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7 C’est en référence à l’historien Michelet que Marguerite Duras parle dans Les Lieux du personnage de la sorcière : Pendant le Moyen Age, les hommes étaient à la guerre du seigneur ou à la croisade, et les femmes dans les campagnes restaient complètement seules, isolées, pendant des mois et des mois dans la forêt, dans leurs cabanes, et c’est comme ça, à partir de la solitude, d’une solitude inimaginable pour nous maintenant, qu’elles ont commencé à parler aux arbres, aux plantes, aux animaux sauvages, c’est-à-dire à entrer, à, comment dirais-je ? à inventer l’intelligence avec la nature, à la réinventer. Une intelligence qui devait remonter à la préhistoire, si vous voulez, à la renouer. Et on les a appelées les sorcières, et on les a brûlées 1) . Les héroïnes de son œuvre ont toutes une ressemblance troublante avec ces sorcières qui ont alimenté la légende tout autant qu’elles ont laissé trace dans les compte rendus de procès du XVIIème siècle. Dans Véra Baxter, Duras, mettant en scène une histoire d’amour et d’adultère très contemporaine, reprend cette rêverie sur les sorcières pour qualifier son personnage féminin : L’Inconnu : C’était il y a mille ans, pas ici, dans ces forêts au bord de l’Atlantique, il y avait des femmes… La mer. Nuit. Au-dessus, sauvage, la masse compacte de forêts plongées dans la nuit. La caméra balaie la mer et la forêt. Encre noire d’une nuit millénaire. Marguerite Duras : S’inscrire dans la légende Bernard Alazet

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C’est en référence à l’historien Michelet que Marguerite Duras parle dans Les Lieux du personnage de la sorcière :

Pendant le Moyen Age, les hommes étaient à la guerre du seigneur ou à la croisade, et les femmes dans les campagnes restaient complètement seules, isolées, pendant des mois et des mois dans la forêt, dans leurs cabanes, et c’est comme ça, à partir de la solitude, d’une solitude inimaginable pour nous maintenant, qu’elles ont commencé à parler aux arbres, aux plantes, aux animaux sauvages, c’est-à-dire à entrer, à, comment dirais-je ? à inventer l’intelligence avec la nature, à la réinventer. Une intelligence qui devait remonter à la préhistoire, si vous voulez, à la renouer. Et on les a appelées les sorcières, et on les a brûlées1).

Les héroïnes de son œuvre ont toutes une ressemblance troublante avec ces sorcières qui ont alimenté la légende tout autant qu’elles ont laissé trace dans les compte rendus de procès du XVIIème siècle. Dans Véra Baxter, Duras, mettant en scène une histoire d’amour et d’adultère très contemporaine, reprend cette rêverie sur les sorcières pour qualifier son personnage féminin :

L’Inconnu : C’était il y a mille ans, pas ici, dans ces forêts au bord de l’Atlantique, il y avait des femmes…

La mer. Nuit. Au-dessus, sauvage, la masse compacte de forêts plongées dans la nuit. La caméra balaie la mer et la forêt. Encre noire d’une nuit millénaire.

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L’Inconnu : …leurs maris étaient loin, presque toujours, à la guerre du seigneur, à la Croisade, et elles restaient parfois pendant des mois dans leur cabane, seules au milieu de la forêt, à les attendre. (Temps). Et c’est comme ça qu’elles ont commencé à parler aux arbres, à la mer, aux animaux de la forêt…

Véra Baxter (off ) (temps, se souvient) : on les a brûlées ? …

L’Inconnu : C’est ça, oui. (temps). L’une d’elle s’appelait Véra Baxter…2)

