b, ., Made in Cassina, m, sk, 2009, . 20.

L’inuence des outils — 2. La commande et le commanditaire

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lesquels un commanditaire exigeant a nanmoins laiss une marged’expression crative à l’artiste. Jusqu’à la Renaissance, les œuvresd’art parvenues jusqu’à nous sont presque exclusivement le fruitde commandes. Qu’ils soient pape, monarque ou riche marchand,les grands commanditaires ont souvent trouv un point d’quilibreentre leurs afnits personnelles et la libert accorde à l’artistepour exprimer son originalit et sa personnalit. Mais la compa-raison doit s’arrêter là, ne confondons pas chef d’entreprise et m-cne. La gure de l’entrepreneur clair semble mieux adapte auxralits industrielles.

L’industrie italienne du meuble, par exemple, regorge de person-

nalits qui vont bien au-delà du simple fondateur d’entreprise. Lasagacit, l’ouverture d’esprit et la perspicacit des frres Humbertoet Cesare Cassina a certainement eu une inuence non ngligeablesur l’volution des formes dans le domaine du mobilier. L’histoirede cet diteur fait cho aux notions d’change et de dialogue vo-ques plus haut. Les recherches de Gio Ponti sur la lgret avec lachaise Superleggera, les travaux de Vico Magistretti pour le fauteuilSindbad ou les exprimentations de Gaetano Pesce sur la mise enforme des rsines n’auraient certainement pas abouti au même r-sultat sans l’esprit d’innovation port par leur commanditaire. Nousretrouvons la même ouverture chez Giulio Castelli. Lorsque celui-ci fonde Kartell, en 1949, il marche sur les pas de son pre, pion-nier dans l’tude de l’application des matires plastiques haut degamme mais en envisage l’application dans tout l’habitat. Ainsi, ence qui concerne la forme, bien que nous ne puissions pas parler d’in-uence directe, l’impulsion donne par ces entrepreneurs clairsparticipe au renouvellement et à l’closion de nouvelles morpholo-

gies. Certes, le commanditaire ne tient pas le crayon, mais en tendqu'intiateur il participe à la concrtisation du projet. Pour revenir àCassina, leur vritable talent n’est-il pas de laisser pleinement s’ex-primer les designers avec lesquels ils ont collabor ? L’entreprise abâti sa rputation sur une succession de rencontres qui constitueune trame sur laquelle repose la cohrence des produits dits. Laposition de Gaetano Pesce lors de la table ronde organise à l’coled’Art et de Design de Genve en 2008 rejoint nos propos. Selon lui,

« le design n’est pas seulement fait par les designers, mais aussi pard’autres crateurs qui s’appellent les industriels. […] Même quandil n’y a pas d’ide, certains industriels sont capables de faire mer-ger l’ide et de la faire signer à quelqu’un. »2

Nous constatons par ailleurs que la diversit des designers ayantcollabor avec Cassina ne l’a pas empêch d’afrmer une continuitet un esprit reconnaissable. Contrairement à beaucoup d’entreprises– notamment allemandes – celle-ci a toujours mis sur la personna-lit des designers, crant ainsi une synergie entre leurs projets et lesobjectifs de l’entreprise. C’est parce que les responsables de cetteentreprise sont parvenus à maintenir un esprit homogne à partirdes philosophies les plus diverses que nous devons leur attribuer

une inuence.Cette dernire remarque nous renvoie à la question de l’image

de marque. Un designer peut-il ignorer cet aspect dans les formesqu’il envisage ? L’image de marque, ou l’identit de l’entreprise, estgarante de la cohrence d’une production. Si un designer choisit dene pas formuler son projet en accord avec l’esprit de son comman-ditaire, ne risque-t-il pas d’exclure son projet de toute parent? No-tons que l’image de marque n’est pas une donne esthtique, elle ledevient par extension. Prenons le cas d’Apple par exemple. L’aspectde ses produits repose sur une philosophie axe sur la simplicit,l’accessibilit, l’innovation et non l’inverse. C’est cela qui a permisà l’entreprise de passer de « boîtes grises » à des volumes colors enplastique puis à des pures immacules sans renier l’esprit qui lui estpropre. Dans ce cas, quelle inuence accorder à l’image de marquepuisqu’Apple est pass des iMac multicolores aux Macbook mtalli-ss sans se compromettre ? Si nous revenons une nouvelle fois versCassina, nous ne pouvons que constater la diversit des critures for-

melles qui cohabitent dans son catalogue, de Piero Lissoni à Jean-Marie Massaud et d’Andrea Branzi à Mario Bellini.

Pourtant, si nous observons les marques de groupes comme Seb,nous constatons que chacune prend soin de conserver une identit

2 r G p à p K, à H e ’a dg Gèv, 26.10.2007.

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propre. Même lorsqu’ils sont dessins par les Radi pour Moulinex,Jasper Morrison pour Rowenta ou Konstantin Grcic pour Krups, lesproduits n’ont rien d’interchangeable. Tous obissent au mot d’ordredes services marketing : viter que les marques ne se cannibalisentà l’intrieur d’un groupe. En dehors des noms connus que nous ve-nons de citer, il en va de même pour la foule anonyme des desi-gners intgrs. Tous doivent respecter l’identit de la marque pourlaquelle ils dessinent. Grard Laiz partage cet avis lorsqu’il afrmeque « ce n’est pas le designer qui fait l’origine des choses, ce sont lesmarques. »3. Pour lui, l’inuence des identits d’entreprises va jusqu’àdpasser la notion de territorialit. « Il n’y aurait pas de design ita-lien s’il n’existait pas des marques comme Fiat, Alfa Romeo, Cappel-

lini, Kartell, Alessi… Ni de design allemand sans AEG, Braun, Mer-cedes, Interlübke… Et il n’y aurait peut-être pas de reconnaissanced’un design français sans Renault, Seb et les marques du luxe. »4 La

 vocation d’une marque est donc d’assurer la reconnaissance de sonimage au-delà des diffrences nationales, des partis-pris cratifs etdu vocabulaire formel des designers.

Parmi les entreprises qui ne mettent pas l’accent sur la person-nalit des designers, l’image de Bang & Olufsen est rvlatrice. Leprogramme de la socit impose une adaptation de la technique àl’environnement domestique, avec un usage simpli pour l’utili-sateur. L’entreprise a tabli ses trois commandements : Corporate,Identity, Components. Ds lors, la morphologie des objets qu’undesigner proposerait ne peut passer outre ces trois piliers sans ris-quer de participer à l’affaiblissement de l’entreprise voire romprele dialogue qui le relie à son commanditaire. Pendant longtemps,l’identit de Bang & Olufsen a t place sous la coupe d’un per-sonnage qui prolonge l’inuence de la marque, son responsable du

style Jakob Jensen. Les modles mis au point ds la n des annes60 prsentent tous une liation remarquablement homogne. Ilcre les Beosystem (enceinte ampli stro) et le Beogram (platine)entre 1969 et 1973. Les boutons y sont remplacs par des touches

3 e G lz G G. p Design & designers français, p, m, i fç ’a, 2004.4 Ibid.

de commande, l’alliance de placage de bois sombre, d’aluminiumsatin et d’acier inoxydable a contribu à dnir l’orientation es-thtique des produits suivants. Un design semi-industriel veille àl’quilibre entre matires naturelles et industrielles. Cependant, lerôle d’un designer n’est-il pas galement de mettre à mal la rigiditimmuable de ces identits ? N’est-il pas aussi bnque pour l’en-treprise de requestionner des principes gravs dans le marbre ? Lesexemples sont nombreux d’entreprises rveilles par des designersqui ont su rafrmer leur part d’inuence en rupture avec les codesformels de leur commanditaire.

Outre les notions d’image et d’identit, il existe des dtermi-

nismes beaucoup plus concrets dont l’inuence est toute aussi pr-sente. Les savoir-faire et les potentialits industrielles du comman-ditaire ne sont pas ngligeables. Dans le cas d’un diteur commeFermob, spcialis dans le mobilier d’extrieur en mtal, un nouveaudessin ne peut se faire sans intgrer les contraintes spciques liesà la mise en forme du mtal. Pour Tolix, dont la particularit est defabriquer des objets en tôle mtallique, s’ajoutent aux contraintes dela matire les capacits limites des techniques de tôlerie. De plus,le choix d’une forme doit tenir compte des comptences humaines,des outils et du potentiel des machines disponibles. Ce qui est vraipour ces deux socits françaises l’est pour tous les commanditaires-producteurs. Pour le verre par exemple, les savoir-faire de Baccaratet de Pyrex sont aussi loigns que leurs identits radicalement di-

 vergentes. On ne dessine pas de la même manire un vase destinà être souf par un maître artisan et celui fabriqu par un procdd’injection automatis. Ainsi, le commanditaire inuence les formesproduites non seulement par ce qu’il est, mais par ce qu’il sait faire.

L’inuence des outils — 2. La commande et le commanditaire

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 Le designer sans commanditaire

Nous ne pouvons pas luder tout un pan de la pratique du de-sign. La commande n’est pas le prambule indispensable au projet.Il arrive, par choix ou par ncessit, qu’un designer n’ait pas de com-manditaire à l’origine de son travail. Bien sûr, l’objectif peut être àterme de provoquer l’intrêt d’un client potentiel. Toujours est-il quece dernier n’en est pas l’inspirateur. En tant qu’initiateur du projet,le designer dnit son propre champ d’intervention et son proprecahier des charges. Quelles inuences accorder au commanditairelorsque celui-ci est tout simplement absent ? Pouvons-nous obser-

 ver des dissemblances formelles signicatives entre les objets issus

d’une collaboration entre un designer et un client et ceux qui sont lefruit d’une recherche personnelle ? Une nouvelle fois, c’est en nousbasant sur des exemples concrets que nous tenterons de discernerles inuences d’une telle dmarche. Dans un premier temps, il nousfaut souligner les diffrences entre un projet men en dehors detoutes nalits commerciales directes et d’autre part, les situationsoù le designer intgre ces considrations en accord avec l’orienta-tion qu’il souhaite donner à son projet.

En effet, ce dernier cas ne s’oppose pas aux inuences mention-nes au chapitre prcdent. Le designer peut envisager les futuresmodalits de production, et la nature des commanditaires suscep-tibles d’être intresss par une ventuelle concrtisation. Dans lecas de l’Ensci, les projets raliss sans partenaire industriel ne sesoustraient pas toujours à ces questions. De plus, concernant lescapacits des techniques de fabrication, celles-ci restent identiquesavec ou sans commanditaire. Certes, les savoir-faire et les machines

disponibles ne se limitent plus aux possibilits offertes par le seulclient, mais les mthodes de mise en forme de la matire demeu-rent inchanges.

évidemment, la notion d’image de marque s’efface lorsque lecommanditaire disparaît. En ce sens, travailler sans porter attentionà l’identit d’une entreprise peut être un vecteur d’mancipationcrative. Le design hors de ces rfrents autorise la recherche d’unecriture personnelle. La morphologie des objets peut alors s’extraire

du cadre impos par un client. Par ailleurs, les qualits formelles desproduits dessins sous l’inuence d’un commanditaire ctif, ida-lis, imagin sont parfois discutables. Pour chapper à ces dtermi-nismes, beaucoup de designers font le choix de s’affranchir du com-manditaire. Le recours à l’autoproduction apparaît comme l’une dessolutions. Notre intention n’est pas de commenter les particularitsde cette pratique qui peut aller jusqu’à un positionnement politique.Nanmoins, les objets autoproduits tmoignent d’une esthtique del’indpendance. Les innovations tubulaires d’acier de Breuer ou lesrecherches sur le bois courb des Eames avec leur machine K azamsont-elles djà des formes d’autoproduction ? Plus rcemment, Flo-rence Dolac, lors d’un entretien avec François Clerc, exprimait son

attachement à cette pratique. Pour elle, « un projet de design indus-triel avec commanditaire, c’est un cahier des charges trs contrai-gnant, c’est un client pas facile, c’est beaucoup de sueur pour russirà faire aboutir des formes sans trop de concessions, c’est une lutte.Le processus est pour moi intressant mais c’est comme un combatet, à la n, tu es puis. Tu dois avoir une patience inouïe et passerdes phases trs longues pour arriver à un rsultat qui sera difcile-ment celui que tu escomptais au dpart. » Nous ne pouvons viterd’opposer ces propos aux conseils donns par Martin Szekely lorsde notre interview. Ce dernier suggre de ne jamais prendre desdonnes pour des contraintes. « On ne va pas contre un client, onl’accompagne » nous dit-il. Le designer qui fait le choix de l’autopro-duction possde, comme son nom l’indique, les moyens de produireses propres ralisations.

Nous devons donc diffrencier cette dmarche des travaux auxdessins novateurs exposs dans les galeries. Ces dernires, ainsi que

d’autres institutions, entendent laisser aux designers toute latitudepour mener leurs recherches – quelles soient formelles ou autres.Dans ce sens, elles vont à contre-courant d’une position inuentebien qu’elles slectionnent les objets qu’elles exposent. L’auto-pro-ducteur, lui, conserve le souhait de diffuser ses crations, quitte àexprimenter de nouvelles techniques de fabrication exprimen-tales. Par ailleurs, autoproduction ne rime pas obligatoirement avecune diffusion condentielle. Nous pourrions dvier du sujet de ce

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mmoire en discutant longtemps pour dterminer si Thonet tait ounon auto-producteur. Toujours est-il que cet homme s’est donn lesmoyens de concrtiser son ide en exprimentant, en dposant unbrevet puis en fabriquant lui-même ses chaises en bois courb. Lachaise n°14 n’avait pas de commanditaire. Son cheminement n’estpas sans point commun avec une dmarche d’autoproduction. Pourrevenir à notre sujet, les innovations formelles offertes par le cin-trage du hêtre n’auraient certainement pas vu le jour dans le cadred’une commande. De fait, l’autoproduction est donc un vecteur d’in-novation formelle. L’esthtique des aspirateurs Dyson ne faisait-ellepas gure d’ovni au dbut de leur commercialisation ? Gardonsà l’esprit qu’avant d’avoir une morphologie et des couleurs parti-

culires, ces aspirateurs sont avant tout le fruit d’une innovationtechnique lie à l’aspiration. L’inventeur rejoint ici le designer. Le Dual Cyclone fait l’objet d’une technologie brevete qui ne subit pasde perte d’aspiration. En choisissant une indpendance complte,

James Dyson a pu donner rationnellement forme à son produit endehors de toute inuence d’un commanditaire. Mais à quel prix ! Ils’est lui-même occup de toute la dmarche de validation techniqueet conomique, de la protection et de la valorisation de son aspira-teur. Il lui a fallu quinze ans et cinq mille maquettes et prototypesavant de pouvoir lancer son aspirateur sur le march.

Une autre forme d’inuence apparaît. En travaillant hors de toutecommande, le designer s’offre un plus grand espace de libert d’ex-pression, mais il s’expose aussi à une multitude de tâches fastidieuses(dmarchages, dveloppement technique, administration, etc.) quidvorent un temps qu’il pourrait consacrer à des recherches en lien

direct avec son mtier, notamment à des recherches formelles. À ce jour, nous doutons qu’il faille voir dans une entreprise commandi-taire une bride pour la cration de nouvelles morphologies d’objets.En cela, notre point de vue rejoint celui de Martin Szekely. Rappe-lons tout de même que ce dernier se consacre dsormais presqueexclusivement à des travaux de recherches exposs dans des gale-ries. Comme nous l’avons vu pour une entreprise comme Cassina,mais il en existe beaucoup d’autres, un industriel possde aussi lesmoyens matriels de concrtiser des projets ambitieux et expri-mentaux. Les pices de Gaetano Pesce en tmoignent. La pratiquedu design est par ailleurs difcilement envisageable sans un dialo-gue avec le monde industriel. Cette discipline n’est-elle pas ne dece rapprochement ? En voulant court-circuiter l’industrie pour sedgager de toute inuence5, le design ne risque-t-il pas de renieraussi sa raison d’être ?

5 « i » « » .

L’inuence des outils — 2. La commande et le commanditaire

Dual CycloneDC26 , dy, 2009.

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 Entre expression personnelle et universalité 

Commençons par souligner l’omniprsence du dessin, qu’il soitmanuel ou informatique, dans la pratique du design. Ne parle-t-onpas du dessin d’un objet pour exprimer ses particularits formelles?Ce lien est si troit que la maîtrise de ce medium est parfois consi-dre comme un pralable indispensable pour l’exercice du mtierde designer. Prcisons ds à prsent qu’il n’existe pas une seule ma-nire de dessiner, un seul dessin, aux modalits d’usages dlimitespar un trait net. C’est au contraire l’ubiquit de cet outil qui nous en-courage à tudier ses champs d’inuence. Dans quelle mesure est-cequ’il participe à façonner la morphologie des objets qui nous entou-rent ? Le dessin cristallise plusieurs intentions : l’une, personnelle,

s’apparente à une prise de notes, elle permet de soulager l’espriten couchant sur le papier une forme, un schma ou une projectionmentale. Une deuxime la prolonge, il s’agit d’un usage du dessinà des ns de recherche et de conception. L’immdiatet peut alorslaisser la place à un temps plus long durant lequel une grande pr-cision est parfois indispensable. Enn, une autre est destine à au-trui, elle est un mdium pour partager ses visions et exprimer sesintentions. Là encore, les diffrentes formes de dessin voques ne

3

le dessin

n 'g' ,

ocotracteur US Model ower, sh p,997.

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constituent pas des univers cloisonns. Chacune s’entremêle et leursusages se chevauchent à tel point qu’il est dlicat d’en observer unesorte sans que les deux autres ne s’interposent rapidement. Nan-moins, nous nous intresserons particulirement aux deux premiersstatuts mentionns, le dessin de rexion et le dessin de conception,car c’est principalement par leur entremise que la forme est dnie.

Les hommes primitifs ont g sur les parois des cavernes desimages de leur environnement et des motifs abstraits tmoignantde leurs aspirations et de leurs croyances.1 Les fresques paritalestaient-elles djà une forme d’criture ? Notre intention n’est pasde rpondre à cette question. Toujours constatons-nous que les pre-

mires critures telles que les hiroglyphes se rapprochent du des-sin. Ils s’apparentent à un langage crit bas sur des rfrences gu-ratives aussi appeles cr yptographiques2. Par la suite, les tablettescuniformes, les idogrammes et les alphabets latin et grec demeu-rent des signes graphiques lis au dessin. Leur trac reste l’expres-sion d’un geste. D’un point de vue historique, dessin et criture ontdonc une essence commune. Par ailleurs, chacun d’eux permet dexer, de synthtiser, de dvelopper, de transmettre une ide et d’ta-blir une rexion. Dessin et criture accompagnent la pense, ils ensont à la fois le prolongement et le vecteur de dveloppement. De lamême façon que les progrs dans les sciences mathmatiques ontt favoriss par la possibilit de pouvoir crire les nombres et de

 visualiser les oprations (on n’imagine pas rsoudre des quationscomplexes de tête), l’volution des formes a-t-elle prot du des-sin ? L’extension du vocabulaire formel au l des temps est-il le fruitd’une plus grande maîtrise de ce mdium ? Là encore, criture etdessin se rejoignent. Il n’est pas vident d’exprimer des ides com-

plexes avec cent mots de vocabulaire. La richesse d’une langue et samaîtrise sont quelquefois prsentes comme un corrlat ncessairepour formuler des ides et des notions nouvelles. En va-t-il de mêmepour le dessin ? Un designer peut-il se retrouver bloqu, ou du moins

1 a l-Gh, Dictionnaire de la Préhistoire, p, p uv f,1988.2 sg s, J-J c, L’écriture figurative dans les textes d’Esna (Esna VIII) ,p, cnrs, 1982.

L’inuence des outils — 3. Le dessin

Gv p,Le sorcier  Le couple,m bg, V v, am, f, nh,Âg z ,v. 2200/1800 v. Jc.

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brid dans les formes qu’il cre par une maîtrise dfaillante de cetoutil ? La connaissance insufsante des rgles de perspective, parexemple, peut-elle gêner le designer au moment de tracer une es-quisse, un croquis ? évidemment, nous devons prciser qu’il existed’autres moyens d’expressions et de conceptions qui peuvent com-penser ce manque. Se pose ici la question de la relation entre l’ou-til et l’invention, entre l’innovation et son origine. Lequel prcdel’autre ? Les formes de rvolution du tour à bois ou du tour de po-tier proviennent-elles de l’invention de ces techniques ou est-ce la

 volont de crer des formes parfaitement cylindriques qui a aboutià la mise au point de ces machines ? Rpondre à cette question nousferait largement dvier du sujet de ce mmoire tant la rponse n’a

rien d’invariable. Toujours est-il que c’est le statut du dessin commeun procd technique qui se dgage de ces remarques. De ce fait, ils’apprend, se perfectionne et requiert même un entraînement pourparvenir à une certaine dextrit procurant ainsi des moyens d’ex-pression plus tendus et plus prcis. Par consquent, ds que l’onfait usage du dessin pour dnir une forme, nous devrions conser-

 ver à l’esprit que celui-ci n’a rien d’anodin et prendre conscience deson inuence.

Comme nous l’avons vu, le dessin est à la fois un moteur de r-exion et l’expression d’une pense. Les carnets de croquis expossrcemment au Muse des Arts Dcoratifs dans le cadre de l’expo-sition Dessiner le design retent le cheminement de recherches.Les esquisses jetes sur le papier tmoignent tout autant des hsita-tions que des intuitions formelles de leurs auteurs. Parmi eux, Jas-per Morrison tmoigne de ces allers-retours incessants entre le traitet l’ide, entre le papier et l’esprit. « De la feuille, l’ide revient entête et le dessin suivant est un peu diffrent. La rexion se pour-

suit ainsi, elle pourrait être innie.3

». Les designers voquent gn-ralement l’immdiatet du dessin manuel qui permettrait seul desuivre le rythme de la pense. C’est la spontanit, à la fois univer-selle et personnelle de ce langage qui en fait le condent privilgi

3 p J m x g ’x Dessiner le design. rubini,c, ., ex 22 2009 10 jv 2010 m a d à p, p, é ch dy, 2009, . 26.

des designers. Comme le souligne Constance Rubini, là où la parole« produit des images mentales, le dessin, permet de les visualiserinstantanment. 4». Cependant, la formation gnralise aux ou-tils informatiques ainsi que la exibilit et la facilit de partage dessupports numriques tendent à remettre en cause le statut univer-sel du dessin. L’ordinateur ne serait plus un obstacle à l’immdiate-t du trait. Le dessin à la main ne serait plus le dpositaire exclusif de l’intuition naissante. D’autres mdiums rcents sont dsormaiscapables de s’afrmer comme de vritables extensions de l’espritet de projeter dans l’instant des formes visualises mentalement.

4 Ibid,. . 129.

d hg CHL98 , mV sv, V, 1998.

L’inuence des outils — 3. Le dessin

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 Le produit d’un organe ou le principe de l’entonnoir

Nous en avons tous fait au moins une fois l’exprience, la formedessine n’est pas toujours la forme souhaite et imagine. Les tu-diants aux croquis maladroits ne le contrediront pas. La main secontente-t-elle de retranscrire dlement les intentions du desi-gner ? Peut-on faire conance à ses dessins ou devons-nous croire enune forme d’autonomie de celui-ci ? Si nous considrons la mancecultive par bon nombre de crateurs vis-à-vis de ce mdium, nousavons toutes les raisons d’être au moins suspicieux sinon convaincuque le dessin exerce une emprise sur les formes produites. Malgrla plthore d’esquisses laisse par Franck Lloyd Wright, ce dernier

revendiquait une mise à distance de cet outil durant les premiresphases de ses projets. Il afrmait avoir djà tout clairement dnimentalement avant de se pencher sur la table à dessin. Plus prochede nous, le designer japonais Natao Fukasawa partage cette suspi-cion. « Trs souvent, j’ai djà l’objet entirement en tête quand je faisle premier dessin, qui est en effet, semblable à l’objet ni. Tout leprocessus qui suit ne sert qu’à vrier la justesse de l’image que j’aien tête. »5. Konstantin Grcic va dans le même sens lorsqu’il cone :« « Au dbut du projet, je dessine peu, je prfre jongler avec mesides en tête. Le dessin est surtout utilis pour travailler sur des d-tails, pour rentrer dans les tapes concrtes du projet. » 6. D’aprsleurs propos, le ot de croquis des premiers temps serait davantageque l’illustration directe d’un processus de rexion, il orienterait leschoix du designer. La fascination d’une courbe, la sduction d’uneligne ou l’apparence mensongre et avantageuse du « beau » des-sin auraient la capacit de faire dvier les intentions formelles deprofessionnels même rompus à un usage quotidien de ce mdium.

Bien que la main suive l’esprit, la pense se laisse galementguide par le geste. L’historien d’art Henri Focillon nous met engarde à ce sujet. « La main n’est pas la serve docile de l’esprit, ellecherche, elle s’ingnie pour lui, elle chemine à travers toutes sortes

5 p n fkw x g ’x Dessiner le design, rubini,c, ., ex 22 2009 10 jv 2010 m a d à p, p, é ch dy, 2009, . 22.6 K G, Ibid , . 10.

hh 21c, m nw, f

m cy, 1999.

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d’aventures, elle tente sa chance. […] La main est action : elle prend,elle cre, et parfois on dirait qu’elle pense. »7. Un autre historien del’art, Daniel Arasse, reprend quant à lui les propos du philosopheDenis de Rougemont lorsqu’il dclare : « Les uns pensent, dit-on,les autres agissent, mais la vritable condition de l’homme est depenser avec les mains ». La main ne se limite pas au trac de formesintelligibles, inversement, il n’est pas ncessaire qu’une forme soitclarie mentalement pour quelle puisse être couche sur le papier.

En effet, le dessin n’est pas juste une reprsentation, c’est djàune cration. La main, aussi habile soit-elle, demeure limite parson amplitude et sa prcision. En tant qu’organe, elle est soumise àla fatigue physique. Les formes issues du dessin manuel sont limi-

tes par les possibilits du geste et du corps. Cet organe induit desmorphmes dont nous devons nous mer. Les lignes sinueuses desobjets issus de la performance du collectif sudois Front Design nousrappellent que le corps, dans son ensemble, est naturellement dis-pos à raliser une certaine gamme de mouvements. Les formes cir-culaires, cubiques, coniques, les lignes droites et autres perfectionsgomtriques sont des concepts abstraits, des images mentales quin’existeraient pas si la main, seule, gnrait des formes. Cette der-nire remarque nous amne à nous intresser aux outils graphiques.Crayon, feutre, gouache et stylo possdent eux aussi leur propre re-gistre formel au même titre que la rgle et le compas dont le desi-gner doit avoir conscience. Ils agissent comme des ltres. Ne sen-tons-nous pas derrire cert ains objets, notamment les cyclomoteurset les carrosseries de voitures, la vivacit d’un coup de crayon ou latension d’un geste ? Dans ce sens, dnir une forme par le dessinmanuel, c’est aussi choisir de se soumettre à l’inuence de sa mainet aux dterminismes des outils graphiques. Les frres Bouroullec,

qui afrment passer leurs journes penchs sur leurs carnets, nousinvitent à en prendre conscience : « Dessiner peut aussi être un mo-ment d’incertitude. »8. La souris d’ordinateur et les logiciels infor-matiques possdent aussi leurs propres inclinaisons formelles. Nousen tudierons quelques-unes par la suite.

7 p ’H ’ H f vg Éloge de la main, p, puf, 1934.8 r ew b g ’x Dessiner le design, op. cit., . 66.

 Le dessin comme une n en soi

« Comme il arrive qu’un lecteur à demi distrait crayonne aux margesd’un ouvrage et produise, au grè de l’absence et de la pointe, de petitsêtres ou de vagues ramures, en regard des masses lisibles, ainsi ferai-je, selon le caprice de l’esprit, aux environs de ces quelques études d’Edgar Degas. » Paul Valry 9

Intressons nous maintenant à une autre forme de dessin. Celui-ci peut rsulter d’une activit indpendante, sans nalit exacte. Ilest parfois le fruit de ce qu’Henri Focillon nomme une « rêverie su-

prieure et libre »10. Les griffonnages laisss à la suite d’une conver-sation tlphonique ou les improvisations contemplatives et expan-sives de Victor Hugo tmoignent d’une certaine autarcie du dessin.En effet, ce dernier est aussi un rceptacle qui n’a alors pas d’autrebut que retranscrire un ux d’images et de visions dont le dessina-teur n’a pas toujours conscience de l’origine. Les motifs de hachures,les visages ou les cubes imbriqus retiennent l’attention de spcia-listes capables d’y dceler des prols psychologiques ou des proc-cupations profondes. Qui de la ligne, du crayon, de la main ou del’esprit mne alors la danse ? Dessiner se rapproche dans ce cas del’criture automatique si chre aux surralistes. De nombreux de-signers revendiquent une pratique du dessin sans motivations pro-fessionnelles directes. Pour Pierre Charpin, « ce temps est ncessairepour vacuer tout ce qui nous encombre. »11. Il parle d’une posturequi lui permet d’vacuer par le dessin les morphmes rcurrents etconvoquer de nouvelles formes. Selon lui, ces dernires sont liesaux signes qui l’environnent dont il s’entoure et aux choses qu’il af-

fectionne. Il est difcile d’extraire de ces divagations, où le dessinest la nalit même, des formes que nous retrouverions intactes

9 p Vy. «dg d d» (1938), in Oeuvres, tome 2 , p, G, hè p, 1960, . 1163.10 H f, Vie des forme, p, puf, 1934.11 p p ch x g ’x Dessiner le design, rubini,c, ., ex 22 2009 10 jv 2010 m a d à p, p, é ch dy, 2009, . 82.

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dans ses projets. Le processus de conception, parce qu’il requiertune conscience de ses choix et opre une slection des formes, a ten-dance à gommer l’inuence de cette pratique du dessin. Toutefois,au risque de paraître arbitraire, n'y a-t-il pas de lien envisageableentre le Meuble Tube dit par la galerie Kreo en 2008, et les croquisabstraits qu'il trace librement dans l’un de ses carnets ?

Parmi les designers actuels, les frres Bouroullec sont de ceuxque le dessin accompagne de bout en bout. Dans leur travail, il est àla fois objet d’garement où les dessins paraissent se nourrir d’eux-mêmes, et prospection d’univers où des formes abstraites jouent surdes rapports de masse, des proportions et des volumes. Pour eux,le dessin est un outil indispensable au dialogue avec leur quipe et

pour la communication de leurs projets. Le fait que leurs croquisde recherche soient abondamment diffuss constitue une source derenseignements prcieuse pour notre tude. En effet, leur dmarchecrative accorde une grande place au dessin dans le dveloppementd’un objet. Pour Erwan Bouroullec, leur carnet est le lieu privil-gi des recherches formelles, là où se cristallisent leurs intentions.« D’une feuille à l’autre, le dessin est repris, parfois même par trans-parence. Un dessin en appelle un autre, on recommence, on se r-pte. ». Selon lui, « certains traits sont obsdants ». Le dessin est iciomniprsent. À tel point que les accumulations d’ Algues et les ta-gres Cloud ne seraient-elles pas des illustrations, des images avantd’être des objets ? Est-il possible de se laisser sduire par une image

 jusqu’à confondre le beau dessin et le bon objet ? Même si nous nepouvons nier les qualits, matrielles celles-là, de certains de leursproduits comme la chaise Steelwood, d’autres pourraient reter unengouement trompeur pour un dessin omnipotent.

Une approche symptomatique

Parmi leurs derniers objets dits au moment d’crire ce m-moire, la Vegetal chair a ncessit quatre ans de dveloppement. Un

temps trs long, même pour une chaise, qui ne tient sans doute pasqu’à la complexit technique de ce produit. Celui-ci a t prsentpour la premire fois au salon du meuble de Milan au printemps2008 sur le stand de Vitra. Lors d’une entrevue rcente avec Ger-

rit Terstiege, qui fut longtemps rdacteur en chef de la revue Form,les Bouroullec lui conaient nourrir depuis plusieurs annes unefascination pour les formes croissantes. Durant le même entretien,ils afrment avoir eu trs tôt la vision d’une « grown chair »12. Leurs

12 i è « gw h ». n à vg. l x v v g G tg, The making of design, From the FirstModel to the Final Product, b, bkhä, 2009, . 27.

L’inuence des outils — 3. Le dessin

Meuble Tube, pch, g K,

2008.

c, p ch,2007.

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premiers croquis retent cette volont. Ces esquisses prliminairesdvoilent des ramications et des embranchements complexes quipartent des pieds puis se mtamorphosent en assise, accoudoirs, etdossier par des lignes uides et sinueuses. Les premiers dessins ex-priment nettement des intentions formelles dans le prolongementdes Algues voire des circonvolutions d’Hector Guimard ou de VictorHorta. Cela nous renvoie d’ailleurs à nos prcdentes interrogationssur la constance des inspirations lies à la nature dans la morpholo-gie des objets13. Ce qui n’empêcha pas Egon Braüning, responsabledu dveloppement de produits chez Vitra depuis quarante cinq ans,de trouver l’ide « fraîche et provocante ».

Reconnaissons que les croquis slectionns par les frres Bou-

roullec pour être diffuss sont sduisants. Le rseau asymtriqueform par des lignes inextricables voque l’alatoire, il devient à lafois le parti pris esthtique et le principe structurel de l’objet. Seule-ment, le dveloppement technique et ergonomique d’une chaise enpolyamide inject est sans commune mesure avec les modules rp-titifs des  Algues. Ces « beaux » croquis auraient-ils mens les frresBouroullec et leur commanditaire dans une impasse ? Egon Braüningnous informe que les designers ne se sont pas soucis de la faisabilittechnique durant les premiers mois14. Or, selon lui, c’est prcismentcet aspect qui a dvoil les limites de leurs dessins initiaux. Bien sûr,nous devons conserver à l’esprit que ce point de vue est celui d’unhomme dont le travail consiste prcisment à ne jamais oublier cesquestions. Nanmoins, les annes de recherches qui suivirent où semêlent maquettes, modlisations 3D, prototypage rapide et travauxd’ingnierie tmoignent d’une lutte acharne pour parvenir à faireexister un beau dessin. Les efforts dploys pour concrtiser ces es-quisses attrayantes nous renseignent sur une redoutable confusion

entre l’objet et sa reprsentation.Malgr sa polyvalence, le dessin ne fait pas le produit. Il est certes

un outil efcace de reprsentation et de conception qui peut être

13 p. 1, h 7, Muses et Inspirations, . 98.14 « In the early developmental stage the two designers did not explore feasibility as much.[…]. But i twas precisely the technical feasibility which put clear limits on this initial design. Itsoon became obvious that the veined and branching chair could never be die cast and ejected,nor was there any way calculating the stability of a completely asymmetrical seat. »

une grande prcision, mais il ne peut être une caution pour la fai-sabilit d’une forme. Konstantin Grcic nous invite à cultiver unecertaine mance à son gard. « Enfant, je dessinais plutôt bien et

 j’aimais ça. Mais ds que j’ai commenc à tudier le design, j’ai vo-lontairement arrêt de faire de « jolis » dessins, des dessins pour ledessin. J’avais le sentiment que de tels croquis pouvaient nous d-tourner de leur rel objectif et propos : l’information. » 15. La Vege-tal chair souffre grandement de la comparaison entre les premierscroquis et la ralit du projet nal. À ce titre, nous ne pouvons queremercier les frres Bouroullec pour leur dmarche pdagogique enayant choisi de communiquer abondamment des images qui illus-trent chaque tape du dveloppement. Manifestement, la forme de

l’objet s’est heurte à d’autres dterminismes face auxquels le des-sin a dû abdiquer. Les photos de maquettes et de prototypes diffu-ses sur leur site nous encouragent à nous pencher sur l’inuencede ces outils volumiques.

15 p K G x g ’x Dessiner le design. rubini,c . op. cit., . 10.

d hVegetal , r ewb, V, 2008.

m ,h Vegetal , r w b, V,008.

h Vegetal , r w b, V,008.

hh h Vegetal .

