Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au...

464

Transcript of Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au...

Page 1: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 1 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page1

Page 2: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 2 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page2

Page 3: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 3 -

Jean-Marie Meilland

POLITIQUE POUR LE BONHEUR

Bienvenue à une nouvelle gauche (de gauche)

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page3

Page 4: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 4 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page4

Page 5: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 5 -

Jean-Marie Meilland

POLITIQUE POUR LE BONHEUR

Bienvenue à une nouvelle gauche (de gauche)

A la Rue du Chemin de Fer

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page5

Page 6: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 6 -

ISBN: 978-2-8399-0733-0

A la Rue du Chemin de Fer

Copyright Jean-Marie Meilland [email protected]

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page6

Page 7: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 7 -

A mes parents

Ensemble pour le bonheur de tous

Que tous les hommes passent, de l'état de concurrence brutale et de conflit, à l'état de coopération, que la masses'élève, de la passivité économique à l'initiative et à la responsabilité... Moins âpres à dominer, moins absorbésaussi par le souci de se défendre, plus assurés d'eux-mêmes et des autres, les individus humains auront plus deloisir, plus de liberté d'esprit pour développer leur être physique et moral; et ce sera vraiment, pour la premièrefois, une civilisation d'hommes libres...

Jean Jaurès

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page7

Page 8: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 8 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page8

Page 9: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 9 -

Remerciements

Quand on entreprend de mettre par écrit le résultatde dix années de lectures, de tentatives d'action etde réflexions, on affronte immanquablement desheures de doute, de mécontentement, de décourage-ment. D'autant plus que le milieu dans lequel onévolue, en ce début de siècle voué au libéralisme etau populisme, ne prête guère attention à votre travail qui semble privé de sens, tout comme le peud'éditeurs susceptibles d'être intéressés par lesthèmes que vous traitez. Sans l'attention et lesconseils avisés d'amis précieux qui accordentquelque prix à votre entreprise, vous avez toutes leschances d'en désespérer et de l'abandonner.Je tiens ainsi à remercier mes collègues et ami-e-sMartine Perruchoud, Denis Varrin et JérômeMeizoz. Ils ont accepté de me lire, de me prodiguersuggestions d'amélioration et conseils et m'ontencouragé dans ma démarche. Je remercie égale-ment Dominique Ispérian pour ses conseils de miseen page. Je dois aussi bien de la reconnaissance aux

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page9

Page 10: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 10 -

journaux qui par le passé ont bien voulu m'ouvrirleurs colonnes et me permettre ainsi de préciser mapensée et de préparer nombre des conclusions provi-soires présentées dans ce livre. Je pense auNouvelliste et à son rédacteur de l'époque JeanBonnard, qui avait souci de ne pas laisser le quotidienvalaisan sombrer dans l'ultraconservatisme où, àl'initiative de ses bâilleurs de fonds, il s'est de nou-veau enlisé. Je pense aussi au Peuple valaisan, organesocialiste, qui m'a accueilli sans réserve pendant desannées, que j'aie ou non exprimé des opinions socia-listo-compatibles. Qu'il me soit permis de remercierici chaleureusement ses rédacteurs et rédactrice enchef successifs, le regretté Lucien Rosset, Marie-PauleZufferey, Pierre-André Milhit et Charles-MarieMichellod. Je tiens aussi à remercier toutes celles ettous ceux qui, à travers nos activités politiques com-munes et les multiples discussions auxquelles ellesont donné lieu, ont influé sur l'évolution de mespoints de vue: les camarades et ami-e-s de la sectionsocialiste de Martigny, celles et ceux du Centred'Etudes socialistes de Sion, celles et ceux de laGauche valaisanne alternative, celles et ceux du POP-Vaud rencontré-e-s notamment lors des week-ends deformation d'Arzier, celles et ceux enfin de La Gaucheen train de se constituer au niveau suisse.Sans ces inspirations et ces soutiens d'ami-e-s et decamarades, il est évident que ces pages n'existeraientpas et j'espère qu'elles pourront en tout cas en quelquefaçon leur convenir, et peut-être parfois, ce qu'ellessouhaitent vivement, leur être de quelque utilité.

Martigny, avril 2010

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page10

Page 11: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 11 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page11

Page 12: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 12 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page12

Page 13: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 13 -

Table des matières

Introduction ....................................................................................................15 chap. 1: Un monde privé d'espoir..................................................23

appendice: ..........................................................................................61Le paradis des Helvètes

chap. 2: La recherche du bonheur.................................................69appendice:.......................................................................................130On ne peut faire bonheur de tout

chap. 3: Le bonheur et la démocratie....................................139appendice 1:.................................................................................163Athènes: une vraie démocratieappendice 2: ................................................................................166 Expériences de démocratie participative

chap. 4: Bonheur, violence et non-violence..................173chap. 5: Eloge de l'Utopie de Thomas More..................197chap. 6: Le socialisme et le bonheur ......................................225

appendice:......................................................................................302Une Suisse plutôt réticente au socialisme

chap. 7: La démission social-démocrate.............................307chap. 8: Bienvenue à une nouvelle gauche ...................357

(de gauche)Epilogue I....................................................................................................................439Epilogue II..................................................................................................................443

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page13

Page 14: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 14 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page14

Page 15: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 15 -

Introduction

Je me suis toujours intéressé à la politique. Depuismon enfance la politique signifie pour moi unelutte pour faire valoir les droits des plus faibles etun débat sur la meilleure façon d'organiser lasociété. J'ai depuis longtemps pensé à gauche, aveccelles et ceux qui, ayant besoin d'un changementprofond de la société, sont prêts à beaucoup fairepour l'obtenir. Mes références furent diverses,l'URSS à une époque, mais aussi le New Deal deRoosevelt à une autre. Pendant longtemps je suisresté à l'écart des partis, car dans ma région trèsconservatrice, il n'y avait rien à gauche du PS et jepressentais qu'il ne s'y passait pas ce que j'attendaisde la politique. Pour finir, lassé de l'inaction, j'entrai dans ce grand parti où pendant un certaintemps j'occupai quelques fonctions. Je doisl'avouer, je ne me suis jamais senti à l'aise danscette structure fortement électoraliste où les vraiesdiscussions politiques étaient évitées avec soin, oùl'on ne croyait plus à un réel changement de lasociété et où j'eus toujours l'impression que, faute

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page15

Page 16: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 16 -

d'un langage commun, mes paroles n'étaient pasécoutées. Je me sentais revivre dans les réunionsaltermondialistes, dans les manifestations syndi-cales et dans les rencontres avec des militants d'uneautre gauche que la politique ne rebutait pas. Mestentatives de défendre des points de vue cohérentsétaient plus que rejetées dans les assemblées socia-listes. De sorte qu'il devint bientôt clair pour moique je devais quitter les rangs de ce parti, nond'abord parce que les socialistes avaient tort sur pasmal de points, mais simplement parce que je n'étaispas socialiste au sens du PS (c'est-à-dire que jen'étais pas social-démocrate), appartenant décidé-ment à une autre culture politique. A la suite de ma démission, je fus confronté à deshésitations: si j'étais sûr d'avoir à quitter la social-démocratie, la voie de remplacement ne me sem-blait pas claire. Fallait-il cesser de faire de lapolitique, pour me limiter à l'engagement associatifet à la pure défense de mes idées? Ou fallait-ilcontinuer la politique autrement, dans un parti degauche échappant aux défauts de la social-démo-cratie, s'il en existait, ce qui paraissait être le cas?Les deux points de vue avaient des justifications. Lebilan des politiques de gauche des deux dernierssiècles peut à certains égards passer pour bien déce-vant et peut justifier qu'on s'écarte de la politiquecomme d'un vain effort condamné à l'insuccès (ouà un succès trop passager). L'action politique restepourtant nécessaire si l'on ne veut pas que lemonde évolue au seul rythme de la finance et del'économie mondialisée et si l'on table sur la libertéde l'homme, ce qui milite pour une nouvelle forme

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page16

Page 17: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 17 -

d'engagement en faveur d'une gauche véritable.Pour ne pas rester passifs, avec quelques camarades,en juin 2007, nous avons donc fondé un nouveaumouvement politique dans notre région, la Gauchevalaisanne alternative: à mes yeux en tout cas cetteinitiative reflétait à la fois la décision d'éviter lesimpasses du passé et celle d'œuvrer à la construc-tion, partout dans le monde, d'une nouvelle forcepolitique de gauche.C'est dans ce contexte, pour clarifier mes idées etpour tenter de débrouiller les doutes que l'actionpolitique de gauche peut faire naître aujourd'hui,que j'ai entrepris cette réflexion. Ce travail veuts'insérer dans les multiples démarches qui naissentdepuis quelques années pour aller au-delà de l'im-possible dilemme: ou bien l'acceptation sans remiseen question du système actuel ou bien le totalita-risme. A la place il pourrait être indiqué de définirun chemin disant: ni acceptation du système actuelqui est globalement destructeur, ni totalitarisme carce dernier nie l'homme qu'il se propose de libérer.C'est l'idée du refus de ce dilemme qui anime toutle développement qui va suivre.L'exposé se divise en huit chapitres comprenant uneprogression, mais chaque chapitre peut être lu indépendamment des autres, en fonction des préoc-cupations des lecteurs. Certains chapitres sont aussisuivis d'appendices: leur lecture n'apporte rien àl'argumentation mais ajoute seulement à laréflexion des illustrations ou des compléments.Il s'agit d'abord au chap. 1 de faire le point sur lasituation actuelle, de s'interroger sur les raisons quifont qu'au moment où le désordre du monde va

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page17

Page 18: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 18 -

croissant, les voix du changement sont de moins enmoins entendues; on verra aussi que l'exigencemorale propre à l'être humain appelle à changerd'attitude, passant de la résignation à l'action réso-lue. Le chap. 2 cherche ensuite à poser les basesd'une politique de gauche en la fondant sur le bon-heur et sur la justice: la considération de ces deuxaspirations permettra de déduire un certain nombred'indications sur la manière de résoudre concrète-ment les problèmes rencontrés dans de nombreuxdomaines de la vie ordinaire. Le chap. 3 sera consa-cré à la démocratie à cause de la grande importancequ'elle revêt pour la recherche du bonheur; face auvide démocratique des sociétés mondialisées, unecritique de la démocratie représentative au profit dela démocratie directe et participative sera intro-duite. Le chap. 4 discutera un autre sujet dont l'examen est rendu nécessaire par les tristes exem-ples des révolutions manquées du XXe siècle: lanon-violence dont l'esprit et les pratiques devronttoujours imprégner les nouveaux projets de gauches'ils ne veulent pas produire plus de malheur que debonheur. Le chap. 5 se livrera à une modeste étudesur l'irremplaçable chef-d'œuvre qu'est l'Utopie deThomas More, qui cherchera à montrer comment,bien comprise, l'attitude utopiste est fondamentalepour penser le monde autrement, quand on refusede sombrer dans la résignation. Le chap. 6 présen-tera un essai de bilan des expériences socialistesdes XIXe et XXe siècles dans leur diversité: onpourra constater que, contrairement à certains pré-jugés répandus de nos jours, il est loin d'être faibleet mauvais, et que les succès du socialisme influen-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page18

Page 19: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 19 -

cent encore au contraire de nombreux aspects denos existences et améliorent la qualité de nos vies.Une petite précision concernant le vocabulaires'impose ici: dans ce texte, quand il est question degauche et de socialisme, il faut entendre les projetsliés à une attente de changement profond de lasociété. Le terme «social-démocrate» désigne enrevanche un courant qui, s'il fut socialiste jusqu'aumilieu du XXe siècle (voir chap. 1 et 6), a générale-ment cessé de l'être depuis cette période, au profitd'une attitude d'accompagnement (plus ou moinsbien intentionnée) du système capitaliste (qu'onpeut considérer comme un libéralisme de gauche).Le chap. 7 portera ainsi sur une analyse du PSsuisse actuel, en tant qu'il incarne bien la social-démocratie: ces pages permettront de mieux voir cequi aujourd'hui ne peut plus durer et démontrerontqu'on ne peut laisser le monopole de l'action degauche aux sociaux-démocrates toujours disposésaux compromissions. Le chap. 8 enfin souhaitera labienvenue à cette nouvelle gauche de gauche dontnous avons tant besoin. Il commencera par uneréflexion philosophique sur les présupposés dont ilfaudrait à mon sens se libérer pour que cette nou-velle gauche ne porte plus des fardeaux d'un autreâge. Il poursuivra par des pistes pour une action etune organisation en partie nouvelles qui pourraientpermettre de mobiliser les énergies de cette nou-velle gauche. Ce dernier chapitre est destiné à ladiscussion entre celles et ceux qui veulent dépasserles rigidités historiques pour aller vers la constitu-tion d'une nouvelle force unifiée efficace à lagauche du PS.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page19

Page 20: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 20 -

La rédaction de ces pages s'est faite, je doisl'avouer, dans une certaine inquiétude. Le besoind'un mouvement de gauche véritable est actuelle-ment aussi important qu'est profond le désintérêtque le grand nombre semble lui manifester. Lesattaques et insinuations tendant à faire jeter lesocialisme aux oubliettes sont d'autre partconstantes et les raisons d'espérer paraissent sou-vent minces. Cette situation paradoxale, qui a l'airde condamner la solution qui paraît s'imposer, est àcoup sûr inconfortable. Il faut aussi noter les divi-sions décourageantes qui se manifestent fréquem-ment dans la gauche combative, comme sil'adversité, au lieu de pousser à l'audace et à l'inno-vation, provoquait des crispations sectaires et lerepli vers d'anciennes identités ou d'anciens dogmes.Mais c'est dans l'inconfort que des routes peuvents'ouvrir, au-delà des impasses présentes. Combiende prophètes, de philosophes, de paysans pauvres,d'ouvriers, combien de femmes et d'hommes réflé-chis, honnêtes et généreux ont défendu durant delongs siècles les idéaux dont nous sommes les héri-tiers! Il ne s'agit pas aujourd'hui, comme le veulentles bourgeois de tous genres, de simplement oublierce que ces êtres au grand cœur ont tenté et réussi àtravers l'histoire pour rendre la société plus moraleet plus civilisée, c'est-à-dire plus humaine. Il nes'agit pas de tirer un trait sur les patientesréflexions, tentatives et aussi souvent les incompré-hensions, les persécutions vécues par ces expéri-mentateurs innombrables: des disciples de Platonaux premiers chrétiens, des «diggers» de laRévolution anglaise aux ouvriers de 1848, des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page20

Page 21: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 21 -

communards de 1871 à tous ceux qui, dans les paystotalitaires y compris «socialistes», luttèrent et périrent pour un autre monde libéré des anciennesservitudes.La balle est dans le camp des femmes et des hommesd'aujourd'hui, la balle est dans notre camp, pourque ne soit pas perdu le chemin lent et exigeant versun monde meilleur.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page21

Page 22: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 22 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page22

Page 23: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 23 -

Chap. 1

Un monde privé d'espoir

Les choses vont comme elles vontDe temps en temps la terre trembleLe malheur au malheur ressembleIl est profond profond profond

Louis Aragon

Je ne comprends plus riencomme s'il n'y avait plus d'abricontre les coups du vent

Jérôme Meizoz

Ce premier chapitre se propose d'esquisser un étatdes lieux concernant les perspectives actuellesd'une politique de vrai changement. Un regard serad'abord jeté sur un passé qui n'est pas lointain oùl'espoir d'une profonde transformation sociale ras-semblait toutes les composantes de la gauche. Ce

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page23

Page 24: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 24 -

regard rendra plus sensible et plus douloureuse lasituation présente qui sera à grands traits évoquéepar la suite: en peu de temps, la grande majorité desgens de gauche ont enterré les projets de change-ment et rejoint le chœur presque unanime identi-fiant, en ressassant la critique du systèmesoviétique, dépassement du capitalisme et totalita-risme. Une analyse de ce type de pensée tentera d'enmontrer les sous-entendus. La description de la réa-lité économique et sociale prévalant depuis vingtans suivra: les dérives d'un capitalisme néolibérallaissé sans contrôle fourniront pourtant la preuveque le retour à d'authentiques valeurs socialistesserait des plus utiles. La fin du chapitre n'hésite pasà placer le socialisme sous le patronage de la moralenée des religions et des grandes philosophies: il fautdire et redire que le plus grand défaut du capitalismeet du libéralisme économique est de prétendre que lasociété n'a pas besoin de morale, que le vice est plusproductif que la vertu et que la bonne conduite estune affaire strictement individuelle. Le capitalismedoit être combattu sans modération parce qu'il rendun culte à la cupidité, surtout au goût de l'argent, etque la cupidité conduit au mépris des valeurshumaines. Cette approche passera peut-être pouridéaliste, mais il faut dès le départ affirmer sansambage que le socialisme ne vaut que s'il est l'undes artisans du vrai progrès moral que le capitalismesans borne interdit.

Le socialisme auparavantIl existe aujourd'hui de multiples raisons de se

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page24

Page 25: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 25 -

décourager quand on appartient à une gauche degauche, à une gauche véritable qui n'a pas oubliéles idéaux et les combats sur lesquels elle s'estconstruite pendant près de deux siècles. Du débutdu XIXe siècle aux années 1980, la gauche, socia-liste, anarchiste, communiste s'est battue pour unchangement profond de la société: l'objectif, envi-sagé avec des accentuations diverses, au terme destratégies diverses, avec des succès et des échecs,des avancées et des trahisons, avait toujours pournom «suppression du capitalisme», ce qui signifiaitla construction d'une société nouvelle, égalitaire,plus heureuse, où l'individu réconcilié avec lasociété pourrait s'épanouir sans faire de tort àautrui. A quelque tradition que les militants aientappartenu, ils se battaient, parfois entre eux, maistoujours pour dépasser un état social insatisfaisantdans lequel tous devaient lutter contre tous pouraccumuler le plus d'argent possible, avec commeconséquence l'exploitation des perdants par lesgagnants. La motivation de tous les militants degauche était essentiellement la même: créer unesociété juste et pacifique, avec le profond engage-ment individuel et collectif que cela impliquait.Pour illustrer cette communauté de vue sur certainsobjets fondamentaux, on peut se référer à quelquesextraits d'auteurs représentant l'ancienne social-démocratie. Il y apparaît clairement que jusqu'auxannées 1980, une grande proximité concernant desobjectifs ambitieux lia tous les courants de gauche,y compris ceux qu'on qualifiait de réformistes, lesdivergences se manifestant surtout au niveau desméthodes et de l'importance accordée à juste titre

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page25

Page 26: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 26 -

par les sociaux-démocrates aux aspects positifs del'héritage du libéralisme politique. Même si lessociaux-démocrates étaient alors réformistes, ils sebattaient pour une «réforme radicale» suffisammentétendue pour qu'elle exclue un simple aménage-ment du système capitaliste.Voici d'abord un passage de Jean Jaurès (1859-1914), grand artisan de l'unité des socialistes fran-çais, qui fut réalisée en 1905 par la création de laSFIO: «Le nombre s'accroît tous les jours dans lemonde des travailleurs qui ne se bornent plus àdemander des réformes partielles, des palliatifs auxmaux qui dérivent du système capitaliste, mais quiexigent et préparent la réforme totale (souligné parnous), la substitution de la communauté sociale àl'oligarchie du capital»1. On trouvera un esprit com-parable dans cet extrait du Programme du PS suissede 1888: «La lutte économique de tous contre tous,qui s'aggrave sans cesse et contraint chacun, dansune mesure toujours plus grande, à voir son avan-tage personnel et à lui consacrer ses meilleures forces, ne correspond plus aux conceptions moralesactuelles et apparaît comme le plus grand obstacleà un développement moral futur de l'humanité»2. LeProgramme du PS suisse de 1904 déclare pour sapart: «Le but final de la social-démocratie consistedans un ordre social, qui à travers la suppressionde toute forme d'exploitation délivre le peuple de lamisère et de l'inquiétude, assure sa prospérité et sonindépendance, et crée ainsi les bases pour que lapersonnalité s'épanouisse de manière libre et har-monieuse, et pour que le peuple tout entier puisses'élever à un niveau de culture supérieur»3. Il ajoute

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page26

Page 27: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 27 -

que pour atteindre son but la social-démocratie uti-lisera «le transfert des moyens de production de lapropriété privée à la propriété de la société»4. Un maître à penser de la social-démocratie alle-mande, qui fut le secrétaire d'Engels, Karl Kautsky(1854-1938), écrivait de même: «La prolétarisationdes masses populaires, la réunion de tout le capitalentre les mains d'un petit nombre d'individus quigouvernent la vie économique des nations capitalistes,les crises, l'insécurité de l'existence, tous ces effetsdésastreux et révoltants du mode de productioncapitaliste ne peuvent, sur la base du mode de pro-priété actuelle, être arrêtées dans leurs progrèsconstants par des réformes quelque étendues qu'onles suppose (relevé par l'auteur)»5. Voici égalementun extrait de la fameuse Clause IV de laConstitution du Parti travailliste britannique, pro-posée par Sidney Webb et qui, de 1918 à 1995,exprima l'engagement de ce parti en faveur dusocialisme: les buts du Parti travailliste sont notam-ment «d'assurer aux travailleurs manuels ou intel-lectuels le fruit de leur travail et la distribution laplus égale possible de ce fruit sur la base de la pro-priété commune des moyens de production, de distribution et d'échange, et du meilleur systèmepopulaire possible d'administration et de contrôlede chaque industrie ou service», et «en général depromouvoir l'émancipation politique, sociale et éco-nomique du peuple, et plus particulièrement de ceuxqui dépendent directement de leurs propres activitésmanuelles ou intellectuelles pour gagner leur vie»6.Et l'on retrouve la fidélité à cet esprit dans ce passage de Tony Benn, ancien dirigeant de la gauche

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page27

Page 28: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 28 -

travailliste et ministre dans les gouvernementsWilson et Callaghan de 1974 à 1979: «Le Parti tra-vailliste existe pour apporter un changement dansl'équilibre du pouvoir et de la richesse. En tant queParti travailliste, né du mouvement syndical, nousreprésentons - au niveau politique - les mêmes gensque les syndicats représentent au niveau profession-nel. Nous avons aussi pour but de rendre le pouvoiréconomique plus pleinement responsable à l'égardde la communauté, des travailleurs et des consom-mateurs. Nous nous fixons aussi pour but d'élimi-ner la pauvreté, de réaliser une égalité économiquebeaucoup plus grande et de satisfaire les besoinssociaux urgents. Ce n'est pas un nouveau défi, ilexiste depuis très longtemps. Alors que plus nom-breux sont ceux que mécontentent les inégalitéscriantes qui existent en Grande-Bretagne et les abuscroissants du monde des affaires, l'exigence d'uneréforme fondamentale va aussi augmenter»7. Etpour terminer, nous nous reportons au Programmedu Parti socialiste suisse de 1982 qui déclaraitencore avec force: «La rupture avec le capitalismedoit nous permettre de battre en brèche la prédomi-nance de l'économique sur l'humain. Notre objectifest de développer l'économie en vue du bien-êtregénéral»8 . Dans ces extraits tirés de traditionsocial-démocrate, on ne constate donc aucunarrangement, sinon momentané et d'opportunité,avec les fondements du système capitaliste.

Le monde d'aujourd'huiDepuis vingt ans, le paysage a complètement

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page28

Page 29: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 29 -

changé. Les partis socialistes sont devenus desmachines électorales aux mains des classesmoyennes, remportant les élections grâce à celles-ci et professant de plus en plus des idées centristes:si parfois le discours musclé de la gauche se faitentendre dans les congrès, la pratique politiqueréelle est acquise aux grandes thèses néolibérales.Principales forces de gauche, les partis socialistes(en réalité sociaux-démocrates) réussissent encore àjouer sur les deux tableaux: alors que les décisionssont prises pour satisfaire les classes moyennesmodernistes plus ou moins bénéficiaires des déré-glementations actuelles, les milieux populaires restent encore souvent attachés à ces partis portantencore les anciennes étiquettes, agitant quelquesdrapeaux rouges et passant malgré tout pour«moins pires» que les partis de droite et du centre.Il suffit de s'attarder un peu sur la politique du NewLabour en Grande-Bretagne, d'examiner ce que fontles gouvernements socialistes français depuis lemilieu des années 80, de voir ce que GerhardSchröder et ses successeurs, sans ou avec la CDU,ont réalisé en Allemagne. Sous l'égide de l'Unioneuropéenne et de sa grande machine à libéraliser,les partis socialistes passent allègrement à la mou-linette tous les projets et toutes les loyautés quifirent l'honneur d'une gauche ambitieuse. Le PSsuisse, peut-être parce que la Confédération estencore protégée de Bruxelles, présente un visage unpeu plus digne: mais il ne faut pas se faire d'illu-sions, le parti a une ligne très hésitante sur desthèmes essentiels et il abandonne presque tout pourcontinuer de gouverner avec les partis de droite. Si

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page29

Page 30: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 30 -

l'on se tourne vers les grands partis communistesd'Europe occidentale, la situation n'est pas plusencourageante. Le PCI et le PCF sont considérable-ment affaiblis. Eux qui, s'éloignant de plus en plusdu modèle soviétique et de ses insurmontablesdéfauts, constituaient encore des références pourceux qui voulaient le changement et des aiguillonspour les autres gauches, connaissent un gravedéclin. Le PCI s'est divisé. Une partie de ses forcess'est engagée dans un processus les conduisant deplus en plus vers un social-libéralisme qui risque den'être bientôt plus que libéral, comme s'il réalisaitle compromis historique en ayant tout liquidé auprofit de ses partenaires centristes. Ceux qui se réfè-rent encore au changement ne sont pas unis, etdéçoivent les militants tantôt en se liant à des gou-vernements centristes, tantôt en leur retirant leurappui. Quant au PCF, il paie au prix fort son incon-fortable fidélité aux engagements qui furent lessiens dans un contexte qui lui est de plus en plusdéfavorable. Il est divisé sur les moyens de poursui-vre le projet de transformation sociale; s'il veutconserver encore une influence électorale que cer-tains lui reprochent, il doit s'allier au PS qui l'a deplus en plus surpassé à mesure que croissait l'in-fluence des classes moyennes supérieures; il estenfin contesté par d'autres forces de changementdont la capacité de réussir laisse encore souvent àdésirer. Dans les autres pays, les partis communistesrestent faibles comme ils l'ont presque toujours été:la Suisse est à cet égard un des cas les plus signifi-catifs.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page30

Page 31: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 31 -

Le changement: "Voulez-vous rétablir le goulag?"Derrière ces innombrables reculs, il y a le fait cul-turel constamment martelé depuis bientôt vingt ansde l'impossibilité de changements conséquents. Lecapitalisme actuel, avec l'appui des partis de droiteet des socialistes de gouvernement, se développe enaffirmant sans cesse que depuis la chute du Mur deBerlin, on peut seulement intervenir ponctuelle-ment pour éventuellement freiner certains abus dusystème (aux socialistes de ruser pour y parvenirparfois momentanément!); vouloir plus, nous dit-on, c'est déjà mettre en route le processus totali-taire.Un raisonnement semble aujourd'hui présider à laréflexion: 1) il n'y a pas d'alternative au système capitalistequi est par ailleurs, sinon le meilleur, du moins lemoins mauvais des systèmes, 2) tout projet de dépassement du système s'est tou-jours traduit, et se traduira toujours, par l'instaura-tion du goulag, 3) en conclusion, bon gré mal gré, il faut se satis-faire du système capitaliste.Le premier argument est formulé de toutes sortes defaçons. Finalement ce qui est toujours proclamé ousous-entendu c'est que la société actuelle est bonne(surtout en Suisse!). Il y a peu de chômage, lessalaires sont majoritairement suffisants, les moinsfavorisés peuvent bénéficier de l'aide sociale (dontcertains d'ailleurs sont dits abuser). Il y a de grandssupermarchés bondés à la sortie des villes, les voi-tures circulent dans toutes les directions, un grandnombre d'ordinateurs ont été achetés, les voyages

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page31

Page 32: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 32 -

en avion dans les pays lointains sont fréquents.Objectivement le système paraît bien tourner et, deplus, quand on effectue des enquêtes, un grandnombre de personnes se déclarent satisfaites. Lepotentiel de libération du nouveau capitalisme enperpétuel mouvement serait débordant: accroisse-ment général de la production du fait des nouvellestechnologies, communication permanente avec lemonde entier grâce à l'informatique, foisonnementdes produits individualisés dans une société deconsommation améliorée, continuelles occasionsd'innover pour les entrepreneurs audacieux. Biensûr tout n'est pas parfait, mais la perfection n'estpas de ce monde. Tenter de faire décroître ou dispa-raître les défauts du capitalisme actuel serait pireque les tolérer. On affirme que la volonté de chan-gement profond n'aboutirait qu'à réintroduire lesvieilles solutions dont tout le monde saitaujourd'hui qu'elles ne marchent pas; tout le mondedoit maintenant avoir compris qu'augmenter lesimpôts des riches les empêche d'investir, quecontrôler l'évolution économique conduit à larécession et à la pénurie, qu'entretenir un secteurpublic fort engendre une bureaucratie coûteuse quiméprise la clientèle, que renforcer la solidarité mul-tiplie les profiteurs en ponctionnant les créateurs derichesses. A celui qui émettrait encore des doutes,on demande s'il a réellement envie de restaurer le«socialisme réel». Penser à transformer la sociétéest souvent assimilé à de l'archaïsme: comme siceux qui pensent ainsi en étaient restés à des idéesde communauté, de classe, de règle aujourd'huicomplètement dépassées.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page32

Page 33: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 33 -

Ce premier argument se trouve d'ailleurs fréquem-ment conforté par le deuxième, jugé irréfutable, quidevrait mettre fin à toute contestation. La volontéde changement profond de la société serait néces-sairement totalitaire et ouvrirait immanquablementla porte à la dictature. En effet vouloir changer lasociété ignorerait complètement l'être véritable del'homme, sa nature: il devrait être clair aujourd'huipour tout le monde que l'homme, c'est l'hommeéconomique, individualiste, agressif et cupide, qu'ilest foncièrement égoïste et intéressé et que seull'espoir de gagner de l'argent le motive. Comme laréalité ne se laisse pas modifier sans forte résis-tance, les adeptes du changement sont accusés devouloir forger par la violence un homme nouveau,et pour y parvenir de songer à instaurer en tout casun régime bureaucratique, autoritaire et oppressif,voire une dictature stalinienne ou maoïste. Le dis-cours se réfère bien sûr d'abord, et souvent nonsans raison, aux anciens pays communistes, et particulièrement à l'URSS de Staline et à la Chinede Mao. Mais en fait on se rend vite compte quetoutes les entreprises de dépassement du capita-lisme sont concernées, qu'elles aient partie liée avecle marxisme-léninisme des pays communistes, ouqu'elles lui soient fortement opposées, comme dansle cas des libertaires. Il ne peut en être autrement dumoment que ce qui est visé ce ne sont pas lesconcrétisations très contestables de l'idéologiemarxiste, mais le projet même d'un changement desociété au nom d'une autre conception de l'homme.Puisqu'on est censé se tromper dès qu'on oublie quel'homme ne peut être que l'homme économique

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page33

Page 34: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 34 -

individualiste et cupide, on est totalitaire dès qu'onmise sur un homme solidaire et désintéressé. C'estainsi que les porte-drapeau du capitalisme mondia-lisé n'hésitent pas à percevoir la renaissance dutotalitarisme partout où le principe du système estremis en cause, et l'on complète volontiers letableau en identifiant le communisme et le nazisme,achevant ainsi de discréditer le projet d'une vérita-ble gauche par l'étiquette «rouge-brun».Que penser de ces propos? Ce qui ressort du premierargument est bien sûr une célébration du systèmeactuel marquée par un optimisme débridé, dont lasuite montrera la fausseté. Une telle position reflètesoit l'engagement de certains à défendre les intérêtsdes classes dominantes, soit la naïveté dont fontparfois preuve ceux qui, ne pensant plus le change-ment possible, n'ont plus de critères leur permettantd'exercer leur esprit critique. Quant au deuxièmeargument, sans nourrir aucune sympathie pour lesoviétisme, comme la suite en témoignera (voirchap. 6 et 8), il est pourtant permis d'en êtreconsterné à l'heure du néolibéralisme. Officiellementfait pour viser les anciens pays socialistes et les par-tis communistes occidentaux, le message atteint enréalité toutes les démarches de transformation pro-fonde de la société: conçus pour écarter tout risquefutur de tyrannie totalitaire, il propose l'argument-massue dont se servent les tenants du systèmeactuel. Il exclut l'option du «ni totalitarisme nicapitalisme» pour enfermer dans le dilemme «outotalitarisme ou capitalisme»: il ôte toute valeur àl'effort de concrétisation d'une société fondée sur lajustice et non sur l'argent, qui est l'héritage commun

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page34

Page 35: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 35 -

de tous les vrais socialistes. Il jette d'ailleurs aussi lediscrédit sur certains enseignements centraux de laplupart des religions et des sagesses (voir la fin dece chapitre).Dans ces conditions, railler les idéaux communistesen tant que symboles des projets de transformationsociale, n'est-ce pas, au-delà des conceptions etpolitiques marxistes, s'en prendre aux aspirationsles plus profondes et les plus légitimes de tous ceuxqui souffrent de l'oppression, quelles que soient lesdoctrines, ou l'absence de doctrine, dont ils seréclament? Quant à la réduction de l'idée commu-niste au sens large à ses tentatives de réalisationdurant le XXe siècle, elle est évidemment abusive.D'abord une idée n'est jamais identique à une réa-lité: le problème est alors d'étudier la relation qu'onpeut établir entre l'une et l'autre, pour savoirjusqu'à quel point il est possible d'envisager unpassage entre les deux, et non d'éliminer l'une desdeux. Ensuite, on ne peut conclure sur la totalitéd'un phénomène à partir d'aspects partiels mêmes'ils sont essentiels. Même si l'on ne traite que desanciens pays socialistes marxistes, on ne montreguère de rigueur si l'on ne retient pour l'URSS, queles périodes les plus violentes de son histoire, enlaissant de côté les périodes khrouchtchévienne ougorbatchévienne, si l'on juge de la même façon lesdivers socialismes soviétique, yougoslave oucubain, et si l'on identifie les pratiques des partiscommunistes au pouvoir dans certains pays et celles des partis communistes actifs dans les paysoccidentaux, avec l'argument peu historique que siles communistes occidentaux avaient été au pouvoir,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page35

Page 36: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 36 -

ils auraient forcément établi le soviétisme. Pourcelui qui pense moralement, c'est un fait incontes-table que l’ «idée communiste» (et non la réalitésoviétique, ni sa version marxiste) reste une grandeidée; Yolène Dilas-Rocherieux, parlant du commu-nisme, évoque «un idéal, souvent très vague, syno-nyme de quiétude, de liberté, d'abondance et denon-exploitation»9. On peut compléter en ajoutantces éléments: «La production serait rationalisée etles biens produits répartis selon les besoins de cha-cun; le travail quotidien se réduirait à quelquesheures et les gens seraient enfin libres de mener unevie digne d'êtres humains»10. Il faut reconnaîtrel'universalité et la nécessité de la quête des butscités, que peu d'hommes rejettent, surtout quand ilsmettent entre parenthèse leurs intérêts immédiats.Par la suite on dira combien il faut la réévaluer etsur bien des points se désillusionner à son sujet(chap. 8). Mais refuser sans autre l'idée communiste,dans le contexte actuel, c'est se rendre avec armeset bagages aux valeurs néolibérales d'individua-lisme et de cupidité sans borne, et ce n'est certaine-ment pas ce qui s'impose au moment où le désordreéconomique mondial atteint des sommets et où lesdégâts causés à l'environnement appellent demanière urgente des corrections fondamentales.L'attaque méthodique contre les anciens pays socia-listes, encore une fois, est à coup sûr souvent justi-fiée, mais en ce moment elle sert aussi toutparticulièrement à discréditer les forces de change-ment. C'est pourquoi il est indispensable que cesforces participent lucidement à la critique du passéet que, dans le même temps, elles préservent les

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page36

Page 37: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 37 -

sources morales, si souvent trahies, du vrai socia-lisme. Sans cela, labellisé totalitaire, le changementest, comme aujourd'hui, jeté aux oubliettes. Libre detoute contestation de fond, le système peut se déve-lopper en produisant toujours plus et n'importequoi. Il péjore de plus en plus les conditions de travail et augmente de moins en moins les salaires.Mais malin comme il l'a toujours été, il sait se ren-dre attractif. Il fait en sorte que pour un nombre suf-fisant de «favorisés» les temples de la consommationsoient largement ouverts, et que toute perspective dechangement soit vécue comme une horrible menacesur le pouvoir de consommer. Ainsi bas salaires,manque de temps libre, stress au travail, insécuritésociale, se conjuguent avec la mise en vente de pro-duits toujours nouveaux à des prix toujours plusbas, que la pression sociale et la publicité forcent àacquérir de plus en plus souvent, en guise de conso-lation. Qu'on ne voie pas dans ces remarques lamoindre condescendance à l'égard des consomma-teurs: comment se satisfaire un peu de la vie autre-ment qu'en achetant toujours plus, dans un mondeoù l'on élimine peu à peu toutes les autres valeurs etoù par exemple on enseigne que l'espoir politiquen'a pas de sens et que toute amélioration majeure dela vie ne peut qu'être totalitaire? Il est certain que ledésir doit avoir un objet et plutôt que de souffrir dedépression, il vaut mieux, si on en a les moyens,chercher satisfaction dans la consommation. Il fautpourtant noter que, comme les choses vont, si lechangement pouvait se vendre comme un gadgettechnologique, tous ceux qui aujourd'hui le condam-nent s'y rallieraient aussitôt avec enthousiasme!

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page37

Page 38: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 38 -

Ainsi c'est le contexte culturel qui actuellementnous écrase, nous qui voyons la vie autrement: et iln'est pas facile de résister à l'air du temps, dont ondit qu'il est caractérisé par la liberté, liberté d'acca-parer, de piétiner, de polluer! A propos de la culturenéolibérale, Jacques Généreux affirme: «Il s'agit de«privatiser les esprits»: flatter et enfler le penchantnarcissique et égocentrique de chaque individu, ensorte qu'il perde peu à peu la conscience du bienpublic et que, finalement, au terme du lavage decerveau, les simples mots «impôt», «réglementa-tion», «cotisation», «solidarité» soient douloureux àentendre et déclenchent un réflexe défensif»11.

Un monde carnassierLa situation du monde actuel est pourtant loind'être satisfaisante. Le néolibéralisme à l'œuvredepuis vingt ans forge sans conteste un monde plusdur, plus asservi aux puissances d'argent, plus livréau chacun pour soi, plus violent, plus inégal. En unmot le monde dans lequel nous vivons devient denouveau moins civilisé. La situation des pays duNord est différente de celle, pire, des pays du Sud.Mais le libre-échange systématique mis en placepour imposer à tous les pays et à tous les peuples lemodèle libéral installe de plus en plus de traitscommuns dans toutes les régions du monde. Ce quipartout domine c'est la prédation par les groupeséconomiques les plus puissants soutenus par lesgouvernements, quelle que soit leur tendance poli-tique (la Chine soi-disant communiste s'y est miseaussi!). Le résultat c'est la recherche du profit

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page38

Page 39: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 39 -

maximal par tous les moyens, dont la spéculationboursière menaçant constamment les conditions devie et la production des biens. Comme le souligneJacques Généreux: «Désormais, le profit devientune fin en soi, supérieure à toute autre, une exi-gence instantanée, oppressante et souvent contra-dictoire avec une stratégie à long terme. L'industrielqui voit dans l'entreprise une œuvre créatrice, uneaventure humaine, un projet inscrit dans la durée,n'est apprécié et jugé qu'en fonction d'un cours enBourse et d'un pourcentage. Tous les quatre-vingt-dix jours, il doit rendre des comptes à des censeursqui, le cas échéant, se fichent pas mal du produit,du métier... de l'entreprise en fait!»12. Le résultatc'est aussi l'affaiblissement continuel des Etats, saufdans leurs fonctions de soutien au grand capital(armée, police, tribunaux), avec l'abandon desrèglements protégeant les plus faibles, la réductiondes impôts des plus riches, la libéralisation et la privatisation des services qui garantissaient un égalaccès aux avantages de la société, la diminution dela solidarité dans les assurances sociales. Le résultatc'est la constitution de systèmes régionaux oumondiaux permettant aux grandes entreprises defaire adopter les décisions servant leurs intérêts enévitant les obstacles de la démocratie. Pour lescitoyennes et les citoyens, ce qui suit de tout cela,c'est une vie plus difficile: les salaires augmententpeu, les prix montent, le travail devient plus pénible,le chômage guette, le travail temporaire, le travailsur appel, les «petits boulots» insuffisants pourvivre correctement se multiplient, on soupçonned'abus ceux qui sont malades ou invalides et l'accès

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page39

Page 40: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 40 -

aux assurances devient plus difficile, les syndicatssont moins forts et les salariés s'y engagent demoins en moins, les loyers sont chers. La vie estlourde à porter pour de nombreux habitants duNord, condamnés à changer d'emploi, à s'enliserdans le chômage, à tomber malades du fait d'uneéconomie sans racines, fermant, restructurant, délo-calisant au seul gré des attentes de bénéfices.Certains employés des banques, des compagniesd'assurance, des nouveaux secteurs industrielstirent plus ou moins leur épingle du jeu en travail-lant beaucoup dans le stress, en espérant gagnerquelques rangs dans l'échelle sociale par leur victoire dans une compétition exacerbée (mais ilspeuvent être tyrannisés jusqu’à connaître la dépres-sion ou même le suicide). D'autres, bien que leschoses se détériorent, continuent de s'en sortir avecdes salaires corrects et des conditions de travailacceptables: les fonctionnaires et les ouvriers desgrandes entreprises traditionnelles (chimie, métal-lurgie, jusqu'à un certain point le bâtiment) sontdans ce cas. Ces secteurs, où les syndicats sont plusforts et où de réels avantages ont été conquis par lepassé, se maintiennent encore plus ou moins bienmalgré la remise en question des statuts, la tendanceà la flexibilisation, la faible hausse des salaires, lesattaques contre les retraites. Mais de plus en plus detravailleurs et travailleuses peu qualifiés sontcontraints de travailler dans des conditions pré-caires: la société de services génère quantité depetits emplois d'entretien, de vente, de livraison,souvent temporaires, irréguliers et peu payés. Auxmarges du système, ces emplois donnent lieu à de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page40

Page 41: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 41 -

nombreux abus dont souffrent nombre de salarié-e-s, souvent des femmes. Alors qu'elles ont charge defamille, ces personnes n'osent revendiquer, car ellesrisquent le chômage et l'exclusion: d'autant plusque ce domaine est par excellence celui de la dis-persion et de l'absence d'organisation. EvelynePerrin écrit à ce sujet: «... il est devenu plus difficileque jamais pour le salariat de s'organiser, de lutter,de s'entendre sur des revendications communes. Enpassant du salariat au précariat, en effet, c'est toutel'architecture de la protection sociale qui est àrepenser, avec une difficulté supplémentaire qui estl'extrême division des précaires et le morcellementdes situations de travail qu'ils vivent»13. Pendant cetemps une petite minorité, à laquelle les classesmoyennes aspirent à ressembler, s'enrichit démesu-rément en s'allouant des salaires et des primesexorbitants, en jouant au maximum au grandcasino boursier et en obtenant d'amples réductionsd'impôts de gouvernements tout acquis à leurcause. Parallèlement une sorte de redressementmoral plein d'hypocrisie parcourt les pays: alorsque les difficultés économiques et même la pauvretés'accroissent pour bien des gens et que s'affichel'arrogance des riches, on distille de nouveau le dis-cours des mérites du travail, de la valeur de la res-ponsabilité, de la lutte contre les profiteurs,accompagné de l'éloge de la vie saine que devraientmener tous ceux qui veulent être dignes de cettebelle société. Parfois ce discours se pare des couleursde croyances religieuses obscurantistes, parfois ilappelle à la rescousse de vieux mythes sur les tra-ditions nationales ou sur la supériorité de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page41

Page 42: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 42 -

l'Occident. Il faut faire une place à part aux anciens pays com-munistes, livrés aux affres du néolibéralisme aprèsavoir connu les affres du socialisme réel. Plusqu'ailleurs l'écart s'y est creusé entre la minorité desprivilégiés enrichis par la liquidation de l'économied'Etat et la majorité laissée sans secours dans unmonde où désormais seul l'argent compte. Ces paysservent désormais d'ateliers bon marché pour lesautres pays du Nord. Les grands déséquilibres quisont apparus du fait du laisser-aller libéral sontexploités par des idéologies nationalistes ou xéno-phobes.Pour les pays du Sud, le paysage est bien sûr encoreplus sinistre. Il y a certes des pays émergents, maisils sont surtout remarquables par l'énormité des iné-galités qui s'y développent, par l'empressementqu'ils mettent à déstructurer leurs sociétés et parleur ardeur à imiter le Nord, à le concurrencer partous les moyens et à détruire leur environnement.Quant au grand nombre des autres, ils continuent dejouer leur rôle colonial, en fournissant, sous lecontrôle des multinationales, les matières premièresà bon marché, et en servant de débouchés pour lesproduits exportés par les pays plus riches; ces pro-duits sont d'ailleurs souvent ceux qu'ils pourraientproduire facilement eux-mêmes, mais que le libre-échange pour leur malheur les condamne à négliger.Dirigés par des élites gérant les biens publics commeleur propriété privée tout en étant à la solde despays plus riches, ces pays connaissent la misère, lescatastrophes naturelles, la maladie et la faim et c'estsouvent par la violence et la guerre que s'expriment

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page42

Page 43: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 43 -

tous les déséquilibres qui les affectent.Une réponse d'abord moraleOr la réponse à donner à cette situation relèved'abord de la morale. Peu importe les affirmations del'économie, peu importe les affirmations d'une cer-taine science politique, peu importe les pesanteurs dela réalité que l'on dit invincibles. La constatation dumépris à l'égard de la dignité et des besoins des pau-vres, de la rapacité qui conduit à piétiner les concur-rents et à exploiter les plus faibles, est un appel fortà la conscience humaine. Il n'est pas nécessaire desavoir quelle sera l'efficacité de l'action pour avoir àréagir. Bien sûr, nous le verrons plus tard, la bonneintention de répondre et d'aider ne suffit pas, il fautéviter les dramatiques erreurs dont les âmes géné-reuses souvent ne sont pas innocentes. Mais d'abordil faut écouter ce qu'exige notre cœur et qui est dit etrépété par les grandes religions et les grandessagesses du monde. Il n'y a pas à rougir de s'inclinerdevant les fondateurs de religions, prophètes, philo-sophes qui montrent le chemin vers une humanitéplus civilisée, c'est-à-dire plus altruiste et moinsmatérialiste. Non, la condamnation de l'égoïsme despossédants n'est pas le fruit d'une déformation del'esprit désincarné des philosophes: si le sens de l'in-térêt privé, voire la cupidité, peuvent amener unaccroissement des richesses, c'est l'élévation du degréde moralité qui les rend vraiment utiles aux êtreshumains. A travers le souci du bonheur des autres etla sympathie à leur égard, naît un monde civilisé, oùles biens ne sont pas gardés dans des forteresses pourla jouissance d'une poignée de vainqueurs, mais sontproduits avec intelligence et largement distribués

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page43

Page 44: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 44 -

pour le bien-être de tous.Les paragraphes suivants se réfèrent aux religionset à la philosophie grecque. Les leçons qu'on pui-sera à ces deux sources seront morales. Il est impor-tant, sans doute, de préciser de quelle façon lesreligions seront ici considérées. Pour l'auteur, lesreligions constituent l'un des piliers essentiels descultures humaines. Elles contribuent puissamment àfaire évoluer les individus et les sociétés des pointsde vue étroits qui sont d'abord les leurs vers desvisions plus larges et plus compréhensives. D'aprèsnous, les religions ne sont pas seulement des«opiums du peuple»: c'est l'usage que les classesdominantes ont fait des religions pour renforcerleur pouvoir à travers des dogmes et des institu-tions, et non les religions elles-mêmes qu'il fautincriminer. Les religions abordent tous les sujets quiintéressent la vie humaine: elles renseignent sur lanature, sur l'invisible, sur la bonne conduite, surl'organisation sociale. Les enseignements métaphy-siques des religions importent grandement pourl'épanouissement de nombreuses personnes:concernant l'existence ou non d'un ou de plusieursdieux, le destin de l'âme après la mort, le fait queDieu ou les dieux s'occupent ou non des détails denotre vie, le type de relations que la divinité veutqu'on établisse avec elle, ces enseignements regar-dent l'esprit, et chacun trouvera dans la diversité deleurs réponses celles qui lui sont adaptées. Maispour un exposé sur la politique, il est clair qu'on neretiendra d'elles que des aspects moraux et sociaux.Contrairement aux questions métaphysiques danslesquelles règne la diversité, pour les questions

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page44

Page 45: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 45 -

morales et sociales, les religions ont selon nous unnoyau d'affirmations communes: amour du prochainquel qu'il soit, lutte contre l'égoïsme au profit d'uneattention à la communauté, souci de ce qui n'estpas matériel. C'est en tant qu'elles illustrent cesaffirmations morales et sociales communes que lespensées chrétiennes et bouddhistes sont invoquéesici. Un certain nombre d'adeptes des différentesreligions prétendent que ces enseignements n'ontde portée que pour la morale individuelle, et que laréflexion politique devrait les laisser de côté. Onpeut juger bien facile de s'arranger de la sorte pouréchapper aux prescriptions ou recommandationsdes religions. L'idée défendue dans ces lignes estque les religions imposent des conduites morales etsociales à ceux qui veulent être bons: le Christ nelaisse pas à l'appréciation personnelle de chacun ledevoir d'accueillir l'étranger, pas plus que leBouddha ne laisse chacun juge du fait de respectertoute forme de vie. Un libéral moderne répondraitsans doute que la société n'a pas à vouloir quel'homme soit bon, qu'elle ne peut qu'aménager lacoexistence entre ceux qui sont bons et les autres:il suffira de répondre que l'honneur de l'humanité,la civilisation, est le résultat des efforts certes indi-viduels mais aussi collectifs, pour améliorer lemonde. La société capitaliste actuel est certes lefruit d'une vision pour laquelle la morale ne doitplus interférer avec les pratiques économiques etpolitiques: mais c'est justement pour cela qu'elledevient de plus en plus injuste et inhumaine, et quele besoin de morale se fait urgemment sentir. Il estvrai que la société ne peut forcer les hommes à être

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page45

Page 46: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 46 -

bons, le bien moral se devant d'être volontairementchoisi. Mais cela ne signifie pas que la société n'aitpas à encourager les attitudes morales, ni que ceuxqui œuvrent pour aménager la vie en communn'aient pas à se préoccuper du bien: c'est en effetdans la mesure où la morale est présente aux diversniveaux de la société que s'y développera unemanière d'être humaine et civilisée (et non descomportements égoïstes et brutaux). Dans ce chapi-tre, du point de vue politique, les religions serontainsi citées comme des morales, comparables auxgrandes morales philosophiques, indépendantes dela conception de la divinité qu'elles adoptent. Mais,en tant que morales, et parmi les plus élevées, ellesdemanderont un engagement ferme et conséquent,et non seulement des applaudissements, parce queleurs beaux principes font chaud au cœur, à condi-tion qu'on ne se soucie pas trop de les appliquer.

a) Pensées chrétiennesIl y a d'abord l'appel de la Bible. Le NouveauTestament mentionne l'amour du prochain commeune des deux exigences fondamentales, et l'amourdu prochain oblige à ne pas rester indifférent à sessouffrances et à ses besoins. On peut ainsi lire dansMarc: «Quel est le premier de tous les commande-ments?» Jésus répondit: «Le premier, c'est: Ecoute,Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur,et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur,de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute taforce. Voici le second: Tu aimeras ton prochaincomme toi-même. Il n'y a pas de commandement

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page46

Page 47: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 47 -

plus grand que ceux-là»14. Et l'on trouve bien dans lemessage du Christ la mention de ce devoir de regar-der les besoins d'autrui autant que les siens, avec lesouci d'apporter à tous, également frères en huma-nité, la nourriture, le logement, le vêtement, lessoins médicaux, l'asile, le respect, l'attention et lesoutien, comme le dit cet extraordinaire passage deMatthieu: «Car j'ai eu faim, et vous m'avez donné àmanger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire;j'étais sans asile, et vous m'avez accueilli; mal vêtu,et vous m'avez couvert; malade, et vous m'avezvisité; j'étais en prison, et vous êtes venus à moi»15.On trouve aussi de manière incisive dans la Bibleune tradition de défense des plus faibles contre lesentreprises des puissants, Dieu étant le protecteurdes pauvres, des faibles, des humiliés. Voici cequ'on lit dans Jérémie: «Malheur à qui bâtit sa mai-son sans la justice/et ses chambres hautes sans ledroit,/qui fait travailler son prochain pour rien / etne lui verse pas de salaire...»16. Alors qu' Amos pro-clame: «Eh bien! puisque vous piétinez le faible/etque vous prélevez sur lui un tribut de froment, cesmaisons en pierre de taille que vous avezbâties,/vous n'y habiterez pas; / ... Car je sais com-bien nombreux sont vos crimes, / énormes vospéchés, / oppresseurs du juste, extorqueurs de ran-çons, / vous qui, à la Porte, déboutez les pauvres»17.Il faut enfin citer l'Epitre de saint Jacques. On ytrouve une véritable mise en accusation mettant enévidence à la fois la vanité des richesses et l'exploi-tation d'autrui qu'elles rendent possible: «Eh bien,maintenant, les riches! Pleurez, hurlez sur les mal-heurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pour-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page47

Page 48: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 48 -

rie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre oret votre argent sont rouillés, et leur rouille témoi-gnera contre vous: elle dévorera vos chairs... Voyez:le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ontfauché vos champs, crie, et les clameurs des mois-sonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneurdes Armées»18.On trouve également chez saint Basile un passaged'une grande force qui appelle clairement au par-tage des biens au nom de la justice: «N'es-tu pas unspoliateur, toi qui considères comme tien ce que tuas reçu uniquement pour le dispenser aux autres?Ce pain que tu mets en réserve est le pain de celuiqui a faim...»19.A l'exigence de justice, tellement impérative queson non-respect appelle la punition la plus terrible,s'ajoute dans certains textes la mise en évidence dela valeur et de la dignité des pauvres. La tradition chrétienne a parfois présenté la com-munauté des biens comme le moyen de distribuercorrectement les biens d'une manière conforme àl'esprit chrétien: il apparaît que l'abandon desrichesses personnelles est la marque d'une vie com-mune placée sous le signe de l'amour, d'une vienouvelle libérée des anciennes servitudes. On litainsi dans les Actes des Apôtres: «La multitude descroyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme. Nul nedisait sien ce qui lui appartenait, mais entre euxtout était commun... Aussi parmi eux nul n'étaitdans le besoin; car tous ceux qui possédaient desterres ou des maisons les vendaient, apportaient leprix de la vente et le déposaient aux pieds des apô-tres. On distribuait alors à chacun suivant ses

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page48

Page 49: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 49 -

besoins»20.Cette leçon ne sera pas oubliée par la suite. Pendantla Guerre civile anglaise du XVIIe siècle, les «dig-gers» ou «true levellers», qui étaient les puritains lesplus engagés dans la transformation sociale et desadversaires de la propriété privée, formèrent unecommunauté paysanne autarcique d'une cinquan-taine de compagnons. Voici ce qu'écrivait GerrardWinstanley (1609-vers 1660), leur chef de file: «Aucommencement des temps, la Raison, qui est legrand créateur, fit de la terre un trésor commun,afin de protéger les animaux, les oiseaux, les pois-sons et l'homme,... Sur ce, la terre (pourtant crééecomme trésor commun destiné à soulager du besoinaussi bien les animaux que les hommes) fut enfer-mée, en-clôturée par les professeurs et les maîtres,de sorte que les autres hommes devinrent desdomestiques et des esclaves. Et cette terre quiappartenait à la création, qui avait été conçuecomme un grand entrepôt de vivres commun etouvert à tous, fut achetée, vendue, maintenue entreles mains d'un petit nombre d'hommes. Voilà unterrible déshonneur pour le grand créateur: on vou-drait faire croire qu'il ne considère pas tous lesêtres comme égaux, qu'il se plaît à voir certainsvivre dans le confort et le bien-être et se réjouit dela misère, de la pauvreté et de la détresse des autres.Or, à aucun moment, depuis le commencement, iln'en fut ainsi»21. Texte magnifique manifestant l'as-piration à ne pas accepter les arrangements sociauxinsatisfaisants divisant le monde en exploiteurs eten exploités!Un autre aspect à relever, c'est le messianisme et le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page49

Page 50: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 50 -

millénarisme. Ainsi l'Ancien Testament parle de lavenue d'un monde nouveau dont grâce au pouvoirde Dieu disparaîtront souffrances, guerres et injus-tices, comme on le trouve dans Isaïe: «Il jugeraentre les nations, il sera l'arbitre de peuples nom-breux. / Ils briseront leurs épées pour en faire dessocs / et leurs lances pour en faire des serpes: / Onne lèvera plus l'épée nation contre nation, / Onn'apprendra plus à faire la guerre»22. Le Livre deDaniel, qui parle d'«un Fils d'homme», à qui estconféré le pouvoir sur un «empire éternel qui nepassera point», sur un «royaume» qui «ne sera pasdétruit»23, annonce les Apocalypses. Après le débutdu christianisme, l'Apocalypse de Jean24 parle de lavenue de Dieu qui livre une bataille décisive contrele Dragon représentant le Diable qu'il enchaînepour mille ans, millénium pendant lequel les peu-ples connaîtront la paix et le bonheur. Ensuite ilsera libéré une dernière fois pour le combat finalqui se terminera par la Fin du Monde.Une longue tradition millénariste, attendant leretour plus ou moins proche du Seigneur apportantle bonheur sur la terre, traverse toute l'histoire duchristianisme. Quand on affrontait une période par-ticulièrement troublée, on pensa à plusieurs reprisesque l'heure du combat décisif entre le Bien et le Malétait arrivée, et que l'ère du Bien allait bientôt com-mencer.Le plus grand millénariste du Moyen Age, qui eutune immense influence jusqu'aux Temps modernes,est l'abbé calabrais Joachim de Flore (1132-1202),fondateur du joachimisme. Interprétant l'Apocalypse,Joachim découpe l'histoire de l'humanité en trois

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page50

Page 51: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 51 -

phases:1) l'âge du Père, l'âge de l'Ancien Testament, de laLoi, de la punition, des laïcs mariés qui doiventpeupler la terre2) l'âge du Fils, l'âge du Nouveau Testament, l'âgedu Christ qui révèle un Dieu-Amour, l'âge del'Eglise et des prêtres3) l'âge du Saint-Esprit, l'âge qui va commencer autemps de Joachim, l'âge de l'Evangile éternel, unâge sans Eglise ni institutions, l'âge des moines oùl'on comprendra directement le message du Christ.Le passage au troisième âge sera précédé de terri-bles catastrophes (à son époque survient la chute deJérusalem, il y a des hérésies), mais en 1260, selonlui, tout devait être accompli et la fin des tempsdevait survenir.Même si le point de vue de Joachim est mystique etmême s'il n'y a pas chez lui de dimension sociale (ilparle de compréhension spirituelle, de parfaitecontemplation), les nombreux héritiers qu'il ainfluencés ont souvent mêlé avénement du Saint-Esprit et avénement d'une société temporelle égali-taire voire communiste. Dans la postérité sociale deJoachim, il faut bien sûr aussi mentionner ThomasMünzer (vers 1490-1525), le leader de la Guerre desPaysans.L'esprit du millénarisme demeure à travers les âgesdans les sociétés judéo-chrétiennes: il est commeune lampe allumée, spécialement dans les temps degrande détresse, pour rappeler qu'il est sensé d'es-pérer l'édification d'une société d'hommes égaux etlibres, ayant les moyens de s'épanouir pleinement,de donner selon leurs capacités et de recevoir selon

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page51

Page 52: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 52 -

leurs besoins.b) Pensées bouddhistesLe christianisme n'est pas la seule pensée religieusemettant en avant le souci moral face à la société.Contrairement à certaines idées reçues, le boud-dhisme ne se limite pas à la pure intériorité. Il neprétend pas qu'il faut se consacrer à la seule trans-formation de l'esprit pour atteindre le Nirvana, etque, face à la société, il faut compter seulement surl'amélioration morale des personnes dans le butd'amener peu à peu un changement social. Lebouddhisme contient aussi une pensée politiques'intéressant à la réforme des institutions.Si le changement spirituel et moral est pour lebouddhisme le plus important, s'il est le but de lavie et s'il peut seul apporter le vrai bonheur, il fauten revanche des conditions matérielles pour que leprogrès spirituel soit possible. Le Kuttadanta-suttadit qu'il est vain de vouloir supprimer le crime aumoyen du châtiment. Il faut au contraire luttercontre la criminalité en améliorant la conditionéconomique du peuple: «Cependant, en organisantles actions suivantes, on peut achever l'éliminationcomplète de ces bandes de voleurs: ainsi, ô bon roi,si certains dans le royaume tentent de s'occuper dela riziculture ou de l'élevage du bétail, que le roileur distribue les grains de riz (à semer). Ô bon roi,si certains dans le royaume tentent de faire du com-merce, que le roi leur donne un capital. Ô bon roi,si certains dans le royaume tentent de s'occuperdans des services gouvernementaux, que le roi leurdonne un salaire. Ainsi, ces gens-là, s'occupantchacun de son propre métier, ne harcèleront plus le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page52

Page 53: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 53 -

royaume. La richesse du roi sera plus grande. Lepays sera en paix, sans épines, sans pillages. Lesgens, satisfaits, danseront avec joie, prenant lesenfants dans leurs bras, et vivront dans leurs mai-sons dont les portes seront ouvertes»25.D'une manière paternaliste ne correspondant pas ànos idéaux d'égalité, le Sigalovada-Sutta26 prescritles devoirs du maître à l'égard de ses employés, etles devoirs des employés à l'égard de leur maître.Ainsi le maître doit donner aux employés un travailproportionné à leurs forces, doit leur fournir nour-riture et salaire, doit leur assurer les soins médi-caux, doit partager avec eux les mets de choix etdoit leur donner des loisirs. Ce programme, loind'être réalisé en Occident, implique l'attention aubien-être des travailleurs. La garantie d'un travailadapté, ni trop pénible, ni trop difficile, exclut lasoumission à des cadences exagérées et à d'exces-sives exigences de rendement. La mention de lanourriture et du salaire, même si le niveau dusalaire n'est pas mentionné, exclut certainement lesabus des salaires insuffisants et indignes du travaileffectué (elle appelle à des salaires non seulementminimaux, mais encore justes). Le paiement dessoins médicaux montrent, tout comme l'octroi detemps libre (vacances), le devoir de répondre auxbesoins d'une vie humaine digne de ce nom. Lemaître, ce qui est remarquable, doit aussi partagerles morceaux de choix, ce qui indique q'il n'a pas ledroit de garder tous les avantages pour lui, maisqu'il doit aussi en faire bénéficier ses employés (onpourrait peut-être penser aujourd'hui à ces avan-tages en termes de primes et de participation aux

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page53

Page 54: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 54 -

décisions). Comme c'est un patron privé, un capita-liste en somme, qui est chargé de ces devoirs, onpeut parler de paternalisme. Mais ce patron-provi-dence a dans les temps modernes été souvent rem-placé, ou renforcé, par un Etat-providence. Il n'estsans doute pas contraire à l'intention bouddhisteque de bonnes conditions de travail, des salairescorrects, la limitation du temps de travail, le sys-tème de santé, d'autres droits soient établis etgarantis par l'Etat pour le bonheur de tous, même sil'idée est finalement aussi d'amener une améliora-tion morale des maîtres. Le texte prescrit encoreréciproquement des devoirs aux employés enréponse au bon comportement des maîtres: ceux detravailler consciencieusement, de respecter le biendu maître et de reconnaître ce qu'il fait. Il est sansdoute indiqué de réclamer la même réciprocité dansune société d'Etat-providence, dans lequel uneconduite honnête peut être exigée des bénéficiaires.Le texte bouddhique présente pourtant l'accomplis-sement des devoirs comme réciproque: et en cas denon respect des travailleurs par des patrons ou parun Etat exploiteurs, la soumission n'est sans doutepas une stricte exigence morale.La doctrine politique du bouddhisme peut être rap-portée à la Conduite éthique, ou «sila», l'un des troisrameaux du Noble Sentier Octuple qui énumère lesmoyens d'atteindre le Nirvana. Les facteurs de laConduite éthique sont la Parole juste, l'Action justeet les Moyens d'existence justes. Ces facteurs s'en-racinent dans la non-violence et l'amour universelpour tous les êtres vivants. Comme le dit leDhammapada: «Tous tremblent devant le bâton. /

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page54

Page 55: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 55 -

Tous craignent la mort. / Que l'on s'identifie avecautrui, / Ressentant ce qu'il ressent, / Et l'on netuera pas, l'on n'incitera pas à tuer. (129) / Toustremblent devant le bâton. / Tous chérissent la vie./Que l'on s'identifie avec autrui, / Ressentant ce qu'ilressent, / Et l'on ne tuera pas, l'on n'incitera pas àtuer (130)»27. Il s'agit d'appliquer aux autres ce quenous attendons pour nous-mêmes: voyant que lesvivants aspirent au bonheur et que la souffrance estun fardeau dont ils veulent se débarrasser, il s'agitd'éprouver pour eux la pitié, la compréhension pourleur souffrance et pour leurs efforts en vue de s'enlibérer. Le Mettasutta dit: «Ainsi qu'une mère aupéril de sa vie surveille et protège son uniqueenfant, ainsi avec un esprit sans entraves doit-onchérir toute chose vivante, aimer le monde en sonentier, au-dessus, au-dessous et tout autour, sanslimitation, avec une bonté bienveillante et infinie»28.Cette morale s'étendant à tous les êtres, et non seu-lement aux êtres humains, possède à la fois lecaractère utilitariste de la recherche du bonheur dugrand nombre et le caractère d'une morale du sen-timent fondée sur la compassion. Elle a un aspectégoïste car l'abandon de l'agressivité à l'égard desautres conditionne sa propre libération du mondede la souffrance. Elle est par ailleurs altruiste, car«devant cette misère, cette douleur, se perpétuantdepuis l'aurore des âges, sous le ciel impassible,une immense pitié les a envahis»29. Elle fait aussipartie de la Pensée juste (Sagesse), comme résultatde la connaissance de la réalité des choses, cettesagesse comprenant les pensées de renoncement, dedétachement non-égoïste, d'amour et de non-vio-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page55

Page 56: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 56 -

lence.L'Action juste (ne pas détruire la vie, ne pas voler,ne pas mener de transactions malhonnêtes,...) et lesMoyens d'existence justes (avoir une professionhonnête, excluant par exemple le commerce desarmes et l'usure) impliquent des conduites socialesdéterminées. De nos jours, il est sans doute justifiéd'examiner à leur lumière les manières agressivesde mener les affaires et de s'en prendre aux concur-rents, les méthodes publicitaires ou propagandesmensongères, les torts faits au personnel qu'onexploite ou licencie pour maximiser les profits.Une autre source de l'attitude politique bouddhisteest la conscience de l'interdépendance de touteschoses et, en conséquence, le rejet de l'individua-lisme centré sur l'illusion du Moi. On trouve chezBuddhadasa, un grand représentant thaïlandais dubouddhisme engagé contemporain, des passagestrès éclairants à ce sujet: «Le contexte de tous cesproblèmes étant social et pas seulement individuel,nous devons nous tourner vers la source du pro-blème: la société. Quel que soit le système mis enplace pour le fonctionnement d'un groupe social, lesprincipes de ce système doivent être pour le bien dela société dans son ensemble et non pour le bien dequelques individus ou d'une seule personne»30. Lelien avec une morale orientée vers l'attention à tousles êtres est relevé: «La solution du problème socialse trouve dans une vie socialement morale: agirdans l'intérêt suprême de la communauté toutentière en vivant selon les lois de la Nature, en évi-tant de consommer des biens au-delà de nosbesoins, en partageant avec les autres tout ce qui ne

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page56

Page 57: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 57 -

nous est pas essentiel de posséder même si nousnous considérons comme pauvres, et en donnantgénéreusement si nous sommes aisés. Voilà com-ment nous pouvons résoudre nos problèmessociaux»31.Ainsi la pensée bouddhiste peut déboucher sur unvéritable engagement politique et social, morale-ment fondé sur une vision d'êtres liés entre eux, etappelés à vivre loin du luxe, de l'avidité et de laviolence. Cet idéal de frugalité n'est pas éloigné decelui de la décroissance dont il sera question plusloin (chap. 2).

c) Pensées grecquesLa sagesse peut provenir des religions, mais ellenaît aussi de la philosophie. Chez les Grecs inven-teurs de cette manière originale de penser, ontrouve aussi de précieuses remarques aidant à por-ter un regard distant, moralement justifié, sur lasociété.On peut d'abord se référer à Platon qui, dans leGorgias, oppose le point de vue de Socrate, défen-seur de la justice et de la morale, à celui deCalliclès, qui adhère à la loi du plus fort sans soucimoral. Pour Platon, respecter un ordre juste, c'est sepréparer au bonheur: «Il faut concentrer tous sesefforts et tous ceux de l'Etat vers l'acquisition de lajustice et de la tempérance, si l'on veut être heu-reux»32. En effet vivre sans justice, c'est «mener unevie de brigand»33, c'est mépriser l'ordre qui doitrégner dans les relations humaines, c'est mépriser lerespect des autres garant de l'harmonie sociale, de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page57

Page 58: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 58 -

l'amitié, et sans cela on «ne saurait être aimé d'unautre homme ni de Dieu» (ibid.), on «ne peut liersociété avec personne»34. Ce qu'il faut maintenir,c'est l'égalité géométrique, faisant qu'on accorde àchacun selon son mérite: il s'agit d'occuper dans lemonde la place qui nous revient en respectant laplace des autres. Rien de plus contraire à cette idéeque l'avidité de ceux qui, comme Calliclès, pensent«qu'il faut tâcher d'avoir plus que les autres»35. Avrai dire Socrate ressemble à celui qui rappellerait àl'ordre les tenants du monde actuel qui seraientreprésentés par Calliclès avec son sens démesuré dela compétition et son indifférence au sort d'autrui.Platon souligne qu'il existe un ordre dans l'universet dans la société, un ordre imposant la mesure etl'attention aux mérites de chacun, un ordre dont lerespect est source de bonheur: quelle critique fron-tale du libertinage libéral prêt à tout tenter contretout, notamment la nature, et contre tous dansl'idée d'engranger pour soi seul le plus d'argentpossible quelles qu'en soient les conséquences!Il est aussi opportun de se reporter à la penséed'Aristote. Ainsi le chapitre II de la Politique, trai-tant de la propriété et des moyens de l'acquérir, éta-blit d'importantes distinctions. D'après le grandmaître grec, il faut distinguer l'acquisition naturelleet l'acquisition artificielle. La première nous permetd'obtenir ce qui satisfait directement nos besoins:en font partie l'agriculture, l'élevage, la chasse, lapêche et, d'une manière qui nous étonne, Aristote yajoute la guerre. Cette première manière d'acquérirrecueille l'approbation d'Aristote car elle assureréellement notre subsistance et respecte nécessaire-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page58

Page 59: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 59 -

ment la juste mesure, s'arrêtant quand nous avonsobtenu ce dont nous avons besoin pour vivre. Ladeuxième, dont relèvent le commerce et la banque,est fondée sur l'argent, elle ne nous donne pasdirectement accès aux biens, mais dans le meilleurdes cas, elle le fait indirectement. Il arrive qu'elles'écarte même totalement de la sphère des besoinspour viser la seule accumulation de l'argent. Si ellenous fournit indirectement des biens en remplaçantle troc par un échange où l'argent intervient parcequ'il est plus commode, on a affaire à un commercelégitime, utile aux sociétés. Mais quand le butd'augmenter la masse d'argent domine tout, alorsselon Aristote la situation est très mauvaise.L'homme à ce moment s'aliène au profit d'un objetinutile, on pourrait dire qu'il s'agit d'une sorte de«fétiche», qu'on vénère du fait d'une convention,d'un préjugé et qui malgré sa vanité prend toute laplace au détriment des véritables biens: «Or il estabsurde d'appeler «richesses» un métal dont l'abon-dance n'empêche pas de mourir de faim; témoin ceMidas de la fable, à qui le ciel, pour le punir de soninsatiable avarice, avait accordé le don de convertiren or tout ce qu'il toucherait»36. Un autre granddéfaut du goût de l'argent est qu'il n'a pas de limiteassignable, qu'il n'est pas pour lui de seuil à partirduquel le besoin est satisfait, et qu'il donne lieu àune cupidité sans bornes: «L'autre manière de s'en-richir appartient au commerce, profession qui rouletout entière sur l'argent, qui ne rêve qu'à lui, quin'a ni d'autre élément ni d'autre fin, qui n'a pointde terme où puisse s'arrêter la cupidité»37. Il est cer-tain pour Aristote que celui qui fait de l'argent son

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page59

Page 60: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 60 -

unique objectif ne peut être un bon citoyen, dansun Etat qui n'a pas seulement pour but la vie maté-rielle de ceux qui y vivent, mais la vie bonne. La viebonne pour Aristote est une vie incluant la vertu, lacapacité morale d'agir de la meilleure façon dansles différentes circonstances. L'homme passionné-ment attaché à l'argent ne peut être vertueux: àtoute bonne action, guidé par sa cupidité, il préféreral'acquisition d'argent supplémentaire, il oubliera lesintérêts de la cité, il ne sera plus digne de confiance.En effet, «le principe de cette disposition d'esprit estqu'ils ne songent qu'à vivre et nullement à vivrebien...»38.Aristote ne prend pas de gant pour condamner l'ap-pât du gain: l'amour de l'argent n'a rien de vrai-ment humain, ne pouvant donner à l'homme sasubsistance et l'empêchant de cultiver la vertu, cetteaptitude à bien agir en suivant le juste milieu. Cetteforte critique porte tout particulièrement si on l'ap-plique à la société actuelle et à sa totale soumissionà l'impératif de maximiser le profit financier. Unesociété guidée par l'argent correspond bien auxremarques d'Aristote: on y aspire bien, chacun poursoi, à amasser le plus possible de ce faux bien quicertes peut servir à acquérir d'autres biens, mais quià un certain moment, à travers la spéculation,devient une fin en soi destructrice. Paul Dembinski,parlant de l'état actuel de la finance, disait qu'on y«élèv(e) la cupidité au rang de vertu»39. Il ne faitaucun doute que l'être humain ne peut se contenterde laisser l'argent-roi absorber sans entrave sonénergie et ses talents: Aristote nous donne des ins-truments pour juger la médiocrité d'une vie domi-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page60

Page 61: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 61 -

née par la finance.Ces invocations morales sont pourtant prononcéesen vue d'assurer à l'homme un certain type d'exis-tence: on peut dire qu'il est question d'établir pourl'individu et pour la société une situation qui soitbonne. Mais que signifie ce bien? Quels sont lescaractères d'une vie dont on peut dire qu'elle estbonne? C'est de cette question, loin d'être seule-ment théorique, que traitera le deuxième chapitre.

Appendice au chap. 1:

Le paradis des HelvètesSi l'on suggère que la Confédération helvétiqueaurait besoin de changements plus importants quede retouches superficielles, on se voit taxé de mau-vais esprit et d'aveuglement face à la situation debonheur tout à fait exceptionnel qui distingueraitnotre patrie. La Suisse figure incontestablementparmi les nations favorisées: un concours de cir-constances où se mêlent des aspects géographiques,historiques et culturels la maintient, comme il l'ajadis maintenue, à l'abri de nombreuses turbu-lences. Le nier serait déplacé. Et ne pas se réjouirdes atouts du pays serait insensé.Il est ainsi vrai que la Suisse est un pays au territoire restreint et à la population limitée, ce quipermet un meilleur traitement des problèmes. Sasituation au cœur d'un continent la protège de certaines catastrophes naturelles. La structure mor-celée, les coutumes démocratiques, la mise à l'écart

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page61

Page 62: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 62 -

des seigneurs féodaux ont développé à la fois laparticipation des citoyens à la vie politique et lerespect des particularités régionales. Le manque deressources a poussé les habitants à trouver d'habilesmoyens pour s'en sortir, service mercenaire, banques,paradis fiscal, multinationales et industries d'ex-portation. La Suisse a réussi à édifier une économiepuissante fondée sur l'accumulation d'argent à par-tir du monde entier, ainsi que sur le sérieux et laténacité de ses habitants. La Suisse a été en plusservie par son statut de neutralité qui l'a tenue àl'écart des grands conflits des deux derniers siècles.C'est un fait que le niveau des salaires en Suisse esten moyenne assez élevé. Le taux de chômage estbas et un assez grand nombre de Suisses semblentsatisfaits de leur travail. La possibilité de consom-mer une large de gamme de produits existe aussipour beaucoup. Le peuple est consulté lors desvotations et élections et la paix sociale règne laplupart du temps. Heureux pays semble-t-il logédans son écrin de montagnes parsemé de lacs, oùun calme de bon aloi paraît signifier, parfois avecun air d'accordéon, un contentement sans grandesfailles. Comme le dit un site de promotion du can-ton de Vaud: «La Suisse a été désignée en 2006comme l'économie la plus compétititive au mondepar le rapport du World Economic Forum (GlobalCompetitiveness Report 2006-2007)... La Suisseaffiche un revenu par habitant et un pouvoird'achat parmi les plus élevés du monde»1. La sensi-bilité dominante est d'ailleurs conservatrice oumodérée, la gauche majoritaire du PS adoptant elle-même des positions prudentes aptes à ne pas déran-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page62

Page 63: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 63 -

ger la tranquillité ambiante. Qu'a donc à faire unegauche combative dans un tel climat, sinon de cas-ser la bonne ambiance propre en ordre du paradishelvétique?Il est pourtant certain que l'enthousiasme suggéréplus haut doit être tempéré. D'abord, comme toutpays capitaliste, la Suisse est un pays comportantson ample lot d'inégalités. Il y a des gens qui pei-nent à nouer les deux bouts, dont certains sont destravailleurs pauvres: en 2003, 13 % des Suissesentre 20 et 59 ans vivaient en-dessous du seuil depauvreté, et en comptant les enfants, 500’000 per-sonnes appartenaient au milieu des travailleurspauvres. Ces personnes peuvent tout juste s'en sortir quand le loyer d'ordinaire élevé, la primed'assurance maladie, les dépenses quotidiennesd'alimentation et de transports ont été acquittés:dans ce pays de rêve, il leur faut réfléchir à ce quipourra figurer dans l'assiette, les loisirs et lesvacances sont réduits au minimum, presque tout cequi s'offre aux vitrines est inaccessible. Pour ceuxqui sont dans la moyenne, si les salaires desemployés étaient fin 2005 supérieurs de 20 % auxsalaires allemands, en revanche les coûts de la viesuisses étaient plus hauts de 28 % 2. A l'autre extré-mité, il y a les grands managers qui sans vergogneavouent des revenus de plusieurs millions (commeDaniel Vasella et ses 34,75 millions de revenu),d'ailleurs en constante augmentation: qu'ils réus-sissent ou qu'ils échouent, ils se servent sans hési-ter, pouvant se permettre tous les caprices. Ils sontde plus favorisés par un système fiscal qui fait lapart belle aux plus riches.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page63

Page 64: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 64 -

La législation et la politique sociales sont assez peudéveloppées. Un trait distinctif de la Suisse est enoutre la durée du temps de travail, une des pluslongues au monde (maximum légal de 45 heures,moyenne de 42,4 heures par semaine, et, par année,de 1832 heures contre 1689 en Allemagne et 1575en France3). La Suisse est prospère, mais cette pros-périté se construit sur la privation de temps libre etsur la grande fatigue des travailleurs: on n'a riensans rien, et si les revenus sont acceptables, ils ontimpliqué des sacrifices importants. En 2005, le sitede Kelly Services4 annonçait qu'un tiers des Suissesse sentait stressé au travail et en 2007 on apprenaitque plus de 30 % des travailleurs estimaient que letravail «port(ait) atteinte à leur santé»5. Et notrepays peut être décrit comme une contrée de travail-leurs disciplinés, harassés et peu consultés. Ce queBertrand Russell écrivait il y a près de cent anssemble encore pensé pour la Suisse: «Mais lagrande masse, non seulement des très pauvres, maisde tous les salariés, et même des professions libé-rales, est asservie au besoin de se procurer de l'ar-gent. Ils sont presque tous obligés de tant travaillerqu'il ne leur reste que peu de loisirs pour leur plai-sir ou pour s'adonner à d'autres occupations... Laquasi-totalité de ceux qui travaillent ne possèdeaucune voix dans la gestion de son travail; ils nesont, tout au long de la journée de labeur, quemachines soumises à la volonté du maître»6. Unecaractéristique nationale, c'est la présence d'ungrand nombre d'étrangers, dont beaucoup travail-lent dans des professions pénibles et qui paient mal:sans droits politiques, mais payant des impôts, ils

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page64

Page 65: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 65 -

sont des demi-citoyens appréciés quand, en se tai-sant, ils rendent service, à la campagne, dans lescafés ou sur les chantiers. Une autre caractéristiqueest la structure dualiste de la formation, qui sépareradicalement la grande majorité (plus de 90 % desdiplômes) vouée aux activités professionnelles subalternes de la minorité prévue pour les étudeslongues préparant aux fonctions dirigeantes: auxfuturs professionnels, une formation essentielle-ment technique, aux futures «élites» les outils critiques, d'ailleurs parcimonieusement donnésdans certaines filières. Platon aurait sans douteadmiré ce rigoureux partage selon les fonctions, oùl'on estime qu'il est inutile d'enseigner philosophie,histoire, géographie, économie critique, à des non-universitaires, parce qu'ils n'en ont pas besoin pourpratiquer efficacement leurs métiers. On retrouve icicet esprit typiquement suisse du strict retour surinvestissement, qui fait qu'on ne veut pas dépenserpour une formation qui, ne servant pas dans l'exer-cice de la profession, ne rapportera pas. De cettefaçon, on peut aussi laisser croire à une majoritéque l'étude est une perte de temps, et le systèmepeut couler des jours tranquilles à l'abri de lacontestation!Il faut aussi situer la Suisse dans l'ensemble dumonde. Pays banquier, la Suisse joue un rôle clédans la perpétuation de l'exploitation à l'échelle dela planète. Investissant beaucoup à l'étranger etrecevant depuis longtemps une quantité d'argentdérobé au fisc ou douteusement gagné, participantpar son type d'économie au système libre-échan-giste ruineux pour les pays pauvres, la Suisse n'as-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page65

Page 66: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 66 -

sume pas seulement l'héritage d'Henri Dunant. Ellefait peu d'efforts pour encourager une organisationjuste du monde: «Comme le note le Temps, “lesclients millionnaires des pays en développementapportent environ 70 % des fonds gérés offshore“par la finance suisse, soit une somme de l'ordre de3000 milliards de francs. Cet argent est composéessentiellement - à hauteur de 80 % environ - decapitaux qui échappent au fisc de leurs pays d'ori-gine. Cela signifie que les pays pauvres voient unmontant de quelque 40 milliards de francs derecettes fiscales leur échapper chaque année grâce àla complicité du paradis fiscal helvétique, soit 25fois plus que la somme que la Confédération a dai-gné consacrer à «l'aide au développement» en2006»7. Elle trempe abondamment dans ce quientretient le désordre actuel et en tire bénéfice sanstrop se poser de questions.La Suisse apparaît remarquable, on l'a dit, par ladiscipline de sa population. Il existait, et il existeencore dans notre pays un grand respect pour l'or-dre établi. On admire volontiers les notables, et lesdirigeants de l'économie sont des notables commeles autres. On estime plus ou moins qu'ils ont méritéles avantages dont ils jouissent. On est souventclientéliste en Suisse, attendant l'aide des plus fortsen retour de la loyauté à leur égard. L'armée étaitjadis le principal ciment de la nation, permettantaux notables de se tenir les coudes et d'exercer uneautorité prestigieuse. Tout cela est en train peu àpeu de s'effriter, mais une attitude critique ne naîtpas pour autant. Ainsi la Suisse avec ses pratiquestrès démocratiques est en fait une oligarchie: une

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page66

Page 67: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 67 -

élite de notables politiques, de notables économiqueset de notables relevant des deux domaines fait lapluie et le beau temps. Une société généralementlaborieuse et silencieuse suit les orientations venantd'en haut en échange de conditions matériellesacceptables, en laissant à l'écart la minorité lamoins favorisée qui a tendance à se cacher.Ne concluons pas cette esquisse de manière néga-tive: la Suisse a une qualité précieuse qui expliquepeut-être qu'il y fait malgré tout assez bon vivre,c'est la très riche vie associative, qui est la partsocialiste de son âme. Chœurs, fanfares, clubs spor-tifs, troupes théâtrales, associations pour à peu prèstous les problèmes et loisirs, les Suisses se rassem-blent constamment pour être actifs ensemble. Reliéeparfois à l'amour de la terre que l'on cultive soi-même dans son jardin ou que l'on parcourt en longet en large au cours des promenades, la vie associa-tive montre avec évidence que le peuple suisse n'estpas encore aussi individualiste que le voudrait leconsumérisme capitaliste. Il faut aussi noter lagénérosité dont les gens de ce pays font preuvequand il s'agit de secourir les voisins, mais aussiceux que l'infortune frappe au loin. Décidément lesSuisses valent mieux que les riches financiers quiles dirigent, et s'ils n'ont guère écouté les discourssocialistes, c'était peut-être qu'une part de socia-lisme était depuis longtemps chevillé à leur manièrede vivre! Pour une vraie gauche, les formes de lasociabilité et de l'entraide traditionnelles, franche-ment anticapitalistes, ne doivent donc pas êtreoubliées, sous peine de les voir récupérées par lepopulisme de droite les célébrant dans leur version

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page67

Page 68: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 68 -

étroite, frileuse et hostile au reste du monde!

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page68

Page 69: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 69 -

Chap. 2

La recherche du bonheur

...quel est le but que nous assignons à la politique et quel estle souverain bien de notre activité?Sur son nom du moins il y aassentiment presque général: c'estle bonheur, selon la masse et selonl'élite, qui supposent que bienvivre et réussir sont synonymes devie heureuse...