Si Véra Baxter devient sous la plume de Duras une sorcière, c’est pourtant parce que son histoire ne relève apparemment que d’une parfaite banalité. Personnage isolé dans cette œuvre, Véra Baxter est pour Duras fascinante parce qu’elle incarne la fidélité amoureuse et refuse de transgresser les lois du mariage, de l’amour pour un seul homme. De ce fait, pour mettre en mots l’histoire de Véra Baxter, Duras l’appréhende dans le « cérémonial gigantesque de cette histoire d’amour, hors de toute légende. Nous parlons de celle moyenâgeuse, de Véra et Jean Baxter, nos contemporains »3). « hors de toute légende », dit Duras. Et pourtant, parce qu’elle en vient à écrire cette histoire, à l’immerger dans « l’encre noire d’une nuit millénaire », Duras nous livre une image troublante de celle qu’elle nomme « une femme infernale, en proie à sa fidélité »4), image qui vient revisiter celle de la sorcière. Et par un retournement auquel Duras nous a habitués, Véra Baxter entre précisément dans la légende, celle qui distille depuis des millénaires l’histoire d’un désir qui se refuse à mourir et qui se soustrait aux lois mortifères du Temps. Or ce sont bien ces histoires d’amour et de mort, consacrées par la légende, qui apparaissent comme le modèle que Duras privilégie dans nombre de ses textes. Le Camion est assimilé par elle-même à un « conte », La Musica et Savannah Bay sont nommées « légendes » et, dans Le Navire Night, prend place « cette légende de la seule héritière au nom inconnu, leucémique et bâtarde »5). Mais Duras aussitôt d’ajouter : « Celle de son désir ». On le voit, mettre en scène le désir suppose de l’inscrire dans la légende, seule à même de témoigner de cet espace

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sans contours véritables, et qui réclame, pour exister, un dispositif rhétorique fondé sur la répétition, la reprise, la réécriture : une légende, on le sait, possède toujours plusieurs versions, et c’est en les superposant que Duras parvient à inscrire ses fictions dans ce cadre formel.

S’il est une histoire déjà consacrée par la légende que Duras investit à nouveau, c’est celle de Bérénice et de Titus, immortalisée par le texte racinien et sur lequel, par trois fois, Duras revient. Elle en remonte le cours, évoquant dans Césarée la séparation des amants, et envisageant ensuite leur relation impossible dans un film, Dialogue de Rome, puis un texte, Roma. Pour rejoindre cette histoire déjà écrite, Duras enlace le destin de Bérénice à la ville palestinienne dont elle est reine, Césarée, qui devient dès lors, par métonymie, la seule trace de son existence :

Il n’en reste que la mémoire de l’histoireet ce seul mot pour la nommerCésarée6)

Conçu comme chant de deuil, le texte se fait poétique et conjugue la douleur de la répudiation de Bérénice à la destruction du monde romain :

Dans le ciel tout à coup l’éclatement de cendresSur des villes nommées Pompéi, HerculanumMorte.Fait tout détruireEn meurt7).

Nouvelle version de l’histoire mythique, Césarée ne lit la fin de cette passion que depuis Bérénice, Titus portant tout le poids de la séparation tragique, contrairement à la lecture que nous en livre Racine. L’histoire consacrée par la légende est de ce fait transformée par Duras, qui donne de cet amour une lecture moins « légendaire »

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au sens où elle se nourrit de la seule douleur de Bérénice et non d’un désarroi commun, ce qu’avant même Racine, les historiens latins nous ont légué. Or, ce qui intéresse Duras, et la mènera à revisiter l’histoire antique dans les textes suivants, c’est, dit-elle, « la contradiction majeure de l’amour de Bérénice pour Titus : celle de mourir d’amour pour celui qui vous tue »8). De cette lecture bien durassienne, Dialogue de Rome nous donne une image décalée : le récit de la passion qui unit Bérénice et Titus est pris en charge par un dialogue entre un homme et une femme qui connaissent une « difficulté » jamais explicitée, qui traverse leur amour. Ainsi :

De même que Rome ne peut pas se décrire, se filmer, à mon avis, de même cette difficulté entre les amants ne pourra jamais être clairement connue. Elle en passera par des stades très obscurs, mensongers, trompeurs. C’est dans l’engrenage des différentes versions de cette diff iculté de l’amour des amants que nous arriverons peut-être à atteindre une autre histoire, celle-là célébrée dans le monde entier, exemplaire, celle de la Reine de Samarie, Bérénice, et de son amant, le destructeur du Temple, le chef des armées romaines. Ce côté allusif de l’histoire sera probablement lointain, il devrait échapper à beaucoup de spectateurs, il serait uniquement là pour donner une profondeur de champ à la vision de Rome en même temps qu’à l’amour des amants9).