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Un corps tangible, l’illusion palpable

Dans la chronologie d’un projet, la maquette ne possde pasd’emplacement prdtermin. Sa ralisation peut intervenir aussibien ds les premires recherches que durant la nalisation d’unobjet. Par ailleurs, comme le dessin, cet outil possde une multipli-cit d’usages aux nalits trs varies. Il recouvre un large champd’applications que nous diviserons en deux grandes catgories. Lapremire se veut la plus raliste possible. Elle est parfois appelemaquette d’aspect et sert principalement à la communication d’unprojet. En cela, elle exige un niveau de dtail et de prcision quilui font prendre place à la n du processus de conception. La deu-xime, celle qui nous intressera particulirement, est un outil de

travail. De la visualisation des proportions à des exprimentationsergonomiques en passant pas des recherches formelles, cette se-conde catgorie, souvent appele prototype d’tude, recouvre unegrande diversit de fonctions. L’apparence et la prcision dimen-sionnelle de ces maquettes peuvent varier radicalement. De plus,ni leur matriau, ni leur mode de ralisation ne nous permettraientd’unier cette catgorie. Leurs seuls dnominateurs communs sont

4

la maquette

d’être à la fois des corps volumiques et des outils performants pourl’avance d’un projet.

En effet, contrairement au croquis de recherches, le prototypepossde une consistance matrielle. Il propose un volume, un poidset une texture là où le dessin ne fait que suggrer. Mais, tout commele trait permet de se projeter dans un espace virtuel, la maquette,aussi concrte soit-elle, n’en reste pas moins une simulation. Dansquelle mesure est-elle capable d’inuencer la morphologie des ob-

 jets ? Nous avons vu prcdemment que le dessin n’a rien d’ano-din. C’est un outil dont nous avons mis en lumire l’efcacit maisdont nous avons aussi point les limites. Qu’en est-il des modles

 volumiques ? À quels dterminismes formels la fabrication d’une

maquette s'expose-t-elle ? Parce qu’elle permet de visualiser un en-combrement, d’prouver une masse ou de toucher une texture, peut-elle orienter un designer vers une image biaise de la ralit ? Lamatire utilise pour la ralisation des maquettes nous servira del conducteur pour aborder ces questions.

Dans un ouvrage rcent sur les processus de conception1, le de-signer munichois Konstantin Grcic revendique un usage massif etpresque exclusif du papier pour la ralisation de ses maquettes. Il

 justie l’emploi de ce matriau pour sa exibilit et sa rapidit demise en œuvre. Pour lui, il n’existe pas d’alternative envisageable quipuisse lui apporter un confort similaire pour travailler rapidementen trois dimensions et à l’chelle relle. Il compare cela à des cro-quis dans l’espace.2 Konstantin Grcic met aussi en avant la possibilitde modier, remplacer et faire voluer presque instinctivement sesprototypes suivant les observations faites. Il achve son pangyriqueen soulignant l’aspect bon march et la disponibilit abondante du

papier dans chaque bureau, ainsi que les faibles moyens ncessairespour la construction d’une maquette. Cependant, nous pouvons nousinterroger sur la relation entre ce matriau et la morphologie des

1 G tg, The Making of Design, From the First Model to the Final Product, b,bkhä, 2009, .16.2 « Paper simply offers me the means of working three-dimensionally very quickly on a 1 :1 scale.You could say they are 3D sketches » . K G v G tg fv 2009. Ibid., . 17.

L’inuence des outils — 4. La maquette

m à h hDalladue, G p,c, 1979.

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objets qui proviennent de son agence. A-t-il choisi ce matriau parcequ’il convient à son vocabulaire formel ou est-ce que son usage apeu à peu opr une slection et orient l’aspect de sa production ?Les propos de Konstantin Grcic à ce sujet sont ambigüs. Bien quecelui-ci confesse être « à peu prs sûr que le fait d’utiliser le papierdepuis tant d’annes a inuenc son [mon] vocabulaire formel. »3.Il nuance sa position en afrmant que, s’il privilgie le papier, c’estavant tout parce qu’il correspond à sa manire de travailler. Le pa-pier est pour lui une rponse aux impratifs d’un projet, il n’en est

 jamais la motivation et encore moins le point de dpart.4

Cependant, la morphologie des siges  Mars et de la table  Pal-

las pour Classicon ou bien la collection Chair One dite par Magisnous incitent à relativiser ces remarques tant leurs formes corres-pondent parfaitement aux potentialits du papier. En ef fet, ces ob-

 jets paraissent calqus sur le rpertoire formel induit par cette ma-tire. Ils sont structurs par des plans facetts, des plis et des arêtesmarques. Conscient de ces inuences, Konstantin Grcic nous en-courage à nous mer de la « dangereuse beaut du papier5 ». La ma-quette de la chaise Mars est rvlatrice. Pour cet objet, un premiermodle basique a t ralis à l’aide de carton et de ruban adhsif pour vrier sa gomtrie. Initialement, Grcic cone avoir envisa-g pour cette assise des formes trs douces, mais la silhouette obte-nue tait si forte qu’il a dcid de la conserver. Quelles conclusionstirer de cette anecdote ? Il serait radical voire absurde de renoncerà l’usage d’un matriau sous prtexte qu’il pourrait faire dvier nosintentions formelles. Au contraire, il faut aussi savoir exploiter lepotentiel suggestif de la matire et les surprises qui peuvent surve-nir comme nous le dmontre l’aspect sculptural du sige Mars. Tou-

tefois, cet exemple nous prouve aussi que le recours au papier n’a

3 « I am quite sure that relying on paper models for so many years has influenced my designlanguage. », Ibid., . 16.4 « After all, they are not meant for presentation, but are working tools intended to achieve aninitial result quickly. At any rate, paper fits wonderfully into our work : we can realize everythingourselves on the spot in the office, which means we are not reliant on an external workshop at anearly design stage. », Ibid., . 18.5 « But you have to be careful : The beauty of paper is dangerous at the point where you fall prey to it during your work. », Ibid., . 23.

rien d’insigniant et nous pousse à reconsidrer son usage. Certes,il propose une facilit d’utilisation, une rapidit d’excution ind-niable et des possibilits d’expression tendues, mais c’est aussi unmatriau qui suppose une certaine gamme de morphmes auxquelsla forme se soumet.

De surcroît, la mousse, l’argile, la pâte à modeler et les autresmatriaux utiliss pour raliser des maquettes n’chappent pas à

ces dterminismes. La morphologie des automobiles voluerait-ellesi les bureaux d’tudes dlaissaient l’argile ou la mousse au protdu papier ? Les produits Braun actuels n’ont plus grand chose decommun avec ceux des annes 50 conçus sous la direction de Die-ter Rams. La sophistication manire des rasoirs lectriques et dessche-cheveux que l’entreprise propose aujourd’hui nous interpel-lent. Est-ce simplement parce que leurs formes sont devenues trop

L’inuence des outils — 4. La maquette

m ’ h àx, K, K, 2005.

m ’,h Mars, KG, cc, 2003.

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complexes que la mousse est dsormais le seul matriau capable deretranscrire dlement l’aspect des futurs produits ?

Roland Ullmann, responsable du dpartement design, met enavant la prcision chirurgicale du LAB6 pour justier son usage mas-sif.7 Selon lui, la mousse haute densit est capable de retranscriredlement chacune des textures rparties sur l’objet. Celui-ci citele rasoir Micron, dont le manche est recouvert d’une alternance desurfaces douces et rugueuses. Ce dernier exemple nous incite à in-terroger les mthodes et les procds utiliss pour la fabricationd’une maquette. Les technologies d’usinage assistes par ordinateuret les machines de prototypage rapide affranchissent le maquettisteou le designer d’un travail parfois laborieux. La strolithographie

par exemple reproduit avec une dlit indfectible des volumesauparavant modliss dans des logiciels. Nous aurons l’occasiond’observer l’inuence de ces outils informatiques au cours du cha-pitre suivant. Ds lors, son matriau devient secondaire, la forme estd’abord soumise aux capacits des modeleurs 3D. En l’occurrence,pour les rasoirs Braun, la mousse n’est pas utilise pour ses qualitsintrinsques mais au contraire parce qu’elle adopte sans conditionles morphologies dsires. C’est justement parce que ce matriausait se faire oublier qu’il est tant apprci. Par ailleurs, la ralisa-tion d’un modle en volume par des moyens traditionnels supposeun effort de comprhension structurel et de synthse constructivesouvent à l’origine de solutions formelles inenvisages. Lorsqu’undesigner dlgue ce travail à un maquettiste ou à des technologiesautomatises, ne risque-t-il pas de se pr iver d’un outil de rechercheefcace et d’un moyen d’largir son rpertoire formel ?

6 l lab yh g à hg ’ hgè . i x .7 mk Zh, v r u, www..

Nous ne pouvons considrer la maquette comme une entit au-tonome au sein d’un projet. Dans le même sens, il serait trompeurde lui accorder des qualits qu’elle ne possde pas. Elle intervient leplus souvent en complment ou en renfort d’autres outils comme ledessin ou la modlisation informatique. La chaise Myto de Konstan-tin Grcic peut nous aider à mieux comprendre cette synergie.

C’est une nouvelle matire plastique mise au point par la soci-t BASF qui est à l’origine de ce projet. Distribu sous le nom com-mercial Ultradur High Speed, le PBT8 est enrichi en nanoparticules.Il combine une grande uidit avec une forte rsistance mcanique.Concrtement, il permet de choisir plus librement les sections etl’paisseur des objets normalement trs contraignante en injectionplastique. La chaise a t dveloppe en partenariat avec des ing-nieurs de BASF et l’diteur Plank. Pour ce dernier, l’enjeu tait de

proposer une forme qui dmontre les capacits et les proprits inno- vantes de ce matriau. L’objet s’envisage comme un dmonstrateurqui doit exhiber les potentialits de l’Ultradur. Pour Grcic, la surex-position du matriau va même jusqu’à relguer au second plan la

8 pbt : pyyè h.

L’inuence des outils — 4. La maquette

r

Prosonic, b, 2009.

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fonctionnalit de l’objet. Il rsume cette posture par une formule ar-bitraire : « If it’s going to be anything, then it’s going to be a chair.9 ».

Depuis Verner Panton, plus aucun designer ne s’tait aventur àconcevoir une chaise en porte à faux entirement en plastique. L’in-tention de Grcic apparaît à cet gard comme une bravade. Les com-ptences des ingnieurs de Plank et BASF pour modliser et calculerla rsistance de l’assise n’ont pas dispens l’quipe de designers deraliser de nombreux modles en volume. Pour revenir à nos pr-occupations, la construction de prototypes de recherche ne se subs-titue pas aux autres outils de conception, elle les complte. Malgrles modles informatiques sophistiqus utiliss par les entreprises

partenaires, la maquette est reste l’outil incontournable pour vali-der l’ergonomie et observer directement le dploiement des formesdans l’espace. Enn, au-delà de sa forme schmatique, il paraît dif-cile de visualiser certains dtails de transitions d’paisseur au ni-

 veau du pitement sans recourir à un volume tangible.C’est peut-être dans ces dernires remarques que rside l’in-

uence de la maquette qui doit susciter notre mance. Derrirela sduction d’un corps palpable, il y a aussi un usage bas sur lemime, l’imitation, la simulation voire le bluff et la parodie. Maisest-ce le propre de cet outil de travail ? Pour la c haise Myto commepour les rasoirs Braun, le recours massif à l’outil informatique nousincite à en tudier l’inuence dans la dnition et le renouvelle-ment des formes.

9 « s ê ’ , h. »

m v y

è hg, h Myto, G, pk008.

L’inuence des outils — 4. La maquette

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 De la marge à l’ubiquité 

La socit contemporaine est aujourd’hui amplement adosse àl’informatique. L’ordinateur est couramment utilis dans de nom-breuses activits industrielles comme la publication, le dessin, laconception, la fabrication ou la gestion de ux, qui ont toutes optpour une « assistance par ordinateur » dsigne par l’abrviation

 AO. La productivit et l’efcacit de l’industrie actuelle reposent engrande partie sur la puissance de calcul de machines sans cesse plusperformantes. Les outils informatiss paulent les systmes tech-niques pour accomplir des tâches autrefois fastidieuses. Le mot « in-formatique », entr dans le vocabulaire français en 1962, est formpar la fusion des termes information et automatique. Son tymolo-

gie et sa dnition1

intgrent, ds son apparition, les notions de tri,de stockage, de collecte et de transmission des donnes au moyende programmes galement appels logiciels. Ces derniers sont au-

1 i : s ’ ; h , , , kg, ’ à ’ g (g) œv . Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, l p r,p, 2000.

 jourd’hui devenus des produits industriels communs. La maîtrise deslogiciels les plus rpandus fait partie des fondamentaux exigs dansla majorit des professions au même titre que d’autres comptencesclassiques. L’ignorance de leurs principes d’utilisation se rvle êtreun facteur d’exclusion. Les socits ditrices de programmes infor-matiques s’affrontent pour tendre l’usage de leurs produits et lesimposer comme des standards incontournables dont chacun devraadopter les normes.

L’introduction des technologies de l’informatique dans le designs’est faite par le biais de l’architecture, qui utilise des logiciels pourconcevoir la structure des bâtiments et de l’ingnierie qui ont re-

cours à la C AO pour faciliter des calculs – notamment mcaniques– jusqu’alors laborieux. Les premiers programmes de modlisationdestins à la conception d’objets ont fait leur apparition il y a une

 vingtaine d’annes. C’est cependant au cours de la dernire dcen-nie que ces logiciels sont sortis de la condentialit et que leur usages’est gnralis jusqu’à s’immiscer dans chaque tape de la gensed’un produit, de sa conception à sa fabrication puis sa diffusion.Bien que les outils de retouches photographiques et des logiciels dedessin soient couramment utiliss par les designers, nous concentre-rons notre attention sur les programmes de modlisation en trois di-mensions. Aujourd’hui, l’usage des modeleurs 3D s’afrme aux côtsd’autres outils tudis prcdemment comme le dessin manuel oula maquette. Comment sont exploits ces logiciels et quels en sontles potentialits et les principes de base qui rgissent leur fonction-nement? Notre ambition n’est pas d’tudier les spcicits et l’in-uence de chacun des programmes disponibles. Leur diversit et lerenouvellement constant des versions proposes transformeraient

cette entreprise en un calvaire digne de Sisyphe. C’est une nouvellefois à partir d’objets existants et de projets concrets que nous obser-

 verons l’inuence de ces outils dans la morphologie des objets etles perspectives d’innovation formelle qu’ils permettent d’entrevoir.

L’inuence des outils — 5. L’informatique et les outils numriques

5

l’informatique et

les outils numériques

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 Des outi ls raccrochés au réel, le calcul au ser vice de la simulation

Lors du prcdent chapitre, nous avons pu observer à traversl’exemple de la chaise Myto la complmentarit existante entre lesoutils numriques et les autres moyens de conception. Le foss tech-nologique qui semble sparer les maquettes en matriaux rudimen-taires fabriques par l’quipe de Konstantin Grcic et les modles in-formatiques de calcul de charges raliss par les ingnieurs de Plank ne permet pas de trancher quant à la supriorit ou l’efcacit d’unoutil par rapport à l’autre. Nous avons vu que chacun d’eux possdedes atouts qui lui sont propres. Pour la maquette, nous avons no-

tamment insist sur les avantages inhrents au fait de pouvoir vi-sualiser concrtement dans l’espace les proportions du futur objet.

 Ainsi, quelles seraient les qualits intrinsques des logiciels de CAO ?Comme mentionn plus haut, à l’origine, les programmes de mod-lisation informatique ont t dvelopps par des ingnieurs enthou-siastes face à la puissance de calcul des ordinateurs. Les programmesd’alors n’avaient pas pour nalit la reprsentation de modles hy-perralistes et encore moins des recherches formelles mais visaientà s’affranchir de calculs complexes et à concevoir des pices tech-niques avec davantage de rapidit et de exibilit. Rappelons qu’ils’agissait, comme son nom l’indique, de « conception assiste parordinateur ». Les dimensions cratives et esthtiques y taient se-condaires si ce n’est simplement absentes. Avant que les architecteset les designers ne s’emparent de ces outils, les premiers logicielsse sont rpandus dans les bureaux d’tudes comme un moyen d’ac-clrer le dveloppement technique d’un produit et d’apporter dessolutions à des problmes d’ingnierie.

 Aujourd’hui encore, la grande majorit des logiciels disponiblesdemeurent tourns vers des usages au service de l’ingnieur. L’in-dustrie de l’aviation notamment a dvelopp ses propres outils in-formatiques pour les adapter à ses besoins. Dassault Aviation nousfournit l’un des exemples les plus aboutis en ce qui concerne l’int-gration des programmes de CAO dans la chaîne de conception. Le Falcon 7X est le dernier des jets triracteurs de luxe commercialis

par l’entreprise. Cet avion, qui a effectu son premier vol en mai2005, a t entirement conçu sur une plateforme numrique vir-tuelle. Concrtement, cela veut dire qu’il n’y a pas eu de prototypeou de maquette en bois à l’chelle 1 ralise durant son dveloppe-ment. Les logiciels Catia, Enovia et Delmia2 ont suf à l’laborationde cet appareil complexe dans les moindres dtails. Pour JrômeCamps, un des responsables du bureau d’tudes charg du  Falcon7X , le principal avantage de ces outils informatiques rside dans legain de temps qu’ils offrent. Selon lui, ils permettent « une qualitde fabrication optimale immdiate ds le premier exemplaire, letemps d’assemblage est pass de 14 à 7 mois et les essais en vol neconcernent plus que les phases les plus critiques. »3.

 Ainsi, dans cet exemple, l’usage des logiciels de conception restersolument ax sur des problmatiques lies à l’implantation du câ-blage, aux programmes de montage ou à la collaboration avec lespartenaires industriels. Bien que ces programmes informatiques nesoient pas destins à des recherches formelles, les solutions qu’ilsproposent peuvent inuer sur l’aspect gnral de l’avion. Soulignonsdans un premier temps que sa forme est avant tout le produit decalculs arodynamiques et mcaniques, elle ne rsulte pas d’une

 volont imprieuse dnie ds l’origine du projet. Cette remarquenous renvoie à un prcdent chapitre sur l’inuence du cahier descharges4. Par ailleurs, notre regard nophyte n’est pas frapp par ladiffrence entre le  Falcon 7X  et la morphologie d’autres jets de lamême catgorie conçus à l’aide d’autres mthodes. Cela tient sansdoute pour une grande part à la nature de l’objet. Pour voler, la go-mtrie d’un avion doit respecter des lois physiques qui limitent ladiffrenciation entre les appareils. À quelques exceptions prs, no-tamment militaires, tous s’insrent dans des schmas identiques.

Nous serons donc amens à observer d’autres exemples dans les-quels le spectre de solutions formelles envisageables est plus large.

Plus gnralement, les logiciels de CAO ont pour vocation initia-le de simuler virtuellement des contraintes calques sur le monde

2 n h g, x v j sWk, d syè.3 h://www../7x/4 p. 2, h. 1, un processus rigoureux et raisonné, . 149.

L’inuence des outils — 5. L’informatique et les outils numriques

J ’ Falcon 7X  ç è à’ ’

, dav, v 2005, v 2007.

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rel. Lorsqu’ils sont utiliss pour des problmes d’ingnierie, c’estleur capacit à modliser dlement et à moindre effort des don-nes concrtes qui est apprcie. Ils reproduisent des situationsobservables auparavant mais qui ncessitaient de lourds investis-sements en temps et en argent. Ainsi, la puissance de calcul des or-dinateurs et l’volution des capacits de ses logiciels permettent deformuler des propositions jusqu’alors inenvisages faute de moyens.En ce sens, même s’il nous est difcile de discerner des formes quileur sont directement imputables, nous pouvons attribuer à ces pro-grammes une inuence car ils favorisent l’closion de morphologiesinnovantes.

Une esthétique renouvelée

 Au sein d’un univers technologique où le systme informatiqueest tout-puissant, l’outil numrique constitue lui-même un objet àl’esthtique nouvelle. Les logiciels transfrent sur les produits leurspropres rfrents visuels et formels. Comme pour des outils mat-riels, la surface des objets conserve la t race de leur utilisation. L’em-preinte de ces programmes est d’autant plus forte que leur usageest balbutiant et leur potentiel limit. Ainsi, les objets modlissaux premires heures de la CAO gardent des stigmates qui trahis-sent les capacits rduites des logiciels d’alors. Ds les annes qua-tre-vingt, certaines agences amricaines ont commenc à intgrerla conception assiste par ordinateur dans leur mode de travail. À commencer par Frogdesign, fonde en Allemagne par Hartmut Es-slinger en 1969 qui s’installera galement, en 1982, aux états-Unispour collaborer avec Apple Computer5. Au cours de la même dcen-

nie, ces agences sont rejointes par d’autres groupes tels Design Logicou Technology Design, dont les formes de certains de leurs produitstmoignent autant d’un engouement rcent pour les recherches surcran d’ordinateur que des fonctionnalits encore restreintes desnouveaux programmes.

5 ry G, Design : Techniques et Matériaux , p, f, 2006, . 65.

En France, Marc Berthier conçoit en 1987 un sige de bureauqu’il modlise entirement. Si l’on exclut le secteur automobile, il estl’un des premiers à s’emparer de l’outil informatique. La morpholo-gie de cette chaise reste encore trs schmatique, notamment au ni-

 veau des roulettes. Les possibilits d’expression formelles sont alorsassujetties aux limites des machines et des programmes existants.Bien que cette inuence continue à se faire ressentir aujourd’hui,elle est agrante dans les ralisations de cette priode. Rappelonsgalement que la maîtrise de ces nouveaux outils ncessite une for-mation approfondie. L’effort requis pour la prise en main des pro-grammes informatiques par les pionniers n’a rien de commun avecles interfaces simplies actuelles. Nous sommes ici face à l’un des

paradoxes de la CAO. Alors que les logiciels de modlisation sontcenss entraîner une diminution de la dure de ralisation et per-mettre de se dcharger d’une part importante des tâches d’excution(plans, prototypes, imageries, etc.), librant ainsi du temps pour la

L’inuence des outils — 5. L’informatique et les outils numriques

: pj v, dglg (dv Gh m th), 1986.

-: é cao’ èg ,m bh, 1987.

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cration pure, ils impliquent aussi le sacrice d’une priode souventlongue pour parvenir à les utiliser. De plus, le renouvellement ra-pide des programmes oblige les designers à une veille permanente.

 Des espaces de représentation bornés

Les observations que nous avons faites sur la chaise de Marc Ber-thier peuvent être gnralises. Les modeleurs ne permettent pasde crer toutes les formes ou plus exactement, ils orientent les ob-

 jets vers une gamme de morphmes pour lesquels ils ont t penss.En effet, l’un des caractres majeurs du logiciel est d’être un espace

ni, cern, puisque dni par un texte cod, et que les lois qui le r-gissent sont nonces par un programmeur. Cette bride fait l’objetdes principales critiques formules envers les modeleurs 3D. Bienque les amliorations constantes tendent à les rapprocher du mondephysique, à les rendre plus ralistes, ils pâtissent galement de cettecomparaison qui met en e xergue leurs limites et leur nitude. Pourle nouvel utilisateur qui n’a pas encore connaissance de l’ensembledes fonctions du logiciel, les possibilits paraissent immenses, maisavec la maîtrise vient la conscience de l’tat circonscrit du program-me et du champ de libert formelle qu’il admet. Ainsi, la forme del’objet est soumise à une double inuence : ce que l’utilisateur saitfaire et ce que le logiciel peut faire. Autrement dit, l’aspect d’un pro-duit modlis dpend non seulement de l’tendu de la maîtrise duprogramme par le designer mais aussi des fonctionnalits dont cedernier dispose.

Les logiciels sont structurs autour de principes mathmatiques.

Sans dvier vers des notions de programmations, rappelons que lesformes modlises dans l’espace numrique sont le rsultat d’qua-tions prdtermines. D’ailleurs, le sens du mot « programme » sup-pose que le logiciel ne fasse qu’excuter des tâches pour lesquelles ila t conçu. Les volumes modliss, aussi complexes soient-ils, res-tent prisonniers de ce « programme ». Ils rpondent à une logiqueconstructive interne induisant des schmas formels auxquels ils nepeuvent se soustraire. Pourtant, malgr les limites du numrique,

les logiciels proposent ds à prsent des oprations impraticablesdans la ralit tangible et leur nombre ne cesse de croître6. Nous re-

 viendrons sur cet aspect par la suite.Cependant, l’utilisateur n’a pas accs à l’ensemble des lignes de

codes qui structurent le logiciel. Son utilisation passe par une inter-face simplie faite d’icônes et de commandes. Pour Michel Beau-doin-Lafon, directeur du LRI, Laboratoire de Recherche en Infor-matique de l’Universit Paris-Sud et du CNRS, l’interface est prisedans une dualit de traitement. Dans son article « Enjeux et pers-pectives en interaction homme-machine »7, il donne son point de

 vue sur le dilemme auquel fait face le concepteur. Ce dernier doitrussir à proposer une interface simple sans affecter les possibilits

du logiciel. D’aprs cet article, la source de ce problme provientde l’antagonisme entre deux notions a priori contradictoires. Pourqu’un programme soit simple d’usage, il doit compter peu de fonc-tions, alors qu’un systme puissant doit contenir un grand nombrede fonctions pour augmenter les possibilits. Mais son maniementdevient complexe et peut entraîner son rejet par le public. Cette r-exion nous intresse particulirement car elle distingue l’inuencequi a trait à la nature du logiciel et les capacits de l’utilisateur àintgrer son mode de fonctionnement, à le prendre en main. Il in-siste en effet sur la dimension cognitive des problmes d’interface.Est-ce que les rfrences abondantes à d’autres outils traditionnels(crayon, ciseaux, compas…) inuencent les formes modlisables ?

En effet, dans un souci d’accessibilit, les boîtes à outils deslogiciels actuels utilisent des icônes inspires d’autres domaines.Lorsqu’une technique succde à une autre, cette premire passe parun stade d’imitation de la prcdente, s’mancipant lentement. Elles’appuie sur des modles issus de procds antrieurs. Ainsi, le mo-

delage informatique reste bas sur des gestes du monde physique :percer, tordre, tirer, etc. Par ailleurs, la logique constructive deslogiciels de modlisation repose sur des notions prexistantes deboîtes, sphres, cylindres, cônes, etc. Le dessin est lui aussi dni

6 cy a, Les machines de l’esprit, m-H c, m ’ ’e, 2007, . 57.7 mh b-l, Paradigmes et enjeux de l’informatiques, p, lv, 2005.

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selon des fondamentaux gomtriques comme la ligne, le point oula courbe. Par consquent, l’outil informatique, au lieu de librer laforme, participe à l’enserrer dans des rfrents extrieurs. Cela n’estcertainement pas tranger au fait que les premiers logiciels dve-lopps l’ont t à destination de l’ingnierie. Comme nous l’avonsmentionn prcdemment, la CAO a tout d’abord t pense paret pour l’ingnieur. Son travail lui interdit de s’extraire des ralitstangibles. Pour ce dernier, ces programmes ne sont pas des outils derecherches formelles mais doivent proposer une simulation dledu modelage physique par des procds mathmatiques.

Ds lors, en empruntant leurs rfrences au monde rel, les lo-

giciels acceptent aussi de se soumettre à leurs inuences. Pour l’in-gnieur Philippe Quau, spcialiste des images de synthse, l’man-cipation des formes modlises passe par l’invention d’un nouveau

 vocabulaire. Dans son ouvrage éloge de la simulation8, celui-ci ex-plique que le langage transforme le monde qu’il prtend traduire ;ainsi, un nouveau langage fonde les bases d’une nouvelle ralit.Certaines fonctions telles que les nurbs9 ou les outils de duplica-tion qui permettent la rptition d’un corps dans l’espace vont danscette direction.

 Entre approximation et surdénition

Dans les logiciels 3D, les objets ottent dans un espace homo-gne et inni. Ils ne sont ni soumis à la gravit, ni assujettis aux pro-prits d’une matire. Leur lasticit est sans limite et leur masseinexistante. Même la notion d’chelle paraît relative face au nant

dans lequel baignent les formes modlises. Malgr cela, il n’y a pasde place dans ces programmes pour l’approximation. Leur structuremathmatique refuse l’à peu prs, l’inexact. La position d’une ligneou d’un point est dnie à l’intrieur d’un repre rationnalis dans

8 ph q. Éloge de la simulation, De la vie des langages à la synthèse des images , p,ch V/ina, 1986, . 65.9 l nurbs (Non-Uniform Rational Basis Splines)  g ghx v ê .

les trois dimensions (x, y, z). Il est possible de zoomer sur un corps jusqu’à une chelle microscopique tout en conservant un niveau dednition absolu. Au cours d’une entrevue10, Dieter Rams dresse unparallle avec le dessin manuel qui a contrario accepte la ligne vagueet le croquis hsitant. Son interlocuteur lui demande s’il ne regrettepas d’avoir exerc son mtier à une poque où les ordinateurs n’of-fraient pas encore les possibilits actuelles. Rams se montre suspi-cieux face à des images à la prcision trompeuse. Selon lui, bien queses dessins puissent avoir t brouillons et intuitifs, leur abstrac-tion avait l’avantage de laisser ouvert le champ des possibles. Sesesquisses continuaient d’voquer là où les logiciels informatiquesobligent à spcier, à dterminer et à dcider.

Paradoxalement, bien que l’ordinateur soit rgulirement montrcomme un outil facilitant les retours en arrire et les corrections, neparticiperait-il pas à inscrire dans le marbre chaque tape du projeten lui donnant un niveau de prcision inattendu, inadapt, et im-promptu trs tôt dans les tapes de dveloppement ? Parce qu’ilsfacilitent la cration de formes en dehors de toutes contraintes tan-gibles, les modeleurs peuvent conduire vers des propositions hasar-deuses, irralistes et condamnes à rester des images. Toutefois, lepotentiel des outils de prototypages rapides dont nous tudieronsles effets tend à effacer ce dcalage. Par ailleurs, la souplesse et laexibilit de ces outils ne sont-elles pas aussi propices au dvelop-pement de morphologies nouvelles ?

10 p d r x ’ v G tg fv 2009, TheMaking of Design, From the First Model to the Final Product, b, bkhä, 2009, . 9.

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 La for me débridée

La prise en charge de la structure par l’espace numrique librecelle-ci de la rationalisation ncessaire à l’outil physique. La mod-lisation des formes par ordinateur s’extrait des contraintes lies auxprocds de fabrication conventionnels. Le moulage par exemple,sur lequel nous reviendrons en dtails dans la dernire partie de cemmoire11, souffre de lourdes contraintes et interdit la ralisationde nombreux volumes. Pour être dmoule correctement, une formedoit viter toute contre-dpouille, sans quoi, elle resterait prison-nire du moule. Ce faisant, cette technique appauvrit le vocabulaireet limite les possibilits d’expressions formelles. Or, le programme

informatique s’affranchit de l’ensemble de ces exigences. Le volumecr dans l’espace du logiciel ne s’embarrasse pas de ces obligations,matire et forme y sont dissocies. Comme nous l’avons mention-n, même la gravit n’asservit plus les objets modliss. Le logiciellibre le crateur de sa servitude face aux lois physiques. Ds lors,le designer a toute latitude pour mener des recherches hors des li-mites d’chelles ou de prcisions inhrentes au crayon et au papier,ainsi que pour visualiser dans un espace virtuel des volumes rali-ss sans les impratifs matriels de la maquette.

Par consquent, les logiciels de modlisation revêtent unedouble dimension. D’une part, les fonctionnalits qu’ils proposents’attachent à simuler des procds de mises en forme empruntesau rel (extrusion, perçage, ceintrage, tournage, etc.), et à calculerdes proprits issues du monde matriel (rsistance mcanique,assemblage, etc.) an de permettre au designer ou à l’ingnieur defaire fabriquer les objets qu’il conçoit. Mais d’autre part, la nature

permissive des programmes actuels encourage la modlisation deformes aux gomtries innovantes à la complexit souvent insaisis-sable par d’autres outils. Pour le biologiste français Jol de Rosnay,chercheur au MIT12, l’ordinateur est la machine privilgie pour in-

 vestir l’inintelligible, il fournit à l’entendement humain les moyens

11 p. iii, h. 1, Le moulage, . 253.12 mit : mh i thgy

d’investir ce qui va au-delà de notre capacit de projection et dediscernement. Dans L’Homme symbiotique13, l’ordinateur se rap-proche d’autres instruments tels que le tlescope et le microscope.L’auteur nomme ces outils macroscopes car ils donnent à saisir l’in-

 visible et permettent de percevoir des chelles communment horsd’atteinte. Le point de vue de Jol de Rosnay s’inscrit dans le pro-longement des rexions du philosophe Pierre Lvy, qui ds 1987,dans La machine univers14, voyait dans l’ordinateur la ralisationdu vieux rêve de l’humanit : celui d’une machine capable de toutcalculer, qui offrirait la comprhension et la manipulation de l’in-niment complexe. Pour Pierre Lvy, « depuis qu’ils maîtrisent le feu,les hommes interviennent dans les cycles naturels de transformation

de la matire et des formes.15 ». Selon lui, l’utilisation des moyensinformatiques a port à son plus haut degr l’aspiration humaineà connaître et maîtriser la gense des formes qui nous entourent.

Plus concrtement, pour un designer, où rside l’intrêt de toutce potentiel si les formes qu’il modlise sont voues à rester dans unespace virtuel faute de moyens techniques pour les concrtiser ? Leslogiciels de modlisation comptent parmi les seuls outils qui ont di-rectement engendrs de nouvelles machines et de nouveaux modesde fabrication. Ils sont coupls avec des procds de prototypagesrapides comme la strolithographie, le frittage de poudre ou ledpôt de ls. Tous fonctionnent sur un principe constructif par stra-tication qui annule les prrogatives formelles induites par d’autresprocds comme le moulage dont nous avons voqu les contraintes.La forme se soustrait à l’inuence des machines de production in-dustrielle. L’objet naît d’un agglomrat de poudre ou merge d’unuide, dtach des dterminismes qui jusqu’alors pouvaient endi-

guer ou modrer la crativit formelle.

Nanmoins, derrire le discours enthousiaste des socits quicommercialisent ces machines, un designer peut s’interroger sur

13 Jë d ry, L’Homme symbiotique, p, l s, 1995.14 p lvy, La machine univers, p, l dv, 1987.15 Ibid., . 60.

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les enjeux de tels procds. En effet, bien que nous devions conser- ver à l’esprit que ces technologies voluent rapidement, rappelonsque leur temps de mise en œuvre reste extrêmement long comparà d’autres procds industriels. Par ailleurs, la dimension des picesralises demeure modeste. Enn, la fragilit mcanique des ma-triaux employs restreint pour l’instant les applications envisa-geables. Ces machines, d’une dlit absolue à la forme modlise,

 vont jusqu’à en adopter les travers. Elles participent à l’entretien d’unmythe, celui de l’objet fait d’une seule pice, en une seule fois etd’une seule matire. Le tabouret One_Shot, conçu par Patrick Jouinen est l’illustration la plus forte. Bien que l’enjeu de ce mmoire nesoit pas de faire des pronostics, l’avenir ira certainement vers une

utilisation plus parcimonieuse de ces procds : des pices produitesen strolithographie pouvant par exemple s’assembler avec d’autreslments fabriqus par des moyens classiques.

Bien qu’elles veuillent affranchir la morphologie des objets detoutes normes et s’afrmer comme l’extension tangible des logicielsinformatiques, ces machines n’en sont pas moins dnues d’inuencesur les formes. Pour l’architecte Bernard Cache, ces innovationstendent à renverser l’agencement conventionnel image-machine.Il crit dans Terre meuble16 que le dessin n’est plus subordonn à lagomtrie mcanique, c’est au contraire la machine qui se rattachedirectement à une technologie au service de l’image. Celui-ci an-nonce que la technique se plie dsormais au potentiel dessin 17 etnon plus l’inverse.

16 b ch, Terre meuble, o, HYX, 1997.17 l ç .

L’inuence des outils — 5. L’informatique et les outils numriques

m o_sh v g sWk.l g à ’ v. l’j ’ è g .

pk J,mGX é, 2006.

