Mattick Spontaneite Orga

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(1) ORGANISATION ET SPONTANEITE Paul Mattick – 1 – La question de l'organisation et de la spontanéité a toujours été posée au sein du mouvement ouvrier comme un problème de conscience de classe, lié aux rapports de la minorité des révolutionnaires avec la grande masse d'un prolétariat imbu d'idéologie capitaliste. Tout portait à croire, disait-on, que la conscience révolutionnaire fût le propre seulement d'une minorité, laquelle, en s'organisant, l'entretiendrait et la traduirait en actes. Quant aux masses ouvrières, ce n'est que contraintes et forcées qu'elles passeraient à l'action révolutionnaire. Lénine envisageait cette situation avec optimisme. D'autres, à l'instar de Rosa Luxemburg, étaient d'un avis tout différent. Le premier visant à instaurer une dictature de parti, accordait une primauté absolue aux questions d'organisation. A l'inverse, Rosa Luxemburg, voulant parer au danger d'une nouvelle dictature sur les travailleurs, mettait l'accent sur la spontanéité. Ils étaient toutefois persuadés l'un comme l'autre que si dans certaines conditions, la bourgeoisie déterminait les idées et le comportement des masses laborieuses, dans d'autres conditions, une minorité révolutionnaire pourrait en faire autant. Mais, à l'époque même où Lénine considérait cela comme un facteur on ne peut plus favorable à la réalisation du socialisme, Rosa Luxemburg ne cachait pas ses craintes de voir une minorité quelconque, ayant accédé à la position de classe dominante, penser et agir à la manière exacte de la bourgeoisie d'hier. A là base de cette attitude se trouvait, dans les deux cas, la conviction que le développement économique du capitaliste obligerait les masses à se dresser contre le système. Lénine, tout en tablant dessus, craignait les révolutions d'origine spontanée. Aussi, pour justifier la nécessité d'une intervention consciente dans des mouvements de ce type, il invoquait le degré d'arriération des masses prolétariennes qui faisait de la spontanéité un élément sans doute important, mais destructif et non point constructif. Plus le mouvement spontané se révélait puissant, plus donc il était indispensable de l'encadrer et de le diriger, cette mission incombant, selon Lénine, à un parti hiérarchisé et agissant en fonction d'un plan d'ensemble. Il fallait en quelque sorte défendre les ouvriers contre leurs propres impulsions, faute de quoi, en raison de leur ignorance, ils courraient à la défaite et, consumant en vain leurs forces, fraieraient la voie à la contre-révolution. Rosa Luxemburg soutenait une conception opposée, certaine comme elle l'était que la contre-révolution habitait déjà les organisations et les instances traditionnelles et risquait fort de se propager au sein du mouvement révolutionnaire lui-même. Elle espérait que les mouvements spontanés viendraient mettre un terme à l'influence de ces organisations qui n'aspiraient qu'à une chose : centraliser le pouvoir dans leurs mains. Bien qu'aux yeux de Luxemburg comme à ceux de Lénine, l'accumulation du capital fût par excellence un processus générateur de crises, la première tenait les crises pour un phénomène infiniment plus catastrophique que le second ne le croyait. Pour elle, plus une crise aurait des effets dévastateurs, plus amples et plus vigoureuses seraient les actions spontanées; moindre aussi serait la nécessité d'une orientation consciente des luttes et de leur direction centralisée, le prolétariat ayant dans un tel cas des possibilités plus grandes d'apprendre à penser et à agir conformément à ses besoins historiques. Selon Rosa Luxemburg, les organisations devaient se borner à déclencher l'essor des forces créatrices inhérentes aux actions de masse pour se fondre ensuite dans les tentatives indépendantes du prolétariat cherchant à jeter les bases d'une société nouvelle. Cette conception présupposait non une conscience révolutionnaire, à la fois tranchée et omnisciente, mais une classe ouvrière hautement développée, capable de mettre au service de la société socialiste et l'appareil productif et ses aptitudes propres. Les petites organisations ouvrières insistaient volontiers sur le rôle du facteur de la spontanéité. Ainsi des syndicalistes révolutionnaires français, et du théoricien Georges Sorel, qui voyaient dans la grève spontanée et sa systématisation le grand moyen d'apprentissage de la révolution sociale. Mais. par là, ces organisations ne faisaient que rationaliser leur faiblesse. Ne sachant comment transformer la société, elles laissaient à l'avenir le soin de résoudre le problème. Telle perspective n'était pas sans fondement, eu égard au développement de facteurs comme les progrès rapides de la technologie, la concentration et la centralisation du capital allant de pair avec l'essor de la production, la fréquence accrue des conflits sociaux, etc. Mais, en vérité, c'était là un simple espoir, destiné surtout à compenser la faiblesse de ces organisations et l'incapacité où elles se trouvaient d'agir

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Mattick Spontaneite Orga

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    ORGANISATION ET SPONTANEITEPaul Mattick

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    La question de l'organisation et de la spontanit a toujours t pose au sein du mouvement ouvrier comme unproblme de conscience de classe, li aux rapports de la minorit des rvolutionnaires avec la grande masse d'unproltariat imbu d'idologie capitaliste. Tout portait croire, disait-on, que la conscience rvolutionnaire ft lepropre seulement d'une minorit, laquelle, en s'organisant, l'entretiendrait et la traduirait en actes. Quant auxmasses ouvrires, ce n'est que contraintes et forces qu'elles passeraient l'action rvolutionnaire. Lnineenvisageait cette situation avec optimisme. D'autres, l'instar de Rosa Luxemburg, taient d'un avis toutdiffrent. Le premier visant instaurer une dictature de parti, accordait une primaut absolue aux questionsd'organisation. A l'inverse, Rosa Luxemburg, voulant parer au danger d'une nouvelle dictature sur lestravailleurs, mettait l'accent sur la spontanit. Ils taient toutefois persuads l'un comme l'autre que si danscertaines conditions, la bourgeoisie dterminait les ides et le comportement des masses laborieuses, dansd'autres conditions, une minorit rvolutionnaire pourrait en faire autant. Mais, l'poque mme o Lnineconsidrait cela comme un facteur on ne peut plus favorable la ralisation du socialisme, Rosa Luxemburg necachait pas ses craintes de voir une minorit quelconque, ayant accd la position de classe dominante, penseret agir la manire exacte de la bourgeoisie d'hier.

    A l base de cette attitude se trouvait, dans les deux cas, la conviction que le dveloppement conomique ducapitaliste obligerait les masses se dresser contre le systme. Lnine, tout en tablant dessus, craignait lesrvolutions d'origine spontane. Aussi, pour justifier la ncessit d'une intervention consciente dans desmouvements de ce type, il invoquait le degr d'arriration des masses proltariennes qui faisait de la spontanitun lment sans doute important, mais destructif et non point constructif. Plus le mouvement spontan se rvlaitpuissant, plus donc il tait indispensable de l'encadrer et de le diriger, cette mission incombant, selon Lnine, un parti hirarchis et agissant en fonction d'un plan d'ensemble. Il fallait en quelque sorte dfendre les ouvrierscontre leurs propres impulsions, faute de quoi, en raison de leur ignorance, ils courraient la dfaite et,consumant en vain leurs forces, fraieraient la voie la contre-rvolution.

    Rosa Luxemburg soutenait une conception oppose, certaine comme elle l'tait que la contre-rvolution habitaitdj les organisations et les instances traditionnelles et risquait fort de se propager au sein du mouvementrvolutionnaire lui-mme. Elle esprait que les mouvements spontans viendraient mettre un terme l'influencede ces organisations qui n'aspiraient qu' une chose : centraliser le pouvoir dans leurs mains. Bien qu'aux yeux deLuxemburg comme ceux de Lnine, l'accumulation du capital ft par excellence un processus gnrateur decrises, la premire tenait les crises pour un phnomne infiniment plus catastrophique que le second ne lecroyait. Pour elle, plus une crise aurait des effets dvastateurs, plus amples et plus vigoureuses seraient lesactions spontanes; moindre aussi serait la ncessit d'une orientation consciente des luttes et de leur directioncentralise, le proltariat ayant dans un tel cas des possibilits plus grandes d'apprendre penser et agirconformment ses besoins historiques. Selon Rosa Luxemburg, les organisations devaient se borner dclencher l'essor des forces cratrices inhrentes aux actions de masse pour se fondre ensuite dans les tentativesindpendantes du proltariat cherchant jeter les bases d'une socit nouvelle. Cette conception prsupposaitnon une conscience rvolutionnaire, la fois tranche et omnisciente, mais une classe ouvrire hautementdveloppe, capable de mettre au service de la socit socialiste et l'appareil productif et ses aptitudes propres.