« Profondeur de champ » qui rend perceptible « l’engrenage des différentes versions », tout autant de l’histoire de Bérénice et de Titus que de celle de ces amants qui en parlent. Ce dédoublement spéculaire sera, dans le troisième texte, Roma, porté au statut de choix esthétique. À propos des stèles de la via Appia, Duras écrit : « On n’en voit que ce qu’elles montrent d’elles, que ce qu’elles nous cachent d’elles en se montrant à nous »10). La légende pour Duras s’expose d’autant plus qu’elle se soustrait au regard, s’installe dans la clarté d’un cérémonial littéraire pour mieux cacher ce qui résonne obscurément dans ses mots comme dans ses silences. À l’instar de la Bérénice de Racine qui interroge l’aphasie de Titus : « Que dit ce silence ? », Duras fait entendre dans le texte légendaire ce qu’il dissimule au moment

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même où il s’offre à la lecture. Si la légende est, selon l’étymologie, « ce qui doit être lu », il faudra que Duras donne à lire et ce qu’elle montre et ce qu’elle cache, les mots qui nous la restituent et le silence qui nous la dérobe.

Dans l’œuvre de Duras, un texte semble plus qu’un autre souscrire au schéma formel de la légende, c’est, de son propre aveu, celui d’India Song.

L’histoire d’India Song se veut « légendaire ». La présentation que Duras en donne en quatrième de couverture de l’édition originale l’inscrit en effet selon les modes rhétoriques de la légende : « C’est l’histoire d’un amour, vécu aux Indes, dans les années 30, dans une ville surpeuplée des bords du Gange »11). Si la localisation de l’histoire — les Indes, le Gange, est effective, elle se maintient pourtant dans un éloignement de la référence qui exclut tout réalisme. Calcutta s’absente au profit d’une périphrase qui vise à noyer tout marqueur spatial dans une généralisation poétique. Conçu pour le théâtre, le texte d’India Song s’ouvre par une très lente exposition qui vise à faire pénétrer le spectateur dans un espace légendaire et pour cela l’invite à y entrer selon un rituel quasiment religieux. Écho de ce que Duras dit souhaiter : « […] transposer dans la parole théâtrale le pouvoir sacré de la liturgie »12). C’est l’air de musique « India Song » qui initie le texte, air de musique qui « est joué tout entier et occupe ainsi le temps — toujours long — qu’il faut au spectateur, au lecteur, pour sortir de l’endroit commun où il se trouve quand commence le spectacle, la lecture » (13) : il s’agit bien de nous faire entendre « ce qui doit être lu ». C’est l’obscurité qui, avec la musique, est inaugurale, une obscurité qui se modifiera progressivement pour laisser, mais très lentement, s’installer la lumière. Si l ’on reconnaît le topos de l’ouverture d’un texte, de la nuit vers la lumière, c’est cependant ici dans une telle lenteur qu’il est mis en scène que l’éclaircissement, du lieu théâtral comme du sens qu’il porte, s’en trouve menacé. Cette lenteur décompose le temps pour qu’on en perçoive la durée : l’air de musique est joué « ralenti », « Encore India Song / Encore », « très

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lentement le noir se dissipe », un ventilateur tourne « à une lenteur de cauchemar », « la lenteur des voix va de pair avec la montée très lente de la lumière » (13-15). Cette extrême lenteur, qui installe un climat de quasi religiosité, affecte tout élément de la diégèse (les voix, le décor, la lumière, la musique), et maintient de ce fait le spectateur dans un état d’attente, de tension quant à l ’éventualité d’un événement qui surgirait dans ce décor pétrifié. D’autant plus que certains modalisateurs nous indiquent que cette durée pourrait être d’un autre ordre que celle d’une attente de l’événement : « Montée de la lumière, toujours », « India Song toujours » : l’adverbe résonne comme un signe d’éternité qui donne l’impression qu’entrer dans cet univers, c’est s’y figer, y être enfermé dans un hors-temps, propice à l’univers de la légende. Quand quelques signes inchoatifs (« le noir commence à se dissiper », « Voilà, India Song se termine ») perturbent l’immobilité comme autant d’indices de mouvement, c’est pour donner au texte une scansion qui mime celle du désir : cette promesse de mouvement déchire la nuit et la fixité de la scène puis s’évanouit, suscitant un désir de présence sur fond d’absence. On reconnaît ici cet espace que Duras nomme « raréfié »13) qui seul peut donner pour elle naissance à l’écriture et doit en passer par le ressassement, ici du syntagme India Song, tel un arrêt sur image.