Aristote

Le premier chapitre a conclu à l'importance d'unengagement moral face à l'injustice du monde. Cetengagement moral demande pourtant d'être précisé.Si l'on doit être moral, si l'on doit se soucier desintérêts de tous et spécialement de ceux des plusfaibles, si l'on doit penser à corriger les défauts dela société, il faut savoir pourquoi. En étant moral,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page69

Page 70: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 70 -

que veut-on concrètement obtenir? La définitiond'objectifs intermédiaires est difficile tant qu'on neconnaît pas le but final. Beaucoup sans doutecontesteront l'importance d'une telle connaissance:après tout, les actions à entreprendre ne s'imposent-elles pas clairement d'après le contexte, un travail-leur mal payé ne sait-il pas qu'il doit lutter pourobtenir un meilleur salaire, un jeune privé desmoyens de se former ne sait-il pas qu'il doit lutterpour l'accès à la formation? En quoi la définitiond'un objectif final et lointain changerait-elle quelquechose? Contrairement aux apparences, la décisiond'agir de telle ou telle façon dépend aussi de l'objec-tif final, et un ouvrier mal payé, s'il est nationaliste,pourra accepter d'être moins payé s'il sait qu'ainsi ilcontribue à la grandeur nationale, comme un jeunedéfavorisé, s'il est désocialisé, pourra conclure quela marginalité a pour lui plus de sens que la quêtede formation. C'est pourquoi on ne peut passer soussilence la question du but final. Mais peut-on savoir quel est le but final des êtreshumains et des sociétés qu'ils forment? Il est possi-ble de fonder des programmes politiques sur diversesvaleurs: en général, les conservateurs qui veulent lemaintien des anciennes structures n'optent pas pourles mêmes valeurs que les libéraux qui veulentd'importants changements pour certains individusseulement, et les libéraux n'optent pas pour lesmêmes valeurs que les progressistes, qui souhaitentdes changements profonds en faveur de tous et par-ticulièrement des plus faibles. Les forces conserva-trices ont toujours mis en avant le respect del'ordre, provenant de Dieu ou de la nature. Les forces

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page70

Page 71: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 71 -

de la droite libérale ont toujours tout fait reposersur la liberté, politique et souvent économique, avecle développement du sens de la responsabilité, del'esprit d'initiative et de l'esprit de compétition. Lesprogressistes ont insisté sur la mise en place del'égalité, sur la défense des droits de l'homme, surle respect de la dignité, sur la promotion de la jus-tice sociale, sur la libération par rapport à ce quinous opprime. Certains buts ont été invoqués depart et d'autre, car leur étendue est vaste, on peutpenser à la justice et au bonheur. Il est donc possi-ble de définir le but final. Mais pour celui que motive un engagement moral, iln'est sans doute pas possible de choisir n'importequel but. Les buts choisis par les conservateurs nesont pas satisfaisants: l'ordre immuable justifie lessouffrances présentes et donne son accord à l'exer-cice de la domination et de la répression. Les butsdes libéraux heurtent aussi le sens moral: le souciexagéré de la liberté renforce l'égocentrisme etl'égoïsme, tout en développant l'individualisme,alors que les idées de responsabilité, d'initiative etde compétition encouragent l'agressivité, la rupturedes liens de solidarité, ainsi que la soif démesurée dusuccès et de l'enrichissement personnels. Les idéauxprogressistes ont à l'évidence une plus grande qualitémorale: l'égalité, les droits de l'homme et le respectde la dignité font prendre conscience de ce qu'il y ade commun entre les hommes, ce qui accroît l'atten-tion aux autres et la solidarité, la justice socialepousse à l'altruisme à travers le partage, la libérationest un appel à ne pas supporter l'oppression pour soiou pour toute autre personne.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page71

Page 72: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 72 -

Mais nous allons examiner ces objectifs souventcités, qui ont pu servir de justification à des cou-rants politiques différents: la justice et le bonheur.

L'objectif du bonheurL'objectif du bonheur, bien qu'il soit ambigu, pré-sente un intérêt certain. Il est clair que la défensedu bonheur n'est pas toujours morale: le but peutêtre l'augmentation de son propre bonheur ou dubonheur de petits groupes au détriment de lasociété. Mais le bonheur peut être aussi définicomme bonheur général, et dans ce cas il peutimpliquer une attitude foncièrement morale: lesouci du bonheur de tous les êtres sentants, desêtres humains d'abord, mais dans la mesure du pos-sible, aussi des animaux. Il est vrai qu'il est encorepossible de revendiquer ce but en adoptant despositions conservatrices ou libérales. Des conserva-teurs pourraient soutenir que le maintien desanciennes hiérarchies, les inégalités traditionnellesou les valeurs de la communauté nationale, cultu-relle ou religieuse sont seuls à même de procurer lebonheur de tous. Les libéraux peuvent également seréférer au bonheur général pour défendre la libreconcurrence et l'absence de règles censées produirele meilleur résultat pour tous à partir de l'égoïsmede chacun. Mais la recherche du bonheur généralest aussi, et sans doute, plus en conformité avec leprojet progressiste: la morale en effet appelle à pen-ser aux autres, plus spécialement à tous les êtres, etni l'idéal conservateur ni l'idéal libéral n'accordentla priorité au souci de tous les autres. En plus, il se

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page72

Page 73: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 73 -

pourrait même, du point de vue progressiste commed'ailleurs en général qu'il faille donner au bonheurgénéral la priorité sur tous les autres objectifs. Eneffet le bonheur est ce que tous les êtres vivants,sans exception, recherchent, et en dehors de cetteaspiration, sur quoi bâtir une action qui puisse êtreprofitable à tous sur le long terme? La quête dubonheur général peut rejoindre le projet progres-siste d'égalité: il est en effet possible de voir que sile bonheur général est la somme du bonheur detous les individus, et que si cette somme doit être laplus grande possible, une approche égalitaristevisant à accroître le bonheur de chaque personnesera probablement plus satisfaisante qu'uneapproche aristocratique ou libérale se contentant dubonheur de certains. Que le projet progressiste s'ex-prime mieux dans l'objectif du bonheur généralpeut d'autre part se vérifier par le fait que l'égalité,les droits de l'homme et le respect de la dignité, lajustice sociale ou la libération de l'oppression sontcompréhensibles en vue de quelque chose et qu'ellesne peuvent être des références en soi. Par exemple,le droit de réunion existe pour permettre auxcitoyens de se retrouver en vue d'agir ensemble, laliberté d'expression existe pour permettre à chacunde communiquer ce qu'il pense, le droit de révolteexiste pour permettre aux hommes de se débarras-ser de conditions insupportables. Et si l'on agitensemble, si l'on veut communiquer ce que l'onpense, si l'on se bat contre des conditions insuppor-tables, c'est en fin de compte pour se rapprocher dubonheur. Il est très important que ces exigencesfigurent dans le discours sous forme de droits absolus

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page73

Page 74: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 74 -

qu'on ne remet pas à chaque fois en discussion,mais il faut aussi voir que la justice sociale ne peutêtre une nécessité que parce que l'être humain nepeut vivre de façon satisfaisante sans elle, car sonmanque amène soit des privations matérielles dou-loureuses, soit une atteinte insupportable à uneaspiration humaine fondamentale: et ces privationsmatérielles comme ces atteintes à une aspirationmorale sont incompatibles avec le bonheur. Lesdéfenseurs des conceptions fondées sur des valeursabsolues, inconditionnelles, reprochent à la thèsereposant sur le bonheur d'être relativiste et incer-taine: ils disent que si l'on soumet par exemple laliberté d'expression à l'idée du bonheur général, onpourrait la supprimer ou la limiter gravement dèsqu'on jugerait qu'une presse et une vie culturelleslibres rendent l'homme moins heureux, notammenten diffusant des idées déstabilisantes. Il semblecependant que cette critique ne porte pas, car iln'est pas né celui qui prouvera de bonne foi qu'uneconception fondée sur le bonheur général, conçucomme somme des bonheurs individuels, peut tolé-rer que certains soient empêchés de diffuser libre-ment leurs pensées. En revanche, il est vrai qu'uneconception fondée sur la recherche du bonheurgénéral favorise une attitude nuancée que l'attache-ment à des principes absolus rend parfois malaisée:quand une solution est en effet satisfaisante pourtous, il n'est pas justifiable de la refuser au nom dela violation d'un principe, comme on le voit enFrance dans le cas des crispations systématique-ment suscitées chez les défenseurs de la laïcité parle port du foulard islamique.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page74

Page 75: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 75 -

L'utilitarisme de John Stuart Mill (1806-1873)La position prise jusqu'ici relève du courant philo-sophique utilitariste. C'est un courant plus influentdans les pays anglo-saxons que sur le continenteuropéen. C'est peut-être la raison pour laquelle il afréquemment servi à des philosophes et économisteslibéraux. Mais cette évolution est semble-t-il sur-tout celle du XXe siècle. Si l'on adopte de nombreuxpoints de vue de John Stuart Mill, principal repré-sentant de l'utilitarisme anglais du XIXe siècle, onpeut construire un utilitarisme de gauche, ou mêmede gauche radicale. Cette affirmation peut étonnerquand on sait que John Stuart Mill est encore sou-vent cité parmi les grandes références de la penséelibérale: on peut cependant considérer que cetteinterprétation est plus fondée sur les positions stric-tement économiques du penseur, qui suit dans cedomaine les grands économistes anglais du débutdu XIXe siècle, que sur ses positions morales et poli-tiques. Dans ces domaines, Mill, en insistant beau-coup sur la considération d'autrui, sur la luttecontre la souffrance, sur la primauté des valeursimmatérielles, creusent les fondations d'une penséesociale et démocratique visant une société d'égauxmarchant librement vers un épanouissement dépas-sant le matérialisme. Sans rapporter précisément lesidées du maître britannique, ce chapitre avancerapourtant en restant assez fidèle à son esprit, et touten le citant souvent, ajoutera des éléments prolon-geant, retouchant et actualisant sa pensée. Il sera dela sorte possible de défendre un socialisme sansconcession. Mais une qualité majeure de la penséede Mill est par ailleurs une défense intransigeante

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page75

Page 76: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 76 -

de la liberté individuelle dans sa dimension posi-tive, et cet aspect sera garant d'une mise à l'écart detoutes les formes et de tous les risques de totalita-risme pouvant marquer la pensée socialiste.Il n'est pas inutile ici de rappeler quelques élémentsde la vie et de la pensée du grand philosophe bri-tannique.John Stuart Mill naquit en 1806 et était fils deJames Mill, disciple de Jeremy Bentham, fondateurde l'école utilitariste. Il sera instruit à la maison parun père mécontent du système scolaire de l'époque,et acquerra très tôt un niveau élevé de connais-sances. De 1823 à 1856, Mill travaillera pour laEast India Company, entreprise administrant lesIndes sous contrôle britannique. En 1826 le jeunehomme fait une dépression nerveuse qui leconduira à relativiser l'intellect et à développer lesentiment, notamment en lisant les romantiques. En1830 il rencontre Harriett Taylor, femme d'unhomme d'affaires, qui aura sur lui une grandeinfluence et qu'il finira par épouser en 1851. De1836 à 1840, Mill publie la London andWestminster Review, une revue d'idées radicales,soit celles liées au courant de gauche démocratiquede l'Angleterre de ce temps. En 1843, il fait paraî-tre son System of logic (Système de logique), quiservira de manuel dans plusieurs universitésanglaises. De 1845 à 1847, durant la grande famined'Irlande, Mill écrit des articles critiques contre l'in-capacité du gouvernement face à cette crise. 1848voit la publication des Principles of political eco-nomy (Principes d'économie politique), un ouvragelibéral mais de façon nuancée. Dès 1854, après une

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page76

Page 77: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 77 -

maladie, Mill voyage en Europe et rédige On liberty(De la liberté), un vibrant plaidoyer pour la libertéindividuelle qui paraîtra en 1859. En 1863 est éditéUtilitarianism (L'utilitarisme), qui réunit des essaisde philosophie morale. De 1865 à 1868, le philo-sophe dont les écrits sont renommés est député à laChambre des Communes, où il se battra en vainpour obtenir le droit de vote des femmes, un pointqui figurait pour la première fois dans le pro-gramme d'un candidat. En 1869 il fait dans ce sensparaître The subjection of women (De l'assujettisse-ment des femmes), présentant ses positions fémi-nistes. Il meurt en Avignon en 1873.John Stuart Mill fut l'un des intellectuels les plusbrillants et les plus ardemment engagés dans lesluttes progressistes de l'Angleterre du XIXe siècle.Son soutien à certaines thèses de l'école écono-mique libérale (loi de l'offre et de la demande, bien-faits de la concurrence et du libre-échange) l'asouvent fait passer pour un théoricien du libéra-lisme. Mais lui-même, à la fin de sa vie, se disaitsocialiste et son influence est non négligeable surl'évolution du mouvement ouvrier anglais à la findu XIXe siècle.D'abord, pour saisir correctement les intentions deJ.S. Mill, il faut inscrire toute sa démarche dans lecadre de l'utilitarisme, une doctrine morale plaçant lebut de l'existence humaine dans la réalisation du plusgrand bonheur pour le plus grand nombre. Mill pré-cise également que le bonheur ne saurait se réduire àun maximum de plaisirs matériels, fussent-ilsintenses, mais qu'il implique le plus possible de plai-sirs de qualité, intellectuels, esthétiques et moraux.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page77

Page 78: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 78 -

A partir de cette vision de la vie, J.S. Mill profes-sera les plus grandes réserves à l'égard du capita-lisme, système voué à la recherche effrénée derichesses purement matérielles, et qu'il compare àune «mêlée où l'on se foule aux pieds, où l'on secoudoie, où l'on s'écrase...»1. Il le considère commeune étape certes indispensable pour le développe-ment des pays arriérés, mais qui doit être dépassée,car il n'y a pas à «se féliciter de ce que des indivi-dus, déjà plus riches qu'il n'est besoin, doublent lafaculté de consommer des choses qui ne leur procu-rent que peu ou point de plaisir... »2.La réputation libérale de Mill est due, outre à sespositions économiques, à son vibrant plaidoyer pourla liberté individuelle la plus large, dans son célèbreDe la liberté. Si cette œuvre en appelle au plusgrand respect des libertés de pensée, d'expression etd'action, il faut rattacher ces revendications au souciutilitariste du bonheur du plus grand nombre. Lebonheur du plus grand nombre, ou bonheur général,consiste dans la somme des bonheurs individuels, etsi la liberté est si importante, c'est que, nécessaire aubonheur des individus, elle est constitutive du bon-heur de la société. Si les individus libres sont heu-reux, il faut aussi considérer tout ce que leuroriginalité, la diversité de leurs expériences et leurcréativité peuvent apporter à l'ensemble. La seulelimite à la liberté est selon Mill le tort fait à autrui.Il instaure ainsi une distinction entre un domainepublic où la société doit intervenir pour empêcherque certains s'en prennent au bonheur des autres, etun domaine privé, où toute latitude est laissée auxindividus en ce qui ne regarde qu'eux-mêmes.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page78

Page 79: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 79 -

Cette idée d'un domaine public va, chez Mill,entraîner la justification de toutes sortes d'interven-tions de la société en vue du bonheur général. SiMill s'est toujours méfié de l'Etat, surtout central,non parce qu'il serait moins efficace, mais parcequ'il risque d'être trop efficace et d'attenter à l'ini-tiative créatrice des individus, il estime tout demême qu'il a un rôle éminent à jouer, lorsque lesprivés sont défaillants. Ainsi Mill prévoit-il l'inter-vention de l'Etat pour imposer, comme dans le casde l'école, ce dont les individus ne voient pas tou-jours l'importance. Il la préconise aussi pour réglerla gestion des monopoles naturels comme la distri-bution d'électricité. Il l'envisage encore pour impo-ser des mesures profitables quand les intérêtsdivergents des individus empêchent d'aboutir,comme pour la réduction du temps de travail. Il enattend également la mise en œuvre de tous les ins-truments utiles, routes, canaux, hospices, collèges,imprimeries, etc., dont l'économie privée ne peut oune veut pas se charger. Ses Principes d'économiepolitique jettent ainsi les bases théoriques pour lajustification de multiples interventions publiques,dès que, dans n'importe quel domaine, le systèmede liberté économique sera défaillant.Mais l'attachement à l'initiative individuelle conduiraMill, par-delà les interventions étatiques liées àl'étape capitaliste, à soutenir le passage progressif àun système généralisé d'associations. Il n'y aurait plusalors ni maîtres ni ouvriers, mais un ensemble d'en-treprises collectives en concurrence, où l'on trouveraitles travailleurs, «placés dans les conditions d'égalité,possédant en commun le capital... et travaillant sous

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page79

Page 80: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 80 -

la direction de gérants élus par eux et qu'ils peuventrévoquer»3. Il formulera d'autre part, en termes par-fois prophétiques, son opposition à un socialismed'Etat autoritaire et au communisme, dans lequel ilannonçait que la disparition de l'appât du gain lais-serait la place à la passion du pouvoir.Esprit subtil aux analyses nuancées, Mill porta tou-jours haut l'espoir d'une humanité libérée par lebon usage des progrès techniques, grâce à l'amélio-ration morale apportée par l'éducation.

Le bonheur et les besoinsPour voir comment l'objectif du bonheur généralpermet de fonder une politique progressiste, il fautd'abord mieux définir cette notion de bonheurgénéral. La notion de bonheur général permettra dedéboucher sur la notion de besoins. L'étude de lanotion de justice sera aussi importante. Elle permet-tra de comprendre comment attribuer les différentstypes de biens (matériels et immatériels) pour obte-nir un plus grand bonheur général. Ce parcoursamènera la description d'un certain nombre dechoix politiques très éloignés du libéralisme. Il estpossible que d'autres arguments que le bonheurgénéral pourraient justifier les mêmes politiques,mais cet argument a une force indéniable parcequ'il s'enracine dans la vie et les désirs concrets deshommes, qui recherchent naturellement le bonheur.Une autre qualité de cette approche est l'aptitudeà l'évolution de propositions qui, axées sur larecherche du bonheur, peuvent changer en fonc-tion des aspirations mouvantes des individus (un

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page80

Page 81: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 81 -

mouvement qui, nous le verrons, n'exclut pastoute objectivité).Concernant la place du bonheur général dans lamorale et la politique, voici ce qu'écrit J. StuartMill: «L'idéal utilitariste, c'est le bonheur général etnon le bonheur personnel»4, puis: «La morale peutdonc être définie comme l'ensemble des règles et despréceptes qui s'appliquent à la conduite humaine etpar l'observation desquels une existence telle qu'onvient de la décrire pourrait être assurée, dans laplus large mesure possible, à tous les hommes; etpoint seulement à eux, mais, autant que la naturedes choses le comporte, à tous les êtres sentants dela création»5.

Pour que le plus possible de personnes atteignent lebonheur dans une société, on admettra qu'il faudraque soient satisfaits un certain nombre de besoins.La satisfaction des besoins est en effet une condi-tion nécessaire du bonheur. Nous allons énumérerdes besoins et voir dans quelle mesure et commentil revient à la société de les satisfaire.

1) Plus les besoins sont fondamentaux, plus ilreviendra à la société de les assurer à tous: ainsi lebesoin d'un air assez pur, d'une eau et d'une terrenon polluées, d'une nourriture suffisante et saine,d'un logement assez grand et assez confortable, devêtements, de soins médicaux, de l'instruction debase et d'un accès satisfaisant à la culture. 2) Pour les soins médicaux, ils doivent être garan-tis à tous selon un niveau de soins démocratique-ment choisi: il n'est peut-être pas nécessaire de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page81

Page 82: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 82 -

développer la médecine la plus sophistiquée, et l'onpourrait davantage se fonder sur les médecinesnaturelles, mais ce qu'il y a de sûr c'est que la santételle qu'on la conçoit dans la société ne saurait êtreun privilège réservé à une minorité.3) Pour l'instruction et la culture de base, il s'agitaussi de transmettre celles que la société jugebonnes, et elles peuvent varier selon les époques etles lieux.4) La question du travail est sujette à discussion, carelle est liée à celle du gain d'argent. Dans unesociété dans laquelle les biens s'obtiennent par del'argent, il est clair qu'un revenu monétaire doitêtre attribué à tous, et si le travail est le seul moyende gagner de l'argent pour toute personne valide,alors un travail doit être assuré à celui qui peut tra-vailler. Mais on peut considérer le travail soitcomme un moyen parmi d'autres de gagner sa vie,soit comme un moyen d'épanouissement irrempla-çable. Dans le premier cas, toute personne apte autravail n'a pas à recevoir nécessairement un emploi.Estimant que ce qui compte c'est non le travail maisle revenu, les chômeurs peuvent se voir attribuerdes allocations comme les personnes qui ne peu-vent pas travailler. Dans le second cas, l'assurancechômage ne devrait pas tenir lieu de travail, cardans cette conception, priver certains de travailserait les condamner injustement à une existencemoins épanouissante. L'argent n'est pourtant pasnécessairement ce qui permet de vivre: il pourrait yavoir des sociétés dans lesquelles chaque familleproduirait elle-même une bonne part de ce dont elleaurait besoin, alors que ce qui manque serait acquis

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page82

Page 83: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 83 -

par le troc en échangeant ses surplus contre les sur-plus des autres. Dans des sociétés de ce type, ce neserait pas un salaire ou des allocations quidevraient être assurés, mais un lopin de terre suffisant pour l'autosubsistance. Quant au travailcomme voie royale vers l'épanouissement, c'est unsujet douteux, c'est pourquoi il est possible d'allerencore plus loin que l'assurance chômage interve-nant seulement quand le travail manque, en propo-sant une allocation universelle versée à tousindépendamment du travail. On voit donc qu'iln'est pas certain que le revenu monétaire et l'emploi soient des besoins dont la société devrait secharger: si l'on mettait par pure hypothèse en placeun système dans lequel il n'y aurait plus d'argent,on pourrait se contenter de mettre à disposition desbiens, et si l'on mettait en place un système danslequel on pourrait gagner de quoi vivre indépen-damment du travail, on pourrait se passer de l'emploi garanti. En fait, la société semble êtretenue seulement de fournir le moyen d'assurer sasubsistance. Savoir s'il est possible de se passerd'argent et savoir s'il est souhaitable de séparer lerevenu d'un travail intégrateur sont des questionsdifférentes et complexes qu'on n'abordera pas ici. 5) En revanche il reste un besoin essentiel, c'est lebesoin de repos, de temps libre et de loisirs: ainsi lasociété doit faire en sorte que le temps de travail nesoit pas trop long et qu'il y ait suffisamment devacances.

Pour les besoins cités jusqu'à maintenant, la sociétédoit être active. Si des problèmes d'alimentation

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page83

Page 84: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 84 -

demeurent malgré les allocations, elle doit veiller àdes distributions. Elle doit pourtant plutôt assurerun salaire minimum suffisant pour ceux qui travail-lent et des allocations dignes de ce nom pour lesbénéficiaires de la politique sociale, car il est pluslibérateur d'acquérir des biens grâce à l'intermé-diaire habituel de l'argent que de les recevoir à titrequasiment charitable, comme dans les soupes popu-laires . Pour le logement, la société doit être efficacedans l'offre de logement à prix avantageux pourceux qui ont moins de revenu, soit en empêchantdes hausses excessives de loyer, soit en subvention-nant la construction de logements sociaux par desprivés, soit en bâtissant elle-même. Pour le systèmede santé, la société, après que le niveau de soins aété défini à la suite d'un débat démocratique, doitveiller à un accès universel aux soins, à travers unsystème de santé offrant à tous égalitairement desservices de qualité, qu'il soit financé par des cotisa-tions ou par l'impôt, dans des établissements oubien publics ou bien subventionnés. Pour l'instruc-tion de base, il sera du ressort de la société de ladispenser gratuitement ou à très bas prix dans desécoles publiques ou dans des écoles privées subven-tionnées satisfaisant aux exigences de la société,tant du point de vue du contenu des savoirs que del'engagement moral de base. La culture de base seraaussi délivrée gratuitement ou à bas prix par lasociété, son étendue pouvant être sans cesse modi-fiée, si possible augmentée, à travers les théâtres,salles de concerts, musées, lieux d'expositions,publics ou subventionnés, ainsi qu'à travers desgroupements d'amateurs pratiquant les arts, relevant

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page84

Page 85: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 85 -

directement des collectivités publiques ou étantsoutenus par elles. Pour les salaires et allocations,comme dit plus haut, la société devra en contrôlerles montants pour qu'ils soient suffisamment éle-vés. Pour le travail, la société veillera au respect deconditions non salariales: limitation du temps detravail, sécurité sur la place de travail, interdictiondes formes de travail inhumaines, trop fatigantes oustressantes.

Ce passage a souvent cité les pouvoirs publics et desstructures indépendantes subventionnées commeaptes à effectuer les tâches de la société. La réfé-rence aux cliniques ou aux écoles privées pourraitchoquer les défenseurs inconditionnels du servicepublic. Il est clair qu'il est bon, surtout de nos jours,de conserver la position du défenseur incondition-nel du service public. Il est tout à fait vraisembla-ble que pour des raisons d'efficacité et d'égalité, lagrande partie du service public doive rester enmains publiques. C'est à l'Etat de décider, en vue dubien commun et en fonction des situations, s'ilconvient de conserver un monopole ou accepter departager les compétences. Il peut pourtant, semble-t-il se trouver des circonstances dans lesquelles ilpeut y avoir sans inconvénient délégation de cer-taines tâches: le seul impératif sera dans ce cas queles règles, de niveau élevé, imposées par l'Etatsoient respectées et que l'égal accès à tous soitgaranti par des subventions. S'il arrivait que desécoles privées nombreuses cherchent à s'ouvrir, ilpourrait être utile d'encourager cette tendance, si lebut poursuivi était le développement de certaines

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page85

Page 86: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 86 -

valeurs religieuses ou philosophiques particulières,et non la volonté étatique de faire des économiessur l'enseignement, le projet d'ouvrir l'instructionau monde des affaires ou des objectifs d'hostilitéintercommunautaire. Il pourrait être bon qu'exis-tent des écoles catholiques, évangéliques, boud-dhistes ou socialistes, à condition que tous ceux quile désirent puissent y accéder et que l'Etat assure uncontrôle de la qualité de l'enseignement. Pourempêcher qu'une telle pratique débouche sur unémiettement «communautariste» de la société, ilfaudrait aussi sans doute instaurer des cours demorale publique assurés par l'Etat et obligatoiresaussi pour les élèves des écoles privées.

6) Dans notre société moderne, d'autres besoinsviennent s'ajouter à ceux précédemment cités. Ils'agit des fournitures d'énergie (électricité ou gaz),de l'envoi et de la réception de divers types de mes-sages (poste et télécommunications, ces dernièrescomprenant aujourd'hui les outils informatiques),de la possibilité de se déplacer (transports terrestres,par eau ou par air). A part le besoin fondamentald'eau, ces besoins peuvent paraître secondaires,mais ils sont en réalité la manifestation actuelle debesoins constants: ceux de s'éclairer et de se chauf-fer, d'échanger, de parcourir l'espace. La société doitla satisfaction de ces besoins à tous, sous peine decondamner une partie des habitants à la misèrephysique ou morale ou à l'exclusion. Pourtant, dansun contexte d'hypertechnologie et de mise en dan-ger des ressources et de l'environnement, il estopportun d'ouvrir un débat, comme à propos de la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page86

Page 87: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 87 -

santé, sur le niveau de satisfaction de ces besoinsqu'on peut raisonnablement attendre (nous en par-lerons plus tard dans ce chapitre).

Dans cet effort de la société pour répondre demanière satisfaisante aux besoins de ses membres,il faut aussi veiller à ce que la justice s'exerce: tousles biens et services cités précédemment sont eneffet de manière juste distribués selon le critère dubesoin. Pour la nourriture saine et suffisante, pourun logement confortable, pour les soins médicauxou l'instruction de base, de même que pour unrevenu satisfaisant, il est évident que le critère dejustice est le besoin. Pour éviter la faim, pour pou-voir s'abriter, pour être soigné et instruit, quel autretitre peut-il être exigé que celui d'être humainayant des besoins vitaux?La société ne doit cependant pas tout à tout lemonde. Qu'en est-il des autres biens, de ceux donton pourrait se passer et qui viennent par surcroît,qu'en est-il du superflu?

Le bonheur et le superfluLa société ne doit probablement pas procurer à tousun certain type de nourriture, comme des truffes oudu caviar. La société ne doit pas fournir à tous unevilla ou un appartement ultramoderne. La sociéténe doit pas permettre à tous d'apprendre le grecancien ou la physique quantique. La société ne doitpas, si elle assure à tous un emploi, garantir à chacun l'emploi dont il rêve même s'il n'a aucuneaptitude pour l'exercer. Mais dans toute société, à

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page87

Page 88: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 88 -

moins que règne une extrême pénurie, des bienscirculent au-delà des besoins. Ces biens sont acces-sibles par surcroît. Mais il est aussi essentiel qu'ilssoient obtenus conformément à la justice. Et si pourle nécessaire, le critère de justice est le besoin, c'estsur d'autres critères que le surplus doit être attribué:1) l'efficacité et la compétence2) le mérite moral3) le revenu disponible.

Pour l'efficacité, il est clair que certains biens sontdélivrés au vu de la tâche effectivement accomplieau profit de la société. Si l'on tient compte de lacompétence, c'est en rapport avec l'efficacité, caron estime qu'une personne compétente sera plusefficace. Le critère du niveau de formation appar-tient aussi à ce groupe, car considérer le niveau deformation, c'est juger que ce niveau de formation setraduira probablement par certaines compétencesdont le résultat sera l'efficacité. Ainsi la société seréfère à l'efficacité et aux compétences lorsqu'ellen'ouvre ses écoles supérieures ou professionnellesqu'à ceux qui disposent de certaines compétences etdans la mesure aussi où ces formations trouverontdes débouchés. Nul ne peut exiger de fréquenterune école pour sportifs chevronnés s'il ne s'estjamais entraîné, et l'on peut estimer que la sociétén'a pas à ouvrir des écoles pour des métiers dispa-rus qui ne trouveraient plus d'ouvrage. C'est aussi,par suite, l'efficacité et la compétence qui devraientrégir l'accession aux diverses professions, aux fonc-tions administratives et politiques. Le critère d'effi-cacité peut aussi intervenir dans la détermination

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page88

Page 89: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 89 -

des revenus: il peut être admis que celui qui effec-tue un travail particulièrement utile à la sociétépuisse réclamer un salaire plus élevé, comme il peutêtre accepté que celui qui remplit ses fonctionsd'une manière particulièrement efficace mérite unereconnaissance sous forme de primes. L'efficacitépeut aussi justifier l'octroi de temps libre supplé-mentaire.

Pour le mérite moral, on considérera sous cettenotion toutes les qualités qu'un homme peut manifester dans le déroulement de la vie sociale: courage, altruisme, désintéressement, endurance,acceptation des responsabilités. Un certain nombrede biens sont justement répartis par la société selonle mérite moral. L'éloge et le blâme, ainsi que larécompense et le châtiment, sont décidés selon lemérite moral: il est juste de louer les bonnes atti-tudes et de réprouver les conduites immorales, il estjuste aussi de donner des récompenses pour labonne conduite (par des décorations, des hom-mages publics plus que par de l'argent qui convientmal à ce qui est moral), alors que le pouvoir judiciaire est établi pour sanctionner la mauvaiseconduite quand elle contrevient à la loi. Le méritemoral peut parfois intervenir dans la définition durevenu quand le travail effectué, spécialement péni-ble ou peu valorisant, demande un esprit dedévouement à la collectivité. Le mérite moraldevrait aussi accompagner jusqu'à un certain pointle choix des responsables administratifs et poli-tiques, mais dans ce cas l'efficacité et la compé-tence doivent entrer impérativement en jeu: en effet

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page89

Page 90: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 90 -

s'il est clair qu'un politicien totalement dénué desens moral en arrive plus facilement à abuser deson pouvoir, un politicien même de grande valeurmorale ne fera rien de bon sans une certaine apti-tude à la politique.

Le revenu disponible est quant à lui un critère faible.Il n'est toutefois pas complètement injuste pour cer-tains biens. S'il est totalement déplacé pour la satis-faction des besoins, pour l'accès aux étudesspécialisées et aux professions, ainsi que pour l'obtention de postes administratifs et politiques, ilpeut convenir pour acquérir des objets de consom-mation: aliments raffinés, vêtements de marque, logements d'un certain standing, véhicules...L'obtention d'un revenu supplémentaire est cepen-dant soumise à d'autres critères, comme l'efficacitéou le mérite moral, et si le revenu plus élevé dispo-nible n'est pas légitime, le revenu ne peut alors servir de critère de justice. Comme on l'a vu, il estpourtant certainement correct de penser que celuiqui montre plus d'efficacité, soit en accomplissantune tâche très utile (par exemple le médecin ou lechef de service) soit en étant particulièrement effi-cace dans son travail (par exemple un ouvrier trèshabile), puisse recevoir un revenu supérieur. Demême on peut comprendre que celui qui témoignede mérite moral en acceptant plus de responsabilités(par exemple le directeur d'une grande entreprise)puisse revendiquer un salaire plus élevé et des primes. Mais il y a des limites au-delà desquellesl'augmentation ne peut être juste. Dans ce cas lajustification qu'on invoque est celle du marché: on

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page90

Page 91: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 91 -

dit que, dans notre société, à l'époque actuelle, il esthabituel de verser tel salaire à tel type de personne.Il est évident qu'il n'y a rien de juste dans unemode, qui n'est fondée que sur une sorte de capricevalorisant sans autre raison qu'un préjugé cultureltelle activité aux dépens des autres. Si des écarts derevenus sont justes, ce ne peut être que dans unecertaine fourchette, qu'il faudrait démocratique-ment définir. Pour l'efficacité et la compétence, il nefaut jamais oublier que l'efficacité du patron n'estrien sans celles de l'ingénieur, de l'ouvrier et ducommercial. Pour la prise de responsabilité, il nefaut pas non plus oublier que lorsque le patron sesoucie de la marche générale de l'entreprise, l'ingé-nieur a tout le souci de concevoir un produit quifonctionne et ne met pas autrui en danger, commel'ouvrier porte tout le fardeau d'une exécutionminutieuse dont les défauts pourraient avoir à l'oc-casion des conséquences très graves. Un patron,même efficace et responsable, travaille peut-êtrequinze heures par jour, mais certains ingénieurstravaillent parfois presque autant et si l'ouvrier ren-tre chez lui après avoir fait ses huit heures, ce qu'ilfait est souvent plus pénible physiquement et moinsgratifiant. Il faut encore ajouter que tous lespatrons ne sont pas totalement efficaces et que cer-tains n'ont pas un clair sens des responsabilités,mettant en péril leur entreprise par exemple par desplacements hasardeux ou des stratégies irréfléchiesou peu honnêtes. Enfin il existe dans notre sociétébien des individus qui sont riches par l'héritage oule jeu spéculatif, et qui ne peuvent expliquer leursituation ni par l'efficacité ni par le mérite moral.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page91

Page 92: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 92 -

C'est ainsi que le revenu disponible est un critèrejuste, mais jusqu'à un certain point seulement,quand on peut le lier à l'efficacité ou au méritemoral, mais la correspondance entre ces deux cri-tères et l'argent est loin d'être automatique.

De ce qui précède ressort la nécessité pour la sociétéd'œuvrer de manière conséquente en vue du bonheurde ses membres. Pour la satisfaction des besoins debase, la société doit s'en charger intégralement. Quantil s'agit de reconnaître l'efficacité ou le mérite moral,elle joue un rôle clé sans pour autant tout contrôler.Elle a le monopole de la punition légale et peut secharger de donner à bon escient des récompenses; ilest aussi clair que certaines punitions sont appliquéesdans le cadre privé des familles, et que nombre derécompenses sont octroyées par des associations oufondations. Dans le domaine des études et des profes-sions, la société édictera des normes pour que les tra-vailleurs puissent s'acquitter au mieux de leurstâches. Au niveau politique, la société mettra en placedes lois anti-corruption. Pour ce qui regarde les reve-nus, si une certaine latitude sera à bon escient laisséeau marché, il est clair aussi que la société devracontrôler le processus. La fixation d'un écart maximalentre les hauts et les bas salaires pourrait être unesolution. De toute manière, la pratique de la progres-sivité de l'impôt peut plus ou moins jouer le rôled'une limitation de cet écart: on peut peut-être laissersans injustice l'écart se creuser si une bonne part deces gains revient ensuite sous forme d'impôts à la collectivité qui peut les utiliser pour améliorer la situa-tion des personnes à revenus moyens et inférieurs.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page92

Page 93: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 93 -

Le bonheur, le respect et l'estimeIl est bon maintenant d'aborder la question du res-pect de l'être humain et de l'estime qu'il recherche.Faut-il considérer le respect de l'humanité qu'onporte en soi comme un besoin ou comme la réponseà un mérite moral d'un type particulier que touthomme aurait naturellement? D'abord il fautreconnaître que le respect est subjectivement vécucomme un besoin. Mais le respect est accordé aussià cause d'une sorte de mérite moral inné, ne repo-sant pas sur des actes, mais sur la présence enl'homme de l'intelligence, de la sensibilité, de lacapacité de moralité et de spiritualité, sur l'aptitudeà se perfectionner: ainsi le respect s'adresse à touthomme, qu'il soit bon ou mauvais, innocent oucoupable, et bien sûr quels que soient son âge, sonsexe, sa nationalité, ses croyances ou son orienta-tion sexuelle. La société doit ainsi veiller à ce quele respect soit témoigné: c'est la raison d'être desdroits de l'homme, c'est aussi dans ce but que deslois sont établies pour lutter contre toutes lesformes de mépris et de discriminations. Pour l'es-time, l'homme en a sans doute besoin comme durespect, mais l'estime, contrairement au respect,doit avoir un motif: elle résulte d'une forme demérite moral, peut-être même de l'exercice de cer-taines compétences. On peut exiger le respect parcequ'on est humain, on ne peut exiger l'estime que sil'on fait preuve de qualités morales comme l'al-truisme ou la générosité, ou si l'on est utile auxautres. La société n'a donc pas à imposer une estimegénérale qui ne vaudrait plus rien si elle n'était pasmotivée. Elle doit seulement, à travers l'éducation,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page93

Page 94: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 94 -

enseigner quelles sont les qualités qui la méritent.Ce qu'on dit de l'estime peut se dire aussi de l'ad-miration et de la reconnaissance.Un domaine essentiel au bonheur humain et qui nesera jamais satisfait par la société est celui des sen-timents. L'homme a assurément besoin d'amour etd'amitié. Si la société doit créer des occasions derencontre et de convivialité, et proposer des activi-tés communes développant la camaraderie, il estcertain qu'elle ne peut faire naître les liens profondsde l'amour et de l'amitié. Ces derniers dépendent dela rencontre peu explicable entre deux personnalités:même si des agences matrimoniales et des clubs derencontres privés sont sollicités, la vraie relation nese forme que d'une alchimie, que des contraintesextérieures ne peuvent instaurer. Si l'amour etl'amitié sont des besoins, la société ne peut lesprendre en charge, ils resteront strictement l'affairedes personnes; Montaigne a expliqué de façon pro-fonde et concise la cause de l'amitié qui l'unissait àLa Boétie en disant: «Si on me presse de dire pourquoyje l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, ///qu'en respondant: «Par ce que c'estoit luy; par ceque c'estoit moy»6. Les mariages de raison et l'eugé-nisme n'ont rien à voir avec l'amour et l'amitié nese décrète pas. A travers l'éducation et la vie asso-ciative, la société se contentera d'encourager lasociabilité et de décourager les attitudes agressiveset haineuses, de même que l'excessive indifférence,celle de Caïn répondant à Dieu: «Suis-je le gardiende mon frère?»7.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page94

Page 95: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 95 -

Le bonheur et la reconnaissance de l'identitéLe bonheur de tout être implique la reconnaissancede ce qu'il est dans toutes ses dimensions. C'estainsi que le combat féministe est pleinement justi-fié, car les femmes sont exclues du bonheur quandon prétexte le sexe pour les mettre à l'écart, quandon rabaisse leurs façons de penser et d'agir en sous-entendant qu'elles seraient inadaptées aux circons-tances ou même inférieures. Les femmes sontencore constamment retardées dans leur marche aubonheur par des salaires plus bas, des attitudescondescendantes ou méprisantes, la violence exer-cée contre elles. Les femmes souvent ne peuventêtre heureuses parce qu'elles sont femmes et que lasociété façonnée par les hommes ne leur laisse pasla place qui leur revient. Elles doivent avoir accès àtoutes les professions, à tous les postes à responsa-bilité qui les intéressent, dans l'économie et la poli-tique, elles doivent obtenir des revenus égaux àceux des hommes. Tout cela paraît évident maismalheureusement rencontre encore de fréquentsobstacles pour des raisons culturelles: en effet ilarrive encore souvent que certaines visions dumonde réservent la plus grande part du bonheur àcertains groupes sociaux à cause de la plus grandeforce dont ils disposent. J. S. Mill écrivait: «Siquelque chose a une importance vitale pour le bon-heur des hommes c'est qu'il leur soit possible d'ai-mer leur carrière. Cette condition d'une vie heureuseest imparfaitement garantie ou refusée complète-ment à une grande partie de l'humanité, et, faute decette condition, bien des vies ne sont que des fail-lites cachées sous l'apparence de la fortune... Ce

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page95

Page 96: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 96 -

que, dans les sociétés où les lumières n'ont paspénétré, la couleur, la race, la religion, ou la natio-nalité dans les pays conquis, sont pour certainshommes, le sexe l'est pour toutes les femmes; c'estune exclusion radicale de presque toutes les occupa-tions honorables autres que celles qui ne peuventêtre remplies par d'autres, ou que ces autres netrouvent pas dignes d'eux»8.Il faut aussi parler du combat contre le racisme etla xénophobie, qui limitent le bonheur d'autres parl'hostilité, l'insulte, les discriminations à cause de lacouleur de la peau ou du tampon du passeport.Il faut aussi rappeler la juste lutte des minoritéssexuelles, auxquelles on tente de barrer la route dubonheur au nom de règles morales rigides. Leshomosexuels ou transsexuels se voient refuser oucontester l'expression et la réalisation de leurs vraissentiments. De nombreuses pressions se font encoresentir sur eux, de la haine à la commisération, maistoujours dans l'irrespect de ce qu'ils sont. Les socié-tés ont toujours besoin de groupes minoritairespour servir de boucs émissaires et permettre à l'opi-nion dominante de se rassurer aux dépens de laminorité des êtres différents: il s'agit ici aussi derenforcer un cadre culturel en gommant ce qui nes'accorde pas avec lui, sans tenir compte du bon-heur des individus. Voici ce qu'écrit Albert Memmi:«...il faut désigner un responsable extérieur, mêmeinnocent, à la vindicte des foules... Cela réconfortele moi collectif autant que le moi individuel. / Etl'on comprend que, pour cette diversion, les margi-naux soient bien placés,... Les étrangers sont moinsprotégés par les lois, les minoritaires, les différents

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page96

Page 97: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 97 -

sont déjà suspects. Ils forment d'excellents porte-manteaux pour l'anxiété collective» 9. La quête dubonheur appelle ainsi à se délivrer de ces réactionsancestrales.Le bonheur fonde aussi les revendications culturelles.Un être ne peut être heureux s'il ne peut librementparler sa langue maternelle, s'il ne peut se confor-mer aux us et coutumes auxquels il se sent attachédu fait de son appartenance à un peuple donné, s'ilne peut proclamer son identité et la défendre à tra-vers des institutions adéquates. Il faut aussi que sinécessaire puissent être garanties les conditionsenvironnementales et économiques permettant àcette identité de se maintenir. La conscience de for-mer une société distincte, une nation, la souffranceprovoquée par la négation de cette distinction, lebonheur né de son acceptation et la volonté claire-ment exprimée d'une affirmation séparée doiventêtre les principaux critères du droit à l'autonomieou à l'indépendance, selon le vœu des populationsconcernées.S'il existe une limite objective, c'est le caractèreminoritaire d'un groupe dans une région: ici l'auto-nomie ou l'indépendance entreront probablementen conflit avec les aspirations de la majorité deshabitants, et la meilleure solution sera sans doute lagarantie du respect de la culture minoritaire. Maissi un groupe humain vit majoritaire sur un territoiredélimité, s'il est animé par un idéal commun et sou-haite obtenir son autonomie ou son indépendance,il n'y a pas de raison autre que la tyrannie pour qued'autres pays s'y opposent. Il faut noter qu'il estaussi nécessaire que soient garanties les conditions

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page97

Page 98: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 98 -

environnementales et économiques permettant àcette identité de se maintenir. C'est pourquoi lespeuples minoritaires doivent obtenir des droits nonseulement culturels: il faut qu'ils puissent contrôlerleurs ressources naturelles et choisir leur mode dedéveloppement économique, car une culture fondéesur l'agriculture, si ses membres souhaitent qu'ellese maintienne, ne saurait subsister si une industria-lisation tous azimuts était décidée. Si les minori-taires obtiennent l'indépendance, ce sera bien sûrleur responsabilité, quand ils seront libres, d'adop-ter les politiques favorables. Mais si l'on en restaità l'autonomie ou à des droits pour les minorités, ilfaudrait que l'Etat central soit tenu de veiller auxconditions matérielles (type d'économie, infrastruc-tures) requises par l'existence des cultures minori-taires. Dans le cas où la situation d'une de ces régionsaurait récemment basculé en faveur d'une majoritéd'origine étrangère ayant colonisé le pays à l'initia-tive d'un gouvernement d'occupation, les pro-blèmes seraient sans doute grands, mais il faudraitles affronter pour y trouver des solutions et non lesignorer. Expulser les établis récents ne serait certai-nement pas indiqué, car on produirait ainsi beau-coup de souffrances chez ces populationsinnocentes n'ayant fait qu'obéir aux incitationsd'autorités politiques injustes. Mais il faudrait cer-tainement trouver des moyens de sauvegarder lesintérêts du peuple indigène, sans pour autant per-dre de vue ceux des colons, peut-être en accordantla priorité aux anciens habitants pour certainesdécisions (concernant les traditions, l'environne-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page98

Page 99: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 99 -

ment, l'exploitation des ressources) ou peut-être eninstaurant deux gouvernements séparés. En toutcas, l'argument du fait accompli, celui invoqué biensûr par les occupants, ne saurait suffire.Encore plus complexe est la situation de peuplesayant été dispersés pendant des siècles et jugeantnécessaire à leur bonheur et conforme à leurs droitsle retour sur des terres ancestrales devenues entre-temps la patrie d'autres peuples. Faut-il accéder audésir de retour de ces peuples? On voit bien que dupoint de vue du bonheur, le tort fait aux popula-tions établies entre-temps serait considérable.Balayer d'un revers de main la volonté de retourserait sans doute aussi exagéré. Mais plus la périoded'absence a été longue, plus les titres au retour sontfaibles, car ceux qui veulent retrouver leur paysn'auraient pas à subir de perte (qu'ils en aient subiune des siècles auparavant n'est plus concrètementen question), alors que ceux qui devraient leurcéder la place perdraient un pays et peut-être uneculture, et c'est une souffrance bien plus grande. Onne peut pourtant pas généraliser: si le retour sur laterre des ancêtres était la seule façon d'empêcherune quantité de souffrances présentes ou futures,s'il y avait par exemple persécution ou menaces depersécution, il faudrait en tenir compte. Cependanton ne peut que conclure à la nécessité de protégerpleinement les intérêts de ceux qui ont occupé laterre pendant des siècles: la solution adoptée en casde retour devrait en tout cas résulter d'un arrange-ment impliquant l'accord total des habitants établisentre-temps et dotés de titres légués par une longuehistoire. Il est aussi essentiel que les solutions mises

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page99

Page 100: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 100 -

en place soient suffisamment équilibrées pour nepas susciter d'inexpiables rancœurs entre les com-munautés, prêtes à déboucher sur des violences,voire dans certains cas sur une guerre intereth-nique.

Le bonheur et la libertéSi l'on fixe le bonheur comme but de la société, ilest indispensable d'aborder la question de la liberté.En effet la liberté fait partie de manière fondamen-tale du bonheur humain: comment concevoir lebonheur sans la plus large possibilité laissée à cha-cun de déterminer ses objectifs et de développer sescapacités de manière personnelle et originale? J. S.Mill écrit: «La seule liberté digne de ce nom est cellede travailler à notre propre bien de la manière quinous est propre... Chacun est le gardien qualifié desa propre santé, aussi bien corporelle que mentaleet spirituelle. Les hommes gagnent plus à supporterque chacun vive comme bon lui semble, qu'à forcerchacun à vivre comme il semble bon à tous lesautres»10. La liberté relève incontestablement desbesoins, comme le besoin d'air pur et le besoin denourriture. Ainsi la société doit garantir les libertésles plus larges possibles: liberté de pensée et deconscience, liberté d'expression, liberté de réunionet de manifestation, liberté d'association, liberté dese déplacer, liberté d'acheter et de vendre, liberté defonder des entreprises, liberté de création artistique.La seule limite est le tort éventuellement fait àautrui, ce qui signifie l'obstacle à la liberté d'autrui.Mill écrit: «Le seul aspect de la conduite d'un indi-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page100

Page 101: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 101 -

vidu qui soit du ressort de la société est celui quiconcerne autrui»11. Ainsi la société arrête la libertéd'expression quand elle se traduit par des calom-nies, ou la liberté de réunion si la réunion doit seterminer en émeute mettant en péril des vieshumaines. Il faut noter que la société occidentale sepréoccupe beaucoup des torts que peuvent occa-sionner les libertés politiques (par la calomnie oul'émeute), mais fort peu des torts que peuvent cau-ser les libertés économiques. Alors que sont accep-tées par exemple les limitations à la libertéd'expression quand il y a risque d'anéantir la répu-tation de quelqu'un, les limitations par exemple aufonctionnement du marché libre sont souvent per-çues comme dictatoriales. Il est pourtant évidentque les libertés économiques sans contrôle peuventcauser des dommages considérables. Si l'on recon-naît qu'il est odieux de répandre de faux bruits pourdétruire la vie de quelqu'un, ne faut-il pas aussiadmettre qu'il est très injuste de payer insuffisam-ment des salariés dont la vie devient très difficile etpleine d'angoisses, de fermer des entreprises enimposant à beaucoup de chômeurs une épreuveparfois très douloureuse, de vendre des produits àbas prix en provoquant des faillites sources desouffrances pour d'honnêtes producteurs? Lasociété doit donc limiter toutes les libertés, y com-pris les libertés économiques, quand du tort estcausé à d'autres. Certains disent que limiter leslibertés, surtout économiques, c'est supprimer laliberté. Ils montrent par là qu'ils ne respectent pasl'égalité: car si on estime que la liberté est un vraibesoin pour l'être humain, alors tous les êtres

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page101

Page 102: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 102 -

humains qui sont égaux en humanité doivent enbénéficier. Or une liberté sans limites, notammentdans le domaine économique, cela signifie la libertépour ceux qui sont favorisés et le manque de libertépour les autres. Par exemple, quand les actionnairesd'une grande entreprise capitaliste veulent avoir laliberté de délocaliser dans un autre pays pour maxi-miser leur profit, ils en appellent à la liberté de faireleurs affaires comme ils l'entendent. Mais en face,quelle est la liberté dont jouissent les travailleurs?Ils sont mis devant le fait accompli, ils ont parfoisla liberté de choisir entre le chômage et le déména-gement dans une autre région en abandonnantbeaucoup de ce qui a donné sens à leur vie. Il y adonc moquerie dans cette défense de la liberté, enparlant de la seule liberté des plus riches. On peutaussi parler de la soi-disant liberté des consomma-teurs à consommer ce qu'ils veulent quand la libertédes gens d'affaires a fait disparaître presque tous lespetits commerces au profit des supermarchés etremplacé sur les étalages tous les produits locauxpar des produits étrangers.C'est ainsi que pour une liberté dont tous puissentprofiter, la société doit prendre des mesures. Pourles entrepreneurs, la liberté de fonder des entre-prises et de les gérer, mais pour les travailleurs, lagarantie d'un salaire suffisant, la protection contreles licenciements abusifs et une association auxdécisions. Dans ce sens, la société devrait aussimettre en place les instruments législatifs et finan-ciers permettant aux salariés qui le souhaitent dese libérer du patronat en fondant des coopératives.Pour les commerçants, la liberté d'acheter et de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page102

Page 103: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 103 -

vendre au meilleur prix, mais pour les producteurs,des droits de douane sur certains produits pourmaintenir la production régionale. C'est ainsi quedes patrons libres collaboreront avec des employéslibres qui pourront dire eux aussi s'ils sont d'accordou non avec les décisions qui les concernent.S'il faut assurément renforcer les limites aux libertéséconomiques car on fait mine de ne pas remarquerqu'elles peuvent abîmer des vies de façon catastro-phique, il faut aussi prendre garde, concernant lesautres libertés, de ne pas les restreindre trop facile-ment. Face à liberté d'expression, on crie en effettrès vite à l'intolérable insulte: les bigots de toutesreligions en appellent au blasphème dès que des cri-tiques ou des plaisanteries sont faites au sujet deleurs croyances. Face à la liberté de manifestation,on est aussi de plus en plus pressé d'interdire desrassemblements en évoquant la possibilité devitrines cassées. Il faut pourtant garder la mesure:faire du tort à autrui est objectivement définissable,à moins qu'on accepte de mettre un terme à touteliberté. Si l'on cause un tort chaque fois qu'une per-sonne juge qu'on lui en a fait, il y aura une perpé-tuelle querelle faite à la liberté: on pourraitdemander qu'un adversaire retire le motd'«extrême-gauche» qu'il nous aurait appliquéparce qu'on le trouverait injurieux, et le mêmeadversaire pourrait nous faire inculper de diffama-tion parce qu'il se sentirait blessé, lui libéral, qu'ontaxe le libéralisme d'immoral. Pour peu que lesjuges soient tatillons, plus personne n'oserait bien-tôt s'exprimer et l'on aurait, sans dictature, unsilence digne des plus grands totalitarismes. Un tort

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page103

Page 104: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 104 -

peut être objectivement défini, selon une forme debon sens: le tort n'a pas à être défini par les genssusceptibles et par les fanatiques. Si l'on plaisantesur nos idées philosophiques ou religieuses, on nenous fait pas tort, car on peut continuer de les pro-fesser et on peut répliquer sur le même ton ou surun autre qui nous plaira. En revanche, si l'onrépand sur nous des calomnies qui peuvent nousfaire perdre notre travail et la confiance de nosproches, on nous fait du tort, car notre existence ensera profondément affectée. Il faut donc ne pas êtretrop pressé de dénoncer le tort fait à autrui. Certainsdisent que puisque nous vivons en société, tout ceque nous faisons concerne finalement autrui et quetout peut déboucher sur un tort: celui qui se drogueou qui fréquente les casinos met en effet sa familleen danger ou inquiète ses proches et ses amis. Onne peut le nier, mais entre lui laisser toute latitudede ruiner les siens et l'enfermer pour l'empêcherd'assouvir sa passion, il y a une marge qu'on nesaurait franchir sans réflexion. L'application de cequi vient d'être dit à l'antitabagisme et générale-ment à l'hygiénisme contemporain, qui veut impo-ser la santé pour tous à n'importe quel prix, estlimpide: il est légitime d'intervenir pour protéger lesenfants, adolescents et personnes handicapées nepouvant choisir et les personnes voulant se proté-ger, mais il est excessif que la société interviennepour contraindre les adultes responsables à deshabitudes saines par des tarifs prohibitifs ou desinterdictions de plus en plus étendues même quandnul n'est lésé. Il faut interdire ce qui cause imman-quablement du tort à autrui, comme rejeter des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page104

Page 105: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 105 -

déchets toxiques dans les rivières. Ce qui peut àl'occasion causer du tort à autrui ou à l'occasionimpliquer seulement la personne qui agit doit êtrelimité si autrui est concerné, mais pleinement auto-risé si seul l'intéressé libre et responsable estconcerné: agir autrement relève de la tyrannie, quene sauraient excuser les bonnes intentions, parexemple celle d'imposer une bonne santé générale(voir paragraphe suivant). Concernant la liberté demanifester, les partisans de la répression diraientsans doute que dans ce cas les briseurs de vitrinescausent un tort avéré et non imaginaire aux commerçants: on ne peut le contester, mais lesautorités bourgeoises pratiquent ici un amalgamehonteux. Si l'on suspend pour un rassemblementpacifique la liberté d'exprimer ses opinions et sesrevendications dans le seul but de prévenir le risquede dégâts matériels causés à quelques-uns par ungroupe minoritaire violent, on ne respecte pas lamesure. La société, si elle est respectueuse de laliberté et du bonheur, doit ici faire en sorte de pro-téger de manière circonscrite les lieux susceptiblesd'être attaqués, mais en aucun cas la liberté demanifester du grand nombre ne doit être entravée:il faut également reconnaître que toute autreconduite est strictement tyrannique et relève duprojet d'imposer aux esprits critiques la plate rési-gnation dont ne peuvent s'accomoder les hommeslibres.La liberté, en permettant d'être soi-même et detrouver sa propre voie, ouvre l'accès au bonheur.Ainsi Mill relève: «Il y a de telles différences entreles êtres humains, dans leurs sources de plaisir et

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page105

Page 106: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 106 -

dans leurs façons de souffrir et de ressentir l'effetdes diverses influences physiques et morales, quesans une différence correspondante dans leursmodes de vie, ils ne pourront jamais prétendre àleur part de bonheur, ni s'élever à la stature intel-lectuelle, morale et esthétique dont leur nature estcapable»12. Et pour rappeler que la liberté est irrem-plaçable, on peut ajouter aux propos de Mill ce trèsbeau passage de Jaurès: «...nous ne voulons pasenfermer les hommes dans des compartimentsétroits, numérotés par la force publique... Nousaussi nous avons une âme libre; nous aussi noussentons en nous l'impatience de toute contrainteextérieure! et si dans l'ordre social rêvé par nousnous ne rencontrions pas d'emblée la liberté, lavraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pou-vions pas marcher et chanter et délirer même sousles cieux, respirer les larges souffles et cueillir lesfleurs du hasard, nous reculerions vers la sociétéactuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, sesoppressions...»13.

Le bonheur et la prise de risqueOn peut rattacher à la liberté la question de la prisede risque. Depuis quelques années, la culture occi-dentale baigne toujours davantage dans l'ambiancedu risque zéro. Dans tous les domaines, de la santéà la propriété en passant par la vie psychologique,on veut de l'inébranlable. On conclut avec frénésiedes contrats d'assurance, on admet de plus en plusde contrôles en tous genres, comme les passeportsbiométriques ou les caméras de vidéosurveillance,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page106

Page 107: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 107 -

pour se sentir en sécurité, on tente par ailleurs demille façons d'atteindre l'équilibre. On rechercheainsi le bonheur, c'est vrai, mais c'est un bonheuraseptisé. Voici ce que J. S. Mill pensait déjà de lasociété victorienne du XIXe siècle et on s'y recon-naît: «Ces tendances de l'époque rendent le publicplus disposé qu'autrefois à prescrire des règles deconduite générales et à s'efforcer de rendre tout lemonde conforme à la norme approuvée. Et cettenorme, expresse ou tacite, est de ne rien désirervivement. Son idéal de caractère est de n'avoir pasde caractère marqué; d'estropier, à force de com-pression, comme le pied d'une dame chinoise, toutepartie saillante de la nature humaine qui tend àrendre le profil de la personne nettement dissemblablede celui du commun des hommes»14.Faut-il donc rejoindre le chœur des libéraux grin-cheux se plaignant de l'Etat-providence qui auraitvidé les individus de leur énergie, de leur espritd'initiative et du sens des responsabilités?Certainement pas, car la société a bien le devoir deprocurer à ses membres les fondements sans les-quels le bonheur est inatteignable: logements, reve-nus suffisants pour échapper à la misère, service desanté, écoles. La société capitaliste néglige ces élé-ments car ceux qui lui importent, les plus riches,ont de quoi se suffire à eux-mêmes et l'apport del'Etat leur est inutile: ils s'épanouissent à l'écart desautres et pour eux les interventions publiques sontdes contraintes stérilisantes. Il n'en va pourtant pasde même pour les gens plus modestes: pour eux ledéfaut d'Etat signifie le plus souvent le séjour dansle piège de la pauvreté et de ses problèmes sans fin.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page107

Page 108: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 108 -

Les gens modestes ont besoin que la société nelaisse pas les salaires baisser, qu'elle mette en placeune protection contre la maladie et s'acquitte dudevoir d'instruire la population. Il n'y a pourtantpas contradiction entre la garantie égalitaire desfondements du bonheur et le développement de laliberté. Sans l'apport des conditions pour en jouir,la liberté, formelle, n'est que vaines paroles. Ontrouve une preuve de ce fait dans l'état de découra-gement et de passivité qui touche les sociétés mar-quées par la précarité matérielle: la peur dulendemain condamne alors une bonne part de lapopulation à se concentrer sur l'essentiel, unemploi, et à tirer un trait sur tout projet d'enver-gure. On voit ainsi qu'une société économiquementinjuste entrave le bonheur d'un grand nombre depersonnes.Les politiques publiques en faveur de l'égalité nepeuvent pourtant pas accroître de manière impor-tante le bonheur. Car le bonheur dépend de ce quel'individu entreprend dans le respect de la libertédes autres, et cela implique la prise de risque. Lerisque peut se trouver au niveau de la pensée, si oncritique les idées reçues, si on remet en question lesystème économique et politique. Il peut aussi sesituer au niveau de l'action, si on fonde une entre-prise privée, une coopérative, si on conçoit un nou-veau produit, si on lance un mouvement politiqueou un syndicat, et si on s'engage dans des actionspour faire changer la société. Mais ce risque, avecles inconvénients qui lui sont liés (doutes, insatis-factions, échecs, incompréhensions...), est une partessentielle du bonheur humain, qui ne saurait

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page108

Page 109: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 109 -

ressembler au sommeil des pierres: «Là où ce n'estpas le caractère propre de la personne mais les tra-ditions et les mœurs d'autrui qui constituent lesrègles de conduite, il manque l'un des principauxingrédients du bonheur humain, et assurément l'in-grédient principal du progrès individuel et social» 15.Le bonheur complexe de l'homme est en effet aussicomposé des difficultés affrontées et surmontées,des luttes menées et remportées (à conditionqu'elles ne soient pas remportées au détriment desautres). Ainsi le risque zéro dans tous les domaines,avec une interdiction à chaque coin de rue, n'estpas à la hauteur de l'être humain: le bonheur nepeut se réduire à tout faire (sport, régime) pourlimiter au maximum le risque d'être en mauvaisesanté, il ne peut consister à rétrécir son horizon(pas une pensée ni un mot plus hauts que les autres)pour limiter au maximum le risque de déplaire oude choquer, il ne peut résider dans une existenceconformiste (suivre la mode, acheter ce que vantela publicité, faire comme les voisins) pour limiter aumaximum le risque d'être critiqué et incompris, dese retrouver au-dessous de sa condition ou mis àl'écart. Après tout, le fait même de vivre est dange-reux, et si l'on ne comprend pas clairement, enadulte, le caractère foncièrement instable de notredestinée, on ne peut en rien prétendre à un bonheurvraiment humain et non simplement animal. C'estainsi qu'il est vain, et indigne, de chercher des res-ponsables à toutes nos infortunes, comme si c'étaittoujours la faute d'un médecin quand on est maladeou celle de la société quand on commet une erreur.Il n'est pas indiqué de se penser toujours comme

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page109

Page 110: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 110 -

victime quand on est défait par un obstacle: il y ades résultats négatifs dont la cause réside dans nospropres fautes ou défauts, et il y a aussi des résul-tats négatifs relevant de la nature imparfaite del'existence, et dont il est inutile d'incriminer qui-conque. Se juger constamment victime dans noséchecs ne contribue pas au bonheur.Se voir assuré par la société les bases d'une vieacceptable, voilà un principe socialiste. Mais avoirà travailler librement et en prenant des risques àpartir de ces bases, voilà une exigence que le libé-ralisme politique a raison de réaffirmer.Une société dans laquelle nul ne boit plus, ne fumeplus, et fait plus que modérément tout le reste, c'estla société des hygiénistes, du fitness, du développe-ment personnel et de la chirurgie esthétique. C'estune société, aussi, où pour accroître la sécurité, oninstalle partout des caméras de vidéosurveillance etoù l'on multiplie les contrôles sur les citoyens. C'estune société où le bonheur s'atrophie. Qu'est-cequ'un grand poète toujours en pleine santé, ungrand réformateur religieux ou politique toujoursen totale sécurité, un homme libre toujours lissecomme un galet ? Aurait-il fallu que Baudelaire etVan Gogh coulent des jours tranquilles entre jog-ging et sophrologie? Non que la santé et l'ordre nesoient pas des biens, mais il est clair que sans unbonheur plus profond, le bonheur lié aux satisfac-tions corporelles et au confort est secondaire: dansun vrai bonheur humain, il y a toujours des aspectsde joie au travail, de relation aux autres, de déve-loppement parfois laborieux de l'intelligence et ducœur, de rapport à l'espoir d'un monde meilleur qui

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page110

Page 111: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 111 -

dépasse un bonheur dont le premier souci est d'évi-ter les problèmes. Le vrai bonheur humain veutqu'on s'attelle aux problèmes et qu'on les résolve, iltient compte de la difficulté de réaliser des objectifsplutôt subtils, et il admet le risque présent danstoute entreprise importante. De sorte que, comme ledisait Vauvenargues: «Il faut permettre aux hommesde faire de grandes fautes contre eux-mêmes, pouréviter un plus grand mal: la servitude»16. C'est à lacapacité de construire sa personnalité parfois dansune grande inquiétude que s'acquiert l'estime desoi, qui peut justifier l'estime des autres, car surcette terre on n'a décidément rien sans rien:«Chacun acquiert plus de valeur à ses propres yeuxà proportion du développement de son individualité,et devient par conséquent mieux à même d'enacquérir davantage aux yeux des autres»17. Toutes ces remarques semblent relever de l'élémen-taire bon sens, mais 40 ans après Mai 68, à consta-ter la chape de conformisme timoré qui s'étend deplus en plus sur nos sociétés, il est certainementnécessaire de les remettre en valeur. Face à l'al-liance de la droite et de la gauche bien-pensantepour imposer une société rétive au vrai change-ment, il faut se rappeler l'enthousiasme des années60, tel que l'exprimait par exemple Bob Dylan: «Etle sort et les dés maintenant sont jetés / Car le pré-sent bientôt sera déjà passé / Un peu plus chaquejour l'ordre est bouleversé / Ceux qui attendentencore vont bientôt arriver / Les premiers d'au-jourd'hui demain seront les derniers / Car le mondeet les temps changent»18. Le même poète et chanteurnuançait aussi cet enthousiasme en le conditionnant

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page111

Page 112: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 112 -

à une démarche individuelle, difficile et non sansrisque: «Combien de chemins faut-il parcourir /Pour mériter le nom d'homme? / Combien de mersl'oiseau doit-il franchir / Pour que dans le sable ils'endorme? / ... / Combien d'années faut-il à lamontagne / Pour toucher à l'eau de la mer? /Combien d'années faut-il pour que les hommes /Puissent être enfin libres sur terre? / ... / Combien detemps faut-il lever les yeux/Pour pouvoir enfin voirle ciel? / Combien d'oreilles faut-il donc que l'ontende / Pour entendre qu'on nous appelle? / Laréponse amis souffle dans le vent, la réponse souffledans le vent»19.

On peut définir le bonheurG.B. Shaw, avec l'humour qui le caractérisait, disait:«Ne faites pas aux autres ce que vous voudriezqu'ils vous fissent. Il se peut que leurs goûts nesoient pas les mêmes»20. Cette remarque est excel-lente et ne saurait être suffisamment mise en avantpour freiner l'enthousiasme à vouloir le bien desautres contre leur gré. Quand on parle de bonheurgénéral, on est en effet confronté à la nature de cebonheur: qu'est-ce qui peut constituer le bonheurgénéral? Dans l'utilitarisme on assimile le bonheurgénéral à la somme des bonheurs particuliers et cecisemble déjà permettre d'envisager une somme com-posée de divers types de bonheur: les uns plus axésvers les satisfactions matérielles, d'autres vers l'acquisition de savoirs, d'autres vers le progrès spi-rituel, d'autres vers le succès dans les actions entre-prises. Les utilitaristes libéraux en ont conclu qu'il

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page112

Page 113: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 113 -

était impossible d'établir objectivement la nature dubonheur, et ce point de vue rejoint celui de tousceux qui au XXe siècle ont prétendu qu'il était dés-ormais impossible de choisir entre les diversesconceptions du bien. Ainsi la société, neutre enmatière de valeurs, devrait laisser chacun adopterses propres objectifs sans les évaluer: vivre pouracheter le plus de voitures possible ou passer sontemps à boursicoter serait équivalent à consacrer savie à aider les déshérités ou à passer ses journéesdans la méditation. J.S. Mill ne pensait pourtant pasde la sorte. Il accordait d'une manière selon luiobjective la priorité aux plaisirs de qualité, et indi-quait qu'on pouvait se fier aux grands sages del'humanité qui, ayant connu les plaisirs matériels etles plaisirs spirituels, avaient toujours préféré lesplaisirs spirituels. A la suite de Mill, on peut trèscertainement oser une approche objective du bon-heur: la phrase de G.B. Shaw servira pourtant degarde-fou et préviendra l'intolérance. Il est en effetpossible de penser à une conception du bonheurn'excluant pas les différences d'accent, mais possé-dant un certain nombre de traits communs. On peutoser se réclamer d'une conception fondée sur le bonsens:1) préférant une activité enrichissante à une activitésans intérêt (être un artisan plutôt qu'un travailleurà la chaîne)2) préférant un cadre de vie agréable à un environ-nement dégradé (vivre dans un milieu naturel pré-servé plutôt que dans une mégalopole ultrapolluée)3) préférant un monde harmonieux à un mondemarqué par la violence et la peur des autres (pouvoir

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page113

Page 114: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 114 -

se promener dans les rues plutôt que s'enfermerderrière de hauts murs par crainte des voleurs et desassassins)4) préférant des relations épanouissantes avec lesautres à la solitude de loisirs artificiels (vivre desrencontres et des activités communes plutôt quepasser son temps à des jeux électroniques ou dansdes mondes virtuels)5) ajoutant des satisfactions spirituelles à des satis-factions matérielles, parce que les premières sontprofondes et durables alors que les deuxièmes sontsuperficielles et momentanées (penser à la lecture, àla musique, au théâtre, à la quête religieuse et phi-losophique en plus de l'intérêt pour la cuisine, lesport, les parures, les vêtements ou les beauxobjets).Ces caractéristiques laissent ouvertes pas mal deportes, mais excluent que l'on puisse considérercomme bonheur une vie qui se satisferait du piredes métiers dans le quartier le plus sordide et le plusviolent, alors que les seuls plaisirs attendus seraientla boisson, le sexe et les belles voitures, à la limitevolées. Il est vrai qu'à plusieurs égards cetteconception contredit les options néolibérales:aujourd'hui l'accent est mis sur le travail qui rap-porte plutôt que sur le travail intéressant, l'environ-nement est jugé secondaire par rapport àl'enrichissement, l'instabilité et l'insécurité sontvues comme le prix à payer pour un monde pleinde dynamisme, la compétition est célébrée commele moteur de la réussite, le culte de l'argent et desbiens matériels tend à disqualifier toutes les approchesdésintéressées. Les néolibéraux disent qu'il faut en

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page114

Page 115: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 115 -

tirer la leçon que le monde a changé et qu'il fauts'adapter à son nouveau rythme débridé. On peutpourtant tout aussi bien considérer que le néolibé-ralisme professe une conception de l'homme trèspauvre, ne retenant de lui que des automatismesprimitifs à cent lieues de la civilisation.Les caractéristiques qu'on vient de citer sont cellesdu bonheur général que la société devrait favoriser: le point 1) réclame d'elle une réorientation de l'éco-nomie et des changements dans les conditions detravail (par exemple, réduction du temps de travail),le point 2) exige une politique de protection de l'environnement, le point 3) demande pour rétablirla confiance, la lutte contre les inégalités et le déve-loppement de la sécurité sociale, le point 4) nécessiteun fort encouragement à la vie associative et uneéducation battant en brèche l'égoïsme et l'esprit decompétition, enfin le point 5) veut que l'accent soitmis sur la culture en vue de continuer à développerla civilisation.Il est possible qu'il y ait des êtres ayant à ce pointbaigné dans l'atmosphère égocentrique et matéria-liste qu'ils n'aient de goût que pour les promenadesau supermarché, les repas dans les fast-food et lesséries ultra-violentes à la télévision. Au nom de laliberté et de la tolérance à la diversité, la société nesera sans doute pas trop pressée de supprimer desusages sans grande valeur: à travers l'éducation elleencouragera des habitudes meilleures et finalement,grâce à un autre pilotage de l'économie, l'offre enloisirs et réjouissances de piètre qualité diminuerad'elle-même.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page115

Page 116: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 116 -

Bonheur des non-humainsOn ne peut assurément se contenter du bonheur del'homme. Tous les êtres sensibles doivent être prisen compte quand on veut faire croître le bonheurgénéral, qui est la somme des bonheurs particuliersde tous les êtres. A propos des animaux, on peutrappeler l'affirmation de Bentham: «La questionn'est pas «peuvent-ils raisonner?» Ni «peuvent-ilsparler?», mais «peuvent-ils souffrir?»21. C'est pour-quoi, dans un monde civilisé, le sort des animauxdoit susciter le plus grand intérêt. Jusqu'où il fautaller dans cette direction est une question impor-tante. Le souci des êtres humains, dont la capacitéd'éprouver la joie et la peine est bien plus grande,doit avoir la priorité. Et dans ce sens il n'est sansdoute pas indiqué d'aller jusqu'à prêcher le végéta-risme pour tous ou le port de vêtements uniquementfaits de matières végétales ou synthétiques. Il estnormal que l'être humain omnivore puisse se nour-rir de chair animale s'il le désire et il est naturel quela laine puisse encore servir à habiller les hommes.En revanche il est impératif que tout soit entreprispour que les souffrances des animaux soient réduitesau minimum et que leur bien-être soit assuré chaquefois qu'il est en notre pouvoir de le préserver ou dele produire. Un grand nombre de comportementsdoivent être évités: l'élevage industriel et les trans-ports d'animaux dans de mauvaises conditions doi-vent être interdits, l'expérimentation animale doitêtre strictement contrôlée et dans la mesure du pos-sible remplacée par d'autres méthodes, les détentionsd'animaux dans de petites cages inadaptées doiventêtre prohibées, la chasse et la pêche de loisir, à

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page116

Page 117: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 117 -

défaut d'être interdites (en tout cas pour le moment),doivent être déconseillées et l'éducation doit inciterà y renoncer. C'est un élevage respectueux des animaux qui doit être pratiqué: assez d'espace, dutemps au grand air, une alimentation naturelle, l'ab-sence de mauvais traitements, voilà ce qui doit êtregaranti aux bêtes. Au niveau de la Terre, il est biensûr essentiel que toutes les mesures soient prisespour la protection des espèces et la préservation del'environnement naturel qui leur est nécessaire. Lachasse en grande quantité pour trafiquer de certainesparties des animaux tués et la pêche industrielle destructrice de la faune marine doivent prendre fin.Dans tous les pays l'éducation doit enseigner le res-pect et l'amour des animaux comme complémen-taires, et non rivaux, du respect et de l'amour desêtres humains. Il faut prendre conscience du fait quele mépris des animaux et leur extermination résul-tent très souvent de l'appât du gain ou descontraintes financières nés du capitalisme: uneautre attitude à l'égard des animaux contribuera àcoup sûr à un virage dans les conceptions écono-miques (alors qu'un dépassement du capitalismediminuera l'impitoyable cupidité des trafiquants etcommerçants qui tirent profit des animaux).Si l'attention particulière aux animaux découle deleur nature sensible, il ne faut pas non plus omettrede s'occuper des plantes. Bien qu'elles ne sententpas (ou sentent peu), il n'y a pas de raison de lesconsidérer comme des choses dont on peut user etabuser sans mesure. Ce n'est pas seulement parcequ'elles nous sont utiles et embellissent nos paysagesqu'il nous faut en prendre soin, mais aussi parce que

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page117

Page 118: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 118 -

comme nous ce sont des êtres vivants. La vie est unprocessus qui cherche à se prolonger et, à moinsque d'autres facteurs le commandent, il faut respec-ter cette tendance. C'est pourquoi il faudra éviter decouper des arbres à la légère ou de cueillir des fleurspar caprice. Aujourd'hui par avidité industrielle etcommerciale d'immenses forêts sont abattues poursatisfaire beaucoup de faux besoins de la société deconsommation: il faudra mettre fin à cette entre-prise de scandaleuse destruction.

Bonheur et décroissanceCes dernières années la promotion d'un nouveaustyle de vie a commencé: il s'agit du style de viedécroissant. Après des décennies de croissance éco-nomique quantitative illimitée en vue d'accroîtredémesurément la consommation à travers une fré-nésie de changements rapides, ce qui est proposé,c'est de calmer le jeu et de revenir à un mode de vieplus adapté aux aptitudes de l'espèce humaine.Voici comment elle est introduite par SergeLatouche: «Au départ, la décroissance est donc simplement une bannière derrière laquelle seregroupent ceux qui ont procédé à une critique radi-cale du développement et veulent dessiner lescontours d'un projet alternatif pour une politique del'après-développement. Son but est une société oùl'on vivra mieux en travaillant et en consommantmoins»22. En fonction du choix des caractéristiquesdu bonheur général cité plus haut, il est incontesta-ble que l'option pour la décroissance a de grandsavantages. La décroissance permet de s'orienter

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page118

Page 119: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 119 -

vers des satisfactions qualitatives, relevant du plai-sir de vivre ensemble et de la pratiques d'activitésspirituelles désintéressées. La décroissance rejettel'accumulation d'heures de travail mécanique etpeu gratifiant, quand il s'agit soit d'amasser de l'ar-gent pour être de plus en plus riche, soit d'essayerde s'en sortir dans une société où l'on est sans cessecontraint d'acheter des biens et des services de plusen plus nombreux. Au contraire la décroissance enappelle à la diminution du temps de travail et à lapréférence pour des formes de travail épanouis-santes, comme on les trouve dans l'artisanat. Ladécroissance libère ainsi du temps pour des activi-tés enrichissantes, la vie de famille, la rencontre desamis, la pratique du sport, l'augmentation desconnaissances (cours de formation permanente), lesactivités culturelles (la lecture et l'écoute de lamusique, la fréquentation du théâtre et des musées,mais aussi la pratique de la musique, du théâtre, desarts plastiques), la contribution à l'amélioration dela vie collective par des pratiques citoyennes etsyndicales (adhésion à des organisations, participa-tion à des assemblées et à des discussions poli-tiques, participation à des manifestations),l'implication dans des associations aidant les per-sonnes en difficulté, la recherche spirituelle à tra-vers les religions et les sagesses. La décroissanceréduit la vitesse, l'espace et le nombre des activités:elle ne juge pas d'un grand intérêt de se rendre entrois heures d'une grande ville à une autre, deconsidérer que l'Alaska est à notre porte et de mul-tiplier les projets aux quatre coins du monde sanssavoir qu'on est de quelque part. L'ivresse de la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page119

Page 120: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 120 -

mondialisation la laisse froide. A l'opposé, elle louele fait de se déplacer moins pour mieux apprécierl'endroit où l'on vit, de plus rester sur place pourrésoudre d'abord ses problèmes avant, pour lesoublier, de s'occuper de ceux des autres, de seconcentrer sur des aspects essentiels de la vie. Ladécroissance n'implique pas l'égoïsme, au contraire,mais elle constate que nombre des problèmesactuels viennent du désir immodéré de conquête ducapitalisme productiviste, qui n'est jamais en reposet envahit le moindre recoin de la terre pour enconfisquer les richesses et y écouler ses gadgets;elle constate aussi la facilité avec laquelle le néoli-béral néglige ce qui est autour de lui pour s'en allerailleurs dès qu'il y a plus à gagner. La décroissancepréconise ainsi un monde avec moins de voitures,moins d'avions, et sans doute moins de téléphonesportables, mais avec plus de moments d'échanges,de plus beaux meubles, de meilleurs aliments. C'estun monde qui tient compte de la critique adresséeau capitalisme par J. S. Mill dans ce très beau texte:«Je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de se féli-citer de ce que des individus, déjà plus riches qu'iln'est besoin, doublent la faculté de consommer deschoses qui ne leur procurent que peu ou point deplaisir, autrement que comme signe de richesse; oude ce qu'un plus grand nombre d'individus passentchaque année de la classe moyenne dans la classeriche ou de la classe des riches occupés dans laclasse des riches oisifs. C'est seulement dans lespays arriérés que l'accroissement de la production aencore quelque importance...»23. Mill avait écrit unpeu auparavant, ce qui justifie aussi pleinement

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page120

Page 121: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 121 -

l'esprit décroissant: «Mais le meilleur état pour lanature humaine est celui dans lequel personne n'estriche, personne n'aspire à devenir plus riche et necraint d'être renversé en arrière par les efforts quefont les autres pour se précipiter en avant»24. Ladécroissance lutte contre la mentalité capitaliste quicrée en permanence de nouveaux besoins pourentretenir et si possible renforcer la machine productive, en vue seulement d'accumuler encoreplus d'argent. La décroissance au contraire veutapprendre à modérer ses désirs, pour éviter que lemoindre désir se transforme en besoin et que la viesoit une constante tyrannie en vue de satisfaire cesbesoins qui n'en sont pas. La décroissance veutmettre le bâton dans la fourmilière d'une sociétédéraisonnable qui idolâtre l'argent et pour ce Veaud'Or est prête à ruiner chaque jour un peu plus l'environnement naturel et à rogner toujours unpeu plus sur la qualité de vie des humains.Il faut donc manquer de clairvoyance pour ne pasvoir que le bonheur recherché est plutôt décroissant.Il faudra seulement s'aviser de ne pas vouloir soudainement tout bloquer, car on est allé si loinqu'il faudra du temps et de l'habileté pour freiner leconvoi sans dommage. Mais une suite de décisionséquilibrées allant dans le sens d'un ralentissement,dans un contexte de changement culturel, permettraune évolution par réajustements successifs.

Des lendemains qui chantent ?Il semble qu'avec cette aspiration au plus grandbonheur, il serait bienvenu de travailler au plus

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page121

Page 122: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 122 -

grand bonheur tel qu'il sera vécu à l'avenir. Quandon se trouve dans une situation où le bonheurparaît très loin, on peut juger bon de sacrifier ce quiapparaît comme d'indignes bribes de bonheur présenten vue d'atteindre le royaume du vrai bonheurqu'on perçoit à l'horizon. Ainsi la société pourraitimposer le manque de confort, la mauvaise nourri-ture, l'excès de travail, même les exactions poli-cières, parce que plus tard, d'ici dix, vingt, trente ouquarante ans, s'installeraient l'abondance, la joie autravail et la plus grande liberté pour tous. Et si lessacrifiés d'aujourd'hui n'étaient pas destinés à rece-voir eux-mêmes leur récompense, on pourrait tou-jours leur expliquer qu'ils se sont dévoués pour lebonheur définitif des générations futures.Cette manière de voir les choses peut apparaîtrecomme profondément morale du point de vue de larecherche du bonheur maximal pour tous. Mais onpeut aussi l'estimer immorale. En effet la moraledemande que le bonheur concret des individus réelsprime en toutes circonstances sur l'hypothétiquebonheur d'individus virtuels. La société a d'abord ledevoir de viser le bonheur des êtres actuellementexistants, et non celui d'êtres qui ne sont pas encorenés. La morale concerne celles et ceux dont nousvoyons le visage en face de nous. Il n'y a pas devaleur à l'amour abstrait de l'humanité s'il ne com-mence pas par l'aide aux membres de la famille,aux voisins, aux passants croisés sur la route, auxcollègues de travail et aux concitoyens de la villeoù l'on vit. C'est pourquoi le bon sens appelle às'occuper d'abord de ses parents et de ses enfants,ensuite de ses voisins, puis de ses compatriotes

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page122

Page 123: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 123 -

avant de passer au reste des humains et aux êtresnon humains: cela ne signifie pas qu'il faille oublierles êtres lointains, mais qu'il faudra dans la mesuredu possible faire en sorte de concilier les intérêtsdes proches et les intérêts de ceux qui sont au loin,et, en cas d'impossibilité, de penser d'abord auxproches. Nul ne privera moralement ses propresenfants de la nourriture nécessaire pour donner àmanger à des enfants d'autres continents. Il esthautement moral de diminuer de manière équilibréela consommation familiale pour venir en aide àceux qui sont dans la misère dans des contrées loin-taines, mais cela ne peut être pris sur le nécessairede la famille. Un principe analogue veut qu'on sepréoccupe des êtres qui vivent déjà avant de songerà ceux qui ne sont pas encore nés. Quels parentsdécideraient moralement de ne pas assez nourrir lesenfants qu'ils ont déjà, parce qu'ils auraient résolud'économiser en vue d'avoir deux enfants de plusun peu plus tard?Imposer politiquement des sacrifices aux membresd'une génération en escomptant le bonheur pour lesgénérations futures est du même ordre: on faitsouffrir ceux qui vivent maintenant pour le bonheurd'êtres dont on imagine la future existence. Maisune future existence imaginée ne peut constituer unobjet prioritaire de la morale. D'autant plus quelorsqu'on choisit de privilégier les êtres futurs, on n'apas de certitude que la souffrance présente produiseun futur bonheur: souvent il faut constater que tousles efforts consentis ont été vains, et que le malheurdes pères et mères n'a débouché que sur le malheurdes descendants. Si on modifie le raisonnement pour

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page123

Page 124: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 124 -

motiver le sacrifice seulement par le bonheur futurdes personnes actuelles elles-mêmes, on rencontreaussi des difficultés. Il faut en effet une proportionentre ce qui est enduré et ce qui suivra, cette proportion a souvent manqué et il est des crimesqu'aucune issue ne pourrait justifier: comment voirune proportion entre l'atrocité des violences stali-niennes et l'accès même réussi à la société idéale,comment admettre que pour obtenir plus tard pros-périté, justice et paix, on ait pendant des annéesaccumulé les arrestations arbitraires, les déportationsdans des camps, les procès truqués et les exécu-tions? Si l'idéal coûte trop cher, il vaut mieuxl'abandonner. Même en l'absence de crimes, il fautd'ailleurs considérer que nous n'avons aucune prisesur l'avenir et que par conséquent nous ne pouvonspas toujours voir si notre sacrifice est ou non proportionné aux résultats. Ne faut-il donc envisa-ger que les acquis d'un bonheur immédiat?Certainement pas, mais quand la société réclamedes sacrifices à ses membres, il faut qu'ils soientraisonnables, c'est-à-dire que la balance entre lespertes actuelles et les gains futurs soit favorableaux gains de façon prévisible: il est assurémentmoral que par exemple la société augmente certainsimpôts pour mieux financer les écoles et les hôpi-taux. Il n'est en revanche pas admissible que lasociété impose de très lourdes charges à la majoritéde la population, avec comme conséquence toutehypothétique un enrichissement général rapide quirisque fort de n'être pour assez longtemps que lamontée en puissance d'une minorité d'affairistes:pensons aux ajustements structurels du FMI.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page124

Page 125: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 125 -

Il ne faut pas non plus conclure qu'il n'est pasmoral de penser aux générations futures. Mais toutce qu'une génération doit aux générations futures,c'est de leur transmettre un environnement leurpermettant de vivre dans de bonnes conditions.Pour le reste, par groupes de deux cohabitant à uneépoque donnée, les générations doivent être res-ponsables d'elles-mêmes: assurer la santé, le travail,l'éducation crée assez de souci à des parents élevantleurs enfants sans qu'ils doivent songer aux détailsde la vie de ceux qui viendront cent ans après!Penser au futur peut justifier quelques sacrifices,mais le bon sens commande que les privationssoient limitées: on pourrait sans doute fortementréduire les voyages en avion ou renoncer à fairevenir des légumes du bout du monde pour garantirun environnement sain, car ces sacrifices seraientproportionnés, mais à moins d'être réduit aux der-nières extrémités on ne serait sans doute pas inspiréd'interdire tout voyage à l'étranger et de rationnerle pain et le sucre pour se rassurer sur le fait quedans deux siècles les ressources seront suffisantes.Dans tout cela il faut en plus tenir compte de laliberté. Quand la société choisit de faire subir desépreuves à beaucoup de ses membres en vue d'unfutur bonheur, elle décide immanquablement contrela volonté de certains d'entre eux. Et passer par-dessus la liberté est aussi une attitude inacceptabledans des circonstances qui ne sont pas extrêmes.Dans des circonstances extrêmes, là où sans l'impo-sition de mesures urgentes on serait par exemplepresque sûr d'aller à la famine ou à la catastropheécologique, le cas serait différent. Mais quand une

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page125

Page 126: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 126 -

société pouvant fournir à la satisfaction de la majorité des conditions de vie meilleures décrètel'imposition de conditions moins bonnes pour d'hy-pothétiques bonnes conséquences, les circonstancesne sont pas extrêmes.Se sacrifier pour l'avenir du monde est certaine-ment moral quand il s'agit non pas d'une optionprise par la société, mais d'une décision indivi-duelle. Pourtant même un individu n'a le droit de sepréoccuper du futur qu'à condition que cela neretire rien de nécessaire au présent. Si quelqu'unveut renoncer à une part de ses gains pour qu'il yait encore des forêts dans le futur, il ne faudrait pasque les gains qu'il consacre à ce but soient indis-pensables pour sauver maintenant des enfants de lafaim et de la maladie. Même au niveau de la moraleindividuelle, ceux qui existent et ont actuellementdes besoins concrets priment sur des êtres à venir.Cet engagement moral en faveur du réel et contreun futur hypothétique doit définitivement écartertous les risques de destructions bien intentionnéesdu présent au profit de lendemains qui chantent: cen'est pas qu'il faille tirer un trait sur l'attente d'unmonde meilleur, mais il faut clairement tracer lafrontière entre les sacrifices acceptables et ceux quine peuvent l'être. Et cette frontière se confond avecla ligne à partir de laquelle on se permet abusive-ment de refuser une dose convenable de bonheuraux êtres réels actuellement existants.

