Matins

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Matins YVES GOULM

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livre, roman

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Aligner les mots c’est frapper des silex l’un contrel’autre, subitement vient l’éclair et potentielle-ment apparaît le feu, une lignée d’ignés menant

à la littérature. Technique préhistorique. Frottements.Le feu. Sa découverte, son apprivoisement, sa produc-tion. Découvrir si ses pr emières constatations furentperçues en menaces, en manifestations hostiles. Quelsapiens a osé le geste de répéter celui tombé du ciel ?Quel ancêtre le domestiqua et lui rendit culte tout engrillant jambonneaux d’éléphant et cuissots d’hippo-potame ? La lampe éternelle du Saint Sacrement et lebarbecue. Le feu de saint Jean et le bûcher des sorcières,le sort des hérétiques. Celui des vanités. Le funèbre oùse précipitait volontairement la femme de caste indiennepour suivre son valeureux mari mort au combat. Le feusacré. Le haut purificateur. Feu de Saint-Elme sauvantde la noyade. Sur le feu aussi il y a de quoi dir e. Enpremier lieu, cette bizarrerie d’adjectif : feu, alors quenous sommes cendre ou poussière. Feu mais défunt.Défait. Fin du feu. Ecobuage d’écrivain.

Cet écrivain qui cherche à tromper son impuissance – laperte de l’inspiration – chaque matin frappe ses silex. Ilcompte (re)créer la flamme. Alors, il reprend chacune desstations de son calvaire pour en comprendre le sens: erreurde positionnement, hésitations, frayeurs, ennui, fatigue,rage, rêveries, impréparation, irréflexion, ef fraction duréel, banalité… Dans le maquis des mots, trouver sonchemin. Chaque matin il abdique, chaque matin il relèvela tête, se cabre, s’interdit de céder . Il écrit enfin… unerévélation, une mystique littéraire. Un beau matin...

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Premier matin

Rien écrit aujourd’hui. Empêché. Pas pu. Mou. Bonhomme mou.Mollesse. Colle molle. L’inspiration gluée par une gomme à mâcher.Un chewing-gum. L’inspiration engluée. Visqueuse. Poisseuse. Poissede la poix. Visque visque rage ! L’encre pâteuse ! L’inspiration fade.Insipide. Sans sel. Fadasse. Moteur à bas régime. En rade. Empanné.Bougies encrassées. Suie. Plus d’explosion. Plus de gaz. Le carbu-rant n’atteint plus le cerveau. Injecteurs bouchés. Nulle flamme. L’âtrefroid du feu sacré. Cendres. Rien ne venait. Des fadaises. Des falaisesabruptes à gravir sans la geste du grimpeur de parois, sans la souplessede l’alpiniste, sans l’art de la prise, mains nues, corps leste, prestesse.De l’art brut sans sauvagerie. De l’art brut sans brutalité, sans bles-sure, sans déchirure. Lacération de la raison. Désarroi. Roi désarmé.Arroi tiré par une haridelle. Désorienté. Sécheresse de la source tarie.Bourse vide. Nul écot. L ’écho du silence. Océan sans vent. Étale.Mer à l’arrêt entre flot et jusant. Eaux stationnaires. Stagnation desmarées. Immobilité. Étals vides. Menace d’inanition. Nation sanspeuple. Famine. Menace létale. État de tarissement. Pays tari. Paystaré. Pays aréique. Sécheresse des terres sans pluie depuis lunes etlunes, les rousses, les pleines, les blanches, les mi-quartiers, les hurléesdes loups. Terrains sur lesquels l’averse coule goutte à goutte en ravi-nant les poussières. S’écoule comme d’une prostate malade. Terre sisèche que la Lune l’espère sœur d’âpreté pour noces arides. Terredes termes de l’indolence. Terre grise. Limaille, grisaille. Terre morne.Terre si sèche qu’ainsi le sélénite on s’y baigne dans des mers schis-teuses d’eaux rocheuses, des mers de poussière. On s’y vautre sur labouche des cratères, cuvette sans remous. Terre sans caractère. Terrerides. Visage stries. Terre fripée. Terre ridée. Terre décrépite, valétu-dinaire. Si desséchée que son peuple a perdu l’à verse de son voca-bulaire. Expurgée de l’idiome. Bannie de la langue. Exil de mots.Bagne des dits inusités. Expression dorénavant étudiée d’antiques