Pour que l’histoire d’India Song prenne place à distance du monde, Duras fait en sorte que l’espace-temps (Calcutta dans les années 30) perde ses couleurs référentielles pour dessiner un paysage de fin du monde ou tout aussi bien de Genèse, un paysage d’avant la création saisi dans cette « nuit millénaire » dont parle Duras à propos de Véra Baxter. Ainsi l’acte III de la pièce est-il tout entier occupé à capter ce moment impalpable du lever du jour sur le paysage indien :

Voix 1 (lenteur)Le jour vient SilenceVoix 1 (très lent)Le jour se lève ici, tout autour.

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Et là-basL’air sent la vase. Et la lèpre. Et le feu.Voix 2Pas un souffle.Voix 1Non. Des mouvements très lents, des déplacements très lents, d’odeurs. (112-113)

Les structures nominales suscitent un univers encore chaotique, comme originel, non encore civilisé, qu’il s’agit de donner à voir dans un état d’apparition. Les espaces, quasi primitifs, semblent émerger d’une perception, de l’ombre d’une image avant de devenir réalités géographiques ou humaines :

Voix 3Sur les talus, ces taches sombres…Voix 4Les gens.La densité la plus élevée du globe. SilenceVoix 3Ces miroirs noirs, des multitudes… ?Voix 4La rizière indienne. (119)

Processus d’identification qui résonne tel un geste adamique, installant la scène « après le déluge, avant la lumière » (118).

Retrouvée depuis ce temps immémorial, l’histoire pourra alors se dire légende. Mais c’est le champ énonciatif dans lequel elle prendra place qui consacrera ce statut : elle doit se faire propos rapporté.

C’est en effet d’être mis en récit, récité et, pourrait-on dire, re-cité, que l’événement fabuleux se verra consacré dans son statut légendaire. Il faut qu’il en passe par des reprises, se nourrisse de multiples versions qui toutes, mais différemment, se réclameront de sa vérité. On sait combien Duras se plaît à reprendre ses textes, à les réécrire, comme si une première version n’était jamais suffisante pour que l’histoire puisse délivrer sa puissance évocatoire. Celle d’India Song, qui a

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commencé dans Le Ravissement de Lol V. Stein et s’est enrichie dans Le Vice-consul, revient dans ce troisième texte avec le souci plus affirmé de donner la première place aux voix qui la racontent. Or ces voix sont précisément celles de conteurs multiples — elles sont ici quatre — qui superposent leurs récits, dans une volonté douloureuse de saisir et de mettre en mots l’histoire qui risque à tout moment de leur échapper : « L’histoire de cet amour, les voix l’ont sue, ou lue, il y a longtemps. Certaines s’en souviennent mieux que d’autres. Mais aucune ne s’en souvient tout à fait et aucune, non plus, ne l’a tout à fait oubliée »14). Si les voix connaissent cette histoire, c’est, dit Duras, qu’elles l’ont peut-être « lue ». La légende est de ce fait attestée comme déjà là, et le texte que nous lisons ne fait que tenter une fois de plus de la réécrire, s’inscrivant d’emblée dans la reconstitution. Mais ce mouvement de reprise reste enlacé à la différence qu’opère toute nouvelle écriture, donnant accueil à de nouvelles « régions » narratives (10). Ces voix seront alors, dit Duras, des « mémoires déformantes », et de ce fait « créatives » (10). Ainsi l’amour qui traverse le roman Le Vice-consul est-il repris ici sur un tout autre mode, plus proche de l’élégie que du récit, les voix faisant entendre « une plainte comme chantée » (35). Nouvelle rhétorique du discours qui se donne pour fin de faire entendre « la fascination qu’exerce [sur les voix] l’histoire des amants du Gange, surtout, encore une fois, celle d’Anne-Marie Stretter » (105). Fascination qui est retour à un espace mémoriel qui appelle à être rejoint quand on comprend que « La voix 3, si elle a presque tout oublié, RECONNAÎT tout à mesure que la voix 4 la renseigne. La voix 4 ne lui APPREND RIEN qu’elle n’ait su avant, quand elle savait, elle aussi, très bien, l’histoire des amants du Gange » (105). Dans le feuilletage des voix narratives circule de ce fait une voix ancestrale, immémoriale, qui résonne d’un lieu perdu dont quelques bribes d’histoire, quelques phrases, quelques mots remontent à la clarté. Voix de l’aède qui se fait chorale, polyphonique pour que de nouvelles versions de l’histoire soient possibles et offertes à être lues.