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 L’autogénérescence, la part créative du logiciel

Revenons vers l’tymologie du mot informatique. Au dbut dece chapitre, nous avons soulign les doubles racines de ce terme quirunit information et automatique. D’autre part, l’usage courant dumot ordinateur tend à faire oublier son sens originel : celui qui metdans l’ordre18. Sa traduction anglaise, computer (compter), nous ren-seigne galement sur la nalit initiale de ces machines. Chacun deces mots nous rappelle que l’outil informatique tait destin à sesdbuts à classier, calculer, ordonner et raliser des tâches rpti-tives jusqu’alors pnibles et avilissantes pour l’homme. Les logicielscontinuent d’être employs pour leurs qualits d’automatisation

amliorant le confort de travail.Mais, au cours des dernires dcennies, le dcuplement de la

puissance de calcul des processeurs leur permet dsormais d’effec-tuer un nombre considrable d’oprations en un temps rduit, sanscommune mesure avec les capacits humaines. Pour Pierre Lvy,« la rapidit, la souplesse, l’norme capacit de stockage et de trai-tement offertes par l’outil informatique en ont fait l’instrument ma-

 jeur de l’administration des hommes et des biens.19 ». L’ordinateurn’est plus uniquement l’automate servile et logique des premierstemps. Ses prodigieuses aptitudes pour la gestion des ux de don-nes lui confrent une dimension nouvelle dans un monde de plusen plus complexe. Il est devenu un instrument essentiel pour lacomprhension et la visualisation de notre environnement. Certes,les logiciels continuent d’accomplir des tâches programmes, maisla masse d’informations traite et leur rapidit d’excution les au-torisent à formuler des propositions qui chapperaient aux facults

 voire à l’entendement humain.

18 l ’g ( v l j g « d ’ ») hh J p 16 v 1955 à ’ibm f, g ()   g h.19 p lvy, La machine univers, op. cit., . 221.

Le cabinet d’architecture EZCT a ralis, à l’occasion de l’v-nement Archilab 2004 à Orlans, une assise dont les formes im-probables sont le rsultat de trois mois de calcul informatique. Lamorphologie de ce sige est le fruit d’un algorithme gntique quireproduit les modes de slection à l’œuvre dans la nature. Contrai-rement à un logiciel classique programm pour trouver le plus rapi-dement possible la meilleure solution, l’algorithme gntique essaiedes solutions alatoires qu’il va ensuite corriger à chaque « gnra-tion » de calcul. Le rsultat est toujours conforme aux contraintesdictes (la stabilit de l’assise, etc.) par le designer, qui devient iciprogrammeur.

L’esthtique du sige Computational Design nous renvoie tout au-

tant au Monumento Continuo de Superstudio qu’aux deux grandesobsessions du moment : haute technologie et nature. La forme estalors envisage comme le rsultat d’une quation intgrant plusieursdonnes (fonction, fabrication...); l’ordinateur reproduit avec unechelle de temps acclre les principes de la slection darwiniennedes formes. Dans ce cas, qui de l’ordinateur ou du designer prendles dcisions qui dnissent l’aspect nal de l’objet ? La forme de cetobjet dpend-elle plus de celui qui dnit le protocole de crationou de celui qui l’excute ? Bien que le designer nonce les rgles du

 jeu en laborant l’quation de base du dispositif, il est exclu du pro-cessus qui gnrera la forme. Le crateur est à la fois impliqu danschaque recoin de l’objet, mais aussi spectateur passif. L’inuencede l’informatique va bien au-delà du simple outil de modlisationvoqu jusqu’à prsent.

Dans le même sillage, plusieurs architectes exprimentent au- jourd’hui le potentiel de l’outil informatique en matire de concep-tion architectural. Parmi eux, Alisa Andrasek et son laboratoire Bio-

thing explorent une nouvelle forme d’architecture aux conns de labiologie, des mathmatiques et de la gntique. L’architecte britan-nique se base sur les travaux mens actuellement dans le domaine dela robotique, de la vie articielle (VA), et de l’intelligence articielle(IA) pour crer des espaces aux morphologies srielles, constitusd’un rseau interconnect de cellules. Le pavillon Seroussi, prsenten 2007, est le rsultat d’une approche appele computationnelle,qui vise à utiliser l’ordinateur pour initier des procdures gnratives

L’inuence des outils — 5. L’informatique et les outils numriques

h Computational Design, eZct, y,2004.

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calques sur des algorithmes gntiques. Dans son essai Mutation in-crémentales20, Frdric Migayrou, Directeur adjoint du Centre Pom-pidou et organisateur de l’exposition « Architectures non standard »en 2003, voit dans ces travaux l’inauguration d’un domaine où lasimulation gntique croise les sources de la biologie molculaire,des processus de rplication, de transcription ou de translation d’unmatriel gntique.

En ce sens, les formes des architectures d’Alisa Andrasek ne sontplus dtermines par la volont d’un crateur mais s’attachent àreproduire les mcanismes de la morphognse à l’œuvre dans lanature. Elles deviennent des agents autonomes sur lesquelles l’ar-chitecte se dfend d’avoir une quelconque emprise. Selon Frdric

Migayrou, les tats formels qui apparaissent sont les tapes d’unprocessus mtabolique qui s’enrichit et se dveloppe de gnrationen gnration, par de petites mutations incrmentales. Les projetsd’Alisa Andrasek, dont le pavillon Seroussi, ont t conçus à l’aidedu Generative Components Design Software dvelopp par Bent-ley Systems. Ce logiciel, contrairement à la plupart des modeleurs3D, n’est pas structur autour d’outils de mise en forme ou d’actionde façonnage emprunts au monde rel mais propose à l’utilisateurde paramtrer ses propres outils pour modeler des surfaces souples.L’inuence de ce type de programme outrepasse les notions de re-prsentation tudies prcdemment pour se tourner vers une ci-nmatique21 des formes.

Cependant, les principes d’autognrescence et d’alatoire misen avant par ce courant n’en seraient-ils pas qu’une simulation ?La confusion entre autonomie et automatisme est constammententretenue sous couvert d’algorithmes complexes et de logiciels

sophistiqus. Ces travaux prsents comme une chappatoire à lastandardisation industrielle ne sont-ils pas le prolongement « nu-mrique » d’une dmarche entame il y a plus de trente ans pasGaetano Pesce ? En effet, ce dernier proposait une alternative au

20 f mgy, «m » in Biothing, a ak, p, éHyx, 2009.21 l « » è à ç g, v h ’ à .

standard en incorporant dans le process de fabrication de la biblio-thque Carenza (1972) une dose d’autodtermination. En renversantle moule, les vents se bouchaient. Ce faisant, la coule de polyu-rthane en expansion s’arrêtait de façon alatoire. Certes, l’aspectrudimentaire de l’astuce propose par Pesce est difcilement com-parable aux puissants moyens informatiques utiliss pour conce-

 voir les projets voqus. Elle n’en est pas moins efcace. Le rappro-chement esthtique entre la chaise Computationalet le MonumentoContinuo de Superstudio -contemporain des exprimentations dePesce, tait-il si impromptu ? Chacune de ces interventions tend àloigner l’homme du moment où la forme se « dcide », se dnit.

 Aprs que l’industrie ait rendue inutile toute intervention humaine

lors de la fabrication d’un produit, la nouvelle re industrielle ten-drait-elle à l’exclure du temps de la conception ?

L’inuence des outils — 5. L’informatique et les outils numriques

Mesonic Emission,v s, ak, p, 2007.

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 Des potentiels

« L’histoire de l’Univers, c’est l’histoire de la matire qui s’orga-nise.1 », crit l’astrophysicien Hubert Reeves dans Poussière d’étoiles.Pourrions-nous remplacer « univers » par le mot « forme » ? L’iden’est peut-être pas aussi arbitraire qu’elle y paraît tant la forme etsa substance nourrissent des liens troits. Ne dit-on pas, lorsqu’unechose prend forme, qu’elle se matrialise ? Le chaos initial, la soupede matire informe des premires heures du cosmos contenait-elledjà, potentiellement, l’ensemble des formes aux structures com-plexes qui se sont dveloppes par la suite ?

Ds l’antiquit, Platon et Aristote dbattaient autour du coupleinsparable que constituent la matire et la forme2. Selon Platon, la

matire doit être considre comme invariable, une base sans d-termination, chappant au visible et que nous ne pourrions saisirqu’à travers une forme. Cette dernire, par opposition à la natureimmuable de la matire, serait une ralit variable, recombinable etinstable. Il distingue la matire, comme tant un pur potentiel, sans

1 H rv, Poussières d’étoiles, p, s, 1984, . 13.2 d K, é x, Materiology , b, bkhä, 2009, . 327.

6

les materiauX

aspect dni, et la forme qui, elle, est un rsultat, le fruit de cettepotentialit. Pour Aristote, à l’inverse, le dmiurge aurait dot la ma-tire en son sein d’une « information », capable d’agir et d’orienterla forme. Alors que Platon dissociait la forme de la matire, Aristoteles unit de façon irrductible. La transition vers le monothisme n’apas remis en cause cette position. Elle l’a même renforce, la ma-tire engendre par le Crateur poursuit son Œuvre. Les formes ob-servables dans la nature, tels que les arbres ou la morphologie desanimaux sont le fruit d’une matire soumise à la volont de Dieu.Le Moyen-âge a hrit de ces ides, la matire informe est alors unesubstance cleste, une materiæ prima, aux origines divines.

Chacune de ces positions doit être mise en perspective avec les

connaissances scientiques de leurs poques. En effet, aujourd’huiencore, les microscopes les plus performants ne permettent pasd’identier la matire à l’chelle de l’atome mais seulement d’endtecter la position3. Lorsqu’au XIXe sicle Hegel considre la ma-tire comme une chose « purement et simplement abstraite », d-tache de la forme, ses propos, quelqu’en soient leur justesse, nesont tays que par des cert itudes scientiques encore fragiles. À lamort du philosophe allemand, en 1831, la science ignore toujourslargement quels lments composent la matire. C’est trente huitans plus tard4 que Dimitri Mendeleïev propose un tableau qui or-ganise et nomme chaque particule. La classication priodique deslments permet de poser un nom et des proprits chimiques surles atomes. Tous les secrets de la matire sont loin d’être percs maissa composition est connue. Elle n’est plus la substance mystrieuseet divine qu’elle a t.

établissons ds à prsent, de manire simple et schmatique,la diffrence entre la matire et un matriau. La premire, nous

3 c ’ è , 2009, hy à (afm) à v v ’h ’ v è. c à ’ê « ». h://www.h-./4 l 1869 x j. n, v v v ê y hy h .

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

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l’avons vue, n’est associe à aucune forme. Si l’on connaît ses pro-prits chimiques, en revanche, elle est indtermine d’un pointde vue physique. Le carbone, l’hydrogne ou le chlore, comme lesupposait Platon, sont des constantes, des ingrdients de base. Lesmatriaux, eux, sont issus de l’organisation de la matire. Concr-tement, les atomes se structurent en molcules qui possdent cha-cune des proprits particulires. Si nous reprenons pour exemplele carbone et l’hydrogne, c’est leur agencement en polymre quidonne naissance aux hydrocarbures à l’origine des matriaux plas-tiques. Ainsi, le polystyrne, le polycarbonate ou le polythylne,qui ont pourtant des proprits mcaniques et optiques diffrentes,sont composs d’une « matire » identique. Ce qui est vrai pour les

plastiques l’est pour tous les autres matriaux. En effet, le carboneest prsent aussi bien dans l’acier, les diamants ou le bois alors quechacun de ces matriaux est radicalement diffrent d’un point de

 vue tactile, visuel ou structurel. En synthtisant à l’extrême, nouspourrions afrmer que la matire n’engage à rien, contrairementau matriau, qui suppose une consistance, un aspect, et une massequi lui sont propres.

Pour autant, quels liens tablir entre la consistance d’un mat-riau et la ralit tangible d’une forme ? Jusqu’où cette dernire est-elle subordonne aux proprits de l’autre ? Au premier regard, sinous conservons l’exemple du plastique, nous constatons que cesmatriaux apparaissent sous une multitude d’aspects et de formesloignes. Pour Roland Barthes, « plus qu’une substance, le plastiqueest l’ide même de sa transformation innie, il est, comme son nom

 vulgaire l’indique, l’ubiquit rendue visible.5 ». Avant d’être associà la vulgarit dans les Mythologies, notons que le mot plastique est

aussi un adjectif dont le sens rapproche encore davantage ce mat-riau de l’informe, du mallable, d’une substance qui n’voque au-cune forme prdnie. De quoi nous faire douter encore davantagede la solidit du lien qui relie la morphologie d’un objet au mat-riau qui le constitue.

5 r bh, Mythologies, p, s, 1957, . 160.

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

hx

v x.. égy l. égy Hh. ay. H. a. t. d. i. t0. ch1. c2. byz3. 14. r5. 16. Gh7. r8. XViii è

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Ces remarques peuvent s’tendre vers des ressources matriellesplus anciennes. Durant les sicles qui ont prcd l’re industrielle,des styles htrognes se sont succds avec des matriaux de basedemeurs identiques. Les pyramides gyptiennes, la terrasse de Per-spolis ou la grande muraille de Chine sont toutes les trois fabri-ques en pierre alors que l’esthtique de ces dices est divergente.Certes, le minerai des blocs de taille est diffrent, mais il n’expliquepas, seul, les disparits formelles de ces trois monuments. D’un pointde vue strictement matriel, peu de choses sparent le Parthnond’un château fort. Derrire l’aspect volontairement rducteur decet exemple, il y a une observation gnralisable à une chelle bienplus large. Au cours des millnaires, la production d’objets s’est d-

 veloppe en des ramications complexes de styles, de l angages,d’ordres, voire de dogmes esthtiques autour de matriaux simi-laires. Des ressources naturelles comme le bois ou l’argile sont lesupport d’expressions formelles variables suivant les peuples, leurstechniques et leurs cultures. La diversit des ralisations issues dutravail du bois n’est certainement pas imputable à la varit des es-sences d’arbres disponibles.

 Ainsi, nous constatons que le matriau, pris isolment, ne peutsufre à expliquer l’closion de formes innovantes. Ds lors qu’il estextrait de son tat naturel pour être employ, il devient un lmentindissociable d’un savoir-faire et d’une culture. Quand le matriauest le fruit d’une invention, c’est le cas du verre ou du mtal, alors,il est lui-même le produit de connaissances techniques. Par cons-quent, dans le cadre de ce mmoire, une tude de l’inuence desmatriaux sur les formes ne peut se rduire aux simples propritsphysiques (lasticit, rigidit, transparence, etc.). Nous devrons rat-tacher nos observations à des domaines techniques et culturels plus

larges. Le titre de l’exposition « la matire de l’invention », qui a eulieu en 1989 au Centre Georges Pompidou va dans ce sens. Le ma-triau n’y est pas prsent comme le moteur de l’inventivit, maiscomme sa substance, son potentiel, son carburant propice au dve-loppement de l’innovation.

 An que ceci soit plus clair, nous pouvons prendre pour exemplel’apparition de la fonte au milieu du XIXe sicle. La libert procu-re par le moulage de ce matriau a engendr une prolifration

d’objets d’aspects sophistiqus. Les courbes des radiateurs, poêles etmachines à coudre de l’poque en tmoignent. Cependant, la mor-phologie de ces objets provient tout autant d’afnits culturelles etde la maîtrise d’une technique de mise en forme que des propritsparticulires de la fonte. Il en va de même pour le dessin des garde-corps haussmanniens où la fonte moule est utilise pour imiter sansefforts des motifs auparavant raliss laborieusement en fer forg.Pour rsumer, entre le matriau qui autorise l’innovation et la ra-lisation effective d’une forme nouvelle, il y a un pas de franchi quichappe à l’inuence du premier. Ne confondons pas permettre etcrer. Distinguons ce qui incite à la cration et ce qui cre.

Par ailleurs, ces derniers exemples nous invitent à observer at-

tentivement les relations troites qui unissent un matriau à sonprocd de mise en œuvre. L’usage à la fois exprimental et raison-n des nouveaux matriaux dans le travail de Charles et Ray Eamesnous fournira des rfrences varies et des applications concrtespour tayer nos rexions.

 Le contre-plaqué moulé, l’application puis la forme

Le couple Eames dcrivait son design comme tant l’laborationd’un « plan consistant à agencer les lments de manire à ce queles meilleurs d’entre eux rpondent à une nalit bien prcise. 6».Cet attachement pour la rationalit des choix qui prside dans la d-marche crative des Eames transparaît largement dans la recherchepermanente et l’emploi rchi de matriaux nouveaux. La propo-sition de Charles Eames et de son ami et collgue Eero Saarinen àl’occasion du concours « Organic design in Home Furnishings », or-

ganis en 1940 par le MoMA de New-York est rvlatrice. Ces der-niers ont remport ce concours en concevant un sige qui fut le pre-mier exemple de coque en contre-plaqu moul. Pour l’anecdote,notons que le jury tait compos, entre autres, de Marcel Breuer et

 Alvar Aalto, tous deux enclins aux exprimentations. Le premier est

6 s dh, ., Charles et Ray Eames. b, pg, 2007.p ’ ç: p, é m, 2008, .15.

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

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rest clbre pour son mobilier en acier t ubulaire, le second notam-ment pour l’usage du lamell-coll. Chacun d’eux souligna l’innova-tion technique que la rponse des Eames et Saarinen reprsentait.Or, l’Organic chair n’est pas le rsultat d’une recherche formelle, sacration a t motive par le dsir de crer une coque d’assise d’unseul tenant, sufsamment confortable pour ne pas exiger de rem-bourrage. Le matriau – et surtout sa mthode de mise en formeen l’occurrence – rend possible la fabrication de cette chaise. Maisil n’est pas à l’origine du projet, il en autorise simplement la rali-sation. C’est parce que la morphologie de la chaise exprime plei-nement les potentialits du contre-plaqu moul que nous devonsreconnaître son l’inuence sur la forme du sige. La gomtrie de

cet objet et le matriau employ sont inextricables, de sorte que lamême chaise ralise dans une matire diffrente passerait pourune aberration. Ainsi, dans la continuit des modles DCW et LCW 7,les Eames ont mis au point une variante au pitement mtallique.En passant du bois au mtal, la forme des pieds a volu vers unestructure en acier tubulaire plus cohrente vis-à-vis des propritsde ce matriau mtallique.

Du fait des limites techniques de l’poque et de la pnurie de ma-triaux qui rgnait à cause de la guerre, l’Organic chair ne fut pasproduite industriellement.8 Les Eames ne mirent pas ces exprimen-tations à prot pour la fabrication de chaises, leur application futdirige vers des attelles et des brancards pour les blesss durant laseconde guerre mondiale par l’US Navy. Cherchant à mettre au pointune technique permettant d’imprimer au bois strati des formes tri-dimensionnelles, ils construisirent dans leur appartement un four depolymrisation. La machine, baptise Kazam !9, tait utilise pourpresser et chauffer de nes lamelles de bois imprgnes de rsine de

manire à former des coques rigides. Derrire la valeur historique

7 DCW  LCW : Dining Chair Wood  lounge Chair Wood ; DCM LCM : Dining Chair Metal Lounge Chair Metal.8 Idem, . 11.9 ch ry e h ’ è « Kz ! », ’ y ’ à x h g . c è â h à ’ . l à , v .

de ce renseignement, ce qui retient notre attention, c’est son tmoi-gnage sur la relation intime entre un matriau et la manire de lemettre en forme. En effet, dans ce cas, l’innovation formelle rside-elle davantage dans le contre-plaqu (dont Alvar Aalto avait djàfait usage), ou dans la façon qu’ont eu Charles et Ray Eames de l’em-ployer ? Autrement dit, un matriau a toutes les chances de n’êtrequ’une somme de proprits sans un procd de mise en forme no-

 vateur qui peut en rvler les capacits. Nous reviendrons sur cepoint dans la dernire partie du mmoire.

Les mthodes utilises aujourd’hui pour mouler le contre-plaqusont encore en grande partie les mêmes que celles exprimentespar les Eames. C’est peut-être dans leurs jouets pour enfants aux for-

mes d’animaux commercialiss dans les annes 50 que s’exprimentle plus librement les potentialits de ce matriau.

 La technicité apprivoisée

 Alors que la seconde guerre mondiale avait orient les expri-mentations des Eames vers du matriel mdical, les empêchant dedvelopper les prototypes de meubles prsents en 1940 au MoMA,c’est le même conit arm qui a favoris l’essor des matriaux plas-tiques. L’effort de guerre a permis d’accomplir des progrs substan-tiels dans des technologies de pointe qui ont par la suite prot augrand public. Le polyester arm de bre de verre tait utilis parla rme Zenith Plastics pour fabriquer des radars. C’est la mêmeentreprise qui a ralis la premire chaise en matriau compositeprsente en 1948 pour « l’International Competition for Low-CostFurniture Design ». C’tait la premire fois que le plastique devenait

le matriau principal d’un meuble commercialis. Les Plastic Chairset Easy Chairs n’ont t produites en srie que deux ans plus tard.

 À l’origine, les nitions se conformaient à l’aspect marbr, translu-cide ou beige de la bre de verre. La gamme fut plus tard enrichiede couleurs primaires.

Comme le nom du concours le suggre, cette innovation n’estpas le fruit de recherches formelles. Elle s’inscrit dans une initia-tive visant à proposer du mobilier au plus grand nombre, fabriqu

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

h LCW  LCM, h ry e, m, 1945.

a leg splint

h,ch ry e, usnvy, 1942.

s h rye, 1942.

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à moindre coût. Par ailleurs, alors que la forme des chaises LCW et DWC avait ncessit la mise au point d’une nouvelle mthode de miseen forme, les chaises en plastique prsentes en 1948 font appel àdes procds dvelopps auparavant. Ainsi, l’innovation ne vientpas tant du matriau lui-même que de son application dans un do-maine où il tait jusqu’alors absent. C’est l’appropriation de la brede verre par ces deux designers et la comprhension de son poten-tiel expressif qui a initi cette rupture dans l’esthtique du mobilier.

La coque constituerait à elle seule un sujet d’tude sufsamment vaste pour faire l’objet d’un mmoire complet. Son omniprsencedans les produits industriels modernes pourrait être un reet dledes volutions de nos rapports aux objets. Tantôt utiliss pour mas-

quer et protger des mcanismes de plus en plus complexes, tantôtstructure lgre et rsistante, la coque et le plastique forment uncouple indissociable. Les chaises en polyester et bres de verre des-sines par Charles et Ray Eames n’chappent pas à ces rapproche-ments. En s’employant durant des annes à concevoir une coque d’unseul tenant parfaitement adapte aux formes du corps humain, lesEames s’inscrivent dans le prolongement de quêtes plus anciennes :celles de la uidit et de la polyvalence. Le dossier qui devient assisepuis se transforme en accoudoir dans l’Easy Chair, le pitement ar-rire qui se recourbe pour former le dossier dans la chaise n°14 deThonet, la boucle d’acier tubulaire de Stam qui structure d’un mêmemouvement l’ensemble de la chaise Cantilever S43 ne partagent-ilspas une essence commune ?

Le plus sculptural des siges conçu par les Eames,  La chaise, dontle nom est un clin d’œil au personnage ottant de Gaston Lachaise,est le rsultat d’aspirations similaires. L’assise aux courbes uidesen bre de verre façonne dans un moule unique repose sur une

structure en bois et mtal. Dans quelle mesure la forme de cet objetest-elle inuence par l’usage de polyester arm ? Est-ce dans la nepaisseur de la coque? Dans la surface ondule qui dessine l’assiseet le dossier ? S’il est difcile d’apporter une rponse catgorique etd’extraire des inuences imputables uniquement au matriau em-ploy, peut-être est-ce parce que ce dernier ne peut s’envisager dis-tinctement de son procd de mise en forme ? En effet, les matriauxqui ne se trouvent pas à l’tat naturel, contrairement au bois ou à

la pierre, n’existent que dans des schmas industriels ou artisanauxqui intgrent trs tôt la manire de les mettre en œuvre. Le polyes-ter arm de bre de verre prend forme grâce au moulage. Pour r-sumer, le premier existe par le second et le second pour le premier.

 Des déclinaisons

L’intrêt des Eames pour l’aluminium coul tait tout aussi r- vlateur. Ces derniers taient fascins par ce matr iau en raisonde ses proprits singulires : grande rsistance à la tension et à lacorrosion, lgret, mallabilit. Mais plus que les caractristiquesintrinsques du matriau, c’est sa mise en œuvre spcique qui aretenu leur attention. La coule permettait d’obtenir une grande li-

bert formelle et de donner à la matire tous les contours dsirs.L’aluminium est le dernier des matriaux utiliss par Charles et Ray Eames. L’ide de crer une collection de meubles à partir de ce mtala t voque la premire fois lorsqu’Alexander Girard fut chargde crer une ligne de mobilier pour la maison d’Irwin Miller10, à Co-

10 c à y , iw m ’ xv H m. i c eg.

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

ry e v La Chaise v ’.m à’h 1 mma,1948.

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lombus dans l’Ohio. Il a travaill à ce projet avec Eero Saarinen etles Eames. Girard voulait concevoir des meubles assez lgers pourêtre transports à l’extrieur et donc capables de rsister aux effetscorrosifs du climat.

Le premier des lments remarquables dans les chaises de bu-reau dites en 1969 par l’Aluminium Group 11, c’est la mise au pointde formes de bases pouvant être dclines. Le pitement toil, lesaccoudoirs ou l’entretoise du dossier se retrouvent dans chacunedes variantes proposes. Mais cela provient-il du matriau ou desimpratifs conomiques lis à la production en srie ? L’utilisationde l’aluminium coul prsente un danger : comme il est possiblede lui donner tous les contours imaginables, sa forme peut rapide-

ment devenir abstraite voire fantaisiste. Dans ce sens, la conserva-tion d’lments identiques dans plusieurs modles peut être perçuecomme un moyen de se prmunir contre un dessin sur-expressif etde garantir l’homognit esthtique de la gamme.

Enn, notons que la forme des siges n’est pas exclusivement leproduit d’une recherche sur le potentiel structurel de l’aluminium.L’aspect de ces objets est le rsultat d’une rencontre entre deux ma-triaux aux proprits loignes mais utilises en synergie. Le pre-mier, nous l’avons vu, est l’aluminium coul. Le second sert de gar-niture. Les Eames abandonnrent la coque pour adopter un principefond sur la tension, attribuant une fonction porteuse à la matiresuspendue. La pice de tissu ou de cuir, tendue fermement maisavec lasticit entre les montants mtalliques, assure le confort del’assise en s’adaptant peu à peu aux formes de l’utilisateur. Ainsi, lamorphologie des chaises de l’Aluminium Group n’est pas inuen-ce par un matriau dominant mais par la rencontre de propritsmcaniques, esthtiques et tactiles complmentaires. Le dessin de

l’objet ne peut pas se comprendre si les matriaux qui le compo-sent sont observs isolment. C’est leur runion qui donne un sensaux formes de ces siges devenus des classiques toujours dits au-

 jourd’hui, suivant en ce sens l’expression bien connue qui veut quele tout soit suprieur à la somme des parties.

11 l èg j’h H m x é-u V e.

 L’hyperchoix

La rgle sculaire qui veut qu’à chaque fonction et usage corres-ponde un matriau serait-elle caduque ? La rvolution industriellea ouvert l’re des matriaux. Il s’en est cr plus au cours du siclepass que durant l’ensemble des millnaires qui l’ont prcde. Uneprolifration qui met à mal les certitudes sur la destination et l’em-ploi de la matire. L’immatrialit prophtise pour le XXIe siclene semble pas avoir endigu cette frnsie. Chaque mois apporteson lot de matriaux dits nouveaux et autoproclams innovants.Pour Daniel Kula et élodie Terriaux12, le designer est confront àun hyperchoix. Face à une offre plthorique, le choix d’un mat-

riau ne s’impose plus de lui-même, il n’est plus une vidence. L’as-pect d’un objet s’affranchit progressivement des impratifs dictspar la matire. Les bornes formelles cessent peu à peu de s’accor-der aux limites du matriau. Dsormais, ces derniers s’imitent, seconcurrencent ou se substituent. L’arrive des composites bousculeles classements traditionnels par catgories (bois, plastiques, mtal,pierre, etc.). « Cette notion d’hyperchoix s’exprime clairement dansles « nitions » de l’objet. En dehors de l’adquation avec la destina-tion du produit, c’est un « choix », un « parti pris », une dcision quiest à l’origine de l’apparence de l’objet; non seulement par les desi-gners mais parfois par les utilisateurs eux-mêmes, à qui l’on propose

 voire dlgue ce choix.13 ».Le designer ne peut plus avoir une connaissance exhaustive de

l’offre existante. Des socits spcialises dans l’inventaire des ma-triaux de pointe se constituent. La premire du genre, MaterialConnexion, cre à New York en 1997, tablit des catgories : c-ramique, verre, polymres, produits à base de carbone, produits à

base de ciment, produits naturels et drivs. Une bibliothque de3000 chantillons avec ches techniques est mise à la dispositiondes chercheurs, architectes et designers. L’agence est oriente vers ledveloppement durable et fournit galement des ches techniques.En Europe, sur le même principe, est cre Innovathque, une

12 d K, é tx, Materiology , b, bkhä, 2009, . 314.13 Ibid., . 314.

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

h e v è

.

d è Soft Pad ,h ry e, G, 1969.

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manation du FCBA et du VIA . D’autres initiatives suivent, commela socit Materio qui propose à ses clients une veille permanenteen fournissant une base de donnes actualise rgulirement. Entermes d’inuence formelle, la volont du designer serait-elle parve-nue à faire jeu gal avec les vellits de la matire ? Lorsqu’un mat-riau n’est plus capable de donner corps à une forme, la tentation estgrande de simplement dtourner son choix vers un nouveau venu.

 Des biens communs ?

Face à cette avalanche de brevets et de proprits aussi inno-

 vantes qu’exclusives, souvenons-nous de Martin Szekely afrmantque « les matriaux sont les composants d’un langage universel »14.Selon lui, « ils appartiennent à tout le monde »15. Admettons qu’il estpermis de douter de cette position lorsque nous observons la pugna-cit et l’ardeur que mettent Alcan, Saint-Gobain, Lafarge ou Dupontde Nemours à dfendre leur derniers-ns. À premire vue, ils nesemblent pas enclins à partager cette vision. Les contrefacteurs duCorian© ou de l’Alucobond© en tmoigneraient. Le symbole Copy-right est là pour rappeler à ceux tents par des lans universalistesque la loi pourrait bien freiner leurs idaux libertaires. Notons laproximit de cette remarque avec les rcents dbats sur le piratageinformatique en gnral et le tlchargement illgal en particulier.

Mais les afrmations de Martin Szekely ne se placent pas dans unregistre juridique. Celui-ci entend-il souligner la ncessaire appro-priation des matriaux par les designers ? Prenant comme exempleses rcentes recherches autour du lige exposes à la galerie Kreo16,il insiste sur la charge historique et culturelle de cette matire natu-

relle. Ainsi, bien que le matriau lui-même ne lui appartienne pas,il en revendique un droit d’utilisation et prend une part active dansl’volution de son histoire et de son usage. « À partir du moment où

 je travaille avec le lige, comme je l’ai fait depuis le dbut des annes

14 e v m szky, . 147.15 Ibid.16  m szky, Heroic shelves & Simple boxes, g K, 7 v 2009 23 jv 2010.

2000, les projets vont dcouler de ce matriau même17» nous cone-t-il. Ce dernier exerce donc une inuence certaine sur la forme duprojet à venir. Il s’en fait à la fois l’initiateur et le tuteur. Citons unefois de plus Martin Szekely, lorsqu’il dclare « qu’un matriau d-termine d’emble un projet », ou encore quand il rsume : « un ma-triau est un programme ». Pour revenir au lige, c’est le choix decette essence qui oriente la morphologie des Simple boxes.

Ce qui est facilement justiable pour une ressource naturellel’est-il galement pour un matriau dont la proprit industrielle estprotge ? En effet, s’il paraît dlicat de nier le caractre universel etinappropriable de la pierre, du bois ou de l’or, il peut être lgitimepour une socit de contrôler l’usage d’un produit dont elle a nanc

le dveloppement. L’objet de ce mmoire n’est pas de discourir surles abus ou l’injustice de la protection industrielle. Toujours est-ilque nous pouvons souligner la dnition toute relative du mot « nou-

 veau » lorsqu’il s’applique à un matriau. Beaucoup se contententde combiner des lments existants ou d’en faire varier lgrementles qualits physiques. Par ailleurs, même les biens communs sontsoumis à des limitations. La personne qui souhaiterait abattre unchêne en forêt de Rambouillet sous prtexte que le bois appartientà chacun, ou qui se rendrait à Carrare pour y prlever un bloc demarbre devra se rendre à l’vidence : si la dimension symbolique ethistorique de ces matriaux forme un hritage universel ouvert, leurutilisation ne l’est gure. La charge affective, sensorielle, expressive

 voire mystique et mtaphorique de la matire exerce une emprisecertaine sur la morphologie des objets. Lorsqu’il se matrialise, unproduit revêt aussi les attributs symboliques qui accompagnent lasubstance qui le constitue. Les pices en marbre de Marc Newsonexposes chez Larry Gagosian, ou les Carrara tables de Jasper Mor-

rison intgrent cette notion. Elles portent en elles le poids des rf-rences passes sans pour autant s’en alourdir et s’en encombrer.

Erwan Bouroullec s’oppose-t-il à cela quand il rpond à Chris-tine Colin qu « ’un matriau, c’est indtermin moralement parlant

17 e v m szky, . 147.

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

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et même en terme de fonction. »18 ? Son point de vue paraît d-fendable. La matire, en tant qu’lment naturel, est amorale. Ellen’est ni immorale, ni morale, elle ignore simplement ces questions.L’amiante, le ptrole, ou les diamants n’ont rien en soi qui les placednitivement en opposition à la vertu, la probit, l’honnêtet oud’autres valeurs. C’est leur usage qui peut aller à l’encontre de la mo-ralit. Ainsi, pour un designer, le choix d’un matriau et son intgra-tion dans un objet doit se faire en connaissance de cause. Un mat-riau est peut-être indtermin moralement mais il n’est pas neutreculturellement. Par exemple, l’usage de l’bne, du galuchat et dukevlar a procur à ces matires une dimension vocatrice qu’il n’estpas possible d’ignorer. Ce dernier point peut inuencer l’aspect des

objets indpendamment des proprits physiques d’un matriau.

 La matière au ser vice d’un discours

C’est à travers une quête qui a travers la deuxime partie du XXe sicle et se prolonge aujourd’hui, celle de la lgret des assi-ses, que nous observerons le rôle des matriaux dans la poursuited’une ambition et la matrialisation d’un concept. Dans ce cas, laforme de l’objet est toute entire tourne vers la performance à ac-complir. Parce que le designer minimise les concessions esthtiquesan d’liminer les grammes superus, il est peut-être davantage àl’coute de la matire. La morphologie de l’objet est alors assujettieau potentiel du matriau employ, lui-même subordonn à la lg-ret recherche.

La rduction du poids ne passe pas ncessairement par le recoursà des matriaux de pointe. En 1952, Cassina met en production la

chaise modle 646 dnomme la Leggera. Gio Ponti son crateur,avait dit qu’il s’agissait d’une chaise normale, d’une chaise-chaise,sans adjectif particulier. S’inspirant d’un modle ancestral de chaiseitalienne, il propose un sige en frêne verni à la sobrit rurale. Il

18 ew b à ch c.ch c, «n h, h g ç» in Design &designers français, p, m, i ç ’a, 2006, . 118.

peut sembler paradoxal que Ponti nomme cet objet  Leggera maisrfute l’adjectif « lgre ». En ef fet, si ce sige paraît encore hsiterentre un d technique et une approche empreinte de retenue, sapetite sœur, la Superleggera, afrme clairement son ambition. Grâceà un profond « redesign » et à une opration de haute bnisterie,elle deviendra en 1957 la chaise la plus lgre dite par Cassina19.L’architecte Italien et professeur à l’cole Polytechnique de Milan,Gampiero Bosoni voit dans cet objet l’heureuse rencontre d’un signedes annes 50 – la section triangulaire de Ponti – et les qualits d’unbois dont l’arbre a toujours t considr comme dou de propritsmagiques. Selon les sages nordiques d’Odin, le dieu suprême cral’homme à partir d’un morceau de frêne.20 En ce qui concerne plus

particulirement notre sujet, la forme Superleggera fait la dmons-tration qu’il est possible d’innover en recourant à des matriaux sansâge. Le bois est hors du temps et pourtant capable de marquer avecprcision l’esprit d’une poque en la rendant immdiatement recon-naissable. La russite du projet ne tient pas aux proprits rvolu-tionnaires de cette essence somme toute banale mais à son usageraisonn. Le matriau, seul, reste impuissant face à ce d. Raliseen frêne massif, mais avec des sections rduites au maximum, ellene pesait djà plus que 1,750 kilos.