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textes à propos desquels des écoles de traducteurs contreversentcopieusement dans d’éristiques toges coupées sur mesure devant desauditoires buvant les paroles de leurs doctes savoirs. À défaut d’eau.À défaut d’ondée. Sécheresse des douleurs sans larmes. Les chagrinssecs sont les plus douloureux. Épanchements poignants. La pluie nepénètre plus le sol. Sec comme un coup de trique. Comme un amouréteint. Volcan froid. Cônes eczémateux. Yeux chassieux. Le sol voitparfois une maigre pluie rarescente choir chichement vers lui. Il sentson odeur d’amertume. Il devine la fraîcheur de ses particules poly-morphes. Il ressent son impact, son plic ploc tambourinant, sonlangage télégraphiste à l’appareil Morse. Ses chiquenaudes d’index.L’eau pluviale glisse sur lui en s’enfuyant, furtive espionne, ombrealéatoire. Son langage grêle résonne sur les maigres brancheseffeuillées des quelques médiocres arbres à la ramure atrophiée, àl’allure de squelette, visage émacié. Maigreurs. Ici nul pommier oùchaparder. Nul fruit. D’eau, cette contrée n’en reçoit plus dans legosier, nul soupçon dans la gorge. Rien d’humectant. Le sol ne s’en-trouvre pas seul. Quand il parvient, par ses propres moyens, à esquis-ser une danse de la pluie, c’est généralement une catastrophe.Chorégraphie sismique. Il plie. Il plisse. Parle pas le terrain. Il éructe.N’articule pas. Hurle. Ne murmure pas. Le ruisseau oui. Le sol non.Le lit des cours d’eau est vide. Pas la moindre rumeur fluente gaged’humidité. Le sol beugle, meugle. Il mugit. Il rugit. Éructationsanimales. Vociférations de tremblements. Il vocifère des cris de fer.Un sol n’a aucun sens de la mesure. Lorsqu’il parvient à se secouer,c’est tout de suite séismes et éruptions. Cataclysmes et explosions.Donne pas dans le petit jeu bémol un sol qui enrage. Un sol en ragequêtant l’orage. Entravé, je me suis dit que je pouvais tenter de l’imi-ter en me crevant la peau pour susciter dépôt de rosée sur cette aridité.Désert de l’âme. Nuit de l’esprit. Tunnel. Voie sans issue. Ascenseurbloqué entre deux étages. Poésie claustrophobe. Littérature de laphobie. Panique. On chantonne pour tromper son angoisse. On hèle,on hurle, on tambourine aux parois, on joue des pouces avec excèssur les touches d’alarme. Toujours stoppé. Immobile. Entre deuxétats. On cogne. On finit par se fracasser la tête, se fendre le crânecontre la lourde porte métallique. Blindée. Alors, je me résous à écrirecet enfermement, cet enfer : le rien. Ce rien installé là. Sans gêne.Sans vergogne. Fais comme chez toi. Installe-toi. Armes et bagages.Barda. Voilà ! Bien à l’aise. En chausson. Nu et rêche comme je mele suis pris sur le coin de la table. Il s’est posé en oiseau de passage,

