"Marolles: Trajectoires, identités, territoire" Livret 4

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Josée no.4 La rue de la Samaritaine était un lieu maudit. On avait peur d’y pénétrer. Les gens circulaient mais mes parents me couvaient, j’étais une petite fille couvée, interdiction de venir et c’est tout. Vous n’avez jamais essayé ? Oh non ! non non non ! Carnet

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Durant près de deux mois, 25 habitants des Marolles ont participé à des ateliers artistiques basés essentiellement sur la marche, la photographie et l’écriture. Des mots ont émergé comme pompiers de la lune, chaleur humaine, Los Marolles, Limace Mystique, promiscuité, luttes pour le logement, opération matelas, propreté, territoire confisquée, privatisé, dépendance, action sociale, émancipation, associations, esprit bruxellois, commémorations latinistes, Vieux-Marché, le promoteur et sa fidèle épouse la bureaucratie, le complot, l’accueil, la tolérance, l’ascenseur, le paradis et une corde pour la nuit… Cette richesse vécue est ici présentée composé de photos, de morceaux d’âmes choisis, de chair, de sang, de matière poétique et singulière… d’esprits tapageurs.

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Joséen

o.4

La rue de la Samaritaine était un lieu maudit. On avait peur d’y pénétrer.

Les gens circulaient mais mes parents me couvaient, j’étais une petite fille couvée, interdiction de venir et c’est tout.

Vous n’avez jamais essayé ?

Oh non ! non non non !

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Le quartier en 1930, c’était comment ?

Là où j’habitais, rue des Tanneurs, c’était très calme. Je fréquentais les écoles du quartier. Il y avait un jardin dans cette école et une vigne. On attendait l’Automne pour pouvoir cueillir le raisin avec l’institutrice. Rue St-Ghislain. Les bâtiments ont été démolis et repris par M. Jacqumotte.

Comment vous avez vécu l’évolution de ce quartier ?

Ah ben je me suis adaptée. Je ne regrette rien. Les quartiers changent. Regardez les Sablons, c’étaient aussi un taudis et regardez ce que c’est devenu. Maintenant c’est plus beau que l’Avenue Louise. Les quartiers se transforment je connais des gens qui vivent maintenant à la Samaritaine et qui sont très contents.

Donc vous trouvez que le quartier a plutôt bien évolué?

Josée : Oui il n’y a plus de taudis. Enfin peut-être qu’il y a des endroits où ce n’est plus très propre, mais enfin il n’y a plus de taudis. Rue des Tanneurs il y a des appartements sociaux, mais une merveille ! Je les ai vus, c’est fantastique: l’installation, la salle de bain, la cuisine moderne. C’est vraiment équipé, c’est très très bien. Rue du Miroir, c’est la même chose, un très très beau bâtiment. L’architecture est très belle. Tout l’intérieur est rénové. C’est remarquable !

Naturellement, il y a des changements, dans le passé tous les hommes sifflaient, les femmes chantaient. Il y avait une autre atmosphère ! Maintenant il n’y a plus ces bruits-là, on n’entend plus chanter. L’ambiance était toute autre.

Quels sont les mots qui vous viendraient à l’esprit pour qualifier cette ambiance ?

D’abord, c’était le calme, les enfants pouvaient jouer dans la rue, aux billes dans les rigoles. C’était très différent. Le pain était apporté par une charrette avec le cheval. Le lait avec un petit triporteur tiré par un chien. C’était vraiment le village. Maintenant il y a encore cette ambiance de village par quartier dans les Marolles.

Vous trouvez que ton quartier est calme le soir, trop calme ?

Et bien, avant, il y avait des commerces et tous les petits commerces sont partis. Devant nous, par exemple, il y a une grande école technique. Mais avant c’était des petits commerces. Ici la rue a été élargie, mais avant il y avait plein de magasins, tous des petits magasins.

Cela fermait plus tard ?

Non, pas forcément, mais c’était comme au village, quoi. Les gens étaient dehors, on parlait, les

enfants jouaient. Mais, après la guerre, tout ça a disparu.

C’est la guerre qui a marqué un temps d’arrêt ?