À l ire India Song cependant, on est frappé par un léger dysfonctionnement qui vient affecter le déroulement de cette histoire

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d’amour aux couleurs de légende. Quand Duras la présente en quatrième de couverture comme « immobilisée dans la culminance de la passion », cette immobilité pose question. Pour que se déroule la légende, il faut que l’histoire qu’elle décline soit prise dans les aléas de son aventure, qu’elle intègre à son parcours les péripéties qui la rendront célèbre, en particulier la séparation des amants qui iront rejoindre les figures archétypales que sont Tristan et Yseult, Titus et Bérénice. Or, l’histoire d’amour d’India Song, on l’a vu, est « immobilisée » quand Duras la fixe en légende, et ne se nourrit d’aucun événement susceptible de la dérouler en récit. On remarquera d’ailleurs qu’elle n’est pas clairement attribuée. Cette « histoire d’amour vécue aux Indes dans les années 30 » est, on ne peut en douter, celle qui unit Anne-Marie Stretter et Michael Richardson. Il est pourtant patent que le seul événement amoureux qui soit pris en charge par la narration est celui de l’amour du Vice-consul pour Anne-Marie Stretter. La légende — ce qui doit être lu — serait donc à la fois ce qui est posé comme suspendu, soustrait au cours du Temps (cette passion sans devenir aucun que vivent Anne-Marie Stetter et Michael Richardson), tout autant que ce qui aurait pu la blesser, la détourner de son cheminement sans accident : l’événement imprévu du désir du Vice-consul, imprévu pour lui-même qui naît pour la première fois au sentiment amoureux. D’emblée donc la légende se diffracte, se double d’une ombre qui l’interroge : doit-on lire ici la consécration d’un amour plus fort que le Temps, à jamais immobilisé dans sa révélation, ou bien / mais aussi l’accident d’un amour déplacé, « impossible » et de ce fait irrecevable ? Le texte se plaît à ne pas répondre, laissant la fiction épouser un contour insaisissable. Si le Vice-consul possède toutes les qualités pour entrer dans l’univers de la légende — sa virginité troublante et sa folie dérangeante font de lui un être d’exception, il restera à la porte de son histoire, abandonné par Anne-Marie Stretter à son statut d’exclu, à la fois de la société blanche de Calcutta et du déroulement narratif du texte.

Mais ce déroulement narratif n’existe par ailleurs pas vraiment, sinon grâce à l’épisode final du suicide d’Anne-Marie Stretter, dont

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l’absence de motivation n’est pas le moins remarquable. En somme tout se passe comme si l’événement légendaire avait déjà eu lieu ailleurs, hors-texte, avant celui-ci qui n’a d’autre fin que de le rappeler. Il faut alors remonter à l’origine de cette histoire, telle qu’on la trouve dans Le Ravissement de Lol V. Stein, pour saisir ce qui en faisait une promesse de légende.

Quand le regard d’Anne-Marie Stretter rencontre celui de Michael Richardson, tous deux semblent en effet sortir de leur statut de personnage romanesque : « Les yeux de Michael Richardson s’étaient éclaircis. Son visage s’était resserré dans la plénitude de la maturité. De la douleur s’y lisait, mais vieille, du premier âge »15). Comme soustrait au cours du temps, Michael Richardson rejoint cet espace atemporel de la passion, figé dans un non-lieu archaïque que rejoint au même instant Anne-Marie Stretter : « Rien ne pouvait plus arriver à cette femme, pensa Tatiana, plus rien, rien. Que sa fin »16). Ils quittent alors le champ de l’histoire pour celui de la légende quand on apprend qu’à la fin de l’épisode « ils avaient pris de l’âge à foison, des centaines d’années, de cet âge, dans les fous, endormi »17). Si Lol V. Stein les accompagne dans ce voyage en deçà du Temps humain, c’est sans elle qu’ils accèdent à la légende qui naîtra de ce moment suspendu. Mais c’est là que se dit sans doute le plus clairement le choix de Duras : ni Lol V. Stein, ni le Vice-consul ne peuvent troubler la pérennité de cette passion, qui n’a d’ « événement » que son seul début. Si bien que c’est son immobilité, son absence de devenir, qui la rendent précisément légendaire.