 Alberto Meda prend le contre-pied de Gio Ponti en 1987. Celui-cifait usage d’un matriau à la fois nouveau, onreux et d’une hautetechnicit. épaul par les techniciens de la rme Alias, il pousse àses limites un assemblage de bres de carbone et nid d’abeilles enKevlar enrob de rsine poxie. Alberto Meda ralise le sige Light-light qui ne pse qu’un kilo. Il s’agit du record absolu à ce jour maisavec un prix de fabrication sans commune mesure avec la Superleg- gera21. Bien que la volont de lgret soit afche, notons que Meda

prend la peine d’ajouter au dossier deux « cornes » pour former desaccotoirs. Ainsi, même lorsque l’aspect d’un projet est entirementmis au service d’un discours, sa morphologie reste le fruit d’un com-promis. Elle porte encore la marque d’un consensus.

19 G b, ., Made in Cassina, m, sk, 2009, . 62.20 Ibid., . 62.21 ry G, Design : techniques et matériaux , p, f, 2006 . 65.

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

Superleggera, G p,c, 1957.

Light Light, am, a, 1987.

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 Alias poursuit sur le même terrain en ditant en 1996 une chaisedessine trois ans plus tôt par Riccardo Blumer. Laleggera, en rf-rence au classique de Ponti, avec ses 2,3 kilos ne constitue pas une

 vritable performance en matire de lgret. Par contre, sa struc-ture creuse en rable massif et placage de bois d’rable, de meri-sier ou de frêne dans laquelle on injecte de la mousse polyurthanerigide induit un processus de fabrication singulier. Elle tente unefusion entre des ressources naturelles communes et des matriauxplus rcents. Là encore, la chaise masque sa technicit, la lgretn’est pas l’unique qualit mise en avant. Elle revendique un vritableconfort et sa forme conserve une structure standard à quatre pieds.

Devons-nous voquer le mobilier gonable des annes 60 ? Les

premiers poufs gons d’air proposs par Verner Panton en 1962ou le fauteuil Blow (1967) des Italiens Paolo Lomazzi, Carla Scolari,Donato D’Urbino et Jonathan De Pas ont sans doute un poids bieninfrieur aux chaises voques. L’innovation est rendue possible parl’usage de la toile vinylique et d’un procd innovant de soudage parradio frquence. Cependant, même si la lgret n’est sans doutepas l’objectif recherch pas ces designers, la combinaison d’un ma-triau nouveau avec une technique de mise en œuvre est à l’origined’une volution formelle. Leur inuence dnit la typologie de cesassises gonables.

François Azambourg prolonge en 200 4 les exprimentations en-tames des annes plus tôt par Gaetano Pesce avec les siges Up.Il donne une rplique percutante avec la chaise Pack. Elle est ven-due dans un emballage d’un volume de trois litres, roule dans unegaine de tissu et, prêt à la remplir, du polyurthane. Une fois mis ensituation de moussage par rotation d’un bouton, il s’expanse dansl’enveloppe où il durcit en cinq minutes. La Pack fait jeu gal avec la

Superleggera grâce à ses 1,7 kilos. Une nouvelle fois, la lgret appa-raît secondaire face à l’innovation qui rside dans la mise en formeprogressive de la chaise. La faible densit du polyurthane comptemoins que sa capacit à s’expanser pour donner corps à l’objet. Lesige est conçu et dessin autour de cette proprit.

Enn, Riccardo Blumer parvient à descendre en 2004 sous lepoids de rfrence tabli par Gio Ponti prs de cinquante ans plustôt. Pour  Laleggera, il avait propos une mousse de polyurthane

recouverte de placage d’rable. Cette fois, il inverse sa structure com-posite et utilise le bois à l'intrieur qu’il protge par un revêtementen bres de verre. Ce faisant, il dmontre les qualits intrinsques,

 voire la supriorit d’un matriau naturel, le balsa. Cette essenceest constitue de grandes cellules aux parois trs nes dont la den-sit, incroyablement faible, ne dpasse pas 0,2322. L’ensemble de lachaise LimitEDition dite une nouvelle fois par Alias ne dpasse pas1,3 kilos. Pour chacun des exemples cits, le matriau est à la basede la dnition de la forme. Il se met au service d’une performancetechnique ou d’un discours plus conceptuel. En orientant les c hoixstructurels, il inuence l’esthtique d’un projet et prend une partactive dans l’afrmation de son identit formelle.

 Matière solidaire et matière uctuante

Nos observations prcdentes nous permettent de distinguerdeux grandes familles de matriaux. La premire est destine à ga-rantir le maintien structurel de l’objet. Elle joue un rôle central dansla dnition de sa forme. Nous reprendrons pour nommer cette ca-tgorie l’expression propose par Gampiero Bosoni : « matire so-lidaire »23. Cette formule traduit avec justesse la relation indisso-ciable, presque fusionnelle, qui unit un produit au matriau qui lecompose. Ce dernier, lorsqu’il est solidaire, n’est videmment pasinterchangeable. C’est le cas par exemple du plastique pour une bou-teille d’eau, du mtal pour le cadre d’un vlo, de la bre de verrepour les premires Panton Chair ou encore du tissu pour un hamac.Dans chacun des cas, le matriau participe au caractre formel del’objet. Nous verrons d’autres exemples plus en dtails par la suite

an d’obtenir une vision plus prcise de cet ensemble.Par opposition, la seconde catgorie est davantage porteuse d’ex-

priences subjectives. Il s’agit notamment des nitions d’un produitou de son revêtement. Pour donner un exemple trs concret, nouspouvons faire rfrence au canap. Sa housse peut être en cuir ou

22 d K, é tx, Materiology . b, bkhä, 2009, . 158.23 G b, op. cit., . 61.

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

aleggera, r, a, 1996.

y h Pack , fçzg, v, 1999.

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en coton sans que sa morphologie ne change. Nous nommeronscette famille la « matire uctuante ». Ainsi, ces ensembles de ma-triaux ne sont pas organiss selon leur nature mais suivant leursusages. Autrement dit, le tissu d’une toile de coton peut ainsi êtreconsidr comme solidaire lorsqu’il est utilis pour un hamac maissera quali de uctuant quand il servira de housse à un sige. Cescatgories ne sont donc pas des univers cloisonns. Les passerellessont nombreuses et leur distinction pas toujours vidente. Nous

 verrons que dans de nombreux cas les deux familles tendent à fu-sionner. Cependant, la comprhension de ces particularits est in-dispensable ds lors que l’on s’intresse à l’inuence des matriauxsur la forme des objets.

 Avant de focaliser nos observations sur les dernires innovationset les enjeux contemporains, mettons les notions de matire solidaireet uctuante en perspective avec l’histoire rcente du mobilier. SelonBosoni, « les matriaux avancs et les technologies qui leur sont liesont t les grands protagonistes de l’industrie du meuble entre lesannes 60 et 70 grâce à la contribution des designers qui ont rendupossible la cration de modles morphologiquement nouveaux.24 ».Le design tend à juger la qualit d’un objet en observant la validitdes solutions intrinsques d’un projet. En d’autres termes, l’usagerationnel et rchi de la matire solidaire reste le mtre talonquand il est question de la rputation d’un produit. C’est cela quiinterdit, par exemple, à une chaise en mtal de conserver la mêmeforme si elle est ralise en plastique. Nous parlerons des qualitsinnes d’un objet. Elles concernent en particulier les matriaux quiont toute lgitimit pour être employs car ils participent à la d-nition de l’objet. Elles s’opposent aux qualits attribues (matireuctuante), c’est-à-dire à la projection des caractres motionnels

que le designer confre au produit; notamment sa texture ou sa cou-leur lorsqu’elles n’ont pas de nalits fonctionnelles.

Pour claircir nos propos, nous allons convoquer des exemplesconcrets. Le fauteuil Feltri, cr par Gaetano Pesce en 1987, peutnous aider à comprendre ce qu’est la matire solidaire. Ce sige eststructur par des lais de feutre imbibs de rsine polyester. C’est la

24 Ibid., . 61.

cration de ce matriau composite qui gnre l’aspect du fauteuil.Les qualits formelles du  Feltri sont directement inuences par lamatire et le mode de production envisag. Il en va de même pourle sige Ciprea d’Afra et Tobia Scarpa ralis en 1968 avec des mo-dules de polyurthane inject laisss nus. Ici, la mousse ne peut êtreconsidre comme un simple rembourrage. Elle devient un lmentcentral dans l’esthtique du fauteuil. De même, nous pourrions re-

 venir sur de nombreux exemples voqus prcdemment. La toile vinylique du mobilier gonable soude par radiofrquence rentredans notre dnition de la matire solidaire. L’usage de ce matriaune peut se rduire à sa dimension dcorative ou à sa perception sen-sorielle. Il est au contraire à l’origine de la morphologie singulire

de ces objets.La matire uctuante est plus sensible aux oscillations du goût.

Les collections de nitions, de revêtements et de couleurs voluentavec le temps indpendamment de leur support. Les rditions desgrands classiques du design proposent parfois des matriaux in-dits non slectionns par leurs concepteurs. La tactilit d’un volantde voiture est susceptible de changer sans en altrer la gomtrie.Beaucoup de produits mtalliques sont proposs avec des nitionsbrosses, polies ou protges par une peinture mais conservent uneforme identique, seule la qualit perçue uctue.

Vers une fusion

Jusqu’où ce point de vue dichotomique peut-il se justier ? Dansbeaucoup d’objets, les matriaux ne combinent-il pas à la fois descaractristiques que nous avons quali de « solidaires » tout en par-

ticipant à la perception sensorielle du produit ? Le luminaire est undomaine où les objectifs structurels de la matire solidaire se mê-lent intimement aux aspects motionnels de la matire uctuante.La lampe Vapeur (2009) d’Inga Semp utilise le Tyvek© commeabat-jour. Ce matriau dvelopp par Dupont de Nemours s’appa-rente à une membrane en plastique dont l’aspect se rapproche d’unefeuille de papier non-tiss. Il est utilis pour la confection de com-binaison de protection, de housse ou comme cran de sous-toiture

L’inuence des outils — 6. Les matriaux

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pour minimiser les dperditions d’nergie. Inga Semp fait appeld’une part à ses proprits optiques mais galement à ses qualitsmcaniques. La feuille plie donne forme à la lampe et son appa-rence duveteuse lui confre sa dimension vocatrice. Nous pour-rions citer de nombreux autres exemples dans lesquels les deux no-tions se rejoignent.

Enn, le dveloppement des nanomatriaux25 tend à rendre en-core plus oue cette frontire. Ces derniers ne constituent pas àproprement parler des matires nouvelles. Daniel Kula nous rap-pelle qu’il ne « s’agit pas de l’mergence de substances inconnues

 jusqu’alors mais d’une chelle privilgie à laquelle on observe lamatire »26. La manipulation se fait alors à une chelle proche de

l’atome ou tout du moins des molcules. Ces volutions s’inscriventdans le prolongement d’un mouvement de miniaturisation entamil y a plusieurs dcennies avec l’invention du transistor. L’une desconsquences de ces progrs a t la rduction de la taille de postesde radio, de moteurs, de produits lectromnagers, de tlphoneset bien sûr d’ordinateurs, avec pour objectifs des gains de poids,d’encombrement, de consommation de matire et d’nergie pourdes fonctions similaires. De plus, l’chelle nanomtrique permet dervler des comportements indits de la matire, donc laissant en-trevoir des applications aux fonctionnalits innovantes.

Parmi la multitude de projets prospectifs largement commen-ts, le tlphone Morph de Nokia est l’un des plus rvlateurs. Toutd’abord, sa forme ne laisse rien transparaître des fonctions qu’il re-cle. L’lectronique n’y est plus visible. La vido de dmonstrationdisponible sur le site internet de Nokia27 insiste sur cet aspect. Laforme n’est plus impose par la matire, elle devient le pur produitde choix esthtique et de ncessits lies aux usages. En l’occur-

rence, le tlphone peut se plier dans une poche, s’allonger pourdevenir cran, se rouler autour du poignet comme un bracelet, etc.

 Ainsi, le Morph se rsume à un lm translucide auto-nettoyant ca-pable de tester la fraîcheur des aliments ou de recharger ses batteries

25 l « » à ’h . l è(10-9) è è.26 d K, é tx, op. cit., . 323.27 h://www.k./-k/h//h-h-

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ov v y

Feltri, p, c,987.

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grâce aux rayons solaires et videmment d’avoir une conversationtlphonique.

La sparation des matires solidaires ou uctuantes devient ino-prante. La morphologie de l’objet n’est plus assujettie aux impra-tifs dicts par la mise en œuvre de la matire, ce qui remet en causeradicalement les rfrents formels existants. Trs concrtement, lemicrophone du combin n’a plus aucun besoin d’être marqu parquelques trous percs dans une coque28. Non seulement cette der-nire disparaît mais il remplit sa fonction sans que l’utilisateur puissedterminer où il se trouve. Enn, cela fait djà plusieurs annes quenos tlphones portables n’ont plus d’antenne. Celle-ci est intgreà l’intrieur du combin. Bien qu’il ne s’agisse pas de nanotechno-

logie, l’volution suit des logiques similaires d’un point de vue for-mel. La miniaturisation des fonctions tend à rednir les archtypes.Même si les modles avec une antenne excroissante ont disparu, ilssubsistent sous l’apparence de pictogrammes. Par consquent, lesnanotechnologies invitent les designers à reconsidrer la dimensioncognitive d’un projet an de resignier ses fonctions. Le directeurdu MINATEC IDEAs Laboratory, Michel Ida, va dans ce sens lorsqu’ilafrme avoir pris conscience à la n des annes 90 qu’il passait àcôt d’innovations parce que celles-ci relevaient des usages plutôtque des techniques29. Le partenariat entre ce laboratoire du CEA 30etl’ENSCI tmoigne galement de ces proccupations. Pour Jean-Fran-çois Dingjian qui a dirig un atelier de projet sur ce thme, « l’int-gration de techniques invisibles remet la forme au centre du dbat.

 Aujourd’hui, il s’agit de rematrialiser les objets en leur donnant unsens prcis par rapport à leurs usages. »31 Le dessinateur aurait-il denouveau les mains libres ?

28 r h h jà gà ’ , y.29 bx- mgz, o 2009, ° 309, . 58.30 cea : c à ’ég a.31 Ibid., . 59.

Vapeur , ig, mh, 2009.

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th MorphConcept, nk r&d,2008.i ’g êj h g -.l h vv g.

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l’influence des procédés

de fabrication

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Frdric Alzeari : Dans l’introduction

que vous avez écrite dans un livre

consacré à votre travail publié à l’oc-

casion de l’exposition « Roger Tallon,

itinéraires d’un designer industriel »

au Centre Georges Pompidou en 1993,

 vous écrivez que « très jeune j’ai connu

la n d’un monde (avec la défaite et 

l’occupation) et le début d’une nou-

 velle époque (à la libération). C’est à

travers l’acte de production que j’ai

 voulu « servir » – avec enthousiasme

et sans état d’âme à mes débuts, avec

 plus de réexion et de rigueur par la

 suite. »

Quel sens est-ce que vous donniez alors

au verbe « servir »? Est-ce qu’il s’agis-

 sait de servir une so ciété et un pa ys

en pleine reconstruction, de se mettre

au service d’une profession encore très

largement méconnue du grand public,

de servir une éventuelle cause politi-

que, ou tout simplement de se mettre

à disposition des gens?

Roger Tallon : Servir mon poquedans un sens trs large. Le mot « ser-

 vir » tait peut-être mal choisi. I l peutprêter à confusion. Plutôt que ser-

 vir c’tait « agir ». Aujourd’hui on a dumal à imaginer la situation mais ellen’tait pas claire. Il y avait le chaos de

la reconstruction. Certains se disaientqu’est-ce que je vais faire dans la vie etainsi de suite.

FA. : Vous vouliez vous rendre utile.

R.T. : Voilà. C’est une vision dpasseaujourd’hui ce genre de propos. Il y aun côt naïf. Aujourd’hui on dirait plu-tôt: « Comment est-ce que j’arriveraià me faire du fric?» Il y a cette arrirepense de matrialisme. À l’poque, le

matrialisme, on n’y croyait pas du toutpuisqu’on avait assist à l’effondrementcomplet du systme.C’est le produit des lectures de l’poque,à la manire de « Grandeur et Servitu-de » (rires).

F.A. : Vous écrivez également: « j’ai

toujours pensé que les choses al-

laient naturellement dans le sens du

« mieux ». La leçon que je retiens après

tant d’années d’activités, c’est que le

moins bien et même le nul peuvent suc-

céder au presque parfait. »

 Est-ce que vous pouvez m’éclairer sur

ce point. Ou du moins comment avez-

 vous appris la leçon? A travers quels

 projets?

R.T. : Par les faits. On a travaill plusd’une vingtaine d’annes, mon quipeet moi, à mettre sur pied quelque chosede cohrent pour le TGV, à monter desprocdures et puis d’un seul coup desquipes arrivent – qui ne sont pas du

entretien aVec roGer tallonpropos recueillis le 6 Juillet 2009

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tout intresses par le design – et fou-tent par terre un travail en deux ou troisans.Regardez des gens comme Lacroix parexemple. Moi je ne suis pas all lui re-dessiner ses robes. En plus, le travailqui a t fait est nul. Mais ce n’est pasla faute de Lacroix. C’est celle des gensqui sont alls le chercher. Ils pensaientque c’tait une manire d’attirer l’at-tention, non pas sur la perception de laqualit, mais sur un nom. On prend un

nom pour viter d’aller plus loin dansl’approfondissement.J’ai d’ailleurs appris qu’il n’est mêmepas couturier. Ça c’est extraordinaire!Ma mre tait dans la couture donc jeme suis beaucoup intress à l’histoiredu costume. J’ai su que Lacroix est leseul couturier qui ne sait pas ce qu’estune robe au sens concret du terme.Tous, Lagarfeld et autres savent pin-gler un tissu sur mannequin. Mais lui nefait que des crobards. Le grand patrondans sa Maison c’est sa femme. Ça m’abeaucoup tonn. J’ai beaucoup de ca-marades dans la couture comme Castel-bajac ou autres qui ne sont jamais venusse dire tiens je vais faire des TGV!

Pour en revenir au fond du problme, cen’est pas de sa faute. C’est de la faute deceux qui ont cru que c’tait une bonnechose de faire ça et qui maintenant sonttrs dçus paraît-il du retour sur inves-tissement. Il n’a même pas fait les siges,il ne sait pas ce que c’est qu’un sige. Il afait des pochades à la gouache comme

ils faisaient avant à la SNCF, avant qu’onintervienne de manire trs srieuse àpartir du Corail et propose toute unedmarche de rationalisation.Il ne faut pas croire que les gens vontprendre le train parce que c’est Lacroix.Ils l’utilisent parce qu’ils ne peuventpas prendre autre chose. Il prennent letrain qu’on leur donne. Qu’il soit mocheou qu’il soit bien, ils font avec. Moi jesuis de ceux qui considrent qu’ils tra-

 vaillent avec une entreprise et pas en

se regardant le nombril. On les entenddire chaque semaine dans les jour-naux: « moi j’ai pens ceci, moi j’ai penscela… ». On a dcouvert dans le designdes grands penseurs de fond. Souventça ne va pas trs loin mais bon…c’estune manire comme une autre d’assurersa publicit. Ça ne sert à rien. On jugeles gens sur pice et au rsultat.Pour conclure, je dirais que ce sont lesdonneurs d’ordres qui posent problme.La demande est mal chue mais l’offreest là. Il y a plein de candidatures et degens dans les coles, disponibles et avecun bagage. Alors que ce n’est pas le caspour des gens qui hritent d’un travail àla SNCF et qui ne savent même pas que

le design existe pour la plupart.

F.A. : Je crois savoir que vous ne pla-

cez pas la conception de mobilier ou

de vaisselle sur un pied d’égalité avec

le design de véhicules de transport par

exemple.

 Est-ce que l’un serait une activité lé-

 gère et l’autre un processus beaucoup

 plus lourd?

S’il est évident que le nombre de don-

nées à prendre en compte est différent 

(vous parlez d’une trentaine pour des

couverts et de plusieurs milliers pour

un train) ne s’agit-il pas d’une métho-

dologie similaire? D’une même pos-

ture d’esprit illustrée par la phrase de

 Raymond Loewy: « Du tube de rouge à

lèvres à la locomotive » ou encore celle

de Max Bill « de la petite cuillère à la

 ville ».

R.T. : Ce n’est pas un problme de piedd’galit. Le design est apparu en Francetrs mal accueilli. On sortait d’un solidepass conservateur avec tout de mêmequelques russites dans le domaine desdcorateurs. Il y avait l’cole des ArtsDcoratifs dans laquelle on traitait deproblmes de dcoration.Puis le design est arriv. Grosse inqui-

tude sur le futur. Le design a t dans unpremier temps mis sous squestre et onne l’a plus vu. Heureusement je n’avaispas ce problme car je travaillais pourdes entreprises amricaines. Mes coll-gues français souffraient beaucoup decette situation. Ils taient considrscomme des sous-stylistes.

D’un seul coup il y a eu 68, il y a eu Pom-pidou et tous ces gens, qu’ils soient d-corateurs ou autres, se sont retrouvsdesigners. Vous me dites qu’il y a plu-sieurs formes de design. Moi je veuxbien. Je me souviens, un jour, on m’ademand quelle dnition donner à undesigner. La seule rponse que j’ai trou-

 ve c’est: « un designer, c’est quelqu’ unqui fait du design et qui en vit ».

F.A. :  Le problème ne viendrait-il pas

du français? On utilise design et desi-

 gner pour qualier plusieurs champs

d’activités. Les anglo-saxons n’utili-

 sent jamais le terme seul. Ils parlent 

de productif design, fashion design, in-

dustrial design, accessories design…

R.T. : C’est un signe. C’est un des mots valises de notre langue comme « envi-ronnement ». Un type qui s’appelle OraÏto en ce moment tripote un minableprogramme 3D et s’autoproclame de-signer alors tout le monde se pâme. Lemot design ne veut rien dire en soit mais

 je me suis battu pour qu’on le garde.On a voulu le changer, le remplacer. Jeme souviens d’une journaliste de l’ORTF

discutant avec Georges Pompidou et luidisant : « Monsieur le Prsident, quelhorrible mot vous utilisez là! Il a r-pondut : si vous en avez un autre moi

 je veux bien. »Cette journaliste s’est mis en chasse di-rectement pour trouver un autre mot.Elle aurait voulu être la Jeanne d’Arc

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du design. Tous ces gens, qu’on me lesamne, je les trille! La cuisine dans lemonde, il y a plein de mots français.Les trangers ne les ont pas changs,ils taient bons. Pourquoi changerions-nous un mot avec lequel on n'a rien à

 voir. La France n’a rien à voir avec l’idede design.

F.A. : Je crois savoir que vous ne croyez

 pas à l’idée de design n ational. Plu-

tôt que de design japonais, italien ou

américain, vous préférez parler de de-

 sign de Sony, Braun, Kartell, Olivet-

ti ou IBM. Pourtant, ne pensez-vous

 pas qu’il existe tout de même certains

« marqueurs » pr opres à certaines

cultures?

R.T. : Non, puisque même les japonaisqui font du design ont t fortement in-uencs par les amricains, bien qu’ilsaient eux-mêmes une tradition commeles scandinaves avec le mobilier. Pour-quoi chercher là? Pourquoi chercher ça?Moi je suis français mais en aucun cas je

 vais me servir de ça. Pour servir quoi?Partir à l’assaut pour dfendre le designfrançais. Mon cul! Ça c’est pas possible,

 je ne peux pas imaginer une seconde deprendre les choses comme ça. Quand jepense que j’ai vcu tout ça. J’ai vcu cesgens qui taient de mauvaise foi pourdes problmes de gros sous d’ailleurs.

F.A. :  Je crois d’ailleurs que le design

en France est arrivé bien plus par le

biais d’une impulsion politique que

 par la volonté des en treprises. J’en-

tendais le président du VIA dire qu’il

n’y a pas en France de grandes entre-

 prises de mobilier.

R.T. : J’ai suivi l’histoire Pompidou detrs prs. C’est Simone Servais qui t aitune de ses conseillres à l’poque oùPompidou tait premier ministre et qui

tait charge d’anticiper ce qu’il seraits'il devenait Prsident. Elle m’a expliququ’aprs De Gaulle c’tait à la fois trsdifcile et facile. De Gaulle ayant toutbloqu, il fallait que son Prsident v-hicule l’ide de changement et de mo-dernit. Elle avait dcel chez lui uncertain goût pour la peinture contem-poraine. Elle a dvelopp trois axes.L’Art contemporain, le design parce quec’tait le signe absolu de la modernit.Le dcorum de la Rpublique à l’poquen’avait pas chang depuis Louis XV.Le Mobilier National tait rempli demeubles Louis XV. Le troisime pointc’tait l’objection de conscience. Elle arussi les deux premiers. Pompidou a

initi un changement mais il n’a pas tl’homme qui a trouv le statut d’objec-teur de conscience. Il y avait donc deuxplans. Sur celui des mœurs, c’tait le de-sign et sur celui de la culture, c’tait l’Artcontemporain.D’un seul coup, la situation a chang.Il y a une grande expo rue de Rivoli :

« Qu’est-ce que le design? ». J’ai eu de lachance, compte tenu du fait que j’tais

 jeune, d’y participer au côt de gens in-discutablement plus âgs et plus exp-riments que moi.

F.A. : D’ailleurs vous avez toujours ré-

 futé la séparation entre les esthètes

d’une part et les tenants d’un fonction-

nalisme pur et dur d’autre part. Vous

avez cependant une culture technique.

Vous dites vous sentir comme un « bar-

bare » au milieu du salon des artistes

décorateurs.

 Dans ce cas, quels seraient les « pur

 sangs », les « natifs », les person nes

dont la place serait légitime dans ce

milieu?

R.T. : Si vous saviez le mpris que j’avaispour ces gens-là. Bien sûr qu’entre unmauvais designer et un bon dcorateur

 je prfrerais un bon dcorateur. Lesdcorateurs ne sont pas des gens culti-

 vs. On appelle rait ça profession debouche. C’est comparable à toutes lesprofessions de servitude comme maîtred’hôtel ou autres. Lorsqu’un dcorateurtravaille devant Madame de Rothschild,

c’est à pleurer. Ce n’est pas quelqu’unqui transmet quelque chose.Mais nalement je ne peux pas consi-drer que je me sens barbare. Quand jedis ce mot, c’est sur un autre plan. J’entire presque gloire ici d’être un barbare.

F.A. : Vous avez collaboré avec toutes

 sortes de personnes durant votre car-

rière : des ingénieurs, des dirigeants,

des commerciaux, des chercheurs.

C’est de votre relation avec les ar-

tistes dont j’aimerais parler. En par-

ticulier celle que vous avez eue avec

Yves Klein. Les informations que j’ai

trouvées la décrive comme une compli-

cité pragmatique. Vous orientiez l’ar-

tiste vers les techniciens ou les chefs

d’entreprises capables de lui fournir

les conditions matérielles pour ses

expériences. J’ai du mal à croire que

 vous vous limitiez à quelques conseils

 pratiques…

R.T. : Vous savez, le design est un mtierdesschant. J’ai une culture d’origineavec une formation technique solide.Quand j’ai accept de faire le pavillonfrançais d’Osaka, si je me suis propos,c’tait pour empêcher les dcorateursde s’emparer des ides d’artistes commeCsar, Klein ou d’autres pour les abâtar-dir et fabriquer des petites dcos.J’ai toujours t mêl à l’Art contempo-rain notamment par la revue ArtPress.Comme on disait au dbut notre de l’en-

trevue, pour « servir » l’Art contempo-rain. J’ai travaill avec Csar et Armanddans l’aventure du Nouveau Ralisme.Ça n’a pas t une petite histoire.Klein n’avait pas toujours les conni-

 vence s nces saire s. Je l’ai prot g.J’ai fait des choses avec lui de A à Zcomme avec Csar. Mais Csar n’tait

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pas un naïf, quand il est venu rejoindreles Nouveaux Ralistes il avait djà unlourd pass acadmique mais il a com-pris que le vent avait tourn.

F.A. :  Est-ce que ces expériences ont 

eu une inuence sur votre travail de

designer?

R.T. : Non. Ou alors des petits dtails.Le TGV avait une bande bleue au mi-lieu, c’tait le bleu de Klein par exemple.

Mais ce n’est pas grand-chose. C’est passufsant pour signier une inuence.Le bleu tant pour les français une r-frence historique comme le rouge pourles anglais.

F.A. :  Le TG V ét ai t or an ge à

l’origine…

R.T. : Lorsque j’ai dessin le TGV en1957, il tait djà aux couleurs actuelles.Puis il y a eu des atermoiements. Als-thom avait un dessinateur qui s’appe-lait Cooper. Il a bricol quelque choseen reprenant l’ide que j’avais dvelop-pe pour le mtro de Mexico qui taitorange. Ce mtro tait orange pour

des tas de raisons trop longues à expli-quer ici. La couleur orange, c’tait no-tamment pour exprimer la violence duMexique. Je n’tais pas convaincu qu’ilfallait faire des choses aussi radicalespour le TGV. Mais lui a repris ça bête-ment. C’tait la facilit.

Heureusement, on a ensuite vite corrigça. On a fait un sort à l’orange ds qu’ona fait le TGV Atlantique. L’ orange taittranger à notre culture. C’tait uneforme de violence. « Trs grande vitesse,trs grande violence » comme disait un

 journaliste. Il n’tait pas ncessaire derajouter de la violence à la violence. LeTGV devait simplement se couler dansle paysage. Il tait mtallis pour re-ter les forêts et les lacs. Le TGV orange,c’tait exhibitionniste.

F.A. : Massimo Vignelli parle de votre

capacité à déceler les potentialités

d’un projet. A savoir ce que les objets

ont envie d’être, qu’il s’agisse d’un

train ou d’une montre. On a l’im-

 pression en écoutant cette phrase que

chaque projet est déjà en partie résolu

avant même d’avoir commencé. Qu’il

contiendrait en lui-même sa propre so-

lution. Dans ce cas l’approche métho-

dologique et rigoureuse des projets,

dont vous êtes l’un des représentants,

n’aurait que pour but de révéler ce que

le projet est déjà. Peut-être à un état 

 sous-jacent, caché, mais déjà latent.

R.T. : C’est une manire de voir leschoses mais il faut bien dire que Massi-mo Vignelli – qui est un grand ami avecqui j’ai beaucoup travaill – n’est pas s-miologue à l’origine. Les italiens n’ontpas cette approche. Pourtant ils ont Um-berto Eco qui s’est distingu dans ce do-maine. Ce à quoi il faisait allusion, c’est

l’aspect smiologique et sociologiqued’un projet. J’aime citer le sociologueLefebvre qui disait: « la chaiset de lachaise ». En ce moment je suis impliqudans une fabrication de tramway pourune ville de province et je vois des gensqui sont en train de se torturer pour luidonner une forme avec un manirismeoutrancier. Si je poussais davantage leschoses – et je le ferai le moment venu –ils vont nir par tenter de revenir auxsources en faisant un faux vieux tram-

 way sur un châssis moderne.Lorsque Massimo Vignelli parle de lacapacit à faire des objets tels qu’ils de-

 vraient être c’est exactement « la chai-set de la chaise ». Un designer qui nese pose pas ce type de questions est to-talement irresponsable. Il est ce que lesamricains appellent les « captifs desi-gners », ce sont les gens qui travaillentà Detroit dans l’automobile, qui se mor-dent la queue en travaillant sur de fauxproblmes.Il y a eu un moment la grande mode del’obsolescence programme. Quel culotd’avoir invent ça! C’est les catholiques!L’orgueil humain! Je suis Dieu puisque

 je fais de l’obsolescence programme.

Non seulement je fais aujourd’hui mais je fais en sorte qu’aujourd’hui ne de- vienne pas le futur. Que ce soit djà p-rim ds demain.

F.A. : Vous admirez l’homogénéité des

 produits Braun. Cependant j’ai lu que

 vous tempére z cette admiration par

une critique sur ce que vous appelez

le « style du non style, calviniste, à la

limite de l’invisible à force de vouloir

 gommer toute caractér istique trop

 saillante. »

 N’est-ce pas étrange que l’on puisse

émettre une critique sur le style d’ob-

 jets qui se revendi que comme n’en

ayant aucun puisqu'issus d’une dé-

marche purement fonctionnaliste?

R.T. : Heureusement qu’on a eu Braunpuisqu’on a vu que ça pouvait exister.Mais il ne fallait pas qu’ils oublient qu’ilstaient dans une socit de concurrence.Braun s’est servi du design comme d’unfacteur de diffrenciation. À partir dumoment où tous les allemands se sontmis à faire du Braun, ça n’a plus march.

F.A. : C’est intéressant de voir ce qu’est 

devenu Braun aujourd’hui…

R.T. : Braun aujourd’hui, c’est un d-sastre. Et l’artisan de ce dsastre c’est Vi-gnelli. Lorsque Gillette a rachet Braun

tout a chang. On est dans une crise au- jourd’hui au niveau du design dans lesentreprises. Celles qui avaient une so-lide culture du design comme IBM l’ontconserve. Mais pour en reconstruire ouen rorienter d’autres, c’est toute unehistoire.

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F.A. :  Il y a quand même certain es

 grand es entrepr ises qui pratiquen t 

le design avec conviction. Je pense à

 Apple par exemple.

R.T. : évidemment, si vous me deman-dez de vous en citer une, ce sera celle-là. Apple c’est un dernier bastion du de-sign à tout point de vue. J’ai d’ailleursfailli travailler avec eux mais il fallaitque je m’expatrie et je n’ai pas voulu.Ils avaient envoy une quipe me cher-

cher. Je leur ai demand comment ilsm’avaient trouv? Ils sont arrivs unsoir avec une bouteille de whisky, onn'a même pas dîn au restaurant. Ons’est fait porter des sandwichs et on adiscut. Ils taient d’accord pour qu’ontente le coup mais il fallait s’expatrieret je n’en avais pas envie.Pour revenir à Braun, il ne faut pas ou-blier qu’il y avait une cole derrire. Cen’tait pas qu’une entreprise. L’coled’Ulm a vraiment t un grand moment.J’tais trs li à des gens comme Maldo-nado par exemple.

F.A. : Vous dites que « pour le design,

la rationalité n’est pas la nalité. – Le

 jeu, la fantaisie, l’humour, l’érotismene lui sont pas interdits. Est-ce que

 vous sous-entendez qu’un cahier des

charges, aussi précis soit-il, est dans

tous les cas incomplet puisqu’il existe

une multitude de besoins humains non

quantiables?

R.T. : Ça vient toujours du malenten-du français qui veut que le design soitquelque chose qui n’existe pas. J’ai en-tendu dans la bouche d’un ancien dechez Renault qui travaille chez Alsthomqu’un des protagonistes du design scan-dinave disait (c’est difcile à traduiredu sudois ou du danois) qu’ils font undesign qu’on appellerait « chiant » enfrançais. Il disait ça par rapport aux la-tins que nous sommes. Je me souviensd’un congrs à l’Unesco avec un titre

norme : « Les latins ne s’en font pas ».Ça voulait dire qu’ils taient loin devantpar rapport au reste de l’Europe.

F.A. : C’est intéressant que vous par-

liez de latins et scandinaves parce que

 vous disiez tout à l’heure que la notion

de design national ne vous intéressait 

 pas du tout.

