Marie-Louise Mallet - Penser, avec Jacques Derrida

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    Penser, avec Jacques Derrida, au pril de laporieMARIE-LOUISE MALLET

    Rsum: Je ne saurais parler dautrui , donc, seulement lui parler, lappeler au vocatif ,lisons-nous. Mais lorsque il nest plus possible de lui parler , lorsque la mort rend ladresseimpossible ou tragiquement vaine, que peut-on faire ? Que faire, que dire quand vient, chaquefois unique, la fin du monde ? Hommage de Marie-Louise Mallet Jacques Derrida prononc

    au Colloque Jan Hus de La Rochelle, juillet 2005.

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    Penser, avec Jacques Derrida, au pril de laporieMarie-Louise Mallet

    orsque tienne Tassin, puis Nathalie Roussarie mont demand de participer cette

    Universit dt de lAssociation Jan Hus pour un hommage Jacques Derrida, jai dit

    oui, bien sr : comment aurais-je pu dire non ? Mais je savais dj combien cela me

    serait difficile. Dans un de ses premiers textes Violence et mtaphysique , publi dans

    Lcriture et la diffrence, accompagnant la pense dEmmanuel Lvinas, il crit :

    L Je ne saurais parler dautrui, en faire un thme, le dire comme objet,

    laccusatif. Je puis seulement, je dois seulement parler autrui, lappeler auvocatif qui nest pas une catgorie, un cas de la parole, mais le surgissement,llvation mme de la parole. Il faut que les catgories manquent pour quautruine soit pas manqu1

    Je ne saurais parler dautrui , donc, seulement lui parler, lappeler au vocatif , lisons-

    nous. Mais lorsque il nest plus possible de lui parler , lorsque la mort rend ladresse impossible

    ou tragiquement vaine, que peut-on faire ? Que faire, que dire quand vient, chaque fois unique,la fin du monde ? Comme en tmoigne louvrage, le recueil plutt, dont je viens de citer le titre,

    mais aussi Mmoires pour Paul de Man, et tant dautres textes, chaque fois, et chaque fois

    comme unique, chaque mort dun ami, Jacques Derrida a endur la torture de la question. Il

    faudrait se souvenir ici de ses analyses inquites des apories du deuil , infidle jusque dans sa

    fidlit mme, fidle / infidle, possible seulement comme impossible, pris entre lintriorisation

    qui garde lautre en soi mais menace son altrit, risque de le rduire ntre plus quune part de

    soi-mme, et la non-intriorisation, qui le garde comme autre, lautre perdu, mais risque de le

    perdre aussi dans loubli. Et quand, ne pouvant plus luiparler, on est amen devoir parler de

    lautre, et mme lorsque ce devoir est celui de la fidlit lami disparu, on court toujours le

    risque majeur de la thmatisation objectivante, aplatissante, schmatisante ou, pis encore, de

    lappropriation dautant plus sournoise quelle peut tre tout fait inconsciente et anime des

    meilleurs intentions .

    Aussi, reculerai-je encore un instant le moment de prendre tous ces risques.

    Ma situation ici, aujourdhui, lAssociation Jan Hus, est assez singulire. Jai adhr celle-ci

    ds sa cration, linvitation de deux amis, deux de ses membres fondateurs et les plus actifs :

    1 Jacques Derrida, Lcriture et la diffrence, Paris, Seuil, 1967, p. 152. (Je souligne).

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    ces deux types dapproche, enfin, au plus profond de cette rflexion, sur la frontire que

    Heidegger croit pouvoir tracer entre le Daseinqui, seul, aurait rapport la mort comme telle ,et tous les autres vivants qui, selon lui, proprement parler, ne meurent pas.

    qui stonnerait encore que je mavance ainsi en compagnie de tous ces spectres et

    trouverait excessive cette prsence de la mort louverture de ma communication je rpondrais

    par la citation dun passage de Spectres de Marx:

    Si je mapprte parler longuement de fantmes [] cest--dire de certainsautresqui ne sont pas prsents, ni prsentement vivants, [] cest au nom de la

    justice. De la justice l o elle nest pas encore, pas encore l, [] entendons lo elle nest plus prsenteet l o elle ne sera jamais, [] rductible au droit. Il

    faut parler dufantme, voire aufantme et aveclui, ds lors quaucune thique,aucune politique, rvolutionnaire ou non, ne parat possible et pensable et juste,qui ne reconnaisse son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus oupour ces autres qui ne sont pas encore l, prsentement vivants, quils soientmorts ou quils ne soient pas encore ns. Aucune justice ne disons pas aucuneloi et encore une fois nous ne parlons pas ici du droit ne parat possible oupensable sans le principe de quelque responsabilit, au-del de tout prsentvivant, dans ce qui disjointe le prsent vivant, devant les fantmes de ceux qui nesont pas encore ns ou qui sont dj morts, victimes ou non des guerres, desviolences politiques ou autres []. Cette justice porte la vie au-del de la vie

    prsente ou de son tre-l effectif, de son effectivit empirique ou ontologique :non pas vers la mort mais vers une sur-vie, savoir une trace dont la vie et lamort ne seraient que des traces et des traces de traces, une survie dont lapossibilit vient davance disjoindre ou dsajuster lidentit soi du prsent vivantcomme de toute effectivit. Alors il y a de lesprit. Des esprits. Et il fautcompteravec eux 5

    Le spectre, le fantme, le revenant, loin de toute crdulit nave comme de toute mauvaise

    littrature fantastique, sont de ces passeurs de frontires qui hantent depuis toujours la pense la

    plus rigoureuse de Jacques Derrida.

    Mais passeur de frontires ne la-t-il pas t lui-mme, ds ses premiers travaux et sans cesse,jusqu la fin ?

    Dans tous les cas, la frontire relve de la positiondune limite. Elle est de lordre de la thse

    (thesis), de la loi (nomos), bref de la culture et non de la nature (phusis) : mme lorsquelle prend

    appui sur une limite naturelle, la mer par exemple pour une le, la montagne, un fleuve, la

    frontire nest jamais simplement naturelle . Elle nest pas non plus fonde dans la chose

    mme , dans un ordre ontologique des choses.

    5 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galile, 1993, p. 15-18.

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    La frontire inclut et exclut la fois, dfinit une identit par lidentification dune bordure

    en principe intangible, dlimite le droit de proprit, trace une limite suppose indivisible entre le propre et limpropre . Une frontire nexclut pas, en principe, le passage, tout passage,

    mais elle prtend le contrler, elle le surveille, le rgle, elle peut linterdire, lempcher. La

    frontire est alors le lieu des affrontements, du face--face, de front. Cependant, malgr les

    institutions qui en assurent la garde, douanes, disciplines, dfinitions, habitudes de pense, et

    mme les barrires les plus subtiles en forme de schibboleth, il y a toujours des passages

    clandestins et la dconstruction qui travaille dstabiliser lassurance quant toutes ces

    oppositions binaires, dmonter lvidence apparente de leur naturalit ou ncessit

    ontologique , est aussi ncessairement dconstruction des frontires. Non quelle les nie ou les

    dtruise purement et simplement : il ne sagit pas deffacer toutes les diffrences dans une

    indiffrenciation confuse mais, bien au contraire, den affiner lapproche, de dvoiler les

    diffrences les plus fines que masquent les oppositions massives et les frontires trop aisment et

    tranquillement traces.