    Les petites organisations ouvrires insistaient volontiers sur le rle du facteur de la spontanit. Ainsi dessyndicalistes rvolutionnaires franais, et du thoricien Georges Sorel, qui voyaient dans la grve spontane et sasystmatisation le grand moyen d'apprentissage de la rvolution sociale. Mais. par l, ces organisations nefaisaient que rationaliser leur faiblesse. Ne sachant comment transformer la socit, elles laissaient l'avenir lesoin de rsoudre le problme. Telle perspective n'tait pas sans fondement, eu gard au dveloppement defacteurs comme les progrs rapides de la technologie, la concentration et la centralisation du capital allant de pairavec l'essor de la production, la frquence accrue des conflits sociaux, etc. Mais, en vrit, c'tait l un simpleespoir, destin surtout compenser la faiblesse de ces organisations et l'incapacit o elles se trouvaient d'agir

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    efficacement. En invoquant la spontanit, on cherchait donner un tant soit peu de ralit une missionqu'elles taient bien en peine de remplir, excuser leur inactivit force, justifier leur intransigeance.

    Quant aux grandes organisations, elles avaient tendance faire fi de la spontanit. Trouvant dans leurs succsdes raisons de se montrer optimistes, elles ne songeaient gure au concours que des mouvements spontansseraient susceptibles de leur apporter une date peut-tre lointaine encore. Leurs dirigeants soutenaient ou bienque seule la force organise est capable de vaincre la force organise, ou bien que la voie de l'action quotidienne,sous la direction du parti et des syndicats, amnerait un nombre d'ouvriers toujours plus grand prendreconscience de la ncessit inluctable de changer les rapports sociaux existants. Pour eux, croissance rguliredes organisations et dveloppement de la conscience de classe taient une seule et mme chose et, certainsmoments, ils caressaient l'ide de voir un jour ces organisations englober la classe ouvrire dans son ensemble.

    Cependant, toutes les organisations ouvrires doivent s'insrer dans les structures sociales. Loin de jouir d'une indpendance absolue, elles sont dtermines par la socit et la dtermine leur tour. Au sein ducapitalisme, aucune organisation ne peut durablement faire preuve d'un anticapitalisme intransigeant.L' intransigeance est le fait d'une activit idologique limite et l'apanage de sectes et d'individus isols.Lorsqu'elles veulent acqurir une importance au niveau de la socit globale, les organisations doivent se rallier l'opportunisme tant pour affecter le processus de la vie sociale que pour atteindre leurs objectifs propres.

    Opportunisme et ralisme sont apparemment une seule et mme chose. Le premier ne saurait tre vaincu pardes groupes radicaux, dont l'idologie attaque de front les rapports sociaux existants sous tous leurs aspects. Ilest impossible de rassembler petit petit les forces rvolutionnaires dans le cadre d'organisations puissantes,prtes passer l'action le moment venu. Toutes les tentatives esquisses en ce sens ont chou. Seules ont puprendre une importance quelconque les organisations qui ne gnaient pas la bonne marche de l'ordre tabli.Chaque fois qu'elles ont pris pour point de dpart un corps d'ides rvolutionnaires, leur croissance a engendrpar la suite une antinomie grandissante entre l'idologie et la fonction pratique. Opposes au capitalisme, maisaussi organises en son sein, elles n'ont pu viter de soutenir leurs adversaires. Aprs avoir rsistvictorieusement aux assauts de leurs rivaux politiques, elles ont fini, en raison de leurs propres succs, parsuccomber aux forces du capitalisme.

    Voici donc le dilemme que les groupements d'inspiration radicale affrontent invitablement : pour avoir un chosuffisant au niveau de la socit globale, les actions doivent tre organises; mais les actions organises setransforment en moyens d'intgration au capitalisme. Dsormais, tout se passe comme si pour pouvoir fairequelque chose, il fallait faire le contraire de ce qu'on voulait, et comme si pour ne pas faire de faux pas, il fallaitne rien faire du tout. Est-il sort plus lamentable que celui du militant aux ides radicales qui se sait utopiste et vad'chec en chec ? Aussi, par un rflexe d'autodfense, le radical, sauf s'il est un mystique, place toujours laspontanit au premier plan, tout en restant plus ou moins convaincu en son for intrieur que c'est un non-sensque cela. Mais son obstination semble indiquer qu'il ne cesse jamais de percevoir quelque sens cach dans cenon-sens.

    Le fait de se rfugier ainsi dans l'ide de spontanit dnote une inaptitude relle ou imaginaire constituer desorganisations efficaces et un refus de s'opposer de manire raliste aux organisations en place. En effet, pourcombattre avec succs ces dernires, il faudrait crer des contre-organisations dont l'existence, en soi, irait l'encontre de leur raison d'tre. Opter pour la spontanit , c'est donc une faon ngative d'aborder leproblme de la transformation sociale ; toutefois, mais seulement dans un sens idologique, cette attitude a desaspects positifs, tant donn qu'elle implique un divorce mental d'avec le type d'activits qui tendent renforcerl'ordre tabli. Aiguisant la facult de critique, elle mne se dsintresser d'entreprises futiles et d'organisationsdont on ne peut plus rien attendre. Elle permet de distinguer l'apparence d'avec la ralit; bref, elle est lie l'orientation rvolutionnaire. Puisque d'vidence certaines forces, organisations et rapports sociaux sont vous disparatre et que d'autres tendent les remplacer, ceux qui tablent sur l'avenir, sur les forces en gestation,mettent l'accent sur la spontanit ; en revanche, ceux qui se rattachent troitement aux forces du vieux mondeinsistent sur la ncessit de l'organisation.

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    Il apparat l'examen, mme superficiel, que toute organisation importante, quelle que soit son idologie,contribue maintenir le statu quo ou, dans le meilleur des cas, promouvoir un dveloppement des plus limits,

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    dans le cadre des conditions gnrales caractrisant une socit dtermine une poque donne. Le terme destatu quo permet assez bien de tirer au clair le concept d'immobilisme dans le changement. Il est possible del'utiliser en faisant totalement abstraction de ses implications philosophiques, la manire de n'importe quelautre instrument d'analyse. Si transformes quelles puissent tre en effet, les conditions prcapitalistes sontintgres aux conditions capitalistes et, de la mme faon, les conditions postcapitalistes se manifestent sous uneforme ou sous une autre au sein du capitalisme. C'est l chose vidente mais concernant l'volution sociale engnral ; or l'activit pratique des hommes spare continuellement le gnral d'avec le spcifique, bien que l'un etl'autre soient en fin de compte indissociables.

    Quand on parle ici de statu quo, c'est par rapport la socit capitaliste, et donc par rapport une priodehistorique au cours de laquelle les ouvriers, dans le cadre d'une interdpendance sociale complexe, se trouventspars des moyens de production et, par voie de consquence, asservis une classe dominante. Les traitsdistinctifs du pouvoir politique sont fonction des traits distinctifs du pouvoir conomique. Tant que la vie socialereste dtermine par la relation capital-travail, la socit demeure, inchange, sur le plan fondamental, quandbien mme elle se montrerait change sur d'autres. Le capitalisme du laissez-faire, celui des monopoles, ouencore le capitalisme d'tat, sont autant de stades volutifs au sein du statu quo. Sans contester l'existence dediffrences entre ces stades, il est ncessaire de faire ressortir leur identit de base et, en s'opposant leurscaractristiques communes, de s'opposer non seulement l'un ou l'autre, mais aussi tous simultanment.