R.T. : Il y a bien sûr des grands courants.Le courant anglo-saxon, le courantscandinave, et il y a eu aprs la guerreles anciens fascistes qui sont devenus lesprotagonistes du design, notamment lesItaliens. Comme par hasard, c’tait tousdes architectes qui avaient t tenu loi-

gns de la production qui se sont trou- vs librs. Le design italien est un de-sign d’architecte, ce n’est pas un designd’ingnieur. Pour eux la profession d’ar-chitecte d’intrieur n’a jamais exist çafait rigoler tout le monde.[…]Mais la diffrence c’est que les Italiensne travaillent pas pour l’Italie. L’Italie

c’est le monde. Le design italien a tmondialis ds le dpart. Il n’y a pas declientle pour le design en Italie. Il y abien sûr une classe moyenne mais ds ledbut tout a t fait pour qu’il s’exporte.Pour en revenir au design scandinaveet latin, je me souviens d’une priodeoù il y a eu un grand dbat. Il fallait ab-solument mettre un terme à une ambi-guït naissante. Les anglo-saxons sen-taient que le mot design tait en train deleur chapper. Il y avait un malentendu

sur le sens du mot design. Il y a eu unecontre-offensive des scandinaves quiont dit : « coutez, il y a une ambiguïtnorme qui est en train de se dvelop-per. Et bien laissons-la se dvelopper! »C’est ça le fond du problme. Il ne fautsurtout pas lutter contre cette ambiguï-t. Si jamais on veut clarier, ça va êtreun dsastre.Ça rejoint la question que vous me po-siez sur la rationalit. La rationalitn’est pas la nalit. Ce n’est que le modecomportemental. Il faut se comporterd’une manire rationnelle. L’objectif dudesign, c’est de rsoudre un problme.Le rsoudre rationnellement bien sûrmais avec plus que ça. C’est pour-

quoi j’tais toujours en premire lignelorsqu’on critiquait le fonctionnalisme.J’ai même fait des expriences anti-fonctionnalisme. Quand j’ai fait le clp-togramme, c’tait une exprience. C’est-à-dire avec une forme, faire n’importequoi. Ça met en cause la formule: « lafonction suit la forme » puisque si avec

une seule forme on peut faire n’importequoi d’un seul coup, c’est une dmons-tration par l’absurde. Il s’agissait de cri-tiquer le fonctionnalisme primaire, lefonctionnalisme bbête et pas le vraifonctionnalisme.

F.A. : Vous avez dit à ce sujet que la

 forme ne suit pas la fonction, elle suit 

toutes les fonctions. Est-ce qu’il faut 

comprendre qu’il y a en réalité une

multitude de fonctions non ration-

nelles et dont les contours ne sont pas

aisément identiables.

R.T. : Tout à fait. Prenons par exempleles aspects psychologiques, sociolo-giques, et même environnementaux.C’est pour ça que c’est curieux d’avoircritiqu le fonctionnalisme alors qu’onn'a même pas cherch à rellementl’atteindre.

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F.A. : En codifiant à l’excès une dé-

marche, en respectant systématique-

ment chaque étape du processus créa-

tif ne risque-t-on pas de tuer dans l’œuf 

toute velléité esthétique. Pour être plus

clair, comment ménagiez-vous un es-

 pace de réexion purement plastique

au milieu des contraintes techniques

 parfois très lourdes des projets que

 vous avez menés (je pense par exemple

au TGV, mais aussi à Téléavia).

R.T. : Alors là je vais vous tonner maisil nous tait interdit de parler d’esth-tique dans notre groupe de travail.C’tait pour viter le dbat. Moi-même

 j’avais des facilits à dessiner. Je dessi-nais trs bien mais pendant vingt ans jeme suis interdit de dessiner. D’un com-mun accord dans l’quipe, nous n’abor-dions pas le problme. On avait mêmeinvent un vocabulaire pour viter d’endbattre. C’tait à la fois une blague etun moyen de se dbarrasser de la ques-tion. C’est une chose qui a persist toutau long de notre travail. Nous n’abor-dions pas la question de l’esthtique.

F.A. : Marc Newson parle d’une forme

qu’il nomme pod. Elle s’apparente àune cosse de haricot. Il dit que c’est 

une forme récurrente dans ses objets

quelque chose de sous-jacent à cha-

cun de ses projets. De même, Philippe

Starck lors de son exposition à Beau-

bourg avait placé au centre de l’es-

 pace une forme libre en disant qu’elle

l’accompagnait à chaque instant, qu’il

l’avait toujours en tête.

 Avez-vous vous aussi des formes que

 vous identiez qui vous ont accom-

 pagné depuis vos débuts? Au-delà de

toute notion de style, consciemment 

ou non…

R.T. : Non au contraire. Si j’avais eu ça, j’aurais eu peur. Je ne sais pas si c’estsincre de leur part. De Starck peut-être. On ne sait jamais ce qui lui passe

par la tête. J’aurais presque tendance àdire que je me me de ce qui pourraitsortir de ce type d’criture automatique.Dans le fond, je suis un comportemen-taliste qui s’ignore. Je me me beau-coup de tout ce qui pourrait sortir dessciences occultes.Je suis tonn que Newson dise ça. Dansle fond, c’est un garçon qui est de notregnration. Il a certainement vingt ansde moins que nous mais il est de cettegnration-là. Il aurait fait un trs bondesigner de notre priode. Il n’est pascratif, il est sage. Il ne pense pas auxquestions de bon ou mauvais goût,sinon il tomberait dans la dco.

F.A. :  Le trava il de Marc Newson est 

 pourta nt directe ment identi fiabl e.

 Formellement il y a une homogénéité 

entre tous ses projets.

R.T. : Oui, c’est pour ça qu’il est desnotres plus que de la tendance actuelle.

F.A. : Vous avez été directeur artistique

de Caterpillar France. Vous étiez res-

 ponsable de tout ce que la rme éditait 

comme catalogues, brochures, notices

techniques, formulaires, annonces

dans la presse… J’aimerais savoir ce

que la pratique de ce qu’on appelle

communément « design graphique »

 vous a apporté. Vous étiez également 

en charge de l’image globale de l’en-

treprise. Est-ce que d’avoir eu à ce

moment une vue globale des activités

d’une grande société a changé votre vi-

 sion des entreprises par la suite?

R.T. : Pas exactement, j’tais directeurde la publication. J’ai appris beaucoup àce moment-là. La communication com-merciale est un domaine intressant.J’ai tout appris. Nous tions la lialeeuropenne d’une entreprise amri-

caine. Nous recevions des instructions.Les entreprises amricaines sont carr-ment dictatoriales. Il n’y avait pas de li-bert d’initiative. Même quand j’taischez Gnral Motors c’tait pareil. Ontravaillait avec des chartes. Nous tionsenferms dans des systmes. Ça ne veutpas dire que nous tions condamns à

mort quand ça allait mal, mais noustions rprimands quand ça ne collaitpas bien. J’tais assez content d’avoircommenc par là et d’être pass par la2D avant de continuer. Il faut dire toutde même qu’à cette poque je travaillaispour deux entreprises. J’tais salari deCaterpillar et j’tais sous contrat avecDuPont de Nemours.

F.A. :  En parlant de DuPont de Ne-

mours, il semble qu’une des personnes

qui aient eu une inuence sur vous

 soit Jacques Brandenberger, l’inven-

teur du cellophane et l’un des patrons

techniques de la rme DuPont. Vous le

décrivez comme un homme « obsédé 

 par le travail en continu » ayant inté-

 gré que le produit n’est pas un objet en

 soi mais le maillon d’une chaîne qui

relie ceux qui l’on conçu et fabriqué à

ceux qui l’utilisent.

R.T. : C’est un de mes papas. S i je vou-lais traduire tout ça en terme lial, j’aieu des papas divers et je les ai recon-nus comme tels. J’ai beaucoup travaillavec lui comme second. Je voyais com-ment il fonctionnait. On a travaill sur

des choses qui ont russi et d’autres quiont fonctionn mais avec lui j’apprenaisautant dans l’chec que dans la russite.Le travail en continu c’est l’absence derupture de charge. Ne rien arrêter, nonseulement travailler le dimanche maisaussi à chaque instant. C’est une deschoses que j’ai aussi dcouverte avec

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 Armand en Californie. Nous tions àLos Angeles et il me dit : « Tu vois ici à3h du matin tu peux acheter une auto depompier. » Je lui ai rpondu que c’taittrs intressant mais pourquoi ache-ter une voiture de pompier à 3 heuresdu matin? Il m’a dit qu’il n’y avait pasà poser de questions. L’Amrique c’estchanger de l’argent en n’importe quoien un minimum de temps.Je dis souvent que je suis un solution-neur, pas un designer. Je vais rsoudre

un problme et pas inventer quelquechose. Je vais le mettre en quation. Sion veut être designer c’est Starck. C’estpas possible autrement. C’est dire:« jesuis un gnie». Il n’y a pas d’autres so-lutions. Starck d’ailleurs ne rsout pasles problmes.

F.A. :  J’aimerais vous poser une der-

nière question. Elle a un rapport direct 

avec le sujet de mon mémoire. Comme

 je vous l’ai dit, je travaille sur le dé-

terminisme formel. Je cherche à sa-

 voir d’où vient la matérialité de l’ob-

 jet. Pour résumer, comment se fait-il

qu’un objet se matérialise d’une cer-

taine manière et pas sous une autre

 forme?Si j’essaye de résumer votre position

à ce sujet, je dirais que pour vous, la

 forme découle avant tout du processus

de création rigoureux. Est-ce exact?

R.T. : C’est-à-dire que, comme je vousdisais, je ne me dnis pas comme de-signer mais comme solutionneur. Ceque j’aime, c’est mettre tout à plat. J’aihorreur de la confusion. J’ai horreurde l’inspiration. Je m’en me norm-ment. De même que de la folle du logis :l’imagination. Qu’est-ce que ça vientfaire ici. Si on a une solution à trouver,elle ne peut pas venir de l’imagination,elle ne peut venir que de la mise à plat.Je mets tout à plat autour de moi.

Je ne travaille pas sur une squencemais sur un champ. Plus le champ estgrand, meilleure la solution sera. Ce que

 j’aime c’est être surpris par la forme. Parma propre forme en quelque sorte. Ja-mais je ne supporterais d’avoir une ideau dpart que je m’efforcerais de conr-mer par la suite. Comme dans les sriesde l’inspecteur Colombo où l’on voit lecrime au dbut. Je ne pourrais pas lefaire, je m’ennuierais et il faudrait que

 je change de mtier. J’aime dcouvrirla forme.

F.A. : On en revient à ce que disait 

 votre ami Vignelli. La forme du pro-

 jet est déjà cachée dans le cahier des

charges. Il s’agit de tout mettre à plat  pour la découvrir.

R.T. : J’ai pass ma vie à dmolir descahiers des charges sinon à dmolirmes prcdents cahiers des charges. A la SNCF j’ai t oppos à des normes.Il y avait des contraintes que je faisais

bouger pour pouvoir avancer. Compre-nez que le cahier des charges est unminimum, c’est quelque chose qui doitbouger. Ce qui compte c’est la qualitdu rsultat.

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 Du modelage au moulage

 Appuyons-nous sur ce qui, sans une action de façonnage, de miseen forme, n’a pas de morphologie dtermine. C’est le cas des ma-triaux qu’Andr Leroi-Gourhan nomme les solides plastiques. « Cessolides ont des proprits moins caractristiques que les stables oules semi-plastiques. Leur caractre commun est de pouvoir passerd’un tat presque uide à un tat solide ou consolid. On ne peutleur assigner de catgories fondes sur leur composition (minral,corne, mtal) : le sable siliceux, la poudre de corne, la limaille decuivre dans leurs manipulations sont de vritables uides, si on leurimpose une consistance qui permette de les modeler puis un traite-ment qui les xe dans leur forme, ce seront des plastiques. » Ces ma-

tires, contrairement au bois ou à la pierre, ne sont pas prsentes àl’tat naturel sous une forme identiable. Le bois provient des arbreset la pierre des rochers. La fabrication d’objets à partir de ces l-ments impose de composer avec une forme existante : le tronc d-bit ou le bloc de roche. Au contraire, des matriaux comme l’argilesont « aformes ». Leur tat n’induit aucune forme et leur nom gureplus qu’une consistance, qu’une couleur ou qu’une texture. L’argile,et plus particulirement les procds techniques que l’homme utilise

1

le moulage

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pour la mettre en forme, nous seront utiles dans notre recherche. Eneffet, d’une part, n’ayant pas de qualit formelle prdnie, l’argileest à chaque fois l’expression d’un geste et d’un savoir technique.D’autre part, tant une matire utilise depuis des millnaires, nouspourrons nous appuyer sur l’volution des savoir-faire pour obser-

 ver leur inuence sur les formes.L’expression « le travail de la terre » a un double sens. Elle est

autant lie au monde de l’agriculture qu’à la production d’objets.C’est ce dernier point qui nous intresse ici. En effet, les outils lis àla culture du sol suivent des dterminismes qui leur sont propres. Laforme des houes, pioches, pelles, bêches et autres instruments de la-bour est inuence par, entre autres, la nature de l’alimentation des

peuples qui les utilisent mais aussi par les caractristiques gologi-ques et climatiques de leur milieu. Analyser leur forme demanderaitune expertise ethnologique et fonctionnelle qui nous carterait dela piste de notre enquête. C’est pour nous la fabrication d’objets enterre (argile, cramique, porcelaine,…) qui est au centre de notrequestionnement. Nous ne ferons pas de confusion entre le « travailde la terre » et sa mise en forme.

Trs peu de terres sont exploitables dans leur tat d’origine. Leurmlange avec de l’eau et d’autres lments – sable, paille, herbe,adjuvants chimiques – est un prambule ncessaire pour l’obten-tion d’une pâte modelable. C’est à partir de ce point qu’il nous fautêtre attentif pour tenter d’identier l’inuence des techniques surla forme des objets en terre et d’en tirer des hypothses plus larges.

Les objets en argile les plus anciens sont des contenants. Cesderniers nous intressent particulirement puisqu’ils sont encoreutiliss de nos jours pour des fonctions similaires. Ils nous per-mettront d’avoir un regard trs large, depuis les premiers objets

connus jusqu’à la production contemporaine sans avoir à en relati- viser constamment les changements formels au regard de l’volu-tion fonctionnelle. On peut arbitrairement diviser les manires defaçonner l’argile en trois groupes techniques : le modelage, le tour-nage et le moulage (nous intgrons dans le moulage l’injection etl’extrusion de cramique). Les contenants peuvent être raliss dechacune de ces manires. On modle un vase aussi bien qu’on lemoule en appliquant la matire sur un support et on le tourne en

disposant une motte de terre sur un dispositif tournant. Dans tousles cas, la forme est inuence par le mode de fabrication, que ce soitun choix ou une ncessit face à la technologie disponible. Elle pos-sde des marqueurs qui rsultent de la mthode de mise en forme.

C’est avec ses mains que l’homme a commenc à modeler l’argile.La forme des premiers objets porte la marque de ses doigts. Elle t-moigne de l’agilit de leurs crateurs autant que des limites de leurart. Les irrgularits supercielles nous renseignent sur leurs modesde production. C’est en enfonçant ses doigts dans la motte d’argileque le crateur donne sa forme au contenant. La machine est ici ab-sente du processus de cration, c’est la main et le geste qui inuentsur la forme. Au-delà des rfrences aux objets des premiers âges

de l’artisanat, cette inuence est prsente chaque fois que la mainseule modle la terre. Dans un contexte diffrent, les formes façon-nes par les enfants s’inscrivent dans la même logique. Le bol d’ar-gile mis en forme par les doigts d’un jeune lve et le contenant deterre sche de l’poque prhistorique subissent-ils les mêmes d-terminismes formels ?

Prcisons que les ncessits fonctionnelles ainsi que la motiva-tion à l’origine de la fabrication de ces objets sont loignes. Demême, l’identit de leur crateur est radicalement diffrente. L’en-

 vironnement de cration, la capacit à s’appuyer sur des rfrencesexistantes et le milieu socio-culturel n’ont ici rien de commun. Nousregarderons leurs inuences sur la morphologie des objets dans lasuite de notre tude. Pour le moment, en nous concentrant sur uneapproche strictement technique, seule l’agilit de la main a une in-cidence sur l’aspect de l’objet cr. Le travail manuel qui consisteà amincir progressivement les parois de la motte de terre puis àaplanir la surface conserve le même schma technique, le même

procd, quelles que soient les priodes. Certes, dans le temps etl’espace, les archologues et les ethnologues notent des variantes.En Inde par exemple la panse du contenant est aplatie avec un bat-toir, certains rcipients sont fabriqus en plusieurs parties, les ansestant modeles à part et xes par la suite. Mais dans l’ensemble,la morphognse de ces objets est l’expression d’une pnurie tech-nique. « La conduite de cet amincissement progressif est difcile etles poteries rgulirement ovoïdes qui sortent de cette fabrication

L’inuence des procds de fabrication — 1. Le moulage

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sont un bel e xemple de l’habilit manuelle supplant au manque demoyens mcaniques. »1

L’apparition du tour de potier entraîne de multiples volutionsformelles. De nombreuses hypothses ont t mises sur l’origine decette invention. La plus rpandue l’identie comme une extensiondu tesson tournant sur lequel l’argile tait pose. Nanmoins, l’ob-

 jet de notre enquête est avant tout de mettre en vidence les liensentre cette technique et la naissance de nouvelles formes et non decommenter les raisons de leur dcouverte. Par ailleurs, le tour in-duit une modication dans la mthode de production des objets. Laproduction sort du cercle familial et devient une activit spcialise.

 Aujourd’hui cette technologie s’applique aussi bien à l’artisanat qu’à

l’industrie. Nous nous concentrerons sur les modications formellesqui dcoulent de cette volution technique davantage que son in-uence sur la production elle-même.

Dans une approche purement visuelle, la diffrence principaledes objets tourns par rapport aux objets models est leur rgu-larit à la fois surfacique et volumique. La surface est caresse enpermanence par les mains du potier pendant le façonnage de lapice. Cela lui donne une enveloppe extrieure bien plus lisse. Deplus, celle-ci est potentiellement corrige aprs le schage par uneopration de tournasage. La rotation de la matire autour d’un axestable permet d’obtenir des volumes de rvolution à la gomtrieprcise. Si la main continue de laisser son empreinte, c’est au sensgur. Les traces de doigts ont disparu mais la forme tmoigne en-core de l’agilit et de la sensibilit du tourneur. La main disparaîtmais la patte reste.

La structure des objets produits change galement. Le tournagepermet d’avoir des arêtes vives ainsi que des paisseurs plus nes.

Cette dernire qualit rend les objets plus lgers et vite qu’ils s’af-faissent lors du schage. Ce renforcement des proprits mcaniquesengendre une modication des proportions des pices. Les massessont plus lances et leur volume est gnralement plus grand. Laforme de l’amphore est reprsentative de ce genre d’volution. Cetexemple nous intresse particulirement par le côt minemment

1 a l-Gh, L’homme et la matière, p: a mh, 1943 1971.

fonctionnel de ce contenant. En effet, ces rcipients n’ont aucune valeur dcorative et sont le plus souvent jets ou broys une foisleur contenu consomm. À Rome, le mont Testaccio s’est form parl’accumulation d’amphores jetes aprs leur utilisation. Leur formeest donc avant tout le rsultat d’un compromis entre les ncessitsfonctionnelles et les savoir-faire techniques à disposition. Nous re-garderons attentivement les inuences de la fonction sur la formedes objets par la suite. Pour le moment, essayons de saisir les liensentre la maîtrise du tournage et la forme des amphores.

Le fût est une forme de rvolution. Bien qu’il ne soit pas tour-n d’une seule pice – le col et le pilon sont ajouts par la suite – laforme gnrale de l’amphore est directement lie à la technique du

tournage. La hauteur de son corps creux ne peut alors être obtenuequ’avec le tournage. L’utilisation de la technique du colombin, mal-gr son efcacit, n’aurait pas permis de maîtriser la surface int-rieure. D’autant que celle-ci doit être parfaitement tanche car l’am-phore est faite pour contenir des huiles ou du vin.

Le liquide est contenu dans une partie appele panse. Celle-cidoit être tourne de manire non seulement à rsister le plus pos-sible aux chocs mais aussi à contenir une quantit identique pourchaque exemplaire. L’amphore quadrantale est utilise comme uneunit de mesure. Le tournage est donc dterminent puisqu’il per-met d’obtenir avec rapidit un haut niveau de prcision et une r-gularit dimensionnelle. De plus, il n’est plus ncessaire de glisserla main à l’intrieur du contenant pour modeler le volume ou lisserla surface. Le volume naît progressivement, au fur et à mesure quele tourneur fait monter la matire.

D’un point de vue plus gnral, nous observons ici à quel pointun principe technique est indissociable d’un registre formel. En effet,

le tournage induit invariablement des formes de rvolution. Quelque soit le prol des pices, conique, ovoïde, toutes tournent autourd’un axe central. Des variantes existent. Notamment le fait de dfor-mer la terre lorsqu’elle est encore humide ou de venir ajouter à l’ob-

 jet d’autres lments comme les anses de l’amphore. Nanmoins, lastructure schmatique reste centre sur cet axe vertical. Ceci est vraipour les assiettes et les bols comme pour les vases ou les pichets.

L’inuence des procds de fabrication — 1. Le moulage

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Plus gnralement, ces observations sont valables chaque foisque de la matire est mise en forme en rotation autour d’un axe oupar un outil lui-même tournant. Le tour à bois ou la technique durepoussage de feuilles de mtal induisent eux aussi des formes dervolutions. Les mêmes dterminismes formels sont sur ces pointsidentiques. Ces exemples mettent en vidence la relation entre unetechnologie et la grammaire formelle qu’elle engendre, l’aspect desobjets dpendant de la manire dont ils sont mis en forme.

Continuons à nous appuyer sur l’argile pour observer ces in-uences. Intressons-nous au troisime grand procd de fabricationd’objets en terre : le moulage. Il existe un clich tenace sur l’originede cette technique qui est qu’en enduisant un panier avec de l’argile

et en portant le tout au feu, le panier brûle et il reste un pot de terreà empreinte de vannerie. D’où l’intrêt historique des innombrablespoteries «primitives» dont la panse est dcore d’empreintes dites de

 vanneries. Sans contester qu’on puisse rencontrer accidentellementun tel procd, beaucoup de prhistoriens et d’ethnologues mettenten doute cette version. Rien ne permet de trouver dans les peuplesconnus des prcdents valables et ce prjug tient sans doute à unesrie de confusions. On trouve en effet, chez certains peuples, des

 vases de poteries et des vases d’corce qui ont la même forme et lemême dcor, cela n’implique pas que l’un soit moul sur l’autre : onconnaît des bouteilles mandchoues en porcelaine qui imitent trs -dlement des bouteilles de cuir parce qu’une bouteille a forcmentune forme dtermine, familire au peuple qui la fabrique. Les « em-preintes de vanneries » seraient troublantes, sinon convaincantes,mais on a fait preuve de trop de hâte ; lorsqu’on prend le moulage

de ces empreintes, on voit souvent des traces de cordes, parfoisdes marques de tissu, le plus souvent la trace d’une molette ou d’unpi de maïs roul sur la pâte fraîche. Jamais, pratiquement, on ne

L’inuence des procds de fabrication — 1. Le moulage

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Materiology , bkhä,009, . 279.

sh g (èh).ig x Materiology , bkhä,2009, . 293.

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trouve un revêtement continu de vannerie. Si ces empreintes sontun souvenir du temps où les pots taient mouls dans des paniers lesarchologues auraient certainement djà exhumms des exemplessignicatifs. Nous possdons des milliers de poteries trs anciennessans jamais avoir trouv ce fameux prototype, d’autre part le sacri-ce d’un panier pniblement tiss pour chaque poterie ne se justi-erait que si l’argile n’tait pas autrement façonnable.

Sans nous focaliser sur l’origine de ces empreintes, nous remar-quons que, dans tous les cas, le moulage implique la possessiond’un premier objet, la matrice, pour l’obtention d’un second. Cen’est plus la main qui modle l’objet mais le moule qui dicte à lamatire la forme à adopter. Son inuence sur la forme dnitive

de l’objet est donc prpondrante. La conception des moules, leurmatire et leur processus d’utilisation gnrent des formes dont lalogique constructive s’loigne des principes de mise en forme pr-cdents. La morphologie de l’objet continue à être obtenue par d-formation de la matire mais on ne peut plus parler de modelage,de façonnage et encore moins de sculpture. Nous allons voir que latechnique du moulage dclenche le dveloppement d’une nouvellegrammaire formelle.

Tout d’abord, le moulage est au dbut destin à augmenter lerythme de production des produits les plus grossiers : tuiles, briqueset conduites. Comme on le voit sur l’illustration, ces objets sont fa-briqus à la chaîne et en grande quantit. Leur aspect n’est pas lapremire des proccupations, leur rgularit gomtrique et leur so-lidit sont bien plus importantes. Nous remarquons que ces objetspeuvent être raliss dans le même matriau sans avoir recours àla technique du moulage. Ce procd est donc, dans ce cas, mis enœuvre avant tout pour permettre d’acclrer et de standardiser la

production. Nanmoins, en changeant la consistance de l’argile, il estpossible d’atteindre un niveau de dtails bien suprieur. Lorsqu’onaugmente la quantit d’eau mlange à la terre, celle-ci devient plusductile et peut restituer dlement les dtails du moule. La viscositde la matire empêche alors de la mettre en forme manuellement.L’argile lique permet d’obtenir des formes qui ne peuvent pasêtre obtenues par le tournage et laborieusement par le modelagecomme les statuettes.

 La for me par la contrainte de la matière

 À premire vue, le moulage serait alors un procd qui facilite lacration plus qu’il ne permet l’panouissement de formes nouvelles.Il n’est plus ncessaire d’ajouter des poignes à un contenant moulpuisque la forme dnitive peut être obtenue en une seule opra-tion. De même, le marquage de la surface des poteries avec des em-preintes dcoratives n’est plus fait aprs le façonnage mais direc-tement dans le moule. Dans la production industrielle actuelle, lemoulage de cramique domine largement les procds employs. Illimine des tapes de fabrication et donne la possibilit de produireen grand nombre des pices rigoureusement identiques. Les mugs

et les vases destins à la consommation de masse sont aujourd’huifabriqus par moulage.

Cependant, en regardant d’autres exemples de pices moules,nous observons que ce jugement doit être tempr. La vision dumoulage comme un simple moyen de reproduction est parcellaire.Comme nous l’avons vu, en facilitant la cration de formes aupara-

 vant laborieuses à obtenir, cette technologie a galement t un vec-teur de libration. Ds la Renaissance, le cramiste Bernard Palissy ralise des moulages d’animaux, de plantes et de coquillages d’aprsnature. Par la suite, les plats raliss par Jean-Charles Avisseau aumilieu du XIXme sicle sont parfaitement reprsentatifs de cettemancipation. Sa production est pense comme un tableau « dont lesacteurs respirent et semblent se mouvoir », ce crateur revendiques’inspirer de la nature vivante, « ce champ si vaste qui ne se rpte

 jamais ». On aboutit donc à un paradoxe : le moulage, fabrication del’identique par excellence, s’est fait ici au nom de l’inni de la natureet de sa non-rptition. L’inuence d’un procd technologique sur

la forme des objets peut donc être multiple. Elle est ici autant lieà l’efcacit de cette technique pour reproduire des formes qu’à sesqualits pour capter et rendre dlement des volumes difciles àconcrtiser par d’autres moyens. Le moulage serait donc une tech-nologie à la fois à l’origine de formes nouvelles mais qui a cr unesituation propice à leur gel en facilitant la copie.

La plupart des quipements sanitaires est aujourd’hui ralisepar moulage de cramique. La nature de leurs volumes, la ncessit

L’inuence des procds de fabrication — 1. Le moulage

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d’une production massive et leurs dimensions justient l’emploi decette technique. Nos toilettes, nos baignoires et nos lavabos n’au-raient videmment pas le même aspect s’ils taient fabriqus parun autre procd. Mais intressons-nous à ces produits pour ten-ter de dcouvrir quels sont les « marqueurs » propres à cette m-thode de fabrication. En effet, si la technique de fabrication des ob-

 jets a une inuence sur leur forme, elle laisse forcment des traces.Ces objets doivent porter en eux les stigmates du processus de leurmorphognse.

Le moulage implique en effet certains impratifs de conception.La pice doit pouvoir être extraite du moule. Cette opration n-cessite de prvoir des dpouilles. En effet, si la technique actuelledu moulage en rotation ne pose plus de problmes pour les cavits

intrieures, la surface extrieure ne doit pas opposer de rsistanceau dmoulage. La forme des sanitaires se plie en totalit rigoureu-sement à cette contrainte. Ce premier constat dmontre l’inuencedes techniques mises en œuvre dans la fabrication d’un produit sursa forme.

Par ailleurs, si nous poursuivons nos observations, nous notonsqu’il faudrait toujours parler de moules au pluriel. En effet, celui-ci est compos de deux parties au minimum. La jonction entre ses

lments laisse une trace sur la surface de l’objet appele plan de joint. Soit cette ligne parcourt des faces non visibles de l’objet, soitelle est efface par une opration de nition. Là encore, dans cha-cun des cas, le produit porte les marques de sa fabrication.

Un dernier lment trahit le procd de fabrication utilis. Ce-lui-ci est le plus souvent invisible mais se remarque parfois sur lespices de mauvaise qualit. La matire doit être introduite dans lemoule par un orice. Que le moule soit rempli par gravit lorsquel’argile est visqueuse ou que la cramique soit injecte sous pression,son insertion laisse invariablement une trace plus ou moins discrte.Comme pour le plan de joint, la terre a l’avantage de pouvoir se pon-cer pour faire disparaître cette trace. Nanmoins, l’emplacement de

ce point n’est pas alatoire. Il est dict par la gomtrie de l’objet. Làencore, en choisissant d’employer la technique du moulage, on choi-sit galement de soumettre la forme de l’objet à ces dterminismes.

Comme nous l’avons vu, chaque technologie de mise en formepossde ses propres « marqueurs », ses propres inuences. Cepen-dant, est-il possible d’largir nos hypothses à des ensembles tech-niques ? Nous avons esquiss des rapprochements entre les formesproduites par tournage. La forme de rvolution est une des carac-tristiques rcurrentes chaque fois que la matire est mise en rota-tion autour d’un axe. Cela se vrie indpendamment du matriau,qu’il s’agisse de terre, de bois ou de mtal. Serait-il envisageablede proposer un classement des inuences formelles par grandesfamilles techniques : cintrage, moulage, tournage, etc. ? L’objet dece mmoire n’est pas de complter ce classement mais d’observersi celui-ci est envisageable pour nous permettre une meilleure per-ception de l’origine des formes.

Ron Arad rpartit les procds de mise en formes de la matireen quatre grandes catgories. Elle peut être dforme, enleve, ajou-te ou dcoupe. Chacun de ces cas possderait sa propre logiquequi entraîne un certain registre formel. Avec des exemples concrets,nous tenterons de voir à l’intrieur d’une technologie quelles sontses inuences. Nous allons nous intresser au moulage industrielsous plusieurs aspects et avec diffrents matriaux (injection plas-

L’inuence des procds de fabrication — 1. Le moulage

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tique, moulage au sable de la fonte et emboutissage de mtal) pour vrier si cette classication peut se justier.

 Les for mes porteuses de stigmates.

La mise au point de la technique du plastique moul par injectionest certainement l’apport le plus important de l’industrie italienne.De nombreuses entreprises transalpines dsireuses de rpondre auxexigences de la culture de masse ont favoris le dveloppement dece procd. L’institut de Montecatini produit en 1957 une salle debains exprimentale conçue par Alberto Rosselli. Roberto Menghidessine une srie de containers en polythylne (Pirelli, 1958) et lasocit Kartell ralise, avec le designer Gino Colombini, une sried’objets pour la maison, notamment des pelles à poussires ( KS1065, 1958) et des contenants alimentaires ( KS 1032, 1957). Dansla seconde partie des annes 60, les applications de cette technolo-

gie s’tendent aux siges avec des designers comme Joe Colombo ouBätzner. Nous regarderons par la suite l’inuence de cette techniquesur la morphologie des assises. Dans un premier temps, les crationsde Colombini nous montrent à quel point, ds ses dbuts, ce procdest orient vers les biens d’quipement fabriqus en grande srie.

Il n’existe pas de procd de mise en forme qui soit aussi troi-tement li aux objets de consommation de masse. Il symbolise à luiseul l’re de la coque, le temps des objets carns dissimulant leurs

2

l’injection plastique

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mcanismes ou leurs composants lectroniques. Ce lien troit entrecette technique et la production à grande chelle s’explique en partiepar le coût ncessaire à la conception des moules d’injection. Cesdveloppements onreux impliquent une diffusion des pices engrandes sries pour amortir les sommes investies. L’ventail des ob-

 jets produits par ce moyen est si vaste qu’il n’est pas possible d’iden-tier un type d’objet pour lequel cette technique serait particulire-ment adapte. Que ce soit dans les siges de jardin, les habitaclesautomobiles, les stylos, les jouets d’enfants, les tlphones portables,les luminaires, les paniers, les bouteilles de sodas, les quincaillerieslectriques, les brosses à dents, etc., chaque objet semble pouvoirêtre fabriqu par injection, pourvu qu’il soit destin à être fabriqu

en grand nombre.Nanmoins, il nous faut slectionner un domaine sur lequel s’ap-

puyer pour observer quelles inuences la mise au point de ce proc-d a eu sur la production de formes. La multiplication du nombre depetit quipement lectromnager au cours du XXe sicle et jusqu’àmaintenant peut nous offrir un panorama sufsamment reprsen-tatif. D’une part, l’tendue de leur diffusion est telle qu’ils peuventêtre vus comme emblmatiques de la diffusion en masse de biensdomestiques paralllement au dveloppement de cette technique. Deplus, les robots-mixeurs tout comme les fers à repasser ont conservles mêmes schmas fonctionnels depuis leur apparition. Ces der-niers demeurent structurs autour d’une semelle en forme d’ogivesurmonte d’une poigne. Les variantes apparues par la suite et lamultiplication des options proposes n’ont jusqu’à prsent pas altrl’organisation des lments de cet objet. De même, les composantsdes mixeurs restent organiss globalement de la même manire. Labase renfermant le mcanisme est surmont d’un contenant amo-

 vible. Hormis quelques exceptions, ces objets possdent encore au- jourd’hui une apparence schmatique qui n’a pas t bouleversepar des modications induites par l’volution de leur usage ou leurfonction. Cet tat de fait va nous permettre de nous focaliser surl’volution de leur forme par rapport à leur mode de productionsans être parasit par d’autres considrations.

D’une manire arbitraire, nous allons nous intresser particuli-rement au sche-cheveux. Pour les besoins de notre enquête, nous

exclurons les modles dont le bloc technique est x au mur (souventprsent dans les hôtels) pour nous focaliser sur ceux, beaucoup plusrpandus, dont le manche est surmont d’un ventilateur et d’unersistance contenue dans un volume allong d’où s’chappe l’air.

Il est tout d’abord ncessaire d’avoir un regard sur la forme dessche-cheveux avant qu’ils ne soient presque tous carns par descoques de plastique inject. Sur le modle 905 que Calor produit en1927, chaque part ie est clairement identiable. Le manche, ralisen baklite moule, est surmont d’une coque de laiton chrom deforme arrondie renfermant le mcanisme. La surface est perce detrous d’aration dessinant une toile à cinq branches. L’air est ex-

puls par un volume cylindrique perpendiculaire au manche. Leschma formel de l’objet permet une lisibilit fonctionnelle efcace.Les matriaux htrognes de la coque induisent des mthodes defabrication diffrentes. La poigne de baklite est moule sous pres-sion tandis que la partie suprieure est emboutie. Cependant, nousn’observons pas de divergences agrantes dans le registre formelsous-tendu par chacun des procds de fabrication. Certes, la plusgrande ductilit de la baklite offre davantage de subtilit surfa-cique notamment avec des facettes et avec l’ergot d’où sort le l maisles contraintes demeurent identiques. Chacune des parties rpondaux mêmes exigences lies au moulage. En effet, si l’emboutissagene requiert pas de moule, la matrice et la contre-forme imposent àl’objet une morphologie qui exclut les contre-dpouilles. Nous pour-rions presque tendre ce point de vue jusqu’à formuler l’hypothsed’une « logique des coques » qui se vrierait dans la forme des ob-

 jets chaque fois que leur procd de fabrication fait appel au prin-cipe du moulage indpendamment du matriau utilis.

Le modle Quick dry n°7 produit en 1940 par la socit HamiltonBeach aux Etats-Unis est entirement carn par une coque de zamacpeint. Cet alliage mtallique de zinc, d’aluminium et de magnsiumest ici mis en forme par moulage sous pression. La surface de l’objetest parcourue par des lignes qui divisent les diffrentes coques n-cessaires pour donner sa forme à l’objet. L’absence d’arêtes marqueset la uidit des volumes pour ne pas dire la mollesse trahissent lefait que la forme est assujettie aux contraintes du moulage. On peut

L’inuence des procds de fabrication — 2. L’injection plastique

j j (jg). c yhyè, r

mgh, p, 1958.o v

g j j .

sèh-hvx k, è 905,c, ly, 1927.