    Dans Apories, Jacques Derrida distingue trois types de frontires, ou de limites

    frontalires :

    d'une partcelles qui sparent les territoires, les pays, les nations, les Etats,les langues et les cultures (et les disciplines politico-anthropologiques qui leur

    correspondent), d'autre part les partages entre les domaines du discours, parexemple la philosophie, les sciences anthropologiques voire la thologie, domainesqu'on a pu figurer comme des rgions ou des territoires ontologiques ou onto-thologiques, parfois comme des savoirs ou des recherches disciplinaires, dansune encyclopdie ou dans une universit idale, [] enfin, et troisimement, []les lignes de sparation, de dlimitation ou d'opposition entre les dterminationsconceptuelles, les formes du bord entre ce qu'on appelle des concepts ou destermesqui recoupent et surdterminent ncessairement les deux premiers typesde terminalit. [Apories, p. 50-51]

    On pourrait considrer que luvre de Jacques Derrida toute entire, dans son ensemble, se

    porte sur le front de ces trois sortes de frontires, sy expose, sans quil soit possible, pour

    autant, den donner partir de l une rpartition classificatrice, car ces trois sortes de frontires

    interfrent entre elles, se surdterminent les unes les autres, sans frontires entre leurs diffrents

    fronts ou champs dapplication.

    Ainsi, par exemple, mais ce nest pas simplement un exemple, quel type de frontire

    appartiennent les frontires linguistiques , les frontires entre les langues ? On sait la place

    quoccupe, dans luvre de Jacques Derrida, la rflexion sur la question de lidiome, sur la

    traduction comme exigence de faire limpossible, de traduire ce qui, en toute rigueur, demeure

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    intraduisible Au dbut deApories, il salue, chez Cicron, lattention quil porte la traduction, la

    mesure quil prend de son enjeu, son inquitude quant au passage des frontires entre leslangues . On pourrait dire quil se reconnat dans son souci scrupuleux den justifier les options.

    Et il ajoute :

    l'appartenance une langue n'est sans doute comparable aucun autremode d'inclusion. Par exemple, pour se limiter quelques indices, elle ne secompare pas, au premier abord, l'inclusiondans l'espace de la citoyennet, de lanationalit, des frontires naturelles, historiques ou politiques, de la gographieou de la go-politique, du sol, du sang ou de la classe sociale, autant de totalitsqui leur tour, ds lors qu'elles sont surdtermines, on devrait dire contamines

    par les vnements de langue [] qu'elles impliquent toutes et tout aussincessairement, ne sont plus de part en part ce qu'elles sont ou ce qu'on croitqu'elles sont, savoir identiques elles-mmes, donc simplement identifiables etdans cette mesure dterminables. (p. 24)

    On le voit, tous ces modes dinclusion, et donc dexclusion, de dlimitation, de frontires, se

    contaminent, compliquant considrablement lidentificationelle-mme que ces frontires seraient

    censes assurer. Les langues ne respectent pas rigoureusement les frontires politiques

    nationales, infranationales ou transnationales, jusqu les brouiller parfois, les frontires des

    langues entre elles ne sont pas non plus impermables et elles se contaminent les unes les autres,

    au gr des fluctuations go-politiques. Et cela, dautant plus quune langue elle-mme nest pas

    une , identique elle-mme. La babelisationne passe pas seulement entre les langues, mais

    lintrieur de toute langue. Combien de fois, partant dune expression, dun mot, dune phrase,

    Jacques Derrida en aura fait surgir la polysmie qui ne peut se rassembler dans une synthse ou

    un compromis rassurant. Ainsi, parmi tant dexemples possibles, dans Apories, partir de la

    phrase il y va dun certain pas, phrase rigoureusement intraduisible sans perte (ou sans

    adjonction de notes et commentaires abondants), il y va de trois sens au moins : 1 il (sujet

    personnel), y va(quelque part, en un certain lieu) dun certain pas(dune certaine allure) ; 2 il

    (sujet neutre) y va (ce qui est en question) dun certain pas (ce qui est en question, cest unecertaine dmarche, allure, etc.) ; 3 il y va dun certain pas(ce qui est en question, ici, cest une

    certaine ngation, un certain pas , no, not, nicht, kein) :

    Cette frontire de la traduction ne passe pas entre des langues, elle spare latraduction d'elle-mme, et la traductibilit, l'intrieur d'une seule et mmelangue. Une certaine pragmatique l'inscrit ainsi dans le dedans mme de laditelangue franaise. Comme toute pragmatique, elleprend en compte des oprationsgestuelles et des marques contextuelles qui ne sont pas toutes et de part en part

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    discursives. Tel est l'effet de schibboleth: il excde toujours le sens et la purediscursivit du sens.

    La babelisation n'attend donc pas la multiplicit des langues. L'identit d'unelangue ne peut s'affirmer comme identit soi qu'en s'ouvrant l'hospitalit d'unediffrence soi ou d'une diffrence d'avec soi. (p. 28)

    Traductibilit, identit, hospitalit, lidentit soi impliquant lhospitalit la diffrence de

    lautre, limpossibilit de les sparer, nous avons l, runis, quelques uns des motifs essentiels qui

    animent luvre toute entire de Jacques Derrida. Mais on mesure dj ce que reprsenterait un

    travail qui se voudrait exhaustif sur sa pense quant aux frontires, en gnral et dans tous leurs

    tats . Je me bornerai, en lui laissant le plus possible la parole, en voquer quelques pointsparticulirement sensibles. Surtout des points o la question de la frontire devient insparable de

    celle de laporie.

    Aporie, cest donc le mot qui donne son titre louvrage auquel je me rfre ici depuis le

    dbut. Jacques Derrida y rappelle quil hante ses crits depuis longtemps dj. Avec ce mot

    daporie, il y va dit-il :

    du non-passage, ou plutt de l'exprience du non-passage, de l'preuve dece qui se passe et passionne en ce non-passage, nous paralysant en cettesparation de faon non ncessairement ngative : devant une porte, un seuil,

    une frontire, une ligne, ou tout simplement le bord ou l'abord de l'autre commetel [] en ce lieu o il ne serait mme plus possible de constituer un problme, unprojet ou une protection, quand le projet mme ou la tche problmatique devientimpossible et quand nous sommes absolument exposs sans protection, sansproblme [qui signifie aussi, Jacques Derrida la rappel, bouclier] et sansprothse, sans substitution possible, singulirement exposs dans notre unicitabsolue et absolument nue, c'est--dire dsarms, livrs l'autre, incapablesmme de nous abriter derrire ce qui pourrait encore protger l'intriorit d'unsecret. L, en somme, en ce lieu d'aporie, il n'y a plus de problme. Non pas,hlas ou heureusement, que les solutions soient donnes mais parce qu'un

    problme ne trouve mme plus se constituer comme ce qu'on garderait devantsoi, un objet ou un projet prsentables, un reprsentant protecteur ou unsubstitut prothtique, quelque frontire encore passer ou derrire laquelle seprotger. [p. 31]

    Or, parmi les textes aportiques rappels dans Apories, Jacques Derrida nomme Lautre

    cap, cet crit de 19916 qui traite de lEurope, au lendemain de la chute du mur de Berlin et

    alors que lAllemagne vient peine dentamer sa runification, que lEurope est encore celle des

    6 Jacques Derrida, L'autre cap, Ed. de Minuit, Paris, l991.

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    douze , et que la candidature de la Turquie est encore loin dtre accepte. Ouvrage dont la

    relecture serait aujourdhui dune brlante actualit. Jen rappellerai quelques traits.