    Du point de vue des classes domines, conditionn par l'poque, le dveloppement ou le progrs lmentairedans le cadre du statu quo peut paratre bon ou mauvais . On donnera comme exemple de bon dveloppement, la lutte victorieuse des ouvriers pour des conditions de vie meilleures et des liberts politiquesaccrues, et comme exemple de mauvais , la perte des unes et des autres par suite de l'avnement du fascisme indpendamment de la question de savoir si le premier fut ou ne fut pas la cause du second. L'adhsion active des organisations, cherchant promouvoir le dveloppement dans le cadre du statu quo, est souvent unencessit inluctable. Il est donc parfaitement vain de vouloir s'opposer de telles organisations sur la base d'unprogramme ralisable uniquement en dehors de ce cadre. Nanmoins, avant de dcider d'entrer dans uneorganisation raliste ou d'y rester, il faut se demander dans quel sens vont les changements survenant au seindu statu quo et dans quelle mesure ils sont susceptibles d'affecter la population laborieuse.

    Les syndicats et les partis ouvriers ont depuis longtemps cess d'agir en conformit avec les intentions radicalesqui furent leurs l'origine. Les questions immdiates ont fini par les mtamorphoser et par entraner ladisparition de toute organisation ouvrire relle , malgr la foule de pseudo-organisations qui subsistent.L'aile socialiste du mouvement elle-mme considre les rformes sociales non plus comme une voie de passageau socialisme, mais comme un moyen d'amliorer le capitalisme, de le rendre plus agrable vivre, et cela bienque ses porte-parole continuent souvent d'utiliser une phrasologie socialiste.

    La lutte pour des conditions de vie meilleures dans le cadre de l'conomie de march, c'est--dire pour vendre aumeilleur prix la marchandise force de travail, a transform l'ancien mouvement ouvrier en un mouvementcapitaliste des travailleurs. Plus la pression du proltariat tait nergique, plus les capitalistes se voyaientcontraints d'lever la productivit du travail tant grce la technologie et la rationalisation que grce l'essordes changes nationaux et internationaux. De mme que la concurrence en gnral. la lutte proltarienne elleaussi a servi d'instrument pour acclrer le rythme de l'accumulation du capital. Et, mesure que l'expansionprogressait ainsi, le mouvement ouvrier non seulement ses cadres dirigeants mais aussi ses militants de baserenonait ses aspirations rvolutionnaires d'autrefois. Bien que les salaires eussent diminu en valeur relativepar rapport la production, ils s'taient accrus en valeur absolue, le niveau de vie des ouvriers d'industrieaugmentant du mme coup dans les principaux pays capitalistes. En outre, le commerce extrieur etl'exploitation des colonies avaient pour effet d'accrotre les profits et d'acclrer la formation du capital. Cecin'alla pas sans crer des conditions favorables l'apparition d'une aristocratie ouvrire . De temps autre, descrises et des dpressions venaient interrompre cette volution et, bien qu'chappant toute espce de contrle,servaient de facteurs coordonnant le processus de restructuration du capital. A la longue cependant, l'appui quel'expansion capitaliste, fonde sur le jeu de la concurrence, trouvait dans les rangs de la classe laborieuse aboutit une complte fusion d'intrts entre les organisations ouvrires et les dtenteurs du capital.

    Certes, il y eut des organisations qui se dressrent contre l'intgration du mouvement ouvrier la structurecapitaliste. Voyant dans les rformes une tape en direction de la rvolution, elles essayrent de poursuivre desactivits revendicatives sur le terrain du systme, tout en conservant leurs objectifs rvolutionnaires. La fusiondu capital et de l'ancien mouvement ouvrier constituait leurs yeux un phnomne provisoire dont il fallaits'accommoder ou tirer parti tant qu'il durait. Leur peu d'empressement collaborer avec le capital les empchait

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    toutefois d'acqurir une importance en tant qu'organisation et cela, son tour, les poussait exalter laspontanit. Les socialistes de gauche et les syndicalistes rvolutionnaires rentrent dans cette catgorie.

    Certains pays bnficient de niveaux de vie suprieurs ceux des autres, et la haute paie verse certainescouches de travailleurs a pour effet de diminuer le salaire des autres. Mais les tendances la prquation destaux de productivit, de profit et de salaires, inhrentes au capitalisme de la concurrence, ne manquent pas dejouer et de menacer les intrts particuliers et les privilges spciaux. De mme que les capitalistes s'efforcentd'chapper ce processus niveleur au moyen de la monopolisation de l'conomie, de mme les ouvriersprivilgis tentent de sauvegarder leur situation aux dpens du proltariat dans son ensemble. On finit ainsi parconfondre intrt particulier et intrt national . En appuyant leurs organisations politiques, syndicales etautres, pour conserver les avantages socio-conomiques dont ils jouissent, les ouvriers dfendent non seulementce stade particulier du capitalisme auquel ils doivent leur situation privilgie, mais aussi la politiqueimprialiste de leur pays.

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    Les rapports sociaux de base sont constamment organiss et rorganiss de faon plus efficace , dessein demaintenir le statu quo. Ce genre de rorganisation tend maintenant, au sein de la socit structure en classes, prendre un caractre totalitaire. L'idologie, la fois condition pralable et produit de cette rorganisation, se faitelle aussi totalitaire. Et, en vue de survivre, les organisations jusqu'alors exemptes de ce trait suivent leur tourle courant. Dans les pays totalitaires, les organisations dites ouvrires sont directement au service de la classedirigeante. Il en est de mme dans les pays dmocratiques , mais sous une forme plus voile sans doute et surla base d'une idologie en partie diffrente. Visiblement, il n'existe plus le moindre moyen qui permette deremplacer ces organisations par d'autres, d'un caractre rvolutionnaire indiscutable - situation sans issue pourceux qui voudraient organiser la socit nouvelle dans le sein de l'ancienne comme pour ceux qui continuent deprconiser ces amliorations dans le cadre du statu quo, tant donn qu'il est dsormais impossible de raliserdes rformes autrement que par le biais de mthodes totalitaires. La dmocratie bourgeoise lie au laissez-faire c'est--dire les conditions sociales propices la formation et l'essor des organisations ouvrires detype traditionnel ou bien n'existe plus ou bien est en voie de disparition. Le vieux dbat, organisation ouspontanit, qui passionna tellement l'ancien mouvement ouvrier, a perdu toute espce de sens. Les deux sortesd'organisation, celles qui prenaient la spontanit pour base et celles qui cherchaient l'ordonner, n'ont-elles pasvol en clats l'une et l'autre ? Inviter crer des organisations nouvelles, c'est nourrir un pieux espoir, celui deles voir apparatre spontanment un jour, rien de plus. Aussi bien, face la ralit totalitaire en voied'mergence, les tenants de l'organisation sont des utopistes , ni plus ni moins que les fervents de laspontanit.

    Aux yeux de certains toutefois, l'existence de la Russie bolcheviste parat infirmer et la thse de la disparitiontotale de l'ancien mouvement ouvrier, et l'ide selon laquelle la dgradation des conditions sociales renddsormais futile toute discussion sur la valeur respective de l'organisation et de la spontanit. Car, en fin decompte, les champions du principe d'organisation l'ont emport en Russie et continuent d'exercer le pouvoir aunom du socialisme. Rien ne les empche donc de considrer leur succs comme une vrification de leur thorieet de mme en ce qui concerne les organisations rformistes devenues des partis de gouvernement, tel le partitravailliste anglais. Et rien ne les empche non plus de voir dans leur situation actuelle non la rsultante d'unetransformation du systme capitaliste dans un sens totalitaire, mais au contraire une tape en direction de sasocialisation.

    Pourtant, le gouvernement travailliste anglais et les organisations qui le soutiennent ne font que dmontrer quelpoint leur triomphe a mis fin l'ancien mouvement ouvrier. N'est-il pas avr en effet que les travaillistes aupouvoir n'ont d'autre souci que de maintenir le statu quo? Certes, ils cherchent remodeler la structure politiqueet administrative du pays, mais du mme coup dfendre le capitalisme quivaut pour eux dfendre leurexistence propre. Et dfendre le capitalisme, cela signifie poursuivre et acclrer la concentration et lacentralisation de l'conomie et du pouvoir politique, camoufles sous l'tiquette de nationalisation desindustries cls. Ce processus implique des changements sociaux, lesquels tout la fois accroissent la capacit demanipulation et de direction autoritaire du Capital et de l'tat, et intgrent le mouvement ouvrier au rseau enexpansion des organisations totalitaires uniquement dvoues la cause de la classe dirigeante.