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èh hvx Quick Dry °7  z , bh, usa,940.

èh-hvx, FEMA,ologne, 1960.

sèh-hvx dm395 , Gec, uK,v 1949.

sèh-hvx 9204 yhyè h, c, f,1970.

sèh-hvxè55 abs ,J-l b,mx, f, 1975.

L’inuence des procds de fabrication — 2. L’injection plastique

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facilement sentir la chasse aux contre-dpouilles et aux angles vifs.La uidit formelle peut dans ce cas se justier par une rechercheergonomique, mais il ne faut pas se mprendre, elle est surtout lersultat d’une forme subordonne aux impratifs du moulage demtal sous pression. De même, la fusion entre le manche et le vo-lume suprieur peut s’interprter comme la recherche d’une pura-tion visuelle ; mais il ne faut pas oublier qu’elle permet aussi de li-miter le nombre de moules et donc de rduire le coût de production.

L’apparence du sche-cheveux fabriqu vingt ans plus tard parl’entreprise polonaise FEMA ne semble pas s’loigner des mêmescontraintes. Le volume est form de deux coques de baklite mou-les maintenues par des vis. évidemment, le schma formel est dif-

frent. Ce modle peut être pos de manire stable sans socle et sasilhouette lui donne l’aspect d’un escargot. Nanmoins, pour ce quinous intresse ici, l’inuence du mode de fabrication sur la forme,l’usage de la baklite, ne semble pas apporter de modication pro-fonde dans les impratifs structurels de l’objet. Les volutions tien-nent davantages aux proprits du matriau utilis qu’au procdmis en œuvre. Nous pouvons faire des observations similaires surle modle DM 395 en mlamine fabriqu en Angleterre à la n desannes 40. Ce modle nous amne par ailleurs à nous interroger surles liens entre l’usage massif d’un procd de fabrication et l’adop-tion puis la diffusion d’un style et de l’esthtique qui en dcoule.Nous analyserons ces relations par la suite, lorsque nous dtaille-rons l’inuence du dveloppement de la technique de l’emboutis-sage sur le style Streamline. Pour le moment, essayons d’identierles inuences formelles de l’apparition du procd de moulage plas-tique par injection.

 Appuyons-nous sur trois modles dvelopps par des entreprises

diffrentes. En 1970, Calor commercialise un modle en polythy-lne haute densit. Cinq ans plus tard, Jean-Louis Barrault des-sine pour Moulinex un sche-cheveux en ABS inject et aluminiumpeint. Enn, en 1980, la socit italienne Sicer met sur le marchson modle 135dont la coque est entirement ralise en ABS. Nousconstatons là encore que leur forme n’est pas porteuse des signescaractristiques de l’injection plastique. Nous ne remarquons pas detraits spciques à cette technique. Cela est surtout agrant pour le

èh-hvx è35 abs, s, i,980.

èh-hvx Salon Dry Control , ph, 2009.

L’inuence des procds de fabrication — 2. L’injection plastique

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produit dvelopp par Sicer. Cet objet pourrait être ralis en rsinephnolique par moulage sous pression sans que sa forme ne soit al-tre. Il nous faut regarder des modles plus rcents pour prendreconscience d’une des inuences de cette technique : la texturationdes surfaces.

La pression exerce par la presse d’injection permet à la matirede retranscrire l’empreinte des plus nes asprits du moule. La sur-face du sche-cheveux Philips  Dry Control possde une varit detexture tendue. Une même matire peut avoir un aspect grain ouun aspect poli sans avoir recours à une opration de nition aprsle moulage. Cette potentialit de l’injection plastique se remarqueparticulirement sur les tableaux de bord de voiture dont la multi-

plicit des textures varie suivant la sensation tactile ou visuelle sou-haite par le concepteur. Nanmoins, cette inuence reste surfaciqueet non volumique. Il est difcile d’afrmer ici que cette qualit a euune incidence sur la forme des objets produits.

Il nous faut arriver à dissocier ce qui a trait à la nature du mat-riau et ce qui est propre au procd de mise en forme. Le dveloppe-ment des matires plastiques a videmment ouvert la voie au renou-

 vellement d’un vocabulaire formel dans de nombreux domaines maisnotre attention doit rester centre sur les techniques de fabrication.Il nous faut retourner ces coques pour que les qualits et l’inuencede l’injection plastique nous sautent aux yeux. L’envers est recouvertde caissons de renforts et d’empreintes d’jecteurs. La rsistance deces pices par rapport à leur poids et la rapidit – pour ne pas direl’immdiatet – de leur fabrication semblent être directement lieau procd mis en œuvre pour leur production.

Ce sont les pelles à poussire et les passoires en plastique ra-lises ds 1958 par Gino Colombini qui paraissent le mieux nous

renseigner sur l’inuence de cette technique. Ce sont galementles caisses ou les paniers bon march qui en expriment le mieux lespotentialits. Les casiers utiliss pour transporter et consigner lesbouteilles de Perrier ont un vocabulaire formel propre à l’injectionplastique. L’apparence de l’objet est conditionne par la techniqueutilise tout autant que par la rsistance ncessaire pour mainte-nir les bouteilles. Les lignes de renfort omniprsentes sortent l’es-

thtique de ces casiers du principe de la coque pour afrmer uneesthtique directement inuence par l’injection plastique.

Nous retrouvons la même distinction entre les assises  PantonChair de Verner Panton ou Selene de Vico Magistretti et la chaiseempilable Universale de Joe Colombo. La premire a t mise aupoint en 1967 en bres de verre renforces aprs sept annes derecherches par Vitra. Elle a t fabrique en plusieurs matriauxdiffrents avant d’être dite en 1999 en polypropylne inject. Lechoix de ce procd rvle les impratifs de qualit, de rsistanceet de lgret adapte à un mode de production industrielle et peucoûteux. Pour autant, sa forme reste une coque, et la varit des

modes de production utiliss pour la fabriquer depuis un demi-siclervle que sa forme, bien qu’elle puisse être ralise par injectionplastique n’en subit par l’inuence. De même, la chaise Selene crepar Vico Magistretti en 1969 en plastique moul sous pression d’uneseule pice, à l’origine ralise en rsine de polyurthane renforcede bres de verre, est depuis 2002 dite par Heller design en in-

 jection plastique. Dans ce cas aussi nous remarquons que la formede la chaise, bien que fabrique par injection, n’est pas subordon-ne à ce procd puisqu’elle n’a pas t modie. L’ingnieux prolen forme de S du pitement, mis au point par Magistretti pour ga-rantir la rsistance, conserve ses qualits quel que soit le mode defabrication mis en œuvre. Par contre, Joe Colombo, fru d’innova-tion technologique a, ds 1965, cherch à mettre au point sa chaiseUniversale pour que celle-ci soit ralise en plastique inject d’uneseule pice. Il avait djà fait appel à ce procd pour la cration duluminaire Acrilica en 1962 pour lequel il a reçu le Compasso d’Oro.Les nombreux croquis de conception et le travail effectu avec l’ap-

pui de Giulio Castelli le fondateur de Kartell tmoigne du fait que,ds le dbut, la forme de la chaise a t inuence par la volontd’utiliser la technique d’injection plastique. C’est parce qu’en amontla morphologie du sige a t dicte par ce procd que nous pou-

 vons y voir un exemple illustrant clairement les potentiels formelsde ce mode de production.

L’inuence des procds de fabrication — 2. L’injection plastique

d s h Selene,V mg,a, 1969.

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Comment une technologie peut fournir les conditions né-cessaires à l’épanouissement d’un répertoire formel?

Commençons par rappeler schmatiquement quel est le principede ce procd de mise en forme. Une feuille de mtal est presseentre un poinçon et une matrice. La tôle ainsi dforme adopte laforme dicte par la pression exerce. Par ailleurs, le passage d’unefeuille planaire à une surface dploye dans les trois dimensionspermet l’obtention de structures rigides. La nature innovante de ceprincipe peut se discuter. En ef fet, les procds de dformation detôle mtallique qui ont prcd la mise au point de l’emboutissagereposent sur des principes qui rvlent certains points communs. Lemartelage, le repoussage et les techniques lies à la dinanderie font

appel à des principes globaux similaires ds lors qu’il s’agit de met-tre en forme une feuille de mtal. Une pression ou un choc – qu’ilssoient exercs par un marteau ou un autre outil – contraignent latôle à pouser la surface d’une contre-forme. Cette remarque n’a paspour objectif de mettre en cause les potentialits nouvelles qu’a of-fert la mise au point de l’emboutissage mais de comprendre quelleinuence cette technologie a eu sur les formes des objets. Qu’est-

3

l’emboutissage

Les innovations rcentes obtenues par l’injection au gaz tendentà rednir l’esthtique propre à ce procd. En effet, la possibilitd’avoir des formes pleines loigne les objets fabriqus par cette tech-nique de l’aspect « caissonn » des produits prcdents. Dsormais,il n’est plus impratif de respecter une faible paisseur et de renfor-cer les surfaces, les pices sont directement conçues en volume. Leschaises Air de Jasper Morrison et Thalya de Patrick Jouin se dmar-quent des prcdents objets raliss par injection. Si la rapidit deleur processus de fabrication continue de fasciner leurs crateurs,ses siges ralisent une jonction avec une variante technique : l’in-

 jection soufage. Bien que ce procd prsente des similitudes avecl’injection au gaz, il est ddi à la ralisation d’objets creux alors que

l’intrieur de la chaise  Air est poreux. C’est donc un nouveau typed’inuence appel à dnir une nouvelle gamme formelle.

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ce qui dans la mise au point de ce procd a pu être une source d’in-novation formelle ?

Nous nous appuierons sur un domaine faisant un usage à la foismultiple et massif de cette technologie pour tenter d’en observer lesinuences diverses. L’industrie automobile et en particulier la car-rosserie peuvent nous fournir une source d’exemples sufsammentexplicites et varis. Ce domaine possde par ailleurs une existenceantrieure à la mise au point de l’emboutissage. Nous pourrons doncobserver au mieux les modications apportes sur les formes pro-duites par l’arrive de ce procd.

Une technologie au service de la production de masse

Nous avons coutume d’imputer aux conits arms le bnced’un formidable lan d’innovations techniques stimules par l’effortde guerre. Si l’apport de la premire guerre mondiale se vrie dansde nombreux domaines, les progrs dans l’industrie automobile – endehors de la motorisation – qui auraient pu en rsulter ne sont pasagrants. La France compte 30 constructeurs automobiles en 1900,57 en 1910 et 155 en 1914 dont des noms prestigieux qui font dsor-mais partie de notre imaginaire : Talbot, Delahaye, Delage, Bugatti,etc. Aux états-Unis, en 1898, on comptait 50 marques et en 1908,291. Ds la n du XIXme sicle, le belge Camille Jenatzy dpasse

le premier les 100 km/h et la fabrication en srie de la Ford T a d-but aux Etats-Unis en 1908. Le dveloppement de l’industrie auto-mobile, contrairement à l’aviation, n’a donc pas attendu la premireguerre mondiale pour sortir de la condentialit.1

Cependant, avant la gnralisation de l’organisation scienti-que du travail sur les chaînes de production, la mise en formedes tôles ncessitait les efforts de carrossiers devant laborieuse-ment contraindre la feuille de mtal à adopter la morphologie decontre-formes en bois à l’aide d’outils traditionnels. Les formes ar-rondies des calandres des Bugatti du dbut du sicle nous dmon-trent autant le savoir-faire des artisans carrossiers de l’poque quela difcult à mettre en forme des pices aux courbes complexes.La Bugatti Type 23 illustre la complexit du travail. Les surfaces

1 «The first dramatic signs of mass production began to appear before the world war I when itbecame evident that the automobiles were being designed for more modern productionmethods. In 1914, at the fourteenth annual automobile show at the Grand Central Palace in New York, i twas acknowledged that the « streamlines in there fullness are here ». Before this time,automobile bodies had been hand fabricated by carriage-making practices or, where sheet metal was used, by shaping each piece with traditional sheet-metal tools that were only capable of rolling, folding, seaming, and beading planar surfaces. Crowned surfaces could only be obtained by laborious hand pounding and fitting to a wooden form. However, the development of haevy presses that could stretch flat steel into three-dimensional shapes made the streamlined formpossible. « Long sweeping lines , » it was stated at the time, « are pressed into the steel under great preassure, and there is no hammering out at any point in order to develop the curves.Consequently, the steel is of uniform thickness and strength at all points. All joints are electrically welded at the doors so that the finished body is actually composed of a single piece of sheet steel without seams ».ah J. p,  American Design Ethic, A history of Industrial Design, cg,mh, usa, th mit p, 1983.

L’inuence des procds de fabrication — 3. L’emboutissage

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gauches sont limites au maximum et les tôles sont encore mainte-nues par des rivets à leurs jonctions, ce qui rappelle le fuselage desavions. Les lgantes courbes des garde-boues sont alors rservesaux luxueuses berlines. La photographie de la rplique de l’atelierdes dbuts d’Henry Ford à Greeneld Village dans le Michigan ren-force notre sentiment d’un procd de fabrication essentiellementartisanal en rfrence directe aux racines tymologiques du motcarrosserie.

Dans ce sens, la premire guerre mondiale devrait davantageêtre perçue comme un facteur de dveloppement d’une organisa-tion rationnelle du travail notamment due aux exigences de prci-sion dans la fabrication d’armes de guerre que comme un vecteur

d’avancement dans la mise au point des procds de formage destôles.2 Il semble que ce soit l’ouverture du march de l’automobile,permise par la production de vhicules en grande srie sur le mo-dle du Taylorisme, qui ait donn la vritable impulsion au dvelop-pement de l’emboutissage. Cette technique est mise au point soussa forme actuelle dans les annes 30. L’extension de la productionautomobile et la recherche d’conomie des coûts de production nepermettant plus de consacrer un travail fastidieux à la mise en formedes carrosseries.

 La co que, le suppor t pr ivil égié de l’ ex pr es si on formelle

Nous observons que, paralllement à la diffusion de ce procd,se dveloppe un style aux formes uides privilgiant les surfacescourbes. Le Streamline3 apparaît en effet aux Etats-Unis au dbut

2 «World War I gave the world its first glimpse of the awesome capabilities of mass-productionmethods as Henry Ford’s production lines became the prototype for other factories producingwar materiel. In building the highly mobile and military effective French 75-millimeter cannonsthe Americans refined manufacturing techniques and improved tolerances and productioncontrols to a within an accuracy of 0.002 inch – a remarquable achievement for the day.»ah J. p, American Design Ethic, A history of Industrial Design. cg,mh, usa, th mit p, 1983.3 Stream ç . l Streamline ’x : « ».

des annes 30. Ce courant privilgie une esthtique inuence parles recherches rcentes en arodynamique. C’est donc dans l’indus-trie des transports, le rail puis l’automobile, que l’emboutissage etpar extension ce style trouvent leur premire lgitimit. Les locomo-tives dessines par Raymond Loewy et Norman Bel Geddes dans lesannes 304 pour la Pennsylvania Railroad Company expriment unefascination pour la vitesse matrialise par des formes tendues. L’in-uence des lois de l’arodynamique sur les formes de ces objets ne

se limite pas à une simple tension accrue de lignes courant le longdes ans. Elles impliquent ncessairement un enchaînement uidedes composants de ces objets an d’optimiser l’coulement de l’airsur leurs surfaces. Ce dernier point nous amne à penser qu’il existe

4 d 30, ry lwy v PRR K4s, PRR S1, PRR T1, PRR GG1electric locomotive. i g à Boeing 307 Stratoliner . n bG ê à pyv r cy .

L’inuence des procds de fabrication — 3. L’emboutissage

g type 23, 1935

v à , 1915

r ’’Hy f èv, f m,G Vg,d, mhg, usa.

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comme prambule à l’panouissement du style Streamline une jonc-tion entre des formes rpondant aux impratifs lis aux contraintesarodynamiques et la volont d’exprimer la clrit d’objets à l’imagede l’lan progressiste des premires dcennies du XXme sicle auxEtats-Unis.

Cependant, vitons de driver vers une tude du Streamline pournous concentrer sur ses liens avec l’emboutissage. Il a t reprochà cette technologie d’être une solution de surface troitement im-plique dans l’arrive d’objets cartriss à contre courant des pr-ceptes modernistes. En effet, non seulement la vitesse impose auxobjets en mouvement une surface extrieure limitant les asprits

mais la multiplication des objets à la mcanique complexe inciteleurs concepteurs à protger et masquer leurs composants sous descoques. Henry Dreyfuss justie le recours à la coque de la maniresuivante : « Lorsque l’on a organis rationnellement l’ensemble deslments d’un objet an qu’il remplisse au mieux la fonction pourlaquelle il a t conçu, que toutes les pices superues ont t li-mines, que chaque composant est soigneusement dispos et quemalgr tout l’ensemble demeure laid, alors le recours à une coqueharmonisant l’ensemble sans en trahir les fonctions est une voie quis’impose. » Le duplicateur dessin par Raymond Loewy pour Ges-tetner en 1929 s’inscrit dans cette mouvance5. Les composants y sontintgrs dans une structure monolithique qui rompt avec l’aspecthtrogne des prcdents modles. Des annes plus tard, en 1957,le même crateur fera de nouveau appel à une coque lorsque Sud

 Aviation lui demandera de travailler sur l’hlicoptre  Alouette. La

5 p my : u v œv, y, vh , « » lwy : - ’ ’g ’ g ?ry lwy: eh , g ’ à ’x . u h , . e h, , è gè. c …gz h à , …… v ô. J ’ ç g. c à v z , ’ h ’-ê, .ex ’ ry lwy ’ p my g, 1978 1979 à p sg, p nw Yk.

turbine, le rservoir et la queue de l’appareil auparavant maintenusdans un treillis mtallique sont ds lors dissimuls sous une coque.

Nous pouvons nous interroger sur la pertinence d’un tel choixface à l’lgance toute en lgret, retenue et efcacit du mod-le d’origine. Les biens domestiques sont parmi les premiers à êtrepris dans ce courant. Ds les premiers tlviseurs et postes radio, ilest apparu vident qu’il fallait en protger les fragiles composantsautant qu’il tait ncessaire de les dissimuler car à l’heure de l’lec-tronique, la forme de ces derniers ne matrialise plus leur fonction.En effet, l’apparence d’un transistor, d’une rsistance puis d’un cir-cuit imprim ne laisse rien deviner de son implication dans le fonc-tionnement de l’objet dans lequel il est plac. La vue des machines

à timbrer Pitney-Bowes de 1963 ne permet pas d’en desceller lesmcanismes complexes. Nous devinons à la vue de ces imposants

L’inuence des procds de fabrication — 3. L’emboutissage

v 3768,yv r,y lwy, 1939.

nv g ’hè Alouette ry lwy, 1957.

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objets l’attention porte par Loewy à une disposition des lmentsoptimise d’un point de vue ergonomique et cognitif.

 Ainsi, la coque permet de retrouver de la simplicit là où le pro-grs apporte de la complexit et de la sophistication. Elle donne uneforme à ce qui n’en a plus.

Une contamination généralisée

Pouvons-nous reprocher aux designers automobiles des annes40 et 50 d’avoir fait un usage immodr des potentialits de l’em-boutissage ? En effet, trs vite, les formes des carrosseries ne se limi-

tent plus à une simple rponse au dterminisme arodynamique. Sila Dymaxxion carde Buckminster Fuller tmoigne du souci et d’unequête d’une efcacit arodynamique, La Studebaker Land Cruiserde 1950 de Raymond Loewy et le bus à double tage propos parNorman Bel Geddes se positionnent clairement dans une surcodi-cation des signes lis à la vitesse. La matire est propulse versl’arrire du vhicule. Elle semble s’être ge aprs une acclrationttanisante. La transition entre chaque partie du vhicule est ui-die au maximum de sorte que tout s’enchaîne, tout se joint, toutse transforme en ce qui suit, tout s’entremêle et se lie.

Quel est le rôle de l’emboutissage dans ce mouvement ? La miseau point de ce principe technique et la construction des presses re-quiert un investissement lourd mais sa mise en œuvre est peu coû-teuse et se prête aux fabrications en grande srie. Il n’est pas pluslong d’obtenir une tôle emboutie aux courbes complexes qu’unefeuille de mtal aux formes simples. De ce fait, ce procd offreun terrain fertile au dveloppement d’un vocabulaire formel où les

lignes sinueuses et tendues prdominent.

Par ailleurs, des raisons historiques expliquent les dveloppe-ments des techniques de mise en forme des tôles d’acier durantcette priode. L’intervention amricaine dans le conit de la deu-xime guerre mondiale a ncessit un effort de guerre colossal,qui a conduit l’Amrique à construire, transformer et orienter sonquipement industriel vers le travail du mtal. Une fois le conit

termin, il fallut non seulement mettre à prot des outils existantsmais aussi couler les stocks d’aluminium et d’acier. Les biens deconsommation domestiques massivement produits ds le dbut desannes 50 font un recours massif à l’emboutissage. Beaucoup debouilloires, grille-pains, plats, radiateurs, et aspirateurs sont car-ns par de la tôle emboutie. Certes, l’industrie plastique est alorsbalbutiante au Etats-Unis où l’on commence tout juste à utiliser desrsines phnoliques, mais il faut galement rappeler que le bois etla cramique sont encore dominants dans de nombreux domaines.Cette diffrence d’orientation industrielle est à l’origine d’une im-pression de robustesse et de prennit accrue dans la productionamricaine de cette priode. Jean-Bernard Hebey, qui collectionne

avec Alain Mnard les objets issus de la culture populaire de cettepriode, tmoigne : « J’avais l’impression que tout tait pens, conçu,pour durer ou du moins en donner l’impression. On en regardait nià la qualit ni à la quantit. Le chrome, l’acier, tous les mtaux soustoutes leurs formes taient employs sans compter. Welcome to theland of plenty, bienvenue au pays de l’opulence. L’Amrique utilisaitle mtal pour tout et n’importe quoi : des chaises de bar « Diner », dessucriers, des couverts à salade, etc., tandis que l’Europe fabriquaitses moulins à caf, ses ustensiles de cuisine, ses chaises de bistrot enbois. Tout d’abord, les mtaux durent et rsistent aux annes d’uti-lisation et au lavage, grattage, usage, etc. ., En revanche, le bois sedsagrge, se casse, s’autodtruit. Consquence : on trouve encoreaux U.S.A. des ustensiles de cuisine des annes 40/50 en parfaittat. »6 Pour notre part, remarquons qu'en Europe, ds la n des an-nes vingt, Mart Stam, Marcel Breuer et Mies Van der Hoe ont faitusage de tubes d'acier cintrs. En France, Andr Lurçat, Ren Prouet la socit Tolix ont ralis des assises en tôle emboutie ds 1929.

Par consquent, l'opposition formule par Jean-Bernard Hebey nousparaît discutable.

6 J-b Hy, Esthétique Domestique, Les arts ménagers 1920-1970 , m: c, 2002.

L’inuence des procds de fabrication — 3. L’emboutissage

à g,n b G,

929.

V Land Cruiser,sk, rylwy, 1950.

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è 167301,, chg, usa,939.

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 La liber té retrouvée

Il nous faut largir notre point de vue pour comprendre l’apportrel de l’emboutissage dans la diffusion du Streamline non plus uni-quement dans le domaine des transports mais jusqu’à inltrer pres-que tous les aspects de la production d’objets industriels. Plusieurslments nous incitent à en relativiser la porte.

Tout d’abord, en prêtant attention à la biographie des designersamricains de cette priode, nous remarquons que les principauxacteurs ont dbut leur carrire comme dessinateur. Donald Deskey,Lurelle Guild, Raymond Loewy ou Norman Bel Geddes, tous ont d-but leur carrire comme illustrateur de publicit. Certes beaucoup

– notamment Loewy – avait une formation d’ingnieur, mais la vuede leurs esquisses et de leurs carnets de dessins laisse transparaîtreun vritable plaisir dans l’exercice du dessin. Une dlectation dansle trac de lignes et de volumes qui tmoigne de l’essence graphiquede leur travail. Ceci est agrant dans l’automobile mais se retrouveaussi à plus grande chelle dans les croquis de proposition d’urba-nisme de Bel Geddes. Il est possible d’tablir un pont avec le travail,des annes plus tard, de Luigi Colani dont les carnets regorgent decroquis qui trahissent eux aussi un plaisir pictural dans la productiond’images sduisantes. Le manirisme des carrosseries de voitures dela n des annes 50 tout autant que les morphologies sur-expres-sives d’objets usuels vont dans le sens de ses propos.

 Ainsi, l’emboutissage ne peut ds lors être perçu comme tantle moteur de l’panouissement de formes uides mais comme unmoyen donn à l’expression de sensibilits esthtiques. Ces der-nires trouveraient leurs origines dans le parcours de crateurs del’poque ; car il est important de garder à l’esprit que la formation

en design industriel est quasiment inexistante. Ce sont donc des per-sonnes issues d’autres milieux qui sont mises à contribution pour ledessin d’objets industriels.7

7 « The situation regarding industrial design in the United States is improving, but so far as wecan estimate […] We shall need after the war about fifty thousand more industrial designersthan are now available or in training, and probabaly few can be imported. Each country will need its own […] We shall have to depend upon ourselves more than inthe past, not only for designersbut also for styles of design… » W sg, 1918

La deuxime nuance qu’il nous faut apporter est plus vidente.L’emboutissage n’est bien sûr pas le seul procd industriel de miseen forme de l’acier utilis alors. Le moulage des mtaux se dveloppeparalllement à l’usage d’alliage comme la fonte d’aluminium et lezamac. Par ailleurs, l’acier et le laiton commencent à être soumis àune nition qui les protge de l’oxydation : le chromage. Le mou-lage, s’il implique des dterminismes dont nous avons observ les in-uences prcdemment, n’en reste pas moins un procd offrant unelarge libert formelle. Ainsi, là où l’emboutissage trouve ses limitesdans la gestion de corps creux et de tailles modestes, le moulagepermet de relayer le courant d’expression streamline et de le diffu-ser jusqu’à l’chelle de salires ou de fourchettes à viande. Les petits

quipements lectromnagers sont cert ainement l’exemple le plusparlant. Alors que Dieter Rams dans ses crations pour Braun faitdjà appel à l’ABS, les mixeurs, batteurs, broyeurs, presse-agrumes,moulins à caf, ventilateurs, ou fers à repasser fabriqus aux Etats-Unis font un usage immodr du mtal.

Enn, il est ncessaire de garder à l’esprit le contexte socio-co-nomique qui a vu l’closion du Streamline. Si celui-ci dbute dans lesannes 30, juste aprs une grave crise conomique, il faut attendrela n de la seconde guerre mondiale pour qu’il s’afrme rellement.Or, même si le conit n’a pas eu lieu sur le sol des Etats-Unis, l’ef-fort de guerre a engendr son lot de privations et d’conomie de lapnurie. Est-il ds lors tonnant que les amricains aient adhr àun style enclin à la libert formelle des courbes et des surfaces ar-rondies, là où le matriel de guerre exigeait de la rigueur et de lasobrit? D’autant que l’tat d’esprit d’alors tait celui d’un peuplesorti glorieux de la seconde guerre mondiale. Le Streamline doit

être perçu comme la clbration d’une victoire, de la libert et dela fantaisie de nouveau permise.

L’inuence des procds de fabrication — 3. L’emboutissage

u «». mh à, La cornuttaexpresso, l pv, Gp, 1948.

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 La technologie moteur ou carbur ant de l’innovation formelle ?

Par consquent, pour avoir une perception raliste de l’inuencede l’emboutissage sur la naissance et le dveloppement du styleStreamline, il nous faut garder la mesure des lments historiques,conomiques et technologiques contemporains à son apparition. Auregard du contexte dans lequel s’est dvelopp ce procd, sans enminimiser la porte, nous pouvons toutefois fortement relativiser soninuence. Peu d’lments nous permettent de percevoir l’embou-tissage comme une technologie ayant donn l’impulsion ncessaireà la diffusion d’un nouveau courant esthtique. Une opinion plus

tempre nous incite à identier ce procd comme moyen tech-nique qui a particip à crer une conjoncture favorable au dploie-ment de formes libres. De plus, si cela se vrie sans contestationdans l’automobile, nous avons vu que ce constat est moins agrantdans d’autres domaines.

D'une manire plus gnrale, nous pouvons tendre ce question-nement à d’autres procds de fabrication. En effet, les observationsfaites avec l’emboutissage peuvent-elles se gnraliser à d’autresprincipes de mise en forme ?

Le philosophe Pierre Damien Huyghe8 propose une vision selonlaquelle la technique serait le moteur de l’innovation esthtique. Parsa capacit à largir et repousser continuellement le champ des pos-sibles, elle offrirait les moyens indispensables au renouvellement età la cration de nouveaux courants formels. Nos observations prc-dentes sur les mthodes de fabrication d’objets en terre cuite mouleet en plastique inject vont dans ce sens. Cependant, ds que nous

nous intressons aux contextes dans lesquels se ralisent ces avan-ces technologiques, nous remarquons qu’ils jouent des rôles non-n-gligeables dans le dveloppement de morphologies nouvelles. Ainsi,ces propos nous amnent à nuancer cette ide et à apprhender la

8 p-d Hyg, . L'art au temps des appareils, p, l'H,2006, . 216.p-d Hyg, Art et industrie, philosophie du Bauhaus, p, c, 1999.

technique davantage comme le carburant que comme le moteur del’innovation esthtique. Nous avons observ au travers de travauxd’artistes, de mthodes cratives, de courants de pense, d’volu-tions sociales et de modication des usages que les conditions pro-pices au renouvellement des courants formels sont majoritairementissues d’une impulsion humaine. La technologie ne serait dans cecas qu’un relais pour cet lan d’innovation.

L’inuence des procds de fabrication — 3. L’emboutissage

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 Au-delà des outils employs pour transformer la matire, la fa-brication d’objets implique une organisation de la production. Cetteorganisation est appele systme productif. Nous pouvons le d-nir comme un ensemble d’lments ajusts qui a pour objectif d’en-gendrer un objet.1

Dans le cadre de ce mmoire, nous nous concentrerons sur laralisation d’objets de consommation de masse. Nanmoins, pourcomprendre l’inuence des systmes productifs dans la formalisa-tion des objets, il nous faut observer un large spectre de la produc-tion à travers l’Histoire. En effet, Les socits humaines n’ont pasattendu le milieu du XIXe sicle pour s’organiser an de produireen grand nombre des objets de consommation. Nous avons vu pr-cdemment2 que ds l’Antiquit, la fabrication des amphores, des

tuiles et des briques relevaient d’un systme productif visant à trans-former une matire brute en objet fabriqu en srie. Des tribus pri-mitives à l’entreprenariat du XIXe sicle en passant l’esclavage etles confrries d’artisans du Moyen Âge, chaque socit a dvelopp

1 d e së ’. Entre systèmesproductifs industriels et société, m-H cë, e-l a,2009.2 p. iii, h. 1, Du modelage au moulage, . 257.

4

l’organisation de la production

des organisations qui lui sont propres. Celles-ci sont notamment lefruit d’interactions complexes avec l’environnement socio-cono-mique. L’Etat monarchique du XVIIIe sicle et les corporations col-laboratives du XXe sicle n’impliquent videmment pas les mêmesparadigmes industriels.

 An d’observer au mieux l’inuence des systmes productifs surla morphologie des objets, il est ncessaire de dterminer un do-maine d’observation que nous conserverons. Ainsi, c’est au traversde la production de mobilier en bois que nous tudierons les in-uences formelles des diffrents modes d’organisation. Ce choixcorrespond d’une part à la ncessit de nous appuyer sur un mat-riau dont l’usage est avr ds les premiers temps et demeure om-

niprsent aujourd’hui. Par ailleurs, le mobilier recouvre un vastechamp d’objets dont les fonctionnalits restent les mêmes au coursdes sicles. Ceci nous permettra de nous focaliser sur leur produc-tion sans que nos observations soient parasites par des considra-tions lies à l’volution des usages.

 Les ori gines

Les origines du travail du bois sont mconnues car la conserva-tion de ce matriau n’est possible que dans les tourbires où les amas

 vgtaux du fond des lacs.3De plus, les archologues s’accordentpour dire que le travail du bois s’est limit à la fabrication de manched’armes, d’outils et d’abris prcaires tant que le silex est rest l’outilmajeur pour le tailler. Pour les massues, manches de haches, lances,pieux et sagaies, le bois est avant tout prsent dans les zones de pr-hension. Il se pose galement une autre inconnue, celle des moyens

employs pour dbiter des arbres de dimensions importantes donton ne connait pas avec certitude les outils utiliss. Le systme pro-ductif d’alors est dtermin par une pnurie technique. Faute d’ou-tils pour façonner le bois, l’tat d’origine de la matire dterminelargement la forme nale des objets produits. L’absence de moyens

3 m d, . Histoire Générale Des Techniques, tome 1 : Les originesde la civilisation technique, p, puf, 1962, . 26.

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

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techniques impose une logique de composition avec les ressourcesdisponibles. La branche et le tronc d’arbre ont des dimensions aveclesquelles il faut composer. Par ailleurs, la prcarit des conditionsde vie interdit d’voquer toute forme de mobilier. Nous remarquonsqu’à un certain degr ces contraintes sont toujours prsentes de nos

 jours dans le travail du bois massif. Les essences n’voluent pas. Lataille des arbres de nos forêts est comparable à celles d’alors, seulechange la possibilit de s’approvisionner en essences exotiques etd'utiliser des outils perfectionns.

Ce mode d’organisation s’observe encore aujourd’hui dans les so-cits primitives dpourvues d’artices techniques. Les recherchessur les tribus du Mato Grosso brsilien par l’anthropologue Claude

Lvi-Strauss dans son livre Tristes tropiques4 mettent en videncel’implication de la socit sur la culture et inversement. Au traversde souvenirs de voyage et de mditations de l’auteur, nous prenonsconscience des interactions entre la socit, la technique et les modesde production. Dans ce cas, les systmes productifs de ces peupladessont bass sur une superposition des diffrentes tapes et protago-nistes. L’approvisionnement en matire premire, sa transforma-tion et la fabrication des objets se font dans un primtre restreint.L’ensemble de la production est extrêmement localise. De même,l’utilisateur se confond avec le fabricant. Les Indiens sud-amricainsne fabriquent que trs peu de mobilier5. Les tmoignages de ClaudeLvi-Strauss nous renseignent à ce sujet : « Des châlits couverts denattes sont le seul mobilier »6. Seul le hamac rete une quête mi-nimale de confort bien que toutes les tribus ne disposent pas decette invention. Par ailleurs, la principale raison d’être de cet objetest d’assurer la protection de son utilisateur vis-à-vis d’animaux du-rant son sommeil.

4 c lv-s, Tristes tropiques, p, p, 1955.5 « c è ( ’ v ), à ê v hg ; – – ’ , g, vg à ; v , j è […]. »c lv-s, Saudades do Brasil , p, p, 1994, . 11.6 c lv-s, Saudades do Brasil , p, p, 1994, . 90.

Les systmes productifs des tribus primitives nous renvoient à ladnition des modes de vie des peuples du dsert propose par l’eth-nologue Thodore Monod : « c’est une somme de soustractions ». Lamorphologie des objets issus de ces modles de production, si ellelaisse transparaître de remarquables habilits manuelles, est prin-cipalement dtermine par la nature des ressources naturelles àdisposition immdiate. Les varits de plantes, les os des animauxprsents tout comme les plumes des oiseaux vivant à proximit sontautant de facteurs d’inuences sur les formes produites.

 La libération du technicien.

Il a fallu que l’homme dpasse le seuil agricole pour voir appa-raître des formes de mobilier qui ne se limitent pas à une « couchegnralement rduite à une jonche de feuilles, à une natte, à desfourrures ou un matelas. »7. Avec la sdentarisation, l’agriculturese dveloppe. Cette transformation implique l’apparition dans lesconstituants d’une tribu d’un lment inexistant dans les socitsprimitives : la possibilit de couvrir la consommation alimentaired’individus vous à des tâches qui ne se traduisent pas immdiate-ment en produit d’alimentation. « Les oprations artisanales sup-posent la libration possible d’un nombre d’heures trs important,qu’il s’agisse d’individus producteurs d’aliments, librs pendantles intervalles des travaux agricoles, ou de vritables spcialistestotalement affranchis des tâches alimentaires. »8. Cette possibilitdu temps n’est pas la seule en cause ; il existe, du fait de l’lvationconstante de la population et de l’augmentation des besoins de lacollectivit, un vritable « appel à l’innovation » qui ne s’offre qu’à

un trs faible degr dans les socits à milieu quilibr comme celuides Indiens d’Amazonie.

