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MATHÉMATIQUES PURES & APPLIQUÉES Pur versus appliqué ? Un point de vue d’historien sur une « guerre d’images » Amy DAHAN DALMEDICO (CNRS, Centre Alexandre Koyré) M ichelle Schatzman a souligné dans son article 1 intitulé très jus- tement « Réalité et fiction des mathématiques appliquées » son incapacité à définir ce que sont les mathématiques ap- pliquées ou encore la distinction entre le pur et l’appliqué (en mathé- matiques), remarquant que s’il existait une telle définition, un contre- exemple permettrait rapidement de la réfuter, parce que sans cesse sur- gissent des pratiques scientifiques qui transgressent les frontières et pul- vérisent les définitions. Fred Weissler 2 , lui, évoque deux communautés et deux disciplines ; l’objectif de la rubrique lancée ici étant d’en recenser les éléments de convergence et de divergence (méthodologies, objets de recherche, buts, etc.). Le problème de la définition des mathématiques appliquées est apparu comme tel — et est même devenu un véritable thème récurrent parmi les mathématiciens — depuis la seconde moitié du xx e siècle. On peut dire que s’est développée, progressivement, une « guerre d’images » à propos de ce qu’étaient les mathématiques, de quoi elles s’occupaient et comment. Sous couvert d’une discussion épistémo- logique, se mêlent des enjeux institutionnels et sociologiques d’une com- munauté dont la croissance est massive et régulière depuis cette époque. Dans cet article, je voudrais proposer quelques thèses, fussent-elles un peu schématiques, afin de mettre cette question dans une perspective historique. 1. La dichotomie pur/appliqué est un phénomène historique qui n’a pas toujours existé et ne se poursuivra peut-être pas éternellement. La notion de « science pure » s’est construite en idéal de la science dans 1 publié dans la Gazette n o 76 (avril 1998). 2 La rubrique « Mathématiques pures & appliquées » est parue pour la première fois dans la Gazette n o 75 (janvier 1998). SMF – Gazette – 80, juillet 1999

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MATHÉMATIQUES PURES& APPLIQUÉES

Pur versus appliqué ?Un point de vue d’historiensur une « guerre d’images »

Amy DAHAN DALMEDICO (CNRS, Centre Alexandre Koyré)

M ichelle Schatzman a souligné dans son article1 intitulé très jus-tement « Réalité et fiction des mathématiques appliquées »son incapacité à définir ce que sont les mathématiques ap-

pliquées ou encore la distinction entre le pur et l’appliqué (en mathé-matiques), remarquant que s’il existait une telle définition, un contre-exemple permettrait rapidement de la réfuter, parce que sans cesse sur-gissent des pratiques scientifiques qui transgressent les frontières et pul-vérisent les définitions. Fred Weissler2, lui, évoque deux communautés etdeux disciplines ; l’objectif de la rubrique lancée ici étant d’en recenserles éléments de convergence et de divergence (méthodologies, objets derecherche, buts, etc.). Le problème de la définition des mathématiquesappliquées est apparu comme tel — et est même devenu un véritablethème récurrent parmi les mathématiciens — depuis la seconde moitiédu xxe siècle. On peut dire que s’est développée, progressivement, une« guerre d’images » à propos de ce qu’étaient les mathématiques, de quoielles s’occupaient et comment. Sous couvert d’une discussion épistémo-logique, se mêlent des enjeux institutionnels et sociologiques d’une com-munauté dont la croissance est massive et régulière depuis cette époque.Dans cet article, je voudrais proposer quelques thèses, fussent-elles unpeu schématiques, afin de mettre cette question dans une perspectivehistorique.

1. La dichotomie pur/appliqué est un phénomène historique qui n’apas toujours existé et ne se poursuivra peut-être pas éternellement. Lanotion de « science pure » s’est construite en idéal de la science dans1 publié dans la Gazette no 76 (avril 1998).2 La rubrique « Mathématiques pures & appliquées » est parue pour la première foisdans la Gazette no 75 (janvier 1998).

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le contexte historique de la seconde moitié du xixe siècle, alors qu’enmathématiques, le centre de gravité se déplaçait de Paris à Berlin.

La dichotomie entre mathématiques pures et appliquées paraît avoirété construite a posteriori par l’historiographie des mathématiques écritedans les récentes décennies, cette dernière étant elle-même grandementdéterminée par une hiérarchie de valeurs et une idéologie qui ont eu coursdans les années 1950 et privilégiaient le théorique, l’abstrait et le géné-ral au détriment du concret, de l’opératoire ou de l’utile. De manièreplus fondamentale, un des acquis récents de l’historiographie sociale dessciences est que, au moins jusqu’au début du xixe siècle, la dichoto-mie entre science pure et science appliquée n’existe pas ; si tant est quel’on entende la première comme une activité exclusivement mue par unidéal désintéressé de connaissance et de compréhension des lois de lanature, tandis que la seconde serait le mode de production de savoirsconstruits autour de la maîtrise technique des choses et des procédés,dans un contexte de marchés, de pouvoirs et d’applications. En fait, lesdeux types d’activités semblent avoir été étroitement mêlés selon des lienscomplexes et des réseaux d’acteurs partiellement communs3. Les mathé-maticiens des xvie et xviie siècles, par exemple, s’occupaient tout à lafois de problèmes d’artillerie, de fortification, d’arpentage, d’astronomie,de cartographie, de navigation, d’instruments etc., ce qui n’a pas inter-dit que des querelles ou des interrogations proprement philosophiquesn’aient vu aussi le jour, notamment sur le problème de la « certitude »des mathématiques dites mixtes.