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en coucou. J’ai commis une erreur. Je lui ai souri. Je souris toujoursd’étonnement à cette faune surprenante qui me visite dans mon bureau.Sœurs araignées, mouches parentes, mulots cousins. J’ai souri.Furtivement, mais… J’ai soulevé les babines chien af famé rêvantd’os. Chien errant efflanqué que la moindre rognure sauve. Je n’avais,il est vrai, pas grand-chose à chiquer ces derniers temps, des roga-tons de rata avec lesquels je plongeais, dans une marmite de fonte,un fait-tout, un maigre morceau d’échine à soupe pour agrémenternavets et rutabagas. Bouillon du pauvre. Pas grand-chose mais pasrien. Rien c’est trop peu pour vivre. C’est prouvé. On parle de casrarissimes, des mystiques qui n’auraient avalé aucune nourritureterrestre des années durant. Moïse et Jésus quarante jours, ça passe.Déjà que… Essayez voir… Limite, limite! D’accord ce n’étaient pasdes gars ordinaires. Quand même… Seulement on prétend égalementplusieurs années à l’eau et à l’hostie. Des femmes majoritairement.Des Marthe, Rosa, Angèle et Catherine. On n’explique pas tout.Encore heureux. Si tout s’expliquait on deviendrait tous fous à lier.Déjà que… Pour le commun, rien, ce n’est pas assez nourrissant niriche de sucs, sucres, sèves, vitamines, sels minéraux, valeurs nutri-tives minimales pour maintenir une œuvre à flot. Je n’ai pas pris letemps de la pondération. Marre de mâchouiller du vent. Marre debrasser du vide. Ça ne nourrit pas son tome. J’ai sauté à pieds joints.J’entends les vestales attiser leurs pinces dans le foyer du communpour d’imprécatoires remontrances où se lisent des «encore le coupde l’angoisse de la feuille blanche, le coup de la résorption du nœud,encore le marronnier du rien, en v’là encor e un qui va s’écouterécrire. » Qu’elles entonnent leurs hymnes coercitifs. Elles les fourguent à la tonne. Je m’en branle. Je n’ai qu’un riencomme d’autresn’eurent que ça. Je ferai avec. Une œuvre une vie. C’est un peu pareil.L’œuvre d’une vie. Faire de sa vie une œuvre. Pour survivre, il fautau moins un rêve. Si ton imaginaire est encore frais tu peux te conten-ter d’un rêve, te sustenter d’un fumet. Le fumet de saint Yves. Jeraconte : voilà un mendiant qui a momentanément élu domicile, sion peut dire, à l’entrée de la boutique d’un cuiseur de viande, genrerôtisseur de la cour. Terrines, gigots, jarrets, jambons, joues de bœufs.Bon, nous sommes au treizième siècle, faut s’imaginer les rues etcommerces de l’époque. Si on manque d’imagination comme c’estmalheureusement mon cas en ce moment, il existe de forts pédago-giques manuels d’histoire qui les décrivent par le menu avec uneiconographie choisie. Suffit de s’y reporter. Je pourrais, lorsque ceci

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aura pris fin, me fendre d’une bibliographie. Déjà penser à la finquand le début n’est de rien… naît de rien ! La vie, l’œuvre… Déjàpenser à la fin… Ce ceci venu là d’un dol par défaut. Un ceci celaque rien ne suscite, qu’un rien provoque. Droit de vie et de mort surles de-ci de-là d’un écrivain empêtré. Écrivain engoncé. Bout durouleau. La bibliographie d’un ceci basé sur rien, un cela vide.L’exhaustive bibliographie du rien. Le mendiant tend sa sébile. C’estson occupation principale voire son job. Treizième siècle ou pas, ques-tion gueux qui quémande charité dans les beaux quartiers du centre,c’est du kif à la réaction du bon peuple et l’opulent commerçants’agace que le loqueteux ait élu misère au pas de sa porte. Pour uncommerçant le pas de porte importe et l’état de sa porte itou. Vitrinede l’activité. Pignon sur rue. L’étalier considère, que vis-à-vis de laclientèle, la présence du misérable est une gêne. Il ne se méprend pascar, effectivement, la gent chalande manifeste régulièrementle désa-grément procuré par la vue d’un minable solliciteur. Race d’assisté !On ne sait jamais vraiment pourquoi le bourgeois s’offusque du voisi-nage du mécréant. On n’est pas de beauté mais la laideur déplaît.Furent des temps où avoir son pauvre pesait lourd au salut présumé.Le chas de l’aiguille réputé ténu, une charité raisonnable le disten-dait du nécessaire au repos éternel et les béatitudes promises à qui seconduirait de bonté avec l’af famé ou l’assoif fé. Ça va souvent depaire faim soif. Couple infernal. Il existait des systèmes de points.Permis à points du Paradis! Bonus angélus malus! On se sait chameau.Il importe d’élar gir le passage. L ’ouverture n’est pas lar ge. Fautl’agrandir. Réduire la distance avec le pardon. Tester la ductilité dumétal. Élargir l’orifice. La part du pauvre y contribuait. Croyait-on.Du moins ça ne nuisait pas. La part du pauvre, quand le gaspillagen’avait pas cours. Des parts du pauvre, nous en poubellons chaquejour des millions. Infortunée charité! Des temps nobles gommés parune époque clamant maxime que le temps c’est de l’argent. Un âgeancien, prétendument moyen, remplacé donc, on ne peut, apparem-ment, plus avantageusement, d’un âge dit d’or. Qui dort point ne dîne.J’ai essayé. Toujours faim au réveil. Un temps qui acclame les goldenboys. Ils emploient des méthodes ignobles pour parvenir à leurs fins,poussent leurs employés à la faim. Employé, c’est un terme modernequi respire le produit à vitre, les lave-mains savon mousse et leslocaux javellisés. C’est un mot d’aujourd’hui. Ils ne détestent pass’encanailler un brin au parlé chébran. Quoiqu’esclave leur allait trèsbien. Ça convenait mais, qu’y peut-on ? Les temps changent, les

