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    RIODE JANEIRO, V.16, N.2, P.39-71, 2009 | ETHICA

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    LIMMANENCE

    DOUTRE

    -MONDE

    1

    QUENTIN MEILLASSOUX*

    RESUMO

    Este artigo se prope a defender trs teses sobre a possibilidade de que aimortalidade no seja concebida seno em um sentido no religioso, e queuma verdadeira filosofia da imanncia no se resigna a ser um pensamento

    da finitude, mas uma tica da imortalidade. Uma outra maneira, maisclssica, de formular esta tese consiste em afirmar que a irreligio filosficano um atesmo, mas a condio de um acesso autntico ao divinoPALAVRAS-CHAVE: filosofia da imanncia; tica da imortalidade; irreligiofilosfica; divino; finitude; eterno retorno.

    RESUME

    Cet article avance trois thses sur la possibilit que limmortalit ne soitpensable qu tre irrligieuse, et quune philosophie de limmanence

    vritable en passe non par une pense de la finitude, mais par une thique delimmortalit. Une autre faon, plus classique, de formuler cette thse consiste affirmer que lirrligion philosophique nest pas un athisme, mais lacondition dun accs authentique au divin.MOTS-CLES: philosophie de limmanence; thique de limmortalit; irreligion

    philosophique; divin; finitude; ternel retour.

    Mon entreprise philosophique peut se rsumer en trois thses

    que je commencerai par formuler brivement avant de les expliquer:- Premire thse: Labsolu nest pensable qu refuser le principe de

    raison. Pour le dire dans mon lexique: la spculation, entenduecomme pense de labsolu, nest possible qu ne pas tremtaphysique.

    - Deuxime thse: lenjeu dune ractivation de la spculation estlirrligion. Je soutiens que lirrligion nest possible qu tre

    1 Artigo recebido em 7 de agosto de 2009 e aprovado em setembro de 2009.* Quentin Meillassoux , atualmente, agrg-rpetiteur na cole Normale

    Suprieure, em Paris. E-mail: [email protected].

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    spculative - qu tre, donc, pense de labsolu, et non critique desabsolus. Aspect symtrique de la thse: toute critique des absolusrevt une forme essentielle de la religiosit moderne- savoir lefidisme.

    - Troisime thse - et nous en arrivons ici au sujet qui nous occuperaprincipalement: lenjeu de lirrligion devenue spculative consisteen une eschatologie de limmortalit. Je soutiens donc que la

    possibilit de limmortalit nest pensable qu tre irrligieuse, etquune philosophie de limmanence vritable en passe non par une

    pense de la finitude mais par une thique de limmortalit. Uneautre faon, plus classique, de formuler cette thse consiste affirmer

    que lirrligion philosophique nest pas un athisme mais la conditiondun accs authentique au divin.

    Trois thses, donc, encore nigmatiques: la spculation nestpossible qu tre non-mtaphysique; lirrligion nest possible qutre spculative; limmortalit et laccs au divin, comme conditionsde limmanence ne sont possibles- pensables et vivables- qu procderdune irrligion.

    1. LESDEUXPREMIRESTHSES

    Mon propos gnral, dvelopp dansAfter finitude2, consiste soutenir quil est possible de ractiver lide dune philosophiespculative, et pourtant non-mtaphysique. Il est possible, en somme,denfoncer un coin entre ces deux notions gnralement identifiesque sont la spculation et la mtaphysique. Expliquons le sens que

    prennent ces termes au sein de mes investigations.Jappelle spculative toute prtention de la pense daccder un absolu: une vrit ternelle, indpendante ce titre descontingences- psychologiques, historiques, langagires- de notrerapport au monde. En revanche, ce que je rcuse, cest quune telle

    puissance spculative de la pense en fasse ncessairement unemtaphysique: non seulement je soutiens que la spculation nest pasncessairement mtaphysique, mais je soutiens que seul le refus de

    2 Quentin Meillassoux, After Finitude: An Essay on the Necessity of Contingency,London, Continuum, 2008.

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    toute mtaphysique permet la pense daccder des vritsauthentiquement spculatives- bref que ce que lon nomme la clturede la mtaphysique est la condition mme dun accs authentique labsolu.

    Pour comprendre ce point il faut expliquer que jentends parmtaphysique la juxtaposation (je tiens au terme) de deux prtentions:dune part toute mtaphysique est spculative (je ne conois donc pasce que Kant nomme mtaphysique transcendantale comme unevritable mtaphysique): toute mtaphysique, autrement dit, prtendaccder une vrit absolue. Mais la mtaphysique est caractrise desurcrot par sa soumission ce que Leibniz nomme le principe de

    raison suffisante. Toute mtaphysique prtend quil est possibledapporter une raison pour que les choses soient ainsi pluttquautrement: donc quil est possible de fonder le fait que certainesentits doivent ncessairement exister en raison de ce quelles sont- deleurs proprits spcifiantes. Est aussi bien mtaphysique, en ce sens,la prtention dmontrer lexistence dun dieu ncessaire- ce que lonnomme depuis Kant largument ontologique- que le fait de soutenir lancessit des lois naturelles de notre monde ou de nimporte quel autre

    type dentit (atome, me, socit, processus historique, etc.).La dfinition de la spculation non-mtaphysique procdecomme delle-mme dune telle dfinition de la mtaphysique: unabsolu non-mtaphysique est un absolu qui fait fond sur leffectivefausset du principe de raison. En dautres termes: le projet dunespculation non mtaphysique serait dtablir ceci: limpossibilit danslaquelle nous sommes de dmontrer que les choses doivent tre ainsi

    plutt quautrement- cette impossibilit nest pas la marque de notre

    ignorance de la vritable raison des choses, mais la marque de notreaccs au savoir de leffective absence de raison de toutes choses. Jesoutiens que la contingence radicale de toutes choses, leur irraison,est non pas le signe dune incapacit de la pense accder la vritultime des chose, mais au contraire la vrit mme de toutes choses.Lorsque nous butons sur lirraison de toutes choses, nous ne butons

    pas sur une limite de notre savoir, mais sur labsolut de notre savoir:la proprit ternelle des choses mmes consiste en ce quelles peuventsans raison devenir autres quelles sont. Donc, en clair: lide dune

    spculation non-mtaphysique consisterait dans la thse suivantlaquelle lirraison des choses nous dvoile ltre en tant qutre, et cettre de toutes choses consiste en un chaos insoumis une raison quellequelle soit: chaos ternel capable sans raison de faire merger et

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    dabolir un monde, de dtruire les lois prsentes de la nature, commeden faire merger dautres. La stabilit manifeste des lois devient ensomme une apparence de ncessit, capable de seffondrer toutinstant. La constance phnomnale du monde est loeil dun cyclonesans commencement ni fin - cyclone que je nomme Surchaos: lechaos ternel, nich au coeur de lirraison manifeste de tout tant.

    Jai eu alors affronter trois problmes principaux dansltablissement de cette thse:

    Premirement: quest-ce qui fonde, lgitime, de tellespropositions? Mon ide, en gros, est que la contingence est loprateurindispensable de toutes les antimtaphysiques contemporaines: on

    dsabsolutise toujours la pense en faisant valoir la contingence-psychologique, transcendantale, historique, ou langagire- de noscatgories intellectuelles. Je tente den dduire que la seule chose quenous ne pouvons relativiser, cest loprateur mme de toutes lesrelativisations: la contingence elle-mme. Je tente donc de montrerque la contingence, et elle seule, est absolument ncessaire, cest--dire non relativisable un contexte factuel quel quil soit. Cest ceque jappelle le principe de factualit: seule la facticit des choses

    nest pas factuelle, seule leur contingence est ncessaire. Si la facticitdsigne la contingence indpassable de toute ralit, la factualitdsigne la non-facticit de la facticit (son absolue ncessit). Seradite factuale une philosophie spculative fonde sur un tel principede factualit.

    Deuxime problme: en quoi la thse de la ncessit de lacontingence peut-elle produire un discours diversifi, un programmede recherches qui ne se contenterait pas de rpter, propos de toute

    chose, que celle-ci est sans raison? Ce qui donne son intrt au principede factualit, cest que lirraison des choses, loin de supprimer toutencessit rationnelle, permet de redfinir le travail de la raison

    philosophique. Il faut librer la raison du principe de raison, et luidonner une nouvelle tche, et cette tche procde du fait suivant: pourtre contingent un tant, une chose, ne peut tre en vrit nimportequoi. Cela veut dire quil existe des conditions non-quelconques delirraison. Dire quun tant, pour tre un tant, doit tre sans raison,ce nest donc pas dire nimporte quoi- puisque si un tant doit tre

    contingent, il doit remplir un certain nombre de conditions, et la tchede la raison redfinie (libre du principe de raison) consiste lesdcouvrir. Par exemple, jai tent de montrer quon pouvait fonderontologiquement le principe logique de non-contradiction, en soutenant

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    que si un tant ne pouvait tre contradictoire, cest quil devait trecontingent, donc ne pas dj tre ce quil nest pas, pour ventuellement

    pouvoir (sans raison) le devenir. Le Surchaos peut tout produire, maisnon pas une contradiction- sous peine de donner naissance un tantabsolument ncessaire, impossible modifier, pure monstruositlogique et ontologique la fois .