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    Si les organisations ouvrires, du type prdominant en Angleterre, acquirent un poids politique aussiconsidrable sans le mettre au service de. leurs fins rvolutionnaires, ce n'est nullement parce que leur idologie dmocratique leur interdit de prendre en main le pouvoir rel, en tant qu'il diffre du pouvoirgouvernemental, par des moyens qui ne seraient pas ceux de la majorit Parlementaire. Elles n'ont en effet dedmocratique que le nom, rigoureusement soumises comme elles le sont une bureaucratie mettant en oeuvredes rouages calqus sur ceux du capitalisme et qui, pour dmocratiques qu'ils soient, prsupposent ladomination absolue des matres du capital. Elles n'ont pas non plus craindre ce qui peut rester de force leursadversaires capitalistes au conservatisme rvolu, propre au stade prtotalitaire du dveloppement capitaliste.

    L'volution de ces organisations dans un sens totalitaire reproduit en petit la transformation de la socit libraleen socit autoritaire. Il s'agit l d'un processus lent et contradictoire, impliquant la fois une lutte l'chelleinternationale et une lutte entre groupements politiques au niveau national. Ce processus se droule en unmoment o le caractre international que la concentration du capital prend toujours davantage, mtamorphose lesintrts monopolistes en intrts nationaux, o l'conomie mondiale se trouve monopolise par quelques Etats oublocs de puissances et o le contrle direct de la production et du march par les monopoles, qui existe danschaque pays avanc, s'tend de plus en plus au monde entier. Dans ces conditions, le mouvement ouvrier perd lapossibilit, qu'il avait eue jusqu'alors, de contribuer l'expansion du capital par le seul fait qu'il dfendait sesintrts de groupe social spcifique. Il lui faut passer au nationalisme et participer la rorganisation del'conomie en fonction de rapports de forces changs. Ce n'est pas sans mal toutefois que le mouvement ouvrier,li tout autant par ses traditions que par la ncessit de sauvegarder les avantages acquis, parvient setransformer et, de nationaliste bon enfant qu'il tait hier, devenir aujourd'hui un pilier de l'imprialisme. Denouvelles tendances politiques font alors leur apparition en vue d'exploiter ce manque de souplesse et, si cedernier persiste, les organisations traditionnelles doivent cder la place un mouvement de type national-socialiste.

    A coup sr, le national-socialisme n'est national que pour mener une politique imprialiste.L' internationalisme bourgeois , c'est--dire le march libre mondial, ne fut jamais qu'une fiction. Libre , ce march ne l'tait en effet que dans la mesure o la concurrence entre les principaux pays industrielset entre les monopoles internationaux n'atteignait pas encore une svrit excessive. Or l'expansion du capital apour effet simultan de restreindre et de stimuler la concurrence. Les vieilles positions de monopole sontliquides au profit de groupements monopolistes nouveaux. En intervenant sur le march libre mondial, lesmonopoles freinent l'expansion du capital mais, du mme coup, ils ouvrent de nouveaux pays la voie dudveloppement; les intrts privs qui, ds lors, peuvent prendre leur essor, instaurent leurs propres systmes derestrictions monopolistes la concurrence afin de se tailler une place au soleil.

    La lutte pour prendre pied sur le march mondial (et la lutte pour repousser les intrus qui va de pair avec elle)devait donc acclrer le dveloppement gnral du capitalisme au prix de disproportions toujours accrues au seinde l'conomie mondiale. Entre l'essor continu des forces sociales de production, d'une part et l'organisation base prive et nationale de la production et du commerce mondiaux, d'autre part, apparut une contradiction quine fit que s'aggraver au fur et mesure des progrs du capitalisme. Les rorganisations de l'conomie mondiale,rendues ncessaires par les changements survenus dans la rpartition de la puissance conomique, ne suffirentplus arrter la croissance des forces productives, due une concurrence qui continuait de battre son plein ; dslors, cette fonction de blocage revint aux crises et aux guerres. Voil qui provoqua son tour une nouvelleflambe de nationalisme, bien que toutes les questions politiques et conomiques dcoulent de la naturecapitaliste de l'conomie mondiale. Le nationalisme est essentiellement un instrument pour la concurrence grande chelle, le seul internationalisme dont la socit capitaliste soit capable.

    L'internationalisme proltarien, quant lui, tait fond sur l'ide (fausse) selon laquelle le principe bourgeois du libre change correspondait la ralit. On voyait dans le dveloppement international une simple extensionquantitative d'un phnomne que le dveloppement national avait rendu familier. De mme que l'entreprisecapitaliste avait fini par ne plus connatre de frontires nationales, de mme, pensait-on, le mouvement ouvrierallait acqurir une base internationale sans changer de forme ni de type d'activits. Le grand changementqualitatif, que cette volution quantitative ne manquerait pas d'engendrer, ce serait la rvolution proltarienne, etcela en raison de la polarisation croissante de la socit en deux classes fondamentales, un nombre toujours plusrduit de dirigeants devant faire face la masse toujours plus grande des dirigs. En bonne logique, ce processusne pouvait aboutir qu' l'alternative : ou bien l'absurdit totale, ou bien l'expropriation sociale des expropriateursindividuels.

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    Ancr de la sorte dans la conviction que la lutte pour vendre la force de travail au meilleur prix entranerait ledveloppement graduel de la conscience de classe du proltariat et la cration d'une base objective pour lesocialisme, on voyait galement un phnomne salutaire dans le processus de concentration du capital, considrcomme un pralable oblig l'volution en direction de la socit nouvelle. L'apparition du Grand Capital, lacartellisation, la multiplication des trusts et des prises de contrle financier, les interventions de l'tat, l'essor dunationalisme, voire mme celui de l'imprialisme, tout cela constituait autant d'indices d'une maturation de lasocit capitaliste, au terme de laquelle surgirait la rvolution sociale. Pour les rformistes, cet tat de chosesconfirmait leur thorie : la transformation de la socit avait pour condition ncessaire et suffisante leur arriveau pouvoir par des moyens lgaux. Mais les rvolutionnaires taient amens de leur ct croire que, mmedans des conditions de maturit moins grande, il leur suffirait de s'emparer du pouvoir d'tat pour raliser lesocialisme. Socialistes et bolcheviks se heurtaient propos de questions d'ordre tactique, mais ces querelles neconcernaient nullement le postulat fondamental qui leur restait commun : le pouvoir d'tat tait l'instrument quipermettrait de passer du stade suprme du capitalisme la socit nouvelle. Si les socialistes inclinaient laisser le progrs suivre son cours, persuads qu'ils taient que toutes les fonctions gouvernementales finiraientainsi par tomber sous leur coupe, les bolcheviks entendaient, quant eux, mettre la main la pte et acclrerl'volution sociale.

    En 1917, la dfaite des armes tsaristes vint rendre plus imprieuse que jamais la ncessit, dj- trs largementressentie en Russie, de moderniser le pays afin de raffermir sa chancelante indpendance nationale. Aprsqu'une rvolution eut balay le rgime, le gouvernement chut aux lments progressistes . Et l'aile marchantedu mouvement socialiste ne tarda gure concentrer tous les pouvoirs dans ses mains. Voulant hter le processusde socialisation, les bolcheviks forcrent la population excuter point par point leur programme politique. Deleur point de vue, peu importait que les dcisions du gouvernement fussent encore empreintes d'un caractrecapitaliste du moment qu'elles restaient dans le droit fil d'une volution qui poussait au capitalisme d'tat etqu'elles avaient pour effet d'augmenter la production et de conserver le pouvoir au parti dirigeant. Car seul ungouvernement bolchevique tait en mesure, pensait-on, d'implanter le socialisme par en haut, grand renfort dedcrets, et cela malgr les fautes et les compromis invitables, malgr toutes les concessions faire aux principescapitalistes et aux puissances imprialistes. La grande question, c'tait en effet d'avoir un gouvernement qui nerisquerait pas de dvier de la ligne rvolutionnaire, un gouvernement matre d'un appareil d'tat qui garderait soncaractre rvolutionnaire du fait que ses membres se verraient inculquer systmatiquement une idologie auxfondements rigides. En favorisant le dveloppement d'un fanatisme toute preuve, les bolcheviks cherchaient doter les organes politiques et administratifs du pays d'une cohsion et, par l, d'une puissance suprieure cellesde leurs ennemis propres. Ainsi la dictature du gouvernement, appuye sur un parti dirig par des mthodesdictatoriales et sur un systme de privilges hautement hirarchis, apparaissait-elle comme une premire tapequ'il fallait ncessairement franchir avant d'arriver au socialisme.