Les mathématiciens du xviiie siècle, Daniel Bernoulli ou Euler, La-grange, Monge ou encore Laplace, continuent de s’occuper à la fois deproblèmes mathématiques, mécaniques, de navigation, d’astronomie oude génie. Ils élaborent à ces fins diverses méthodes variationnelles et per-turbatives (Euler, Lagrange, Laplace), des outils analytiques et probabi-listes (Euler, d’Alembert, Laplace etc.), des méthodes de représentation(stéréotomie, géométrie descriptive de Monge) ; au même moment ils légi-fèrent sur l’ensemble du corpus de l’analyse (Euler, Lagrange), proposentde profondes réorganisations conceptuelles et de nouveaux fondements(Lagrange), développent d’importants travaux abstraits en théorie desnombres (sur les formes quadratiques notamment) ou théorie des équa-tions. Et tout ceci se fait sans qu’aucune hiérarchie de valeurs ne soitconstruite entre l’ensemble de ces travaux. De plus, ces hommes sontinvestis de diverses responsabilités politiques et institutionnelles, en par-ticulier pendant l’époque révolutionnaire. Monge ou Laplace notammentapparaissent comme de vrais « patrons » scientifiques.

3 voir D. Pestre « La production des savoirs entre académies et marché. Une relecturehistorique du livre “The new production of knowledge” » édité par M. Gibbons. Revued’Economie industrielle, no 79, 1997.

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Le premier texte qui revendique de manière explicite que les mathé-matiques se développent avant tout par l’étude de la Nature est, en 1822,le Discours Préliminaire à la Théorie Analytique de la Chaleur de Fou-rier : « L’étude approfondie de la nature est la source la plus féconde desdécouvertes mathématiques. Non seulement cette étude, en offrant auxrecherches un but déterminé, a l’avantage d’exclure les questions vagueset les calculs sans issue, elle est encore un moyen assuré de former l’Ana-lyse elle-même et d’en découvrir les éléments qu’il nous importe le plusde connaître et que cette science doit toujours conserver : ces élémentsfondamentaux sont ceux qui se reproduisent dans tous les effets natu-rels4. » Quelques années plus tard, Jacobi répond : « M. Fourier avaitl’opinion que le but principal des mathématiques était l’utilité publiqueet l’explication des phénomènes naturels ; mais un philosophe comme luiaurait dû savoir que le but unique de la science, c’est l’honneur de l’es-prit humain, et que sous ce titre, une question de nombres vaut autantqu’une question du système du monde5. » Le décor est ainsi planté pourque le drame de la séparation et de la rivalité entre ces deux points devue puisse se dérouler, mais il ne se jouera en ces termes qu’un siècle etdemi plus tard.

A partir de 1850, le centre de gravité des mathématiques se déplacenettement de Paris à Berlin. De nombreux facteurs concourent à creuserl’écart entre les mathématiques que l’on approfondit et développe pourelles-mêmes, avec un souci de la rigueur, un souci de généralité des mé-thodes et de perfection des démonstrations et celles qui restent avanttout des outils pour les sciences de l’ingénieur ou la physique. L’ascen-sion du système universitaire allemand, la pratique des séminaires ma-thématiques qui s’y installe (à Königsberg avec Jacobi, à Göttingen avecLejeune-Dirichlet et surtout à Berlin autour de Weierstrass) et l’essor dedisciplines comme la théorie des nombres ou l’algèbre (Kummer, Krone-cker) favorisent l’émergence d’une figure de mathématicien universitaire,plutôt isolé de l’interaction avec d’autres disciplines et de l’ensemble dumonde social, nourrissant ses recherches surtout de la dynamique internedes problèmes mathématiques. Cette figure n’est jamais unique, elle co-existe avec des figures nettement différentes comme celles de Riemann ouencore celle de Félix Klein, véritable « Wissenschaftpolitiker » de 1893 à1914. Klein et Hilbert, dont les inclinations et les styles mathématiquesdivergent, pratiquent toutefois une remarquable alliance intellectuelle etinstitutionnelle pour faire de Göttingen la patrie mondiale des mathéma-tiques, où voisinent la théorie des nombres et l’algèbre abstraite, l’analysetournée vers la physique, la physique proprement dite, la mécanique desfluides, les sciences pour l’ingénieur, etc.