    Lautre cap

    La rflexion se dveloppe, pour une large part, partir de la relecture dun texte de Valry,

    qui date de 1919, intitul La crise de lesprit , dont les traits communs avec la Krisisde Husserl

    (de 1935) et de quelques autres textes des grands europens de lpoque avaient dj t

    remarqus et interrogs dans De lesprit(1987).

    Quest-ce donc que lEurope, demande Valry ?

    Quest-ce donc que cette Europe ? Cest une sorte de cap du vieux continent,un appendice occidental de lAsie. Elle regarde naturellement vers lOuest. Au sud,elle borde une illustre mer dont le rle, je devrais dire la fonction, a tmerveilleusement efficace dans llaboration de cet esprit europen qui nousoccupe.

    Or, lheure actuelle comporte cette question capitale : lEurope va-t-elle gardersa prminence dans tous les genres ?

    LEurope deviendra-t-elle ce quelle est en ralit, cest--dire : un petit cap ducontinent asiatique ?

    Ou bien lEurope restera-t-elle ce quelle parat, cest--dire : la partie prcieusede lunivers terrestre, la perle de la sphre, le cerveau dun vaste corps ? [cit p.26-27]

    La question est donc celle de lessence de lEurope, de son identit , question plus que

    jamais dactualit. Et Valry la pose en rapport avec la notion de cap , prise en un double sens

    au moins, sens gographique de ce qui savance, de pointe avance de la terre dans la mer,

    de finisterre en quelque sorte et sens spirituel de ce qui est la tte, du chef , qui, en tant

    que cerveau , sige de la pense, a le rle de ce qui conduit, domine, le rle du capitaine .

    Or cette question de lidentit est immdiatement traduite par Jacques Derrida en question du

    rapport de lidentit avec son autre :

    Le propre dune culture, cest de ntre pas identique elle-mme. Non pasde navoir pas didentit, mais de ne pouvoir sidentifier, dire moi ou nous ,de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identit soi ou, si vousprfrez, la diffrence avec soi. []

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    Il ny a pas de rapport soi, didentification soi sans culture, mais culture desoi commeculture delautre, culture du double gnitif et de la diffrence soi. La

    grammaire du double gnitif signale aussi quune culture na jamais une seuleorigine. La monognalogie serait toujours une mystification dans lhistoire de laculture. [p. 16-17]

    Ce qui ne va pas sans compliquer considrablement la question du cap :

    Comme toute histoire, lhistoire dune culture suppose sans doute un capidentifiable, un telos vers lequel le mouvement, la mmoire et la promesse,lidentit, ft-ce comme diffrence soi, rve de se rassembler [] Mais lhistoiresuppose aussi que le cap ne soit pas donn, identifiable davance et une fois pour

    toutes [p. 23]

    Ds lors se profile un double danger : perdre le cap trop vouloir le garder, ou le perdre par

    amnsie culturelle. Cest le problme de la fidlit lhritagedune culture : Est-on plus fidle

    lhritage dune culture en cultivant la diffrence--soi (avec soi) qui constitue lidentit ou bien en

    sen tenant lidentit dans laquelle cette diffrence se maintient rassemble? , demande

    Derrida. Cette question, ajoute-t-il, peut propager les effets les plus inquitants sur tous les

    discours et toutes les politiques de lidentit culturelle. Laporie commence donc se dessiner :

    Mais notre vieille mmoire nous dit quil faut aussianticiper et garder le cap,

    car, sous le motif, qui peut devenir slogan, de linanticipable ou de labsolumentnouveau, nous pouvons craindre de voir revenir le fantme du pire []. Nousdevons donc nous mfier et de la mmoire rptitive et du tout autre delabsolument nouveau ; et de la capitalisation anamnsique et de lexpositionamnsique ce qui ne serait absolument plus identifiable.

    LEurope sest toujours pense comme cap , comme la pointe avance de lesprit, comme

    cerveau du corps de lhumanit. Je cite :

    Lide dune pointe avance de lexemplaritest lide de lideeuropenne,

    son eidos, la fois comme arkh ide de commencement mais aussi decommandement (le cap comme la tte, lieu de mmoire capitalisante et dedcision, encore le capitaine) et comme telos ide de la fin, dune limite quiaccomplit ou met un terme, au bout de lachvement, au but de laboutissement.La pointe avance est la fois commencement et fin, elle se divise encommencement et fin ; cest le lieu depuis lequel ou en vue duquel tout lieu. [p. 29]

    Et plus loin :

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    Cest toujours dans la figure du cap occidental et de la pointe finale quelEurope se dtermine et se cultive ; cest dans cette figure quelle sidentifie, elle-

    mme, elle-mme [] dans sa propre diffrence comme diffrence avec soi,diffrence soi qui reste avec elle-mme, auprs delle-mme : oui, diffrenceavec soi, avec le soiqui se garde et se rassemble dans sa propre diffrence, danssa diffrence davec les autres [] dans la tentation, le risque ou la chance degarder chez soi la turbulence de lavec, de lapaiser en simple frontire intrieure

    et bien garde par de vigilantes sentinelles de ltre. [p. 30]

    Que lEurope se pense comme capitale , que lide europenne ait toujours t celle

    dun cap, la pointe finale de lhumanit, na pas empch, on le sait, quau cours de son histoire

    elle ait connu les turbulences les plus terribles, que ses frontires intrieures en aient t

    fortement bouscules. Quant ses frontires extrieures, elles restent pour une large part trs

    indtermines. Se penser comme cap comporte donc toujours le risque majeur de saveugler

    tout autre cap , au cap de lautre . A lintrieur de lEurope, les diffrentes nations ont

    toutes eu, des degrs divers, la tentation de se considrer comme le cap du cap. Mi srieux, mi

    ironique, Valry parle de la tendance des franais se considrer comme figure de luniversel :

    notre particularit crit-il (et parfois, notre ridicule, mais souvent notre plus beau titre),

    cest de nous croire, de nous sentir universels je veux dire : hommes dunivers . Mais,

    commente Jacques Derrida, il nest pas rserv aux Franais de se sentir hommes

    dunivers.[] Husserl le disait du philosophe europen : en tant quil se voue la raisonuniverselle, il est aussi le fonctionnaire de lhumanit. Ni mme sans doute aux Europens ,

    ajoute-t-il [p. 73]. Surtout, prcise-t-il, la prtention lhgmonie nationale , quelle soit

    territoriale, linguistique, culturelle en gnral, ne va jamais sans une prtention luniversalit :

    lhgmonie nationale nest pas revendique, aujourdhui pas plus quejamais, au nom dune supriorit empirique, cest--dire dune simple particularit.[] Lhgmonie nationale se prsente, se rclame, elle prtend se justifier aunom dun privilge dans la responsabilit et dans la mmoire de luniversel, doncdu transnational, voire du trans-europen et finalement du transcendantal ou

    de lontologique.[] Le nationalisme et le cosmopolitisme ont toujours fait bonmnage, si paradoxal que cela paraisse ; et depuis Fichte, de nombreux exemplespourraient lattester. Dans la logique de ce discours capitalistique etcosmopolitique, le propre de telle nation ou de tel idiome, ce serait dtre un cappour lEurope ; et le propre de lEurope ce serait, analogiquement, de savancercomme un cap pour lessence universelle de lhumanit. [p. 48-49]