    Ds cette poque, une tendance la gestion totalitaire, allant de pair avec l'essor des monopoles, les interventionsde l'tat dans l'conomie et les exigences de l'imprialisme moderne en ce qui concerne la structuration dumonde, tait l'oeuvre dans tous les pays, plus particulirement dans ceux qui se trouvaient en tat de crise plusou moins permanente . De mme que l'conomie, les crises du capitalisme sont internationales, mais il nes'ensuit nullement qu'elles frappent tous les pays avec une gale vigueur et d'une manire identique. Certainesrgions sont riches et d'autres pauvres en matires premires, en main-d'oeuvre et en capital. Les crises etles guerres provoquent un remaniement des rapports entre puissances et ouvrent des voies nouvelles audveloppement politique et conomique du monde. Elles peuvent avoir pour effet d'instaurer un nouvel quilibredes forces ou d'y contribuer. Dans un cas comme dans l'autre, le monde capitaliste subit des changementsdcisifs et se retrouve ensuite organis sur des bases diffrentes. Sous l'impact de la concurrence, cestransformations structurelles se gnralisent, mais en revtant des aspects qui sont trs loin d'tre partout lesmmes. Dans certains pays, les nouvelles formes de domination sociale, conscutives l'apparition d'un degrlev de concentration du capital, peuvent prendre un caractre avant tout conomique ; dans d'autres, ellesauront des dehors plus politiques. De fait, les organes de direction centralise ont toutes chances d'tre plusperfectionns dans le premier cas que dans le second. Ds lors cependant, les pays les moins bien pourvus sur ceplan se voient contraints d'accrotre les pouvoirs de l'appareil d'tat. Un rgime fasciste est le produit de luttessociales engendres par des difficults d'ordre intrieur autant que par la ncessit de compenser, au moyen del'organisation de l'conomie, des faiblesses structurelles qu'ignorent les pays les plus forts du point de vuecapitaliste. Le rgime autoritaire a pour mission de remdier l'absence d'un systme de prise de dcisioncentralis et rsultant d'un libre cours des choses.

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    Si le totalitarisme dcoule de changements survenus au sein de l'conomie mondiale, il est aussi l'origine d'unenouvelle et universelle tendance parfaire la puissance conomique par des moyens politiques. En d'autrestermes, l'essor du totalitarisme n'est comprhensible qu'en fonction de la situation mondiale du capitalisme. Lebolchevisme, le fascisme et le nazisme ne se sont pas forms de manire autonome, dans le cadre de l'volutiond'un pays donn. Ils ont constitu en ralit autant de ractions de type national la transformation desconditions de la concurrence internationale, exactement comme les tendances des nations dmocratiques autotalitarisme reprsentent une raction des pressions en sens opposs, pour et contre les menes imprialistes.Seules les grandes puissances capitalistes sont en mesure de rivaliser de faon indpendante pour la matrise dumonde, cela va de soi. Quant la plupart des petites nations, dj hors de course, elles ne font que s'adapter lastructure sociale des puissances hgmoniques. Pourtant les structures totalitaires modernes sont apparues pourla premire fois dans les pays capitalistes les plus faibles et non, comme tout portait le croire, dans ceux o lepouvoir conomique se trouvait concentr l'extrme. Les bolcheviks, forms l'cole de l'Occident, voyaientdans le capitalisme d'Etat le stade ultime du dveloppement capitaliste, une voie de passage au socialisme. Pouremprunter cette voie, il fallait selon eux, recourir des moyens purement politiques, la dictature enl'occurrence, et pour que cette dictature ft efficace, il fallait recourir au totalitarisme. Les rgimes fascistesd'Allemagne, d'Italie et du Japon ont incarn des tentatives de suppler par l'organisation tout ce qui manquaitd'lments de force capitaliste traditionnelle leurs pays respectifs et de court-circuiter la concurrence grandechelle, le dveloppement conomique gnral les empchant de se tailler dsormais une place plus grande sur lemarch mondial, voire de la conserver.

    Vu sous cet angle, l'volution globale du capitalisme n'a cess de tendre au totalitarisme. Cette tendance devintsensible ds le dbut de notre sicle. Elle a pris corps au travers des crises, des guerres et des rvolutions. Loinde n'intresser que des classes spcifiques et des nations particulires, elle affecte le monde entier. Et, dans cetteperspective, on peut ajouter qu'un capitalisme intgralement dvelopp serait ni plus ni moins qu'uncapitalisme mondial gr de faon centralise sur un mode totalitaire. S'il tait ralisable, il correspondrait au butque socialistes et bolcheviks s'assignaient : la cration d'un gouvernement mondial planifiant la vie sociale dansson ensemble. Il correspondrait aussi l' internationalisme restreint des capitalistes, des fascistes, dessocialistes et des bolcheviks, et leurs projets d'organisation partielle citons ple-mle : le paneuropannisme;le panslavisme; la latinit ; les Internationales IIme, IIIme et autres ; le Commonwealth ; la doctrine de Monroe;la Charte de l'Atlantique ; les Nations Unies et ainsi de suite tous conus comme autant de pralables l'tablissement d'un gouvernement mondial.

    Lorsqu'on l'examine la lumire de l'histoire contemporaine, le capitalisme du sicle dernier apparat comme uncapitalisme sortant tout juste de l'enfance, n'ayant pas encore russi s'manciper compltement de son passfodal. Le capitalisme, qui ne mettait pas en question l'exploitation en gnral, mais seulement le rgne exclusifd'une forme particulire d'exploitation, peut vraiment se dvelopper dans le sein de l'ancienne socit. A cettepoque l'action rvolutionnaire visait la prise du pouvoir dans le seul but d'liminer les pratiques restrictivespropres au monde fodal et de dfendre la libert d'entreprise . Elargir le march mondial, stimuler ledveloppement du proltariat et de l'industrie, acclrer Il accumulation du capital, telle tait alors la grandeaffaire des capitalistes et, certes, ils avaient sur ce plan toutes raisons d'tre satisfaits. La libert conomique ,tel tait leur leitmotiv et, pour autant que l'Etat les laissait poursuivre en paix l'exploitation des travailleurs, ils nese souciaient ni de sa composition ni de son autonomie.

    Toutefois, loin d'tre l'une des caractristiques essentielles du capitalisme, l'indpendance relative de l'Etat taitlie la croissance du systme dans des conditions de maturit encore trs imparfaites. Plus ces conditionsmrissaient, plus l'Etat prenait un caractre capitaliste. Ce qu'il perdait en autonomie , il le regagnait enpuissance; ce que les capitalistes se voyaient contraints d'abandonner, ils le retrouvaient sur un autre plan, grceau perfectionnement des mcanismes de gestion de la vie sociale. A la longue, les intrts de l'Etat et du Capitalfinirent par se confondre aux yeux de tous, fait dnotant que le mode de production capitaliste et son systme deconcurrence jouissaient du consentement gnral. Appuy sur l'Etat et organis l'chelon national, lecapitalisme marquait plus nettement que jamais qu'il avait subjugu toute opposition, que la socit dans sonensemble, y compris le mouvement ouvrier - et pas seulement le patronat -, tait devenue capitaliste. Cetteintgration du mouvement ouvrier au systme se manifestait entre autres dans l'intrt grandissant qu'il portait l'Etat conu comme un instrument d'mancipation. Etre rvolutionnaire , voil qui signifiait dsormais rompreavec la conscience trade-unioniste borne propre l're du libre-change et lutter pour la conqute del'Etat tout en cherchant constamment augmenter les prrogatives de celui-ci. La fusion du Capital et de l'Etats'accompagnait ainsi d'une fusion de l'un et de l'autre avec le Travail, c'est--dire l'ancien mouvement ouvrierorganis.