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terminologies aussi. Tant que les bénéfices enflent, on s’adapte. Lesmots ils s’en foutent comme de leur premier dividende. La force desprédateurs : l’adaptation aux circonstances et terrains de chasse. Lapauvreté gâche le bonheur du nanti. Le bour geois pense que l’éter-nité vaut nib mais c’est là le simple et fulgurant triomphe du malin.Le chas de l’aiguille ne lui importe que dans les ateliers souterrainsoù il entasse des travailleurs clandestins à coudre les vêtementstendances qu’il écoule à vil prix à ses propres enfants. Dans quellepoche finira l’aiguille du linceul ? Qui aura la fève ? Le bourgeoisse vêt classieux, mange généralement copieux, plutôt gras, gibelotte,aloyau au lard, choucroute, dinde en daube. Il dort en habits de nuitdans de douillets lits matelassés par l’élite des matelassiers. On parlede matelas à eau. Allez raconter cela à la terre sèche ! Il n’est pashostile à un masque sur les yeux lui assurant un sommeil bien sombre,tandis que Madame se couvre le visage de rondelles de concombre.Allez raconter cela à l’affamé ! Il est propre sur lui, sent la lavande,les sels de bains, les parfums fins. Toujours rasé de frais. Alors qu’est-ce que ça peut lui faire qu’un pauvre bougre décharné, hâve, sale etpuant, repaire à poux, espère le simple miracle d’une sienne atten-tion, le miracle si simple d’une intention? Il paye impôts et taxes, etne voit pas pourquoi il devrait, par -dessus le marché, nourrir la liede la société. La lie de la société ! Ces types versent des fortunespots-de-vin à des avocats retors pour sortir d’un embarras momen-tané des associés dans une panade de délit d’initié avoisinant lesquelques millions et miettes. Ils déversent dans les mers du globedes nappes d’hydrocarbures et des tonneaux de déchets nucléaires.Ils collectionnent cadavres et suicides opportuns. Ils manipulent desélus vénaux, virent, sur l’ongle, des milliers d’ouvriers pour une ques-tion de quota et de coefficient. Stock-options obligent, ils basculentdans la misère des familles entières. Ils planifient un planisphère dela faim pour n’avoir pas à déchoir dans la gamme des bolides decollections, des putes de luxe, des villas vénézuéliennes, des costumesde tailleur et des salles de bodybuilding. Les rois de la holding. Lalie ! Elle accorde à la misère ce que l’inspiration m’a porté ce matin:rien. Un rien à ma rencontre. Un rien à mon encontre. Le notable agitcomme bon lui semble. Obole ou pas. Mais qu’a-t-il en sus à récla-mer manu militari l’expulsion du pauvre malheureux? Quelle satis-faction lui apportera le délogement du hère errant? Le boucher sentantla clientèle regimber réclame au va-nu-pieds de payer les bonnesodeurs de cuisson des rôtis dont il se repaît gratis. Le fameux fumet