Un mot encore qu'il serait naïf d'omettre. Parler debonheur dans ce bas monde, c'est parler d'une aspi-ration et non d'une pleine réalisation. Outre que

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page126

Page 127: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 127 -

cette dernière est impossible, à cause des multiplescirconstances qui se mettent en travers de nos routes,il n'est pas certain que le sort d'êtres parfaitementheureux serait enviable. L'humour de G. B. Shawéclaire aussi cette pensée: «Une vie de bonheur! Iln'est pas d'homme capable de l'endurer: ce seraitl'enfer sur terre»25. En revanche, il est tout aussiclair que tout être vivant déteste la souffrance etque la recherche par approximations du bonheur, laplus réussie possible, anime sans cesse puissammentsa vie et ses efforts: «Le nœud du problème, c'est lalutte contre ces fléaux auxquels on a rarement labonne fortune d'échapper entièrement»26.

Le souci du bonheur comme tâche de la société.Les considérations précédentes ont souvent parlédes devoirs que la société avait par rapport au bon-heur des individus. Ce terme de «société» a peut-êtresemblé vague à certains, comme aura pu semblerpeu satisfaisant le manque de précision quant auxinstances chargées d'agir au nom de la société (Etat,associations, coopératives, accord entre privés...).Je veux d'abord clarifier le concept de «société»: ils'agit dans ces lignes de l'ensemble des individusassociés pour former une communauté, cette asso-ciation ayant pour but premier d'assurer la surviedes individus et au-delà de favoriser leur épanouis-sement. Si la société est constituée au bénéfice desindividus associés, il est évident qu'elle doit assu-mer à leur égard la tâche de les soutenir et de lesaider dans leur quête d'épanouissement. Il n'estsans doute pas de société traditionnelle qui n'ait pas

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page127

Page 128: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 128 -

suivi ce programme. Et les sociétés modernes, bienque plus nombreuses et plus complexes, n'ont sansdoute pas de raison de revendiquer une autre voca-tion. Si les individus et groupes d'individus dans lessociétés modernes ont pu s'isoler ou s'affronter, etse négliger ou s'oublier les uns les autres pourpoursuivre chacun leurs propres fins, c'est un effetde la dissolution du tissu social lié à l'étendue desterritoires et à l'importance des populations: celan'entraîne en rien un changement du sens de la vieen société, mais appelle au contraire à reconstruirela solidarité.Dans ces conditions, la manière dont la société s'ac-quitte de ses devoirs à l'égard de ses membresdépend des circonstances. Suivant les époques et leslieux, des institutions très diverses ont pu représen-ter la société: monarques ou chefs paternalistesdans certains cas, différentes assemblées decitoyens visant le bien public dans d'autres, corpo-rations et autres associations à certaines périodes,structures étatiques particulièrement adaptées auxgrands pays et aux temps modernes. Il n'est doncnullement requis de sacraliser l'Etat et d'en faire ledépositaire providentiel de l'intérêt général. Dansles sociétés modernes, en Occident en tout casdepuis le XVIe siècle, il est en revanche le plus sou-vent indispensable de passer par lui. Sur un grandterritoire aux conditions et aux ressources diverses,avec des inégalités de toutes sortes, il est difficile devoir comment, sans un Etat central relativementfort, la société pourrait garantir à tous ses membresun accès satisfaisant aux biens. Mais il ne fautjamais oublier que l'Etat est un instrument et non

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page128

Page 129: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 129 -

une fin. Il est au service des membres de la sociétéqui doivent garder sur lui un contrôle. Il existe danstout Etat le risque d'une dérive bureaucratique et/ouautoritaire, et certaines forces sociales tentent sou-vent de le faire fonctionner à leur seul avantage,comme on l'a vu quand il servait essentiellement labureaucratie communiste ou comme on le voitaujourd'hui quand il promeut les mesures d'écono-mie et de déréglementation chères aux capitalistesnéolibéraux. L'Etat peut aussi faire peser sur lesindividus une chape de passivité. Et quand il estpossible que se développent des pratiques poli-tiques, économiques et sociales égalitaires et soli-daires sans intervention directe de l'Etat, nul nes'en plaindra.Dans le chapitre qui s'achève, les tâches obliga-toires de la société à l'égard de ses membres doiventdonc être confiées à toutes les instances qui, selonles circonstances, sont les meilleurs instrumentspour les remplir avec efficacité. C'est pourquoil'Etat, dans la situation contemporaine, doit êtreinvoqué en tout cas pour les monopoles naturels etles services publics, même si l'extension du secteurpublic peut être à tout moment envisagée si lebesoin s'en fait sentir: «A certaines époques et encertains lieux, il n'y aura ni routes, ni docks, niports, ni canaux, ni travaux d'irrigation, ni hôpi-taux, ni écoles, ni collèges, ni imprimeries, à moinsque le gouvernement ne les établisse...», de sortequ'«il peut être dit en général que tout ce qu'il estsouhaitable de faire pour les intérêts généraux del'humanité ou des générations futures, ou pour lesintérêts présents des membres de la communauté

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page129

Page 130: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 130 -

demandant une aide extérieure, mais qui n'est pasde nature à rémunérer des individus ou des associa-tions qui les entreprendraient, convient par là-même à la prise en charge par le gouvernement...»27.Mais dans de nombreux secteurs, à condition qu'unencadrement légal encourage la coopération et nonla concurrence destructrice, le secteur privé est toutà fait capable de jouer son rôle social. Et bien sûr,c'est aussi de manière croissante sur le secteur coo-pératif sous toutes ses formes qu'il faudra compter,car à la satisfaction des besoins il ajoute l'élémentdémocratique libérateur dont le chapitre 3 souli-gnera l'importance.

Mais cette recherche d'un bonheur présent empreintde liberté pourrait-elle s'effectuer, précisément, endehors de la démocratie? C'est ainsi que le prochainchapitre sera consacré aux exigences d'une vérita-ble démocratie.

Appendice au chap. 2

On ne peut faire bonheur de toutA plusieurs reprises dans le chap. 2 il a été questionde choix démocratiques: pour le niveau des soinsmédicaux, pour le contenu de la formation, pour ledegré de développement technologique, il a été notéqu'ils devaient être définis suite à un large débat ausein de la société. En abordant la question de laqualité de vie et celle de la décroissance, une certaineposition a déjà été prise par rapport à ce débat. Ce

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page130

Page 131: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 131 -

n'est pas qu'on souhaite clore la discussion avantmême de l'avoir entamée, mais il est important, sil'on fonde la politique sur le bonheur, de réalisercombien certaines conduites ont peu de chances d'ycontribuer. La doctrine des désirs d'Epicure est à cesujet indépassable 1. Le grand philosophe grec diviseainsi les désirs en trois catégories: les désirs natu-rels et nécessaires, les désirs seulement naturels etles désirs vains. Le désir qui est l'aspiration au plai-sir (nom épicurien du bonheur) devra être cultivétoujours, cultivé occasionnellement ou rejeté sui-vant les possibilités de satisfaction qu'il rencontre.Ainsi pour Epicure plus un désir est simple, plus onpeut s'y livrer sans hésiter, car il trouvera forcémentsatisfaction et l'on jouira nécessairement du plaisirconsécutif: ainsi les désirs naturels et nécessaires demanger seulement pour se nourrir (par ex. du pain)ou de boire seulement pour étancher sa soif (par ex.de l'eau) doivent être cultivés, les moyens de lessatisfaire se trouvant toujours à portée de main. Siun désir plus compliqué peut obtenir satisfactiondans certaines circonstances, mais pas dans d'au-tres, il faut adopter une attitude sélective: ainsi lesdésirs seulement naturels de manger, par goût, de labonne cuisine ou de boire, par goût, du bon vin,peuvent aboutir si l'on est assez riche ou si l'on estl'hôte d'un homme riche, mais pas si l'on est trèspauvre, de sorte qu'il faudra les cultiver quand ilstrouveront facilement une issue, mais les écarters'ils débouchent sur la frustration. Si un désir sansrapport avec la nature et pur fruit de l'artificehumain ne peut en aucun cas être satisfait, il fauttoujours y renoncer: ainsi les désirs vains portant

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page131

Page 132: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 132 -

sur les richesses, sur le pouvoir ou sur la célébritédoivent être abandonnés, car ce sont des passionsqui ne sont pas faites pour s'arrêter, comme le désirnaturel de manger s'arrête quand on est rassasié,mais elles sont faites pour aller à l'infini, chaqueétape donnant lieu à la soif de l'étape suivante, lemillionnaire cherchant à devenir deux fois million-naire, et le roi d'un petit pays à devenir le roi d'unpays plus grand. Le chap. 2, ainsi, a traité des désirsnaturels dans la partie consacrée aux besoins: il n'apas distingué les désirs naturels et nécessaires et lesdésirs seulement naturels car les Temps modernes,rompant à raison avec l'austérité de la moraleantique, ont assurément transformé beaucoup desseconds en premiers. Il a également traité de cer-tains désirs seulement naturels et de désirs vainsdans la partie consacrée à la justice: pour continuerdans le refus d'austérité, il a aussi été fait une placeà des désirs qu'Epicure aurait condamnés, tels celuid'être reconnu par les autres, celui d'occuper cer-taines fonctions ou celui de prendre des risques. Laproblématique épicurienne reste pourtant d'unebrûlante actualité quand on voit combien la moder-nité excite chez les êtres humains le désir d'avoir etde faire toujours plus et toujours autrement danspresque tous les domaines. N'a-t-on pas affaire icià une nouvelle mouture de désirs vains que le soucidu bonheur devrait conduire à critiquer vertement,car quelle est la chance que ces aspirations déme-surées procurent non pas une irritation ou une gri-serie, mais un véritable bonheur?Ainsi en est-il du progrès technologique. Au débutdu XVIIe siècle, Francis Bacon s'est fait le héraut de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page132

Page 133: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 133 -

cet élan vers des inventions toujours nouvelles cen-sées rendre les hommes de plus en plus heureux àforce de faire reculer leurs limites. Dans une liste deprojets à réaliser, il énumère notamment:«Prolonger la vie, rendre, à quelque degré, la jeu-nesse, retarder le vieillissement, augmenter la forceet l'activité, métamorphose d'un corps dans unautre, fabriquer de nouvelles espèces, rendre lesesprits joyeux, et les mettre dans une bonne dispo-sition»2. On découvre dans cet extrait des prémoni-tions tout à fait extraodinaires, comme celles,réalistes, se rapportant à l'industrie chimique(«Fabriquer pour la terre des composts riches, fabri-quer de nouveaux fils pour l'habillement; et de nou-veaux matériaux, à l'instar du papier, du verre, etc.,minéraux artificiels et ciments»); mais les premièrescitées évoquent plutôt les recherches actuellementmenées avec un esprit d'apprenti-sorcier: pour pro-longer la vie et faire que les personnes âgées restentjeunes, pour manipuler les gènes en vue d'obtenirles enfants qu'on souhaite, pour trouver des médi-caments résolvant les problèmes psychologiques etexistentiels. Certains regardent ces avancées avecoptimisme et voient, à l'image de la plupart desanciennes découvertes, toute nouvelle découvertecomme un facteur positif d'évolution de l'humanité.D'autres sont beaucoup plus circonspects et consi-dèrent certaines découvertes actuelles comme qua-litativement différentes des anciennes, les unesfranchissant le seuil d'une inhumaine démesurealors que les autres n'avaient fait que développerraisonnablement certaines potentialités. C'est iciqu'on peut justement dire que certaines découvertes

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page133

Page 134: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 134 -

et possibilités actuelles correspondent à des désirsvains et sont donc étrangères au bonheur, alors qued'autres correspondent à des désirs naturels etentrent ainsi dans la réalisation du bonheur.A cet égard dans un intéressant entretien, la géron-tologue de Genève Astrid Stuckelberger, sans juge-ment moral, évoque les diverses possibilités quis'offrent aujourd'hui aux personnes âgées pour lutter contre le vieillissement. Elle relève que «larecherche de la beauté, voire de l'immortalité... est(vieille) comme le monde», mais souligne ce qui dis-tingue le contexte actuel: «Hollywood a imposé sescritères de beauté et nous disposons de traitementsaccessibles à tous»3. Parmi les techniques utilisables,elle cite des prothèses, le botox, des traitementshormonaux, des petits chiens robots programméspour aider les personnes âgées. Elle mentionneaussi les recherches entreprises pour «(trouver) auniveau moléculaire le mécanisme de déclenchementdes facteurs de dégénérescence» en vue de l'arrêter,ou les «espoirs... placés dans les cellules souchespour régénérer des organes». Elle parle aussi desdéfis que des gens âgés se lancent encore, pour êtrequi le plus vieux à gravir l'Everest ou qui le plusmusclé. Cet état d'esprit semble positif à la spécia-liste, car il «ne fait pas de mal à la société» et«empêche peut-être une dépression ou le suicide...».On voit ici défendue une position ouverte à toutesles nouveautés que les modes voudront bien accré-diter. On constate bien l'absence de référencemorale dans ces analyses, le sentiment subjectif debien-être étant seul en question. Il est évident quel'âge peut faire souffrir et qu'on peut recourir à tous

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page134

Page 135: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 135 -

les expédients pour s'en préserver. Il est évidentqu'il est sensé de veiller à demeurer le plus long-temps possible en bonne santé physique et mentale,de conserver des activités, de concevoir encore desprojets de vie. Mais une question légitime à se poserest celle de savoir jusqu'à quel point il est souhai-table de refuser d'assumer l'âge qu'on a, jusqu'àquel point il vaut la peine d'essayer tous les expé-dients pour vaincre les années. Quand on lit toutcela, on ne peut s'empêcher de penser à Platon qui,parlant des régimes dégénérés, décrit ainsi l'un desvices de la démocratie (terme qui désigne chez luiun état d'anarchie négative): «En général les jeunesgens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroleset en actions; les vieillards, de leur côté, s'abaissentaux façons des jeunes gens et se montrent pleinsd'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse depeur de passer pour ennuyeux et despotiques»4. Il ya selon Platon un lien entre la vertu, le bonheur etle respect de la place qu'on occupe dans la société.Plus fondamentalement on peut voir un lien entrele bonheur et l'acceptation de certaines limites,fixées parfois socialement, mais pas toujours.Romain Rolland disait avec une grande sagesse: «Lebonheur, c'est de connaître ses limites et de lesaimer»5. Il y a du ridicule à renverser certainesbornes, dont celles de l'âge, et c'est au tact plus qu'àla raison de le percevoir. La multiplication de cestransgressions instaure le chaos qui n'est source debonheur pour personne. Ainsi l'Ecclésiastique,énonce: «Quelle belle chose que le jugement jointaux cheveux blancs / ... Quelle belle chose que lasagesse chez les vieillards...»6. De même, on lit dans

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page135

Page 136: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 136 -

l'Ecclésiaste: «Il y a un moment pour tout et untemps pour toute chose sous le ciel. / Un tempspour enfanter,/ et un temps pour mourir; /... Untemps pour pleurer, / et un temps pour rire; / untemps pour gémir, / et un temps pour danser. /...un temps pour se taire, / et un temps pour parler»7.Il est des joies propres à chaque situation et àchaque âge: quel simulacre de satisfaction juvénilecelui qui est âgé trouvera-t-il à imiter la jeunesse,alors qu'il se privera du bonheur né de la sagessequi devrait être le sien? On peut s'interroger de la même façon sur d'innom-brables sujets qui envahissent notre quotidien etinvitent les individus à dépasser constamment leurslimites dans toutes les directions: ainsi la chirurgieesthétique vient en aide à celles et ceux qui refusentde se contenter de leur visage ou de leur corps.Cette frénésie à poursuivre des buts illusoires ren-voie bien sûr à cette tendance profonde de l'hommecivilisé et que Pascal a nommée le «divertissement»:«Rien n'est si insupportable à l'homme que d'êtredans un plein repos, sans passions, sans affaire, sansdivertissement, sans application. Il sent alors sonnéant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance,son impuissance, son vide»8. Finalement la déman-geaison permanente des désirs vains, au-delà dunécessaire et de l'utile, sert à notre divertissement.C'est une manière de réagir face à notre destinéemétaphysique et seule une compréhension spiri-tuelle pourra éventuellement y mettre un terme. Ilne faut donc pas s'étonner de la floraison de vani-tés qui traversent nos vies, ni viser à les supprimer par des mesures politiques, totalement

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page136

Page 137: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 137 -

inopérantes à ce niveau. Il s'agit seulement de saisirla nouveauté du capitalisme: entièrement fondé surl'expansion illimitée des désirs vains pour des rai-sons économiques, il nous conduit inexorablement,société de consommation et croissance obligent,vers une augmentation de notre ignorance de laréalité, et par suite de nos attentes et de nos insa-tisfactions.Déréglant nos cœurs qui sans lui resteraient attentifsà d'autres valeurs, le capitalisme dérègle en mêmetemps la société en la soumettant à l'impérialismefinancier et marchand et la nature en la livrant àune exploitation rapace. Le niveau technologiqued'une société doit donc résulter d'un choix découlantd'un large débat démocratique: il est exclu qu'unepoignée de soi-disant sages règlent le problèmed'en haut. La réflexion menée ici veut seulementsouligner l'utilité que s'exprime un courant suffi-samment fort pour rappeler l'intérêt individuel etsocial qu'il y a, du point de vue du bonheur, à pri-vilégier une option pour laquelle le respect de lamesure compte: la tendance native, mais dévelop-pée à outrance par le capitalisme, à cultiver lesdésirs vains, pourra de nouveau apparaître plutôtcomme un vice ou une faiblesse que comme unevertu. Et ce sera tout bénéfice pour le monde!

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page137

Page 138: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 138 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page138

Page 139: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 139 -

Chap. 3

Le bonheur et la démocratie

... il ne faut pas faire doute quenous ne soyons naturellementlibres, puisque nous sommes touscompagnons, et ne peut tomber enl'entendement de personne quenature ait mis aucun en servitude,nous ayant tous mis en compagnie.

Etienne de la Boétie

La démocratie est le régime politique dans lequel lepouvoir appartient au peuple, c'est-à-dire que tousles citoyens, d'une manière ou d'une autre, partici-pent aux décisions politiques.Il ne paraît pourtant pas évident d'établir un lienentre le bonheur et la démocratie. Pourquoi en effet,si l'homme est fait pour être heureux, ne peut-il pastrouver le bonheur sous d'autres régimes poli-tiques? Dans la monarchie, comme dans la dicta-ture, le pouvoir est confié à un seul homme: les

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page139

Page 140: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 140 -

sujets d'un monarque ou les concitoyens d'un dic-tateur ne pourraient-ils pas être heureux en char-geant ces derniers de les administrer et de lesprotéger? Dans l'aristocratie ou dans l'oligarchie lepouvoir est exercé par une minorité: ici aussi lesadministrés ne pourraient-ils pas être heureux en sesoumettant à un groupe restreint de spécialistes dela politique? La réponse n'est cependant pas si difficile: si l'hommecherche le bonheur en étant doué de la liberté, et s'ilne peut être heureux sans le plus grand respect decette liberté, alors seule la démocratie peut le satis-faire. La monarchie, comme l'aristocratie et l'oligar-chie, peuvent le rendre passivement heureux s'iln'aspire qu'à une existence insouciante et routi-nière, mais ces régimes ne tiennent pas compte desa liberté. Bien sûr on ne peut exclure totalement lebonheur passif des formes de bonheur: après touton peut s'estimer heureux si l'on a un travail pastrop pénible procurant un salaire correct, si l'onpeut se payer quelques loisirs et un voyage detemps en temps, si l'on peut s'acheter une voitureou une télévision plus sophistiquée, et on peut dansce cas penser qu'il n'est pas besoin qu'on nousconsulte sur les grandes orientations de la sociétéou qu'on nous demande de faire part de critiques etde propositions. Mais cette forme de bonheur nepermet pas de développer ce qu'il y a de meilleur ennous: le goût d'inventer, l'attention aux autres, ledévouement pour quelque chose qui nous dépasse,l'indépendance d'esprit, le courage d'aller au boutde nous-mêmes, l'attachement à ce qui est juste. Deplus livrer sa destinée à d'autres est risqué: un

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page140

Page 141: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 141 -

monarque ou des aristocrates qui nous rendent plusou moins heureux à un moment donné peuvent trèsbien nous conduire au désastre quelque temps plustard, ou alors peuvent aussi très bien nous priverconstamment de bonheur, en ne nous consultantjamais. Il est donc clair que tant pour la qualité dubonheur que pour avoir plus de garantie de l'obtenirou de le conserver, la démocratie est un systèmeplus favorable: idéalement elle compte sur les ini-tiatives et sur l'originalité de chacun en lui permet-tant d'intervenir le plus souvent possible, à égalitéavec les autres, dans la définition des politiques.Mais il faut reconnaître qu'il y a démocratie etdémocratie: la démocratie représentative n'associetous les citoyens qu’à l'élection de représentantsprenant les décisions à leur place, la démocratiedirecte permet à tous de prendre les décisions maisle plus souvent elles consistent à accepter ou refuserdes propositions élaborées par d'autres, enfin ladémocratie participative donne à tous le droit deprendre part à tout le processus conduisant à ladécision. Il faut bien sûr analyser différemment cestrois niveaux de démocratie et envisager leursavantages et défauts respectifs.

Démocratie représentative peu représentativeOn ne peut mieux aborder cette question qu'en serappelant les jugements opposés de Montesquieu etde Rousseau. Fervent avocat du système représen-tatif, Montesquieu écrivait: «Comme, dans un Etatlibre, tout homme qui est censé avoir une âme libredoit être gouverné par lui-même, il faudrait que le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page141

Page 142: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 142 -

peuple en corps eût la puissance législative. Maiscomme cela est impossible dans les grands Etats etest sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits,il faut que le peuple fasse par ses représentants toutce qu'il ne peut faire par lui-même»1. Et un peu plusloin, l'assurance d'une bonne représentation estainsi justifiée: «Car, s'il y a peu de gens qui connais-sent le degré précis de la capacité des hommes, cha-cun est pourtant capable de savoir, en général, si celuiqu'il choisit (= comme représentant) est plus éclairéque la plupart des autres»2. Mais Rousseau disqualifieces points de vue de façon radicale quand il com-mente ainsi les élections au parlement anglais: «Lepeuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il nel'est que durant l'élection des membres du parlement;sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien. Dansles courts moments de sa liberté (= où il élit des repré-sentants), l'usage qu'il en fait mérite bien qu'il laperde»3. Cet échange très vif nous pousse à réfléchir.En effet, la démocratie représentative implique lerecours à des représentants censés représenter fidè-lement le peuple qui les élit. Or que faut-il pourreprésenter quelqu'un d'autre? Il faut la légitimitéque donne l'élection, il faut la compétence, il faut labonne volonté, il faut l'écoute. Même si toutes cesexigences ne sont pas toujours satisfaites, on doitreconnaître à la suite de Montesquieu une réelle utilité à la démocratie représentative: quand lapopulation est nombreuse, il est impossible de laconsulter souvent, la majorité des citoyens manquede temps, d'intérêt ou de compétence pour examinerde nombreuses questions, et dans ce cas il est bonque des personnes intéressées, désignées par leurs

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page142

Page 143: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 143 -

concitoyens, passent du temps à lire des dossiers, àparticiper à des séances de commissions, à s'exprimeret à voter lors de sessions parlementaires, à inter-venir dans les journaux, à la radio, à la télévision,dans des soirées, pour animer les débats politiques.Mais il ne faut pas se voiler la face: comme l'af-firme Rousseau, la démocratie représentative a denombreux défauts. Il est difficile de représenterautrui. Dès que les représentants parlent pour plusde cent personnes connues, ils ne représentent plusvraiment. Le système des élections entre lesquelless'étend une législature de plusieurs années forcemême les représentants à perdre le contact avec leurbase: ils ont certes été élus sur un programme, maisles programmes électoraux sont souvent peuconnus et des électeurs et des élus, et de plus les cir-constances les remettent fréquemment en question.Pour faire face à ces problèmes, il faudrait que lesreprésentants puissent réunir leurs électeurs pourprendre leur avis, mais ils n'en connaissent souventqu'un petit nombre, et en conséquence, ils prennentles décisions en se fondant sur leur propre jugementou sur les positions de leur parti souvent en décalageavec les idées de la base. Les défenseurs du systèmereprésentatif trouvent cela normal: ils estimentdéraisonnable de penser que les représentants doiventsans cesse se référer à leurs électeurs, et considèrentqu'ils ont justement été élus pour prendre des déci-sions à la place des gens du moment qu'il estimpossible de leur demander leur avis. Certes, maisà ce moment-là, il faut bien reconnaître que ladémocratie représentative a le vice constitutif de nepas vraiment représenter.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page143

Page 144: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 144 -

En effet le système représentatif repose sur des élections. Pour participer aux élections avec quelqueschances de succès, le candidat représentant doitadhérer à un parti. Le candidat-représentant peutêtre animé du réel désir de défendre ses électeurs,mais il peut aussi être mû par l'ambition person-nelle: il peut rechercher davantage la renommée, lepouvoir ou l'argent que le bien public. En tant quecandidat d'un parti, il va aussi devoir se vouer toutparticulièrement à servir la stratégie de ce parti.Tant pour être lui-même élu que pour être utile àson parti, il va devoir mettre en œuvre diversmoyens: se rendre sympathique, sans être toujourssincère, en serrant des mains et en faisant des pro-messes, faire parler de lui, et pas seulement pour dedignes motifs, pour occuper le terrain médiatique,recueillir de l'argent, parfois de la part de bailleursde fonds très intéressés, pour financer une propa-gande efficace et plus forte que celle des adversaires.Ainsi le candidat-représentant ne dit pas toujours lavérité et, sans le dire, sert souvent les intérêts despuissants qui le financent. S'il n'est pas lié auxriches, il peut être lié à d'autres organisations etassociations sans lesquelles il ne peut progresserdans sa carrière. Comment faire autrement? En toutcas, cela montre que les représentants vont souventreprésenter de manière beaucoup plus claire certainsde leurs électeurs que d'autres.Une autre caractéristique du représentant, c'est qu'ilest un spécialiste, un professionnel ou en tout casun semi-professionnel de la politique. Il appartientplus ou moins à la classe politique, une classe à quiles citoyens, avec un peu d'imprudence, délèguent

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page144

Page 145: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 145 -

une part de leurs droits politiques. Il ne faut pas secacher que cette classe est une forme d'aristocratie.Elle jure quelque peu en système démocratique. Laclasse politique est d'ailleurs souvent composée demembres des élites de la société: pour être élu, c'estun atout de faire partie de milieux traditionnelle-ment voués à la politique, de milieux riches et ins-truits, des directions des organisations ouassociations jouant un grand rôle dans la société.Les représentants ont tendance à discuter entre eux,à discuter les problèmes d'une manière particulière,abstraite, à distance des préoccupations de la popu-lation. Ils se justifient parfois en disant qu'ils ont ledevoir de voir les choses de haut, de penser à l'in-térêt général à long terme, capacité que les gensordinaires sont censés ne pas pouvoir posséder. Deplus, les représentants ont tendance à suivre lesmodes, à promouvoir les politiques dominantes auniveau international. Ils sont aussi enclins à se bat-tre pour leurs propres intérêts de membres de laclasse politique, le fonctionnement des institutionsoù ils œuvrent devenant pour eux une fin en soi.Les représentants, enfin, envahissent aisément toutl'espace politique: le fait qu'ils occupent certainspostes conduit à leur attribuer d'autres postes, dansles débats on n'entend qu'eux, il sont les leaders enqui l'on met toute sa confiance et dont on attendqu'ils nous disent ce qu'il faut penser et faire, brefils empêchent les citoyens de respirer, d'ordinaire ilest vrai avec leur entier consentement.Cette description quelque peu pessimiste est pour-tant amplement confirmée par les faits. Elle ne doitpas conduire à oublier les hommes remarquables

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page145

Page 146: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 146 -

par l'énergie et le dévouement qui acceptent de sebattre au nom d'autres dans ce monde complexe dusystème représentatif. Elle ne doit pas amener à laconclusion que les représentants sont inutiles oumalfaisants. Elle doit seulement appeler à une aug-mentation du contrôle sur les représentants: et c'estbien pour exercer ce nécessaire contrôle que dansles véritables démocraties existe le système de ladémocratie directe. La démocratie directe ne sup-prime pas la démocratie représentative, mais ellepermet d'en éviter ou d'en corriger les dérives.

Démocratie directe vraie démocratieLa démocratie directe est un signe de véritabledémocratie. Elle permet aux citoyens de participerdirectement aux décisions, sans passer par desreprésentants. Rousseau, de manière incisive, disaità ce propos: «Toute loi que le peuple en personnen'a pas ratifiée est nulle; ce n'est point une loi»4.Sans aller aussi loin et sans retirer toute confianceaux représentants, la démocratie directe autorise lacorrection de leurs choix. A travers le référendum,les citoyens peuvent se prononcer eux-mêmes surun texte déjà voté par les représentants. A traversl'initiative ils peuvent proposer eux-mêmes unnouveau texte et se prononcer sur lui. Le systèmeétablit un bon équilibre: la confiance accordée laplupart du temps aux représentants autorise la rapi-dité et l'efficacité pour les questions secondaireset/ou non controversées, mais elle rend possible laremise en question et le développement de sujetsque le peuple juge essentiels ou oubliés par les élus.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page146

Page 147: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 147 -

Si la démocratie directe était assez facile à exercerdans les petites communautés anciennes, dans despays plus vastes et plus peuplés, compte tenu de lacomplexité des sociétés modernes, elle comportebien sûr aussi ses problèmes.Un premier problème provient de l'inégalité desmoyens financiers dont disposent les citoyens.Certains peuvent investir des sommes énormes dansles campagnes, alors que d'autres ont peu de res-sources. Les banques, les grandes industries, lesorganisations ou partis qui les défendent, certainesparsonnalités très fortunées n'hésitent pas à payerdes millions pour une cause qui sert leurs intérêts.En face les syndicats, les partis de gauche, les asso-ciations de consommateurs, de personnes handica-pées, de protection de l'environnement, ainsi queles personnes à bas et moyens revenus, malgré leurbonne volonté, ne peuvent en général aller très loindans la mise de fonds. Dans des pays où la publi-cité est payante, cette inégalité introduit une gravedistorsion: d'un côté de pleines pages de journauxplusieurs fois par semaine, de grandes affiches àtous les coins de rue, des tracts tous-ménages. Del'autre, de petites annonces plus rares et en bas depage, des affiches sporadiques ou de petit format,des tracts distribués dans la rue par des militants àl'énergie parfois défaillante. Le résultat est souventlà: des objets presque indéfendables qui passent larampe, alors que des propositions favorables à lapopulation sont rejetées. Un deuxième problèmedécoule de la passivité d'un bon nombre decitoyens qui, tout en votant, ne participent pasvraiment au débat: ils se contentent de quelques

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page147

Page 148: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 148 -

informations peu approfondies, de vagues discussionsou, souvent, de la recommandation d'une personnede confiance ou d'un politicien prestigieux. Et ledébat, en effet, se déroule de plus en plus entrepoliticiens et experts, à la radio, à la télévision etdans les journaux: finalement l'étude d'un objetrevient à l'affrontement entre deux ou plusieursleaders et il reste aux citoyens à prendre le parti decelui qui aura été le plus brillant dans la joute.Souvent, les citoyens ont très peu d'informationsobjectives à part les informations données par lesleaders en fonction des intérêts qu'ils défendent: ilest vrai qu'ils peuvent noblement défendre les inté-rêts de tous ou d'une grande partie de la popula-tion, mais il arrive aussi qu'ils défendent plutôt lesintérêts de leur parti ou ceux liés à leur propre car-rière, et dans ce dernier cas, ce qui est visé n'est pasl'objet du vote, mais les prochaines élections. Dansces conditions, la démocratie directe ne fonctionnepas bien et elle retombe sous la coupe de notables,souvent représentants, qui orientent l'opinion desgens au lieu d'être contrôlés par elle.On cite comme autres problèmes l'abstentionnisme,qui en Suisse est élevé, le manque d'information,voire l'incompétence des citoyens face à des sujetsparticulièrement compliqués ou techniques, et, dupoint de vue progressiste, le conservatisme de l'opi-nion qui semble en général permettre à la droited'utiliser la démocratie directe pour arriver à sesfins.Il semble pourtant que ces problèmes peuvent trou-ver des solutions. L'inégalité des moyens financierspourrait être combattue par le plafonnement des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page148

Page 149: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 149 -

dépenses de campagne. Il ne serait pas difficile devérifier les dépenses par un simple examen des fac-tures des camps opposés. Un politicien bourgeoiscomme Simon Epiney envisageait cette solutiondans un dossier spécial: «C'est une solution relati-vement facile à réaliser, qui pourrait être assortie desanctions financières élevées... on pourrait deman-der aux imprimeurs d'envoyer un double des fac-tures à la Chancellerie fédérale»5. Pour la passivitédes citoyens face aux faiseurs d'opinion omnipré-sents dans les médias, le défi est plus important: ils'agit de redonner aux citoyens du goût pour la dis-cussion des affaires publiques, ce qui n'est pas évi-dent. Une amélioration de l'éducation civique àl'école peut être envisagée, mais elle ne suffiraitpas. Il faut aussi faire en sorte de développer l'inté-rêt pour la politique à travers des rencontres decitoyens, des conférences et des cours dans le cadrede conseils de quartiers (nous en parlerons plusloin), d'universités populaires ou de centre d'études.Avant une votation, il faudrait que dans chaquequartier, des groupes se réunissent par affinitéspour étudier les objets et en débattre. C'est à cetteoccasion, comme pour des conférences et des cours,que les leaders pourraient intervenir pour apporterdes éclaircissements et des commentaires, jouantainsi le rôle de participants éclairés à la discussion,améliorant la qualité du débat au lieu de le clore deleur avis «autorisé». Pour arriver à ce résultat, ilfaudrait assurément que tous les citoyens aient plusde temps à consacrer à la politique. Un accroisse-ment de la démocratie implique donc une réductiondu temps de travail et des congés facilités pour

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page149

Page 150: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 150 -

prendre part à des activités politiques.L'abstentionnisme est une question secondaire:d'abord il diminuerait certainement si les citoyens,jouissant de plus de temps libre, manifestaient plusd'intérêt pour la politique, et ensuite on peut pen-ser qu'il n'est pas nécessaire que tout le monde sepréoccupe de tous les sujets (mais si on estime quela participation de tous s'impose, il ne serait pasdifficile de rendre le vote obligatoire sous peined'amende). Le degré insuffisant d'information estcontestable: en Suisse la quantité et la qualité desinformations dans les journaux, à la radio, à la télé-vision, sur Internet, à travers des exposés, sontsatisfaisantes, et ce qui manque le plus souvent,c'est le temps et la volonté de s'intéresser, au lieu dese contenter de matchs de boxe médiatiques. Leconservatisme de l'opinion est aussi un faux pro-blème: plus de temps et d'intérêt en se rencontrantpour examiner les tenants et les aboutissants réelsdes objets, sans l'influence de la propagande, dissi-perait sans doute bien des réflexes conservateurs (siparfois ça n'était pas le cas, il faudrait reconnaîtreque certaines raisons se trouvent du côté conserva-teur).Si elle n'est pas trop faussée par les plus puissants,notamment par ceux qui sont financièrement puis-sants, la démocratie directe est une vraie démocratie.Elle aura pourtant une limite: elle offrira auxcitoyens la possibilité de décider de propositionsconçues par d'autres, mais non celle d'élaborer eux-mêmes les propositions. C'est ainsi qu'il existe undegré supérieur de la démocratie, celui de la démo-cratie participative.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page150

Page 151: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 151 -

Démocratie participative, démocratie supérieureLa démocratie participative met en place divers dis-positifs pour permettre aux citoyens de participer àl'élaboration des projets et des lois. Elle convientparticulièrement au niveau local, où à travers parexemple des conseils de quartier, il est possible auxhabitants de suivre pas à pas la conception despolitiques portant sur leur environnement: aména-gement de jardins publics, de jardins d'enfants, deplaces, établissement et modifications de routes etchemins, type d'habitat et esthétique des bâtiments,choix des activités économiques du quartier, etc. Iciles citoyens ne sont pas seulement convoqués pourdire oui ou non à des mesures voulues par des mem-bres d'exécutifs et de législatifs conseillés par desexperts, ils sont des acteurs, ils sont eux-mêmes desmembres d'exécutifs et de législatifs, ils sont eux-mêmes des experts. Ils ont l'irremplaçable avantaged'être les principaux concernés, étant à coup sûrpréservés des visions abstraites. Malgré cela, on peut imaginer des ombres à l'exer-cice de cette forme de démocratie. Il est possible queles citoyens ne soient pas tellement motivés par desréunions, surtout si elles sont fréquentes et quandl'intérêt du commencement se sera dissipé. Il estpossible aussi que les réunions soient marquées pardes affrontements de points de vue particuliers, qu'ily ait de l'agressivité et une grande difficulté à tra-vailler ensemble. Il est possible aussi que beaucoupde citoyens manquent d'informations et de connais-sances et que même de bonnes idées se perdent par

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page151

Page 152: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 152 -

le choix de mauvais moyens. Il est possible qu'il yait trop d'inégalités entre participants, du fait del'origine sociale, du niveau de formation, de la pro-fession ou de la fonction, du caractère plus oumoins affirmé: il se peut qu'au niveau de la démo-cratie participative se reproduisent les distorsionsconstatées dans les autres formes de démocratie,que certains prennent toujours la parole, qu'ilsréussissent habilement à faire toujours passer leurpoint de vue, qu'ils parviennent finalement à écar-ter les moins formés ou les moins combatifs etqu'ils restent seuls à régler les problèmes. Il est pos-sible que la démocratie participative devienne pure-ment et simplement un alibi démocratique pour lesinstances exécutives. Il se peut enfin que la démo-cratie participative, même si elle fonctionne bien auniveau d'un quartier, ne soit qu'un outil de défensedes habitants d'un lieu méprisant totalement l'inté-rêt général d'une ville ou d'une région. Il y amatière assurément à se poser des questions sur cetinstrument au premier regard exaltant.Il est possible de résoudre un certain nombre de difficultés. L'éventuel manque de motivation descitoyens renvoie aux mêmes causes que l'absten-tionnisme et la passivité dans la démocratie directe:le manque de temps, le manque de volonté derechercher l'information, l'habitude de laisser d'au-tres décider à sa place, quitte ensuite à se plaindresur tous les tons. Si l'on réduisait le temps de tra-vail, si l'on multipliait les occasions d'approfondirses connaissances et d'être politiquement actif, sil'on montrait aussi qu'on était vraiment prêt àécouter les demandes des citoyens, la motivation

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page152

Page 153: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 153 -

serait sans doute plus grande. Le bon sens indiquequ'il faudrait peut-être quand même éviter de rendreles réunions trop fréquentes et qu'il faudrait accepterque tous les objets ne suscitent pas autant d'intérêt.L'idée qu'une réunion de citoyens ordinaires nepeut déboucher que sur des tensions portant sur desobjectifs à courte vue est certainement trop pessi-miste: il ne faut pas sous-estimer l'aptitude à discu-ter de ceux qui se penchent sur un objet importantpour leur vie quotidienne. Il faut aussi souligner, etceci rejoint le problème du manque de connais-sances, que les citoyens dans les conseils de quar-tier ne doivent pas être laissés à eux-mêmes, maisqu'ils doivent recevoir des informations d'instancescompétentes (exécutifs, associations spécialisées,professionnels): pour planifier l'urbanisme d'unquartier, un conseil de quartier doit travailler avecdes conseillers et employés municipaux, avec lesreprésentants des associations œuvrant dans lequartier, et avec les architectes chargés du projet. Laquestion des inégalités entre citoyens est impor-tante, mais elle s'améliorera sans doute si tout lemonde a plus de temps et d'intérêt pour la poli-tique; en outre, il sera essentiel de mettre en placedes procédures présidant aux débats des conseils,qui assureront à tous la possibilité de s'exprimer etveilleront à un scrupuleux respect de la démocratiedans la prise de décision. Pour ne pas devenir l'alibides exécutifs, les conseils de quartier n'ont qu'unechose à faire, qui dépend bien sûr de la motivationde leurs membres: se battre pour exiger le respectde leurs attributions. Pour terminer il y a certes unrisque que les conseils de quartier restent fixés sur

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page153

Page 154: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 154 -

leurs soucis particuliers et méprisent l'intérêt géné-ral: mais il est tout à fait possible face à ce risquede définir un champ d'action propre aux conseils dequartier, qui serait celui regardant les objets neconcernant que le quartier, alors que pour les pro-blèmes communaux, le relais passerait à desconseils participatifs communaux réunissant lesdivers conseils de quartiers.Peut-on envisager une démocratie participative auniveau national? Il serait incontestablement utilede constituer des conseils de citoyens pour débattrede sujets nationaux. On voit mal ces conseils menerles discussions techniques menées par les commis-sions parlementaires sur des taux d'impôts, sur desaménagements de l'assurance maladie ou sur desnormes sur les économies d'énergie. En revanche, ilserait tout à fait fondé de mettre en route des débatscitoyens sur des thèmes fondamentaux, dont nom-bre de décisions ponctuelles ne sont que des consé-quences: il serait très intéressant d'ouvrir des débatspar exemple sur l'avenir des services publics, sur lanature de notre économie ou sur le type de sécuritésociale souhaité. Si deux ans de débats citoyens surdes propositions venant du gouvernement et duparlement arrivaient par exemple à la conclusionque nous voulons majoritairement un niveau deservice public incompatible avec la libéralisation,une agriculture respectueuse de l'environnement nesupportant pas les pressions de l'Union européenne,un système social garantissant des retraites flexi-bles, il est probable qu'à la suite de cela les diverspartis n'oseraient plus défendre des positions vou-lues par leurs clientèles minoritaires face à une opi-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page154

Page 155: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 155 -

nion populaire qu'ils ne pourraient plus tromper entablant sur son manque de réflexion politique.La démocratie participative est belle, mais elle resteune forme de démocratie politique: participationaux décisions sur le tracé des rues, sur le style desmaisons, sur la présence de commerces, ou, auniveau plus large, sur les services publics ou la poli-tique sociale. Mais il est une autre forme de démo-cratie qui n'a pas été abordée jusqu'à maintenant etqui est fondamentale: c'est la démocratie économiqueau sens de la participation aux décisions concer-nant l'entreprise dans laquelle on travaille. Carpeut-on parler de démocratie si l'on peut s'exprimersur l'âge de la retraite, mais si l'on n'est pasconsulté lorsqu'on ferme l'usine ou le bureau quinous procure notre gagne-pain? Nous allons ainsiexaminer quelque peu le domaine de la démocratieéconomique sur le lieu de travail.

Démocratie économique, démocratie du quotidienComme les activités économiques jouent le rôlecentral de nous assurer la subsistance et puisque letravail, dans le cadre d'activiés économiques, estparmi les occupations premières d'un grand nombrede personnes, il est incontestable que la démocratiedoit s'étendre jusque dans les entreprises. Les travailleurs, sur la base de toutes les informationsutiles, doivent pouvoir participer à la conduite desaffaires. Ils doivent être associés à l'établissementdes conditions de travail (environnement, cadences,horaires) et à l'adoption des techniques, mais aussiaux grands choix directoriaux (augmentation ou

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page155

Page 156: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 156 -

diminution de la production, introduction de nou-veaux produits, engagement de personnel, problèmesde réduction du nombre d'emplois, partenariat avecd'autres entreprises, changement de propriétaire,...).Des assemblées doivent être instaurées, ordinairesou extraordinaires, au cours desquelles les problèmeset les solutions possibles seront débattus. La situa-tion ne sera bien sûr pas la même dans les entre-prises privées, dans les services publics et dans lesentreprises coopératives propriété des travailleurs.Mais il faudra dans chaque cas mettre en vigueur lesystème le plus adapté.Dans les pays capitalistes, de fortes objections sontadressées à la démocratie économique. La plus forteest sans doute que le monde de l'économie est régipar des mécanismes qui s'imposent à l'homme, etqu'il n'y a pas ici de place pour des choix compa-rables aux choix politiques: le marché et la démo-cratie seraient incompatibles. De cette objectiondécoule l'affirmation que la démocratie écono-mique à travers d'interminables réunions où tout lemonde donnerait son avis paralyserait l'initiativeéconomique et conduirait les entreprises à l'ineffi-cacité. Un autre argument est tiré de supposés traitsdistinctifs de la nature humaine: la plupart deshommes ne seraient pas intéressés par la participa-tion aux décisions économiques et préféreraient ladestinée plus insouciante du simple salarié, alorsqu'une autre catégorie d'hommes seraient enquelque sorte faite pour les fonctions de directionque les subordonnés leur abandonneraient bienvolontiers. Concernant les entreprises privées, onentend aussi dire que pour participer aux décisions

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page156

Page 157: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 157 -

il faut être propriétaire, et que celui qui n'a pas àassumer les responsabilités du propriétaire n'a pas àintervenir.Ces critiques sont moins solides qu'elles en ont l'air.Il est tout à fait possible de mettre en œuvre la participation en tenant compte des contraintes dumarché et du besoin d'efficacité: si, comme dans ladémocratie participative, on institue les instances etles procédures adéquates et si suffisamment d'infor-mations sont communiquées, les travailleurs sonttout à fait capables de prendre des décisions écono-miquement sensées au profit de l'entreprise (c'estleur intérêt le plus strict de le faire). Les décisionsprises ne seraient pas toujours celles qu'auraientprises des actionnaires soucieux du seul rendementfinancier, mais ce seraient souvent de meilleuresdécisions du point de vue industriel, tant pour laqualité des produits et la satisfaction des clients quepour le maintien des emplois. Le désintérêt des tra-vailleurs peut paraître un argument plus consistant.Mais il y a plusieurs remarques à faire. D'abordnotre culture exclut presque totalement l'idée departicipation et si elle motive peu les salariés, il fautadmettre qu'en général c'est une possibilité àlaquelle ils n'ont pas, ou presque pas, pensé, oualors pour ceux qui la connaissent, c'est une possi-bilité jugée utopique. Ensuite il est vrai que dansdes périodes favorables, quand règne le compromiscapital-travail, il semble que des travailleurs pluspassifs représentés par leurs syndicats voient leursintérêts suffisamment défendus sans participation.Mais quand le patronat retrouve sa cupidité et sonarrogance, il n'est pas beaucoup de salariés qui ne

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page157

Page 158: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 158 -

souhaitent pas reprendre leurs affaires en main: onassiste à des expériences de grèves de longue durée et de prises en charge autogestionnaires desentreprises qui sont vécues par les travailleurscomme d'extraordinaires moments de libération.Ces moments semblent démontrer que la renoncia-tion à la démocratie économique est plus le résultatd'une absence de confiance dans une alternativequ'une adhésion au système en place. Pour lesdroits du propriétaire dans les entreprises privées, ily a beaucoup à dire. Certes la propriété doit être undroit absolu, mais il s'agit de voir que nous n'avonsde droit absolu qu'à la propriété qui nous permet devivre et nous garantit de l'oppression des autres oude l'Etat (propriété du logement, des objets person-nels, du salaire qui nous permet d'acheter notresubsistance), et sans doute aussi à celle qui résultede notre propre travail. Mais celui qui, propriétaired'une usine ou d'une entreprise, est riche, possèdebeaucoup plus que le nécessaire et possède aussibeaucoup plus que ce que son travail a mérité. Eneffet, un riche industriel ou entrepreneur a gagné del'argent par son propre travail, mais aussi par le tra-vail de chacun de ses employés: la part au résultattirée de son travail et la part au résultat tirée decelui de ses employés sont sans doute difficiles àdéterminer, mais sans l'ombre d'un doute, le travaildes employés est aussi nécessaire à la constitutiondu gain total que celui du propriétaire. Que seraitl'initiative d'un grand boss de l'industrie desmachines sans les recherches de l'ingénieur et sansles gestes de l'ouvrier sur sa machine? Il est certainque le propriétaire restitue une part de ce qu'il

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page158

Page 159: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 159 -

gagne sous forme de salaires et sous forme d'im-pôts. La société lui permet pourtant de faire uneponction souvent importante sur le revenu de laproduction, reconnaissant ainsi le mérite lié à laresponsabilité qu'il a prise, la difficulté de son tra-vail et le bénéfice qu'elle en a retiré sous formed'activité économique, d'emplois et peut-être d'in-novations. Elle agit aussi avec bon sens en recon-naissant le fait, peu glorieux mais incontestable,que l'argent est souvent le premier moteur de l'ac-tivité d'un certain nombre de personnes parfoistalentueuses. Mais, généreuse et raisonnable, lasociété n'a pas en plus à accepter que la propriétédu plus riche lui donne le droit d'ôter le droit deparole et d'initiative à ses salariés. Ils sont assuré-ment salariés, esclaves certainement pas. C'est ainsiqu'il est nécessaire que soient introduits les méca-nismes de cogestion associant les travailleurs à la gestion des entreprises privées.Une objection conséquente apparaît aussi, particu-lièrement quand on traite des entreprises coopéra-tives. La démocratie économique, en associant lessalariés ou coopérateurs-propriétaires à la gestiondes entreprises, vise la libération des travailleurs:elle veut améliorer l'existence des travailleurs del'entreprise, mais en plus, elle aspire à améliorer, ouen tout cas, à ne pas détériorer, celle des autres travailleurs. Or il faut reconnaître qu'au sein dusystème capitaliste, participer aux décisions menantau succès d'une entreprise signifie souvent nuire àd'autres travailleurs employés par des entreprisesconcurrentes moins heureuses. Il se pourrait doncque la démocratie économique entraîne les travail-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page159

Page 160: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 160 -

leurs eux-mêmes dans un esprit de compétitionexacerbée, qui jusqu'à maintenant touche essentiel-lement les propriétaires. C'est certainement ce quirisquerait d'arriver dans les entreprises privéesconnaissant la cogestion. C'est aussi sans doute latendance à l'œuvre dans les entreprises coopéra-tives. Il y a ici un effet du système capitaliste diffi-cile à contrer. Les entreprises coopératives cherchenten tout cas à éviter ces inconvénients en collaborantles unes avec les autres, pour que, conformément àleurs objectifs, les performances des unes ne jouentpas contre celles des autres. Dans les entreprises pri-vées, la meilleure parade à cette évolution est sansdoute de continuer de prendre part à la cogestion àtravers des représentants syndicaux ne perdant pasde vue la situation de l'ensemble des travailleurs etn'étant pas tentés par une approche limitée auxsalariés de l'entreprise. Mais il est clair qu'on ne sortira de cette problématique que lorsqu'on aura rétabli un système économique fonctionnant globa-lement selon le principe de solidarité: il aura fallupour cela tourner la page du capitalisme mû par larecherche de la maximisation des profits.

Remarque sur la démocratie et sur son chemin rocailleuxIl ne faut pas cacher que la démocratie exige deprendre contact avec les autres, de les mettre au cou-rant des questions qui peuvent poser problème. Ladémocratie donne lieu à des désaccords, à des discus-sions parfois longues et compliquées. La démocratien'est pas rapide. Elle nécessite des réunions parfois

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page160

Page 161: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 161 -

difficiles à organiser. Elle met en évidence les diffé-rences de caractères, de perceptions, d'objectifs selonles individus ou les groupes. Elle freine l'action, sesretards peuvent agacer. Elle n'est pas vraiment efficace, surtout si l'on a face à soi des gens qui laprennent moins au sérieux. Elle a donc bien desdéfauts, mais l'autre solution, c'est quelque chose debien peu sympathique: c'est un conglomérat decomités aristocratiques auxquels on délègue sesdroits de citoyen-travailleur, pour qu'ils décidentsans nous de tout, des grandes lignes de la politiquenationale à l'aménagement de la place près delaquelle nous vivons, et cela au nom de leurs com-pétences, ce qui sous-entend que nous n'en avonspas, ou en tout cas pas assez. Malgré tous ses défautset ses inconvénients, qui reflètent la réalité des indi-vidus et des groupes humains, il vaut la peine derester fidèle à la vraie démocratie. Il vaut mieux neplus suivre ceux qui la trouvent tellement gênantequ'ils concluent qu'il faut confier à quelques per-sonnes, voire à une seule personne, le soin depresque tout régler. Ils disent qu'il vaut mieux créerdes organes qui se réunissent une fois de temps entemps et servent avant tout de chambre d'enregistre-ment pour les décisions prises en haut lieu, parcequ'il fallait aller vite et que, pour être efficace, il fal-lait se passer de demander l'avis des gens. La démo-cratie semble aller contre les succès médiatiques etélectoraux. Les esprits pratiques boudent volontiersla démocratie. Mais s'il faut choisir entre le succès etla démocratie, nul doute qu'il faille préférer la démo-cratie.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page161

Page 162: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 162 -

La démocratie ne prend pas tellement de tempsSi une vraie démocratie se développait, donnantplus la parole à la base et moins aux leaders, serait-ce si compliqué et si pesant pour les citoyens? Onexagère singulièrement l'importance du temps et del'énergie à dépenser. Que représenterait une partici-pation citoyenne ordinaire? Sans doute pas plus dequatre ou cinq séances par mois, deux pour leconseil de quartier, deux pour des cours ou confé-rences sur des thèmes cantonaux ou nationaux,l'une pour l'assemblée d'entreprise. Il y aurait biensûr des périodes plus chargées en fonction de l'ac-tualité. Ce serait trop pour certains qui simplementn'y viendraient pas, car il est tout à fait compréhen-sible que l'on soit indifférent à la politique, commeon peut être indifférent au sport ou au cinéma. Maisil est possible de penser qu'un plus grand nombrequ'aujourd'hui envisageraient sans regret de se pas-ser de deux soirées devant la télévision ou d'unebalade à vélo pour débattre du bien commun. Et cen'est pas cet engagement sur quatre ou cinq soiréesqui imposerait de renoncer à ses loisirs et à d'autresengagements dans des sociétés de musique, desassociations humanitaires ou des cours du soir.D'autant plus que, dans le meilleur des cas, desmesures de réduction du temps de travail et de faci-litation de l'obtention de congés pour des activitéspolitiques seraient entrées en vigueur. La démocratiene serait donc pas une trop lourde charge.

Il a été peu question des gouvernements, auxniveaux national, régional et local. C'est que leur

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page162

Page 163: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 163 -

pouvoir est de seconde main, seulement dérivé del'initiative du peuple. Il est clair qu'il faut des exé-cutifs dont la mission est d'appliquer ce qui a étédécidé par le peuple lui-même ou par ses représen-tants. Du point de vue démocratique, l'essentiel estque les gouvernements soient élus par le peuple etqu'ils restent sous le contrôle du peuple et desreprésentants. Pour la force qui prend les décisions,le peuple et ses représentants, il ne faut pas souhai-ter la disparition des représentants. On peut cependant espérer l'affaiblissement du pouvoir desreprésentants à l'autorité souvent usurpée et le renforcement des interventions directes et partici-patives des citoyens eux-mêmes.

Appendice 1 au chap. 3

Athènes: une vraie démocratieIl est fréquent d'affirmer que, comparée à la démo-cratie moderne, la démocratie athénienne n'étaitpas démocratique, notamment parce que les nom-breux esclaves étaient privés de droits politiques.Cette affirmation manque de fondement, dumoment qu'il s'agit d'examiner non pas le nombred'habitants qui disposaient de droits politiques,mais le contenu des droits politiques de ceux quiétaient des citoyens. Même si tous les habitantsn'étaient pas citoyens, l'implication des citoyensathéniens à l'époque classique était en effet plusgrande que ne l'est notre implication dans lesdémocraties modernes et c'est cela qui compte. Onpeut noter à ce propos, qu'en Suisse les habitants

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page163

Page 164: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 164 -

étrangers sont également privés de droits politiques,et quand on veut évaluer la qualité de la démocra-tie helvétique, on se réfère aux droits d'initiative etde référendum des citoyens, et on n'en diminue pasla portée sous prétexte que les étrangers en sontécartés. Il faut aussi rappeler que, malgré l'exclu-sion des esclaves, des étrangers et des femmes,30’000 à 50’000 citoyens athéniens avaient partaux droits politiques sur une population de 250’000à 300’000 personnes, ce qui n'est pas insignifiant.Ce qui caractérise surtout la démocratie athénienneet la rend d'une certaine façon supérieure aux ver-sions modernes de la démocratie, c'est la participa-tion d'un très grand nombre de citoyens à la viepolitique. La démocratie athénienne n'était pasreprésentative et, à rebours de ce qui se passe dansles démocraties modernes, elle limitait au maxi-mum la concentration du pouvoir dans les mainsd'une élite de spécialistes de la politique.A la base du système athénien, on trouve l'Ecclésia,l'Assemblée du peuple, réunissant tous les citoyens(de fait ordinairement 6’000 à 8’000 citoyens yassistent), dont les pouvoirs sont importants. Unorgane essentiel est la Boulè ou Conseil des CinqCents, qui vote certaines lois, applique les décisions,sert parfois de tribunal et contrôle toute l'adminis-tration. Or la manière d'en désigner les membres estle tirage au sort entre des volontaires, le tirage ausort servant aussi à en attribuer les postes à respon-sabilité, dont la présidence. Le tirage au sort estaussi utilisé pour pourvoir environ 600 magistraturessur 700 (responsables des tribunaux, fonctionnairesde police, inspecteurs des marchés, etc.). Le même

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page164

Page 165: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 165 -

moyen sert à constituer les tribunaux, composés dejurys populaires de plusieurs centaines de membres.Seul un certain nombre de magistratures exigeantdes compétences particulières, comme les stratègesdirigeant l'armée, sont attribuées par élection. Ilfaut aussi souligner le fait que les fonctionsconnaissent une rotation rapide, durant en généralde quelques mois à une année: le président duConseil change tous les jours et l'exécutif du mêmeConseil est renouvelé chaque mois.Ce système amenait une participation considérabledes citoyens. Voici ce qu'écrit Yves Sintomer:«Grâce au tirage au sort et à la rotation des fonc-tions, en l'espace de dix ans, entre un quart et untiers des citoyens âgés de plus de 30 ans deviennentmembres du Conseil pendant un an, et pendant unmois de son exécutif... Près de 70% des citoyens deplus de 30 ans sont bouleutes (= membres duConseil) au moins une fois au cours de leur vie etune proportion encore plus importante est amenéeà jouer le rôle de juré» 1.On se trouve assurément en présence d'un régimedemandant un engagement citoyen plus assidu quele nôtre: dans un pays comme la Suisse, une démo-cratie à l'athénienne confierait à près de 4,5 millionsde citoyens une place dans un législatif ou un exé-cutif local ou cantonal au moins une fois dans leurvie, et plus d'un million et demi auraient accès endix ans à un législatif et à un exécutif important.Un pays où l'on tend à remplacer les assembléesprimaires de citoyens par des Conseils élus, et où lepouvoir est délégué à quelques milliers de députéslocaux et cantonaux, à 250 parlementaires fédé-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page165

Page 166: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 166 -

raux, à quelques milliers de membres d'exécutifs età 7 conseillers fédéraux, tous siégeant souvent 12 ansou plus, alors que l'abstention bat des records etqu'il est de plus en plus malaisé de trouver des gensmotivés pour l'action politique, n'est certainementpas exemplaire du point de vue démocratique. Parcontraste, la démocratie athénienne, malgré les sièclesqui nous séparent d'elle, a beaucoup à nous appren-dre: elle était bien sûr loin d'être parfaite, mais elleexprimait une réelle conscience de la valeur de laparticipation la plus égale possible de tous à la défi-nition de la politique commune.Mais un précieux enseignement que l'Athènesantique nous donne, c'est aussi que ses citoyensn'étaient pas astreints à de constantes activités éco-nomiques et disposaient de temps libre. Bien sûrqu'à l'époque la contrepartie du loisir des hommeslibres était la soumission des esclaves qui effec-tuaient le gros du travail. Mais les temps ont changéet avec l'évolution des techniques, il est aujourd'huipossible de dégager pour tous beaucoup plus detemps libre. C'est la raison qui doit pousser lesdémocrates à lutter contre l'économisme capitalisteen faveur d'une réduction du temps de travail!

Appendice 2 au chap. 3

Expériences de démocratie participativePar la démocratie participative, les citoyens sontappelés à participer à l'élaboration des projets (surlesquels ou des représentants ou eux-mêmes pren-dront par la suite des décisions). Des initiatives nom-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page166

Page 167: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 167 -

breuses allant dans ce sens ont été mises en route cesdernières années (budget participatif de Porto Alegreau Brésil (1989) ou du quarier de Lichtenberg à Berlin(2005), processus participatif pour la rénovation duquartier populaire de Trinitat Nova à Barcelone).Quant à la France, une loi portant sur la démocratiede proximité a été votée en 2002. Elle ne concerneque les communes de plus de 20’000 habitants,mais des communes de moindre importance s'ensont inspirées. Elle prévoit l'établissement deconseils de quartier, qui peuvent être consultés parle maire, peuvent lui faire des propositions et peu-vent être associés «à l'élaboration, à la mise en œuvreet à l'évaluation» des politiques concernant le quar-tier1. Ce texte, laissant beaucoup de liberté auxcommunes, a servi de base à des démarches trèsdiverses, adaptées aux différents contextes locaux.A titre d'exemple, il est possible d'évoquer le cas dela commune d'Aubagne (Bouches-du-Rhône), peu-plée de 45’000 habitants: sous la forme d'ateliers,conduits par un modérateur, des citoyens des quar-tiers se réunissent deux fois par an dans 6 ateliersde veille civique, pour discuter des problèmes ren-contrés dans la vie quotidienne et, en commun,trouver des solutions pour améliorer le «vivreensemble» (incivilités, bruit, stationnement sau-vage). A Montataire (Oise), qui est une commune de12’000 habitants, existent des groupes thématiquesouverts à toute la population qui discutent de pro-jets concernant la voirie ou la sécurité routière. Ona aussi abordé la question de la rénovation d'uncentre commercial. Cette intéressante démarche estainsi résumée dans l'ouvrage précité sur la démo-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page167

Page 168: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 168 -

cratie participative: «A partir d'un projet élaborépar les services techniques, des responsables asso-ciatifs ainsi que des habitants se sont exprimés pourfaire valoir leurs besoins, leurs critiques, leurs pro-positions afin de donner lieu à un nouveau projetélaboré grâce à une quinzaine de rencontres entreagents des services concernés, architectes, habi-tants...» 2. Montataire a aussi mis en place des réu-nions pour la préparation du budget municipal. Apartir de propositions de la mairie, des remanie-ments sont effectués suite à des débats ayant réunide 500 à 600 personnes. Enfin, pour une réflexioncommune rassemblant citoyens et élus, cette muni-cipalité pratique le théâtre-forum, d'origine brési-lienne: il s'agit de monter un spectacle, où lesdifficultés sont mises en scène et des solutionsinventées. On peut encore citer le cas de Bobigny(Seine-Saint-Denis), commune de 45’000 habitants,où, en plus de réunions publiques et de comitésd'initiative citoyens, a été institué un Observatoiredes engagements (ODE), au sein duquel des habi-tants volontaires se réunissent durant 2 ans, enauditionnant élus et cadres, pour déterminer si lesengagements pris ont été tenus.Un des problèmes rencontrés par la démocratie par-ticipative est que, après un certain temps, la fré-quentation des assemblées diminue et quefinalement c'est seulement un petit groupe de per-sonnes, une «élite» qui s'engage (l'ODE de Bobignypar exemple réunissait 130 personnes à l'origine, 30après une dizaine d'années). Il est certain que cesystème n'est pas parfait, mais que dire du systèmereprésentatif? Il est certain que les conseils ne réu-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page168

Page 169: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 169 -

niront pas toujours un grand nombre d'habitants,que parfois il y aura, comme partout, des momentsde désintérêt. Mais il n'y a pas d'autre solution pourassurer une véritable consultation de la populationet les dysfonctionnements éventuels ne doivent pasamener à contester le système, mais à chercher desmoyens de le dynamiser.En Suisse aussi la démocratie participative a connudes avancées. Ainsi à Genève les habitant-e-s sontdepuis des années associé-e-s à la politique concer-nant la vie dans les quartiers: ainsi ont été instituésle Forum de Saint-Jean, «un espace de discussion,de débats, par et pour les habitants du quartierSaint-Jean-Charmilles»3, un groupe de concertationpour aménager un bâtiment rue de Lyon, unconcours d'architecture participatif pour une crècheet un parc public à Saint-Jean4. A Bâle-Ville, en1998-1999, le canton a lancé un processus partici-patif «pour définir les besoins prioritaires descitoyens». Dans un premier temps, 1000 citoyensont pris part aux Ateliers du futur pour réfléchiraux problèmes des quartiers. Puis on a travaillé pargroupes de trente pendant des semaines pour déga-ger 25 sujets concernant les divers quartiers et l'ensemble de la ville. Dans un deuxième temps uneconférence de consensus a permis à des groupesd'une quinzaine de personnes représentant des inté-rêts particuliers de traiter chacun d'un des sujetsprécités. On est ainsi arrivé à un consensus minimal.Puis 400 personnes, sans présence de politiciens,pendant 4 soirées, ont proposé des solutionsconcrètes par rapport aux propositions des ateliers.Pour terminer 25 rapports ont été remis au gouver-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page169

Page 170: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 170 -

nement. Dans un troisième temps, l'administrationa travaillé à préparer l'exécution des projets. Ilparaît qu'au départ les résistances furent vives,venant notamment des députés et de l'administra-tion5. Comme illustration des résistances à l'idée dedémocratie participative, on peut mentionner le casde la commune de Martigny, où vit l'auteur de cespages. La ville venait de connaître une transforma-tion (sans consultation) d'un quartier, qui s'étaitsoldée par un mécontentement quasiment général.Ainsi en 2008, le groupe de gauche du législatifcommunal de la ville déposa un postulat sur ladémocratie participative, demandant à la municipa-lité de réfléchir à la mise en place de conseils dequartiers, en se fondant sur les points indicatifs sui-vants:« - la mise en place par la Commune dans chaquequartier d'une assemblée réunissant de droit tous-tesles habitant-e-s du quartier- la convocation par la Commune pour chaque quar-tier d'une assemblée constitutive qui élira un comitéqui aura ensuite la charge de conduire l'assemblée- les assemblées de quartier auront pour but de par-ticiper à l'élaboration et à la mise en œuvre despolitiques concernant les quartiers- les assemblées seront obligatoirement consultéessur les projets concernant les quartiers et collabore-ront avec les élu-e-s, l'administration communale,les concepteurs, les maîtres d'œuvre et les associa-tions intéressées- les assemblées pourront faire des propositions à laCommune.»

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page170

Page 171: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 171 -

Le vote fut évidemment destructeur dans une villeoù la gauche ne dépasse guère 15 % des suffrages.Le postulat ne fut appuyé que par 8 représentant-e-s de gauche, et on enregistra une abstention dansles rangs de la majorité. Les deux partis du centreet de droite, majorité et minorité confondues, s'opposèrent massivement et leurs arguments sontinstructifs sur la conception de la démocratie cou-ramment partagée. Outre le qualificatif-couperetd'«utopique», le grand argument était la diminutiondu pouvoir du Conseil général (législatif représen-tatif): il est vrai que les attributions que lui laissentle règlement et l'exécutif sont assez maigres, et quesi quelque chose encore s'en va, on peut craindrequ'il ne reste plus rien. Mais il est tout de même dif-ficile à comprendre que des élus affirmant représen-ter la population prétendent le faire alors qu'ilsn'ont presque pas de pouvoir et n'ont jamais l'oc-casion d'assembler leurs électeurs pour leur deman-der leur avis. Les assemblées de quartiers auraientjustement permis aux membres du législatif de ren-contrer leurs électeurs dans les assemblées et deprendre connaissance de leurs soucis, de travailleravec eux et ainsi de les représenter de façon plussatisfaisante. Mais non, cet aspect n'a pas été uninstant pris en compte: on a préféré se réjouir depouvoir pendant quatre ans décider (peu), comme sion avait reçu carte blanche! Décidément l'oligar-chie a de beaux jours devant elle quand on voit lenombre de ceux qui s'attachent à la parcelle depouvoir même minime qu'on leur laisse détenir!

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page171

Page 172: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 172 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page172

Page 173: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 173 -

Chap. 4

Bonheur, violence et non-violence

Rengaine ton épée: tous ceux qui useront de l'épée,périront par l'épée.

Matthieu, 26, 52

Tous tremblent devant le bâton.Tous chérissent la vie.Que l'on s'identifie avec autrui,Ressentant ce qu'il ressent,Et l'on ne tuera pas, l'on n'incitera pas à tuer.

Dhammapada, X, 130

Quel bonheur de vivre en paix! A coup sûr, la paixest le bien le plus précieux que des êtres humainspeuvent posséder, et la Suisse peut s'estimer bien-heureuse d'en avoir durablement profité, que ce soità cause de ses vertus (de modestie et de prudence)ou à cause de ses vices (bancaires)...

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page173

Page 174: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 174 -

Mais après tout, l'examen de ce sujet a-t-il encoresa raison d'être? Tous les êtres raisonnables n'ont-ils pas aujourd'hui tourné la page de la violence,tout dévoués qu'ils sont aux idéaux du commercepacifique, de la liberté et de la démocratie? La vio-lence n'a-t-elle pas quitté le monde développé et nesubsiste-t-elle plus qu'à titre de vestige dans lesrégions qui n'ont pas encore été pacifiées par lescapitaux occidentaux? Entre gens civilisés, il estévident qu'il faut la rejeter, et dans ce cas ne vau-drait-il pas mieux la juger tabou? Il vaut pourtantencore la peine, hélas, de passer un peu de tempssur la violence. Car d'une part, dès que vous parlezde changer vraiment le monde, en vous traitant de«communiste», on vous imagine le couteau entre lesdents, et l'on vous soupçonne de souscrire à voixbasse aux méthodes staliniennes, ou alors on vousregarde comme un suppôt du terrorisme. Et aumême moment qu'on en accuse la gauche, la vio-lence est bien sûr loin d'avoir déserté le monde régipar le capitalisme. Les prêcheurs pacifistes du librecommerce soit sont impuissants face à des vio-lences que leur système tolère ou attise, soit déclen-chent des agressions qui contredisent leurs beauxprincipes, comme on peut le voir en Irak.

Omniprésence de la violenceIl faut bien reconnaître que la violence est omnipré-sente dans l'histoire. Elle manifeste une tendanceprofondément enracinée en nous: une sorte d'éner-gie qui a besoin de se dépenser et qui se manifestecontre ce qui nous fait obstacle. Les êtres humains

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page174

Page 175: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 175 -

d'un côté aiment la paix, mais d'un autre côté ilscultivent la violence et la guerre, en faisant mêmeparfois une vertu et un sujet de gloire. Freud écri-vait: «... l'agressivité constitue une disposition ins-tinctive primitive et autonome de l'être humain» et«la civilisation y trouve son entrave la plus redou-table»1. Il précisait un peu plus loin: «... la pulsionagressive naturelle aux hommes, l'hostilité d'unseul contre tous et de tous contre un seul s'opposentà ce programme de civilisation»2. Eugène Enriquezparle aussi d'une violence toujours prête à se tour-ner contre un ennemi extérieur, mais aussi contreautrui à l'intérieur d'une même société: «Tant qu'ungroupe aura des ennemis à combattre, il pourra ren-forcer sa cohésion... et extérioriser ses pulsionsagressives... S'il advenait qu'un jour ses adversairesdisparaissent, si l'humanité pouvait alors se récon-cilier avec elle-même, la violence... toujours pré-sente devrait chercher un nouveau lieu d'expressionet elle ne pourrait le trouver qu'à l'intérieur dugroupe lui-même»3. On voit qu'avec la violence, ilfaudra de la persévérance pour sortir de l'auberge!La violence privée s'est constamment exprimée àl'occasion des jalousies, des conflits d'intérêts, desrancunes, entre parents, entre anciens amis, entrevoisins, entre concurrents. Mais la violence s'estaussi exprimée avec une intensité particulière à unplus haut niveau dans les guerres. Que de guerresterriblement destructrices, terriblement cruellesentre sociétés, souverains et nations: guerresd'Alexandre le Grand, guerres des Grecs contre lesPerses, des Grecs contre d'autres Grecs, innombra-ble guerres des Romains, guerres des Croisades,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page175

Page 176: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 176 -

Guerre de Cent ans, Guerre de Trente ans, guerres deLouis XIV, guerres napoléoniennes, Guerres mon-diales du XXe siècle. Que de guerres civiles inexpia-bles à l'intérieur des société, comme les guerres dereligion ou la Guerre d'Espagne. Que de violenceslors des guerres de conquête qui chassèrent toujoursplus à l'Ouest, qui tuèrent et humilièrent les Indiensd'Amérique. Que de violences exercées par les diverspouvoirs dans l'administration des peuples: massa-cres des chrétiens au temps de l'Empire romain, per-sécutions des hérétiques par l'Inquisition, tuerie dela Saint-Barthélémy, écrasement de la Révolution de1848 et de la Commune de 1871, barbaries inimagi-nables du nazisme, terreur au Chili de Pinochet etdans l'Argentine des généraux, liquidation des com-munistes indonésiens. Que de violences aussi, toutau long de l'histoire, au cours de la morne gestionquotidienne de l'économie et de la société: esclaveset paysans brisés par des travaux trop pénibles,nombreuses victimes des transports de travailleursnoirs vers l'Amérique au temps de la rapacité colo-niale, long cortège des ouvriers et ouvrières sacrifiésdans les accidents, les maladies, la misère de laconstruction de l'industrie moderne, ces foules d'ha-bitants et d'habitantes des pays pauvres qui souf-frent aujourd'hui de la faim, de la pauvreté et duchômage dus au mal-développement. Et même desévolutions positives ont semble-t-il leur source dansdes épisodes violents: la liberté et le parlementa-risme anglais naissent dans la Guerre civile du XVIIe

siècle qui décapite Charles Ier, le pouvoir du peupleet l'Etat social apparaissent dans le climat de laTerreur robespierriste après que la famille royale a

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page176

Page 177: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 177 -

été assassinée, les émancipations nationales com-mencent par des guerres d'indépendance enAmérique du Nord et en Amérique du Sud, avantque de terribles conflits marquent, du Vietnam àl'Angola, les luttes de libération du XXe siècle. Il estaussi des événements où la logique de violence n'aplus connu de bornes, alors qu'au départ les inten-tions étaient bonnes. La Guerre de Sécession fut par-tiellement menée par idéalisme, mais son résultat,terriblement sanglant, fut par ailleurs loin d'apporteraux anciens esclaves l'égalité et la justice qu'ils enattendaient. Et plus fortement encore, les révolutionscommunistes du XXe siècle, particulièrement enURSS et en Chine, souhaitaient faire le bonheur despeuples et se sont enferrées dans les déportations,les meurtres de masse et une oppression généralisée.Pour le mal, mais même pour le bien, cette frénésiede violence semble partout présente: pourra-t-ons'en délivrer?Il est heureusement des expériences non-violentesqui furent des succès. Lorsque le parlementarismel'emporta vraiment lors de la 2e Révolutiond'Angleterre, le processus fut pacifique. De même,c'est dans la paix retrouvée, après 1871, que laIIIème République d'esprit démocratique s'installaen France. Gandhi conduisit l'Inde vers l'indépen-dance en renonçant à la violence. Martin LutherKing fit sans doute plus pour l'égalité des Afro-Américains que la dure Guerre de Sécession.L'évolution récente de l'Afrique du Sud se caracté-rise par son caractère pacifique. On pourrait direque sans le préalable d'événements violents(comme la 1re Révolution d'Angleterre pour la 2e, ou

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page177

Page 178: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 178 -

la Guerre de Sécession pour la lutte en faveur desdroits civiques), le processus non-violent n'auraitpu se dérouler. Quoi qu'il en soit, c'est bien uneaction non-violente qui finalement a réussi àatteindre les buts recherchés.Il est vrai aussi que, malheureusement, lesdémarches non-violentes se terminent souvent mal.On pense bien sûr à la démocratie chilienne suspen-due par le coup d'Etat de Pinochet. Lorsqu'un pro-cessus de libération se met en route, il est presqueautomatique que la réaction des maîtres soit impi-toyable (la Révolution de 1848 et la Commune deParis de 1871 l'avaient montré). Il semble alorsqu'un total respect du fonctionnement pacifiquedes institutions condamne les chances du change-ment. On est tenté alors de se dire qu'au complotdictatorial de la droite doit se substituer la dictaturedu peuple. Et c'est sans doute ce que pensait Lénineen faisant le bilan de toutes les révolutions man-quées et noyées dans le sang du XIXe et du débutdu XXe siècle. Mais c'est ici qu'on doit admettre quela solution de la violence n'apporte rien, ou mêmequ'elle pourrait être pire que la défaite. En effet,l'usage de la violence, en tout cas à un certainniveau, produit comme une fatalité des violencestoujours plus grandes, et parfois la violence qui audépart combattait la violence contre-révolution-naire se retourne contre les révolutionnaires eux-mêmes et surtout, ce qui est encore plus grave,contre le peuple qu'ils voulaient servir. Alors l'alter-native paraît déprimante: ou bien cultiver la non-vio-lence et condamner le changement, ou biendéfendre par la violence le changement mais en bri-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page178

Page 179: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 179 -

sant le véritable élan qui l'animait. Et l'on se ditqu'il doit y avoir un moyen terme entre le fait de selaisser traîner à l'abattoir et le fait de commencerun processus où l'on finira par conduire presquetout le monde à l'abattoir.On peut justement soutenir ici l'idée que la non-violence s'impose impérativement si l'on adoptecomme objectif le bonheur général comme sommedes bonheurs individuels actuellement existants, etsi l'on inclut la liberté parmi les éléments du bonheur.

La violence contre le bonheurA moins de songer à un hypothétique bonheur collec-tif abstrait appelé «bonheur de la société», on ne peutdéfendre l'idée que la violence contribue au bonheur.Si le bonheur est celui des individus bien vivants, laviolence ne peut leur être agréable ni d'une manièreni d'une autre. La violence physique, les coups et lesblessures, sont une source de malheur infini: non seu-lement pour la douleur physique, mais aussi pour ladouleur morale résultant des atteintes au corps. Lesinsultes, les calomnies, les moqueries sont des vio-lences psychologiques qui lèsent profondément lesêtres. L'emprisonnement est cause de souffrance:acceptable malgré sa dureté quand il sanctionne descrimes et des délits, il est une contrainte inadmissiblepour les innocents. Les restrictions des libertés decroyance, de pensée, d'expression, de mouvement,d'association et de réunion sont aussi des violencesrendant l'existence misérable. La confiscation desbiens personnels, d'une maison, de souvenirs fami-liaux, d'un revenu honnêtement acquis, d'objets jugés

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page179

Page 180: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 180 -

importants, témoigne de la violence d'une sociététyrannique, comme le vol par des cambrioleurs estune violence privée.Il existe aussi d'autres formes de violence, terrible-ment nuisibles au bonheur, comme celles liées aupouvoir dans les relations humaines et à l'exploita-tion dans le travail. En effet, c'est une grande formede violence que la méchanceté, les humiliations,l'intimidation, les pressions psychologiques de cer-tains à l'égard d'autres, notamment à l'égard deproches. Ce sont aussi de redoutables violences quel'imposition de tâches trop pénibles, de cadencestrop rapides, d'horaires trop lourds, d'exigencesengendrant le stress, de bas salaires, comme le sontl'espionnage des chefs, l'obligation faite d'accepterdes travaux inadaptés, le mobbing; du même ordresont les souffrances nées de licenciements après desannées de fidélité, ou le choix entre déménagermême à de longues distances ou perdre son emploi.Toutes ces violences font bien sûr souffrir d'abordcelui qui en est la victime, mais elles s'étendentaussi à nombre d'autres personnes, les membres dela famille, les amis, les collègues, les voisins. Carceux qui aiment un être qui souffre souffrent ausside ce qui lui arrive, du fait du sentiment de sympa-thie qu'ils ressentent à son égard. Mais ils souffrentaussi eux-mêmes, quand la violence a provoqué lamort de personnes aimées, et aussi à cause de toutesles conséquences de la souffrance d'autrui: la tris-tesse qui rejaillit sur les proches, les misères nées dudésespoir, tels l'alcoolisme, la dépression, l'agressi-vité, parfois la violence conjugale et familiale. Il nefaut pas croire non plus que la société soit à l'abri

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page180

Page 181: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 181 -

des effets des violences qu'elle commet ou tolère.Les violences éprouvées par les individus lesconduisent assez fréquemment à la maladie, quiaffaiblit la société et lui coûte cher, ainsi qu'à l'ex-clusion, se traduisant parfois par des comporte-ments asociaux et/ou par la délinquance, quiappelle le renforcement de la police et de la justice.Des êtres livrés à la violence, ce sont aussi des êtresdésécurisés, fragilisés, découragés, poussés à adop-ter des stratégies de ruse contre les autres et contrela société, pour protéger leurs intérêts élémentaires:apparaissent alors, avec une totale absence deconscience morale, la méfiance, la dissimulation, laservilité, la délation. Des êtres soumis à la violence,ce sont aussi des êtres qui prennent l'habitude de laviolence, qui peuvent penser que tout se règle vio-lemment, qui peuvent imaginer que la seule façonde ne pas souffrir de la violence c'est de l'exercer enpremier, et alors, au lieu de la civilisation, ce quirègne c'est une implacable dureté et une barbarebrutalité.Décidément, la violence n'ouvre pas le chemin dubonheur!S'il faut rejeter la violence pour aller vers le bon-heur, c'est aussi parce qu'il est requis de s'occuperdu bonheur réel des êtres réels tels qu'ils viventmaintenant. Il ne s'agit pas d'envisager le bonheurfutur imaginé de ces êtres et d'autres êtres qui nesont pas encore nés. Si l'on pense aux êtres telsqu'ils seront dans l'avenir, qu'on juge la situationactuelle globalement méprisable et qu'on imaginela situation future comme étant parfaite, on envient facilement à relativiser la destruction du

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page181

Page 182: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 182 -

bonheur présent. Cette tendance a été centrale dansles mouvements révolutionnaires du XXe siècle. Ona allègrement, en haut lieu, décidé de sacrifier uneou deux générations pour un avenir radieux, sinonpour elles, en tout cas pour celles qui suivraient.Outre que cette optique a pu justifier la passion oula folie du pouvoir de certains, elle est en soi radi-calement fausse. On n'a absolument aucun droit delimiter le bonheur présent de celui qui ne l'obtientpas aux dépens des autres, au profit d'un avenirhypothétique. La morale s'adresse à l'être qui existe,et non à un être rêvé, comme le chapitre 2 l'a mon-tré. Il faudra revenir plus loin (chap. 8) sur le granddommage que la notion mythologique du bonheurparfait et définitif a causé et sur les crimes qu'elle asinistrement permis de justifier. Mais il faut bien sûr se préparer à répondre auxpuissants et aux riches, qui vont crier qu'il est vio-lent de leur faire payer des impôts ou de réglemen-ter leurs activités économiques ou politiques. Il estclair que celui qui est empêché d'exercer la violencesur les autres n'est pas victime de la violence. Etrevictime de la violence, c'est être frappé et blessé,c'est être injurié et ridiculisé, c'est être privé deliberté, c'est être agressé et harcelé, c'est se voirravir des biens légitimement acquis, c'est être per-sécuté dans son travail: or il n'est pas question desoumettre les riches à ces traitements. Il faut sim-plement constater qu'ils ont le pouvoir de fairesubir ces inconvénients aux autres, et que certainsne s'en privent pas, puisque le système capitalistenon seulement ferme les yeux sur leurs agisse-ments, mais qu'il les encourage même. On voit les

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page182

Page 183: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 183 -

riches verser de bas salaires, imposer le travail surappel, décider des fermetures d'entreprises ou desdélocalisations, faire voter des lois diminuant laprotection des salariés. Ce qu'on devra faire sanspour autant exercer de violence à leur égard, c'estdiminuer leurs avantages et leurs pouvoirs. Et celasignifie exiger d'eux des impôts justes pour effec-tuer un transfert d'argent, de telle sorte qu'ils aientmoins pour que d'autres aient plus; à moins qu'ilspréfèrent un système dans lequel ils gagneraientmoins, laissant les autres gagner plus, ce qui per-mettrait de réduire le montant des impôts. Celasignifie aussi voter des lois limitant leur totale (etexcessive) liberté d'action, en fixant des salairesminimaux, des normes sur les conditions de travail,des règles sur les fermetures et restructurationsd'entreprises, des mécanismes de participation pourles travailleurs. Il n'y a pas plus de violence dans cetype de lois qu'il n'y en a dans les lois sur la circu-lation routière: il s'agit simplement d'édicter uncode de conduite pour que l'excès de liberté des unsn'entame pas gravement la liberté des autres. Lespuissants et les riches n'encourraient la violence del'amende ou de l'emprisonnement que s'ils envenaient à violer la loi, par la fraude ou l'esclava-gisme, pour accumuler toujours plus d'argent.On pourrait, de façon marxiste, juger trop opti-mistes les considérations précédentes, et rappelerque la plupart du temps les riches usent volontiersde violence, mais qu'ils ne se laissent pas dépouil-ler sans violence de leurs prérogatives. Outre lesévénements du Chili précédemment cités, unebonne illustration de ce fait peut être notre histoire

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page183

Page 184: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 184 -

récente. La social-démocratie, sans aucune violencesinon le recours à la loi, avait réussi entre lesannées 30 et les années 80, à limiter les abus desriches. Dès que ces derniers ont pu reprendre l'ini-tiative, ils ont entrepris de démanteler tout l'édificesocial-démocrate.N'aurait-il pas été souhaitable, durant ces années,d'exercer un minimum de violence pour empêcherla régression vers le libéralisme sauvage? Toutcompte fait, l'idée n'aurait pas été bonne: on a vuque la violence est toujours nuisible au bonheur,d'autant plus qu'il paraît malaisé d'en limiter strictement la portée. On voit mal en quoi il auraitété positif d'interdire la publication des ouvragesnéolibéraux et d'empêcher les activités des partiss'en réclamant, de voter des lois pénales impitoyablescontre les spéculateurs et les fraudeurs, d'envoyerpour l'exemple en prison pour de longues annéesles contrevenants: les principaux résultats enauraient été une atmosphère de plomb, un sourdmécontentement de nombreux citoyens qu'il auraitfallu combattre par toujours plus de violence, etpour finir, sans satisfaction pour personne, la dicta-ture se serait imposée. En revanche, les sociaux-démocrates, s'ils avaient entièrement raison d'êtreintransigeants sur les libertés (de croyance, d'ex-pression, d'association, etc.), auraient dû être plusstricts sur les restrictions des excès liés au pouvoirde l'argent: en agissant comme ils ont agi, ils ontfait comme s'ils acceptaient d'identifier la limitationdu capitalisme à de la violence. Or, comme nousl'avons vu auparavant, la politique de limitation ducapitalisme n'est en rien une violence à l'égard des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page184

Page 185: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 185 -

riches, elle n'est que l'instrument pour empêcher cesderniers d'exercer leur violence contre les moinsriches. Ainsi, les sociaux-démocrates auraient dûdavantage légiférer contre l'économie boursière,davantage nationaliser, davantage développer lesystème coopératif et davantage mettre en place laparticipation des salariés dans les entreprises pri-vées. En laissant de trop grands secteurs aux seulesmains du capital, ils lui ont permis, à la premièreoccasion, de reprendre le contrôle de toute lasociété. On objectera que, dès les années 1980, c'estla démocratie qui a ramené les libéraux au pouvoir,et que, pouvoir économique aux mains du travailou non, des majorités libérales auraient pu de lamême façon tout remettre en question, et dans cesconditions, selon les désirs de la population qu'onne peut que respecter. Mais on peut penser d'uneautre manière qu'une économie socialisée auraitfreiné le renouveau libéral, qui se serait alors mani-festé avec moins d'arrogance et d'agressivité. Onpeut penser qu'il aurait dû renoncer à une (bonne)partie de son agenda.La collaboration de la social-démocratie avec lecapital l'a au contraire condamnée à assisterimpuissante à la reprise du pouvoir par les libéraux,et, peu à peu, à rallier les grandes lignes de leuridéologie, notamment pour obtenir le soutien desclasses moyennes, qui ont peu à peu fourni l'infan-terie du nouveau capitalisme. Dans un pays où plusde la moitié des banques et des entreprises auraientété publiques et coopératives, il aurait à coup sûrété très difficile de tout libéraliser rapidement. Onvoit qu'il a fallu beaucoup de temps à la plupart des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page185

Page 186: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 186 -

gouvernements libéraux pour réussir à libéralisersérieusement les services publics étatisés (télécommu-nications, poste, transports publics); si aujourd'hui ony parvient de plus en plus, d'autres secteurs publics,comme l'éducation et la santé, restent encore desbastions d'activité collective. Quant au secteur leplus solide mis en place par les sociaux-démocrates,les assurances sociales, on voit qu'il est celui queles libéraux ont le plus de difficulté à ébranler:malgré toutes les attaques contre les retraites,contre l'assurance-maladie et contre l'assurance-chômage, les changements se font lentement etcontinuent de susciter régulièrement dans les diverspays d'amples mouvements de résistance. Si doncles secteurs auxquels la social-démocratie avaitvoué tous ses soins tiennent beaucoup mieux face àl'offensive libérale, on peut penser que si, quandelle était aux commandes, elle s'était consacréedavantage à l'économie productive, les idéologueslibéraux n'auraient guère trouvé d'auditoire, car laclasse capitaliste, minorisée, n'aurait plus disposéde la même force. Du point de vue électoral égale-ment, dès les années 1980, il aurait été malaisé pourles libéraux de l'emporter, car des travailleurs ettravailleuses majoritaires du secteur public et dusecteur coopératif n'auraient jamais donné leurvoix à des partis défendant le «tout privé». Il estvrai qu'avec des «si», «on met Paris dans une bou-teille», et que, pour réaliser cela, il aurait fallu quela social-démocratie ne se mue pas, en Europe, enl'un des rouages de la machine de domination américaine en lutte contre l'URSS.On peut tout à fait approuver le souci des sociaux-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page186

Page 187: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 187 -

démocrates de ne pas convertir l'Europe occidentaleau système policier et inefficacement planificateurde l'Est, surtout au temps de la tyrannie stalinienne.Mais d'ici à tirer un trait sur la majeure partie duprogramme économique socialiste du début du XXe

siècle, il y avait un fossé qu'ils auraient pu s'abstenirde franchir! S'ils étaient restés fidèles au socialisme,auraient-ils été renversés par la CIA et par desarmées à la solde des possédants? On ne peut pasl'exclure, mais ils avaient une marge de manœuvrequ'ils ont bien mal utilisée (notons la notableexception, survenue hélas trop tard, du Programmecommun dans la France des années 70 et du débutdes années 80).Il ne fallait donc pas user de la violence contre lescapitalistes, mais il fallait mettre peu à peu en placeun système d'économie nationalisée, coopérative etprivée-participative, qui aurait évité que la violencecapitaliste, comme elle le fait depuis vingt ans, aitpu si vite et si facilement renaître.Mais si la violence va contre le bonheur, quelsmoyens faut-il mettre en œuvre pour faire évoluerles choses? C'est cette question qui va maintenantêtre abordée.