C’est sur cette base que s’amorce un systme productif bassur le travail de l’artisan. Selon Andr Leroi-Gourhan, son travail

7 a l-Gh, Milieu et technique, p, a mh, 1945 1973, . 280.8 a l-Gh, Le geste et la parole, tome : Technique et langage, p, a mh,1964, . 239.

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

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matrialise ce qu’il y a de plus anthropien dans l’homme.9 Il est àla fois le concepteur et le fabricant. Celui qui pense et celui qui fait.Quelles inuences formelles a apport un mode de production cen-tr sur l’artisanat ?

 L’atelier, le corporatisme

Durant plusieurs sicles, les artisans ne sont pas spcialiss dansdes domaines prcis. Il semble que leur travail soit organis autourde la maîtrise d’un matriau bien plus que par l’attribution d’unchamp de comptences li à une catgorie d’objets. Dans l’tude an-

thropologique d’Andr Leroi-Gourhan, Milieu et technique10, l’auteurinsiste sur l’absence de mobilier sous sa forme actuelle dans la ma-

 jeure partie du monde pendant une trs longue priode. Sa forme selimitait le plus souvent à des coussins, des toffes et des coffres rudi-mentaires. Les catgories d’artisans sont schmatiquement dniesautour du travail du mtal, de la pierre ou du bois. Si des exemplesde mobilier gyptien, comme le coffre de Mesrê expos au Louvre,nous interpellent par la proximit de leur structure et de leur identitformelle avec des modles beaucoup plus rcents, il est clair que cespices, retrouves dans des tombeaux, sont absentes de la plupartdes intrieurs d’alors. L’historien Maurice Daumas nous renseigne,dans  Les origines de la civilisation techniques11, sur le caractre ex-ceptionnel de ces pices en insistant sur la nature rudimentaire dumobilier gyptien d’usage courant.

En Europe, jusqu’au Moyen Âge, le mobilier est fabriqu par descharpentiers, ceux qui commencent à se spcialiser dans sa fabri-cation sont appels « les charpentiers de la petite cogne »12. Mais la

« petite cogne » est encore lourde et les panneaux sont toujours trspais. Ils sont assembls par des clous traversant intgralement lebois. Cet assemblage est maintenu par des ferrures qui recouvrent

9 Ibid., . 243.10 a l-Gh, Milieu et technique, p, a mh, 1945 1973, . 280.11 m d, op. cit., . 167.12 sh G, . Merveilleux meubles de France. p, m, 1987,. 14.

toute la surface du meuble. Enn, le tableau de Pieter Bruegel repr-sentant un banquet de village nous renseigne sur la façon dont onse meublait dans une famille de paysans à la n du Moyen Âge. Ony voit de quelle manire les bancs et les tabourets sont agencs : lebois n’est pas travaill, il est simplement taill. Une ancienne portedont on aperçoit un gond, sert à apporter la nourriture. Seul le per-sonnage le plus important possde un dossier et les tables sont com-poses d’paisses planches poses sur des trteaux.

Le systme productif qui domine la production de meubles estdonc bas sur le travail d’artisans polyvalents. Quelle inuence

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

mê,v e,550-1069 v J.-c.,

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Le repas de Noces, pbg ’a, 1568,h ,124x164, mKhhm, V,ah.

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formelle dcoule de cette non-spcialisation ? Si les charpentiersfabriquent galement des meubles, il n’est pas surprenant que lemobilier soit inuenc par les progrs en architecture. Ce mode deproduction facilite les passerelles entre les diffrents corps de m-tier. Ainsi, paralllement à l’apparition des structures gothiques, lesmeubles s’vident. Peu à peu ils se structurent autour de montantset de traverses qui portent le meuble ferm par des panneaux quipeuvent dsormais s’afner. Le mobilier est construit comme un bâ-timent. Les coffres, buffets et bahuts sont conçus de cette manireavec corps, façade, fronton et chapiteau. Bien que les mtiers de me-nuisier puis d’bniste se dveloppent, les liens entre architectureet mobilier restent troits. Les cabinets d’bne imports d’Italie à

la Renaissance possdent des façades dont le rpertoire formel estdirectement inspir des canons architecturaux de l’poque.

Dans toutes les villes, depuis le Moyen Âge, des corporationsde mtiers appels « communauts jures » ou « jurandes » enca-draient le travail des artisans. Ces derniers voyaient là un systme

collectif reposant sur des principes de solidarit et de surveillancemutuelle. Nanmoins, l’immobilisme de ces groupements corpora-tistes constitua un frein à l’innovation qui peut expliquer le prolon-gement de l’inuence formelle de l’architecture longtemps aprs laspcialisation des artisans dans la fabrication de mobilier. Le sys-tme productif reste bas sur le travail d’artisans habiles et maîtresde leurs ralisations.

En 1581, un dit rglemente et classe les mtiers de Paris en plu-sieurs catgories. Le modle productif, s’il reste ancr dans une lo-gique artisanale, s’loigne largement de la polyvalence. Le systmecorporatiste s’en trouvera renforc. Il n’est pas dans notre intentiond’analyser ici la morphologie du mobilier au regard de l’volution

des styles. Nous avons voqu les conditions de leurs renouvelle-ments prcdemment13. Il nous est ncessaire de dissocier ce quiprovient d’afnits esthtiques temporaires et ce qui, dans la forme,est inuenc par le systme productif dominant. De ce point de vue,l’inuence du corporatisme dans les formes produites se traduit parle dveloppement d’un registre dcoratif propre au mobilier. Lestailles en « pointes de diamants », les cannelures et les boules surlesquelles reposent les pieds ne sont pas issues d’un transfert depuisd’autres domaines mais se sont panouies en menuiserie. Dans lemême sens, l’usage du tour à bois quasi-systmatiquement, en parti-culier pour les montants et les entretoises, est un traitement propreà la corporation des menuisiers.

Cette organisation de la production favorise la segmentation descomptences et la spcialisation des artisans. ébnistes et menuisiersse scindent clairement en deux corporations. De nouveaux mtiersapparaissent. Notamment la tapisserie dont la pratique est toutefoislie au mobilier. Il dcoule de ce modle productif la cration de r-

pertoires formels distincts dans chaque domaine artisanal. Parado-xalement, le corporatisme est à l’origine d’un ralentissement du re-nouvellement des formes car les liens entre les mtiers sont moinsforts. Les passerelles entre architecture et mobilier deviennent moinsvidentes. Les corporations se nourrissent de leur propre produc-tion, ce qui cre un climat favorable à la reproduction des formes

13 p. iii, h. 3, L’emboutissage, . 275.

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

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existantes. Nous observons que cette remarque demeure valablesur une chelle de temps bien plus grande, jusqu’à rester pertinentelorsqu’elle s’applique à la production actuelle.

 La manufacture, le dirigi sme

Par la suite, l’immobilisme de ces groupements corporatistesconstitua un frein à l’innovation voulue par les rformes de Colbert.Ce dernier estimait que l’innovation technique tait une responsabi-lit de l’Etat. S’il y avait un mcnat, il devait être uniquement d’ini-tiative royale. En 1667, Colbert installe aux Gobelins la manufacture

royale des meubles. En parallle, d’autres tablissements de prestigesont crs, comme la manufacture de Svres pour la porcelaine oùse runissent artistes et fabricants. « Il coordonne les diffrents m-tiers mais leur donne galement des desseins »14. A ce titre, Colbertest surnomm le pre du dirigisme manufacturier. On lui attribue laformule : « Tout homme au travail est une victoire sur le dsordre ». 15

Ce travail en synergie a une inuence directe sur l’apparitiond’ensembles dcoratifs. Il ne s’agit plus de productions isoles maisd’un systme organis et conçu comme appartenant à un ensemblehomogne. Le mobilier perd encore de sa mobilit. Il est dessin enfonction d’un dcor, qui pour être harmonieux doit être ralis pardes artisans dont les inuences formelles fusionnent. Les arts descramistes, des tapissiers et des bnistes doivent s’accorder sousl’autorit unique et centralisatrice de l’Etat. Concrtement, ce sys-tme de production implique la cration de gures dcoratives com-munes aux diffrents corps de mtiers. On retrouve des frises, desrais de cœur, des godrons et des mdaillons sur chaque lment du

dcor. Ils ne se cantonnent plus au mobilier mais s’talent sur leslambris, les tapis et les portes.

Par ailleurs, nous pouvons observer une autre inuence de cemodle productif. L’instauration de canons esthtiques qui s’tend

14 sh G, . Merveilleux meubles de France, p, m, 1987,. 45.15 c, d W. Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours ,p, s, 1998, .42.

à chaque domaine de l’industrie. L’esprit ambiant tait sans contesteà l’italianisme. La cration du Grand Prix de Rome n’a fait que ren-forcer ce courant en l’institutionnalisant. L’autoritarisme politique,en organisant la production, a donc eu une inuence certaine surl’volution des formes. Est-il prilleux de tenter un rapprochemententre les manufactures de l’poque et la volont des gouvernementsrcents de crer des « pôles d’excellence »? Sans doute, au vu de l’vo-lution du contexte socio-conomique. Mais la volont de Colbert defavoriser les industries françaises pour contrebalancer le poids desimportations n’est pas sans points communs avec les objectifs de cespôles. Dans tous les cas, le dirigisme manufacturier nous donne unaperçu de l’emprise du systme productif en place sur la nature des

formes. Ce modle a domin la production aussi longtemps qu’il se justiait politiquement.

 La fabr ique, l’es prit d’en treprenariat 

 A partir de 1750, l’ouverture vers l’innovation a entraîn l’mer-gence d’un libralisme modr qui s’est install entre le dirigismecolbertiste de l’Etat et l’initiative de l’entreprenariat libral. Portpar des personnages comme Vincent de Gournay, Jacques Turgotet Jacques Necker, le monde industriel subira une modernisationd’ordre idologique et organisationnel. En effet, Vincent de Gour-nay, ngociant et marchand, est l’auteur de la formule « laissez faireles hommes, laissez passer les marchandises ».16 A ce sujet, il ajouteen septembre 1753 : « Ces deux mots, laisser faire et laisser pas-ser, tant deux sources continuelles d’actions, seraient donc pournous deux sources continuelles de richesses ». De ce fait, il remet

en cause le rôle des manufactures dans les vues de l’Etat en privil-giant l’individualit.

 Au même moment , les initiatives de l’horloger Frdric Japy pour rduire ses coûts de production tmoignent du dveloppe-ment de l’esprit d’entreprise. La fabrication de pices pour l’industrie

16 V Gy, d W, Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours, op. cit., .61.

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

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horlogre tait du temps de Japy le fait d’ouvriers spcialiss tra- vaillant à domicile. L’inventivit et les connaissances techniques deFrdric Japy lui ont permis de concevoir des machines destinesà la ralisation en srie de pices d’horlogerie. Japy augmente àfaible coût les cadences de production tout en rduisant la maind’œuvre ncessaire. Il dpose en 1799 les brevets de dix machines,dont une machine à tailler les roues, une machine à fendre les vis,un tour pour tourner les platines des montres. Il insiste dans sesdescriptions sur le fait que ses machines peuvent être actionnesfacilement par des inrmes ou des enfants. En effet, ce qui aupara-

 vant ncessitait le savoir-faire d’artisans hautement qualis ne de-mande plus que les comptences d’un homme capable d’actionner

une machine. Alors que le systme technique reposait jusque-là surl’excellence de la qualication ouvrire avec son savoir accumulpar les gnrations, il s’amorce ici une transformation profonde dumodle de production.

Par ailleurs, il dveloppe les « cits Japy », prmices des futurescits ouvrires, dans lesquelles son personnel, qui autrefois tra-

 vaillait à domicile, est log. La production passe des manufacturesà des fabriques situes en priphrie des villes. En ce sens, il initieune organisation paternaliste du travail où la gure du patron en-trepreneur se substitue à celle de l’Etat. Progressivement, l’innova-tion n’est plus exclusivement porte par le systme tatique maisdevient le fruit d’initiatives individuelles.

Pour le domaine qui nous intresse particulirement, le mobi-lier en bois, la russite de l’bniste et industriel autrichien MichelThonet durant le XIXe sicle est dmonstrative de cette volution.En 1816, à vingt ans, Michel Thonet cre une petite fabrique de

meubles dans laquelle il exprimente des assemblages et des ma-nires de courber le bois. Ses recherches aboutiront à la mise aupoint d’un procd indit de mise en forme de lattes de hêtre tu-

 ves, courbes puis sches et ponces. Thonet dpose sont breveten 1841 et conçoit un premier prototype dnitif huit ans plus t ard.La forme de la chaise n°4 avec le dossier et les pieds arrire d’unseul tenant est non seulement issue d’une innovation techniquemais provient des travaux d’un homme et pas d’une institution. En

ce sens, l’aspect novateur des courbes de la clbre chaise n°14 pro-duite à plus de quarante cinq millions d’exemplaires jusqu’en 1903,doit galement être perçue comme une consquence de l’volutiondu modle productif.

La conception gnrale des chaises fabriques par Thonet tmoi-gnent aussi des mutations de fond dans l’organisation de la produc-tion. La n°14 est compose d’un nombre d’lments rduit. Trente sixchaises dmontes pouvaient être contenues dans un volume d’unmtre cube et expdies à travers l’Europe. Le dessin de la chaiserete le souci de minimiser les coûts en intgrant ds la conceptiondes logiques propres à la fabrication en grande srie et au transport.Les formes suivent des dterminismes qui vont au-delà des afnits

stylistiques du moment et des possibilits technologiques. Le centrede gravit de la production est sorti du connement des ateliers etdes manufactures au prot d’une nouvelle entit : la fabrique.

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

eg h vè ’ Thonet, ah,xè XiXè.

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 L’usine, l’organisation scientique du travail

Nous avons vu que l’entreprenariat a jet les bases d’une re-cherche d’efcacit et d’optimisation de la production. Cette vo-lont ouvre une phase dans laquelle la production de masse s’im-pose comme modle productif de rfrence. La fabrication en grandesrie de biens standardiss induit une mutation profonde du statutdu travailleur. La qualication des ouvriers est relgue derrire lepotentiel des nouvelles machines-outils. Le savoir des employs estrduit à la mise en fonctionnement d’une machine. Sa participationet ses connaissances ne sont que peu sollicites. Le changement quis’amorce à ce moment-là se poursuivra et s’intensiera tout au long

du XXme sicle. Simone Weil a dnonc cette dgradation progres-sive de la condition ouvrire. « Il (l’ouvrier) ne lui reste que l’ner-gie qui permet de faire un mouvement, l’quivalent de la force lec-trique ; et on l’utilise comme on utilise l’lectricit ».17

La production des objets se mcanise et, par extension, leursformes se rationnalisent. C’est la machine qui formalise la produc-tion. L’historien conomique François Caron pose la mcanisationcomme pralable ncessaire à la fabrication en grande srie. « Laproduction de masse apparaît d’abord aux Etats-Unis grâce à troislires techniques de systmes de production : l’industrie des ma-chines-outils capable de s’adapter aux besoins de chaque produit,l’interchangeabilit des pices et la production en continu. »18 Dans lemême sens, les conomistes Robert Boyer et Michel Freyssenet nousdonnent l’exemple d’Henri Leland, le fondateur de Cadillac, qui ds1902, avant Henri Ford, a plac la standardisation au centre de saproduction. « Il (Henri Leland) a t form à l’interchangeabilit despices chez le fabricant d’armes Colt, puis à la conception des ma-

chines outils de prcision chez Brown and Sharpe. Lorsqu’il se lancedans la construction automobile, il se xe pour objectif de parvenirà une extrême prcision et une standardisation dans l’usinage pourqu’il soit possible de procder à un change standard de toutes les

17 s W, La condition ouvrière, p, G, 2002, .313.18 fç c, Les deux Révolutions industrielles du XXe siècle, p, a mh, 1997, .96.

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

vg hê à 90 100°c v 0,7 .

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pices de ses modles ».19 Bien que nos observations se concentrentsur le mobilier en bois, c’est l’industrie automobile qui sur ce pointnous donne les exemples les plus dmonstratifs. La complexit desassemblages et le grand nombre de pices ncessaires à la fabrica-tion des voitures n’est sans doute pas tranger à cela. Beaucoup depices mcaniques comme les amortisseurs sont dsormais conçuspour s’adapter à diffrents modles de vhicules.

 Au même moment est publi un ouvrage dans lequel son auteur,Frederick Winslow Taylor, prconise une mthode d’organisationscientique du travail. Taylor propose un systme de productioncomplet pour rsoudre un problme typique de la production di-

 versie en petites et moyennes sries. Il recommande qu’elle se

fasse en station xe ou en ligne non mcanise, an d’viter ce qu’ila appel la « ânerie ouvrire »20, c’est-à-dire le ralentissement d-libr de la part des ouvriers du rythme de travail, problme quine se pose pas ds lors que le rythme est impos par une chaîne demontage. Cette rationalisation des mthodes de travail a t tour-ne en ridicule par Chaplin dans  Les temps modernes21. La diffusionde ce modle d’organisation de la production s’est rpandue sousle nom de Taylorisme.

En Août 1913, Detroit voit le lancement de la premire chaîne demontage de la Ford T . C’est le dbut de la production en continu etc’est de la continuit de ce ux que provient la source de croissance.Pour cela, le travail à la chaîne consiste à mettre en mouvement lesobjets et à xer l’homme en dplaçant les pices devant lui. Chaquetape successive du travail ouvrier dcompos se droule en unesquence de temps qui dnit l’allure de la chaîne. Le mode de fa-brication de la  Ford T est parfois prsent comme une applicationdirecte des prceptes de Taylor. Cependant, selon François Caron,

Henry Ford n’a pas t directement inuenc par ses travaux.22

Lorsdu lancement de la premire chaîne de production, la diffusion desides de Taylor tait faible et c’est uniquement grâce au succs dela Ford T que l’ensemble des entreprises adoptera au dbut du XXe

19 r by, mh fy, Les modèles productifs, p, l dv, 2000, . 27.20 fk Ww ty r by mh fy. op. cit., . 41.21 ch ch, Les temps modernes (Modern Times) , ch ch, 1936.22 fç c, op. cit., .96.

sicle les recommandations de Taylor. Le terme de « taylorisme » apris une signication de plus en plus large, au fur et à mesure de sadiffusion. Il est devenu synonyme dans les annes 70 de division dela conception et de l’excution du travail que la parcellisation destâches, qui lui a t attribue, aurait port à son paroxysme.

 La machine au centre du jeu in dustriel

Mais recentrons-nous sur des problmatiques de formalisationpour observer quelles sont les inuences de ces volutions sur lamorphologie des objets produits. De la même manire que l’auto-

matisation des mtiers à tisser par Vaucanson puis Jacquard (1804)a entraîn au cours des sicles prcdents une modication dans laqualit et le dessin des motifs tisss, il est probable que ces remar-ques puissent s’tendre aux innovations techniques induites par l’ar-rive des machines outils. La production de masse place ces qui-pements au centre de l’organisation productive. Nous avons vu quec’est dsormais les potentialits de la machine qui dictent les for-mes possibles et non plus l’habilet, le savoir-faire et encore moinsle talent de l’ouvrier.

Dans le domaine du mobilier, l’diteur Herman Miller nous four-nit un exemple explicite. Lorsque la Michigan Star Furniture Com-pany prend le nom de son nouveau prsident en 1923, son cataloguepropose des meubles aux formes ancres dans des rfrences tradi-tionnelles. Le passage progressif à une production industrialise àgrande chelle a entraîn une modication des formes en adqua-tion avec le potentiel des machines. La conception des objets vise àlimiter le nombre d’intervention manuelle et même à les liminer

compltement lorsque cela est possible. La diffrence entre la chai-se en bois ouvrage de 1923 et les meubles exposs dans le showroom de la marque en 1939 tmoigne clairement de cette inuence.Par la suite, Herman Miller a dmontr son intrêt pour l’innova-tion dans les procds industriels en dveloppant trois ans plus tardavec Charles et Ray Eames des attelles en contre-plaqu moul. Cestravaux aboutiront en 1947 à la commercialisation d’assises dont lesformes reposent sur le même principe.

L’inuence des procds de fabrication — 4. L’organisation de la production

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’Hm i. 1923.s vg v ’ èg e - .

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 Au-delà du changement d’outils de production, la spcialisationdes ouvriers se traduit-elle par des transformations formelles ? Est-ceque les tâches dlimites et prescrites de l’ouvrier se retent dansles objets qui sortent des chaînes de montages ? Selon le modleTaylorien, la standardisation est un gage d’efcacit. L’uniformits’impose comme un pralable ncessaire pour raliser des conomiesd’chelles. La mise au point, au cours du XXme sicle, de panneauxdrivs du bois comme le contre-plaqu, le latt et le MDF23 s’inscritdans cette logique. Les efforts de standardisation des dimensions etdes paisseurs de ces matriaux, notamment avec les produits se-mi-nis, vont dans le même sens. Ce mouvement se poursuit par ledveloppement de pices d’assemblage normalises. Dans l’indus-

trie du bois, nous pouvons citer comme exemple les querres, lescharnires, les tasseaux et d’autres lments de xation dont desrfrences identiques se retrouvent dans des produits de rmes dif-frentes. Les recherches ergonomiques au cours des annes 40 s’ins-crivent dans cette logique d’universalit.

Par ailleurs, l’inuence de ce modle industriel dpasse la fa-brication des produits. La manire de concevoir les objets voluegalement. « L’organisation productive doit permettre de les [lesbiens] concevoir rapidement et au moindre coût, et de changer defabrication aussi souvent que ncessaire en fonction des variationsde la demande des diffrents modles. »24 Cette remarque nous d-montre que la stratgie de production de masse initie par Ford acd la place à d’autres mthodes. Leur mode d’organisation privi-lgie la diversit et la exibilit par rapport au volume de produc-tion. Les variantes de ces systmes empruntent des noms issus del’industrie automobile comme sloanien25, toyotisme ou hondien26.Ce n’est pas notre intention d’analyser et de dnir les spcicits

23 mdf g g : Medium Density Fibreboard , ç « ( ) y ».24 r by, mh fy, op. cit., . 40.25 l’j v h G m a s.r by, mh fy, La crise du modèle sloanien aux Etats-Unis et l’affirmation dedeux nouveaux modèles au Japon1967-1973. p: G, 1999. . 40. é :y., 2006, 760 K.26 ty h è  j ty H.

de chacun de ces modles. Nous concentrerons notre attention surla manire dont les mutations du monde industriel au cours des der-nires dcennies du XXme sicle et jusqu’à aujourd’hui ont inusur les formes qui nous entourent.

 Mondialisation et anachronismes

Dans les dernires dcennies, avec l’automatisation des systmesde production actuels combins à la monte en puissance des tech-niques informationnelles, se dveloppent de nouveaux modes d’or-ganisation. L’entreprise industrielle sous sa forme traditionnelle

tait structure autour de son outil de production. La exibilit desmoyens informatiss tend à redessiner ces schmas. Plus largement,c’est l’ensemble du systme de production qui a volu sous l’in-uence du nouvel outil de rfrence, l’ordinateur. Il est courammentutilis dans diverses activits industrielles contemporaines commela publication, le dessin, la conception, la fabrication ou la gestionde ux qui ont tous opt pour cette « assistance par ordinateur » ande mener à bien leurs techniques de production en laissant la ma-chine informatique calculer à la place de l’homme. Dsigne parl’abrviation AO pour « assist par ordinateur », la productique estune discipline technique qui se concentre sur la gestion de la pro-duction an d’en diminuer les surcoûts et les gaspillages. Combinantproduction et informatique, la productique runit les dernires in-novations technologiques modernes. La GPAO (gestion de produc-tion assiste par ordinateur) qui vise à atteindre une organisationrpondant aux meilleurs dlais, tout en maintenant un coût minime,prend place dans ce sillon.

Paralllement, des problmatiques lies à la mondialisation del’conomie accentuent la transformation des modles industriels.Robert Boyer nous dmontre que cette globalisation a engendr unefragmentation des spcicits locales pour former un ensemble h-

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trogne à l’chelle de la plante.27 Nous est-il possible de faire unlien entre ces volutions et l’mergence d’une esthtique communeaux crations de designers d’origines culturelles et gographiquesdiffrentes ? Si l’uniformisation des rfrences formelles prendsa source à un niveau certainement plus large, la diffusion à unechelle internationale de la production des grands diteurs de mo-bilier participe à ce courant. Les produits prsents dans le catalo-gue Ikea imprgnent les rtines de populations entires. En 2008,ce catalogue est devenu la publication gratuite la plus importanteau monde avec cent quatre-vingt onze millions d’exemplaires dis-tribus en vingt-six langues. Ds la n des annes 50, l’arrive dela photographie en couleur et le dveloppement des revues spcia-

lises a familiaris les lecteurs avec des crations jusqu’alors con-nes dans les pages des priodiques professionnels.

Selon le sociologue catalan Manuel Castells, le schma de pro-duction industrielle a volu au prot de fonctionnements horizon-taux. Dans son ouvrage,  La société en réseau28, il prsente ces nou-

 velles organisations comme un ensemble de structures à gomtrie variable en fonction de coopration, de concurrences, du moment,du lieu, du processus de production et du produit. Il n’y a plus deconcentration des outils de production mais des rseaux de comp-tences qui se forment suivant les ncessits d’un projet industriel,puis se dlitent. Dans ce cadre, l’activit des diteurs de mobilierconsiste de plus en plus à assumer la responsabilit de la recherche,du dveloppement et de la conception des prototypes ainsi qu’àcontrôler la qualit du produit et sa marque. La fabrication est ac-complie par des rseaux d’intervenants constitus pour l’occasion.

Toutefois, il est dlicat d’tablir un rapport d’inuence directeentre ces nouveaux schmas de production et la formalisation des

objets. Au regard des pages des catalogues de diffuseurs populairescomme BUT, il est clair que des typologies provenant de modles

27 « l v ’g ’ g ’ yè v . »r by, h://www.v-vy.//g//18/2.hr by ’ à ’eHess, hh cnrs à’e .28 m c, La société en réseau, p, fy, 1996.

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productifs prcdents persistent à l’intrieur des organisations in-dustrielles actuelles. Dans le domaine qui nous intresse particuli-rement ici, le mobilier en bois, les rfrences à l’artisanat abondent.

d hTrattoria, Jm, mg, 2009.l ’ g . l ’ x h .

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Ce constat nous incite à relativiser la porte des modles produc-tifs sur les formes. De plus, la multiplicit des facteurs d’inuenceque nous avons identis prcdemment minimise l’empreinte for-melle imputable à l’organisation de la production. Lors de la conf-rence organise par le philosophe Heidegger en 1953 portant sur« la question de la technique »29, le mathmaticien Heisenberg qua-lie la technique de « phnomne biologique », parce qu’elle « de-

 vient interactive et insparable de l’espce humaine qui l’engendre ». Ainsi, les formes issues des techniques de production industriellesrpondent à des dterminismes qui s’tendent à l’ensemble des so-cits humaines et ne se limitent pas à la transcription des modlesproductifs qui les engendrent.

29 W Hg, La nature dans la physique contemporaine, p, G, 2000, .63.

Catalogue BUT  2009/2010, g 252.

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La tentation est forte, aprs avoir observ quelques unes des in-uences qui participent à dnir les formes des objets qui nous en-

 vironnent, de succomber à une vision darwiniste de leur volution.Nous pourrions sans difcults calquer notre vision sur les lois dela slection naturelle telles que les a expos le naturaliste CharlesDarwin au milieu du XIXe sicle1. La biologie rend compte de latransformation des espces en combinant le jeu des lments gn-tiques avec l’effet cumulatif des adaptations au milieu.2 Y aurait-ildes rapprochements envisageables avec nos observations ? La va-riabilit de la morphologie des objets peut-elle être perçue commele produit de transformations irrversibles guides par de multiplesparamtres ? Parmi ces derniers, nous compterions le contexte so-cial, conomique, culturel ou gographique dans lesquels un produit

s’insre ainsi que d’autres lments dont nous avons tudi les impli-cations au cours de ce mmoire. La forme serait ds lors le rsultat

1 ch dw, l’g è , t g : o h g y m n s, è , l : Jh my, 1859.t ’e b 1876 v d b 1992, p,f, 2009.2 a l-Gh, l g , t1 : th gg, p, a mh,1964, . 48.

conclusion

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d’une adaptation à de nombreuses inuences. Un consensus dontl’quilibre sans cesse bouscul devrait se rednir sous peine d’ex-tinction. Le volume imposant de l’armoire normande aurait scellson sort comme celui du mammouth face à l’re glaciaire. Les muta-tions du milieu dans lequel ce meuble vit, nos intrieurs, participentà sa disparition progressive. La foule d’objets obsoltes qui peuple lesappartements de nos grands-parents est appele à s’teindre suivantle même schma. Leurs formes caduques, incapables de s’accorder àleur environnement expliqueraient leur dissolution inluctable avantque quelques spcimens sufsamment singuliers ou reprsentatifsn’entrent au Muse ; institution quivalente à l’herbier ou la galeriede taxidermie d’un naturaliste. De même, les fosss esthtiques exis-

tant entre les ustensiles amrindiens, touaregs ou japonais devraients’interprter comme autant de rponses à des conditions d’existencedivergentes. Simultanment, d’autres morphologies mergeraient,prescrites par des contraintes nouvelles inhrentes à nos modes de

 vies. Les excroissances des satellites ou les pales longilignes des o-liennes tmoigneraient de nos dernires aspirations et des mutationsà l’œuvre dans notre socit.

Ce parallle est d’autant plus troublant que Darwin, dans le qua-trime chapitre de son ouvrage, afrme que les formes qui persistentne sont ni les plus belles, ni les plus fortes, mais les mieux organi-ses. Celles capables de s’adapter le plus efcacement aux trans-formations auxquelles elles sont confrontes. Ainsi, le concept de« Supernormalit » dfendu par Natao Fukasawa et Jasper Morrisonpourrait se rvler être l’un des caractres susceptible de garantir laprennit d’un objet dans le temps. Non pas que sa morphologie soitappele à voluer rapidement, mais qu’à l’inverse, sa neutralit for-

melle lui confre la capacit de se projeter dans des milieux varis.Nous ne sommes pas loin de ce que Paul Bourgine et Annick Lesneappellent les « formes à l’quilibre ». Dans leur livre sur la morphog-nse3, ceux-ci voquent des êtres dont l’volution a atteint un stadequi les extrait du jeu de la slection naturelle. Ce qui n’est pas sans

3 p bg, ak l, . Morphogénèse, L’origine des formes, p,b, 2006.

nous rappeler les mduses dont Patrick Jouin vantent la perfectionformelle4 que des milliards d’annes d’imperceptibles mutationsauraient affranchi des inuences auxquelles nous sommes soumis.Serait-ce le cas du gobelet antique dont Martin Szekely dit s’êtreinspir pour dessiner le verre Perrier ? Il existe de nombreux objetssans âge, tels que les clous, les bougies, ou les trteaux que le tempsa mis à l’abri des soubresauts esthtiques de notre poque. Ils sontalors insensibles, anesthsis5, les dterminismes mentionns aucours de ce mmoire n’auraient plus prise sur eux. Louis Sullivan,nourri par les thories dbattues en son temps, souligne ds la ndu XIXe sicle les liens qui unissent l’volution des formes aux im-pratifs dicts par la nature6. Pour paraphraser la clbre formule

de l’auteur, les morphologies « quilibres » cites plus haut seraientcelles dont la forme suit le mieux les fonctions7. Elles atteindraientune hypostase, contenant dans leur perfection chacune des rponsesaux exigences de leur environnement.

Pour que le rapprochement esquiss avec les positions darwi-niennes soit entier, il nous faut galement prciser la nature hr-ditaire des inuences. Ces dernires ne se limitent pas à des para-mtres issus de l’tat prsent du milieu. Ces dterminismes intgrentgalement les notions de liations, de lignes et de races. L’aspectd’un produit doit s’envisager comme le fruit d’une maturation etde croissements aux origines parfois lointaines. Yves Deforge a d-gag une mthodologie gnrale appele homologie qui permet de

4 e v pk J, . 25.5 e à hyg g .  Aisthanesthai – dv : aisthêtês « ç » ; aisthêsis « v » ; anaisthêsia « » ; aisthêtikos « à » « ê j ». J ph, ., Dictionnaire étymologique du français , p, l l r, 1983.6 « Il semble vraiment que la vie et la forme soient indissolubles, inséparables, si conforme est cetaccomplissement. Que ce soit l’aigle planant dans son vol ou la fleur du pommier, le cheval delabour peinant à sa tâche, les branches d’un chêne, le cours d’eau qui serpente, ou la dérive desnuages, la forme suit toujours la fonction. C’est la loi… C’est la loi qui règne sur toutes les chosesorganiques et inorganiques, physiques et métaphysiques, humaines et surhumaines et qui dictetoutes les vraies manifestations de l’esprit, du cœur et de l’âme : la vie se reconnaît à sonexpression, la forme suit toujours la fonction. C’est la loi. »7 n l sv : « » v rg t ’ v (g ??) : « , ».

Conclusion

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regarder les objets comme des êtres naturels selon leurs volutionsdans le temps8. Par exemple, la forme actuelle des voitures ne peutse comprendre dans son ensemble que si l’on a connaissance de leursancêtres, notamment des calches, et des voitures à cheval. Nous y dcelerions alors des morphmes se prsentant comme les reliquatsde fonctions aujourd’hui disparues.

Ceci pose les questions de l’hybridit et de la strilit de certainesformes. Celles rsultant de croissements incongrus se verraient in-capables de se reproduire et condamnes à disparaître. Ainsi, l’ap-parence d’un objet est comparable à un instantan photographique.Ce que nous observons lorsque nous regardons un produit n’est pasautre chose que « l’instant dcisif » de Cartier-Bresson. Dessiner un

produit ne peut pas être un vœu de xit car en ralit celui-ci n’estqu’un tat des lieux. Il est une rponse formule aujourd’hui faceà des inuences contemporaines. Sa morphologie naît d’un chan-gement et en prpare un autre. En dnitif, l’apparence des objetsn’est comprhensible que dans sa totalit terrestre et temporelle.9 Les formes que nous admirons aujourd’hui, quelquefois prsentescomme l’ Acmé des grecs, n’ont pas grand-chose de l’tat d’achve-ment qu’on nous dpeint. Elles ne sont pas des points culminants.Tout juste sont-elles de brves expressions de plnitude, commeune immobilit hsitante, avant que des inuences mouvantes neles obligent à voluer de nouveau.

Cependant, le parallle ne serait-il pas trop simple ? Pouvons-nous superposer les lois de la slection naturelle à l’volution desformes sans risquer d’occulter tout un pan de l’activit cratrice hu-maine ? La notion de milieu ne doit pas être accepte à l’tat brut.Il faut la dcomposer, reconnaître qu’elle est une variable, un mou-

 vement. Observer la gense d’un objet à travers le seul prisme du

darwinisme, c’est oublier que l’homme ne vit pas dans un milieu, il

8 Yv dg, Technologie et génétique de l'objet industriel , p, m, 1985.9 n à a l-Gh hh dw :« Darwin, comme les naturalistes du XVIIIe siècle, est parti du tréfonds de la géologiestratigraphique, de la paléontologie et de la zoologie actuelle, car, en définitive, conséquence oucouronnement de l’évolution, l’homme n’est compréhensible que dans la totalité terrestre. »a l-Gh, Le geste et la parole, tome1 : Technique et langage, 1964, p, amh, . 17.

 vit dans un monde. Nous entendons par là que la validit d’un dessincomporte des afnits et des accords plus subtils que ceux qui pr-sident à l’accomplissement des dterminismes biologiques. Il nousfaut prendre en compte la capacit, pour ne pas dire la volont del’homme de refuser, lutter, s’opposer et enn à s’autodterminerface à sa condition naturelle. Depuis qu’il a conscience des jeux del’volution, les cartes ne sont-elles pas fausses ? Pour paraphraserHenri Focillon, nous pourrions afrmer que les rapports qui unis-sent l’homme aux formes de son environnement ne sauraient êtrepure contingence10. La contrainte ne rgit pas tout. La morphologied’un objet peut rsulter d’une activit irrationnelle ou inconsciente.Nous voyons converger en elle les nergies des civilisations, leurs

cultures, leurs croyances et leurs aspirations. Ds lors, la forme nepeut s’envisager comme une masse passive modele sous les coupsd’inuences identiables et quantiables dont la t raçabilit des ef-fets serait vidente. Bien qu’elle reste le fruit d’un consensus, est-elle pour autant toujours consensuelle ? Celle-ci s’apparente à unmoule creux dans lequel l’homme verse tour à tour ses esprances,ses besoins, ses fantaisies, sa sensualit… Autant de matires diff-rentes qui, presses puis extraites, acquirent une signication inat-tendue. Notre esprit est meubl d’objets et d’images dont les souve-nirs interfrent. Les obstacles rencontrs dans la premire partie dece mmoire pour pointer l’inuence du designer et circonscrire sonchamp d’action ne viendraient-ils pas du fait que les formes habi-tent une rgion autonome, à mi-chemin entre la mmoire et l’ima-gination ? L’volution de la morphologie des objets se confond-ellede plein droit avec la vie des ides et les dveloppements sociaux ?Sur un même produit, il existe une tension continue entre des in-uences formelles endognes, celles qui rpondent à ses nalits

fonctionnelles11

, et des projections extrieures aux origines troubles. Au cours de sa dnition, la forme d’un produit oscille perptuelle-ment entre sa ncessit et sa libert.