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en question. Le fumet de saint Yves. Le pauvre qui ne l’est que d’avoir,non d’esprit, rétorque que ce n’est pas demain la veille qu’il acquit-tera droit pour des odeurs. Le commerçant insiste, prend les passantsà témoin avec des airs de grand prêtre et des mimiques d’histrions às’en déchirer le tablier sanguinolent. Treizième siècle ou pas, une rued’emplettes ne se mettra jamais du côté du nécessiteux. Laissés-pour-compte n’est pas un nom de hasard pour les indigents. La gentindigne ! Chacun reconnaît de bonne grâce, dans l’espoir bombancedes graisses futures, qu’effectivement le mendiant profite gratis desmerveilleuses senteurs qu’exhale le savoir -faire du tournebroche.Dans un instant on se saisira du voleur d’odeurs, on bottera cuir sesfaméliques fesses avec entrain, le poussant à déguerpir où l’on jugequ’est sa place : au diable ! Gare à éviter potence ou pilori. Ce seraitmoins une. On ne crucifie plus mais. On pourrait. Le roi du carné etdes entrailles porcines, habité par sa mission, mouline une gestuellede mamamouchi-Scaramouche. Il brûle pavés comme comédienplanches. L’heure de gloire ! Survient l’Yves, pas encore canonisé,mais déjà juste, donc apprécié et craint. Apprécié par les gens debonne volonté qui reconnaissent en lui une force sage qui les protège.Craint des canailles et des quelque chose à se reprocher qui devinentconfusément qu’il les rattrapera au col un de ces jours prochains.L’Yves s’approche s’inquiétant de la vindicte. Après examen desarguments du plaignant il se tourne vers le décharné vêtu de haillonset à la stupéfaction de celui-ci, déclare : Il a raison. Tu te repais desparfums des viandes qui cuisent et des ragoûts ragoûtants quimiton-nent de conserve dans sa cuisine. T out se paye. Tu lui dois de bondroit une compensation.Ahuri, l’affamé ne réagit pas lorsque l’Yvessoutire une maigre piécette de sa sébile pour la tendre en dédomma-gement au pansu commerçant. Parmi les quidams, un seul fait partde sa désapprobation en raclant de la gor ge, en renâclant des amygdales. Les autres opinent. Ils opinent comme opinent les fouleséchauffées auxquelles on brandit le trophée des victoires, le chiffonrouge de la guerre juste contre tartares et mécréants. L’Yves exhibehaut le sou dégrevé au mendiant qu’il tient entre index et pouce. Letriomphe du champion gigot hure ferait presque plaisir à voir tant iljubile à en virer ponceau de peau. Au moment où il va recevoir lesou modeste mais si cher à son cœur, l’Yves le laisse tomber au solet écrase du bout de son soulier la main du boucher qui s’était, malgréun significatif embonpoint, si promptement et lestement baissé à leramasser. Pas touche tonne le saint. Tu as entendu la pièce teinter.

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Vous êtes quitte. Un tintement rétribue justement un fumet ce mesemble. Son contre odeur, le marché est juste. Le fumet de saint Yvesou le rêve d’une justice juste ! Odorat pour ouïe. Le rêve. Certains,leurs plus beaux voyages ils les effectuent en rêve. La majorité desécrivains sont de cette partie, de cette portée. D’autres, y a pas, fautqu’ils les vivent vraiment les longs voyages trémulant et exotiques,pleins de dangers pas commodes, de découvertes d’étranges peupladesaborigènes avec des tibias en travers du nez et des crocodiles caïmansdans les cours d’eau. Palmiers, pirogues, mangroves, sagaies, paréos.Leur truc c’est les jungles hostiles, savanes sauvages, tigres, lianes,boas constrictors, baobabs, cacatoès et toucans. C’est nettement plusdangereux aussi. Ils ne s’arrangent pas à tournicoter autour du grandmanège enchanté à la recherche de sensations fortes. Ils en revien-nent passablement déjantés esquintés de leur circumnavigation, bouffés de fièvres jaunes, bouffis de mauvais sucres, amputés d’unmembre ou deux, moignon, crochet, jambe en bois, énucléés de l’œilgauche, ou droit, borgne, bandeau, œil de verre, ramollis du cibou-lot, cramés des morphines, kawas, herbes rêveuses, rhums, champi-gnons hallucinogènes, absinthes et opiums, décatis de chauds depisse, syphilis, véroles, suspendus aux concupiscences scarifiées,habités du vaudou, hantés de sortilèges, la tripe saccagée des pimentset des poivres, la peau purulente des sans nombre piqûres de mous-tiques, l’épiderme craquelé couturé des attaques d’un soleil rude etconstant, lézards, scorpions, serpents, ampoules, brûlures, plaiessuppurantes, pus. Sans compter ceux qui achèvent leur fabuleuxpériple, leur voyage extraordinaire, dans un chaudron de cuissondevant un parterre de tatoués peinturlurés qui se pourlèchent lesbabines en exécutant des gesticulations sur fond d’ukulélé ou la têteratatinée, poire rabougrie accrochée à un arbre, bouteille à l’if. Ouliés à un totem vers lequel conver ge une armée de fourmis rougesaffamées. Finir pendentif, symbole sacré, amulette, certes vénérémais mesurant six centimètres et momifié de substances à l’impu-trescibilité définitive. Moi, je n’en suis pas à la sensation forte. J’ensuis à ce rien tenace. Fadeur. Rancité. Un pas grand-chose me convien-drait. Je me satisferai, pour amorcer la pompe, d’une enture, d’unsurgeon, une bouture, un bout, une boutade. Un fumet ferait l’affaire.Une odeur qui permet de s’accrocher , de tenir ferme, d’espérer unpetit coin d’espoir, un coin de parapluie. Celui qui entrapercevoit unsigne dans sa vie brouillardeuse peut dévider la bobine. Mais rien,pas d’échappatoire, c’est rien. Je souf fre d’un tel rhume de