4 Œuvres de J. Fourier, t I, p. XXII-XXIII, Gauthier-Villars.5 Lettre (en français) à Legendre, 2 Juillet 1830. Gesammelte Werke, vol I, Berlin1884, p 454.

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Bien que les 23 problèmes de la fameuse conférence de 1900 ne re-couvrent pas l’ensemble des centres d’intérêt de Hilbert, ils proposentnéanmoins une vision, un choix sur ce qui est important et « profond »en mathématiques, et ceux-ci vont se transformer progressivement enune véritable hiérarchie des disciplines, la trilogie — algèbre, géomé-trie algébrique, théorie des nombres — se plaçant au sommet pendantde nombreuses décennies. L’image d’une mathématique axiomatique etstructurale, que les élèves de Hilbert, en particulier E. Noether et Vander Waerden, construisent d’abord pour la seule algèbre, tend à devenirl’image unique et prestigieuse de toutes les mathématiques modernes.

2. La seconde guerre mondiale a eu une importance décisive dans le dé-veloppement des mathématiques appliquées aux État-Unis, tant du pointde vue de l’essor de branches particulières, que de la redéfinition des fron-tières de la discipline ou du changement de la figure du mathématicien.

Avant-guerre, l’école mathématique américaine est fortement marquéepar une tendance à l’abstraction et en dépit de l’essor spectaculaire del’industrie très peu de mathématiciens du milieu académique ont nouédes contacts avec le milieu industriel ou développé un intérêt pour lesproblèmes techniques. La montée du nazisme et l’approche du conflitmondial provoquent dans la communauté scientifique dans son ensemble,et notamment chez les mathématiciens, un changement d’état d’esprit.L’urgence de former des mathématiciens appliqués s’impose et diversesinitiatives sont prises : réunion par l’ams d’un « War Preparedness Com-mittee », organisation d’une école d’été à Brown University autour desquestions d’équations aux dérivées partielles et de mécanique des mi-lieux continus, constitution de réseaux ou de petits groupes de mathé-maticiens appliqués comme celui de NewYork autour de Richard Courantetc. Avec l’entrée en guerre des État-Unis, V. Bush crée une agence l’Ap-plied Mathematics Panel (amp) dirigée par Warren Weaver, qui se veutune organisation de mathématiciens fournissant une aide mathématiqueaux autres scientifiques engagés dans le travail avec les militaires, voireaux militaires eux-mêmes. Un nombre important de mathématiciens sontdes émigrés juifs d’Allemagne et d’Europe centrale ayant fui la menacehitlérienne, ils acceptent de s’engager sans réticence dans la rechercheorientée vers l’effort de guerre et la collaboration avec les militaires. Plu-sieurs laboratoires gouvernementaux et de différentes armes (le NationalBureau of Standards, le Ballistic Laboratory d’Aberdeen, Los Alamos,les laboratoires de la Navy, etc.) auxquels s’ajoutent d’importants la-boratoires installés dans les centres universitaires (en particulier le trèsimportant Radiation Laboratory du mit) deviennent le lieu de cette co-opération. Pendant deux ans et demi, l’agence de Weaver a superviséun effort qui a engagé près de 300 personnes, comprenant des mathé-maticiens très prestigieux (John Von Neumann, Richard Courant, JerzySMF – Gazette – 80, juillet 1999

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Neyman, Garrett Birkhoff, Oswald Veblen, etc.), rédigé des centaines derapports techniques, dépensé 3 Millions de dollars. Le panel travaillaitpar contrats et cette pratique, qui a subsisté après-guerre aux État-Unis,a modifié les habitudes et l’esprit des mathématiciens, les rapprochantbeaucoup des autres scientifiques et leur offrant un spectre très large derecherches et de sujets.

Les principaux domaines qui bénéficient de cette puissante stimulationsont :

1) la propagation des ondes (transmission sous-marine du son en par-ticulier), le comportement des ondes de choc, questions centrales pour lacompréhension des charges, des roquettes et des tirs ; ainsi une demandedu Bureau de l’Aéronautique pour la conception d’avions à réaction sus-cite de nombreuses recherches sur la dynamique des gaz, les flots super-soniques, la théorie des explosions etc. De Hermann Weyl à John VonNeumann en passant par Courant, Karl Friedrichs ou von Karman... unepalette de mathématiciens des plus purs aux plus appliqués y concourent.