    Que le nationalisme fasse bon mnage avec le cosmopolitisme pourrait donc clairer le fait

    que lEurope, en savanant comme un cap pour lessence universelle de lhumanit , ait pu le

    faire souvent violemment, en toute bonne conscience :

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    LEurope se tient pour une avance lavant-garde de la gographie et delhistoire. Elle savance comme une avance, et lautre elle naura cess de faire

    des avances : pour induire, sduire, produire, conduire, se propager, cultiver,aimer ou violer, aimer violer, coloniser, se coloniser elle-mme.

    Or, et cest toujours lantinomie qui se prcise, il nest pas possible non plus de renoncer

    toute rfrence la valeur duniversalit :

    La valeur duniversalit capitalise ici toutes les antinomies, parce quelle doitse lier celle dexemplarit qui inscrit luniversel dans le corps propre dunesingularit, dun idiome ou dune culture, que cette singularit soit ou nonindividuelle, sociale, nationale, tatique, fdrale ou confdrale. Quelle prenne

    une forme nationale ou non, raffine, hospitalire ou agressivement xnophobe,lauto-affirmation prtend toujours rpondre lappel ou lassignation deluniversel. Cette loi ne souffre aucune exception.Aucune identit culturelle ne seprsente comme le corps opaque dun idiome intraduisible mais toujours, aucontraire, comme lirremplaable inscription de luniversel dans le singulier, letmoignage uniquede lessencehumaine et du propre de lhomme. [p. 71-72.Je souligne]

    Aprs La crise de lesprit , et jusquen 1939, Valry a crit, on le sait, plusieurs autres

    textes sur lEurope (cf. en particulier Regards sur le monde actuel). Comme la Krisisde Husserl,

    ces textes situs entre les deux guerres mondiales sont des tentatives de penser ce quilsnomment une crise de lEurope, avec de plus en plus le pressentiment de limminence dun

    sisme.

    Limminence, en 1939, ce ntait pas seulement une terrifiante configurationculturelle de lEurope construite coups dexclusions, dannexions etdexterminations. Cette imminence fut aussi celle dune guerre et dune victoireaprs lesquelles un partage de la culture europenne allait se figer, le temps dunequasi-naturalisation des frontires dans laquelle les intellectuels de ma gnrationont pratiquement pass leur vie dadulte. Le jour daujourdhui, avec la destruction

    du mur de Berlin, la perspective de la runification de lAllemagne, une perestroikaencore indcise et les mouvements si divers de dmocratisation, les aspirationslgitimes mais parfois trs ambigus la souverainet nationale, cest larouverture, la dnaturalisation de ces partages monstrueux. Cest aujourdhui lemme sentiment dimminence, despoir et de menace, langoisse devant lapossibilit dautres guerres aux formes inconnues, le retour de vieilles formes defanatisme religieux, de nationalisme et de racisme. Cest la plus grande incertitudeau sujet des frontires de lEurope mme, de ses frontires gographico-politiques(au centre, lest et louest, au nord et au sud), de ses frontires dites

    spirituelles (autour de lide de la philosophie de la raison, du monothisme, desmmoires juive, grecque, chrtienne (catholique, protestante, orthodoxe),

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    MARIE-LOUISE MALLETPenser, avec Jacques Derrida, au pril de l'aporie

    islamique, autour de Jrusalem, dune Jrusalem elle-mme divise, dchire,dAthnes, de Rome, de Moscou, de Paris, et il faut dire : etc., et il faut diviser

    encore chacun des noms avec le plus respectueux des acharnements).

    Plus que jamais, aujourdhui, il faut donc tre attentif ce qui vient , lvnement ,

    cest--dire ce qui vient sans quil soit possible de le prvoir, de lanticiper. Et ce qui vient cest

    peut-tre non seulement un autre cap , mais ce que Jacques Derrida nomme lautre du

    cap , cest--dire tout autre chose [] qui serait lau-del de cette tradition moderne, une autre

    structure de bord, un autre rivage [p. 33], crit-il. Et peut-tre ne sagit-il plus l dune crise ,

    cest--dire dun moment critique traverser, dune traverse qui peut tre dangereuse et longue

    certes, mais cependant provisoire. Si bien que notre responsabilit apparat sans rgle et

    comme traverse par une contradiction, comme une sorte de double bind, par rapport auquel

    nous sommes toujours ncessairement en dfaut :

    Linjonction nous divise en effet, elle nous met toujours en faute ou en dfautcar elle ddouble le il faut: il faut se faire les gardiens dune ide de lEurope,dune diffrence de lEurope maisdune Europe qui consiste prcisment ne passe fermer sur sa propre identit et savancer exemplairement vers ce qui nestpas elle, vers lautre cap ou le cap de lautre, voire, et cest peut-tre tout autrechose, lautre du cap qui serait lau-del de cette tradition moderne, une autrestructure de bord, un autre rivage.

    Rpondre fidlement de cette mmoire et donc rpondre rigoureusement cette double injonction, cela devra-t-il consister rpter ou rompre, continuer ou sopposer ? Ou bien tenter dinventer un autre geste[] ?

    Je crois que cela a lieu maintenant [] cet vnement a lieu comme ce quivient, ce qui se cherche ou se promet aujourdhui, en Europe, laujourdhui duneEurope dont les frontires ne sont pas donnes ni le nom mme, Europentant ici quune appellation palonymique. Je crois que sil y a de lvnementaujourdhui, il a lieu l ; dans cet acte de mmoire qui consiste trahir un certainordre du capital pour tre fidle lautre cap et lautre du cap. Et cela arrive un moment pour lequel le mot de crise, de crise de lEurope ou de crise delesprit, nest peut-tre plus appropri.