La lutte non-violenteIl n'y a pas que la violence pour faire avancer leschoses. Les arrestations, les procès, les condamna-tions à la prison, à la déportation, à l'exil, voire àla mort ont quelquefois passé pour annoncer la findu monde ancien et l'aube d'un monde nouveau. Enfait ils ont dessiné l'avenir avec les pires couleurs

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page187

Page 188: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 188 -

du passé.Ne pas user de violence ne revient pas à se résignerau présent. Les outils non-violents sont des outils delutte, d'une lutte tout aussi résolue et qui vise toutautant l'efficacité que les moyens violents. Ils écartentseulement l'intoxication qui résulte de la violence, lessouffrances multiples qu'elle cause et toutes lesconséquences négatives qu'elle entraîne. La gammedes moyens non-violents est très étendue. On citera:- la prise de parole en n'importe quel lieu, notam-ment dans les discussions avec les proches, les voi-sins, les collègues, les compagnons de rencontre,pour signaler les défauts du monde actuel et proposerou rechercher des pistes de changements- la lecture de livres critiques et de livres de propo-sitions pour un monde différent (il en existe ungrand nombre)- l'envoi d'articles ou de courriers de lecteurs dansdes journaux, si possible lus largement, pour diffuserdes idées critiques et des propositions- l'assistance à des réunions, journées de formation,journées de débats pendant lesquelles des perspec-tives d'avenir sont présentées et discutées- l'utilisation du droit de vote et d'élection pour quel'emportent les projets et les personnes les plusaptes à aider à l'amélioration des choses- l'acceptation de figurer sur des listes et d'êtreéventuellement élu dans les diverses instances dupouvoir politique si à cette occasion des projets utilesont plus de chances d'être menés à bien- l'adhésion à des partis ou mouvements politiqueset la participation active à leur vie interne- la présence à des stands destinés à promouvoir

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page188

Page 189: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 189 -

certaines causes- la collaboration aux lancements d'initiatives et deréférendums par la récolte des signatures, puis lesoutien à ces initiatives et référendums lors descampagnes de votations- la participation à des manifestations, défilés, marches pour faire prendre conscience de certainsproblèmes, contrer certaines politiques et en soutenird'autres- l'action dans diverses associations pratiquant lamusique, le théâtre, le sport, venant en aide auxpersonnes en difficulté, se consacrant à la protec-tion de l'environnement, au soutien aux pays duSud, à la défense du patrimoine culturel, pour pro-mouvoir les valeurs humaines contre l'obsession del'argent - l'adhésion active à des syndicats ou associationsprofessionnelles- la participation à des débrayages et à des grèvespour favoriser le succès des revendications- la participation à des occupations d'usines ou debâtiments publics pour montrer que les biens dumonde ne sont pas laissés aux puissants pour abu-ser de leurs pouvoirs- l'engagement dans diverses actions de désobéis-sance civile- le choix et le témoignage d'un «vivre autrement»:moins consommer, se déplacer moins, renoncer sipossible à l'automobile et à l'avion, réduire le tempsde travail, se séparer le plus possible des gadgetstechnologiques (téléphones portables, jeux électro-niques, ...)- la fidélité à une certaine ligne de conduite dans la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page189

Page 190: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 190 -

consommation: recours aux entreprises publiquespour les services publics, préférence aux articleslocaux ou régionaux produits en respectant les cri-tères sociaux et environnementaux, préférence àcertains magasins travaillant avec les producteurslocaux et soucieux de commerce équitable, boycottde certains produits en fonction du non-respect deces critères sociaux et environnementaux- la participation à des expériences d'économiealternative, fondation de coopératives de produc-tion ou achat dans des réseaux d'économie contrac-tuelle- pour les héros, dans des cas exceptionnels, lagrève de la faim.A condition qu'elles soient connues et suivies parun assez grand nombre de personnes, ces actionspeuvent être très efficaces: mais il est vrai que pourqu'elles soient efficaces, il faut qu'elles aient un réelimpact sur le fonctionnement de la société, unegrève, par exemple, doit survenir au moment oùelle est la plus gênante, pour que les employeurssoient contraints de céder. Il y aura sans doute encore longtemps des momentsoù la violence éclatera. Car les hommes ne sedébarrasseront pas de sitôt de la violence qui leshabite. Dans la rage et la frustration, surtout enfoule, la violence spontanée naîtra parfois, irrésisti-ble, pouvant tout emporter sur son passage: dans cecas ce sera comme la rupture d'une digue quandtrop d'abus auront trop longtemps été commis etque l'insupportable provoquera mécaniquementune réaction extrême. Ce qui arrivera dans ces ins-tants sera parfois terrible et sera triste, mais la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page190

Page 191: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 191 -

cause n'en sera-t-elle pas la violence de ceux quis'obstinent à abuser au lieu de s'amender quand ilen est encore temps? Et puis il faut aussi mentionnerla violence de la légitime défense: s'il est déjà admisque tout homme peut se défendre violemmentquand on s'en prend à sa vie, n'est-il pas du devoird'un honnête homme d'intervenir avec la mêmeviolence quand le malfaiteur ou le tyran va tuer sesparents, des faibles ou des innocents? Ainsi Gandhilui-même écrit: «Ainsi mon fils aîné m'a demandéce qu'il aurait dû faire s'il avait été témoin de l'at-tentat qui faillit me coûter la vie en 1908: fallait-ils'enfuir et me laisser assassiner ou recourir à laforce physique pour me venir en aide? Je lui répon-dis qu'il eût été de son devoir de me défendre, aubesoin par la violence» 4. Face aux nazis qui atta-quaient les Juifs, la seule solution n'aurait-elle pasété de prendre leur défense en utilisant ses poingset des bâtons? N'aurait-il pas mérité de l'humanitécelui qui en 1932, s'il avait connu la suite des évé-nements, aurait mis fin à l'existence de Hitler et deses comparses, ou celui qui, en 1925, aurait abrégécelle de Staline? Même si de telles décisions sonttrès difficiles à prendre parce qu'on ignore l'avenir,et même si penser que tuer peut être parfois utile aumonde risque de générer des abus, il faut bienreconnaître que, dans certains cas, une violencepréventive aurait épargné bien des souffrances àdes millions d'hommes. Et puis il y a encore la vio-lence de la sainte colère: même hors de la légitimedéfense, n'est-il pas des occasions où le caractèreodieux de la conduite de certains justifiera qu'onréagisse vigoureusement, comme on le voit dans

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page191

Page 192: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 192 -

l'Evangile quand le Christ renverse sans ménagementles tables des marchands qui viennent corrompre lapratique spirituelle avec leur amour de l'argent?5

La non-violence n'est pas une attitude noble d'idéa-listes aux mains pures, comme ces vœux pies queles prédicateurs ont émis pendant des siècles dansleurs églises, sans que le monde s'améliore vrai-ment. Rien ne peut la remplacer: c'est d'ailleurs ellequi a donné le meilleur de l'histoire socialiste. C'estpar un long processus de grèves, d'union dans dessyndicats, de créations d'associations, de mutuelleset de coopératives, de constitutions de partis poli-tiques prenant part aux élections, de manifesta-tions, de fêtes que la classe ouvrière s'est renforcéeet a pu se faire de plus en plus entendre. Elle a peuà peu accru son influence dans l'ensemble de lasociété, y faisant adopter des lois, mais imprégnantaussi de nombreux secteurs de sa culture d'égalité,de justice et de solidarité. C'est dans le même espritqu'aujourd'hui nous pouvons multiplier les initia-tives pour contrer l'esprit de compétition et d'enri-chissement: toute action désintéressée, même laplus modeste, est une pierre apportée à l'édifice. Nepas faire payer un service, faire travailler un voisinmême si cela coûte plus cher, prendre le train plu-tôt que l'automobile, rester fidèle à la Poste, voilàune courte liste de petits actes bénéfiques. Et par lasuite on peut essayer de reprendre en main son destin en adhérant à une association pour des soinsdentaires bon marché, ou en fondant une caisse-maladie vraiment sociale ou une entreprise coopé-rative.Bien sûr la société changera lentement. Mais l'addition

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page192

Page 193: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 193 -

des petites expériences (et parfois de grandes)entraînera un réel accroissement du bonheur dumonde. Et même quand on semble échouer,lorsqu'une longue grève n'a pas apporté les solu-tions attendues, on n'oublie ni la richesse de ce quia été vécu en commun pour défendre la dignité etprendre soi-même les décisions, ni la force qu'on agagnée par la solidarité de toute une région voire detout un pays. Aujourd'hui, les forces de change-ment, totalement écartées du pouvoir, seraientd'ailleurs incapables de méthodes plus vigoureuses.Mais il faut répéter que même si des méthodes vio-lentes étaient possibles, elles seraient totalementdéplacées. D'abord la violence cause des souf-frances et aucune démarche d'amélioration dumonde ne peut reposer sur la production de souf-france. Ensuite, le combat qu'il faut mener est uncombat culturel: c'est un combat pour une sociétécivilisée, humaine et ouverte aux valeurs non maté-rielles, contre une société barbare, inhumaine etvouée au matérialisme. Une culture ne peut chan-ger vraiment par la violence. La violence peutimposer un vernis, mais elle ne modifie pas leschoses en profondeur. Les révolutions communistesse sont faites au nom de la construction d'unesociété juste et solidaire, délivrée de l'égoïsme et dela rapacité. Elles ont jugé bon d'employer la vio-lence pour réaliser leurs objectifs: les moyens utili-sés ont tué une bonne part de l'objectif, l'anciennetyrannie des aristocrates et des bourgeois a été rem-placée par la nouvelle tyrannie des bureaucrates.Certaines choses avaient changé, mais sous l'effetde la peur des camps ou de la mort, à travers le total

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page193

Page 194: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 194 -

asservissement des individus à un Etat à figured'ogre. La plupart du temps, les ressortissants despays communistes n'eurent pas assez de libertépour évoluer en profondeur vers l'altruisme, le rejetde l'argent et le goût de la civilisation. D'ailleursbien peu de citoyens de l'Est se sont levés pourdéfendre leur système, et nombreux ont par contreété ceux qui se sont empressés de devenir des capi-talistes et des consommateurs débridés: la culturesocialiste les avait bien peu transformés! Comme lecombat à mener est culturel et qu'il faut disqualifiervraiment et non en surface les idées capitalistes,seul un combat non-violent peut réussir. Car seulun combat non-violent puise dans les attitudespositives et spirituelles de l'être humain. Et seul lecombat non-violent peut mettre peu à peu en placedes structures nouvelles moins soumises auxlogiques de domination. Platon écrivait déjà: «Quand il n'est pas possible d'assurerl'avènement du meilleur (régime politique) sansbannir et sans égorger des hommes, il vaut mieuxrester tranquille et prier pour son bien personnel etpour celui de la cité» 6. Bien sûr, quand l'égoïsme etla violence des riches sont tels que les efforts démo-cratiques du peuple sont noyés, comme si souvent,dans le sang, il ne faut pas s'étonner que des partispopulaires en viennent eux aussi à user de violence,opposant ainsi la violence à la violence. Mais si desrésultats au premier regard positifs peuvent êtreenregistrés, on s'aperçoit vite que le nouveau sys-tème est comme prisonnier des méthodes violentes,empoisonné par une maladie de naissance et quebientôt la violence va se généraliser, frappant le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page194

Page 195: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 195 -

peuple comme avaient été frappés les exploiteurs.Gandhi s'exprimait ainsi: «Je suis contre la violenceparce que les biens apparents, dont on croit lui êtreredevable, ne sont que temporaires, alors que le malqu'elle occasionne laisse toujours des traces» 7. Etmettant en relation non-violence et socialisme, motqui d'après lui «ne manque pas de beauté, car... ilévoque l'idée d'une société dont tous les membressont égaux sans qu'aucun ne soit grand ni petit», ildisait aussi: «Le socialisme, tel que je le conçois, ala pureté du cristal. Il exige par conséquent desmoyens tout aussi purs pour arriver à ses fins. Desmoyens impurs ne peuvent conduire qu'à une finimpure. Ce n'est pas par l'échafaud qu'on peut éta-blir une véritable égalité entre le paysan et le prince,ou entre le patron et son employé. Le mensonge nesaurait conduire à la vérité. Seule une conduitevéridique peut aboutir à la vérité... En conséquence,seuls des socialistes, purs de cœur, non-violents etvéridiques sauront bâtir une société authentique-ment socialiste en Inde et dans le monde»8.

Mais un monde non-violent n'est-ce pas un mondepurgé le plus possible des tendances destructricesde l'être humain, et ce monde marqué par l'harmo-nie, n'est-ce pas le monde rêvé qui a été dépeintsous ses plus belles couleurs dans les utopies écritesdu début du XVIe siècle à nos jours? Il paraîtraitqu'il faut se méfier des utopies, qu'elles manifestentune dangereuse pente à vouloir imposer un idéalimpossible et qu'elles sont annonciatrices des entre-prises totalitaires. Il ne faut pas se cacher qu'ellesont parfois pu favoriser des rêveries politiques

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page195

Page 196: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 196 -

déraisonnables. Il semble pourtant qu'il soit possible,quitte à adopter un point de vue différent de celuide leurs auteurs, d'en faire le meilleur des usages.Le chapitre suivant sera dédié à une célébration del'extraordinaire utopie du premier des rédacteurs dece type d'ouvrage, Thomas More: on montrera àpartir de ce livre tout le bénéfice non totalitairequ'on peut en extraire pour marcher vers un mondedans lequel tous pourraient songer à un plus grandbonheur.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page196

Page 197: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 197 -

Chap. 5

Eloge de l’Utopie de Thomas More

Un jour pourtant un jour viendracouleur d'orangeUn jour de palme un jour de feuillages au frontUn jour d'épaule nue où les genss'aimerontUn jour comme un oiseau sur laplus haute branche

Louis Aragon

Quand on aspire à une société donnant plus dechance au bonheur, il est incontestable que la lec-ture de l'Utopie de Thomas More est une expériencedécisive. Il est fort possible que dès lors ce livrereste toujours à portée de main, comme un guidepermanent pour conserver et développer l'aspirationau changement, et aussi comme un catalogue depropositions qui n'ont pas fini d'être inspiratrices.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page197

Page 198: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 198 -

L'ouvrage, en latin, parut en 1516. Il devait connaî-tre un succès extraordinaire et irrigua toute la pen-sée progressiste moderne. Trois nouvelles éditionssortirent entre 1517 et 1518. Une tradition anglaisefut publiée en 1551, puis une autre en 1684, quisera rééditée une quarantaine de fois jusqu'au débutdu XXe siècle, où plusieurs nouvelles traductionsont vu le jour en Angleterre et aux Etats-Unis. Lapremière traduction française date de 1550, il enparaîtra une autre en 1643, puis deux au XVIIIe siè-cle. En 1842 fut publiée la célèbre traduction dujuriste bordelais Stouvenel, alors qu'au XXe siècletrois nouvelles ont suivi (P. Grunebaum-Ballin en1935, Marie Delcourt en 1966 et André Prévost en1978). Dès le XVIe siècle, paraissent des traductionsen hollandais, en allemand et en italien, plus tarden russe. Toutes ces éditions montrent le succès quele livre de Thomas More rencontra.Historiquement, il eut deux impacts différents. Ilinfluença des politiques concrètes. Au XVIe siècle,Don Vasco de Quiroga, premier évêque duMichoacan, au Mexique, créa des communautés, leshôpitaux-villages de Santa Fé, pour protéger lesIndiens. Elles connurent leur apogée entre 1531 et1535. D'autre part, l'Utopie marque le début d'unelongue liste d'œuvres littéraires du monde entier,plus ou moins inspirées d'elle. On peut citer entrebeaucoup d'autres L'Anatomie de la mélancolie deRobert Burton (1621), La Cité du Soleil de TommasoCampanella (1623)1, La Nouvelle Atlantide deFrancis Bacon (1627)2, L'Autre Monde de Cyrano deBergerac (1641)3, La Basiliade ou le Naufrage desîles flottantes (1753) et le Code de la Nature (1755)

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page198

Page 199: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 199 -

de Morelly, Le Voyage en Icarie d'Etienne Cabet(1840)4, Looking Backward (Cent Ans après)d'Edward Bellamy (1888), Les Nouvelles de Nulle-part de William Morris (1890)5, et, assez récem-ment, Voyage au Pays de l'Utopie Rustique d'HenriMendras (1979)6. Il existe deux très bonnes syn-thèses en français sur la littérature utopique: ils'agit de L'histoire de l'utopie, de Jean Servier7, etde L'utopie ou la mémoire du futur, De ThomasMore à Lénine, le rêve éternel d'une autre société deYolène Dilas-Rocherieux8.L'Utopie de Thomas More a été reçue de diversesmanières. Les premiers socialistes lui firent sansréserve une place de choix, alors que les marxistesla critiquèrent pour son manque d'esprit scienti-fique, et que les chrétiens voyaient en elle unefidèle présentation de l'idéal politique évangélique.Voici ce qu'écrivait William Morris dans un avant-propos à la traduction de l'Utopie par RalphRobinson (1893): «Finalement, nous autres socia-listes, ne pouvons oublier que ces qualités et cesmérites concourent à l'expression vigoureuse del'aspiration à une société fondée sur l'égalité, unesociété dans laquelle l'individu ne peut guère conce-voir sa propre existence indépendamment de la commu-nauté dont il fait partie. C'est cela qui est l'essencede son livre et qui est également l'essence de la lutteoù nous sommes engagés»9. Il existe aussi une inter-prétation très négative de l'Utopie, censée, commetoutes les œuvres d'une même inspiration, révélerune tendance pathologique à tout vouloir établirdans le détail annonçant le totalitarisme. Ainsi

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page199

Page 200: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 200 -

Gilles Lapouge commente: «More frôle des domainessulfureux et il ne le sait pas. Des puissances diabo-liques remuent derrière le voile qu'il écarte sans ysonger. Et ce qui était, au XVIe siècle, cocasserie ouprévision économique pourrait se charger, dansl'avenir, de venins plus corrosifs»10. Yolène Dilas-Rocherieux ne partage pas ce point de vue: «Enbref, si Utopia a bien sa place dans la généalogie del'idée communiste, elle ne peut être confondue avecle schéma d'un Etat totalitaire»11.Pour se confronter à ces différentes approches, onva d'abord dire quelques mots de la personnalité deThomas More, puis faire une brève analyse de lastructure de l'œuvre, avant d'en présenter unrésumé. A partir de ces éléments descriptifs, il serapossible de dégager une interprétation mettant enavant, dans l'Utopie, à la fois la dimension favorableau changement social, et l'absence de visées totali-taires. L'étude du texte utilisera la traduction deVictor Stouvenel, revue et corrigée, introduite etannotée par Marcelle Bottigelli-Tisserand, dansl'édition indiquée plus haut (abréviation CP). Lamême traduction est disponible à un prix avanta-geux dans la collection Librio12. A chaque citation,il sera en deuxième lieu renvoyé à la / aux page(s)correspondante(s) de la collection Librio (abrévia-tion L), puis à la/aux page(s) de la traduction deMarie Delcourt telle qu'on la trouve dans la collec-tion GF13 (abréviation GF).

Thomas More, chancelier d'Angleterre, homme de bien

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page200

Page 201: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 201 -

La personnalité de l'auteur de l'Utopie n'est pasindifférente. Thomas More naquit en 1478 àLondres dans une famille de magistrats. Dans lesannées 1490, il fréquenta l'Université d'Oxford où ilse prit de passion pour le grec, puis il fit des étudesde droit, branche qu'il enseigna jusqu'en 1504. Ilentra alors au Parlement anglais et prit sa tâche trèsà cœur. Il fut l'ami d'Erasme, le grand humaniste, etpartageant l'esprit des grands intellectuels de laRenaissance, il traduisit des textes grecs. Très pieux,il fréquenta la Chartreuse de Londres, de 1501 à1505, où il étudia la Bible et la théologie. Il pro-nonça des conférences sur la Cité de Dieu de saintAugustin. Il se maria, car, selon Erasme, «il préféraêtre un mari chaste plutôt qu'un moine impudique»14.Il exerçait la profession d'avocat, mais poussait lesplaideurs à s'arranger et refusait les causes qui luisemblaient injustes. En 1510, il fut élu juge de lacité de Londres et il payait les frais de justice desplaideurs pauvres. Il devint membre du conseilprivé du nouveau roi Henri VIII. Il effectua des mis-sions à l'étranger, notamment à Bruges en 1515, etacquit une grande réputation de diplomate. C'estl'époque où il rédigea l'Utopie. Il devint trésorier dela Couronne, puis en 1523 speaker du Parlement. Ilécrivit contre la Réforme protestante. Il s'entrete-nait souvent avec le roi qui l'appréciait beaucoup,mais ne tenait pas aux honneurs, puisque selonErasme, «personne n'a jamais déployé autant d'ef-forts pour entrer à la cour que More en a fait pours'en tenir éloigné»15. En 1529 il fut nommé grandchancelier, la plus haute charge du royaume. Maisbientôt Henri VIII lui demanda de se prononcer sur

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page201

Page 202: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 202 -

son divorce d'avec Catherine d'Aragon: ThomasMore, intègre, refusa de le soutenir. Il dut consacrerbeaucoup d'énergie à cette résistance au roi, mais nenégligea pas pour autant ses devoirs. Il écrivait desouvrages théologiques. Il finit pourtant par démis-sionner en 1532. Le roi, par l'Acte de suprématie,s'était proclamé chef de l'Eglise d'Angleterre et avaitrompu avec Rome. Fidèle au catholicisme, Morerefusa de prêter serment au roi et fut arrêté. Accuséde haute trahison et condamné à mort, il fut déca-pité en 1535. C'est ainsi qu'il a été reconnu martyret canonisé par l'Eglise catholique. C'était assuré-ment une personne remarquable qui fut regrettée, etcomme l'écrit Erasme: «More, dans sa bienveillanceembrassait tout le monde. Cette vertu lui concilial'affection universelle. En le perdant, chacun perditun ami, un frère. J'ai vu couler les larmes de biendes gens qui n'en avaient jamais reçu ni faveurs, niservices»16. Un trait de caractère de Thomas Moreétait aussi son humour qui, même au moment demourir, lui faisait garder la sérénité; comme HenriVIII lui fit la faveur d'être décapité au lieu d'êtrependu, il dit: «Dieu préserve mes amis d'une tellefaveur»17. Imprégné d'esprit chrétien, Thomas Moremontrait toujours modestie, droiture, souci desautres et détachement. A maints égards il évoquel'honnêteté et la tranquillité de Socrate. L'attentionaux souffrances des pauvres et la recherche d'unmonde meilleur qui emplissent l'Utopie reflètentdonc pleinement la personnalité de son auteur.

Les deux parties de l'UtopieL'Utopie se divise en deux parties.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page202

Page 203: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 203 -

Le Livre I (environ 45 pages) peut se lire comme uneintroduction, parlant du monde réel, de la situationdéfavorable, voire catastrophique, qui prévaut àl'époque en Angleterre et dans les cours européennesen général. Il faut noter qu'apparaissent déjà danscette partie, sur des points particuliers, des paysimaginaires autres que l'Utopie.Le Livre II, partie plus longue (environ 85 pages),est la présentation de la société idéale telle qu'elleest censée exister en Utopie, un pays imaginairevisité par un des personnages du récit: cette sociétéest décrite comme capable de résoudre les pro-blèmes soulevés dans le Livre I.La structure de l'œuvre est assez complexe.Il y a plusieurs personnages qui interviennent, àtravers des récits et des dialogues. Le Livre I met enscène deux personnages réels, Pierre Gilles etThomas More lui-même, qui discutent avec RaphaëlHythloday, un voyageur qui a participé aux grandesdécouvertes de l'époque et a visité des pays imagi-naires. Raphaël est un personnage passionné, éprisde justice et professant des idées philosophiques surla politique. Pierre Gilles et Thomas More souhaitentqu'il conseille les princes, qu'il les aide à pratiquerune politique plus juste, mais Raphaël refuse, car ilne croit pas à la possibilité de vaincre les lourdeursdes systèmes en place. En revanche, de son voyageen Utopie, il a rapporté la conception d'une sociétédans laquelle règnent les conditions d'un bon gou-vernement agissant pour le bonheur de tous. Aprèsqu'il a raconté le fruit de ses voyages, Thomas Morereprend la parole pour conclure en apportant unavis nuancé.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page203

Page 204: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 204 -

Un bref résumé de l'Utopie: de l'injustice à la justiceLe Livre I dénonce d'abord avec passion une situa-tion économique et sociale scandaleusement pénibleet injuste. Le texte décrit la douloureuse progressiondes enclosures. En clôturant de grandes surfacespour l'élevage des moutons destinés à ravitaillerl'industrie lainière, ce processus force de nombreuxpaysans à quitter leurs terres, à errer sans trouver detravail et, sous la pression de la pauvreté, à souventsombrer dans la délinquance. Et Thomas More décritune nouvelle injustice, celle de pendre sans hésiterdes voleurs que seule la misère a poussés à voler,alors que le devoir de l'Etat serait de supprimer lesconditions donnant lieu à ces délits.Puis la dénonciation se porte sur l'injustice d'unesociété où le travail des ouvriers, utile et pénible,n'est pas reconnu, alors qu'un grand nombre d'oi-sifs cumulent les avantages. La critique s'en prendaussi aux défauts d'un système politique dont lesdirigeants ne songent qu'à la guerre, auxconquêtes, sans aucun souci pour le bonheur dessujets, où les courtisans ne pratiquent que la flatte-rie pour servir leurs intérêts, où la grande préoccu-pation est d'emplir les trésors de n'importe quellemanière. Le gouvernement de son temps semble àMore obéir à quelques principes, parmi lesquels: «Leroi qui nourrit une armée n'a jamais trop d'argent...Il est le propriétaire universel et absolu des biens etpersonnes de tous ses sujets; ceux-ci ne possèdentque sous son bon plaisir... La pauvreté du peuple estle rempart de la monarchie... L'indigence et lamisère dégradent les courages,... au point de leur

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page204

Page 205: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 205 -

ôter l'énergie nécessaire pour secouer le joug»18.More dresse décidément le portrait d'un mondecomplexe, marqué par l'injustice, où les sources demalheur sont nombreuses.C'est ainsi que le Livre II va dépeindre une sociétépaisible et heureuse, exempte de tous les vices pré-cédemment cités. Il commence par la présentationgéographique d'un pays qui est une île en forme decroissant, comprenant 54 villes construites à l'iden-tique, avec des maisons propres, élégantes etconfortables. Le système politique est démocratique,avec un privilège aux anciens et aux autoritésmorales. Chaque ville a son gouvernement, et seuleune assemblée annuelle, et parfois une consultationde la population, traitent de problèmes communs.Ce qui caractérise l'organisation du pays, c'est «leprincipe de la possession commune». Avec ce sys-tème, «personne ne peut manquer de rien, une foisque les greniers publics sont remplis»19. Les famillesenvoient quelqu'un au marché pour recevoir unequantité de vivres proportionnelle au nombre debouches à nourrir. Chacun obtient ce dont il abesoin, et les malades logent dans de vastes hôpi-taux, où ils sont pris en charge avec des soins affec-tueux, sous la direction d'habiles médecins. Il n'y apas d'argent en Utopie, car l'argent cause unegrande quantité de maux. L'agriculture est la pre-mière des activités, que tous exercent en tout caspendant deux ans. Les agriculteurs ont la missionprimordiale de produire les vivres nécessaires auxhabitants. Chaque Utopien apprend un deuxièmemétier: tissage, maçonnerie, poterie, menuiserie,... Ily a un fort petit nombre de citoyens qui sont

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page205

Page 206: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 206 -

exemptés des travaux manuels pour se consacrer,sur la base de leurs talents, à des activités intellec-tuelles. Le travail est obligatoire, mais les Utopiensne se tuent pas pour autant au travail. Seules sixheures par jour lui sont consacrées. Ce qui rend celapossible, c'est d'abord que tout le monde travaille,alors que dans les autres sociétés on trouve denombreux oisifs; ensuite, on réserve le travail à laproduction des choses vraiment utiles, à l'exclusiondes objets de luxe vains et frivoles. L'instructionpour tous est développée, et des cours sont ouvertschaque matin à toute personne intéressée. LesUtopiens consacrent leurs loisirs notamment à laculture des jardins, à la conversation et à la musique.Ils prennent leurs repas en commun. La vie heureusequ'ils mènent s'enracine dans une morale à la foisexigeante et détendue. Ce qu'ils recherchent poureux-mêmes et pour les autres, c'est le bonheur,comprenant «les plaisirs bons et honnêtes»20. S'ilsévitent les faux plaisirs des beaux vêtements, de lavanité tirée des honneurs, de l'avarice, ils cultiventles vrais plaisirs de l'âme et du corps: développementde l'intelligence, satisfaction de la conscience, maisaussi fait de manger, de boire, d'avoir des relationssexuelles, d'écouter de la musique et de se sentir enbonne santé. Dans la mesure du possible, lesUtopiens s'abstiennent de la guerre, et si elle estinévitable, ils la conduisent de la façon la moinsviolente pour le pays comme pour ses ennemis. Sila société utopienne professe une religion communeimpliquant l'existence de Dieu et l'immortalité del'âme, il y règne une complète tolérance pour lesdiverses croyances particulières, et même l'athéisme

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page206

Page 207: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 207 -

n'est pas interdit. Le résultat est qu'on a, dans unesociété régie par la justice, des citoyens vigoureux,heureux et pacifiques.

C'est la première partie qui compteOn peut interpréter l'Utopie comme si le Livre I, fai-sant la liste des principaux problèmes d'un mondeinjuste, était l'introduction du Livre II, le plus intéres-sant car il apporterait la solution des problèmes. Dansce cas l'Utopie trouve son sens dans la peinture d'unecité idéale à réaliser, comparable à celle de laRépublique de Platon. S'il en est ainsi, il s'agit deprendre le fonctionnement d'Utopie comme unmodèle, et il faut commencer à songer aux moyens dele mettre en application dans le monde réel. C'est cepoint de vue qu'adopta l'évêque Vasco de Quiroga quientreprit de réaliser l'Utopie, de sorte que, comme ledit Jacques Droz: «il fut établi à Santa Fé la commu-nauté des biens, des relais entre la population rurale eturbaine, le travail des femmes, la journée de sixheures, la distribution libérale des fruits de la terreselon les besoins des habitants...»21. C'est aussi la posi-tion d'Etienne Cabet qui, parlant de l'Utopie, écrit: «Ony trouve sans doute des imperfections, des choses dedétail inutiles ou mauvaises, soit pour son temps, soitpour le nôtre surtout: mais c'est le premier ouvrage oùl'on trouve la Communauté appliquée à une Nationtoute entière, et à une grande Nation; c'est le plusgrand pas fait par l'indépendance de la raison, par lamorale, par la philosophie et par la politique; et lesprincipes fondamentaux de l'Utopie nous paraissent leprogrès le plus avancé de l'intelligence humaine et la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page207

Page 208: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 208 -

destinée future du Genre humain» 22.Mais on peut aussi considérer que la partie du livrela plus importante est la première. On peut avancerun certain nombre d'arguments allant dans cettedirection. D'abord il faut distinguer les deux per-sonnages principaux qui discutent avec desconceptions très différentes et qui représententdeux aspects de la pensée de l'auteur: celui quiporte le nom même de Thomas More, un homme àqui l'injustice déplaît, mais qui cultive un espritpratique, et Raphaël Hythloday, le voyageur àl'idéalisme fervent. More et Hythloday sont d'accordface au constat des misères de l'époque. Les deuxont pourtant des philosophies très opposées. Moren'adhère pas à la société parfaite de son interlocu-teur: «Loin de partager vos convictions, je pense, aucontraire, que le pays où l'on établirait la commu-nauté des biens serait le plus misérable de tous lespays»23, «Dès que Raphaël eut achevé ce récit, il merevint à la pensée grand nombre de choses qui meparaissaient absurdes dans les lois et les mœurs desUtopiens, telles que leur système de guerre, leurculte, leur religion...»24, et il rejette aussi «la com-munauté de vie et de biens, sans commerce d'ar-gent»25. Par contre, il veut participer à la viepolitique de son pays pour essayer d'améliorer leschoses même d'une manière qui s'éloigne de l'idéal:«Si l'on ne peut pas déraciner de suite les maximesperverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n'estpas une raison pour abandonner la chose publique.Le pilote ne quitte pas son navire, devant la tem-pête, parce qu'il ne peut maîtriser le vent»26.Raphaël, de son côté, est un partisan résolu de la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page208

Page 209: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 209 -

société communiste idéale: «Voilà ce qui me persuadeinvinciblement que l'unique moyen de distribuer lesbiens avec égalité, avec justice, et de constituer lebonheur du genre humain, c'est l'abolition de lapropriété»27. En revanche, il ne croit pas en l'efficacitéde l'engagement au sein d'une société corrompue. AMore qui l'incite à conseiller les princes, il répond:«Il n'y a donc aucun moyen d'être utile à l'Etat,dans ces hautes régions. L'air qu'on y respire corrompt la vertu même. Les hommes qui vousentourent, loin de se corriger à vos leçons, vousdépravent par leur contact et l'influence de leur per-versité...»28. On voit donc un chassé-croisé où celuiqui pense à changer la société ne croit pas au rêveutopique, et où celui qui vit dans l'admiration del'idéal refuse l'action: il n'y a donc pas de conti-nuité entre la constatation de l'injustice et l'affir-mation d'une société idéale qui pourrait lasupprimer.On voit pourtant les deux discoureurs d'accord surl'étendue du malheur social et également insatis-faits, quoique More soit plus réservé et Raphaël pluspassionné.La première partie, proposant un réquisitoire contrel'injustice et la pauvreté, propose aussi les grandeslignes d'un programme de transformation. En effet,Raphaël affirme: «Arrachez de votre île ces pestespubliques, ces germes de crimes et de misère.Décrétez que vos nobles démolisseurs reconstruirontles métairies et les bourgs qu'ils ont renversés, oucéderont le terrain à ceux qui veulent rebâtir surleurs ruines. Mettez un frein à l'avare égoïsme desriches; ôtez-leur le droit d'accaparement et de mono-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page209

Page 210: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 210 -

pole. Qu'il n'y ait plus d'oisifs pour vous. Donnez àl'agriculture un large développement; créez desmanufactures de laine et d'autres branches d'indus-trie, où vienne s'occuper utilement cette fouled'hommes dont la misère a fait jusqu'à présent desvoleurs, des vagabonds ou des valets, ce qui est àpeu près la même chose...»29. La deuxième partieavec son tableau d'une cité idéale n'est dès lors quel'évocation d'une des manières de réaliser ce programme: elle n'est pas la seule manière, ni lameilleure du point de vue du personnage deThomas More parlant avec Raphaël. En effet lasociété utopienne, à bien des égards parfaite, pourMore semble hors d'atteinte. Elle se situe dans unpays lointain, quasiment inabordable et complète-ment différent de nos pays: son nom signifie d'ailleurs «Pays de Nulle Part». La preuve en est soncaractère insulaire, un caractère insulaire qui n'estpas un fruit de la géographie, mais qui a été choisipar le fondateur, comme s'il avait été conscient del'impossibilité d'appliquer ses idées dans le mondetel qu'il est. L'Utopie forme une société close, ayantce que nous appelons aujourd'hui sa propre culture:cette culture s'est développée à l'abri de l'influencedes autres peuples, elle a pu ainsi cultiver un étatd'esprit particulier étranger aux autres régions, unemoralité supérieure qui lui permet de pratiquer àbon escient le communisme. La communauté uto-pienne est ainsi holiste, tous les citoyens sont natu-rellement intégrés à la société et ne voient pasd'opposition entre leurs intérêts particuliers et l'in-térêt collectif: il ne saurait y avoir en Utopieconscience d'un écart entre l'individu et la commu-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page210

Page 211: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 211 -

nauté. C'est un trait que nous attribuonsaujourd'hui aux sociétés traditionnelles. QuandMore compare l'Utopie à la société anglaiseconcrète de son temps, il réalise le fossé entre lesdeux et conclut que le modèle utopien ne peut êtreappliqué tel quel. Raphaël ne va-t-il d'ailleurs pasdans le même sens quand, enthousiaste défenseurde l'Utopie, il renonce à intervenir dans la politiqueconcrète de pays selon lui incapables de changer?Ne montre-t-il pas par là que pour lui aussi le sys-tème utopien demande une culture particulière quiest propre à l'île d'Utopie?

Voir des choses intéressantes en UtopieCette distance établie par le livre entre la sociétéinjuste qu'il s'agit de réformer, ou peut-être dechanger de manière plus profonde, et la sociétéidéale de l'Utopie, n'empêche pas que des lienssoient tissés entre elles. La conclusion pleine denuances prononcée par Thomas More réclame unexamen minutieux. Après avoir rejeté la «commu-nauté de vie et de biens»30 et rappelé qu'il ne peut«consentir à tout ce qui a été dit»31 par Raphaël,Thomas More avoue: «d'un autre côté, je confesseaisément qu'il y a chez les Utopiens une foule dechoses que je souhaite voir établies dans nos cités»32.Thomas More le réaliste reconnaît donc volontiersqu'il y a beaucoup de choses qu'il juge bonnes chezles Utopiens, bonnes non seulement dans le cadrede leur culture particulière, mais bonnes de manièreabsolue. En effet en disant: «je souhaite les voir éta-blies dans nos cités», l'auteur montre qu'il trouve-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page211

Page 212: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 212 -

rait profitable l'introduction de ces éléments dans lasociété réelle de son temps. On ne peut cependantpasser par-dessus le bémol final: «Je le souhaiteplus que je ne l'espère»33. Ce propos montre sansdoute que More, idéalement séduit par certainsusages utopiens, doute de la possibilité de mettre enœuvre cet idéal: c'est ainsi que faute d'«espérer»,c'est-à-dire d'attendre avec confiance l'avénementde l'idéal, il ne peut que «souhaiter», c'est-à-direjuger que serait positive la réalisation en tout caspartielle de l'improbable solution. Mais de la sorteon n'a rien retiré au caractère pour lui désirable decertaines mesures. Cette finale en forme de repentirintervient aussi probablement comme un procédédiplomatique: More n'est en rien un révolution-naire, il souhaite seulement contribuer à des chan-gements. En déclarant qu'il n'est pas sûr que cesderniers soient possibles, il dissipe le soupçon qu'ilpuisse être un conspirateur.De toute façon More admet la valeur, non del'Utopie dans son ensemble comme modèle clé enmain, mais seulement de pratiques en vigueur dansl'Utopie qu'il serait judicieux de transposer, sic'était possible, ce qui n'est pas certain, mais n'estpas exclu non plus. Il faudrait tout de même essayercertaines améliorations avant de les déclarer inat-teignables. Le monde concret qui l'entoure n'estsans doute pas prêt à fonctionner de manière com-muniste, mais il ne peut pas non plus continuer àmal fonctionner comme il le fait à l'époque. Mêmesi More s'affirme étranger au contexte communiste,il estime que pour sortir des impasses de son tempsil serait éventuellement possible d'emprunter cer-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page212

Page 213: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 213 -

tains éléments aux institutions et mœurs uto-piennes. L'insistance que le personnage de ThomasMore met dans le Livre I à convaincre Raphaël,connaisseur de l'Utopie, de conseiller les princes,semble témoigner de cette attitude favorable à cer-taines politiques utopiennes.Et c'est un fait qu'on découvre dans la descriptiondu monde utopien un grand nombre de faits etd'usages favorables à la prospérité de tous. Sansqu'il faille instaurer un monde radicalement nou-veau, il était possible au temps de More, et il estencore possible actuellement, de s'inspirer del'Utopie pour peu à peu rebâtir la maison du monde.On relève dans l'Utopie: 1) des éléments dont cer-tains sont devenus banals dans nos sociétés, 2) deséléments qui ont été partiellement mis en œuvre etqui peuvent encore être développés, 3) des élémentsprometteurs pour lesquels on peut lutter, et enfin 4)des éléments contestables mais dont la discussionpeut beaucoup apporter.1) Comme éléments prévus par Thomas More et quiont été réalisés depuis, montrant qu'il y a aussi duréalisme dans les utopies, on peut citer les maisonspropres et confortables, aux fenêtres à vitrage, lelong de rues bien tracées, et flanquées de jardins:«Les maisons aujourd'hui sont d'élégants édifices àtrois étages, avec des murs extérieurs en pierre ouen brique, et des murs intérieurs en plâtras»34,«Derrière et entre les maisons se trouvent de vastesjardins. Chaque maison a une porte sur la rue etune porte sur le jardin»35. On peut mentionner éga-lement les vastes hôpitaux bâtis à la périphérie etqui accueillent les malades avec bonté et compétence:

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page213

Page 214: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 214 -

«Les malades y sont traités avec les soins affectueuxet les plus assidus, sous la direction des plus habilesmédecins»36. On peut aussi parler de ces restaurantscommunautaires, qui annoncent les cantines d'en-treprises, et les locaux des nourrices, qui évoquentles crèches et garderies: «Les nourrices se tiennentà part, avec leurs nourrissons, dans des salles par-ticulières, où il y a toujours du feu, de l'eau propreet des berceaux...»37.2) Comme illustration d'éléments qui ont été déjàintroduits, mais pourraient être développés, on a lescours accessibles à tous, comme dans nos universitéspopulaires: «Tous les matins, des cours publics sontouverts avant le lever du soleil... tout le monde adroit d'y assister, les femmes comme les hommes,quelles que soient leurs professions»38. La possibilitépour tous d'accéder au savoir se concrétise parfoisdans nos sociétés, mais de manière limitée: les écolespopulaires sont peu nombreuses, il y a peu de cours,finalement peu de gens y participent, suite à lafatigue née d'un travail excessif ou/et déplaisantou au manque de goût résultant du manque de for-mation préalable. More imagine une diffusion dusavoir plus large et plus fréquente.3) Comme élément pour lequel combattre, il y a laréduction du temps de travail à six heures: «Sixheures sont employées aux travaux matériels, envoici la distribution: / Trois heures de travail avantmidi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos,trois heures de travail, puis souper»39. Même si l'ona peu à peu obtenu une diminution du temps de travail, on est encore loin, surtout en Suisse, dedonner moins de place au travail. Le but des insti-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page214

Page 215: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 215 -

tutions de l'Utopie pourrait aussi figurer commeune revendication fondamentale pour nos sociétéstellement envahies par les questions économiques:«Le but des institutions sociales en Utopie est defournir d'abord aux besoins de la consommationpublique et individuelle, puis de laisser à chacun leplus de temps possible pour s'affranchir de la ser-vitude du corps, cultiver librement son esprit, déve-lopper ses facultés intellectuelles par l'étude dessciences et des lettres»40.4) Enfin on trouve dans l'Utopie des éléments donton ne peut à première vue dire s'ils sont souhaitablesou non, mais en tout cas ils peuvent donner lieu àde fructueux débats si l'on n'a pas décidé de mettredes œillères face à certains sujets. Il en est ainsi duprimat de l'agriculture dans l'économie, et de l'obli-gation faite à tous les Utopiens de l'apprendre et d'yparticiper: «Il est un art commun à tous lesUtopiens, hommes et femmes, et dont personne n'ale droit de s'exempter, c'est l'agriculture» 41. Dansune période où l'on réfléchit à une sortie de l'impé-rialisme de l'industrie et à la décroissance, où l'onpense à se nourrir de nouveau sainement, où l'oncritique les transports de produits agricoles qu'onpeut récolter près de chez soi, les pratiques uto-piennes ne sont en tout cas pas inintéressantes. Ilfaut aussi souligner que pour More, les Utopiens nesont pas seulement agriculteurs, mais ils ont tousdeux métiers, dont l'agriculture, ce qui ouvre laréflexion sur la pluriactivité qui est de plus en plusimposée par le capitalisme actuel et qu'on pourraittransformer en une chance pour l'épanouissementhumain.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page215

Page 216: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 216 -

Ainsi, l'Utopie procure un catalogue d'idées plus oumoins audacieuses, dont certaines ont connu uneréalisation dans les siècles suivants, et dont d'autressont encore aujourd'hui tout à fait novatrices: maistoutes ces idées sont sans conteste des idées géné-reuses dont la saveur est progressiste, et un bonnombre d'entre elles sont loin d'être inapplicables.

L'Utopie est-elle totalitaire?On ne peut pourtant passer sur les aspects de l'œu-vre dans lesquels certains ont vu des germes detotalitarisme. Il faudrait semble-t-il plutôt y voirdes mesures uniformisatrices. Ainsi chacun doitchoisir un métier qui est en général celui de sesparents, tout le monde mange en groupe dans lesréfectoires de quartier, tous les malades paraissentaller à l'hôpital. Mais à chaque fois, More laisse del'espace à la liberté: celui que ne veut pas exercerle métier de ses parents peut en adopter un autre,s'il y en a qui veulent manger chez eux ils le peuvent,et la fréquentation de l'hôpital n'est pas obligatoirepour les malades. More se réfère aussi à la libertépour les loisirs: «Le temps compris entre le travail,les repas et le sommeil, chacun est libre de l'employerà sa guise»42. Bien sûr toutes les villes sontconstruites sur le même plan et tous les vêtementsont la même forme: mais y a-t-il vraiment de quoicrier au totalitarisme dans un monde capitaliste oùles immeubles se ressemblent si souvent parce quela construction est devenue une industrie et où toutle monde achète les mêmes gadgets sous la pressionde la publicité? Les Utopiens souffriraient du tota-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page216

Page 217: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 217 -

litarisme en allant manger au réfectoire du quartierparce que selon eux «c'est folie de se donner lapeine d'apprêter un mauvais dîner, quand on peuten avoir un bien meilleur à quelques pas»43; enrevanche les Occidentaux contemporains jouiraientde la totale liberté des consommateurs quand, sousla dictée de la publicité, ils se précipitent manger lesbig mac chez McDonald's ou quand ils se ruent versles dernières superproductions hollywoodiennes. Onvoit que si les Utopiens ne sont peut-être pas vrai-ment libres, les ressortissants des pays libérauxd'aujourd'hui ne le sont pas plus. Et puis il ne fautpas oublier que les Utopiens vivent dans une cul-ture holiste («Ainsi la république utopienne toutentière est comme une seule et même famille»44),différente de la culture occidentale marquée parl'individualisme, et que la soumission à des normessociales fortes ne les fait sûrement pas souffrir,ainsi que l'ont expliqué les anthropologues.Quant au reproche adressé à More qu'il y a desesclaves en Utopie, il faut relativiser ce point en lereplaçant dans son contexte. Marcelle Bottigelli-Tisserand écrit à ce propos: «Le servage imaginé parMore en Utopie est en fait sa réponse au problèmedu crime et du châtiment... Le servage qu'il imagineen punition des crimes est infiniment plus humainque tout ce qui se faisait au XVIe siècle en matièrede répression»45. Ce qui est dit des esclaves enUtopie est à compléter par les explications de lapremière partie sur les punitions dans un autre paysimaginaire, celui des Polylérites. Dans les deuxpays, le châtiment consiste à travailler: «Si la loifrappe, c'est pour tuer le crime en conservant

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page217

Page 218: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 218 -

l'homme»46. Le but est d'amener les criminels àrenoncer à leur mauvaise conduite et quand ils sontde nouveau honnêtes, ils sont libérés. On peut percevoir dans de tels passages l'origine du Goulagcensé rééduquer les dissidents, mais si l'on resteobjectif, il faut reconnaître que Thomas More vou-lait surtout mettre un terme à la cruauté qui faisaitqu'à l'époque les voleurs étaient pendus «par ving-taine au même gibet»47. Le passage qui suit l'exposésur les Polylérites peut être envisagé comme unexemple du bon usage de l'utopie, qui donne desidées mais n'impose pas une imitation fidèle. Surles propos précédents, le cardinal fait en effet lecommentaire suivant: «Nous ne sommes pas pro-phètes, pour savoir, avant l'expérience, si la législa-tion «polylérite» convient ou non à notre pays.Toutefois, il me semble qu'après le prononcé de l'ar-rêt de mort, le prince pourrait ordonner un sursis,afin d'essayer ce nouveau système de répression...Si l'essai produit de bons résultats, adoptons ce sys-tème: sinon, que les condamnés soient envoyés ausupplice» 48.

L'utopie ouvre un horizonEn maintenant la priorité de la première partie surla deuxième, on doit pourtant affirmer en mêmetemps l'importance de la relation entre les deux.Certes la première a la priorité parce qu'elle décritet refuse les injustices, et parce qu'elle propose unprogramme simple pour les surmonter.Mais la deuxième partie, en dressant un tableau del'heureux pays d'Utopie, est essentielle pour dessiner

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page218

Page 219: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 219 -

un horizon montrant que la concrétisation du pro-gramme de changement est possible. Il ne s'agit enrien d'appliquer tel quel à nos pays le système uto-pien, mais la description de ce dernier indique qu'ilexiste quelque part un contexte où le programmeest réalisable; il est de plus possible d'en transposerchez nous certains aspects parce que, par-delà leursdifférences, il y a une similitude entre les sociétéshumaines. Jean Servier rappelle à ce propos lessimilitudes que More a laissé subsister entrel'Utopie et l'Angleterre: comme l'Angleterre,l'Utopie est une île, comme l'Angleterre est diviséeen 54 comtés, l'Utopie est divisée en 54 cités, lacapitale de l'Utopie est, comme Londres, une villesituée au bord d'un fleuve franchi par un pont49. Lefait que ce contexte existe «ailleurs», un «ailleurs»que les similitudes relativisent un peu, est moinsimportant que le fait qu'il existe, permettant depenser qu'«un autre monde est possible».Sans l'ouverture de cet horizon, le programme de lapremière partie risque bien de rester un vœu pie.Comment, dans le monde tel qu'il est, décider queles nobles auront à reconstruire ce qu'ils ont détruit?Comment dans ce monde réussir à freiner l'«égoïsmedes riches»50? Comment dans ce monde développerl'agriculture et fonder des manufactures? Si l'on transpose ces considérations à l'actualité duXXIe siècle, on voit qu'on ne peut pas non plusconcevoir la mise en route d'un vrai programme delutte contre les injustices sans un horizon d'utopie.Pour y parvenir, il faut penser qu'il est possible quele monde fonctionne sur d'autres fondements, etl'état de morne résignation dans lequel nous

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page219

Page 220: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 220 -

sommes réduits à vivre aujourd'hui en est la preuve.Sans envisager la possibilité d'autres fondements,comment trouver le moyen d'amener les grandsfinanciers actuels à investir dans les secteurs socia-lement utiles? Comment trouver un moyen d'obte-nir des leaders de l'économie actuelle qu'ils sesoucient de l'agriculture familiale, des entreprisesrégionales et de véritables services publics utilesaux moins favorisés? Sans songer à une alternative,on prétend défendre les services publics, et peu àpeu on vote les libéralisations et les privatisations.On parle d'entreprises publiques et on leur demandede faire du chiffre comme les entreprises privéesavec lesquelles on les met en concurrence. Onaffirme qu'on veut protéger l'agriculture locale etles petites entreprises du pays, mais en même tempson pousse à l'intégration dans des zones de libre-échange ruineuses pour les plus faibles. On veutaider les producteurs, mais en même temps onpousse à la baisse des prix pour favoriser lesconsommateurs. C'est ce qu'on appelle du pragma-tisme.Sans recours à l'horizon utopique, on voit mal com-ment Thomas More qui veut améliorer le mondedans lequel il vit pourrait trouver le courage, ainsique des idées, pour le faire. Sans imaginer d'alter-native, on risque bien de prendre conscience desproblèmes et d'y découvrir ponctuellement desesquisses de solutions, mais on restera prisonnierdu système et de ses présupposés. On dira commeun des personnages de l'Utopie: «Vous ne me per-suaderez jamais qu'il y ait dans ce nouveau mondedes peuples mieux constitués que dans celui-ci»51.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page220

Page 221: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 221 -

Ou alors on s'exclamera comme dans un autre pas-sage: «Un pareil état de choses... ne pourra jamaiss'établir en Angleterre (nous pourrions dire «cheznous»), sans entraîner la dissolution et la ruine del'empire»52. On se condamnera à ne pas changer.Car dans la vie individuelle comme dans la vie dessociétés, c'est l'imagination d'une autre vie qui faitavancer les choses. Tel rêve de construire des mai-sons aux formes inédites et il devient un grandarchitecte, tel planifie le développement d'unegrande entreprise textile et il devient, à partir derien, un grand industriel. Telle société prise au piègedes privilèges féodaux rêve la liberté d'un régimeparlementaire inconnu et le fait apparaître commedans l'Angleterre du XVIIe siècle, ou telle sociétéconnaît l'arrogance d'une métropole lointaine ettyrannique et forge une nouvelle nation indépen-dante, comme les Etats-Unis au XVIIIe siècle. Audépart, il n'y a que l'aspiration et la confiance dansla possibilité du changement. Sans cette confiance,que serait-il advenu des réformes libérales anglaisesou du suffrage universel au XIXe siècle? Qu'y avait-il de plus utopique pour un seigneur féodal qu'unroi se soumettant aux décisions de députés? Qu'yavait-il de plus utopique pour l'élite bourgeoiseseule à voter que l'introduction d'un système oùtous pouvaient élire et être élus? Sans ces visionsaudacieuses peu soucieuses des limitations confor-mistes, ç'aurait toujours été la résignation paralysanteou la politique des petits arrangements du systèmeD. Certains diront que notre époque n'est pas simalheureuse et qu'elle n'a pas spécialement besoinde changer: on peut répondre d'abord qu'il y a tou-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page221

Page 222: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 222 -

jours d'insupportables injustices venant de tous côtés,ensuite que les performances matérielles d'une partiedu monde ne rendent pas le système capitaliste plushumain, et enfin qu'il n'y a aucune raison ques'éteignent parmi nous l'aspiration à un plus grandbonheur et l'insatisfaction toujours grandissanteface aux souffrances qu'on peut éviter. Du pouvoirdes rois on est passé à celui des bourgeois, puis lesbourgeois ont admis que le peuple accède à desdroits politiques, pourquoi tous n'auraient-ils pasaujourd'hui plus de droits politiques en mêmetemps que de nouveaux droits économiques?Au début du XVIe siècle Thomas More ne se rési-gnait pas aux misères de son temps et recherchaitdes solutions: la cité idéale de l'Utopie indiquait ladirection d'un autre monde possible. Depuis lors, ons'est beaucoup réclamé de ce livre. Il s'agit de bienle comprendre. Il ne faut pas, comme certains l'ontfait, se réfugier comme Raphaël dans l'idéal sanstravailler à le mettre en pratique. Mais il ne faut pasnon plus mal comprendre l'incitation à l'action deThomas More en croyant, comme certains, quel'idéal est directement applicable sans accomode-ment. Il faut écouter le message de l'Utopie et,comme le personnage de Thomas More, agir pourchanger les choses en prenant l'idéal comme hori-zon et comme source d'inspirations ponctuelles:«Car si, d'un côté, je ne puis consentir à tout ce quia été dit par cet homme,... je confesse aisément qu'ily a chez les Utopiens une foule de choses que jesouhaite voir établies dans nos cités»53.

Le chapitre suivant sera consacré à l'examen de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page222

Page 223: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 223 -

diverses doctrines socialistes, pour savoir dansquelle mesure chacune a pu contribuer ou contribueou non à l'accroissement du bonheur, par la démo-cratie et la non-violence, en cultivant de manièreplus ou moins réussie l'esprit d'utopie.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page223

Page 224: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 224 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page224

Page 225: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 225 -

Chap. 6

Le socialisme et le bonheur

.. nous désirons travailler selon la justice et poser les fondationsd'une terre rendue à son rôle de trésor commun à tous, richeset pauvres, de manière à ce quetous ceux, nés dans ce pays, puissent être nourris par leurmère, celle qui leur donna naissance, la terre, en accord avec la raison qui préside la création.

Gerrard Winstanley

Depuis le début du XIXe siècle, une multiplicité dedoctrines et d'initiatives se sont plus ou moinsréclamées du socialisme. Après l'effondrement desstructures d'Ancien Régime garantes d'une certainestabilité, dans le climat chaotique marquant la nais-sance de l'industrie, une floraison de penseurs et de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page225

Page 226: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 226 -

dirigeants politiques ont travaillé à construire unenouvelle société. En effet si le libéralisme avait eul'effet positif de protéger les droits légitimes desindividus, il avait aussi largement détruit les liensde solidarité qui existaient encore à la fin du MoyenAge: suppression des corporations, libre concur-rence, libre commerce, mise en place d'un monded'individus juxtaposés livrés à eux-mêmes avecpour conséquence le succès des uns et la misère desautres. Les débuts de l'industrie protégés par la phi-losophie et le droit libéraux sont la source de nom-breux malheurs. Le socialisme, animé par l'esprit del'utopie, est né du besoin de retisser des liens pourfaire une société et non seulement un ring sur lequels'affrontent des individus inégalement pourvus.Pour désigner le cadre du travail philosophique etpolitique au service du plus grand bonheur de tous,le terme retenu ici sera celui de socialisme. Il estbon de préciser le sens dans lequel il sera entendu,en se référant aux idées de Pierre Leroux (1797-1871), un philosophe, journaliste et politicien fran-çais, qui, vers 1830, publia un texte extrêmementimportant et toujours d'actualité intitulé De l'indi-vidualisme et du socialisme1. Pour lui, le socialismese définit par rapport d'une part à l'individualisme,d'autre part par rapport à ce qu'il appelle le socia-lisme absolu, qu'on pourrait appeler le collecti-visme. En effet, Leroux rejette d'abordl'individualisme, vouant un culte à la Liberté,concevant la société comme un ensemble d'indivi-dus-atomes, réunis au hasard et se conduisant entreeux comme des loups. L'individualisme pour luiméprise l'égalité. Son culte de la Liberté pour certains

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page226

Page 227: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 227 -

entrave la liberté de beaucoup et conduit à lamisère du plus grand nombre. Mais Leroux rejettetout aussi catégoriquement le collectivisme quiérige en absolu la société, considérée comme ungrand animal, dont les individus transformés ensujets dévoués et abrutis ne sont que des parties. Ilfaut éviter un gouvernement monstrueux, vouantun total mépris à la liberté. Leroux en appelle à har-moniser les deux principes: «Nous croyons à l'indi-vidualité, à la personnalité, à la liberté; mais nouscroyons aussi à la société»2.En effet, si l'homme est un individu libre et indé-pendant, il s'enracine dans la société. L'homme estun individu qui vit dans une société et tire de lasociété une bonne part de son être: «Loin d'êtreindépendant de toute société et de toute tradition,l'homme prend sa vie dans la tradition et dans lasociété... Chaque homme...puise sa sève et sa viedans l'Humanité»3. La société est d'autre part lemilieu où il agit, de sorte que tout ce qu'il fait inté-resse les autres hommes et qu'il doit intervenir pourles autres hommes auxquels il est lié. Ainsi, il n'y apas opposition, mais interdépendance entre l'indi-vidu et la société: « «Liberté» et «Société» sont lesdeux pôles égaux de la science sociale...»4. Et si«nous sommes... tous responsables les uns desautres...»5, en revanche «la perfection de la sociétéest en raison de la liberté de tous et de chacun»6.La pensée de Leroux est remarquable. Elle met clairement en évidence le projet socialiste qui,aujourd'hui plus que jamais, doit lutter contre l'individualisme marqué par la perte du sens socialet par le pseudo-idéal de compétition sans frein.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page227

Page 228: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 228 -

Mais qui doit aussi tirer clairement les leçons del'entreprise communiste, qui a déshonoré le socia-lisme par l'un des pires régimes policiers qui aientjamais existé. Par le socialisme, il faut entendre unsystème favorisant le développement de l'individu,en respectant d'abord en lui toutes les libertés. Maisil ne s'agit pas, comme dans la pensée bourgeoise,d'un individu égocentrique replié sur ses proprescaprices. Il s'agit d'un individu social, portant en luil'héritage d'une société passée, intégré dans unesociété présente et soucieux d'une société future. Lesocialisme, ainsi, implique de comprendre le faitque l'homme est un être social. Et comprendre cela,c'est comprendre que l'on ne peut agir sans penseraux conséquences de nos actions pour les autres.Cela veut dire être responsable des autres en mêmetemps que de soi-même, cela veut dire être soli-daire. Cela demande un travail d'éducation, entre-pris contre la société bourgeoise qui a toujourspréféré recommander l'égoïsme soi-disant naturel,poussant à l'initiative individuelle et à la consom-mation. Cette éducation ne va pourtant pas «contrela nature»: il est en effet bien plus normal, quandnaturellement on naît, on grandit et on travailledans une société, d'avoir une attitude altruistequ'une attitude égoïste et prédatrice.Pour bâtir une nouvelle société plus heureuse selonl'esprit du socialisme, compris à la manière deLeroux, diverses solutions ont été proposées. Nousallons énumérer et décrire brièvement ces solutions,qu'on a choisi de regrouper en cinq courants, puisnous examinerons leurs influences sur l'évolutiondes sociétés aux XIXe et XXe siècles. Nous tenterons

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page228

Page 229: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 229 -

aussi de faire une évaluation de chacune, des pointsde vue du bonheur qu'elles ont pu favoriser, du rap-port à l'utopie, de la démocratie, de la non-violenceet de l'efficacité.

Cinq courantsOn peut classer les doctrines socialistes en cinqcourants: le courant utopiste (illustré par Fourier etOwen), le courant associationniste (illustré parProudhon), le courant associationniste-étatiste(illustré par Louis Blanc), le courant marxiste (illus-tré par Marx, par l'expérience soviétique et dansune moindre mesure par les partis communistesoccidentaux) et enfin le courant étatiste (illustrénotamment par le socialisme fabien). Ce classementest motivé du point de vue de l'attitude de chaquecourant par rapport à l'Etat: les utopistes considè-rent l'Etat comme plus ou moins extérieur à leurspréoccupations, les anarchistes le mettent hors jeu,l'associationnisme-étatiste lui fait jouer un rôle destimulant essentiel, le marxisme veut s'en défairemais pour cela il veut temporairement le renforcer,les étatistes enfin lui font confiance comme déposi-taire de l'intérêt général. Il aurait à coup sûr étépossible de faire un autre classement (fondé parexemple sur la place accordée à la liberté), mais ledébat sur l'Etat ayant toujours été central dans lesocialisme, cette approche peut se justifier.

1) Les utopistes: forger un monde nouveauNous allons considérer d'abord le courant utopiste.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page229

Page 230: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 230 -

On pourrait se pencher sur Saint-Simon et surCabet. Mais d'une manière un peu arbitraire, ontraitera de Fourier et d'Owen. Ce qui caractérise lesutopistes, c'est d'abord une prise de position résoluecontre les désordres du temps qui exigent un chan-gement radical. Mais c'est aussi, pour des réforma-teurs forts du sens d'une mission à accomplir et dela confiance qu'ils ont d'avoir des compétencesintellectuelles ou industrielles supérieures, l'adhé-sion à des modèles de cités idéales à appliquer inté-gralement (et non par petites touches comme on l'avu chez More). Autre caractéristique: les utopistesétaient paternalistes, sûrs de connaître les remèdesaux problèmes des gens, et invitant ces derniers àles suivre fidèlement plutôt qu'à participer auxaffaires. Troisième caractéristique: pour réaliserleur programme, ils ont compté sur des philan-thropes, mécènes finançant la mise en route de lasociété parfaite. Ils ne se sont pas d'abord préoc-cupés de la conquête du pouvoir d'Etat: ils n'ontpas rejeté l'Etat, dont ils ont parfois attendu desencouragements et des mises de fonds, mais ilsl'ont pris comme un autre mécène, jouant le mêmerôle que les mécènes privés qui devaient investirdans la fondation des communautés exemplaires.Les utopistes avaient imaginé qu'un tissu de communautés, toutes semblables et vouées à lasatisfaction des besoins humains, allait peu à peus'étendre au monde entier, rendant caduques lesanciennes nations et leurs gouvernements: maisc'était d'en haut, de chez les intellectuels diri-geants doués de talents supérieurs, que le mouve-ment devait être défini et développé. Nous allons

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page230

Page 231: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 231 -

présenter succinctement les personnalités et lesdoctrines de Fourier et d'Owen.

1a) Charles Fourier, un comptable génial (1772-1837)Charles Fourier naquit en 1772 à Besançon dansune famille de la bourgeoisie drapière. Voyageur decommerce, il accumula quantité d'observations surle fonctionnement du système économique de sontemps. Dès 1812, recevant une rente suite à la mortde sa mère, il put se vouer à ses travaux et rassem-bler autour de lui un groupe de disciples. Il jouissaitd'une certaine notoriété quand il mourut en 1837 etsa pensée exerça une grande influence sur le socia-lisme du XIXe siècle.Fourier est assurément l'un des penseurs sociaux lesplus géniaux qui aient existé. Il étonna et étonneencore, car la manière dont il aborde les questionsest d'une grande originalité: il est sans doute lepenseur socialiste qui accorde le plus d'attention àla psychologie et celui qui fait le plus de cas dessentiments et des passions si essentiels dans la viede l'homme. Il montre aussi une imagination débri-dée, et une poésie fantastique en lien avec leromantisme parcourt toute son œuvre. Mais Fourierexerce aussi un esprit critique très perspicace et sesattaques contre le système libéral ont pris peu derides.Dans sa conception de l'histoire, Fourier distinguediverses périodes. A son époque, on connaît selonlui une phase appelée «civilisation», marquée par lagrande industrie fonctionnant de manière faussée.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page231

Page 232: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 232 -

On vit alors dans une réalité nommée le «monde àrebours», parce que tout va de travers et contre laraison. Fourier y dénonce la complication et le mor-cellement des individus et des petites familles qui,au lieu de travailler ensemble, se livrent à laconcurrence et au gaspillage des biens et desefforts. Chacun voulant gagner plus à son seul pro-fit, le commerce conduit aux manœuvres d'accapa-rement et à la falsification des produits pour enfaire baisser les prix, mais dans la mêlée, les moinschanceux font faillite et c'est le chômage desouvriers. Comme il s'agit de faire de l'argent, onconsomme pour permettre la production et le gain,et non pour satisfaire ses besoins. En fait, chacun secomporte en ennemi des autres: le médecin sou-haite que les gens soient malades et le cordonnierque les chaussures soient en mauvais cuir. Le fléaude la spéculation multiplie la richesse de certains audétriment de l'industrie productive.Le désordre civilisé ne touche pas seulement l'acti-vité commerciale. Toute la mécanique sociale estgrippée. Si les pauvres connaissent un nouvel escla-vage, les riches ne sont pas heureux pour autant,blasés par l'accumulation du superflu ou, s'ils sontde bonne volonté, empêchés d'agir pour le biencommun. On constate aussi un terrible gaspillagede talents, les enfants pauvres étant contraints à destravaux «hors d'instinct» (méconnaissant les talentsd'un enfant semblable à J.-J. Rousseau, on veut enfaire un ouvrier obscur). Si l'on garantissait à tousdes ressources suffisantes, personne d'ailleurs neserait motivé à travailler, car le travail est répugnant.Et il faut payer des gendarmes et des fonctionnaires

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page232

Page 233: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 233 -

improductifs pour tenir en respect ceux qui serévoltent. La morale, incohérente, prêche à la fois lemépris des richesses et l'amour du commerce faitpour les amasser.La «civilisation» et l'industrialisme, «manie de produire confusément», contreviennent donc auxquatre bases de la sage politique: tenir compte duplaisir, répartir justement la richesse, limiter lacroissance de la population, réduire le nombre desimproductifs. Le système capitaliste crée les condi-tions du bonheur: il augmente la production, laconsommation, les échanges, les richesses. Mais illes utilise «à rebours»: l'abondance de la productiondébouche sur les faillites, le progrès de la consom-mation signifie mauvaise qualité, la multiplicationdes échanges entraîne l'anarchie commerciale, l'accroissement des richesses profite aux classes quine produisent pas. Pour Fourier, l'industrie n'estbonne qu'à condition de trouver les moyens d'unvrai progrès social. Face au monde «à rebours» de la fausse industrie«civilisée» dans laquelle vivent ses contemporains,Fourier envisage l'édification de la cité idéale appelée«harmonie», organisée à partir de communautésdénommées «phalanstères». Ces phalanstères sont descommunautés de 1800 personnes, car au-dessus de2000, elles deviendraient une cohue, et au-dessous de1600, elles ne permettraient pas la mise en place desrelations complexes entre les individus nécessaires àleur épanouissement. Bien que le phalanstère soitconsidéré comme l'état final de la société, Fourierpense qu'il est possible de l'expérimenter tout desuite. La réussite assurée de l'expérience décidera

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page233

Page 234: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 234 -

selon lui d'un changement général, car on y verraréalisés tous les bienfaits attendus par la philosophie.Dans les phalanstères, les gens sont réunis engroupes, par affinité de goût et en vue de remplir unefonction. Les individus peuvent passer librementd'un groupe à l'autre. Les groupes se réunissent enséries, impliquant une bonne manifestation del'inégalité et de la rivalité. Le but de cette organisa-tion est de faire travailler ensemble des personnesde passions, de caractères, de goûts différents, cha-cun s'épanouissant sans heurter l'ensemble, envariant fréquemment les travaux pour ne pas selasser. Pour réaliser cette réunion des gens, il fautfaire fonctionner la mécanique des passions. Lescinq ressorts sensuels (cinq sens) doivent concorderavec les quatre ressorts affectueux (amitié, ambition,amour, paternité) par l'entremise des trois passionsdistributives ou mécanisantes (cabaliste, papillonne,composite). La cabaliste, intrigante, est l'esprit departi et produit la rivalité et l'émulation; lapapillonne, alternante, est le besoin de variété, denouveautés, et elle appelle à changer souvent d'ac-tivité sous peine d'ennui; la composite, exaltante,est une fougue romantique, qui crée l'enthousiasmede ceux qui se passionnent pour quelque chose. Lerésultat de l'interaction entre ces éléments sera letravail effectué avec plaisir, avec dextérité, avecpassion, vigueur et longévité, pour accroître lesmoyens d'industrie. La production passerait en toutcas au quadruple de ce qu'elle est dans le mondecivilisé: le travail des harmoniens passionnés seraardent et ils feront en une heure ce que les salariésde l'époque, lents, maladroits et qui s'ennuient, ne

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page234

Page 235: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 235 -

font pas en trois heures. Dans cette société, toutesles classes seront satisfaites, et chaque individu, enne suivant que son propre intérêt, servira les inté-rêts de tous.Entre le monde perturbé et l'«harmonie», Fourierparle d'une période intermédiaire: le «garantisme».Elle est expliquée dans Le Nouveau MondeIndustriel et Sociétaire comme une étape de transi-tion amorcée par un roi «ennuyé de la stérilité desphilosophes»7, qui voudrait mettre fin à la pau-vreté. Il déciderait de réunir les pauvres dans desfermes fiscales d'au moins 40 familles. Le travail yserait à la fois agréable et productif, et elles seraientindépendantes en se chargeant elles-mêmes desactivités commerciales et bancaires. Peu à peu, lesfermes fiscales se développeraient et les avantagesqu'elles offriraient (notamment l'instruction pourles enfants et une vie plaisante) attireraient le peu-ple, «aussi fier de sa nouvelle condition qu'il estconfus aujourd'hui de son sort philosophique, de sachaumière sans pain, de ses légions d'enfants à quiil est obligé de donner le fouet quand ils demandentdu pain»8. Elles permettraient aussi de restaurer lesforêts, le chauffage collectif mettant fin à la surex-ploitation du bois. Elles contreraient de plus en plusle commerce privé car, se passant de négociants,elles feraient leurs achats et ventes directement lesunes chez les autres. Rien ne serait entrepris pourfaire disparaître les marchands privés, mais ils sup-porteraient mal la concurrence d'échanges placéssous le signe de l'honnêteté et non de la fourberie.L'Etat soutiendrait cette évolution et créerait labonne concurrence de trois entrepôts, avec des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page235

Page 236: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 236 -

agences dans les villes, qui travailleraient avec lesfermes fiscales. Détentrices des capitaux à la placedes banquiers et marchands, les fermes les utilise-raient de manière productive pour des terres ou desfabriques. Ces dernières quitteraient d'ailleurs lesvilles pour s'installer dans les fermes «où l'ouvrierpouvant varier ses travaux, alterner entre les jar-dins, les étables, les fabriques, etc., jouirait d'uneexistence aussi douce qu'elle est pénible dans lesgreniers des villes, où il fait du matin au soir, pen-dant 365 jours, le même ouvrage, au plus grandpréjudice de sa santé»9.Les fermes possèderaient vite le tiers du territoire etdes établissements industriels.Les pauvres abandonneraient leurs terres pour s'yinstaller, car ils y trouveraient subsistance et bien-être et travailleraient avec plaisir. Et ce plaisir amè-nerait des gains plus élevés. Les classes moyenneset les riches s'y intéresseraient aussi à cause del'agrément de relations vraies fondées sur laconfiance. On ne construirait plus dès lors de loge-ments insalubres ou laids.

1b) Robert Owen, un lutteur infatigable (1771-1858)On peut considérer que Robert Owen (1771-1858)est le père du socialisme anglais. On ne peut évoquer sa pensée sans retracer les grands épisodesde sa vie et de son action, tant il a constammenttravaillé à faire passer ses idéaux dans les faits.Né dans le Pays de Galles, où son père était quin-cailler et receveur des postes, Robert Owen, aprèsune enfance heureuse, quitta sa famille à l'âge de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page236

Page 237: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 237 -

10 ans. Il effectua un apprentissage de drapier,métier qu'il exerça plusieurs années, avant de fon-der une petite fabrique de machines textiles, puis dedevenir à 20 ans le directeur d'une des filatures decoton les plus réputées du pays, et enfin, patron, enEcosse, de la grande usine de New Lanark quiemployait 1000 ouvriers10.Il avait beaucoup lu, et de son intérêt pour la reli-gion, avait retenu «un esprit d'universelle charité»et un vif désir de faire du bien aux hommes. Il pen-sait aussi que c'est le changement des conditions devie qui améliorerait le caractère des êtres, et nonl'inverse comme le prétendaient les moralisateurs,qui accusaient les soi-disant vices des travailleursd'être la cause de leur misère. C'est ainsi qu'ildécida aussitôt d'offrir à ses ouvriers la situation laplus favorable pour l'époque: logements plus spa-cieux, meilleure hygiène, réduction du temps detravail, magasins pour des produits de qualité etbon marché, école pour les enfants avec une péda-gogie novatrice. Des personnalités du monde entier,parfois prestigieuses, vinrent visiter l'établissementmodèle. Puis dès 1815, il se lança dans une difficilecampagne en faveur de la règlementation du travaildes enfants et des jeunes gens, qui n'aboutit pas aurésultat souhaité, mais marqua le début des inter-ventions sociales de l'Etat.Après 1815, la Grande-Bretagne connaît une gravecrise économique. Robert Owen s'attelle à larecherche de solutions. Dès lors pour lui, deux idéesapparaissent: la création de villages agro-indus-triels où l'on remplacerait la charrue par la bêche etla mise en place d'un système d'échanges fondé sur

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page237

Page 238: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 238 -

la valeur du travail et non sur l'argent. Le travail àla bêche devait triompher du chômage enemployant plus de personnes, comme de la pénurieen accroissant la production, alors que la valeur-travail devait vaincre la surproduction et lamévente en permettant à tout travailleur d'obtenirdes marchandises du fait de son seul travail. Pourrépandre et généraliser ce modèle, il comptait et surl'initiative privée et sur les associations de travail-leurs, mais aussi, et de plus en plus, sur l'Etat.Notons qu'il comptait parmi ses amis un grandnombre de personnages très influents, comme leduc de Kent, père de la reine Victoria.Suite à l'échec de ces propositions, en 1824, il par-tit pour les Etats-Unis, où il tentera, dans la com-munauté de New Harmony, de constituer un villagecommuniste modèle: 800 volontaires venus dumonde entier y expérimenteront, certes dans le dés-ordre, mais aussi dans une totale liberté riche endébats, une nouvelle façon de vivre ensemble. A lafin de l'essai, en 1829, Owen rentrera en Angleterre,où il avait de nombreux adeptes. Il soutint l'essordes coopératives, dont il espérait faire les noyauxdes futurs villages communistes. Il lutta aussi pourla constitution des syndicats, dont il anima la première grande confédération: il escomptait qu'ilsservent de point de départ à une prise en charge dela production par les travailleurs eux-mêmes. Il mitaussi en place pendant deux ans un marché où lesproduits s'échangeaient selon le travail qu'ilscontenaient et non plus selon leur prix en monnaiemétallique. Inlassablement, à travers livres, brochures, tracts,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page238

Page 239: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 239 -

lettres, conférences, aidé de partisans zélés, et nonsans un mysticisme croissant, il répandit jusqu'à samort, en 1858, l'idéal d'une société nouvelle, fon-dée autant sur la transformation des conditions devie que sur une éducation visant l'attention à la vieconcrète et l'apprentissage de l'altruisme. A certainségards, Owen incarne une transition entre le cou-rant utopiste et le courant associationniste.

Même si on a tendance à railler ses vastes ambi-tions qui semblent avoir donné peu de résultats, onaurait tort de minimiser le courant utopiste et sesapports au combat pour un monde plus heureux.Dans son livre La vie quotidienne dans les commu-nautés utopistes au XIXe siècle11, pour la périodeallant du début du XIXe siècle à 1914, Jean-Christian Petitfils fait une liste comportant 20 com-munautés (plus ou moins) owéniennes fondées de1825 à 1847 surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, 40 communautés (plus ou moins) fourié-ristes fondées de 1833 à 1886, surtout auxEtats-Unis, mais aussi en France, au Brésil et enRussie, et en outre 44 autres communautés commu-nistes ou socialistes établies entre 1830 et 1914,surtout aux Etats-Unis, mais aussi au Paraguay, auGuatemala et en Italie. Il cite aussi dans le mondeentier plus de 30 communautés d'inspiration anar-chiste. Durant le XXe siècle, il s'est d'autre part àdiverses reprises constitué des communautés ratta-chées au courant utopiste, par exemple les commu-nautés nées dans le sillage du mouvement hippie età la suite de Mai 68. Ce n'est donc pas un faiblemouvement qui finalement s'est durablement

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page239

Page 240: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 240 -

proposé de tenter de nouvelles expériences de vieen commun.Bien sûr si l'on examine plus attentivement cesexpériences, on constate qu'un de leurs traits dis-tinctifs est en général leur assez courte durée (par-fois de quelques mois): New Harmony pourtantpatronnée par Owen lui-même n'existe que de 1825à 1829, la colonie fouriériste de Condé-sur-Vesgrene dura que de 1833 à 1834. Mais il y eut desexceptions: ainsi les communautés fondées auxEtats-Unis par les icariens (disciples de Cabet), àtravers diverses scissions, subsistèrent de 1848 à1895.Pour tenter de mieux discerner ce que cesdémarches ont apporté, il est bon de se pencher unpeu sur deux d'entre elles.Prenons d'abord le cas de New Harmony. Owenl'installe dans l'Indiana dans une colonie rachetée àla secte protestante des Rappistes, et elle réunit 800personnes venant des Etats-Unis et d'Europe. Parmielles, on trouve des travailleurs manuels (notam-ment 36 fermiers), mais aussi nombre d'intellec-tuels. S'il y a des gens sérieusement motivés parl'idée de transformation sociale, on y compte aussides excentriques et des paresseux. La communautéconnut des problèmes constants: certaines activitésne pouvaient être effectuées faute de personnel, il yeut des discussions sans fin, des disputes, on dutaffronter des comportements de profiteurs, des atti-tudes égoïstes de la part de gens supportant mall'égalité, des rivalités. L'organisation changea sanscesse pour essayer de parer aux difficultés. Les gensen souffraient et désiraient le retour à la propriété

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page240

Page 241: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 241 -

individuelle. Ce bilan décevant ne doit pourtant pasmener à la conclusion que tout fut négatif: l'expé-rience se déroula dans le respect de la liberté desindividus, de nombreux meetings permettaient ladiscussion de tous les sujets, l'organe de la commu-nauté fut un très bon journal soucieux de la vérité.Pour dire qu'on avait regroupé des gens aussi diffé-rents et aussi peu préparés, New Harmony ne peutpas être trop sévèrement jugée, même si l'impré-voyance d'Owen peut être surprenante.Comme deuxième exemple citons celui des commu-nautés américaines d'Etienne Cabet. Ce dernier(1788-1856) fut d'abord député républicain sous lamonarchie de Juillet, mais il évolua vers le commu-nisme et publia une utopie intitulée Voyage enIcarie (1840), qui eut beaucoup de succès et ralliaautour de lui beaucoup d'ouvriers et de membres del'extrême-gauche. Notons que la présentation del'ouvrage de Cabet comme la description de la plusintégrale horreur totalitaire est pour le moins exa-gérée: ce qu'il suppose, c'est que par des moyensscientifiques, l'Etat est parvenu en tout à trouver lemeilleur agencement, la meilleure technique, lemeilleur produit, et comme logiquement il estdéraisonnable de choisir le moins bon quand onconnaît le meilleur, il règne, en Icarie, une assezgrande uniformité avec le total accord de tous. QueCabet ait été plutôt naïf de penser qu'on pouvaittrouver en tout le meilleur est évident, mais qu'il aitvoulu transposer directement tel quel son modèledans un monde moins abstrait que l'Icarie idéale estdouteux. Cabet fit paraître en 1847 une brochureappelant à réaliser l'Icarie sans passer par la prise

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page241

Page 242: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 242 -

du pouvoir. En 1848, 69 émigrants partirent pour leTexas, bientôt rejoints par plus de 300 nouveauxIcariens. Le projet texan fut un échec total, car onarriva dans une région tout à fait inhospitalière.Arrivé plus tard aux Etats-Unis, Cabet retrouva sespartisans découragés et réussit à en convaincre 280de s'installer avec lui à Nauvoo, dans l'Illinois, oùles Mormons avaient abandonné des bâtimentspour partir vers le Lac Salé. La communauté quicommence n'est pas l'Icarie réalisée: «La science, lesarts et l'industrie y prépareront les éléments néces-saires à l'édification de l'Etat icarien au milieu dudésert» (lettre de Pech, dans le Populaire12). Lescolons effectuent divers travaux, et ceux qui sontpénibles sont partagés. Il faut beaucoup travailler,la vie est simple, on n'est pas riche, sans être pau-vre pour autant: «Il ne faut point traîner à quatreheures du matin en été quand la trompette sonne, sil'on veut avoir sa part. La saveur de ces trois repasà la fourchette est bien fade “quand on a vécu unpeu en gourmet“» 13. La production est faible: lemoulin fonctionne assez bien, on distille du whisky,mais la scierie est en panne, on manque de bonstonneliers, les récoltes de céréales sont mauvaises.Les divertissements peinent à soulever l'enthou-siasme, quand on assiste notamment à «un mono-logue du papetier Mahy, déguisé en portière», à «unautre du trieur de laine Legros, évoquant les“lamentations d'un Champenois sur la maladie despommes de terre“», et à «un vaudeville “L'Italien etle Bas-Breton“, “écourté“ de ce qui pourrait “fausserou souiller“ les imaginations des petits Icariens»14.Des tensions apparaissent entre les doctrinaires de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page242

Page 243: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 243 -

la vieille garde rassemblés autour de Cabet, accusésd'être des bureaucrates, et les ouvriers fiers de leurrude existence, auxquels on reproche d'être desindividualistes amateurs de tabac et de whisky. Desluttes s'engagent autour de la discipline, car le fon-dateur, soucieux de supprimer tout individualisme,veut interdire le tabac: «Pour moi, mon opinion, maconviction est... que l'usage du tabac n'est pasnécessaire, qu'il est inutile, dispendieux, nuisible àla santé, dangereux, déraisonnable, etc. / Mais cequi est plus grave encore,... (je) suis convaincu qu'ildéveloppe le sensualisme, le matérialisme, l'égoïsmeet qu'il éteint les sentiments de dévouement et defraternité, les idées de devoir et de mission»15. En1855, contesté, Cabet tente de rétablir son autoritémais, désavoué et accusé d'être un voleur, il doitquitter Nauvoo et emmène ses fidèles à Saint-Louis,où il meurt peu après. Alors que les rebelles conti-nuaient de vivre à Nauvoo, la communauté des par-tisans de Cabet s'implanta ensuite à Cheltenham,dans le Missouri. Puis ceux de Nauvoo fondèrent lacommunauté de Corning, dans l'Iowa, qui, en 1879,se divisa aussi en deux, suite à un conflit entre lesplus âgés, auxquels il était reproché d'être routi-niers, de cultiver des jardins de manière privée, demépriser les revendications des femmes, et lesjeunes, qui défendaient des idées scientifiques etlibertaires. La dissolution de la communauté deCorning, prononcée en 1895, signa la fin destumultueuses expériences icariennes.