    Mon troisime problme ma conduit me confronter denouveau au problme humien du statut modal des lois physiques. Si

    je soutiens que toute ralit dtermine peut sans raison merger outre dtruite, alors je dois admettre que les lois physiques- qui sontelles aussi des ralits dtermines- peuvent sans raison se modifier

    tout instant. Ma rponse au problme humien: peut-on dmontrer lancessit des lois, fonder en raison notre croyance en cette ncessit?-ma rponse est simplement quon ne le peut parce que les lois ne sont

    pas ncessaires, mais contingentes- rellement contingentes, sans rienqui garantisse leur prennit. Je me suis alors heurt au problme desavoir pourquoi les lois ne changaient pas capricieusement chaqueinstant, mais demeuraient au contraire remarquablement stables, cequi parat hautement improbable si rien nen garantit la continuit. La

    rponse cette difficult a consist montrer quon ne pouvaitappliquer un raisonnement probabiliste aux lois elles-mmes, maisseulement des objets physiques dj soumis des lois . Sans reprendredans le dtail de telles analyses, il faut en rappeller le principe,ncessaire la comprhension de ce qui suit. La croyance suivantlaquelle des lois contingentes seraient incapables de la stabilit quonvrifie dans lexprience provient du raisonnement suivant: on posedabord lexistence dun Tout immense, voire infini, de mondes

    possibles, m par des lois physiques diffrentes du ntre; on fait ensuitevaloir que si notre monde tait contingent, il y aurait trs peu de chancesquil soit reconduit dans le temps, car chaque instant (aussi bref quedsir), le D des Univers possibles roulerait sur lui-mme, fulgurantcomme son rsultat alatoire un Univers actuel chaque fois diffrent.Or, il serait si improbable, au regard des lois du hasard, que notreUnivers soit chaque fois lunique production dun tel Lancer, pluttque limmensit des autres Univers concevables, quon devrait enconclure quune ncessit physique truque le rsultat et garantit la

    constance de notre monde. Contre ce raisonnement, jai montr dansAfter Finitude, quon ne pouvait ainsi totaliser lensemble des Univers

    possibles, car rien ne permet de garantir quun tel Tout des possiblesexiste: ni par lexprience (personne na jamais vu un tel Tout), ni

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    surtout par la thorie pure, car on sait depuis Cantor quil nexistepas de Tout des nombres concevables, le transfini cantorien signifiantquil existe pour tout infini un infini plus grand, sans quun ensembleultime puisse totaliser cet accroissement sans fin des nombres illimits.Or, si le tout des cas possibles fait dfaut, tout raisonnement alatoiredevient dpourvu de sens. Par le biais dune telle critique du calculdes chances appliqu aux mondes possibles (au lieu dtre cantonncomme il se doit des objets physiques internes notre monde), ildevenait lgitime de soutenir que les lois pouvaient tre contingenteset pourtant demeurer stables, y compris contre toute probabilitapparente.

    2. POST-MODERNITETFIDISME

    Jen viens alors la seconde thse annonce: mon souci deractiver la spculation provient dun souci dactiver une nouvelleforme dirrligiosit. Il mest en effet apparu de plus en plus videntque toute entreprise de dsabsolutisation, cest--dire toute entreprisesceptique ou critique, au sens large, envers les droits de la raison

    tablir des vrits absolues, loin de constituer une critique approfondiedu fait religieux, loin de traquer un rsidu de religiosit (cest--dire un Absolu lacis) dans la mtaphysique, aboutissait au contraire une dfense systmatique des droits de la croyance. Car interdire la pense le droit daccder len soi revient prserver la possibilitdune transcendance essentiellement impensable. Kant le disait djclairement dans la premire Critique ( la fin de larchitectonique):affirmant que la nouvelle mtaphysique- transcendantale et non plus

    spculative- ne pouvait plus tre considre comme le fondement, oule soubassement (Grundveste) de la religion, puisquelle avait interdit la raison thorique la possibilit de dmontrer lexistence de Dieu,il ajoutait aussitt que celle-ci en serait dsormais pourtant le rempart(Schutzwehr) puisque le criticisme interdisait aussi bien la mmeraison de dmontrer linverse linexistence de Dieu . La foi,thoriquement inattestable, devenait dans le mme tempsthoriquement incontestable, protge de tout intrusion - sinon de laraison pratique, du moins de la philosophie spculative - dans son

    propre champ dapplication: Dieu et limmortalit. Or, cette restrictiondes droits de la raison sest encore considrablement accrue depuisKant, disqualifiant depuis les prtentions absolutoires de la raisontant pratique que thorique, et faisant de la libre croyance de chacun

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    une attitude que plus aucune vrit immanente ne peut prtendredmystifier. Nous sommes aujourdhui lheure dune religiosit non

    plus soutenue par la mtaphysique, mais protge par les diversesanti-mtaphysiques contemporaines, dont aucune, certes, ne dmontre

    plus la vrit dune religion dtermine (chrtienne, ou simplementmonothiste) mais dont toutes dmontrent lgale lgitimit denimporte quelle croyance, la pit et non la pense ayant dsormaisseule la charge de dterminer en toute impunit notre rapport labsolu.

    Cest ce que Gianni Vattimo, le chef de file de la pense faiblenonce sa faon dans son ouvrage Esprer croire: la fin de lamtaphysique permet selon lui un retour dcisif de la proccupation

    religieuse, puisque, la mtaphysique tant close, plus personne ne peutsrieusement arguer savoir que Dieu nexiste pas.3 Ayant dmystifila dmystification elle-mme, cest--dire la prtention de la pensedopposer aux illusions religieuses une vrit objective et jusque lignore, la post-modernit a ouvert les vannes de ladhsion denimporte qui nimporte quoi, selon lair du temps ou le vent delhistoire. Le retour la foi chrtienne, dtermin en premier lieu parlesprit de lpoque (affect dun dsir de retour la religion de nos

    parents et grand-parents) plutt que produit par le raisonnement desuns ou des autres pour ou contre une telle foi, devient ainsi pour Vattimoun mouvement naturel de lindividu libr des prtentions de la raisonobjective. Par l, la post-modernit ractive sa faon une relationfidiste entre pense et foi, puisque le fidisme consiste depuisMontaigne limiter, voire annuler, les prtentions cognitives de laraison en sorte de dgager un espace vide en lequel peut se nicher lacroyance.

    Et de fait, par contraste avec cette pit post-moderne, onconstate bien que les deux plus grandes philosophies irrligieuses denotre histoire- celle de Lucrce et celle de Spinoza- soutenaient aucontraire, en un geste clairement mtaphysique, que les hommes taientcapables par leur seule pense de savoir que les dieux quils craignaientet vnraient le plus souvent (les dieux de la foule) nexistaienteffectivement pas, ce qui tait la condition pour sen librer et surtoutdcouvrir la nature des dieux vritables. Cest donc de ces philosophesque je me revendique, en tentant de renouer avec labsolut de leur

    3 Gianni Vattimo,Esprer Croire, Paris, ditions du Seuil, 1998.

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    dmarche, ouverte vers une recomprhension rationnelle, nouvelle,de la nature du divin. Mais contre la nature mtaphysique des pensesde Lucrce et Spinoza, il sagit aussi pour moi dentriner la cltureirrmdiable du principe de raison, et de me dissocier de lanciendogmatisme qui dterminait encore les formes des prcdentesirrligiosits.

    3. LEDILEMMESPECTRAL

    Jen viens maintenant lexposition de ma troisime thse, cequi implique den passer par lexposition dtaille dun problme

    prcis, que jai appelle dilemme spectral .Commenons par expliquer le sens du terme spectral.Jappelle spectre un mort dont nous navons pas encore fait le

    deuil, qui nous hante tel point que nous ne pouvons nous-mmescontinuer sortir des limbes, de cet tat o nous sommes aspirsvers le souvenir destructeur, parce quobsdant, des disparus. Jappellespectre essentiel, ou spectre par excellence , un mort dont la mortfut telle que nous ne parvenons plus, pour des raisons essentielles et

    non seulement psychologiques, faire le deuil: un mort sur lequel letravail de deuil, le passage du temps, na pas suffisamment prise pourquun lien apais entre lui et les vivants puisse tre envisag. Un mortqui clame lhorreur de sa mort non pas seulement ses intimes, mais tous ceux qui en ont reu lcho.

    Les spectres essentiels, ce sont les morts terribles: mortsprcoces et odieuses, mort de lenfant, mort des parents sachant leursenfants vous au mme sort, et autres fins dun mme degr dhorreur.

    Morts de mort naturelle ou criminelle, mais dune mort qui ne pouvaittre assume ni par ceux qui la subirent, ni par ceux qui leur survivent.Une mort qui ne recle aucun sens, aucun achvement, aucunaccomplissement: juste une atroce interruption de vie, dont il seraitobscne de croire quelle ne fut pas vcue comme telle par ceux qui lasubirent.

    On appellera deuil essentiel laccomplissement du deuil desspectres essentiels: cest--dire la relation vivante et non plus morbidedes vivants aux morts terribles. Le deuil essentiel suppose la possibilit

    de nouer un lien vigilant ces dfunts, qui ne nous plongerait pasdans leffroi dsespr, lui-mme mortifre, ressenti face leur sort,mais qui, au contraire, insrerait activement leur souvenir dans le coursde notre vie. Accomplir le deuil essentiel signifierait: vivre avec les

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    spectres essentiels, et non plus mourir avec eux. La question qui sepose nous est donc la suivante: le deuil essentiel est-il possible- et sioui, quelles conditions?

    Peut-on, au terme de ce XX sicle o les morts odieuses ontdomin lhistoire, vivre une relation non morbide avec ces disparus,inconnus de nous pour la plupart, et pourtant encore trop proches

    pour que nos vies ne risquent pas den tre secrtement ronges? Acette question, il semble en premire approche que nous soyonscontraints de rpondre par la ngative. Car ce deuil essentiel paratimpossible envisager si lon se rfre lalternative gnrale quenous permet la relation aux dfunts. Cette alternative se dit trs

    simplement: soit Dieu existe, soit il nexiste pas. Ou, plusgnralement: soit un principe clment, transcendant lhumanit, est loeuvre dans le monde et son au-del, porteur dune justice pourles dfunts; soit un tel principe transcendant fait dfaut. Or, il apparatrapidement quaucune de ces deux options- nommons-les parcommodit religieuse ou athe- quels que soient les innombrables sensen lesquels on les configure, ne permet daccomplir le deuil essentiel.Dire que Dieu existe, ou dire quil nexiste pas, quoiquon pense sous

    ces deux noncs: voil deux faons de dsesprer face aux spectres.Pour le montrer, exposons en style direct, sous la forme dun plaidoyer,ce qui nous parat la rponse la plus forte de chacune de ces positions lpreuve dun tel deuil.

