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Les Amis de Max Jacob - LETTRES & MOTS - Publication annuelle gratuite n° 10 - 1 er semestre 2011- tirage 3 500 ex. Page 1 « Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria Max Jacob : Tout pour la jeunesse ! Poèmes de Max Jacob, Gallimard 2011 Éditorial Q ue Max Jacob ait débuté sa carrière d’écrivain par l’écriture de deux contes pour enfants ne finit pas d’ennuyer ceux qui claironnent qu’il est un auteur difficile ! En 1904, Max Jacob publie simultané- ment un premier conte destiné à la distribution des prix : Histoire du roi Kaboul 1 er et du Marmiton Gauwain (Picard et Kaan ; Gallimard, 1971) et, en quatre épisodes épatants, Le Géant du Soleil (suppl. du Journal des Instituteurs). Premières publications qui n’ont rien de mineures mais qui s’inscrivent – au contraire – dans le dessein des œuvres poétiques de l’auteur. Pour Jacob, il n’y a pas de vertu plus haute que l’esprit d’enfance, seule capable d’accueillir la parole vivante de la foi et, à terme, d’exprimer l’élan poétique car : « L’enfance demeure la dernière au fond de l’homme qui s’éteint. Le poète-enfant demeure un renaissant matin. » C’est sans doute pourquoi les éditions Gallimard/Jeunesse (collection Folio Junior) proposent une délicieuse anthologie en cette année du centenaire de l’illustre maison. Poèmes de Max Jacob, choisis et présentés par Camille Weil, illustrés par Aurore Petit : ce petit volume est en passe de devenir le « livre-revolver » qu’était l’ Art poétique pour Cocteau à sa parution ! Tout petit, à prix doux, ce recueil sera dégainé par toutes les brigades poétiques. Cette anthologie à usage des classes de collège regroupe 58 poèmes en vers ou en prose. Il est l’éclatante démons- tration d’une œuvre lumineuse, légère. Camille Weil a puisé tout au long des recueils de Jacob. Sa moisson butine de Saint Matorel aux Derniers Poèmes. Si le recueil s’ouvre par des poèmes emblématiques du burlesque jacobien (« Pour les enfants et les raffinés », « Avenue du Maine »), les savoureux aphorismes du « Coq et la Perle » du Cornet à dés, que le lecteur aura plaisir à relire, l’éditeur puise aussi dans des recueils moins connus comme Les Pénitents en maillots roses, Morven ou Rivage. Camille Weil montre dans cette déambulation poétique combien Jacob a voulu exprimer les choses les plus simples. Il n’aura eu de cesse de poursuivre cette simplicité incarnée parfois dans les éléments les plus saugrenus : « des poireaux [comme] des pudeurs saintes », « des radis roses [comme] des habits de cour » (« La Cuisinière royale », Poèmes burlesques) ou de simples champignons devenus par un tour de passe-passe une ode à la lune (« Poème de la lune, Cornet à dés, p. 24) : Il y a sur la nuit trois champignons qui sont la lune. Aussi brusquement que chante le coucou d’une horloge, ils se disposent autrement à minuit chaque mois. Il y a dans le jardin des fleurs rares qui sont de petits hommes couchés et qui s’éveillent tous les matins. Il y a dans ma chambre obscure une navette lumineuse qui rôde, puis deux… des aérostats phosphorescents, c’est les reflets des miroirs. Il y a dans ma tête une abeille qui parle. » Voiles de l’enfance au seuil du coucher, abandon voluptueux des corps, Jacob vacille au seuil des mondes qui s’ouvrent sur « un pan de ciel bleu, un peu de fumée comme un duvet de cygne : des anges en voyage ». Aux rives de ces ailleurs, résonne une « musique acidulée » (Laboratoire central, p. 46) : Boum ! Dame ! Amsterdam. Barège n’est pas Baume-les-Dames ! Papa n’est pas là ! L’ipéca du rat n’est pas du chocolat. Gros lot du Congo ? Oh ! Le beau Limpopo ! À moins que ce ne soit la fureur de la grosse caisse de « La Saltimbanque en wagon de 3 e classe » aux lèvres tomate qui « ne fait pas d’épates ». Pérégrinations lentes, Camille Weil embarque dans le monde mélancolique de Jacob : un pigeon qui suit les voyages, Monsieur Youssouf et son curieux parapluie (mais où est donc ce parapluie ?), un palmier nain obstiné défenseur de délicats poiriers en fleurs, la pauvre Bihannic qui pleure toujours, une Dauphine à Nanterre et de la graisse d’oie, un prisonnier et sa marraine... Embrasé par ce regard embué, le « poète et ténor/l’oriflamme au Nord/chante la mort ». Mais, à la tentation de se taire, Max Jacob montre avec facétie toutes les espérances du monde. Ne plus écrire ? Ce serait succomber : « Le mal ne tue pas forcément quand on se bat avec lui. Je crois même le contraire. La victoire finit au bien. Il est même souvent arrivé que le fait de démasquer le mal l’ait tué. Surtout ! Surtout ne pas s’y soumettre, ça, c’est la lâcheté, l’affaissement moral » (Lettre à Louis Guillaume, 1943). Au seuil de l’ultime, quand Jacob ne sera plus qu’« Amour du prochain » (« Heureux crapaud ! Tu n’as pas l’étoile jaune »), c’est par un chant d’espérance que Camille Weil clôt le recueil, par toute l’intelligence de sa sensibi- lité à l’univers jacobien : Il suffit qu’un enfant de cinq ans, en sa Blouse bleu pâle, dessinât sur un album, pour Qu’une porte s’ouvrît dans la lumière, pour que le château se rebâtit et que l’ocre de la colline se couvrît de fleurs. (« Rebâtissons », Derniers poèmes en vers et en proses, p. 89) Patricia Sustrac Comme le cœur qui aime, qui pleure ou qui rit quand le muscle du même nom se contente de battre le sang, flux reflux, la poésie a ses raisons que la raison ignore, que les enfants, les simples, d’emblée, entendent. Guy Goffette lettres mots et lettres&mots 10 en cours:Mise en page 1 15/06/11 15:16 Page1

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« Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria

Max Jacob : Tout pour la jeunesse !Poèmes de Max Jacob, Gallimard 2011

Éditor

ialQue Max Jacob aitdébuté sa carrièred’écrivain par l’écriture de deux

contes pour enfants ne finitpas d’ennuyer ceux quiclaironnent qu’il est unauteur difficile ! En 1904,Max Jacob publie simultané-ment un premier conte destinéà la distribution des prix :

Histoire du roi Kaboul 1er et du Marmiton Gauwain (Picardet Kaan ; Gallimard, 1971) et, en quatre épisodesépatants, Le Géant du Soleil (suppl. du Journal desInstituteurs). Premières publications qui n’ont rien demineures mais qui s’inscrivent – au contraire – dans ledessein des œuvres poétiques de l’auteur. Pour Jacob, iln’y a pas de vertu plus haute que l’esprit d’enfance, seulecapable d’accueillir la parole vivante de la foi et, à terme,d’exprimer l’élan poétique car : « L’enfance demeure ladernière au fond de l’homme qui s’éteint. Le poète-enfantdemeure un renaissant matin. » C’est sans doutepourquoi les éditions Gallimard/Jeunesse(collection Folio Junior) proposent unedélicieuse anthologie en cette année ducentenaire de l’illustre maison. Poèmes de Max Jacob, choisis etprésentés par Camille Weil, illustréspar Aurore Petit : ce petit volume est enpasse de devenir le « livre-revolver »qu’était l’Art poétique pour Cocteau à saparution ! Tout petit, à prix doux, ce recueilsera dégainé par toutes les brigadespoétiques. Cette anthologie à usage desclasses de collège regroupe 58 poèmes envers ou en prose. Il est l’éclatante démons-tration d’une œuvre lumineuse, légère.Camille Weil a puisé tout au long desrecueils de Jacob. Sa moisson butine de Saint Matorel auxDerniers Poèmes. Si le recueil s’ouvre par des poèmesemblématiques du burlesque jacobien (« Pour les enfantset les raffinés », « Avenue du Maine »), les savoureuxaphorismes du « Coq et la Perle » du Cornet à dés, que lelecteur aura plaisir à relire, l’éditeur puise aussi dans desrecueils moins connus comme Les Pénitents en maillotsroses, Morven ou Rivage. Camille Weil montre dans cettedéambulation poétique combien Jacob a voulu exprimerles choses les plus simples. Il n’aura eu de cesse depoursuivre cette simplicité incarnée parfois dans leséléments les plus saugrenus : « des poireaux [comme]des pudeurs saintes », « des radis roses [comme] deshabits de cour » (« La Cuisinière royale », Poèmesburlesques) ou de simples champignons devenus par untour de passe-passe une ode à la lune (« Poème de lalune, Cornet à dés, p. 24) :

Il y a sur la nuit trois champignons qui sont la lune. Aussibrusquement que chante le coucou d’une horloge, ils sedisposent autrement à minuit chaque mois. Il y a dans lejardin des fleurs rares qui sont de petits hommes couchés etqui s’éveillent tous les matins. Il y a dans ma chambreobscure une navette lumineuse qui rôde, puis deux… desaérostats phosphorescents, c’est les reflets des miroirs. Il y a dans ma tête une abeille qui parle. »

Voiles de l’enfance au seuil du coucher, abandonvoluptueux des corps, Jacob vacille au seuil desmondes qui s’ouvrent sur « un pan de ciel bleu, un peu de fumée comme un duvet de cygne : des angesen voyage ». Aux rives de ces ailleurs, résonne une« musique acidulée » (Laboratoire central, p. 46) :

Boum ! Dame ! Amsterdam.Barège n’est pas Baume-les-Dames !Papa n’est pas là !L’ipéca du rat n’est pas du chocolat.Gros lot du Congo ? Oh ! Le beau Limpopo !

À moins que ce ne soit la fureur de la grossecaisse de « La Saltimbanque en wagon de 3e

classe » aux lèvres tomate qui « ne fait pasd’épates ».

Pérégrinations lentes, Camille Weilembarque dans le monde mélancoliquede Jacob : un pigeon qui suit les voyages,Monsieur Youssouf et son curieuxparapluie (mais où est donc ceparapluie ?), un palmier nain obstinédéfenseur de délicats poiriers en fleurs, la pauvre Bihannic qui pleure toujours,une Dauphine à Nanterre et de la graissed’oie, un prisonnier et sa marraine...