    Responsabilit sans rgle donc, qui nous met en demeure dinventer. Responsabilit sans

    chemin ouvert et trac davance. La situation est celle de laporie, donc. Et plusieurs fois, au cours

    de louvrage, Jacques Derrida revient sur le caractre ncessairement aportique de toute

    responsabilit vritable.Aporieet non simple contradiction, susceptible dtre rsolue, releve, par

    quelque synthse dialectique. Aporie ou antinomie si lon entend par antinomie non pas, la

    manire kantienne, la contradiction entre deux thses antithtiques de la raison thorique mais,

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    MARIE-LOUISE MALLETPenser, avec Jacques Derrida, au pril de l'aporie

    selon ltymologie mme du mot, la contradiction entre deux lois galement impratives, sans

    synthse possible, qui nous met dans lobligation dinventer limpossible mme. En effet, si ladageveut que limpossible, nul ne soit tenu , en ralit, pour Jacques Derrida, nous ne sommes

    tenus qu limpossible . Cest la condition de toute responsabilit vritable, sil y en a ,

    comme il se hte toujours dajouter.

    Joserai suggrer que la morale, la politique, la responsabilit, sil y en a,nauront jamais commenc quavec lexprience de laporie. Quand le passage estdonn, quand un savoir davance livre la voie, la dcision est dj prise, autantdire quil ny en a aucune prendre : irresponsabilit, bonne conscience, onapplique le programme. Peut-tre, et ce serait lobjection, nchappe-t-on jamais

    au programme. Alors il faut le reconnatre et cesser de parler avec autorit deresponsabilit morale ou politique. La condition de possibilit de cette chose, laresponsabilit, cest une certaine exprience de la possibilit de limpossible :lpreuve de laporie partir de laquelle inventer la seule invention possible,linvention impossible. [p. 43]

    et plus loin :

    Nous avons, nous devons avoir seulement la scheresse dun axiome abstrait, savoir que lexprience de lidentit ou de lidentification culturelle ne peut-treque lendurance de ces antinomies. Quand nous disons : il semble que nous ne

    disposions pas de rgle ou de solution gnrale, ne faut-il pas sous-entendre eneffet : il faut que nous nen disposions pas? Non seulement il faut bien maisabsolument il faut, et cette exposition dmunie est la forme ngative delimpratif en lequel une responsabilit, sil y en a, garde une chance de saffirmer.[] Linvention du nouveau qui ne passerait pas par lendurance de lantinomieserait une dangereuse mystification, limmoralit plus la bonne conscience, etparfois la bonne conscience comme immoralit . [p. 70-71]

    Ainsi en va-t-il pour notre responsabilit quant lEurope venir :

    lidentit culturelle europenne, comme lidentit ou lidentification engnral, si elle doit tre gale soi et lautre, comme la mesure de sa proprediffrence dmesure avec soi, appartient, donc doit appartenir, cetteexprience de limpossible. [p. 46-47]

    Certes, on pourra toujours, ds lors, se demander, dit-il, ce que peut tre une morale ou

    une politique ne mesurant la rgle de la responsabilit qu la rgle de limpossible . Mais en

    revanche celle-ci ne saurait, en aucun cas, servir dalibi lirresponsabilit, bien au contraire. Et,

    dans les dernires pages du livre, il rassemble en sept formulations le devoir, de structure

    aportique, qui voue ce que lon nomme encore lidentit europenne, souvrir non seulement

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    MARIE-LOUISE MALLETPenser, avec Jacques Derrida, au pril de l'aporie

    lautre rive dun autre cap , mais souvrir sur cet autre ducap , cest--dire en laisser

    venir lvnement imprvisible, au risque de la propagation dune fission en chane de toutesles frontires dans lesquelles elle sest, jusquici, plus ou moins assure. Ces sept formulations, ou

    sept apories , il les reprend dans Apories, et je les cite mon tour, les livrant dans leur

    actualit intacte, aujourdhui, votre rflexion :

    ...Le devoirde rpondre l'appel de la mmoire europenne, de rappeler cequi s'est promis sous le nom de l'Europe, de r-identifier Europe, c'est un devoirsans commune mesure avec tout ce qu'on entend gnralement sous ce nommais dont on pourrait montrer que tout autre devoir peut-tre le suppose ensilence.

    Ce devoirdicte aussi d'ouvrir l'Europe, depuis le cap qui se divise parce qu'il estaussi un rivage : de l'ouvrir sur ce qui n'est pas, n'a jamais t et ne sera jamaisl'Europe.

    Le mme devoirdicte aussi non seulement d'accueillir l'tranger pour l'intgrer,mais aussi pour reconnatre et accepter son altrit : deux concepts del'hospitalit qui divisent aujourd'hui notre conscience europenne et nationale.

    Le mme devoirdicte de critiquer(en-thorie-et-en-pratique, inlassablement)un dogmatisme totalitaire qui, sous prtexte de mettre fin au capital, a dtruit la

    dmocratie et l'hritage europen, mais aussi de critiquer une religion du capitalqui installe son dogmatisme sous de nouveaux visages que nous devonsapprendre identifier et c'est l'avenir mme, il n'y en aura pas autrement.

    Le mme devoirdicte de cultiver la vertu de cette critique, de l'ide critique, dela tradition critique, mais aussi de la soumettre, au-del de la critique et de laquestion, une gnalogie dconstructrice qui la pense et la dborde sans lacompromettre.

    Le mme devoirdicte d'assumer l'hritage europen, et uniquementeuropen,d'une ide de la dmocratie, mais aussi de reconnatre que celle-ci, comme celledu droit international, n'est jamais donne, que son statut n'est mme pas celuid'une ide rgulatrice au sens kantien, plutt quelque chose qui reste penser et venir: non pas qui arrivera certainement demain, non pas la dmocratie(nationale et internationale, tatique ou trans-tatique) future, mais unedmocratie qui doit avoir la structure de la promesse et donc la mmoire de cequi porte l'avenir ici maintenant.

    Le mme devoir dicte de respecter la diffrence, l'idiome, la minorit, lasingularit, mais aussi l'universalit du droit formel, le dsir de traduction, l'accord

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    MARIE-LOUISE MALLETPenser, avec Jacques Derrida, au pril de l'aporie

    et l'univocit, la loi de la majorit, l'opposition au racisme, au nationalisme, laxnophobie7.

    Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !

    Il faudrait, dans le prolongement de cette lecture rapide et ncessairement simplificatrice de

    Lautre cap, dire quelques mots du trs court ouvrage intitul Cosmopolites de tous les pays,

    encore un effort ! 8publi en 1997 et qui est la reprise dune communication faite au premier

    congrs des villes-refuges qui se tint les 21 et 22 mars 1996 au Conseil de lEurope Strasbourg,

    linitiative du Parlement international des crivains, la cration duquel Jacques Derrida avait

    particip et dont il assura quelque temps lune des vice-prsidences. Car est-il besoin de rappelerque ce nest pas seulement dans sa pense et dans ses livres quil a affront la problmatique des

    frontires. On rappelait, ce matin, son arrestation Prague, la fin de lanne 1981, courte mais

    violente et qui et pu durer beaucoup plus longtemps. Sans doute, son exprience prcoce des

    frontires que trace le racisme, avec en particulier son viction de lcole, en tant quenfant juif,

    lpoque du rgime de Vichy, Alger, nest peut-tre pas sans rapport, beaucoup plus tard, avec

    son engagement contre lapartheid, mais aussi avec la persvrance de ses engagements

    concernant lenseignement de la philosophie, son souci den dcloisonner la place, dans les lyces

    comme dans lUniversit et au-del, quil sagisse de la cration du GREPH (Groupe de recherches

    sur lenseignement philosophique), de lorganisation des tats Gnraux de la Philosophie, de la

    participation plusieurs commissions pour laborer des projets de rforme, de la cration du