Josée : Non c’est la création de la Jonction qui a tout détruit. Le pont existait mais il fallait agrandir les rues et tous les petits commerces ont disparu. Ici cette rue (rue des Tanneurs) était entièrement occupée par des Juifs. En 1945 ils ont tous été raflés par les nazis. Et c’est resté inhabité.

Cela a dû être un grand choc ?

Ah oui, c’était affreux !

(Atelier - 03 mars 2010)

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Et le Vieux Marché ? Qu’est-ce qui a changé dans ce marché ? Comment a-t-il évolué ?

Ah oui il a évolué très fort, il y a une très grande différence. Jusqu’en 1950, le haut de marché était tenu par des échoppiers qui revendaient des outils, des serrures et des clefs. Tout était très bien soigné, très bien aligné, très propre.

Tout le bas était occupé par les femmes des 4 saisons. Elles avaient une charrette et vendaient les pommes et les autres fruits de saison. Et je pense qu’elles ne payaient pas, donc elles étaient toujours à l’affût à guetter les agents, pour filer au cas où, sinon, elles avaient droit à une amende.

Au milieu il y avait ce qu’on appelle le Brol, les vieux livres, la vieille vaisselle et parfois des meubles. Il fallait avoir l’œil. Mais j’ai trouvé quelques pièces ici dont je suis très fière, parce qu’elles sont signées et je les ai payées très bon marché.

J’aime toujours autant traverser le Vieux Marché alors qu’il a vraiment changé.

Qu’est-ce qui a changé?

Et bien maintenant plus de 75% des marchands sont d’origine marocaine. Ce n’est quand même pas la façon de faire d’avant. Donc personnellement, si j’achète, je marchande parce que je respecte la coutume marocaine, qui est de marchander.

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5Oh et puis il y a du soleil, j’observe les gens, parfois je trouve encore de beaux objets mais j’en ai tellement…Mais je continue à regarder d’où il vient et je le redépose.

(Atelier du 03 mars 2010)

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Quand on parle de diversité dans les Marolles, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ?

Léon : Il y a eu bcp d’immigration espagnole dans le quartier. Vous voyez cette boucherie, c’est une boucherie brésilienne.

Josée : c’est formidable, cela c’est une boucherie brésilienne. Et en face il y a un marocain.

Et qu’est-ce que cela signifie pour vous cette diversité?

Josée :Ah ben c’est agréable…

Cela ne créé que de la richesse, il n’y a pas des tensions parfois ?

Josée : Non pour nous pas parce qu’on a de la chance, on a bien travaillé, on est pensionné, on est dans le calme.

Léon: Evidemment il y a la petite délinquance comme ailleurs. Il faut faire attention à sa sacoche.

Josée : Vous savez la fois passée je suis rentrée de chez vous avec mon cahier. Il était quelle heure ? 19h ? Arrivée Rue St-Ghislain , on m’a arraché mon cahier. Alors j’ai dit « Qu’est-ce que vous allez faire avec mon cahier ? » « Oh je m’excuse Madame !» Il m’a remis mon cahier.« Alors il me dit vous n’avez pas trois euros ? » Je n’ai jamais sorti mon porte-feuille. Cela arrive dans le quartier ! On se fait arracher les sacs.

Léon: Quand même c’est assez banal cela. Il n’y a pas de grande criminalité.

(Atelier du 03 mars 2010)

Voici quelques questions qui me préoccupent :

1-Que penser de l’identité marollienne, de la conscience collective ?

La population belge vieillie est remplacée par des émigrés avec leurs nombreux enfants naturalisés. Je crois que la culture marollienne est en voie de complète disparition ; l’aspect gouailleur, ‘rouspetteur’, ‘swanzeur’ se perd ; la langue n’est plus utilisée ; la culture marollienne se meurt. Seul subsiste le folklore avec ses géants et le vieux marché.

2-Y a-t-il des signes de gentrification ?

Le quartier de la Samaritaine me paraît partiellement gentrifié . Le territoire des Marolles n’est donc plus un territoire homogène mais constitué par de groupes sociaux différents.

3-D’où vient l’expression « les Marolles, endroit chaud » ?

Quel est le sens du terme chaud ? Veut-il signifier contestation, délinquance, propension à la violence ? Pour quelle raison les jeunes de notre groupe qui habitent la périphérie fréquentent-ils le Centre des Jeunes situé dans les Marolles ?