Embrasé par ce regard embué, le « poèteet ténor/l’oriflamme au Nord/chante lamort ». Mais, à la tentation de se taire,Max Jacob montre avec facétie toutes lesespérances du monde. Ne plus écrire ? Ce

serait succomber : « Le mal ne tue pas forcémentquand on se bat avec lui. Je crois même le contraire. Lavictoire finit au bien. Il est même souvent arrivé que lefait de démasquer le mal l’ait tué. Surtout ! Surtout nepas s’y soumettre, ça, c’est la lâcheté, l’affaissementmoral » (Lettre à Louis Guillaume, 1943). Au seuil del’ultime, quand Jacob ne sera plus qu’« Amour duprochain » (« Heureux crapaud ! Tu n’as pas l’étoilejaune »), c’est par un chant d’espérance que CamilleWeil clôt le recueil, par toute l’intelligence de sa sensibi-lité à l’univers jacobien :

Il suffit qu’un enfant de cinq ans, en saBlouse bleu pâle, dessinât sur un album, pourQu’une porte s’ouvrît dans la lumière, pour que le château se rebâtit et que l’ocre de la colline se couvrît de fleurs.(« Rebâtissons », Derniers poèmes en vers et en proses, p. 89)

Patricia Sustrac �

Comme le cœur quiaime, qui pleure ouqui rit quand lemuscle du mêmenom se contente debattre le sang, fluxreflux, la poésie ases raisons que laraison ignore, queles enfants, lessimples, d’emblée,entendent.

Guy Goffette

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PoèMes de Max JaCob

avant-propos de Guy Goffette, poète majeur de notre tempsAuteur de plusieurs romans,Guy Goffette a reçu en 2010le prix Goncourt de lapoésie, récompensantl’ensemble de son œuvre –composée d’une vingtaine derecueils. Poète belge, né enavril 1947, il écrit tout à lafois en prose et en vers. Ceprix s’ajoute à une longueliste – notamment le prixMallarmé (1989) ou celui del’Académie française (2001).On retrouvera avec profit lasensibilité de ses lectures enouvrant le très bel AlbumClaudel qu’il vient decomposer chez Gallimard. Ilsigne un brillant avant-propos pour l’anthologiePoèmes de Max Jacob dansla continuité de l’amitié qu’ilavait témoignée au poète enrépondant, en 2007, auquestionnaire des CahiersMax Jacob (n° 7) :

Quels sont les premiersqualificatifs qui vousviennent en tête enévoquant le nom de MaxJacob ?Enchanteur, détonnant, naïf,magicien, généreux, humble decœur.

Avez-vous lu ses ouvrages ?Avec quels souvenirs ?J’ai lu presque tout ce qu’il aécrit, même sa correspon-dance. J’en garde un souvenirému et ébloui.

Pensez-vous que son œuvrea marqué, d’une manière oud’une autre, votre écriture ?Je ne crois pas, encore qu’ellel’ait souvent stimulée.

Quelle est d’après vous la place de cette œuvre en littérature ?Méconnue, comme celle deCingria dont elle est prochepar la liberté qui la fonde.

Comment qualifieriez-vousson approche littéraire ?Utiliser le langage, dont Jacobavait par grâce une maîtrisemusicale surprenante, au dévoi-lement de l’invisible, au retour-nement de l’homme surlui-même et au renversementdu monde. Que le feu d’artificedes mots serve à éclairer la nuitdes hommes, que la ferveur etla joie qu’ils portent en eux lesenflamment et les entraînentau-delà d’eux-mêmes à vivre la« vraie vie ». Guy Basset �Poèmes de Max Jacob, avant-propos deGuy Goffette, Paris, Gallimard,« Folio », 2011.

Le centenaire de la prestigieusemaison Gallimard est marqué parde très nombreuses manifestations.

L’exposition de la BnF présente despièces d’archives inédites relatant l’extra-ordinaire aventure de cemodeste comptoir d’éditionélevé au rang d’institutionnationale et devenu le creusetde la littérature française.Gallimard illustre autantl’histoire des idées duXXe siècle que la conception du travaild’un éditeur pas comme les autres. MaxJacob est d’abord entré dans la maison

par l’intermédiaire de la célèbre revue àcouverture blanche aux filets rouge etnoir siglée NRF. Paulhan (avec qui Jacobest en correspondance depuis 1915),nommé secrétaire de la revue en 1920,songea immédiatement à publier celuiqu’il considérait comme un auteurmajeur de l’époque. Gaston Gallimardchercha aussi à rassembler l’œuvre litté-raire abondante du poète dispersée chez

de nombreux éditeurs. Cetteexposition prestigieuse meten perspective la place deMax Jacob dans les stratégieslittéraires de Gallimard faceaux avant-gardes. On enprofitera pour (re)lire la

subtile somme biographique de Pierreassouline consacrée « au patron ».Gallimard, capitaine d’industrie,

mélange d’une ambition perma-nente de constituer un catalogued’excellence, doué d’une patienceinfinie et d’une séduction hors pairpour garder sous la même bannièreun Gide, un Claudel, des commu-nistes et des fascistes. L’inventeurselon Nimer du « gastonat » s’étaitlié d’« un pacte avec l’esprit ». Cetteexposition nous le montre àl’œuvre : une petite merveille,continuée par l’indispensablecatalogue à acquérir d’urgence.

Patricia Sustrac �Jusqu’au 3 juillet, Bibliothèque nationale deFrance, site François Mitterrand, Paris 13e.

Aurore Petit accompagnedélicatement les poèmes deJacob. Un tracé naïf et coquincircule de page en page. Uncurieux bonhomme à tête depivoine d’où surgit une abeille,un mystérieux cheval marchantles jambes vers le ciel, unemaison mécanique, des sabotsen pots de fleur et même unrébus… Plume joyeuse etsouple, tout ceci est gai,souriant, primesautier, tracé dubout du pinceau sans en avoirl’air, sans « esprit de sérieux »ce que redoutait le plus Jacob.Cette jeune illustratrice issuede l’École Estienne et des Artsdécoratifs de Strasbourg, n’estpas non plus sans humour.Proche de l’univers des petits,elle illustre des bestiairesétranges (Ménageries, 2008) etterrifie pour leur plus grandplaisir de nombreux jeuneslecteurs avec d’Étranges dispa-ritions (Actes Sud junior, 2009).Elle dessine également decourtes histoires à paraîtredans des revues alternativesissues de la micro-édition(Écarquillettes, L’InstitutPacôme). Avec un travailhybride, souvent à cheval entrele monde des adultes et celuide l’enfance, Aurore Petit diver-sifie son expérience artistiqueen s’essayant à la scénographie(Alice sous la théière, L’enfantdes pays du Temps), etenrichie une mythologiepersonnelle étrange et décalée.Comme elle pense aussi auxplus grands, ce dont on laremercie, elle intervientfréquemment dans Le Mondeou Philosophie Magazine qui nese privent pas de faire appel àsa délicate et perçantefluidité. �

Un pacte avec l’espritGallimard 1911-2011 :un siècle d’édition

SommaireMax Jacob : tout pour la jeunesse ! .................p. 1-2« Histoire de vie », film et compte-rendus .....................p. 3Le prix Max Jacob : voix plurielles de la poésie ............p. 4-5Max Jacob : le poète musicien .......p. 6-7Max Jacob : la passion de l’amitié....................p. 8-9Max Jacob : le poète peintre et ses mondes ..p. 10-11Vagabonder en terre celtique ..........p. 12

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Le Centre de rechercheet de documentationsur les camps d’inter-

nement et la déportationjuive dans le Loiret(CERCiL) est un musée-mémorial consacré à gardervivante la mémoire de laShoah. Créé en 1991 àOrléans, il a inauguré denouveaux locaux en janvierdernier, lors d’une journéed’une intense émotion, enprésence de Mme Simone Veilet de M. Jacques Chirac,président de la Républiquefrançaise. Conçu pour êtreégalement un centre dedocumentation, l’espacemédia du nouvel établisse-ment propose entre autresdes documentaires relatifs auxpersonnalités marquantes dudépartement du Loiretvictimes de la Shoah. Le CERCiL a engagé unpartenariat avec l’AMJ pourréaliser une « histoire devie » d’un format de cinqminutes pour rappeler la vie

du poète pendantl’Occupation. Il faut remercierchaleureusement tous nospartenaires qui ont permis laréalisation de ce film par ledon gracieux d’une iconogra-phie très abondante, ainsi queles ayants droit du poète quiont autorisé sa réalisation. Vous pouvez voir ce film ainsique l’intégralité de la fresqued’« histoire de vie », consti-tuée de nombreux témoi-gnages poignants, au CERCIL(rue du Bourdon Blanc,Orléans) ; grâce à l’aimableautorisation de l’établisse-ment, vous pourrez aussi levisionner prochainement surnotre site www.max-jacob.com. Réalisé par lasociété d’ingénierie culturelleAnamnésia sur un scénariooriginal de Patricia Sustrac, ledocumentaire présente le récitde ces quatre années deguerre et la façon dont lepoète a subi toutes les persé-cutions antisémites jusqu’àson arrestation le 24 février

1944 : obligation de sedéclarer à la préfecture,restrictions des libertés,spoliations économiques, portde l’étoile jaune, surveillancespolicières. Arrêté chez lui parles Allemands le 24 février,conduit à la prison d’Orléans,Jacob est transféré le 28 àDrancy où il décède le 5 mars.

Rappelons que dès son arres-tation, la mobilisation enfaveur de la libération dupoète s’est organisée : suite àses instructions ou spontané-ment, ses voisins, ses amisont agi, mais toutes les actionsont été inefficaces et sontrestées vaines. Une requête deJean Cocteau, remise à unconseiller juridique faussementidentifié comme le chef desprisons juives à l’ambassaded’Allemagne, marque le débutd’une procédure de libérationhypothétique, mais Max Jacobest décédé sans jamais avoirété relâché. Pour approfondir ces questionsbiographiques, consulter lesarticles de Patricia Sustrac :« Arrestation de Max Jacob,un calendrier fatidique » ou« Mort de Max Jacob : réalitéet représentation », Actes dela journée du 6 février 2009« Max Jacob face à l’histoire »,Cahiers Max Jacob, n° 9, 2009(www.maxjacob.org)

Cécile Szyf �

rosanna Warren, ables of the Self : Studies in Lyric Poetry

Nous avons le plaisir de signaler le récent livre de l’écrivainaméricaine Rosanna Warren, qui offre à Max Jacob une placed’honneur entre des lectures de Mallarmé et d’Apollinaire.