    Collge International de Philosophie, dont le titre complet devrait tre Collge International de

    Philosophie Sciences - Intersciences et Arts et dont lide directrice fut non seulement un

    dcloisonnement entre les diffrentes disciplines , une mise en question dconstructrice de

    leurs frontires, mais galement un dcloisonnement entre les diffrentes institutions de

    recherche et notamment entre lenseignement secondaire et lenseignement suprieur 9. Sagissant

    des villes-refuges, lun des derniers voyages de Jacques Derrida fut pour Coimbra, en novembre

    2003 : lUniversit de Coimbra, louverture dun colloque sur la souverainet , lui dcernait undoctorat honoris causa, alors mme que la ville, pour un an capitale de la culture , entrait dans

    la communaut des villes-refuges dont il avait t lun des initiateurs, et il en signa lengagement

    officiel. Il tait dj trs malade, mais il tint venir cependant, comme il lavait promis. Il tenait

    toujours ses promesses, jusquaux limites du possible et mme au-del.

    7Apories, p. 40-41 et L'autre cap, p. 75-77.8JacquesDerrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, Galile, 1997.9 On trouvera la trace de ces engagements de Jacques Derrida dans nombre de ses ouvrages, notamment

    dans Du droit la philosophie(Galile, 1990).

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    Il y aurait beaucoup dire sur cette instauration des villes-refuges . Je me bornerai, l

    encore, quelques traits.Dans ce court texte, il aborde nouveau la question du cosmopolitisme , mais partir de

    la question : quest-ce que la polisaujourdhui ? Ltat ? La Ville ? Au moment o la fin de la

    ville rsonne la manire dun verdict, au moment dun diagnostic et dun pronostic si communs,

    comment rver encore dun statut original pour la Ville, et ensuite pour la ville-refuge ,

    demande-t-il ? Comment rver cela sans rver dun re-nouvellement du droit international ?

    Destine donner refuge des intellectuels victimes de perscutions, de menaces meurtrires

    dorigine aussi bien tatiques que non tatiques, la ville-refuge, une ville peut-elle slever au-

    dessus des tats-nations ou du moins sen affranchir ? , sen affranchir assez, pour devenir

    selon une nouvelle acception du mot, une ville-franche quand il sagit dhospitalit et de

    refuge ? [p. 25], telle est la question. Et cela, lheure o les tats sont de moins en moins

    respectueux du droit dasile que pourtant ils proclament respecter. A lheure o, par exemple,

    en Europe, lon prtend lever les frontires intrieures , conformment aux accords de

    Schengen, mais o on renforce dautant plus les frontires extrieures pour protger cet espace

    intrieur largi, o on procde un verrouillage plus strict encore des frontires extrieures de

    ladite Union europenne . Ds lors :

    Les demandeurs dasile frappent successivement aux portes de chacun des

    tats de lUnion europenne et finissent par tre refouls toutes les frontires.Sous prtexte de lutter contre une immigration conomique dguise en exil ouen fuite devant la perscution politique, les tats rejettent plus souvent que

    jamais les demandes de droit dasile. [p. 35]

    Ds lors, en inscrivant dans sa constitution mme, linstauration de villes-refuges, le Parlement

    international des crivains invite repenser le droit international et tout particulirement en

    rapport avec le principe de plus en plus problmatique de la souverainet nationale :

    Quil sagisse de ltranger en gnral, de limmigr, de lexil, du rfugi, du

    dport, de lapatride, de la personne dplace [], nous invitons ces nouvellesvilles-refuges inflchir la politique des tats, transformer et refonder lesmodalits de lappartenance de la cit ltat, par exemple dans une Europe enformation ou dans des structures juridiques encore domines par la rgle de lasouverainet tatique, rgle intangible ou suppose telle, mais rgle aussi de plusen plus prcaire et problmatique. Celle-ci ne peut plus et ne devrait plus trelhorizon ultime des villes-refuges. Est-ce possible ? [p. 14]

    Or, en posant, avec les villes-refuges, les principes dune nouvelle charte de lhospitalit ,

    cet objectif du Parlement international des crivains rejoint un des motifs majeurs, et de plus en

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    plus manifeste dans ses crits rcents, de la pense de Jacques Derrida. Car, dit-il, lhospitalit,

    cest la culture mme et ce nest pas une thique parmi dautres.

    En tant quelle touche lethos, savoir la demeure, au chez-soi, au lieu dusjour familier autant qu la manire de se rapporter soi et aux autres, auxautres comme aux siens ou comme des trangers, lthique est hospitalit, elleest de part en part co-extensive lexprience de lhospitalit, de quelque faonquon louvre ou la limite. [p. 42]

    Mais avec lhospitalit, nous sommes nouveau amens lune de ces apories quil a maintes

    fois analyses. Dans son fameux texte Vers la paix perptuelle, Kant fonde son concept

    d hospitalit universelle sur la limite de la terre, du globe terrestre sphrique et fini , quivoue les humains, qui ne peuvent se disperser linfini, une commune possession de la

    surface de la terre . Jacques Derrida se rfre souvent ce texte mais pour en souligner aussi la

    limite. Le droit lhospitalit universelle, droit naturel pour Kant, se limite cependant, selon lui,

    un droit de visite , de plus soumis la condition que ltranger se conduise paisiblement. Le

    droit de rsidence , relve, lui, de la juridiction des tats. Le droit lhospitalit universelle se

    trouve donc, finalement, chez Kant, fortement conditionnel . Or, selon Jacques Derrida,

    lhospitalit vritable ne saurait tre quinconditionnelle. Comme semble lindiquer le double sens

    du mot hte en franais hte est celui qui reoit (host, en anglais), hte est aussi celui qui

    est reu (guest, en anglais) celui qui reoit nest pas ncessairement celui quon croit. Si la

    culture est hospitalit, ouverture lautre, le chez-soi nappartient pas au seul hte qui reoit :

    Le chez-soi comme don de l'hte rappelle au chez-soi [] donn par unehospitalit plus ancienne que l'habitant mme. Comme si celui-l mme qui inviteou reoit, comme si l'habitant logeait toujours lui-mme chez l'habitant, cet hteauquel il croit donner l'hospitalit alors qu'en vrit il commence par la recevoir delui. Comme s'il tait en vrit reu par celui qu'il croit recevoir. [Apories, p. 28-29]

    Les consquences en sont ds lors infinies.