S’ inscrire dans la légende, pour Duras, reviendrait a lors paradoxalement à la vider le plus possible de tout contenu, comme s’il s’agissait d’en retrouver la puissance dans sa seule forme, moins de raconter la passion amoureuse que de la célébrer, la chanter. Les voix narratives n’ont de ce fait d’autre fonction que de présider à cet avènement du discours amoureux en l’inscrivant dans les formes rhétoriques de la célébration :

JE VOUS AIME JUSQU’À NE PLUS VOIR

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NE PLUS ENTENDREMOURIR (21)

Le régime hyperbolique, renforcé par l’emploi des majuscules, est enté sur un vide référentiel, tout entier occupé à répéter les gestes d’un cérémonial qui n’a d’autre objet que lui-même. En ce sens, Duras peut se dire devenue « chambre d’échos »18) : « Je fais mes livres avec les autres. Ce qui est un peu bizarre, c’est cette transformation que ça subit peut-être, ce son que ça rend quand ça passe par moi, mais c’est tout »19). Ce son vient résonner sur la page tel ce « gong vide » du Ravissement, comme s’il n’était que l’écho assourdi d’une histoire qui de tout temps fut écrite. Déjà écrite. Et qu’il faut une nouvelle fois faire entendre, mais précisément comme ayant déjà été écrite. Ainsi, quand les voix narratives d’India Song se remémorent l’histoire de la jeune fille de S. Thala, Lola Valérie Stein, elles rappellent le début de cette légende en ces termes :

Michael Richardson était fiancé à une jeune fille de S. Thala. Lola Valérie Stein. Le mariage devait avoir lieu à l’automne.Puis il y a eu ce bal.Ce bal de S. Thala… (15)

La didascalie, à cet instant du récit, module la voix par l’indication « comme lu », didascalie qui sera reprise plus loin dans le texte quand sera rapportée la rencontre du Vice-consul et du jeune attaché (p. 120). Ce qui « doit être lu », la légende, est alors bien « lu » dans le texte, saisi dans un récitatif qui ne masque pas son statut de lecture d’un texte antérieur.

C’est là sans doute qu’il faut se souvenir qu’écrire pour Duras, c’est « n’être personne »20). S’inscrire dans la légende, c’est renoncer au statut d’auteur, c’est disséminer sa voix dans celles des récits légendaires qui se sont superposés au cours du temps. Effectivement, avec India Song, Duras souhaite « faire basculer le récit dans l’oubli, pour le laisser à disposition d’autres mémoires que celles de l’auteur :

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mémoires qui se souviendraient pareillement de n’importe quelle autre histoire d’amour » (10). La voix qui raconte, démultipliée, se fait « souterraine »21) comme la nomme Duras, rejoignant un savoir archaïque sur une histoire qui traverse le temps et la littérature.

C’est pourquoi sans doute les histoires qui passent à travers cette « chambre d’échos » qu’est devenue Marguerite Duras ont toutes le même cheminement : elles quittent le champ de la réalité romanesque pour rejoindre ce champ imaginaire et scriptural qui seul pourra les accueillir. Dans Le Navire Night, après avoir à plusieurs reprises insisté sur l’existence réelle de l’histoire d’amour vécue par les deux personnages pendant trois ans au téléphone, Duras fait en sorte que le personnage féminin, dont le visage et le corps se dérobent au regard du personnage masculin, s’identifie peu à peu comme « image noire »22). L’adjectif « noire » renvoie ici, tout autant qu’à la couleur des cheveux de l’héroïne, à l’impossibilité de f ixer le personnage dans une représentation véritable. C’est cette image noire que l’homme se met à désirer, obscur objet d’un désir qui doit rester dans l’espace fantasmatique pour continuer d’exister et permettre au texte de se dérouler. Or cette impossibilité de la représentation, de l’image, ressentie au début du texte comme un obstacle à la relation amoureuse, se renverse symptomatiquement en choix dès que le désir s’est fixé : « C’est là qu’il refuse l’histoire mortelle pour rester dans celle du gouffre général »23). L’histoire « mortelle » serait précisément celle qui ne pourrait s’inscrire dans la légende, celle qui, prise dans la réalité du temps humain, serait anéantie par son œuvre, par son déroulement. L’histoire du « gouffre général », métaphorisée dans ce texte par le réseau téléphonique, parce qu’elle fait signe vers l’inconnu de soi, vers l’anonymat, vers le désir dans ce qu’il a de plus archaïque, a ce pouvoir d’échapper au temps, de se faire an-historique et de ce fait de devenir matériau de légende.