En dépit de son sous-titre (« Études sur la poésie lyrique »), le livrene relève pas de la recherche scientifique et ne vise pas à la renou-veler, même s’il prend appui sur cette recherche. C’est un livredestiné à accompagner le lecteur dans la découverte de mondes litté-raires inconnus, dont celui de Jacob (le lecteur anglophone pourraprolonger cette découverte par la discussion plus technique maiscomplémentaire de Steven Winspur et Jean-Jacques Thomas,Poeticized Language, University Park, Pennsylvania State UniversityPress, 1999). Warren mélange des essais écrits au cours des annéessur divers poètes, tant français qu’anglo-saxons et latins, aumémoire sur ses expériences de jeunesse en Italie eten France. La réflexion sur la poésie se poursuitdonc sur cet arrière-fond vécu, de sorte à amener lelecteur à prolonger et à revivre pour lui-même l’ini-tiation de l’auteur à la poésie.

On se réjouit que Jacob soit associé à une aussibelle aventure, initiant à son œuvre et à d’autresgrands poètes des lecteurs américains pas toujoursspontanément portés à fréquenter la littérature étrangère ou lesanalyses du chercheur. Warren suit une démarche résolumentpédagogique, limpide, jamais tortueuse, et cependant savoureuse etsans simplisme, qu’appréciera un large lectorat. On ne doute pasque Max Jacob aurait aimé cette approche, qui séduit par la finessetout en évitant la sophistication, lui à qui répugnait l’hermétismesans objet mais qui fut si sensible à la séduction du mystère. Nouscroyons et espérons que le livre de Warren amène à Jacob denouveaux lecteurs à l’étranger, et nous attendons avec intérêt denouveaux écrits de Warren sur Jacob, actuellement en préparation.

Alexander DickowNew York, W.W. Norton and Company, 2008, 343 pages.

Pour comprendre le paysagede l’amitié épistolaire, lisezle petit traité d’esthétique

de Cadou consacré à Jacob(éditions Joca Séria, 2001) :impulsion constante à chercherle mot rare, le mot précieux, àsouffrir pour ressentir le « crivrai », Jacob arompu pour cejeune admirateurqui vient à lui en1940 toutes lesdigues de sasciencepoétique. Flotpermanentd’une œuvre entrain de se faire,Cadou n’est pasuniquementremarquable parsa vie météo-rique mais parcequ’il a su faire de chaqueinstant le voyage intérieur delui-même. Ce voyage s’accom-pagnait des regards qu’aujour-d’hui Hélène Cadou rappelle :« Dans les itinéraires croisés,poétiques et géographiques,chacun retrouvera son bien, sesémotions, ses souvenirs, sesespoirs, comme des coquillages,galets racines, ramenés d’uneincursion dans un monde bienprésent mais ouvert sur legrand large. Il ne faut pas

chercher dans les « évocations» qui accompagnent les textesde René Guy Cadou d’autrescorrespondances que celles ducœur. Les photographiesexpriment un regard donné surl’œuvre et sur les paysages,mais elles voudraient susciter

en chaque lecteurun autre regard quilui soit propre et quil’entraîne dans sapropre promenade. Si une autre enfancemêle, parfois encontre-point, sespropres lieux,Mesquer, Guérande,Pornichet, LaBernerie, la côte etles marais salants, àceux de René, c’estqu’il en fut ainsidans une vie où les

souvenirs préparaient sans lesavoir un avenir partagé. Autravers d’une vision poétique àla fois ample et nourrie dedétails, ce sont toutes lesenfances du monde qui recon-naîtront, peut-être, dans cespages, le bonheur, la tristesse,l’espérance qui sont ceux desorigines. » (Extrait de la préfaced’Hélène Cadou)Choix de poèmes. Images,Vincent Jacques, Éditions duPetit Véhicule, 43 € L

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Hélène Cadou, Géographiespoétiques de René Guy Cadou

Max Jacob à l’étoile jaune, ©MBA Orléans

©Photothèque Hélène Cadou

Max Jacob 1940-1944

« Histoire de vie »

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À l’initiative de Jean Denoël, secrétaire particulier de Florence Gould, la collectionneuse mécène crée le prix Max Jacob en1951. Il demeure aujourd’hui l’un des prix poétique les plus prestigieux et récompense des poètes français ou étrangerspour l’ensemble de leur œuvre. Le jury, présidé par Jean orizet, a distingué en 2011 les recueils poétiques de nimrod,Babel, Babylone (Obsidiane) et, pour le prix étranger, le recueil de Wadih Saadeh, Le Texte de l’absence et autres poèmes(Actes Sud). Nimrod a bien voulu confier à Lettres & Mots le texte de son allocution à la remise du prix Max Jacob. �

À Pierre Oster, à Pierre Brunel

J’associe Max Jacob à l’époque où le français, la poésie et mes pre miersessais d’écriture mêlaient leurs influences. Je goûtais alors avec unplaisir pour ainsi dire natal les accents de ce poète qui se disait volon-

tiers catholique. Son credo ne freinait en rien mon élan. Au contraire, ilcontribuait à me libérer de toute doctrine et de toute foi par quelque joieet pure et divine. Entre la fantaisie des poèmes de Jacob et la gravité deses méditations, je naviguais, sans véritablement virer de bord, même sij’avais la sen sation d’assister sous leur ascendant à la mutation de monpaysage intérieur. Je dirais que ses poèmes étaient dumatin ; ses méditations, du soir. La lumière quibaignait les deux univers alternait et tout ensemble meconférait deux âges : en moi, une sorte de jeunessedonnait volontiers la main à une maturité certaine.Cette dernière se prolongeait avec Conseils à un jeunepoète, Art poétique et leurs nombreuses variantes qu’estla correspondance gigogne du Quimpérois. Aucunpoète ne m’enchanta avec autant de charme que lui.L’adolescent que je fus trouvait avec quelques-uns deses vers l’exact tempo de ses exaltations. Claudel etPéguy, que je lisais parallèlement, m’éblouissaient sanspour autant épouser le tempérament primesautier quifut le mien en ces temps-là. Il a su loger en moi le boncommerce de la joie. Je lui suis resté fidèle par unesorte d’adhésion enfantine. Le poème qui résume lemieux mon propos est celui du Laboratoire centralintitulé « Passé et présent » (Gallimard, 2007, p. 52) :

Poète et ténorL’oriflamme au nordJe chante la mort.

Poète et tambourNatif de ColliourJe chante l’amour.

Poète et marinVersez-moi du vin

Versez ! versez ! Je divulgueLe secret des algues.

Poète et chrétienLe Christ est mon bienJe ne dis plus rien.

La chanson, telle est le fin mot de l’histoire. Je recherchais une forme dechanson tout à la fois grave et « joueuse », qui sans cesse ferait tournoyeren mon âme des perspectives diverses avec leur pesant de beauté. Le prixqui m’échoit en son nom me permet de vérifier plus de trente ans enamont que le recueil de poèmes au travers duquel Jacob marqua ma jeunesensibilité fut Le Laboratoire central. J’y retrouve les pay sages que j’avaisperdus de vue : leur magie opère en moi comme lors du premier contact.Il y a laissé le témoignage vivant de sa personne dans la mesure où ilm’aura révélé à moi-même par une qualité de musique et de la couleurque je reconnais être les miennes aujourd’hui. Qu’il me soit permis deciter le poème « Accès de vue pers pective » (ibid. p. 46) :

Vue en montagne d’une maison blanche à tourelles.C’est la nuit ! il y a une fenêtre de lumière,

Il y a deux tourelles, deux tourterelles de tourellesDerrière la fenêtre et dans la maison

Il y a l’amour, l’amour et sa lumière de feu !Il y a l’amour à foison, à ailes, à éloquence

Au troisième étage de la maisonAu troisième étage de la maison dans une autre chambre

Chambre sans lumière, il y a un mortEt toute la douleur de la mort,La moisson de la douleur,Les ailes de la douleur,

L’éloquence de la douleur,Vue perspective d’une maison blanche à tourelles.

Ce poème me bouleverse parce qu’il me ramène aucommerce si naturel de la mort et de la vie telles que jeles percevais – non sans frayeur ni révérence – en mesjeunes an nées. On chantait en mon enfance. Toutes leschansons – surtout, les plus naïves –portent en elles cemiracle d’équi libre, qui apaise tout et console de tout.Au reste, il me semble que telle serait la formule pourrésumer l’œuvre de Max Jacob.Toute sa vie, il se sera accroché à cette consistance del’être – sa densité pour ainsi dire désarmée –, qui esttout à la fois brillante et mate, grave et légère. Je lacompare à des notes musicales : notre cœur est leurcible. L’invention du poème ne répond ou ne relèvejamais que de cette exigence. C’est du moins le caspour Jacob. Ce grand amoureux, cet amant incompa-rable me bouleverse comme si j’étais l’objet ou la proie

d’une révélation incessante. Il fut et demeure le poète de l’âme. Cet hommedélicat et sincère avait fait de la fantaisie le grand atout du poème. Ilréinventait l’âme à sa façon, tant il est vrai que des siècles de philo sophiegrecque, de sentences latines et de christianisme en avaient fait la demeurede la gravité. L’ouverture des Conseils à un jeune poète résume mes inten-tions : « J’ouvrirai une école de vie intérieure, et j’écrirai sur la porte : écoled’art » (Conseils à un jeune poète suivis de Conseil à un étudiant, Gallimard,1945, p. 15).On se méprendrait en pensant queJacob voulait faire de la vie uneœuvre d’art. Son innocence ne pliaitpas devant de telles illusions. Son arteut en vue la vie du poème, qui est lavie tout court. Son art fut et pathé-tique et délicat. La délicatesse estmanifeste où l’art est prodigue. C’estl’ami tié de l’être. Max Jacob avait desamis par centaines parce que, en sonessence, il était innombrable. Notre vie,prosaïque par définition, ne m’estapparue empreinte de grandeur et denaturel que dans son univers. Je saispartager avec lui une forme de bonheurqui préfigure le don des larmes. Lemonde, à ses rivages, est débarrassé detout artifice et de toute malice. C’est leseul poète dont la parole me rendsalubre à moi-même et aux autres.