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l’inspiration que je payerai sans ciller pour une mince odeur, menthecitronnelle jasmin, même pour une odeur de moisi. Ça s’écrit le moisi.Ça peut s’écrire avec talent. Du renfermé, du fétide, du rance, dumiasmatique. Ça s’écrit. Remugle et puanteur . Exhalaisons, pesti-lences, méphitismes. Tout s’écrit. Y compris les senteurs acides, lesmalodorances tenaces, les putréfactions vomitives. Tout peut s’écrire.Tout s’écrira. Ce qui ne l’a pas encore été. Si tant est que quoi quece soit ne l’ait pas déjà été. Et le sera à nouveau car tout se réécrit.Se réécrira. Un jour. Un jour ou l’autre. Chacun son tour. Encore etencore. Mouvement perpétuel. Giration. Incessamment.Invariablement. Inévitablement. Pas d’exception. Sans surprises. Sansprise sur l’aléatoire. Le connu, l’inconnu. Tout se réécrira. Fatalement.En bien, en mal. Ça dépend. En mieux, en pire. C’est écrit commedirait l’autre. Cocasse expression. Jamais on ne sait qui est l’autre.L’autre c’est on. Pratique. Petit anonymat gratuit. On a peur de laréalité des mots. Alors on et l’autre attribuent des majuscules auxsubterfuges. Destin, Histoire, Genre Humain, On, l’Autre, Bien,Avenir, Concorde, Progrès, Ordre, Justice, Fraternité, Communauté,Amour, Éternité… Ah, le beau refuge des majuscules ! Mais écriresur rien avec rien c’est coton. Je relève le gant du défime suis-je dit.Quand je ne parviens pas à écrire je me parle, je soliloque. Quandj’écris aussi c’est à moi que je parle. Dans j’écris il y a le j apos-trophe. Quoiqu’on fasse et dise. Quoique d’aucuns prétendent. Ouparler de soi à la troisième personne. Je ne vais pas me laisser minerle moral par un rien. Je vais le convoquer à l’appel de la page. Il vientlà, sournois, belliqueux, plomber ma matinée d’écriture. Si je laissefaire, le laxisme furètera désormais quand bon lui semble. Dans paslongtemps il me chique, lascar félin sa proie faisandée qu’il a prissoin de laissé pourrir dans un creux de terre sèche. Technique dehyène. Les terres sèches ne manquent pas. Presque autant de terressèches que de mers abondantes, de terres sans lacs que de mers dépour-vues d’îles. C’est mal foutu. C’est plein de sec ou plein d’eau maispas en même temps. Ni aux mêmes endroits. Mauvaises proportions.C’est biscornu. Le régime des précipitations ne dispose pas du nombred’or de la pluie. Question de répartition. Des mers sans terres à desà perte de vue combinées à des terres sans pluies à n’en plus savoirquand la dernière fois. Les déserts, les grands, les étendus en éten-dues de sable, les aréneux, séparent les continents tels des océansmais plus sûrement les cultures, les religions, les civilisations. Undésert se franchit plus difficilement qu’une mer. Une mer porte. Un