Mais il faut pour cela, on l’a vu, que le texte s’offre à de multiples versions. Si l’on revient à India Song, son histoire n’est que l’un des possibles narratifs de la destinée d’Anne-Marie Stretter, dont Le Vice-consul a donné une première version. Et c’est là justement, dans cette

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reprise de l’histoire, que se révèle le travail esthétique de Duras qui brouille les pistes d’une version à l’autre. Ce qui apparaît le plus étrange et de ce fait le plus marquant, c’est que la tonalité légendaire n’est l’apanage que du seul texte India Song, qui semble naître du Vice-consul comme à rebours. La passion qui avait emporté Anne-Marie Stretter et Michael Richardson dans Le Ravissement de Lol V. Stein avait trouvé dans Le Vice-consul moins la « culminance » qu’évoque India Song que son contraire : une lente disparition. Les amants, dans ce roman, se sont éloignés l’un de l’autre, le temps ayant précisément fait son œuvre et transformé la passion en « histoire mortelle », vouée à la déréliction. Version post-moderne d’une histoire d’amour qui se regarde disparaître, s’étioler, et ne conserve que son apparence mondaine. Au point même que le début de l’histoire, celui que nous évoquions à l’instant à propos de la scène de bal du Ravissement de Lol V. Stein, est contredit dans Le Vice-consul où Michael Richardson, devenu Michael Richard, rencontre Anne-Marie Stretter à Calcutta et non dans le bal de T. Beach. Version profondément différente donc, dont l’on pourrait dire qu’elle confirme ce statut légendaire puisqu’elle permet de superposer plusieurs récits de la même histoire, mais dont l’on ne peut que constater qu’elle éloigne le matériau fictif de la solennité que réclame l’apparat de la légende. C’est pourtant une pratique qui est en effet celle que Duras privilégie dans ses textes, comme s’il fallait, au moment même où les modalités du discours enlacent les protocoles de la légende, les dévoyer, les massacrer et en donner une image dégradée. On en prendra pour exemple l’histoire de Lol V. Stein qui, à plusieurs titres, pourrait elle aussi s’inscrire dans un canevas légendaire. L’épisode fondateur du bal de T. Beach, le ravissement de Lol face aux amants qui lui imposent d’être l’exclue du triangle amoureux, place dans laquelle elle trouve paradoxalement l’occasion de la volupté : autant d’événements qui construisent le récit fabuleux du « ravissement de Lol V. Stein », et qui pourtant reviennent à l’issue du livre sur un mode presque parodique, comme si le texte intégrait une autre version, inassimilable par la légende, de son histoire. Le narrateur propose en effet un récit burlesque de la scène

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du bal quand il accompagne Lol sur les lieux de son ravissement dix ans plus tard :

Lol regardait. Derrière elle j’essayais d’accorder de si près mon regard au sien que j’ai commencé à me souvenir, à chaque seconde davantage, de son souvenir. Je me suis souvenu d’événements contigus à ceux qui l’avaient vue, de similitudes profilantes évanouies aussitôt qu’entrevues dans la nuit noire de la salle. J’ai entendu les fox-trot d’une jeunesse sans histoire. Une blonde riait à gorge déployée. Un couple d’amants est arrivé sur elle, bolide lent, mâchoire primaire de l’amour, elle ignorait encore ce que ça signifiait. Un crépitement d’accidents secondaires, des cris de mère, se produisent. La vaste et sombre prairie de l’aurore arrive. Un calme monumental recouvre tout, engloutit tout24).

Si le matériau légendaire s’engloutit, c’est d’être broyé dans « la mâchoire primaire de l’amour », miroir déformant du ravissement aux accents mystiques que le livre a jusqu’ici mis en place. Dans cette version hallucinatoire du bal de T. Beach s’entend combien la légende, toute légende, porte sur son envers de quoi la nier, la dégrader au rang d’une « histoire de quatre sous », comme Duras se plaît à nommer l’aventure tragique de la jeune femme française d’Hiroshima mon amour. De même, si nous gardons de l’Anne-Marie Stretter d’India Song une image allégorique, « statufiée dans ses larmes » (35), qui porte en elle et incarne la douleur de Calcutta jusqu’à devenir, dit Duras, « la messagère de l’invivable »25), se profile pourtant dans son personnage l’autre Anne-Marie Stretter, celle qui dans Le Vice-consul, est soumise aux fantasmes sexuels et violents de Michael Richard et Charles Rossett :