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Né en 1959 au Tchad, Nimrod est philo-sophe de formation. Rédacteur en chefde la revue Aleph, Beth (1997-2000), il aaussi co-dirigé la revue de littératurefrancophone Agotem (éditions Obsidiane,2003-2005). Il a reçu de nombreux prix :le prix Louise Labé (1999), la BourseThyde Monnier de la SGDL (2001) et leprix Édouard Glissant (2008).

Texte pour Max Jacob

Le prix Max Jacob

Voix plurielles de la poésie

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On se méprendrait enpensant que Jacobvoulait faire de la vie uneœuvre d’art. Soninnocence ne pliait pasdevant de telles illusions.Son art eut en vue la viedu poème, qui est la vietout court. Son art fut etpathétique et délicat.

Nimrod

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Il dit

Il dit qu’il allait reconstruire sa vie pour qu’elle ressemble àla briseEt qu’elle s’adapte à toutes les formes et à tous les volumes, Il se débarrassa de membres, d’idées, de parents et de lieuxIl se débarrassa d’un corps et de chemisesIl déroula ses propres fils et boutonna sa vieAvec un bouton de ventIl glissa dans des trousIl glissa dans une obscuritéEt ne sut plus comment Se recoudre.

Un autre arrangement de la vie de Wadih Saadeh, 2006

Point

Regarde, il y a là un point !Regarde bien, là, au loin. C’est certainement un pointJe crois que c’est celui qu’on cherche.Revêts les plumes que tu allais jeter dans le feuEt partons vers lui.Point entre deux nuages. Il les masque et ils le masquentMais je crois qu’il est le cri sorti de nous ce jour-làOu le cœur dont il ne reste qu’une miette.Il est certainement la lueur élevée avec la fumée de notre cendrePortant de nous quelque chose de vivantPartons vers lui, je le voisIl est certainementLà.

Ravauder le vent, 2006Ex

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« Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria

Les Amis de Max Jacob - LETTRES & MOTS - Publication annuelle gratuite n° 10 - 1er semestre 2011- tirage 3 500 ex. Page 5

Cette apparente nonchalance estaussi travail sur la langue et sur laconscience de soi comme des autres.Elle mêle le quotidien à la réflexion.Ayant vécu jusqu’à 12 ans dans unvillage libanais, Saadeh décrit ce lieuoù les personnes, les champs, lesarbres, les rochers, les oiseaux et lesanimaux constituaient une seulefamille. La nature était une part deleur être. Terres et hommes étaientsolidaires. Tout était aussi signe d’uncertain dénuement. « Dans ce villagelointain, sur le sol d’une maison desable, j’ai fait mes premiers pas piedsnus. Non pas que mon père pensâtque ceux qui viennent de fouler laterre doivent la connaître de leur chair,mais il n’avait pas les moyensd’acheter une paire de souliers. » Lessouliers sont ceux « nettoyés etréparés de mes frères » et ceux néces-saires pour avancer vers tout pointfuyant. Ce rapport particulier auxchoses et aux êtres fait naître l’espoirdu recueil à venir, l’ouverture vers unnouvel imaginaire fécond qui nousramènerait discrètement à l’histoireheurtée de la terre libanaise. Écrire le

texte de l’absence est une missionquasi impossible qu’il faut pourtanttenter. « Poète underground ouprophète exilé », selon l’expression deRita Baddoura, Saadeh nous donne àlire une œuvre qui « tient de lasagesse zen, de l’absurde et de l’apoc-alypse », équilibre difficile à tenir s’ilen est : « Une réflexion sur le passagedont les repères oscillent entreabsence et inertie. »

Guy Basset �

Préface de Salah Stétié, traductiond’Antoine Jockey, coll. Sindbad, Actes Sud.

Le prix Max Jacob étranger 2011 nous offre,dans une traduction d’Antoine Jockey, une antho-logie de textes poétiques de Wadih Saadeh, poètelibanais né en 1948. Les premiers datent de 1973,les derniers de 2006 et c’est un volume publié en1999, recueil central dans tous les sens du terme,qui fournit son titre à l’anthologie. Dans cettelongue marche, dont les différents recueilsconstruisent une trace de vie, le poète libanais,qui habite depuis 1988 en Australie, après avoirvécu à Londres, Nicosie et Paris (comme si touteterre était une terre d’exil), poursuit un itinérairevers un « je ne sais quoi ». Cet insaisissabledébouche sur un horizon toujours fuyant, inattei-gnable, attrapé ou rattrapé, comme s’il ne pouvaitexister et qu’il se dérobait toujours, comme s’ilétait vide de présence et gros d’espoir :« L’écriture n’est rien d’autre qu’une écriture del’absence, et les écrivains ne sont qu’absence. »

Cette anthologie montre la variété des styles deSaadeh. Le poème prend petit à petit de l’ampleurpour céder la place à un texte poétique plus long,voire même à une série d’aphorismes qui n’ensont pas complètement, car ils se répondent l’unà l’autre (Le Texte de l’absence). Il y a un ordreobscur et un cheminement secret entre le simpleétonnement (« Une feuille pliée ! ») et l’affirma-tion que « l’écriture n’est rien d’autre qu’uneécriture de l’absence, et les écrivains ne sontqu’absence » ou la notation « comment doncpourrais-je écrire le texte de l’absence ? » Parfoisapparentes banalités ou échos de vie (« Nousmarchons et nous nous divertissons en tirant lesmulets derrière nous »), parfois profondeursaphoristiques – ambiguïté du dire et de l’être !Ambiguïté de la langue aussi comme ambiguïté dela poésie. « J’aimerais écrire sur une pierre qui nebouge pas de sa place/et sur une personne/assisetranquille sur cette pierre. » Le dernier recueil,Autre œil, revient à une forme de poème plustraditionnelle, « au bord du bégaiement ».

Cette traversée de la vie cherche, comme lenote dans sa préface Salah Stétié, à « réunifier ledispersé, là où ce n’est pas tout à fait impos-sible ». C’est aussi cela vivre et écrire pour vivre.Et cela se fait fondamentalement sans que sedissipe une part d’illusion. « L’illusion est donc lebonheur. La vérité est le désespoir/Gardons alorsnos illusions et multiplions-les. Cherchons uneautre illusion chaque fois que nous en perdonsune. Inventons des illusions sinon commentdépenser tout ce temps/L’illusion est notre grâce,notre seul dieu, sacralisons-là », écrivait Saadehen 1999. « Avec l’illusion, je change ma chimie etma physique et je m’envole », note-t-il encore.Ailleurs il écrit : « Il ôta une main et mit une fleurà la place/Il ôta un œil et mit un fruit à la place/Ilôta un pied et mit un arbre à la place/Il ôta unebouche, une oreille, un poumon.../Et marcha dansson nouveau jardin/À la recherche de sapersonne/Sans la retrouver. »

Wadih Saadeh

Le Texte de l’absence et autres poèmes

Le prix Max Jacob

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« Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria

Max Jacob : le poète musicien

Composé en 1932, Le Bal masqué estné d’une sollicitation du vicomte etde la vicomtesse de Noailles auprès

de Francis Poulenc. Ce couple de mécènesorganisait bals et fêtes en leur demeure,extrêmement moderne, à Hyères, où ilsréunissaient Cocteau, Huxley, Buñuel etbien d’autres personnalités de l’époque.Ils passaient parfois des commandes à desartistes pour ces occasions (dont Aubadede Poulenc en 1929).Cantate profane sur des poèmes

extraits du Laboratoire central, la poésiemoderne et facétieuse de Jacob offre àPoulenc une large palette musicale, entretendresse et cruelle ironie. Toutcommence par un Préambule espiègle faitde gammes en « pied de nez », sorte dedéliateur se transformant en comptinemoqueuse et enjouée que parfois lehautbois surplombe d’un motif untantinet plus lyrique. Le cornet à pistonassure la transition avec un Air debravoure peu traditionnel. Des miniaturesironiques se succèdent, des jeux de répéti-tions de syllabes sur une note brisent lestitres de noblesse, un « joyeux désordre »règne dans les situations imaginées par

Jacob, structuré par un Poulenc narquois.On oscille ainsi, bizarrement ravi, entre« Madame la Dauphine, fine fine fine »,mise en terre avec son premier-né, et « lagraisse d’oie, doye, doye, doye », destinéeà faire des canons.

Une courte révérence, et l’Intermède,purement instrumental, débute. Poulenc ymélange savamment les genres, au seind’une ronde enfantine pleine de distor-sions et d’un thème de bal populairenogentais, on entend les sourires grinçantsde quelques voyous. Les contours d’unesonorité primitive de tambour sedétachent également, évoquant un imagi-naire peuplé de personnages pittoresques.À la suite d’un motif mélancolique,Melle Malvina apparaît. Cette « morte »coquette, « agrégée ès lettres » qu’on ne

pouvait avoir « qu’à la méthodehussarde » est une femme pleine decontradictions. La sécheresse de l’accom-pagnement voire du chant a cappella,alterne avec des passages avec charme, quin’échappent pas aux dissonancesqu’induit cet étrange « fantôme ».Bâtie sur un chromatisme exacerbé, la

Bagatelle qui suit débute bien gravement,s’allège, revient à une certaine sécheresse.Seul le hautbois détend légèrement lemouvement en énonçant un thème quin’est pas sans rappeler le Préambule. LaDame aveugle opère une rupture dans lacantate. Un ostinato inquiétant installe uneatmosphère sinistre. Le beau-frère amènedes accents plus forains, mais les chevauxde bois tournent trop vite… Portrait acided’un « réparateur perclus de vieux [sic]automobiles », le Finale « doit être ahuris-sant et presque terrifiant » livre Poulenc :« C’est la clef de l’œuvre et […] unportrait exact de Max Jacob par lui-même,tel que je l’ai connu. » Le compositeurréussit son pari de nous laisser « stupé-faits et divertis comme les gens quidescendent d’un manège de la Foire duTrône ».