Dans les Marolles il y a de nombreux logements sociaux (HLM et autres), des maisons d’hébergement, d’autres privées appartenant souvent à des propriétaires de nouvelle souche.

La promiscuité dans les HLM, le manque de travail et d’épanouissement dans le monde du travail, l’oisiveté sont-ils la cause d’une transformation en quartier chaud ?

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4-Existe-t-il une transformation et un déplacement des activités commerciales ?

Les artisans ont disparu ; on peut compter sur les doigts ceux qui travaillent la matière de leurs mains et savent créer de nouveaux objets. Les activités commerciales sont de plus en plus assurées par des allochtones. Disparition des petits commerçants autochtones et création de nouveaux axes commerciaux (exemple Stalingrad - Lemonnier)

5-Que penser de la réinsertion sociale ?

Plusieurs bureaux offrent une aide pour l’apprentissage d’un métier. Ils ne semblent pas beaucoup fréquentés; pourquoi cet échec malgré une demande expresse de main-d’œuvre?

6.-Que penser de la pauvreté ?

Concerne-t-elle les anciens petits commerçants autochtones ou les nouveaux allochtones, les pensionnés, les malades ? Ou concerne-t-elle davantage les paresseux, les oisifs et chômeurs volontaires sachant tirer profit des aides sociales. La pauvreté est-elle le fait de personnes et familles frappées par le malheur ou est-elle le résultltat d’un appauvrissement moral ? Résulte-t-elle de la dévalorisation du travail et par voie de conséquence de l’oisiveté volontaire ? Y a-t-il un effet pervers de l’aide sociale ? D’une population à l’origine fière de s’en sortir par elle-même et soucieuse d’indépendance, les services d’aide sociale ont-ils favorisée l’éclosion d’une population désireuse d’assistance et consentant à devenir dépendante? Peut-on dire que ces services ont participé à la perte de

dignité, de fierté civique ?

Trois anecdotes

1-Nous pénétrons en date du 10-3 dans le bâtiment des « Petites Sœurs des Pauvres ». Après avoir sonné, le portier nous ouvre la porte puisque nous nous annonçons « visiteurs ayant rendez-vous avec Sœur Madeleine » A cette parole, une deuxième porte s’ouvre et nous voilà dans un sas: nous nous présentons au portier qui appelle la responsable. Une autre partie de notre groupe sonne à la porte et entre, mais en même temps entre un adulte à vélo. Le portier n’accepte pas cet intrus, cependant ce dernier insiste pour pénétrer dans le sas, ce qui lui est obstinément refusé avec une argumentation claire et loyale. Le portier lui offre un paquet de tartines mais notre bonhomme ne quitte pas les lieux ; une tasse

de café n’a pas plus d’effet. Un pensionnaire masculin descend, parvient à persuader notre cycliste et sort avec lui. Le portier doit être très prudent. Il y a quelques jours une dizaine de Somaliens se sont introduits et ont fait du grabuge dans l’institut; des bénévoles bien musclés ont pu les maîtriser. Des incidents de ce genre sont à craindre mais il est rare qu’il faille appeler la police. L’institution distribue tous les jours entre 9 et 10 heures des vêtements et des paquets de tartines garnies (110 paquets par jour) que des bénévoles préparent journellement.

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2-J’ouvre distraitement un guide de voyage et je lis:

« Si vous restez 2 jours à San Francisco, ne manquez pas d’aller à Chinatown »

« New York est un croisement de culture unique, chinoise, italienne, hispanique, juive... »

« Si vous allez à Istambul, il ne faut pas négliger le bazar turc ni le bazar égyptien »

A Bruxelles, dans les agences de tourisme et dans des gares de la SNCB, Sylviane dépose des dépliants concernant le Vieux Marché : des touristes affluent effectivement.

3-Sylviane nous raconte la cérémonie de la bénédiction des

animaux au Vieux Marché, le 1er dimanche d’octobre. C’est une évocation de la vie de St. François d’Assises. Devant la chapelle qui jouxte l’église du Vieux Marché, les animaux attendent leur bénédiction.