L’image lui revient d’Anne-Marie Stretter droite sous le ventilateur — dans le ciel de ses larmes, dit le vice-consul —, puis tout à coup l’autre image. Il voudrait l’avoir fait. Quoi ? Qu’il voudrait, ah, avoir dressé sa main…Sa main se dresse, retombe, commence à caresser le visage, les lèvres, doucement d’abord puis de plus en plus sèchement, puis de plus en plus fort, les dents sont offertes dans un rire disgracieux, pénible, le

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Marguerite Duras : S’inscrire dans la légende

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visage se met le plus possible à la portée de la main, il se met à sa disposition entière, elle se laisse faire, il crie en frappant : qu’elle ne pleure plus jamais, jamais, plus jamais ; on dirait qu’elle commence à perdre la mémoire, personne ne pleure plus, dit-elle, rien n’est plus à comprendre, la main bat, chaque fois plus ponctuelle, elle est en train d’atteindre une vitesse et une précision machinales, la perfection bientôt. Anne-Marie Stretter a une beauté sombre tout à coup, lisse, elle accepte la déchirure de son ciel, la mobilité de sa tête est merveilleuse, elle se meut autour du cou à volonté, huilée, rouage incomparable, elle devient, pour la main de Charles Rossett, organique, instrumentale.Michael Richard les regardait26).

Ainsi le personnage se double-t-il de son autre, d’une face plus sombre qui vient hanter la face lumineuse par laquelle il s’inscrit au ciel de la légende et l’oblige à accepter « la déchirure de son ciel ». Et tel un palimpseste, le texte nous offre ces deux images étrangement superposées.

Il nous faut alors comprendre, pour conclure, que le discours de la légende relève chez Duras de ce que Laurent Jenny nomme une parole « taciturne », qui résonne d’un non-dit que pourtant le texte laisse discrètement se formuler :

L’intimité essentielle de la parole avec le « silence » plaide pour la positivité d’une expression sinon silencieuse, au moins taciturne. Car il n’est pas de parole qui ne soit tressée avec un silence dont, tout à la fois, elle procède et qu’elle étend après elle. Toute profération vibre de la matité d’un non-dit qui est aussi sa ressource rythmique. C’est de la forme particulière de ce non-dit, de sa vibration spécifique aux franges de l’énoncé, que repartira chaque fois le projet du dire27).

Et parce que le texte légendaire se donne à lire dans cette profondeur fuyante, il avance avec son ombre et relance à chaque fois, à chaque texte, le désir d’être réécrit afin qu’une nouvelle chance lui soit donnée de révéler ce qu’il n’a pas encore dit, au risque de s’y abîmer. Voix taciturne qui de ce fait ne cessera de résonner.

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Notes 1) Marguerite Duras, Michèle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras,

Minuit, 1977, p. 13. 2) Véra Baxter ou les plages de l’Atlantique, Albatros, 1980, p. 106. 3) Ibid, p. 54. 4) Ibid, p. 117. 5) Le Navire Night, Mercure de France, Folio, p. 41. 6) Césarée, Mercure de France, Folio, p. 83. 7) Ibid, p. 89. 8) Dialogue de Rome, Cahier de L’Herne « Duras », 2005, p. 250. 9) Ibid. 10) Roma, in Écrire, Gallimard, 1993, p. 108-109. 11) India Song, Gallimard, « L’Imaginaire », 1973. Toutes les pages des

citations issues de ce texte seront notées entre parenthèses. 12) La Passion suspendue, entretien avec Leopoldina Pallotta della Torre,

Seuil, 2013, p. 131. 13) Les Parleuses, Minuit, 1974, p. 12. 14) Quatrième de couverture. 15) Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, Folio, 1964, p. 17. 16) Ibid, p. 16. 17) Ibid, p. 20. 18) Les Parleuses, op.cit., p. 218. 19) Ibid, p. 217. 20) Le Navire Night, op.cit., p. 11. 21) M. Duras, Le Ravissement de la parole, JM Turine dir., INA, 1997. 22) Le Navire Night, op.cit., p. 27. 23) Ibid, p. 67. 24) Op.cit., p. 181. 25) La Couleur des mots, entretiens avec Dominique Noguez, Benoît Jacob,

2001. 26) Le Vice-consul, Gallimard, « L’Imaginaire », 1965, p. 203. 27) Laurent Jenny, La parole singulière, Belin, 1990, p. 164.