2) les probabilités et statistiques. Une partie importante des recherchessuscitées par la guerre aérienne porte sur l’étude des impacts de la frag-mentation : elle s’appuie sur des études probabilistes de dommages oc-casionnés sur un avion ou un groupe d’avions par des tirs antiaériens.Les statisticiens de Columbia en particulier ont étudié diverses configu-rations de tirs dans les combats antiaériens, allant de l’analyse théoriqueaux modèles statistiques, des problèmes de bombardement au contrôlede qualité. Ces développements théoriques seront repris dans les trai-tés d’après-guerre d’Abraham Wald, d’analyse séquentielle et statistique.Par ailleurs, la compréhension des propriétés statistiques du bruit et dela détectabilité d’un signal dans du bruit est au centre de nombreuxtravaux au Radiation Laboratory du mit, et les mathématiciens — enpremier lieu Norbert Wiener mais aussi Marc Kac et d’autres — col-laborent là activement avec des physiciens, des ingénieurs et des biolo-gistes. L’approche statistique dans l’étude des équations différentielles etintégro-différentielles s’est développée aussi dans le cadre des recherchessur les réactions nucléaires du Manhattan Project ; S. Ulam et J. VonNeumann obtiennent des résultats sur la méthode de MonteCarlo et desapplications possibles de la théorie des probabilités dans les calculs d’hy-drodynamique.

3) Un dernier champ doit être mentionné : il s’agit de la rechercheopérationnelle qui traite pendant le conflit de la recherche de techniqueset de stratégies optimales dans les convois, les stations radar etc. maiss’étend rapidement dans les années suivantes à l’étude de tous les aspectsdu fonctionnement d’organisations complexes et la gestion optimale deressources disponibles, mobilisant progressivement les méthodes de lathéorie des jeux et des mathématiques de la décision.

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Que la coopération des mathématiciens avec les militaires ou leshommes de pouvoir se soit faite sans tensions, rivalités ou conflits,certainement pas. Des « génies » mathématiques, comme Norbert Wie-ner, sont jugés trop excentriques et dans l’impossibilité de se plieraux contraintes d’une recherche commandée. D’autre part, des ma-thématiciens comme Marston Morse et Marshall Stone reprochent àWeaver ou Bush de sous-estimer le rôle potentiel des mathématiqueset d’accorder leur attention principale aux physiciens, chimistes etingénieurs. Certaines rancœurs perdureront longtemps après la fin dela guerre6. Néanmoins, au cours de ces années, une figure nouvelle demathématicien a émergé, symbolisée par John Von Neumann : engagédans la société, intervenant dans les choix stratégiques et techniquesdes État-Unis, défendant enfin l’idée que le monde dans sa totalitérelève du champ d’intervention des mathématiques. Les conceptionset les engagements de Von Neumann le conduisent en particulier àune articulation nouvelle des disciplines scientifiques. Celle-ci pulvériseles clivages et les hiérarchies solidement établies entre le « pur » et« l’appliqué », elle brouille la frontière reconnue entre ce qui relèvedes mathématiques et ce qui n’en relevait pas et aurait été rangé dansle domaine des sciences de l’ingénieur, des sciences physiques ou del’économie. La recomposition d’intérêts la plus significative qu’il amorcedans les années 1940 et poursuit ensuite concerne l’hydrodynamique,les ordinateurs et l’analyse numérique. Exemplifiée avec le NumericalMeteorology Project conduit à Princeton de 1947 à 1953, — à partir del’ordinateur eniac d’Aberdeen puis de l’ordinateur johnniac construità l’Institute of Advanced Study — la conception neumannienne de lascience, considérée avant tout comme une activité « pragmatique » defabrication de modèles opérationnels et prédictifs, va avoir une influencecroissante notamment dans le domaine des sciences de l’organisation etdes sciences sociales.

3. La dichotomie mathématiques pures/mathématiques appliquéesa pris un caractère de rivalité et de guerre d’images — les mathé-matiques pour l’honneur de l’esprit humain versus les mathématiquespour le monde ou les affaires des hommes — dans la seconde moi-tié du xxe siècle. L’influence prestigieuse du groupe Bourbaki a étédéterminante dans le visage de cette opposition.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale une redistribution desforces scientifiques a eu lieu à l’échelle internationale, les État-Unis sontdevenus la première puissance mathématique du monde par l’importancede leur communauté scientifique et la variété des domaines qu’elle couvre,

6 voir L. Owens [1989] « Mathematicians at war : Warren Weaver and the AppliedMathematics Panel » in The History of Modern Mathematics, D. Rowe & J. McClearyeds, vol II, p 287-305, Academic Press Publishers.

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par le dynamisme de leur système universitaire et de recherche. Surtout,un champ d’intervention incomparablement plus vaste s’est ouvert pourles mathématiciens et les perspectives d’interaction avec les autres sec-teurs scientifiques et techniques sont immenses. Plusieurs sociétés voientle jour qui témoignent, toutes, de l’intérêt grandissant pour les mathé-matiques appliquées : Association for Computing Machineries (1947),Industrial Mathematical Society (1949), Operations Research Society ofAmerica (1952), Society for Industrial and Applied Mathematics (1952),Institute for Management Sciences (1953). Elles réunissent, outre lesuniversitaires concernés, des personnes travaillant dans l’industrie, lesagences gouvernementales ou celles de différentes Armes.