    Soit le plaidoyer religieux suivant: Je peux esprer assumerma propre mort, mais non celle des morts terribles. Cest la terreurdevant leur mort passe, irrmdiablement passe, non celle devantma fin prochaine, qui mimpose de croire en lexistence de Dieu. Je

    fonde ma croyance en luniversalit du sentiment religieux non sur ledsir que chacun aurait de son salut personnel, mais sur le dsir quechacun devrait avoir du salut des vies brises. Il est vain, en effet,daffirmer que tout homme dsire limmortalit: car ce nest l quune

    position empirique sur lhumain, que rien ne permet de garantir, tantnotre espce est faite de singularits impossible rsorber sous unergle gnrale, ncessairement apauvrissante. Rien ne permet dexclurelaccomplissement dune vie vcue et comprise comme finie, ettrouvant son sens dans cette seule finitude. Limmortalit nacquiert

    pas sa dimension universelle au travers dun constat anthropologiqueprtendment gnral (tous les hommes dsirent limmortalit et ainsitelle ou telle croyance accomplit seule le sens mme requis par notreexistence), mais par le biais dun problme distinct et beaucoup plus

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    profond: comment assumer linjustice effroyable faite certains, quirend impossible un deuil capable de faire sens de notre relation auxhommes passs? Le problme de limmortalit ne doit pas tre pensen terme de salut personnel, mais en terme de justice collective, derparation possible dun tort extrme. Jignore si toute vie a besoindun au-del pour spanouir, mais je sais que certaines vies ont ledroit de recommencer pour surmonter la fin atroce qui leur fut inflige.

    Pour le dire autrement, je peux la rigueur tre athe pourmoi-mme, ne pas croire pour moi-mme limmortalit, mais jamais

    je naccepterai de ltre pour les morts terribles: parce que lide quetoute justice est impossible pour la masse sans nombre des spectres

    passs me dtruit intimement, en sorte que je ne parviens plus mevouer aux vivants. Et certes, ce sont les vivants qui ont besoin daide,non les morts. Mais je crois que laide aux vivants se soutient termedune esprance de justice pour les morts. Lathe peut bien le nier:

    pour ma part si je renonais cela, je ne pourrais plus vivre. Je veuxesprer quelque chose aussi pour les morts, ou la vie est vaine. Cequelque chose est une autre vie, une autre chance de vivre- de vivreautre chose que cette mort-l qui fut la leur.

    Et jajoute que mon exigence nest rien dautre que celle dunegalit rellement universelle entre les hommes, entre tous les hommes,indpendamment de leur condition biologique: quelle que soit leurcouleur de peau, leur sexe, leur taille, mais aussi quel que leur tatcorporel et physique- et donc quils soient morts ou vivants, ce quinest toujours quune diffrence biologique sans porte morale- jexigela justice pour tous. Je crois en ce sens que le communisme a pch

    par modration, que ses crimes et dsastres ne sont pas ds une

    conception excessive de lgalit, mais terriblement restreinte aucontraire. Car en se contentant dune galit relative aux seuls vivants,en renonant lespoir eschatologique dune galit universelle desvivants et des morts, le communisme mettait le doigt dans un engrenageterrible: les gnrations passes taient abandonnes leuranantissement irrmdiable, et seule les gnrations prsentesdevaient faire partie de laube nouvelle. Ds lors, le terrain tait libre

    pour sacrifier, pas supplmentaire dans la modration criminelle, lesgnrations prsentes aux gnrations futures, seules bnficiaires de

    la Rvolution venir. Faire des vivants prsents le moyen et le matriaudu bonheur des vivants futurs, et devenir ds lors un promthismegreff sur une vision technique et totalitaire, instruire une ingalitabsolue entre les hommes davant lmancipation et ceux daprs,

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    tout cela fut, je crois, la consquence de lacceptation dun refusprimordial dune galit hybristique envers tout homme pass, prsent,ou futur. Le promthisme technico-totalitaire nest donc pas fond,comme le veut une vulgate indfiniment propage, sur lhybris dunehumanit devenue trop orgueilleuse et pleine du sentiment illusoirede sa toute-puissance: il est fond au contraire sur le renoncement lhybris de la justice eschatologique due tout homme sans exception,et cest cette limitation infinie des exigences galitaires qui a faitsombrer le communisme dans le schme de la matrise technique.Ce dsastre procde ainsi de la nature criminogne de la modestie delhumanit moderne, retourne frocement contre lexcs infini et

    lgitime de la Justice universelle. Contre cela, il nous faut renoueravec lespoir extrme de leschatologie pour agir rsolument, et dsmaintenant, en vue dune galit inconditionnelle de tout homme, dontla ralisation ultime ne dpend plus de nous mais du Dieu tout-puissantgarant de la justesse de notre folie.

    Soit alors la rponse athe suivante: Tu veux esprer, dis-tu,quelque chose pour les morts. Voyons donc de plus prs ce que tu leur

    promets. Tu espres une justice doutre-monde: mais en quoi

    consistera-t-elle? Ce sera une justice faite sous la gouverne dun Dieuqui a laiss se commettre le pire, dans le cas des morts criminelles, ouqui la lui-mme suscit, dans le cas des morts naturelles. Tu nommes

    juste, et mme bon, un Dieu pareil. Mais que penserais-tu de cela: lapromesse de vivre ternellement sous le rgne dun tre qui se ditjuste et aimant, tandis quil a laiss mourir dans les pires conditionsdes hommes, des femmes, des enfants quil aurait pu sauver sansdifficult, voire quil leur a inflig directement de tels maux. Et cela

    mme, dit-Il, comme marque de son amour infini (donc mystrieux,insondable) pour les cratures quil afflige de la sorte. Vivre sous lergne dun Etre pareil: nest-ce pas l une bonne dfinition de lenfer?Me diras-tu quen prsence de ce Dieu, je saisirai dans lblouissementce quavait dinfiniment aimant son attitude envers ses cratures? Tune fais quaccrotre le cauchemar que tu promets: car tu suppose quecet tre aura la puissance de me transformer spirituellement de faonsi radicale que jaimerai Celui qui a laiss latroce se produire, pouravoir laiss latroce se produire. Cest l une promesse de mort

    spirituelle infiniment pire que la mort simplement charnelle: enprsence de ton Dieu, je cesserai daimer le Bien, car Lui aura lapuissance de me faire aimer le Mal comme sil tait le Bien. Si Dieuexiste, le sort des morts est donc aggrav linfini puisque leur mort

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    charnelle se redouble de leur mort spirituelle. A cet enfer moral que tuleur souhaites, je prfre, pour eux comme pour moi, le nant, qui leslaissera en paix, et leur conservera leur dignit, plutt que de lesasservir la Toute-Puissance de ton terrifiant Dmiurge.

    Le fond de laffaire, cest quil ny a pas de mdiatisationabsolue du Mal. Je peux toujours tenter de justifier un mal, au nomdun plus grand bien qui en rsulte, dans le cas de laction dun trefini: si je ne puis viter la guerre pour prserver la libert, alors laguerre. Mais dans le cas dun tre tout-puissant, cette mdiatisationchoue, et toute thodice devient perverse: dira-t-on que Dieu laissese commettre les crimes historiques pour prserver la libert des

    hommes? Mais que penserait-on dun politique laissant des massacresse commettre quil aurait en le pouvoir dempcher, et cela au nom durespect des liberts? Dira-t-on que Dieu inflige tout humain, ycompris les enfants, des maladies mortelles et douloureuses, pour

    permettre au courage et la bont de se manifester la fois chez lavictime et chez ceux qui lentourent? Mais que penserait-on dunmdecin qui, au nom dun tel principe, inoculerait des maladieseffroyables ses patients? Non, il ny a pas de thodice possible, pas

    de justification possible des actes de ton Seigneur: ce Dieu estmoralement insondable, il se donne nous comme pure violencearbitraire. Le signe le plus sr de sa monstruosit morale cest quetoute imitatio dei consquente conduirait invitablement la

    production dune perversit inoue, selon le modle de notre politiqueautorisant les massacres au nom de la libert, ou de notre mdecintuant les enfants pour favoriser lexercice de notre bont. Le fondmme de ton Dieu nest donc pas lAmour, mais le Mystre. Or,

    lamour vritable tire toute sa beaut spirituelle dtre loppos mmedu Mystre. Ce sentiment na dautre vrit que sa simplicit, dontrsulte sa difficult suprieure: face un tort, il impose dagircourageusement et non de calculer savamment selon un algorithmequi chappe au commun des mortels; face la maladie mortelle, ilimpose de gurir, et non de consever voire de propager le flau; face un massacre, il impose de pacifier, et non dautoriser lhorreur pourdes raisons oiseuses.

    Et je suis terrifi pour ma part des consquences de ta

    soumission religieuse linsondabilit de Dieu: au nom de la Justiceuniverselle tu adores un Etre qui se manifeste comme lInjusticeabsolue. Car partir du moment o tu vnres le Pire au nom duMeilleur, une dialectique maligne semparera progressivement de toi,

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    qui corrompra tes meilleurs lans. Tu subiras une double tentation:adorer la Violence comme la Justice mme, au nom duneTranscendance que tous devraient adorer, et te transformer toi-mmeen tre de violence, en fanatisme de la Force pure, fidle en cela aux

    pratiques de ton Matre; ou encore, mais cela est la suite directe de cemme fanatisme, tu produiras des sophismes pervers pour justifier lesactes de ton Dieu, et tu transposeras en toi ce mme argumentaire

    pervers pour lgitimer le mal de tes propres actes. Amour de la violencepure, argumentaire pervers des hommes daction et de pouvoir quijustifient le pire au nom de linsondable complexit de leur savoirsuppos- voil ce qui rsulte de ton galit hybristique. Ton Dieu

    mauvais ajout limpratif de limitatio dei suscitera ultimementdes Guides gniaux, des Petits pres des peuples, profitant deleffroyable gymnastique de lesprit produite par la sophistiquethologique depuis 2000 ans pour se dclarer eux-mmes PrincipedAmour insondable, alors quils ne sont que machines de destruction

    pure. Oui, cest bien parce quil na pas su rompre en tout point avecla thologie que le communisme que tu dnonces a produit cesrenversements orwelliens, en lesquels la Haine tait la meilleure

    manifestation de lAmour et la Guerre la vritable ralisation de laPaix. Jopposerai toujours lgalit limite et sobre des morales atheset des politiques dmancipation soucieuses des consquences de leursactes la perversion de ces justes idaux par les subtilits religieusesdes prtres et de leur doubles en apparence laciss.