Il ne faut pas non plus limiter les effets des entre-prises utopistes à la fondation de communautés.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page243

Page 244: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 244 -

Ainsi si le mouvement fouriériste américain donnalieu, dès 1840, à une trentaine d'expériences com-munautaires qui durèrent de quelques mois à plusde quinze ans, il exerça aussi son influence d'uneautre façon. Dans les années 1840, il réunissait des«conventions» (qui pouvaient rassembler 200 per-sonnes), disposait de 100 sociétés de propagande, de4 journaux, il vendait des milliers de livres etcomptait des milliers d'adhérents.

Si l'on examine les retombées du courant utopiste,des cinq points de vue énumérés plus haut, on peutdire qu'il fut moyen du point de vue du bonheur. Eneffet, les multiples difficultés, aussi bien les priva-tions matérielles que les déceptions nées des ten-sions internes et des échecs, furent souventdouloureuses pour celles et ceux qui avaient toutsacrifié à leur idéal. Mais il ne faut pas non plusminimiser les réelles satisfactions morales quebeaucoup durent retirer de la participation à cequ'ils considéraient comme la construction d'unmonde nouveau pour le plus grand bien de l'huma-nité: «J'en suis arrivé à un tel point qu'il me seraitimpossible de travailler pour moi personnelle-ment.... Je suis communiste par nature et par tem-pérament. Je ne pourrais être autre chose»16. Quandon a présenté la vie des membres des communautéscomme le lieu du découragement et du malheur, ona semble-t-il bien jugé en rapport avec ce qui avaitété annoncé ou promis, mais mal jugé en rapportavec ce qu'était la vie des prolétaires dans les usinescapitalistes: en quoi les sociétaires icariens pou-vaient-ils être plus malheureux dans leurs efforts

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page244

Page 245: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 245 -

pour bâtir eux-mêmes un monde meilleur que dansles entreprises où ils étaient livrés pieds et poingsliés à des patrons qui les exploitaient? Si l'on passeau point de vue du rapport à l'utopie, de l'espoird'un monde différent, il est clair que le courant uto-piste est le plus résolu, le plus idéaliste. Pour ce quiconcerne la démocratie, le bilan paraît moyen: par-fois contre l'avis des fondateurs qui s'estimaientassez éclairés pour guider leurs disciples sans troples écouter, les membres des communautés surentprendre la parole, exiger la discussion et parfoisimposer d'autres points de vue. Dans ce sens, lesfréquentes disputes et scissions sont à prendrecomme un signe de vitalité démocratique.Regardant la non-violence, le courant utopisteaffiche un très bon bilan: il n'utilisa jamais la vio-lence physique ni à l'intérieur ni contre ses adver-saires. Il faut pourtant nuancer cela du fait del'exercice, surtout dans le sytème icarien, d'uneforme de violence psychologique comparable àcelle qu'on trouve dans les sectes. Enfin, pour l'ef-ficacité, il faut admettre la grande faiblesse du cou-rant utopiste: rançon de son idéalisme forcené quil'empêchait de tenir suffisamment compte des cir-constances, son inefficacité lui interdit de s'étendreà toute la société et condamna souvent les expé-riences à se terminer très vite. Bilan en demi-teinte,mais bilan non sans valeur, donc, pour ceux quis'attachèrent tout particulièrement à ce qui figuredans la deuxième partie de l'Utopie de More, etoublièrent trop qu'elle est ce qu'on peut «souhaiter»plus que ce qu'on peut «espérer».

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page245

Page 246: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 246 -

Nous allons passer au deuxième courant, le courantassociationniste, tel que l'illustra Pierre-JosephProudhon.

2) L'associationnisme: s'organiser et se libérer soi-mêmeL'associationnisme (qu'on peut à l'occasion rappro-cher de l'anarchisme) est un courant qui tire son nomdu refus de l'autorité de l'Etat, dont on considère qu'ilest par essence un facteur d'oppression, commePierre-Joseph Proudhon le proclame: «Etre gouverné,c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légi-féré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé,estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtresqui n'ont ni le titre, ni la science, ni la vertu...»17.Proudhon a été choisi comme exemple de ce courant,notamment à cause du rôle qu'il a joué dans le mou-vement ouvrier international au milieu du XIXe siè-cle. Contrairement aux utopistes, Proudhon necherche pas à se conformer à un modèle idéal: il partde la constatation d'un monde injuste, et, en se fon-dant sur ce qu'il estime être la justice, il proclame uncertain nombre d'exigences pour une nouvelle orga-nisation de la société. Ces exigences reposent sur laliberté des individus qui doivent refuser toute impo-sition d'un ordre venu d'en haut, et construire d'enbas par contrat un monde où la coopération de tousrésulte de décisions absolument libres. L'auto-organi-sation y conduit à l'autogestion.

Pierre-Joseph Proudhon, le typographe-philosophe(1809-1865)Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), le typographe-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page246

Page 247: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 247 -

philosophe de Besançon, est l'une des figures cen-trales, mais aussi des plus controversées du mouve-ment ouvrier. On a attaqué son conservatismemoral, sans doute lié à ses origines paysannes etartisanales. Son hostilité à l'Etat et la critique deMarx l'ont souvent desservi. Mais quoi qu'il en soit,il a rédigé une œuvre monumentale à l'argumenta-tion rigoureuse. Et il a exercé une influence consi-dérable sur la classe ouvrière jusqu'à la fin du XIXe

siècle, spécialement en France, une influence qui seprolongea au-delà dans les syndicats.Proudhon déploie sa pensée dans deux directions:l'une de critique et de destruction, l'autre deconstruction. Nous allons d'abord examiner la par-tie critique de l'œuvre, celle qui, dans Qu'est-ce quela propriété? (1840)18, se livre à la condamnation dela propriété privée, droit d'user et d'abuser de lachose, que la Révolution française a garanti. «Lapropriété est vaincue; elle ne se relèvera jamais»19,dit Proudhon, qui donne aussi la célèbre définition«La propriété, c'est le vol!»20, qui lui causa de nom-breux ennemis.Sa pensée est pourtant bien plus nuancée qu'ellepeut apparaître au premier abord. Et le rejet des jus-tifications traditionnelles de la propriété, mené avecune grande érudition et une remarquable logique,est difficile à contester. Proudhon commence partraiter la justification de la propriété comme droitdu premier occupant. Il conclut que cette thèse nejustifie pas la propriété, mais la possession.La possession, c'est le droit égal pour tous de dispo-ser de ce qui suffit pour vivre. Chacun, étant égale-ment libre, a le droit de posséder une part de territoire

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page247

Page 248: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 248 -

égale au résultat de la division de la surface totale parle nombre d'habitants. On voit avec évidence qu'ainsila propriété «ne peut se former»21. Passant ensuite à la justification par la loi,Proudhon, très adroitement, montre qu'elle n'atteintpas sa fin. En effet, ce n'était pas la propriété que laloi, à l'origine, voulait défendre. C'était justement lapossession de ce dont chacun avait besoin et dont,sans titre, il pouvait être dépouillé par d'autres s'ils'absentait.En troisième lieu, Proudhon examine la fameusejustification par le travail. Il est ici particulièrementincisif. Si le travail amène un droit sur quelquechose, selon lui, c'est sur le produit du travail (pourle pêcheur sur le poisson pêché), et non sur le fondspermettant d'obtenir le produit (pour le pêcheur surla mer). D'autre part, si la propriété était fondée surle travail, elle cesserait d'être un droit pour celui quicesse de travailler, et ce n'est pas ce que veut la loi.Ensuite, le travail ne justifie pas l'appropriationindividuelle, mais un partenariat. En effet le propriétaire qui a défriché le terrain partage la pro-priété avec le fermier qui l'a amélioré. Par ailleurs,le travailleur garde un droit sur le produit mêmeaprès avoir reçu son salaire. Proudhon explique eneffet que le salarié touche un montant correspon-dant à son propre travail, mais que sa part de lasomme correspondant au travail collectif ne lui estpas ristournée: lever à 200 l'obélisque de Luqsor enquelques heures, c'est bien autre chose que de lais-ser chacun des 200 tenter de le faire seul. Ainsi, lecapital accumulé étant une propriété sociale, le travailleur a droit à une participation aux produits

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page248

Page 249: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 249 -

et aux bénéfices. Proudhon ajoute que tous lessalaires devraient être égaux. Chacun, dans la divi-sion du travail, remplit en effet une fonction égale.Le plus grand poète a besoin de l'artisan qui tra-vaille pour lui. Celui qui a du talent a une dette àl'égard de la société qui lui permet de le mettre envaleur. Et la société est fondée sur un échange entreces fonctions, qui n'est juste que si les diversesvaleurs échangées sont égales. Si l'échange n'estpas égal, le maître n'est pas l'associé, il est l'ennemide l'ouvrier. Ainsi le travail détruit la propriété, carnul ne travaille seul, et chaque producteur n'a droitsur son produit qu'à une part en rapport avec lenombre d'individus composant la société. «Tout tra-vail humain résultant nécessairement d'une forcecollective, toute propriété devient, par la même rai-son, collective et indivise...»22.Pour finir, Proudhon se demande pourquoi, si lapropriété est logiquement impossible, elle s'estimposée. Il cite le goût de l'indépendance qui, aucours de l'histoire et du fait de l'inexpérience, aengendré l'égoïsme, d'où est née la propriété.Mais Proudhon rejette le communisme. Ce qu'ilréfute, c'est la propriété de l'exploiteur, qui possèdeplus qu'il ne lui faut et en profite pour abuser desautres. Proudhon défendait en revanche la petitepropriété de celui qui ne travaille que pour lui, etqui est à ses yeux une garantie contre le pouvoir del'Etat.

Passons maintenant à la phase constructive de sapensée telle qu'elle figure dans un de ses dernierstextes, De la capacité politique des classes ouvrières

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page249

Page 250: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 250 -

(1865)23. Proudhon, comme on l'a déjà vu à proposdu droit de possession, est un adepte de l'absolueliberté de tous. Ainsi il reproche au socialisme éta-tiste de sacrifier la liberté à une égalité imposéeautoritairement. Ce qu'il propose, c'est de réconci-lier la liberté et l'égalité, ce qui d'après lui peut sefaire à travers le mutuellisme. Ce système, constituéd'en bas, repose sur des ententes, sur des contratsentre individus et entre groupes libres, sans imposi-tion par une autorité supérieure.A travers ce système, des individus, des corpora-tions, des cités, exerçant toutes sortes d'activités(industrie, agriculture, service public), vont se pro-mettre mutuellement la garantie de certains avan-tages (fourniture de produits, crédit, instruction,sécurité). Ce sytème de réciprocité fait que chacunest sûr de recevoir des autres l'équivalent de ce qu'illeur a donné. Il garantit «service pour service, cré-dit pour crédit,... sûreté pour sûreté, valeur pourvaleur, information pour information, bonne foipour bonne foi, vérité pour vérité, liberté pourliberté...»24. Il permet d'éliminer toutes les distor-sions nées du désir d'avoir plus et de la violence quil'accompagne: il n'y aura plus de loyers et de prixtrop élevés, plus de spéculation, plus de misère, plusde faillites, plus de grandes fortunes illégitimes.Et ce système faisant appel à la liberté et à l'initia-tive des citoyens, partant d'en bas, est davantageéconomique que politique. Proudhon pense que lapriorité accordée au politique est une erreur: «Avantde légiférer, d'administrer, de bâtir des palais, destemples et de faire la guerre, la société travaille,laboure, navigue, échange, exploite les terres et les

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page250

Page 251: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 251 -

mers»25. Ainsi la base du fonctionnement de lasociété selon Proudhon, ce sont d'abord des asso-ciations et compagnies de travailleurs diverses sansvocation politique. Ces associations, constituées parcontrat entre les membres, s'occuperont de bienfai-sance, de commerce de détail, d'éducation, d'exploitation des mines, de construction de loge-ments... Elles se regrouperont librement en fédéra-tions. Au sommet, des organismes de coordinationfonctionneront, traitant de tout ce qui concerne lesfinances, l'agriculture, le commerce et les travauxpublics. Les organes politiques, les communes, puisles fédérations de communes, jusqu'à la large fédé-ration nommée Etat, ne s'occuperont que de l'admi-nistration, de la police, de la justice, du culte et dela guerre. Ils doivent aussi reposer sur des ententeslibrement consenties et pouvant être remises enquestion. On voit que pour Proudhon, le mutuel-lisme s'exprime au niveau de l'organisation poli-tique par le fédéralisme26, ce qui explique sonadmiration pour la constitution suisse. Son fédéra-lisme était d'ailleurs si exigeant qu'il amena notreauteur à condamner la position des Etats du Nordpendant la Guerre de Sécession. Incontestablement, on trouve dans les associationset compagnies proudhoniennes les fondements del'autogestion. La constitution de la société par enbas et le souci intransigeant de la liberté des individus et des groupes sont assurément des pointsforts. Proudhon fut un grand théoricien et un lut-teur infatigable. Le passage suivant expose bien sonintention: «Que la classe ouvrière, si elle se prend ausérieux, si elle poursuit autre chose qu'une fantaisie,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page251

Page 252: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 252 -

se le tienne pour dit: Il faut avant tout qu'elle sortede tutelle, et qu(') elle agisse désormais et exclusi-vement par elle-même et pour elle-même»27. Sesfunérailles attirèrent des milliers d' ouvriers.

La pensée de Proudhon rencontra un soutien massifdes années 1840 aux années 1870. Les socialistes dela Commune de Paris étaient souvent proudhoniens.Puis l'anarchisme de Proudhon connut une éclipseau moment où les marxistes l'emportèrent dans lemouvement ouvrier. A travers l'idée d'autogestion,Proudhon n'a pourtant pas cessé d'irriguer l'actionouvrière. Nous allons citer quelques exemples deprise en main de leur destin par les travailleurs eux-mêmes: il n'est pas nécessaire qu'ils aient revendi-qué l'influence directe du philosophe français.L'important est qu'ils cultivent l'esprit de liberté etd'initiative ouvrière qu'il répandit.On peut citer d'abord l'Association des bijoutiers endoré fondée en 1834 par Philippe Buchez, représen-tant du christianisme social, et qui dura une tren-taine d'années. Ce fut une entreprise prospère. On yfaisait des lectures évangéliques et l'on discutait desaffaires en Assemblée générale. Le capital de l'as-sociation, constitué par les épargnes des associés etensuite par les bénéfices réalisés, était indivisible.Une floraison d'associations de même inspirationvit le jour dans le contexte de la Révolution de1848 (cuisiniers associés, associations des ébénistes,des tailleurs d'habits, des facteurs de pianos,...).Lors de la Commune de Paris en 1871, et bien quefaute de temps le processus ait seulement com-mencé, on avait décidé la remise en exploitation

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page252

Page 253: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 253 -

des ateliers abandonnés par leurs patrons à traversdes Associations ouvrières de production apparte-nant aux travailleurs. Les chambres syndicalesouvrières avaient été chargées d'une étude allantdans ce sens, et les ouvriers mécaniciens et métal-lurgistes s'étaient déclarés prêts à organiser desassociations «à capital collectif et inaliénable» 28.Dès le 3 mai, on pratiquait l'élection à l'atelier duLouvre: «Art. 1er. L'atelier est placé sous la direc-tion d'un délégué près la Commune. / Le délégué àla direction sera nommé par les ouvriers réunis, etrévocable chaque fois qu'il sera convaincu d'avoirfailli à son devoir...»29.En France, il existe une solide tradition de coopéra-tives de production. Les moments de plus fort déve-loppement ont été 1936, l'après-guerre, entre 1978et 1982, et depuis 1995. Actuellement ces entre-prises portent le nom de SCOP (Sociétés coopéra-tives ouvrières de production) et en 2004 il y enavait 1700 employant plus de 36000 salariés, dontprès de 60 % étaient des associés. Ces entreprisessont actives dans des domaines aussi variés que lebâtiment, l'imprimerie, l'ameublement et les presta-tions de services intellectuels. Si les SCOP ont unetaille moyenne de 21 salariés, on y trouve aussi degrandes entreprises comme Acome (fils, câbles ettubes de synthèse) qui emploie plus de 1000 per-sonnes.Un des plus beaux fleurons des coopératives de pro-duction françaises fut l'Association des ouvriers eninstruments de précision (AOIP) qui, fondée en 1896par des membres du syndicat des ouvriers en ins-truments de précision, fut mise en liquidation en

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page253

Page 254: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 254 -

2003. Dans les années 1970, avec 4600 salariés, elleétait la plus grande coopérative d'Europe horsURSS. Elle produisait avec une grande expertise desappareils photographiques, du matériel cinémato-graphique, des télégraphes, des téléphones, des cen-traux téléphoniques, des matériels de navigation...Elle fut un modèle de progrès social: salaire uniquede l'ouvrier au directeur, caisse de retraite financéepar un prélévement sur les bénéfices, caisse pour lesmalades et les accidentés du travail, mise en placed'une école d'apprentissage qui, de 1917 à 1988,instruisit plus de 800 mécaniciens. Voici comment,en 1948, un article du Monde coopératif résumaitl'esprit de l'Association: «Une conscience profes-sionnelle qui ne se dément pas, des ateliers où letravail aux pièces est inconnu et où il est avanta-geusement remplacé par du travail réfléchi, soigné,des exécutions parfaites à des prix minutieusementétablis, une solidarité toujours en éveil pour la sau-vegarde de la dignité du travailleur, tels sont lestitres de noblesse démocratique d'une Associationqui porte avec orgueil le drapeau de la Coopérationà l'avant-garde du progrès, où elle s'est résolumentengagée et maintenue»30.Enfin, pour conclure, il est nécessaire d'évoquer lecas exceptionnel des coopératives Mondragon, dontle centre se trouve au Pays Basque espagnol, et qui,ces cinquante dernières années, à partir d'initiativesvenues du christianisme social, a porté avec unimmense succès les couleurs coopératives31. Une trèsbonne présentation en français a été publiée parJacques Prades32.Après la Guerre civile espagnole, le Pays basque

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page254

Page 255: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 255 -

connaît la crise économique. En 1943, un jeunecuré aux préoccupations sociales, le Père JoséMaria Arizmendiarrieta, fonde une école profes-sionnelle dans la ville de Mondragon. Ouverte àtous les jeunes de la région, elle est de plus démo-cratiquement administrée. Voici une pensée de ceprêtre remarquable: «Savoir, c'est pouvoir. Les idéesnous séparent, les besoins nous unissent». De fait, des développements féconds vont naître decette première initiative. En 1956, cinq jeunes, issusde l'école, fondent à Mondragon une première coo-pérative de production, Ulgor, fabriquant des four-neaux et des réchauds. Ecartés de la sécurité socialegénérale par le régime de Franco, les coopérateursfondent une mutuelle. En 1959 est mis en place unétablissement coopératif de crédit, la Caja LaboralPopular, qui va financer d'autres coopératives dansla région. En effet la multiplication des coopéra-tives est spectaculaire des années 1960 à nos jours:actuellement il y en a plus de cent travaillant dansdivers secteurs industriels, dont la construction, lescomposants, la machine-outil, l'électroménager. Lesentreprises sont organisées en trois grandes divi-sions: le groupe industriel, le groupe de distribution(car le groupe Mondragon détient une chaîne dedistribution alimentaire) et le groupe financier. UnCentre de Recherches Technologiques et uneUniversité, avec trois facultés et fréquentée par3000 étudiants (qui sont coopérateurs), ont d'autrepart été créés. Le groupe a essaimé hors du Paysbasque, devenant multinational à travers des sitesde production dans 14 pays, dont la France, laPologne et la Chine: il est vrai qu'à l'étranger les

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page255

Page 256: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 256 -

entreprises ne sont pas des coopératives.Aujourd'hui, totalisant 218 entités, le groupecompte presque 70’000 salariés (alors qu'ilsn'étaient que 25’000 en 1993), dont une moitié decoopérateurs. Pour les ventes et pour le nombre detravailleurs, le groupe Mondragon est actuellementle premier du Pays Basque et le septième d'Espagne.Ainsi, à l'évidence, le succès est éclatant du pointde vue économique...Et cela repose non pas sur la concurrence capita-liste, mais sur les principes coopératifs. Les travail-leurs sont copropriétaires de chaque entreprise. Ils yont investi une part de capital quand ils sont deve-nus sociétaires. En plus de leur salaire, ils touchentune part des bénéfices, mais une autre part doit êtreréinvestie dans l'entreprise. Celui qui s'en va retiresa part de capital ou la vend à d'autres sociétaires.C'est en assemblée que les travailleurs coproprié-taires, selon le principe «une personne, une voix»,définissent les orientations de l'entreprise et élisentla direction. Il y a une direction de l'ensemble dugroupe élue lors d'un congrès annuel des représen-tants de toutes les entreprises.Outre la démocratie dans le travail et l'économie, legroupe des coopératives Mondragon comporte desavantages en terme de solidarité. En effet lesdiverses entreprises coopèrent au lieu de se livrerbataille. Elles mettent en commun des servicescomme les transports et l'administration générale,et cofinancent leurs centres de recherche et leuruniversité. Elles collaborent pour que les entreprisesdes divers secteurs fournissent les différents élémentsentrant dans la fabrication des produits. Elles s'en-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page256

Page 257: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 257 -

traident financièrement par le prêt interentreprises eten réservant une partie de leurs profits pour soute-nir les entités moins prospères. Elles œuvrentensemble pour garantir les emplois, réaffectant àl'intérieur du groupe les travailleurs des coopéra-tives en difficulté: là où le groupe est influent, letaux de chômage était de 5,25 % contre 18 % dansd'autres régions d'Espagne. «Le but de la coopéra-tive, c'est la création d'emplois... Cela signifie que,même en 1992, au plus fort de la crise, nousn'avons eu que 400 chômeurs sur des périodes dedeux à trois mois. On a... chargé notre organismemutualiste... de recaser les ouvriers inoccupés dansles coopératives qui marchaient bien», dit un repré-sentant du groupe33. Au-delà des exemples cités, il est à relever qu'en2007, CECOP (Confédération Européenne desCoopératives de Production et de Travail Associé,des Coopératives Sociales et des Entreprises Socialeset Participatives), rassemblant des entreprisescontrôlées par les travailleurs, concernait en Europeenviron 60’000 entreprises employant 1,3 millionde personnes34.On peut aussi rattacher au courant associationniste,dans le domaine des assurances, les mutuelles, etdans l'économie, les coopératives agricoles et lescoopératives de consommation. Ces structures relè-vent bien de l'auto-organisation. Les coopérativesagricoles réunissant des agriculteurs indépendantsdans le but d'effectuer certaines tâches ensemble etnon en concurrence sont bien d'esprit socialiste etassociationniste: elles sont la manifestation de lasolidarité et de la démocratie dans le cas de petits

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page257

Page 258: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 258 -

propriétaires seuls maîtres de leur entreprise, maisrésolus à s'entraider. Quant aux coopératives deconsommation, il faut reconnaître qu'avec le tempselles se sont éloignées de l'esprit qui les animait audépart. Le fait qu'elles aient rassemblé des coopéra-teurs cherchant seulement à obtenir des produitsmeilleur marché les a prédisposées à se désolidariserdes producteurs et à s'ouvrir à une clientèle de non-coopérateurs intéressés par des prix avantageux: iln'y a plus beaucoup de différence aujourd'hui entreles coopératives de consommation et les grands dis-tributeurs privés. Mais les initiateurs, qui fondèrenten 1844 la coopérative anglaise de Rochdale,avaient d'autres objectifs. Ils voulaient aussiconstruire ou acheter des maisons pour mieux logerles sociétaires. Ils voulaient s'atteler à la productionde biens utiles aux membres pour donner ainsi dutravail aux sans emploi. Ils voulaient acheter oulouer des terres pour employer d'autres membres auchômage. Ils voulaient encore développer l'éducation.Au fond, ils voulaient jeter les bases d'un nouvelordre social, comme l'indique leur «loi première»:«la société... établira une colonie dans laquelle lesintérêts seront unis, ne se soutenant que par elle-même, ou qui apportera son aide à d'autres sociétésd'entraide pour établir des colonies semblables»35. Etl'on voit ici régner pleinement l'esprit association-niste.

Au moment de tirer un bilan du courant associa-tionniste, il faut constater qu'au plan du bonheur, lerésultat a été plutôt bon: nul doute que beaucoup

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page258

Page 259: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 259 -

de ces entreprises ont fourni aux travailleurs desrevenus suffisants pour avoir une vie matérielleagréable, mais que plus que toute entreprise capita-liste, elles ont permis un rythme humain du travailet la satisfaction morale d'être libéré du pouvoirpatronal. Georges Lasserre écrit à ce propos: «Elles(=ces coopératives) ont rendu aux travailleurs leurdignité d'hommes libres, parce qu'à une surveil-lance souvent dégradante elles ont substitué le sen-timent de la responsabilité, la discipline reconnuenécessaire et librement consentie, parce qu'elles ontrendu au travail le respect qui lui est dû en leremettant à sa juste place par rapport au capital»36.Le rapport de ces initiatives à l'utopie est bienmoins étroit que chez les utopistes: moins ambi-tieuses que les utopies sans pour autant renoncer àl'attente du changement, les coopératives ont cher-ché à développer concrètement les conditions d'uneharmonie entre la réussite professionnelle et l'idéalde solidarité, et pour y réussir, elles ont dû fairepreuve de souplesse. Pour ce qui est de la démocra-tie, le bilan est bon, car ces entreprises ont toujoursreposé sur les décisions communes des travailleurscopropriétaires. Le bilan est aussi bon du point devue de la non-violence, car les projets coopératifsn'ont jamais voulu s'implanter par la force, notam-ment celle d'un Etat autoritaire, et elles n'ont pasnon plus utilisé la contrainte à l'intérieur pour fairetaire d'éventuelles contestations. Enfin, leur effica-cité fut moyenne: si elles ont manqué leur objectifde s'étendre peu à peu à l'ensemble de la société,elles ont bien réussi à certains moments dans certains lieux. Refusant la soumission à l'Etat en

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page259

Page 260: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 260 -

échange d'un soutien massif de sa part, comptantsur la bonne volonté de leurs membres et sur la dif-fusion par l'exemple, elles ont souvent souffert del'hostilité du monde capitaliste ambiant, de laméfiance des clients et de la difficulté d'obtenir dufinancement, et ces aspects hypothèquent évidem-ment leur efficacité. Elles n'ont pas changé lasociété de fond en comble, mais ont créé desenclaves, îlots de liberté et de coopération dansl'univers glacé de la compétition: résultat modesteaux yeux de certains, mais qui est loin d'être négli-geable. Et ce résultat ne vient-il pas du fait que cecourant aurait choisi surtout la première partie del'Utopie de More et serait, à l'image du ThomasMore du livre, plutôt sceptique quant à l'idée d'unecité parfaite?

3) l'associationnisme-étatiste: favoriser l'associationd'en hautL'associationnisme-étatiste adopte les mêmes pers-pectives que le courant précédent. Il s'agit biend'instaurer partout des associations ou des coopéra-tives qui seront gérées par les travailleurs eux-mêmes. Seulement, au lieu de laisser la fondationde ces entreprises à ceux qui travaillent, l'associa-tionnisme-étatiste, par souci d'efficacité, préconiseune forte intervention de l'Etat. C'est l'Etat qui met-tra les entreprises en route, les soutiendra dansleurs débuts, avant de les céder aux travailleursquand elles seront assez solides. Ce courant supposeque l'Etat est devenu le véritable instrument de lavolonté de la majorité laborieuse, ce qui implique

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page260

Page 261: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 261 -

une prise de pouvoir par les éléments progressistes.C'est ce courant qui tenta, en vain, de conduire unerévolution démocratique et sociale dans la Francede 1848: et le ministre socialiste Louis Blanc fut leprincipal artisan de cette tentative.

Louis Blanc, l'homme d'action républicain et socia-liste (1811-1882)Louis Blanc est une figure clé du socialisme du XIXe siècle. Issu d'une famille monarchiste, ilnaquit en 1811 à Madrid. De retour en France, ilconnut une jeunesse pauvre, avant, en 1832, dedevenir précepteur du fils d'un industriel d'Arras:cette période où il connut la réalité de l'usine et desouvriers fut décisive. Journaliste dès 1834, il défen-dit infatigablement le double idéal républicain etsocialiste. Lors de la Révolution de 1848, il futministre socialiste du gouvernement provisoire.Après l'échec de la gauche, il dut partir en exil enAngleterre, où il séjourna jusqu'en 1870. Rentré à lachute de Napoléon III, il fut élu député. Il désap-prouva la Commune, à cause de l'influence desanarchistes, et mourut en 1882.Il y a deux aspects dans son œuvre principale,Organisation du travail37, l'une des plus lues par lesouvriers français du XIXe siècle. Un premier aspectest critique, et consiste dans une attaque en règlecontre la concurrence et ses soi-disant mérites. Unsecond aspect, constructif, présente la solution auxproblèmes de la société, sous la forme de l'associa-tion.La critique de la concurrence revient à rejeter le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page261

Page 262: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 262 -

désordre social où règne la lutte de tous contre tous,engendrant misère et gaspillage. Louis Blanc parled'abord de la concurrence entre les travailleurs,dont les résultats sont le chômage, et, pour ceux quiconservent un emploi, la baisse des salaires. A ceuxqui disent que celui qui n'a pas de travail à unendroit pourra toujours en trouver un autre ailleurs,Louis Blanc rétorque en soulignant la quasi-impos-sibilité de changer de lieu et de métier. Puis il parlede la concurrence entre les bourgeois, qui sont aussiperdants en s'entre-dévorant sans cesse. En effet, laconcurrence, pour les patrons, c'est la liberté deproduire sans règles et au hasard. C'est la dispari-tion des petits fabricants et commerçants au profitdes grands, à travers les faillites, au gré des falsifi-cations, des ruses et des vols de clients. C'est laprime aux forts et aux malhonnêtes. C'est un sys-tème où tout le monde est menacé. Enfin il fait unsort à l'argument du «bon marché», censé justifierla concurrence par l'avantage du consommateur. Le«bon marché» n'est finalement à l'avantage de per-sonne, car il sert essentiellement aux riches pourécraser les faibles et pour préparer leur monopole,et donc la remontée des prix. Il repose d'autre partsur la réduction des salaires. En résumé, la concur-rence, au lieu d'associer les forces, les détruit lesunes par les autres.C'est ainsi que Louis Blanc propose le remèdeopposé de l'association, qui est la mise en commundes forces et des ressources. L'Etat jouera un rôlecentral d'incitation et de régulation pour les asso-ciations (ateliers sociaux) industrielles et agricoles .Il offrira le crédit et nommera les premiers respon-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page262

Page 263: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 263 -

sables. Mais, après une année, les travailleurs éli-ront eux-mêmes leurs dirigeants. Au départ, desentreprises privées subsisteront, mais les avantagesde l'association conduiront à leur disparition pro-gressive. Les bénéfices d'une association seront par-tagés en trois parts: l'une pour les travailleurs, unedeuxième pour un fonds en faveur des vieillards etdes malades, une troisième pour un fonds de soli-darité avec les autres associations. Pour unebranche, le même prix de revient et le même béné-fice licite seront fixés. En cas de difficulté, uneassociation pourra compter sur la solidarité desautres. Les salaires seront finalement versésconformément à la devise: «De chacun selon sesfacultés, à chacun selon ses besoins.». La motiva-tion ne manquera pas dans un système où l'intérêtparticulier s'identifiera à l'intérêt général par le par-tage des bénéfices. Louis Blanc réussit à créer plu-sieurs ateliers sociaux lors de la Révolution de1848, qui fonctionnèrent assez bien durant la brèvepériode où la bourgeoisie les toléra (il faut noterqu'ils n'ont rien à voir avec les ateliers nationaux,un système d'assistance que notre auteur combat-tit). Louis Blanc fut aussi l'ardent promoteur dudroit au travail, qu'il relie au droit à la vie.Homme d'action autant que théoricien, Louis Blanc,en 1848, vécut le terrible échec de la première révo-lution ouvrière (qu'il ne sut prévoir par un excès deconfiance dans la bonne volonté des possédants).A la charnière entre le système des petites entre-prises et l'affirmation de la grande industrie, il pro-pose un projet démocratique et social, où le pouvoirde l'Etat et l'initiative des travailleurs sont en équi-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page263

Page 264: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 264 -

libre.Les réalisations liées au courant associationniste-étatiste sont nombreuses. L'Etat, dans nombre depays, a fréquemment soutenu des associations enleur confiant des tâches et en les subventionnant.Ce qu'on remarque pourtant, c'est que l'Etat s'est engénéral gardé de développer des associations oucoopératives de production industrielles et agricolesconcurrentes des entreprises privées, comme levoulait Louis Blanc en 1848. L'Etat a par contre trèssouvent soutenu des associations à but social ouculturel: en procédant ainsi il a pu se déchargerd'une partie de la protection sociale sur des struc-tures autonomes, aidées financièrement maisdevant s'administrer elles-mêmes. Ainsi, et toutparticulièrement ces dernières années, en relationavec l'affaiblissement progressif de l'Etat-provi-dence, les pouvoirs publics encouragent la créationd'un secteur où des associations subventionnéesgèrent des crèches et garderies, des services d'aide àdomicile, des ateliers pour les personnes sans travail.Ainsi dans l'UE il y avait en 1990 plus d'un milliond'associations totalisant 100 millions de membres.En Allemagne, vers 2000, plus de 80’000 associa-tions vouées au bien-être social recouraient à 1,5million de bénévoles et employaient environ un mil-lion de salariés, soit 4 à 4,5 % des salariés du pays38.En Italie, par une loi de 1991, l'Etat reconnaîtl'existence de coopératives sociales qui ont pour but«l'intérêt général de la communauté pour la promo-tion humaine et l'intégration sociale des citoyens».Pour y parvenir, elles assurent la gestion des servicessocio-sanitaires et éducatifs, et animent diverses

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page264

Page 265: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 265 -

activités, notamment agricoles et industrielles, favorisant l'insertion des personnes défavorisées.Elles bénéficient d'avantages fiscaux, ont des rela-tions privilégiées avec les collectivités publiqueslocales. Il y avait en 2001 plus de 5500 coopérativesrelevant de plus de 150’000 associés. Au Québec, lesCDEC (Corporations de développement économiquecommunautaire), se chargent, avec l'aide financièredes collectivités publiques, d'aménagement du territoire, de création d'entreprises privées ou collectives, de gestion de logements sociaux39.

Du point de vue du bonheur, il est indéniable queces initiatives sont positives. A défaut de lancer devastes programmes, qui peuvent à grande échelleaméliorer le bonheur de tous, ce qu'envisageaitLouis Blanc, le mouvement associationniste-étatisteapporte de nombreuses pierres aux édifices de lasanté publique, de l'aide sociale, de la lutte contrele chômage, de l'éducation et de la culture. La mul-tiplication d'associations autonomes soutenues parl'Etat peut même avoir des avantages: engagementdes citoyens eux-mêmes, proximité entre les béné-ficiaires et les prestataires de services, plus grandeattention aux personnes, meilleure écoute des usagers, possibilité d'une plus grande souplesse faceà l'évolution des besoins. Il faut pourtant noter quedans la période actuelle de déresponsabilisation del'Etat, les associations soutenues par l'Etat travail-lant pour des missions de service public peuventdonner lieu à de sérieux inconvénients. Si le soutiende l'Etat n'est pas suffisant et s'il n'effectue pas descontrôles par rapport à des normes communes, on

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page265

Page 266: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 266 -

peut assister à une baisse de la qualité des prestationset à un accès inégal aux services suivant le nombre,le dynamisme et les tarifs des associations enga-gées. Mais globalement le partenariat associations-Etat est loin d'être inutile. Concernant ladémocratie, le bilan de ce courant est positif: lesassociations font appel à la participation descitoyens et sont démocratiquement gérées, tout ens'opposant aux visées bureaucratiques. Pour lanon-violence, le bilan est aussi bon, car les struc-tures associatives se mettent en place selon labonne volonté des habitants et ne cherchent ni às'imposer ni à prendre le pouvoir. Regardant l'effi-cacité, le nombre impressionnant d'associations enEurope et toutes les tâches qu'elles accomplissenten appui aux Etats laissent voir une réelle efficacitéde ce courant: cette efficacité est pourtant limitée à l'accomplissement de tâches indispensables au bonheur commun, mais ne remettant pas en causeles fondements du système. D'une certaine façon,l'associationnisme-étatiste est efficace pour veniren aide aux victimes du système, mais il contribueaussi à la survie du système: rendant moins amèrela potion libérale, notamment par ses entreprisespour sans emploi, cet associationnisme comprometles solutions plus libératrices du pur association-nisme qui veut non pas la création d'entreprisessociales entre parenthèses pour les chômeurs, maisla création de véritables entreprises non capitalistespar ceux qui n'ont pas de travail. Un des grandsproblèmes de l'associationnisme-étatiste est qu'ilaurait fallu, pour que ses grands projets se réalisent,d'un Etat au service du peuple: or depuis 1800, les

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page266

Page 267: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 267 -

Etats concrets ont toujours servi des minorités soit bourgeoises soit bureaucratiques. L'efficacité réellede ce courant, payée cependant par la perte denombre de ses ambitions, est à rattacher aussi à uncertain oubli de l'utopie (alors que Louis Blancadhérait, peut-être trop fortement à l'utopie).

4) Le marxisme: libérer les hommes de l'Etat grâceà l'EtatComme objectif final, le marxisme adopte aussi lalibre association des travailleurs.Mais à la différence des associationnistes proudho-niens, il pense que l'on ne peut passer directementau stade final et qu'une révolution doit amener laconstitution d'un Etat ouvrier. C'est l'Etat ouvrierqui sera chargé d'instaurer les conditions permettant,à travers l'extinction de l'Etat, la mise en place deslibres associations. A la différence de l'association-nisme-étatiste de Louis Blanc, le marxisme rejetted'autre part l'établissement par l'Etat d'associationsdécidées d'en haut qui prendraient aussitôt le relaisdes entreprises capitalistes. Pour le marxisme, lapremière forme de propriété collective des moyensde production sera la propriété d'Etat, qui permet-tra la mise à disposition de toute la société du sur-plus gagné par les capitalistes à l'occasion de touteproduction (le surplus est appelé plus-value).

Karl Marx, philosophe, scientifique et politique(1818-1883)C'est non sans tremblement que tout homme ordi-naire doit approcher la grandiose personnalité de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page267

Page 268: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 268 -

Karl Marx. Il est un des intellectuels les plusgéniaux des Temps modernes, et de surcroît sonimpact sur la réalité des 150 dernières années a étéconsidérable. Marx cumule les talents. Grand philo-sophe il le fut assurément, réussissant une synthèseappréciable entre l'idéalisme allemand, le matéria-lisme, le positivisme, le socialisme français et lecourant millénariste d'inspiration religieuse.Scientifique d'importance il le fut aussi, par larigueur de ses analyses économiques. Politique ilfut enfin, par la participation à divers mouvementsrévolutionnaires, par son rôle dans la création de laPremière Internationale et son influence sur ledéveloppement des premiers partis socialistes. Dansce chapitre il ne sera question que de la position deMarx et du marxisme face à l'Etat, et je renvoie auchapitre 8 la discussion d'autres aspects primor-diaux de la philosophie marxiste.Karl Marx naquit à Trèves, dans l'Ouest del'Allemagne, en 1818, dans une famille juiveconvertie au christianisme et d'idées libérales. Ilfréquenta les Universités de Bonn et de Berlin, où ilétudia la philosophie idéaliste allemande. En 1842,il devint directeur de la Rheinische Zeitung, unjournal libéral. Il s'intéressa ensuite aux questionséconomiques et sociales. En 1843 il émigre à Pariset fera bientôt la connaissance de Friedrich Engels,qui deviendra son ami et son soutien économique.Il vivra à Bruxelles de 1845 à 1848, période où ilécrit beaucoup. A cette date, proche de la Ligue desJustes, un petit parti communiste, il rédigera pourelle le célèbre Manifeste du parti communiste. En1849, il doit gagner Londres, qu'il ne quittera

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page268

Page 269: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 269 -

presque plus. Vivant pauvrement, il consacrera unegrande part de son énergie à des recherches en éco-nomie politique (1859: Critique de l'économie poli-tique; 1867: Premier Livre du Capital). Il ne cessepar ailleurs de penser à l'action politique et parti-cipe aux activités de la Première Internationale fon-dée en 1864. Il meurt en 1883 et son action seracontinuée par son ami Engels.Ce chapitre ne traitant que du rapport à l'Etat, onpeut se contenter de présenter ici les idées figurantà ce sujet à la fin du chap. II du Manifeste du particommuniste. Marx y explique que, conformément àla lutte des classes, un jour viendra où la classedominée, le prolétariat, prendra le pouvoir à laclasse dominante, la bourgeoisie. L'Etat est la formepolitique du pouvoir d'une classe sur d'autres, l'en-semble des institutions plus ou moins autoritairesassurant la domination de classe. Pour autant qu'ily des classes en lutte, il y aura donc toujours unEtat. C'est ainsi que la classe ouvrière, ayant pris lepouvoir à la bourgeoisie, devra constituer l'Etatouvrier agissant en faveur de l'immense majorité.Première tâche de l'Etat ouvrier: prendre lui-mêmepossession des moyens de production. EcoutonsMarx: «Le prolétariat se servira de la suprématiepolitique pour arracher petit à petit tout le capitalà la bourgeoisie, pour centraliser tous les instrumentsentre les mains de l'Etat, c'est-à-dire du prolétariatorganisé en classe dominante...»40. L'Etat ouvrierdoit aussi «augmenter au plus vite la quantité desforces productives»41. Marx indique le caractèreautoritaire du processus, «violation despotique dudroit de propriété» 42, mais aussi le fait que ces

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page269

Page 270: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 270 -

mesures «sont indispensables pour bouleverser lemode de production tout entier»43. Les mesures àprendre, à préciser selon les pays, sont les sui-vantes: 1) expropriation de la propriété foncière, 2)impôt lourd progressif (sur les riches), 3) abolitionde l'héritage, 4) confiscation des biens des rebelles,5) centralisation du crédit par une seule Banqued'Etat, 6) étatisation de tous les moyens de trans-port, 7) multiplications des entreprises étatiques etplan d'ensemble pour l'agriculture, 8) travail obli-gatoire, 9) combinaison travail agricole-travailindustriel, diminution de la différence ville-cam-pagne, 10) éducation publique et gratuite pour tous.Ces mesures tendent d'une part à instaurer l'égalitéen supprimant les privilèges de classe (voir impôtprogressif, abolition de l'héritage, travail obliga-toire), d'autre part à mettre en œuvre le collecti-visme au moyen de l'Etat (Banque nationale d'Etat,entreprises étatisées).La disparition progressive des rapports conflictuelsentre classes conduira selon Marx à la disparitionde l'Etat, qui n'aura plus de raison d'être dumoment qu'il n'y aura plus de domination à impo-ser. Alors, écrit Marx, «à la place de l'anciennesociété bourgeoise, avec ses classes et ses antago-nismes de classes, surgit une association où le libredéveloppement de chacun est la condition du libredéveloppement de tous»44.

La postérité de Marx dans le mouvement ouvrier estimmense. Le marxisme, dès la fin du XIXe siècle,avait réussi à dominer le mouvement ouvrier. Il y asans doute diverses explications à ce fait. On y

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page270

Page 271: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 271 -

reviendra au chap. 8. Une explication qu'on peutd'ores et déjà mentionner réside dans la conformitédu marxisme avec les évolutions socio-économiquesde l'époque. Alors que nombre de doctrines socia-listes se réfèrent à une société idéale intemporelle,à des principes moraux ou religieux, à des considé-rations humanitaires face aux souffrances des classes pauvres, ou à la défense de catégories éco-nomiques et sociales en déclin, comme l'artisanatou la paysannerie traditionnelle, Marx part de l'étatle plus avancé de la société de son temps: la grandeindustrie avec ses grandes usines, son besoin d'or-ganisation et de discipline, son productivisme pro-mettant une ère d'abondance. Dans une périodemarquée par le culte positiviste de la science, Marx,plus que tout autre socialiste, se réclame de lascience économique: de la sorte son message ne seprésente pas comme une interprétation du mondediscutable à laquelle on pourrait en opposer d'au-tres, mais comme le seul savoir objectif sur lasociété que personne ne pourra contester. Une troi-sième raison qu'on peut mentionner est sans doutel'adhésion de Marx à l'idée de l'Etat, qui était dansl'air du temps, puisqu'elle était largement partagéeà l'époque, également par les nationalistes et par lesgrands capitalistes, comme un outil indispensablede modernisation. Dans ce contexte, le choix parMarx du combat politique pour la conquête del'Etat au moyen des partis semblait plus crédibleque le soutien associationniste et anarchiste à unetransformation spontanée par l'auto-organisation.Toujours est-il que vers 1890, le courant marxisteest majoritaire dans la social-démocratie. Celle-ci

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page271

Page 272: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 272 -

se divisera par la suite en deux tendances quis'écarteront de plus en plus l'une de l'autre au coursdu XXe siècle, mais qui pendant longtemps reste-ront toutes deux fidèles au marxisme. Une première tendance correspond à la social-démocratie propre-ment dite, telle que l'incarnera très bien le Partisocial-démocrate allemand jusqu'au milieu du XXe

siècle. La deuxième est la tendance inaugurée parles bolcheviks, qui prendra le nom de communisteaprès son accession au pouvoir lors de laRévolution russe. Pendant longtemps, il n'y aurapas de divergence quant au but final entre les deuxtendances visant la construction d'une société sansclasse et sans Etat par le moyen de l'Etat. La diffé-rence qui s'affirmera de plus en plus se situera auniveau des moyens: transformation progressive etpacifique en prenant peu à peu le contrôle de l'Etatbourgeois chez les sociaux-démocrates, transfor-mation révolutionnaire par la destruction de l'Etatbourgeois et son remplacement par l'Etat ouvrierchez les communistes. Pour examiner les applica-tions du marxisme au XXe siècle, c'est sur cettedeuxième tendance qu'on va se pencher. D'une partelle est, en tout cas du point de vue théorique et àses débuts, plus proche de la position de Marx dansl'extrait du Manifeste résumé plus haut. D'autrepart, les réalisations de la social-démocratie tendrontde plus en plus à ressembler à celles du cinquièmecourant, étatiste, que nous considérerons par lasuite.

La principale, et considérable, application dumarxisme au XXe siècle est bien évidemment la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page272

Page 273: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 273 -

mise en place, sous le patronage originelle del'URSS, de plus de vingt Etats socialistes dans lemonde entier, dont certains existent encore, et quidurèrent plus ou moins longtemps et avec diversdegrés d'orthodoxie marxiste. Il est évident qu'uneévaluation un tant soit peu satisfaisante d'un mou-vement historique aussi important et aussi com-plexe demandera encore énormément de recherchesmenées par des gens plus compétents, mais pour lebut qu'on s'est fixé, donner une appréciation glo-bale concernant le rapport des diverses formes desocialisme au bonheur, il n'est pas impossible de selivrer à un examen acceptable, à partir de certainesobservations réalisées en URSS, qui fut le plus sou-vent citée comme l'Etat socialiste modèle. Cesobservations ont été retenues à titre de touchesimpressionnistes, car elles semblaient permettre deporter un jugement sur le rapport du régime sovié-tique au bonheur des citoyens: il y a effectivementdes faits qui ne peuvent que produire du bonheur(prendre des initiatives, pouvoir s'exprimer libre-ment, créer soi-même quelque chose) et des faitsqui ne peuvent produire que de la souffrance (êtrecontraint de fonctionner dans une structure rigidesans marge de manœuvre, être surveillé, être empê-ché de recontrer des gens et de s'exprimer, craindrela répression). Cet examen se fera en deux temps: d'abord, briève-ment, il sera question de certains principes et insti-tutions, souvent louables, qui présidaient aufonctionnement du pays, ensuite, à partir de témoi-gnages datant des années 1970, on évoquera la vieréelle dans le cadre de ces institutions. Les années

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page273

Page 274: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 274 -

1970 sont sans doute un bon moment pour juger dusystème soviétique, car on y est sorti de la tyranniestalinienne qui défigurait totalement le projetmarxiste, et l'on n'est pas encore passé aux annéesde reflux et de déconstruction progressive qui, dansles années 80, conduiront l'URSS vers l'abandon deson projet. Les deux sources d'observations utiliséessur les années 1970 sont les livres d'Hedrick Smith,Les Russes, la vie de tous les jours en UnionSoviétique45, et de Nina et Jean Kéhayan, Rue duProlétaire rouge46. Le premier est l'œuvre d'un chefdu bureau du New York Times à Moscou, et l'autred'un couple de communistes français qui résidèrentdeux ans en URSS. Ces deux ouvrages ont la qualité d'avoir été rédigés par des auteurs plutôtobjectifs, ayant séjourné durablement dans le paysen rencontrant de nombreux Soviétiques et enconnaissant leur vie quotidienne, sans être des anti-communistes patentés ou des propagandistes d'unsoi-disant paradis socialiste.

On peut commencer par rappeler quelques principesou institutions clés, qui, théoriquement, parais-saient assurer la conformité avec une certaine doc-trine marxiste. En effet, il faut souligner que l'URSSa toujours obéi à la version que Lénine donna dumarxisme: si celle-ci suivait les grandes lignes indi-quées par Marx, le leader russe confiait à un parti-élite le soin de créer l'Etat ouvrier et de le diriger, etpour tenir compte de la situation particulière de laRussie à forte population paysanne, il voulait lacollaboration des ouvriers et des paysans dans ladémarche révolutionnaire. C'est ainsi que l'Etat

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page274

Page 275: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 275 -

soviétique, dans ses principes et ses institutions,apparaissait comme un Etat anti-individualistedans lequel les libertés des individus étaient subor-données aux intérêts de la collectivité, puisqu'ils'agissait de «consolider et de développer le régimesocialiste» (art. 50 de la Constitution de 1977),«conformément aux objectifs de l'édification ducommunisme» (art. 51 de la même Constitution)47. Sil'on confronte cet anti-individualisme à la conceptiondu socialisme comme réconciliation de l'individu etde la société, on doit constater un biais non socia-liste dans ces positions. On a en fait affaire plus àun collectivisme sacrifiant l'individu à la société,qu'à un socialisme équilibrant l'un et l'autre. Mêmesi le collectivisme était conçu comme temporaire,l'étendue des violations des intérêts et des droitsindividuels qui jalonnent l'histoire soviétique mon-tre un oubli de l'individu. Selon la conception léniniste, c'est le Parti commu-niste (fort dans les années 80 de 17500000 mem-bres) qui joue alors le rôle essentiel: le parti assumele rôle dirigeant, et «ses organes de direction fixentles grandes orientations de la politique (soulignépar l'auteur) qui sera appliquée par les différentesinstitutions soviétiques, prennent les décisions lesplus importantes et assurent le contrôle de leur exé-cution»48. Les communistes formaient à cetteépoque la composante principale de la société, res-ponsable de l'acheminement vers la société sansclasse et sans Etat. Les citoyens étaient représentéspar les députés aux divers Soviets ou Conseils,députés dont la candidature était contrôlée par leparti et dont la fonction était d'établir un lien entre

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page275

Page 276: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 276 -

la population et l'administration. L'exécutif del'Etat était bien sûr aussi dans les mains du parti. Du point de vue économique, l'Etat possédait lesentreprises industrielles et certaines entreprisesagricoles (les sovkhozes). Pour les autres entreprisesagricoles, l'Etat, possesseur du sol, les confiait à descoopératives (kolkhozes). L'économie était stricte-ment dirigée à travers la planification, définie parM. Lavigne comme étant «un ensemble de tech-niques de prévision d'une série d'actions écono-miques tendant à atteindre des objectifsdéterminés, avec la plus grande cohérence possibleet l'efficacité maximale»49. L'Etat se chargeait aussid'une partie du commerce (magasins d'Etat), lereste étant du ressort de coopératives et de marchéskolkhoziens, où les paysans pouvaient vendrelibrement le produit de leurs lopins individuels.L'Etat s'acquittait aussi des services publics, quicomprenaient aussi la coiffure, la blanchisserie, lelogement. Enfin, c'est également l'Etat qui s'ac-quittait d'une assistance médicale gratuite et de ladistribution des pensions.Il faut d'autre part mettre en évidence le haut degréde moralité que l'Etat soviétique cherchait officiel-lement à inculquer à l'ensemble de la population,pour l'inciter à abandonner les attitudes bour-geoises égoïstes au profit des attitudes altruistesfavorables à la société. L'Etat soviétique pouvaitcertainement se réclamer de cet extrait de Lénine:«Quand les ouvriers et les paysans eurent montréque nous sommes capables, par nos propres forces,de nous défendre et de bâtir une société nouvelle,c'est à ce moment que commença une nouvelle édu-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page276

Page 277: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 277 -

cation, une éducation communiste, une éducationfondée sur la lutte contre les exploiteurs, une édu-cation fondée sur l'alliance avec le prolétariatcontre les égoïstes et les petits propriétaires, contrecet état d'esprit et ces habitudes qui font dire: monprofit voilà tout, pour le reste je n'en ai que faire»50,ou de cet autre passage: «Comment cela se passait-il dans l'ancienne société capitaliste? Chacun tra-vaillait pour soi et personne ne regardait s'il y avaitdes vieux ou des malades, si tout le travail duménage retombait sur les épaules de la femme quise trouvait, de ce fait, accablée et asservie....nouschangerons tout cela, nous organiserons des déta-chements de jeunes gens qui aideront à assurer lapropreté et la distribution de nourriture, en visitantsystématiquement les maisons, qui agiront avecensemble pour le bien de toute la société...» 51.

Une des conséquences concrètes de la concentra-tion du pouvoir dans les mains du parti était enURSS l'existence d'une caste privilégiée, commeune sorte d'aristocratie, qui jouissait d'avantagesdémesurés par rapport au reste de la population:zones d'habitation réservées, magasins particuliers,hôpitaux spéciaux, lieux de villégiature réservés.L'apparition d'une aristocratie bureaucratiqueméprisant le peuple remonte à fort longtemps,puisqu'à la fin des années 20 le communiste dissi-dent Anton Ciliga témoignait déjà: «Tout ce milieu,toutes ces familles avaient quelque chose en com-mun, appartenaient à un même type social et psy-chologique. C'était une nouvelle aristocratie de"nouveaux riches". Je savais, bien entendu, que ces

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page277

Page 278: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 278 -

gens représentaient la nouvelle classe privilégiée,mais ce qui était nouveau pour moi, c'est qu'ils enavaient pleinement conscience et étaient tout péné-trés d'esprit hiérarchique, d'esprit de caste» 52.Cinquante ans plus tard Hedrick Smith constatait:«Certains magasins fournissent aussi à l'élite desproduits d'importation (à des prix avantageux,détaxés) que le prolétariat ne voit jamais: cognacfrançais, whisky écossais, cigarettes américaines,chocolat, cravates italiennes, bottes fourrées autri-chiennes, lainages anglais, parfums français...»53.La séparation entre ces dirigeants et les citoyensordinaires était si poussée que des gardes étaientpostés autour de leurs lieux de résidence comme sirien de ce qui les concernait ne devait filtrer, etleurs domestiques devaient rester silencieux: «...cesdomestiques doivent signer une déclaration promet-tant qu'ils ne parleront pas de la vie privée del'élite. Leur discrétion est richement récompensée...parce qu'ils ont eux aussi leurs magasins particulierset leurs complexes de datchas»54. Bien sûr l'URSSn'était pas le seul pays où l'élite avait des privilègeset bénéficiait d'une protection, mais dans un payssocialiste, ces inégalités étaient particulièrementchoquantes, d'autant plus que, nous allons le voir,les conditions de vie des citoyens ordinaires étaientdifficiles. Pour ce qui est de l'économie collectivi-sée et de la planification, le système soviétique étaitd'une inefficacité flagrante, et c'est la routine et lechaos qui régnaient souvent, au lieu de l'intéresse-ment et de la rationalité. Les exemples cités par lestémoins sont légion. Ainsi N. et J. Kéhayan décri-vent le désordre sur la route: «Un voyage facile, lent

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page278

Page 279: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 279 -

à cause des milliers de camions hétéroclites quitransportent n'importe quoi, n'importe comment.Des semi-remorques couchés sur le bas côté, descaisses broyées au bord de la route, un bulldozer detravers sur une benne, un camion de planchettes quiperd lentement mais inexorablement son charge-ment au fil des kilomètres, une ridelle qui ballotteet qui ne va pas tarder à tomber, une roue uniquesur des essieux prévus pour des roues jumelées»55.Ils évoquent aussi les problèmes rencontrés par laproduction dans les kolkhozes: un responsable«parla de ses difficultés, des engrais mal utilisés parmanque de spécialistes, des gâchis de production àcause de la pénurie de camions, des récoltes quipourrissent sur pied en l'absence de pièces déta-chées pour les engins agricoles...»56. Et puis il yavait les constantes pénuries conduisant lesSoviétiques à passer des heures chaque jour enquête de ravitaillement. Dans les petites villes, lesmagasins étaient presque vides: «Au rayon des pro-duits laitiers, subsistaient un morceau de fromage etquelques bouteilles de lait; le rayon charcuterieétait vide, de même celui de la viande; seulsquelques oignons et carottes grisâtres traînaient aufond de grandes caisses» 57. A Moscou, où l'onaccourait de loin pour s'approvisionner, la situationétait meilleure, mais il fallait sans cesse faire laqueue: «J'ai connu des gens qui ont fait la queuependant... trois heures et demie pour acheter troisgros choux et s'apercevoir en arrivant enfin qu'iln'y a plus de choux...» 58. Les produits, souvent demauvaise qualité, n'étaient pas adaptés au goût desconsommateurs, ils étaient proposés quand la mode

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page279

Page 280: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 280 -

avait changé et finissaient à l'étranger: «Les mar-chandises sont produites pour entrer dans le Plan,pas pour être vendues»59. Ou bien l'on importait desproduits que les gens n'achetaient pas, comme lescigares cubains «se dessèch(ant) et dépériss(ant)dans les magasins...»60. Et puis il y avait la fré-quente mauvaise volonté de travailleurs et travail-leuses démotivés: «Il est courant d'attendre uneheure dans un restaurant que la serveuse veuillebien prendre votre commande, et une demi-heure deplus avant qu'elle revienne vous dire qu'il n'y a plusrien de ce que vous avez demandé»61. Et puis surtout, ce qui traversait de part en part lavie des Soviétiques, c'était le manque de liberté, lefait d'avoir toujours à craindre d'être surpris à direou faire quelque chose de non conforme, d'êtredénoncé et d'avoir des ennuis avec l'omniprésentepolice. Voici un extrait du livre de N. et J. Kéhayansur la crainte face à la police: «Une panne de voiturenous a contraints une nuit à frapper à la porte d'uncouple d'enseignants d'une petite ville de provinceque nous avions hébergé chez nous... Au bout d'unlong moment, la porte s'ouvrit découvrant nos amisdéjà vêtus, persuadés que l'on venait les chercher«avant l'heure du laitier». Ils n'avaient rien à sereprocher, mais... ils savaient que tout est toujourspossible, que la délation d'un collègue de travail oud'un voisin peut engendrer les pires situations»62.Les mêmes auteurs rapportent les propos d'unSoviétique sur l'impossibilité de constituer uneopposition: «En dehors des schémas officiels, il nepeut rien y avoir de structuré chez nous,... Le pluspetit embryon d'organisation commence fatalement

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page280

Page 281: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 281 -

par la rencontre régulière ne serait-ce que d'unepoignée d'individus. Or, les restaurants, les cafés,les clubs sont des lieux peu sûrs. Si, dans unimmeuble, on constate un mouvement inhabituel depersonnes, tôt ou tard, un voisin zélé le signalera»63.Il était aussi clair que les citoyens de l'URSS nedevaient pas nouer des contacts avec les étrangers:«En une autre occasion, le collectionneur d'artAlexandre Gleizer, voulant monter à mon bureauqui était dans le même bâtiment, essaya d'éluder lecontrôle en proférant quelques mots d'anglais. Lescerbères le poussèrent alors dans le poste et le retin-rent pendant plus d'une heure - je pouvais voir àtravers la vitre son visage terrifié - tandis que jeparlementais à l'extérieur pour qu'ils le relâchent»64.Tout cela développait chez les gens une attitude depassivité résignée: « ...la majorité silencieuse vitdans l'attente d'un événement heureux ou malheu-reux mais dans tous les cas sur lequel elle n'auraaucune prise»65. Tout le monde cherchait à éviter lesproblèmes, et après avoir en vain tenté de dynami-ser son entreprise, le directeur d'une confiserie pou-vait être satisfait et recevoir de bons rapports, parceque «le chocolat en poudre (était) le cadet de sessoucis. Il veill(ait) avec attention à ce qu'il nemanqu(ât) pas une virgule aux bilans financiers,ferm(ait) les yeux lorsque le responsable du Parti oudu syndicat utilis(ai)ent un camion de l'usine pourleurs besoins personnels ou lorsqu'ils emport(ai)ent-eux comme les autres ouvriers- quelques kilos desucre»66.Certains traits du mode de vie soviétique paraissentpourtant conformes à une conception plus équili-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page281

Page 282: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 282 -

brée de l'existence. La rareté des produits donnaitdu prix aux choses et empêchait d'être blasé sousl'effet d'une consommation excessive: «Le seulrésultat positif de la perpétuelle lutte du consom-mateur, c'est que tout achat inhabituel devient untrésor. Les Russes sont moins matérialistes que lesAméricains et cependant les choses les plus simplesleur procurent un plaisir chaleureux...»67. On remar-quait aussi en URSS une aptitude toute particulièreà se réjouir simplement de moments passés dans lanature: «Le vendredi soir, les gares grouillent dejeunes portant des sacs de couchage et des sacs àdos rudimentaires, qui vont à la campagne faire delongues marches et dormir à la belle étoile... Lescitadins adorent vivre un peu à la dure dans unecabane de paysan louée, faire la cuisine sur un feude bois, utiliser des commodités au fond du jardin,accrocher les marmites et les casseroles aux piquetsd'une vieille barrière de bois pour les laissersécher»68. On y trouvait aussi une ambiance chaleu-reuse sur les lieux de travail que le stress n'avaitpas envahis: «Dans ces bureaux, où la bouilloiredéverse à chaque heure son thé, où l'on s'empiffrede gâteaux, où l'on fête le moindre événement. oùchaque anniversaire, chaque naissance est prétexteà une collecte et à un cadeau, règne une réelle soli-darité»69. Mais ces aspects complètement positifssurvenaient en partie malgré le système plutôt quegrâce à lui: le socialisme soviétique affichait eneffet l'ambition, hors de sa portée, de créer unesociété de consommation, il souhaitait un encadre-ment encore plus strict, heureusement impossible,éliminant les vestiges d'individualisme et il attendait

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page282

Page 283: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 283 -

un zèle productiviste qui, par bonheur, fut souventabsent. Ces traits sont une illustration du fait quedes éléments de socialisme existaient en URSS, enpartie en accord en partie en rupture avec le système.Il y avait sans doute des attitudes socialistes authen-tiques dans ce régime corrompu par un collectivismeétatiste, oligarchique et policier, qui faisait mine decroire que le bonheur pouvait jaillir dans la grisaillede l'embrigadement.Bien sûr, dans les années 1970, tout n'était pas noirdans cette société: on n'était jamais au chômage, letravail allait souvent à un rythme acceptable, onbénéficiait de soins médicaux gratuits, la majoritédes familles obtenaient des logements individuelsau lieu des anciens appartements communautaires,on avait de plus en plus accès à la télévision, auxmachines à laver, aux réfrigérateurs, le mode de vie,comme évoqué au paragraphe précédent, était cer-tainement moins individualiste et moins matéria-liste qu'à l'Ouest.Au vu des principes et des réalisations de l'Etatsoviétique, on peut certainement approuver unepartie de ses principes tout en constatant le carac-tère insatisfaisant ou intolérable d'une part notablede ses réalisations. L'importance excessive accordéedès les principes à la collectivité aux dépens desindividus, manquement selon nous par rapport ausocialisme (voir plus haut), ouvrait presque néces-sairement la porte à des abus. C'est au holisme,priorité du tout sur les parties qui relève d'une logiqueconservatrice et se retrouve au cœur des fascismes,qu'on peut attribuer cette attitude: et c'est à ce carac-tère qu'on doit, au-delà des différences, les similitudes

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page283

Page 284: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 284 -

entre soviétisme et fascisme (manifestations demasse, propagande omniprésente, surveillance descitoyens, répression à grande échelle). Il est possi-ble de citer plusieurs causes aux évolutions anti-socialistes de l'URSS: retard économique etconservatisme culturel incompatibles avec la révo-lution prévue par Marx, traditions autoritaires-des-potiques du pouvoir russe, absence de mécanismesdémocratiques et luttes de clans dans la classe dirigeante soviétique, dérives plus ou moins patho-logiques nées du goût du pouvoir et d'autres attitudespsychologiques (comme celles décrites par GeorgeMendel 70) , volontarisme forcené pour atteindre desobjectifs démesurés,... Les rapports (réels) de cetéchec avec les fondements du marxisme et l'exces-sive exaltation révolutionnaire à laquelle il peutdonner naissance seront examinés au chapitre 8.

En tout cas si l'on établit le bilan du marxisme telque l'a compris l'expérience soviétique, il n'est pasexaltant. Du point de vue du bonheur, on peut lequalifier de très faible à certaines époques et demoyen à d'autres, mais sans plus: trop de violences,trop de privations matérielles, trop de souffrancesmorales ont été imposées. Dans les années 70, uncertain niveau de satisfaction matérielle et une cer-taine sécurité psychologique ne peuvent effacer lapersistance des pénuries, la prolongation du régimepolicier, l'accès difficile à une culture libre etvivante dans un régime de censure permanente.Pour l'utopie, le modèle soviétique a toujours main-tenu avec elle un contact étroit: même si l'élan réelretombe de plus en plus, jusqu'à la fin le discours

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page284

Page 285: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 285 -

officiel porte haut l'intention de construire lasociété parfaite, et c'est peut-être une des causes del'échec. En matière de démocratie, le bilan est trèsfaible, le pouvoir ayant été confisqué par une «aris-tocratie» communiste se prétendant compétentepour guider le peuple sans l'associer aux décisions.Pour la non-violence, le résultat est catastrophique:le régime soviétique figure parmi les plus violentsde l'histoire, de la terreur des débuts liée à la Guerrecivile aux persécutions contre les dissidents dansles années 70, en passant par toutes les victimes dela modernisation à marche forcée du pays et partous les morts de la tyrannie stalinienne. Quant àson efficacité, elle est certes remarquable: construc-tion rapide d'un pays à la puissance économique etmilitaire considérable, accès au rang de superpuis-sance, constitution sous sa direction d'un camp rassemblant une bonne partie de l'humanité, pourbeaucoup pendant longtemps incarnation de laseule alternative au capitalisme. Etant donné la faiblesse du bilan dans les autres domaines, on nesaurait pourtant accorder beaucoup de valeur àcette terrible efficacité. Ainsi en est-il advenu d'unprojet qui, de l'Utopie de Thomas More, n'avaitretenu que la deuxième partie, en pensant qu'ellen'était pas «nulle part», mais ici même, et qu'onpouvait ainsi, par la contrainte, gommer la différence entre l'«ailleurs» et la réalité.

Il importe de mettre à part les réalisations des partiscommunistes, jadis pro-soviétiques, dans les paysoccidentaux. Ici les réussites ont été souvent mani-festes. C'est qu'on avait affaire à un phénomène où

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page285

Page 286: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 286 -

les influences du modèle soviétique se mêlaient àd'autres influences issues de divers courants socia-listes. S'il est justifié de faire figurer ces partis dansle courant marxiste, auquel ils se référèrentconstamment, leurs réalisations dépassent cetteadhésion officielle. Même si ces remarques pour-raient convenir partiellement à de nombreux pays(aussi à la Suisse du Parti du Travail et du POP), ilest évident qu'elles s'appliquent surtout aux paysoù les partis communistes furent puissants. Lesbrèves analyses qui suivent vont porter sur le Particommuniste français (PCF).Le fait que le PCF, malgré sa grande importance,n'avait pas le contrôle du pouvoir à l'échelon natio-nal lui a permis longtemps de contribuer efficace-ment au progrès social avec une souplesse certaineet sans user de violence: le maintien à l'écart dupouvoir et la construction d'une contre-sociétéminoritaire jouèrent sans doute en France un rôletrès positif. Et les soupçons à l'égard des intentionsinavouées du Parti n'ont guère lieu d'être aumoment où l'on parle non de ce qui aurait pu arri-ver, mais de ce qui arriva réellement.Entre les années 30 et les années 80, le PCF consti-tua une des forces majeures à l'œuvre dans lasociété française. Il était présent dans presquetoutes les régions, et était implanté particulièrementdans les milieux populaires ouvrier et paysan. A lafin des années 1970 il comptait encore en tout cas500’000 adhérents. Son poids électoral fut considé-rable: de 1945 à 1980, il représenta toujours entre20 et 30 % de l'électorat. Durant cette période, lePCF participa à toutes les luttes qui conduisirent à

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page286

Page 287: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 287 -

l'introduction de mesures progressistes étatistes(sécurité sociale, nationalisations), association-nistes-étatistes (associations) et même association-nistes (encouragement aux coopératives agricoles).Ce qu'on appelle le communisme municipal lui per-mit d'administrer un grand nombre de communesavec un esprit spécifique, visant à commencer laconstruction d'une société nouvelle échappant aucapitalisme: en 1977, les municipalités commu-nistes réunissaient plus de 8 millions de Français(plus de 16 % de la population métropolitaine). Cescommunes, particulièrement dans la région pari-sienne, étaient exemplaires pour la construction deslogements sociaux, l'organisation des colonies devacances, la création de théâtres municipaux et,concernant la santé, la mise en place des centres deprotection maternelle et infantile. Un cas de coloniede vacances est celui de la municipalité de Bobignyqui en 1933 établit une colonie à l'Ile d'Oléron,pour envoyer «les enfants d'ouvriers à la mer»71. Lacolonie, de manière originale pour l'époque, étaitmixte. Outre le souci de bonnes conditions maté-rielles (bonne nourriture, hygiène) et les loisirs(jeux collectifs, sports, promenades, plage, chant),la colonie avait un véritable projet d'éducationpopulaire: «Contre les «colonies «pénitentiaires» devacances», elle fait la part belle à la participationdes petits colons: non seulement, les enfants disposentd'une part de liberté dans le choix et la conduite desactivités, mais plus encore, comme dans le cas dugaspillage de la viande ou des bagarres, est prévuun exercice coopératif de la discipline, qui vise àapprendre aux enfants à se gouverner eux-mêmes.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page287

Page 288: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 288 -

D'autre part, il s'agit de les débarrasser des préjugéset des vérités imposées... pour leur donner le goûtdu «combat pour un monde meilleur» et les prépa-rer à devenir de véritables citoyens»72. Le PCF sutpendant des décennies former des militantsconvaincus et efficaces, toujours prêts à sacrifierleurs intérêts particuliers. Près de la moitié de sesmembres étaient des ouvriers, et sa direction étaitlargement ouvrière ou d'origine ouvrière. Le PCFcontribua de manière irremplaçable à donner auxmilieux populaires le sens de leur valeur et de leurdignité, à augmenter leur niveau culturel et à amé-liorer leur position dans la société. Comme l'écri-vent Marie-Claire Lavabre et François Platone: «Lescommunistes ne se contentaient pas là d'appeler lesocialisme de leurs vœux ni même d'organiser leparti en tant que tel: de multiples associations,

certes dépendantes, encadraient la vie locale,contribuaient à la naissance d'une forme de culturepopulaire, construisaient des communautés, fièresd'elles-mêmes, rouges et ouvrières, insérées cepen-dant dans des traditions particulières, les réinventantà l'occasion. Qui mieux que les communistes a suexalter avant l'heure les terroirs et autres patri-moines? Ce communisme de clocher, à Bobigny ouailleurs, rendait aux déshérités, aux exploités etexclus une dignité et une identité»73.Toute cette richesse ne peut être effacée à cause del'excessive docilité et de la cécité des communistesfrançais par rapport au modèle soviétique mythifiéet par la pente sectaire qui les marqua souvent: ilne faut pas tout confondre et, à cause de défautsréels, oublier d'enregistrer les réussites concrètes à

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page288

Page 289: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 289 -

mettre à leur actif.Ainsi, contrairement aux jugements négatifs qu'ilest nécessaire de porter sur l'expérience soviétique,le socialisme pro-soviétique dans les pays occiden-taux peut se targuer d'un bilan plutôt favorable:nette contribution au bonheur des citoyens, rapportraisonnable à l'utopie du fait des limitations impo-sées par la société capitaliste, efficacité certainedans les zones où il a pu travailler. Dans des payslibéraux, il a respecté la légalité démocratique etpratiqué l'écoute des habitants, bien que la démocra-tie n'ait pas été respectée dans son fonctionnementinterne. Il n'a pas eu non plus recours à la violence,même s'il n'a pas rejeté l'esprit de violence et si ladiscipline trop rigide et le conformisme intolérantqu'il cultivait dans ses rangs étaient une forme deviolence morale.On voit ainsi qu'au total, il est inadéquat d'identifierl'expérience des communistes occidentaux à l'expérience soviétique. Il est certain qu'en Francenotamment, le Parti communiste, malgré ses déficiences, représenta pendant des décennies unepièce indispensable du mouvement socialiste: pouren être convaincu, il suffit de voir ce qu'il estadvenu quand, après avoir contribué à renforcer lePS dans le but de gouverner avec lui, il a dû céderla place à ce dernier comme force dominante de lagauche. Privée de la combativité et de l'exigencecommunistes, la gauche a commencé à dériver versles valses-hésitations et compromissions des «bour-geois de (plus ou moins) bonne volonté» que sontles socialistes!Un aspect intéressant à signaler en ce début de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page289

Page 290: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 290 -

XXIe siècle: les Partis communistes, qui connaissentaujourd'hui diverses tendances, sont moins qu'au-paravant liés au courant marxiste. Notamment chezceux qu'en France on nomme «refondateurs», sedéroulent ces dernières années des débats passion-nants, et c'est probablement dans ces milieux déga-gés des rigidités sectaires que sont discutées avec leplus de liberté les perspectives d'un socialismerenouvelé.

5) L'étatisme: l'Etat au bénéfice de tousLe dernier courant dont il faut parler est l'étatisme.Contrairement au marxisme qui juge l'Etat indis-pensable mais seulement comme une étape crucialeassurant la transition vers une société sans Etat,l'étatisme attend d'une nouvelle forme d'Etat l'ins-tauration et le maintien d'une société socialiste.Pour Marx, l'Etat est un organe de classe qui sertnécessairement les intérêts d'une partie de la sociétéau détriment des autres, et pour lui à l'Etat bour-geois doit succéder l'Etat ouvrier, avant que la disparition des classes et des conflits d'intérêtsentraîne la fin de l'Etat. Pour les étatistes enrevanche, l'Etat peut très bien dépasser les classes etdevenir le serviteur de l'intérêt général, et pourcette raison les étatistes font confiance à un ordreétatique juste pour garantir durablement le bonheurde la société. Ce courant s'est exprimé avec force enAngleterre où le marxisme avait relativement peud'écho. Pourtant, à mesure que le temps passait etque les partis sociaux-démocrates marxistes renon-çaient au passage même progressif au commu-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page290

Page 291: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 291 -

nisme, leur position rejoignait de plus en plus celledes étatistes. Comme purs promoteurs de l'étatisme,on citera cependant les socialistes fabiens anglais.

Les socialistes fabiens: des intellectuels soucieux dupeupleA la fin du XIXe siècle, l'Angleterre connaît unecrise économique sérieuse. Le chômage est impor-tant. En même temps, des réformes sont acceptéespar les grands partis bourgeois, alors que le mouve-ment socialiste s'affirme.Au sein de ce mouvement socialiste naît en 1884 laSociété Fabienne. Son nom est emprunté au généralromain Fabius Cunctator: dans sa lutte contreHannibal, il savait attendre patiemment que viennele bon moment pour frapper et vaincre. La Sociétéétait composée d'intellectuels brillants issus desclasses moyennes, tels Sidney et Beatrice Webb(1859-1947 et 1858-1943), George Bernard Shaw(1856-1950) et Annie Besant (1847-1933). Ils seconcevaient comme un groupe d'enseignants,répandant la doctrine socialiste à travers de nom-breuses conférences (plus de 700 entre le début 1888et le début 1889) et de multiples tracts, conformé-ment à la méthode d'Owen. En 1889, parurent lescélèbres Essais Fabiens, sorte de manifeste qui eutpendant des décennies un succès retentissant.Les fabiens défendaient une vision anglaise origi-nale du socialisme. Elle se réclamait de J.S. Mill etde la recherche du bonheur du plus grand nombre.Elle considérait que le socialisme était le fruit d'uneévolution naturelle, et que son établissement devait

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page291

Page 292: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 292 -

être progressif, démocratique et sans rupture.Inutile de brusquer les choses, au risque de toutdérégler pour le plus grand malheur de la société!Cette patience explique la référence à Fabius. Lesfabiens estimaient d'ailleurs qu'à leur époque toutela société anglaise devenait bon gré mal gré socia-liste. A l'origine, ils pensaient qu'un parti ouvriern'était même pas nécessaire, mais ils changèrentd'idée par la suite.Le socialisme des fabiens n'en est pas moins exi-geant. Il est collectiviste, mais aussi étatiste, carl'Etat est le seul représentant et le seul administrateurdu peuple. Pourtant, l'Etat, pour eux, ce n'est passeulement l'Etat central, mais ce sont tout particu-lièrement les pouvoirs municipaux, qui venaient àl'époque de recevoir une véritable autonomie. Pourles fabiens, le collectivisme doit s'installer auniveau requis par l'efficacité. C'est aux communesque doivent naturellement revenir les fermes, lestramways, les «services industriels» et les petitesindustries satisfaisant les multiples besoins locaux.Mais c'est naturellement à l'Etat central que revien-dront la poste, les chemins de fer, les grandesindustries et les mines. Notons qu'en vertu ducaractère progressif du changement, aucune loin'interdira, sauf dans le cas des monopoles néces-saires, l'existence d'un secteur privé. Au départ,l'Etat n'engagera que les chômeurs et fera en sortede ne pas leur faire des conditions trop favorables.Mais peu à peu, les avantages de l'entreprise publiqueseront si évidents, avec notamment la meilleurequalité de vie née de la fin de la compétition, quele secteur privé disparaîtra, personne ne s'intéressant

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page292

Page 293: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 293 -

plus à lui.Les fabiens ne pensaient pas qu'un manque demotivation s'ensuivrait: d'abord l'obligation du tra-vail subsisterait, ensuite le travail serait plus agréa-ble, mieux payé et aurait l'avantage de ne plus êtreaccompli pour d'autres, enfin, il permettrait l'ex-pression de motivations non égoïstes élevées, déve-loppées par l'éducation.Mettant en avant le caractère spirituel du socia-lisme, Hubert Bland écrivait: «Les anges sont denotre côté»74.Mais cet enthousiasme n'en est pas moins respec-tueux de la liberté individuelle et de la sphère privée: la vie communautaire sera seulementencouragée, les maisons familiales continuerontd'exister, les salaires permettront des dépenseslibrement choisies, alors que la publication de livreset de journaux de toutes opinions sera garantie. Pasde place ici pour le totalitarisme!La Société fabienne joua un rôle essentiel dans laconstitution et les succès du Parti travailliste durantle XXème siècle. Si la Société avait besoin d'unparti actif pour la concrétisation de ses idées, leparti avait besoin d'un groupe de réflexion pourpréciser sa conception du monde: en Grande-Bretagne c'est ainsi une remarquable complémenta-rité qui a existé entre le Parti travailliste et les fabiens.

Le courant étatiste, souvent détenteur du pouvoirou associé au pouvoir dans les pays occidentauxdurant le XXe siècle, a permis des avancées impor-tantes dans trois domaines:- la sécurité sociale par la constitution de l'Etat-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page293

Page 294: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 294 -

providence- la construction d'un fort secteur public- des initiatives plus ou moins adacieuses concer-nant la démocratie économique, allant jusqu'à lacogestion.Pour ce qui est de l'Etat-providence, on peut parlerde l'Angleterre. Lorsqu'en 1945 les travaillistes yaccèdent au pouvoir, ils commencent à mettre enplace un vaste système de sécurité sociale. Celui-cis'inspire du plan Beveridge de 1942 (ce plan influad'ailleurs sur les politiques sociales des autres paysoccidentaux)75. Ce plan prévoit un importante intervention de l'Etat en vue de «libérer l'homme dubesoin». Il préconise de créer un système globalassurant le revenu dans toutes les situations aux-quelles les individus peuvent être confrontés: mala-die, accidents du travail, vieillesse, maternité,chômage... Ce système devait respecter divers cri-tères: il devait concerner l'ensemble de la popula-tion, il devait être financé par une seule cotisationpour tous les risques, les prestations devaient êtreuniformes, tout devait être géré de manière centra-lisée. Ainsi en 1948 fut instauré le National HealthService (NHS), garantissant à tous de manière gratuite l'accès aux soins médicaux et hospitaliers,et financé par l'impôt. Cette initiative marque letransfert à l'Etat de la gestion de la santé jusque làeffectuée à travers des sociétés mutualistes. Mêmes'il a connu des réformes libérales, le NHS fonctionneencore aujourd'hui, témoignant de l'attachementdes Britanniques à un accès égalitaire aux soins. Ilfaut aussi noter qu'à l'époque divers dispositifs ontété ajoutés au NHS: repas scolaires gratuits, can-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page294

Page 295: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 295 -

tines d'entreprises, politique de logement sociaux.Pour la construction du secteur public, la fin de laDeuxième Guerre mondiale constitue également unmoment crucial. En Grande-Bretagne, conformé-ment à la Clause IV de la Constitution du Parti travailliste britannique (voir chap. 1), les nationali-sations vont être opérées pour assurer le contrôle dela société toute entière sur les activités économiques.En 1946 on assiste à la nationalisation de la Banqued'Angleterre et de l'industrie du charbon. En 1947ce sera le tour des transports et de l'électricité, en1948 du gaz et en 1949 de la métallurgie et de lasidérurgie. En France, à la Libération, on suit unprogramme analogue. Son esprit est bien exprimédans ce passage de l'art. 36 du projet de constitu-tion du 19 avril 1946: «...Tout bien, toute entreprisedont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'unservice public national ou d'un monopole de faitdoit devenir la propriété de la collectivité»76. Enconséquence, on procède à la nationalisation d'EDF,des Charbonnages de France, de Renault, du CréditLyonnais et on mène à son terme celle de la Banquede France commencée avant la guerre; les plusgrosses compagnies d'assurances, les transportsaériens, la marine marchande et l'énergie atomiquepassent aussi sous le contrôle de l'Etat. La France vaconnaître un dernier grand mouvement de nationa-lisations après 1981: à l'heure où le néolibéralismeplace de mieux en mieux ses pions, c'est encore unegrandiose tentative de changement économique etsocial opposé au capitalisme qui est mise en œuvre.Trente-six groupes bancaires et neuf groupesindustriels (dont Sacilor, Saint-Gobain, Pechiney-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page295

Page 296: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 296 -

Ugine-Kuhlmann et Matra) deviendront publics.En ce qui regarde la démocratie dans les entreprises,on peut évoquer les comités d'entreprise et les délé-gués du personnel établis en France après la guerre,mais l'illustration la plus convaincante est l'institu-tion de la cogestion en Allemagne de l'Ouest77. Déjàen 1951 et 1956 des lois avaient introduit la coges-tion dans les entreprises minières et sidérurgiques.Une loi de 1952 prévoit la coopération dans lesentreprises: leur conseil de surveillance, prenant lesdécisions importantes, doit comprendre un tiers dereprésentants des travailleurs. En 1972, une loi surla cogestion concerne toutes les entreprises privéesoccupant au moins cinq travailleurs: des conseilsd'entreprises y sont élus et exercent un droit decogestion en ce qui concerne la durée du travail, lestechniques de surveillance au travail, la fixation desrémunérations liées au rendement, les plans tou-chant le personnel, les recrutements, transferts etlicenciements, les conséquences sociales des trans-formations de l'entreprise. Les membres du conseild'entreprise sont protégés contre les licenciements.En 1976, une loi sur la cogestion des salariés estvotée pour les entreprises employant normalementplus de 2000 salariés. Dans ces entreprises, lesconseils de surveillance ont des pouvoirs impor-tants, notamment en cas de restructuration. Dansles conseils de surveillance, il y a parité entre lesreprésentants des actionnaires et ceux des salariés.Les représentants des salariés sont élus soit parélection directe, soit par un collège électoral. Engénéral le président du conseil de surveillance estun représentant des actionnaires, alors que son

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page296

Page 297: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 297 -

suppléant est un représentant des salariés; il n'esttoutefois pas impossible que le président soit prisparmi les représentants des salariés. Il faut noterque la cogestion a toujours été l'objet de critiquesde la part du patronat qui, dans les années 1970, amême tenté de faire conclure à son anticonstitu-tionnalité. Aujourd'hui certains milieux patronauxvoudraient la remettre en question, car elle nuiraità l'économie du pays. Mais il est aussi des patronsqui rejoignent les syndicats pour la défendre. Ainsile patron pour l'Europe de General Motors,Frederick Henderson, dit que «la codéterminationn'est pas un obstacle, et serait même plutôt unatout»78.

Incontestablement, les réalisations de l'étatisme onteu des conséquences positives en ce qui regarde lebonheur. Elles ont mieux satisfait les besoins fonda-mentaux, notamment en matière de santé, elles ontpermis une meilleure redistribution des richesses,elles ont aussi amélioré la position des travailleursdans les entreprises. Le problème est que l'étatismea montré une très forte tendance à s'intégrer au sys-tème capitaliste. Les aspects qualitatifs du bonheur,travail épanouissant, développement spirituel par leplaisir de savoir, de réfléchir et d'apprécier la beautédu monde, joie de l'action politique, ont été de plusen plus négligés. C'est pour finir plutôt le bonheurstandardisé de la consommation dans une sociétéfondée sur la croissance illimitée qui l'a emporté: ilsemblait en effet que la multiplication des produitsentretenait l'activité et les emplois, que, la richesseglobale augmentant, les travailleurs pouvaient en

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page297

Page 298: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 298 -

toucher une meilleure part, et qu'après tout laconsommation sans limites pouvait être pour lamajorité une ample source de satisfaction. Dans cesconditions, il n'est pas surprenant que l'étatisme aitde plus en plus oublié l'utopie, songeant plutôt àapporter sa pierre au bon fonctionnement du sys-tème capitaliste en lui donnant une connotationsociale. Pour la démocratie, l'étatisme a certes scru-puleusement respecté la démocratie représentative,mais, malgré la cogestion, il n'a pas toujours étézélé pour renforcer la participation des citoyens ettravailleurs à la vie politique et économique. Il asouvent compté sur le règlement des problèmes enhaut lieu et n'a pas particulièrement encouragé laconstitution de coopératives propriétés des travail-leurs eux-mêmes. Il a été à coup sûr un ferventadepte de la non-violence. Quant à l'efficacité, onpeut constater qu'elle a été grande entre 1945 et1980, à l'époque où un consensus existait entre lescapitalistes occidentaux et le mouvement ouvrierpour instaurer une société plus égalitaire, mais quedepuis lors, elle est très limitée. Le défaut de l'éta-tisme est en effet qu'il est trop dépendant des struc-tures de l'Etat bourgeois qu'il n'a pas réussi àchanger en profondeur: ainsi il peut faire passer lesréformes progressistes quand la gauche est majori-taire, mais, comme tout reste à la merci des parle-ments, il doit renoncer à presque tout dès que ladroite est de nouveau en place. Non, comme nousl'avons dit au chap. 4, que le courant étatiste auraitdû supprimer les élections libres, mais il aurait dûavoir un plus grand souci de transformer suffisam-ment le tissu social pour que des changements élec-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page298

Page 299: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 299 -

toraux ne puissent tout remettre en question. Cettetransformation profonde aurait sans doute étéacquise en 1980 si l'étatisme avait davantage favoriséla création de coopératives pour qu'elles réussissent àdétenir 40 ou 50 % de l'économie nationale. A cemoment, la prise de pouvoir par les fanatiques libé-raux de l'économie privée, d'ailleurs plus improba-ble, aurait dû se contenter de réformes bien plusmodestes. Mais il est clair que l'étatisme se méfie descoopératives associationnistes, il préfère la propriétéet le contrôle de l'Etat censé garantir technocrati-quement l'intérêt collectif. De la sorte, les résultatssont impressionnants dans les périodes où les forcesde progrès sont aux commandes, mais comme lesforces de régression peuvent à tout moment recon-quérir l'Etat, ce dernier peut à tout moment cesserde servir vraiment la société. On le voit ces der-nières années quand l'Etat lui-même décide de sesaborder au bénéfice de l'économie privée. Ainsifonctionne un mouvement qui, dans l'Utopie deThomas More, tout en gardant une vague référenceà la deuxième partie, s'attacherait de plus en plus àla première, en tendant même à mettre un voile surles insuffisances du système en place.