Pourtant il semble que la communauté mathématique internationalen’a pas été particulièrement désireuse de faire fructifier le domaine desmathématiques appliquées qui avait reçu une importante stimulationpendant le conflit. Une situation de « résistance » s’est installée et aduré jusque dans les années 1970. Aux État-Unis même, quelques centresdéveloppent l’héritage des années de guerre et acquièrent une réputa-tion d’excellence dans divers domaines de mathématiques appliquées : leCourant Institute à NewYork dans le domaine des équations aux dérivéespartielles et de l’analyse numérique, Brown University dans les équationsdifférentielles, les systèmes dynamiques et la théorie du contrôle, Berkeleyet Stanford en statistique etc. En bref, les efforts d’institutionnalisationdes mathématiques appliquées, tant au niveau de la recherche que descursus d’enseignement, aboutissent à d’incontestables succès dans un pe-tit nombre de lieux bien circonscrits mais ceux-ci sont davantage des îlotsde résistance que la tendance majoritaire du pays.

En 1953, une « Conference on training in applied mathematics » setient à l’université Columbia à New York ; toute l’élite scientifique amé-ricaine du domaine y est présente7. Les débats et les constats sont éton-namment proches de ceux que l’on peut entendre aujourd’hui : il estimpossible de faire une distinction stricte entre mathématiques pures etappliquées à partir du sujet traité ; faire des mathématiques appliquéesest une question de motivation et d’attitude ; dans la société de plus enplus complexe, éclatée, admettant des spécialisations divergentes, dans

7 On peut mentionner des mathématiciens universitaires (G. C. Evans à l’univer-sité de Californie, T. H. Hildebrandt à l’université de Michigan etc.), des respon-sables d’instituts de mathématiques appliquées (R. Courant à New-York, W. Pragerà Brown, J. Wiesner du MIT, M. Schiffer du Applied Mathematics Laboratory deStanford, A. H. Taub de l’université de l’Illinois), des mathématiciens travaillant dansdes laboratoires de l’armée (Bramble à Naval Proving Ground à Dahlgreen, Leutertd’Aberdeen Proving Ground), ou encore dans des établissements gouvernementaux(H. J. Miser à US Air Force Operations Analysis Division, C. B. Tompkins à l’Ins-titute for Numerical Analysis) ; enfin des mathématiciens attachés à des laboratoiresindustriels (Hughes Aircraft Company, Shell Development Co) comme H. W. Bodeet T. C. Fry de Bell Telephones Laboratory.

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laquelle nous vivons, les mathématiciens sont l’un des rares groupes àpouvoir fournir — au moins en principe — les modes de pensée et lesoutils permettant une description et une intervention cohérentes, à lacondition, toutefois, de ne pas tourner le dos au monde. Tous soulignentla difficulté des cursus d’enseignement à répondre aux besoins. Trenteans plus tard, Peter Lax témoigne de ce que fut la situation américainedans les années 1950 : « the predominant view in American mathemati-cal circles was the same as Bourbaki’s : mathematics is an autonomoussubject, with no need of any input from the real world, with its owncriteria of depth and beauty, and with an internal compass for guidingfurther growth. Applications come later by accident ; mathematical ideasfilter down to the science and engineering. [...] Today we can safely saythat the tide of purity has turned ».

Le premier congrès international des mathématiciens de l’après-guerre,qui se tient en 1950 à Cambridge (Massachussets), offre une image as-sez fidèle du nouvel espace couvert par la discipline mathématique telqu’il s’est récemment élargi. On sait bien que le statut de conférencierinvité dans un congrès international est particulièrement prestigieux etatteste d’une position élevée dans la hiérarchie tacite des mathémati-ciens. Or, aux côtés des conférenciers de mathématiques pures, invités,dont les travaux s’inscrivent dans la grande tradition hilbertienne et post-hilbertienne des sous-disciplines mathématiques les mieux considérées, —géométrie algébrique et théorie des nombres (O. Zariski, A. Weil), théoriedes variétés analytiques (H. Cartan), homologie et homotopie (W. Hu-rewicz), géométrie différentielle des espaces fibrés (Chern) — sont éga-lement conviés les mathématiciens connus pour leur investissement dansle domaine des « mathématiques appliquées » et leur engagement lorsdu conflit mondial. J. von Neumann expose ainsi la théorie des ondes dechoc, N. Wiener la théorie statistique de la prédiction ; A. Wald donneune conférence intitulée Basic Ideas of a general theory of statisticaldecision rules. A cela s’ajoutent plusieurs conférences et sections de ma-thématiques appliquées, dans lesquelles figurent des exposés de Courant(Problèmes aux limites en dynamique des fluides), de Prager (Problèmesaux limites en plasticité), de J-J. Stoker (théorie mathématique des ondesliquides), de W. Feller (théorie de la diffusion) etc.