    Chacune de ces deux positions, on le constate rapidemet, nepeut se soutenir que de la faiblesse de lautre: lathe se veut atheparce que la religion promet un Dieu effroyable qui corrompt le sens

    humain de la Justice; le religieux arrime sa foi au refus dune viedvaste par le dsespoir des morts terribles. Chacun se masque sondsespoir propre par lvitement exhib du dsespoir de lautre. Ledilemme est alors le suivant: soit dsesprer dune autre vie pour lesmorts, soit dsesprer dun Dieu qui a laiss de telles morts se produire.

    On nommera dilemme spectral lalternative aportique delathisme et de la religion tels que prcdemment exposs, lorsquilssont confronts au deuil des spectres essentiels. Au sein dune tellealternative aportique, on oscille de labsurde dune vie sans Dieu, au

    mystre dun Dieu qui nomme amour son laisser-faire et sa productiondu mal extrme: double forme de lchec accomplir le deuil essentiel.On nommera au contraire rsolution du dilemme spectral une positionqui ne serait ni religieuse ni athe, et qui parviendrait de ce fait

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    sextraire du double dsespoir inhrent leur alternative: dsesprerde croire en la justice pour les morts, croire dsesprment en unDieu sans justice. Notre question concernant la possibilit du deuilessentiel se reformule donc ainsi: quelles conditions peut-on esprerrsoudre le dilemme spectral? Comment penser un lien des vivantsaux morts qui sextirpe de la double dtresse de lathisme et dureligieux?

    Pour esquisser une rponse possible cette question, il nousfaut procder de la faon suivante: nous devons exhiber les conditionsdune solution du dilemme, et valuer la lgitimit thorique de celle-ci comme son degr de crdibilit.

    4. CONDITIONSFORMELLESDERSOLUTIONDUDILEMME

    Commenons par exposer les conditions formelles dunersolution du dilemme. Ces conditions constituent la fois la part delgitimit irrductible des deux positions prcdentes- athe etreligieuse- et la source de laporie. Chacune des positions du dilemmeexhibe en effet, selon nous, un lment indispensable au deuil essentiel:

    - la position religieuse tablit que le deuil nest possible qu pouvoiresprer pour les morts autre chose que leur mort. Les spectres nerejoindront leur rive quau jour o nous saurons esprer les voirrejoindre la ntre.

    - La position athe pose que lexistence de Dieu est un obstacleinsurmontable llaboration dun tel espoir, car il est impensable

    pour lui quun Dieu juste puisse permettre les morts terribles, etpuisse de surcrot se faire aimer davoir agi ainsi sans nous infliger

    une violence spirituelle infinie.Laporie provient du fait que ces deux conditions, qui semblentgalement indispensables, apparaissent dans le mme tempsincompatibles. La leve de cette impasse ne peut donc se faire monsens que dune seule faon: il nous faut dmontrer que lincompatibilitentre ces conditions nest quapparente, et quil existe une tierce option,ni religieuse, ni athe, capable de rassembler de faon cohrente lesdeux lments de la rponse. Autrement dit, rsoudre le dilemmerevient rendre pensable lnonc qui conjugue et la possible

    rsurrection des morts- condition religieuse de la rsolution- etlinexistence de Dieu- condition athe de la rsolution. On synthtiseraces deux lments dans lnonc suivant, que nous allons maintenantanalyser:

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    Dieu nexiste pas encore

    Cet nonc formule une thse quon nommera la thse delinexistence divine, tant entendu que cette expression doit trecomprise dans les deux sens que permet son quivocit. Dabord, defaon immdiate, linexistence divine signifie linexistence du Dieureligieux, mais aussi bien mtaphysique, suppos actuellement existant titre de Crateur ou de Principe du monde. Mais linexistence divinesignifie aussi bien le caractre divin de linexistence: autrement dit,le fait que ce qui demeure encore ltat virtuel dans la ralit prsenterecle la possibilit dun Dieu encore venir, devenu innocent des

    dsastres du monde, et dont on peut esprer quil ait la puissancedaccorder aux spectres autre chose que leur mort.

    La position de linexistence divine permet de saisir la sourcede lapparente insolubilit du dilemme spectral. Celle-ci tenait au faitque lathisme et la religion semblaient constituer une alternativepuisant tous les possibles: soit Dieu existe, soit il nexiste pas. Maisles deux thses sont en vrit plus fortes que ces noncs factuels: carceux-ci tirent leur sens du caractre suppos ncessaire soit de

    linexistence, soit de lexistence de Dieu. Etre athe, ce nest passeulement soutenir que Dieu nexiste pas, mais aussi quil ne peut pasexister; tre croyant cest avoir foi en lessentielle existence de Dieu.

    Nous voyons donc que la thse de linexistence divine doit, poursimposer contre une telle alternative, porter la lutte sur le terrain desmodalits: car il sagit de soutenir que Dieu est possible- non pas enun sens subjectif et actuel (au sens o je soutiens quil est possibleque Dieu existe actuellement, quoique je lignore), mais en un sens

    objectif et futur (au sens o je soutiens que Dieu peut rellement seproduire lavenir). Lenjeu est de dnouer le lien atho-religieuxentre Dieu et la ncessit (Dieu doit ou ne doit pas exister) pour lerattacher au virtuel (Dieu peut exister).

    La question devient ainsi plus prcise: rsoudre le dilemmespectral revient exposer le sens de linexistence divine, en mmetemps qu tablir la lgitimit dune adhsion celle-ci.

    La thse- Dieu nexiste pas encore- peut tre dcomposesuivant deux ples de signification qui devraient alors tre tudis

    tour tour:1. Que signifie le pas encore pour quun dieu puisse tre pens

    comme lune de ses ventualit? Un tel examen revient penser lasignification dun temps compatible avec le deuil essentiel: quest-

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    ce que le temps, si celui-ci contient le divin comme lune de sesvirtualits, et quest-ce qui peut lgitimer notre croyance enleffectivit de celui-ci?

    2. Que signifie au juste le signifiant dieu une fois celui-ci poscomme non encore existant, possible et venir et non plus actuelet ncessaire? Un tel examen imposerait, notamment, dlaborerles lments dun discours sur le divin distinct de toute thologiefonde sur la thse dun Dieu ternel, et que je nomme unedivinologie.

    Je commencerai pas examiner le sens du pas encore avant

    de me pencher sur celui du divin. Pour linstant, le mot Dieu serapris au sens minimal quil doit avoir dans le cadre de linexistencedivine: lavnement dun rgime de lexistence qui me permetdesprer pour les morts autre chose que la mort.

    5. LEPASENCORE

    cartons dabord un malentendu. Parler dun Dieu qui nexiste

    pas encore ne signifie en rien, dans la perspective prsente, voquerun Dieu qui nexisterait pas pleinement, mais serait dj en puissancede son actualisation: on ne parle pas ici dun dieu existant mais nonencore pleinement manifeste, ou un dieu dont lintensit dexistence

    progresserait au cours de lhistoire. Que la Providence, en effet,concerne un Dieu actuel ou en cours dactualisation, celle-ci estgalement incommensurable avec toute ide de justice, et inacceptableen ce sens par lathe. Car si Dieu, pour accrotre lintensit de son

    tre, doit en passer par lhistoire des dsastres humains, sonaccomplissement est synonyme dun sacrifice cosmique de nosdestines que rien ne pourrait lgitimer sinon de nouveau unraisonnement pervers.

    Dans lnonc: Dieu nexiste pas encore, on veut doncdabord signifier que Dieu nexiste pas, tout bonnement pas: quilnexiste en rien, daucune faon. On lentend la faon dontlentendrait un athe endurci (quoiquen modifiant la modalit de sonnonc, factuel et non ncessaire). Lnonc de linexistence divine

    doit en vrit tre paraphras ainsi: Dieu nexiste pas- pas du tout:mais il ny a pas de raison que cela dure- que cela dure toujours.

    Tchons dexaminer de plus prs le sens de cet nonc, encommenant pas sa nature temporelle.

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    Poser que Dieu peut exister lavenir ne peut signifier, au regardde lontologie factuale, une mergence ncessaire du Dieu futur. Il ne

    peut sagir que dun vnement certes rellement possible, maisessentiellement contingent: donc ternellement ventuel. Dieu peutou non advenir lavenir, sans que cette possibilit disparaisse jamais,mais quelle soit jamais certaine de se raliser. Un tel vnement, en

    premire approximation, se rapporterait lmergence dun mondedont les lois incorporeraient de fait le recommencement des corpshumains passs. Il sagit donc dun vnement essentiellementimmatrisable- par un homme ou un Dieu- et improbabilisable-

    puisquil concerne le surgissement de constantes physiques et non de

    faits subordonns des constantes. Il serait vain de dsesprer de cetavnement au prtexte que tant dautres possibles pourraient advenirau sein du Surchaos sans que rien ne privilgie lventualit espre,

    puisque ce serait l se soumettre un raisonnement probabilisteinapplicable au cas prsent. Lvnement considr est rellement

    possible, ternellement contingent, pour toujours immatrisable, etcompltement improbabilisable.