Cette fête populaire me fait penser à la fête asinaire du Moyen-Age. Celle-ci ne fut interdite qu’au 16eme siècle. L’âne y jouait un rôle prépondérant; la fête, exubérante, se passait dans les églises et l’âne y était introduit.

Transformations de traditions !

Ma Trajectoire

Elle est intitulée « Je vais à l’école ».

Je suis dans la rue des Tanneurs, passe devant les Archives de la

Ville de Bruxelles et me permets d’y entrer pour jouir dans la cour intérieure de l’architecture des lieux. Une porte indique: « Centre études M. Yourcenar ». Dans le bâtiment annexe, il y a un beau tableau de J.J Gaillard (1890-1976). Cet artiste nourrissait un très grand amour pour Bruxelles et, par ses tableaux, a toujours plaidé pour l’avenir du notre quartier.

Fini de folâtrer, je suis attendue à l’école ; j’y ai rendez-vous! Je poursuis ma promenade dans la Rue des Tanneurs. L’architecture y est très hétéroclite ; en face du théâtre des Tanneurs, je ne manque pas de jeter un coup d’œil sur une petite maison bien sympathique avec son pignon ancien et sa décoration. Sur la façade latérale, un joli panier, prêt, semble-t-il, à accueillir des couvées d’oiseaux

en cette saison de printemps. Les oiseaux m’enchantent par leur gazouillis et leurs jolies mélopées. A côté, une maison de maître du18ème siècle, bel équilibre architectural. Plus on avance, plus le type d’architecture change: voici les HLM. de la Querelle et du Lavoir. Remontons la rue du Chevreuil toute imprégnée déjà de l’esprit du Vieux Marché. Dans le bas de la rue, je rencontre ceux qui désirent acheter du manioc et sont heureux de parler portugais avec le boucher brésilien à côté.

Je croise Madame Eustache du Katanga. « Bonjour madame ! », me dit-elle. « Comment allez-vous ? », lui réponds-je, « Travaillez-vous toujours ? » Madame Eustache a plusieurs enfants déjà mariés et elle continue à nous aider en nettoyant nos maisons. Madame Eustache

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11me dit que la première parole de sa mère a été : « Je n’ai jamais tendu la main, j’aime et respecte les gens simples ; tout ce que tu lègueras aux autres sera dans ta tête et dans ton cœur... ».

Ces paroles sages, Madame Eustache me les répète souvent. Ses enfants travaillent : elle a un fils médecin dont elle est très fière ! « Madame Eustache, j’ai rendez-vous à l’école, je me hâte » lui dis-je. « Mais qu’allez-vous donc faire à l’école » me dit-elle; « Madame Eustache, sans savoir et sans connaissance, on ne peut pas être responsable, il faut donc poursuivre sa route, l’esprit curieux et animé d’un grand souci de liberté. C’est pourquoi, je m’enfuis et vais l’école; à bientôt Madame Eustache ».

Traversée du Vieux Marché. Arrivée

à l’école d’informatique. Accueil chaleureux et bonne leçon. Après deux heures de cours privé et gratuit, je remercie tous les collaborateurs et rentre chez moi par le même chemin.

Je réfléchis à la chance que j’ai eue cette après-midi. Non seulement je me suis instruite mais j’ai célébré le temps de la rencontre, j’ai reçu des sourires de visages différents; quel enrichissement, quel bonheur !

Epilogue:

Au terme de cette trajectoire dans les Marolles, je ferai quelques confidences:

1-La première concerne le métissage qui permet la fusion des réalités. J’entends par métissage l’élan nécessaire mais plein de

retenue, vers l’échange d’idées, de paroles et de respect vis-vis des autres.

2-Les Marolles sont habitées par des autochtones en petit nombre et beaucoup d’allochtones. En général ils trouvent de l’aide mais cela ne suffit pas car la grande pauvreté, c’est la solitude et la perte de la dignité humaine. La population vieillit; les vielles gens sont pauvres et encore plus pauvres parce que seuls. La solitude rend pauvre.

3-J’aimerais rappeler les paroles d’A. Camus:

« Ne marche pas devant moi, je ne suivrai peut-être pas,

Ne marche pas derrière moi, je ne te guiderai peut-être pas,

Marche juste à côté de moi et sois mon ami »

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