Ainsi, le parcours effectué à travers les diversesformes de socialisme autorise un bilan. Du point devue du bonheur, il faut reconnaître la supérioritédes courants 2, 3 et 5, les deux derniers tendant àaccepter les limitations du bonheur nées du capita-lisme. Pour ce qui est de l'utopie, on remarque lefort enracinement utopiste des courants 1 et 4, alorsque les autres prennent plus au moins de distance

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page299

Page 300: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 300 -

avec elle. Concernant la démocratie au sens de laparticipation étendue des citoyens et des travail-leurs, on note la supériorité des courants 2 et 3, lescourants 1 et 5 n'ayant pas exclu la démocratiemais l'ayant assez souvent relativisée au nom d'unsocialisme par en haut, et le courant 4 l'ayantpresque totalement écartée. La non-violence aaccompagné quatre des cinq courants, alors que lecourant 4 a installé un des systèmes les plus vio-lents qui ait existé. L'efficacité enfin est plus pré-sente dans les courants plus ou moins étatistes 3, 4et 5, que dans les courants comptant sur l'auto-organisation. On peut ainsi mettre en évidence unecertaine opposition entre l'efficacité d'une part, lebonheur et la démocratie d'autre part. On doit eneffet considérer que le bonheur et la démocratiesont particulièrement développés dans le courant 2dont l'efficacité est très moyenne, alors que l'effica-cité maximale du courant 4 a été payée par desconséquences très médiocres en matière de bonheuret de démocratie; les courants 3 et 5 ont certes étéassez efficaces, mais ils ont fait preuve de retenuedans leurs revendications de bonheur et de démo-cratie. On enregistre aussi une certaine oppositionentre l'utopie d'une part, le bonheur et la démocratied'autre part. Les courants 1 et 4, les plus proches del'utopie, n'ont pas brillé dans l'ordre du bonheur etde la démocratie (excès d'idéalisme tentant de forcerla réalité!). En fait, le courant 2 est certainementcelui qui comporte le plus de qualités, son défautétant le manque d'efficacité: or ce manque d'effica-cité, on peut sans doute en découvrir l'origine dansle rejet presque total de l'Etat. Si l'on ajoute une

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page300

Page 301: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 301 -

certaine dose d'Etat au courant 2, il semble qu'onpourrait remédier à cette lacune. Il faut cependantvoir que la formule défendue par le courant 3 n'estpas satisfaisante. Dans la version ambitieuse soute-nue par Louis Blanc, s'imposant d'en haut, elle nelaisse pas assez d'initiative aux citoyens et visetrop à l'uniformisation. Alors que dans la versionlimitée qui a cours aujourd'hui, elle s'intègre tropau système qu'elle appuie plus qu'elle ne leconteste. Une piste à explorer serait donc une nou-velle forme d'Etat, très présent dans certainsdomaines (services publics), mais respectant laspontanéité des individus et des groupes en étantfidèle à l'esprit du courant 2. C'est dans cet espritque le dernier chapitre a été rédigé.

Ce chapitre n'a pas abordé la social-démocratiecontemporaine et l'on pourrait s'en étonner. Il sem-ble bien qu'elle n'ait plus sa place dans une présen-tation du socialisme par rapport au bonheur: issuedes courants 4 et 5, le point de vue du courant 5ayant chez elle de plus en plus dominé, la social-démocratie contemporaine, depuis plus de vingtans, a presque partout quitté l'orbite socialiste. Ellen'est pas toujours sans mérite, mais son vrai nomest actuellement plutôt libéralisme de gauche: aulieu de viser la réconciliation de l'individu et de lasociété, elle défend de plus en plus une conceptionoù il s'agit seulement de «démocratiser l'individua-lisme», pour que plus d'individus aient accès auxdenrées exposées sur le marché libéral. Selon nous,ce n'est pas du socialisme: on y a de plus en plusrangé dans les tiroirs les idées et les pratiques des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page301

Page 302: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 302 -

cinq courants décrits dans ce chapitre. Le chapitresuivant sera consacré à l'examen de ce courant trèsinfluent dans nos sociétés occidentales du début duXXIe siècle. On tentera, tout en soulignant ses défi-ciences, de mieux expliquer pourquoi ce puissantcourant est désormais coupé du socialisme.

Appendice au chap. 6

Une Suisse plutôt réticente au socialismeIl faut reconnaître une certaine frilosité de la Suisseà marcher dans la direction du socialisme. Ce jugement d'ensemble est pourtant à nuancer par laconstatation de la structure communautaire de lavie alpestre traditionnelle. Les communautés valai-sannes, par exemple, ont connu pendant des sièclesun système où l'on se partageait les alpages, où l'onœuvrait ensemble pour amener l'eau, etc. Dans cescommunautés, l'argent n'avait pas grande impor-tance, il s'agissait, pour un grand nombre de tâches,de faire solidairement sa part du travail pour mériter sa part de biens. Louis Courthion note àpropos de la vallée de Conches: «les hommes tien-nent... à fondre la famille dans la grande tribu vil-lageoise dont la solidarité leur est nécessaire»1. Etconcernant le peu d'intérêt pour l'argent, le mêmeauteur relève: «Quant à l'argent, ils le tiennentencore, au moins dans les vallées supérieures, pourun illustre étranger vaguement connu»2. Cette tradi-tion communautaire explique peut-être en partie lavitalité de la vie associative dont il a été question

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page302

Page 303: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 303 -

dans l'appendice du chap. 1.L'histoire moderne n'a cependant pas montré unemotivation particulière des Suisses à s'investir dansdes expériences de type socialiste, quelle qu'en soitla forme. Ni le courant utopiste, ni le courant asso-ciationniste n'ont eu beaucoup d'échos. Dans lesannées 1830-1850, les politiciens radicaux progres-sistes (dont Albert Galeer, Henry Druey, Louis-HenriDelarageaz) soutenaient les idées des utopistesFourier, Cabet et Saint-Simon et se faisaient taxerde «communistes»3. Il n'en résulta toutefois pas decréation de communautés. Le courant association-niste quant à lui ne décolla jamais de façon signi-ficative. Dès les années 1850, sous l'influencenotamment de Karl Bürkli, des coopératives de production souvent éphémères furent créées entreautres chez les tailleurs et les couturières. Puis, audébut du XXe siècle, les syndicats, parfois critiquéspour ces initiatives, appuyèrent la fondation decoopératives dans la construction (ferblantiers,maçons, charpentiers). Il restait une quarantaine decoopératives en 1914. C'est aussi l'Union syndicalesuisse qui en 1932 initia l'association suisse desentreprises sociales de construction (appelée plustard Association suisse des coopératives de produc-tion). Mais de 46 entreprises en 1946, on passa à 22en 1995, année où elles employaient 1001 per-sonnes. En résumé, l'impact des coopératives de production est tout à fait marginal en Suisse: ellessont inconnues dans certaines régions et globale-ment on dirait aujourd'hui qu'elles se cachent. Siles coopératives agricoles et les coopératives deconsommation connurent plus de succès, elles sont

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page303

Page 304: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 304 -

beaucoup moins ambitieuses. Et si un regain d'intérêts'est manifesté pour les coopératives depuis lesannées 70, c'est surtout dans les services, comme leslibrairies ou les restaurants4.Au courant associationniste on peut cependant rat-tacher les initiatives d'agriculture contractuelle deproximité, qui ont connu un développement inté-ressant ces dernières années: elles tissent un lienentre paysans et consommateurs pour la fourniturerégulière de produits de la ferme, garantissant ainsides revenus pour les producteurs et la qualité pourles acheteurs. En 2008 une vingtaine de projets sonten place en Suisse romande5.Il faut faire une place à part aux Maisons du Peupleet Cercles ouvriers (il y avait une quarantaine deMaisons du Peuple en Suisse au début du XXe siè-cle), qui pour une partie d'entre eux en tout casappartiennent aussi au courant associationniste.Voici comment François Kohler décrit le Cecleouvrier du Jura-Sud peu après 1900: «Centre de ral-liement pour tous les ouvriers conscients de leursintérêts de classe, le CO voulait cultiver chez sesmembres «l'esprit fraternel et solidaire, l'amour dubeau et du bien» par la lecture, l'étude sociale etdiverses activités culturelles: chant, théâtre, musique.Excursions, fêtes, soupes communistes devaient per-mettre aux membres et à leurs familles de resserrer lesliens d'amitié» 6. Véritables centres autonomes devie et de culture ouvrières, ces structures fournis-saient aux travailleurs des lieux de réunions, dessalles de conférences et de cours, des bibliothèques,des salles de fêtes. Même si, suite à un long déclin,il n'en reste que quelques-unes aux fonctions

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page304

Page 305: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 305 -

restreintes, elles ont marqué l'histoire de la gauchesuisse et on ne peut que souhaiter que renaissent,sans doute sous des formes nouvelles, ces îlotsd'une autre société.Le courant associationniste-étatiste est beaucoupplus développé puisqu'en Suisse nombre de tâchessociales et culturelles sont confiées par l'Etat à desstructures associatives. L'économie sociale et soli-daire suisse s'oriente certainement dans la directiond'une collaboration avec l'Etat. A Genève est établiel'Association pour la promotion de l'économiesociale et solidaire (APRÈS) qui regroupe une cen-taine d'organisations (associations, coopératives,fondations) qui emploient déjà 10’000 à 20’000 per-sonnes à Genève, sans compter les bénévoles7.Nombre de ces organisations œuvrent dans ledomaine social. On assiste donc à une réelle crois-sance de ce type d'organisations, mais on ne peutque regretter le fait qu'elles ont tendance à minimiserles objectifs de transformation sociale et à souventaccepter de jouer un rôle de béquille pour le sys-tème économique en place.Le courant marxiste a été presque absent de Suisse,car la faiblesse des partis communistes n'a jamaispermis l'éclosion d'une culture communiste occi-dentale ou d'un communisme municipal comme ona pu les voir à l'œuvre en France.Quant au courant étatiste il n'est pas besoin delongues études pour remarquer son peu de réussiteen Suisse. L'Etat-providence est chez nous lacu-naire: assurance maladie aux mains de compagniesprivées aux préoccupations commerciales, retraitesoù le système solidaire du premier pilier est battu en

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page305

Page 306: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 306 -

brèche par les deux autres piliers, AI et assurancechômage plus soucieuses d'équilibre des comptesque de satisfaction des besoins. Quant aux droitsdes travailleurs, il n'a jamais été question de coges-tion et la participation est au niveau le plus bas.On ne regrettera pas l'absence des expériences uto-pistes d'ordinaire peu satisfaisantes, ni celle d'uneculture inspirée par le marxisme soviétique quin'existe plus et même si les partis communistesoccidentaux ont eu de grands mérites. En revancheon voit tout l'intérêt pour une vraie gauche de lut-ter pour multiplier les coopératives et les associa-tions d'esprit anti-capitaliste, pour construire unsystème social public répondant vraiment auxbesoins et pour établir la démocratie dans les entre-prises.Après cent ans d'activité d'un grand parti de gauche se réclamant du «socialisme», représentant 1 Suisse sur 4 et installé depuis longtemps à tous lesniveaux du pouvoir, on ne peut que s'étonner quefinalement si peu ait été réalisé! Sans doute le PS,en bon parti social-démocrate, attendit d'abordd'avoir conquis la majorité pour changer les choses,puis vint le moment où, présent aux commandes, iln'attendit plus rien!

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page306

Page 307: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 307 -

Chap. 7

La démission social-démocrate

ce sont amis que vent emporteet il ventait devant ma porte;aussi furent-ils emportés...

Rutebeuf

Le chapitre précédent se terminait par le constatque la social-démocratie, à l'issue d'une longueévolution commencée il y a des décennies, avaitaujourd'hui renoncé. En effet si le socialismeincarne un projet de transformation profonde de lasociété, la social-démocratie contemporaine montreque pour elle aucun grand changement n'est désor-mais envisageable: elle accepte le marché, elleaccepte toutes les formes de propriété privée, elleaccepte le libre-échange généralisé, elle accepte larigueur financière, elle accepte l'impératif de crois-sance et le consumérisme qu'il engendre. Elle avoueparfois qu'elle aurait préféré une autre évolution du

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page307

Page 308: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 308 -

monde, mais affirme qu'il faut être réaliste enadmettant qu'aujourd'hui il n'y a pas d'alternative.Elle peut à l'occasion verser une larme sur lesTrente Glorieuses et sur le keynésianisme, sur l'époque où elle avait l'initiative et où la droite s'inclinait. Mais pour elle ce n'est plus d'actualité.L'économie a changé, la société a changé, les relations internationales ont changé, la culture achangé. Il faut en prendre acte et cesser de cultiverla nostalgie, sauf dans quelques rassemblementsplus ou moins folkloriques, ou quand en fin decongrès la majorité quelque peu gênée chanteencore l'Internationale. La social-démocratie prétend pourtant jouer un rôle irremplaçable: celuid'empêcher que ces réalités inéluctables fassenttrop souffrir les faibles, les pauvres, les défavorisés.Et c'est ainsi qu'en acceptant les règles de fonction-nement du système, elle veut se porter garante d'unminimum de justice sociale: elle se bat pour quesubsiste une forme d'Etat social et pour qu'un cer-tain nombre de prestations soient encore garantiesà la population. Elle n'est pas pour autant opposéeà toutes les réformes libérales, car elle se veut avanttout efficace, et pour elle un Etat social efficace estsouvent un Etat social qu'il faudra réformer; elleaccepte aussi une libéralisation des services publicsà condition qu'ils continuent de remplir plus oumoins leur mission. La social-démocratie partagel'idée que la situation financière doit être maîtrisée,car si les finances ne sont pas saines, l'Etat socialva à sa perte. La social-démocratie repousse aussitoute remise en question de la croissance quantita-tive, car c'est elle qui permet de dégager les moyens

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page308

Page 309: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 309 -

de financer l'Etat social à travers les impôts. Pourque continue de marcher la machine, la social-démocratie appuie aussi le développement de laconsommation et dans ce but, pour que tous puissentacheter toujours plus, elle réclame davantage deconcurrence pour que baissent les prix. En toutcela, la social-démocratie est aujourd'hui un mou-vement libéral de gauche et non un mouvementsocialiste: elle ne veut pas réconcilier l'individu etla société, elle veut seulement réduire jusqu'à uncertain point les inégalités entre les individus, elleest moins contestataire du désordre libéral (elle leconteste encore un peu mais surtout dans les dis-cours) qu'une de ses béquilles les plus efficaces, carl'édifice de l'Etat social, même affaibli, est encoretrès utile à ceux qui contrôlent le système (qu'ad-viendrait-il aux financiers et industriels si le filetsocial se dégradait au point que les plus pauvresdoivent se révolter? Les sociaux-démocrates sontdonc chargés de veiller à l'entretien du filetsocial...).Il faut ici préciser que le but de ces remarques n'estpas de tenter de discréditer le parti socialiste et lasocial-démocratie. Il faut reconnaître le rôle positifque le mouvement social-démocrate remplit: il estvrai qu'il contribue largement à freiner les dérivesles plus extrêmes du libéralisme. Si l'on vise le bonheur le plus égal possible pour celles et ceux quivivent maintenant, on ne peut adhérer à la poli-tique du pire préférant un maximum d'inégalitéspour provoquer plus rapidement une révolte enfaveur du changement. Les compromis conclus parles sociaux-démocrates sont dans ce sens vertueux.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page309

Page 310: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 310 -

Mais ce qui est combattu ici, c'est l'identification decette attitude utile de réticence face au libéralismeavec le socialisme. Ce qui est combattu ici c'est lerétrécissement des perspectives qui veut réduire lagauche à la social-démocratie. Les sociaux-démo-crates, du fait de leur nombre et de la faiblesse del'autre gauche, sont aujourd'hui irremplaçablescomme force de limitation des ambitions néolibé-rales, ils expriment de façon tout à fait satisfaisanteles aspirations de certaines couches importantes dela population, mais à l'évidence ils ne peuvent plusassumer un projet de changement conséquent de lasociété ni représenter de manière adéquate les inté-rêts des classes populaires.Ces remarques appellent donc à la reconstructiond'un mouvement socialiste à la gauche de la social-démocratie pour un changement ambitieux et menéavec les classes populaires.Ce chapitre reposera sur des commentaires concer-nant la nature, les positions et l'action du PS suisseces dernières années. Cette façon de faire se justifiepar la meilleure connaissance que l'auteur a de ceparti. Elle aura peut-être aussi le mérite de centrerpour un moment le propos sur la Suisse, dont onpourrait penser qu'on l'a souvent trop négligée,sauf dans les appendices, au profit d'une approchegénérale. Elle évoquera aussi la situation d'un partisocial-démocrate qui, si on le compare à d'autrespartis européens issus de cette tradition, a majori-tairement pris moins de distance par apport ausocialisme, une des raisons en étant sans doute lanon-appartenance de la Suisse à l'empire néolibéraleuropéen avec ses tendances lourdes auxquelles

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page310

Page 311: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 311 -

peu osent encore résister. Mais l'étendue des dériveset hésitations qui marquent ce parti suisse encorerelativement lié à des valeurs socialistes laisse devi-ner l'ampleur des abandons d'autres partis qui sedisent plus modernes.

Le PS suisse: le rejet de la réflexionLe PS suisse est une grande structure répandue danstout le pays. Il est dirigé par un comité directeurcontrôlé par une assemblée des délégués. Il se rami-fie en partis cantonaux, eux-mêmes divisés enfédérations régionales et en sections locales. Descongrès ordinaires et extraordinaires ponctuent lavie du parti. Immanquablement cette grande struc-ture est lourde et diverse. Immanquablement lesliens entre la base et les responsables locaux etrégionaux, entre les responsables régionaux et lesresponsables nationaux, entre les militant-e-s desdiverses régions sont lâches. Le PS se veut un partià l'aise dans l'action. Au niveau national, il produitdu matériel (affiches, papillons) pour les votations,il expédie des informations aux responsables régio-naux et locaux, il recherche aussi les meilleuresstratégies ou tactiques pour gagner deux sièges ici,un siège là, et les meilleurs moyens de séduire telleou telle catégorie si possible en voie de renforce-ment. Au niveau cantonal et régional, il relaie lesmots d'ordre du centre, mais s'occupe surtout desélections. Le parti recourt à des spécialistes, polito-logues, économistes, sociologues, pour préparer desdocuments cossus et techniquement irréprochables.Pour d'autres textes, la direction s'en charge: le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page311

Page 312: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 312 -

souci est toujours d'être en prise sur l'actualité etd'avoir du succès. Une caractéristique du PS suisseest aussi l'énorme influence dont en son sein béné-ficient les députés aux Chambres fédérales.Lorsqu'il y a débat, en général bref, les discussionsprennent d'ordinaire fin quand des élus fédéraux sesont exprimés; presque personne n'osera contesterleur point de vue d'experts ni leur autorité de lea-ders.En revanche, le PS ne souhaite jamais les débats defond. Quel est le sens de l'idée socialiste? Que pen-ser du dépassement du capitalisme? Comment faire,après la démocratie politique, pour développer ladémocratie économique? Comment une sociétédoit-elle vivre pour que la vie soit digne d'êtrevécue? Voilà des questions centrales pour toutepensée socialiste, mais le PS aujourd'hui jugequ'elles sont philosophiques, voire religieuses,q u ' e n discuter causerait au mieux une perte de temps etau pire des divisions. Alors on fait l'impasse sur lesquestions fondamentales: d'où cette pesanteimpression, pour ceux que la discussion intéresse,de superficialité, de thèmes pris en cours de route etlâchés presque aussitôt, ces affirmations à l'em-porte-pièce allant tantôt à gauche tantôt à droite,cette volonté de ne pas examiner les chosesjusqu'au bout. Car si on allait jusqu'au bout, il fau-drait bien sûr remettre en question les quelquesdogmes non socialistes sur lesquels le PS s'est au fildes ans commodément appuyé: la croissance, lescaisses pleines, l'Europe qui résout tous les pro-blèmes, la baisse des prix...

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page312

Page 313: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 313 -

Ce refus des débats, on peut l'expérimenter dans lescongrès du parti. Un sujet aussi essentiel que la par-ticipation au Conseil fédéral a été réglé en quelquesheures, dans une indifférence générale. Les orateursprincipaux étaient les membres du Conseil fédéral,et les opposants avaient quelques minutes pourdonner une opinion que presque personne n'écou-tait. Il s'agissait pourtant du sens de la participationà un gouvernement de droite néolibéral alors que lagauche depuis des années ne peut presque rien fairepasser. Il s'agissait du sens de l'action d'un parti quiprétend se battre pour le peuple et règle les questions en petit comité avec les porte-parole desbanques et des multinationales. Il s'agissait de laquestion de la lutte sociale et du pouvoir, de la vraiedémocratie et du rôle de l'élite, de ce qu'il y a àgagner et à perdre à vouloir faire les choses d'enhaut pour les gens mais sans eux. Mais non, laréflexion n'était pas à l'ordre du jour.La même attitude a prévalu à propos des accords deSchengen-Dublin. Allègrement le parti s'est ralliéau système sécuritaire européen. L'accord deSchengen était un accord foncièrement policier, etle PS et la gauche avaient toujours combattu l'Etatpolicier. Dans le programme socialiste de 1982,notamment, il est écrit: «Le renforcement du pouvoirpolicier ainsi que la création de systèmes de surveil-lance et d'information menacent la sphère privée etvont à l'encontre de notre conception de l'Etat dedroit» et «Liberté face aux techniques nouvelles:l'Etat doit protéger le citoyen du stockage électro-nique des données, de la surveillance comme de l'es-pionnage électroniques»1. Une des conséquences de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page313

Page 314: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 314 -

l'adhésion à Schengen était pourtant la participationau SIS (Système Information Schengen), banque dedonnées informatiques au niveau européen quicontenait plus de 12 millions d'informations sur lespersonnes recherchées et les objets volés. C'était unredoutable système de contrôle des citoyen-ne-sdont il fallait être bien optimiste pour penser qu'ilne gênerait que les grands criminels et servirait laliberté. S'il s'agissait de lutter contre le crime orga-nisé, pourquoi tant d'informations? Il semble bienque seulement 1,5 % des personnes enregistréesétaient recherchées pour être arrêtées2, alors qu'onpouvait ficher des personnes sur simple présomp-tion, et que la question de savoir qui fournirait lesdonnées, qui les enregistrerait et qui pourrait lesconsulter n'était pas réglée3. Si l'on ajoutait la com-pensation de l'abandon des contrôles aux frontièrespar la multiplication des contrôles volants aléatoires,sans la nécessité d'un soupçon concret d'infraction,il n'y avait pas de quoi se réjouir. Etait-il sensé deprendre part au renforcement d'un maillage trans-frontalier, dont l'opposition au système pourraitêtre un jour ou l'autre la victime, alors que se mani-festait une tendance à criminaliser le mouvementaltermondialiste? Le principal gagnant de Schengensemblait d'autre part être le secret bancaire, que lePS prétendait combattre.Quant à la Convention de Dublin, elle n'était pas enrapport avec l'objectif revendiqué par le PS d'unepolitique d'asile humaine et plus généreuse. En réa-lité, l'UE en était à durcir sa politique d'asile pourconstruire une forteresse à l'abri de la misère dumonde. Dans un article intitulé L'Europe enterre le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page314

Page 315: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 315 -

droit d'asile, le Monde diplomatique écrivait: «Lestenants d'une politique dure vis-à-vis de l'asile onttrouvé des collaborateurs dans tous les gouverne-ments européens»4. Dire que l'adhésion à Dublinprésentait une amélioration pour les requérantsd'asile de Suisse était pour le moins incertain:«L'adhésion de la Suisse à l'Accord européen deDublin permettrait à la Confédération de prononcerentre 15 et 20% de décisions de non-entrée enmatière supplémentaires»5. Ceci résultait du faitqu'un requérant débouté dans un pays signataire nepourrait plus tenter sa chance dans un autre. Pourvérifier l'existence de demandes d'asiles dans lesdivers pays, on recourrait au très policier systèmeEURODAC, une fichier de 270’000 empreintes digi-tales. La Convention de Dublin limitait d'autre partla possibilité pour les requérants de choisir, parmiles pays d'accueil, celui qui leur serait plus favorable.Et l'on ne pouvait dire que Dublin protègerait laSuisse des mesures très dures proposées parChristoph Blocher et le Conseil des Etats: le traité neportait en effet pas sur les diverses politiques natio-nales d'asile, pour lesquelles chaque pays, et laSuisse plus encore que les autres, restait autonome.Où était donc, avec Dublin, la politique d'asile vou-lue par le PS? Juger qu'il était bon d'augmenter lenombre des non-entrées en matière, n'était-ce pasune façon de dire: «la barque est pleine»?Toutes ces considérations n'eurent quasimentaucune portée quand il fallut mettre en balance cer-tains principes et quelques impératifs pragmatiques.Il n'y eut pas de discussion de fond sur la valeur àaccorder à la liberté et au droit d'asile.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page315

Page 316: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 316 -

De même le PS a soutenu sans hésiter un projet surl'éducation qui soustrayait l'éducation au contrôledémocratique et préparait la voie à une plus grandeinfluence du privé sur l'école: il se contentait d'yvoir une marche vers l'harmonisation certes souhaitable à certains égards dans un pays vouéaux particularismes. Sur des objets commeSchengen-Dublin et le projet sur l'éducation, expri-mer la moindre réserve en évoquant des enjeux plusgénéraux et à long terme passait pour totalementincongru.Mais c'est tout particulièrement dans son attitude àl'égard des services publics qu'on peut constaterl'absence de vision du PS suisse et sa propension àréagir au coup par coup aux circonstances, en don-nant tour à tour un coup de barre à gauche et uncoup de barre à droite.

Des services publics bien mal défendusLa lecture de deux documents des Congrès de Bâleet de Lugano en 1999 et 2000 est très instructive6.Elle démontre de manière évidente le caractèrevacillant des dirigeants du PS à propos des servicespublics. Ces documents alternent à en donner letournis les déclarations socialistes et libérales. Pourles affirmations socialistes, on trouve dans le textede 1999 l'excellente position suivante: «Le maintienet le développement ciblé dans tous les domaines deservices publics de haute qualité doit représenter unobjectif prioritaire de l'activité étatique sur les plan(sic) de la Confédération, des cantons et des com-munes»7, et plus loin, «La Suisse doit être dotée à

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page316

Page 317: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 317 -

tous les niveaux des services nécessaires, offrant desprestations attrayantes. Seul un service public fortpeut garantir que tous les habitants et toutes leshabitantes auront accès, à l'avenir aussi, aux ser-vices publics à des conditions uniformes et avanta-geuses»8. Le texte de 2000 confirme: «Le PS suisses'engage pour le maintien des entreprises étatiques.Les expériences concrètes montrent que les privati-sations n'apportent pas de gains d'efficience»9. Il ditensuite dans le même sens: «Les monopoles naturelsdoivent être par principe aux mains des collectivitéspubliques»10. A propos de la Poste, le documentmentionne: «Le service public postal en Suisse estle service universel de la poste tel qu'il est définidans la loi fédérale sur la poste. Il peut être com-plété, mais en aucun cas réduit, aussi longtempsqu'il correspond à un besoin. La Poste doit faire ensorte que les groupes, les individus défavorisés et lesrégions périphériques soient aussi bien servis ettraités que les autres»11. A propos du financement,il est indiqué: «Son monopole représente la principalesource de revenus de la Poste: il n'est ni possible, nisouhaitable de le remplacer par d'autres sources derevenus. C'est pourquoi le PS se bat contre l'abais-sement des limites du monopole»12. On est ainsidécontenancé quand, dans les mêmes documents,on trouve des propos comme celui-ci, extrait dutexte de 1999 et portant sur le marché de l'électri-cité: «L'incertitude règne encore quant au résultatdes délibérations sur la prochaine libéralisation dumarché de l'électricité. Les positions du PS en cettematière sont claires: il est exclu que la Suisse ouvreson marché de l'électricité plus tôt que l'Union

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page317

Page 318: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 318 -

européenne (souligné par nous)»13. Cet extrait montrede manière limpide que le PS ne s'oppose pas à lalibéralisation, mais seulement à une libéralisationtrop rapide. Il est vrai qu'un peu plus loin, onaffirme sans hésiter: «La question décisive n'est pas«monopole d'Etat ou marché?», mais «commentgarantir la présence d'entreprises et de services efficaces, capables de fournir, dans tout le pays, desprestations de haute qualité et réellement conformesaux besoins des clients?»14. Même si la suite critiqueles échecs enregistrés par le néolibéralisme anglais,on a ouvert une porte assez grande pour qu'en 2000on puisse constater le cœur serein: «La libéralisa-tion constitue une tendance sur maints marchés,elle ne se laisse pas simplement arrêter, mais ilconvient de la réguler. Sur les marchés libéralisés etsur ceux en voie d'ouverture, le PS Suisse s'engagepour l'exploitation des espaces de manœuvre dispo-nibles, d'une manière compatible avec le droit del'UE (souligné par nous), ainsi que pour une régu-lation ouverte en faveur des consommatrices et desconsommateurs, des personnes salariées et desrégions périphériques»15. Après cette déclarationd'allégeance à Bruxelles, on trouve logiquementquelques lignes plus loin ce bel élan: «Par sa poli-tique, l'Etat veille au meilleur positionnement possible des entreprises publiques sur le marché,afin qu'elles puissent opérer avec succès sur le marché national et, éventuellement, sur les marchésinternationaux...»16. Sur ces bases, les deux docu-ments multiplient les indications sur les libéralisa-tions montrant ainsi clairement qu'ils en ont prissans trop sourciller leur parti. En 1999 on lit: «Là

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page318

Page 319: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 319 -

où le marché existe, il convient de juguler les effetsnégatifs par la mise en vigueur de conditions cadreclaires»17, et: «Là où la concurrence est tolérée, lesentreprises et les services publics doivent avoir éga-lement la possibilité de se mouvoir dans lesdomaines de croissance potentielle, en faisantpreuve d'un esprit créateur et innovateur, avec lemoins d'entraves possible»18. Quant à la contributionde 2000 elle déclare: «L'Etat peut fournir lui-mêmeles prestations, ou se porter garant de leur fourni-ture»19. A propos des télécommunications, onapprend que «tous les fournisseurs de radiocommu-nication mobile, qu'ils soient publics ou privés, doi-vent garantir un service universel et des conditionsde travail identiques»20, comme à la même page,sont évoquées les «entreprises concurrentes deSwisscom». Pour ce qui est de la Poste, le documentinforme: «Le PS est partisan d'un réseau de bureauxde poste attractif et adapté aux besoins actuels.Plutôt que de s'agripper au statu quo (souligné parnous), le PS encourage la recherche de solutionscréatives et favorables à la clientèle, par exemple enassociant certains bureaux de poste avec les secré-tariats communaux ou avec les gares, en recourantà des bureaux mobiles et en affectant les employé-e-s à des tâches plus diversifiées dans les zones iso-lées, où de telles mesures sont appropriées etjudicieuses»21, tout un programme! La page 15 parleaussi des «entreprises concurrentes de la Poste». Defil en aiguille, on est parvenu à la conclusion quel'essentiel ce sont les services, peu importe qui en ala charge, et que, du moment qu'il y a concurrenceet marché dans ces domaines, l'important est que

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page319

Page 320: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 320 -

les entreprises publiques soient compétitives. Tous ces extraits contiennent déjà de la façon laplus nette toutes les démissions à venir, progressivesou immédiates, du PS. On comprend à ces passagescomment le PS, après avoir beaucoup hésité sur lalibéralisation du marché de l'électricité, a fini parsoutenir le référendum s'y opposant. Mais on comprend aussi qu'il ne soit pas allé uni dans cecombat, que le conseiller fédéral socialiste suivid'un certain nombre de dirigeants du parti aientsoutenu la libéralisation au nom des énergiesrenouvelables. On comprend qu'après le succès duréférendum et le rejet de la libéralisation, les mêmessocialistes au Parlement aient après cinq ans votéune libéralisation en deux temps. Prétextant quel'ouverture du marché aux gros consommateursétait un moyen de préserver du marché les petitsconsommateurs, ils ont approuvé la libéralisationpour les gros consommateurs. Ils se sont réservé lapossibilité, quand l'heure sera venue, de lancer unautre référendum contre la libéralisation totale.Mais ce n'est que lointaine musique d'avenir, et onne peut s'empêcher de penser que c'est une façon degagner du temps: parce qu'on n'ose s'affirmermaintenant, on prévient qu'on s'affirmera (peut-être) plus tard. On se rassure ainsi sur sa combati-vité intacte tout en évitant le combat.Le résultat de ces tergiversations est en tout casaujourd'hui des plus nets. Si la privatisation n'a paseu lieu dans la plupart des secteurs (entreprisesélectriques aux mains des collectivités régionales etcommunales, majorité publique à Swisscom, SAappartenant exclusivement à la Confédération pour

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page320

Page 321: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 321 -

la Poste et les CFF), en revanche la libéralisation esttrès avancée: le marché de l'électricité est en trainde s'ouvrir, Swisscom et la Poste travaillent dans uncontexte de concurrence de plus en plus affirmée,les CFF sont soumis à cette logique pour le transport des marchandises. La conséquence de laconcurrence, c'est nécessairement la contraintepour les entreprises publiques de se mettre auniveau des entreprises privées. Et si la privatisationn'a pas lieu directement, la libéralisation provoqueune privatisation indirecte, du point de vue dufonctionnement sinon de la forme de propriété:l'entreprise publique devient une SA quasimentindépendante de l'Etat, elle est dirigée par deshommes d'affaires raisonnant comme des managersprivés, et les exigences de compétitivité et de ren-tabilité maximale prennent le dessus. Il s'agit deréussir mieux que les concurrents privés et com-ment y parvenir autrement qu'en étant plus privéque les privés? La libéralisation sonne clairement leglas des services publics en rendant impossible, outrès difficile, le maintien d'une vraie culture de service à la collectivité: l'esprit du fonctionnaire,prenant part à un travail d'ensemble accompli poursatisfaire également les besoins de tous, disparaîtpeu à peu. Derrière, ce qui s'impose de plus en plusc'est l'esprit de ceux qui sont censés se battre pouremporter des parts de marché et avoir toujours entout une longueur d'avance, que ce soit utile ouinutile. La libéralisation rend aussi de plus en plusdouteux que les services publics puissent jouer unrôle pionnier dans le domaine des salaires et desconditions de travail: quand on doit affronter la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page321

Page 322: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 322 -

concurrence, il ne s'agit plus de s'obliger à verserdes salaires plus élevés, à accorder plus de tempslibre et à permettre un rythme de travail plushumain, il faut y aller comme les autres et s'alignersur les critères uniquement économistes des sociétésprivées.Le PS n'a vraiment pas fait grand-chose pour évitercela. Il est vrai que le meneur de jeu de tout ce pro-cessus est un conseiller fédéral socialiste et que lesentreprises publiques sont fréquemment dirigéespar des socialistes. Mais beaucoup de socialistesdisent ne pas se sentir liés par la politique de leursreprésentants aux exécutifs, alors pourquoi lesréactions sont-elles à tous les niveaux si timides etsi floues? C'est ici qu'il faut hélas invoquer uneautre explication plus désolante et qui rejoint lesremarques antérieures sur le manque de réflexion.Le PS suisse déteste réfléchir, en tout cas sur lesfondements. Et de ce fait il ne perçoit pas les enjeuxvéritables. Forts d'une soi-disant sagesse pragma-tique qui affirme, avec raison, qu'on ne peut toutfiger et que le monde évolue, les socialistes nevoient pas la différence entre ce qui est discutableet ce qui ne doit pas l'être. Pour repérer cette différence, il faut bien sûr se livrer à une réflexionde fond sur le type de valeurs que nous voulonspromouvoir et sur le type de société qu'en consé-quence nous voulons construire. Si on se livre àcette réflexion, on s'aperçoit de l'évidence que lalibéralisation tue les valeurs de service désintéresséque nous voulons défendre: libéraliser, c'est rem-placer la logique de coopération par la logique deconcurrence, c'est remplacer la logique de service

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page322

Page 323: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 323 -

par la logique de profit, c'est remplacer la logiquesocialiste de l'harmonie entre les individus et lasociété par la logique libérale de l'affrontement desindividus et des groupes. La reconnaissance d'unchoix aussi opposé à celui auquel les socialistes onttoujours adhéré devrait amener sans hésitation unrefus de principe de toute libéralisation des servicespublics (la privatisation étant encore une autrequestion). Mais pour arriver à cette conclusion, ilfaut bien sûr accepter de consacrer quelques heuresà un examen des valeurs que nous jugeons fonda-mentales. Faute de se mettre ainsi en danger deréflexion, le PS ne peut que voir passer le train dessuccès néolibéraux en pensant que les quelquescataplasmes qu'il réussit à poser par ci par là équi-valent à la mise en place d'un véritable contrôle.Mais suite à cette réflexion, les socialistes seraientpeut-être aussi amenés à reconnaître qu'ils ontchangé de valeurs, ce qu'ils auraient peine à admet-tre sans réserve.Il est pourtant un autre domaine où le PS manquegravement à ses devoirs: c'est le champ des luttesmenées par les travailleurs. La social-démocratiemontre ici de la manière la plus manifeste qu'ellen'a rien à dire: et c'est triste.

Des travailleurs oubliés au nom du système en placeCes dernières années, la Suisse a connu deuxgrands épisodes de lutte ouvrière. La grève des travailleurs de Swissmetal (2005-2006) a été unextraordinaire moment de résistance face à l'arro-gance du patronat néolibéral, au nom du maintien

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page323

Page 324: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 324 -

de l'outil de travail et de l'emploi, mais aussi aunom de la dignité. La grève de CFF Cargo (2007) amontré de la façon la plus forte qu'il fallait aussilutter contre l'employeur public lorsque ce dernieradopte la logique privée en méprisant ses devoirs.Dans les deux cas, les travailleurs ont fait preuved'une grande détermination, ils sont restés unissans faillir pour défendre leurs justes intérêts. Dansles deux cas, un ample mouvement de solidarités'est mis en place rassemblant toute une commu-nauté autour d'une entreprise essentielle à la vierégionale (la solidarité s'est même parfois expriméeau niveau national). Ces moments de lutte ont étémémorables: ils ont rappelé que l'activité économiqueest au service des êtres humains et non l'inverse, ilsont rappelé que le patronat doit respecter les tra-vailleurs comme des partenaires et non les traitercomme des serfs, ils ont rappelé qu'il faut se battrepour obtenir ce qu'on demande et que l'union faitla force. Quelle vivante leçon de socialisme! Etpourtant, le PS suisse s'est montré peu bavardautour de ces grands événements.Lorsqu'à Reconvilier on vivait dans l'angoisse d'unefermeture de l'entreprise, qu'on avait décidé fermement de dire non et qu'on veillait jusqu'àl'épuisement pour empêcher que cela arrive, le PSne disait rien. Il n'a pas soutenu la constitution d'unpool de clients pour racheter l'usine, il n'a pas pro-posé un projet de loi permettant de contraindre lespatrons à vendre une entreprise qui marche, s'ils neveulent plus l'exploiter et qu'un repreneur se pré-sente, il n'a pas demandé la nationalisation ou lacantonalisation du site, il n'a pas parlé de créer une

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page324

Page 325: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 325 -

coopérative en appelant les banques de la région àconsentir les crédits nécessaires, il n'a pas suggéréla fondation d'une société de capital régional pourassurer la poursuite des activités. Il est resté silen-cieux face aux problèmes des travailleurs. Bien sûrdes militants locaux du PS ont participé à la mobi-lisation; bien sûr ses élus régionaux étaient pré-sents et actifs dans le mouvement de solidarité,mais ils étaient là comme les autres politiciens touspartis confondus, et ce n'est pas au nom des valeurssocialistes qu'ils se sont exprimés. Le PS en effetn'avait visiblement rien, ou très peu, à dire: il par-tageait sans doute l'analyse de la droite selonlaquelle la fermeture d'une usine, qu'elle marche ounon, est une issue qu'on ne peut toujours éviter àl'intérieur du système capitaliste, et que la politiquen'a pas à dérégler ce système dont tout le mondesait qu'il est sans alternative. Il est clair que le PSn'aurait probablement pas réussi à ce moment àchanger radicalement la donne, mais était-ce uneraison pour se mettre aux abonnés absents? Etait-ce une raison pour exposer à ce point aux yeux detous qu'on n'avait strictement rien à offrir?Contrairement aux partis de droite pour qui le butest de soutenir et de justifier le système en place, unparti politique de gauche existe pour proposer dessolutions, pour engager des débats, pour mettre desidées en circulation.Quant à la grève de CFF Cargo elle démontre la dif-ficulté, pour un parti qui accepte de siéger au gou-vernement, de soutenir avec cohérence les salariésdes services publics. Durant la magnifique grève dupersonnel des ateliers de CFF Cargo à Bellinzone, le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page325

Page 326: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 326 -

PS se sera particulièrement signalé à travers lesappels à reprendre le travail de son ministre MoritzLeuenberger: qu'un conseiller fédéral socialiste soitchargé de décourager les salariés de prendre enmain leur destinée et de défendre leur dignité etleurs droits est une expression évidente du renon-cement du PS à prendre à cœur la démocratie dansl'entreprise. Il est clair que des prises de positionsont allées en sens inverse, tel ce communiqué duPS du 7 mars 2007 dans lequel la conseillère natio-nale Jacqueline Fehr déclare: «Le PS déplore etcondamne la suppression ou le transfert de plusieurscentaines de places de travail au sein de CFF Cargo.Des alternatives doivent absolument être recherchées.Nous sommes solidaires avec les personnes tou-chées, qui pourront compter sur nous pour défendreleurs intérêts légitimes»22. Certes les militant-e-s etélu-e-s socialistes ont participé, au Tessin et ailleurs,avec des membres d'autres forces politiques, auxactions de solidarité avec les travailleurs en grève.Mais comment accorder un réel crédit aux procla-mations d'un parti dont le conseiller fédéral est, aunom de la collégialité, le promoteur de la politiquelibérale voulue par la majorité de droite? Commentaccorder une réelle confiance à un parti dont cer-tains membres, à la tête d'entreprises publiques, ontmené à terme ou mènent à terme la transformationdes services publics en entreprises quasiment privées?Comment compter sur un parti dont les intentionsont été depuis longtemps ambiguës, souhaitant à lafois le maintien de services publics soutenus parl'Etat et l'extension de la concurrence pour caused'eurocompatibilité?

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page326

Page 327: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 327 -

Ces propos pourraient paraître excessifs et injustesà la frange qui, à la gauche du PS, tente de lutteravec clarté contre les dérives de la majorité. Il nesemble pourtant pas que les efforts qu'elle déploiesoient suffisants pour qu'il faille tempérer les jugements précédents.

La gauche du PS: un bien petit comitéIl existe une aile gauche du PS dont on pourraitpenser qu'elle serait en mesure de contrer la dérivedroitière du parti. Il semble bien qu'elle ne puisseatteindre ses objectifs. Elle est constituée de troiscomposantes: les Jeunesses socialistes, le Cercled'Olten des socialistes de gauche, et certaines per-sonnalités indépendantes. Il faut constater que cestrois forces réunies sont largement inefficaces.Les quelques personnalités indépendantes, d'abord,même quand elles sont médiatiques, isolées et sem-blant manquer de réseaux dans le parti, peuventseulement exprimer leurs avis dissidents générale-ment reçus à l'interne avec une indifférence indul-gente (à ma modeste mesure, j'ai connu cela au seindu PS valaisan: je m'y suis sans doute attiréquelques sympathies, mais en tout cas jamaisplus...).Quant aux Jeunesses socialistes, surtout en Suisseromande, elles tiennent un discours très à gauchesinon gauchiste. Mais on est forcé de voir danscette mouvance l'antichambre du PS centriste oudroitier: gauchiste à 18 ans, centriste à 35 et droitierà 50, tel est souvent le parcours de celles et ceuxqui choisissent d'abord les Jeunesses socialistes

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page327

Page 328: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 328 -

pour exprimer leur rejet du désordre capitaliste. LesJeunesses socialistes servent de principal alibi degauche à la direction du PS: ils proposent réguliè-rement des résolutions contre les libéralisations,contre le militarisme, contre la collaboration avecla bourgeoisie, résolutions accueillies avec condes-cendance par la direction, rejetées globalementmais honorées par l'acceptation de quelques clausestrès belles mais qui ne mangent pas de pain. LesJeunesses socialistes forment les futurs dirigeants«respectables» du parti, ceux qui seront ensuiteélus, oublieront leur idéalisme juvénile et en vien-dront à la sage discipline réformiste quand ilsseront conseillers nationaux. Elles ont aussi legrand mérite de capter les voix de la jeunesse hos-tile au capitalisme qui sans cela pourrait être tentéede soutenir la gauche anticapitaliste: le discoursmusclé des Jeunesses socialistes laisse entendrequ'on pourrait remettre en question sérieusement lesystème en adoptant les points de vue d'une orga-nisation relevant d'un parti qui est un élémentindispensable du système! Qu'on ne s'y méprennepas: on peut être certain que la majorité des jeunessocialistes, exception faite de ceux qui ont un plande carrière bien défini à 18 ans, sont absolumentsincères. Mais on doit aussi dire à tous ces jeunessincèrement socialistes que s'ils sont convaincuspar le socialisme et non par la social-démocratieservant de béquille au système, ils doivent choisirune autre orientation que ces Jeunesses socialistes,vitrine de gauche destinée à montrer qu'au PS tousles courants sont efficacement représentés et quepar conséquent il est inutile d'aller voir ailleurs.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page328

Page 329: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 329 -

Quant au Cercle d'Olten des socialistes de gauche,c'est un groupe de réflexion de grande qualité, quiréunit quelques dizaines de personnes et reçoit lesencouragements de quatre ou cinq parlementairesfédéraux. En 2004, il a fait paraître un manifesteintéressant23. Ce document, du point de vue théorique,permet sans doute de corriger un certain nombre desremarques faites précédemment. Il rompt avec lamollesse habituelle du PS: «Pour nous socialistes,ce programme consiste en une démocratisationradicale de l'économie, de la politique et de lasociété comme l'exige le mouvement socialiste dèsses origines»24. Ce rappel des origines et de l'ambi-tion contenue dans le mot socialiste est bienvenudans le climat contemporain où le terme est utiliséed'une manière tout à fait vague. La critique desévolutions actuelles est aussi claire et pertinente:«La gestion de crise bourgeoise admet ouvertementla régression sociale reposant sur des contre-réformesdans trois domaines politiques clefs: le démantèle-ment social, les privatisations et la politique descaisses vides»25. Le jugement sur les faiblesses duPS est aussi perspicace: «Le PS a commis l'erreurfatale d'accepter des contre-réformes en les considé-rant comme inéluctables et en se basant sur l'argu-ment qu'il s'agissait de mesures indispensables envue de l'objectif majeur de l'intégration à l'Unioneuropéenne»26. Les propositions pour une autresociété vont assurément dans une bonne direction:«Au niveau programmatique, le PS et la gauche enSuisse doivent élaborer une alternative à la poli-tique du bloc bourgeois qui se concrétise en uneréforme structurelle. Nous entendons par là des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page329

Page 330: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 330 -

mesures capables de changer la société de manièrefondamentale»27. L'alternative se dessine ensuitesous la forme d'une part d'une démocratisation del'économie: «Une loi relative au statut des entre-prises doit consacrer le droit à la participation et àl'autogestion des salarié-e-s»28, d'autre part d'unedéfense des services publics: «Toute nouvelle priva-tisation doit être empêchée. Il s'agit bien plus desocialiser entièrement les infrastructures et les pres-tations d'approvisionnement comme le réseau àhaute tension ou la production d'énergie...»29. Lesvéritables entreprises démocratiques ne sont pasnégligées: «Des coopératives et des entreprises com-munales, qui représentent une forme décentralisée ettransparente de l'économie collective, doivent êtretout spécialement encouragées»30. Les déclarationsfinales exposent avec force l'esprit socialiste: «Enretirant à une minorité le privilège d'opprimer etd'exploiter les autres, le mode de production démo-cratique socialiste ouvre de nouvelles possibilités delibertés individuelles et collectives»31. Malgré lagrande qualité de ce texte, on ne peut pourtant pasle considérer comme important. D'abord à cause duproblème de la confidentialité du Cercle d'Olten.Même si les membres du Cercle d'Olten sont devrais activistes aux mérites certains, notammentdans leurs engagements locaux, leur influence surle parti national est presque nulle. Les productions dugroupe ne sont pas diffusées à l'interne ni commu-niquées aux médias. Le texte cité précédemment n'aprobablement pas été lu par plus de quelques cen-taines de personnes. Le Cercle d'Olten considèrequ'il peut influer sur les orientations du parti à tra-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page330

Page 331: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 331 -

vers ses partisans qui occupent quelques postesproches des dirigeants, en rédigeant notamment destextes proposés aux Congrès et allant plus ou moinsdistinctement dans le sens des buts du groupe. Lesmembres du Cercle d'Olten sont parfois très satisfaits qu'un de leurs textes ou qu'une de leurspropositions soit adoptée par un Congrès. Ils sontcependant facilement satisfaits quand on sait que,du fait de l'absence de ligne et de la distraction desdélégués, quasiment tout et son contraire peut êtreadopté suivant les moments et les notables quimontent à la tribune. Il faut demander aux mem-bres du Cercle d'Olten s'il y a plus qu'un soupçonde leurs idées qui est passé depuis dix ans dans lesprojets de lois, les motions, les postulats, les pra-tiques gouvernementales de ceux qu'ils pensentinfluencer. Et demander aussi combien de leurspositions sur les sujets capitaux de l'Europe, deslibéralisations et de l'augmentation du pouvoir destravailleurs ont été adoptées par le PS. Un autregrand et énigmatique problème est posé par lesmilitants vraiment à gauche qui s'obstinent àdemeurer dans un parti qui professe de plus en plus,et de plus en plus évidemment, des vues qu'ils nepartagent pas. Et la lecture du même texte est à cesujet apte à nous éclairer. Il faut à cet égard consta-ter que la partie critique qui ouvre le fascicule estplus incisive que la partie constructive qui suit: lespropositions restent finalement vagues et le passagedu principe abstrait d'«une économie collectivedémocratique» au concret est trop impressionniste.Il y a bien une loi sur la participation qui est prévue,on la voit reliée à l'étude de mesures de socialisation

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page331

Page 332: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 332 -

dans l'industrie et à l'encouragement aux coopéra-tives. Mais quelle conception de l'organisationsociale choisit-on? S'agit-il d'une conceptionsocialiste étatiste avec une ouverture au privé et aucoopératif, s'agit-il d'une conception association-niste, s'agit-il d'un modèle mixte combinant le pou-voir de l'Etat, l'initiative privée et celle descoopératives? Une définition du cadre général estindispensable quand on essaie de s'orienter dans ledédale du changement social. A moins qu'on soittotalement spontanéiste, qu'on ne prévoie rien etqu'on attende que les structures nouvelles surgissenttoutes faites des événements comme une statue dela mer. Mais cela assurément le Cercle d'Olten ne lepense pas, à voir son insistance sur le rôle du parti.On se sent vraiment dans ce texte dans uneambiance marxiste de la fin du XIXe siècle et l'oncroit parfois entendre comme une évocation du PSunique dépositaire de la vérité comme avant-gardedu peuple et du prolétariat: «Les syndicats - dont latâche principale consiste à défendre les intérêts dessalarié-e-s - et le parti socialiste forment les deuxpiliers centraux du mouvement ouvrier»32. Quand oncite d'autres forces de gauche, il est question dessyndicats, qui «ont livré ces dernières années desimpulsions décisives pour le renforcement de lagauche»33 et du mouvement altermondialiste, «qui afait preuve de sa capacité de mobilisation avantmême la guerre contre l'Irak»34. Il est certain que cesdeux forces sont essentielles. Mais ce qui est plusétonnant, c'est l'ignorance des autres courants degauche, qu'on pourrait reconnaître peut-être dansl'expression «Le PS et la gauche»35, mais ils pour-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page332

Page 333: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 333 -

raient aussi se retrouver sous une étiquette moinsfavorable, pour n'avoir su profiter des lumièressocial-démocrates: «La réorientation combative dessyndicats et l'émergence du mouvement altermon-dialiste ont contraint la social-démocratie, qui a agisans cap ces dernières années, à redéfinir sa stratégie.A défaut d'une telle redéfinition, elle court le risqueque le processus de réorientation de la gauche soitdominé par des groupuscules sectaires puis finissepar disparaître»36. Des contingences historiquespeuvent expliquer que des socialistes suisses nementionnent même pas d'autres courants qui ontparfois joué un rôle crucial ailleurs en Europe, caren Suisse ils ont toujours été minoritaires et sontaujourd'hui particulièrement faibles. Mais au-delàde ce fait, on comprend pourquoi beaucoup desocialistes de gauche ne quittent pas leur parti:pour eux, il est vraiment le seul instrument conce-vable pour une bonne politique, et finalement il estplus important de démontrer qu'on n'a rien à voiravec l'«autre gauche» qu'on persiste parfois, cinquante ans après, à taxer de sectaire, que de par-ticiper à la construction d'une nouvelle gauche. Pour conclure ces propos adressés sans fioriture àdes camarades dignes de toute estime, on peut toutde même s'interroger sur leur volonté tenace dedemeurer membres d'un parti qui a pour sa part lavolonté tenace de ne pas les écouter. On peut aussisouhaiter qu'un jour ils se décident à rejoindre lecamp de celles et ceux dont ils partagent presquetoutes les vues, mais qui, à partir de faits solidescomme le roc, ont constaté l'impuissance définitivede la social-démocratie à travailler dans leur sens.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page333

Page 334: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 334 -

Mais comment expliquer cette si tenace pesanteurcentriste dans les rangs du PS suisse?Un PS modéré: tradition et modernismeUne première explication de la modération du PSen Suisse est sans doute à rattacher à des constantesde l'histoire suisse de ces derniers siècles. La Suisse,depuis les impasses nées des Guerres de Bourgogneet de Marignan, s'est singularisée par sa prudence.De même que l'Angleterre qui a rompu jusqu'à cejour avec les révolutions violentes après la Guerrecivile du XVIIe siècle et l'exécution de son roi, laSuisse s'est mise à l'écart des grands bouleverse-ments. C'est un processus généralement calme quiétablit chez nous les structures républicainesmodernes, alors que dans nombre d'autres pays ilfallut des guerres, des périodes de grande agitation,des épisodes de dure répression avant d'y parvenir.Le mouvement ouvrier suisse ne fait pas exception:il se développa sans grandes crises et visa très tôtdes objectifs accessibles sans s'attacher à de grandesvisions. Au XXe siècle, quand il fut assez fort pouravoir un groupe parlementaire d'une cinquantainede députés, quand il gagna des sièges de conseillersmunicipaux, voire de présidents de communes, ainsique de conseillers d'Etat, le PS se préoccupa vite departiciper au gouvernement du pays. Citons BernardDegen: «Une grave crise économique freine de nou-veau, en 1921, la montée du mouvement ouvrier...Dans cette conjoncture défavorable, le principe de laparticipation au Conseil fédéral fait son chemin. Laperspective d'un gouvernement de gauche se faisantplus lointaine, on veut au moins entrer dans le gou-vernement radical-conservateur»37. Il pouvait rédiger

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page334

Page 335: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 335 -

parfois des programmes ambitieux, mais s'en détachait sans trop hésiter dès qu'il s'agissait d'êtrepartie prenante de la définition du consensus natio-nal. C'est ainsi que le PS suisse avait dès les années50 abandonné la plupart de ses idées de transforma-tion sociale. Comme l'écrivait François Masnata:«...le PSS, voulant être «réaliste» et «efficace», aparfois trop tendance à croire que sa conception n'aaucune chance de triompher et se satisfait d'amélio-rations peu importantes»38. La période qui suivit Mai68 fut pourtant un moment de renaissance desidéaux, un moment qui prit fin dans les années 80.Pour le reste, l'explication dépasse les frontières dupays. Ces dernières années, le PS suisse ne prolongepas seulement une tradition particulière de prudence,il est partie prenante d'une tendance mondiale de lasocial-démocratie qui marque presque tous lespays, y compris ceux dont le mouvement socialistefut autrefois très dynamique. Et de ce point de vue,il faut bien noter que le PS suisse baigneaujourd'hui dans cette atmosphère internationalegénéralisée de résignation face aux évolutions néo-libérales, de renoncement aux alternatives, de choixde la pure gestion, d'adhésion plus ou moinsavouée à la nouvelle culture individualiste etconsumériste. Cette nouvelle attitude est peut-êtreencore renforcée par les traditions politiques suisses,mais elle ne s'y réduit pas.L'intérêt est de tenter de comprendre comment onen est arrivé là. Il est à cet égard instructif d'exami-ner trois points: d'abord les changements sociolo-giques et leurs conséquences, ensuite l'habitudesocial-démocrate d'être associée au pouvoir, enfin

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page335

Page 336: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 336 -

le rôle déterminant que joue l'europhilie sans bornesdans les options du PS suisse.La social-démocratie et les classes moyennesC'est un constat banal aujourd'hui de voir lesclasses moyennes constituer de plus en plus la basedes partis sociaux-démocrates. Le PS suisse ne faitpas exception. L'étude de l'institut gfs.berne surl'électorat des partis suisses en témoigne39. Alorsque jusqu'à un salaire de 3000.– Fr. par mois, 22,3%des citoyens soutiennent le PS (contre 31,6 %l'UDC), ce sont aussi 22,3 % d'entre ceux gagnantde 7000 à 9000.– Fr. qui votent pour lui (contre16 % pour les radicaux et 22,6 % pour l'UDC);mieux encore, parmi ceux qui gagnent plus de9000.– Fr. par mois, le PS est encore choisi par24,3 % des votants (contre 23,1 % qui sont favora-bles aux radicaux et 20,6 % qui sont favorables àl'UDC). Il est également instructif de relever que si20,3 % des employés qualifiés appuient le PS contre21,6 % l'UDC, il y a 21,3 % des simples employés quioptent pour le PS contre 30,6 % pour l'UDC. Seuls18,3 % de ceux qui ont seulement la formation debase votent socialiste, alors que 36,6 % votent UDC.Au contraire, le PS convainc 27,3 % des bénéfi-ciaires d'une formation supérieure, quand l'UDCn'en intéresse que 16,6 %. Les résultats d'uneenquête de la la FORS (Fondation suisse pour larecherche en sciences sociales), autour des électionsfédérales 2007, confirment les données précédenteset suggèrent à Bernard Wuthrich, présentateur del'enquête, le commentaire suivant: «Désormaisl'UDC draine les «perdants de la mondialisation»,soit les personnes à faible niveau d'éducation et

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page336

Page 337: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 337 -

l'ancienne classe moyenne, alors que les «gagnants»(haut niveau d'éducation, enseignants, santé) votentplus volontiers à gauche»40. Ces informationsconcernant les électeurs du PS sont en écho à ceuxconcernant les membres et les sympathisants duparti. En 2001, la revue Domaine public brossait leportrait d'un parti dont 31 % des membres et sym-pathisants avaient un revenu élevé et 28 % unrevenu moyen, et dont 58 % des membres avaientreçu une formation supérieure 41. Si l'on consulte laliste des députés socialistes sous la Coupole fédéraleen 2007, on ne trouve pour ainsi dire plus de tra-vailleur manuel, mais des avocats, des enseignants,des juristes ou des économistes.Ces faits indiquent sans ambages l'éloignement deplus en plus grand de la social-démocratie par rapport aux milieux populaires. Non que la gauchemodérée ne se préoccupe plus des milieux popu-laires, mais elle veut s'en préoccuper d'en haut, en travaillant pour eux mais sans eux, en utilisant sonpropre langage, ses propres catégories, sa propreculture qui n'est plus celle des milieux populaires.Parlant du cas de la France, le philosophe et socio-logue Jean-Pierre Le Goff écrit: la gauche modéréefrançaise des années 1980 «veut alors se réconcilieravec l'entreprise et avec l'argent... A cela s'ajouteune véritable fascination pour les évolutions danstous les domaines, au premier rang desquels lesnouvelles technologies. Un tel tournant culturel agrandement contribué à couper la gauche des couchespopulaires. Parmi les zélateurs de la «modernité», leministre de la Culture de l'époque, Jack Lang, occu-pait une place de premier plan... Cette griserie

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page337

Page 338: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 338 -

intervenait sur fond de crise du corps de doctrinetraditionnel de la gauche et de sa stratégie. Elles'appuyait sur une évolution sociologique: la mon-tée de nouvelles couches moyennes... Une partie dela gauche journalistique a le plus grand mal à sedébarrasser d'un imaginaire qui est rapidement passéde la mythologie du prolétariat à un gauchisme cul-turel de bon aloi. Elle considère toujours les couchespopulaires comme des «beaufs» et ne cesse de leurdonner des leçons de morale pour qu'elles changentde mentalité et de mœurs»42. On ne trouve sansdoute pas aussi clairement en Suisse les élémentscités par Jean-Pierre Le Goff, mais ces thèmesœuvrent de façon sous-jacente: le PS suisse estaussi fan de modernité (europhilie, constitution derégions nouvelles, fusion de communes, harmoni-sation à tous les niveaux, high tech et révolutioninformatique...), il est aussi en panne de projet, ilrecrute aussi de plus en plus dans les classesmoyennes urbaines en regardant de manière cri-tique les soucis des couches populaires qui lui sem-blent avoir des relents de conservatisme et dexénophobie, alors que lui travaille pour une moder-nité faite d'ouverture. En tout cas, les dirigeantsactuels du PS partisans du changement et de l'inno-vation ne peuvent pas partager la sensibilité decelles et ceux qui travaillent de manière épuisantepour de petits salaires ou de petits revenus, qu'ilssoient petits patrons ou salariés, dans les secteurstraditionnels à faible valeur ajoutée et à cent lieuesdes entreprises exportatrices, compétitives dans uncontexte de concurrence exacerbée venant d'Europede l'Est ou d'Asie.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page338

Page 339: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 339 -

L'ancien conseiller national Rudolf Strahm, tenantd'une aile moderniste du PS, n'est certainement passuivi sur tous les points par ses camarades de parti.Pourtant la position qu'il a défendue dans uneintervention parue en 2001 semble présente dansnombre de têtes pensantes socialistes43. Sa thèse estque le recul de la classe ouvrière du fait de lamodernisation favorable aux classes moyennesexige du PS une réorientation vers ces classesmoyennes. Il ne s'agit pas selon lui d'adopter despoints de vue centristes pour ressembler aux partisde droite, mais de proposer des points de vue degauche de façon qu'ils soient convaincants pour lapartie progressiste des classes moyennes: «Nouspouvons nous adresser de la gauche aux classesmoyennes avec des sujets de gauche, sociaux et éco-logiques», car « il existe beaucoup d'électeurs desclasses moyennes qui assument une responsabilitésociale et qui, pour des raisons éthiques, adhèrentaux objectifs sociaux et écologiques de la gauche».R. Strahm ajoute: «ces électeurs, nous n'allons pasles conquérir en puisant de vieilles thèses dansnotre répertoire idéologique». Pour R. Strahm, le PSn'a d'ailleurs pas le choix s'il ne veut pas subir unedéroute, car les ouvriers, inéluctablement, seront demoins en moins nombreux, et de plus, nombred'entre eux sont étrangers et n'ont pas le droit devote. On voit donc que d'une manière quelque peuparadoxale, l'auteur veut continuer de défendre lesvaleurs de la gauche, mais sans puiser dans les doc-trines de gauche, ce qui pourrait bien relever de laquadrature du cercle. En tout cas, il ne veut pasnégliger les moins favorisés, puisqu'il soutient

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page339

Page 340: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 340 -

l'idée du salaire minimum et qu'il veut lutter contrele dumping salarial. Mais il semble penser que lesmoins favorisés feront mieux de déléguer la défensede leurs intérêts aux classes moyennes sans douteplus éclairées: «Les mesures prises contre le dumpingsalarial dans le cadre des accords bilatéraux ont étéapprouvées en 1999 par 62 % des personnes béné-ficiant d'une formation scolaire supérieure mais par32 % seulement de celles qui n'avaient suivi queleur scolarité obligatoire». Ce court texte est telle-ment limpide sur la tendance social-démocrateactuelle: d'une part, avec l'appui des classesmoyennes formant de plus en plus l'épine dorsaledu mouvement, avoir «une relation moins crispéeaux changements de structures, à la modernisationpour tous (en insistant sur le «tous»), à la concur-rence», d'autre part, avec un zèle paternaliste, penseraux «intérêts des plus faibles et des salariés».En fait le PS baigne déjà très largement dans cettelogique: il est vrai que la société a évolué, que lepoids du tertiaire et des classes moyennes avec leurculture plus individualiste a augmenté, que lesvaleurs ouvrières plus communautaires sont chaquejour battues en brèche. Il est vrai aussi qu'il seraitabsurde de vouloir que le PS ne recrute que desouvriers ou des salariés modestes, qu'il exclue lespersonnes diplômées et n'accepte que des politicienssortis des ateliers. Votre serviteur serait d'ailleursmal inspiré de désirer de telles normes dans lagauche car, universitaire à revenu moyen, il seraitprivé de politique. Mais si l'ouvriérisme à tout prixn'a pas de sens, il est aussi des plus surprenantsqu'un parti qui s'affirme également comme un parti

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page340

Page 341: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 341 -

de travailleurs et de gens disposant de bas revenus,trouve normal de n'enrôler bientôt que des membresdes couches plus favorisées, qui accaparent parconséquent toutes les fonctions dirigeantes.L'exemple du PS neuchâtelois montre qu'au débutdu XXe siècle, le parti n'était certes pas animé seu-lement par des ouvriers, mais que les ouvriers yjouaient quand même un rôle clé: Charles Naineavant d'être avocat, avait été ouvrier mécanicien, etsi Henri Perret fut instituteur, puis docteur èssciences avant d'être directeur de technicum, alorsqu'un autre instituteur, Fritz Eymann, devintconseiller national et conseiller aux Etats, enrevanche Edouard Spillmann était aussi un ouvriermécanicien, Marcel Inaebnit un ouvrier régleur quidevint entre autre administrateur de la Banque can-tonale neuchâteloise, Ernest Montandon un ouvrierboîtier, Armand Renner un ouvrier horloger quipublia des articles et deux livres décrivant le milieuhorloger, Fritz Bourquin un ébéniste qui fut secré-taire syndical, conseiller d'Etat puis Directeur géné-ral des PTT, et André Ghelfi effectua unapprentissage de technicien-mécanicien avant d'ac-céder à des fonctions dirigeantes dans les syndi-cats44. On peut aussi se souvenir que sur les 90membres de la Commune de Paris, il y avait 25ouvriers, 12 artisans et 4 employés. Il est positif qu'une action politiquesoit menée par des personnes de catégories socialesdiverses, mais lorsqu'une action prétend s'intéressertout particulièrement aux intérêts de ceux qui travaillent et sont moins riches, c'est apparemmentla moindre des choses que ces derniers soient aussi

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page341

Page 342: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 342 -

des acteurs des changements, associés de façon permanente aux décisions. Sans cela on revient aupaternalisme des conservateurs compatissants ou àla prétention au savoir absolu des avant-garde bol-cheviks! Il faut prendre acte que R. Strahm, et sansdoute nombre d'autres idéologues du PS, passent dela mise à l'écart de fait des milieux populaires victimes du néolibéralisme à leur mise à l'écart dedroit. Quand les milieux populaires se détournent,au lieu de renouer avec eux et d'essayer de lesremobiliser autour de la défense de leurs intérêts,on émigre vers les classes moyennes. Quand onremarque le grand nombre d'ouvriers étrangers privés du droit de vote, au lieu de se mettre en cam-pagne pour qu'ils puissent voter le plus rapidementpossible, on décide de faire sans eux car ils ne sontpas électoralement utiles. Quel bel engagement auxcôtés du peuple dans cette social-démocratie telle-ment décrispée et tellement moderne!Mais la prééminence des classes moyennes n'estqu'une partie de l'explication de la mollesse du PS:pour la comprendre, il faut encore invoquer le goûtdémesuré de la participation aux pouvoirs d'Etat.

La social-démocratie et la passion du pouvoirCe n'est pas dans la seule Suisse que la social-démocratie ne jure que par la conquête du pouvoir.Cette attitude est en partie un vestige soit des ori-gines marxistes, soit de l'héritage étatiste des partissociaux-démocrates.Dans les pays qui connaissent l'alternance (France,Grande-Bretagne, Espagne), les sociaux-démocrates

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page342

Page 343: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 343 -

sont en perpétuelle effervescence soit pour s'accro-cher au pouvoir quand ils l'ont soit pour le repren-dre quand ils l'ont perdu: le résultat ce sont cescontinuelles oscillations pour réussir à convaincreune majorité, le balancier à droite ou au centre negênant pas du tout quand il est utile pour garder lepouvoir ou y revenir. Si l'on adopte de fines straté-gies ou tactiques avec comme but l'applicationd'une vraie politique de gauche, on ne peut que s'enréjouir. Mais quand le pouvoir est devenu une finen soi et que les tendances dominantes en politiqueont viré à droite, alors les combats électoraux n'ontplus de couleur ni de sens.En Suisse, le système est différent: pas d'alternancemais une permanente politique de consensus réu-nissant presque partout l'eau et le feu, ce qui faitque bientôt il ne reste souvent qu'un peu de fumée.C'est le système proportionnel, introduit en 1919pour permettre aux conservateurs et aux socialistesde participer aux affaires, qui commande ce fonctionnement. Le but du PS, dans les communes,dans les cantons, au niveau fédéral, a depuis lorsété d'avoir un ou des représentants dans toutes lesinstances élues. L'obtention d'un conseiller munici-pal, d'un juge cantonal, d'un conseiller d'Etat passepour une extraordinaire victoire pour le PS, quis'estimant reconnu pense avoir ainsi gagné unevraie part de pouvoir: or il faut bien reconnaîtreque cette association généralisée au pouvoir ne sertpas toujours les buts de la gauche. Les élus de gauche doivent en effet par collégialité soutenir lesprojets de la droite, les militants se démobilisent carils sont plus ou moins tenus de ne pas attaquer

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page343

Page 344: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 344 -

leurs magistrats, et la population ne peut plus clairement distinguer une position de gauche d'uneposition de droite. Et pourtant le PS refuse toutediscussion à ce sujet: pour lui, il est évident queparticiper au pouvoir de l'Etat bourgeois donne uneréelle influence et qu'on peut ainsi recueillir d'im-portantes informations nécessaires pour conduireune politique de gauche. En vérité, si le PS poursuitdans cette voie, c'est semble-t-il pour trois raisons:1) d'abord une adhésion d'ordre philosophique depresque tous les partis suisses à la collaboration,qui semble faire partie de l'essence du pays, 2) l'ha-bitude, qui est une seconde nature, et qui fait quelorsqu'on travaille sans relâche depuis bientôt centans à obtenir des postes, on ne pense même plus àle remettre en question, 3) la satisfaction de siégeravec la droite dominante, l'accession au statut departenaire sérieux étant la plus belle récompensepour un parti d'abord faible et méprisé. Une qua-trième raison ne relève pas des objectifs du partimais des plans de carrière des politicien-ne-s: le PSest un grand parti qui offre effectivement passable-ment d'occasions de gravir les échelons à tous lesniveaux, et même quand cela n'interfère pas avecun engagement sincère pour les objectifs du parti, ilest certain qu'on peut ainsi satisfaire des ambitionspersonnelles.Les problèmes posés par la participation à tout prixne signifient pas qu'il faut refuser toute participa-tion, mais qu'il faudrait en évaluer au coup parcoup les avantages et les inconvénients. Il y a descas ou des périodes où collaborer avec les partisbourgeois n'a guère de sens: par exemple quand le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page344

Page 345: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 345 -

chef socialiste du département des transports mènedepuis des années la politique de démantèlementdes services publics voulue par la droite, sa margede manœuvre, même s'il voulait l'utiliser, étantassurément très restreinte. Mais il y a des situationsdifférentes où la gauche a la possibilité d'avoir lamajorité dans des parlements ou gouvernementscantonaux et communaux: dans ces circonstances,la gauche peut pratiquer sa politique et non celle ducamp adverse, et il est important qu'elle puissemontrer ce dont elle est capable. Il serait d'autrepart injuste de critiquer en bloc tous les magistratssocialistes minoritaires qui, notamment au niveaulocal, font un excellent travail peu politisé aveccompétence et conscience. Il serait aussi déplacé decondamner toute forme d'ambition, car l'ambitionquand elle œuvre pour un but supérieur est un stimulant efficace et légitime.Mais ce qui est significatif pour le PS, c'est que sevoulant socialiste il n'envisage pas de prendre durecul par rapport à la participation aux organesd'Etat, et par conséquent par rapport à la participa-tion aux élections qui permettent d'y accéder. Pourles socialistes, se faire élire pour exercer des respon-sabilités aux côtés des représentants de la droite etdu centre dans un esprit de consensus, c'est décidé-ment le pivot de toute l'action politique. Pourmesurer la profondeur de l'attachement au systèmeconsensuel, il suffit d'ailleurs de se reporter à l'en-tretien que Ruth Dreifuss accordait au Temps45: «(àun système d'alternance,) je préfère largement notresystème, qui mise sur la durée et sur la créationd'un vrai consensus durable - même si, hélas, il faut

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page345

Page 346: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 346 -

souvent trop de temps pour faire mûrir les choses»,«la Suisse est un pays étrange: pour fonctionner, ilnécessite une bonne volonté générale. On sait que,s'il n'y a pas volonté de trouver un équilibre des forces en présence, il n'y a pas de solution», «on apréféré casser pour gagner. C'est dangereux, parceque, je le répète, notre système a besoin de bonnevolonté de la part de tous. Si on casse notre système,on ne sait pas comment le réparer», «prôner uneefficacité immédiate revient souvent à nier l'équilibresubtil entre les droits populaires, la nécessité duconsensus et la protection des minorités. Voilà, l'al-ternance, ce serait ça». Ces réflexions d'une éminentepoliticienne, dont l'engagement au service desidéaux sociaux-démocrates a été irréprochable,confirment la profonde adhésion du PS à l'espritdes institutions suisses.Un dernier paramètre caractérise l'attitude du PSsuisse, c'est sa ferveur pro-européenne.

Le PS suisse: Vivement l'Europe!S'il est une position dont le PS suisse ne s'est pasdéparti ces dernières années, c'est la revendicationde l'adhésion à l'Union européenne. Le PS aconstamment professé son soutien à une entréesans grande réserve de la Confédération dansl'Union. Quand on connaît les impératifs néolibé-raux qui guident la politique communautaire, on nepeut que s'étonner du manque d'esprit critique dessocialistes. Alors que le PS se battait contre la libé-ralisation du marché de l'électricité, les directivesde Bruxelles imposaient à l'échelle du continent la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page346

Page 347: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 347 -

libéralisation des services publics, dans les télécom-munications, la poste, l'énergie, les transports. Maisles socialistes n'hésitaient pas, dans le même temps,à répéter sur tous les toits que l'adhésion à l'Unioneuropéenne était, du point de vue progressiste, lavéritable solution.Cette attitude énigmatique semble se dérober à l'ex-plication. On peut cependant tenter de l'éclairer. Ily a sans doute de la part du PS toujours minoritairel'idée que l'intégration dans un grand ensembledans lequel les PS étrangers jouent un rôle de pre-mier plan pourrait aider à un succès encore jamaisvu des idées social-démocrates en Suisse. Une autreexplication est sans doute à relier au fait que cesdernières années le PS a toujours pris le contrepieddes positions de l'UDC: que l'UDC soutienne unpoint de vue et le PS soutiendra le point de vueopposé, car le PS, dans une sorte de variante desguerres de religion, s'est mis à la tête de la résistancede la Suisse moderne, ouverte, tolérante et pro-européenne, à la Suisse traditionaliste, fermée,xénophobe et anti-européenne. L'UDC ayant eu lequasi monopole du rejet de l'Union européenne, lePS se devait d'être le fer de lance de ceux qui veu-lent la rejoindre, et dans le combat contre l'UDC, ilest vrai que l'Union ne peut qu'être une alliée duPS. Plus profondément, il y a probablement chezune majorité de dirigeants socialistes une confiancedans le projet «moderne» incarné par l'Union: abo-lition des frontières et augmentation de la mobilité,productivisme et croissance, accent sur les nouvellestechnologies et sur le haut niveau de formationtechnique, accroissement des échanges, urbanisation,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page347

Page 348: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 348 -

culture individualiste. D'ailleurs, comme on l'a déjàmentionné, on voit le PS pousser en Suisse auxgrandes politiques d'harmonisation, à la suppressionprogressive du fédéralisme, à la création de grandesrégions et à la fusion des communes. Le PS d'autrepart s'intéresse peu aux secteurs traditionnelsmoins touchés par la modernisation: petite paysan-nerie, industries travaillant pour le marché intérieur.Il se pourrait enfin peut-être aussi que la ferveurpro-européenne soit le seul ersatz de grand projetmobilisateur que le PS ait trouvé, quand les projetssocialistes de dépassement du capitalisme, dedémocratisation de l'économie et de constructiond'une autre société ont été abandonnés pour caused'utopisme.

Les syndicats cordon ombilical entre le PS et les classes populairesLe principal lien qui rattache encore le PS suisseaux classes populaires, ce sont les syndicats del'USS (Union syndicale suisse). Bien que ces syndi-cats revendiquent statutairement l'autonomie àl'égard du PS, l'USS est en main social-démocrate,à travers ses dirigeants et un grand nombre de sesresponsables. C'est assurément un fait très positifque le PS soit encore impliqué dans la vie syndicale,car il garde ainsi le contact avec les salariés du sec-teur secondaire et aussi avec ceux dont les salairessont bas et qui doivent se battre âprement pourdéfendre leurs intérêts. Le syndicalisme est uneactivité où l'action collective excluant l'individua-lisme est spécialement importante, et les syndicats

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page348

Page 349: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 349 -

retiennent le PS de trop s'aventurer dans les zonesoù les classes moyennes supérieures privilégiéesévoluent dans une certaine torpeur. Les syndicatssont encore dans le PS ceux qui se préoccupent desbas salaires, du temps de vacances, des difficultés etabus rencontrés chaque jour sur les lieux de travail,des conditions d'apprentissage des jeunes travail-leurs. Les syndicats s'intéressent à l'influence del'ouverture des frontières sur l'emploi et sur lessalaires. Les syndicats mettent au cœur de l'actionle quotidien de celles et ceux qui, sur les chantiers,dans les usines, dans les bureaux, font la prospéritédu pays sans toucher de dividendes. Ainsi il n'estpas étonnant que la droite parle souvent d'aile syn-dicale quand elle veut désigner l'aile gauche de lasocial-démocratie.Bien sûr cette implication du PS dans l'USS est àdouble tranchant. Si les syndicats tissent encore desliens entre le grand parti de gauche modérée et lestravailleurs, ils subordonnent aussi trop souvent lestravailleurs aux options de la politique social-démocrate. Les dirigeants de l'USS sont fréquemmentdes parlementaires fédéraux. En bonne logiquesocial-démocrate, la participation de syndicalistesaux instances de l'Etat est censée faciliter la victoiredes causes salariées à travers la rédaction et l'adop-tion des lois. Dans un parlement caractérisé parl'affrontement des divers lobbies, pourquoi le lobbydes travailleurs n'aurait-il pas ses représentantsissus des syndicats? On ne peut nier qu'à l'occasioncette présence dans les lieux de décision soit utile.Mais on constate aussi que dans certains cas, lesaspirations et les intérêts des travailleurs sont sacri-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page349

Page 350: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 350 -

fiés aux conceptions social-démocrates. Il s'agitsans doute plus de concessions à des a priori parta-gés par les responsables syndicaux parce qu'ils sontmembres du PS, que de consignes venues de ladirection du parti: pour son action le PS a en effetdavantage besoin des syndicats que l'inverse. Maisle résultat est identique: l'USS par ses liens avec lePS défend immanquablement des positions où lerecul sur l'essentiel, dans un contexte d'adhésionglobale au système, est justifié par la possibilité deprogresser sur tel ou tel aspect au cours des négo-ciations. Ainsi le syndicat UNIA a peu soutenu surle fond les grévistes de la Boillat: ils ne menaientpas une grève pour les salaires ou les conditions detravail, mais pour leur dignité et contre l'injusticedu système, ce qui n'entrait pas dans le cadre de lavision social-démocrate majoritaire à l'USS.En conclusion, on ne peut donc que se féliciter del'existence d'une force populaire aux côtés du PS àtravers l'USS. Mais il faut aussi se réjouir que tousles membres et responsables des syndicats nesoient pas sociaux-démocrates. On peut aussi sou-haiter qu'il y ait moins de syndicalistes élus dans leslégislatifs et exécutifs pour qu'ils puissent garder lescoudées plus franches par rapport aux agendas institutionnels. Enfin on doit aussi juger positifqu'il existe déjà des syndicats sans lien avec lasocial-démocratie, et il faut espérer qu'ils se renfor-ceront.

Conclusion: les sociaux-démocrates sont des sociaux-démocrates

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page350

Page 351: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 351 -

Mais après tout, on avait dès le départ pris note dufait que la social-démocratie avait choisi de rompreavec son passé socialiste. Par conséquent, sur tousles sujets sur lesquels le PS a été critiqué, il ne pou-vait adopter que les positions qu'il a adoptées: ceuxqu'il a déçus s'illusionnaient seulement sur sa vraienature, trompés peut-être par le nom qu'il porteencore de manière de plus en plus usurpée, croyantencore qu'il avait quelque chose à voir avec lesocialisme de Jaurès. Car enfin le PS, pour le meil-leur et selon nous pour le pire, est ce qu'il est, unbon parti social-démocrate. Mais si le catalogue dereproches émis auparavant garde son sens, c'estseulement parce que le grand parti de la gauchemodérée joue encore un peu sur les deux tableaux:même s'il veut surtout apporter sa pierre à l'édificede la Suisse capitaliste moderne et ouverte aumonde, il prétend encore porter l'étendard du chan-gement social. Les journalistes parlent souvent duPS en disant «la gauche», comme si la social-démo-cratie avait le monopole à gauche. Il faut donc levercette ambiguïté et juger le PS objectivement:comme une grande structure libérale de gauche qui,appuyée sur le soutien global au système des classesmoyennes progressistes, prend part à l'administra-tion d'un Etat lié à l'économie régnante, en ayantcependant le souci d'en limiter les excès. Etantdonné ce qu'il est, avec son absence d'horizon, iln'agit certes pas selon nos vœux, mais il fait cequ'il doit. En fait, les critiques adressées tout àl'heure ne se justifient qu'en partant d'une visiondes choses différente de celle du PS, et demander auPS d'en tenir compte, revient sûrement à demander

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page351

Page 352: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 352 -

à un tailleur de fabriquer des chaussures.Un fossé qui est allé se creusant durant le XXe sièclesépare en effet deux cultures politiques. RogerMartelli exprime bien cette différence quand ilécrit: «D'un côté se trouvent ceux qui perçoivent lesfortes capacités de reproduction des sociétés desouche «capitaliste». Le système économique etsocial généré par les mécanismes du marché estassez souple pour résorber à terme tous les dysfonc-tionnements et les crises. Il ne sert donc à rien dese placer dans la perspective d'un dépassement ducapitalisme... D'un autre côté, se trouvent ceux quiconstatent les limites des sociétés dominées par lecapital. Ils s'ancrent dans les traditions de penséepostulant que le capitalisme ne peut répondre auxexigences d'un moderne développement humain.Dans cette optique, le travail d'accompagnement nepeut suffire; il doit se doubler d'une activité plus«révolutionnaire» visant à la rupture avec leslogiques dominantes»46.Ainsi la social-démocratie est de plus en plusconvaincue par le caractère inéluctable du capita-lisme, qu'il s'agit seulement d'adoucir, alors qu'enface, divers partis et mouvements luttent pour unvrai dépassement de ce système. Il semble de plusen plus difficile d'associer les deux conceptionsdans les mêmes organisations politiques (il n'en vasûrement pas de même dans les syndicats et asso-ciations qui se battent pour des questions particu-lières). Le réformisme considère actuellementcomme irréalistes les remises en question fonda-mentales seules capables d'ouvrir la voie à unmonde différent. La radicalité pour sa part ne peut

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:02 Page352

Page 353: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 353 -

admettre le refus de mettre en place une critiquefondamentale du capitalisme. Dans un même ordre d'idées, on peut aussi se référerà l'opposition entre les deux attitudes distinguéespar Miguel Benasayag et Diego Sztulwark quand ilsécrivent: «...il faut apprendre à articuler ces deuxéléments: d'un côté, l'élément dynamique et endevenir permanent qu'est la «politique» et, de l'au-tre, la «gestion», qui s'assigne des objectifs pratiquescomme peuvent l'être des réformes, et qui concerneles différents modes d'organisation et de distributionau sein de la société»47. Ainsi il y aurait des organi-sations qui se consacreraient principalement à lagestion, visant à conquérir le pouvoir d'Etat pours'occuper de l'activité économique, de la fiscalité,de la sécurité sociale pour permettre à la société defonctionner. Et il y aurait des mouvements qui sevoueraient à la politique, se souciant avant toutd'apporter les ingrédients capables de changer l'ordre existant. Les premières seraient bien sûrnécessaires et d'ailleurs pourraient exercer une ges-tion plus ou moins favorable à la population, ce quijustifierait pleinement qu'on en soutienne certainesplutôt que d'autres. Au mieux, pour ces organisa-tions converties à la conduite gestionnaire desaffaires du système en place, la maxime pourraitêtre: «Enormément de gestion et peu de politique».Le PS, et sans doute les partis sociaux-démocratesen général, correspondent assurément à cetteconception. Quand on analyse à cette lumière lesdémarches du PS, on ne s'étonne plus de sonmanque de réflexion, car la réflexion, freinant par-fois l'action, peut être contreproductive pour un

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page353

Page 354: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 354 -

gestionnaire. On n'est pas non plus surpris de sonpeu d'engagement dans les luttes sociales, car lagestion réclame ordre et régularité. On comprendaussi son attachement au pouvoir, car on necontrôle la gestion qu'en occupant les fonctions dirigeantes.Quant aux autres mouvements, ils ne seraient pashostiles à la gestion et pourraient même occasion-nellement y participer, mais pour eux, la prioritéirait toujours à la politique: ils ne participeraient àla gestion que dans la mesure où elle ferait avancerla cause du changement et s'en retireraient chaquefois qu'elle servirait essentiellement à maintenirl'ordre établi. Pour eux la formule adoptée seraitclairement: «Beaucoup de politique et secondaire-ment la gestion».