10 H f, Vie des formes (1934). é à v Hf, Vie des formes, v Éloge de la main, p : puf, 1943. 7 , 1981. e 31 2002 à ch, q. . 6.11 p « », ’ y à ’g ’j .

Conclusion

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Il merge de nos observations une notion lie à la persistancedes formes dans le temps. Nous la nommerons « inertie formelle ».Des morphmes peuvent perdurer bien au-delà de ce qu’expliqueleur existence. Alors que les conditions qui avaient permis l’clo-sion du vocabulaire moderniste dans les annes 40 se sont dilues,les objets continuent de porter en eux les traces de cette criture.De même, bien que la socit et la technologie que nous connais-sons aujourd’hui n’aient plus grand-chose de commun avec les ra-lits de l’poque de Colbert, nous continuons d’être entours d’ob-

 jets qui puisent dans le registre formel du XVIIe sicle. Le dessin denombreux produits ne se comprend que dans la perspective de leursparents antrieures. D’un point de vue gnalogique, nous pour-

rions nous interroger sur le sens de ces liations. Des gnrationsde formes peuvent-elles disparaître comme s’teignent les languesmortes lorsqu’elles ne sont plus parles ? Certaines morphologiesappartenant au pass sont-elles enfouies comme des dialectes ou-blis ou restent-elles latentes et prêtes à ressurgir ? Derrire ses in-terrogations, c’est leur caractre indit qui est remis en question. Iln’y a pas d’objet purement actuel12. Chacun d’eux est entour d’unenue d’images qui le relie invariablement à des rfrences parfoislointaines. L’existence d’un produit, pour être lgitime, n’a pas be-soin d'être une tentative d’clusivit.

12 « i ’y ’j . t j ’ ’ ’gv. […] l v ’ g è ’j ç ’g v x v ’j. »l « j » y G dz à - g. i è à ’j hh.G dz c p. Dialogues, p, f, 1996, . 179-181.

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indeX des designers

et des architectes

5.5. DESIGNERS, Claire Renard, Vincent Baranger, Jean-Sbastien Blanc, Anthony 

Leboss, France — 80. AALTO Alvar, 1898-1976, nlandais — 117, 119, 219. AMBER VAN EYBEN Bruno, ????, hollandais — 47, 48. ANDÔ tadao, 1941, japonais — 44. ANDRASEK Alisa, 1974, croate — 209-210. ARAD Ron, 1951, isralien — 82, 96, 158, 263. ATELIER VAN LIESHOUT, 2002, Pays-Bas — 126. AZAMBOURG François, 1963, français — 104, 105, 160, 228.BAAS Maarten, 1978, hollandais — 49, 79, 84, 116, 129.BAKKER Gjis, 1942, hollandaise — 48.BÄTZNER Helmut, 1928, allemand — 265.BEHRENS Peter, 1868-1940, allemand — 61.

BEL GEDDES Norman, 1893-1958, amricain — 24, 279, 282, 284.BELLEY Gilles, 1977, français — 50.BELLINI Mario, 1935, italien — 165.BERTHIER Marc, 1935, français — 199.BERTOIA Harry, 1915-1978, italien naturalis amricain — 138-139.BEY Jurgen, 1965, hollandais — 48, 125.BILL Max, 1908-1994, suisse — 49, 57.BLUMER Riccardo, 1959, italien naturalis suisse — 228.

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326 327

BOO Bram, 1971, belge — 83, 85.BOONJTE Tord, 1968, hollandais — 99, 116.BOUROULLEC Erwan, 1976, français — 51, 55, 84, 85, 97, 100, 125,180, 182, 183-185, 226.BOUROULLEC Ronan, 1971, français — 51, 55, 84, 85, 97, 100, 125,180, 182, 183-185.BRANZI Andrea, 1938, italien — 52, 165.BREUER Marcel Lajos, 1902-1981, allemand — 134-138, 169.CACHE Bernard, 1958, français — 206.CAMPANA Fernando, 1961, brsilien — 52, 78, 129.CAMPANA Humberto, 1953, brsilien — 52, 78, 129.CARBONELL Nacho, 1980, espagnol — 83.

CASTIGLIONI Achille, 1918-2002, italien — 61, 72, 89, 92, 93, 97, 116.CASTIGLIONI Pier Giacomo, 1913-1968, italien — 92, 97, 116.CHARPIN Pierre, 1962, français — 50, 181.CHIESA Pietro, 1892-1948, italien — 117.CIBIC Aldo, 1955, italien — 36.COLANI Luigi, 1928, allemand — 105, 284.COLOMBINI Gino, 1915, italien — 265, 273.COLOMBO Joe, 1930-1971, italien — 42, 150, 273.COLUCCI Claudio, 1965, suisse — 93.CRASSET Matali, 1965, française — 51, 62, 84, 85, 101, 129.D'URBINO Donato, 1935, italien — 228.DE LUCCHI Michele, 1951, italien — 36.DE PAS Jonathan, 1932-1991, italien — 228.DESIGN LOGIC, David Graham, Martin Thaler, 1986, états-Unis — 198,199.DESKEY Donald, 1894-1989, amricain — 284.DOLéAC, Florence, 1968, française — 169.DIXON Tom, 1959, anglais — 129.

DREYFUSS Henry, 1904-1972, amricain — 280.DUBOIS david, 1971, français — 93.DUBUISSON Sylvain, 1946, français — 117.DUPASQUIER Nathalie, 1957, française — 66.DYSON James, 1947, anglais — 60, 170-171.EAMES Charles, 1907-1978, amricain — 117, 124, 138-139, 150, 156,169, 217-223.

EAMES Ray, 1912-1988, amricaine — 61, 117, 119, 124, 138-139. 150,156, 169, 217-223.EZCT, Philippe Morel, Jelle Feringa, Felix Agid, 1999, France, Pays-Bas — 209.FOSTER Norman, 1935, anglais — 44, 50.FORD Henry, 1863-1947, amricain — 301.FROG DESIGN, Harmut Erslinger, 1982, états-Unis — 198.FRONT DESIGN, Soa Lagerkvist, Charlotte von der Lancken, Anna Lindgren, Katja

Sävström, Sude — 80, 130.FUKASAWA Natao, 1956, japonais — 42, 86, 179, 312.FULLER Buckminster, 1895-1993, amricain — 101, 282.GAMPER Martino, ????, italien — 128, 129.GAUDí Antoni, 1852-1926, espagnol — 82.

GEHRY Frank, 1929, amricano-canadien — 44.GEORGACOPOULOS Alexis, 1976, grec — 59.GRAUMANS Rody, 1968, hollandais — 49.GRAY Eileen, 1878-1976, irlandaise — 31, 34-36, 108.GRCIC Konstantin, 1965, allemand — 62, 69, 82, 99, 166, 179, 185,187-193, 196.GROPIUS Walter, 1883-1969, allemand n aturalis amricain — 61, 131.GUILD Lurelle, 1898-1986, amricain — 284.GUIXé Marti, 1964, espagnol — 53.HÄBERLI Alfredo, 1964, argentino-suisse — 53, 157.HADID Zaha, 1950, anglo-irakienne — 44, 50, 102.HAYON Jaime, 1974, espagnol — 53, 78.HECHT Sam, 1969, anglais — 60.HILTON Matthew, 1957, anglais — 53.HUTTEN Richard, 1967, hollandais — 48, 78.ITÔ Toyo, 1941, japonais — 45.JEANNERET-GRIS Charles-édouard, (Le Corbusier), 1887-1965, suisse na-

turalis français — 114.JENSEN Jakob, 1926, danois — 166.JONGERIUS Hella, 1963, hollandaise — 48, 87, 88.JOUIN Patrick, 1967, français — 21-27, 38, 56, 81, 85, 98, 100, 104,206, 274, 313.JUDD Donald, 1928-1994, amricain — 126.KNORR Donald, 1922, amricain — 96.KURAMATA Shiro, 1934-1991, japonais — 42.

Index des designers et des architectes

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328 329

LAARMAN Joris, 1979, hollandais — 102.LAMB Max, 1980, amricain — 160-161.LEHANNEUR Mathieu, 1974, français — 102, 127.LEVI Arik, 1963, isralien — 99.LLOYD WRIGHT Frank, 1867-1959, amricain — 179.LOEWY Raymond, 1893-1986, franco-amricain — 120, 122, 279-284.LOMAZZI Paolo, 1936, italien — 228.LOVEGROVE Ross, 1958, anglais — 96.LURÇAT Andr, 1894-1970, français — 283.MAGDALOU Jrmy, ????, français — 62.MAGISTRETTI Vico, 1920-2006, italien — 42, 164, 273.MAJORELLE Louis, 1859-1926, français — 101.

MALDONADO Tomas, 1922, argentin — 49, 70, 150, 156.MALLET-STEVENS Robert, 1886-1945, français — 31, 69.MANKU Sanjit, 1971, canadien — 44.MARTINELLI Elio, 1922, italien — 97.MASSAUD Jean-Marie, 1966, français — 165.MAURER Ingo, 1932, allemand — 60.MEDA Alberto, 1945, italien — 227.MELLOR David, 1930, anglais — 42.MENGHI Roberto, 1920, italien — 265.MENDINI Alessandro, 1931, italien — 83, 90.MIES VAN DER ROHE Ludwig, 1886-1969, allemand — 134-138.MORRISON Jasper, 1959, anglais — 42, 44, 86, 87, 88, 93, 166, 176,225, 274, 307, 312.MOURGUE Pascal, 1943, français — 51.NELSON George, 1908-1986, amricain — 96, 97, 116, 156.NEWSON Marc, 1963, australien — 44, 70, 105, 129, 179, 225.NOGUCHI Isamu, 1904-1988, amricano-japonais — 31, 80, 130.

NORGUET Patrice, ????, français — 53.NOUVEL Jean, 1945, français — 44.OLIVARES Jonathan, 1981, amricain — 62, 68.ORA Ïto, (Ito MORABITO), 1977, français — 92.PALLADIO Andrea,(di Pietro della Gondola), 1508-1580, italien — 110-113,154.PANTON Verner, 1926-1998, danois — 193, 228, 273.PERRIAND Charlotte, 1903-1999, française — 55.

PESCE Gaetano, 1939, italien — 42, 101, 158-159, 164, 187, 210, 228,231-232.PILLET Christophe, 1959, français — 79, 96.PONTI Gio, 1891-1979, italien — 46, 86, 117, 164, 226-227, 285.POT Bertjan, 1975, hollandais — 49.PRIMAUX Taïna, ????, française — 62.PROU Ren, 1889-1948, français — 283.PROUVé Jean, 1901-1984, français — 39, 55, 62, 66,PROUVé Victor, 1858-1943, français — 39.PUIFORCAT Jean, 1897-1945, français — 114.PUTMAN Andre, 1925, française — 29-35, 66, 69, 105.RADI DESIGNERS, Laurent Massaloux, Olivier Sidet, Robert Stadler, Florence Do-

lac Claudio Colucci, 1992, France — 166.RASHID Karim, 1960, gyptien — 44, 53.RAM Philippe, 1967, franco-suisse — 102.RAMS Dieter, 1932, allemand — 42, 46, 151, 152, 189, 203, 285.REHBERGER Tobias, 1966, allemand — 126.REMY Tejo, 1960, hollandais — 48.REUDLER Bo, 1980, hollandais — 85.RIETVELD Gerrit Thomas, 1888-1964, hollandais — 131.ROCHE François, 1961, français — 99.ROERICHT Hans, 1932, allemand — 50.ROVERO Adrien, 1981, suisse — 59.ROWLAND David, 1924, amricain — 116, 117.SAARINEN Eero, 1910-1961, amricain — 96, 222.SAPPER Richard, 1932, allemand — 46.SEJIMA Kazuyo, 1956, japonaise — 44.SEMPé Inga, 1968, française — 231, 233.SCARPA Afra, 1937, italien — 231.

SCARPA Tobias, 1935, italien — 231.SCHREIBER Timothy, 1965, allemand — 102.SCHUDEL Paul, 1951, hollandais — 47,48.SCOLARI Carla, ????, italienne — 228.SOARES Susana, 1977, portugaise — 127.SOTTSASS Jr. Ettore, 1917-2007, italien — 29, 36-40, 65, 66, 117, 123,156.SOTTSASS Sr. Ettore, 1872-1953, italien — 38.

Index des designers et des architectes

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330 331

STADLER Robert, 1966, autrichien — 51.STAM Mart, 1899-1986, hollandais — 134-138, 220.STARCK Philippe, 1949, français — 25, 56, 62, 82, 85, 86, 96, 105,117, 147, 157.STUDIO JOB, Job Smeets, Nynke Tynagel, Belgique, Pays-Bas — 116.SUPERSTUDIO, Adolfo Natalini, Cristiano Toraldo di Francia, 1966, Italie — 90,209.SZEKELY Martin, 1956, français — 51, 91, 115, 131, 143-147, 150, 151,169, 171, 224-225, 313.TALLON Roger, 1929, français — 23, 51, 54, 60, 70, 72, 144, 150-156,239-251.THONET Michael, 1796-1871, germano-autrichien — 170, 220, 298, 299.

THUN Matteo, 1952, italien — 36.UIPKES Inger, ????, hollandais — 48.ULLMANN Roland, 1948, allemand — 190.URQUIOLA Patricia, 1961, espagnol — 117.

 VERHOEVEN Joep, 1979, hollandais — 99. VAN SEVEREN Maarten, 1956,2005, belge — 177. VOLTHER Poul, 1923-2001, nlandais — 96.WAGNER Otto, 1841-1918, autrichien — 38, 154.WANDERS Marcel, 1963, hollandais — 48, 49, 97, 99, 115, 116.WRONG Sebastian, 1971, anglais — 129.

 YAMAMOTO Yohji, 1943, japonais — 81. YANAGI Sori, 1915, japonais — 42.ZANINI Marco, 1954, italien — 36.

indeX des objets

et des lieuX

021C, concept car, Marc Newson, Ford Motor Company, 1999 — 178.55, sche-cheveux, Jean-Louis Barrault, Moulinex, 1975 — 269, 271.100, paravent, Alvar Aalto, Artek, 1933 — 119.100% MAKE UP,  vases à couvercle, Alessandro Mendini, Alessi, 1992 — 90.132U, chaise, Donald Knorr, Knoll, 1949 — 96.135, sche-cheveux, Sicer, 1980 — 270, 271.403,  voiture, Pininfarina, Peugeot, 1955 — 21.404,  voiture, Peugeot, 1960 — 21.646 LEGGERA, chaise, Gio Ponti, Cassina, 1952 — 226.905, sche-cheveux, Calor, 1927 — 267.2144, luminaire en Perspex, Elio Martinelli, Martinelli Luce, 1960/65 — 97.3768, locomotive, Raymond Loewy, Pennsylvania Railroad, 1939 — 280.4334, luminaire, Gian Emilio, Piero et An a Monti, Kartell, 1950 — 97.

167301, aspirateur, Kenmore, 1939 — 282. AEG, usine de turbines, Peter Behrens, Frankfort sur le Main, 1910 — 62 AIR, chaise, Jasper Morrison, Magis, 1999 — 274. ALGUES, modules, Ronan et Erwan Bouroullec, Vitra, 2004 — 100, 182. ALOUETTE, hlicoptre, Raymond Loewy, Sud Aviation, 1957 — 280. AMPHORE, contenant en cramique, anonyme, Marseille, II-IIIe sicle av. JC — 257. APPARTEMENT DE KARL LAGERFELD,amnagement intrieur, Andre Put-

man, Rome, Italie, 1982 — 109.

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 ANTIBES, couverts, Jean Puiforcat, Puiforcat, 1926 — 114. AXIS, horloge, Paul Schudel, Designum, 1991 — 47-48.B9-9C, table, Marcel Breuer, Thonet, 1925/28 — 138.B27, fauteuil, Marcel Breuer, Thonet, 1928 — 134, 138.BALENCIAGA, boutique, Andre Putman, Paris, 1989 — 31.BARRIèRE DE POLICE, installation pour l'exposition Ordre, système et motifs contre

le chaos dans le monde, Palais Trussardi, Milan, 2005 — 100.BEOGRAM, platine stro, Jakob Jensen, Bang&Olufsen, 1973 — 166.BEOSYSTEM, enceinte ampli-stro, Jakob Jensen, Bang&Olufsen, 1969 — 166.BLACK BOARD, tapis, Eileen Gray, écart International, 1925 — 34.BLOW, fauteuil, Paolo Lomazzi, Carla Scolari, Donato D'Urbino, Jonathan De Pas, Za-

notta, 1967 — 228.

BOHU-C309, aroplane supersonic, Luigi Colani, 1968 — 106.BONE CHAIR, sige, Joris Laarman, 2007 — 129.BRUSH COUPLE, balais et pelle, Adrien Rovero, DIM, 2004 — 59.BUBBLE CLUB, fauteuil et canap, Philippe Starck, Kartell, 2000 — 86.BUBBLE LAMPS, luminaire, George Nelson, Howard Miller, 1949 — 97.BULB, luminaire, Rody Graumans, Droog design, 1993 — 49.BUTTERFLY, tabouret, Yanagi Sori, Vitra, 1954 — 43.CARENZA, bibliothque, Gaetano Pesce, VIA Diffusion, 1972 — 211.CARRARA TABLE, table, Jasper Morrison, Kreo, 2005 — 225.CéRAMIQUES DES TéNèBRES, Ettore Sottsass Jr., 1963 — 64.CHAISE, Robert Mallet-Stevens, 1930 — 31, 69.CHEST OF DRAWERS, Tejo Remy, Droog design, 1993 — 48.CHL98, chaise longue, Maarten Van Severen, Vitra, 1998 — 177.CHLÖSTERLI, restaurant, Patrick Jouin, Gstaad, Suisse, 2003 — 62.CIPREA, fauteuil, Afra et Tobias Scarpa, Cassina, 1968 — 231.CLOUD, modules, Ronan et Erwan Bouroullec, Cappellini, 2002 — 182.COFFRE DE MESRé, Nouvel Empire, égypte, -1550/-1069 av. JC — 292.

COMPUTATIONAL DESIGN, prototype de sige, EZCT, 2004 — 209.CONCRETE, table, Martin Szekely, Kreo, 2008 — 147.CONTAINER, bidon pour liquide, Roberto Menghi, Pirelli, 1958 — 265, 266.COROLLE, pylône lectrique, Martin Szekely, Transel pour EDF, 1994 — 147.CORONA EJ65, fauteuil, Poul Volther, 1961 — 96.CORK, collection de mobilier en lige, Martin Szekely, Kreo, 2009 — 147, 225.CROP, fauteuil, Ross Lovegrove, Fasem, 1996 — 96.CUMANO, guridon, Achille Castiglioni, Zanotta, 1979 — 89.

CUTE CUT, canap, Patrick Jouin, Pianca, 2000 — 26.D42 WEISSENHOFF, fauteuil, Ludwig Mies Van Der Rohe, Berliner Metallgewerke,

1927 — 138.DAF CHAIR, fauteuil, George Nelson, Herman Miller Inc., 1958 — 96.DALLADUE, chaise, Gaetano Pesce, Cassina, 1979 — 187.DELTA, luminaire, Sergio Mazza, Artemide, 1960 — 97.DIAMOND CHAIR, sige, Harry Bertoia, Knoll, 1952 — 138,139.DM 395, sche-cheveux, GEC, vers 1949 — 269, 271.DRAGSTER, catgorie Top Fuel, curie Budweiser, 2009 — 155.DUAL CYCLONE 26, aspirateur, James Dyson, Dyson, 2009 — 170.DUPLICATEUR, Raymond Loewy, Gestetner, 1929 — 280.DX-350, poste de radio, Zenichi Mano, Matsushita, 1952 — 125.

DYMAXXION C AR, concept car, Buckminster Fuller, 1933 — 282.EASY CHAIR, chaise, Charles et Ray Eames, Herman Miller Inc., 1948 — 219.EBEL, Amnagement intrieur du sige social, Andre Putman, Chicago, 1988 — 33.EMBRYO CHAIR, sige, Marc Newson, Cappellini, 1988 — 105.ERO'S, fauteuil, Philippe Starck, Kartell, 1999 — 96.FAGUS, usine de souliers, Walter Gropius, 1991, Alfeld an der Leine (All.) — 62.FALCON 7X,  jet d'affaire, Dassault Aviation, 2005 — 197.FAT KNIT HAMMOCK, hamac, Bless, 2007 — 128.FELTRI, sige, Gaetano Pesce, Cassina, 1987 — 231-232.FOUR SEASONS, thire, Hella Jongerius, Nymphenburg, 2007 — 117.FRUIT BASKET, service à th, Kazuyo Sejima, Alessi, 2008 — 44.FSW, paravent, Charles et Ray Eames, Herman Miller Inc., 1946 — 117, 119.GALLERY FURNITURE, mobilier, Martino Gamper, 2007 — 128.GF40/4, chaise, David Rowland, General Youngstown, 1964 — 116, 118.GRANDE MURAILLE, chine, IIIe sicle av. JC. — 216.GRANDE TABLE, table, Jean Prouv, Ateliers Jean Prouv, 1950 — 62.HÔPITAL DE THIONE, Italie, Ettore Sottsass Sr., vers 1910 — 38.

INFLATABLE BOTTLE COOLER, Sceau à champagne ottant, Alexis Georga-copoulos, écal, 2000 — 59.JIM NATURE, tlviseur portable, Philippe Starck, Saba, 1994 — 86.JOYN, systme de bureaux, Ronan et Erwan Bouroullec, Vitra, 2002 — 125.JUICY SALIF, presse agrume, Philippe Starck, Alessi, 1990 — 86.JUPITER, temple de., Tarquin l'Ancien, Rome, Italie, - 83 av. J.C. — 112.KAMI, canap, Patrick Jouin, Cassina, 2003 — 26.KNOTTED CHAIR, sige, Marcel Wanders, Cappellini, 1996 — 49.

Index des objets et des lieux

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KS 1032, contenants alimentaires, Gino Colombini, Kar tell, 1957 — 265.KS 1068, pelle à poussire, Gino Colombini, Kartell, 1958 — 265.LA CHAISE, sige, Charles et Ray Eames, Vitra, 1948 — 124, 221.LA CORNUTTA, machine à expresso, Gio Ponti, La pavoni, 1948 — 285.LALEGGERA, chaise, Riccardo Blumer, Alias, 1996 — 228.LA MARIE, chaise, Philippe Starck, Kartell, 1999 — 26.LAMPADAIRE, David Mellor, Abacus, 1955 — 42.LAND CRUISER,  voiture, Raymond Loewy, Studebaker, 1950 — 282, 283.LANTERNE, luminaire, Ronan et Erwan Bouroullec, Vitra, 2005 — 97.LCM, sige, Charles et Ray Eames, Herman Miller Inc., 1945 — 217-218.LCW, sige, Charles et Ray Eames, Herman Miller Inc., 1945 — 217-218.LEG SPLINT, attelles, Charles et Ray Eames, US Navy, 1942 — 218-219.

LIGHT LIGHT, chaise, Alberto Meda, Alias, 1987 — 227.LIMITEDITION, chaise, Riccardo Blumer, Alias, 2004 — 229.LOCKHEED LOUNGE, chaise longue, Marc Newson, Cappellini, 1987 — 71,105.LORD YO, fauteuil, Philippe Starck, Driade, 1994 — 85.LOUIS GHOST, fauteuil, Philippe Starck, Kartell, 2002 — 85, 86.LOUIS XIV, statue questre, François Girardon, moulage de Jean Balthazar Keller,

Paris, 1699 — 263.LUMINATOR, luminaire, Pietro Chiesa, Fontana Arte, 1993 — 117.LUNA, luminaire, Sylvain Dubuisson, Algorithme, 1993 — 117.MABELLE, fauteuil, Patrick Jouin, Cassina, 2003 — 25.MACH CHRONOGRAPH, montre, Roger Tallon, Lip, 1973 — 153.MARS, sige, Konstantin Grcic, ClassiCon, 2003 — 188, 189.MESONIC EMISSION, architecture, Alisa Andrasek, 2007 — 210-211.MEUBLE TUBE, Pierre Charpin, galerie Kreo, 2008 — 183.MILK BOTTLE, luminaire, Tejo Remy, Droog de sign, 1991 — 48.MILKING STOOL,  Alexis Georgacopoulos, écal, 2002 — 59.

MINISTèRE DE LA CULTURE, Bureau du Ministre, Andre Putman, Paris,1985 — 33.MISS SISSI, luminaire, Philippe Starck, Flos, 1991 — 26, 85, 86.MOBILIER URBAIN, Martin Szekely, JC Decaux, 1992 — 146.MONUMENTO CONTINUO, Superstudio, 1971 — 209,211.MORPH, tlphone, Nokia R&D, 2008 — 233-235.MORPHOGENESIS, chaise longue, Timothy Schreiber, 2008 — 101.MOTO DE VITESSE, prototype d'tude, Luigi Colani, 1973 — 105.

MYTO, chaise, Konstantin Grcic, Plank, 2008 — 191-193, 196.N°4, chaise, Michael Thonet, Thonet, 1881 — 298.N°14, chaise, Michael Thonet, Thonet, 1859 — 220, 299.N100, paravent, Alvar Aalto, Artek, 1933 — 117.NAZARETH, plat, Fernando et Humberto Campana, Bernardaud, 2008 — 78.NéNUPHAR, luminaire, Louis Majorelle, vers 1902 — 102.NEW ANTIQUES, table, Marcel Wanders, Cappellini, 2005 — 114, 116.NIGHT&DAY, tapis, Andre Putman, écart International, 1985 — 34.OBJET PERDU, chaise, Philippe Starck, Driade, 2004 — 117, 119.ONE CHAIR, chaise, Konstantin Grcic, Magis, 2003 — 188.ONE LINE, luminaire, Ora Ïto, Artemide, 2004 — 92.ONE SHOT, tabouret, Patrick Jouin, MGX, 2006 — 207.

ORSEGGI, service et carafe, Achille Castiglioni, Alessi, 1966 — 95.OVERDOSE, chaise, Bram Boo, autoproduction, 2009 — 85.PACK, chaise, François Azambourg, Via, 1999 — 228.PALLAS, table, Konstantin Grcic, ClassiCon, 2003 — 62,63, 188.PANTON CHAIR, chaise, Verner Panton, Vitra, 1959/60 — 229, 273.PAPER CHANDELIER, luminaire, Studio Job, Moooi, 2005 — 116.PARTHENON, architecte: Ictinos, sculpteur: Phidias, -447/-432 av. JC. Athnes,

Grces — 216.PEPE LE MOKO, moulin à poivre, Jasper Morrison, Alessi, 1998 — 118.PERSEPOLIS, capitale de l'empire Perse Achmnide, -521/-331 av. JC., province

du Fars, Iran — 216.PEWTER STOOL, tabouret, Max Lamb, autoproduction, 2006 — 160-161.PORTE-DOCUMENTS, maroquinerie, Martin Szekely, Delvaux, 1992 — 145.PIMP, table basse, Adrien Rovero, Galerie Kreo, 2007 — 60.PLASTIC CHAIR, chaise, Charles et Ray Eames, Herman Miller Inc., 1948 — 219.PLAT, moulage cramique, Jean-Charles Avisseau, Muse de l'hôtel Sandelin, Saint-

Omer, n° inv. 986.101, vers 1850 — 262.

POLTRONA DI PROUST, fauteuil, Alessandro Mendini, Alchimia, 1979 — 90.PORTUNUS, temple romain dit "de la Fortune Virile", anonyme, Rome, Italie, 70/80

ap. J.C — 111.PRINCIPIO, appareils lectromnagers, Radi Designers, Moulinex, 2005 — 166.PROSONIC, rasoir lectrique, Roland Ullmann, Braun, 2009 — 190.PSEUDO PORTA, hommage à Tho Van Doesburg, Ettore Sottsass Jr., 1979 — 117.PYRAMIDE DE KHéOPS, Gizeh, égypte, IV e Dynastie, env. 2500 av. JC. — 108.QUADERNA, table, Superstudio, rdite par Zanotta, 1970 — 90.

Index des objets et des lieux

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QUICK DRY N°7, sche-cheveux, Hamilton Beach, 1940 — 267-268.R16,  voiture, Renault, 1965 — 21.RICHARD III, fauteuil, Philippe Starck, Baleri, 1985 — 26, 85.ROUGE ET BLEU, fauteuil, Gerrit Rietveld, 1918 (version dnitive, 1923) — 131.S43 CANTILEVER, sige en porte-à-faux, Mart Stam, Artemide, 1930 — 134-138.SAINT-JAMES CLUB, Hôtel, Andre Putman, Paris, 1986 — 33.SALON DRY CONTROL, sche-cheveux, Philips, 2009 — 270,272.SANSONE, table, Gaetano Pesce, Cassina, 1980 — 158.SATTELITE, miroir, Eileen Gray, écart International, 1927 — 109.SCHERMEN, paravent, Inger Uipkes, 1992 — 48.SEAT ON IT, banc, Richard Hutten, Droog design, 1994 — 78.SèCHE-CHEVEUX, Fema, pologne, 1960 — 268, 271.

SELENE, chaise, Vico Magistretti, Artemide, rdite depuis 2002 par Heller Design,

1969 — 273.SELLE À TRAIRE, polypode, anonyme, dbut du XX e sicle — 292.SIM, chaise, Jasper Morrison, Vitra, 1999 — 116, 118.SLEEPLESS, lit, Bram Boo, autoproduction, 2009 — 85.SLOW WHITE, commode, Bo Reudler, autoproduction, 2009 — 85.SMITH, module de rangement, Jonathan Olivares, Danese, 2007 — 62, 69.SMOKE CHAIR, fauteuil, Maarten Baas, Moooi, 2002 — 112.SOFT PAD, fauteuil, Charles et Ray Eames, Aluminium Group, 1969 — 222.SPYLIGHT, luminaire, Matali Crasset, Galerie Delle Piane, 2005 — 100.STANDARD UNIQUE, chaise, Bram Boo, Established&Sons, 2009 — 84.STEELWOOD, fauteuil, Ronan et Erwan Bouroullec, Magis, 2007 — 182.STEHLEUCHTE, luminaire, Marcel Wanders, DMD, 1991 — 48.STRAHLER, luminaire, Bruno Van Eyben, Siemens, 1990 — 47.SUNSET, sige, Christophe Pillet, Cappellini, 1997 — 96.SUPERLEGGERA, chaise, Gio Ponti, Cassina, 1957 — 117, 119, 164, 227,228.

SYMBOL, couverts, David Mellor, Walker & Hall, 1961 — 42.SYMBOLE, pendentif, Martin Szekely, Hermes, 1999 — 143.T, voiture, Henry Ford, Ford Motor Company, 1908 — 277, 302.TABLE BASSE ANSON CONGER, Isamu Noguchi, Good Year, 1939 — 130.TARAXACUM, luminaire, Achille et Pier Giacomo Castiglioni, Flos, 1960 — 97,116.TARTINUTELLA, spatule à tarniter, Patrick Jouin, Ferrero, 2003 — 24.TAVALONE, table, Gaetano Pesca, Meritalia, 2007 — 158-159.

TC1000, vaisselle, Hans Roericht, Rosenthal, 1962 — 50.TGV, train à grande vitesse, Roger Tallon, Alstom, 1972 — 239-240, 244, 248.THALYA, chaise, Patrick Jouin, Kartell, 2007 — 26, 104, 105, 274.TIZIO, luminaire, Richard Sapper, Artemide, 1972 — 46.TL 902030, cafetire, Jasper Morrison, Rowenta, 2004 — 166.TOGETHER, sige, Nacho Carbonell, Rossana Orlandi, 2008 — 83.TOM VAC, fauteuil, Ron Arad, Vitra, 1999 — 96.TP1, enregistreur, Dieter Rams, Braun, 1959 — 42.TRATTORIA, chaise, Jasper Morrison, Magis, 2009 — 307.TUBINO, luminaire, Achille et Pier Giacomo Castiglioni, Flos, 1950 — 92.TULIP, fauteuil, Eero Saarinen, Knoll, 1955/56 — 96.TWO TOPS TABLE, table, Marcel Wanders, Moooi, 2005 — 114.

TYPE 23,  voiture, Bugatti, 1935 — 278,279.UNIVERSALE, chaise, Joe Colombo, Kartell, 1967 — 273.UP, sige, Gaetano Pesce, B&B Italia, 1969 — 228.

 VAN KLEEF & ARPELS, boutique, Patrick Jouin, Paris, 2006 — 39. VAPEUR, luminaire, Inga Semp, Moustache, 2009 — 231, 233, 234. VéLO, vlo de course, Lotus, 1992 — 155. VéRONIC, camra, Roger Tallon, Sem, 1957 — 152. VERRE HEINEKEN, Martin Szekely, Heineken, 2002 — 145. VERRE PERRIER, Martin Szekely, Perrier, 1996 — 143. VERTIGO, argenterie, Andre Putman, Christoe, 2007 — 69. VILLA ROTONDA, Andrea Palladio, Vicence, Italie, 1571 — 113. VILLA VALMARANA, Andrea Palladio, Vigardolo, Italie, vers 1540 — 113. VISCONTEA, luminaire, Achille et Pier Giacomo Castiglioni, Flos, 1960— 97, 116. VORONOI, tagre, Marc Newson, Galerie Gagosian, 2006 — 129, 225.WINE JUG, carafe à vin, Claudio Colucci, Sentou, 2001 — 95.WIRE CHAIR, chaise, Charles et Ray Eames, Herman Miller Inc., 1951 — 138,139.

 XP 5050, grille-pain, Konstantin Grcic, Krups, 2005 — 166, 188.

 YAMANOTE, luminaire, Industrial Orchestra, Condence&Light, 2008 — 63.ZEPPELLIN, luminaire, Marcel Wanders, Flos, 2005 — 97, 116.

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 Remerciements

Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à toutes celleset à tous ceux qui m'ont soutenu et aiguill tout au long de la rdac-

tion de ce mmoire. S'ils n'avaient su feindre ds le dpart une par-faite comprhension de mes intentions à partir des quelques bribesd'informations que je parvenais à exprimer, je ne sais pas si j'auraispersvr dans un sujet aussi nbuleux. Sans leurs incitations bien-

 veillantes, j'aurais probablement t atteint par le dcouragement.Je n'oublie pas non plus la disponibilit de Clo Pitiot, qui a dirig

mes recherches avec un enthousiasme communicatif. Sa curiosit etson calme m'ont accompagn durant les mois de travail ncessairespour rdiger ce mmoire. J'adresse galement mes remerciements àchacune des personnes que j'ai rencontre aux cours de mes investi-gations, en particulier Roger Tallon, Martin Szekely et Patrick Jouin.

 Au regard de la richesse de leurs expriences, les tmoignages qu'ilsont accept de me livrer ont t une source de renseignements ines-timables. Je pense galement à l'ensemble de mes relecteurs. Faceà eux, je plaide l'indulgence et salue la patience et le zle avec les-quels ils ont relu des textes dont le sujet ne leur tait pas familier. Jeremercie enn Bahareh, pour son sens de la relativit qui n'appar-

tient qu'à elle et qui m'a permis de conserver un tat d'esprit sereinpendant cette priode de rexion.

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