Pourtant on décèle, au fil des congrès internationaux qui se succèdenttous les quatre ans, une nette évolution. Le nombre de sessions consa-crées par exemple à l’algèbre, la géométrie algébrique, la topologie algé-brique croît de congrès en congrès tandis que celui des sessions consacréesà la physique mathématique, aux statistiques, aux branches appliquéeschute aussi régulièrement. De larges secteurs liés à l’analyse classique etaux équations différentielles sont quasiment considérés comme morts8.8 En témoigne l’intervention de L. Carleson au congrès international d’Helsinki en1978, à l’occasion de la remise de la médaille Fields à Charles Fefferman : « ThereSMF – Gazette – 80, juillet 1999

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Les équations aux dérivées partielles, l’hydrodynamique, l’analyse nu-mérique ne figurent plus qu’incidemment. Les interactions des mathé-matiques avec les sciences sociales disparaissent presque complètementdes congrès internationaux. Un indice significatif est le suivant : sur les22 médailles Fields décernées entre 1950 et 1978, quatre le sont en théoriedes nombres9, sept en géométrie algébrique, cinq en topologie différen-tielle et algébrique, alors que trois seulement le sont en analyse10 etaucune en théorie des probabilités.

Les mécanismes, par lesquels le « retour en force » des mathématiquespures structurales11 et la marginalisation corrélative des branches de ma-thématiques appliquées se sont opérés, sont fort complexes et restent àélucider de façon précise. Certains mathématiciens expliquent cette évo-lution par la seule dynamique interne des mathématiques. Abstractionet formalisation constitueraient, selon eux, une étape obligée du progrèsdans la plupart des domaines. On constate que le caractère proprementalgébrique des mathématiques — construction d’outils généraux et abs-traits, utilisation de méthodes algébriques — caractérise, de façon plusou moins décalée dans le temps, de nombreuses disciplines : topologie al-gébrique puis topologie différentielle, géométrie algébrique, analyse fonc-tionnelle, analyse harmonique. Mais l’excroissance du côté algébriqueet formel des disciplines, qu’ont souligné plusieurs mathématiciens eux-mêmes12, a été incontestablement favorisée par une représentation del’architecture du corpus mathématique, héritée de la tradition hilber-tienne, reprise et accentuée au milieu du xxe siècle, par les mathémati-ciens du groupe Bourbaki notamment13. Le développement interne desmathématiques ne peut expliquer à lui seul ce qui résulte de situations etde choix, tant politiques qu’institutionnels ou intellectuels ; ce qui résulteaussi de hiérarchie tacite des valeurs et d’image de la discipline.

Le cas de la France, qu’évoque indirectement Peter Lax en associantla « vague de la pureté » au groupe Bourbaki, paraît tout à fait signi-ficatif et s’oppose au cas américain à bien des égards. Au moment dela guerre, la France est un pays vaincu, occupé, dans lequel il n’existe

was a period, in the 1940s and 1950s, when classical analysis was considered deadand the hope for the future of analysis was considered to be in the abstract branches,specializing in generalization. As is now apparent, the rumour of the death of classicalanalysis was greatly exxagerated... » Proceedings of the International Congress ofMathematicians, Helsinki, 1978, t I, p. 53.9 Selberg, 1950 ; K. F. Roth, 1958 ; A. Baker, 1970 ; Bombieri, 1974.10 Schwartz, 1950 ; Hörmander, 1962 ; Fefferman, 1978.11 Cette expression mériterait évidemment d’être longuement justifiée. Renvoyonssimplement ici à Bottazzini [1990], Corry [1996], et Mehrtens [1990]12 Voir par exemple le discours de Hassler Whitney à l’occasion de la médaille Fieldsde Milnor, dans lequel Whitney retrace l’évolution de la topologie algébrique. Procee-dings of the international Congress of Mathematicians. Stokholm, 1962, pp. XLVIII.13 Voir Mehrtens [1990], Corry [1997]

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aucun « complexe militaro-industriel » analogue au complexe américain,destiné à organiser l’effort scientifique pour vaincre l’ennemi. Les mathé-maticiens français n’ont pas été sollicités lors du conflit mondial, ils nese sont pas engagés en tant que mathématiciens ; André Weil a mêmeconsidéré que cette guerre n’était pas la sienne14. Plusieurs d’entre eux,prisonniers, s’orientent délibérément vers des travaux non susceptiblesd’applications. C’est le cas de Jean Leray qui passe cinq ans prisonnierdans un Stalag allemand, il quitte le domaine de la mécanique des fluidesdans lequel il s’était brillamment illustré avant guerre pour s’orientervers la théorie des faisceaux algébriques. André Weil peut écrire tran-quillement en 1943 : « l’équation de Van der Pol et les équations derelaxation sont l’une des très rares questions intéressantes qui aient étéposées aux mathématiciens par la physique contemporaine ; car l’étudede la nature, autrefois l’une des principales sources de grands problèmesmathématiques, semble dans les dernières années, nous avoir empruntébeaucoup plus qu’elle ne nous a rendu15 ».