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    La Russie bolcheviste est le premier en date des systmes ou la fusion du Capital, du Travail et de l'Etat futralise sous la direction de l'aile radicale de l'ancien mouvement ouvrier. Depuis longtemps, Lnine taitconvaincu que la bourgeoisie se trouvait dornavant dans l'incapacit absolue de rvolutionner la socit.L'poque de la rvolution capitaliste au sens traditionnel tait termine. Au stade du capitalisme imprialiste, lespays arrirs, voulant chapper la colonisation, taient en effet obligs de prendre pour point de dpart de leurvolution l'tat de choses considr jusqu'alors, dans le cadre du laissez-faire, comme le point d'aboutissementpossible du processus de la concurrence. Ds lors, il tait vain d'attendre l'mancipation d'un dveloppements'effectuant par les voies traditionnelles ; seules des luttes politiques, du type mis en avant par les bolcheviks,pouvaient crer les conditions ncessaires au dveloppement capitaliste, base mme de l'indpendance nationale.S'attaquant non pas au systme d'exploitation capitaliste en gnral, mais seulement sa forme restreinte, l'exploitation pratique par des groupes particuliers d'industriels et de financiers, le parti bolchevik s'empara del'Etat et du mme coup prit en main la gestion des moyens de production. Point n'tait besoin de se plier auschma historique faire du profit et accumuler des capitaux pour s'approprier les leviers de commande.Cessant d'tre lie aux pratiques du laissez-faire et de la concurrence, l'exploitation reposait dsormais sur lepouvoir de gestion des moyens de production. Elle promettait mme d'tre plus rentable et plus sre avec unsystme de gestion unifie et centralise qu'elle ne l'avait t dans le pass par le biais du contrle indirect dumarch et des interventions sporadiques de l'Etat.

    Si en Russie l'initiative totalitaire fut prise par le mouvement ouvrier extrmiste, ce fut en raison de la proximitde l'Europe occidentale o des processus analogues taient l'oeuvre, quoique dans un cadre rformiste, nonrvolutionnaire. Au Japon, l'initiative vint de l'Etat et le processus suivit un cours diffrent, les anciennes classesdirigeantes s'tant mtamorphoses en organes d'excution de la politique de l'Etat. En Europe de l'Ouest,l'intgration de l'ancien mouvement ouvrier - et ses consquences quant la conduite de l'Etat - atteint un degrtel, surtout pendant la guerre, que ce mouvement perdit compltement l'initiative en matire de changementsocial. Il ne pouvait venir bout de la stagnation sociale (cause en partie par sa propre existence et accentuepar les squelles du conflit mondial) sans se transformer d'abord radicalement lui-mme. Mais les essais debolchevisation chourent. En effet, la bourgeoisie ouest-europenne, contrairement la bourgeoisie russe,bnficiait, grce ses institutions dmocratiques progressistes , d'une grande libert de manoeuvre et d'unebase sociale trs large et intgre. Ce fut en Allemagne, la plus puissante, du point de vue capitaliste, de toutesles nations vaincues et prives de part de butin, qu'en dsespoir de cause se produisit l'essor du nazisme.

    La rvolution russe avait montr au monde comment un parti peut s'assurer une emprise totalitaire sur un pays; lergime bolcheviste avait mis en vidence la possibilit d'un capitalisme de parti. De nouvelles formationspolitiques, mi-bourgeoises mi-plbiennes, aux idologies nationalistes et imprialistes et aux programmes plusou moins capitalistes d'Etat, vinrent se poser en forces rvolutionnaires face aux anciennes organisations.Moins respectueux de la lgalit et des modes d'intervention traditionnels, ces partis, dots d'une base de massequ'une crise insoluble alimentait en permanence, et appuys par tous les lments qui poussaient rsoudre lacrise par des mthodes imprialistes, russirent l'emporter, d'abord en Italie, puis en Allemagne. Mme auxEtats-Unis, la plus grande puissance capitaliste, on s'effora pendant la Grande crise de raffermir l'autoritaccrue, dont l'Etat jouissait depuis peu de temps, en faisant tout pour gagner les masses la politique dugouvernement, axe sur la collaboration des classes.

    L'effondrement des pays fascistes l'issue de la deuxime guerre mondiale n'a pas modifi la tendance autotalitarisme. Si les vaincus ont perdu leur indpendance, ils ont gard cependant leur structure autoritaire. Seulsn'ont pas survcu, qu'ils aient t dtruits ou subordonns aux exigences des vainqueurs, les aspects de leurrgime totalitaire lis au maintien d'un potentiel de guerre propre. Malgr le changement du rapport des forces etla mise en oeuvre de mthodes nouvelles, l'autoritarisme est plus grand dans le monde d'aujourd'hui qu'il ne lefut avant et pendant la dernire guerre. Qui plus est, des pays victorieux , comme la France et l'Angleterre, setrouvent prsentement dans la situation mme que les pays vaincus traversrent la fin de la premire guerremondiale. Et tout semble indiquer que l'volution que l'Europe centrale connut entre les deux guerres va s'yrpter.

    Cependant, le totalitarisme a cess d'tre l'apanage exclusif d'organisations nouvelles; on le voit prnmaintenant par toutes les forces politiques actives. Pour faire face sur le plan intrieur la concurrence desformations fascistes ou bolchevistes, les organisations en place ont d s'adapter leurs mthodes. En outre,toutes les luttes internes refltant des rivalits d'ordre imprialiste, la prparation la guerre a pour effet depousser plus encore la socit dans la voie du totalitarisme. Etant donn que l'Etat prend en charge des secteursde plus en plus tendus de la vie sociale et conomique, le capital priv et monopoliste doit, pour se dfendre,suivre plus que jamais ses propres penchants au centralisme. Bref, les forces sociales dont les deux guerres ont

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    accouches, et qui visent trouver des solutions dans le cadre du statu quo, tendent toutes appuyer et acclrer les progrs du capitalisme totalitaire.

    Dans ces conditions, une rsurrection du mouvement ouvrier, tel qu'il fut autrefois, et tel qu'il subsiste encore et l sous une forme rabougrie, est purement et simplement hors de question. Tous les mouvements ayant le venten poupe cherchent quelle que soit leur tiquette se conformer aux principes autoritaires. La dominationsociale peut prendre des formes extrmement diverses, allant de la combinaison Etat-monopoles au fascisme etau capitalisme de parti, mais, en tout tat de cause, les dtenteurs du pouvoir disposent dsormais de moyens telsque cela signifie la fin du laissez-faire et l'extension du capitalisme autoritaire.

    Certes, il est hors de doute que le capitalisme ne parviendra jamais au stade du totalitarisme absolu, pas plus qu'ilne fut jamais un systme de laissez-faire au plein sens du terme. Tout ce que ces vocables dsignent, ce sont lespratiques dominantes dans le cadre d'une multiplicit de pratiques et de diffrenciations en matired'organisation, conformes cependant les unes et les autres la pratique matresse. Il n'en demeure pas moins queles nouveaux pouvoirs de l'Etat, le capitalisme extrmement concentr, la technologie moderne, lamonopolisation de l'conomie mondiale, l're des guerres imprialistes et tout ce qui s'ensuit, rendentindispensable au maintien du statu quo capitaliste une organisation sociale sans opposition, un contrle centraliset systmatique des activits humaines ayant des effets sociaux.

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    Si la fin de l'ancien mouvement ouvrier a priv de fondement la question de l'organisation et de la spontanit,telle du moins qu'elle fut conue et dbattue au sein de ce mouvement, la question peut pourtant conserver sonintrt dans un sens plus large, abstraction faite des problmes spcifiques aux organisations ouvrires du pass.De mme que les explosions rvolutionnaires, il faut voir dans les crises et les guerres des vnements eux aussispontans. Mais, s'agissant de ces dernires, on a bien plus d'informations, accumul bien plus d'expriences,qu'en ce qui concerne la rvolution.