Coline Feler, étudiante de la classe d’Histoire de la

musique de Corinne Schneider �

« Max Jacob ne faisait pasqu’aimer la musique, il en

connaissait le langage comme unvéritable musicien et il vivait

l’expérience musicale en partici-pant à elle de toute sa sensibilité,

de toute sa curiosité, de toutesses connaissances »

Henri Sauguet

Le Bal masqué

Partant de ce principe qu’uneœuvre qui a déjà assez tentéle travail d’un musicien ou son

inspiration a un premier grandmérite : j’ai eu déjà cette joieplusieurs fois d’être compris par lesmusiciens. C’est comme unefemme dont les peintres font leportrait : certificat de beauté »écrivait Jacob à Henri Lasserre. Il yeut de « nombreux certificats debeauté » décernés auConservatoire à rayonnementrégional de Paris en marsdernier ! Sous la direction dePhilippe Ferro, les étudiants de laclasse de musique de chambre etdu département supérieur pourjeunes chanteurs ont offert unereprésentation exceptionnelle. Leprogramme proposé dans le cadrede La Semaine internationalePoulenc fut éblouissant : Quatrepoèmes de Max Jacob ; Le Balmasqué ont ouvert une soiréedélurée qu’Aubade de Poulenc et LeGendarme incompris, saynètemêlée de chants pour pensionnatsde Cocteau & Radiguet n’ont faitqu’électriser ! Notre association a

participé au spectacle en accompa-gnant la partition du Bal Masquéd’un scénario poétique conçu parAlain Germain donné à entendrepar Françoise Cavelier et Marie-Hélène Viviani.Les jeunes chanteurs ont montréles hautes qualités acquises durantleur formation rigoureuse etexigeante. Les sopranes Sophie-nouchka Wemel, MélisandeFroidure-Lavoine et Émilie RoseBry alliaient dans Quatre poèmesla fraîcheur à une parfaite maîtrisedes difficultés de la partition. Letimbre chaud, le phrasé toujoursvif et précis, elles emportaient lecœur en rêveries. Dans Le Bal

masqué, Fanny Lustaud, bellemezzo, et thibault de damas,généreux baryton, possédaient lagrâce et les inflexions d’uneséduction audacieuse. L’orchestrede chambre a présenté des instru-mentistes rigoureux. Dans Aubade,Antoine ouvrard, piano solo, asubjugué le public. L’écriture fréné-tique de la Toccata a permis dedéployer son tempéramentvigoureux, sa virtuosité et son jeurésolument engagé. FlorenceGuignolet, metteur en scène aconçu une scénographie permet-tant de conjuguer l’extravagance etla rigueur lyrique qu’exigeait lafarce impertinente du Gendarmeincompris. Léo Fernique (déjantéMarquise de Montonson ), génialcontre-ténor, les barytonsRodrigue diaz (ubuesque Médor)et Quentin Couradeau (cocassePénultième) ont accompagné cettefarce comique avec bonheur. LeConservatoire propose régulière-ment des travaux d’élèves, cessoirées comptent certainementparmi les meilleures de Paris.

Béatrice de Forville �

semaine internationale Francis Poulenc : « Certificat de beauté… »

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Les Amis de Max Jacob - LETTRES & MOTS - Publication annuelle gratuite n° 10 - 1er semestre 2011- tirage 3 500 ex. Page 7

« Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria

La partition des Quatrepoèmes de Max Jacob estrestée très longtempsinédite et ne fut publiée quetrente ans après la mort ducompositeur. Poulenc, un anà peine après leur création,écrivait à Ernest Ansermet :« Pour les Poèmes de MaxJacob, n’en faites pas

mention dans votre Poulenc.Je les ai brûlés. C’était uneœuvre d’égaré dans lapolytonalité et autresconneries à la “mode de1920” » (oct. 1923). Lapremière édition n’est

finalement réalisée qu’en1993, après la découverted’une copie de la partitiongardée par Darius Milhaud.Mais le regard porté sur cesQuatre poèmes par le compo-siteur était tout autrelorsqu’il y travaillait, etmême d’ailleurs après lacréation. C’est enthousiaste

qu’il « prépare desmélodies assezsurprises pour voix,trompette, flûte,clarinette, hautboiset basson dans legenre pastoral »(Lettre de Poulenc àMilhaud, 8 juillet1920). C’est mêmedans l’optique d’uneéventuelle publica-tion qu’il établit unepartition chant etpiano ; et sans doutedans l’espoir d’uneédition à l’étrangerqu’il les fait traduireen langue anglaisepar Jean Hugo aucours de l’été 1922.Poulenc travaille à

ses mélodies dès qu’il reçoitles poèmes de Jacob,pendant l’été 1920. « Jet’envoie ces rimes fragiles »,écrit le poète, « je travailletant et plus et ne suis pastrès content de moi » ; puis,

« contente-toi de ces poèmespuisque tu en veux de mamain ». Jacob, exigeant aveclui-même, se trahit icidavantage en révélant uncaractère discret et modesteplus qu’un manque detalent. D’ailleurs, certainsvers seront modifiés entre cepremier envoi et la création,le 22 janvier 1922. Lemusicien reverra égalementbeaucoup sa partition. S’ilaffirme à Milhaud, dans lessemaines qui suivent laréception des poèmes, avoirterminé sa troisièmemélodie (qui sera finalementen quatrième position), cen’est qu’en juillet 1921 qu’ilannonce que « les Poèmes deMax Jacob sont tout à faitfinis et refaits ».Le rejet que Poulenc feraplus tard de cette œuvreapparaît d’autant plusbrutal qu’il semble lors deson élaboration moinsmécontent de lui que nel’est Jacob de ses vers. Lecompositeur dit à nombrede ses amis que ce sont desmélodies qui vont leurplaire, et en est suffisam-ment fier pour les dédicacerà l’un d’entre eux, DariusMilhaud. Son travail surl’accompagnement desvents semble d’ailleursl’avoir passionné. Le plusamusant, dans l’histoire de

cette partition, est qu’aufinal, Jacob publiera lespoèmes qu’il avait écritspour Poulenc, assez rapide-ment, sous d’autres titres,dans Le Laboratoire central(1921, pour « Poète etténor »), puis dans LesPénitents en maillots roses(1925, pour « Est-il un coinplus solitaire », « C’est pouraller au bal », « Dans lebuisson de mimosa »).

Pierre Descamps,étudiant de la classe

d’Histoire de la musique deCorinne Schneider �

Max Jacob : le poète musicien

Quatre poèmes de Max Jacob

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CréditsFresque : ©coll. Altounian-Cruz, Béalu,MBA Orléans/Quimper, Man RayTrust/ADAGP, Paris, 2011. P. 1-2 : Poèmesde Max Jacob (et illustrations)© Gallimard ; p. 3 : MBA Orléans,© Photothèque Hélène Cadou ; p. 4-5 :Nimrod © S. Bassouls, Wadih Saadeh :© Actes Sud ; p. 6-7 : © DR, C. Viviani ;p. 8-9 : © coll. Jacques Lelong, ©Marc deWargny ; p. 10-11 : « Promenade au clairde Lune, Dinard », coll. particulière ;©Fondation Émile Chambon ; Bérard,©coll. BnF ; Kissling : © MBA Quimper ;p. 12 : M. Luce, Musée du Petit Palais,Genève ©Studio M. Bernaz, Genève ; E.Boudin, MBA QuimperPour l’ensemble du numéro : © Gallimard ;ADAGP, Paris, 2011 © Ayants droit de MaxJacob ; © AMJ : « droits réservés mêmepour la Lune » É. Satie

RédactionDir. de publication : Patricia SustracOnt participé à ce numéro : Guy Basset,Pierre Descamps, Alexander Dickow,Coline Feler, Béatrice de Forville, J.-AlbertGuénégan, Benoît Houzé, M.-HélèneViviani, Patricia Sustrac, Cécile Szyf.Maître-toilier : Claude Viviani ; composi-tion : Pauline de Ayala - ISSN 1951-6223

[email protected]

www.max-jacob.com

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« Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria

Tristan Corbière Un silence brisé

« Je vais te confier une chose : c’est le seul qui m’ait réellementinfluencé » expliquait Max Jacob au jeune chapelier-poète Marcel Béalu en1937. Comment, lorsque l’on évoque les liens entre les œuvres de Max Jacobet Tristan Corbière, ne pas se référer à cette phrase souvent citée du premiersur le second ? Il faut cependant la mettre en balance avec d’autres jugementsde Jacob sur Corbière, parfois très critiques, ou nuancés, comme ce beaupassage de l’Esthétique de Max Jacob publié par René Guy Cadou (Seghers,1956) : « J’ai lu du Tristan Corbière : les poèmes d’Armor et des “gens de Mer”sont beaux, bien que trop artistiques et pittoresques et romantiques : le resteest sans doute suraigu, mais ça mord, littérature sur littérature. […] Encore est-il bien de mordre suraigu ! »influence de Corbière sur Jacob ? Sans doute, mais surtout rencontres,coïncidences profondes et répétées entre les deux œuvres et les deux vies,depuis leurs singularités respectives. La critique a déjà souligné les ressem-blances et échos biographiques : l’enfance et l’adolescence en Bretagne, lapratique de la peinture, le goût pour le travestissement et le dandysme. Maisc’est dans les œuvres que les rencontres sont pour nous les plus intenses. LisezCorbière avec Jacob, et inversement : il y aura émulation, ouverture et inten-sification de l’œuvre que l’on croyait connaître, par l’autre. Le Cornet à dés aide à lire dans la disparate parfois décriée des amoursjaunes une affirmation poétique en elle-même, et non les repentirs d’unart dont il faudrait séparer le bon grain de l’ivraie. De même, certaines piècesbretonnes de Corbière, comme Cris d’aveugle, où Tzara voyait l’un despremiers exemples de la tendance moderniste à « l’approfondissement verbaldu chant », permettent de situer la prosodie des Poèmes de Morven le Gaëliquedans une tradition… de la modernité. Lisons ensemble la « Marine à Roscoff »des Pénitents en maillot rose et « Au vieux Roscoff » de Corbière : la métaphy-sique peinte de Jacob et la berceuse historique de Corbière semblent secompléter, s’induire l’une l’autre. Roscoff, c’est le titre d’un album de Corbière,que l’auteur de ces lignes a retrouvé et travaille actuellement à éditer. Il futacquis par Jean Moulin – autre lien entre Jacob et Corbière – juste avant laguerre. La publication de cette œuvre fantasque, où se mêlent – comme dansl’œuvre entière de Jacob – prose, peinture et poésie, fera encore résonner unpeu plus entre elles les œuvres de ces deux dandys fraternels.