On peut conclure en saluant dans le PS une grandeforce qui a sa place dans le contexte actuel. Ellereprésente les classes moyennes progressistes et unepartie des travailleurs votent encore pour elle. Ellelimite les dégâts, même si, au fond, elle partage lesgrandes options de la culture capitaliste.Le problème c'est d'abord qu'avec cette mutation, lePS laisse de côté 15 à 20 % de la population, cesmilieux populaires, qui le comprennent de moins enmoins et, en l'absence d'une alternative, se tournentvers l'UDC. Les milieux populaires sont bien sûrdupés par ce parti ultralibéral fait pour protéger lesriches en dressant les défavorisés du pays contre lesdéfavorisés d'ailleurs. Mais ils ne peuvent pas nonplus se sentir concernés par le message bien-pen-sant des socialistes adeptes des vernissages dans les

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page354

Page 355: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 355 -

beaux quartiers. C'est pourquoi il faut une autregauche qui puisse représenter de nouveau cettefrange de la population en défendant réellement sesintérêts et en lui donnant la parole.L'autre problème c'est, la social-démocratie ayantrejoint l'autre camp, de maintenir et de développerune force d'opposition radicale au système et depréparation de son dépassement. En effet il faut quela lutte pour le plus grand bonheur de tous, pourl'extension de la vraie démocratie, dans un esprit denon-violence et animée de l'espoir utopique d'unautre monde, continue d'être menée. Il faut que lalutte culturelle pour une société où dominent lesvaleurs spirituelles et désintéressées, que la dénon-ciation du culte de l'argent et du goût immodéré del'accumulation matérielle, se poursuivent, confor-mément à l'appel des plus grandes traditionsmorales qui n'ont en rien vieilli, comme nousl'avons vu au chap. 1.Le dernier chapitre tentera d'apporter une pierre àla reconstruction de cette autre gauche, qui traverseaujourd'hui presque partout, il faut bien l'avouer,une crise dramatique, tellement dramatique qu'onpourrait parfois croire qu'elle annonce sa prochainedisparition.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page355

Page 356: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 356 -

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page356

Page 357: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 357 -

Chap. 8

Bienvenue à la nouvelle gauche (de gauche)

L'espérance du lendemain,voilà mes fêtes !

Rutebeuf

En dépit des pierresA figure d'hommeNous rirons encore

Paul Eluard

Ne tirez pas sur le pianiste...Et dans ce monde à la dériveSon chant demeure et dit tout hautQu'il y a d'autres choix pour vivreQue dans la jungle ou dans le zoo

Jean Ferrat

Le chapitre 7 a montré l'impossibilté de se satisfaireaujourd'hui de la social-démocratie et, en Suisse, de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page357

Page 358: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 358 -

son représentant le PS. Cette impossibilité se fondesur deux raisons: la nécessité que soient représentéset écoutés les milieux populaires et celle que desvaleurs anticapitalistes, comme la qualité de vie etle rejet de l'argent, soient vraiment défendues. Il ya sans doute un lien entre ces deux exigences, carle capitalisme qui détériore la qualité de vie parl'omniprésence de l'argent condamne aussi directe-ment les plus faibles de la société, tout en nuisantaussi à beaucoup d'autres. C'est pourquoi le soucides plus défavorisés et la défense des valeurs anti-capitalistes s'appellent. Et le chapitre précédentannonçait le souhait de voir à nouveau prospérerune autre gauche, populaire et anticapitaliste. Unmot sur le vocabulaire, d'abord. Comment nommercette autre gauche? Evitant l'appellation devenuepéjorative d'«extrême-gauche», on peut la désignercomme étant la «gauche combative», la «gauche dela gauche», la «nouvelle gauche», la «véritable gauche»ou tout simplement «la gauche». «Gauche combative»et «gauche de la gauche» ont l'avantage d'êtreclairs, alors que les autres termes sont ambigus.Mais «gauche combative» se réfère plus concrètementà l'attitude et à l'action. C'est pourquoi l'appellation«gauche combative» sera la plus fréquemment utiliséepar la suite.Malgré le besoin de l'autre gauche, il faut pourtantse rappeler que le chapitre 7 s'est aussi achevé surla constatation des grandes difficultés actuellesqu'elle rencontre. Les expériences socialistes du XXe

siècle n'ont pas tenu leurs promesses. Bien des solu-tions socialistes présentées au chapitre 6, pour uneraison ou pour une autre, sont au mieux marginales,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page358

Page 359: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 359 -

et les importantes réalisations étatistes sont forte-ment attaquées et souvent très affaiblies. Le néoli-béralisme a presque partout conquis le pouvoird'Etat et fait adopter les lois et institutions quilivrent la société pieds et poings liés aux grandesbanques, aux multinationales et à la frénésieconsommatrice. Le néolibéralisme peut compter surla contestation molle, sur la neutralité bienveillanteou même sur la collaboration de la social-démocra-tie, héritière du courant étatiste. Les courants asso-ciationniste et associanniste-étatiste créent encoredes entreprises et des associations non capitalistes,mais peinent à contrer la logique dominante quipèse de tout son poids. Le courant utopiste, 40 ansaprès Mai 68, ne produit plus grand-chose, en toutcas au plan pratique. Le courant marxiste est auplus bas suite à l'effondrement des régimes commu-nistes, qui a permis à beaucoup de faire admettrelargement l'idée que le temps des grands change-ments était révolu: les anciens partis communistesn'ont en général plus le vent en poupe, et les autresmouvements marxistes, même s'ils bénéficient par-fois du vote protestataire, concernent surtout uneminorité de militants chevronnés. Une nouvelleforme dynamique de lutte anticapitaliste existe àtravers la diversité de l'altermondialisme, mais cenouveau courant, actif dans la critique et la prise deconscience, hésite à définir des démarches alterna-tives concrètes. Ce tableau, peut-être un peu sombre,est pourtant proche de la vérité, et vaut mieux quedes illusions produisant pour quelques instants uneexaltatation factice.L'important cependant n'est pas de considérer le

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page359

Page 360: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 360 -

présent rapport de forces. L'important c'est desavoir que cette autre gauche est indispensable,qu'elle doit se construire, quels que soient les obs-tacles. L'important est aussi d'affirmer que laconstruction de cette autre gauche doit se situeravant tout au niveau culturel: il n'y a pas de chancede triompher du capitalisme sans modifier profon-dément les valeurs sur lesquelles vivent nos sociétés.Le monde actuel, sous l'influence du libéralisme, estvraiment intoxiqué par l'obsession du profit maxi-mal: pour mettre fin au processus du productivismesans fin, abîmant l'environnement et fabriquant dessociétés déstructurées et inégales, il faut vraimentun changement au niveau du cœur et de l'esprit.C'est là que se situe le vrai défi!Mais une question se pose, et peut-être quelqueslecteurs se seront étonnés qu'elle soit mentionnée sitard: pourquoi ne pas s'inscrire chez les Verts?

Et pourquoi pas chez les Verts?Aujourd'hui si l'on est lassé de la social-démocratietout en refusant de baisser les bras, plutôt que derejoindre la gauche combative, en Suisse on a ten-dance en effet à se tourner du côté des Verts. Leparti des Verts est la seule force politique à gauchequi grandit et dont la progression compense cellede l'UDC à droite. Et le message des Verts n'est pasdénué d'attraits. Il s'exprime fermement sur les ser-vices publics et sur l'Etat social, il est favorable àl'agriculture de proximité ainsi qu'à l'économiesociale et solidaire, il défend un changement impor-tant dans les relations Nord-Sud. Comme les Verts

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page360

Page 361: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 361 -

sont pour l'instant moins engagés dans les institu-tions que le PS, leurs positions sont plus crédiblescar on ne voit pas encore trop de leurs magistratscontredire la ligne de leur parti. Parmi les militantset élus verts, on compte un grand nombre de per-sonnalités cohérentes dont la fidélité au combatpour un monde meilleur est irréprochable. Les Vertssont-ils donc une composante de la gauche comba-tive, ou pourraient-il même prétendre à prendre lerelais de cette gauche de gauche ?C'est ici qu'il faut savoir raison garder. Ce quicaractérise l'essor récent du parti des Verts, c'estqu'il apparaît comme le grand parti de l'environne-ment. Il ratisse large dans cette période d'angoisseface au réchauffement climatique. En gommant soigneusement la référence à la lutte des classes età l'histoire du mouvement ouvrier, jugées sansdoute dépassées, les Verts se donnent une auramoderniste. Ils peuvent ainsi conquérir la part desclasses moyennes progressistes, issues de la droiteet du centre, peu familiarisées avec un héritagesocialiste même édulcoré.Ils sont à la gauche ce que les néolibéraux sont à ladroite libérale traditionnelle: dynamiques, allantvers des solutions nouvelles, libérés des chaînes dupassé, en somme «décomplexés». Les Verts suissesne remettent pas en question le capitalisme: undéveloppement durable avec de nouvelles méthodesmoins polluantes, mais pas de contestation frontalede l'esprit de profit maximal. De même, les Verts nese situent pas au niveau de la lutte, mais à celui dela négociation et de la participation aux institu-tions. D'où leur empressement à siéger dans des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page361

Page 362: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 362 -

exécutifs pour très vite appliquer une politique auxrelents libéraux.Il y a moins respectable que la ligne des Verts, c'estune évidence. Mais les Verts représentent claire-ment une tendance nouvelle liée à des catégoriessociales nouvelles et reflétant par conséquent lasensibilité de ces catégories, écologique et généreuse,mais en même temps individualiste et pragmatique.Entre une gauche en lutte pour un changement profond et cette mouvance bien enracinée dans laflexible modernité, il est un fossé infranchissableque les descendants de Leroux et de Proudhonauraient grand tort de franchir! S'il y a des parfumsd'anarchisme dans certaines attitudes vertes, le pactepragmatiquement passé avec la société capitalisten'est pas conciliable avec l'esprit d'une nouvellegauche combative.

Une gauche fondée sur l'expérience

Mais une fois faite l'expérience...,l'esprit est convaincuet il se repose dans l'évidence de la vérité; le raisonnement ne suffit donc pas, mais l'expérience suffit.

Roger Bacon

Avant d'aborder les propositions positives, il estpourtant indispensable d'énoncer quelques refuspréalables. Une autre gauche, pour tenir compte del'histoire du XXe siècle et convenir au contexte du

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page362

Page 363: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 363 -

XXIe siècle, doit en effet rompre avec certainespositions anciennes. Au risque de heurter certainscamarades, il ne faut pas craindre de dire qu'uneautre gauche, pour se constituer aujourd'hui, doitrompre, non avec tous les aspects de la pensée deMarx, mais avec le marxisme, comme vision totali-sante.Pour rendre plus claire cette affirmation, l'auteurdoit préciser que philosophiquement il estime trèsutile de s'appuyer toujours sur des constatationsd'expérience, et de toujours écarter les optionsmétaphysiques indémontrables. Cette approcheempiriste doit amener à combattre les situations quià l'expérience se révèlent mauvaises: c'est le cas desalaires trop bas entraînant des privations doulou-reuses, du manque d'instruction empêchant les gensde mener une existence libre, de l'excès de consom-mation provoquant l'endettement et finalement ledégoût, de la compétition généralisée détruisant laconfiance et la solidarité... Elle justifiera aussi quesoient recherchées les solutions inverses qui à l'ex-périence engendrent de bonnes conséquences. Maiselle impliquera aussi qu'on sera prêt à tout momentà rectifier les choix effectués si l'expérience démontrequ'ils ne sont pas propices au bonheur. Cetteapproche exclut donc les doctrines idéalistes pré-tendant comprendre théoriquement le fonctionne-ment du monde au-delà des leçons de l'expérience.Or selon nous c'est bien ce genre de problèmes quia handicapé le marxisme, quelles qu'aient été sesproclamations scientifiques et matérialistes.Outre ce reproche, il faut aussi critiquer lemarxisme pour avoir exercé une autorité excessive

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page363

Page 364: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 364 -

sur le mouvement ouvrier du XXe siècle. L'adhésionde nombreux socialistes au marxisme, comme à unensemble de dogmes quasiment religieux, les a ren-dus souvent irrémédiablement hostiles à uneréflexion originale commandée par de nouvellescirconstances. Et cette quasi toute-puissance dumarxisme a aussi occulté l'intérêt de nombreuxauteurs socialistes non-marxistes, parmi lesquelsProudhon, dont les idées auraient pu parfoisinfluencer très positivement les discussions.On va passer à la critique de quatre positions méta-physiques du marxisme dont une autre gauchedevrait clairement se libérer, en allant au fond de laquestion et non seulement en effaçant des pro-grammes certaines notions, d'une manière quipourrait être plus verbale que réelle.

Se libérer de la métaphysique marxisteIl est cinq positions marxistes qui demandent à êtreécartées à cause de leur origine idéaliste d'une part,et d'autre part à cause des dangers qu'elles repré-sentent par rapport à une politique de libération deshommes: il s'agit 1) du déterminisme historique, 2)de l'économisme, 3) du productivisme, 4) du millé-narisme et 5) du messianisme.

1) En finir avec le déterminisme historiqueLe déterminisme historique est une position philo-sophique non démontrée par les faits selon laquellel'évolution de l'humanité se déroule conformémentà un sens qui s'impose nécessairement. Marx

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page364

Page 365: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 365 -

exprime son adhésion à cette idée dans cet extraitdu Manifeste du parti commmuniste: «Le dévelop-pement de la grande industrie sape sous les pieds dela bourgeoisie le terrain même sur lequel elle a bâtison système de production et d'appropriation. Labourgeoisie produit avant tout ses propres fos-soyeurs. Son déclin et la victoire du prolétariat sontégalement inévitables»1. Marx se rattache ainsi à lapensée de Hegel qui affirme la nécessité de l'évolu-tion historique, du moment que l'Histoire est com-prise comme la réalisation progressive de l'Espritidentique à Dieu. Quelques passages du grand phi-losophe allemand illustrent bien cette conception. Ilécrit: «L'Esprit doit donc parvenir au savoir de cequ'il est vraiment et objectiver ce savoir, le trans-former en un monde réel et se produire lui-mêmeobjectivement. C'est là le but de l'histoire univer-selle»2. Il ajoute: «L'histoire universelle est la mani-festation du processus divin absolu de l'Esprit dansses plus hautes figures: la marche graduelle parlaquelle il parvient à sa vérité et prend consciencede soi. Les peuples historiques, les caractères déter-minés de leur éthique collective, de leur constitution,de leur art, de leur religion, de leur science, consti-tuent les configurations de cette marche graduelle.Franchir ces degrés, c'est le désir infini et la pous-sée irrésistible de l'Esprit du Monde...»3. Que Marxait donné de la pensée de Hegel une version maté-rialiste rejetant les notions d'Esprit et de Dieu nemodifie pas l'adhésion à l'idée du progrès néces-saire de l'histoire. Marx a seulement remplacé lapuissance de l'Esprit par les conflits marquant lesrapports socio-économiques: l'histoire n'est certes

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page365

Page 366: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 366 -

plus le développement nécessaire de Dieu prenantpeu à peu conscience de soi, mais elle reste l'évolu-tion nécessaire des sociétés humaines mues par lalutte des classes.Le problème avec cette vision, qu'elle apparaissechez Hegel ou chez Marx, est pourtant son caractèremétaphysique. Rien, suite à l'examen objectif desévénements, ne nous porte en effet à penser quel'histoire a un sens. Celui qui veut avancer desarguments pour prouver qu'elle n'en a pas en relèveraautant que celui qui veut prouver qu'elle en a. Nousnous trouvons en ce domaine dans un état deconsidérable ignorance qui doit nous rendre extrê-mement prudents et non pas exaltés à la façon del'idéalisme allemand et du romantisme. Il est bien sûr des faits qui semblent justifier l'idéed'un sens. L'évolution matérielle depuis 10’000 anss'est faite, pour les régions qui ont connu des changements techniques, par accumulation, et lacondition des Occidentaux contemporains est plusfacile et plus confortable que celle des gens duNéolithique, des Grecs anciens ou des hommes duMoyen Age. Au point de vue spirituel, il sembleaussi que dans certaines régions du monde, on estallé d'une morale de la tribu à une morale univer-selle, que peu à peu on s'est préoccupé de tous leshommes et non seulement de ceux qui vivaient àproximité: les techniques (transports, télécommuni-cations) ont d'ailleurs favorisé cette évolution. Maisle pessimiste qui voudrait voir une évolution néga-tive n'aurait-il pas aussi des arguments? Que faut-il retenir du XXe siècle: de manière optimiste faut-ilretenir l'Etat-providence, la proclamation des Droits

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page366

Page 367: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 367 -

de l'Homme, la généralisation du suffrage universel,la décolonisation, les progrès de l'éducation, oufaut-il, de manière pessimiste, retenir les deuxGuerres mondiales, les totalitarismes fasciste etcommuniste, la destruction de l'environnement,l'oubli de la solidarité? Dans quel sens va l'histoire?Sans référence à une révélation religieuse, sansadhésion à une hypothèse métaphysique invérifiable,qui peut découvrir un sens à cet enchevêtrementchaotique d'issues positives et négatives, ce qui estjugé positif par les uns étant d'ailleurs jugé négatifpar les autres? A vrai dire, les faits nous laissentorphelins. Ceux qui prennent le risque de prévoirl'avenir sont d'ailleurs souvent déçus. Marx pensaità un aboutissement nécessaire dans la révolutionnée des contradictions d'un capitalisme réduisantde plus en plus les travailleurs à la misère dans unsystème conduit à la paralysie; il n'eut pas la pers-picacité de prévoir que les capitalistes allaient éviterla ruine du système en augmentant les salaires et enrendant ainsi la révolution impossible. Il faut enmême temps reconnaître que les analyses de Marxgardent leur actualité: la spéculation mine le sys-tème, les inégalités explosent, l'économie capitalistemenace la survie de la planète et l'on voit de nou-veau les mécanismes du monde se gripper. Mais enattendant les choses ne se sont pas passées ainsique, selon Marx, elles auraient dû nécessairement sepasser. Et ceci montre bien qu'il ne sert pas à grand-chose d'affirmer la nécessité historique quand onn'est pas en mesure d'en décrire le contenu. Accepter le déterminisme historique entraîne entout cas des conséquences indésirables. Celui qui

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page367

Page 368: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 368 -

croit connaître avec certitude l'avenir est presque àcoup sûr victime d'une illusion et il sera désap-pointé de constater que ce qu'il attendait ne serapas arrivé. L'acceptation du déterminisme peutconduire à la passivité. Mais chez les révolution-naires pensant connaître le futur, le résultat risquebien d'être un aveuglement face aux faits contredi-sant leurs illusions; s'ils sont au pouvoir, ils pour-ront, quand les faits leur donnent tort, s'obstiner àsuivre la direction conforme à la théorie au lieu deréviser la théorie. Et l'on a sans doute dans cetteattitude une des explications de l'évolution dusocialisme marxiste vers le totalitarisme, dans lespays où il exerçait le gouvernement. On ne peutsans doute jamais être trop sévère à l'égard d'unedoctrine donnant abusivement aux hommes l'im-pression de déchiffrer une histoire dont un grandnombre de faits leur échappent irrémédiablement.

2) En finir avec l'économismeL'économisme est une position philosophique quifait des activités économiques la clé de la compré-hension des êtres humains et des sociétés qu'ils for-ment. Toute l'histoire humaine devient celle desluttes des hommes contre le milieu et contre lesautres hommes pour la satisfaction des besoinsmatériels. Tous les événements politiques et toutesles élaborations intellectuelles ou artistiques seréduisent en dernière analyse à des phénomènessecondaires accompagnant l'essentiel du combatpour l'acquisition des biens matériels. Cette concep-tion fut clairement celle de Marx. C'est ainsi que la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page368

Page 369: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 369 -

Critique de l'économie politique déclare: «...c'estdans l'économie politique qu'il convient de chercherl'anatomie de la société civile... Dans la productionsociale de leur existence, les hommes nouent desrapports déterminés, nécessaires, indépendants deleur volonté; ces rapports de production correspon-dent à un degré donné du développement de leursforces productives matérielles. L'ensemble de cesrapports forme la structure économique de lasociété, la fondation réelle sur laquelle s'élève unédifice juridique et politique, et à quoi répondentdes formes déterminées de la conscience sociale. Lemode de production de la vie matérielle domine engénéral le développement de la vie sociale, politiqueet intellectuelle»4. On trouve dans ce passage bril-lant l'exposé résumé du rapport nécessaire unissantselon Marx la base matérielle appelée infrastruc-ture, et la production au niveau des idées appeléesuperstructure. L'infrastructure consiste dans lesrapports socio-économiques assurant la productionau sein de la société. Alors que la superstructuredésigne les lois, les institutions politiques, lescroyances religieuses, les théories philosophiques etscientifiques, les points de vue esthétiques qui éma-nent de l'infrastructure et la justifient. Ainsi selonMarx l'infrastructure dans l'Angleterre du XIXe siè-cle est représentée par le mode de production capi-taliste, avec le système industriel reposant sur lalutte entre bourgeois et prolétaires. Cette infrastruc-ture ne peut engendrer qu'une superstructure quilui permet de fonctionner et qui argumente en safaveur: cette superstructure comprend notammentle droit de propriété, les institutions parlementaires

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page369

Page 370: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 370 -

du libéralisme politique, certaines doctrines protes-tantes et la philosophie libérale individualiste.Quand un changement s'opère au plan de l'infra-structure, immanquablement la superstructure semodifie.Cette théorie marxiste du lien nécessaire entre acti-vité économique, institutions et idées, malgré sapuissance et le génie philosophique qu'elle révèle,est cependant, par rapport aux faits, un présupposé.Ce présupposé est à mettre en relation avec le posi-tivisme de Marx. Au XIXe siècle, Auguste Comte etle positivisme professent que la véritable connais-sance s'obtient à travers la science combinant l'expérience et la raison. Il devient alors impératifpour les tenants de ce courant d'exclure de leursexplications les paramètres échappant à la méthodescientifique. Les penseurs positivistes renoncent àla métaphysique et choisissent une discipline expérimentale pour étudier le monde. Alors queComte opte pour la sociologie, Marx adopte l'éco-nomie politique.Ce qu'il faut accepter du positivisme, c'est savolonté d'écarter les théories métaphysiques indé-montrables et de fonder ses affirmations sur desfaits. Il naît en revanche un problème du fait de laconfiance absolue accordée à la science moderne.Ce type de connaissance, contenu dans les limitesde la méthode expérimentale, n'est pas suffisantpour faire le tour des faits humains et l'expérienceest plus que l'expérience scientifique pensée pourtraiter des phénomènes matériels. On a pu constaterdepuis un siècle et demi, et de plus en plus, l'impos-sibilité d'obtenir une connaissance satisfaisante de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page370

Page 371: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 371 -

l'homme à travers les sciences humaines, dont lesapproches multiples s'accumulent sans qu'il soitpossible d'en faire une vraie synthèse. L'option pourun type d'explication au détriment des autres a tou-jours résulté d'un choix métaphysique. Et, pour enrevenir à l'économisme, quand Marx décide deconstruire le monde humain sur l'économie, il s'agitbien d'un choix arbitraire, auquel sans pouvoirtrancher au moyen des faits on peut opposer parexemple les explications fondées sur l'inconscientde la psychanalyse.Ainsi, parce que d'une part la méthode scientifiquepositiviste ne peut apporter un savoir certain surl'homme, et parce que d'autre part il est métaphysi-quement orienté d'absolutiser un type d'explicationplutôt que les autres, on ne peut que contesterl'unidimensionnalité marxiste qui ne retient arbi-trairement qu'un seul point de vue, comme si l'êtrehumain pouvait être réduit à la sphère économique.Pour obtenir sur l'homme un savoir suffisant, il fautmultiplier les points de vue. Il faut emprunter auxdiverses sciences humaines: histoire, sociologie,anthropologie, psychologie, géographie humaine, etbien sûr, à égalité avec les autres, économie. Il fautaussi compléter les approches scientifiques pard'autres, recourant aussi à l'expérience, mais dansun sens plus large, incluant notamment la moraledu bonheur comme nous l'avons évoquée auchap. 2. Car l'approche scientifique est partielle. Etl'approche seulement économique est plus partielleencore. L'économie, et l'on en fait aujourd'hui jour-nellement l'expérience, est une branche plus abs-traite, indifférente aux faits, et souvent caractérisée

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page371

Page 372: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 372 -

par une approche étroite. Bien que, concernant l'approche scientifique, la solution soit une collabo-ration entre toutes les sciences humaines, on peutpenser que si l'on était vraiment contraint de n'enconserver qu'une, ce ne devrait en tout cas pas êtrel'économie, mais l'anthropologie: car si l'économieexclut les autres regards, l'anthropologie étudieaussi l'économie à titre de manifestation culturelle. Si l'on tient compte de l'ensemble de l'expérience,on doit donc constater, contre l'avis de Marx, quel'infrastructure ne produit pas davantage la super-structure que cette dernière ne produit l'infrastruc-ture. C'est une coexistence qu'on remarque entre lesdeux. Si l'on recourt à l'anthropologie qui examineles sociétés humaines comme des totalités aux multiples aspects, on peut envisager une certaineinfrastructure et une certaine superstructure commedeux éléments indissociables d'une culture donnée.On ne peut en effet démontrer l'antériorité de l'économie sur les autres phénomènes humains: auXVIe siècle, par exemple, on enregistre de manièresimultanée que la bourgeoisie se renforce en jouantun rôle économique de plus en plus dynamique etque les doctrines protestantes se répandent.Comment savoir qui a raison: les marxistes voulantque le développement capitaliste ait produit à titrede justification la doctrine protestante mettant enévidence la réussite matérielle comme signe debénédiction divine, ou ceux qui voient dans l'essoraccéléré du capitalisme une conséquence au niveaumatériel des principes moraux protestants?L'expérience ne confirme que la coexistence. Touteprise de position sur l'antériorité d'un des deux

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page372

Page 373: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 373 -

aspects sur l'autre découle d'un choix métaphy-sique. Mais après tout ces réflexions semblent seulementthéoriques, et on peut penser qu'on pourrait sansproblème se référer indifféremment à l'une ou àl'autre au gré des préférences. Il n'en est pourtantpas ainsi car l'économisme produit des effets néga-tifs dans l'exercice concret de la politique. Une première conséquence négative du choix métaphy-sique économiste est l'inattention ou la relativisationexagérée des autres facteurs, notamment les facteursimmatériels (les idéaux et les valeurs morales). Uneautre conséquence grave est l'illusion, dont nousreparlerons plus loin, selon laquelle il suffirait demodifier les conditions économiques pour modifierl'ensemble d'une situation: or mieux partager lesrichesses ne développe pas nécessairement le sensde la solidarité ou le goût de la recherche spirituelle.Si l'on souhaite améliorer le monde, il faut cesser detout attendre de l'établissement de nouvelles struc-tures économiques: il faut à la fois modifier lesstructures économiques pour que les valeurs puis-sent se concrétiser et diffuser les valeurs pour qued'autres structures économiques soient réellementépanouissantes. Car l'être humain n'est certainementpas un être bon par nature que la propriété privéeaurait corrompu: à l'expérience ni bon ni mauvaisil peut s'orienter dans toutes les directions selonqu'on réussit ou non à instaurer une culture favo-rable ou défavorable au bonheur général, associantharmonieusement une organisation économique etdes valeurs trouvant en elle les conditions pours'épanouir.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page373

Page 374: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 374 -

3) En finir avec le productivisme y compris socialisteLe productivisme est une doctrine attendant le bon-heur humain et le progrès de l'accroissement maxi-mal de la production de biens matériels. Marxindique son accord avec ce point de vue quand ildit: «Le prolétariat se servira de la suprématie poli-tique... pour augmenter au plus vite la quantité desforces productives»5. Comme les adeptes du libéra-lisme économique, le grand philosophe prend ainsiparti pour le mode de production industriel et s'op-pose à l'agriculture traditionnelle et à l'artisanatjugés dépassés. Il attend que l'industrie et l'agricul-ture industrielle augmentent considérablement laquantité de biens matériels: l'abondance mettra finau besoin et un temps pourra dès lors commenceroù les êtres humains délivrés des contraintes du travail pour la survie pourront vraiment jouir de laliberté. Il est évident que cette idée a beaucoup pourelle, mais si on lui attribue trop d'importance etqu'on s'interdit de la critiquer, on se situe dans uneperspective métaphysique. En effet, l'expérience nepermet pas de conclure que la multiplication presquesans bornes des produits en circulation amènera lebonheur et la liberté. Elle autorise certes à dire queplus de production entraîne une amélioration signi-ficative de la vie dans de nombreux domaines. Dansune partie du monde, l'industrie a permis la fabri-cation et la distribution de plus en plus égalitaire deplus de vêtements, de chaussures, de meubles,d'équipements de chauffage, qui ont rendu l'exis-tence plus confortable. Les chemins de fer, les auto-mobiles, les avions ont facilité les déplacements.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page374

Page 375: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 375 -

L'agriculture industrielle a amplement développé laproduction alimentaire, en quantité et en diversité,et les famines et disettes ont disparu de vastesrégions. La fabrication de nombreux médicamentsa favorisé une meilleure santé et accru l'espérancede vie. Parmi les objets produits et diffusés engrande quantité, il faut aussi retenir les journaux,les livres, les films, les informations télévisées etactuellement les ordinateurs et ce qu'ils véhiculent,qui sont des outils majeurs d'éducation et montrentbien que l'accroissement de la production n'a passeulement des avantages matériels. Les machinesen général, des machines textiles aux machines àlaver en passant par les machines de chantier, ontlargement contribué à rendre les tâches humainesmoins fatigantes. Tous ces aspects positifs sontattestés par l'observation des sociétés occidentalesdu XXe siècle.Mais un regard objectif ne peut s'arrêter à ces consta-tations et doit aussi relever des conséquences néga-tives tout aussi manifestes. L'économie industrielle aponctionné la planète de manière effrénée, la consi-dérant essentiellement comme un réservoir dematières premières, polluant l'eau et le sol, enlaidis-sant les paysages, détruisant les espèces végétales etanimales. Les continuels déplacements nuisent à l'en-vironnement, tout en déracinant et isolant des êtresqui ne savent plus qui ils sont. On a certes grande-ment accru les rendements agricoles, mais la qualitéde la nourriture a été sacrifiée. L'intérêt des métiers abeaucoup diminué par l'introduction du travail par-cellisé et mécanisé: la louable réduction du temps detravail n'a sans doute pas compensé la perte du sens

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page375

Page 376: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 376 -

des gestes effectués et de l'objet fabriqué. Si elle setraduit par des livres, la production maximale amèneaussi la mise sur le marché de toutes sortes d'appa-reils électroniques, comme les téléphones portables,qui, mal utilisés, sont des instruments qui empêchentde réfléchir. Cette production toujours innovantepousse l'humanité vers un mode de vie de plus enplus artificiel, où le virtuel tend à primer sur le réel. Comment affirmer qu'il existe un lien nécessaireentre l'accumulation des biens matériels et le bon-heur? Le bonheur n'est pas toujours aisé à définir,comme on l'a vu dans le chapitre 2, mais on peut entout cas penser sans risque d'erreur que générale-ment l'homme d'aujourd'hui n'est pas beaucoup plusheureux que l'homme d'autrefois, et qu'il peut aussil'être moins. Si, dans nos pays, une majorité est plusheureuse matériellement, la dépression, le stress, ladésocialisation, le sentiment d'insatisfaction témoi-gnent du fait que le bonheur n'est pas seulementmatériel. On ne peut bien sûr en déduire qu'il fautrenoncer à tous les avantages de la production pourrevenir au temps des cavernes: mais s'il est néces-saire de promouvoir tous les aspects de la productionmatérielle, il faut que ce soit à la condition qu'ilscontribuent à une vie heureuse. Il est ainsi nécessairede réaliser que le productivisme paré de toutes lesvertus, qui fut presque une religion, doit céder le pasà des décisions sélectives quant aux aspects utiles etnuisibles de la production. Et de ce point de vue,l'histoire des anciens pays socialistes prouve que leproductivisme à visée collectiviste, se réclamant dumarxisme, n'a pas donné de meilleurs résultats quele productivisme capitaliste.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page376

Page 377: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 377 -

4) En finir avec le millénarisme politiqueL'attitude millénariste consiste à penser qu'on estau seuil d'un changement décisif, sans communemesure avec tous les autres, qui va instaurer défini-tivement sur la terre le règne de la paix, de la justiceet du bonheur. Le millénarisme croit ainsi en l'avè-nement prochain de la société parfaite. Sous desformulations matérialistes, Marx reproduit cetteattitude. Le Manifeste du parti communiste affirme,annonçant la rupture avec toute l'histoire antérieure:«Les communistes ne s'abaissent pas à dissimulerleurs opinions et leurs projets. Ils proclamentouvertement que leurs buts ne peuvent être atteintsque par le renversement violent de tout l'ordresocial passé»6. Il avait déjà écrit auparavant: «Larévolution communiste est la rupture la plus radi-cale avec le régime traditionnel de propriété: riend'étonnant si dans le cours de son développement,elle rompt de la façon la plus radicale avec les idéestraditionnelles»7. Il avait évoqué le «moment où lalutte des classes approche de l'heure décisive»8, et cequi résultera de cette grande et ultime transforma-tion est ainsi caractérisé: «A la place de l'anciennesociété bourgeoise, avec ses classes et ses antago-nismes de classes, surgit une association où le libredéveloppement de chacun est la condition du libredéveloppement de tous»9. Il s'agit de comprendreque contrairement à toutes les époques passéesdurant lesquelles les luttes de classes empêchaientle libre développement des êtres humains, la pro-chaine révolution, en abolissant les classes, va mettrefin aux conflits destructeurs de la société et permet-tre l'épanouissement maximal de tous. L'objectif est

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page377

Page 378: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 378 -

indéniablement le seul qui soit digne d'intérêt pourcelui que préoccupe le bonheur humain, mais de làà songer que bientôt le monde va accoucher d'unesociété définitivement harmonieuse, c'est un pasqu'il vaut mieux ne pas franchir. Le millénarismeest une attitude clairement religieuse. La Bible offrede magnifiques exemples de cette attente du mondedélivré de l'injustice et de la souffrance. Ainsi peut-on lire en Isaïe: «N'est-il pas vrai que dans peu detemps le Liban redeviendra un verger, et le vergerfera penser à une forêt? En ce jour-là, les sourdsentendront les paroles du livre et, délivrés de l'om-bre et des ténèbres, les yeux des aveugles verront.Les malheureux trouveront toujours plus de joie enYahvé, les plus pauvres des hommes exulteront àcause du Saint d'Israël. Car le tyran ne sera plus, lemoqueur aura disparu...»10. De même, plus concrè-tement, le même Isaïe proclame: «Ah! vous tous quiavez soif, venez vers l'eau, même si vous n'avez pasd'argent, venez, achetez et mangez; venez, achetezsans argent, sans payer, du vin et du lait»11. Rien dans l'expérience ne permet de confirmer l'hy-pothèse millénariste. Ce que l'on a toujours constatéc'est une succession de changements pour le meil-leur ou pour le pire, ou, pour d'autres situations,mêlant le meilleur et le pire. On n'a jamais connude société idéale, dans aucune période, sur aucuncontinent. Marx aurait sans doute approuvé cepoint, puisque d'après lui, la révolution à venir, dif-férente de toutes les autres, serait la première et ladernière de son genre. Mais sur quelles bases legrand philosophe pouvait-il se fonder pour attendrecette révolution différente et définitive? Les faits ne

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page378

Page 379: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 379 -

manquent pas pour douter que le grand change-ment soit possible, dont d'abord le fonctionnementhabituel de l'être humain. S'il n'est pas foncièrementégoïste, l'être humain n'est pas non plus fondamen-talement altruiste. Il est mû par des tendancescontradictoires, le sentiment de coopération estchez lui combattu par le désir de l'emporter sur lesautres, qui va parfois jusqu'à la malhonnêteté. Lavie en société est le théâtre de divers conflits quipeuvent être dramatiques. L'ignorance est aussi untrait distinctif de l'humanité, qui est le terreau desillusions et des préjugés. Les humains se trouventpar ailleurs fortement sous l'emprise de sentiments,dont le besoin de sécurité n'est pas le moindre.Ainsi les communautés humaines sont plutôt rétivesà la nouveauté et quand elles vivent un change-ment, elles s'empressent souvent d'en amortir leseffets par l'établissement d'une nouvelle routine.Dans ces conditions, le passage rapide à une sociétédéfinitivement parfaite paraît d'emblée compromis.Marx et d'autres penseurs du XIXe siècle rendaientcertes la mauvaise organisation économique res-ponsable des défauts humains: d'après eux, lechangement imminent, qui allait justement entraî-ner la transformation des structures économiques,abolirait les travers de l'humanité. Cette valorisation de l'économie (dépendant del'économisme dont nous avons déjà parlé) est exa-gérée: il y a d'autres moteurs de l'action humaineque les besoins et désirs matériels, et donner à tousune plus grande part des richesses par la suppressionde la propriété privée des moyens de production nepeut tout résoudre. Dans ses Chapters on Socialism,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page379

Page 380: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 380 -

publiés à titre posthume en 1879, Mill tenait cespropos d'une remarquable lucidité: le communisme«prévoit qu'il n'y aura pas de conflit concernant lesintérêts matériels; l'individualisme est exclu de cedomaine. Mais il y a d'autres domaines dont aucunsystème ne peut l'exclure: il y aura encore des riva-lités concernant la réputation et le pouvoir personnel.Quand l'ambition égoïste est exclue du champ danslequel, pour la plupart des hommes, elle s'exerceprincipalement, celui des richesses et de l'intérêtpécuniaire, elle (se reportera) avec une plus grandeintensité dans le domaine qui lui reste ouvert, etnous pouvons nous attendre à voir les luttes pour laprééminence et pour l'influence dans la direction desaffaires se manifester avec une grande âpreté, dumoment que les passions personnelles, détournées deleur canal ordinaire, sont conduites à chercher leurprincipale gratification dans cette autre direction»12.On ne peut que saluer la perspicacité du philosophe anglais qui prévoyait l'inefficacité desaméliorations économiques pour contrer la passionla plus profonde de l'homme: les luttes impitoyablespour le pouvoir qui signalèrent les pays socialistesau XXe siècle illustrent de façon claire la vérité decette analyse. Mais de cela on ne peut conclure comme les idéologues libéraux que l'attitude millénariste estsans valeur. Il faut seulement situer cette valeur auniveau qui convient. Le millénarisme, mentionnédéjà dans le premier chapitre, est doté d'une irrem-plaçable qualité. De même que l'utopie bien comprisegarde vivante en nous l'idée d'un autre monde pos-sible, le millénarisme maintient la confiance dans la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page380

Page 381: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 381 -

possibilité qu'une société parfaite, ou en tout casbien meilleure, s'installe. Il ajoute à l'utopie ladimension temporelle: grâce à lui, l'idéal qui étaitailleurs est annoncé pour l'avenir. A travers lui, lemessage n'est pas seulement celui d'un autre monde,possible dans l'absolu, mais peut-être inaccessiblecar se déroulant dans un univers parallèle trop diffé-rent du nôtre. Le message est que le monde possiblenous est ouvert, qu'il peut se réaliser à l'horizon.Mais il est important de considérer le millénarismecomme une vision religieuse, qui dans sa forme tra-ditionnelle fonde l'attente sur l'intervention d'un êtresurnaturel. Le message millénariste signifie que, si lasociété parfaite devait exister un jour, elle ne sera passeulement le fruit des programmes rationnels del'homme. Laissée aux seules forces de l'homme, il estmême certain que la cité idéale ne sera pas établie:elle se manifeste dans ces moments quasiment mira-culeux qui peuvent survenir parfois, dans des fêtes,dans des mouvements sociaux, dans des rencontresoù comme par magie les frontières de la lourde quo-tidienneté tout à coup s'effacent. Vouloir instaurer deforce ces moments à travers des lois et des règle-ments revient à en empêcher l'éclosion. La sociétéidéale du millénarisme suppose un univers danslequel règneraient d'autres conditions que cellesd'aujourd'hui, il n'est pas impossible qu'elles se met-tent en place, mais elles dépassent les forces de l'hu-manité telle qu'elle existe actuellement. C'est unegrande sagesse que la parole biblique exprime quandelle dit: «Quant à la date de ce jour, et à l'heure, per-sonne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils,personne que le Père seul»13.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page381

Page 382: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 382 -

Le millénarisme est donc précieux pour l'espoirqu'il permet et pour les perspectives qu'il dessine,mais il ne doit pas déboucher sur des plans de réa-lisation immédiate. Si l'on confond millénarisme etréalité, on transpose un fort élément de foi reli-gieuse dans la pratique ordinaire de la politique: ilexiste alors un grand risque d'enthousiasme parrapport au grand but final qu'on perçoit à portée demain et auquel on est prêt à sacrifier la liberté etmême la vie de nombreux individus. Trop certainde l'issue prévue par le millénarisme, on peut,comme dans le cas du déterminisme historique aveclequel il se combine, mépriser la résistance des faitset vouloir forcer à tout prix le passage vers lemonde nouveau. On peut développer la pensée etles comportements du totalitarisme, semblant justi-fiés par la promesse de ce qu'on estime en passed'arriver et qui est censé mettre un terme à toutesles souffrances passées.

5) En finir avec le messianisme politiqueRelié au millénarisme, on peut rencontrer le messia-nisme. Cette conception désigne une personne ouun groupe qui sera chargé de mettre en œuvre latransformation définitive et qui dans la Bible estnommé le Messie. Marx s'est placé dans cette lignequand il a désigné le prolétariat comme auteurnécessaire du changement décisif né de la révolu-tion ouvrière. Le Manifeste du parti communistedéclare à ce sujet: «Mais la bourgeoisie n'a pas seu-lement forgé les armes qui la tueront, elle a produitaussi les hommes qui les manieront: les ouvriers

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page382

Page 383: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 383 -

modernes, les prolétaires»14. Il précise encore: «Detoutes les classes qui s'opposent actuellement à labourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraimentrévolutionnaire. Les autres classes déclinent etpérissent avec la grande industrie; le prolétariat aucontraire en est le produit le plus authentique»15. Ilpeut sembler étonnant que le prolétariat soit destinéselon Marx à mettre en route la société parfaite.N'est-il pas une classe sociale comme d'autres,embarqué dans la lutte de classes et sujet soit àl'emporter en imposant son point de vue soit à êtredéfait? Pour expliquer son statut particulier, Marxavance deux arguments: l'absence de propriétéd'abord, le nombre ensuite. En premier lieu, Marxexpose la particularité de la première classe del'histoire à être selon lui privée de toute forme depropriété: «Toutes les classes qui, dans le passé, sesont emparées du pouvoir, cherchaient à consoliderleur situation acquise en soumettant la société auxconditions qui assuraient leur revenu. Les prolé-taires ne peuvent s'emparer des forces productivessociales qu'en abolissant le mode d'appropriationqui leur est particulier, et par suite tout le moded'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Lesprolétaires n'ont rien à sauver qui leur appartienne:ils ont à détruire toutes garanties privées, toutessécurités privées antérieures»16. En second lieu,Marx indique le caractère majoritaire du prolétariat:«Tous les mouvements historiques furent jusqu'icides mouvements de minorités ou accomplis dansl'intérêt de minorités. Le mouvement prolétarien estle mouvement spontané de l'immense majorité, auprofit de l'immense majorité»17. Ces affirmations

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page383

Page 384: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 384 -

relèvent assurément de l'observation. Au XIXe siè-cle, le prolétariat vit une condition singulière quicontraint presque tous ses membres à vivre d'unmaigre salaire dont ils ne tirent que de quoi semaintenir en vie, et d'autre part, la classe proléta-rienne devient chaque jour plus nombreuse danstous les pays occidentaux. Mais la fonction salva-trice que Marx lui attribue n'a pas en revanche étédécouverte par l'expérience. Il a fallu diversesoptions métaphysiques pour autoriser la conclusionqu'une classe sans propriété et majoritaire estnécessairement destinée à abolir la propriété pour lebien de tous. C'est en effet le seul économismemétaphysique qui permet de penser que deshommes sans propriété ne sauront ni ne voudronten instaurer une: il s'agit ici d'une expression dudéterminisme liant l'infrastructure et la superstruc-ture dont on a déjà vu la nature hypothétique. Iln'est pas prouvé que des personnes ayant vécu dansles difficultés matérielles détestent nécessairementl'argent et cherchent un monde qui en soitdépourvu; on peut même plutôt trouver des témoi-gnages du contraire, quand on voit des gens ayantconnu la pauvreté pressés de prendre leur revancheen augmentant leurs revenus. Et on aurait tort de lereprocher à ceux qui ont dû lutter pour nouer lesdeux bouts dans une société où l'argent règne et oùle fait d'en manquer mine l'existence. Et même si les prolétaires, comme il serait souhaita-ble, se désintéressaient de la propriété et de l'argent,comment penser qu'ils pourraient de ce fait édifierune société libérée de tout antagonisme? Si Marx lepense, c'est de nouveau du fait de son économisme

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page384

Page 385: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 385 -

excessif: en effet, on l'a vu pour ce qui regarde lemillénarisme, la solution des problèmes liés à l'or-ganisation économique ne fait pas disparaître lesautres passions, comme celle du pouvoir ou celle dela gloire. Et rien n'incline à penser que les ouvriersau pouvoir auraient perdu le goût de s'imposer auxautres, et pour certains sans doute à n'importe quelprix. Et l'on peut très bien se retrouver dans unesociété où certes tous les biens sont communs, maisoù certains occupent les positions qui leur permet-tent d'user de ces biens comme ils l'entendent, poureux et leurs favoris. Quant au fait que le grandnombre œuvrerait nécessairement dans l'intérêt dugrand nombre, c'est encore une fois une optionmétaphysique, et non l'expérience, qui le soutient.Car il se peut tout à fait que le grand nombre fassedes choix qui contrarient ses intérêts. L'appui popu-laire à des minorités riches et/ou puissantes ou àdes dictateurs résulte fréquemment de l'attachementaux traditions, de perceptions momentanémentincorrectes de la situation, d'un sentiment de peurou de découragement, ou d'attitudes pathologiques.Le messianisme, comme le millénarisme, n'est pas àrejeter: mais comme le millénarisme il délivre unmessage d'origine religieuse et qui doit seulementmaintenir vivante la croyance dans la possibilitéd'un changement effectif: le Messie est la figuredont la puissance renforce l'espoir d'un futur chan-gement.Sortie de ce contexte, la dimension messianiquedevient un obstacle. Si l'entreprise messianique estl'affaire d'un groupe ou d'une classe comme chezMarx, on ne compte que sur ce groupe, qu'on porte

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page385

Page 386: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 386 -

aux nues en le parant de toutes les vertus, celles quisont réelles et celles qu'on imagine, et on écarte ouméprise les autres forces sociales. Ainsi le marxismea souvent négligé la paysannerie, les petits artisanset petits commerçants, les milieux les plus pauvreset les plus marginalisés. Le messianisme peut aussiprovoquer des réactions de soumission à ceux, individus ou groupes, censés être les moteurs duchangement: et comme la fonction messianiqueattribuée à toute une classe ne peut concrètementprovenir des actions de la classe tout entière, il seforme des élites, des avant-gardes, minorités aux-quelles l'œuvre messianique est déléguée. Cesminorités bénéficient alors de tous les privilèges, et,à cause de la grandeur de la mission qui leur estconfiée, elles exigent la plus totale obéissance; etles dirigeants qui s'installent au sommet de cettepyramide minoritaire deviennent l'objet d'un cultede la personnalité. Le messianisme politique appa-raît alors comme un redoutable adversaire de laliberté et de l'initiative que chacun doit cultiverdans une vraie démocratie: il y a abdication de laliberté et de la dignité au profit du chef mystique-ment valorisé et auquel on se sacrifie en échange desa protection.

Ne plus être marxistes, ne pas oublier MarxCe qui a été critiqué dans les paragraphes précédentsne doit pas pour autant conduire à rejeter l'ensem-ble de la pensée de Marx. Ces remarques indiquentplutôt la voie d'un examen objectif des faits appe-lant le recours à toutes les parties de théories

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page386

Page 387: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 387 -

anciennes ou contemporaines qui s'accordent aveceux: il pourrait être sain de ne plus cultiver aucunedoctrine en -isme, et de reconnaître le précieuxapport de toutes les doctrines favorisant le bonheuret la libération des hommes. Mais cette attitudecommande impérativement une totale déférence àla lutte des classes professée par Marx et par lemarxisme. Il faut en effet être aveugle pour faire fide l'omniprésence dans les sociétés des luttes oppo-sant les divers groupes sociaux porteurs d'intérêtsdivergents. Comment en ce début du XXIe siècle nepas constater la lutte, pour l'instant victorieuse, quemène la minorité des leaders de l'économie finan-cière mondialisée contre les plus fragiles des paysdu Sud et du Nord, comment ne pas constater lecombat que pour l'heure avec succès l'élite capitalisteconduit, avec le soutien des petits entrepreneurs,contre les fonctionnaires employés par l'Etat, com-ment ne pas constater les attaques jusqu'à présentréussies des industriels de l'agriculture contre lapetite paysannerie? La lutte des classes traverse etmodèle notre vie quotidienne, de l'augmentation desalaire refusée par l'entrepreneur privé, à la péjora-tion des retraites des fonctionnaires votée par desdéputés liés aux élites néolibérales, en passant parl'abolition des protections douanières voulue parles grands industriels pour casser les petites entre-prises travaillant pour le marché intérieur. Nousvivons à l'intérieur de la lutte des classes et la politique est aussi constamment animée par elle.Comment comprendre quelque chose à l'évolutionactuelle du monde, aux menées de l'OMC et de l'impérialisme américain, aux lois de libéralisation,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page387

Page 388: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 388 -

de privatisation, de déréglementation, à l'affaiblisse-ment des assurances sociales, aux réformes fiscalesen faveur des hauts revenus, si on omet d'y voirl'expression permanente de la lutte des classes diri-geantes capitalistes, particulièrement celles des payscapitalistes les plus riches, contre toutes les classesqui ont des intérêts opposés aux leurs? On essaye aujourd'hui de faire croire que la grille delecture marxiste était faussée, et on propose desexplications vidées des références à la lutte desclasses et qui sont d'une stupéfiante naïveté: lasociété de consommation serait issue de la seulesoif de satisfaction des désirs individualistes, l'élimination de l'agriculture familiale naîtrait duprogrès technique et de la nécessité de nourrir unepopulation de plus en plus nombreuse, les contes-tations de l'Etat social seraient dues à la diminutiondes ressources financières et à l'évoluion démogra-phique, la volonté hégémonique des Etats-Unisrésulterait de la conscience d'une mission univer-selle chez les conservateurs américains, l'Unioneuropéenne serait en train de réaliser un projetd'unité et de paix au service d'une grande civilisa-tion, etc. Ces interprétations, censées provenir de lascience politique, de l'économie ou de la sociologie,ignorent incontestablement les faits et apportentainsi de l'eau aux moulins intellectuels, à la super-structure justifiant le capitalisme. Il est tout à faitcertain que, de ce point de vue, fausser compagnieà Marx serait totalement déplacé: on serait prêt àcroire alors, comme beaucoup de sociaux-démo-crates, que la classe ouvrière a perdu une bonnepart de sa conscience de classe seulement à cause

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page388

Page 389: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 389 -

des nouvelles technologies et du nouveau mode devie qu'elles favorisent, et on serait prêt à oubliertoutes les décisions qui ont été prises politiquementdepuis vingt ans dans presque tous les pays pourflexibiliser le travail et affaiblir les organisationssyndicales. Il faut assurément libérer la lutte desclasses de ses vêtements métaphysiques détermi-nistes, millénaristes et messianistes: la lutte desclasses ne nous guide pas inéluctablement vers lasociété parfaite grâce aux mérites particuliers de laclasse ouvrière. Mais il ne faut pas pour autantconclure que la lutte des classes ne forge pas notreréalité quotidienne: c'est à l'intérieur de cette luttequ'à travers des actions libres, nous pouvons, sinous sommes assez forts, parvenir à une améliora-tion du monde, ou, si nous sommes trop faibles,aboutir à une détérioration de la situation. C'est ainsique sans êtres intégralement marxistes, il serait bienmalheureux d'oublier Marx.

Une nouvelle base philosophique pour le changementLa lutte résolue d'une nouvelle gauche pour un vraichangement pourrait donc procéder à la critique dela métaphysique marxiste et poser ensuite de nou-veaux principes, incluant la lutte des classes, maisétrangers aux visions métaphysiques.1) Cela voudrait d'abord dire qu'on romprait avec ledéterminisme historique au profit d'une conceptionacceptant la liberté humaine. L'expérience ne nouspermet pas, comme indiqué plus haut, de discernerun sens déterminé de l'histoire. Nous pouvons enconséquence penser que nous sommes libres, que

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page389

Page 390: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 390 -

rien n'est écrit à l'avance et que c'est notre actionqui construira l'avenir. Cet avenir aura la couleurque nous aurons choisi de lui donner. Nul destin nenous impose d'accepter les bras croisés la croissancedes inégalités dans un mode livré une compétitionféroce pour obtenir des profits maximaux. Nullenécessité ne nous destine à une société technicienneproductiviste éloignée de la nature et prête à s'em-barquer sur une autre planète en cas de catastropheécologique. Nous pouvons, même envers et contretout, au nom de valeurs humaines, préférer unmonde où l'égalité progresse entre des êtres soli-daires et soucieux de gratuité. Nous pouvons, quoiqu'il arrive, choisir un mode de vie plus simple, res-pectueux de tous les autres êtres et de la solidaritéqui les unit, fondé sur la qualité et l'immatériel etnon sur la quantité et l'accumulation sans fin desobjets. Bien sûr il est des circonstances plus favora-bles à certaines évolutions, et d'autres qui le sontmoins. Mais il reste toujours une marge de manœu-vre pour réagir face à une situation donnée: il esttout à fait possible aujourd'hui de ne pas vouloirgagner de l'argent sur tout, de ne pas avoir d'automobile, de ne pas être asservi à un téléphoneportable. Il dépend de nous de mettre en place oude ne pas mettre en place un monde où l'esprit decoopération et de service public l'emportera sur laloi de la jungle et le goût du commerce sans limite.2) Cela voudrait aussi dire qu'on renoncerait àl'économisme. L'expérience ne montre pas que tousles aspects de la vie humaine découlent des conditions économiques. En réalité on perçoit laconcordance entre un certain type d'économie et un

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page390

Page 391: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 391 -

certain mode de vie et de pensée. Comment affirmerque l'un est la cause de l'autre? Incontestablementpour mener une certaine forme d'existence etconcevoir certaines idées, il faut une certaine orga-nisation économique, mais changer la structureéconomique ne suffit pas pour créer une nouvellefaçon de penser et de vivre. Economie, mode de vieet pensée sont des éléments constituant la culture,et c'est le changement culturel global qu'il fautviser dans ses diverses dimensions et non dans uneseule. Autrefois pour que les artisans mènent cettevie modérée, préoccupée de gains honnêtes, de tra-vail bien fait, de satisfaction des clients, et fondéesur une attitude assez généreuse dans les relationshumaines, il fallait une économie de proximité avecdes obligations sociales et des règles contrôlant laconcurrence. Mais pour que cette économie deproximité existe, il fallait aussi des hommes réti-cents face à l'argent et marqués par une certaineéducation axée sur la communauté. En n'accordantpas toute la place à l'économie, il sera possibled'établir certaines valeurs qui pourront être vécuesdans le cadre économique qui leur sera propice,cadre qui résultera d'elles autant qu'elles résulterontde lui: économie, mode de vie et mode de penséemarcheront alors ensemble.3) On rejetterait aussi le productivisme. L'expériencene nous apprend pas que la croissance économiquefondée sur la technique et sur tout type d'industriesoit l'unique condition du bonheur. Il faut savoir,après une période de progrès matériel rapide, opterpour une évolution ralentie et équilibrée, ne recher-chant plus la production maximale de tout ce qui

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page391

Page 392: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 392 -

peut encore s'inventer, mais sur une productionréfléchie et utile. Il s'agit de choisir la qualité plutôtque la quantité, l'épanouissement avec réduction dutemps de travail plutôt que l'abrutissement rappor-tant beaucoup d'argent.4) On remiserait encore le millénarisme car l'expé-rience n'autorise pas la croyance aux lendemainsqui chantent. Il faut admettre qu'à moins d'unmiracle, il n'y aura pas de terme à l'histoire ni desociété parfaite. On n'arrivera périodiquement qu'àédifier momentanément des systèmes plus satisfai-sants d'où les conflits, les contradictions ne disparaîtront jamais, qui seront toujours sujets àdes remises en question, et qui pourront toujoursconnaître l'amélioration et la dégradation. A vraidire il ne peut être que salutaire d'abandonner lesgrands récits politiques, qui témoignent surtout del'imagination romantique et non de la luciditénécessaire à la transformation positive des choses.Proudhon s'exprimait à ce sujet avec beaucoup depertinence: «J'avais cru jusqu'alors avec Hegel queles deux termes de l'antinomie, thèse, antithèse,devaient se résoudre en un terme supérieur, SYNTHESE. Je me suis aperçu depuis que lestermes antinomiques ne se résolvent pas plus queles pôles opposés d'une pile électrique ne se détrui-sent; qu'ils ne sont pas seulement indestructibles;qu'ils sont la cause génératrice du mouvement, de lavie, du progrès; que le problème consiste à trouver,non leur fusion, qui serait la mort, mais leur équi-libre, équilibre sans cesse instable, variable selon ledéveloppement même des sociétés»18. Dans toutesociété, subsisteront toujours des tensions entre

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page392

Page 393: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 393 -

égoïsme et altruisme, entre concurrence et coopéra-tion, entre propriété privée et propriété collective,entre liberté individuelle et intégration à la commu-nauté. Proudhon disait aussi: «Si l'une des deuxforces antagonistes est entravée, que l'activité indi-viduelle, par exemple, succombe sous l'autorités o c i a l e , l'organisation dégénère au communisme et aboutitau néant. Si au contraire l'initiative individuellemanque de contrepoids, l'organisme collectif se cor-rompt, et la civilisation se traîne sous un régime decastes, d'iniquité et de misère»19. On peut bien sedévouer pour les autres, mais à condition d'avoir ledroit d'être soi-même. On ne peut pourtant être soi-même qu'à condition de tenir compte desautres. Chacun doit pouvoir prendre des initiatives,mais ces dernières devront être harmonisées aveccelles des autres. Tout cela ne fait que rappeler l'antique sagesse d'Héraclite qui voyait la complé-mentarité des contraires interdépendants: «Nousnous baignons et nous ne nous baignons pas dansle même fleuve...»20. Il n'y a pas de collectivismeintégral, ni de parfaite intégration à la société: attachement à la propriété et soif d'individualitédemeureront toujours, et la lutte pour une sociétéplus heureuse consistera toujours à établir et rétablirun équilibre en instaurant par exemple un secteurpublic et de riches relations sociales. On pourraitcritiquer, dans ce point de vue soucieux de maintenirla coexistence des opposés sans résolution défini-tive, une faiblesse et une mollesse, une imprécision,préparant la voie aux compromissions, et qui senti-raient le flou social-démocrate. Ce reproche mérite

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page393

Page 394: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 394 -

réfutation. La position présentée ici n'a rien de ladémission social-démocrate. Les sociaux-démocratesont perdu l'exigence d'une transformation profondedu monde, ils ne cherchent pas une société diffé-rente marquée par la coexistence des opposés, ilsacceptent, avec quelques aménagements, la sociétéprésente et ne retiennent des opposés que ceux quiplaisent au capitalisme (par exemple la propriétéprivée et l'individualisme sans la propriété collectiveni le sens du collectif). Ce n'est pas l'acceptation desopposés et des rapports nuancés qui se nouent entreeux qui fait qu'on renonce au changement au pro-fit d'une soumission à l'ordre actuel des choses.C'est au contraire en se contentant d'un côté deschoses, à la manière des libéraux et des sociaux-démocrates, qu'on s'incline devant une réalité tron-quée (comme le communisme soviétique rendaitimpossible la libération des hommes en s'attachantexclusivement à l'autre face des choses). Un mondemeilleur résultant d'une vraie démarche de trans-formation ne consiste pas à choisir le collectifcontre l'individuel et l'Etat contre la liberté duprivé: un monde meilleur conjugue les opposés, etn'a pas à trancher entre eux.5) Enfin on se déferait dans le même sens du mes-sianisme car l'expérience ne désigne aucun hommeprovidentiel ni aucun groupe humain pour instaurerdéfinitivement le bonheur et la justice. Se fier à unhomme providentiel investi d'une mission libéra-trice est des plus dangereux, et si les personnalitéscharismatiques peuvent parfois jouer un rôle utilepour rassembler et pour mobiliser les groupes et lesindividus, il faut toujours rester méfiant à leur

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page394

Page 395: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 395 -

égard car admirer démesurement les chefs est l'undes plus sûrs moyens d'en faire des tyrans. Quant àl'idée d'une classe révolutionnaire supérieure justi-fiant la mise à l'écart des autres , il faut la remplacerpar l'union de toutes celles et tous ceux que le sys-tème présent désavantage.6) De plus, une conception de gauche nouvelle sedoit d'intégrer, théoriquement et pratiquement, unepart de psychologie.Il serait en effet vain de tenter de transformer lasociété, de tenter de fabriquer un «homme nou-veau», sans tenir compte de la réalité du psychismehumain. La psychologie, et notamment la psycha-nalyse, a depuis deux siècles considérablementaccru nos connaissances à ce sujet. Les difficultés etéchecs des tentatives de transformation sociale desXIXe et XXe siècles sont certainement en partie liésà l'ignorance de la réalité psychologique del'homme. A l'exception de Fourier et de certainspenseurs contemporains, les socialistes ont engénéral négligé la psychologie en la considérantcomme une approche individualiste bourgeoise.Cette mise à l'écart est très regrettable. A cet égard,Gérard Mendel écrit: «Non qu'il soit question desous-estimer l'apport de ces explications, en parti-culier celles portant sur les motivations économiquesou, surtout, technologiques, mais plutôt de lesconsidérer comme incomplètes tant qu'elles n'aurontpas fait une large place à l'Inconscient.»21. Quandon a l'ambition de mettre un terme à la guerre, à lapauvreté et à l'injustice, ou en tout cas à en réduirefortement les risques, on ne peut oublier l'intensevie affective en partie inconsciente et ses besoins.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page395

Page 396: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 396 -

On peut, dans l'enthousiasme des théories et desrévolutions, «refouler» les implications affectivespersonnelles, mais à coup sûr le «refoulé» feraretour dès que possible, et parfois dans des condi-tions dramatiques.Sans prétendre que l'approche psychanalytique deMélanie Klein est la seule possible et sans prétendrequ'elle permet de résoudre tous les problèmes, onpeut cependant donner en exemples quelques-unesde ses conclusions pour illustrer en quoi uneapproche psychologique doit entrer en ligne decompte dans un projet politique de grande ampleur.Mélanie Klein, en effet, en se fondant sur la pratiquepsychanalytique, met l'accent sur le processus de«réparation» qui peut être relié au processus dechangement positif dans la société. Précisant lepoint de vue de Freud, elle insiste d'abord sur l'importance de l'instinct de mort et sur l'agressivitéprésente chez l'enfant dès la naissance, en mêmetemps que l'amour. Les fantasmes du premier âge,nés des frustrations et de l'impuissance de l'enfant,qui ne s'effaceront jamais, sont d'après elle d'uneterrible brutalité: le désir de détruire la «mauvaisemère» qui ne nourrit pas et ne console pas tout letemps est immense: «Lorsque cependant le bébé afaim et que ses désirs ne sont pas satisfaits, ou bienlorsqu'il éprouve une douleur physique ou de l'in-quiétude... (h)aine et agressivité s'éveillent. Le bébéest alors dominé par des tendances à détruire lapersonne même qui est l'objet de tous ses désirs etqui, dans son esprit, est étroitement liée à tout cequ'il éprouve...»22. Cette colère ancrée au plus pro-fond de l'homme ne peut être sous-estimée. Mélanie

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page396

Page 397: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 397 -

Klein n'en reste pourtant pas là, car la violence despremières réactions de l'enfant fait naître en lui laculpabilité de s'en prendre à une personne qu'ilaime en même temps qu'il lui veut du mal: «Noussavons tous que si nous décelons en nous-mêmes despulsions de haine à l'égard d'une personne que nousaimons, nous éprouvons un sentiment d'inquiétudeou de culpabilité»23. Cette culpabilité sera d'abordsource de souffrances, mais si des conditions favora-bles sont réunies, elle conduira l'enfant, puis l'adultevers un processus de réparation: «Dans l'inconscientde l'enfant et de l'adulte, à côté des pulsions destruc-trices, il existe un besoin profond de se sacrifier afind'aider et de réparer les personnes aimées auxquelleson a fait du mal ou que l'on a détruites en fan-tasme»24. La mère cruellement maltraitée en penséeen tant que «mauvaise mère», la mère pour cette rai-son vengeresse punissant l'enfant, sera «réparée»,restaurée en tant que «bonne mère», et ce sera alorsune vie d'équilibre et de réconciliation qui s'établira.Bien sûr tout ce développement s'effectue d'abord àl'intérieur de l'individu, et c'est dans les relationsavec les proches, mère, père, frères et sœurs,conjoint, enfants, que conflits et solutions apparaî-tront. Mais comme l'individu est enraciné dans unesociété, comme la psychanalyse montre la continuitéentre les premiers objets d'amour et de haine et tousceux qui suivront, il est clair que cette vie intérieureaura des répercussions sur la société: l'agressivité quin'est pas maîtrisée ni surmontée par la réparationdébouche sur toutes les formes de violence et de cri-minalité, de même qu'elle rend les êtres malheureux.Mélanie Klein cite le cas des colonisateurs exerçant

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page397

Page 398: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 398 -

leur agressivité mal maîtrisée sur les colonisés.On peut sans craindre de se tromper penser que lesdiverses manières de penser et de faire fonctionnerla société ont de l'importance par rapport à la ques-tion de la réparation de l'agressivité. Les sociétésconservatrices ne nient pas l'agressivité, mais ellessemblent mettre l'accent sur la culpabilité, sansoffrir beaucoup de voies à la réparation: ce sont dessociétés malheureuses, où la seule issue des fautesest leur reconnaissance et la «juste» punition imposée par l'ordre établi. C'est une société de cegenre qu'évoque avec force la société villageoisesombre et résignée dépeinte dans le film Le rubanblanc de Michael Haneke (2009). Le fascisme célè-bre l'agressivité qu'il détourne vers des boucs émis-saires, et nie la culpabilité dissoute dans lefantasme de la mère-patrie (du père-Etat) et dans leculte du chef. Le libéralisme modéré laisse chacuneet chacun se débrouiller tant bien que mal face àl'agressivité, à la culpabilité et au besoin de répara-tion: le résultat est que la violence des individus etdes groupes s'exprime plus ou moins, que le chô-mage, l'exclusion et les inégalités fleurissent, et quedes privilégiés, artistes ou riches, essaient de guériret y parviennent parfois. Dans sa version extrême,celle qui est pratiquée aujourd'hui, le libéralisme vacependant plus loin: il axe tout sur l'agressivité,écarte la culpabilité conçue comme un vestige tra-ditionnel à dépasser et tire un trait sur la réparation:et l'on a des sociétés où ne règne que la compéti-tion où tous les coups sont permis, où le caprice desplus forts l'emporte, au niveau des hommes d'af-faires sans scrupule comme à celui des caïds de

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page398

Page 399: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 399 -

banlieue. Les démocrates et républicains, quant àeux, se reconnaissaient agressifs mais niaient eneux toute culpabilité, car ils voyaient dans les aris-tocrates et leurs alliés réels ou prétendus la seulecause de leur agressivité: de ce fait, la phase la pluscruciale de la Révolution française fut une suite derèglements de compte où, au lieu de réparer, onremplit des charrettes de coupables. Le socialisme,bien qu'en partie inspiré des démocrates, suit unchemin encore différent: influencé par les Lumièreset leur refus rationnel de notre part obscure, il niel'agressivité, la violence de l'homme résultant selonlui de la mauvaise organisation sociale. Il nie aussila culpabilité au nom d'une humanité débarrasséedu père, des dieux et des rois. Et quand il se lancedans l'entreprise de réparation du monde, il estdémuni car pour réparer, il faut admettre avoirfauté, c'est-à-dire qu'il faut accepter sa culpabilitéet son agressivité. N'ayant pas voulu faire face à cesdonnées, le socialisme a suivi deux voies insatisfai-santes. Le communisme soviétique a professé unrefus de l'agressivité et de la culpabilité, mais il adû en conséquence, comme le fascisme, projeterl'agressivité malgré tout présente sur le bouc émis-saire contre-révolutionnaire et cacher la culpabilitédans le père-parti incarné dans le chef infaillible.Quant à la social-démocratie, n'ayant pas réfléchi àl'aspect psychologique des choses, tout en mainte-nant un discours angélique de rejet de l'agressivitéet de la culpabilité, elle en est venue à partager lesvues des libéraux pour éviter une solution à lasoviétique. Le socialisme (en tout cas en Occident)doit relever le défi de constituer une société fondée

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page399

Page 400: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 400 -

sur l'acceptation d'une agressivité innée et inévitable,sur l'acceptation de la nécessaire culpabilité qui enrésulte et du rôle positif qu'elle peut jouer dans laformation de la personnalité, et sur la reconnais-sance de la valeur majeure de la réparation, garanted'une démarche de changement efficace. Cela signi-fie qu'on ne peut tabler sur la bonté des hommeslibérés de certaines servitudes économiques et quetoute transformation sociale doit tenir compte de lacomplexité et de la conflictualité du psychismehumain, au sein duquel l'amour et la haine sont en«interaction»25.On pourrait peut-être objecter qu'il existe un fosséentre les explications psychologiques et psychana-lytiques et la réalité ordinaire de la majorité desêtres humains, notamment de ceux qui sontconfrontés à l'exploitation, de sorte que la psycha-nalyse serait bien un passe-temps de bourgeois désœuvrés. La pensée de Mélanie Klein en tout cas,parfois sous des noms différents, ne fait que décriredes situations que tous les humains connaissent:l'amour, la faim, le besoin de protection, le besoinsexuel, la frustration, la colère, le regret, la volontéde réparer. Citons un passage du beau livre deRichard Hoggart sur la culture des classes populairesanglaises: «Dans les classes populaires, les mères defamille considèrent le Paradis comme le lieu de laconsolation et de la récompense. Elles ne pensentguère aux châtiments et aux épreuves, qui ne leuront pas été épargnés ici-bas. Elles ne se sont peut-être pas toujours conduites «comme il fallait», maiselles pensent qu'elles ont des circonstances atté-nuantes. Tout ce qu'elles demandent, tout ce qu'elles

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page400

Page 401: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 401 -

espèrent, c'est «qu'on leur rende justice»... Le Paradis,c'est avant tout l'endroit où «tout s'arrange» et oùl'on trouve le réconfort: là-bas la vie sera plusfacile, on aura «le temps de s'asseoir» et de se repo-ser... on reverra ceux qui sont partis les premiers etqu'on a bien regrettés...»26. N'y trouve-t-on pas unécho des thèmes dont parle Mélanie Klein (les torts,la culpabilité, et surtout la réparation)? Bien sûr,ces mères de famille auraient à comprendre, commenombre d'autres personnes résignées, que la réconci-liation n'est pas à attendre seulement dans l'au-delà,et qu'il faut en tout cas la préfigurer ici-bas. Maisce message, qui n'est pas évident, est celui que lapsychanalyse comme la politique progressisteessaient de faire passer: le plus important c'est depouvoir penser un Paradis, peu importe qu'il soitd'ici ou d'ailleurs, sans quoi seuls l'emporteront lemalheur et la résignation. De nos jours, on tend àtuer la foi au Paradis (où qu'il soit) auquel la majo-rité a toujours cru. Pour la transformation sociale,psychanalyse et politique ont à travailler pourmaintenir et concrétiser chaque jour cet élan vers leParadis auquel tenaient, selon Richard Hoggart, lesmères de famille des classes populaires anglaises.Ainsi on peut penser que sera indispensable, lorsd'un processus de transformation positif de lasociété, une pratique démocratisée de la psychologie,dans sa version psychanalytique ou autre. Quandau XIXe siècle, les penseurs socialistes faisaientjouer à l'éducation le rôle premier dans la prépara-tion de la révolution, ils avaient sans doute tort depenser que l'augmentation du savoir intellectuelsuffisait, mais si à l'instruction on ajoute la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page401

Page 402: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 402 -

connaissance de soi et des processus psychiques quinous régissent, alors on peut leur donner raison. Lamanière dont il faudra intégrer l'approche psycho-logique ou psychanalytique dans les institutions està préciser (connaissances acquises à l'école, analyseset thérapies à portée de tous...). A ce propos,Mélanie Klein, disait: «...ce qui paraît maintenantune utopie pourrait bien se réaliser en ces jourslointains où, comme je l'espère, l'analyse pratiquéependant l'enfance sera une partie aussi importantede l'éducation que l'instruction scolaire l'est à pré-sent. Alors peut-être, cette attitude hostile, passantde la peur à la méfiance, qui se cache plus ou moinsforte au fond de chaque être humain et qui centupletoutes ses tendances destructrices cèdera-t-elle laplace à des sentiments plus bienveillants et plusconfiants à l'égard des autres hommes, et peut-êtreles humains pourront-ils habiter le monde ensemble,dans une plus grande paix et une meilleure volontéqu'à présent»27. On voit ici que l'accès à la compré-hension de son propre esprit devient un besoin quela société doit satisfaire (à ajouter à ceux mentionnésau chap. 2). Et on voit aussi que ce besoin n'a guèreretenu l'attention de nos sociétés libérales pour quil'inégalité face aux conditions du bonheur est dite«naturelle» et indépassable.Mettant l'accent sur l'appui que la psychanalyseapporte à la liberté des individus par rapport aucontexte économique et social qui peut les écraser,Cornelius Castoriadis disait par ailleurs: «Le lienentre psychanalyse et politique est aussi très impor-tant. Il ne s'agit pas de transformer les patients -les analysants - en militants; mais l'objectif de la

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page402

Page 403: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 403 -

psychanalyse est de rendre les individus autonomesautant que faire se peut, tout comme l'objectif de lapolitique est de rendre les individus et les collecti-vités autonomes»28.

Mais par-delà les aspects théoriques, que peut-onproposer concrètement pour aller dans la directionsouhaitée?

Les propositions: démarchandiser, démocratiserLes propositions faites par une nouvelle gauchecombative excluant déterminisme historique, écono-misme, productivisme, millénarisme et messianisme,en vue du bonheur le plus également réparti, pour-raient se ranger sous deux titres: démarchandiser etdémocratiser.

1) Démarchandiser

Qu'est-c' que vous lui donneriezDe l'or, des bijoux assezEll' n'est pas intéresséeMon cœur je lui donneraiEn ce cas là choisissez

Compagnons de la Marjolaine(sage chanson de France)

La démarchandisation est essentielle parce qu'ellediminue l'importance du commerce et de l'argent. Orc'est la soif de l'enrichissement maximal qui conduitvers une société où tout s'achète et tout se vend.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page403

Page 404: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 404 -

Ainsi voit-on ces dernières années se multiplier lesefforts pour étendre de plus en plus le champ deséchanges monétaires et réduire toujours davantagecelui de la gratuité. Les classes moyennes mondiali-sées semblent trouver une jouissance toute particu-lière à évoluer dans un contexte où la moindreproduction, le moindre service, la moindre initiative,rapportent de l'argent. Mais derrière ce nouvel esprit,on constate d'une part la réduction des prestationspubliques garantissant la satisfaction des besoins(détérioration du système de santé, des assurancessociales, des services publics, menaces de privatisa-tion de l'enseignement). On constate aussi la dégra-dation des conditions de travail (chômage, travailprécaire, bas salaires, coup d'arrêt à la réduction dutemps de travail). On est aussi plongé dans la crois-sance économique consumériste pour laquelle le seulbut est de produire le plus possible sans aucun soucide l'utilité ni de la qualité, avec le renfort de l'intoxi-cation publicitaire. Enfin, on assiste à l'aggravationdes problèmes d'environnement. Pour éviter toutesces évolutions négatives pour le bonheur, il fautdonc s'attaquer au cœur du système: le goût déme-suré de l'argent qui appelle à tout transformer enmarchandise. C'est pourquoi la démarchandisationest un axe fondamental qui doit concentrer l'atten-tion. Disons tout de suite que la position ici défenduene doit pas être caricaturée comme un pur rejet del'argent. L'argent est un excellent moyen d'échange,d'une part pratique et d'autre part presque irrempla-çable pour équilibrer la production. Il a pleinementsa place dans tout système économique fonctionnel.Mais il ne doit pas proliférer comme un cancer. Il

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page404

Page 405: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 405 -

doit conserver un rôle subalterne, celui d'aider à laproduction des moyens de subsistance, qui est le butde l'économie. Dans ce sens il s'agit d'accroître denouveau de façon importante l'espace non voué auxéchanges marchands, l'espace voué à la gratuité.Jean-Louis Sagot-Duvauroux écrit: «Il faut donc, sil'on veut efficacement et durablement conquérir denouveaux espaces gratuits (et même conserver lesanciens), les entourer d'une véritable culture de lagratuité qui fasse contre-feu aux valeurs du marché,sans craindre de puiser à toutes les sources de lapensée, de l'engagement militant, de la communica-tion, de l'art ou de la vie spirituelle. La gratuité estun nouveau-né qu'il faut chérir»29. Ainsi se rétabliraprogressivement un équilibre où l'argent jouera lerôle qui lui revient, mais laissera prospérer les sec-teurs où il n'a pas à dominer.

1a) Démarchandiser par les services publicsPour concrétiser la démarchandisation, la défensede vrais services publics en mains publiques estfondamentale. Comme l'explique Yves Salesse,«...la délégation de service public à des entreprisesprivées traditionnelles ne peut être que marginale.Chacun connaît des exemples de telles entreprisesassurant de façon satisfaisante l'exécution d'un service public... Il s'agit le plus souvent d'entreprisesde petite taille agissant au plan local. Pour les ser-vices de grande dimansion et donc les entreprisesprivées importantes, la logique du service public seheurtera à celle du profit maximum sans que l'inter-vention réglementaire puisse durablement la contre-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page405

Page 406: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 406 -

balancer»30.Le domaine des services publics constitue encore unsecteur clé puissant et essentiel au fonctionnementdes sociétés occidentales. Education, santé, trans-ports publics, énergie, assurances sociales, poste ettélécommunications, voilà des secteurs pour lesquels,c'est encore en partie vrai, le moteur de l'action n'estpas l'accroissement maximal du profit, mais lacontribution au bonheur collectif. Bien entendu, lesgouvernements et parlements néolibéraux de droiteet de gauche s'acharnent depuis vingt ans à affai-blir peu à peu les services publics: on les met enconcurrence avec des entreprises privées, on lesastreint à la rentabilité, on dégrade les conditionsde travail du personnel, parfois même on les vendau privé... Mais on peut tout de même dire qu'«il ya encore de beaux restes». La défense de vrais ser-vices publics ni libéralisés ni privatisés permetassurément la défense de nombre d'objectifs et devaleurs essentiels. De vrais services publics permet-tent une vraie satisfaction des besoins fondamen-taux. Ils permettent que se maintienne l'esprit deservice à la collectivité au lieu de l'esprit de compé-tition. Ils permettent un travail des fonctionnaireseffectué dans de meilleures conditions parce qu'iln'y a pas de pression liée à la concurrence et parceque les employés travaillent ensemble et non lesuns contre les autres. Les services publics peuventaussi fournir un modèle que le reste de la sociétépourra suivre peu à peu: meilleurs salaires, meilleuresconditions de travail. Il faut bien admettre quenombre de ces aspects sont aujourd'hui sévèrementbattus en brèche pour ne pas dire davantage. Mais

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page406

Page 407: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 407 -

la part de ce qui existe encore n'est pas négligeable,et la capacité de résistance des travailleurs des ser-vices publics est actuellement une des plus fortes.Cette capacité de résistance est sans doute à rattacherà la culture complètement opposée au capitalismenéolibéral que partagent encore beaucoup de sala-riés de ce secteur. On voit ici une illustration del'importance de la culture, avec ses dimensions depensée et de mode de vie, quand il faut mener unelongue lutte en milieu hostile. La préservation desservices publics est ainsi une tâche indispensable: ils'agit de préserver une «zone libérée» du capita-lisme patiemment bâtie pendant plus de cent ans. Ilne faut en aucun cas la livrer à l'occupant!

1b) Démarchandiser par une autre économieUne autre concrétisation de la démarchandisationpasse par une autre économie, privilégiant la qualitéde vie et les relations humaines. Chaque fois qu'uneaction économique vise autre chose que le profit,elle s'inscrit dans une zone libérée. Il s'agit ici demettre le bâton dans la fourmilière de l'économiecapitaliste qui repose exclusivement sur le marchélibre et le critère du meilleur prix. L'autre attitudeéconomique à mettre en œuvre consiste à tisser desliens entre producteurs et consommateurs ou entreproducteurs, en faisant intervenir des critèreshumains de proximité et de solidarité, et non seule-ment des critères économiques. Un tel système s'oppose foncièrement à la logique capitaliste. Leconsommateur en effet peut accepter de payer pluscher un produit qu'il pourrait obtenir à moindre

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page407

Page 408: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 408 -

prix, à condition que certains avantages soientobtenus: un fournisseur proche pourra plus facile-ment répondre à des demandes particulières, il res-tera dans la région où il maintiendra des emplois, ilsera aussi à l'occasion le client du consommateur.Quant au producteur, il pourra aussi à l'occasionaccepter de vendre moins cher, car il pourra comp-ter sur une clientèle fidèle qui ne le lâchera paspour la concurrence. Cette façon de procéder tissedes liens alors que l'économie libérale les dénoue.On assiste aujourd'hui à la mise en pratique de cetesprit dans l'agriculture contractuelle, à travers lescontrats de livraison de paniers de produits quiunissent certains fermiers et des consommateurs.Mais il pourrait être utile d'étendre la pratique àl'artisanat et à l'industrie: ne serait-il pas opportunde rétablir une industrie de confection nationale sides consommateurs s'engageaient à acheter leursvêtements auprès de magasins qui s'engageraientpour leur part à se servir pour un certain tempsauprès de certaines fabriques? Si l'agriculturecontractuelle concerne le niveau local, voire régional,il est aussi clair que l'extension des contrats auniveau industriel pourrait établir des structures auxniveaux national et international. Ce qu'il y a d'intéressant dans cette démarche, c'est égalementqu'elle n'exige aucun type particulier de propriété:les contrats peuvent être passés entre toutes lessortes d'entreprises, privées, publiques ou coopéra-tives. Et de tels contrats pourraient aussi être signésdans un contexte de propriété privée intégrale. Cetype d'économie rejoint les modèles anciens où ils'agissait, par l'activité économique, de gagner cor-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page408

Page 409: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 409 -

rectement sa vie, en assurant une production dequalité dont on était fier et qui satisfaisait lesclients avec lesquels on entretenait des relationshumaines pouvant comprendre à l'occasionl'échange de cadeaux. Il est spécialement adaptéaux petites et moyennes entreprises, mais, par idéal,dans un contexte débarrassé des traits les plusoutrés de l'esprit de compétition, il pourrait mêmeconvenir à de grandes entités.On objectera que de tels liens seraient paralysants,qu'ils entraîneraient la routine et tueraient l'inno-vation et l'accumulation de richesses. Il est indénia-ble que ces usages concernent d'abord davantageune économie de subsistance améliorée qu'une économie dynamique de création permanente. Lessecteurs où ce modèle se développerait sont les sec-teurs vitaux (alimentation, vêtement, bâtiment)pour lesquels la constante innovation joue un rôlemoindre. Mais la marche dans cette direction n'abo-lirait pas les secteurs industriels plus innovateurs,produisant plus de richesses, dont on ne voit paspourquoi à terme ils ne pourraient pas en partieadopter la même logique. En tout cas, ces change-ments rééquilibreraient l'ensemble de l'économie auprofit des petites et moyennes entreprises tradition-nelles. Et si le résultat de ce rééquilibrage est glo-balement une moindre croissance, nul ne devraits'en plaindre après la période de développementdémesuré que le monde a traversée depuis deux siè-cles. Et ce point ouvre à l'examen du dernier aspect.

1c) Démarchandiser par la décroissance

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page409

Page 410: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 410 -

Démarchandiser c'est aussi modifier les genres deproduction. En effet pour quelle autre raison que ledésir de vendre la plus grande quantité de mar-chandises en est-on arrivé à l'invasion des automo-biles individuelles polluantes, au foisonnement desavions transportant des foules toujours plus grandesdans les zones touristiques lointaines, à la défer-lante des téléphones portables et des jeux électro-niques? Certains jugent que ces nouveaux objetssatisfont d'authentiques besoins et sont des élémentsrendant effectivement la vie plus heureuse. S'il estindéniable que le fait de se déplacer rapidement etconfortablement et le fait de communiquer à dis-tance grâce au courant électrique furent de réelsprogrès, il est malaisé de savoir en quoi la possessiond'un véhicule individuel et la possibilité de télépho-ner cent fois par jour de partout accroissent vérita-blement la qualité de vie. Démarchandiser pourraitdonc aussi déboucher sur une autre production,favorable à l'environnement, mettant en avant lesproduits agricoles de qualité, les objets artisanaux àplus grande valeur esthétique, les fabricationsindustrielles répondant à des besoins fondamentaux.Libérée du devoir de générer des profits toujoursplus grands, la production pourrait s'orienter versdes produits alimentaires sains et savoureux, versdes moyens de transport collectifs respectueux del'environnement, vers une électronique plus maîtri-sée soucieuse d'échanges vrais et de culture. Dans lemonde actuel, où l'important est d'engranger lesbénéfices les plus colossaux, on est disposé à faireargent de tout, aussi de la violence et des vices.Sans puritanisme, il est possible que, moins dopée

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page410

Page 411: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 411 -

par la frénésie commerçante et vouée aux besoinset désirs de consommateurs plus mesurés, la pro-duction serve de nouveau le bonheur d'individusintégrés à la société, et non dressés contre elle.C'est dans le cadre de la démarchandisation qu'ilsera possible de réclamer une véritable réduction dutemps de travail au profit de l'épanouissement per-sonnel: en effet quand l'économie ne sera plus sou-mise aux diktats de la production maximale pourdes profits maximaux et de l'écoulement maximaldes produits, il ne sera plus nécessaire d'allonger letemps de travail. Une durée de travail réduite suffiraalors à la satisfaction des besoins.

2) DémocratiserLa démocratisation est l'autre enjeu central du com-bat. Il importe qu'on cesse de traiter la majorité desêtres humains comme des enfants et qu'on leuraccorde de plus en plus et dans tous les domainesune participation active à l'invention et à la gestionde leur vie. Depuis le XVIIe siècle, un mouvementcontinu de participation s'est développé de manièrecroissante: de l'instauration de la représentationparlementaire aux mécanismes de démocratiedirecte, du suffrage censitaire au suffrage universel,du pouvoir absolu des patrons à la consultation dessyndicats. Si la démocratie politique a beaucoupprogressé dans les pays occidentaux, elle reste trèslacunaire dans le reste du monde. En revanche lessuccès de la démocratie politique dans nos paysn'ont pas été accompagnés d'avancées comparablesdans le domaine économique. Le XXIe siècle doit

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page411

Page 412: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 412 -

apporter une réelle démocratisation tant politiquequ'économique dans toutes les régions du monde.C'est l'un des rôles d'une vraie gauche que d'inter-venir sur ce front, celui qui donne aux individus lecontrôle de leur destinée.Un présupposé de la démocratie, c'est un revenusuffisant, car celui dont la condition matérielle estprécaire est rejeté aux marges de la société.Angoissé par la nécessité d'obtenir de quoi subsis-ter, il n'a plus le temps et l'énergie de penser à unevie plus intéressante. C'est ainsi qu'il faut un salaireminimum, peut-être une allocation universelle.