    En systme capitaliste, le soin de dterminer les exigences fondamentales de la socit qui devront tresatisfaites en priorit par l'appareil de production et les besoins sociaux en fonction desquels il faudra moduler lamasse du travail social, revient pour la plus grande part aux automatismes du march. Ces mcanismes,l'intervention des monopoles en trouble le fonctionnement mais, mme en l'absence de pareilles interfrences, cetype de pratiques socio-conomiques ne peut servir que les besoins sociaux spcifiques du systme. Lesautomatismes du march tablissent entre l'offre et la demande un genre de rapport indirect qui a pour rfrent etpour dterminant le profit et les ncessits de l'accumulation du capital. Si les monopoles, par leur interventionconsciente, mettent un tant soit peu d' ordre dans ce chaos, ils le font en fonction de leurs seuls intrtsparticuliers et, par consquent, accroissent l' irrationnalit du systme pris comme un tout. Et la planificationcapitaliste d'Etat elle-mme a pour objet avant toute autre chose de satisfaire les besoins et de garantir la scuritdes groupes sociaux dirigeants et privilgis, non de couvrir les besoins rels de la socit. Etant donn que lecomportement des capitalistes est dict par la ncessit de faire du profit et par des intrts particuliers, non pardes intrts sociaux, il arrive que les consquences effectives de leurs dcisions diffrent de leurs intentionspremires; les rsultats sociaux d'une foule de dcisions, prises l'chelon individuel, sont ainsi susceptibles deperturber la stabilit de la socit et de djouer les projets de leurs auteurs. Seuls certains rsultats de cesdcisions sont prvisibles, mais pas tous. Il y a en effet incompatibilit entre les intrts privs et un typed'organisation sociale permettant autant que faire se peut des prvisions en ce domaine. D'o des frictions et desdisproportions de plus en plus frquentes, et l'ajournement perptuel de remises en ordre pourtant indispensables,qui finissent par provoquer de violents affrontements entre intrts anciens et nouveaux, des crises et desdpressions qui semblent surgir spontanment, faute d'un type d'organisation donnant la possibilit de grer lasocit sur une base sociale, et non sur une base de classe.

    Toute organisation des activits sociales en fonction des intrts de la socit globale est par dfinition excluedans le cadre du statu quo. La mise en place de formes nouvelles d'organisation ne fait que sanctionner leschangements survenus dans la situation respective de chaque classe et laisse intacts les rapports sociauxfondamentaux. De nouvelles minorits dirigeantes succdent aux anciennes, la classe proltarienne se morcle encatgories de condition diffrente, et, tandis que certaines couches de la petite bourgeoisie disparaissent, d'autresvoient leur influence grandir. Toute activit pratique, concrte, n'tant sociale, dans la mesure o elle peut l'tre,que par ses effets, et non en fonction d'intentions arrtes par accident en quelque sorte , il n'existe au seinde la socit aucune force dont la croissance continue serait de nature restreindre l' anarchie sociale et

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    provoquer une prise de conscience plus nette des besoins de tous et des moyens de les satisfaire, premier pas versla libre disposition des hommes et vers une socit conue par et pour les hommes. En un sens, donc, c'est lamultiplicit et la varit des organisations en systme capitaliste qui interdisent d'organiser la socit. Il s'ensuitnon seulement que toutes les activits non coordonnes et contradictoires aboutissent en fin de compte descrises attendues ou imprvues, mais aussi que chacun, du fait de ses activits, est plus ou moins responsable de ces explosions spontanes qui prennent la forme de la crise ou de la guerre.

    Toutefois, il est impossible de donner du processus, qui a dbouch sur la crise ou la guerre, un tableau prcis,retenant tous ses aspects essentiels, et d'expliquer ainsi, aprs coup, les concours de circonstances qui, dans lecadre de processus volutifs, ont engendr la catastrophe. La solution de facilit (trs suffisante du point de vuecapitaliste) consiste choisir arbitrairement un point de dpart par exemple, que la guerre a entran la crise etla crise la guerre ou, plus niaisement, invoquer l'tat mental d'Hitler ou la soif d'immortalit de Roosevelt. Laguerre apparat tout la fois comme une ruption spontane et comme une entreprise organise. On accuse telsou tels pays, gouvernements, groupes de pressions, monopoles et autres de l'avoir dclenche, chacun enparticulier. Mais faire d'organisations et de politiques spcifiques les seuls fauteurs de crises et de guerres, c'estpasser ct du problme rel et se rvler incapable de le traiter. Incriminer des facteurs institutionnels de cegenre, en oubliant que dans le contexte gnral d' anarchie , inhrent la socit capitaliste, leur influence estforcment limite, c'est croire et faire croire que d' autres organisations et d' autres politiques auraient puprvenir de telles catastrophes sociales sans mme sortir du statu quo, c'est propager une illusion. Car le statuquo est en dfinitive synonyme de crise et de guerre.

    L'observation du systme capitaliste permet d'y dceler coup sr l'existence d'un certain type d' ordre etd'une tendance volutive fonde sur cet ordre qui tire son origine de la productivit croissante du travail.Dmarrant dans une ou plusieurs sphres de production la productivit accrue a radicalement mtamorphos lepotentiel social de production et provoqu des modifications correspondantes de toutes les relations socio-conomiques. Cette volution devait transformer, leur tour, les rapports politiques et avoir pour effet dechanger la relation, plus ou moins contradictoire, entre la structure de classe et les forces productives de lasocit.

    Qu'est-ce que les forces de production ? Manifestement, il s'agit du travail, de la technologie et de l'organisation ;moins directement, des affrontements de classes et donc des idologies. En d'autres termes, on dsigne par forcesproductives des actions humaines, et non des facteurs distincts de ces actions et les dterminant. Par consquent,une ligne de dveloppement suivie jusqu' un certain seuil n'est pas forcment suivie une fois ce seuil franchi.Une volution sociale peut s'arrter, ou des conditions nouvelles peuvent s'tablir, avec pour consquence ladestruction de ce qui avait t prcdemment difi. Mais si le but social tait l'extension et la continuationd'une tendance volutive dj l'oeuvre, l'Histoire pourrait bien tre celle du progrs social tel qu'il rsultedu dploiement des capacits productives de la socit.

    Que le capitalisme ait fait son apparition, voil qui supposait acquis un certain essor des forces socialesproductives et l'existence d'une masse de surtravail permettant notamment d'entretenir une classe de non-producteurs en voie d'augmentation. Considrer la croissance des forces productives comme le facteurdterminant le dveloppement global de la socit tait chose particulirement judicieuse l're du laissez-faire,soumis au ftichisme de la marchandise. En effet, vu l'individualisme conomique qui rgnait alors en matre,tout portait croire que les forces productives s'panouissaient indpendamment des voeux des capitalistes etdes besoins du systme. Les exigences insatiables de l'accumulation avaient pour effet l'expansion vigoureuse etrapide de ces forces, laquelle permettait de procder en permanence des rorganisations de la structure socio-conomique, rorganisations qui, leur tour, servaient de base un nouvel essor de la productivit sociale. Ondisait qu'historiquement parlant le capitalisme se trouvait justifi parce qu'il tait la cause efficiente dudveloppement des forces productives dont le moderne proltariat d'industrie tait considr comme la plusgrande.

    Quand bien mme il crverait les yeux que le dploiement total des capacits productives rendrait possible laformation et le bon fonctionnement d'une socit sans classes, il est on ne peut plus vident que les classesdirectement privilgies ne renonceront jamais au pouvoir pour cette seule et unique raison. En tout cas, sur cechapitre, les propritaires et les gestionnaires des moyens de production ne sauraient agir en tant que classe ;l'ide d'une rvolution par consentement est tout bonnement absurde. L'accumulation pour l'accumulation sepoursuit et continue de pousser la concentration du capital et du pouvoir, c'est--dire la destruction du capital,aux crises, aux dpressions et aux guerres. Car le capitalisme acclre et freine en mme temps l'essor des forcesproductives et largit le foss sparant la production effective de la production virtuelle. La contradiction entre la

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    structure de classe et les forces productives exclut tout la fois le gel de la production au niveau qu'elle aprsentement atteint, et son expansion en direction d'une abondance relle.

    Tout semble donc indiquer qu' la faon du pass immdiat le proche avenir sera caractris par la croissance desforces productives, ne serait-ce qu'en raison de la force des habitudes. Voil qui implique un redoublement de laconcurrence, malgr la monopolisation intgrale ou partielle de la production. Bien que les grandes unitscapitalistes aient absorb une foule d'entreprises plus petites - le pouvoir des monopoles tant ainsiprovisoirement assis dans les divers secteurs et combinaison de secteurs industriels -, ce processus ne faitqu'intensifier la concurrence internationale et la lutte entre les entreprises non monopolises qui surviventencore. Dans le cadre du capitalisme d'Etat, la concurrence prend une forme diffrente, bien plus intgre enraison de l'atomisation complte de la masse de la population, que l'appareil bureaucratique d'Etat ralise aumoyen de la terreur, et au sein de la bureaucratie elle-mme, cause de sa structure hirarchise.