    Esprer du Surchaos quil produise cet vnement consiste donc

    esprer en un possible qui peut-tre nadviendra jamais, mais dontil sera jamais impossible de dire quil nadviendra pas.Lorsquun vnement se produit qui est conforme aux lois

    physiques dun monde dtermin, on peut dire que cet vnementtait jusque l une potentialit de ce monde. Mais le Surchaos peut

    produire aussi des vnements qui ne sont pas conformes auxpotentialits dun monde, et que je nomme des virtualits. Lesvirtualits peuvent tre considres, trs exactement, comme des

    surgissements ex nihilo, puisquelles ne procdent pas du mondeactuellement existant ou de ses potentialits physiques, ni dunquelconque Tout des possibles, par exemple dun Entendement divinqui envelopperait lensemble de ce qui se peut. Les virtualits

    proviennent du non-Tout des possibles, donc de lAbme intotalisabledes virtualits du Surchaos. Le signe quil y a eu des surgissements exnihilo dans le pass procde les faits dirrductibilit entre plusieursordres dexistence- qui jusqu prsent semblent tre au nombre detrois: la matire, rductible ce que peut en noncer des thories

    physico-mathmatiques; la vie, entendue plus particulirement commeensemble de teneurs, cest--dire daffections, de sensations, de

    perceptions qualitatives, et quon ne peut rduire des processusmatriels; la pense, enfin, entendue comme capacit accder des

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    contenus intelligibles porteurs dternit, et qui ce titre nestrductible aucune teneur . Ces trois ordres dterminent lexistencede trois Mondes- matire, vie, pense- qui actuellement coexistent,mais dont tout indique quils se sont succd dans le temps.

    Je crois donc quil y a des supplmentations irrductibles etimprobabilisables dans le devenir qui ne sont pas signes dunetranscendance mais dun Chaos suprieur. Je propose alors de penserle Recommencement spculatif comme le surgissement possible dunquatrime Monde, celui de la Justice. Ce Monde, quoique sansncessit ontologique, est un Monde quil y a sens esprer autrementque sur le mode dun caprice quelconque. Car il est le seul qui pourrait

    introduire dans le devenir une irrductibilit et une nouveaut aussiradicale que celle de la vie par rapport la matire, ou de la pense

    par rapport la vie. En effet, si lon accorde que la facticit est labsolu,alors ltre pensant est ltant ultime, quaucune nouveaut ne peutexcder radicalement, en ce sens prcis que la pense se dfinit commeaccs intellectuel lternel. Aucun tant- vivant plus volu, ange,ou dieu- ne peut surpasser ltre pensant la faon dont la pensesurpasse la vie ou la vie la matire. Si un Monde peut encore advenir

    qui outrepasse notre troisime Monde (pense) comme il a outrepassles prcdent, ce ne peut tre que le Monde du Recommencement deltre ultime qutre ltre pensant, mais selon un rgime dexistencecette fois digne de sa condition: limmortalit garante de lgalituniverselle.

    Faisons attention, pourtant, que lUltime, dans mon lexique,nest pas identifiable lAbsolu. LAbsolu et lternel nont pas devaleur en eux-mmes puisque ceux-ci sidentifient la facticit

    ternelle, cest--dire, somme toute, la stupide contingence de touteschoses. Mais lUltime, lui, cest--dire ltant pensant (dont lhommeest un reprsentant parmi dautres possibles) est un tant contingent,fragile, mortel, du moins dans notre monde. LUltime est ltant quisachant labsolut de la contingence, connat sa propre contingenceet acquire de ce fait une dimension cognitive et tragique tout la foisqui lui donne sa valeur indpassable. Cest pourquoi le seul Mondequi pourrait excder en nouveaut celui de ltre pensant devrait lereprojeter dans ltre selon une immortalit spcifique: non pas une

    existence ncessaire- cest ontologiquement impossible- mais uneexistence susceptible de se prolonger indfiniment. Il sagirait duneforme dimmortalit sans ncessit en laquelle la mort demeureraitcertes un possible, mais un possible qui, peut-tre, nadviendra jamais,

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    parce que les corps recommencs ne seront plus soumis une loibiologique de dprissement. Les corps demeureraient contingents(pouvant prir) mais non plus prcaires (tant contraints mourir selonles lois biologiques de leur monde). La mort y deviendrait ce que

    jappelle un pur possible: un possible non vou saccomplir unjour. Possible rel, car le quatrime Monde lui-mme pourrait sabolir,et les immortels avec lui- mais possible non prcaire, car riennimpliquerait labolition de ce Monde et le prissement de seshabitants.

    Notre projet est alors de faire du quatrime Monde un possiblesusceptible de supplmenter, en notre propre Monde, la subjectivit

    des hommes actuels, en transformant en profondeur la vie intime deceux qui prendraient au srieux une telle hypothse. Un tel possible,

    pos comme rel et susceptible davoir au prsent des effets subjectifs,je le nomme un possible dense, ou encore un Peut-tre, pour ledistinguer dun simple possible formel ou simplement thorique(auquel on ne parvient pas croire lors mme quon le conoit en saconsistance propre). Je crois ce titre que laffaire la plus importantede la philosophie, son enjeu dernier, nest pas ltre, mais le peut-

    tre. Car le Peut-tre conjugue en lui le coeur vritable de touteontologie (labsolut du possible factual), et laspiration la plusprofonde de lthique (laccomplissement universel de la Justice).

    Il importe enfin de ne pas perdre de vue le point suivant. Si lequatrime Monde peut avoir un effet sur lexistence prsente, cestuniquement dans le cas dun sujet eschatologique, m par le dsir dela Justice universelle: sujet que je nomme galement un sujet vectoriel,cest--dire aimant par le vecteur de lmancipation venir. Car

    linexistence divine dnoue ce qui dans un tel sujet participe dudsespoir de la Justice, du dilemme spectral: et tout lenjeu consisteen ce que celle-ci dlivre par l-mme le sujet de ce qui le ronge plusou moins sourdement, et des consquences visibles produites parcet effondrement intime: violence arbitraire et/ou dsabusement. Cetaspect du problme est dcisif et deviendra plus clair dans la suite.

    6. LEDIVINETLENIHILISME

    Nous cherchons penser un Dieu qui soit non plus lagent deleschatologie, mais son rsultat: un Dieu qui ne soit plus cause

    premire et ncessaire, mais effet dernier et contingent- un Dieu nonplus absolu (seule la contingence est absolue), mais ultime (dont la

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    valeur soit indpassable, mais lavnement sans ncessit). Une telleide de leschatologie fonde sur le Chaos, on lappellera, selon un

    jeu de mots quon espre signifiant: une eschaologie. Quest-ce quunDieu pour une eschaologie, et non plus une eschatologie au sens strict?-cest ce quil faut maintenant examiner.

    Jai dit que jentendais explorer les transformations de lasubjectivit rsultant de ladhsion vritable un possible dense. Ilsagit de constituer les tapes dune trajectoire susceptible dedsentraver le sujet de ce qui, dans la pense de labsurde ou de latranscendance, le spare de ce quil peut, en le rongeant du sourdmalheur spirituel inhrent lune ou lautre de ces options: les

    injustices irrmdiables dun monde sans Dieu, ou le Dieu dont lajustice prtendue se manifeste irrmdiablement nous commeinjustice.

    Cette tierce voie, qui nest ni religieuse ni athe maisphilosophique, et plus prcisment spculative, trouve son intrt dansun double mouvement:

    a) Il sagit dabord de briser ce que jappellerai en un sens

    prcis le dsespoir. Le dsespoir est laffect qui rsulte de la sparationirrductible de la justice et de ltre opr par tout athisme commepar toute transcendance, dans le cadre du dilemme spectral. Contrecet affect qui domine (plus ou moins ouvertement) lpoquecontemporaine, lenjeu est de dpasser le dilemme spectral laidedun possible rel labor par la spculation factuale, possible ayantvocation non demeurer un possible mort, simplement thorique,mais devenir une esprance intime et vitale: un facteur de

    transformation effectif et mancipateur de la subjectivit.En un sens, ce premier mouvement de lmancipation du sujetrsout sa faon laporie morale dnoue par les postulats de la raison

    pratique kantienne, dont la fin est de rendre tout simplement vivable,cohrente pour le sujet, sa subordination luniversel pratique, etcela malgr la disjonction phnomnale de la loi morale et du donnmondain (linjustice partout prsente en ce monde, monde indiffrent la valeur morale des individus). Mais notre voie est spculative etnon pas transcendantale: elle vise montrer que laporie morale de

    lhomme en passe par lillimitation- et non la limitation- des pouvoirsde la raison. Elle vite galement limpasse kantienne majeure qui

    prtend concilier lide de morale universelle avec lexistence ternelledun Dieu, ce dont lathe nous a montr limpossibilit.

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    Le surmontement du dsespoir vise librer la puissancedaction prsente du sujet, non satisfaire son dsir de rverie. Endtruisant en lui lide dune absurdit irrmdiable du monde, lemilitant universaliste peut se concentrer sur lurgence de sa tche,tout en visant la fin suprieure qui guide son action non la faondun idal inaccessible, mais dun possible rel quoiquimmatrisable.Il ny a donc pas craindre, ici, un argumentaire fataliste duquatrime Monde, selon lequel la Justice universelle, parcequindpendante de nos actes, devrait tre passivement attendue. Carcette Justice peut aussi bien ne jamais advenir (cest un possible, nonune ncessit) et impose donc quon agisse au prsent pour lapprocher

    et en faire vivre lexistence, cela en sorte dtre digne de son hypothsequi excde nos pouvoirs mais donne sens notre vise.

    b) Mais le second moment de lmancipation du sujet est toutaussi dcisif- que je nomme cette fois du terme de nihilisme.

    Je nomme dsespr le sujet qui considre comme impossiblelavnement dune justice universelle pour les vivants et les morts(moment atho-religieux). Mais jappelle nihiliste celui qui,

    considrant cette justice comme pensable et rellement possible-convaincu, donc, par le possible dense, spculatif, duRecommencement des morts- considre ce surgissement futur commenon-souhaitable, et en vrit comme une ventualit effroyable.