Benoît HouzéEnseignant, doctorant en littérature, université Paris-VIII �

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Quelle plus bellepériode que l’adoles-cence pour écrire des vers ! C’est ce que fait

Corbière, né à Ploujean le18 juillet 1845 d’ÉdouardCorbière, homme d’affaires,journaliste et auteur deromans maritimes, etd’Aspasie Puyo, au manoirde Coat-Congar à Morlaixoù, joueur, il égrène lesheures. Avec ses cousins, ilchasse, s’éveille à la poésieet commence à faire de savie des boutons d’or.Un crève-cœur à 14 ans aumoment de quitter lesparents afin de poursuivreses études. À Saint-Brieuc, ilconnaît l’internat, l’ennui,écrit des vers et des lettres àsa famille dont il est trèsproche. Malade, il s’apaisedans la famille Chenantais àNantes. Son oncle médecinle dirige vers Roscoff, aubord de la mer afin de sesoigner. Roscoff l’inspire, ilse lie d’amitié avec desartistes. Tristan rencontreMarcelle, mais son cœur estpris, il veut être marin ; il estmalade. Influencé par sonpère, il chérit les mots, lesbrasse, les casse. Après enavoir joui, il les provoque enduel. Raillé, oisif, facétieux,

écorché vif, désenchanté,provocateur, il ne s’aimepas, se dévalue, se caricatureau point de s’identifier aucrapaud. Il est surnommél’Ankou. Tout dans sa vie ala couleur jaune. Poète,prosateur, de son uniqueouvrage, Les Amours jaunes,l’amertume coule de sesvers. Se voulant rien sedisant ça, se considérantcomme raté, TristanCorbière, jamais vulgaire,toujours talentueux, nousémeut. Il est un grand poètequi figure au patrimoine dela poésie française. Si selonlui, l’art ne l’a pas connu, ilest actuel. Les angesmeurent à l’aube, il « vécuts’attendant mourir » le1ermars 1875. Le poète n’apas dépeint sa belle âme,comme ça, pour rire. Jean-Albert Guénégan, poète �

Lettres inédites à un jeune poète belge

Par une fin d’après-midide mars 2010, à lasortie de la biblio-

thèque municipale deVersailles, je découvre uneaffiche : « Max Jacob, de lalégende à l’œuvre, confé-rence de Patricia Sustrac,galerie de l’Hôtel desAffaires étrangères. »

Max Jacob ? Je le connaispeu : quelques souvenirs depoèmes et de passages duCornet à dés, une conscienceimprécise de sa place dansl’avant-garde littéraire etartistique de son temps...J’aurais dû pourtant m’inté-resser davantage à lui, etceci depuis longtemps, carmon père lui vouait uneprofonde admiration, leplaçant au même rangqu’Apollinaire, devantCocteau.

De passage à Orléans, dansles années 80, j’avais biensûr poussé jusqu’à Saint-Benoît pour la basilique.J’appris alors (ou réappris)que Jacob y avait vécuplusieurs années à l’ombrede l’abbaye et qu’il y avaitété arrêté un jour de février1944, au petit matin, par laGestapo. Plus tard, après lamort de mon père, en 1998,je découvris avec grandétonnement et émotion, enouvrant diverses chemisesrangées dans sa biblio-thèque, qu’il avait eu avec lepoète et maître à penser desa jeunesse une brèvecorrespondance quiremontait à la veille de laseconde Guerre mondiale. Ilne m’en avait jamais parlé.

Je ne pus dès lors, sansmauvaise conscience,continuer à vivre dans l’igno-

rance et me rendis avec unesincère soif de connaissance,mû par une sorte piétéfiliale, à la conférence de laprésidente des AMJ. Je nefus pas déçu. Ceux qui ontentendu ou lu PatriciaSustrac connaissent, eneffet, sa finesse d’analyse, saprécision et sa parfaitemaîtrise du sujet.

Mais quel fut au juste lepoint de départ de la corres-pondance que j’avais décou-verte entre un jeuneBruxellois, mon père, et unpoète déjà âgé, à demiermite, retiré sur les bordsde Loire ? Il n’est hélas paspossible de répondre aveccertitude à cette question,car les lettres de mon pèreont disparu. Ce qui estcertain, en tout cas, c’estque mon père avait desambitions littéraires. Pour

preuve, lorsqu’il écrit à Jacobpour la première fois, fin1938-début 1939, il vient deréunir une quinzaine dejeunes poètes ou apprentispoètes autour d’une revue,L’Irréaliste, qu’il s’apprête àlancer. Ces jeunes étudiantsont entre 17 et 28 ans. Mon

La Revue irréaliste, mars 1939

Max Jacob et tristan Corbière

Rimes dans la distance

Max Jacob : la passion de l’amitié

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« Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria

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père en a 20, il est inscrit à l’école dessciences politiques et sociales de l’uni-versité de Bruxelles. Tous sont desaficionados des surréalistes, de dada,de Max Jacob (mon père surtout).

Écrire au poète vivant que l’on admire leplus pour en espérer les avis, lesconseils, les encouragements, l’appui, etpourquoi pas le patronage et uneéventuelle collaboration à L’Irréaliste estbien sûr une démarche naturelle, bienqu’un peu présomptueuse. C’est aussiun pari et, dans une certaine mesure, uncalcul. Par chance pour mon père, il nepouvait frapper à meilleure porte. Jacobfit preuve, en effet, de manièreéclatante, de sa bonté foncière, de sonempathie à l’égard de la jeunesse etd’une absence totale de suffisance. Ainsi,il écrit : « Mais non ! C’est moi qui suisflatté de votre estime amicale. Lesjeunes font trop d’honneur au vieux depenser à eux » (15 mars1939). « Chacun d’entre nous peutattendre la mort et chacun l’attend à safaçon. J’ai fait mon testament ; avecmes 63 ans et le danger des bords deLoire, ce chemin naturel des avions, jemets mes poèmes au clair d’imprimerie.Après tout, ce sont là des futilités : toutest relatif et à ce qui est ou a été le butde ma vie le mot futilité ne convient paspour moi. Ne pouvez-vous pas essayerde m’envoyer deux exemplaires dunuméro de la revue irréaliste quicontient “La confession féerique” ?»(9 septembre 1939). « Je vous félicitepour les nouvelles revues irréalistesauxquelles j’offre ma collaboration, moiqui ne la donne plus à quiconque. […] Jene suis plus mobilisable ; j’écris auxsoldats et je fais le cicérone de macélèbre Basilique au profit des œuvres.Entre temps un peu de peinture etmême un poème ou deux » (29septembre 1939). « Ah ! Monsieur !C’est très beau mais quelle accusationcontre moi ! C’est donc vrai que lepauvre Cornet à dés est coupable de cedrame », lettre du 6 février 1940 qu’iltermine par ces mots : « Votre ami,votre admirateur. »

Avec quelques amis, mon père fonde,début 1940, la Nouvelle Revue Belgique.Mais l’invasion allemande, l’exode,l’Occupation, certaines dissensionsinternes peut-être, vont conduire à unefin rapide et prématurée de ce projetlittéraire.

Parmi ce cercle de jeunes poètes, voiciles cinq que je peux citer connaissantleur l’histoire : Christian Dotremont, leplus connu, qui fut à l’origine dumouvement artistique Cobra ; HenriDubois alias Henry Certigny et dont laNRF publia deux romans (Le Bal

masqué de Montparnasse, LesAutomates), un des meilleurs spécia-listes du Douanier Rousseau ; RogerRudigoz, romancier publié chezJulliard ; Robert de Wotrenge qui setourna vers l’ésotérisme après avoirété initié par un maître bouddhistedans un monastère du Cambodge ;Guy de Wargny (mon père) qui aprèsavoir travaillé pour l’organisation inter-nationale Benelux reprit une activitélittéraire, publia deux romans (LeMarché des communs, Tous nobles,tous poètes, éd. Rencontre), écrivitplusieurs ouvrages en collaboration

avec Henry Certigny et s’intéressaégalement à l’ésotérisme.

Je relève dans la destinée de ceshommes l’attraction qu’exerça sur eux laFrance, la fidélité à leur vocation litté-raire, malgré parfois de grandes diffi-cultés matérielles, et à leurs amitiés dejeunesse. La poésie ne les quitta jamais.S’il est vrai que les poètes ne meurentjamais, il est alors vraisemblable queceux dont je viens d’évoquer la mémoirese retrouvent de temps à autre autourde Max Jacob, dans un de ces cénaclesqui peuplent les mondes célestes.

Marc de Wargny �

« Le fils du maire reçu à son examen : quefaire d’un adolescent, quelle carrière luiouvrir ? Je dis : “Il a le temps ! Attendez !On m’a trop bousculé lorsque j’avais sonâge et cela a compromis toute ma vie ! Jevous engage à envisager la mécanique oul’agriculture : ce sont les seuls métiersd’avenir : seulement la raison a bien peu deprise sur eux. M. le Maire ne pense qu’àfaire de son fils un monsieur !... et j’ai dûl’offenser.” Jacques Lelong, le fils du mairede Saint-Benoît ! Ce 27 août 1940, quelle joiea du être la sienne ! A-t-il partagé lacigarette de l’amitié avec Jacob pourcélébrer l’événement ? Jacob a-t-il fini,comme à son habitude, par emporter lepaquet ? Jacques avait 20 ans. Aujourd’hui,avec son rire malicieux, il se souvient biende « M. Max » avec le ton respectueux quiconvient à un monsieur de la ville : sasilhouette un peu lourde, son rire et sessourires aimables aux enfants du village etsa générosité comme en témoigne cetélégant cavalier, contrepartie graphique dufumeur impénitent ! Jacques se souvientaussi des visites du poète à son père Daniel.Visites personnelles au domicile de lafamille dictées par l’amitié et la proximitéconfortable : les Lelong habitent en effettout près de la poste où Jacob se rendchaque jour. Puis des visites plus amères àDaniel, Monsieur le Maire. Jacob, en cesannées noires, vient fréquemment à lamairie. C’est là, dans le petit bâtiment quijouxte l’école communale que Jacques aideà la distribution des tickets derationnement : le bon de pain est d’1 kgpour Mme Persillard et M. Jacob. DanielLelong, traverse les années d’Occupationavec prudence et veille à protéger lapopulation. Mais Jacob est devenu unhabitant « à part » : unique Juif habitant laville, Daniel Lelong protègera Jacob et lepréviendra avant chaque visite de lagendarmerie. C’est lui qui fera porter dansl’urgence au poète qui fait visiter la cryptede la Basilique la veste adornée de l’étoilejaune que Jacob ne porte jamais à Saint-Benoît mais qu’il faut arborer, ce jour-là,devant les soldats allemands venus vérifierla stricte soumission à cette obligation. MaxJacob devait longuement remercier DanielLelong, ce maire fraternel qui meurt en

1943 et à la succession duquel les habitantsdu village, sous le choc, souhaiteraient levoir se présenter. « Je suis juif » rappelleJacob à ses futurs électeurs ! En janvier 2011,la ville de Saint-Benoît rendit hommage àDaniel Lelong en attribuant son nom à unetrès champêtre venelle surplombant lesfossés de la ville : un chemin des écoliers,pas très loin de la poste. Monsieur le maireet le poète s’y promènent, libres de tout, lanuit.