Après la guerre, il n’y a toujours pas en France de complexe militaro-industriel à l’américaine, tourné vers la guerre technologique. Or, que cesoit par une demande directe ou par une politique de contrats, la présenced’un tel complexe aurait sans doute conduit, comme aux État-Unis, à unerecomposition partielle des pratiques scientifiques et à un infléchissementdes centres d’intérêt. De plus, la présence de corps d’ingénieurs scienti-fiques, en particulier les polytechniciens, fait écran aux contacts directsentre la communauté mathématique universitaire et l’univers techniqueou industriel16. Enfin, dans le contexte de la guerre du Vietnam et del’hostilité à l’impérialisme américain, des mathématiciens ont cherché àse construire une légitimité supérieure dans les recherches les plus abs-traites et « inutiles » possibles, sûrs de préserver ainsi une pureté idéo-logique. Sans contrainte externe, la logique « naturelle et disciplinaire »des mathématiques a donc prévalu.

Jean Dieudonné (1906-1992), figure emblématique de l’école française,a explicité et théorisé cette idéologie des mathématiques pures, abstraiteset structurales, dans ce qu’il a appelé le « choix bourbachique17 » : plusune théorie est abstraite, plus elle peut alimenter l’intuition car elle aalors éliminé les aspects contingents, autrement dit concrets. La philo-sophie des mathématiques qui correspond à cette conception s’exprime

14 Voir A. Weil [1991], en particulier, le chapitre VI intitulé : « La guerre et moi(ballet-bouffe) » Bien sûr la mouvance de Bourbaki a produit aussi des figures hé-roïques de la Résistance, parmi lesquelles il faut citer en premier lieu les deux philo-sophes des mathématiques : Jean Cavaillès et Albert Lautman.15 André Weil : « L’avenir des mathématiques » dans Le Lionnais [1943/1962] p 317.16 A ce sujet, voir différentes contributions dans Belhoste, Dahan & al. [1995]17 Voir son ouvrage Dieudonné [1987] ; Voir aussi Dugac [1995].

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parfaitement dans le célèbre texte signé de Bourbaki : « Dans la concep-tion axiomatique, la mathématique apparaît en somme comme un ré-servoir de formes abstraites — les structures mathématiques — et il setrouve sans qu’on sache bien pourquoi, que certains aspects de la réa-lité expérimentale viennent se mouler en certaines de ces formes, commepar une sorte de préadaptation18 . » Cette croyance en une miraculeuseadaptation de la réalité aux structures mathématiques abstraites confèreau mathématicien une totale légitimité à se détourner du monde. Defait en France, le mathématicien « profond », « brillant », est invité à sedétourner des problèmes issus des sciences de la nature et des sciencessociales, comme des branches plus concrètes ayant directement en vueles applications. Il fait des mathématiques pour « l’honneur de l’esprithumain » 19. L’interjection de Jacobi est remise à l’ordre du jour avecarrogance par André Weil, elle est ensuite sous de nombreuses plumes. Al’École normale supérieure (Ulm), pépinière presque exclusive de l’éliteuniversitaire, le sujet de prédilection des meilleurs normaliens, celui qu’illeur est recommandé implicitement de choisir, du milieu des années 1950au début des années 1970, est la géométrie algébrique. Les autres do-maines jouissant également d’une prestige supérieur sont la théorie desnombres, la théorie des groupes et des formes automorphes, la topologiealgébrique et différentielle20. Une discipline aussi fondamentale, pour lesmathématiques de la deuxième moitié du xxe siècle, que les probabilitésest marginalisée, aussi bien dans l’enseignement supérieur, que dans larecherche, ou dans les institutions de la communauté professionnelle ; ilen est de même de branches comme les statistiques ou l’analyse numé-rique.

Les mathématiciens ont toujours été attachés à l’unité des mathéma-tiques, à l’idée que toutes les branches doivent pouvoir communiquerentre elles ; et la tradition des congrès internationaux réunissant toutela discipline est le symbole éclatant, depuis le début du siècle, de cetteaspiration. Mais des années 1950 aux années 1970, on affirme davantage :on parle d’une mathématique, au singulier, qui trouverait son unité dansla méthode axiomatique qui seule fournit l’intelligibilité profonde à toutl’édifice. Cette idée d’unité structurale et abstraite n’est d’ailleurs pas

18 Voir N. Bourbaki : « L’Architecture des mathématiques » in Le Lionnais[1943/1962] pp. 46-47. Il est certain qu’une étude plus fine, qui doit être faite, ré-vèlerait des attitudes philosophiques distinctes parmi les principaux mathématiciensdu groupe Bourbaki.19 André Weil : « Que si on lui [le mathématicien] fait le reproche de la superbe deson attitude, si on le somme de s’engager, si on demande pourquoi il s’obstine en ceshauts glaciers où nul que ses congénères ne peut le suivre, il répond avec Jacobi :“Pour l’honneur de l’esprit humain” » [1943] p. 320. Cette même phrase constitueaussi le titre d’un ouvrage de Jean Dieudonné.20 cf l’article de M. Andler « Les mathématiques à l’École normale supérieure auxx

e siècle : une esquisse » [1994]

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indépendante de « l’air du temps » structuraliste, présent dans tous lescourants intellectuels de l’époque ; or, la méthode axiomatique n’est clai-rement pas la méthode à l’œuvre dans les mathématiques appliquées,ce qui accentue la dépréciation de ces dernières. En bref, pendant cettepériode, les mathématiciens purs ont réussi à maintenir une hégémonieculturelle sur la discipline, ils ont clairement privilégié les problèmes issusdu développement des interfaces internes aux branches mathématiques.