    Le coeur du trajet eschaologique est constitu en vrit parlpreuve non du dsespoir, mais du nihilisme- terme qui ne correspond

    pas, dans ma nomenclature, ce qui fut jusque l dsign par ce terme,puisque le nihiliste tel que je lentends est engendr par le possible

    dense du Recommencement spculatif. Cest donc une figure nouvelle,un type subjectif qui na jamais exist jusqua prsent, produit par laconception prsente du Recommencement hypothtique, et dont lundes intrts, comme on le verra, est de faire saillir les tensions propres certaines options de pense dj existantes auparavant. Mon ide,ici, est notamment de montrer que la philosophie spculative nest

    pas seulement en mesure, comme il se fait chez Hegel, de ressaisirconceptuellement des configurations spirituelles passes, pour enexhiber linconsistance en sorte de les dpasser dialectiquement

    jusqu leur rcapitulation absolutoire. La philosophie spculative,en son instance factuale, est capable galement dengendrer par elle-mme des configurations dexistence catastrophiques qui nauraient

    pas exist sans cette philosophie, et quelle a maintenant en charge de

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    surmonter pour parvenir ce quelle vise comme sagesse. Lthiquefactuale doit surmonter des catastrophes morales qui lui sont inhrentescomme la spculation thorique doit surmonter des inconsistancesthoriques apparentes qui lui sont propres, pour construire une unitde pense et de vie capables de lgitimer sa cohrence ultime.

    Pour expliquer ce dernier point, je dois commencer par faireun dtour par Nietzsche. Autant, en effet, la premire phase de lasubjectivation spculative peut tre pense dans le cadre dun hritage

    polmique avec le kantisme pratique, autant la seconde doit trerapproche de lternel Retour nietzschen. Voyons pourquoi.

    7. LABRUTALITINDPASSABLEDELTERNEL RETOUR

    Je mintresse lternel Retour sous la forme mme queddaignent trs gnralement les philosophes et commentateurscontemporains. Lternel Retour semble en effet constituer un dfi

    pour les lecteurs de Nietzsche convaincus de voir en lui un penseuranti-mtaphysique et post-moderne avant lheure. Car pris au premierdegr lternel Retour semble tre une thse classiquement

    mtaphysique, concernant la nature dernire du monde et de sesconstituants (le devenir incessant des volonts de puissance), et quelon peut rsumer sous une formule que je choisis volontairementgrossire: tout, y compris toi, revient ternellement sous la mmeforme. On a limpression que les lecteurs actuels de Nietzsche sedonnent pour premire exigence de ne pas comprendre lternel Retoursous une forme aussi simple et brutale. Mme lorsque la thse de

    Nietzsche est effectivement comprise comme une philosophie du

    devenir et non une critique post-moderne de toute forme de vrit-comme il se fait chez Deleuze- on sempresse de lui donner un sensplus labor- telle la slection du diffrent, le revenir du devenir, etnon le Retour du mme.

    Je ne crois en rien ces rinterprtations subtiles, parce quelinterprtation de loin la plus intressante de lternel Retour est aucontraire celle qui lui donne son sens le plus immdiat et le plus frusteen apparence, celui mme que lon vient dnoncer: toute chose revientternellement, toi y compris. On dit volontiers que Nietzsche pige

    ses noncs, tel point quil est impossible de leur donner un sensunivoque: le pige de lternel Retour, cest prcisment quil nobit

    pas quant lui cette logique, quil dit simplement ce quil veut direet quil gare ainsi tous ceux qui veulent jouer au plus fin avec lui. Il

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    les gare, et il les teste: car dun point de vue nietzschen, cest parincapacit supporter lventualit effroyable que son sens videntsuscite chez le lecteur, que les plus faibles dentre eux sempresserontdy dcouvrir une signification plus labore. Le premier test que leRetour inflige son lecteur consiste dterminer si celui-ci est capablede ne pas biaiser avec ce qui lui est dit, pour laffronter au lieu devainement le contourner.

    Pourquoi cet nonc est il intressant comme tel?Pour au moins deux raisons:

    - la premire, cest quil nous rvle que Nietzsche a clairementconscience quon ne peut transformer un corps, inventer une

    subjectivit nouvelle, sans une proposition sur le monde dployesous une forme rsolument spculative. Il faut rellement croire quelon revient ternellement, que le devenir est ainsi fait en sa vritintime, pour affronter lpreuve du surhomme. Toute lecture diluant,

    par des paradoxes divers, la violence de cette thse transforme cettepreuve, cette ordalie comme on la dit, en un simple objet dtude,une matire hermneutique et hypertextualit. Il faut au contraireassumer la rudesse ontologique et mme durement raliste de

    lnonc, cest--dire assumer la possibilit relle durecommencement incessant des corps, si lon accepte de fairefonctionner lternel Retour pour ce quil est: un instrument deslection qui renforce le corps des actifs et dtruit celui des ractifs.Si

    je crois rellement que je vais revenir ternellement selon le mmecours de vie, alors je me transforme. Selon Nietzsche, le plus souvent,

    je meurs- parce que cest l une pense insupportable pour lecommun, vou la haine ractive de la vie- mais parfois, rarement,

    jintensifie activement mon existence parce que jassume linfinice que je suis. Si, en revanche, je ne crois pas que les choses soientsi simples, alors jcrirai et dirai des choses savantes son propossans en tre davantage affect.

    - La seconde raison qui me fait mintresser la version commune delnonc est plus essentielle encore, et elle concerne le concept mmedimmanence.

    Je crois quavec lternel Retour, Nietzsche nous dvoile un

    formidable paradoxe de limmanence, quil est sans doute le seul saisir avec une telle acuit. Ce paradoxe, je crois quon peut lnoncerde la faon suivante: limmanence nest pas de ce monde. Cest cettethse, que jinfre de Nietzsche, quon peut opposer aux diverses

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    penses contemporaines de limmanence, et essentiellement cellede Deleuze: ces penses, il faut rpondre: nous voulons bien delimmanence, mais limmanence, hls, Nietzsche la bien compris,nest pas de ce monde.

    Expliquons-nous. Ce que Nietzsche saisit par le biais delternel Retour, cest son caractre dpreuve impitoyable, qui ne

    peut laisser survivre que celui qui a renonc toute forme detranscendance. Or, en quoi consiste cette preuve? Sagit-il dassumernotre tre-fini, notre mort prochaine et irrmdiable: cest--direlexistence immdiate, phnomnale, qui est la ntre et qui tient entredeux dates- celle de notre naissance, et celle encore inconnue mais

    certaine- de notre mort? Absolument pas: lpreuve de lternel Retourconsiste assumer une existence dans laquelle la mort nest en rienune interruption dfinitive de notre existence, mais une tape de notredevenir annul par notre renaissance ultrieure. On peut bien dire que

    Nietzsche, par l, nous enjoint assumer ternellement lerecommencement de notre mort, mais on joue de la sorte sur les mots:la mort, dans lternel Retour, est sans cesse annule par le retour dela vie- et cest trs exactement en cela que consiste lpreuve effroyable

    quil nous impose.Autrement dit, lpreuve de lternel Retour nest pas lpreuvede la mort mais de limmortalit, cest--dire de la vie sans aucunailleurs: ni celui de la transcendance du croyant (de son au-del suppossalvateur), ni celui- jy insiste- du nant ultime de lathe. LternelRetour cest la vie close sur sa propre puissance illimite, et qui estdevenu absolument incapable de sextraire delle-mme pour sanantirou se transcender. Laviolence ainsi inflige au sujet ne consiste pas

    lanantissement de son existence (ce serait encore trop beau), maissa rptition impitoyable: et cela parce que le sujet doit faire alors ledeuil du Tout-Autre de la vie- que ce Tout-autre soit Dieu ou le Nant.Il ny a plus de Tout-autre- terme-blason de toute religiosit, de toutetranscendance- il ny a plus que de lEncore, de lencore et toujours,terme-blason de toute philosophie immanentiste. Si les deux plusgrandes penses de limmanence- celle de Nietzsche et celle deSpinoza- sont des penses non de la finitude mais de limmortalitconsidre comme perptuation sans fin de la vie prsente (ou dune

    de ses parties), cest parce que la seule acceptation vritable de lici-bs consiste supporter son prolongement linfini. Seul celui quipeut supporter lide de cette seule et mme vie reconduite sans limite

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    en son prosasme prsent, sans espoir den sortir par lau-del ou leNant, fait lexprience dune immanence radicale.

    La vritable preuve de limmanence ne peut donc treeffectue en notre monde immdiat: car ce monde qui soffreimmdiatement notre vue nest que rel, et non pas immanent. Cemonde, en effet, nous offre non son Tout-Autre, bien entendu, ce seraitcontradictoire, mais la possibilit de son Tout-Autre, puisque notrevie est aujourdhui destine une mort qui fonde lesprance dunechappe future des formes actuelles de lexistence. Lexprience delimmanence exige au contraire de penser un devenir dans lequel lavie ne souvre plus qu elle-mme, sans espoir dy chapper pour un

    ailleurs qui lui serait incommensurable. Pour accder la vritableimmanence, il faut donc penser un monde qui nest plus notre monde

    phnomnal, grev de la mortalit biologique. Limmanence, ce nestpas le rel plus la mortalit: cest la transcendance devenue impossiblefaute de finitude.

    Et cest une fois projet mentalement dans ce mondedimmanence (mentalement, puisque nous ne pouvons en fairelexprience immdiate) que nous serons au fait de la nature notre

    dsir, de notre volont: voulons-nous infiniment la vie, ou ne lavoulons-nous qu la condition expresse quelle soit borde par lamort, par la promesse que tout cela, tt ou tard, va finir, dune faonou dune autre? La conviction de Nietzsche, cest que trs rare sontles hommes capables de dsirer cette vie sans dsirer la fin de cettevie. Il est faux que la mort soit ce que nous craignons le plus- ce quenous craignons le plus, cest ben plutt la substitution de notrecondamnation mort par une condamnation la perptuit de notre

    vie prsente, de cette vie sans gloire qui est la ntre ici et maintenant.La volont naccde que par cette preuve sa propre nature- amourou haine de la vie- et le corps en subit les consquences- renforcementou destruction.