    Recevoir, cela revient quoi? Telle infinit se perdrait alors dans l'abme durecevoir, de la rception ou du rceptacle, de cet endekhomenonqui creuse deson nigme toute la mditation du Time l'adresse de Khra (eis khran).Endekhomaisignifie prendre sur soi, en soi, chez soi, avec soi, recevoir, accueillir,accepter, admettre autre chose que soi, l'autre que soi. On peut y entendre unecertaine exprience de l'hospitalit, et le passage du seuil par l'invit qui doit tre la fois appel, dsir, attendu mais toujours libre de venir ou de ne pas venir. Ils'agit bien d'admettre, d'accepter et d'inviter. [Apories, p. 29]

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    Accueillir lautre comme autre cest laccueillir sans limite, sans condition, en le laissant

    libre de venir ou non, libre aussi de bouleverser le chez-soi qui laccueille et quil ne peut pas nepas bouleverser, dune manire ou dune autre, ds linstant o il y est accueilli et respect comme

    autre. Cela ne va pas sans pril. Il ne faut pas que lautre accueilli soit un otage, mais celui qui

    laccueille peut bien en devenir lui-mme lotage et lhospitalit se changer en hostilit, lhospitalit

    tant toujours, plus ou moins, hostipitalit , mot compos par Jacques Derrida pour rappeler

    que hte vient de hostisaussi bien que de hospeset que laporie est loge au cur mme de

    lhospitalit.

    Pas de politique, [] sans hospitalit ouverte l'hte comme ghost qu'on

    tient aussi bien qu'il nous tient en otage. [Apories, p. 112]

    Lthique cest lhospitalit, avons nous dit. Jacques Derrida rejoint ici Lvinas, pour qui je

    suis lotage de lautre .

    Mais, inconditionnelle par principe, lhospitalit ne peut pas, pour ne pas rester seulement un

    principe, une ide rgulatrice , ne pas entrer dans certaines conditions. La justice est toujours

    au-del du droit, mais il faut le droit. Et cest laporie. Lexigence dhospitalit inconditionnelle ne

    doit jamais renoncer ltre, mais elle doit aussi y renoncer si peu que ce soit. La justice est

    indconstuctible et cest bien pour cela que le droit, lui, doit toujours tre dconstruit, pour

    plus de justice, et selon des modalits toujours inventer. Mais il faut le droit pour moinsdinjustice.

    Et cest bien ainsi que se termine la rflexion sur les villes-refuges :

    Il sagit de savoir comment transformer et faire progresser le droit. Et desavoir si ce progrs est possible dans un espace historique qui tient entreLa Loidune hospitalit inconditionnelle, offerte a priori tout autre, tout arrivant,quelquil soit, et les loisconditionnelles dun droit lhospitalit sans lequel La loide lhospitalit inconditionnelle risquerait de rester un dsir pieux, irresponsable,sans forme et sans effectivit, voire se pervertir chaque instant.

    Exprienceetexprimentationdonc. Notre expriencedes villes-refuges alorsne serait pas seulement ce quelle doit tre sans attendre, savoir une rponsedurgence, une rponse juste, en tout cas plus juste que le droit existant, unerponse immdiate au crime, la violence, la perscution. Cette exprience desvilles-refuges, je limagine aussi comme ce qui donne lieu, un lieu de pense, etcest encore lasile ou lhospitalit, lexprimentation dun droit et dunedmocratie venir. Sur le seuil de ces villes, de ces nouvelles villes qui seraientautre chose que des villes nouvelles, une certaine ide du cosmopolitisme, uneautre, nest peut-tre pas encore arrive.

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    MARIE-LOUISE MALLETPenser, avec Jacques Derrida, au pril de l'aporie

    Si elle est arrive

    alors, on ne la peut-tre pas encore reconnue. [Cosmopolites p. 57-58]

    ***

    Voil, je crois avoir atteint la limite du temps de parole qui mtait accord. Si vous maccordez

    un sursis de quelques minutes, cinq minutes, pas plus, je voudrais dire quelques mots encore

    Pour ntre pas trop injuste avec cette pense de laporie qui anime tant de textes de Jacques

    Derrida, il aurait fallu voquer tant dautres occurences.

    Quil sagisse de la traduction qui nest vritable qu tre limpossible traduction delintraduisible, et plus que tout, du pome rvlant le secret quil garde commesecret .

    Quil sagisse du tmoignage qui nest tel qu condition de rester htrogne la preuve, qui

    ne peut qutre li une singularit, une exprience absolument singulire, idiomatique et donc,

    en un sens, indicible, intraduisible , que la traduction, la simple tentative pour le dire, ne peut

    que trahir. Mais que vaudrait un tmoignage intraduisible ? Serait-ce un non-tmoignage ? Et

    que serait un tmoignage absolument transparent la traduction ? Serait-ce encore un

    tmoignage ? Telle est laporie.

    Quil sagisse du mensonge et on ne pourra jamais prouver que quelquun a menti aussi

    bien que du parjure, qui, lun comme lautre supposent une certaine fidlit la vracit ou au

    serment quils trahissent et qui sont, lun comme lautre, condition de possibilit de la vracit et

    de la promesse.

    Quil sagisse du pardon qui, pour tre pardon vritable et non oubli , rconciliation ,

    ou quelque conomie rparatrice, ne prend son sens, ne trouve sa possibilitde pardon que

    l o il est appel faire lim-possible et pardonner lim-pardonnable .

    Quil sagisse de la dcision qui, on la vu, pour ntre pas la simple application dune rgle ou

    leffectuation dun programme, ne peut et ne doit dcider qu lpreuve de lindcidable.

    Dans tous ces cas, trop sommairement voqus, la rigueur mme de la pense la porteimplacablement la rencontre de laporie dun possible qui nest possible qu tre im-possible,

    qu exiger lim-possible, lim-possible comme seule possibilit.

    Mais endurer laporie, [] telle est la loi de toutes les dcisions, de toutes les

    responsabilits, de tous les devoirs sans devoir, pour tous les problmes de frontires qui peuvent

    jamais se prsenter crivait Jacques Derrida dansApories, (p. 136). Il sagit donc de penser

    autrement la possibilit de limpossible .

    DansApories, louvrage do nous sommes partis et qui est rest comme lhorizon de tout ce

    parcours, dans cette longue rflexion sur le passage des frontires , Jacques Derrida cite, au

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    passage, cette pense commune : la mort na pas de frontire . On entend par l quelle est le

    sort commun tous les vivants, sans distinction. Mais toute la philosophie, au cours de sonhistoire, sest ingnie tracer une frontire entre lhomme et le reste des vivants, notamment

    entre lhomme et lanimal et, notamment, en dfinissant lanimal de manire essentiellement

    ngative, comme ce qui na pas ce qui caractrise lhomme : la raison, le langage, etc. Or