2a) Vers une vraie démocratie politiqueIl s'agit dans ce domaine de renforcer la démocratiedirecte et la démocratie participative face à ladémocratie représentative. Comme nous l'avons vuau chapitre 3, le recours à des représentants estnécessaire, mais le pouvoir des citoyens doit s'ac-croître. La démocratie directe, par les initiatives etles référendums, est un excellent moyen de stimuler,voire de remplacer, les initiatives des élus.Aujourd'hui il est également fondamental de mettreen œuvre le plus possible la démocratie participa-tive: aux niveaux local et régional, il faut réclamerl'établissement d'assemblées, de comités, etc., per-manents ou ponctuels, associant les habitants àl'élaboration des politiques les concernant. Il fautaussi mettre en route des débats nationaux sur lesgrands thèmes politiques et économiques.Pour que la démocratie politique soit effective, ils'agit aussi d'élargir la participation à tous les habi-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page412

Page 413: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 413 -

tants: comment dénier le droit de prendre part auxdiscussions, de voter, d'être élu, à celui, même s'il estétranger, qui vit dans un lieu, y travaille, y dépenseson argent, y entretient toutes sortes de relationsavec les autres et y paie des impôts? Cette situationévoque celle de l'ancienne Athènes où, à côté descitoyens et des eslaves, il y avait des étrangers (lesmétèques) privés de droits politiques: et pourtant onfait sans cesse l'éloge de la démocratie moderne cen-sée avoir corrigé les défauts de la Grèce antique! Ilfaut aussi relever combien cette extension des droitspolitiques à tous les habitants permettrait uneexpression plus juste des intérêts de la population: ilest probable que le rapport de forces politique, sidéfavorable à la gauche et particulièrement à lagauche combative, serait justement (en tout casjusqu'à un certain point) modifié par la participationdes étrangers. La majorité d'entre eux d'une part sontdes salariés, souvent à bas revenus. Un certain nom-bre d'autre part viennent de pays dans lesquelles ilexiste une culture politique différente, plus marquéepar les idées socialistes et le sens de la lutte.Une démocratie politique effective, c'est aussi unedémocratie dont l'exercice n'est pas faussé par l'argent. Il est nécessaire de plafonner les dépensesde campagne, pour que les plus riches ne puissentplus financer des campagnes de propagande consi-dérablement plus importantes que leurs opposants.Il faut aussi favoriser la diffusion de la presse d'opi-nion, celle qui est critique face aux tendancesdominantes et encourage les remises en question. Etl'on pourrait envisager une participation publiqueau financement des partis (sans que ces derniers

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page413

Page 414: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 414 -

deviennent dépendants et à condition que lescontributions ne soient pas proportionnelles à laforce des partis, il faudrait qu'elles lui soit inverse-ment proportionnelle). L'actuel traitement inégaldes partis dans les médias publics suisses (destiné àmaintenir le statu quo en donnant presque tout letemps d'antenne aux plus forts) doit être impérati-vement réformé, car il étouffe littéralement dansl'œuf les petites formations. Il faut en plus améliorer la formation générale pourtous: il n'est pas normal de réserver les connais-sances en sciences naturelles et en scienceshumaines à une minorité destinée à l'université, ilfaut développer la formation générale dans toutesles couches de la population, à travers l'école, maisaussi durant toute la vie à travers les universitéspopulaires. Pour approfondir la vie démocratique,il faut que les travailleurs se voient accorder descongés pour des activités politiques (mandats élec-tifs, conférences, débats, manifestations).

2b) Vers la démocratie économiqueLa démocratie économique rejoint la démocratiepolitique quand elle correspond à la participationaux grands choix économiques: agriculture indus-trielle ou agriculture de proximité, accroissement dela production d'énergie ou limitation de la consom-mation, évolution technologique à tout prix ouévolution technologique évaluée en fonction del'utilité. Mais la démocratie économique, c'est spécia-lement le renforcement du pouvoir des travailleurs ausein de leur entreprise. Ainsi la participation (ou

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page414

Page 415: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 415 -

cogestion) doit être instaurée dans les entreprisesprivées et d'une certaine façon dans les entreprisespubliques: c'est l'équivalent de la démocratie partici-pative au niveau politique. L'instrument idéal, bienque difficile à généraliser, de la démocratie écono-mique est pourtant la coopérative, dans laquelle lestravailleurs propriétaires assument eux-mêmes enassemblées la direction des affaires. C'est ainsi qu'ilfaut soutenir par tous les moyens le progrès de l'idéecoopérative: information, formation, mise en placed'institutions de financement, vote d'un cadre légal.

Outils pour le changementPour poursuivre ces buts une nouvelle gauche combative aura besoin d'outils. Un premier point àmettre en avant: ces outils devront appartenir auxclasses populaires, car à la différence de la social-démocratie actuelle, la gauche combative doit êtrecelle qui donne la parole aux gens modestes et nese contente pas de travailler pour eux. Ensuite il nefaut pas perdre de vue que ces outils doivent avanttout remplir une fonction culturelle: il s'agit biend'une transformation progressive de la société,conjointement par la pensée, par l'action politique,par le mode de vie et par les pratiques économiques.Les outils de cette nouvelle gauche ne pourrontdonc être purement politiques. Voici quelques idéessur le sujet.

1) Le parti de gaucheUn premier outil demeurera certainement le parti,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page415

Page 416: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 416 -

car, contrairement à d'autres sociétés ou associations,le parti est une structure non spécialisée défendantune vision globale du monde. Le parti, dans nossociétés, autorise aussi la participation aux ins-tances politiques, législatives et exécutives. Dansune société qui ne peut s'administrer elle-même, ilest nécessaire que des organes votent des lois etveillent à leur respect. La participation aux organespolitiques ne sera pourtant pas une fin en soi pourle parti de gauche: à chaque fois la participation oula non-participation devra être évaluée en fonctiondes conséquences. En principe le parti siègera dansles organes législatifs, mais la présence dans lesexécutifs devrait être moins évidente, car il n'estguère utile d'aider des adversaires majoritaires àappliquer la politique qu'ils ont choisie. Tout autreserait bien sûr la situation si une gauche majoritaire(et fidèle à l'esprit de la gauche) pouvait définir lapolitique. Comme dit plus haut, le parti de gauchen'aurait de toute façon pas comme seul rôle la par-ticipation aux institutions: dans son rôle culturel detransformation de la société le parti devrait travaillersur bien d'autres plans, distribution d'informationspar des livres, des journaux, des sites Internet, desémissions de radio et de télévision, des tracts,actions et manifestations dans les rues, enseignementpar des cours et des conférences, engagement dansdes sociétés et associations. Le parti pourrait soit sedévelopper en parti de masse, soit rester une forceminoritaire agissante en contact étroit avec lesmilieux qu'elle représente: le nombre de membresn'est certainement pas prioritaire. Il devrait affirmerclairement sa philosophie de changement profond

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page416

Page 417: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 417 -

excluant les conceptions métaphysiques: ceci estimportant pour que la rupture soit consommée avecun héritage lourd à porter et que la voie du chan-gement soit de nouveau attirante et convaincante.Cette base posée, il devrait lutter pour les objectifsconcrets fixés au gré des circonstances, améliorantvraiment le bonheur des plus défavorisés (caissemaladie unique, AVS renforcé, réduction du tempsde travail, etc.). Sa structure devrait être souple etil devrait être géré de la manière la plus démocra-tique, avec de fréquentes réunions et un constanteffort pour que les décisions ne soient pas le fait depetits comités.

2) Les associations, les syndicats, les coopératives,le théâtre et la musiqueLe deuxième outil, ce sont justement les sociétés etassociations en tout genre, culturelles, sportives,professionnelles, sociales, humanitaires. Il n'est pasici question d'associations fondées par le parti,comme les groupes jeunesse. Il s'agit ici d'associa-tions totalement indépendantes du parti, fondéespour des activités particulières. Des membres duparti pourront y adhérer, mais ils y œuvreront avecd'autres personnes, essentiellement comme membresdes associations. Il y aura seulement convergenceentre les points de vue des associations et ceux duparti, car les deux types de groupements viseronttous deux de manière différente la modification desvaleurs de la société. Ils condamneront tous deux lasoumission à l'argent et à la compétition pour diffu-ser les idéaux de désintéressement et de coopération.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page417

Page 418: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 418 -

C'est dans ce type de structure que se situent lessyndicats, dans lesquels bien entendu une gauchecombative doit être constamment active pour sou-tenir la perspective de changement profond et dedémocratisation des entreprises et du travail.D'autres outils seront les multiples initiatives dechangement graduel comme les créations de coopé-ratives, de compagnies de théâtres, de groupes demusique, de lieux d'échange et d'enseignement.Une nouvelle gauche devra beaucoup compter surcelles et ceux qui, sans nécessairement souhaiter sejoindre à un parti, répandront des idées compara-bles dans leur vie quotidienne et leurs créationsartistiques.

3) La fêteProlongement de toutes ces structures, la nouvellegauche pourra s'exprimer de façon joyeuse dans lesrencontres et les fêtes. Ces moments de rassemble-ment permettent d'écouter interventions et confé-rences, de débattre, de s'informer à travers livres etjournaux mis à disposition; mais ils programmentaussi des concerts et des spectacles; et une place dechoix est faite aux repas, dans lesquels la bonnenourriture et les bons vins ouvrent les cœurs àl'amitié et à l'enthousiasme. Ce sont des temps fortspour établir ou renforcer les liens entre les mili-tants, ce sont des avant-goûts d'un monde meilleurmarqué par la fraternité.

4) La Maison du Peuple (ou autre nom)

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page418

Page 419: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 419 -

Pour que l'avant-goût du monde meilleur perdurehors des fêtes, une nouvelle gauche devrait pouvoircréer à nouveau des «Maisons du Peuple». Ces lieuxprivilégiés sont des centres permettant la rencontredes militants, sympathisants et personnes intéressées.Ils doivent abriter sous le même toit un café-restau-rant, des salles de réunion, une salle de cinéma etde spectacle, une bibliothèque-médiathèque. Unservice social pour les personnes en difficulté pour-rait y être installé. Ces maisons ont intérêt à êtreouvertes souvent, si possible tous les jours. Le parti,les syndicats et les associations proches de la gauchedoivent pouvoir l'utiliser. Outre qu'il est un espacede travail et de loisir, c'est un lieu qui préfigure unmonde de désintéressement et de coopération.

5) Une forme particulière de convictionParlant du PCF, Marie-Claire Lavabre et FrançoisPlatone écrivent: «...sur le plan politique, ce qui fai-sait la puissance du Parti communiste - la prétentionà un projet politique global d'une part, la capacité àsusciter l'engagement total de ses militants en lesintégrant à une microsociété d'autre part - constituesa principale faiblesse dès lors que se multiplient lesengagements sectoriels et ponctuels, limités dansl'espace et dans le temps»31. Ce passage mettant enévidence une faiblesse actuelle du PCF signale enmême temps une caractéristique essentielle, et selonnous indispensable, d'un parti de gauche combative.Il ne s'agit évidemment pas de cultiver la nostalgiedu centralisme démocratique et de la discipline defer des organisations léninistes. Mais un nouveau

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page419

Page 420: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 420 -

parti vraiment de gauche n'atteindra l'efficacité ques'il repose sur des membres ayant de solides convic-tions, une disponibilité importante, et l'adhésion àdes valeurs morales comme le dévouement, la géné-rosité et la persévérance. Pour être efficace, on nepeut se contenter d'une participation en dents descie plus ou moins assidue en fonction de l'humeurdu moment. Certains disent que cet engagementéclaté, avec l'idée de pouvoir en tout temps repren-dre ses billes, est la forme moderne du militantismeet qu'il faut s'y adapter. En réalité s'adapter à cela,c'est accepter l'individualisme et renoncer au socia-lisme qui, tout en respectant sa liberté, lie l'individuà la société au lieu de le détacher d'elle. Si le com-bat à mener est un combat culturel contre l'espritdu temps, en vue de remplacer les attitudesaujourd'hui courantes par d'autres plus humaines, ilfaut refuser de s'adapter. On peut répondre qu'enrésistant ainsi, on fera preuve d'irréalisme et qu'onéloignera beaucoup de bonnes volontés. Il est possible que ce soit vrai, mais on peut penser queceux qui préféreront les engagements irrégulierspeuvent rester d'excellents amis ou proches duparti. Il semble en revanche qu'il serait fondé dedemander aux personnes les plus actives d'unir uneforte conviction (impliquant la formation politique)et une constance dans l'action: quand des ondes sepropagent à partir d'un point d'impact, il est essen-tiel pour l'efficacité des ondes qu'au point d'impactla mise en mouvement soit la plus forte possible. Ilserait bien sûr souhaitable de réunir d'emblée unnombre important de militants, mais il est certainqu'au départ, pour produire l'impulsion requise, une

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page420

Page 421: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 421 -

minorité décidée vaudra mieux qu'un grand nombresans grande motivation: l'exemple social-démo-crate et de ses importants effectifs montre bien quele nombre n'est pas synonyme de dynamisme. Maisl'existence de noyaux spécialement combatifsn'aura bien sûr de sens que s'ils ne fabriquent pasdes avant-gardes soi-disant éclairées, et s'ils débou-chent sur une implication toujours croissante descitoyens se prenant eux-mêmes en charge. Cetappel à une forme particulière et résolue de convic-tion n'a rien à voir, que cela soit bien clair, avec lesleçons de morale des esprits chagrins visant àgâcher du temps libre. Un engagement fort, sansconteste, c'est aussi du plaisir et de la joie. On atendance à l'oublier, mais Pierre Sansot, avec sonstyle savoureux, le rappelle: «Je songe encore... àune pratique rarement conçue comme une forme deloisir: l'activité militante... l'opinion publique esttentée d'admirer que des hommes et des femmesprennent sur leur «temps libre» pour propager lesidées qu'ils estiment salvatrices. L'abnégation semblel'emporter sur la recherche de son propre plaisir.Or, et ce n'est qu'un paradoxe apparent, une tellepratique comporte deux des caractéristiques essen-tielles du loisir. La convivialité et c'est la vente del'hebdomadaire auprès des marchés, les langues quise délient, les poignées de main fraternelles, les réu-nions... qui se prolongent par un pot... La création:il faut s'ouvrir au monde, recollecter des informa-tions pendant de véritables cours du soir, apprendreà parler...»32. Avis donc aux amateurs de convivialitéet de création, à celles et ceux qui n'ont que fairede la grande fuite en avant du «chacun pour soi ce

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page421

Page 422: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 422 -

sera toujours mieux»! Ces remarques ont aussi trait à l'auto-organisation:l'auto-organisation consiste à s'organiser soi-mêmepour que d'autres ne nous imposent pas leur orga-nisation. Mais l'auto-organisation, c'est toujours del'organisation, et dans ce cas c'est la forte convictionde chacun qui remplacera l'autorité extérieure!

A travers ces différents outils, la gauche combativesera présente à tous les niveaux de la société.

6) Note pour relativiser l'importance du partiBien que l'existence d'un parti soit dans l'absolusouhaitable, comme le parti n'est qu'un outil quidoit être assorti aux circonstances, il est possiblequ'il faille envisager une autre forme d'organisation.L'organisation en partis a des qualités, mais aussides défauts. Son principal défaut est sans douted'avoir été instituée par l'Etat bourgeois pour servirl'Etat bourgeois: les partis sont toujours soumis à lapression du succès aux élections, ils s'articulentautour des candidat-e-s potentiel-le-s, cherchent àoccuper leur niche dans le système, ils se désinté-ressent de ce qui n'est pas strictement politique (lespartis acceptent aussi de se soumettre aux conditionsiniques de l'Etat bourgeois: problèmes financiers,quorum en faveur des partis les plus forts). Danscertains cas il est difficile de construire un parti: s'ilest nouveau il rencontre d'emblée les obstaclesqu'on vient de citer et qui risquent de l'asphyxier,s'il cherche à s'appuyer sur des structures déjà exis-tantes il peut se trouver confronté à de grandes

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page422

Page 423: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 423 -

rigidités au niveau des idées comme des pratiques.On peut interpréter ces difficultés comme un signede faiblesse (signe qu'on ne pourra acquérir suffi-samment de poids dans l'appareil d'Etat), mais onpeut aussi les prendre comme une incitation à son-ger à une autre forme d'organisation plus axée surdes initiatives économiques, sociales et culturelles.Il est vrai qu'en dehors des balises traditionnellesdu parti, il n'est pas évident de bâtir quelque chosequi ait un but général et ne soit pas une organisa-tion professionnelle ou une association à objectiflimité. Cette difficulté pourrait cependant pousser àla réflexion au lieu de décourager.Comme pistes de réflexion, on peut songer à desgroupes locaux ou régionaux à géométrie variables'appuyant sur un petit nombre de militant-e-s permanent-e-s. Ces groupes pourraient s'activerponctuellement en rassemblant un nombre variablede personnes pour des périodes limitées autour deprojets ponctuels (soutien à des grévistes, lancementd'une initiative et récolte de signatures, aménagementd'un quartier dans une ville...). Ils pourraient aussià l'occasion servir de points de départ pour la miseen route d'une structure d'agriculture contractuelleou d'une coopérative, par exemple une imprimeriepour diffuser des textes politiques. Il ne serait pasexclu que ces groupes encouragent et soutiennentdes candidat-e-s à des élections, mais cet objectif neserait jamais primordial et leur principale tâche envue de la modification des lois de l'Etat se situeraitau plan de la démocratie directe. On reprocherapeut-être à ces idées d'être anarchistes et de restertrop à distance du pouvoir de l'Etat. De tels groupes

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page423

Page 424: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 424 -

agiraient pourtant efficacement pour changer enprofondeur les pratiques culturelles. Et faut-il entoutes circonstances regretter de moins participeraux structures d'un Etat qui diminue les impôts desriches, restreint le temps de parole des forces cri-tiques à la radio et à la télévision et laisse toute ini-tiative à ceux qui ont beaucoup d'argent, uneinsatiable soif de pouvoir ou crient plus fort que lesautres?

Combien de divisions?Des détracteurs ou même des personnes bienveil-lantes feront remarquer que tous ces projets ontpeut-être une certaine allure, mais qu'il n'y a guèrede monde pour les mettre en œuvre. Il faut avouerqu'ils n'ont pas totalement tort: à quelques heu-reuses exceptions près, la situation pour notre cou-rant politique n'est pas reluisante. Et pour faireavancer quoi que ce soit dans une société, il fautune masse critique, sans quoi un cercle vicieuxs'installe: sans masse critique, pas de moyens nid'écho, et sans moyens ni écho, jamais de massecritique. Le défi est ici conséquent, mais il n'est pasinsurmontable.Les soutiens d'une gauche combative sont logique-ment nombreux. Du moment que la social-démo-cratie s'engage de plus en plus clairement pour laseule défense des classes moyennes urbaines pro-gressistes, du moment que les classes populairessont de moins en moins représentées, la nouvellegauche a une vraie raison d'être. Elle doit s'adresserà toutes les forces qui, pour une raison ou pour une

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page424

Page 425: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 425 -

autre, ne peuvent se satisfaire du système actuel.Elle doit s'adresser aux travailleurs ayant les plusbas revenus (dont nombre de femmes), aux salariésdes secteurs industriels traditionnels non exporta-teurs, aux employés des services publics, aux petitspaysans, aux personnes bénéficiant des assurancessociales, aux étrangers. En un mot elle doit parler àtoutes celles et tous ceux que l'évolution actuelle ducapitalisme, financier, ultratechnologique et expor-tateur, ne concerne pas. En cela elle pourrait aussiconvaincre de petits indépendants, commerçants,artisans, industriels, mais il sera certainement diffi-cile, du fait des traditions, de conquérir ces catégo-ries. Aujourd'hui les milieux populaires sontdécouragés: les salariés votent encore souvent PSfaute de mieux, ou alors ils s'abstiennent, ou ilsrejoignent les petits indépendants dans l'appui àl'UDC qui leur fait croire qu'elle les défend alorsqu'elle sert à faire avaler la pilule néolibérale àl'aide de boucs émissaires. Tout cela ne signifie biensûr pas que la gauche combative doit oublier lestravailleurs des industries exportatrices ou des nou-velles industries, mais leurs intérêts du moment lespoussent à pencher vers les valeurs capitalistes. Enplus des milieux populaires, la gauche combativerecrutera sans doute de nombreux intellectuels cri-tiques, historiens, anthropologues, philosophes etrépondra aux attentes des adeptes progressistes desreligions qui prennent au sérieux le message poli-tique de justice et de libération qu'elles véhiculent. Théoriquement, ce sont, dans un premier temps, de20 à 30 % de la population qui pourraient ralliernotre camp. De façon plus réaliste, en tenant

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page425

Page 426: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 426 -

compte des histoires nationales, le potentiel avoisineencore les 15 à 20 %. Il est cependant possible qu'enSuisse, vu la constante faiblesse du courant progressiste, le chiffre soit moins élevé (il faut à cepropos considérer aussi le grand nombre d'étran-gers-ères de milieu populaire, qui peuvent certesparticiper au mouvement social et à la vie associa-tive, mais sont privé-e-s de droits politiques). Leproblème est actuellement le grand éparpillementde tous ces groupes. Il faut trouver à les fédérer parce qui les unit: le désir de vivre mieux dans unmonde qui pour eux ne peut être celui du capitalismemondialisé. Le projet alternatif d'une gauche comba-tive doit être simple et clair: dépasser le capitalismemondialisé, c'est construire une économie plus soli-daire, avec un libre-échange contrôlé, des revenusconvenables, assez de temps libre et de vrais ser-vices publics pour tous (ce n'est pas démanteler lesgrandes industries et l'innovation technologique,mais c'est calmer le jeu à l'échelle du monde).Quiconque partage ces grands objectifs et les pro-positions concrètes qui en découlent, doit pouvoirse dire: «je soutiens la gauche combative». Peu àpeu, et selon les circonstances, le nombre des sou-tiens de cette nouvelle gauche pourrait bien sûrcroître.Encore une fois l'enjeu, au-delà du politique, estculturel: il est ici question de bâtir un monde diffé-rent, avec des valeurs différentes, une vie avec plusde simplicité et d'égalité, avec moins de consomma-tion et moins de stress, une vie plus axée sur lesplaisirs de l'échange et de l'esprit, et moins sur l'ac-cumulation de nouveaux gadgets. Le changement

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page426

Page 427: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 427 -

culturel permettra aussi de redonner aux citoyen-ne-s le goût de la politique, comme perpétuel débatsur l'aménagement de la société et comme partici-pation à sa gestion, au lieu de laisser des spécia-listes s'en occuper. Avec un nouvel esprit, on netrouvera plus acceptable que la discussion politiquesoit monopolisée par de petits comités seuls décidésà s'investir. On pourra de nouveau trouver attirantela politique, et non seulement l'électoralisme, etmoins nombreux seront ceux qui se passionnerontpour le football, pour le rap, pour les coléoptères,pour le violoncelle, mais en tout cas pas pour lapolitique, sauf dans les moments vraiment perdus.On pourra de nouveau convaincre de s'engager (etd'être présents aux réunions) ceux qui pensent quele prêt-à-penser libéral, de droite et de gauche, dif-fusé par la presse et par les grands partis institu-tionnels, n'est pas satisfaisant.Il est vrai que pour passer à des réalisations, lesmoyens manquent, permettant de diffuser les idéeset d'entreprendre des actions, par exemple de créerun secteur coopératif. Mais on doit aussi comptersur les circonstances favorables: sans interventionde notre part, elles arrivent ou n'arrivent pas, et ilfaut seulement se préparer à en tirer parti.

Le «kaïros»Les Grecs nommaient «kaïros» le moment favorable,amenant la réalisation des objectifs si on savait lesaisir. Ainsi Platon fait cette constatation, qu'ondirait pensée pour notre époque: «...je finis, enconsidérant la situation et en voyant que les choses

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page427

Page 428: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 428 -

allaient absolument de travers, par être pris de vertige et par être incapable de cesser d'examinerquel moyen ferait un jour se produire une améliora-tion... pour le régime politique dans son ensemble.En revanche, j'attendais toujours le bon moment(kaïros) pour agir»33. Et un peu plus loin, il rapportecette question: «Quelle occasion (kaïros), disait-il,attendrons-nous alors, qui soit meilleure que celleque nous offre une chance divine?» 34. Durant le XXe

siècle, c'est la gauche qui avait souvent bénéficié de«kaïros» de première valeur. La fin de la premièreGuerre mondiale fut le «kaïros» des bolcheviks pourla première, et vite désespérante, révolutionouvrière. La même période fournit aux socialistessuisses le «kaïros» pour accroître leur influencegrâce au scrutin proportionnel. La crise de 1929 futaux Etats-Unis le «kaïros» de Roosevelt et des réformateurs qui parvinrent à limiter les excès dulibéralisme américain. La fin de la Deuxième Guerremondiale, avec les besoins de la reconstruction et lecontexte de guerre froide, fut le «kaïros» que saisi-rent les sociaux-démocrates européens pour bâtirl'Etat-providence. Curieusement, malgré l'ampleurdu phénomène, Mai 68 ne fut pas un «kaïros» pourla gauche, trop divisée quant aux objectifs. Enrevanche, ce qui caractérise ces trente dernièresannées, c'est que le «kaïros» s'est présenté surtoutpour la droite. La crise pétrolière des années 70 aété le «kaïros» des néolibéraux pour remettre enquestion l'Etat-providence. Le vote sur l'EEE enSuisse a été le «kaïros» de Christoph Blocher pourranimer le nationalisme réactionnaire. Ces dernièresannées, pour la gauche en général et plus encore

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page428

Page 429: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 429 -

pour une gauche combative, le «kaïros» est rare-ment au rendez-vous, ou s'il se présente, on ne peutconstruire sur lui (comme en France après le non àla Constitution européenne). Il y a pourtant desexceptions qui ont peine à essaimer, en Amériquedu Sud (dont les conditions sont très différentes decelles des pays du Nord), aux Pays-Bas, où la gauchecombative a saisi le «kaïros» du non à la Constitutioneuropéenne, et en Allemagne, où Die Linke saisit le«kaïros» de la droitisation du SPD.Mais c'est de façon imprévue que le «kaïros» pour-rait surgir à nouveau, et il faudra savoir alors le dis-cerner, le comprendre et trouver la réponse adéquate(voir les épilogues). Alors, par-delà nos efforts et noséchecs, vivement notre «kaïros», si toutefois noussavons le saisir!

S'allier est-ce trahir?Au cœur de la définition de la nouvelle gauche degauche, se pose la question des alliances: faut-il,comme certains le préconisent, refuser toutealliance avec ceux qui sont moins à gauche, toutrapprochement avec eux équivalant à une trahison,ou faut-il conclure des alliances avec ceux qui, sansappartenir à la gauche combative, sont pourtantmoins éloignés d'elle que les forces réactionnaires?En un mot, la gauche combative doit-elle collaboreravec la social-démocratie? Toute réponse catégo-rique à la question est bien sûr insatisfaisante.Contrairement à la social-démocratie, la gauche degauche se fonde sur un engagement pour le chan-gement du monde, et c'est cet engagement qui doit

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page429

Page 430: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 430 -

la guider dans le choix des politiques concrètes.Mais ceci implique que la gauche de gauche ne peutd'emblée opter pour le rejet de toute collaborationou pour une stratégie d'alliance. Elle doit conserveren tout temps sa liberté de décider, en fonction descirconstances, de passer des accords conditionnelsavec la gauche modérée ou de préférer la rupture.Cela dépend entièrement de la situation par rapportau changement possible: quand la social-démocratiedécide de lutter pour la défense des assurancessociales ou pour la réduction du temps de travail, lagauche combative a l'obligation de participer avecelle à ce combat, mais il est clair qu'elle aura àcombattre la social-démocratie quand celle-ciacceptera la libéralisation des services publics ou lelibre-échange sans limites. Elle pourra occasionnel-lement mener la lutte avec la social-démocratie touten sachant bien que les positions de cette dernièresont imprécises et inconstantes, tout en sachantaussi que les objectifs sociaux-démocrates seronttoujours insuffisants parce qu'ils excluent touteremise en question du système capitaliste. La gauchecombative conservera donc toujours son indépen-dance avec une attitude ouverte, jugeant la social-démocratie à son apport, volontaire ou involontaire,à l'œuvre de changement, tout en étant conscienteque la social-démocratie ne peut être suivie que«jusqu'à un certain point».

Révolutionnaires? Communistes?On affirme souvent qu'aujourd'hui le débat entreréforme et révolution est clos. Comment une gauche

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page430

Page 431: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 431 -

combative doit-elle se définir? Doit-elle tirer un traitsur la notion de «révolution»? Si par «révolution» onentend le Grand Soir, le bouleversement décisif qui«du passé» va faire «table rase», avec sa démesurede violence, alors il est certain qu'il faut gommer cemot de notre vocabulaire. Mais si la «révolution»c'est la perspective d'un changement profond parcontraste avec la «réforme» qui est le simple amé-nagemement du système capitaliste pour le rendreplus supportable, alors le mot «révolution» peutencore servir. Le contenu de la «révolution» tellequ'il est esquissé dans ces pages n'évoque pourtantpas la «révolution» romantique. Il est fidèle à l'es-prit profond du socialisme: la réconciliation de l'in-dividu et de la société à travers la coopération, laprimauté des valeurs humaines sur l'économie et dugratuit sur l'argent. Il n'implique pas l'abolition dela propriété privée des moyens de production et leurcollectivisation, mais l'équilibre entre les secteurspublic, privé et coopératif. Il n'implique pas l'éco-nomie planifiée, mais seulement un contrôle del'évolution économique par l'Etat et par lescitoyens. Ce qu'il vise, c'est non pas la suppressiondu levier de l'intérêt matériel et du désir de s'enri-chir, mais un rééquilibrage au profit des autresmotivations. Il veut, comme toute la traditionsocialiste, y compris social-démocrate, établir unesociété principalement axée sur le bonheur général(c'est-à-dire sur le bonheur de tous), et accessoire-ment sur les intérêts particuliers (c'est-à-dire sur lebonheur de certains), alors que ces trente dernièresannées on assiste de plus en plus au grignotage ducollectif et du solidaire par le goût de l'argent privé.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page431

Page 432: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 432 -

Cette révolution proclame d'ailleurs souvent safidélité aux grands virages des sociétés occidentalesvers l'égalité et l'Etat-providence, en ajoutant l'exi-gence de vraie démocratie et la remise en questiondu modèle de croissance illimitée. Mais l'objectif dejustice et de solidarité, jadis réformiste, quand les«réformistes» s'en donnent de moins en moins lesmoyens, est chaque jour plus «révolutionnaire».D'où la nécessité d'une gauche combative lucide surle fait que même les acquis du XXe siècle ne pourrontêtre sauvés en restant, d'une manière «réformiste»,dans la logique du système.Quant au mot «communiste», encore parfois brandicomme une insulte, il faut aussi le clarifier. Si par«communiste», on veut dire tenant d'un systèmecollectiviste intégral où tout est commun, au pointqu'en échange de sa prise en charge par la sociétédu berceau à la tombe, l'individu abdique touteliberté, il n'est rien de plus horrible que d'être«communiste». Si en revanche le terme est utilisépour distinguer une gauche combative visant ledépassement du capitalisme des sociaux-démocratespersuadés du caractère indépassable du systèmeactuel, alors il peut encore servir, avec les précisionsqui s'imposent. «Communiste» peut en effet dans cecas signifier celui qui se préoccupe de la commu-nauté, celui qui veille à ce qui est commun, paropposition au rapace qui ne pense qu'à son petitbien ou à son entreprise concurrente des autres oucelui qui veut faire de tout, eau, terres, chemins,écoles et hôpitaux, des propriétés privées et desmarchandises pour s'enrichir. Et dans ce sens, il estd'une certaine façon vrai que nous qui voulons des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page432

Page 433: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 433 -

services publics aux mains de l'Etat et un nombreélevé d'entreprises propriété des travailleurs unis etnon d'un unique patron, nous sommes des «com-munistes» partiels face aux défenseurs du libéra-lisme qui veulent tout privatiser. Mais un«communiste» à l'ancienne, celui qui soutenait le«tout à l'Etat» en attendant que tout soit distribué àtous indistinctement, ne se retrouverait certaine-ment pas dans l'économie pluraliste et la société enperpétuelle évolution que nous avons présentée.

Garder la distance de l'humourAvant de clore cette réflexion, il sera bon de se pla-cer sous la protection de l'humour. GastonBachelard écrivait, s'adressant aux scientifiques:«...sans vouloir instruire le lecteur, nous serionspayé de nos peines, si nous pouvions le convaincrede pratiquer un exercice où nous sommes maître: semoquer de soi-même. Aucun progrès n'est possibledans la connaissance objective sans cette ironieautocritique»35. En remplaçant «connaissance objec-tive» par «bonne action politique», Bachelard auraitassurément pu parler de même aux politiciens. Caril faut avouer que l'esprit de sérieux est l'un despires ennemis de la vraie politique. C'est sans l'om-bre d'un doute l'incapacité de prendre la distancedu rire face aux idées et aux institutions politiquesqui est l'une des clés pour comprendre le totalita-risme, l'autoritarisme et toutes les formes d'abus depouvoir.On peut en effet constater chez nombre de dirigeantspolitiques, de même que chez les administrateurs

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page433

Page 434: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 434 -

chargés de faire fonctionner l'appareil d'Etat, unegrosse dose de sérieux. Cela peut s'expliquer parl'importance des structures politiques pour assurerla subsistance et la sécurité des citoyens. Mais celas'explique aussi par les enjeux de pouvoir aussibien pour les détenteurs des fonctions politiquesque pour ceux, percepteurs d'impôts, policiers,juges, gardiens de prison, qui appliquent les lois etqui ont de ce fait une part d'autorité. Les institu-tions ont toujours cherché à renforcer le respect,plus ou moins justifié, qu'on leur doit: langagesdétaillés des décrets et des lois, uniformes, décorumdes cérémonies officielles et des défilés militaires. Ilapparaît donc clairement que, d'une certaine façon,les institutions politiques sont mises à part de ceque l'on peut se permettre de contester: comme side trop tolérer la remise en question, on ouvrait lavoie du retour au désordre primitif, et qu'en rianton risquait de rallumer la guerre de tous contretous. Or s'il est mauvais de se moquer systémati-quement d'institutions qui restent nécessaires, il estinfondé de leur vouer un culte empêchant de saisirce qui se trame derrière elles, quand elles fabriquentdes illusions au service des habiles, des riches et despuissants.Une gauche combative n'a pas à se draper dans lesérieux. D'abord il s'agit pour elle de rester vigi-lante à l'égard de tous ces politiciens défenseursd'eux-mêmes et du système, jouant la comédie desvaleurs et du désintéressement: en un mot de rired'autrui quand il le mérite. Mais ensuite il s'agitaussi de garder la distance de l'humour à l'égard desoi-même: de savoir rire de soi pour ne jamais som-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page434

Page 435: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 435 -

brer dans le totalitarisme. La politique put devenir,aux XIX et XXes siècles, un domaine où l'on perdittoute capacité de relativiser. L'abandon de l'espé-rance en l'au-delà déplaça l'enjeu décisif sur laterre. La constitution d'une société parfaite devintl'objectif essentiel, et les instruments d'un savoircensé infaillible conduisirent à une confiance en soisans limites. Dans une telle perspective, il n'y eutplus de place pour le rire: les auteurs comiques etles humoristes se retrouvèrent en prison, car, prenantune inadmissible distance, refusant de se laisserprendre dans la gangue du sérieux, ils ne jouaientpas le jeu et risquaient bien de détraquer la méca-nique agencée à leur profit par les détenteurs dupouvoir.La capacité de rire de soi ne signifie pas qu'on semoque des citoyens et du travail politique à effec-tuer, mais manifeste une modestie réaliste: celui quiagit politiquement doit savoir relativiser ses projets,les soumettre au jugement des autres, les modifier oules aménager en fonction des circonstances. N'ayantpas la science infuse et ne pouvant l'avoir, s'il dis-pose du pouvoir, il faut qu'il sache avec humour sedétacher de ses plus belles idées quand elles rencon-trent le désaveu des citoyens et de la réalité: quanden masse ceux qu'on prétend soutenir et libérer dés-approuvent ce qui est proposé, il est normal deconclure qu'on s'est trompé ou qu'on brûle les étapesau lieu d'accuser l'ignorance des autres. Voilà ce quel'humour apprend: en politique, ridicule est celui,d'esprit tyrannique, qui croit, maintenant, avoir ledroit de s'imposer comme s'il était irremplaçable,tout comme sont ridicules les prétentieux de toute

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page435

Page 436: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 436 -

espèce. Cette aptitude à ne pas prendre comme véritédéfinitive ce que personnellement ou en groupe on amomentanément programmé fait partie de la démo-cratie. Une nouvelle gauche ne peut que revendiquercette distance du rire comme une arme essentielle,contre-pouvoir démasquant les dérives du fana-tisme des idéalistes à tout crin et la démagogie desambitieux sans frein.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page436

Page 437: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 437 -

Bienvenue à la nouvelle gauche de gauche donc!

Ces paroles de bienvenue sont prononcées dans unepériode difficile. Alors que le parti uni de la nou-velle gauche devrait naître sans tarder, les vieillesdivisions continuent, ou même reprennent vie.Ceux que l'idée d'un vrai changement anime persis-tent à se répartir en quatre familles. Il y a ceux quicroient encore à une grande révolution, et mêmes'ils récusent les pratiques violentes du XXème siè-cle, ils soutiennent encore une ligne intégralementcombative et accusent les autres forces de démis-sion. Il y a ceux qui, après avoir admiré le modèlesoviétique, savent qu'il mène à une impasse etexplorent toutes les voies nouvelles. Il y a les amisde la liberté qui n'ont jamais accepté de laisser lechangement à la disposition des avant-garde. Il y aenfin les partisans du changement qui sont encorepersuadés que la social-démocratie peut se trans-former et qui se disent réalistes. Tous ces courantsne sont pas faits pour se combattre, mais pours'unir. Il est possible aussi qu'il faille conclurequ'une organisation nouvelle, différente du parti,soit préférable. En tout cas, pour que naisse unegauche pour le XXIème siècle et non pour les siè-cles passés, pour que naisse une gauche qui pour-suive l'amélioration du monde et ne connaisse pasde dérives destructrices, il faut pourtant tirer untrait sur le marxisme comme dogme, tout commed'ailleurs sur tous les -ismes issus du passé. C'estaidés par tout ce que les pensées d'hier ont de bon,

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page437

Page 438: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 438 -

mais libérés du carcan qu'elles sont encore souvent,que nous avons à construire la force nouvelle quirépondra aux questions de ce nouveau temps ducapitalisme mondialisé et financiarisé. C'est ainsique nous contribuerons à donner à tous les êtres dumonde une chance raisonnable de vivre de manièreplus heureuse!

Martigny, janvier 2008 - avril 2009

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page438

Page 439: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 439 -

Epilogue I

Quand j'écrivais les chapitres qui précédent, il y aquelques mois, le capitalisme néolibéral claironnaitencore, apparemment solide comme le roc. Depuisseptembre 2008, beaucoup semble s'être écroulé etla crise économique s'installe. Menacé de faillite, lesystème financier international a besoin de l'aidedes Etats, qui injectent des centaines de milliards enfaveur des banques privées. Les fanatiques néolibé-raux qui hier encore honnissaient toute forme d'intervention publique n'ont aucune gêne à récla-mer aujourd'hui d'énormes subventions. La crisefinancière entraînant un manque de liquidités provoque le début d'une crise du commerce et de laproduction. L'industrie automobile, si importantepour nos sociétés, est la plus touchée. Les carnets decommande de divers secteurs ne sont plus rempliset le chômage augmente. Les prévisions sont pessi-mistes en tout cas sur le court terme. Ici aussi lesanciens adeptes fervents du néolibéralisme atten-dent des plans de relance des gouvernements quicommencent partout à les mettre en œuvre. Commetoujours ce sont les travailleurs et les plus fragilesqui font les frais de la situation et voient leursconditions de vie se dégrader rapidement.Ces nouvelles circonstances peuvent-elles être un«kaïros», un moment favorable, pour une véritablegauche? A vrai dire tout est possible. Pour l'heureon assiste essentiellement à des efforts amorcés parles défenseurs libéraux du capitalisme pour remettrela machine en route et faire redémarrer la crois-sance. La social-démocratie comme à son habitude

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page439

Page 440: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 440 -

fait écho aux libéraux: sans rechercher d'alternative,elle ne fait qu'appeler à la relance de l'économiecapitaliste, en voulant seulement l'assortir depréoccupations sociales plus accentuées et de soucisenvironnementaux plus affirmés. Quant à la gauchecombative, elle persiste dans ses divisions et conti-nue de se déchirer. En France la création du Parti deGauche autour de Jean-Luc Mélenchon est encou-rageante, mais on voit mal comment une unionserait possible avec le Nouveau parti anticapitalisted'Olivier Besancenot. En Suisse, l'idée d'un parti unide la gauche combative, souhaitée par certains, estmal accueillie par le Parti du Travail qui veut rede-venir le Parti communiste suisse et par Solidaritésdont les sympathies vont au Nouveau parti antica-pitaliste français.Dans ces conditions, avec une droite et une gauchemodérée acquises au système et des forces de changement affaiblies et divisées, il se pourrait bienqu'à court ou moyen terme, le système redémarre,seulement purgé de ses excès spéculatifs les plusoutrés. Dans ce cas, réchauffement climatique et raré-faction des énergies fossiles obligent, on constateraseulement une réorientation de la production vers destechnologies plus propres et des énergies renouvela-bles. Mais la quête du profit maximal, sans souci dejustice et d'égalité, avec sa compensation sous formed'hyperconsommation, se perpétuerait alors: autantou même plus d'automobiles moins polluantes,autant ou plus de routes peut-être enterrées, plus detrains à grande vitesse, autant ou plus de gadgetsélectroniques vendus à profusion dans des supermar-chés désormais labellisés «développement durable».

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page440

Page 441: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 441 -

C'est cette issue que soutient le PS suisse qui face àla crise, réclame des mesures de relance de laconsommation intérieure sans se questionner suffi-samment sur le type de consommation à adopter.Il se pourrait cependant aussi que la crise donnelieu à une véritable réévaluation de notre systèmeéconomique, débouchant sur l'élaboration d'alterna-tives au capitalisme, rejetant la recherche du profitmaximal, la croissance quantitative et le développe-ment sans limites de la consommation dans le butd'assurer le fonctionnement du système. On pourraitchoisir alors de vivre plus agréablement et plussolidairement, dans une ambiance moins matéria-liste, avec une réduction du temps de travail et unediminution de la quantité de marchandises produites,en les appréciant pour leur qualité et non à causede la pression sociale née du tapage publicitaire. Ceserait aussi l'occasion de s'atteler à une nouvelleétape de la démocratisation: avec moins d'heures detravail, moins de pression financière et une culturemoins axée sur l'économie et sur ses résultats, ilserait possible d'associer tous les citoyens et tra-vailleurs à la prise de décision, dans la cité commedans les entreprises.Que ces nouveaux défis soient ou non relevésdépendra de la capacité d'une véritable gauche dese reconstituer, d'agir et de prendre des initiativesen constante interaction avec la société.L'ampleur de la crise jouera sans doute un rôleessentiel: il est clair que plus le système se trouveraacculé et pris à ses propres pièges, plus il se révé-lera incapable de trouver des solutions, plus lebesoin d'un véritable changement de modèle se fera

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page441

Page 442: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 442 -

sentir. C'est ainsi que la crise de 1929 aux Etats-Unis conduisit en quelques années, à travers le NewDeal, à un complet remodelage de l'ultralibéralismeaméricain dans le sens du progrès social et de l'encadrement étatique. Si le système, notammentavec la participation zélée des sociaux-démocrates,trouve en lui-même de quoi combler ses failles, ilest probable qu'il poursuivra sa route pour assezlongtemps, au gand dommage de la qualité de vie,de la démocratie, de l'équilibre Nord-Sud et de l'en-vironnement.On peut souhaiter que les circonstances empêche-ront le système de fournir des réponses conformesà sa logique, et qu'une vraie gauche se manifesteraà nouveau, forte et convaincante, pour accompa-gner l'éclosion de projets alternatifs, tout en veillantà l'élaboration d'étapes transitoires raisonnables etsoucieuses des moins favorisés. Aller dans ce sens,c'est la fonction d'une vraie gauche.Cette crise, c'est l'avenir seul qui en apportera laconclusion. Et si l'avenir ne nous appartient pastotalement, il est pourtant en partie forgé par nosdécisions libres. Le chemin qui peut se dessiner nesera certainement pas facile. Comme l'écrit JulieDuchatel: «...une autre société ne peut réellementfonctionner que si les mentalités ont changé, favori-sant une adhésion libre des travailleurs et descitoyens à une nouvelle organisation politique etéconomique. C'est une des grandes leçons des révo-lutions passées et qui ont échoué, comme en ex-URSS. Ce changement de mentalités est loin d'allerde soi, car le système capitaliste a modelé nos penséeset notre façon de concevoir le monde pendant des

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page442

Page 443: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 443 -

siècles»1. Rien pourtant ne devrait justifier le décou-ragement des femmes et des hommes de bonnevolonté dans ce temps de brouillard, où le capita-lisme est à la peine, sans qu'un autre monde se profile clairement...

Martigny, décembre 2008

Epilogue II

Au début 2010 il vaut la peine de rédiger un nouvelépilogue.L'évolution des choses depuis 2008 n'est guèreencourageante. L'espoir de voir la crise financièreouvrir à un changement comparable à celui desannées 30 peut être aujourd'hui mis dans un tiroir.Après quelques timides propositions de réglementa-tions des marchés financiers, l'économie financiariséea retrouvé quasiment son rythme de croisière et lesbonus pleuvent de nouveau sur les dirigeants desbanques et sur les traders. La crise économique estprésente dans nombre de secteurs industriels, danscertains pays les entreprises sont fermées les unesaprès les autres, nombre de travailleurs sont missans état d'âme au chômage, mais aucune réflexionsur une réorientation de la production n'est enta-mée en haut lieu. Le projet reste celui d'une puresociété capitaliste néolibérale: alors qu'on veutpoursuivre dans la voie du libre-échange à peineégratigné pour raison de crise, on persiste à réduireles impôts des riches (même si on tente de récupérer

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page443

Page 444: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 444 -

certains montants volés au fisc), et les solutions auxproblèmes présents sont un redémarrage de la pro-duction tous azimuts dans la perspective de laconsommation maximale. Bien sûr face aux diffi-cultés du secteur automobile, on veut produire desvéhicules plus propres, mais si possible en plusgrande quantité. Aucune réflexion n'est portée surl'excès de déplacements, à preuve la fierté aveclaquelle on annonce l'extension des aéroports etl'explosion des voyages low cost. On ne prend pasnon plus de décisions énergiques pour la protectionde l'environnement: bien que la doctrine officiellesoit maintenant l'origine humaine du réchauffe-ment climatique, son issue catastrophique et lanécessité de changements urgents, on organise seu-lement de grandes rencontres internationales pourprendre de vagues résolutions, car bien sûr, l'essen-tiel est la permanence et si possible le développe-ment du système. Pour les gouvernements et lesorganisations internationales, l'agriculture restecelle de la grande productivité, des exportations,voire des OGM. La politique sociale est presque par-tout remise en question par la réduction des dépensespubliques pour soutenir la monnaie: on traque lesabuseurs et on diminue les retraites en invoquant levieillissement de la population. Les services publicscontinuent d'être livrés aux libéralisations et priva-tisations. Les Etats-Unis et les pays européensdéfendent tant bien que mal la primauté du capita-lisme occidental, mais ce dernier est de plus en plusmenacé par le capitalisme chinois (qui n'a gardé ducommunisme que l'appareil répressif pour imposerde force le productivisme consumériste). Les pays

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page444

Page 445: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 445 -

moins développés sont toujours considérés commedes colonies.Politiquement, le monde est globalement dirigé parla droite. Les socialistes et sociaux-démocrates, muspar l'électoralisme et dénués de tout projet alternatif,n'ont plus rien à apporter (dans le meilleur des cascomme en Suisse ils jouent un rôle défensif).L'opposition dans de nombreux pays est maintenantla droite populiste qui a réussi à faire croire qu'elleétait seule à défendre les classes populaires. Notrecourant de gauche combative est toujours presquepartout mis en échec: affaibli électoralement, peuaudible dans les tout-puissants médias asservis aulibéralisme, divisé, il est aussi en quête d'une alter-native claire à proposer. En effet, l'alternative révo-lutionnaire n'est plus aujourd'hui définie et pris entrela nécessité de rompre avec le capitalisme et lanécessité d'éviter les dérives anti-démocratiques, ilest malaisé de s'orienter. Le débat central peine à semettre en place: il regarde la manière dont il fautcomprendre aujourd'hui la «révolution», alors quetant de projets «révolutionnaires» ont trahi leurspremiers objectifs.Dans un tel amas de mauvaises nouvelles, il fautcependant relever qu'il n'y a pas que du noir.L'Amérique latine (du Vénézuela, de la Bolivie, del'Equateur...) est porteuse d'un grand espoir derenouvellement du socialisme. Notre courant politique, même divisé, a remporté des succès nonnégligeables en Allemagne avec Die Linke, en Grèceet au Portugal; la situation en France, avec le Frontde Gauche semble s'améliorer, bien qu'une conver-gence avec le NPA tarde à se réaliser. En Suisse, si

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page445

Page 446: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 446 -

l'on devait en juger par mon canton le Valais auxmains des potentats ultra-conservateurs, tout seraitau point mort et nous serions quelques-uns, ni plusni moins que des Indiens à New York, rencontrantau mieux un mépris indulgent. Mais heureusement,au niveau national, des efforts prometteurs sont entrain pour constituer La Gauche, un parti unifié dela gauche combative anticapitaliste et écosocialiste.Dans les difficultés quotidiennes et dans les luttesqui les traversent, il s'agit pour la véritable gaucheà la fois d'être à la pointe des combats pour rendreconcrètement la vie meilleure et d'être en mesure derefaire le portrait du changement à entreprendre(comme les socialistes de toutes tendances avaientsu le faire aux XIXe et dans les deux premiers tiersdu XXe siècle). C'est ainsi que cette vraie gauchesera utile, qu'elle sera crédible et qu'elle s'opposeraavec succès aussi bien au rouleau compresseur libéral, qu'à l'opportunisme social-démocrate et à lastupide et dangereuse démagogie de la droitepopuliste, qui, de l'UDC et du MCG suisses à la Legaitalienne pavoise, en revêtant déjà les habits d'unpréfascisme soft. Ce préfascisme pourrait en cas decrise prendre un tout autre visage. A moins quedésormais sans vraie opposition, avec la plus oumoins grande complicité des forces centristes, ilpuisse couler des jours heureux en prêchantl'égoïsme décomplexé pour un monde décervelé etvidé de toute espérance1.

Martigny, février-avril 2010

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page446

Page 447: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 447 -

Notes:

Chap. 11) L'armée nouvelle, Editions Sociales, 1915, coll. 10/18, p. 224.2) http://www.sp-ps.ch/index.php?id=146&L=1, trad. par nos soins.3) ibid.4) ibid.5) Le Programme Socialiste (1892), trad. L. Rémy, Marcel Rivière et

Cie, 1910, p. 106.6) dans: Ken Coates, Clause IV, Common Ownership and the

Labour Party, Spokesman, 1995, p. 12, trad. par nos soins.7) dans Arguments for Socialism, Penguin Books 1980, pp. 48-49,

trad. par nos soins.8) http://www.sp-ps.ch/index.php?id=146&L=19) L'utopie ou la mémoire du futur, De Thomas More à Lénine, le

rêve éternel d'une autre société, Editions Robert Laffont, 2000,coll. Agora, p. 11.

10) Howard Zinn, Désobéissance civile et démocratie, Sur la justiceet la guerre, trad. F. Cotton, Agone, 2010, p. 450.

11) La dissociété, Editions du Seuil, nouvelle édition 2008, coll.Points-Essais, p. 114.

12) op. cit., p. 93.13) Du salariat au précariat ?, dans: sous la direction de Jean

Lojkine, Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis, Nouvelles luttesde classes, Presses Universitaires de France, 2006, coll. ActuelMarx Confrontation, p. 134.

14) 12, 29-31.15) 25, 35-36.16) 22, 13.17) 5, 11-12.18) 5, 1-4.19) cité par Emmanuel Mounier, De la propriété capitaliste à la pro-

priété humaine, Desclée de Brouwer & Cie, 1936, coll. QuestionsDisputées, p. 93.

20) 4, 32-35.21) L'étendard déployé des vrais niveleurs ou L'Etat de commu-

nisme exposé et offert aux Fils des Hommes, trad. par BenjaminFau, Editions Allia, 2007, pp. 13 à 15.

22) 2, 4.23) 7, 13-14.24) 20, 1-10.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page447

Page 448: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 448 -

25) trad. Môhan Wijayaratna, dans: Les Entretiens du Bouddha,Editions du Seuil, 2001, pp. 143-144.

26) trad. d'un abrégé par Walpola Rahula, dans: L'enseignement duBouddha d'après les textes les plus anciens, Editions du Seuil,1961, coll. Sagesses, pp. 128-134.

27) version française par Le Dong, dans Dhammapada, La Voie duBouddha, Editions du Seuil,, 2002, p. 61.

28) Sutta Nipata I, 8, trad. Marguerite La Fuente, dans: Pirit Nula,Le Fil de Pirit, Adrien-Maisonneuve, 1951, p. 24.

29) Alexandra David-Néel, Le Bouddhisme du Bouddha, Editions duRocher, 1977, 1989, Pocket, p. 129.

30) Bouddhisme et socialismes, trad. par Marie-Charlotte Grandry,Les Deux Océans, 1987, pp. 52-53.

31) op. cit., p. 65.32) Gorgias, dans: Platon, Protagoras et autres dialogues, trad. E.

Chambry, GF, p. 261.33) ibid.34) ibid.35) ibid.36) Aristote, Politique, trad. M. Prélot, Editions Gonthier, coll.

Médiations, p. 32.37) ibid.38) op. cit., p. 33.39) Le Temps, 7 avril 2008.

Appendice au chap. 11) http://www.vaud.ch/fr/canton-de-vaud/economie-et-affaires2) voir http://www.info.rsr.ch/fr/rsr.html?siteSect=500&sid=

6328879&cKey=11349983710003) voir http://www.wfb.ch/public/fact_sheets/lois_sur_le_travail.pdf4) http://www.kellyservices.ch/web/ch/services/fr/pages/stress-

workplace.html5) http://info.rsr.ch/fr/economie/Les_Suisses_sont_heureux_au_tra-

vail6) Le monde qui pourrait être, trad. française de Maurice de

Cheveigné, Denoël/Gonthier, Bibliothèque Médiations 1973, p.183.

7) Sébastien Guex, L'impérialisme suisse ou les secrets d'une puis-sance invisible, solidarités, no 119, 19.12.2007.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page448

Page 449: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 449 -

Chap. 21) Principes d'Economie politique, trad. de MM. H. Dussard et

Courcelle-Seneuil, Guillaumin et Cie, 1861, tome II, p. 296.2) op. cit., p. 297.3) op. cit., p. 316.4) L'utilitarisme, trad. G. Tanesse, Champs-Flammarion, p. 56.5) op. cit., p. 58.6) Essais, I, XXVIII, Garnier-Flammarion, 1969, GF, p. 236.7) Genèse, 4, 9.8) De l'assujettissement des femmes, trad. M. E. Cazelles, Editions

Avatar, 1992, pp. 199-200.9) Le racisme, Editions Gallimard, 1982, coll. Folio-Actuel, p. 79.10) De la liberté, op. cit.,p. 44.11) op. cit., p. 40.12) op. cit., p. 124.13) Revue Socialiste, avril 1895, citée dans, Jean Jaurès, anthologie,

présentée par Louis Lévy, Calmann-Lévy, 1946, 1983, p. 235.14) De la liberté, op. cit., p. 126.15) op. cit., pp. 107-108.16) maxime CLXII, dans Introduction à la connaissance de l'esprit

humain, Garnier-Flammarion, 1981, GF, p. 202.17) J.S. Mill, De la liberté, op. cit., p. 117.18) Les temps changent (The Times They Are a-Changin (1964),

album du même nom, CBS 562251, trad. Pierre Delanoë.19) La réponse souffle dans le vent (Blowin’In the Wind (1963)

album The Freewheelin’ Bob Dylan, CBS 562193, trad. par nossoins.

20) voir http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=breviaire-d-un-revolutionnaire

21) Principles of Morals and Legislation, chap. 17, sect. 1,Blackwell, 1967, trad. Enrique Utria sur: http://bibliodroitsani-maux.site.voila.fr/bentham.html

22) Petit traité de la décroissance sereine, Mille et une nuits, 2007,p. 22.

23) Principes d'économie politique, op. cit., p. 297.24) ibid.25) voir http://www.evene.fr/citations/mot.php?mot=surhomme26) J. S. Mill, L'utilitarisme, op. cit., p. 62.27) J.S. Mill, Principles of Political Economy, World's Classics 1994,

p. 366, trad. par nos soins.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page449

Page 450: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 450 -

Appendice au chap. 21) voir Epicure, Lettre à Ménécée sur la morale, dans Epicure et les

épicuriens, textes choisis par Jean Brun, Presses Un iversitairesde France, 1961, pp. 131-132.

2) Magnalia naturae, praecipue quoad usus humanos, trad. fran-çaise Michèle Le Doeuff et Margaret Llasera, Flammarion, 1995,GF, pp. 133-134.

3) Le Courrier, 5 mai 2008.4) La République, VIII, trad. Robert Baccou, GF, p. 323.5) Jean-Christophe, cité sur le site: http://www.evene.fr/celebre/bio-

graphie/romain-rolland-4.php?citations6) 25, 4-5.7) 3, 1-7.8) Pensées, 202, édition Jacques Chevalier, Gallimard, 1936, Le

Livre de Poche classique, p. 100.

Chap. 31) De l'esprit des lois, livre XI, chap. VI, Garnier Flammarion,

1979, coll. GF, tome I, p. 297.2) op. cit., pp. 297-298.3) Du Contrat social, livre III, chap. XV, Garnier-Flammarion,

1966, coll. GF, p. 134.4) ibid.5) Le Temps,1er octobre 2007.

Appendice 1 au chap. 31) Le pouvoir au peuple, Jurys citoyens, tirage au sort et démocra-

tie participative, Editions La Découverte, 2007, p. 48.

Appendice 2 au chap. 31) Anne Dhoquois-Marc Hatzfeld, Petites fabriques de la démocra-

tie, Participer: idées, démarches, actions, Editions Autrement,2007, p. 122.

2) op. cit., p. 54.3) http://www.forum1203.ch/-Ateliers-de-reflexion-sur-la-.html4) voir Vivre à Genève, numéro 2, mars 2003, sur http://www.ville-

ge.ch/geneve/vivre/mars03/vivre_ge_mars03.htm5) voir un article de Géraldine Savary, dans Domaine public, 03-09-

1999, numéro 1397, sur http://www.domainepublic.ch/files/arti-cles/html/8127.shtml

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page450

Page 451: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 451 -

Chap. 41) Malaise dans la civilisation, traduit par Ch. et J. Odier, presses

Universitaires de France, 1971, coll. Bibliothèque de psychana-lyse, p. 77.

2) ibid.3) De la horde à l'Etat, Essai de psychanalyse du lien social,

Editions Gallimard, 1983, coll. Folio-Essais, pp. 511-512.4) Tous les hommes sont frères, trad. Guy Vogelweith, Commission

Française pour l'U.N.E.S.C.O., 1969, coll. Idées-Gallimard, pp.182-183.

5) Matthieu, 21, 12-17; Jean, 2, 13-22.6) Lettre VII, trad. Luc Brisson, Flammarion, 1987, 3ème édition

corrigée et mise à jour, 1997, GF, p. 178.7) op. cit., p. 169.8) op. cit., pp. 149 à 15.

Chap. 51) trad. par Arnaud Tripet, Mille-et-Une-Nuits, 2000.2) trad. par Michèle Le Doeuff et Margaret Llasera, GF-Flammarion,

1995.3) Mille-et-Une-Nuits, 1998.4) Editions Dalloz, 2006.5) édition bilingue: Nouvelles de Nulle Part, trad. par V. Dupont,

Aubier-Montaigne, 1957, reprint Aubier, 2004.6) Actes Sud, 1979, 1992.7) Editions Gallimard, 1967, coll. Idées-Gallimard.8) Editions Robert Laffont, S.A., 2000, coll. Agora.9) cité dans L'Utopie, trad. de Victor Stouvenel, revue et corrigée,

introduite et annotée par Marcelle Bottigelli-Tisserand, Editionssociales, 1966, dans la collection Les classiques du peuple p.206.

10) Utopie et civilisation, Flammarion, 1978, coll. Champs-Flammarion, p. 163.

11) op. cit., p. 65.12) L'Utopie, Messidor/Editions sociales, 1966, 1982, La Dispute,

1997, coll. Librio.13) L'Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement,

trad. de Marie Delcourt, Flammarion, 1987, coll. GFFlammarion.

14) cité par CP, p. 10.15) CP, p. 15.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page451

Page 452: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 452 -

16) cité par CP, p. 21.17) cité par CP, p. 20.18) CP, p. 101/L, p. 41/ GF, pp. 121-122.19) CP, p. 196/L, p. 120-121/GF, p. 229.20) CP, p. 146/L, p. 79/GF, p. 173.21) Histoire générale du socialisme, t. 1, Presses Universitaires de

France, 1972, coll. Quadrige, p. 93.22) Voyage en Icarie, Editions Dalloz, 2006, p. 480.23) CP, p. 109/L, p. 48/GF, p. 131.24) CP. p. 200/L, p. 124/GF, pp. 233-234.25) ibid.26) CP. pp. 104-105/L, p. 44/GF, pp. 125-126.27) CP. p. 108/L, p. 47/GF, p. 130.28) CP. p. 106/L, p. 46/GF, p. 128.29) CP, pp. 83-84/L, p. 27/GF, p. 103.30) CP, p. 200/L, p. 124/GF, p. 234.31) CP, p. 201/L, p. 124/GF, ibid.32) CP, p. 201/L, p. 125/GF, ibid.33) ibid.34) CP, p. 122/L, p. 59/GF, pp. 144-145.35) CP, p. 121/L, p. 58/GF, p. 143.36) CP, p. 133/L, p. 68/GF, p. 158.37) CP, p. 134/L, p. 69/GF, p. 159.38) CP, pp. 125-126/L, p. 62/GF, p. 149.39) CP, p. 125/L, p. 62/GF, p. 148.40) CP, pp. 129-130/L, p. 65/GF, p. 154.41) CP, p. 124/L, p. 61/GF, p. 147.42) CP, p. 125/L, p. 62/GF, p. 149.43) CP, p. 134/L, p. 69/GF, p. 159.44) CP, p. 138/L, p. 72/GF, p. 163.45) CP, Introduction, p. 59.46) CP, p. 89/L, p. 31/GF, p. 109.47) CP, p. 77/L, p. 21/GF, p. 95.48) CP, p. 90/L, p. 32/GF, p. 111.49) op. cit., pp. 126-127.50) CP, p. 83/L, p. 27/GF, p. 103.51) CP, p. 110/L, p. 48/GF, p. 131.52) CP, p. 90/L, p. 32/GF, p. 111.53) CP, p. 201/L, pp. 124-125/GF, p. 234.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page452

Page 453: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 453 -

Chap. 61) réédité chez Slatkine, Paris-Genève,1996, dans la collection

Fleuron.2) op. cit., p. 67.3) op. cit., p. 69.4) op. cit., p. 59.5) op. cit., p. 70.6) op. cit., p. 71.7) Le Nouveau Monde, Industriel et Sociétaire, première édition en

1829, et réédité en 1973, avec une préface de Michel Butor, parFlammarion, Nouvelle Bibliothèque Romantique, p. 490.

8) op. cit., pp. 493-494.9) op. cit., p. 495.10) on peut visiter le village et l'ancienne usine de New Lanark (voir

le site New Lanark- Worlds Heritage Site: http://www.newla-nark.org), et lire des brochures très bien illustrées éditées par leNew Lanark Conservation Trust, telles que The Story of RobertOwen 1771-1858, 1997, et Living in New Lanark, 1995.

11) Hachette, 1982.12) citée par Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, Archives du

rêve ouvrier, Fayard, 1981, coll. Pluriel-Histoire (abréviationJR), p. 377.

13) JR, p. 382, l'extrait de la parenthèse intérieure étant tiré desLettres icariennes.

14) JR, pp. 387-388.15) Cabet, dans JR, p. 397.16) lettre de Therme aîné, dans le Populaire, JR, p. 394.17) Idée générale de la révolution (1851), réédition dans Œuvres de

P.-J. Proudhon, nouvelle édition, aux Editions Tops/H.Trinquier,2000, p. 309.

18) réédition dans Œuvres de P.-J. Proudhon, nouvelle édition, auxEditions Tops/H.Trinquier, 1997.

19) op. cit., p. 251.20) op. cit., pp. 31 à 33.21) op. cit., p. 88.22) op. cit., p. 252.23) réédité en deux tomes aux Ed. du Monde Libertaire, 1977.24) op. cit., tome 1, p. 180.25) op. cit., tome 1, p. 193.26) voir Du Principe fédératif, Editions Romillat, 1999.27) De la capacité politique des classes ouvrières, éd. citée, tome II,

p. 234.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page453

Page 454: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 454 -

28) voir Georges Bourgin, La Commune, Presses Universitaires deFrance, 1953, coll. Que sais-je ?, p. 65.

29) cité dans Jacques Rougerie, Paris libre 1871, Editions du Seuil,1971, coll. Points-Histoire, p. 177.

30) http://histoire.aoip.free.fr/article/art.48.htm31) voir le site: http://www.mondragon.mcc.es32) dans Compter sur ses propres forces, Initiatives solidaires et

entreprises sociales, Editions de l'Aube, 2006.33) cité dans: Solveig Godeluck et Emmanuelle Vibert, Quand

Mondragon terrasse le chômage, L'Humanité, 27 mars 1999.34) voir http://www.cecop.coop35) cité dans: Eric Bidet, L'économie sociale, Le Monde-Editions,

1997, p. 27.36) La coopération, Presses Universitaires de France, 3ème édition,

1967, coll. Que sais-je ?, pp. 69-70.37) le texte est disponible sur le site http.gallica.bnf.fr38) voir Thierry Jeantet, L'économie sociale européenne ou la tenta-

tion de la démocratie en toutes choses, Ciem-Edition, 1999, p. 48.39) voir Jean-Louis Laville (dir.), L'économie solidaire, Une perspec-

tive internationale, Hachette Littératures, 2007, coll. Pluriel-Sociologie.

40) Manifeste du parti communiste, Union Générale d'Editions, coll.10/18, p. 44.

41) ibid.42) op. cit., p. 45.43) ibid.44) op. cit., p. 46.45) trad. française par Maud Sissung, France-Marie Watkins,

Jeanne-Marie Witta, Belfond, 1976, coll. Le Livre de Poche,abréviation S.

46) Editions du Seuil, 1978, coll. Points-Actuels, abréviation K.47) cité par Michel Lesage, Les institutions soviétiques, Que sais-je?,

2e édition, 1983, p. 15.48) op. cit., pp. 7-8.49) cité par Michel Lesage, op. cit., pp. 87-88.50) Culture et révolution culturelle, Editions du Progrès, 1969, p. 131.51) op. cit., pp. 137-138.52) Au pays du mensonge déconcertant, Dix ans derrière le rideau

de fer, Librairie Gallimard, 1938, coll. 10-18, pp. 98-99.53) S, p. 49.54) S, p. 55.55) K, pp. 31-32.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page454

Page 455: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 455 -

56) K, p. 117.57) K, p. 148.58) S, p. 105.59) S, p. 99.60) K, p. 151.61) S, p. 108.62) K, pp. 217-218.63) K, p. 101.64) S, p. 25.65) K, p. 216.66) K, p. 88.67) S, p. 110.68) S, pp. 176-177.69) K, p. 63.70) Gérard Mendel, La révolte contre le Père, Une introduction à la

sociopsychanalyse, Payot, 1968, coll. Petite Bibliothèque Payot,pp. 133 à 135.

71) voir http://www.educationpopulaire93.fr/spip.php?article31572) Christophe Granger, 1933, Bobigny-Oléron: Quand les enfants du

peuple découvraient les vacances à la mer, site indiqué à la note 71.73) Que reste-t-il du PCF?, Editions Autrement, 2003, coll.

Cevipof/Autrement, p. 119.74) Hubert Bland, The Outlook, trad. par nos soins, dans: Fabian

Essays, Sixth Edition, George Allen & Unwin Ltd, 1962, p. 255.75) voir Pierre Rosanvallon, La crise de l'Etat-providence, Editions

du Seuil, 1981, coll. Points-Essais, pp. 147-148.76) dans: Les constitutions de la France depuis 1789, GF, 1979, p. 376.77) voir une bonne présentation sur:

http://www.feccia.org/archives/cogest.htm78) voir http://www.cfdt.fr/actualite/international/actualite_europe/

europe_2007_0005.htm

Appendice au chap. 61) Le peuple du Valais, Editions de l'Aire, 1979, pp. 56-57.2) op. cit., p. 55.3) voir à ce propos: Raison solidaire et raison d'Etat: le mouvement

ouvrier suisse et l'internationalisme (Le socialisme suisse à ladécouverte du monde), Troubles, le 13 Vendémiaire 211 (4 octo-bre 2002).

4) voir à ce propos: Dictionnaire historique de la Suisse, art. coopé-ratives de production, http://hls-dhs-dss.ch/textes/f/F25744.php

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page455

Page 456: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 456 -

5) voir le site: www.uniterre.ch6) Genèse et débuts du Parti socialiste jurassien (1864-1922), dans:

Les origines du socialisme en Suisse romande, Association pourl'étude de l'histoire du mouvement ouvrier, Cahier no 5, 1988.

7) voir le site: www.apres-ge.ch

Chap. 71) http://www.sp-ps.ch/index.php?id=146&L=12) Le Courrier, 11 mai 2005.3) voir le site du Centre de Contact Suisse-Immigrés.4) Le Monde diplomatique, mars 2004.5) Le Temps, 23 mars 2005.6) ces textes ont été lus sur http://www.sp-ps,ch/index.php?id=

279&L=17) Pour des entreprises et services publics de haute qualité, perfor-

mants et étendus à tout le territoire en Suisse (présenté au Congrèsde Bâle, septembre 1999), p. 4. Par la suite: abréviation B.

8) ibid.9) Thèses du PS suisse pour un service public fort et moderne

(adopté par le Congrès de Lugano, octobre 2000), p. 3. Par lasuite: abréviation L.

10) ibid.11) L, p. 14.12) ibid.13) B, p. 6.14) ibid.15) L, p. 3.16) ibid.17) B, p. 8.18) ibid.19) L, p. 4.20) L, p. 12.21) L, p. 14.22) http://www.spps.ch/index.php%3Fid%3D519%26action%3D

detail%26uid%3D2526%26L%3D123) Cavalli Franco, Graf Davy, Kiener Nellen Margret, Müller Philipp...,

Pourquoi nous sommes socialistes, Contribution pour un socia-lisme moderne, Cercle d'Olten des socialistes de gauche, 2004.

24) op. cit., p. 3.25) op. cit., p. 9.26) op. cit., p. 13.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page456

Page 457: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 457 -

27) op. cit., p. 18.28) op. cit., p. 22.29) ibid.30) op. cit., pp. 22-23.31) op. cit., p. 27.32) op. cit., p. 4.33) op. cit., p. 8.34) ibid.35) op. cit., p. 18.36) op. cit., pp. 8-9.37) Solidarité, débats, mouvement, Cent ans de Parti socialiste

suisse, 1888-1988, Editions d'en bas, 1988, p. 324.38) Le Parti socialiste et la tradition démocratique en Suisse,

Editions de la Baconnière, 1963, p. 187.39) publiée dans: Le Temps,15 octobre 2007.40) résultats de l'enquête et commentaire dans: Le Temps, 30 avril

2008.41) 23.03. 2001.42) La France morcelée, Editions Gallimard, 2008, coll. Folio-

Actuel, pp. 86-87.43) Le PS doit occuper le centre en partant de la gauche, dans: Le

Temps, 4 mai 2001.44) voir http://cdf-mh.ne.ch/default.asp/4-0-504-8018-230-307-0/45) 7 avril 2005.46) Le communisme autrement, Editions Syllepse, 1998, coll.

Utopie Critique, p. 227.47) Du contre-pouvoir, Editions La Découverte, 2003, coll. La

Découverte/Poche, p. 30.

Chap. 8.1) édition citée, p. 34.2) La Raison dans l'histoire, trad. par Kostas Papaioannou,

Librairie Plon, 1965, coll. 10-18, p. 96.3) op. cit., p. 97.4) édition Maximilien Rubel, dans Karl Marx, Philosophie, Editions

Gallimard,1965, coll. Folio-Essais, p. 486.5) Manifeste du parti communiste, édition citée, p. 44.6) édition citée, p. 6.7) op. cit., p. 44.8) op. cit., p. 31.9) op. cit., p. 46.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page457

Page 458: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 458 -

10) 29, 17-20.11) 55, 1.12) trad. par nos soins, dans J.S. Mill, Principles of Political

Economy and Chapters on Socialism, The World's Classics,Oxford University Press, Oxford, New York, 1994, p. 424.

13) Matthieu, 24, 36.14) édition citée, p. 27.15) op. cit., p. 31.16) op. cit., p. 32.17) op. cit., pp. 32-33.18) Théorie de la propriété (1862), L'Harmattan Editeur, 1997, dispo-

nible sur le site: http://classiques.uqac.ca/classiques/Proudhon/theorie_de_la_propriete/theorie_de_la_propriete.html

19) Système des contradictions économiques ou Philosophie de lamisère, t. II, Adamant Media Corporation, 2005, coll. ElibronClassics, p. 383.

20) Fragment 12, dans Les penseurs grecs avant Socrate, trad. JeanVoilquin, Garnier Frères, 1964, coll. GF, p. 75.

21) op. cit., p. 9.22) Mélanie Klein et Joan Rivière, L'amour et la haine, Le besoin de

réparation, trad. Annette Stronck, coll. Petite BibliothèquePayot, pp. 76-77.

23) op. cit., p. 81.24) op. cit., p. 86.25) op. cit., pp. 75-76.26) La culture du pauvre, trad. de Françoise et Jean-Claude Garcias

et de Jean-Claude Passeron, Les Editions de Minuit, 1970, p. 161.27) cité par: Roland Jaccard, Ce que Mélanie Klein a vraiment dit,

Marabout, 1974, coll. Marabout Université, pp. 93-94.28) Une société à la dérive, Entretiens et débats 1974-1997, Editions

du Seuil, 2005, coll. La couleur des idées, p. 271.29) De la gratuité, Editions de l'éclat, 2006, pp. 142-143.30) Réformes & Révolution: propositions pour une gauche de

gauche, Agone, 2001, p. 76.31) op. cit., p. 141.32) Les gens de peu, Presses Universitaires de France, 1991, coll.

Quadrige, p. 22.33) Lettre VII, édition citée, p. 170.34) op. cit., p. 172.35) Psychanalyse du feu, Editions Gallimard, 1949, coll. Idées-

Gallimard, p. 16.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page458

Page 459: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 459 -

Epilogue I1) Produire de la richesse autrement, Centre Europe-Tiers Monde

(CETIM), 2008, p. 167.

Epilogue II1) voir l'intéressante analyse de ce phénomène dans Slavoj Zizek,

Vous avez dit totalitarisme ?, Cinq interventions sur les(més)usages d'une notion, trad. par Delphine Moreau et JérômeVidal, Editions Amsterdam, 2007, coll. Amsterdam-Poches, pp.240 et suivantes.

Bibliographie- Abensour Miguel, L'utopie de Thomas More à Walter Benjamin,

Sens & Tonka, éditeurs, 2000.- Andréani Tony, Le socialisme est (a)venir, 2. Les possibles,

Editions Syllepse, 2004, coll. Utopie Critique.- Aristote, La Politique, trad. M. Prélot, Editions Gonthier, coll.

Médiations.- L'autre socialisme, Entre utilitarisme et totalitarisme, Revue du MAUSS,

no 16, Second semestre 2000, La Découverte/M.A.U.S.S., 2000.- Benasayag Miguel et Sztulwark Diego, Du contre-pouvoir,

Editions La Découverte, 2003, coll. La Découverte/Poche.- Benn Tony, Arguments for Socialism, Penguin Books 1980.- La Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975.- Blanc Louis, Organisation du travail (texte disponible sur le site

http.gallica.bnf.fr).- Buddhadasa Bhikku, Bouddhisme et Socialismes, trad. par Marie-

Charlotte Grandry, Les Deux Océans, 1987.- Cavalli Franco, Graf Davy, Kiener Nellen Margret, Müller Philipp...,

Pourquoi nous sommes socialistes, Contribution pour un socialismemoderne, Cercle d'Olten des socialistes de gauche, 2004.

- Ciliga Anton, Au pays du mensonge déconcertant, Dix ans der-rière le rideau de fer, Librairie Gallimard, 1938, coll. 10-18.

- Dhammapada, La Voie du Bouddha, version française par LeDong, Editions du Seuil, 2002, coll. Sagesses.

- Dhoquois Anne, Hatzfeld Marc, Petites fabriques de la démocratie,Participer: idées, démarches, actions, Editions Autrement, 2007.

- Dilas-Rocherieux Yolène, L'utopie ou la mémoire du futur, DeThomas More à Lénine, le rêve éternel d'une autre société ,Editions Robert Laffont, S.A., 2000, coll. Agora.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page459

Page 460: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 460 -

- Elias Norbert, La civilisation des mœurs, chap. VII, Calmann-Lévy, 1973, coll. Pluriel.

- Enriquez Eugène, De la horde à l'Etat, Essai de psychanalyse dulien social, Editions Gallimard, 1983, coll. Folio-Essais.

- Fourier Charles, Le Nouveau Monde Industriel et Sociétaire, pre-mière édition en 1829, et réédité en 1973, avec une préface deMichel Butor, par Flammarion, Nouvelle BibliothèqueRomantique.

- Freud Sigmund, Malaise dans la civilisation, traduit par Ch. et J.Odier, Presses Universitaires de France, 1971, coll. Bibliothèque depsychanalyse.

- Gandhi, Tous les hommes sont frères, trad. Guy Vogelweith,Commission Française pour l'U.N.E.S.C.O., 1969, coll. Idées-Gallimard.

- Généreux Jacques, La dissociété, Editions du Seuil, nouvelle édi-tion 2008, coll. Points-Essais.

- Hegel G.W.F., La Raison dans l'histoire, trad. par KostasPapaioannou, Librairie Plon, 1965, coll. 10/18.

- Jaurès Jean, L'armée nouvelle, Editions sociales, 1915, coll. 10/18.- Kautsky Karl, Le Programme Socialiste, trad. L. Rémy, Marcel

Rivière et Cie, 1910.- Kéhayan Nina et Jean, Rue du Prolétaire rouge, Editions du Seuil,

1978, coll. Points-Actuels.- Klein Mélanie et Rivière Joan, L'amour et la haine, Le besoin de

réparation, trad. Annette Stronck, coll. Petite Bibliothèque Payot.- Lapouge Gilles, Utopie et civilisation, Flammarion, 1978, coll.

Champs-Flammarion.- Lasch Christopher, La révolte des élites et la trahison de la démo-

cratie, trad. par Christian Fournier, Flammarion, 2007, coll.Champs-Flammarion.

- Lasserre Georges, La coopération, Presses Universitaires deFrance, 3ème édition, 1967, coll. Que sais-je?

- Latouche Serge, Petit traité de la décroissance sereine, Mille etune nuits, 2007.

- Lavabre Marie-Claire et Platone François, Que reste-t-il du PCF?,Editions Autrement, 2003, coll. Cevipof/Autrement.

- Laville Jean-Louis et Cattani Antonio David (dir.), Dictionnaire del'autre économie, Desclée de Brouwer, 2006, coll. Folio-Actuel.

- Lazar Marc, Le communisme, une passion française, EditionsPerrin, 2002 et 2005, coll. tempus.

- Le Goff Jean-Pierre, La France morcelée, Editions Gallimard,2008, coll. Folio-Actuel.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page460

Page 461: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 461 -

- Lénine Vladimir Ilitch, Culture et révolution culturelle, Editionsdu Progrès, 1969.

- Leroux Pierre, De l'individualisme et du socialisme, réédité chezSlatkine, Paris-Genève,1996, dans la collection Fleuron.

- Lesage Michel, Les institutions soviétiques, Presses Universitairesde France, 2e édition, 1983, coll. Que sais-je?

- Lojkine Jean, Cours-Salies Pierre, Vakaloulis Michel (dir.),Nouvelles luttes de classes, Presses Universitaires de France,2006, coll. Actuel Marx Confrontation.

- Martelli Roger, Le communisme, autrement, Editions Syllepse,1998, coll. Utopie Critique.

- Marx Karl, Critique de l'économie politique, édition MaximilienRubel, dans Karl Marx, Philosophie, Editions Gallimard,1965,coll. Folio-Essais.

- Marx Karl, Le manifeste du Parti communiste, Union Généraled'Editions, coll. 10-18.

- Masnata François, Le Parti socialiste et la tradition démocratiqueen Suisse, Editions de la Baconnière, 1963.

- Michaud Yves, La violence, Presses Universitaires de France,1986, coll. Que sais-je?

- Mill John Stuart, L'utilitarisme, traduit par G. Tanesse,Flammarion, 1988, coll. Champs-Flammarion.

- Mill John Stuart, De la liberté, traduit par F. Pataut, PressesPocket, 1990, coll. Agora- Les Classiques.

- Mill John Stuart, Principes d'économie politique, trad. H. Dussardet Courcelle-Seneuil, Guillaumin et Cie, 1861, 2 tomes.

- Mill John Stuart, De l'assujettissement des femmes, traduit parM.E. Cazelles, Editions Avatar, 1992.

- Mill John Stuart, Chapters on Socialism, dans Principles ofPolitical Economy and Chapters on Socialism, The World'sClassics, Oxford University Press, Oxford, New York, 1994.

- Montesquieu Charles-Louis de, De L'Esprit des lois, L. XI, chap.VI, t. 1, Garnier-Flammarion, 1979, coll. GF.

- More Thomas, L'utopie, trad. Victor Stouvenel, revue et corrigéepar Marcelle Bottigelli-Tisserand, Editions sociales, 1966, coll.Les Classiques du Peuple.

- More Thomas, L'Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gou-vernement, trad. Marie Delcourt, Flammarion, 1987, coll. GF.

- More Thomas, L'Utopie, trad. Victor Stouvenel, Messidor/Editionssociales, 1966, 1982, La Dispute, 1997, coll. Librio.

- Muller Jean-Marie, Les différents moments d'une campagne d'ac-tion non-violente, http://www.dromardeche-tibet.org/technique-

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page461

Page 462: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 462 -

sactionnonviolente.htm ou http://www.non-violence-mp.org/la%20nonviolence_fichiers/muller2.htm

- Parti socialiste suisse (Karl Lang, Peter Hablützel, MarkusMattmüller,...), Solidarité, débats, mouvement, Cent ans de Partisocialiste suisse, 1888-1988, Editions d'en bas, 1988.

- Petitfils Jean-Christian, La vie quotidienne dans les communau-tés utopistes au XIXème siècle, Hachette, 1982.

- Platon, Gorgias, trad. E. Chambry, Garnier Frères, 1967, coll. GF.- Platon, Lettre VII, trad. Luc Brisson, Flammarion, 1987, 3e édition

corrigée et mise à jour, 1997, coll. GF.- Prades Jacques, Compter sur ses propres forces, Initiatives soli-

daires et entreprises sociales, Editions de l'Aube, 2006.- Produire de la richesse autrement, Centre Europe-Tiers Monde

(CETIM), 2008.- Programmes du PS suisse de 1888, 1904 et 1982, sur:

http://www.sp-ps.ch/index.php?id=146&L=1- Proudhon Pierre-Joseph, Qu'est-ce que la propriété? (1840),

réédition dans Œuvres de P.-J. Proudhon, nouvelle édition, auxEditions Tops/H.Trinquier, Antony, 1997.

- Proudhon Pierre-Joseph, De la capacité politique des classesouvrières (1865) réédition en deux tomes aux Ed. du MondeLibertaire, 1977.

- Proudhon Pierre-Joseph, Idée générale de la révolution (1851),réédition dans Œuvres de P.-J. Proudhon, nouvelle édition, auxEditions Tops/H.Trinquier, 2000.

- Proudhon Pierre-Joseph, Théorie de la propriété (1862),L'Harmattan Editeur, 1997, disponible sur le site: http://clas-siques.uqac.ca/classiques/Proudhon/theorie_de_la_propriete/theorie_de_la_propriete.html

- Proudhon Pierre-Joseph, Système des contradictions écono-miques ou Philosophie de la misère, t. II, Adamant MediaCorporation, 2005, coll. Elibron Classics.

- Rancière Jacques, La nuit des prolétaires, Archives du rêveouvrier, Fayard, 1981, coll. Pluriel-Histoire.

- Robert Owen, textes choisis , traduits par Paul Meier, aux Editionssociales, 1963, coll. Les Classiques du Peuple.

- Rosanvallon Pierre, La crise de l'Etat-providence, nouvelle édi-tion, Editions du Seuil, 1981, coll. Points-Essais.

- Rougerie Jacques, Paris libre 1871, Editions du Seuil, 1971, coll.Points-Histoire.

- Rousseau Jean-Jacques, Du Contrat social, Garnier-Flammarion,1966, coll. GF.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page462

Page 463: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

- 463 -

- Sagot-Duvauroux Jean-Louis, De la gratuité, Editions de l'éclat,2006.

- Salesse Yves, Réformes & Révolution: propositions pour unegauche de gauche, Agone, 2001.

- Sansot Pierre, Les gens de peu, Presses Universitaires de France,1991, coll. Quadrige.

- Servier Jean, L'histoire de l'utopie, Editions Gallimard, 1967, coll.Idées-Gallimard.

- Shaw Bernard, Webb Sidney, ..., Fabian Essays, Sixth Edition,George Allen & Unwin Ltd, 1962.

- Sintomer Yves, Le pouvoir au peuple, Jurys citoyens, tirage ausort et démocratie participative, Editions La Découverte, 2007.

- Smith Hedrick, Les Russes, la vie de tous les jours en UnionSoviétique, trad. française par Maud Sissung, France-MarieWatkins, Jeanne-Marie Witta, Belfond, 1976, coll. Le Livre dePoche.

- Walpola Rahula, L'enseignement du Bouddha d'après les textesles plus anciens, Editions du Seuil, 1961, coll. Sagesses.

- Walzer Michael, Sphères de justice, Une défense du pluralisme etde l'égalité, traduit par P. Engel, Editions du Seuil, 1997, coll. Lacouleur des idées.

- Wijayaratna Môhan (trad.), Les Entretiens du Bouddha, Editionsdu Seuil, 2001, coll. Sagesses.

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page463

Page 464: Meilland Jean-Marie livre Livre Meilland · soires présentées dans ce livre. Je pense au Nouvelliste et à son rédacteur de l'époque Jean Bonnard, qui avait souci de ne pas laisser

Achevé d’imprimer sur les presses de l’Imprimerie du Bourg à Martigny

Août 2010

Meilland Jean-Marie livre_Livre Meilland 03.07.12 16:03 Page464