    La philosophie de la contingence ternelle permet de construireune preuve de type nietzschen dans le cadre du Recommencementspculatif, mme si ce dernier diffre plus dun titre de lternelRetour. La diffrence principale est quon traite de la possibilit relledun Recommencement du corps, qui ne souvre pas sur un cycle

    ternel du Mme, mais sur une linarit indfinie: une vie, une seulefois, livre la nouveaut de son cours recommenc, et non de nouveau,toujours et encore, une vie identique en ses moindres dtails. Mais lafonction du Recommencement, on va le comprendre, rejoint

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    ultimement celle de lternel Retour: faire lpreuve de son rapportfondamental lexistence. On la dit, celui qui vit selon lternelRetour prouve la nature, active ou ractive, de sa volont. LternelRetour crible les volonts, les dissocie dramatiquement: sa fonctionest slective. Or, cest bien une exprience de ce type que lon viseavec le Recommencement spculatif, mme si on ne croit pas tant enune nature unique de la volont quen une multiplicits dorientationsmles en celle-ci et quil sagit de discriminer. Il sagit de transformerlexistence prsente laide non plus dune vrit ncessaire- leRetour nietzschen- mais dune hypothse absolue- le quatrimeMonde.

    Pour comprendre ce dernier point de notre analyse, il fautrevenir au nihilisme: au dgot de la justice universelle pour celui quia russi densifier la possibilit de son advenue. Comprenons bien lesens de ce qui est en jeu. Si on annonait un positiviste incrdule et

    peu travaill par le sens de la justice, une sorte de Monsieur Homais,que sa renaissance est possible sous la forme dune vie indfinie etnon soumise la rptition du Mme, il serait certainement goguenard,mais il le serait plus encore si on lui disait quil sagissait l dune

    preuve terrible surmonter. Car si lon demande un individuindiffrent la justice ce quil pense de lavnement possible dunquatrime Monde, donc du Recommencement des corps- il ricanerasans doute, mais il ne sera pas effray. Notre homme y verra plutt undoux rve, et trouvera totalement abstraite ou tordue la possibilit desen angoisser. Il pourra comprendre leffroi de lternel Retour-retrouver ternellement les ennuis mdiocres et les tragdies de sonexistence, mais lide dune vie nouvelle et non affecte par les soucis

    les plus graves de la vie (mort, maladie destructrice) lui paratra pluttun conte de fe sympathique.Cest que lpreuve du Recommencement na de sens que pour

    celui qui aura su se laisser craser par le souci de la Justice ultime etde lgalit universelle- celui pour qui le deuil des morts terriblesaura t une exprience qui laura suffoqu de dsespoir, au point delempcher de vivre. La goguenardise de lathe vis--vis delesprance du Recommencement est le fait de celui qui naura rienvcu du dilemme spectral, ou de celui qui sera encore emptr dans

    sa croyance mtaphysique dans la ncessit des lois naturelles. Elleest donc sans consquence pour nos proccupations.

    Le sujet qui, en revanche, aura travers le dilemme spectral etaura su sen librer, celui-l est le seul pouvoir saisir la puissance

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    libratrice de lontologie factuale et du Dieu non encore existant. Untel sujet va alors transformer son incapacit de vivre et dagir en uneaimantation, une vectorisation eschaologique. Il va connatre lardeurde lorientation mancipatrice, en tant que celle-ci se distingue tantdu cynisme que du fanatisme: cest--dire quil va connatre un espoirviolent et arrim sur une rationalit authentique, une raison mancipedu principe de raison. Or, cest un tel sujet que sadresse ensuite laseconde preuve: non plus celle du dsespoir, mais celle du nihilisme-celle non plus de la dliaison entre ltre et la justice- le chanon entreles deux ayant t rtabli- mais lpreuve du dgot de la Justiceuniverselle comme telle. Cest pour ce sujet et lui seul que le nihilisme

    devient un danger. Pourquoi cela, et en quel sens?Lexprience de lespoir- cest--dire le surmontement factual

    du dilemme spectral- constitue pour le sujet vectoriel une expriencede jubilation ardente quil deviendra trs difficile de ne pas posercomme le sens mme de lexistence. En effet, dans lespoir spculatif,nous nous dcouvrons porteur dune vise grandiose qui surplombeet oriente, comme une ventualit relle et cosmique, le sens de nosactions les plus gnreuses. Lardeur est alors laffect qui nous domine,

    et par lequel nous sommes les hritiers de tous les mouvementsmancipateurs et eschatologiques du pass, mais des hritiers enpossession dune cohrence dont aucun de ces mouvements nedisposait.

    Ds lors, le sujet va affronter une seconde inconsistance deson dsir, une seconde aporie existentielle, peut-tre plus dangereuseencore que la prcdente quoique plus difficile concevoir: non pluslinconsistance de dsirer un universalisme impossible- inconsistance

    atho-religieuse du dsir dsespr- mais linconsistance de dsirerla suppression de lardeur qui a commenc le faire vivre. En effet,lardeur se dcouvre en train de dsirer la suppression de lardeur, lavectorisation la suppression du vecteur escha(t)ologique. Car leRecommencement a pour sens laccomplissement de la Justice, doncla fin de la lutte et de la vectorisation vers une telle Justice. La fin,donc, de la vie eschaologique qui enflamme lexistence du sujet aprsle dilemme. Mais quest-ce que serait un monde (le quatrime Monde)dlivr du vecteur escha(t)ologique, sinon un monde dgosme et de

    dsoeuvrement, en lequel la vie ne trouverait plus dans le don gnreuxde soi-mme, dans lengagement politique ou individuel pourlmancipation, le sens de son existence? Bien des hommestrouveraient aisment la rponse cette question- qui leur semblera

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    oiseuse- mais non les sujets vectoriels qui auront fait lpreuve dudilemme spectral et lexprience de son dpassement dans lespoirspculatif. Cette preuve leur est rserve, parce quils ont en chargedexprimenter le destin ultime de lexistence, une fois celle-ci penseen dehors des catgories ordinaires de lgosme satisfait. Or, laformule de cette preuve finale est la suivante: comment croire que laJustice pour les spectres est possible, si celle-ci consiste les fairerenatre en un Monde dont aura disparu le sens le plus noble et le plus

    beau de lexistence, celui qui, dans notre Monde actuel, permet devivre selon le vecteur dune mancipation encore venir? Si la mortterrible ne peut tre rpare que par une Renaissance dans un Monde

    morne, fait de vie repue sans vise suprieure, sans but autre que laperptuation auto-centre de soi, alors le quatrime Monde ne sera unparadis que pour les mes mdiocres, et demeurera un Enfer pourles sujets vous lardeur de la lutte. Autant dire que le sujet vectorielne trouvera plus dans un tel Monde un lieu en lequel les vies atrocementinterrompues trouveront les moyens dun digne retour parmi leshommes. Souhaiter le Recommencement, cest donc souhaiter lecontraire de ce que lon souhaite (lEnfer pour les spectres, non leur

    salut), et affronter la tentation du nihilisme, cest--dire de la hainede la Justice universelle en tant quaccomplie. Surmonter le nihilismesignifierait donc: tre capable de surmonter notre dsir violent dunevie entirement voue la lutte prilleuse, parfois mortelle, pour laJustice. Car cest ce dsir qui risque, port lextrme de sa puissance,de prendre intimemement en haine la seule hypothse dune Justiceentirement victorieuse.

    Nous accdons de la sorte un rapport invers, au regard de

    ses coordonnes habituelles, au dsir dimmortalit: ce quil fautsurmonter ce nest plus le dsir goste et infantile de limmortalit-en sorte daccepter courageusement notre tre mortel et fini- maiscest bien plutt le dsir ardent de la lutte mortelle, de la lutte bordede cette mort qui donne tout son sel la guerre politique pour ce quiest juste et vrai. Nous dcouvrons alors que la finitude et ltre-pour-la-mort est lultime tentation du sujet vectoriel, en lequel il risque detrouver son effondrement irrmdiable: ce sujet peut dsirer denouveau la mort comme ultime condition de lhomme, en sorte

    dchapper la seule ide dun Monde sans politique vectorielle. Onpourrait encore dire que lpreuve du nihilisme consiste affronter ceque Kojve appelait la fin de lhistoire, cest--dire une fin des tempsimmanente. Ny aura-t-il plus place, comme chez Kojve, que pour le

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    dsoeuvrement et un snobisme tel quil croyait le dcouvrir dans leJapon traditionnel? Que ferons-nous donc, nous qui avons tant aimce qui nous transperait vers les temps futurs, quand les temps serontvenus, et quil ny aura pas de batitude, de vision du Dieu en gloire?Que ferons-nous lorsque que nous serons devenus pour toujours ceque le Moyen-Age nommait un voyageur- un viator- un homme diciet non un bienheureux cleste, mais un viator livr pour toujours saseule condition de vivant, un immortel prosaque sans transcendanceni lutte pour donner sens la poursuite indfinie de son tre?

    Or, la rponse cette crise trange ne peut prendre mon sensque la forme suivante. Je crois que ce qui doit rester lorsque la Justice

    est advenue, cest prcisment ce que Marx avait promis- et peut-tretait-ce l sa promesse la plus extraordinaire en vrit, mme si elleest aujourdhui ddaigne y compris par ses hritiers les plus inventifs:il y aura une vie communiste, cest--dire une vie enfin dpourvue de

    politique. De politique, autrement dit: de rapports de force, de ruse,de guerre, de sacrifices sanglants en vue de luniversel, et- cela estvrai- dpourvu aussi de lenthousiasme inou qui procde de tout celachez les mes gnreuses . Aimer la vie par-del la guerre, la violence,

    et le sacrifice- et cela en ce monde mme de guerre, de violence et desacrifice, voil lenjeu de la transformation ultime du sujeteschaologique.