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désert te leste. Une mer t’emporte. Un désert te déleste de toi. Undésert te déteste. Une mer t’engloutit parfois. Un désert te dessèchechaque fois. Les déserts sont les plus durs ennemis de l’homme. Aprèslui-même. Y habitent les tentateurs. Empire des mirages, royaumedes fausses promesses, des images floues. Fief des démons, mondedes nuisibles, terre des sables mouvants. L ’enfer c’est un royaumefroid au centre d’un désert torride. Hors de question de ne pas réagir.Une seule réaction, saine, lucide: écrire ce rien. Ainsi le moine chargéde l’éphéméride qui laïusse à ses frères l’hagiographie du saint dujour. Réussir ce tour de force. Supporter l’intrus. S’il constate que jene fonce pas tête la première dans sa basse manœuvre, que je ne melaisse pas prendre et berner , s’il ne parvient pas à me saisir par lecolbaque pour me bouter hors mon texte sans réagir, il n’y reviendraplus. Il partira répandre ailleurs sa poudre de perlimpinpin. Épan-dage de purin. Pugnacité, courage, sérieux, niaque, virilité, ef fort !Vigilance ! Vigilance extrême! Question de volonté. Acuité de vigie!Du travail et encore du travail ! Écrire malgré tout, malgré rien.Toujours. Tous les jours. Chaque matin. Écrire envers et contre rien.

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Deuxième matin

Au travail ! C’est l’heure. Un rien ce n’est rien. Si tu y opposesla moindre résistance, c’est subitement penaud. Évidemment si tu neréagis pas lorsqu’il t’alpague, si t’es tout nounours, tout quinaud, ils’engouffre dans la brèche pour te jeter dans sa gueule loup, dans legouffre. Après tout, me suis-je dit cette nuit, suffit d’écrire, de conti-nuer à écrire. Ne pas enrayer l’engrenage. Point! Question de rythmeet de méthode. Processus. Il essaye d’installer sa religion du néant,sa science du sabotage et de la destruction. Triomphe par le vide. Pasde problème! Nous constaterons concomitamment sa présence et marébellion. Ou son imprésence. La présence réelle de son imprésence.Sa non présence présente. Je suis son homme. Décousons-en !Raccrocher les gants c’est perdre. Uppercut. Crochet au menton.K.O ! Il compte là-dessus. C’est sa stratégie. Il attend que je baissela garde pour déclencher l’algarade au moment propice. Je suis là.Je recouvre ta feuille, pourtant je ne suis rien. Quand tu en aurasmarre de te débattre avec ce galimatias t’arrêteras de gesticuler ettu dégringoleras chaud rôti dans ma gibecière tel un gland mûr. Unglandu. Mécanique huilée. Je m’entends déjà d’ici: Arrête ! T’es entrain de craquer sévèr e ! T’écris sur rien. Oh réagis sinon tu vasvirer dingo ! T’as plus ta tête ! Grave ! Ressaisis-toi tant qu’il estencore temps, tant qu’il est encore des temps ! Bordel de merde ! Tudérailles ! Tu perds les pédales ! Plus rien ne compte puisque rien tetient et t’étreint. Rien ne te retient à te laisser aller à la berceuse, t’en-dormir. Fakir fatal. Tu stoppes la machine, cesses d’écrire. Arrièretoute ! Qu’importe que tu deviennes marchand d’armes ou que tuailles te balancer à la branche maîtresse d’un chêne yeuse. Pas sonproblème les dommages collatéraux. Et z’ou, un scribouillard demoins à triturer poncifs et idées vagues. Un de chute. La glandées’enrichit. Important, car, c’est statistique, vient un jour funeste, oùil en arrive un valable, un cador, une pointure, un de ceux qui bous-culent le tracbard en t’encoignant deux trois métaphores qui aident