Cécile Szyf �

« Je suis un fumeur de tabac … »

Max Jacob : la passion de l’amitié

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Max Jacob, Cavalier, 1943, dédicacé à « Jacques Lelong,son ami, Max Jacob 1943 », coll. Jacques Lelong

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« Il n'y avait de beauté que son extraordinaire regard. » Charles-Albert Cingria

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david rayNal

Maurice Raynal, la bande à Picasso Éditions Ouest-France, 35€« Mon cher Maurice, […] je nepeux, je ne dois rien te cacher ; jetremble devant ce que je vais dire ;ma vie quitte le ton de la plaisan-terie, ma plume l’imite. Mon cher

ami, je vais l’avouer parce que je t’aime et parce que je voudrais le crier. Jesais la gravité de l’acte que je vais commettre et celle des paroles que jevais écrire. Quand on écrit, c’est déjà un engagement. Oui, mon ami ! Jevais me convertir au catholicisme. Voilà cinq ans que j’hésite ; j’ai réfléchiet ruminé cet acte énorme depuis cinq ans, depuis l’apparition surnatu-relle qui a bouleversé mon esprit et ma vie en octobre 1909. […] Je vais meconvertir ! Plus de jongleries ! Plus de coulisses ! » Qui est, en octobre 1914,celui auquel Jacob confie, en premier, la décision de recevoir le baptême ?C’est Maurice Raynal, une des plus anciennes amitiés de Jacob àMontmartre. Avec Maurice règne la confiance et la camaraderie,l’ambiance blagueuse d’une jeunesse qui, si elle n’était pas insouciante, futfrénétique. Raynal, c’est le copain solide de la « bande à Picasso » : Gris,« Modi », Braque, Derain, Reverdy, Léger, Salmon, Apollinaire et bien sûrMax Jacob. Mais Raynal est aussi le témoin de l’avant-garde, un historienhors pair parce que témoin, parce que critique. Raynal est l’un des rares àsuivre la peinture de Picasso et le premier à publier, en 1922, unemonographie en langue française consacrée à l’inventeur du cubisme ; lavente de sa collection en 1991 témoigne de son œil aiguisé et de sonmécénat. Autour du couple Raynal se composait une famille dont sonpetit-fils nous offre cet album très justement nommé : La Bande à Picasso.Et quelle ! Comme dans toutes les familles, on se dispute, on s’aime, on sedéchire, mais celle-ci a la force des affinités électives. Ces choix emportentles serments de fidélité : l’amitié se vit au regard des succès espérés sinondéjà acquis. Anecdotes etrécits donnent à l’ouvrage leton enjoué des souvenirs dela Butte et le talent dubiographe est bien de nousconduire dans chaqueatelier, chaque fête commeles reposoirs de la volontéd’inventer un mondenouveau. Jacob est évidem-ment longuement évoqué.Le petit billet charmant quel’on glisse sous la porte (« Jesuis venu vous demander dedîner avec moi. Je suisdésolée de ne pas vous trouver »), la reproduction d’une carte postaleinédite de Picasso à Jacob et celle des lettres de Jacob à Raynal : Max Jacobest « le poète aux manières exquises ». La reproduction de la correspon-dance réserve de charmantes et coquines surprises liées à la pudeur deFrançois Garnier, éditeur scrupuleux de la correspondance jacobienne quia expurgé quelques rumeurs rapportées par Jacob à propos de… sur…Mme de… Non, lisez-vous-même ! Truffé de nombreux documentsinédits, David Raynal a patiemment retracé la vie de ce grand-père qu’iln’a pas connu mais qu’il a su rendre proche, vivant et aimant.

Patricia Sustrac �

PhiliPPe ClerC

Émile Chambon, la magie du réalismeSomogy/Fondation Émile Chambon, Genève, 38 €En 1928, Jacob rencontre le poète Henri Ferrare. Une vive amitié les unitgrâce à une expérience religieuse commune (Ferrare s’est converti aucatholicisme en 1925) et une vraie sympathie de Jacob pour la poésie deFerrare. Ferrare est l’un des fondateurs – avec les poètes Gilbert Trolliet,Aloys Bataillard et le comédien Louis Salou – de la revue Raison d’Être.

Jacob participe régulièrement à cetterevue enrichie des illustrations dupeintre Émile Chambon que Ferrare,l’un de ses plus fidèles admirateurs,présentera à Jacob. Quelles furent leursrelations ? Il est difficile de le dire, nullecorrespondance ne subsiste à l’excep-tion d’une encre de chine dédicacée àChambon et en retour, un très belhommage de Chambon au poète parune mine de plomb et encre de chine(30 x 21) de 1972 représentant Jacob à satable de travail de l’Hôtel Nollet (ledessin est d’évidence inspiré par la sériede clichés pris à Nollet vers 1930, la robe de chambre dont Jacob est vêtu estreconnaissable). Chambon est un peintre figuratif. Si sa peinture se« donne » au premier abord facilement elle résiste cependant à une inter-prétation facile du motif. La représentation du réel s’ouvre à la rêverie et àla mythologie, tissées par un érotisme puissant. Une femme est accueillie à

la porte d’un intérieur bourgeois. Quiest le jeune homme au geste généreuxqui l’invite à franchir le seuil ? Sonamant ? Un parent ? Une connais-sance ? L’interrogation ouvre le désir.Philippe Clerc livre la premièremonographie consacrée au peintre leplus représenté dans les collectionssuisses qui possède par ailleurs unefondation où est présenté son œuvregraphique ainsi que ses collections.C’est en biographe et critique d’art quePhilippe Clerc introduit à l’œuvre de cepeintre peu connu qui mérite d’êtredécouvert. Clerc, en subtil lecteur del’œuvre, identifie ce moment desurprise, la « séquence » que Chambonconquiert dans la toile : « la fenêtrebrièvement ouverte sur une rencontre,une étreinte juste achevée ouimminente ». Il introduit à la lecture

psychologique du sujet que Chambon place au cœur de la représentation :femmes méditatives (« Portrait de Mme Joëlle »), coquettes à la toilette.Assembleur d’objets à première vue hétéroclites, Chambon oscille dans unereprésentation onirique de la réalité et invite à penser de nouveaux lienslogiques entre les objets ou avec le paysage. Livre d’art somptueusementillustré, cette monographie rend accessible au public français une œuvrepeu connue, fluide et chaude.

Béatrice de Forville �

JaCQues lambert

Kisling, prince de Montparnasse Éditions de Paris, 25 €En 1910, le jeune peintre polonais Moïse Kisling (Cracovie 1891-Sanary1953) rejoint la Bohème parisienne, « la bande à Picasso » et ses poètes.Max Jacob lui apprend les « subtilités » de la langue française et lui offrecette amitié dont témoigne leur correspondance publiée par FrançoisGarnier (éd. de Paris, 1951). DeMontmartre, la « bande » s’installe àMontparnasse, mais, Kisling découvrerapidement la lumière méditerranéennequi baignera ses toiles figuratives auxcouleurs éclatantes. Ses paysages,portraits, natures mortes, marqués de satouche sensuelle, élégante et mélancol-ique, trouvent preneur, au moment oùcubisme et fauvisme révolutionnent lemonde de l’art. Son caractère jovial ettolérant séduit et retient. N’est pas appelé

Max Jacob : le poète peintre et ses mondes

Max Jacob, Promenade au clair de lune, Dinard, coll.particulière

Max Jacob « dédicace à Émile Chambonen l’honneur des oiseaux et avec unevive et admirative sympathie. MaxJacob mai 31 ». Fondation Émile Chambon

12 août 1916, Jean Cocteau photo-graphie (de g. à d.) Kisling, Zarate,Jacob, Picasso et Pâquerette devantLa Rotonde.L

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© MBA Quimper

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Max Jacob : le poète peintre et ses mondes

« Prince de Montparnasse » qui veut !Amphitryon chaleureux, il reçoit le ToutMontparnasse cosmopolite, conjuguevie festive avec Modigliani et vielaborieuse. La série de photos prises parCocteau en août 1916 témoignent ducaractère joyeux des équipées artis-tiques ! Au fil de la biographie kaléido-scopique de Kisling se succèdent lesévénements intimes mêlés au flux del’Histoire. L’émancipation féminines’affiche chez les modèles qui posentnues pour les artistes. Kiki deMontparnasse sera pour Kisling l’une deces égéries des années folles marquéespar la fureur de vivre, une vie libertine etdispendieuse après l’hécatombetragique. Réfugié aux États-Unis en1941, il poursuit activement son œuvrepicturale. De retour à Paris en 1946,Kisling lutte contre la mode des peintresabstraits pour imposer son stylefiguratif. De ce peintre, ardent coloriste,reste une œuvre féconde en qui Matissevoyait « le meilleur portraitiste de sonépoque. » Une abondante iconographieillustre le recueil.

Marie-Hélène Viviani �

Les musées de la station balnéaire deGranville incitent à la nonchalancedes vacances, la mer qui s’enfle augré de ses envies donne à l’atmo-sphère une sorte de décontractiondistinguée. L’ombre tutélaire deChristian Dior surplombe les plageset le chemin de côte où pourraientapparaître un splendide défilé :Sonatine, Poulenc, Picasso, Braque,Envol… robes en faille et soie noireajustées et dentelles. L’élégance deChristian Dior est celle d’un hommedélicat, fondateur d’une maison de

mode mondialement célèbre mais,aux Rhumbs, c’est au bal des artistesd’un créateur profondément engagédans sa passion pour les arts soustoutes leurs formes que le muséerend hommage. Prolongeant unparcours thématique foisonnant, lecatalogue de l’exposition, sous laforme d’un charmant abécédaire,relate le parcours de ces annéesd’intense création et les personnagesde l’univers du couturier. Ainsi, auxcôtés de Jacob, on rencontre un large

éventail de tous ceux qui ferontl’actualité esthétique de l’avant-guerre : Henri Sauguet, Pierre Colle(alors tout jeune galeriste, futurexécuteur testamentaire du poète) etson associé Jacques Bonjean,Cocteau, Sachs, Picasso, Satie.