    Seul le sujet eschaologique peut comprendre le nihilisme et lesens dun deuil futur de la politique, donc le sens dune politique faiteen vue de la suppression de la politique, redcouvrant le communismecomme promesse et preuve de la fin de la politique, fin de lavectorisation, fin de leschatologie, et commencement dune existence

    voue ses propres preuves. Et si nous devons travailler assumerce dernier Monde, si cest un devoir, cest comme on la dit que ceMonde est pos en sorte desprer pour les morts terribles en

    particulier, un recommencement: si le quatrime monde tait poscomme invivable, sinistre car a-politique et pacifique- alors onnesprerait de nouveau, rien de bon pour ces morts, vous revenirdans un monde devenu dsoeuvr et dpourvu de sens. Tous leshommes, et non seulement ceux qui subirent une mort terrible, doiventdonc participer en pense et en acte de la communaut universelle du

    quatrime Monde. Tous doivent finalement vouloir revenir: le dsirdimmortalit dont nous refusion initialement le caractre gnral(comme fait anthropologique), est fond cette fois en droit commeuniversel, partir de sa constitution post-nihiliste.

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    Pour mieux faire comprendre le sens de cette thse, il faut enpasser par une distinction entre trois rgimes de la peine, du malheurhumain: la misre, linquitude, et la souffrance. Jappelle misreles peines quasi-animales de lhomme (quasi en ce que lhommehumanise bien sr toujours y compris le plus biologique en lui): lafaim, la maladie, la mort violente- tout ce qui relve de latteinteimmdiate et radicale du corps. Jappelle inquitude les peinesrserves aux hommes matriellement librs de ces entraves, et toutcas suffisamment pour affronter en toute plnitude les affres de lamour,de lamiti, et de la cration. Enfin, jappelle souffrance la peineconcrte de lhomme actuel, oscillant sans cesse entre la misre et

    linquitude- et surtout affrontant lingalit radicale entre ceux quiont les moyens de lutter contre la misre- les classes privilgies,

    pour faire vite- et ceux qui ne cessent de la subir- les exploits, lesmisreux. Tout misreux a ainsi accs une souffrance fondamentalequi rsume la conscience de cette ingalit, et qui est lhumiliation- lasouffrance par laquelle nous nous savons exclu des tourments delinquitude et rabaiss aux peines de la misre. Lhumiliation nestni de lordre de linquitude ni de lordre de la misre, mais leur

    articulation dans un Monde qui les comprend toute deux: la consciencedouloureuse du rabaissement de soi des peines qui ne sont pas dignesde notre condition dtre pensant.

    Une politique dmancipation, mon sens, a pour objet delutter galitairement contre toute forme de misre et dhumiliation.En revanche, la politique dmancipation ne vise en rien au bonheurdes hommes: elle vise bien plutt leur inquitude universelle.Autement dit: une vie mancipe de la misre nest pas ncessairement

    heureuse car elle doit tre assume avec sa part de ngativit propre,quon la nomme mauvaise foi, pulsion de mort, mdiocrit, tourment,etc. Assumer la possibilit dune vie mancipe voue lamour,lamiti et la pense, cest assumer la pleine possibilit de la trahisonamoureuse, de la relation humaine pauvre et sordide, de la strilitinventive, etc. Le quatrime Monde nest rien dautre que laffirmationde la possibilit relle de lmancipation ainsi conue, mais porte auniveau dune vie devenue indfinie, et donc voue aux risques delinquitude extrme. La possibilit linfini dune mdiocrit dont

    la mort nest plus une chappatoire, sinon peut-tre en tant quelleserait volontaire: car si la mort devait demeurer souhaitable y comprisdans lultime Monde espr, ce serait uniquement comme possibilitdun suicide lucide, propre une vie incapable dassumer linfini

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    son inquitude essentielle. Nous devons esprer pour tout homme lesconditions matrielles suffisante pour faire lpreuve ultime dune vieofferte ses possibilits les plus intressantes et les plus inquitantes.Affronter lInquitude finale, selon lalternative de la vie inventiveou du suicide sans retour: telle est la version spculative de lordaliede lternel Retour.

    Or, cette exprience de vie, je peux la faire ds prsent encreusant la nature de mon dsir, et en apprenant agir en consquence.Lpreuve est une affaire qui est dabord entre moi et moi, lexamenque je fais de lessence de ma volont: quest-ce que je veux au juste,la justice ou la lutte en vue de la justice? Mais elle influence la nature

    de mes actes, en tant quelle me garde de verser dans la pratiqueractive des luttes libratrices. Cet exercice spirituel nous paratdonc un lment essentiel pour tout militant engag dans ses luttes.Deux types de militants peuvent en effet tre quasi-indiscernables dansles combats mancipateurs, et cette indistinction est une des sources(non la seule, certes), des catastrophes historiques qui ont accompagnleur histoire: les militants qui luttent par amour de la lutte, et ceux quinaiment pas la lutte avec ses cruauts, mais luttent pourtant par amour

    de la justice. Certains militants prsentent leur existence comme faitede sacrifices, mais ils ne sacrifient rien en vrit: ce sont des nihilistesqui aiment la guerre, la ruse, la violence inhrentes au combat politique.Les autres ne laiment pas, mais ne la fuient pas si celle-ci estncessaire.

    Il y a donc, mls souvent dans les mmes combats, desmilitants qui, sans sonder la question (sous prtexte quils ont dautresurgences) ont des rapports trs diffrents la politique: les premiers

    aiment la politique, parce que celle-ci est un milieu de lutte, et quilsaiment la lutte. Les autres, je pse mes mots, naiment pas la politique-ils prfreraient vraiment passer leur temps autre chose- mais ils lafont parce quelle est ncessaire pour rpondre lurgence ingalitairede la situation. Ce sont l, certes, des archtypes, des modles plusque des individus: en vrit, nos volonts sont mles, presque jamais

    pures. Mais je propose de travailler enfoncer un coin entre ces deuxtypes de volont, pour ne pas plonger dans la jouissance de menerune guerre, de la contrler, de prserver ses avantages en la figeant-

    bref de ne pas devenir un bureaucrate adorant ses dossiers, un secrtairedu parti adorant ladministration, un chef adorant les purges, un agentadorant le renseignement, etc. Ne pas devenir, en somme, un militantnaimant de la lutte pour la justice que les bnfices intrinsquement

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    ngatifs de laffrontement social, cest--dire le droit sacralis de haret de dtruire lennemi, en sarrangeant pour ne jamais en finir aveccette tche.

    Il y a ainsi un rapport la politique que le militant doit mettreau clair pour lui-mme, et qui doit accompagner et dterminer sesactes les plus concrets. Une politique mancipatrice, est une politiquequi vise sa propre abolition dans laccomplissement de la fin vise,en sorte de rendre inutile la violence et la ruse qui en accompagneinvitablement le cours. Mais attention: il serait ruineux de croire quela politique pourrait par elle-mme obtenir cette abolition- que la finde la politique puisse tre une politique. Car cela est faux, bien

    videmment: un monde sans politique est hors de porte de notreaction, car il nappartient pas notre Monde. Le nier, affirmer commece fut le cas en Union sovitique que la politique na plus lieu dtre

    parce quelle se serait auto-dissoute dans le Socialisme achev, cesten vrit mener une politique totalitaire dinterdiction de toute politiquedopposition.

    Il faut donc dire deux choses de la politique: la suppression dela politique est la finalit de la politique dmancipation, car la

    politique vise la justice, et non elle-mme. Mais la finalit de lapolitique- loutre-politique- ne peut tre le rsultat dune politique,sauf pour un fantasme totalitaire. La fin de la politique est ce qui

    procde dun surgissement ontologique indpendant de notre action,surgissement dont lhypothse contribue, au prsent, faonner lasubjectivit du militant vectoriel. La fin de la politique est la finalitde la politique, mais la fin de la politique nest pas une politique.

    Un militant, en somme, doit aimer la vie, et savoir que la vie

    nest pas tout entire dans la politique- quelle vise mme saccomplirailleurs quen politique: dans lamour, lamiti, lart, la pense. Maisun militant sait aussi quil ny a pas en ce monde de sujet digne de cenom qui ne soit vectoris, aimant, par le dsir dgalit universelle,dont la forme ne peut tre en notre Monde que politique. Il est ardent se vectoriser- car il sait dsormais que la justice universelle estrellement possible- et il se sait prt vivre sans vectorisation- pourla vie et non pour la guerre- si le Recommencement advient. Il prserveainsi en lui lespoir que les spectres puissent vivre lavenir une vie

    digne de notre humanit, dont la violence et lescha(t)ologie nest pasune composante essentielle. Son dsir peut travailler forger son ultimecohrence, et donner sens une existence voue accomplir notrecondition.

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    Larticulation de ces deux expriences- dsespoir et nihilisme-nous permet ainsi de donner une dfinition prcise de limmanence:limmanence est une immortalit dceptive. De la sorte, nous navons

    pas encore obtenu un plein claircissement sur le sens que nousaccordons au mot Dieu dans lnonc: Dieu nexiste pas encore,mais nous avons commenc en comprendre un aspect essentiel. Ladivinisation de lhomme peut en effet tre comprise comme latrajectoire qui, en ce monde prsent, permet au sujet vectoriel desurmonter la double preuve du dilemme et du nihilisme en sorte defaire de lui-mme un pont entre le troisime et le quatrime Monde.Se diviniser est faire de soi-mme un dmon: un metaxu, un

    intermdiaire, une passerelle vivante entre la pense de ce Monde etla Justice du Monde ultime. Faire de soi-mme un humain qui nest niseulement ici (le Monde 3) ni dj l-bas (le Monde 4), mais quiest dj entre ici et la-bs- cet entre-deux pour lequel langlais disposedun trs beau mot: yonder. Faire de soi-mme et du peuple universel,un soi et un peuple yonder, entre ici et l-bas, telle est la tche venirdu devenir eschaologique.