    En mme temps que la mise en oeuvre des forces technologiques nouvelles et des forces productives cres parla rorganisation du capital exige un renforcement des instances de direction de la socit, la dsorganisation duproltariat marque le dbut d'un processus qui aboutit l'atomisation totale de la population et au monopoled'Etat de l'organisation. Toute la force organise est concentre un ple de la socit, tandis qu' l'autre vit unemasse amorphe, incapable de s'unir pour dfendre ses intrts propres. Dans la mesure o cette masse estorganise, elle l'est par ses dirigeants; dans la mesure o elle a voix au chapitre, c'est la volont de ses matresqu'elle exprime. Dans toutes les organisations, la masse atomise se trouve toujours face un seul et uniqueennemi l'Etat totalitaire.

    L'atomisation de la socit ne va pas sans une organisation tatique de caractre tentaculaire. Socialistes etbolcheviks jugeaient la socit insuffisamment organise sur le plan de la production et de l'change, ainsi qu'end'autres domaines, extra-conomiques ceux-l. A leurs yeux, organiser la socit revenait mettre en place desinstances de contrle social. Le socialisme, c'tait au premier chef l'organisation rationnelle de la socit globale.Et une socit organise exclut par dfinition les actions imprvisibles susceptibles de dboucher sur dessquences d'vnements spontans. Il fallait donc vacuer de la vie sociale cet lment spontan, par le biais dela planification de la production et d'une rpartition centralise des biens. Tant que leur pouvoir n'tait pasabsolu, les bolcheviks - et aussi les fascistes - parlaient volontiers de spontanit. Mais, aprs s'tre assujettistoutes les catgories sociales ils devaient se transformer en organisateurs minutieux de la socit. Et c'estprcisment cette activit organisatrice que, les uns et les autres, ils appelaient socialisme.

    Toutefois, la contradiction entre la structure de classe et les forces productives subsiste et, par l, l'inluctabilitde la crise et de la guerre. Bien que les masses entretenues dans l'apathie ne puissent plus rsister au totalitarismepar les moyens traditionnels d'organisation, et qu'elles n'aient pas mis au point des mthodes et des formesd'action appropries leurs tches nouvelles, les contradictions inhrentes la structure de classe de la socit nesont pas surmontes pour autant. Le systme autoritaire, fond sur le rgne de la terreur, s'il tablit desconditions de scurit, toutes provisoires d'ailleurs, n'en reflte pas moins l'inscurit croissante du capitalismetotalitaire. Du fait qu'elle donne le jour des activits incontrles ou incontrlables, la dfense du statu quoconduit la rupture du statu quo. Et, mme si face toutes ces organisations il y a dsormais une organisationunique, la socit capitaliste n'a jamais t aussi mal organise qu'aujourd'hui, o elle est compltementorganise.

    Rien certes ne garantit que le cours suivi par le dveloppement gnral de la socit va ncessairement engendrerle socialisme et, pas plus, rien ne permet de supposer que le monde va sombrer dans la barbarie totalitaire.L'organisation du statu quo ne peut en empcher la dsagrgation. Le totalitarisme absolu restant impossible, ilcontient en lui-mme les germes de sa subversion ventuelle. Certes, si les faiblesses du systme sont d'ores etdj perceptibles, leur signification exacte du point de vue social demeure obscure. Bien que concevablesthoriquement, certains facteurs de dsagrgation ne sont pas discernables encore et il n'est possible de lesdcrire qu'en termes gnraux. Pour tre formule, la thorie moderne de la lutte des classes exigeait comme unpralable oblig non seulement que le capitalisme et pris son essor, mais aussi que des luttes proltarienneseussent fait leur apparition effective en son sein ; de mme, tout porte croire qu'il faudra assister mainterbellion de masse contre le totalitarisme avant de pouvoir laborer des plans d'action spcifiques, prconiser desformes de rsistance efficaces, dcouvrir et exploiter les faiblesses du systme.

    Tout mouvement ses dbuts parat drisoire au regard des objectifs qu'il se donne; mais si rduit, si infime qu'ilsoit, ce n'est pas l une raison de dsesprer. Ni le pessimisme ni l'optimisme ne permettent d'aborder lesproblmes rels de l'action sociale. Ces deux attitudes n'affectent pas d'une manire dcisive les actions et les

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    ractions des individus, dtermines qu'elles sont par des forces sociales que ces individus ne sauraient matriser.L'interdpendance de toutes les activits sociales, si elle offre un moyen de dominer les hommes, assignegalement des limites cette domination. Etant donn que, sur le plan de la technologie comme sur celui del'organisation, le processus du travail dpend simultanment de forces anonymes et de dcisions d'ordrepersonnel, il est dou en raison de sa souplesse d'une autonomie relative, laquelle suffit rendre malaise samanipulation totalitaire. Les manipulateurs eux-mmes ne peuvent en effet sortir du cadre spcifique qui dcoulede la division du travail, et qui restreint souvent les pouvoirs des instances de contrle centralises. Ils doiventcompter avec le degr atteint par l'industrialisation, faute de quoi leur domination sera mise en cause. En ce cas,la rsistance prendra des formes multiples, tantt absurdes ou voues d'emble l'chec, tantt efficaces. Alorsque certaines formes prsentes d'action peuvent n'avoir aucune espce de porte, des formes anciennes peuventressurgir du fait de certaines affinits entre la structure totalitaire et les rgimes autoritaires du pass. Si lapolitique des syndicats ouvriers a cess de signifier l'action sur le tas pour se borner des tractations entreautorits constitues, des mthodes de sabotage et de lutte aussi nouvelles qu'efficaces sont parfaitementsusceptibles d'apparatre dans l'industrie et, dans la production en gnral. Et si les partis politiques sont autantd'expressions de la tendance au totalitarisme, il reste possible de concevoir toute une gamme de formesd'organisation capables de rassembler les forces anticapitalistes en vue d'actions concertes. Pour que ces actionssoient adaptes aux ralits du systme totalitaire et mnent son renversement, il faudra mettre au premier planl'autodtermination, l'entente mutuelle, la libert et la solidarit.

    Trouver les moyens de mettre un terme au capitalisme totalitaire ; d'inciter ceux qui ne disposent pas de lamoindre parcelle de pouvoir agir par et pour eux-mmes ; d'en finir avec le rgne de la concurrence et avecl'exploitation et les guerres qui lui sont inhrentes; de jeter les bases d'un monde rationnel o les individus, loind'tre amens se dresser contre la socit, auront conscience de former une entit effective tant sur le plan de laproduction que sur celui de la rpartition, d'un monde qui permette l'humanit de progresser sans affrontementssociaux, tout cela ne peut se faire que pas pas et sur la base d'une rflexion empirique, scientifique. Il semblevident toutefois que pendant un certain temps encore il faudra qualifier de spontans tous les types de rsistanceet de lutte sociales, quand bien mme il s'agisse en vrit d'action concerte ou d'inactivit volontaire. En cesens, parler de spontanit ne fait que rvler notre inaptitude traiter de manire scientifique, empirique, desphnomnes lis au fonctionnement de la socit capitaliste. Les changements sociaux surviennent commeautant d'explosions couronnant une phase de formation du capitale de dsorganisation, de concurrence frntiqueet de longue accumulation de revendications qui finissent par trouver une expression organise. Leur spontanitdmontre rien de moins que le caractre foncirement antisocial de l'organisation sociale capitaliste- Il y auraantithse entre l'organisation et la spontanit tant que se perptueront et la socit de classes et les tentatives del'abattre.

    Paul MATTICK (1949)

    Traduit de : "Spontaneity and Organisation", Left, aout 1949, n152 pp.121-138. Texte franais extrait deIntegration capitaliste et rupture ouvrire, Paris, E.D.I, 1972, 269p. Choix de texte traduit par Serge Bricianer.On notera ce propos que la revue anglaise, o parut cet article (Left, n' 152, aot 1949), servait de tribune dessocialistes de gauche de diverses tendances (N. d. T.). Ce texte a t mis en ligne par Adel, et mis en pages par leCercle social (http://www.geocities.com/demainlemonde).