Parallèlement à cette exposition, leMusée d’art moderne RichardAnacréon présente Christianbérard, l’enchanteur, personnagestupéfiant plus connu sous le nomde « Bébé Bérard » ainsi que lesurnomment affectueusementCocteau et Max Jacob. Génial dessina-teur, décorateur inoubliable des filmsde Cocteau, Bérard était un perpétuelinquiet : « Croyez-vous que mapeinture plaira à Max » s’inquiétait-ilauprès de Cocteau ? Sans aucundoute, comme en témoigne cettelettre de Jacob (BnF, NAF 47- 168, fdsBérard, 14 janvier 1928) :

Infiniment cher et admiré Christian,Quel bonheur me donnent tes mots.J’étais tout à fait inquiet… […] La grippe est heureusement la cause deton inquiétant silence, la grippe et mabêtise. Excuse-moi d’avoir soupçonné…L’âge rend soupçonneux. J’avaisd’ailleurs un vrai chagrin car je t’aime etje sens qu’il y a quelque chose deprofond et de vrai entre nous deux. Jene puis aimer que ce que j’admire et j’aicompris ce qu’il y a de grandeur dans tapeinture. […] Christian, je t’aime ett’aime et te comprend et je suis ton ami. Donne-moi des nouvelles des gens,des gens, de Bonjean, de Jean[Cocteau]. Dis-moi tout, je te diraitout. Max

Patricia Sustrac �

dior, le bal des artistesVilla Les Rhumbs, Musée Christian Dior

Christian bérard,l’enchanteurMusée d’art moderne Richard Anacréon Granville, jusqu’au 30 août

Costume pour Le Songe d’une nuit d’été.

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� s’inscrire à la lettre mensuelle de l’actualité del’épistolaire en recevant gratuitement la lettre d’infor-mation Florilettres éditée par La Fondation La Poste(www.fondation.laposte.fr).

� acquérir le prochain numéro hommage de la revuePhoenix consacré à Bernard Mazo, lauréat du prix MaxJacob 2011, et retenir en octobre son nouveau recueil,Dans l’insomnie de la mémoire (éd. Voix d’encre), illustrépar Hamid Tibouchi.

� vibrer en feuilletant Trois cerises et une sardine,publiée par l’association des Amis de Benjamin Péret(14 rue d’Orchampt 75018 Paris) et savourer l’envoi deJacob au Livre de l’ami et de l’aimé (éd. La Sirène, 1919) :« … Mon Benjamin pair est... » présenté par un librairesous le titre « Désirable exemplaire… ».

� s’étourdir en tapotant négligemment « Max Jacob »sur son moteur de recherche favori et s’enthousiasmerdevant les 2 390 000 entrées obtenues en 0,16 secondes !Les parcourir toutes et calculer le nombre de jours,d’heures, de minutes, de secondes…

� méditer sur la responsabilité des intellectuels envisitant l’exposition Archives de la vie littéraire sousl’occupation (jusqu’au 9 juillet, Hôtel de Ville de Paris).Nourrir sa visite par la lecture du remarquablecatalogue éponyme (éd. Tallandier/IMEC) et de MaxJacob face à l’histoire, Actes de la journée d’étude du 6février 2009 (Cahiers Max Jacob, n° 9).

� Cesser de répéter que « les dessins animés c’est passérieux » et voler vers le Centre culturel internationalde Cerisy à la pointe de l’épée (16 au 23 août) auséminaire Walt Disney pour dévoiler, sous les atours del’innocence, les plus terribles angoisses et fantasmes.Prévoir pommes (rouges), pantoufles (de verre),citrouilles et mouchoirs pour pleurer tranquillementaux malheurs de Bambi.

� aller à Cologne et explorer les questions de la repré-sentation photographique de Picasso à travers l’exposi-tion MemyselfandI (Museum Ludwig jusqu’au16 janvier 2012). S’interroger sur la tension entre ledésir qu’avait Picasso de contrôler son image et lesexigences de ses photographes. Regarder avectendresse tous les portraits de Jacob photographié dansl’atelier, à Céret, devant La Rotonde…

� revenir à Quimper, relire Le Terrain Bouchaballepour l’exposition Histoire et avenir d’un lieu culturel : duthéâtre au Pôle Max-Jacob (jusqu’au 20 septembre).Retenir par cœur tous les noms des personnages, lessursauts cocasses de l’intrigue, le dénouement rigolo,puis revenir à la réalité urbaine et comprendre ce quimène la dynamique Quimper à faire évoluer le ThéâtreMax Jacob vers un nouveau pôle culturel et artistiquevoué à l’échange entre les artistes et les personnes. Denouveaux espaces autour du son, de la matière et desmouvements, accueilleront les musiques nouvelles.

max JaCob

touJours au Cœur de la moderNitÉ.

Varia

Coll. BnF

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Vagabonder en terre celtique

La bretagne et ses peintresAndré Cariou, Guide du Routard

Qui n’a jamais lu un Guide duRoutard n’a jamais voyagé !Fatigué, usé, on garde « son »Routard ! À ce vade mecumzigzaguant à travers tous lescontinents manquait la flânerie enterre celtique ! C’est chose faite !De ses regards sur le paysage,André Cariou extrait naturelle-ment quinze itinéraires touris-tiques cheminant à travers leslieux d’inspiration d’artistes. Del’ensorcelante Belle-Île vue parMonet, à Dinard où Picassomultiplie les études de maternitéset de baigneuses, en passant parPont-Aven, les peintres sublimentleur palette. Variations sur lemotif, le guide est un astucieuxva-et-vient entre la toile et lepaysage, la représentation et saréalité. Là encore, l’auteur engagesubtilement le regard, organiseles haltes d’une géographie decouleurs et de sensations : la toilen’illustre pas un site, elle suggèreune émotion, évoque un réel àvenir, promet des bonheurs derivages, propose une déambula-tion. Guide-catalogue à petit prix,l’ouvrage fourmille d’anecdotesrigolotes, d’adresses de charme etd’escapades gourmandes. Entrel’exposition et Le Routard, l’été2011 sera très Breizh !

S’il n’est pas fait référence àl’œuvre picturale de Jacob, lesamateurs de son œuvregraphique trouveront néanmoinsplaisir à mettre en regard lacélèbre Vue du port de Quimperd’Eugène Boudin, quintessence ducharme de la ville et des rives del’Odet, avec les deux gouacheséponymes réalisées par Jacob en1927. L’Odet, dominé par le montFrugy, offre chez Boudin la repré-sentation d’une activité portuaireau cœur des lieux historiques dela ville, au premier rang desquelsla cathédrale Saint-Corentin ;chez Jacob au contraire, l’étudede perspective offre une quiétudepittoresque, gagne sur le motif dela représentation, la cathédraleétant même (curieusement)absente ! �

de Turner à Monet, la découverte de la bretagne par les paysagistes au xixe siècle.

Je suis de ton avis sur lemidi : ni ligne, ni couleur(rien que de la lumière) ni

expression, ni même lepauvre pittoresque. Rien !D’ailleurs tu n’as qu’à voir leMidi en carte postale : c’est àpleurer de pitié : rien !Comme j’ai hâte que tu vois laBretagne et son ensemble :gens, plantes, maisons,rochers, tout est dans lemême esprit, le même joliton, quelles lignes ! » En août 1938, MaxJacob initie le jeune peintre Roger Toulouseà l’attraction magnétique de la Bretagne. Cene sont pas les lignes de Céret où il aséjourné avec Picasso en 1913, ce ne sontpas les rives de la baie de Naples admiréesen 1925 qui nourrissent les visionsintérieures du poète. Jacobest enceint d’un monde quidemeurera, jusqu’au bout,la terre rêvée et espérée :« Où aimeriez-vousvivre ? » demandait Béaluau poète en 1943. « Dansma ville natale » répondaitJacob. Le lire, c’est entreren terre celtique. Pour ladécouvrir mieux, il faut serendre cet été au Musée desBeaux-Arts de Quimper, oùAndré Cariou propose uneexposition vagabonde àcontre courant. Quand tout s’accélère,André Cariou demande au visiteur derevenir à la construction d’une géographiepersonnelle. L’exposition réunit 80 peintureset plus de 50 dessins et estampes sélec-tionnés à travers 40 collections publiques etprivées révélatrices de l’œil sagace duconservateur, « globe trotteur » engagédans une réflexion sur le paysage.L’exposition conduit des premiers décou-vreurs aux peintres de la marine des années1800 jusqu’aux derniers feux de l’impres-sionnisme, en passant par les expressionsromantiques, réalistes ou naturalistes.Chaque proposition coule le regard à traversles variations du motif, chaque tableau offreun support aux rêveries, aux sensations etaux désirs d’escapades. Turner, Coignet,Corot, Isabey, Jongkind, Gudin, Daubigny,

Boudin, Lansyer, Pelouse, Luce ou encoreMonet invitent à une géographie detraverses et à des élans buissonniers.Dépassant la proposition d’une Bretagnepittoresque, l’accrochage appréhende lacomplexité de la représentation d’un réelmouvant. Des lignes apaisantes de Corotaux scènes de genre d’un Noël, de la

présence des « Barbizonsbretons », aux élans deMonet, l’exposition ouvre laperspective du motif à uninfini qui appelle et répondaux désirs de l’ailleurs.Dans son étude de lapeinture de Gauguin LaVision du sermon, lecritique Albert Aurierévoquait les « merveilleuxpaysages de Bretagne oùtoute ligne, toute forme,toute couleur est le verbe

d’une Idée ». La Bretagne est un langagedont André Cariou nous offre encore unefois le dictionnaire.

Patricia Sustrac �

Jusqu’au 31 août, Musée des Beaux-Arts, Quimper.

Eugène Boudin, Vue du port de Quimper, 1857(Quimper, MBA)

Maximilien Luce, Bord de mer ou la pointe de Toulinguet,1893 (Genève, Petit Palais), © Studio Monique Bernaz, Genève

« Les toiles [de Luce]contiennent des coins decouleur charmante, […]

poétique, des coins de cielrougis par le feu de forgeou pâlis par la lune, quifont corps avec l’atmo-

sphère, la transparence oul’opacité des canaux. » Léon David, alias M. Jacob,

Le Moniteur des Arts, 20 oct. 1899

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