    Jacques Derrida a toujours eu cur de mettre en question cette pseudo-vidence. Dabord en

    faisant valoir que parler de lanimal en gnral, sans distinction, comme si entre lamibe et le

    singe il ny avait pas de diffrence, est une schmatisation des plus contestable. Ensuite en

    sefforant de montrer, non pas que lanimal a tout ce dont on le prive (encore quil en ait parfois

    beaucoup plus que la philosophie ne le croit), mais que lhomme a beaucoup moins et surtout de

    manire beaucoup moins pure, ce quil croit avoir. Cest ainsi que, dans Apories, sen prenant la

    thse de Heidegger selon laquelle lanimal, pauvre en monde , na pas de rapport quoi que ce

    soit en tant que tel , et tout particulirement na pas de rapport la mort en tant que telle

    et donc, proprement parler ne meurt pas mais prit seulement, cest--dire cesse de

    vivre , il se demande sil est possible dassurer que lhomme, le Dasein, a lui-mme un vritable

    rapport la mort en tant que telle . Quil y pense, quil nexiste quen tant qu tre-pour-la-

    mort , quil y pense sans cesse mme, quil soit hant par cette pense, quelle structure tout son

    rapport lautre et il faudrait penser aux admirables analyses de Jacques Derrida sur lamiti ou

    lamour comme hants par la certitude que nous ne mourrons pas ensemble, que, ncessairementlun survivra lautre, ft-ce un seul instant, comme Romo et Juliette , tout ceci nimplique pas

    un rapport la mort en tant que telle . L' antique croyance que les morts ne sont pas morts,

    ou ne sont pas tout fait morts , nest pas le seul fait de ceux que lon nomme les primitifs .

    Linconscient ne croit pas la mort, disait Freud. Et nous ne sommes jamais quitte avec

    linconscient.

    Quoi quil en soit, la mort de lautre cest tout le moins la terrible frontire qui nous spare

    dsormais de lui (mme si cette frontire nempche pas que les morts reviennent de tant de

    faons). Pour terminer, je voudrais citer une page de Jacques Derrida que je trouve

    particulirement bouleversante. Elle se trouve dans le texte dhommage Paul Ricur quil crivit

    pour le Cahier de lHerneconsacr celui-ci et publi au dbut de 2004. Il lcrivit en 2003, alors

    quil tait dj trs gravement malade. Au dbut du texte, il voque lhistoire de leur relation, leurs

    rencontres mais aussi les carts entre leurs penses qui pourraient apparatre comme autant de

    frontires. Entre autres, il donne, cet exemple :

    A ma proposition dallure aportique selon laquelle le pardon est, en un sensnon-ngatif, lim-possible mme (on ne peut pardonner que limpardonnable ;pardonner ce qui est dj pardonnable, ce nest pas pardonner ; ce qui ne revient

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    pas dire quil ny a pas de pardon mais que celui-ci, pour paratre possible,devrait, comme on dit, faire limpossible : pardonner limpardonnable), Ricur

    opposa plus dune fois une autre formule : le pardon nest pas impossible, il estdifficile

    Quelle diffrence y a-t-il, et o passe-t-elle, entre lim-possible (non-ngatif) et le

    difficile, le trs-difficile, le plus difficile possible, la difficult, linfaisablemme ? Quelle diffrence

    entre ce qui est radicalement difficile et ce qui parat im-possible ? , se demande alors Jacques

    Derrida. Sagit-il dune frontire entre deux modes de penser ? Non :

    Logique trange de cet change sans accord ni opposition, o unerencontre la fois tangentielle, tendancielle et intangible sesquisse mais aussi

    sesquive dans la proximit la plus amicale (nous nous sommes ctoys, me dit-ilun jour, assez rcemment, alors quune fois encore nous essayions de penserensemblece qui stait pass, ne stait pas pass, toute une vie durant, entrenous). Se ctoyer (chemins parallles qui se rejoindront peut-tre linfini,cheminement ou navigation cte--cte, ou bord bord, alliance implicite et sansheurt mais dans le respect dune diffrence irrductible), ce serait lune des

    mtaphores, potentiellement les plus riches, que nous pourrions tenter dajusterou de compliquer, voire de contredire pour dire la chose de cette logique.

    Au moment cependant o, comme en rponse La mythologie blanche. La mtaphore dans

    le texte philosophique de Derrida, Ricur publia La mtaphore vive, la diffrence aurait pusembler au plus prs de la frontire et le ctoiement ntre plus possible de part et dautre de

    cette frontire. Cest pourtant dans lvocation de ce moment que se trouve le passage que je

    tenais citer en conclusion et que je trouve dune bouleversante gnrosit. Il commence par une

    brve citation de La mtaphore vive:

    On peut distinguer deux affirmations dans l'entrelacs serr de ladmonstration de J. Derrida. La premire porte sur lefficace de la mtaphore usedans le discours philosophique, la seconde sur lunit profonde du transfertmtaphorique et du transfert analogique de ltre visible ltre intelligible.

    La premire affirmation prend revers tout notre travail tendu vers ladcouverte de la mtaphore vive. Le coup de matre, ici, est dentrer dans lamtaphysique non par la porte de la naissance, mais, si jose dire, par la porte dela mort.

    Et voici le commentaire quen donne Jacques Derrida :

    Mme si je doute que cela soit vrai de mon texte sur la mtaphore, peuimporte ici aujourdhui, je crois que bien au-del de ce dbat sur la mtaphore,

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    Ricur a vu juste et profondment. En moi et dans mes gestes philosophiques. Jeme suis toujours rendu laffirmation et la raffirmation invincible de la vie, du

    dsir de vie, en passant, hlas, par la porte de la mort, les yeux fixs sur elle, chaque instant. Dans la crainte et le tremblement, bien sr. Pour les autres, pourceux et celles que jaime non moins que pour moi. Il ny a pas si longtemps,Ricur me dit : la mort ne me fait pas peur, mais la solitude, oui. Je croisnavoir pas su quoi lui rpondre, et ne le sais pas davantage aujourdhui. Bien sr,

    jai alors form en moi, pour moi, comme aujourdhui encore, le voeu que lune etlautre lui soient pargnes le plus longtemps possible. Que sa parole veilletoujours sur nous, non moins que ses crits.

    Une dernire mtaphore vive, au moment de signer ce tmoignage

    dadmiration et de fidlit. Il me semble que nous avons toujours partag unecroyance, un acte de foi, tous les deux, chacun sa manire et depuis son lieupropre, son lieu de naissance, sa perspective [] et lunique porte de la mort.Cette croyance nous engage, comme une parole donne. Elle nous donne, ellenous appelle savoir une chose simple et incroyable que je figurerais ainsi : pardessus ou travers un abme infranchissable que nous navons pas su nommer,nous pouvons nanmoins nous parler et nous entendre. Et mme, autre don que

    je reois de lui, nous prnommer.

    Nous le ferons encore, comme nous le fmes, tout lheure, au tlphone, pourchanger des nouvelles et des voeux.

    le 31 dcembre 200310

    Le tout dernier mot, je le laisserai Paul Ricur lui-mme, boulevers par la mort de cet ami,

    auquel, dans son grand ge, il se reprochait presque de survivre et quil devait suivre dans la mort

    quelques mois plus tard, un simple mot donn pour un dernier hommage au Collge international

    de philosophie, le 12 octobre 2004 :

    Moi aussi je pleure la perte du penseur le plus cratif de notre temps

    ***

    La Rochelle 1er juillet 2005

    10Ricur, Cahier de LHerne, 2004, p. 19-24.

    Article publi en ligne : 2006/07 2008/05 (rdition)