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à vivre. Une claque ! Pour limiter les risques tu épures ceux qui seprennent à écrivailler des phrases plus ou moins construites, plus oumoins senties et compréhensibles. Dans la masse on ne sait jamais.Où est le pur ? Tu n’agis pas au jugé. Tu n’utilises ni pied à coulisseni manomètre. Tu fais dans la quantité, dans le prix de groupe. Lepremier qui se targue d’écrire tu t’astreins à ce qu’il dépose le bilan,dépose sa prose. Tu cognes. Les mots doivent rester ce que tu asréussi qu’ils devinssent : des signifiants de notices, des tenants depostulats techniques, des invariants d’ordonnances, des explicatifs,des cartes touristiques, des bidules creux et sans moelle nantis d’uneépatante majuscule superbement calligraphiée, mais, diantre, plusdes contemplatifs. Plus des contemplations. Plus des sublimatifs.Plus des vecteurs. Tu es là pour que s’abîme le sublime dans les trousnoirs des mers infinies de l’univers. Pas avec moi. Tu ne m’auraspas. Je t’instrumentaliserai. Tu ne vas pas le digérer. Ta présence derien inoculant ton virus du rien. La toute puissance de ton vide anni-hilant les velléités des espèces qui pullulent en masse, les races d’idéesperdues dans l’Atlantide de l’inspiration, le triangle des Bermudesdu signifiant, le Pompéi de la métaphore et de la belle assonance: jem’en saisis boomerang. Je vais te prendre à ton propre jeu, te bernerà qui perd gagne. Singer le rien. Nique de la mimique. Signer en sonnom le texte définitif. Je pourrais l’agrémenter de joliesses, tournuresqui posent savant, notules d’érudits, digressions philosophiques ouphilologiques. À tout prendre – à tout prendre quand on parle de rien:ça part fort – je pourrais orner l’ensemble avec des pensées sur l’écri-ture, les talents météoriques, les sur-le-tard, papillons, pigeons ramier,sur l’inspiration, la sacro-sainte inspiration, Prokofiev, Staline… Déjàfait ! Plus ou moins bien, mais fait. Tout a été fait et sera refait. Jusqu’àce que. Ce n’est certes pas une raison pour passer son tour. Des livressur les livres il y en a des milliers de fois plus que de vrais livres.Un seul vrai livre génère dans son sillage des centaines d’autres.Qui a vu la cohorte de goélands suivre en s’égosillant un chalutierfranchissant le chenal du port pour débarquer la pêche lorsque lesmarins de pont finissent d’apprêter le poisson en l’éviscérant,comprendra. Qui n’a pas encore assisté au retour des bateaux pourla vente en criée, devrait s’y précipiter avant la disparition immi-nente de cette forme d’activité maritime. S’ils arrivent trop tard, ilspourront toujours, pour avoir idée de la notion de sillage, compta-biliser les télégrammes chaudes et sincères félicitations qui affluentà la permanence électorale d’un nouveau député frais élu. Les vrais

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livres sont rares. Le nombre de gens qui écrivent sur l’écriture c’estsubjuguant ! Le règne de la monographie, de la bibliographie avecindex thématique à entrées multiples, de la biographie avec révéla-tions sulfureuses d’incestueuses pratiques, des interprétations profes-sorales à n’en plus pouvoir . Le règne avéré de la professologie àcommentaires circonstanciés que veux-tu. Tu m’étonnes que ça éditeà tire-larigot. Ça rotative à pleine berzingue. De la chauffe pour leurchaudière-bois. Contributions-émissions-publications, justificatifsfactices faux-nez de leurs émoluments replets. Du sec. Du lourd. Duchêne. Du chêne à la chaîne. C’est leur système – majuscule ? – des’autoproduire, s’autoéditer pour s’autonourrir, s’auto-nantir. Systèmeen boucle. Le jeu consiste à ne surtout pas dénicher la perle rare. Elleferait de l’ombre au toc et ne nécessite d’aucune sorte de glose adven-tive pour illuminer le monde. Ils se paient sur la bête mais la Bête leleur rendra bien, au centuple. Pièce pour pièce. Sou pour sou. Troismille pièces pour trente. Bon rapport. Rapport de marchand. Du centpour cent. Du sang pour sang. Règne des vampires du pire. Complicesdu rien.

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