4. Dans les années 1980, le nouveau contexte économique et cultu-rel favorise un basculement de valeurs et les mathématiciens mettent enavant principalement une image ouverte des mathématiques, en interac-tions multiples avec les autres disciplines, le monde et les besoins deshommes.

A partir des années 1980, le paysage général se modifie progressive-ment en grande partie sous l’influence des nouveaux besoins scientifiqueset techniques des sociétés contemporaines. En butte à de graves difficul-tés de recrutement, de débouchés et de carrières, cherchant à diversifieret augmenter ses sources de financement, la communauté mathémati-cienne cherche à « améliorer l’image des mathématiques » 21 auprès dupublic. A la suite du « rapport David », les État-Unis décident le dou-blement des crédits de recherche pour les mathématiques. En France, lecolloque tenu en 1987 sur les « Mathématiques à venir » est significatifde ce tournant : les mathématiciens de tous horizons, réunis, défendent àla fois une ambition historique de leur discipline à comprendre le mondeet ses innombrables possibilités d’applications que les moyens nouveauxde calcul ont démultipliées. Ils présentent une semi-autocritique sur lecaractère trop formaliste et abstrait, coupé des autres sciences et de lapratique, qu’a pu avoir son enseignement, en particulier après la réformedes « mathématiques modernes » ; tout en continuant à insister sur lefait que c’est l’abstraction même qui rend souple et polyvalent l’outilmathématique, et que la distance temporelle des théories fondamentalesà leurs applications tend aujourd’hui à se réduire vertigineusement (parexemple entre théorie des nombres et théorie des codes et cryptage, entreanalyse et théorie du signal, entre géométrie algébrique et problèmes dela synthèse d’images, entre processus stochastiques et modèles financiersetc.).

Des domaines restés à l’état dormant depuis plusieurs décennies sontréinvestis, les hiérarchies entre branches sont bousculées, des champs in-connus de recherche se révèlent. La diffusion de plus en plus massive desordinateurs et la dimension frappante du calcul, en particulier dans le

21 Cette expression est utilisée à de multiples reprises lors du colloque « Mathé-matiques à venir » tenu à Palaiseau en 1987, et elle est explicite dans les objec-tifs de l’Union Mathématique Internationale qui déclare l’année 2000, année desmathématiques.

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domaine des systèmes dynamiques et du chaos, favorisent non seulementles simulations numériques, mais plus fondamentalement la connaissanceprocédurale, la pensée algorithmique qui laissent davantage leur place àl’exploration, voire à la dispersion des études singulières. De plus en plusfréquemment, des propriétés sont démontrées selon les critères tradition-nels de rigueur déductive de la discipline, plusieurs années après qu’ellesaient été conjecturées, grâce à l’ordinateur, et largement utilisées. Lademande d’outils mathématiques s’intensifie non plus seulement du côtéde la physique et des sciences de l’ingénieur, mais aussi des sciences desmatériaux et de la terre (questions de propagation, de diffusion, d’écoule-ment), des sciences biologiques et médicales, et toujours des sciences éco-nomiques et sociales etc. Un retour de balancier s’est amorcé dont l’effetmassif a été spectaculairement perceptible au dernier congrès de Berlind’août 98. L’opposition précédemment décrite n’a pas totalement dis-paru, mais le dilemme se formule maintenant dans des termes différents,dont l’avenir nous dira s’ils sont moins conflictuels : les mathématiciensqui font des théorèmes versus ceux qui font des modèles. Au regard de cecontexte différent, les représentations idéologiques de la discipline par sesacteurs et les philosophies implicites font place à d’autres représentationsqui elles-mêmes privilégient d’autres valeurs : les liens avec le pouvoir, lacapacité à obtenir des contrats ou susciter des interactions, le dynamismeentrepreneurial, le caractère pragmatique et opérationnel des résultats.Il n’est pas encore sûr que tous ces gens considèreront longtemps qu’ilsfont le même métier.

La déclaration de guerre à l’égard des mathématiques qu’a lancéeClaude Allègre ne peut s’appréhender qu’au regard de cette histoire de la« guerre d’images » au sein même de la communauté mathématicienne22

Sans nous attarder sur le ridicule de certaines affirmations — comme parexemple « les mathématiques n’ont pas joué de rôle important dans lessciences du xxe siècle », citant notamment l’informatique23 ! — notonssimplement, que notre ministre se trompe là d’époque, qu’il est en retardd’une guerre...

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